* A Distributed Proofreaders Canada eBook *

 

This eBook is made available at no cost and with very few restrictions. These restrictions apply only if (1) you make a change in the eBook (other than alteration for different display devices), or (2) you are making commercial use of the eBook. If either of these conditions applies, please contact a https://www.fadedpage.com administrator before proceeding. Thousands more FREE eBooks are available at https://www.fadedpage.com.

 

This work is in the Canadian public domain, but may be under copyright in some countries. If you live outside Canada, check your country's copyright laws. IF THE BOOK IS UNDER COPYRIGHT IN YOUR COUNTRY, DO NOT DOWNLOAD OR REDISTRIBUTE THIS FILE.

 

Title: Le Dimanche des Enfants-Tome 5 (Le Dimanche des Enfants #5)

Date of first publication: 1840

Editor: Janet, Louis

Author: Vaudorè, G. Symphor

Author: Foa, Eugénie

Author: De Sainte-Marguerite

Author: Bouilly

Author: De Somerville, Jules

Author: Des Essards, Gustave

Author: De Toureil, L.

Author: Fouinet, Ernest

Author: De Gurgy, H. Burat

Author: D***, H.

Author: De Savignac, Alida

Author: Nyon, Eugene

Author: De Mirbel, Léonide

Author: Guérin, Léon

Date first posted: Apr. 10, 2025

Date last updated: Apr. 10, 2025

Faded Page eBook #20250410

 

 

This eBook was produced by: Marcia Brooks, Cindy Beyer & the online Distributed Proofreaders Canada team at https://www.pgdpcanada.net

 

This file was produced from images generously made available by Internet Archive Canada.

 



LE  DIMANCHE

 

DES ENFANTS

 

Tome  Cinquième



Imprimerie de Ducessois, 35, quai des Grands-Augustins.


TABLE

DES MATIÈRES CONTENUES DANS CE VOLUME

Pages
LA SEMAINE SAINTE   1M. G. Symphor Vaudorè
LES JETS DE CUIVRE  9Madame Eugénie Foa
LE DIMANCHE DE PÂQUES    17Madame De Sainte-Marguerite
LE SOMMEIL DU VIEILLARD  19M. Bouilly
LE DÉTROIT DE MAGELLAN   28M. Jules De Somerville
FRÈRE ET SŒUR  40M. Gustave Des Essards
FRANÇOIS Ier ET CHARLES-QUINT   50Madame De Sainte-Marguerite
LES ILES FLOTTANTES 57M. L. De Toureil
TARD DONNER, C’EST REFUSER    61M. Ernest Fouinet
L’ABBÉ GAULTIER70M. H. Burat De Gurgy
UN MAUVAIS NUMÉRO   73M. Gustave Des Essards
LE PREMIER FLIBUSTIER    85M. H. D***
TRÉSORS DE LA SCIENCE    90M. L. De Toureil
QUARANTE-HUIT HEURES A CANTON 97Mme Alida De Savignac
LA PERVENCHE   123M. Eugene Nyon
LA FILLE DU PEUPLE  139Madame Eugénie Foa
LA FÊTE DE LA PENTECOTE  155Madame De Sainte-Marguerite
LE CHATEAU DE L’HERMINE  157M. Gustave Des Essards
UNE VOCATION   171Léonide De Mirbel
LA CHARRETTE A BRAS 179M. Bouilly
LA TANTE MARIOTE    190Madame Eugénie Foa
L’ARTISAN DE SA FORTUNE  201M. Léon Guérin

LE

 

DIMANCHE  DES  ENFANTS

 

JOURNAL  DES  RÉCRÉATIONS.

 

—————

LA SEMAINE SAINTE.
par M. G. SYMPHOR VAUDORÈ.

Si la morale sublime que prêchait le Sauveur ne suffisait pas pour prouver qu’il était fils de Dieu, ses miracles du moins le prouvaient hautement. Un imposteur peut séduire un peuple ignorant avec de belles paroles, mais un imposteur ne redresse pas les boiteux, ne guérit pas les paralytiques, ne rend ni la vue aux aveugles, ni l’ouïe aux sourds; il ne ressuscite pas les morts. Jésus faisait tout cela publiquement; et pourtant, loin de convaincre les Juifs, il s’attira leur haine. Les pharisiens, dont il condamnait l’hypocrisie, les docteurs de la loi dont il flétris sait l’orgueil, se réunirent contre lui et jurèrent de le perdre. Le jour marqué pour ce grand crime approchait; Jésus le savait, et il acceptait d’avance les tortures de sa redoutable épreuve, puisqu’elle était nécessaire au salut du monde. Sur le point de quitter ses apôtres, il se montrait envers eux plus affectueux et plus tendre. «Mes petits enfants, leur disait-il, encore un peu de temps et vous ne me verrez plus; encore un peu de temps et vous me verrez, parce que je vais à mon père... Je vous laisse la paix, je vous donne ma paix; je ne vous la donne pas comme le monde la donne; que votre cœur ne se trouble point, et qu’il ne craigne point...» C’est ainsi qu’il raffermissait leur courage, la veille de sa mort, à ce dernier repas du soir où il institua l’adorable sacrement de nos autels. Mais, hélas! tous n’étaient pas dignes de l’entendre, et tandis que Jean, le disciple bien aimé, reposait doucement la tête sur son sein, Judas, apôtre sacrilège, allait livrer aux Juifs son maître et son Dieu.

L’agonie.

Aux approches de la Passion, la grande âme du Sauveur se sentit troublée. Dès que le repas fut fini, Jésus passa le Cédron, et prenant avec lui Pierre, Jacques et Jean, il entra dans un enclos solitaire planté d’oliviers, et qu’on appelait à cause de cela le jardin des Olives. Il y fut pénétré d’une douleur amère, et il dit: «Mon âme est triste jusqu’à la mort... Mes bien-aimés, veillez et priez ici, afin de ne point succomber à la tentation.» Puis il s’éloigna de quelques pas, et tombant à genoux, la face prosternée contre terre, son agonie commença.

O mes enfants! qu’elle dut être terrible, cette agonie prématurée! Ce n’était pas un homme qui prévoit vaguement un malheur, c’était un Dieu, contemplant à la fois le présent et l’avenir, et les connaissant tous deux. Du haut de la colline isolée, Jésus voyait la longue suite de ses prochaines douleurs. Ses disciples en fuite, son visage indignement souillé, sa robe jetée au sort, sa chair déchirée sous le fouet des bourreaux, tout ce supplice affreux lui apparaissait à cet instant suprême. Les terreurs de l’homme luttaient contre l’amour du Dieu, et le combat fut tel, qu’une sueur de sang inondant son visage se répandit jusqu’à terre. «Mon Père! s’écria-t-il, que ce calice, s’il est possible, s’éloigne de moi;... mais, que votre volonté soit faite...» Et l’on aperçut une vive lumière, le ciel s’entr’ouvrit, et un ange de paix descendit pour le fortifier. Quand il eut accepté le calice, Jésus s’approcha de ses apôtres, et les trouva dormant: «Ainsi, leur dit-il, vous n’avez pu veiller une heure avec moi? dormez, maintenant, et reposez-vous; le Fils de l’homme va être livré entre les mains des pécheurs.»

Il parlait encore, quand tout à coup la solitude du jardin est troublée: des torches brillent, des gens armés s’avancent; Judas, qui les précède, s’approche du Sauveur, et lui donnant un baiser: «Maître, dit-il, je vous salue!...

—Vous ici, Judas!... quoi! mon ami, vous trahissez le Fils de l’homme par un baiser?...» Puis se tournant vers les soldats qui, dociles au signal convenu, s’avancent pour le saisir: «Qui cher-chez-vous?—Jésus de Nazareth!—C’est moi!»

A ce mot, une terreur invincible les arrête, les prosterne. Ils tombent comme frappés de vertige: «Qui cherchez-vous?—Jésus de Nazareth!—C’est moi, vous dis-je. Si donc c’est moi que vous cherchez, laissez aller mes amis.»

Alors, les apôtres s’enfuient; les soldats saisissent Jésus, le chargent de chaînes, et le traînent chez le grand prêtre. Pierre seul essaie de le défendre. Courage stérile, qui doit s’évanouir avant que le chant du coq ait annoncé l’aurore.

Le jugement.

Jésus avait, dans la personne du grand prêtre, un ennemi furieux, et non un juge. Sachant qu’il était inutile de répondre aux questions captieuses qu’on lui adressait: «J’ai parlé publiquement à tout le monde, dit-il; j’ai toujours enseigné dans la synagogue et dans le temple, où les juifs s’assemblent, et je n’ai rien dit en secret. Pourquoi m’interrogez-vous?—Est-ce ainsi qu’on répond au grand prêtre? fit un soldat en le frappant violemment au visage.—Si j’ai mal parlé, montrez-le-moi; si j’ai bien parlé, pourquoi me frappez-vous?»

Un faux témoin se leva. «Cet homme a dit: Je puis détruire le temple de Dieu et le rebâtir en trois jours.—Vous ne répondez rien à ce qu’on témoigne contre vous? demanda le prince des prêtres. Au nom du Dieu vivant, êtes-vous le Christ.—Vous l’avez dit. Je vous déclare qu’un jour vous verrez le Fils de l’homme assis à la droite de la Majesté divine, et venant sur les nuées du ciel—Il a blasphémé! qu’avons-nous besoin d’autres témoignages?—Il a mérité la mort!» s’écrièrent les scribes et les docteurs; dès lors, ce fut à qui l’accablerait d’outrages. Injures, railleries sanglantes, soufflets, pas un opprobre ne lui manqua.

Pendant ce temps, Pierre qui l’avait suivi de loin, se chauffait avec les gens du grand prêtre et les soldats, à un feu allumé dans la cour: «N’êtes-vous pas aussi de ses disciples? lui dit l’un d’eux.—Vous vous trompez; je ne le connais pas.—Mais, répliqua un second, je vous ai vu avec lui au jardin des Olives?—Je vous dis que je ne le connais nullement!—Certes, cet homme est galiléen, ajouta une servante.—Je vous jure que je ne suis point de la Galilée!» Et aussitôt le coq chanta, et se souvenant de cette parole du maître: «Avant que le coq ait chanté, vous me renierez trois fois,» Pierre sortit et pleura sa faute.

Cependant, les Juifs se trouvaient sous la domination des Romains, qui ne leur laissant qu’un simulacre de puissance, s’étaient réservé le droit de vie et de mort. Ils ne pouvaient donc assouvir complètement leur vengeance sans un jugement du gouverneur. On conduisit Jésus devant Pilate; celui-ci, apprenant qu’il était galiléen, le renvoya à Hérode, tétrarque de Galilée, qui se trouvait à Jérusalem.

Quand Hérode sut qu’on lui amenait ce Jésus qui faisait tant de prodiges, il fut transporté de joie, car il croyait que c’était un magicien, et que, pour se sauver, il allait opérer des miracles devant lui. Mais, à ses questions, Jésus ne répondit rien. «C’est un insensé,» dit le roi, et il le renvoya à Pilate, revêtu d’une robe blanche, marque honteuse de stupidité et de folie.

Pilate convoqua les princes des prêtres, les docteurs de la loi, les sénateurs et le peuple. Il interrogea ensuite Jésus en leur présence, et le trouvant innocent, malgré les calomnies dont il était l’objet, il voulait le délivrer. «Vous m’avez présenté cet homme, dit-il, comme soulevant le peuple, et pourtant je ne le trouve coupable d’aucun des crimes dont vous l’accusez. Hérode est aussi de mon avis, car il ne l’a pas condamné. Je le renverrai donc après l’avoir fait battre de verges.»

Cette sentence absurde et cruelle ne satisfaisait pas les pharisiens; ils demandaient une condamnation à mort, et voulaient l’obtenir à tout prix. Leur plan était arrêté d’avance; la résistance de Pilate était prévue; on insiste, on réclame: «Si cet homme n’était pas un malfaiteur, est-ce que nous vous l’aurions livré?»

Que fera le timide gouverneur? bravera-t-il la colère des Juifs en sauvant l’innocent? le condamnera-t-il pour les apaiser?... Bientôt il se souvient que, chaque année, à la fête de Pâques, on a coutume de grâcier un prisonnier. Or, il y avait dans la prison un brigand infâme, redouté du peuple; cela lui suffit; il sort du prétoire, et élevant la voix: «Juifs, c’est aujourd’hui que je dois vous délivrer un prisonnier. Lequel voulez-vous que je délivre de Barabbas ou de Jésus, qu’on appelle Christ?—Délivrez-nous Barabbas! s’écrie la foule.—Mais que ferai-je de Jésus?—Il a mérité la mort!»

Les calculs de Pilate ainsi déjoués, un dernier moyen lui apparaît: moyen ignoble autant qu’injuste, et qui ne devait avoir d’autres résultats que d’exposer l’innocent à de nouvelles tortures. Par ordre du gouverneur, les soldats dépouillent Jésus de ses vêtements, l’attachent à un poteau élevé dans la cour intérieure du prétoire, le battent de verges jusqu’à ce que le sang coule, le revêtent d’une robe rouge, lui ceignent le front d’une couronne d’épines, lui mettent à la main, pour sceptre, un roseau, signe dérisoire de la royauté, et le reconduisent à Pilate, qui, sortant de nouveau, le présente au peuple, en disant:

«Voilà l’homme!—Mort! mort! hurla la foule ameutée.—Mais il n’est point coupable!... Quel crime a-t-il commis?—Mort! mort!... Il s’est dit le fils de Dieu!... Qu’il soit crucifié!—Que je crucifie votre roi?—Nous n’avons d’autre roi que César. Si vous délivrez cet homme, vous n’êtes point ami de César; car quiconque se dit roi, se déclare contre César!»

Pilate ne balança plus: ce juge inique craignait d’être dénoncé à l’empereur. Voyant qu’il n’obtenait rien, et que le tumulte croissait de plus en plus, il fit apporter de l’eau, et se lavant les mains devant les Juifs, il dit à haute voix: «Je suis innocent du sang de ce juste. Pour vous, crucifiez-le, si bon vous semble!—Que son sang retombe sur nous et sur nos enfants!» répéta le peuple en délire. Épouvantable souhait qui s’est trop bien réalisé!

La mort.

Il y avait aux environs de Bethléem une montagne appelée Golgotha, où l’on exécutait les sentences de mort. Sur le chemin de la montagne se pressait un peuple immense; hommes, femmes, enfants, vieillards, accouraient à l’envi; et si un voyageur errant sur les collines apercevait de loin cette foule, il pensait peut-être en lui-même: voici Jésus de Nazareth qui sort de la Ville Sainte pour un miracle nouveau, car lui seul attire ainsi les multitudes.

Oui, mes enfants; c’était bien Jésus de Nazareth, allant accomplir le dernier et le plus grand de ses miracles, un miracle qui devait lui coûter la vie, et nous la donner à nous-mêmes. Il gravissait lentement la montagne, portant sa croix comme autrefois Isaac avait porté au désert le bois du sacrifice. La couronne d’épines ceignait encore son front sanglant; son visage était couvert d’une sueur mortelle; ses genoux chancelants tremblaient, et ses pieds déchirés rougissaient le chemin. Il tomba plus d’une fois sous le fardeau; mais un soldat romain le frappait du bout de sa lance; il fallait se relever pour retomber encore, et toujours ainsi jusqu’au sommet du Calvaire, tandis que les Juifs impitoyables poussaient des cris de joie à chaque souffrance nouvelle. Néanmoins tous ne partageaient pas ce plaisir barbare. Les malades qu’il avait guéris, les mères auxquelles il avait rendu des enfants, les jeunes filles de Jérusalem, le suivaient en versant des larmes. Jésus les vit, et, songeant aux fléaux qui devaient bientôt affliger la ville coupable, son cœur s’émut de pitié à cause de ces innocentes créatures destinées à subir les mêmes horreurs. Il s’arrêta donc un peu, et leur dit: «Filles de Jérusalem, ne pleurez point sur moi; mais pleurez sur vous-mêmes et sur vos fils; car il viendra des jours où l’on s’écriera: Heureuses les femmes stériles! et où l’on dira aux montagnes: Montagnes, tombez sur nous! et aux collines: Collines, couvrez-nous!» Il voulait parler du siége de Jérusalem.

Enfin on arriva au lieu du supplice. On enleva à Jésus sa tunique et son manteau; et les soldats, après l’avoir attaché sur la croix, les tirèrent au sort. Tout était prêt; on n’attendait plus que l’ordre du centurion, et déjà la foule impatiente murmurait, lorsqu’on vit venir par un autre chemin deux condamnés dont la mort était depuis longtemps désirée. Ils furent accueillis avec de bruyantes acclamations. Quand ils furent crucifiés, le centurion donna le signal, et les trois croix s’élevèrent ensemble dans les airs, portant les corps expirants des victimes. «Ainsi Jésus ne fut pas distingué des assassins; et l’on confondit dans une égale colère ceux qui avaient ôté la vie, et celui qui l’avait rendue!...»

A cette vue, le peuple redoubla ses cris; les vallées s’en émurent, et les échos de Josaphat les répétèrent. Ce n’était plus la voix d’une multitude irritée ou joyeuse. C’était une clameur immense et sourde à travers laquelle perçaient des sarcasmes isolés. Tantôt un Pharisien astucieux s’écriait: «Sauveur des hommes, sauve-toi toi-même.—Je croirai que tu es fils de Dieu quand je t’aurai vu descendre de la croix, ajoutait un scribe.—Toi qui détruis le temple et le rebâtis en trois jours, tu ne peux seulement te délivrer? disait un docteur de la loi.» Tous s’efforçaient de lui rendre la dernière heure plus terrible.

Au milieu de cette tempête déchaînée par la haine, trois femmes, à genoux au pied de la croix, contemplaient avec une amertume infinie le corps de Jésus qui s’affaissait. Marie sa mère, Marie, femme de Cléophas, et Marie Madeleine l’avaient suivi sur la montagne, et un seul de ses disciples était là pour recevoir ses paroles. La mort s’approchait à grands pas. Une terreur secrète comprimait la foule, et l’on sentait qu’un mystère inouï était près de s’accomplir. Pas un souffle de vent n’agitait les rameaux pendants des palmiers. Pas un oiseau ne traversait l’air pesant et lourd. Les collines prenaient une teinte sinistre. Le soleil pâlissait; l’obscurité devenait à chaque instant plus complète. Et toujours la clameur du peuple continuait, sombre, lugubre, comme le bruit du Cédron qu’on entendait de l’autre côté de la ville. Parmi ce fracas continu de la nature et des hommes, on distinguait de temps à autre la voix pure de Jésus: «Mon père, pardonnez-leur; ils ne savent ce qu’ils font!...» Un des voleurs s’agita sur sa croix: «Si Dieu est ton père, qu’il te délivre, et qu’il nous délivre avec toi.—Ne crains-tu pas Dieu, parce que tu es condamné au même supplice?» reprit l’autre voleur indigné de ce blasphème. Et se tournant vers le Sauveur: «Seigneur, souvenez-vous de moi quand vous serez en votre royaume...—En vérité, tu seras aujourd’hui dans mon paradis,» répondit Jésus.

Puis, apercevant Marie sa mère, et Jean, son bien-aimé, qui pleuraient et le regardaient mourir, il les unit en son ineffable pensée. «Femme, dit-il, voici votre fils!...Mon fils, voilà votre mère!...» Dès ce moment auguste, Marie reporta sur les hommes toute sa tendresse. Elle nous aime presque comme elle avait aimé son fils, et grâce à la parole du Sauveur expirant, il n’y eut plus d’orphelins sur la terre.

Quelques instants après, succombant sous le poids de la solitude et de la douleur, Jésus leva les yeux au ciel: «Mon père! mon père! pourquoi m’avez-vous abandonné?»

Enfin, son corps s’épuisa, les pâleurs de la mort le couvrirent, et il murmura d’une voix faible: «J’ai soif.» Aussitôt un soldat mit une éponge au bout d’un bâton d’hysope, la trempa dans un breuvage composé de fiel et de vinaigre, et l’approcha de ses lèvres. Jésus prit encore cette amère liqueur, comme s’il n’eût voulu refuser aucune souffrance; mais celle-ci fut la dernière.

«Mon père, je remets mon âme entre vos mains!...» Et poussant un grand cri: «Tout est consommé!» Puis il baissa la tête et rendit l’esprit...

Le tombeau.

Et voilà que le voile du temple fut déchiré par le milieu; la terre trembla, les pierres se fendirent. Un sourd gémissement fut entendu dans la vallée des morts, et des fantômes, sortant de leurs sépulcres, effrayèrent les vivants. Des voix étranges troublèrent le silence des lieux saints, et l’on eût dit la voix des prophètes, répétant contre Jérusalem leurs malédictions. Un remords confus rongeait déjà toutes les consciences, et ceux qui étaient venus maudissant, s’en retournaient en se frappant la poitrine.

«C’était vraiment le fils de Dieu,» s’écria le centurion. Inutile témoignage dont le Juste n’avait plus besoin.

Quand le soir fut venu, les Juifs envoyèrent des soldats détacher les corps des suppliciés; car ils ne voulaient point qu’ils restassent exposés, le jour du sabbat. Les deux voleurs vivaient encore, et on leur brisa les membres afin de les achever; un soldat, s’approchant de Jésus, lui perça le sein d’un coup de lance: il en sortit du sang et de l’eau; et ce sang, répandu sur la terre, devint la source de notre régénération.

Cependant un sénateur, nommé Joseph, disciple secret du Sauveur, alla trouver Pilate, et lui demanda le corps de son maître, pour l’ensevelir; et Pilate ayant ordonné de le lui délivrer, il le mit dans un sépulcre de famille qui n’avait pas servi. Les pharisiens et les prêtres se rendirent de leur côté auprès du gouverneur. «Seigneur, nous nous sommes souvenus que ce séducteur a dit: Après trois jours, je ressusciterai. Ordonnez donc que le sépulcre soit gardé jusqu’au troisième jour, de peur que les disciples ne l’enlèvent, et ne disent ensuite au peuple: il est ressuscité.—N’avez-vous pas des soldats? répondit Pilate: faites-le garder comme vous l’entendrez.»

Ils placèrent des gardes autour du tombeau; ils roulèrent une pierre énorme à l’entrée, et y apposèrent un sceau, afin qu’on ne pût y pénétrer à leur insu. Précautions stériles! Jésus, en mourant, avait vaincu la mort. Le troisième jour, la tombe était vide, et le Sauveur se retrouvant parmi ses disciples, les consolait de sa parole accoutumée: «La paix est avec vous!...»

Ainsi s’accomplit, mes chers enfants, le plus grand événement qu’ait vu le monde. Quarante ans après, selon la prophétie, Jérusalem fut détruite, ses murailles renversées, et de ce beau temple, que les nations admiraient, il ne resta pas pierre sur pierre. Judas se pendit de désespoir, même avant la mort de son maître. Hérode, accusé d’avoir excité des troubles dans la Judée, fut relégué en Espagne, où il périt misérablement. Pilate, exilé à Vienne en Dauphiné par l’empereur Tibère, s’y suicida.

Les Juifs, subissant, depuis dix-huit siècles, la malédiction divine, errent parmi nous fugitifs et sans patrie. Depuis dix-huit siècles aussi l’Église universelle honore, par une semaine de prières, la Passion du Crucifié; et la croix du Golgotha, dominant toutes les hauteurs, brille à jamais adorée des hommes, sous la garde de Dieu.


Les jets de Cuivre.

a gentleman reasoning with a young man in apron who has boy hunging him
Louis Lassalle del et lith.Lith. de Cattier
 
Reste, dit-il, c’est à moi d’aller prendre la place de François, c’est moi qui suis coupable.

Paris LOUIS JANET Editeur du DIMANCHE des Enfants.


LES JETS DE CUIVRE.
PAR MADAME EUGÉNIE FOA.

La poche de la redingote.

Le 17 décembre 1840, au moment où les ouvriers de la fabrique de M. Serdon, fondeur en cuivre, quittaient la veste de travail pour endosser leurs redingotes (la journée étant finie), M. Serdon, arrêta d’un geste impérieux les apprêts du départ. «Un moment!» cria-t-il; sa voix était émue; on lisait sur son front plus qu’une contrariété: «Un moment! reprit-il une seconde fois; une accusation infâme pèse sur l’un de vous; je commence par déclarer que je n’en crois pas un mot, que je crois celui qu’on accuse incapable d’un trait pareil, que je répondrais de lui corps pour corps; mais enfin il y a dans mes ateliers, parmi vous, mes enfants, ou un délateur ou un voleur, et il faut que l’un des deux soit démasqué à l’instant même.»

A cette brusque apostrophe, tous les ouvriers se regardèrent les uns les autres, avec cet étonnement qui tient à la fois et de la surprise et de la curiosité; puis, et presque malgré eux, ils répétèrent: «Un voleur!... un délateur!...

—L’un ou l’autre va être confondu dans l’instant, répliqua M. Serdon. François! on t’accuse d’avoir volé des jets de cuivre, et de les tenir cachés, en ce moment, dans la poche de ta redingote; il est facile de te justifier, mon ami, fais-le.»

A cette étrange interpellation, François s’arrêta comme quelqu’un frappé à l’improviste. C’était le plus ancien des ouvriers de la fabrique de M. Serdon, âgé d’une quarantaine d’années environ, grand et fort; on vit soudain cet homme tressaillir sous une accusation aussi capitale. Il regarda à deux fois son maître comme pour s’assurer que c’était bien à lui que s’adressaient ces paroles; et lorsque les regards de celui-ci, et ceux de tous ses camarades, fixés sur lui ne lui eurent laissé aucun doute, il pâlit, balbutia, et frappant sa poitrine, il laissa enfin échapper de ses lèvres tremblantes: «Moi!... moi!... c’est moi qu’on accuse!

—Oui, François, dit M. Serdon du ton de l’amitié la plus familière, oui, mon ami, c’est toi qu’on accuse, toi, mon plus ancien ouvrier, mon plus fidèle ouvrier, mais ne te trouble pas; je te demande de te laisser fouiller.

—Que ça!... me laisser fouiller! reprit François avec une ironie amère... et c’est à moi, moi François, qu’on fait pareil affront... Ah! M. Serdon, M. Serdon, vingt ans de service et de probité auraient dû me mettre à l’abri d’un tel soupçon!

—Mais qui te soupçonne? personne, répondit le fondeur. Eh! mon Dieu! si j’avais la moindre crainte, si je doutais un instant de toi, je t’aurais prié de passer dans mon cabinet; et là, tête à tête avec toi, je t’aurais dit: Avoue ta faute, François, moi seul et Dieu la sauront, et va te faire pendre ailleurs. Au lieu de cela, je te traite comme je me traiterais si j’étais ouvrier, et que l’on m’accusât; je me fouillerais, je prouverais mon innocence, puis je ne dis pas ce que je ferais ensuite à mon accusateur.

—Et quel est-il, mon accusateur? demanda François d’une voix terrible.—Moi! répliqua un jeune homme en sortant du groupe d’ouvriers et s’avançant vers François, moi! j’affirme t’avoir vu cacher des jets de cuivre dans une poche de ta redingote..—Jacques!... mon frère!... s’écria une voix d’enfant dans la foule.»

La voix de François couvrit celle du jeune ouvrier et de l’enfant. «Toi, misérable! dit-il, tu te venges du soufflet que je t’ai donné hier; tu étais trop lâche pour m’en demander raison.»

Jacques sourit d’une façon singulière, et croisant ses bras sur sa poitrine, il dit simplement: «Prouve que j’ai tort, retourne les poches de ta redingote.—Fais-le, François, dit M. Serdon.—Fais-le, François, crient toutes les voix, hors une, celle de l’enfant.—Mais c’est une infamie, balbutia François hors de lui; c’est une infamie; je ne me soumettrai jamais à pareille humiliation; vingt ans de service et de fidélité auraient dû me l’épargner!»

Et le malheureux s’essuyait le visage, sur lequel, malgré le froid qu’il faisait, ruisselaient de grosses gouttes de sueur.

Hélas! mes enfants, la rougeur est trompeuse, je ne sais si vous l’avez remarqué: mais on rougit aussi bien d’un soupçon qu’on lit dans la pensée de son voisin, que d’une faute réellement commise: la rougeur de la honte ressemble à celle de l’indignation.

Incapable de distinguer l’un de l’autre, les camarades de François commençaient à s’étonner de la résistance de leur ancien ami; ils le regardaient et se regardaient ensuite; quant à M. Serdon, il ne savait plus que penser. François était dans sa fonderie depuis vingt ans, et Jacques depuis six seulement; mais, bien que ce dernier n’eût encore que dix-huit ans, sa probité était presque aussi reconnue que celle de François; ce dernier soutenait, du produit de son travail, sa femme, la mère de sa femme et quatre enfants, dont le plus âgé avait six ans à peine. Jacques avait lui aussi à sa charge sa mère, son père, ancien militaire infirme et aveugle, trois sœurs; de plus, il payait l’apprentissage de son jeune frère Paul, celui-là même dont la voix touchante s’était élevée pour empêcher son frère de réitérer son accusation. Redoutant également de trouver un coupable, soit d’un côté, soit de l’autre, M. Serdon allait céder à cette ingénieuse crainte d’un cœur généreux, et laisser François se retirer sans pousser plus loin ses investigations, lorsque Jacques, devinant sa pensée, s’élança vers François, et, avant que celui-ci eût pu se rendre compte de son projet, il souleva d’un mouvement brusque le pan de la redingote de l’ouvrier, et, l’agitant avec force, il en fit sonner les jets de cuivre qui s’entrechoquèrent entre eux.

A cet acte inattendu, à ce son cuivré, qui résonnait dans sa poche et portait contre lui une si poignante et si irrécusable accusation, François poussa un cri indicible et tomba sans connaissance dans les bras de ceux qui l’entouraient.

Justement indigné, et autant peut-être aussi pour donner un exemple à tous les gens de sa fonderie, M. Serdon ordonna d’aller chercher le commissaire de police du quartier.

«Mon frère! dit le petit Paul s’approchant de Jacques et fixant sur les yeux de son frère un long et terne regard, pourras-tu bien répéter ton accusation devant le commissaire?

—Pourquoi pas?» reprit Jacques en affectant une grande légèreté et évitant ce regard d’enfant dans lequel un douloureux reproche se formulait d’une manière si évidente.

Le reproche vivant.

Mortifié à si juste titre de se voir ainsi trompé par un homme que, depuis vingt ans, il honorait de sa confiance, M. Serdon prit le parti de se rendre lui-même chez le commissaire; il dénonça le vol dont il venait d’être la victime. Jacques réitéra son accusation, déclarant que, caché dans l’atelier, il avait vu François choisir des jets de cuivre et les mettre dans ses poches; les autres ouvriers affirmaient qu’effectivement ces jets s’étaient trouvés dans la poche indiquée; tout coïncidait parfaitement; les preuves les plus matérielles étaient accumulées contre le malheureux François; il fut donc arrêté immédiatement et conduit en prison.

Cette scène avait duré assez longtemps pour que la mère de Jacques et de Paul se trouvât fort inquiète de ne pas voir revenir ses enfants à l’heure accoutumée; elle allait, malgré la distance qui séparait l’atelier de son logis, se rendre chez M. Serdon, lorsqu’elle reconnut le pas de son plus jeune enfant sur l’escalier.

«Où est Jacques? demanda-t-elle à Paul en se précipitant au-devant de lui.—Il me suit,» répondit Paul d’une voix si émue que sa mère le regarda et s’aperçut qu’il pleurait.

Comme elle allait lui demander ce qu’il avait, Jacques montait l’escalier suivi de deux camarades. «Tiens, le mioche pleure; il était attaché à François, à ce qu’il paraît, dit l’un d’eux.

—Qu’est-il donc arrivé à François,» demanda madame Jacques précédant les nouveaux venus dans une pièce où un souper frugal était préparé.

Pendant que la famille s’asseyait à table pour prendre part au repas du soir, l’un des deux camarades raconta le vol des jets de cuivre; mais, sur un signe de Jacques, il ne dit pas que c’était celui-ci qui avait découvert le vol. Tout le temps que parla cet homme, Paul fixait péniblement sur son frère ses grands yeux noirs et tristes. Jacques se mit à manger, la tête baissée dans son assiette, et comme se sentant mal à l’aise sous ce regard d’enfant, sévère et interrogateur. Après quelques réflexions auxquelles aucun des deux fils de madame Jacques n’avait pris part, les deux ouvriers se retirèrent, et la famille alla se coucher.

Jacques et Paul occupaient le même lit; une fois la chandelle éteinte, Paul dit à Jacques, après un petit moment de timide hésitation: «Penses-tu que tu dormiras cette nuit, frère?

—Pourquoi? répondit Jacques brusquement.

—C’est que... dit Paul, j’ai entendu les camarades dire que le vol domestique entraînait la peine infamante des travaux forcés?

—Eh bien!... dit Jacques, qu’est-ce que cela me fait à moi!

—Mon Dieu! dit Paul tout haut, prenez pitié de mon frère!» et cela dit, l’enfant se tut.

Le lendemain, à la rentrée des ouvriers dans la fonderie de M. Serdon, et au moment où le chef de l’atelier faisait l’appel des ouvriers, Paul dit bas encore à son frère: «Quand on prononcera le nom de François, cela ne te fera-t-il rien, mon frère?

—Que veux-tu que ça me fasse? reprit Jacques en essuyant la sueur que cette question semblait avoir amenée sur son front.

—C’est ton dernier mot, frère, dit Paul d’un air si délibéré, que Jacques en tressaillit.—Que vas-tu faire? Paul! répliquat-il vivement et à voix basse.—Ton devoir, sinon le mien, répondit l’enfant qui semblait avoir grandi; et il s’avança, résolu, vers M. Serdon qui entrait.—«Paul!» cria presque Jacques.»

Sans l’écouter, sans seulement tourner la tête vers lui, Paul avança toujours. «J’ai à vous parler, M. Serdon, dit-il.—En particulier? demanda celui-ci.—Devant tout le monde,» reprit Paul.

Trois coupables pour un.

«Monsieur, dit Paul élevant tout à coup la voix, j’ai à vous déclarer ici, devant tous les camarades, que François est innocent, et que seul je suis coupable!»

Cette seconde phrase arriva juste à temps pour empêcher Jacques de tomber à la renverse.—Que dis-tu? demanda le fondeur étonné.

—Veuillez m’écouter, monsieur, reprit Paul d’un air timide mais ferme; si vous avez un coupable à punir, ce coupable, c’est moi; c’est moi qui ai caché les jets de cuivre dans la poche de François; le pauvre homme avait raison de nier qu’il les eût pris, il ignorait complètement les avoir dans sa poche.

—Ce que tu fais là est bien, très-bien, mon enfant, dit le fondeur passant une main caressante sur les beaux cheveux noirs de Paul; mais ton mensonge vient trop tard, il est inutile... Pourquoi?... à quel propos aurais-tu commis une action qui conduit un camarade aux travaux forcés? serait-ce vengeance?

—Vengeance! monsieur, interrompt Paul d’une voix et d’un regard si animé que M. Serdon commença à croire que l’enfant pouvait bien ne l’être pas autant que le comportait son âge.

Ayant obtenu le silence que ce mot de vengeance avait fait naître dans l’atelier, Paul continua: «Mon frère avait commis une faute légère, François le réprima durement; mon frère lui répondit sur le même ton, et François lui donna un soufflet; mon frère songea bien à le lui rendre, mais quoi!... une batterie dans l’atelier... François était plus âgé que lui; il était aussi le plus ancien d’ici, tout le monde aurait donné tort à Jacques... qui sait? François eût peut-être exigé son renvoi et l’aurait obtenu, et mon frère est le soutien de toute sa famille... Enfin, bref, il se tut, il dévora sa honte, mais, moi, je jurai de le venger... Hélas! M. Serdon, il faut me le pardonner, je ne connais pas les lois, je croyais qu’en mettant des jets de cuivre dans la poche de François, cela ne lui attirerait qu’une réprimande devant les camarades, qu’il serait grondé et humilié à son tour, comme il avait grondé et humilié mon frère... Je ne savais pas qu’on irait chercher le commissaire de police, que ce pauvre François serait emprisonné, jugé, et condamné aux galères, comme me l’ont appris hier les camarades... je ne le savais pas, M. Serdon; sans cela, je n’aurais certes pas fait ce que j’ai fait; je vous prie de me le pardonner, de faire sortir François de prison, et surtout de ne rien dire chez nous, ma mère pleurerait, et mon père me tuerait avec son sabre, car il est l’ennemi juré du mensonge; il nous a dit vingt fois qu’il aimerait mieux voir ses enfants morts que menteurs... Pardonnez-moi donc, M. Serdon, je vous en prie, et rendez votre amitié et votre confiance à ce pauvre François qui la mérite bien, allez...»

Tout le temps que Paul avait parlé, M. Serdon avait assez attentivement examiné la contenance de cet enfant pour remarquer, au milieu de l’espèce de franchise que présentait cet aveu, la manière embarrassée, la rougeur qui couvrait son front, et le regard tantôt impérieux, tantôt plein de reproches que, malgré lui, sans s’en douter, il lançait à son frère. Puis la contenance de Jacques ne lui échappait pas non plus; il voyait ce grand et robuste jeune homme ployer peu à peu sous une pensée qui lui faisait courber la tête et trembler le corps. Prenant alors l’air sévère, il dit d’une voix qu’il s’efforçait de rendre terrible:

«Ainsi, malheureux enfant, vous vous vengiez d’un moment d’humeur en déshonorant un homme, en plongeant toute une famille dans la désolation et la misère... Votre faute ne mérite aucune indulgence; la loi punit aussi bien le délateur que le criminel. Vous allez me suivre à votre tour chez le commissaire, répéter votre déposition, et de là vous irez en prison prendre la place de François.

—Monsieur! cria l’enfant éperdu à ces paroles...» Mais, en entendant pousser un soupir derrière lui, il passa rapidement la main sur son front, et ajouta résolument: «Soit!» Et il se disposa à suivre M. Serdon qui prenait son chapeau.

Comme l’un et l’autre allaient sortir de l’atelier au milieu du silence imposé par cet aveu sur les ouvriers, Jacques s’élança d’un bond entre son frère et le fondeur:

«Reste, dit-il; c’est à moi d’aller prendre la place de François; c’est moi qui suis le vrai coupable.

—Ton amour pour moi t’emporte trop loin, mon frère,» répliqua Paul. Puis se haussant sur la pointe du pied pour atteindre l’oreille de Jacques, il poursuivit tout bas: «Songe que je ne suis bon à rien, et que tu les nourris tous.

—Tu es un noble enfant! et je suis un misérable, répondit Jacques tout haut.» Et il s’apprêtait à parler lorsque M. Serdon, ne pouvant contenir l’émotion que lui causait la conduite de Paul: conduite qu’il avait devinée depuis le premier mot de l’enfant, le prit dans ses bras, et, répétant les premières paroles de Jacques, il l’embrassa à plusieurs reprises:

«Oui, tu es un noble enfant!... J’avais tout vu; François n’est pas plus en prison que toi, que ton frère... Il est ici, dans mon cabinet... François! reprit-il en élevant la voix.»

A la vue de François, qui parut à la porte du cabinet, Jacques couvrit sa figure de ses mains. «Jacques, dit l’ancien ouvrier en s’avançant vers lui, je te pardonne en faveur de ton frère.—Et moi je te garde en faveur de Paul, dit M. Serdon.

—Et nous, en faveur aussi du mioche, nous ne te dirons jamais un mot sur tout ceci, répétèrent les ouvriers.

—Mon frère, relève ta tête, dit Paul à Jacques; personne ne t’en veut ici, regarde...»

Mais Jacques resta longtemps, m’a-t-on dit, si honteux de son action, qu’il ne lui fallut rien moins que la bienveillance de tous ses camarades et la générosité de François pour le remettre un peu bien avec lui-même.

Quant à Paul, M. Serdon, marié depuis trente ans, n’ayant pas d’enfant, vient de l’adopter pour son fils et son héritier.

LE DIMANCHE DE PÂQUES.
PAR MADAME DE SAINTE-MARGUERITE.

Voici, mes enfants, la plus grande solennité de notre sainte religion! En ce jour l’Église célèbre avec joie le mystère ineffable par lequel le Fils de Dieu fait homme, après avoir souffert la mort cruelle et humiliante de la croix, est ressuscité le troisième jour, et est entré dans la gloire. Combien les enfants de Dieu doivent se réjouir de ce mystère! Jésus-Christ est ressuscité pour nous rendre tous les biens que le péché nous avait fait perdre, et nous assurer à nous-mêmes, à la fin du monde, une résurrection glorieuse semblable à la sienne.

Pour comprendre combien a été grande la bonté de notre divin Sauveur, rappelons-nous, mes enfants, que les justes qui l’avaient précédé depuis Adam, ceux qui devaient venir jusqu’à la fin des siècles, tous ont été sauvés par le mérite de sa Passion et de sa Résurrection! Admirons donc la miséricorde infinie de Dieu envers les hommes! il a voulu nous donner son fils bien-aimé pour nous ouvrir les portes de cette éternité bienheureuse après laquelle les saints soupiraient sur cette terre d’exil; la gloire immortelle de Jésus-Christ nous est promise à nous qui sommes ses enfants; unissons-nous donc à l’Église pour célébrer cette éclatante victoire remportée sur la mort.

La Pâques des Juifs (car ce mot signifie en hébreu passage) fut établie en mémoire du Passage de la mer Rouge, et de celui de l’ange qui extermina tous les premiers nés des Égyptiens, et épargna les maisons des Israélites marquées du sang de l’agneau.

Voici comment les Juifs célébraient cette fête: dès le dixième jour du premier mois du printemps (qu’ils appelaient Nisan), ils choisissaient un agneau, et quatre jours après, sur le soir, ils l’immolaient; peu après le coucher du soleil, ils le faisaient rôtir pour le manger, la nuit, avec des pains sans levain et des laitues amères, emblèmes de l’affliction, de l’amertume et des angoisses de leur servitude passée. La loi leur prescrivait d’immoler un agneau chaque année et d’en manger la chair en commémoration du sacrifice de Jésus-Christ; et cette obligation était telle que quiconque négligeait de l’accomplir était condamné à mort: aussi les Juifs se rendaient-ils exprès, de toutes les parties de la Judée, à Jérusalem pour faire la Pâques.

Le mot Pâques signifie, dans l’Écriture, 1º la solennité qui durait sept jours, 2º le jour auquel on tuait l’agneau, le quatorzième de la lune, 3º l’agneau pascal, enfin Jésus lui-même, appelé l’agneau pascal.

Les chrétiens célèbrent, tous les ans, leur fête de Pâques en mémoire de la Résurrection de Notre-Seigneur, qui, lui-même, avait fait la pâques avec ses apôtres le même jour que les juifs, avant d’instituer le sacrement de l’Eucharistie; enfin, on a nommé cette fête Pâques, pour son rapport avec celle des juifs.

On célébrait anciennement la Pâques avec beaucoup de cérémonies, qu’on a supprimées par la suite; diverses coutumes s’observaient dans les églises d’Occident, entre autres le baiser de dilection ou de charité... A l’heure de la Résurrection du Sauveur, les fidèles s’embrassaient dans l’église en s’écriant avec des transports de joie: «Le Seigneur est ressuscité!» A quoi on répondait: «Grâce à Dieu!» Cet usage, encore observé par les Grecs, est cause de beaucoup de réconciliations.

Aujourd’hui l’Église réunit toute la majesté de ses cérémonies pour fêter avec plus de splendeur le mystère admirable de notre rédemption. Le cierge pascal, emblème de Jésus-Christ, qui est la lumière du monde, brille devant l’autel; il a été béni et allumé solennellement le Samedi-Saint à la bénédiction du feu; le diacre a mis, à divers intervalles, cinq grains d’encens dans cinq trous représentant les cinq plaies de Notre-Seigneur; cet encens sert à rappeler l’action de Joseph d’Arimathie, de Nicodème et des autres disciples qui embaumèrent le corps du Messie avec des parfums. Enfin, le cierge pascal doit brûler pendant tous les offices jusqu’à l’Ascension; ce jour-là, on le retire aussitôt après l’évangile, qui nous apprend que Jésus-Christ est monté au ciel en présence de ses disciples et de ses apôtres.


Le sommeil du vieillard.

boy kneeling in front of seated old man with woman whispering to two men standing behind old man
Lith. de Cattier
 
Il est à vos pieds, s’écrie Tomi.

Paris, Ve LOUIS JANET, Editeur du DIMANCHE des Enfants.


LE SOMMEIL DU VIEILLARD.
PAR M. BOUILLY.

Dans tous les rangs de l’ordre social, et sous quelque forme, sous quelque vêtement qu’elle paraisse, la vieillesse doit être respectée. Des cheveux blancs sont la plus belle et la plus honorable parure de l’homme: ils annoncent de grands services rendus, de longs travaux, une infatigable patience à supporter les maux de la vie, et souvent un mérite d’autant plus étendu, qu’il est basé sur l’expérience... Gardez-vous donc bien, mes jeunes lecteurs, de jamais vous moquer d’un vieillard que vous rencontrerez sur votre passage! Si vous ne le connaissez pas, vous vous exposez au repentir amer d’avoir insulté de hautes vertus; si vous le connaissez, votre insulte est plus outrageante encore.

Le récit fidèle du fait historique dont je fus en quelque sorte un des témoins, vous prouvera la vérité de ce que j’avance, et vous prémunira, j’ose l’espérer, contre ces insultes qu’à votre âge on nomme bonnement des espiègleries, et qui peuvent avoir de pénibles résultats pour les jeunes fous qui s’oublient jusqu’à mépriser la vieillesse.

Marcel Fournier, ancien militaire décoré, avait marié sa fille unique nommée Hélène, à Germain Durand, menuisier-ébéniste très-achalandé, demeurant à Paris, rue Neuve-Saint-Gille, près le boulevard. De cette heureuse union était né un fils unique appelé Tomi, dont la gentillesse et les heureuses qualités du cœur faisaient les délices de sa famille, et surtout de son grand-père Marcel, qui s’amusait à développer les facultés intellectuelles de ce charmant enfant, en lui racontant ses divers faits d’armes et ses folies de garnison. Tomi, à l’âge de douze ans, était un des plus grands espiègles du quartier, et tenait le premier rang parmi les gamins de la capitale. Toutefois il se faisait remarquer par ses succès dans ses études, et prouvait que chez lui la légèreté de la tête était tempérée par les avantages de l’esprit et la bonté du cœur.

Son père, moins indulgent pour lui que ne l’étaient sa mère et son aïeul, n’approuvait pas toutes ses escapades, et l’assujettissait à un travail assidu. Remarquant en lui de grandes dispositions pour le dessin, talent nécessaire dans la profession d’ébéniste, à laquelle il le destinait, Germain Durand le fit admettre dans une école gratuite établie rue Saint-Antoine, au coin de la rue des Vosges, conduisant à la Place Royale. Tous les jours, vers trois heures, c’est-à-dire sitôt son dîner, Germain Durand conduisait Tomi portant sous son bras un grand portefeuille, et retournait, à six heures précises, le chercher lui-même, afin qu’il ne pût participer à toutes les folies, à tous les jeux auxquels se livraient, sous les arbres de la place Royale, une grande partie des élèves de l’école. Tomi, forcé d’accompagner son père, suivait avec des yeux d’envie ses jeunes camarades, et regrettait vivement de ne pas prendre part à leurs joyeux délassements. Plus d’une fois il se plaignit au brave Marcel de la trop grande austérité de son père; mais le vieux grognard, qui, pendant trente-cinq ans, avait été soumis à la subordination militaire, répondait à son petit-fils qu’il fallait obéir à ses chefs.

Bientôt Germain Durand, qui s’était vu contraint de redoubler de travail pour satisfaire à de nombreuses commandes qui lui avaient été faites, tomba malade, et pria son beau-père Marcel d’escorter son petit-fils à l’école gratuite; ce que le vieillard exécuta, mais sans mettre dans sa mission toute la sévérité de son gendre. C’était surtout à la sortie de l’école qui toujours avait lieu vers six heures, que le vieux militaire, s’asseyant sur un des bancs de pierre établis sous les arbres de la Place Royale, fumait sa pipe, et laissait Tomi se livrer avec ses camarades à tous les plaisirs de leur âge: ce qui rappelait au vieillard ses jeunes années. Les souvenirs de l’enfance ont tant de charmes, surtout dans nos vieux jours! Tomi, profitant de l’indulgente bonté de son aïeul, s’abandonnait à toute la fougue de son imagination, et se montrait un des plus habiles dans les jeux variés qu’exécutaient les nombreux élèves. Ce n’était que vers sept heures et demie que son grand-père lui faisait reprendre son portefeuille qu’il avait déposé sur le banc de pierre, et le conduisait au foyer paternel, où le souper de famille avait lieu à huit heures précises.

Bientôt Germain Durand reprit ses forces, sa santé; et, sur le récit fidèle que lui fit son beau-père, des jeux innocents et sans danger qu’exécutaient entre eux les élèves, et surtout d’après les observations faites par ce digne vieillard qu’un semblable délassement était nécessaire à des enfants qui venaient de passer au travail trois heures consécutives, le père de Tomi consentit à ce qu’il revînt de l’école avec ses camarades, et se livrât à leurs joyeux divertissements, mais jusqu’à l’heure seulement où le souper de famille avait lieu tous les jours.

On conçoit aisément avec quelle joie et quel zèle notre jeune espiègle s’abandonnait à tous les jeux de la récréation: la balle et la bille, la corde à double tour et le cerceau, la toupie et le bilboquet, la barre réglée et le cheval-fondu, la balançoire et le cerf-volant; en un mot, tout ce qui fut inventé pour l’amusement du jeune âge, était exécuté par les élèves de l’école de dessin, parmi lesquels Tomi se faisait remarquer tantôt par son adresse et sa vivacité, tantôt par cette verve de gaîté, de folle imagination qui l’avaient fait surnommer l’intrépide: surnom qui le ravissait, et que chaque jour il ambitionnait de justifier.

Un jour, par une des plus belles, des plus longues soirées du mois de juin, à peine la cloche de l’école annonçait-elle la fin du travail, que, semblables à des oiseaux renfermés dans une volière qu’on ouvre tout à coup, les nombreux élèves s’évadent furtivement, et viennent se grouper, suivant l’usage, sous les arbres touffus qui ombragent la Place Royale. Après plusieurs exercices d’adresse et d’audace, où Tomi se faisait toujours remarquer, il aperçoit sous un épais feuillage, assis sur un banc de pierre, un inconnu, les deux mains enlacées sur la pomme de sa canne, et le menton appuyé dessus. Il s’était assoupi dans cette étrange position, et paraissait livré tout à fait au sommeil. Son costume annonçait un vieux voyageur qui se reposait d’une longue course. Une mauvaise blouse de toile grise attachée par une vieille ceinture de cuir, lui descendait au-dessous des genoux, et laissait apercevoir des guêtres de cuir et de gros souliers ferrés couverts de poussière. Une casquette rapiécée, placée sur le banc auprès d’un petit porte-manteau, laissait à découvert une épaisse chevelure grise sous laquelle on découvrait un large front orné d’épais sourcils. La figure du vieux dormeur offrait l’emblème de la malice, de la gaîté; et, sur ses lèvres couronnées de vieilles moustaches, était empreint le sourire le plus sardonique.

«Ne trouvez-vous pas, dit Tomi à ses camarades, qu’il a l’air d’un vieux farceur? Si nous pouvions lui jouer quelque tour de notre métier!... Il me vient une idée!... Oh! l’excellente idée! Il dort profondément: laissez-moi faire.» Il s’élance à son portefeuille, y prend un crayon noir; et revenant aussitôt vers l’inconnu, sur la pointe du pied, il lui écrit au haut du front en lettres très-lisibles: ganache. A ce mot, tous les élèves d’éclater de rire; mais Tomi leur fait signe de se taire, et s’éloigne avec eux sous les arbres, les regards attachés sur le vieux dormeur toujours dans la même posture, et devant lequel s’arrêtent plusieurs passants, qui remarquent, non sans rire, l’étrange inscription que le vieillard porte sur son front, et dont ils cherchent vainement à deviner les motifs: ce qui met le comble à l’hilarité des gamins qui les observent.

Enfin le vieillard se réveille, remet sur sa tête sa mauvaise casquette qui lui couvre le front, et reste encore quelque temps sur le banc de pierre, loin de se douter de l’insolente inscription qu’il porte au-dessus de ses sourcils. Tomi et ses camarades ne peuvent plus suivre de loin l’inconnu, l’heure de rentrer chez leurs parents était venue; ils se séparent donc à grand regret, et se disent: «Quel dommage de n’être pas tous présents quand il arrivera chez lui, et qu’il se découvrira le front! C’est alors que l’inscription produira tout son effet.—Je donnerais de bon cœur, ajoute Tomi, le souper qui m’attend chez mon père, quoique j’aie bien faim, pour jouir d’un pareil triomphe.»

Il se rend rue Neuve-Saint-Gille, la figure encore toute rayonnante du plaisir qu’il avait éprouvé. Ce fut au point que Marcel, son grand-père, lui dit en souriant: «Il paraît, mon gaillard, que tu t’en es donné à la récréation de la Place Royale.—Oh! oui, grand-papa; c’est bien le plus drôle de tour: je ne saurais m’empêcher d’en rire encore... Figurez-vous...» Comme il achevait ces mots, entre son père dont l’austérité lui faisait peur. Il suspendit son récit, et se contenta de dire tout bas à son grand-père: «Je vous raconterai cela, quand nous serons seuls; et vous ne pourrez vous empêcher d’en rire à votre tour.» Arrive la bonne Hélène sa mère, qui annonce que le souper est servi. Chacun prend place autour d’une petite table ronde pouvant contenir tout au plus six convives; et la conversation tombe sur le vieux sergent Francœur, habitant Montargis, qui, depuis un mois, remet de jour en jour à venir visiter son vieux camarade Marcel. «S’il ne m’eût pas sauvé la vie à la bataille de Montereau, dit celui-ci, je ne montrerais pas autant d’impatience à le revoir.—Votre impatience n’est pas plus grande que la mienne, s’écrie la bonne Hélène, puisque je lui dois mon père.—Il vous avait pourtant bien promis, ajoute Germain Durand, de procurer à votre famille le bonheur de le connaître et de le remercier.—Oh! que j’aurai du plaisir à le voir! s’écrie à son tour Tomi: j’aime les vieux braves, moi.» A peine avait-il proféré ces paroles, qu’on entend dans la boutique une voix ferme et sonore qui demande si ce n’est pas la demeure de M. Fournier, vieux soldat de l’empire. «C’est ici même, lui répond Marcel en allant se jeter dans ses bras; justement nous parlions de toi: sois le bienvenu, cher camarade! Embrassons-nous encore!» Il lui présente aussitôt son gendre et sa fille, qui lui témoignent par leur accueil caressant, tout ce que leur fait éprouver sa présence; prenant ensuite Tomi par la main, il le présente, à son tour, à son vieux camarade, en lui disant: «C’est mon petit-fils, un espiègle connu dans tout le quartier. Permets-lui de t’embrasser.—De tout mon cœur: j’aime les espiègles, moi... Eh bien! qu’as-tu donc, mon petit ami?... Tu trembles, tu pâlis: est-ce que tu aurais peur de moi, tonnerre de bombes?... Oh! je l’apprivoiserai, car je vous annonce que je viens passer quinze jours avec vous.—Tant mieux! s’écrie Marcel en lui serrant la main; nous nous rappellerons nos faits d’armes qui en valent bien d’autres, et nos folies de jeunesse; car j’en fais l’aveu, j’étais un vigoureux farceur: mon petit-fils tiendra de moi... Mais qu’est-ce qu’il a donc à te regarder de la sorte?... Allons, viens prendre place à table avec moi; et débarrasse-toi de ta canne, de ton porte-manteau.—Tomi, va les porter dans la chambre préparée, ajoute sa mère, et n’aie pas comme ça l’air effaré.» L’enfant obéit, les yeux attachés sur le vieux Francœur, toujours sa casquette sur la tête. Celui-ci, avouant qu’il n’avait rien pris depuis Fontainebleau, s’assied entre Marcel et sa fille, en se découvrant pour respirer à son aise... Comment peindre l’étonnement de ses convives, en apercevant l’inscription que couvrait la casquette? «Que diable portes-tu donc là au front, mon vieux camarade?» lui dit Marcel, ne pouvant, malgré sa surprise, réprimer un grand éclat de rire.—«Que veux-tu dire, répond le vieux brave.—Une pareille inscription jure avec vos honorables cicatrices, dit à son tour Germain Durand.—Vous, une ganache? ajoute Hélène: vous, si vert pour votre âge et si bien conservé!—Mais, encore une fois, je ne vous comprends pas.—Eh bien! regarde! lui dit Marcel en mettant devant ses yeux un petit miroir à barbe, et avoue que si nous sommes surpris, indignés, ce n’est pas sans sujet.—Tonnerre de bombes! s’écrie Francœur, en faisant du bras droit un geste menaçant. Si je tenais l’insolent, il est sûr et certain que je lui frotterais les oreilles... Francœur, une ganache! avec sept blessures sur la poitrine et trente-deux ans de service dans la vieille garde, moi, ganache!—Souffrez donc, lui dit Hélène, munie d’une fiole d’eau de Cologne et d’un linge blanc, souffrez que d’abord je fasse disparaître de votre front vénérable cette outrageante inscription, qui ne peut avoir été faite que pendant votre sommeil.—Je m’étais, en effet, assoupi quelques instants, lui répond Francœur, sous les arbres de la place Royale. Arrivé de Fontainebleau par le chemin de fer de Corbeil, il m’a fallu traverser le jardin des Plantes et le faubourg Saint-Antoine, pour gagner votre demeure; cédant à la chaleur du jour, à la fatigue du voyage, je me suis endormi nu-tête, je me le rappelle, sur un banc de pierre où j’ai reçu l’insulte qu’on m’a faite. Oh! si je pouvais en découvrir l’auteur!—Il est à vos pieds,» s’écrie Tomi, fondant en larmes et revenant se jeter aux genoux de Francœur, dont cet aveu naïf désarme la colère. «Je reconnais toute l’énormité de ma faute; mais mon repentir est plus grand encore; et ma souffrance est trop vive pour que je puisse le taire plus longtemps.—Misérable!» s’écrie Germain Durand, s’armant d’un bâton pour en frapper son fils.—«Halte-là!» s’écrie à son tour le vieux Marcel en lui retenant le bras: «Le repentir de l’enfant est trop sincère, et part trop bien du cœur, pour qu’on lui fasse éprouver le moindre châtiment.—En effet, dit son excellente mère, il eût pu laisser planer le soupçon sur un des élèves qui l’accompagnaient; mais il s’avoue seul coupable; et, sans chercher à excuser sa faute, je vous demande en grâce de l’abandonner à ses propres remords.—Jamais ils ne s’effaceront de mon souvenir, répond Tomi... J’étais loin de penser que, sous cette vilaine blouse, reposait un vieillard vénérable, un ancien brave couvert de cicatrices, le libérateur de mon grand-père...—Et de plus un chevalier d’honneur, décoré sur le champ de bataille à la tête de sa compagnie,» ajoute Francœur, en découvrant sa poitrine, et désignant le signe révéré qu’il porte sous sa blouse. Tomi se jete de nouveau aux genoux du vieux brave, qui le relève aussitôt, et le presse dans ses bras. «Allons, remettons-nous à table! reprend gaiement le père Marcel; et que tout soit oublié!» Mais, en prononçant ces paroles, il portait sur Tomi certain regard malin qui annonçait quelque secrète intention de donner au jeune coupable une forte leçon, et de venger par là son ancien camarade.

En effet, dès que le souper fut terminé et que les deux vieux grognards eurent célébré, par plusieurs toasts, le plaisir qu’ils éprouvaient à se revoir, à se raconter leurs faits d’armes, Tomi, le cœur soulagé par l’aveu qu’il avait fait de sa faute, et surtout par le pardon qu’on lui avait accordé, se retira dans sa chambre pour s’abandonner au sommeil dont il avait besoin. Ce fut alors que le père Michel, qui projetait de donner une réparation complète à son camarade, lui dit: «Tu as pardonné tout franchement à mon petit-fils son espièglerie de jeunesse; mais il lui faut une leçon aux yeux de tous les élèves de l’école, devant lesquels il a osé te surnommer Ganache. Je vais donc, lorsqu’il sera profondément endormi, prendre dans son portefeuille le même crayon noir dont il s’est servi, et je vais lui appliquer sur le front certaine inscription qui fera rire à ses dépens..... Mais pour cela vous me promettez bien de ne pas dire un mot, de ne pas faire un signe qui puisse lui donner le moindre soupçon, lorsqu’il viendra demain matin nous donner le bon jour, et déjeuner ensemble avant son départ pour la séance extraordinaire du concours général de l’école. C’est là qu’il doit porter le surnom que je prétends lui donner, et qu’il expiera par les rires et les plaisanteries de ses camarades le ridicule qu’il avait osé tracer sur le front d’un homme d’honneur.»

Francœur avoua que si la leçon était forte, il la trouverait trop juste et surtout trop plaisante pour s’y opposer. Germain Durand s’empressa d’approuver l’idée de son beau-père; il promit, ainsi que Francœur, de laisser, le lendemain matin, Tomi dans l’ignorance complète de ce qu’il porterait écrit sur le front. La bonne Hélène fit la même promesse, mais non sans exprimer la crainte d’exposer son fils aux huées de tous ses camarades: ce qui pourrait exciter entre eux des querelles qui pouvaient devenir sérieuses, Tomi n’étant pas endurant. «Est-ce qu’il a craint, lui, reprend vivement le père Marcel, d’exposer Francœur aux huées de tous les passants sur la Place Royale? Chacun son tour: rien de plus juste. J’espère donc que vous me seconderez tous les trois à donner au coupable le châtiment qu’il mérite, et dont j’espère qu’il gardera toute sa vie le souvenir.»

Dès le lendemain donc, au moment où Tomi vint embrasser son père et sa mère, ainsi qu’il en avait l’usage, il portait écrit sur son front, en lettres noires très-distinctes, ce surnom qui le peignait si bien: «Gamin.»..... Loin de se douter qu’il fût stigmatisé de la sorte, il avait sur sa riante figure l’empreinte de la satisfaction que lui avait fait éprouver le pardon de la veille; aussi Germain Durand ne fit-il paraître aucun mouvement de surprise en recevant son embrassement; quant à la bonne Hélène, elle éprouva un si grand trouble, en pressant le gamin dans ses bras, qu’elle faillit tout lui révéler; mais un signe impératif de son mari la contraignit au silence. Les deux vieux grognards, qui seuls étaient au fait de l’inscription, laissèrent facilement Tomi dans son ignorance et sa sécurité; l’enfant se couvrit de sa casquette, et après le déjeuner il se munit de son portefeuille, où son grand-père avait remis le crayon noir dont il s’était servi; et à dix heures sonnantes, l’espiègle partit pour se rendre à la séance de l’école qui avait lieu jusqu’à midi.

Il entre, regagne sa place accoutumée, et se découvre selon l’usage; mais à peine a-t-il ôté sa casquette, que tous ses voisins éclatent de rire en répétant le mot gamin. «Gamins, vous-mêmes, entendez-vous?» répond Tomi, rouge de colère et faisant plusieurs gestes menaçants. Plus il se fâche, plus les joyeuses acclamations redoublent. Enfin le chef de l’école s’avance, un miroir de poche à la main, et le présentant à Tomi, ne pouvant s’empêcher de rire, il lui révèle la cause de l’hilarité générale que produit l’inscription qu’il porte sur le front. «C’est un tour de mon grand-père, dit le gamin stigmatisé; et je suis forcé d’avouer que je l’ai bien mérité.» Il raconta alors son aventure de la veille, et refuse l’eau qu’on lui présente pour se laver le front, en disant: «Il n’y a qu’une personne au monde qui puisse effacer une pareille inscription, et je prétends la conserver pendant toute la tenue de l’école comme une juste expiation de ma faute.» A midi sonnant, il remet sa casquette sur sa tête, regagne le foyer paternel, accompagné de ceux de ses camarades qui avaient été ses complices, vient se jeter aux pieds de Francœur, et lui dit, avec cet élan de franchise qui pénètre jusqu’au fond de l’âme: «Mon grand-père a vengé son vieux camarade; il a bien fait, et je l’en remercie..... j’ai osé flétrir votre front vénérable: à vous seul appartient le pouvoir de faire disparaître du mien la flétrissure qui ne s’effacera jamais de ma mémoire.» Le vieux brave, touché jusqu’aux larmes de cette amende honorable, relève Tomi, le presse dans ses bras; en frottant son front avec ses vieilles moustaches, il en fait disparaître la salutaire inscription. Le père Marcel, se félicitant de l’avoir tracée, presse à son tour son petit-fils sur son sein palpitant; puis, s’adressant aux jeunes élèves qui l’entourent, il leur dit: «N’oubliez pas, mes amis, que, sous une blouse rapiécée, peuvent être cachées d’honorables cicatrices, une croix de la Légion d’honneur...» Il découvre celle que Francœur porte sur sa poitrine... «Et souvenez-vous bien qu’il n’est rien au monde de plus respectable que le sommeil du vieillard


Le détroit de Magellan.

Magellan with arrow in right leg and arm raised with sword while Indians with arrows and Euopeans with swords battle
Louis Lassalle del et lith.Lith. de Cattier
 
L’impétuosité de Magellan l’ayant poussé trop loin, il est tout à la fois blessé à la jambe droite et mis hors de combat.

Paris, Ve LOUIS JANET, Editeur du DIMANCHE des Enfants.


LE DÉTROIT DE MAGELLAN.
(1519-1522.)
PAR M. JULES DE SOMERVILLE.

A Christophe Colomb appartient le titre glorieux de premier navigateur autour du monde; mais, au Portugais Magellan, revient l’honneur d’avoir complété la grande œuvre de Colomb.

Issu d’une famille honorable, Magellan naquit vers la fin du quinzième siècle. De bonne heure il servit aux mers des Indes, et pendant cinq ans, comme officier dans l’escadre de l’amiral Albuquerque. Mais, un jour, il s’avisa de réclamer de son gouvernement la récompense des services qu’il croyait avoir rendus; on ne tint nul compte de sa demande; alors il quitta son pays et se rendit en Espagne. Bientôt, accompagné de Ruy Falero, astronome distingué, il soumit à Charles-Quint son projet de faire des découvertes en des mers lointaines. Instruit de cette circonstance, l’ambassadeur portugais dénonça tout aussitôt Magellan et Falero comme déserteurs et déprécia lâchement leur mérite, tout en leur faisant offrir, en secret, leur pardon et des récompenses, s’ils voulaient retourner en Portugal.

Le cardinal Ximenès était alors à la tête du ministère espagnol; la cour accueillit favorablement la proposition des deux réfugiés portugais, et commença par les nommer chevaliers de l’ordre de Saint-Jacques.

Le plan de Magellan était de réaliser la grande pensée de Christophe Colomb, en trouvant un passage ou détroit qui conduisît de la mer du Sud à la côte américaine. Les résultats d’une telle découverte, en cas de réussite, étaient d’assurer à l’Espagne le monopole des Deux-Indes. Il fut stipulé que le gouvernement concéderait, en outre du titre de lieutenants du roi, aux explorateurs, pour eux et leurs héritiers, un vingtième dans les produits de tous les lieux qu’ils découvriraient.

La petite escadre de Magellan consistait en cinq vaisseaux: la Trinité, ayant à bord Gomez, pilote expérimenté; la Sainte-Victoire, sous les ordres de Laurent Mendoza; le Saint-Antoine, commandé par Juan de Carthagène; le San-Iago, monté par Juan Serrano; enfin la Conception, sous les ordres de Gaspard de Quixida. Ces vaisseaux réunissaient deux cent trente-sept hommes, dont trente Portugais, sur l’expérience et l’habileté desquels Magellan fondait toutes ses espérances. On s’était pourvu de munitions pour deux ans.

L’embarquement eut lieu avec des démonstrations unanimes d’allégresse; car tout ce que les matelots voyaient dans ce voyage, c’était la perspective de revenir, dans leur patrie, avec leurs poches cousues d’or. Quant au but réel de l’expédition, c’était, à bord, un secret pour tout le monde.

Le 1er août 1519 on quittait Séville; et, le 27 septembre, l’escadre mit à la voile de San-Lucar, se dirigeant sur les Canaries. Après avoir mouillé à l’île de Ténériffe, doublé le cap des îles Vertes, côtoyé la côte de Guinée, puis celle d’Afrique; on passa enfin la ligne.

Dans les premiers jours de décembre, l’amiral avait atteint cette partie du Brésil, appelée de nos jours la baie de Sainte-Lucie. Il y aborda pour entamer quelques relations avec les indigènes. Quelques jours après, il jetait l’ancre à l’embouchure d’une grande rivière, qu’on suppose celle de Rio-Janeiro. Les habitants, de couleur olivâtre, se rendirent en foule au rivage; ils prenaient les cinq navires de Magellan pour autant de gros monstres marins; ils poussèrent surtout de grands cris en voyant les chaloupes s’en détacher, car ils s’imaginaient que c’étaient de petits monstres, enfants des autres. Une fois débarqués, les Espagnols se mirent à faire des échanges. Les provisions de toute espèce étaient là en telle abondance, que, pour un simple jeu de cartes, ils recevaient jusqu’à six pièces de gibier.

Côtoyant vers le sud, on découvrit bientôt deux îles; il s’y trouvait tant de veaux marins et de pingouins, qu’il eût été facile, en moins d’une heure, d’en attraper un nombre suffisant pour charger tous les vaisseaux. Le pingouin est un grand oiseau noir; son bec ressemble à celui du corbeau; il est très-gras, couvert de duvet au lieu de plumes; il ne se nourrit que de poissons.

Après avoir pénétré dans une immense rivière, qu’on croit être celle qui depuis fut appelée la Plata, et y avoir poussé des reconnaissances jusqu’à vingt-cinq lieues à l’intérieur, Magellan atteignit, en avril 1520, une grande baie qui porte aujourd’hui le nom de Saint-Julien. Ici, pour la première fois, il fit connaissance avec une race gigantesque et féroce qui poussait des rugissements assez semblables à ceux des taureaux. Les Espagnols avaient cru d’abord le pays inhabité, lorsque, au bout de quelques semaines, ils virent apparaître sur la rive une espèce de colosse qui chantait et dansait. Quelques matelots coururent aussitôt à lui; alors ce sauvage jeta de la poussière sur sa tête. Après avoir eu grand soin de faire la même simagrée, ceux-ci l’invitèrent, par signes, à se rendre à bord avec eux: ce qu’il accepta sans plus de cérémonie.

La stature de ce sauvage était telle, qu’un homme de taille moyenne n’atteignait guère au delà de sa ceinture; son corps, peint en jaune, était gros en proportion; ses cheveux étaient blancs; un bois de cerf se dessinait sur chacune de ses joues; autour de ses yeux rayonnaient de grands cercles; son vêtement était composé d’une peau d’animal ressemblant, pour la forme, à un chameau, avec les oreilles d’un mulet et la queue d’un cheval. Ce colosse était armé d’un arc énorme, et des pierres pointues servaient de tête à ses flèches. Une fois amené devant Magellan, il montra le ciel du doigt, comme pour demander si les Espagnols en étaient descendus. L’amiral lui fit un bon accueil: ce sauvage parut très-content. Mais lorsqu’il vint à jeter, par hasard, les yeux sur un miroir, il fut si épouvanté, qu’en reculant d’effroi il renversa deux hommes qui se trouvaient derrière lui.

Au reste, la manière dont on avait reçu ce singulier visiteur engagea ceux de son espèce à venir se risquer, à leur tour, à bord de l’escadre, où leur présence divertit fort les officiers. L’un de ces sauvages dévora notamment, en un seul repas, toute une corbeille de biscuits de mer, qu’il arrosa d’un grand seau d’eau avalé d’un trait. Ces insulaires portaient des sandales en peaux de bêtes: ce qui donnait à leurs pieds l’apparence de grosses pattes d’animaux. De là le nom de Patagons[1] que leur donna Magellan, du mot espagnol pata (patte). Ces Patagons menaient une vie errante, se construisaient çà et là des cabanes avec des peaux de bêtes. Leur principale nourriture était de la chair crue, et une certaine racine douce appelée capar. Étaient-ils malades? ils prenaient de l’émétique, ou se saignaient eux-mêmes en coupant la partie affectée avec un instrument tranchant.

Magellan résolut de séjourner dans la baie de Saint-Julien jusqu’au retour du printemps; car on a l’hiver dans l’hémisphère méridional alors que nous avons l’été, chez nous. Cette relâche forcée imposait naturellement la nécessité de diminuer les rations: ce qui excita un grand mécontentement parmi les équipages. Les capitaines de trois des vaisseaux conspirèrent même contre la vie de l’amiral; ils alléguaient que le roi d’Espagne n’attendait pas qu’ils fissent l’impossible; qu’ils étaient allés déjà plus loin qu’aucun autre navire: ils concluaient à ce que la flotte retournât immédiatement en Europe. Magellan persistant dans sa résolution, une révolte s’en suivit: l’amiral coupa court à tout ce bruit en faisant pendre d’abord le capitaine Mendoza, puis en abandonnant, au milieu des Patagons, Juan de Carthagène et quelques autres rebelles. Avant de quitter la station, il prit solennellement possession du pays par l’érection d’une croix.

Ce furent cinq mois bien terribles que ceux que passa Magellan dans la baie de Saint-Julien: au reste, il avait mûri là tous les moyens d’assurer le succès de son expédition. Avant de remettre à la voile, il eut toutefois le tort de violer l’hospitalité qu’il avait reçue des Patagons. Il lui prit fantaisie d’envoyer deux de ces géants en Espagne, comme objets de curiosité: il eut à cet effet recours à un stratagème assez bizarre, pour s’en rendre maître. Il commença par leur présenter une foule de menus objets dont il emplit leurs mains; après quoi il leur montra des anneaux de fer brillants et des chaînes; et, comme leurs mains se trouvaient déjà pleines, il leur proposa de les placer lui-même à leurs jambes. Ces pauvres diables s’imaginant que c’étaient des ornements, et prenant d’ailleurs plaisir à leur cliquetis, y consentirent volontiers, sans se méfier de rien. C’est ainsi qu’on les enchaîna; alors, mais en vain, s’efforcèrent-ils de se délivrer: ils en furent réduits à pousser des hurlements horribles.

Cet acte de duplicité indigna les naturels; ils se jetèrent à leur tour sur ceux des Espagnols qui se trouvaient encore au rivage, et tuèrent l’un d’eux. Magellan, furieux, envoya vingt hommes à leur poursuite, avec ordre de massacrer tout ce que l’on rencontrerait. Mais, après une battue qui n’avait pas duré moins de huit jours, les Espagnols s’en revinrent piteusement à bord sans avoir aperçu même un seul Patagon: tous s’étaient réfugiés dans l’intérieur des terres.

Le 24 août 1520, l’escadre met enfin à la voile et continue à se diriger vers le sud; bientôt un vent violent d’Est pousse sur le rivage l’un des navires commandé par Serrano, et l’on n’a que le temps de sauver l’équipage et la cargaison. Avec ses quatre derniers vaisseaux, Magellan pénètre dans une rivière à trente lieues de Saint-Julien; et, en attendant une saison meilleure, il est contraint de demeurer là jusqu’au 18 octobre.

Mais le moment de reprendre la mer est venu; on découvre un cap en côtoyant toujours au sud; c’était le jour de la fête des onze mille Vierges; on lui donne ce nom. Puis bientôt, près de ce cap, la Victoire signale un passage. Magellan a pressenti que c’était là un véritable détroit; alors il intime à deux autres vaisseaux, concurremment avec la Victoire, l’ordre d’aller le reconnaître: il attendra, quant à lui, pendant un certain nombre de jours, le résultat de leurs recherches. De ces trois vaisseaux, chargés d’éclairer ainsi la marche de l’expédition, le premier, celui de Misquitos, est chassé du détroit par le reflux: ce que voyant, l’équipage, découragé, fond sur ce capitaine, le fait prisonnier, et met incontinent à la voile pour l’Europe. Le second navire n’avait découvert qu’une grande baie hérissée de rochers et de coquillages. Quant au troisième, rien n’avait arrêté sa course pendant trois jours consécutifs. Or, d’après la profondeur des eaux, la nature des marées, la hauteur des montagnes sur l’une et l’autre côte, il rapportait la presque assurance que ce passage était un détroit ouvrant une communication entre l’Atlantique et la mer des Indes.

Tout impatient que fût Magellan de vérifier l’exactitude d’un fait si important, il attend néanmoins encore le vaisseau de Misquitos plusieurs jours au delà du terme fixé. Mais ne le voyant pas revenir, il se décide enfin à pénétrer dans ce fameux détroit, qui a toujours depuis porté son nom.

Le détroit de Magellan a environ cent dix lieues de longueur; il est très-large en certains endroits; en d’autres, il n’a guère plus d’une demi-lieue d’une rive à l’autre. Des deux côtés la terre était haute, irrégulière; on voyait, jusqu’à cinquante lieues ouest, depuis son entrée, des montagnes couvertes de neige; cependant, sur quelques points, les basses-terres, les plus rapprochées du rivage, étaient couvertes d’arbres, de verdure, et présentaient une multitude de vues pittoresques.

Six semaines après son entrée dans le détroit, la petite escadre se retrouva en pleine mer. La vue de l’Océan Pacifique ou de la grande mer du Sud causa la joie la plus vive à Magellan, car il était le premier Européen qui fût parvenu jusque-là.—Ce fait si mémorable avait lieu le 28 novembre 1520.

Magellan avait grand besoin de stationner dans ces parages pour laisser quelque repos à ses équipages; mais les naturels étaient si enclins au vol, qu’ils se rendaient en foule à bord des vaisseaux et tâchaient d’y enlever tout ce qui se trouvait à leur portée, même jusqu’à des chaloupes. L’amiral, pour se venger, mit pied à terre avec quatre-vingt-dix hommes, tua bon nombre d’habitants, mit le feu à leurs maisons, et, pour flétrir ces îles, les appela îles des Larrons.

Ces insulaires avaient le teint olivâtre; des cheveux très-noirs leur descendaient jusqu’à la ceinture; ils oignaient leur corps d’huile de cacao, barbouillaient leurs dents de noir ou de rouge. Les femmes avaient des vêtements faits d’écorce de palmier; leurs cheveux, épais et noirs, flottaient jusqu’à terre. Tandis que les hommes vaquaient au dehors, celles-ci s’occupaient à l’intérieur à faire des réseaux et des nattes: leurs lits se composaient de nattes de palmiers placées les unes sur les autres. Les armes de ces insulaires étaient des massues avec des têtes de corne. Les voiles de leurs canots consistaient en grandes feuilles de dattier cousues ensemble: leurs bateaux étaient construits de manière à pouvoir naviguer, poupe ou proue en avant.—En général, ces peuplades avaient tout le corps barbouillé de noir, de blanc, de rouge, ou de toute autre couleur.

Magellan quitta les îles des Larrons le 10 mars, et prit terre, le lendemain, dans une île déserte, à laquelle il donna le nom de Bons-Soupirs: il y trouva de l’eau, des fruits en abondance, avec un peu d’or et du corail blanc. Les habitants d’une île voisine (Zulvan) lui apportèrent, en présents, des poissons et une espèce de vin extrait du jus de coco. L’amiral les invita à se rendre à son bord. Ces insulaires portaient des bijoux à leurs oreilles et des morceaux d’or aux bras; ils avaient des poignards, des couteaux, des lances, ornés de ce métal. Leur habillement consistait en une ceinture faite avec l’écorce de certain arbre. On distinguait les chefs au morceau d’étoffe dont ils enveloppaient leur tête.

Le 28 mars, les Espagnols atteignaient une autre île, que Magellan appela Buthuan, mais qui ne figure sur aucune carte moderne. Deux de ses officiers, descendus à terre, furent introduits près du roi, dans un bâtiment assez semblable à une grange, couvert de feuilles de palmier, et si élevé sur des piliers de bois, qu’on ne pouvait y arriver qu’à l’aide d’échelles. Les naturels s’asseyaient, les jambes en croix, pour manger. En guise de chandelles, ils brûlaient la gomme d’un arbre qu’ils recueillaient dans des feuilles de palmier. Le roi portait un anneau d’or aux oreilles et trois à chaque doigt. Sa tête était couverte d’un voile; une pièce de coton, tissue d’or et de soie, pendait jusqu’à ses genoux. Il était armé d’un poignard dont la garde était en or et le fourreau, en bois élégamment sculpté.

En quittant Buthuan, les pilotes du roi conduisirent les Espagnols tour à tour à Messana, puis à Zébu, éloigné de soixante-dix lieues environ. En entrant dans le port, Magellan fit faire une décharge de mousqueterie qui effraya si fort les habitants, qu’il fallut toutes les protestations du roi de Messana, quant aux intentions pacifiques des Espagnols, pour que celui de Zébu en vînt à faire des ouvertures d’amitié à Magellan.

L’amiral alla donc trouver ce roi sur le rivage; celui-ci était assis sur une belle natte en feuilles de dattier; il portait un voile sur la tête, une chaîne d’or au cou, des boucles aux oreilles. Devant lui se trouvaient rangés quantité de vases de porcelaine: les uns remplis d’œufs, les autres de vins de dattes. Le roi, pour divertir les Espagnols, fit danser et chanter ses propres filles. Ces insulaires connaissaient l’usage des poids et mesures. Leurs maisons étaient en bois, bâties à quelque hauteur de terre; l’on y montait par des marches.

Magellan persuada au roi de Zébu et à ses principaux sujets d’embrasser la foi chrétienne; leur baptême se fit avec beaucoup de solennité. La reine et quarante dames furent baptisées en un seul jour, ainsi que cinq cents personnes d’un rang inférieur. Bref, en l’espace de huit jours, tous les naturels avaient suivi cet exemple, à l’exception des habitants d’un seul village que les Espagnols eurent la barbarie de brûler. Ils érigèrent une croix sur ses ruines, comme en plusieurs autres endroits, et détruisirent toutes les idoles de l’île. Le commerce des Espagnols avec ce peuple était fort avantageux; ils recevaient dix pesos ou piastres d’or pour quatorze livres de fer, et des vivres à profusion pour des jouets de la plus mince valeur.

De Zébu, Magellan fit voile vers Mathan. Les habitants de cette île offraient des cochons en sacrifice au soleil; deux vieilles femmes faisaient l’office de prêtresses, chantant, dansant autour de l’animal et jouant d’une espèce de trompette faite de roseaux. Après quelques prières adressées au soleil, l’une des prêtresses tua le cochon d’un coup de lance et lui introduisit dans le grouin une lampe allumée qui continua de brûler pendant la cérémonie.—A Mathan, les cérémonies funéraires étaient non moins étranges; toutes les femmes, les plus considérables de l’île, habillées en coton blanc, demeuraient assises autour du cadavre d’un chef, et cela pendant cinq jours consécutifs. Le sixième, on coupait les cheveux du défunt; après quoi la veuve se mettait à chanter une chanson joyeuse.

L’île de Mathan était gouvernée par deux souverains; l’un d’eux refusa de payer tribut au roi d’Espagne, prétendant ne devoir aucune obéissance à des étrangers dont il n’avait jamais entendu parler. Magellan se décida à le mettre lui-même à la raison par la force des armes, sans vouloir accepter le secours du roi de Zébu.

Accompagné de soixante des siens seulement, tous revêtus de cottes de mailles et de casques, l’amiral s’avance donc imprudemment dans l’intérieur de l’île. Mais là, il est soudain attaqué de tous côtés par trois corps d’insulaires, au nombre de plus de six mille, qui avaient pour armes des flèches, des dards et des javelots. L’issue de cette horrible lutte demeure quelque temps incertaine; mais l’impétuosité de Magellan l’ayant poussé trop loin, il est tout à la fois blessé au bras droit et mis hors de combat, atteint à la jambe d’une flèche empoisonnée, et des pierres abattent son casque. L’infortuné est terrassé; et presque aussitôt un javelot le perce de part en part, et une lance lui traverse la tête.—Et voilà quelle fut la fin déplorable de Magellan!

En vain les Espagnols offrirent-ils de racheter le corps de leur malheureux amiral; les Indiens refusèrent de s’en dessaisir. Mais une nouvelle catastrophe leur était réservée. Le souverain de Zébu, qui venait naguère d’embrasser la foi chrétienne, l’abjura tout à coup; et, de concert avec le roi de Mathan, il jura à son tour l’entière destruction des Espagnols. Ceux d’entre ces derniers qui étaient demeurés sur le rivage, furent conviés à un festin pendant lequel on les massacra tous impitoyablement, à l’exception de Serrano qu’il gardèrent dans l’espoir d’en obtenir une rançon. Les Espagnols qui étaient à bord, l’eussent volontiers donnée cette rançon, mais, redoutant beaucoup trop le sort de leurs compatriotes, ils se déterminèrent à mettre à la voile.

Quand Serrano vit les Espagnols sur le point de lever l’ancre, en proie au plus violent désespoir, il fit des signaux de détresse, se mit à genoux, implora leur pitié de la manière la plus attendrissante; mais ceux-ci, demeurant sourds à ses prières, l’abandonnèrent parmi les sauvages, et l’on n’a jamais su ce qu’il était devenu. De nouveaux chefs furent élus; les navires se trouvaient alors en fort mauvais état; on décida de faire servir l’un d’eux, la Conception, à la réparation des deux autres. Ceci se passait à l’île de Bohol.

Peu avant sa mort, Magellan avait affirmé n’être pas éloigné des Philippines; on convint donc d’aller à leur découverte. Faisant voile de Bohol vers le sud ouest, on arriva à Chipper. Le roi de cette île reçut les Espagnols de la manière la plus amicale, se tirant du sang du bras droit et s’en teignant le corps, la figure et le bout de la langue, en signe de paix. Alors on fit relâche en cet endroit, et l’on mit plus d’un mois à radouber les vaisseaux.

A quarante lieues de là, on trouva Cagayan, grande île habitée par quelques mahométans qui possédaient une grande quantité d’or, et plus loin Palaouan dont les naturels faisaient usage de flèches empoisonnées, et étaient fort adonnés au jeu cruel des combats de coqs. Leur boisson principale était une espèce d’arrack, vin très-enivrant, fait avec du riz.

De Palaouan, on fit voile sur Bornéo, dont le roi avait une cour magnifique; il envoya deux éléphants, parés de soie, au-devant des messagers espagnols, pour les conduire à son palais. Quand ses sujets approchaient de lui, ils levaient par trois fois leurs mains jointes au-dessus de leur tête, puis chaque pied, ensuite ils baisaient leurs mains.

De Bornéo, les Espagnols se rendirent à Cimbubon, où ils trouvèrent quantité d’autruches et de crocodiles; notamment ils prirent là un poisson fort singulier; sa tête ressemblait à celle d’un cochon, aux cornes près dont il était pourvu; son corps avait l’apparence d’un gros os, et son dos, la forme d’une selle.

Le but de l’expédition étant désormais l’exploration des Moluques, on mouilla tour à tour à Solo-Taghima, d’où le roi de Bornéo avait reçu deux perles presque aussi grosses que des œufs de poule, et à Sanger, île charmante, qui n’avait pas moins de quatre rois pour la gouverner.

Enfin, le 6 septembre 1521, c’est-à-dire vingt-sept mois après leur départ de l’Espagne, nos navigateurs découvrirent cinq îles que les deux pilotes affirmèrent être les Moluques. Les Portugais les avaient représentées comme situées au milieu des écueils, et sans cesse enveloppées d’épais brouillards, enfin pourvues de rivages si bas qu’il était dangereux d’en approcher. En naviguant dans l’archipel, les Espagnols s’étaient munis de quelques canots, précaution fort nécessaire. Lorsqu’ils approchèrent d’une des Moluques, ils firent jouer la sonde et trouvèrent vingt-cinq brasses. Or, le 8 novembre, au lever du soleil, ils mirent à l’ancre dans le port de Tirridor ou Tidor. Le roi de l’île était mahométan; il fit aux Espagnols un accueil des plus gracieux, les appela ses frères, ses enfants; des relations amicales s’ouvrirent alors. Il y avait dans l’île une espèce d’arbre dont l’écorce, une fois imbibée d’eau, se filait en fils fins comme de la soie. Les femmes en faisaient des tabliers; c’était leur unique vêtement.

De Tidor, on se rendit à la grande île de Gilolo, habitée par des mahométans et des païens. Ces derniers adoraient le premier objet qu’ils avaient aperçu le matin. Entre autres productions végétales, on remarquait là certain roseau de la grosseur, à peu près, de la jambe d’un homme; ce roseau contenait une grande quantité d’eau pure et d’un fort bon goût.

Le 12 novembre, un magasin public fut ouvert pour l’échange des marchandises. Les Espagnols recevaient, par chaque dix aunes de drap rouge un bahar de clous de girofle pesant près de 850 kilog.; pareil bahar, pour trente-cinq verres à boire ou dix-sept cathyls de vif argent. Chaque jour, les habitants apportaient aux vaisseaux de l’eau des montagnes où croissaient les clous de girofle. Cette eau était chaude quand on la puisait. Il fut fait en outre, au roi d’Espagne, un présent consistant en deux petits oiseaux morts, à longs becs, dont les ailes ne se composaient que de deux ou trois plumes. Ces oiseaux ne volent que poussés par le vent. Les mahométans, les croyant venus du ciel, les appelaient oiseaux de paradis.

On ne tarda pas à reconnaître que les Moluques étaient riches en nombreux produits très-précieux. Nous ne signalerons qu’une espèce de miel fait par des mouches plus petites que des fourmis.

En quittant Tidor, on s’aperçut que la Trinité se trouvait hors d’état de tenir la mer; on l’abandonna donc. Ainsi voilà la Victoire demeurée seule de toute l’expédition, n’ayant plus à bord que quarante-six Espagnols et treize Indiens, en tout cinquante-neuf personnes. Sébastien de l’Éléano en avait été nommé commandant. Ce chef se décida à faire voile pour l’Espagne.

Après trois longs mois de vicissitudes, on parvint enfin à doubler le cap de Bonne-Espérance. (C’était le 1er juillet 1522); mais alors on se trouvait exténué par la faim et par les maladies; Sébastien eût bien voulu relâcher dans quelque port d’Afrique; mais, dans la crainte des Portugais, maîtres du Cap-Vert, il fallut cependant s’en tenir à la cruelle nécessité de louvoyer pendant soixante jours encore, sans pouvoir toucher à aucun port; et, dans cet intervalle, vingt-une personnes moururent, et tout le reste de l’équipage se trouva dans un état de dépérissement affreux.

Dans cette horrible extrémité, Sébastien aborda résolument à Saint-Jacques (une des îles du Cap-Vert.) Contre toute attente, les Portugais parurent touchés d’abord de la position déplorable de ces infortunés; mais quelques Espagnols ayant eu l’imprudence de revenir acheter, une seconde fois, des provisions et quelques nègres, on les fit prisonniers. Sébastien insista pour qu’on lui rendît ses hommes. Sur ces entrefaites, une barque de l’île allait et venait sans cesse entre le vaisseau et le rivage. Cette manœuvre cachait évidemment de mauvais desseins: il n’y avait plus à bord que vingt-deux hommes malades, mais expérimentés. Le vent était bon; Sébastien leva l’ancre, fit force de voiles, et le 7 septembre 1522 il arrivait à San-Lucar; et des deux cent trente-sept hommes qui étaient partis de ce même port le 27 septembre 1519, il n’en revenait que dix-neuf.—Ainsi finit cette mémorable expédition de Magellan. D’après le calcul du commandant, on avait parcouru quatorze mille lieues, passé six fois l’équateur, en l’espace de trois ans moins quatorze jours.

Une fois de retour à Séville, l’équipage de la Victoire rendit des actions de grâces à la Providence; puis Sébastien, accompagné de ses principaux officiers, se dirigea sur Valladolid où résidait la cour. Il fit hommage à l’empereur de quelques naturels des îles découvertes, et de toutes les autres curiosités recueillies dans tout le cours du voyage.

Charles-Quint accorda des récompenses à toutes les personnes qui avaient pris part à l’expédition; la valeur de la riche cargaison fut distribuée entre eux: ils furent honorés de toute la nation. L’empereur distingua en outre les chefs d’une manière particulière. Des lettres de noblesse furent délivrées à Juan Sébastien, avec une pension viagère de cinq cents ducats. Le monarque lui assigna pour armes le globe terrestre, avec cette devise: Primus me circumdedisti[2]. Il n’est pas jusqu’au vieux navire, la Victoire, qui avait si heureusement ramené dans leur patrie ces aventureux navigateurs, qui ne devînt bientôt, pour les romanciers, le sujet de magnifiques légendes.


[1] Ce que racontent les compagnons de Magellan de ces hommes extraordinaires, ce qu’en ont dit, plus tard, les Anglais eux-mêmes lors du voyage qu’ils firent autour du monde, en 1766, avait été traité souvent de fable absurde, de conte fait à plaisir. Il est vrai que, lorsque Jacques II, roi d’Angleterre, envoya sur cette côte plusieurs navigateurs avec mission d’éclaircir le fait, ceux-ci ne virent là, dit-on, que des hommes de la taille des autres Américains. Mais il est bien constant aujourd’hui que les vastes solitudes de la Patagonie, depuis le détroit de Magellan jusqu’aux environs du Rio-Camarones, sont peuplées de tribus errantes, désignées de nos jours sous le nom générique de Tehuelhets. Quelques-unes de ces hordes offrent des peuplades de véritables géants. Ce fait est confirmé de la manière la plus positive.

[2] Ce qui signifie à peu près: «Tu es le premier qui aies tourné tout autour de moi.»

FRÈRE ET SŒUR.
PAR M. GUSTAVE DES ESSARDS.

I.
Le général Dumont.

Il y a quelques années, sur la route de Paris à Versailles, tout près de Viroflay, on apercevait une petite maison si simple, si modeste, qu’elle semblait vouloir se dérober à tous les regards, sous les massifs de platanes qui l’entouraient. Une allée de tilleuls s’avançait jusqu’à la grille en bois, peinte en vert, qui s’ouvrait sur la route. Un tapis de verdure s’étendait émaillé de mille fleurs au pied de la petite maison, derrière laquelle un enclos de quelques arpents était dessiné en jardin anglais.

Il y avait tant de charmes dans cette oasis; les arbres étaient si beaux, leurs branches si gracieusement enlacées, leurs feuilles si vertes; les allées remplies de sable jaune étaient si nettes, qu’on s’arrêtait involontairement à la grille verte; et, quand il fallait continuer la route, on éprouvait un sentiment pénible, comme lorsqu’on se réveille au milieu d’un rêve agréable. Alors encore on se retournait, et de la hauteur de Chaville, à travers les arbres, on cherchait à voir une dernière fois Beau-Séjour.

Le terrain sur lequel cette maison était construite avait été acheté, en 1816, par le général Dumont.

Le général Dumont était un de ces enfants de Paris qui, pleins de courage et d’enthousiasme, s’élancèrent, en 1793, à la défense de nos frontières que l’ennemi menaçait. Pauvre, sans fortune, sans parents, le jeune volontaire sentit l’ambition germer dans son cœur: il jura de mourir ou de se distinguer. Le ciel le protégea, et un jour le pauvre orphelin fut nommé général sur le champ de bataille.

Georges Dumont avait été élevé chez un vieux procureur, M. Michel, auquel sa famille avait rendu jadis quelques services. Ce procureur avait une fille, du nom de Marie, qui était plus jeune que Georges. M. Michel mourut. Georges, alors lieutenant, était à Paris; il plaça Marie, la fille de son bienfaiteur dans une pension, et pourvut avec sa paye à tous ses besoins.

Chaque fois qu’il revenait à Paris, il allait voir Marie, et tous les deux, ils se rappelaient leur enfance, leurs joies, leurs plaisirs... Et tous deux ainsi, ils oubliaient, lui, ses blessures et ses fatigues... elle, ses chagrins et ses malheurs...

Cela dura longtemps ainsi. A Waterloo, le général Dumont eut une jambe emportée par un boulet de canon. On le ramena à Paris, et, sans les soins de Marie, il eût succombé. Grâce à elle, il revint à la vie, et, peu de temps après son rétablissement, il épousa celle qui l’avait sauvée.

Ce fut alors que le général acheta Beau-Séjour. Il bâtit, il planta, et créa la propriété telle que nous vous l’avons montrée.

Le général sembla rajeunir de dix années. Sa taille, un instant courbée par la souffrance, se redressa haute et droite comme à vingt ans; ses yeux reprirent leur éclat, et il apprit si bien à faire manœuvrer sa jambe, que, toute la journée, il était debout, coupant, taillant, rognant les arbres de son jardin anglais. Marie l’aidait dans ses travaux; et, le soir, lorsque la nuit était venue, le général racontait ces combats terribles où la mort l’avait tant de fois épargné. Marie, tremblante, se serrait contre lui, et remerciait le ciel de sa protection.

Bientôt la naissance d’une fille, et un an après, celle d’un fils, auxquels on donna les noms de Marie-Louise et de Napoléon, vint mettre le comble au bonheur des époux Dumont.

II.
La mort d’un père.

Le temps s’était écoulé rapidement. Louise, belle comme sa mère, avait seize ans, et Napoléon quinze. Le général, accablé de blessures, sentait chaque jour ses forces l’abandonner, et il craignait la mort... Lui qui l’avait si souvent vue de près... Il tremblait en pensant qu’il lui faudrait abandonner sa femme qu’il chérissait, et ses enfants, déjà si grands et si beaux.

Un soir, vers la fin de l’automne 182., un silence de mort régnait dans la petite maison de campagne; on n’entendait que le bruit des feuilles abattues par le vent, et le pas de quelque voyageur attardé qui hâtait sa marche, afin d’arriver au gîte avant la nuit. Le soleil couchant éclairait de tons rougeâtres pleins de tristesse les platanes de Beau-Séjour.

Madame Dumont, agenouillée près du lit du général, couvrait de ses larmes ses mains amaigries. Une crise terrible avait épuisé les forces de Dumont; ses traits creusés par la souffrance, son visage pâle, sa respiration difficile, sa poitrine oppressée, ses yeux éteints... tout annonçait une fin prochaine.

«Marie! Marie! murmura-t-il en se ranimant un peu.» Des sanglots lui répondirent... Il souleva sa main, et la posa sur la tête de sa femme:

«Oh! ne pleure pas, lui dit-il; tes larmes me brisent le cœur... Bientôt je vais te quitter... Pauvre amie! ce n’est pas de mourir qui m’effraie... c’est de t’abandonner, toi qui rendis ma vie si heureuse... Mais le ciel est juste, il te récompensera... Ne pleure pas; au delà de cette vie, tout n’est pas fini... Là-haut je veillerai sur toi, je t’aimerai encore... Tu apprendras à tes enfants à bénir la mémoire de leur père. Ils t’aimeront, Marie,... ils te respecteront comme une sainte... Pauvres enfants! je voudrais les voir une dernière fois.»

Le général leva les yeux au ciel comme pour lui demander encore quelques instants de bonheur. Madame Dumont appela ses enfants qui vinrent tomber à genoux près du mourant. Pendant quelques instants, on n’entendit que des sanglots.

«Mes enfants, dit enfin le général d’une voix faible, si vous me chérissez... au nom de votre amour pour moi, respectez votre mère. Louise, tu seras sa compagne, tu ne la quitteras pas, ma fille... Napoléon, tu penseras à ton père, et tu ne terniras pas l’éclat du nom que tu portes; tu travailleras pour ta mère... pour ta sœur, mon fils! Tu seras leur appui, leur soutien, leur gloire. Je vous laisse sans fortune, mes enfants, mais un nom sans tache vaut toutes les richesses de ce monde.»

Sa voix expirante s’entendait à peine; ses bras se raidissaient, la mort l’enveloppait déjà de ses ombres terribles. Ses paupières s’ouvrirent encore une fois, et ses yeux se fixèrent sur ses croix et ses épaulettes, suspendues près du lit. Napoléon devina ses désirs, il se leva et les apporta à son père.

Le général approcha sa croix de ses lèvres: c’était l’empereur lui-même qui la lui avait donnée. «Marie! mes enfants! gardez-la toujours... Adieu!» Il retomba sur son lit. Il n’était plus.

III.
Le choléra.

Le général n’avait rien au monde que sa pension de retraite, et encore en prélevait-il une partie pour payer Beau-Séjour; aussi sa mort changea bien la position de sa famille; on fut obligé de vendre la petite propriété. Avec l’argent provenant de cette vente, on paya ce qui était encore dû; le reste fut consacré à l’éducation des enfants.

Louise, douce, bonne, attentive pour sa mère, donnait déjà quelques leçons de piano, et contribuait à répandre un peu de bien-être dans la maison. Napoléon, au contraire, violent, emporté, se livrait sans contrainte à ses mauvais penchants. A force de sollicitations, on parvint à le faire admettre à l’école de Saint-Cyr. Les sacrifices que madame Dumont se vit forcée de faire furent bien grands, et cependant elle ne pensa pas, un seul instant, aux privations qu’elle allait s’imposer. Pas un regret, pas une plainte ne lui échappèrent. Elle pensait à l’avenir de son fils.

Cette dame avait loué deux petites chambres dans une maison de la rue Montmartre; elle y demeurait avec sa fille. Louise se mettait à son piano dès l’aube du jour; elle allait ensuite donner ses leçons. Pendant ce temps, sa mère faisait quelques petits ouvrages de broderie pour les magasins où elle était connue; puis, le soir, Louise travaillait avec elle.

Les jours où Napoléon devait venir à Paris étaient attendus avec impatience: c’était une fête pour les deux pauvres femmes. Elles se privaient souvent du nécessaire pour lui faire quelque surprise, ou lui donner un peu d’argent. Mais ce mauvais fils restait à peine une heure ou deux près de sa mère, car il s’était lié avec de mauvais sujets. Alors madame Dumont pleurait, et Louise cherchait toujours à excuser son frère.

Une circonstance bien triste vint resserrer encore les liens qui unissaient Louise à sa mère. C’était en 1833. Paris ressemblait alors à un vaste lazaret, au sommet duquel est arboré le sinistre pavillon jaune. Oh! c’était un spectacle bien horrible! cette tristesse morne, empreinte sur tous les visages; cette solitude, ces pleurs, ces longues rues désertes tendues de noir; cette suite non interrompue de voitures de toutes sortes, revêtues à la hâte des insignes de la mort. Oh! c’était affreux! Le choléra était donc à Paris. Sévissant dans les quartiers les plus populeux, le fléau s’étendit bientôt partout, dans la mansarde de l’artisan, dans le palais du riche.

Madame Dumont devint souffrante; ses paupières lourdes et pesantes ne pouvaient se soulever, une pâleur maladive s’étendit sur ses traits... La pauvre veuve avait le choléra.

Un soir, cette dame était plus mal; le médecin qu’on avait appelé n’arrivait pas. Assise près du lit de sa mère, Louise se levait au moindre bruit, et courait dans l’escalier. Mais le médecin ne venait point; enfin Louise l’entend, s’élance vers lui, et, sans lui dire une seule parole, elle l’entraîne vers sa mère, puis elle attend l’arrêt qu’il va prononcer.

Le médecin fixa son regard profond sur la malade, et suivit avec attention les efforts de sa respiration.

«Oh! monsieur, s’écria Louise... Puis-je encore espérer? Parlez... au nom du ciel, parlez, j’aurai la force de tout entendre.»

Pauvre enfant! son agitation, ses larmes, sa pâleur, démentaient ses paroles. Elle prenait les mains du médecin dans les siennes; elle le suppliait avec un accent si déchirant, qu’une larme vint mouiller les yeux de cet homme si habitué cependant au triste spectacle des misères humaines. Oh! c’est qu’il y avait, dans la douleur de cette jeune fille, une expression si poignante, qu’il eut fallu être de glace pour y résister.

«Mademoiselle, dit le docteur, après avoir écrit ses ordonnances, veillez à ce que rien ne soit oublié.—Mais ma mère, monsieur, ma mère!—Une transpiration abondante peut seule la sauver. Avec ces remèdes, j’espère l’obtenir. Je reviendrai demain de bonne heure, ma première visite sera pour vous.» «Pauvre enfant!» dit-il en se retirant.

IV.
Dévouement filial.

La nuit était venue; toutes les prescriptions du médecin avaient été ponctuellement exécutées, et madame Dumont restait toujours dans le même état. Louise avait été tenue un moment, éloignée de sa mère, mais inquiète, agitée, la jeune fille ne put demeurer plus longtemps seule; elle revint.

Une seule lampe jetait sa lueur inégale et tremblante sur le lit de la malade, dont elle éclairait, de reflets bizarres, les traits décomposés. Louise s’arrêta incertaine sur le seuil de la porte. Mais elle crut entendre prononcer son nom... Elle s’avança, et serra contre son cœur la main froide et insensible de sa mère. «Allez vous reposer, dit-elle à la garde-malade, je veillerai pour vous.—Mais, mademoiselle.—Allez!... «Que faire, mon Dieu, s’écria Louise, quand elle fut seule? Cette transpiration abondante qui doit sauver ma mère, comment l’amener? Rien! oh! pas une idée! et, dans une heure, il ne sera plus temps. Inspire-moi, mon Dieu! Puisse le cri de ma douleur parvenir jusqu’à toi.»

Soudain, une pensée traversa son cerveau. «La sauver... Mais je le puis... Oui, je la sauverai... Qu’importe ma mort, si ma mère conserve la vie!» Aussitôt Louise se déshabille avec rapidité, et s’approche du lit de sa mère; un mouvement involontaire l’en éloigne, mais l’amour filial lui rend tout son courage. Elle entre dans le lit, et, serrant avec force sa mère contre sa poitrine, elle essaie de la réchauffer.

Pendant six heures, la plus tendre des filles tint ainsi dans ses bras le corps froid et presque inanimé de sa mère. Alors seulement, madame Dumont commença à reprendre quelques couleurs; sa peau devint brûlante, sa respiration plus facile; mais Louise était d’une pâleur effrayante, ses yeux étaient gonflés, ses lèvres bleues, ses traits altérés. Les cruelles souffrances que, durant ces heures mortelles, la jeune fille éprouva, elle ne les sentait pas. Le salut de sa mère avait été son unique pensée.

Le lendemain, lorsque le médecin entra, Louise pouvait à peine se soutenir. «Elle est sauvée! s’écria le docteur avec joie.—O mon Dieu! je vous remercie,» murmura la jeune fille, et, succombant à sa faiblesse, elle tomba évanouie.

Sur le lit de madame Dumont, on trouva le petit ruban de velours que Louise portait toujours à son cou; le médecin comprit alors le dévouement sublime de cette nuit terrible. «Je les sauverai,» s’écria-t-il comme inspiré.

A quelque temps de là, deux femmes encore pâles et faibles se promenaient sur le boulevard, essayant à renaître, à reprendre des forces, aux rayons d’un soleil bienfaisant. Le docteur était près d’elle; il avait tenu parole.

V.
Le joueur.

La maladie de madame Dumont et de Louise avait été longue et coûteuse; il fallut s’imposer de nouvelles privations, et redoubler de travail pour payer les dettes qu’on avait été forcé de contracter. Le jeune médecin qui avait soigné ces dames, procura quelques nouveaux élèves à Louise.

Napoléon, sorti depuis peu de Saint-Cyr, était encore à Paris, attendant l’ordre de rejoindre son régiment. Sans principes et sans moralité aucune, le fils du général Dumont voyait rarement sa mère et sa sœur; ou bien, chaque fois qu’il venait, c’était pour leur demander de l’argent.

Oh! le malheureux! s’il avait vu les larmes de sa mère! s’il avait appris que ce qu’il dépensait si follement en parties de plaisir était gagné aussi péniblement et à force de veilles; s’il avait vu sa sœur se lever dès le point du jour, et travailler ainsi sans relâche fort avant dans la nuit, oh! sans doute, il se fût jeté aux genoux de sa sœur et de sa mère, et leur eût demandé pardon de sa cruauté.

Un soir, Louise venait de sortir pour chercher le prix de quelques ouvrages sur lequel elle comptait pour payer le loyer de leur logement, madame Dumont, assise près de la fenêtre, pleurait... elle pensait à son mari... à son fils... à sa fille... lorsque la porte s’ouvrit brusquement, et Napoléon parut sur le seuil. Ses cheveux étaient en désordre... ses yeux égarés, ses joues pâles, ses vêtements souillés de boue.

Madame Dumont s’élança vers lui: «Napoléon... mon fils, lui dit-elle d’une voix tremblante, qu’as-tu?» Et voyant qu’il ne répondait pas, elle jeta ses bras autour du cou de son fils.

«Oh! réponds-moi, Napoléon,... dis-moi,... qu’as-tu?... que veux-tu, mon fils?

—De l’or, dit Napoléon d’une voix rauque... de l’or!

—De l’or! mais, mon fils, je n’en ai pas... Reviens à toi, mon ami, pense à notre misère.

—De l’or! vous dis-je, répliqua brusquement celui-ci.

—Mais, encore une fois, je n’en ai pas.

—Vous le cachez!

—Moi!... mais ta raison s’égare! reviens à toi.

—Les épaulettes de mon père, ses croix... où sont-elles?

—Eh! qu’en veux-tu faire?

—Les vendre, pour avoir de l’or... J’ai joué, j’ai perdu...

—Les vendre!... ô mon Dieu!... mais c’est la seule chose qui nous reste de ton père..... As-tu donc oublié ses dernières paroles... Malheureux! tu veux de l’or! Écoute, veux-tu ma montre?... la voilà... Veux-tu celle de ta sœur? tiens, prends,... mais, au nom du Ciel! ne touche pas à cette croix! n’y touche pas, elle est sacrée!» Et la pauvre femme tendait vers lui ses mains suppliantes.

«Pitié!... pitié pour ta mère, lui criait-elle d’une voix déchirante. Napoléon! veux-tu donc devenir un fils ingrat, un enfant maudit?»

Et Napoléon, effrayé de lui-même et du sacrilège qu’il allait commettre, s’enfuit comme un insensé.

Lorsque Louise rentra, elle trouva sa mère évanouie au milieu de la chambre. «Ma mère! ma mère!» s’écria la jeune fille.

Hélas! la pauvre femme ne répondit pas... longtemps elle demeura sans connaissance... Enfin, vers le milieu de la nuit, elle sembla se ranimer... ses mains cherchèrent Louise... et pâle, et défaillante, elle se dressa sur son lit: «Sois bénie, ma fille, car toi, du moins, tu as respecté ta mère.»

Mais tout à coup ses yeux s’animent, ses mains agitées tremblent violemment:

«Napoléon! s’écria-t-elle avec un dernier effort, malheureux enfant! il a tué sa mère.» La révolution de cette scène fatale avait été le coup de la mort pour la pauvre dame. Quelques instants après, Louise était orpheline.

VI.
Un hospice de fous.

Louise avait consacré sa vie au service des malheureux. Elle était sœur de charité. Seule au monde, depuis la mort de sa mère, car elle n’avait pas revu son frère, l’infortunée jeune fille aurait succombé au désespoir qui s’était emparé d’elle, si sa confiance en la justice du ciel n’était venue calmer ses douleurs. Elle était entrée à l’hospice des fous à Bicêtre.

Bientôt on ne parla plus dans l’hospice que de la sainteté de la sœur Marie (c’est le nom qu’elle avait pris, comme pour rendre un dernier hommage à la mémoire de sa mère). Douce, bonne, attente, prévenante, elle était aimée, chérie de tous; les fous eux-mêmes semblaient la respecter. Les malheureux aimaient à la voir... elle savait si bien les consoler! Ses paroles leur rendaient l’espérance... Ses soins étaient si affectueux, qu’on aurait dit une mère auprès de ses enfants.

Un jour on l’avertit qu’on venait d’amener à l’hospice un fou furieux dont personne n’osait approcher. Sœur Marie se rendit au cabanon où ce misérable était enfermé; elle se le fit ouvrir et y entra seule.

Un être informe, bizarrement accoutré, était assis dans un coin, le visage tourné contre la muraille. Des mots sans suite s’échappaient de sa bouche. Au milieu du désordre de ses idées, on discernait cependant qu’il semblait assister à une partie de jeu. Il regardait avec attention de petits morceaux de papier qu’il étendait sur les pavés de son cabanon; puis il attendait avec anxiété pendant quelques minutes: «Perdu... j’ai perdu, s’écriait-il... encore perdu! plus rien... Oh! malheur... malheur!...» Puis il s’arrêta un instant et parut réfléchir: «De l’or! s’écriait-il... je veux de l’or!»

Et soudain un autre souvenir traversa sa pensée: «Oh! elle l’a dit, ma mère... Napoléon! veux-tu donc être un fils ingrat, un enfant maudit?»

Et ce fou se roulait à terre, arrachait ses cheveux, déchirait sa poitrine, mettait ses vêtements en lambeaux.

Sœur Marie, pâle et tremblante, se tenait appuyée contre la porte. Elle n’avait pu voir la figure de cet homme, mais sa voix... elle l’avait reconnue à ses paroles sans suite... elle les comprenait.

Au moment où la folie de Napoléon était arrivée au plus haut degré, elle s’avança rapidement vers lui et lui prit la main. Le fou s’arrêta subitement... ses yeux s’adoucirent et se voilèrent de larmes... Il tomba à genoux:

«Ma mère! ma mère! s’écria-t-il, oh! pitié, pitié pour moi! Depuis ce jour affreux, ma paupière n’a pu se fermer un instant... Sans cesse ton ombre se dresse irritée devant moi... ton regard me brûle... oh! pitié, grâce pour ton fils!»

Après bien des longs mois de tortures pour le frère, d’angoisses pour la sœur, l’infortuné revint enfin à la raison. Sœur Marie, agenouillée près de son lit, priait. Il la reconnut:

«O ma sœur! lui dit-il en inondant ses mains de larmes, pardon! pardon! je t’ai fait tant souffrir... J’ai brisé ta vie... Pauvre ange! tu avais respecté ta mère, toi... Dieu est juste, il m’a puni; mais toi, quelle est ta récompense?»

Sœur Marie lui montra le ciel.


François Ier et Charles-Quint.

ordinary dressed man facing nobleman and pointing down at empty chair
Lith. d’Artus, rue du Petit Pont, 18.
 
Je prends cette place parce qu’elle est à moi....

Paris, Ve LOUIS JANET, Editeur du DIMANCHE des Enfants.


FRANÇOIS Ier ET CHARLES-QUINT.
PAR MADAME DE SAINTE-MARGUERITE.

Le 1er octobre 1539, Paris s’éveilla au son des cloches et de l’artillerie. Toutes les maisons, depuis l’église de Notre-Dame jusqu’au château royal du Louvre, étaient tendues de tapisseries comme pour un jour de procession de Fête-Dieu: les perrons étaient chargés de fleurs, et les fenêtres parées de femmes revêtues de leurs plus beaux atours. Une foule immense se pressait sur le pont Notre-Dame, sur la place du Parvis. Une double haie d’archers, d’arbalétriers et d’arquebusiers de la ville, contenait à grand’peine l’affluence des spectateurs; il est évident qu’un cortège était impatiemment attendu. Au loin, on entendait un bruit semblable à celui de la mer agitée par la tempête; chacun se hâtait pour être placé au premier rang; la moindre éminence, le plus petit poteau, portaient des groupes d’hommes et d’enfants, qui, à chaque mouvement des troupes, s’écriaient: «Les voilà! les voilà!...» Quelle cause avait donc éveillé à un si haut degré la curiosité du peuple de Paris? Ah! c’était un événement si extraordinaire, que, depuis plusieurs jours, il n’était question d’autre chose dans les rues, les places et les carrefours. Chacun en raisonnait à sa manière, et cette grande nouvelle était l’entrée de Charles-Quint, roi d’Espagne et empereur d’Allemagne! Pour comprendre comment cet événement avait pu causer tant de bruit en France, il est bon de jeter un regard vers le passé.

François Ier, après de longues guerres avec Charles-Quint relatives à la possession du Milanais apporté en dot à la France par Valentine de Milan, aïeule de Louis XII, avait été battu et fait prisonnier le jour de la funeste bataille de Pavie, puis conduit à Madrid. Enivré de sa victoire, Charles traita son royal captif avec tant de rigueur; il l’enferma si étroitement, que ce prince infortuné, succombant au chagrin, tomba malade assez sérieusement pour que sa sœur, Marguerite de Navarre, accourût en Espagne au secours de son frère. Elle parvint à fléchir l’empereur, et en obtint avec peine la liberté du roi, mais à des conditions si onéreuses pour la France, que François ne voulut point signer le traité avant de l’avoir soumis à l’approbation des états généraux de son royaume, et il s’échappa, presque en fugitif, de Madrid, laissant ses deux fils pour otages.

Le parlement rejeta le traité; la guerre se ralluma avec une nouvelle force; elle durait depuis neuf ans, lorsque les Gantois, dont la ville faisait partie des domaines de Charles, se soulevèrent et voulurent se donner à la France. François, non content de refuser les offres de la ville, avertit lui-même l’empereur de l’insurrection des Gantois, plus généreux que grand politique en cette circonstance.

Charles-Quint, pensant que le moyen le plus prompt de calmer la révolte, était d’aller lui-même à Gand, demanda à François la permission de passer par la France, afin d’arriver plus tôt. François, grand jusqu’au bout, non-seulement accorda le passage, mais encore ordonna à toutes les villes, sur la route, de rendre à Charles les honneurs dus à un roi; lui-même il se disposa à lui faire les honneurs de sa capitale; il alla le recevoir à Fontainebleau, suivi de toute sa cour, et le ramena à Paris.

C’était donc cette entrée qui excitait, en ce moment, tant d’émotion parmi le peuple de Paris. Tout à coup une grande rumeur annonce l’arrivée du cortège royal: le bourdon de Notre-Dame fait entendre ses sons graves et solennels; les canons tonnent; et bientôt les deux souverains, précédés de toute la maison militaire du roi, des cours souveraines, des membres du parlement en robes rouges, arrivèrent à cheval sur la place du Parvis, où l’évêque de Paris, à la tête de son clergé, s’avança pour les recevoir et les haranguer.

Tout le monde se poussait pour mieux voir, et deux bons bourgeois, à force de persévérance, étaient parvenus à se placer de manière à pouvoir examiner, à leur aise, les personnes composant la suite des deux souverains.

«Voisin, dit un de ces graves personnages, que pensez-vous de la figure de l’Espagnol? elle ne dément pas son caractère; voyez comme il a l’air faux! comme sa barbe est rousse! Il n’y a rien de bon à attendre des gens de cette couleur. Comme sa petite personne fait bien ressortir la belle taille et la belle figure du roi, notre maître: c’est celui-là qui est un vrai chevalier; il donne aujourd’hui une belle preuve de générosité en laissant ainsi passer son ennemi sans chercher à se venger du mal qu’il lui a fait pendant tant d’années! Compère Jehan, vous êtes donc aussi au nombre des poltrons? voulez-vous que je vous dise ce que je pense; notre roi fait une folie dont il se repentira plus tard. Puisque l’empereur était venu se mettre entre ses mains, il n’avait qu’à le garder jusqu’à ce qu’il eût révoqué le traité de Madrid. Voisin, vous êtes de l’avis de Triboulet...

—Quel est donc son avis, compère?

—Eh bien! on m’a rapporté qu’il a dit au roi: «Sire, l’empereur est plus fou que moi, s’il traverse la France—Et si je le laisse passer sans condition, que diras-tu?—Sire, j’effacerai son nom de mes tablettes, et je mettrai le vôtre à la place.»

—Et le roi ne s’est pas fâché, messire Jehan?

—Non, il s’est contenté de rire et de donner à Triboulet un petit coup sur la joue avec son gant.

—On dit qu’à la cour il y a plusieurs seigneurs qui pensent de même.

—Oui; le cardinal de Tournon, la duchesse d’Étampes, et bien d’autres encore; mais le connétable Anne de Montmorency a juré sur son épée qu’il ne la sortirait plus du fourreau, si on commettait une action semblable.»

Les gardes qui commençaient à se mettre en marche, interrompirent la conversation de messire Jehan et de son compère; le cortège continua sa route par les quais jusqu’au Louvre que François venait de faire orner magnifiquement pour y loger son hôte impérial et royal.

Ce château, à la fois forteresse et prison, avait été bâti en 1204 par Philippe Auguste; une grosse tour s’élevait au milieu des bâtiments; cette tour et son enceinte étaient le centre de l’autorité royale; on disait, des terres et des seigneuries, qu’elles relevaient de la grosse tour du Louvre. Les corps de logis qui entouraient la cour principale étaient, ainsi que les clôtures des basses cours et jardins, surmontés d’une infinité de tours, tourelles de diverses hauteurs et dimensions: les unes rondes, les autres quadrangulaires, dont la toiture en terrasse, en forme conique ou pyramidale, se terminait par des girouettes et des fleurons. La principale entrée était sur les bords de la Seine au midi; elle consistait en une porte flanquée de tours et tourelles, s’ouvrant sur une avant-cour assez vaste. Une autre entrée existait en face Saint-Germain-l’Auxerrois, étroite, bordée de deux tours rondes, avec une figure de chaque côté représentant Charles V et Jeanne de Bourbon, sa femme; un fossé, plein d’eau, et un pont-levis défendaient cette entrée. L’intérieur contenait de nombreux appartements appelés, selon leur destination, la chambre de retrait du roi, celle de la reine, la chapelle, la chambre du conseil, la buffeterie, la bouteillerie, etc. On y voyait surtout une salle immense que Charles V avait fait peindre et orner de paysages remplis d’animaux de toute espèce; c’était dans cette salle qu’on donnait des festins aux princes étrangers.

Le roi, arrivé au Louvre, prit congé de l’empereur, et se retira dans son palais des Tournelles, situé sur une partie de l’emplacement de la place Royale.

Charles-Quint, en répandant beaucoup d’or, avait gagné des espions à la cour de France, qui s’empressèrent de l’instruire de tout ce qu’on avait conseillé contre lui; on lui nomma la duchesse d’Étampes comme proposant les mesures les plus violentes; il forma dès lors la résolution de chercher à se concilier sa bienveillance: le hasard lui en fournit bientôt l’occasion. François Ier donna un repas splendide à l’empereur; la duchesse ayant été désignée pour lui présenter l’aiguière et la serviette lorsqu’il se lavait les mains, ce prince ôta de son doigt un diamant du plus grand prix, la pria de le garder un instant, et lorsque madame d’Étampes s’avança pour le lui rendre. «Madame, lui dit-il, il est en de trop belles mains pour que je le reprenne; je vous prie de le conserver comme un souvenir de moi.» Dès ce jour, la duchesse fut aussi dévouée à Charles qu’elle lui avait été contraire jusque-là.

Le roi continua de combler son ennemi de prévenances et de fêtes; il lui montra ce que Paris renfermait de plus curieux, et le conduisit à l’abbaye royale de Saint-Denis, ce lieu célèbre dans les annales de France. C’est là que se conservait l’oriflamme, cette noble bannière que nos rois allaient prendre sur l’autel, avec laquelle ils conduisirent si souvent les Français à la victoire! Du sein de cette antique abbaye surgirent deux grands ministres dont la France gardera une éternelle mémoire, Suger et Mathieu de Vendôme, qui, du fond de leur cellule, gouvernèrent avec tant de sagesse pendant l’absence des rois Louis VII et Louis IX occupés, en Palestine, à délivrer les chrétiens et les lieux saints du joug des infidèles. L’abbé, à la tête de son chapitre, reçut les deux rois; il leur montra le trésor, si riche en objets précieux, donnés par la munificence de plusieurs souverains, et les conduisit dans les caveaux qui renfermaient la dépouille mortelle des rois de France, depuis Dagobert, fondateur de cette basilique, jusqu’à Louis XII, beau-père et prédécesseur de François.

Charles-Quint, de retour à Paris, se disposa à prendre la route de Flandre, et François, qui voulait lui donner le divertissement d’une grande chasse royale dans la forêt de Compiègne, partit avec lui. Les ordres avaient été envoyés d’avance à la grande vénerie du château, afin de tout préparer pour que rien ne manquât aux plaisirs de cette journée. Dès que parut l’aurore, les deux princes, à cheval, suivis de tous les seigneurs de la cour, partirent pour la chasse. C’était un beau spectacle que celui de cette foule brillante, de ces piqueurs retenant à grand’peine les chiens impatients de s’élancer, de ces joyeuses fanfares de tant de cors sonnant à la fois! Sitôt que le signal fut donné, les chasseurs se répandirent dans toutes les directions de la forêt; le cor retentit dans les bois, la meute fit entendre au loin ses aboiements prolongés: on tua une grande quantité de daims et de cerfs.

Mais le temps qui jusque-là avait été favorable, se couvrit tout à coup de nuages épais; bientôt la pluie tombant à torrent, chacun courut de son côté pour trouver un abri. François Ier, éloigné de sa suite, perdit les traces des chemins frayés, et s’enfonça dans les taillis. Il marchait depuis longtemps déjà sans pouvoir retrouver sa route; la nuit était sombre, et le roi, dont les habits étaient trempés, ne savait où porter ses pas quand il aperçut briller au loin une petite lumière: il dirigea son cheval de ce côté, et arriva à une pauvre cabane de charbonnier cachée dans l’épaisseur du bois. La chaumière avait une bien triste apparence; aussi le roi hésita un instant avant d’entrer... mais il avait froid et faim; il se décida donc à ouvrir la porte, après avoir attaché son cheval à un arbre. Au bruit que fit le roi, la charbonnière se retourna, et lui demanda qui il était et ce qu’il voulait.

«Ma bonne femme, dit alors François Ier, je suis un des seigneurs venus à la chasse avec le roi; le mauvais temps m’a surpris; la nuit est si noire, je me suis égaré; veuillez me donner un coin auprès de votre feu et un morceau à manger, car je me sens un grand appétit.

—Volontiers, monseigneur. Mon mari est encore à la forêt, il va rentrer. Prenez cette chaise et chauffez-vous en attendant.»

A ces mots, elle offrit au roi une mauvaise chaise, l’unique de la maison, sur laquelle il s’assit en attendant le retour du maître. Vers dix heures, arriva le charbonnier, las de son travail, affamé, mouillé jusqu’aux os: sa femme s’empresse de lui présenter le roi et de lui conter son aventure. Le charbonnier ratifie la promesse d’un lit et du souper; et après avoir salué son hôte, secoué son chapeau tout mouillé, il prend la place et la chaise qu’occupait le roi, en lui disant: «Messire, je prends cette place, parce qu’elle est à moi; or, par droit et par raison, chacun est maître en sa maison.»

François applaudit en riant à la justesse du proverbe, et se plaça sur une sellette de bois. On se mit ensuite à table, et, pendant le souper, le charbonnier parla des affaires du temps, des impôts, et surtout du passage de Charles-Quint; il ne pouvait se consoler de ce que François ne profitait pas de la circonstance pour se dédommager de ce qu’il avait perdu, et répondait aux raisonnements du roi: «Bah! bah! vous avez beau dire; c’est une bonne occasion perdue, et l’empereur, qui n’en ferait pas autant, rit dans sa barbe... Mais parlons d’autre chose; et cette grande sévérité pour la chasse, l’approuvez-vous aussi?... Tenez, je vous crois un brave homme, et je pense que vous ne me trahirez pas... j’ai là un morceau de sanglier comme le roi n’en a peut-être pas de pareil, mangeons-le, et surtout bouche close... vous m’entendez.» François Ier promit, en souriant, de garder le silence, mangea de bon appétit, se coucha sur des feuilles et dormit d’un bon somme.

Le lendemain matin, le roi se fit connaître, récompensa largement le charbonnier et lui permit la chasse. De retour au château, où son absence avait jeté l’alarme, il amusa l’empereur du récit de sa soirée et de sa nuit dans la cabane du charbonnier. Charles-Quint partit peu de temps après pour la Flandre. Là, son arrivée donna lieu à plusieurs fêtes remarquables par leur originalité, et le luxe qu’y déployèrent quelques-uns des riches marchands de cette cité de Gand, si célèbre alors par son commerce et ses richesses. Je tâcherai, mes enfants, de vous en donner une idée en vous contant, plus tard, l’histoire d’un dîner offert, dans cette ville, à l’empereur.

LES ILES FLOTTANTES.
PAR M. L. DE TOUREIL.

L’existence des îles flottantes semble une fable au premier abord; cependant le fait est incontestable. Elles ont été connues de l’antiquité; la mythologie les a consacrées; on en parle dans une foule d’ouvrages anciens; de nos jours, plusieurs existent encore.

On a dit que les îles grecques de Délos et de Thérasia avaient été flottantes. La fable explique l’origine de la première de ces deux îles. Quant à l’autre, formée d’une masse de pierres calcinées, sa nature peut servir à expliquer la formation de toutes celles que l’on a vues flotter sur la mer, qui n’étaient en effet que des agglomérations de pierres ponces rejetées par des volcans sur la surface de l’eau ou vomies par des volcans sous-marins.

Au temps de Pline, il existait en Italie une île flottante sur le lac nommé aujourd’hui Lago di Bastanello. Cette île, couverte de gazon, n’était fixée ni jour ni nuit. Non-seulement elle naviguait au souffle des vents d’un bord à l’autre, mais la plus légère brise suffisait pour la déplacer. Le lac Pozzo Ratignano, dans les États du Pape, portait également des îles flottantes; on y voyait une forêt qui n’était jamais à la même place. Il y avait encore des îles flottantes sur le lac Calamina, dans la Lydie, en Asie. Pendant la guerre de Mithridate, elles servirent de refuge à un grand nombre de citoyens romains.

A peu de distance de la ville de Tivoli, est un petit lac fort profond au milieu duquel on voit plusieurs îles flottantes couvertes de roseaux. Les habitans de Saint-Omer ont mis en grande réputation celles qui surnagent à la surface d’un marais formé par la rivière d’Aa, entre la ville et l’abbaye de Clairmarais. On en compte une vingtaine de diverses grandeurs. La plus considérable n’a guère qu’une quinzaine de pieds de circuit et quatre ou cinq d’épaisseur. Louis XIV ayant abordé sur l’une d’elles, on l’a appelée la Royale en mémoire de cette circonstance. Ces îles supportent non-seulement des arbrisseaux, des saules, mais plusieurs personnes peuvent encore s’y réunir avec sécurité. Les gens du pays donnent aux étrangers le spectacle de les faire voguer d’un bout à l’autre du marais.

L’Angleterre, les États-Unis ont aussi leurs îles flottantes. A un mille environ de Newburg-Port, dans l’Amérique du Nord, on en remarque une d’une étendue de trois quarts d’arpent, qui semble amarrée au fond de la flaque d’eau qui la porte. Outre plusieurs buissons de saules peu élevés, cette île a six arbres dont deux n’ont pas moins de trois pieds de circonférence. Elle ne se meut pas au delà d’une douzaine de pieds autour du point d’attache, mais elle s’élève ou s’abaisse suivant les variations de l’eau.

Maintenant quel est le mystère des îles flottantes? Comment ces terres surnagent-elles à la surface des eaux? Elles flottent parce que leur volume a moins de pesanteur que le volume d’eau qu’elles déplacent. Il n’y a rien là que de très-naturel. Tout consiste dans la légèreté des matières dont elles sont formées. Les îles flottantes des lacs paraissent n’être autre chose que des amas de terre spongieuse mêlée de soufre qui a une grande légèreté. Ces amas, liés ensemble par les racines des plantes, se détachent soit du fond, soit du bord des étangs. Ils surnagent alors et se grossissent peu à peu par la rencontre de matières semblables, des herbes et de toutes les autres substances qui flottent sur l’eau. Bientôt la végétation s’y développe, et l’île est formée avec des dimensions plus ou moins grandes, selon les circonstances.

Les plus curieuses de ces îles dont il soit fait mention, sont celles du lac Lomond, en Écosse, qui a une dizaine de lieues de long sur trois de large. Les îles flottantes de ce lac ont donné occasion à des récits extraordinaires. Quelques-unes, dit on, servent de pâturage à de gros bétail. Des troupeaux de bœufs et de vaches y paissent quelquefois, des semaines entières, éloignés du bord.

A ce sujet, je vais vous raconter une aventure arrivée, il y a longtemps, à un jeune berger du comté de Dumberton, où se trouve le lac Lomond. Ce berger s’appelait Tomi, qui veut dire Thomas en anglais. Il possédait un petit troupeau de brebis et deux chiens pour le garder. Son habitude, en menant paître son troupeau, était de venir se reposer à l’abri d’un grand orme qui étendait ses nombreux rameaux sur les bords du lac. Un jour, comme à son ordinaire, il avait abandonné ses brebis à la garde des chiens, et, enveloppé dans son sayon, il dormait au pied de l’orme. Le vent commençait à souffler; tout à coup il augmenta de violence. Engouffré dans les vastes branchages de l’arbre, il les agite et les courbe avec force. De temps en temps, on eût dit que la terre tremblait.

Bercé par le mugissement du vent auquel le jeune pâtre était habitué, il ne veillait, ni ne dormait. Il se trouvait dans un de ces moments de demi-sommeil délicieux, où l’on vit tout juste pour sentir que l’on existe, mais où l’on ne sent pas assez pour penser.

Le bruit du feuillage bourdonnait à son oreille comme une musique lointaine. Il entendait les rafales de vent, sentait les frémissements de la terre qui s’agitait sous lui, et il se complaisait au mouvement de ses ondulations de plus en plus sensibles. Retenu sous le charme de cet assoupissement favorable aux rêves, où chaque bruit se transforme dans notre cerveau et se traduit presque toujours par un mensonge, il rêvait en cet instant qu’un loup dispersait son troupeau. Il lui semblait ouïr les aboiements bien connus des chiens. Fortement agité par cette impression douloureuse, il s’éveille en sursaut, ouvre les yeux: les aboiements continuent. Ce qu’il croyait rêver avait lieu réellement. Un énorme loup lui emporte une jeune brebis. Les deux chiens sont lancés à sa poursuite. Il les voit au loin et veut courir aussi après le ravisseur. Dans son agitation, il n’a pas remarqué qu’une vaste étendue d’eau le sépare du rivage. La terre sur laquelle il est, détachée du bord par le vent, flotte emportée vers le large.

Cependant le jour commençait à baisser; les brebis couraient çà et là épouvantées, et le jeune berger, de plus en plus éloigné du rivage, courait risque de ne pouvoir les rejoindre. Exalté par le danger, il se jette à l’eau sans calculer la distance. Il nage d’abord avec vigueur; mais bientôt, ses vêtements grossiers, tout imbibés d’eau, paralysent ses mouvements. En vain son courage veut lutter contre les obstacles; il sent qu’il va périr. Alors, réunissant toutes ses forces, ne sachant qui invoquer dans cette solitude, il appelle ses chiens. Malheureusement sa voix se perd au milieu du bêlement du troupeau et des aboiements des dogues aux prises avec le loup. C’en est fait, la mort est là, certaine, inévitable. Nul secours ne peut lui être porté. Par une sorte d’instinct de conservation, il pousse encore de temps en temps quelques faibles cris de détresse. Son corps, roidi et chargé du poids de ses vêtements mouillés, ne peut plus se soutenir à la surface. Déjà deux fois il s’est laissé couler sous l’eau, et deux fois, par des efforts désespérés, il est revenu au-dessus de l’abîme. Cette fois encore il se sent aller au fond. Résigné à la mort, il lève les yeux au ciel comme pour lui recommander son âme, et, laissant retomber ses bras le long de son corps, il disparaît. A peine l’eau venait-elle de se refermer au-dessus de sa tête, que le plus gros des deux chiens plonge en cet endroit, le saisit par son sayon et le ramène au rivage.

Peu d’instants lui suffirent pour reprendre connaissance. Il fallait voir comme les chiens le couvraient de caresses pendant son évanouissement. Revenu à lui, sa première pensée fut pour ses brebis. Il les appelle, les rallie, et distingue bientôt celle que le loup avait enlevée au troupeau. Heureux alors, il la prend, examine ses blessures qui étaient légères, flatte ses chiens, les interroge sur le sort du loup. Leur gueule ensanglantée disait assez le combat qu’ils lui avaient livré. En effet, un des dogues, interprétant la pensée de son maître, courut dans la direction d’un petit bois où le cadavre du loup était gisant sur le gazon. Ce n’avait été qu’après l’avoir terrassé que le plus fort des deux chiens était accouru à la voix du pâtre. Ces deux fidèles animaux ne s’étaient pas séparés, tant qu’il pouvait y avoir du danger pour l’un d’eux.

Aujourd’hui l’on dit les loups complètement détruits en Angleterre. Le fait est que, depuis fort longtemps, on n’en a point aperçu.


Tard donner, c’est refuser.

young boy and mother facing seated beggarwoman with baby
Lith. de Cattier
 
Soyez tranquille! soyez tranquille, bonne mère, dirent à l’envi Marie et Paul à la mendiante, nous vous donnerons bientôt tout ce que nous pourrons.

Paris, Ve LOUIS JANET, Editeur du DIMANCHE des Enfants.


TARD DONNER, C’EST REFUSER.
PAR M. ERNEST FOUINET.

C’était par une froide matinée de décembre dernier; une brume épaisse remplissait l’atmosphère, et cependant la petite Marie, jeune fille de onze ans à peu près, sortit de l’hôtel de sa mère, rue Royale, en compagnie de son institutrice, avec autant de joie que si elle allait, au plus beau jour de printemps, faire un tour de Champs-Élysées. Les arbres de cette promenade étaient loin, certainement, d’être dans leur toilette de mai: mais ils avaient une parure, non moins belle dans son genre; ils étaient en blanc, et en blanc argenté depuis le tronc jusqu’au bout de la plus petite branche. La neige durcie et le givre avaient caché les vilains grands bras noirs que montrent les arbres, en hiver, sous des bracelets de diamants et de perles et des écharpes de gaze ou de brocard d’argent. Chaque avenue de la promenade ressemblait à la galerie du palais de cristal d’une fée.

Marie et mademoiselle Eugénie, son institutrice, n’admiraient, au reste, ces beautés qu’en allant à grands pas, car l’air devenait de plus en plus vif. On eût dit, en voyant la jeune fille marcher ou plutôt bondir, que c’était un oiseau qui essayait ses ailes. Elle se hâtait ainsi pour se réchauffer, mais aussi pour arriver plus vite à Chaillot, où elle allait chercher son frère Paul, afin de compléter la réunion d’enfants qui devait, le soir, égayer le salon de madame d’Orcel, la mère de Paul et de Marie.

Ce fut bien une autre joie quand le maître de la pension de Chaillot eut donné la clef des champs à son studieux mais pétulant écolier. Les rares passants, qui grelottaient en descendant les Champs-Élysées, s’arrêtaient, malgré la bise, pour contempler en souriant le frère et la sœur. Marie et Paul avaient l’air de tant s’aimer et d’être si heureux ensemble, que les voir faisait du bien au cœur! Il n’y a rien de si bon qu’un frère et une sœur qui s’aiment bien.

Il était fort divertissant d’entendre la douce voix de Marie raconter, avec une volubilité pleine de joie, les plaisirs futurs de la soirée, ou les visites que sa mère avait reçues durant la semaine. Elle ne dissimulait rien non plus des réprimandes et des punitions que mademoiselle Eugénie avait été contrainte de lui infliger, mais ces aveux, faits si naïvement, étaient autant de demandes de pardon accueillies de bon cœur par l’institutrice.

«Moi, j’ai eu deux cents vers à copier.—Le maître m’a mis deux fois en retenue pendant les récréations,» riposta Paul, répondant dignement à la confiance de Marie; mais, pour que la petite espiègle ne le grondât pas, il lui montra bien vite le billet de contentement du maître qui attestait que, malgré ses espiègleries, il avait été le premier de sa classe.

«Que mon père et ma mère vont être contents!» s’écrièrent alors à l’envi le frère et la sœur; et ils se mirent à marcher si vite, que mademoiselle Eugénie était obligée, à chaque instant, de modérer l’élan de ses compagnons de route.

Ainsi courant, ainsi marchant, ainsi riant de bon cœur, ils étaient arrivés à la hauteur du palais de l’Élysée, quand tout à coup leurs pas s’arrêtèrent court, leurs rires cessèrent, leurs yeux, tout à l’heure si animés, prirent une expression de tristesse. C’est qu’une voix douloureuse venait de frapper leurs oreilles, une voix désolée, lamentable, qui donnait le frisson, rien qu’à l’entendre, tant elle tremblait en sortant d’une pauvre poitrine pénétrée de froid:

«Pour l’amour de Dieu, mes bonnes âmes, donnez quelque chose à une malheureuse mère de deux enfants. Elle n’a pas de pain pour les nourrir, pas de bois pour les réchauffer. Quelque chose, pour l’amour de Dieu!»

En effet, la mendiante, assise sur le bord d’un fossé, tenait entre ses genoux, sur son cœur, un petit garçon, une petite fille, tous les deux violets, tous deux grelottants, car leur mère avait trop froid elle-même pour que son corps pût les ranimer.

C’est ce spectacle et la prière lamentable de la pauvre femme qui avaient saisi, au milieu de leur joie, Marie et Paul, et changé soudain leur bonheur en tristesse.

«Mon Dieu! dit mademoiselle Eugénie à ces deux enfants, j’ai laissé ma bourse à la maison! Que je suis malheureuse!

—Et moi donc, mademoiselle, ajouta Marie, je n’ai rien non plus. Mais viens, viens, mon frère. Allons vite, et nous demanderons la permission de revenir avec le domestique pour donner, à cette pauvre femme, mes deux pièces d’or. Elle aura de quoi acheter du bois, des vêtements chauds. Allons, courons.

—Si je n’avais pas mangé ma semaine à la dernière promenade! dit, à son tour, tristement Paul; mais c’est égal, j’ai aussi mes deux pièces d’or à la maison, et puis on va me donner quelque chose pour mon billet de contentement. Nous porterons tout à cette pauvre femme. Courons!

—Soyez tranquille! soyez tranquille! bonne mère! dirent à l’envi Marie et Paul à la mendiante, nous vous donnerons bientôt tout ce que nous pourrons. Allons vite!»

Cette fois, mademoiselle Eugénie ne chercha plus à tempérer l’ardeur de ses charitables compagnons, et au bout d’un quart d’heure, elle était arrivée avec eux à l’hôtel de la rue Royale. Les premiers mots que dit Marie en entrant dans le salon, où le foyer flambait magnifiquement, furent dignes de la charité dont elle venait d’être émue:

«Qu’il fait bon ici! C’est mal de se chauffer et d’avoir un si bon feu quand cette pauvre femme et ses deux enfants meurent de froid là-bas.

—Eh bien! il faut vite lui porter notre argent, répondit Paul; mais, avant tout, je vais montrer à mon père et à ma mère mon billet de contentement. J’aurai, bien sûr, ensuite plus encore à donner.»

M. et madame d’Orcel étaient absents. Paul et Marie les attendirent au coin du feu en causant de tous les petits événements, soit de la maison, soit du pensionnat, avec bien plus d’action encore qu’au milieu des Champs-Élysées. C’est alors que se révélèrent les petites malices faites par l’écolier et l’écolière à l’institutrice ou au professeur de sixième; ces espiègleries faisaient rire de bon cœur le petit couple, et cependant ce sont là des manques de respect, qui ne pourraient qu’avoir de mauvais résultats pour l’avenir, s’ils n’étaient réprimés de bonne heure; et mademoiselle Eugénie se chargea de les reprocher à Paul, car elle entendait leur conversation de la chambre voisine, où elle s’habillait à la hâte pour aller passer son dimanche près de sa mère. Cette manière de célébrer le jour du Seigneur devait être agréable au ciel.

Enfin, M. et madame d’Orcel rentrèrent, et leurs deux enfants de courir au-devant d’eux: «Mon père! ma mère!—J’ai été le premier...—Voulez-vous nous permettre de sortir pour...—Voilà mon billet de contentement!...—Nous voudrions donner à une malheureuse femme...»

Marie allait terminer sa demande charitable, et, certes, elle eût été admise avec empressement, lorsqu’un violent coup de sonnette lui coupa la parole:

«Je parie! que c’est ma cousine Emma.

—Et mon cousin Jules!»

Et tout en s’écriant ainsi, ils coururent dans l’antichambre. Ils avaient bien deviné: c’étaient le cousin et la cousine. «Bonjour, Jules.—Bonjour, Emma.—Bonjour, Paul.—Bonjour, Marie!» Les quatre salutations partirent à la fois comme les gazouillements d’une nichée de pinsons: puis les embrassades de se succéder, et puis encore les histoires du collège de Paul, de celui de Jules.

Mademoiselle Eugénie, prête pour sortir, vint dire adieu à madame d’Orcel, et sortit, non sans remarquer tout bas l’ardeur avec laquelle les enfants s’amusaient au lieu de penser à l’aumône qu’ils avaient promise.

«Montre-moi donc le mouchoir que tu brodes, Emma! disait Marie.—Et ton fichu, où est-il? répondit Emma.—Nous allons travailler à notre beau cerf-volant; n’est-ce pas?» Et Paul et Jules se disposaient à passer dans une petite chambre où le magnifique cerf-volant était en construction, quand Marie courant à son frère:

«Mais cette pauvre femme qui a froid là-bas, il faut y courir bien vite.—J’ai mis mes deux pièces d’or dans ma poche: allons demander la permission de sortir: le domestique nous conduira.

—Oh! je me dépêche, ma sœur!... Une idée! si l’on nous permettait d’emmener Jules et Emma...

—C’est cela!» répondit avec joie Marie; et Paul sortit pour chercher sa petite bourse, obtenir la permission de ses parents, et partir; mais il fallait, pour cela, passer devant le cerf-volant. On le regarda, on en parla, et, bref, on oublia tout pour se mettre à y coller des soleils et des lunes en papier d’or ou d’argent; Paul, il faut lui rendre cette justice, s’arrêta bien tout court au milieu de cet important travail pour s’écrier: «Ah! mon Dieu! Et cette pauvre femme qui a si froid!

—Nous avons le temps, nous avons le temps, finissons cela,» lui répondit Jules. Il ne savait donc pas qu’on ne doit jamais rien retarder, surtout l’aumône, et que tard donner, c’est refuser.

«Voilà deux heures qui sonnent. Nous avons encore le temps,» c’est ce que, de son côté, se disait Marie, occupée de ses broderies avec sa petite cousine. Cependant la mendiante et ses enfants transis ne cessaient de passer et repasser dans sa mémoire et devant ses yeux, comme des remords: «Allons décidément, il faut partir,» dit-elle; et elle s’élançait vers sa mère pour présenter sa requête charitable quand... drelin! drelin! drelin! din!

La sonnette de carillonner de plus belle. C’était une foule de petites amies, de camarades, et il est bien entendu qu’il fallut recommencer les bonjours, les embrassades, les conversations, revoir les broderies, le cerf-volant, et puis, parmi les nouveaux-venus, il y avait un habile dessinateur, un petit Raphaël en herbe. Il apportait son album; on l’ouvrit, et une fois ouvert, on ne le ferma plus, on le regarda, on le regarda encore, on le feuilleta, on l’admira tant et si longtemps que Marie et Paul ne s’aperçurent qu’il était tard qu’en voyant les lampes arriver pour remplacer le jour.

Ah! c’est alors qu’ils songèrent bien sérieusement à la pauvre mendiante, alors seulement qu’il n’y avait plus moyen de voler à son secours. Comment aller, par la nuit, au milieu des Champs-Élysées? et puis, d’ailleurs, la malheureuse n’y devait plus être; elle s’en était retournée dans son galetas glacé. «Avait-elle un abri même?» c’est ce que se disaient, ce que se demandaient tout bas Paul et Marie, à part, l’un de l’autre, car ils n’osaient se parler de leur oubli qui était une bien mauvaise action.

Sur ces entrefaites, d’autres compagnes, d’autres petits amis arrivèrent, puis vingt convives de dix à douze ans prirent place autour d’une table abondamment et surtout délicatement servie. Les ordinaires des pensionnats et des collèges faisaient de ce dîner un banquet royal. Force confitures, force gâteaux, force meringues étaient là pour satisfaire la friandise de nos hôtes joyeux. On n’entendait qu’un rire d’un bout de la table à l’autre, et si deux visages tristes venaient à faire ombre au tableau, c’étaient ceux de Marie et de Paul, sur lesquels passait, comme un nuage, un bien vilain souvenir.

Cependant le dessert ne fit qu’ajouter à la joie de nos petits gourmands, la gaîté devint de plus en plus communicative, et lorsqu’on quitta la table, on ne pensait plus qu’à se divertir: on était d’ailleurs à peine rentré dans le salon depuis un quart d’heure, qu’on annonça un célèbre physicien, élève de M. Comte, appelé par madame d’Orcel pour donner à son petit monde une représentation de fantasmagorie et de chambre obscure.

Dire quelle joie, quels battements de mains accueillirent ce plaisir inattendu, je ne saurais le faire dignement. Avec quel empressement ne disposa-t-on pas le fond du salon pour y tendre un drap, et les siéges en demi-cercle devant cette toile blanche sur laquelle allaient apparaître de si belles choses.

Bientôt les bougies s’éteignirent, et au fond du salon apparurent de petites figures noires qui dansaient, et qui grandissaient à chacun de leurs pas, au point de toucher le plafond avec leurs têtes, puis elles se rapetissaient et devenaient insensiblement des nains. Ensuite vinrent à voleter des papillons, des fantômes ailés qui, s’étant tout à coup élancés de la toile sur les spectateurs au milieu desquels ils planaient, firent succéder aux éclats de joie des cris de terreur.

Mais quel enchantement! Tout disparaît pour faire place au tableau le plus magnifiquement éclairé! C’est le temple de la Mecque illuminé dans la plus solennelle des nuits du pèlerinage: «Voyez ensuite, dit à son auditoire émerveillé le démonstrateur, voyez la procession de la Fête-Dieu dans la grande rue de Madrid! Voyez comme tout le monde est à genoux, et comme le dais est éclatant! Ne semblerait-il pas voir tomber, de toutes les fenêtres, des feuilles de rose naturelles?

—Et ici,—le tableau avait changé en un clin d’œil,—ici, ne croirait-on pas que c’est de la neige? Vous voyez, messieurs et mesdemoiselles, le magnifique palais des rois de Perse à Ispahan. Le roi, un jour d’hiver, y rentrant après avoir parcouru la ville avec ses grands officiers, remarque cette sentinelle qui tremble à la porte principale, tant il fait grand froid: «Prends courage, soldat, lui dit le roi, je vais t’envoyer le manteau fourré que je porte, pour te réchauffer pendant ta faction...»

Heureusement pour Paul et Marie qu’il faisait tout à fait obscur à la place qu’ils occupaient, car on les aurait vus rougir, et vous devinez que c’est en pensant à la malheureuse mendiante: ce fut bien autre chose quand le physicien continua:

«Le factionnaire était bien content, et il eut moins froid, en attendant l’effet de la promesse du roi; mais celui-ci, une fois rentré dans ses appartements bien chauds au milieu de ses cassolettes de parfums, écouta les chants des esclaves, les regarda danser; il se divertit enfin et oublia le malheureux soldat que l’on trouva à son poste, mais immobile, glacé, mort.»

Que ce mot porta un coup terrible au cœur de Marie et de Paul! «Mort!—Mon Dieu! si cette pauvre femme était morte!» Le frère et la sœur étaient si épouvantés, qu’ils n’osaient se communiquer cette pensée affreuse: le spectacle n’eut plus de charme pour eux, et lorsque, le physicien une fois parti, les bougies rentrées, le lustre allumé, le piano donna le signal de la première contredanse, Marie refusa tout d’abord dix cavaliers, et Paul ne fit pas la moindre invitation à aucune des danseuses.

«Pourquoi ne dansez-vous pas, mes enfants? qu’avez-vous donc?» leur dit madame d’Orcel. Marie et Paul n’osant lui avouer la cause de leur tristesse, le frère invita, la sœur accepta pour la contredanse, mais ce ne fut pas de bon cœur; on ne les voyait point gambader comme les autres, et ainsi qu’ils faisaient d’ordinaire.

«Est-ce que vous êtes malades, mes amis? leur dit leur père après la contredanse.—Non.—Non, mon père,» répondirent-ils. Ils montaient, car c’est être malade que d’avoir une mauvaise action sur la conscience, et ils y pensèrent bien plus cruellement encore quand le domestique leur présenta le plateau chargé de glaces. «Des glaces!» Alors que leurs petits amis les savouraient avec joie, ils en eurent horreur comme de la pensée du froid qui avait peut-être tué la malheureuse femme. «Ne faites jamais le mal, car, pour vous le rappeler, mes petits amis, le remords prendrait toutes les formes.»

Le bal se termina de bonne heure. Bientôt Marie et Paul restèrent seuls avec leurs parents, et mademoiselle Eugénie, étant rentrée, fit remarquer à sa jeune élève qu’il était temps de se coucher, car il était onze heures.

«Ma mère, dit alors Marie à madame d’Orcel, permets-tu que je reconduise demain matin mon frère à sa pension?

—Sans doute, si mademoiselle Eugénie veut t’accompagner.» L’institutrice ayant consenti, Marie témoigna moins de tristesse: «Vois-tu, Paul, lui dit-elle tout bas, nous la retrouverons bien sûr; car le bon Dieu aura eu pitié d’elle et de nous!»

La nuit eut un moins bon sommeil que d’ordinaire pour Marie et Paul; ils furent par conséquent réveillés de bonne heure, levés de même; et la pendule du salon ayant frappé neuf coups, le frère prit son chapeau, la sœur de même; tous les deux embrassèrent M. et madame d’Orcel, et mademoiselle Eugénie, les ayant à sa droite et à sa gauche, se mit en route par un froid aussi vif au moins que celui de la veille.

Nous venons de dire que nos deux enfants marchaient chacun d’un côté de l’institutrice; mais il faut remarquer que souvent ils quittaient leur place pour se réunir, se parler bas, se montrer chacun leurs deux pièces d’or: et plus on approchait de l’Élysée, plus leur anxiété devenait grande.

«La vois-tu? disait tout bas Marie à Paul.—Non, je ne la vois pas encore.—Ni moi. C’est que nous sommes trop loin.—Pourtant voilà bien le mur qui était à droite, et le fossé dans lequel elle était assise, je te l’assure, Paul.—C’est vrai, tu as raison, ma sœur.—Et elle n’y est pas!—Elle n’y est plus!»

Mademoiselle Eugénie avait bien deviné l’objet des mystérieux colloques de ces enfants, mais elle ne faisait pas semblant de s’en apercevoir: cependant les deux dernières exclamations ayant été faites à voix haute, et adressées à elle, en quelque sorte, elle répondit:

«La pauvre femme d’hier? c’est vrai, elle n’y est plus.

—Est-ce qu’elle est morte, mademoiselle? Et nous qui lui apportions toutes nos épargnes!

—Comment, reprit l’institutrice d’un air très-étonné, vous lui aviez promis de la venir soulager au plus tôt, et vous ne lui avez pas tenu parole? C’est mal! Elle comptait sur vous, la malheureuse...

—Et si elle était morte, mademoiselle! O mon Dieu!» Et les pauvres enfants tombèrent agenouillés et les mains jointes. Mademoiselle Eugénie en fut touchée. «Relevez-vous, dit-elle; cette femme n’est pas morte; on est venu à son secours, et elle est aujourd’hui à se chauffer dans son grenier.»

On devine que c’est l’institutrice qui, comptant fort peu sur la mémoire des enfants, si occupés de leurs jeux, était revenue trouver la mendiante. Elle voulut voir le galetas qu’elle habitait, et lui donna sur-le-champ de quoi vivre à l’abri et au coin du feu pendant des jours si rudes. Marie et Paul prièrent en grâce mademoiselle Eugénie de les conduire chez la pauvre femme; l’institutrice les y mena: et Paul et Marie, priant la malheureuse de leur pardonner leur oubli de la veille, lui remirent chacun leurs deux pièces d’or, plus ce que M. d’Orcel avait donné en échange du billet de contentement. Ensuite ils commencèrent, légers et joyeux, leur route vers Chaillot, en se disant à chaque pas: «Oh! que nous avons eu peur!»

—Et fort heureusement, leur répéta la bonne institutrice, c’est pour la peur que vous en avez été quittes. Rappelez-vous donc bien, à l’avenir, qu’il ne faut jamais remettre un seul instant à faire le bien, et que TARD DONNER, C’EST REFUSER.


L’ABBÉ GAULTIER.
PAR M. H. BURAT DE GURGY.

Ce n’est point de l’enfance d’un homme illustre que nous allons vous entretenir ici; celui dont nous avons inscrit le nom en tête de ces pages fut un des bienfaiteurs de la jeunesse qui méritent d’être le plus sincèrement bénis par elle.

Alouisius-Édouard-Camille Gaultier naquit en Italie vers le milieu de l’année 1755. La douceur de son esprit et sa patience, souvent éprouvée, devaient lui faire reporter tous les fruits de ses laborieuses études sur l’enfance, cette portion si intéressante de la société. Les enfants furent donc l’objet de ses affections les plus vives et les plus intimes. Pour se mettre à leur portée, dans ses entretiens si précieux, il oublia son âge pour redevenir aussi jeune que ses auditeurs.

Alouisius fut sacré prêtre à Rome. Une fois revêtu de ce saint caractère, il quitta l’Italie et vint en France, pays de sa famille entière, qu’il voulait adopter aussi pour patrie.

Après avoir mûrement examiné tous les ouvrages élémentaires en usage alors pour l’instruction publique, il demeura convaincu de la nécessité de méthodes nouvelles; il vit l’aridité avec laquelle la science était présentée; il remarqua aussi que, malgré toute leur bonne volonté, leur attention et leurs larmes, les enfants parvenaient difficilement à retenir des préceptes exposés sous une forme trop sèche, ou trop savante. En effet, la plupart des écrivains qui avaient composé ces livres avaient oublié qu’ils parlaient à des enfants ignorant encore toute chose, et qu’avant de leur présenter les lois d’une langue, ou les règles d’une science, il fallait leur enseigner d’abord à épeler dans cet idiôme inconnu pour eux.

La Révolution de 89 vint interrompre l’abbé Gaultier dans son entreprise généreuse: son titre de prêtre suffisait alors pour mettre sa vie en danger. Il fut donc forcé de quitter le sol inhospitalier de cette France qu’il avait dotée de tous les bienfaits de son cœur et de son érudition.

Cet homme vénérable se réfugia en Hollande; mais ce pays n’était pas en une voie de progrès susceptible de favoriser son penchant inné pour la vulgarisation de l’étude; il l’abandonna bientôt pour l’Angleterre. Londres fut appelée à voir la plus belle page de la vie d’Alouisius; il accomplit dans cette ville une de ces nobles actions qui n’apparaissent que de loin en loin comme de brillants météores, et qui suffisent pour faire agenouiller la postérité devant la mémoire d’un homme.

Les troubles qui agitaient la France à cette époque avaient chassé un grand nombre de familles, qui n’avaient pu trouver leur salut que dans une émigration douloureuse. Londres donnait asile à un grand nombre de ces malheureux proscrits, errants et sans ressources. L’abbé Gaultier ne put voir, sans en avoir le cœur brisé, tous ces enfants naguère élevés dans le luxe et l’opulence, dépouillés tout à coup des soins les plus nécessaires: de l’éducation surtout, cette nourriture intellectuelle, aussi indispensable que celle du corps.

Frappé des terribles conséquences d’une telle infortune, il se hâta d’ouvrir un lycée où tous les enfants d’émigrés furent reçus gratuitement. Cet établissement fondé par le respectable instituteur fut bientôt rempli de disciples qui l’aimaient comme un père. Cependant, le calme étant revenu en France, il songea bientôt à rentrer dans Paris. Ce projet exécuté, son premier soin fut d’ouvrir des cours, où il initia de jeunes professeurs à sa méthode.

L’abbé Gaultier doit être considéré comme le véritable auteur de l’enseignement mutuel, et c’est à une circonstance assez singulière qu’il en dut la première application. Un jour, les professeurs qu’il avait instruits avec tant de désintéressement, fatigués de ne retirer qu’une faible rétribution de leurs travaux, et cédant à un mouvement d’ingratitude impardonnable, l’abandonnèrent spontanément au milieu même de la leçon. Alouisius, voulant éviter le scandale que causerait la publicité d’un tel fait, ne perdit pas son sang-froid habituel; il imagina incontinent un moyen d’où est venu sans doute l’usage des moniteurs. Il choisit les plus distingués d’entre ses élèves, les mit à la tête de petites divisions qu’ils étaient chargés de surveiller, et ses cours continuèrent avec autant de calme et de régularité que lorsqu’il était secondé par ses collaborateurs.

Dès ce jour, enchanté du succès qu’il venait d’obtenir, il ne voulut plus avoir d’autres auxiliaires que ses propres élèves.

Modeste, malgré le talent que tout le monde se plaisait à admirer en lui, l’abbé Gaultier se défiait de son propre jugement. Voulant s’appuyer de l’expérience des autres, il fit un nouveau voyage à Londres en 1814. Là, il passa toutes ses journées à étudier la manière dont on dirigeait l’instruction primaire, par rapport à l’enseignement mutuel. Chaque jour, chaque heure, chaque minute étaient pour lui l’occasion d’une précieuse découverte. Il parcourut toutes les écoles, interrogea un grand nombre d’élèves, et, quand il se sentit assez riche de tant d’observations recueillies, il revint parmi nous les mettre en pratique, en doter la jeunesse.

A l’époque de son retour, Carnot était ministre. L’abbé Gaultier entama des relations avec ce savant, lui expliqua sa théorie, et lui en démontra les avantages en s’appuyant sur des preuves authentiques.

Infatigable dans sa noble entreprise, il réunissait, une fois par semaine, les moniteurs des écoles mutuelles qui se faisaient remarquer par une aptitude soutenue, par une intelligence précoce. Il les initiait à des connaissances plus étendues que celles qui leur étaient offertes dans les établissements publics. Il leur parlait toujours avec cette bonté qui sut rendre aimable jusqu’à la morale la plus sévère, et présenter la leçon sous les apparences d’un délassement.

Malgré tout le temps qu’il consacrait à ces cours, il sut prendre encore sur ses veilles pour écrire une vingtaine d’ouvrages qui tous ont joui d’un succès immense.

Un jour, comme un ami lui disait que sa vie devait être triste, passée qu’elle était toujours avec des enfants qui souvent ne pouvaient comprendre tous les sacrifices dont ils étaient l’objet, les peines qu’ils lui coûtaient, il se contenta de répondre avec douceur: «Croyez-moi, il y a plus à apprendre qu’on ne le croit dans les relations suivies avec l’enfance.»

Le cœur de cet homme fut un trésor de bienfaisance et de noblesse; son existence s’épuisa à faire le bien; jamais une pensée d’égoïsme ne vint troubler cette âme calme et généreuse; il nous suffira de citer un mot du cardinal de Beausset, qui résume tous les éloges que l’on puisse accorder à la mémoire de l’abbé Gaultier: «C’est, disait ce vénérable prélat, la vie la plus respectable que je connaisse!»

Vers le milieu de l’année 1818, le gouvernement sentit la nécessité de s’attacher définitivement un homme aussi précieux; il fut donc élu vice-président de la société pour l’instruction élémentaire: institution à laquelle sont dus les progrès qu’a faits, depuis vingt ans, l’éducation publique.

Par malheur, cette société ne jouit pas longtemps des lumières de l’abbé Gaultier, car il mourut le 17 septembre de la même année en prononçant ces paroles admirables: «Je meurs à soixante-trois ans, et je n’ai pas accompli tout le bien que j’avais rêvé!»

Qu’il dorme en paix dans la tombe, ce noble vieillard; sa vie fut dignement remplie, et son nom restera gravé dans le cœur de tous ceux sur qui ont rejailli ses bienfaits! Et le nombre en est grand, car vous tous, mes jeunes amis, vous lui devez, sans vous en douter peut-être, une reconnaissance éternelle.

UN MAUVAIS NUMÉRO,
Histoire d’hier.
PAR M. GUSTAVE DES ESSARDS.

Frère et sœur.

Entre toutes les rues noires, sales et tortueuses, qui serpentent au milieu du quartier Saint-Martin, il en est une plus sale et plus tortueuse que les autres: la rue du Petit-Hurleur, espèce de cloaque infect, dont les pavés, toujours couverts d’une boue noire, ne voient jamais le jour. Les maisons, séparées seulement de quelques pieds, y sont mal construites et les murs lézardés; leur intérieur répond d’ailleurs parfaitement à l’aspect du dehors. Une porte basse, étroite, forme l’entrée d’un escalier à peine éclairé; une corde retenue par des anneaux de fer, scellés çà et là dans la muraille, sert de rampe à cette échelle. Les chambres de ces maisons ont enfin quelque chose de triste et de sombre qui serre le cœur. Les rayons du soleil n’y pénètrent jamais; l’air qu’on y respire est lourd, pesant, méphytique.

Cette rue est habitée cependant par une population nombreuse. Ce sont en général de pauvres ouvriers qui travaillent à faire des boutons, des cartons, et autres ouvrages de même nature. Des familles entières, composées quelquefois de huit ou dix personnes, sont entassées dans ces chambres, où elles luttent, par leur travail, avec la misère. Oh! c’est un horrible spectacle que celui-là. Il faut avoir cette force que donne la religion, ce courage qu’inspire la vertu, pour oser pénétrer dans ces tristes réduits.

En 1837, une des maisons de la rue du Petit-Hurleur fut achetée par un fabricant retiré des affaires avec une grande fortune. Son premier soin fut de faire quelques réparations à sa nouvelle propriété. Les murs sales et noirs se couvrirent d’une couche blanche, la porte fut repeinte à neuf; l’escalier reçut plus de jour, au moyen d’une fenêtre ouverte sur la cour; les chambres virent leurs murs ornés de papiers, les plafonds blanchis, et les feuilles de papier huilé qui servaient de carreaux, remplacées par des vitres.

Tout prit enfin dans cette maison un air inaccoutumé de bonheur et d’aisance. D’honnêtes artisans, de laborieux ouvriers vinrent occuper les quatre premiers étages: le cinquième, composé de trois petites mansardes, restait seul vacant.

Mais un jour, une charrette à bras s’arrêta devant la porte; elle renfermait un mobilier en bois de noyer, propre et luisant, qu’on plaça dans deux chambres inoccupées. Un jeune homme de dix-neuf ans environ, et une jeune fille de quinze vinrent s’y installer. Au bout de quelques jours, on put voir sur leur porte un morceau de carton entouré de raies noires tracées au pinceau, sur lequel on lisait ces mots: Mademoiselle Louise, fleuriste.

Louise Duval se levait avec le jour, faisait son ménage, puis descendait chercher son lait; et, quelques instants après, on l’entendait frapper à la porte de la chambre voisine; c’est alors que Jules Duval entrait chez elle. Le frère et la sœur déjeunaient rapidement; celui-ci partait pour se rendre à l’atelier de son maître, peintre décorateur. Toute la journée, Louise travaillait à faire des fleurs, jusqu’à ce qu’elle entendît sonner six heures à l’horloge voisine: c’était l’heure du dîner, celle à laquelle rentrait constamment son frère.

Après le repas, Louise préparait, à la lumière, ses fleurs pour le lendemain, tandis que Jules dessinait, ou faisait à haute voix quelque lecture intéressante.

Il y avait tant d’ordre dans ce petit ménage, que cela seul suffisait pour qu’on s’intéressât à lui. D’ailleurs le travail du frère et de la sœur satisfaisait à leurs besoins; ils faisaient même quelques économies; en un mot, ils semblaient heureux de leur position; et cependant quelques larmes étaient souvent échangées entre Louise et Jules, en souvenir du passé. Voici pourquoi:

M. Duval, le père de ces deux jeunes gens, avait été l’un de ces soldats qui partagèrent les périls et la gloire de l’empereur. Criblé de blessures, épuisé par de longues fatigues, ce brave était mort en laissant sa femme, seule avec deux enfants en bas-âge. Madame Duval, sans autre moyen d’existence que sa chétive pension de veuve, travailla avec un courage admirable, pour parvenir à donner quelque éducation à ses enfants; mais elle eut le regret de ne pouvoir jouir de son œuvre. La fatigue, le chagrin avaient ruiné sa santé; elle mourut donc en recommandant à ses enfants de se conduire avec probité et de chercher leur bonheur dans le travail.

Jules avait alors dix-neuf ans, et sa sœur, quinze. Pauvres enfants! seuls, sans famille, sans amis, ne possédant rien au monde que le mobilier de leur mère et une petite somme d’argent qu’elle avait amassée à grand peine, ils vinrent demeurer dans les deux petites mansardes de la rue du Petit-Hurleur, où nous les avons vus arriver.

II.
Un voisin.

Un jour que Louise était occupée à faire des fleurs, elle entendit un grand bruit dans l’escalier. Craignant qu’il ne fût arrivé un accident fâcheux à quelqu’un de la maison, elle ouvrit sa porte. Un commissionnaire montait l’escalier avec plusieurs meubles délabrés, qu’il alla placer dans la troisième chambre du cinquième étage, auprès de celle de Jules. La jeune fille reprit son travail, sans plus songer à cette circonstance.

Le soir, quand Jules rentra pour dîner, elle lui dit: «Nous avons un voisin, mon frère.—Ah! quel est-il?—Je l’ignore, mais il a l’air encore plus pauvre que nous.—C’est difficile.—Tu te plains toujours, dit Louise en souriant.—Oh! c’est pour toi que je parle, car moi, je serai toujours assez riche quand tu seras heureuse; oui, je voudrais te voir dans une belle chambre avec des glaces.—Mais j’en ai, reprit la jeune fille en montrant un petit miroir attaché à la fenêtre.—Malheureusement, on ne peut y voir qu’un de ses yeux à la fois.—Comme les miens sont tous deux parfaitement semblables, quand j’en ai regardé un, c’est comme si j’avais vu l’autre.—Chut! fit Jules, j’entends notre voisin.»

En effet, dans la chambre du nouveau locataire, on essayait quelques études sur le violon. «C’est un musicien, dit Louise; eh bien, j’en suis ravie! j’aime tant la musique!—Il faut que tu l’aimes bien pour t’enthousiasmer ainsi, sans savoir ce que tu vas entendre,» reprit Jules en cherchant à distinguer les sons qui, en réalité, étaient purs et harmonieux.»

A cet instant, on entendit un bruit étrange dans la mansarde du musicien. «Il brise ses porcelaines, dit Jules en riant.»

A peine avait-il achevé ces mots, que l’on frappa à la porte de leur chambre. Jules alla ouvrir et se trouva vis-à-vis d’un jeune homme qui semblait fort embarrassé. Ses grands cheveux noirs encadraient une tête pleine d’expression, et faisaient ressortir la pâleur de ses traits; ses yeux bleus, pleins de tristesse, étaient entourés d’un cercle noir qui annonçait une grande souffrance.

«Pardon... monsieur... mon voisin, dit-il avec trouble.—Entrez, entrez, monsieur, répondit Jules.—Je vous demande pardon de venir ainsi vous déranger, mais j’ai eu la maladresse de renverser ma chandelle, et je me trouve sans lumière.» Il montra alors un bout de chandelle qu’il tenait à la main.

«Mais vous êtes blessé! s’écria Louise en voyant le sang qui coulait de son poignet.

—Oh! ce n’est rien! je me serai coupé en cherchant à ramasser ma chandelle.

—Venez, monsieur, reprit Louise, je vais entourer votre bras d’un linge.

—Merci, mademoiselle, merci; en vérité, je suis confus de vous causer tant de peine par ma maladresse.

—Oh! nous avons entendu tomber votre chandelier.

—Mon chandelier était une bouteille, dit le musicien en rougissant.

—C’est très-utile d’avoir des bouteilles dans un ménage, reprit Louise, qui avait pitié de la misère de son voisin. En voici une sur laquelle je pose toujours mon bonnet.»

Le musicien se retira, en remerciant avec effusion ses voisins du bon accueil qu’ils lui avaient fait.

«Pauvre jeune homme! comme il a l’air malheureux! dit Louise quand il fut parti.

—Ce garçon-là a cependant du talent.

—Si nous pouvions faire quelque chose pour lui?

—Est-ce que tu veux prendre des leçons de violon?

—Méchant! nous sommes moins pauvres que lui; c’est à nous de le secourir.

—C’est bien, ma sœur, ce que tu viens de dire là! c’est très-bien; notre mère t’aurait embrassée, si elle t’eût entendue... je vais la remplacer.»

Jules embrassa tendrement sa sœur. La soirée se passa à causer du pauvre voisin, qui jouait alors une ravissante mélodie. Son violon semblait exprimer la plainte déchirante du malheureux qui souffre... On entendait comme des cris, des sanglots qui serraient le cœur.

III.
L’enfant sans nom.

Au bout de quelques mois, il s’établit une sorte d’intimité entre les locataires du cinquième; ils se voyaient souvent. Lorsque Jules rentrait, après avoir passé la journée à son atelier, son voisin frappait à la porte de sa chambre, et venait partager son feu et sa chandelle. Alors, pour se rendre utile, il aidait Louise à faire ses fleurs. Parfois, il restait des soirées entières sans parler, et sa tristesse prenait un caractère plus sérieux qu’à l’ordinaire. S’il essayait de sourire, on voyait que son cœur se déchirait; mais aucune plainte ne s’échappait de sa bouche. D’autres fois, sa conversation était variée, instructive, intéressante.

Les deux jeunes gens le recevaient avec plaisir. Jamais ils ne lui adressaient de questions sur sa famille, sur sa position; ils ignoraient sa vie passée. Ils savaient seulement que la portière l’appelait M. Henri, et qu’il allait donner des leçons de violon dans quelques maisons.

Un soir, Henri resta chez lui quoiqu’il eût promis à Jules de venir les voir. Comme il ne paraissait pas, celui-ci fut le chercher pour le gronder. Quand il entra dans la chambre du pauvre jeune homme, il le vit, la tête appuyée dans ses mains, et les joues baignées de larmes. «Vous souffrez, mon ami, lui dit Jules; pourquoi donc ne venez-vous pas chez nous? c’est quand on est malheureux qu’on doit rechercher ses amis.

—Merci, Jules, merci de vos bonnes paroles... Elles relèvent mon pauvre cœur brisé par la souffrance; elles m’aident à supporter la vie. Sans vous, oh! je ne sais ce que je serais devenu.

—N’avez-vous pas une famille... des parents?

—Je suis seul au monde, Jules... Tenez, je sens le besoin de vous parler de mes malheurs; écoutez-moi donc, mon ami. Jusqu’ici, par une délicatesse de sentiment dont je vous remercie, vous ne m’avez adressé aucune question sur moi-même. Le courage me manquait, lorsque je voulais aborder ce sujet. Aujourd’hui, je vais le faire.

«J’avais dix ans, lorsque voyageant en poste avec ma mère, nous nous arrêtâmes dans un petit village, sur la frontière d’Allemagne. Un seul domestique se trouvait avec nous. Ma mère tomba malade en cet endroit, et, privée des ressources de l’art, elle succomba après quelques jours d’une horrible agonie.

»Le lendemain de sa mort, je partis avec notre domestique. Nous arrivâmes à Bade, et logeâmes dans l’un des plus beaux hôtels de cette ville. Le second jour, au lieu de me trouver dans mon lit, je me réveillai seul, mourant de froid, au milieu d’une grande place où les paysans passaient pour se rendre au marché.

»Vous concevez, Jules, quel fut mon effroi! moi, pauvre enfant de dix ans à peine, jeté ainsi dans cette ville, abandonné, livré à la misère, au dénuement le plus complet. Je crus rêver. Cependant, je cherchai à reconnaître l’hôtel que j’avais habité. Après bien des courses inutiles, je parvins à y arriver.

»Là, j’appris que mon domestique était parti avec la calèche de ma mère avec son or, ses bijoux, ses papiers, en disant qu’il m’avait placé dans une institution où je devais faire mes études.

»Ma douleur fut si vive, mon désespoir si grand, quoique je ne pusse cependant me rendre compte de l’importance du vol dont j’avais été victime, que les maîtres de l’hôtel, touchés de ma douleur, me recueillirent chez eux.

»Et longtemps ainsi j’ai vécu de leur charité. Souvent mon cœur se soulevait, ma fierté se réveillait. Oh! je souffrais bien, alors, car je sentais toute l’horreur de cette misère pour laquelle je n’étais pas né.

»La position de mes protecteurs les empêcha de songer à mon éducation; mais je compris qu’en m’instruisant, je pourrais m’élever au-dessus du malheur. Je travaillai avec courage, avec patience. Seul, sans appui, sans guide pour me diriger, je rencontrais à chaque pas des obstacles insurmontables. Alors, je tombais dans un découragement profond.

—Pauvre Henri, interrompit Jules avec émotion.

—Un événement bien simple exerça une singulière influence sur ma destinée. Un grand artiste, un musicien célèbre, le premier violon de l’Europe, arriva dans notre hôtel. Il venait à Bade suivre un traitement qui lui avait été prescrit par les médecins. Souvent je l’entendais jouer de cet instrument qui avait fait sa fortune et sa gloire; suspendu à ses accents, j’écoutais... Les sons, les notes, étaient comme autant de paroles qui entraient dans mon cœur et le ravissaient. Lorsqu’il exprimait la douleur, je pleurais; quand il était joyeux, je partageais son ivresse. Sa musique ouvrit mon âme à des impressions nouvelles. Je crus entendre en moi une voix intérieure qui me criait: Et toi aussi, tu seras un grand artiste!

»Vers cette époque, le maître de l’hôtel mourut. Sa femme vendit l’établissement, et se retira dans une petite campagne. Elle me donna une faible somme pour m’aider à vivre en attendant que j’eusse trouvé un emploi.

»Dominé par mes idées nouvelles, je me mis à étudier la musique. Je fis des progrès rapides, et je parvins même à pouvoir donner des leçons. Ma position commençait à s’améliorer, lorsque je me laissai entraîner par le désir de voir la France... la France... le pays de ma mère... le mien aussi! Je m’y sentais attiré par une puissance à laquelle je ne pouvais résister.

»Je partis, et vous m’avez vu arriver ici, seul, sans ressources, dénué de tout, mais heureux cependant, car je respire l’air de ma patrie... plus heureux encore, car j’y ai trouvé des amis.

—Oh oui! s’écria Jules avec transport, et maintenant, c’est entre nous à la vie, à la mort!»

IV.
La conscription.

Jules en rentrant chez sa sœur, lui raconta l’histoire d’Henri. La jeune fille en fut émue jusqu’aux larmes; à partir de ce jour, l’un et l’autre redoublèrent de soins pour leur voisin; ils semblaient vouloir remplacer cette famille qu’il n’avait pas connue, et lui faire oublier sa misère. Il s’établit entre eux une amitié véritable qui changea complètement leur existence. Ils vécurent ainsi pendant quelques mois, heureux et contents, oubliant le passé pour jouir du présent et penser à l’avenir, qui se présentait à eux sous de riantes couleurs.

Leur position s’était en effet beaucoup améliorée. Jules, par son travail, avait gagné la confiance de son maître, qui, voyant son zèle et son habileté, lui confiait des travaux importants. La réputation de Louise, comme fleuriste, s’était accrue aussi; chaque jour, elle recevait de nombreuses commandes. Enfin, il n’était pas jusqu’au pauvre artiste, qui ne se ressentît de cette chance favorable. Le nombre de ses élèves augmentait, et déjà l’on parlait dans le monde de son talent; mais hélas! le bonheur est comme un éclair qui passe brillant et rapide, ne laissant après lui qu’un souvenir. La destinée de l’homme est ainsi faite: c’est souvent lorsqu’il touche à la félicité, que le malheur s’acharne après lui avec plus de fureur.

Un jour, Jules, en rentrant, trouve sa sœur éplorée. «Tiens, mon ami,» lui dit-elle en montrant une feuille de papier timbré. Jules parcourut rapidement ce papier, et devint aussitôt pâle comme un linceul. C’était un avis du maire, qui le prévenait que le tirage au sort aurait lieu dans quelques jours.

«Oh! tu ne partiras pas! s’écria Louise, tu ne m’abandonneras pas!—Folle que tu es, dit Jules en essayant de sourire. Pourquoi perdre ainsi courage? tout le monde n’est pas soldat, et je puis avoir un bon numéro.—Mais si le sort ne te favorise pas?—Alors... alors... mais voici Henri.» Le musicien entra en ce moment.

«Eh bien! qu’est-ce donc qui vous arrive? vous semblez tristes.

—Oh! ce n’est rien, murmura Jules... ma sœur a des idées si singulières!

—Jules, c’est mal, vous souffrez et je ne partage pas votre douleur; mais à quoi sert donc l’amitié?

—Vous avez raison, Henri, dit Louise. Tenez, lisez, continua-t-elle en lui présentant le papier maudit.

—Et c’est pour cela que vous vous tourmentez, dit Henri après l’avoir lu. Attendez donc qu’il ait tiré au sort, pour vous désoler. Il en sera temps alors, mais maintenant, à quoi bon?

—Au fait, c’est vrai! n’y pensons plus,» reprit Jules.

Malgré cela, les jours qui s’écoulèrent jusqu’au moment fatal, se passèrent bien tristement. Henri s’efforçait de calmer les inquiétudes de ses amis.

Enfin, le jour du tirage arriva. L’heure du départ ayant sonné, les trois amis se dirigèrent vers l’Hôtel-de-Ville. Jules entra dans la salle où se trouvaient déjà réunis les jeunes gens qui devaient tirer au sort. Louise et Henri restèrent à la porte, attendant, inquiets et tremblants, qu’il sortît.

Au bout d’une heure qui leur parut un siècle, ils virent Jules qui, pâle et se soutenant à peine, s’avançait vers eux. Il leur montra la carte qu’il tenait à la main. C’était le numéro 20! Louise se jeta dans les bras de son frère, et leurs larmes se confondirent.

«Oh! tu ne partiras pas, lui dit-elle, tu ne peux pas me laisser ainsi! je n’ai que toi au monde... Mon frère, dis-le-moi, tu ne partiras pas.» Mais Jules ne répondait pas.

«Je le jure, s’écria Louise, tu ne seras pas soldat! j’irai trouver le roi; il est bon, il m’écoutera. Je me jetterai à ses pieds et lui dirai: Sire, j’ai un frère que j’aime plus que moi-même. C’est mon soutien, mon seul appui ici-bas. On veut le faire soldat, mais vous ne le voudrez pas, sire; voyez, il est faible, il est souffrant. Oh! pitié pour lui! pitié pour moi!»

Pendant quelques jours, une affreuse tristesse régna dans la maison de la rue du Petit-Hurleur. Louise travaillait nuit et jour. La pauvre enfant espérait gagner assez d’argent pour acheter un remplaçant à son frère, mais il fallait pour cela quatorze cents francs; et plus l’époque de son départ approchait, plus elle redoublait de zèle.

Henri semblait abandonner ses amis. C’est à peine s’il les voyait le soir, en rentrant. Huit jours avant le départ de Jules, le musicien entra dans la chambre de Louise pendant qu’elle était sortie. Il déposa sur la table une lettre cachetée et une clef. Puis en l’entendant monter l’escalier, il s’éloigna.

Louise et Jules entrèrent en même temps. «Tiens, une lettre! s’écria la jeune fille.—Comment se trouve-t-elle ici!—Et cette clef... mais c’est celle de la chambre d’Henri.»

Jules brisa le cachet, et une feuille de papier glissa de l’enveloppe; Louise la ramassa et l’ouvrit aussitôt.

«Mais c’est impossible... je rêve... dit-elle avec un transport de joie... je rêve.—Quoi donc?—Tu ne pars pas... tu restes...

—Voyons... explique-toi.—Tiens, lis, c’est un certificat de libération.—Pour qui?—Mais pour toi!»

Le frère et la sœur restèrent longtemps serrés dans les bras l’un de l’autre. La joie faisait couler leurs larmes, plus encore que leur douleur passée. «Oh! merci, mon Dieu! dit Louise en tombant à genoux.—Voyons quel est le génie mystérieux qui nous protége, reprit Jules, en ouvrant une petite lettre qui était restée dans l’enveloppe.—Ciel!—Qu’as-tu donc, mon frère?—C’est d’Henri.»

«Mes amis,

»J’étais seul au monde et je vous ai trouvés. Vous avez aimé le pauvre orphelin, sans fortune, sans parents, isolé sur cette terre où jamais il n’avait entendu un mot d’amitié. Vous lui avez fait oublier ses malheurs passés, à force de soins et d’affection. Oh! que notre vie était belle ainsi! comme le travail était facile, quand tous trois, assis à la même table, nous travaillions ensemble!

»Mais le ciel n’a pas voulu que notre bonheur durât plus longtemps. Un coup horrible nous a frappés! Seul, je dois supporter le malheur qui nous accable. J’ai tant souffert, je puis souffrir encore! vous resterez près de votre sœur, Jules... Louise, vous aurez près de vous votre frère; votre seul soutien dans ce monde ne vous sera pas ravi.

»Adieu... J’ai le cœur brisé, car je vous quitte... mais cependant je suis heureux, puisque je fais ainsi votre bonheur!

»Adieu encore, mes amis... Oh! gardez-moi une place dans votre souvenir, rappelez-vous notre vie d’autrefois... et si plus tard je reviens vers vous, soyez pour le pauvre soldat ce que vous avez été pour l’orphelin.

»Henri.

»P. S. Je vous recommande mon violon. Il a partagé ma misère, il m’a aidé à vivre. C’est un ami que je reverrai avec plaisir.»

V.
Le retour.

Dix années s’étaient écoulées depuis le sacrifice d’Henri. Jules et Louise ignoraient son sort. Pendant tout ce temps, il ne leur avait pas donné de ses nouvelles. Une fois seulement, une caisse était arrivée à leur adresse, rue du Petit-Hurleur. Elle contenait une écharpe, quelques étoffes d’Alger, un yatagan et des pistolets. Sur les premiers objets, on avait écrit: Pour Louise; sur les autres: Pour Jules.

Les deux jeunes gens comprirent quel était le mystérieux auteur de ce cadeau. Il apprirent par là qu’Henri était en Afrique; mais, comme ils ne savaient ni le numéro de son régiment, ni l’arme dans laquelle il servait, toutes les démarches qu’ils firent pour arriver à connaître sa position, demeurèrent infructueuses.

Peu après cet envoi, Louise et Jules quittèrent la rue du Petit-Hurleur. La jeune fleuriste était devenue à la mode, ses fleurs étaient recherchées par les femmes les plus élégantes. Elle avait pu, par suite de la vogue dont elle jouissait, économiser une somme assez importante. Jules, de son côté, était associé à son ancien maître, et faisait de grands bénéfices. Ils allèrent s’établir sur les boulevards, dans un petit magasin que Jules décora avec un goût charmant.

Bien souvent ils parlaient du pauvre soldat qui, par son généreux dévouement, avait fait leur bonheur. Alors ils faisaient des rêves pour l’avenir, et priaient le ciel d’exaucer leurs vœux.

Il y a quelques mois de cela, l’une des gloires de la France, le maréchal de Bellune venait de mourir. Son convoi passait sur les boulevards, suivi par une foule immense. Une partie de la garnison de Paris accompagnait à sa dernière demeure celui qui avait jadis conduit nos armées à la victoire. Chacun se découvrait devant le char funèbre traîné par quatre chevaux noirs. Les troupes le suivaient, marchant au son d’une musique funèbre.

Tous les regards se portaient vers un régiment dont les soldats avaient le teint bronzé. Il arrivait d’Afrique, et son drapeau déchiré par les balles attestait son courage et ses dangers.

Lorsque le convoi passa devant le magasin de Louise, celle-ci se mit à la porte pour mieux voir. Il y eut un moment d’arrêt.

A cet instant, le régiment d’Afrique se trouvait devant elle. La vue de ces figures noircies par le soleil fit une vive impression sur la jeune fille. Involontairement elle s’approcha de la chaussée, et ses regards parcoururent les rangs. Tout à coup elle vit un officier s’avancer vers elle. «Henri! s’écria-t-elle en se jetant dans les bras d’un capitaine.

—Louise! répondit celui-ci en la pressant sur son cœur. Enfin je vous revois! oh! j’ai cru que tout était fini pour moi! Je suis allé à votre ancienne demeure; vous l’aviez quittée, et personne ne savait où vous étiez.—Soyez béni, mon Dieu, vous nous l’avez conservé!»


Il y a quelques jours, on célébrait, à l’église des Petits-Pères, le mariage de mademoiselle Louise Duval avec M. Henri, capitaine d’infanterie.


Le premier Flibustier.

man standing up in small sail boat talking to men seated in boat
Lith. d’Artus rue du Petit Pont 18
 
Vive Dieu, mes amis, le butin n’en sera que plus riche, s’écrie-t-il.

Paris, Ve LOUIS JANET, Editeur du DIMANCHE des Enfants.


LE PREMIER FLIBUSTIER.
PAR M. H. D***.

La découverte du Nouveau-Monde par Christophe Colomb excita l’enthousiasme des Espagnols, et leur inspira la passion des voyages et des recherches aventureuses. De hardis navigateurs de cette nation firent voile en foule vers l’autre hémisphère, et, en peu d’années, l’Espagne se vit maîtresse de plus de pays que n’en embrasse l’Europe entière. Les noms de Fernand Cortez et de Pizarre sont devenus célèbres par les exploits qui signalèrent leur rapide conquête du Mexique et du Pérou; pourquoi faut-il que leur gloire ait été flétrie par les cruautés dont la cupidité les rendit coupables envers les habitants de ces contrées?

Ces naturels étaient simples et timides; la grandeur des vaisseaux les étonnait; le feu des mousquets et de l’artillerie leur causait de l’effroi: avec de la bonté et de la douceur, il eût été facile de gagner leur confiance, d’obtenir leur soumission; mais ces conquérants impitoyables préférèrent avoir recours à la perfidie, à l’extermination... Cependant les Espagnols jouissaient sans trouble, depuis environ un siècle, de leurs riches conquêtes; ils avaient oublié, au sein des plaisirs qu’elles leur procuraient, de quel prix elles avaient été payées... Mais les grands crimes restent rarement impunis.

Au commencement du dix-septième siècle, la ville de Dieppe vit naître dans ses murs un homme issu d’une famille obscure et pauvre, mais doué d’une intelligence et d’une énergie peu communes. Son nom était Pierre Legrand: il avait passé son enfance dans sa patrie; puis, poussé par un esprit aventureux, il en était parti, jeune encore, pour des climats lointains; enfin, après quelques expéditions heureuses, il avait fixé son séjour dans l’île de Saint-Christophe. Ceci se passait en 1535.

L’île de Saint-Christophe était alors habitée par des Français qui avaient formé là de petits établissements: les Espagnols ne purent souffrir un voisinage qui pouvait devenir redoutable. La colonie fut ravagée et détruite, ses vaisseaux pris, et l’entrée des ports de l’Amérique interdite à tous les étrangers.

En perdant sa fortune et ses espérances, Legrand sentit s’allumer dans son cœur une haine implacable contre les oppresseurs du Nouveau-Monde, et il résolut de recouvrer, par la force, les biens qu’il ne pouvait plus attendre de son industrie. Après avoir associé à ses projets quelques hommes, victimes comme lui de la tyrannie des Espagnols, il monta un petit bateau armé pour la course, et s’en alla naviguer près des côtes d’où partaient les riches expéditions destinées à l’Europe. Un frêle navire, quatre pièces de canon et vingt-huit hommes d’équipage, c’était là sans doute de bien faibles moyens pour voir couronner de succès sa téméraire entreprise; mais Legrand comptait sur son courage pour braver tous les dangers.

Cependant il tenait déjà la mer depuis plusieurs mois, sans avoir trouvé une seule occasion d’exercer sa vengeance: ses vivres étaient épuisés; sa barque faisait eau de toutes parts, et ses compagnons, dans la détresse, se livraient aux regrets les plus amers comme au découragement. L’équipage consterné ne savait plus quel parti prendre en cette affreuse conjoncture: tout à coup, alors qu’on se livrait au désespoir, un homme placé en observation au haut du mât, signale un navire à l’horizon. Cette nouvelle est accueillie par des cris de joie et d’espérance, et l’on ne songe plus qu’à se préparer au combat. Mais ce navire, qui, à la grande distance où il se trouvait d’abord, semblait un point à peine visible, se développe peu à peu en se rapprochant: bientôt on peut distinguer ses larges voiles, ses mâts élevés, ses nombreux sabords. Cette vue formidable ralentit l’ardeur de tous ces hommes, et fait chanceler leur courage; mais Legrand, dont l’énergie croît avec le danger, se hâte de les rassurer. «Vive Dieu! mes amis, le butin n’en sera que plus riche, s’écrie-t-il. Si chacun de vous me seconde, les Espagnols, quel que soit leur nombre ne résisteront pas à nos coups; nous nous rendrons maîtres de leur vaisseau.» Ces paroles raniment l’équipage, et tous font serment de vaincre ou de mourir avec leur capitaine.

L’audace ne suffisait pas pour exécuter un tel projet: la ruse et la prudence étaient non moins nécessaires. Il ordonna à une partie de ses gens de se tenir cachés jusqu’au moment de l’abordage, afin que les Espagnols n’eussent aucune défiance; puis, après avoir assigné à chacun son poste et son rôle dans l’attaque: «Cette journée, leur dit-il, va décider de notre sort: si le succès répond à nos espérances, nous posséderons bientôt plus de richesses que nous n’en avons perdu; mais si la fortune trahit notre courage, nous mettrons le feu aux poudres, et ferons sauter le vaisseau; nos ennemis, du moins, périront avec nous.» Tous jurèrent de suivre aveuglément ses ordres. Mais Legrand, qui n’osait se fier complètement à leurs promesses, voulut leur ôter tout espoir de retraite: il donna secrètement l’ordre à un matelot, dont le dévouement lui était connu, de rester le dernier sur le bateau, et de le couler à fond, dès que ses compagnons l’auraient quitté.

Cette proie, que le hasard leur envoyait, était certes bien digne de leurs vœux, car jamais plus beau navire n’avait sillonné les mers. Construit dans le port de Cadix, pour transporter dans l’ancien continent les trésors du nouveau, il avait reçu le nom de Gaditano, et devait à sa force autant qu’à sa légèreté le titre de vice-amiral des galions. En ce moment, il était chargé d’or, de marchandises, et un coup de vent venait de le séparer de sa flotte.

Bien armé, monté par un nombreux équipage, il voguait avec la sécurité la plus parfaite. Toutefois, un officier conçoit quelques soupçons; il va les confier au capitaine, qui s’empresse de monter sur le pont: mais, après avoir aperçu le bateau, il redescend bien vile, presque confus de s’être dérangé pour si peu de chose. Bientôt le même officier ne peut se défendre d’une nouvelle inquiétude, un secret pressentiment l’agite... «Capitaine, s’écrie-t-il en retournant près de lui, ce bâtiment qui se dirige sur nous me paraît suspect: je sais que notre vaisseau n’a rien à redouter d’un si faible ennemi, mais la prudence ajoute à la sûreté; permettez que j’ordonne quelques préparatifs de défense.»

«Disposez, lui répond ironiquement le capitaine, auquel un si sage conseil semble pusillanime; disposez quelques palans[3] pour pendre les audacieux qui oseraient monter sur mon bord.»

Cependant, le bateau, que pousse un vent favorable, suit toujours sa course rapide; déjà il est près d’accoster: aussitôt, chacun des flibustiers s’arme de deux pistolets, d’un poignard, et s’élance à l’abordage avec l’impétuosité de la foudre. Legrand, suivi de dix des plus déterminés des siens, vole à la chambre du capitaine, qu’il trouve occupé à jouer aux cartes; et, lui mettant le pistolet sur la gorge, il lui ordonne de se rendre. Pendant ce temps, ceux qui avaient pour mission de s’emparer des poudres et des munitions se portent à la Sainte-Barbe. Quant au matelot chargé de rester le dernier à son bord, il exécute fidèlement l’ordre qu’il a reçu: à peine ses compagnons ont-ils quitté le bateau, qu’il l’entr’ouvre avec une pince de fer qu’il tenait préparée: l’eau s’y précipite et l’engloutit en un instant.

Les Espagnols sont superstitieux: dès qu’ils voient s’abîmer sous les flots le bâtiment qui portait leurs intrépides ennemis, ils s’imaginent être attaqués par des démons. Dans leur stupéfaction, ils ne songent pas à se défendre, et se laissent conduire à fond de cale sans opposer la moindre résistance. Ce coup audacieux mit en la possession de Legrand un vaisseau de cinquante-quatre canons, rempli de vivres, de munitions et de richesses. Il se dirigea vers la côte pour y déposer, comme un fardeau inutile, la plupart des hommes qui le montaient, puis il fit voile pour la France.

Cette belle et riche capture fit grand bruit, et Legrand eut bientôt des imitateurs. On équipa des vaisseaux pour courir sur les Espagnols, et, à la première nouvelle de leurs succès, les hommes enthousiastes, qui n’avaient pour toute fortune que leur épée et leur courage, accoururent de tous les pays. Telle a été l’origine de cette association d’aventuriers si connus sous le nom de flibustiers, et qui fut, jusques vers la fin du dix-septième siècle, la terreur et le fléau des colonies espagnoles.

Ces pirates se sont rendus célèbres parmi ceux qui ont le plus affligé le monde par leurs crimes et leurs brigandages: braves jusqu’à l’audace, cruels jusqu’à la férocité, ils souillaient les actions les plus héroïques par les plus odieux forfaits.

Aussi indifférents à la vie qu’à la mort, ils passaient en un moment, et sans le moindre murmure, dans les conditions les plus opposées, tantôt maîtres, tantôt esclaves, tantôt riches, tantôt pauvres, sans se laisser jamais abattre par le malheur ou éblouir par la fortune; et, comme si tout dût être singulier chez ces hommes extraordinaires, ils ne craignaient pas d’invoquer Dieu avant de se livrer à leurs combats sanguinaires; et ils osaient le remercier même de leurs affreux succès.

Divisés par bandes peu nombreuses, mais soumis aux mêmes lois et commandés par des chefs animés de la même férocité, ils parcouraient les mers qui baignent le continent et les îles de l’Amérique, pillant tous les vaisseaux qu’ils rencontraient: si la proie était riche, le vaincu avait la vie sauve; dans le cas contraire, l’équipage était jeté à la mer sans pitié. Les vaisseaux venaient-ils à leur manquer, ils descendaient sur les côtes pour les ravager; rien n’échappait à leur fureur. Quand ils prenaient une ville, elle était livrée aux flammes, et les prisonniers qui ne pouvaient se racheter étaient impitoyablement massacrés... Tel fut le fléau qui vint inopinément punir les Espagnols des cruautés qu’ils avaient exercées dans le Nouveau-Monde; mais enfin, à leur tour, les flibustiers périrent victimes des naufrages, du climat ou des combats; et le petit nombre de ceux qui survécurent échangea une criminelle existence contre une vie honnête.


[3] Un palan est un assemblage de deux poulies, chacune avec leur cordage, qui sert, à bord des vaisseaux, à enlever les fardeaux.

TRÉSORS DE LA SCIENCE.
PAR M. L. DE TOUREIL.

«J’ai demandé la science, disait Salomon, et elle m’a été donnée; et avec elle l’esprit de sagesse est venu en moi. Je l’ai préféré aux sceptres et aux trônes, car les richesses ne sont rien au prix d’elle.»

En effet, mes enfants, où trouver des biens plus solides, un trésor qui soit plus à nous? Tous les autres biens de la terre sont exposés à nous être enlevés. Jamais la science n’est ingrate; tôt ou tard elle récompense ceux qui l’ont aimée, comme la terre récompense, par ses produits, le laboureur qui la cultive.

Autrefois j’ai connu un excellent vieillard qui me tenait le même langage. Alors j’étais jeune, sans expérience; je n’appréciais pas tout le prix de ses paroles, ainsi que je l’ai fait plus tard. Fixé avec nous dans un château sur les bords de la Loire, où mon père l’avait fait venir, il entreprit un jour de me raconter les nombreuses ressources qu’en diverses occasions il avait tirées de la science. Nous étions dans l’hiver; les soirées étaient longues et froides, les jours sans soleil; on n’apercevait plus le vert émaillé des prairies, ni ces limpides ruisseaux serpentant sous les fleurs comme des filets de cristal. Au lieu de ces gentilles pâquerettes qui épanouissent leur calice argenté sur la pelouse des chemins, le sol n’offrait plus qu’une couche épaisse de neige. Je ne pouvais aller jouer dehors. Forcé de rester ainsi constamment au coin du feu, je n’eusse pas tardé à y éprouver l’ennui, si ce bon vieillard, en développant en moi le goût de l’instruction, ne m’avait fait trouver un charme inexprimable à l’entendre. Chaque jour, il me retraçait quelques unes des grandes scènes de la nature dont il avait été témoin dans ses voyages. Ma curiosité se trouvait tellement excitée par ses récits, que l’hiver se passa sans que je m’en aperçusse. Le printemps vint, les arbres se couvrirent de feuilles et de fleurs, le soleil brillait, les oiseaux chantaient, les prairies étaient parsemées de narcisses, de boutons d’or et de marguerites; mais rien de tout cela ne me faisait plus envie. En vain mes petits camarades du voisinage couraient dans les champs, cueillant des fleurs ou poursuivant les papillons; moi je restais à lire auprès du bon vieillard, que des infirmités retenaient dans un fauteuil, et qui, de temps en temps, me contait quelque nouvelle histoire. Ce que j’aimais surtout, c’était la lecture des livres de voyages.

De toutes les sciences, la géographie est peut-être la plus curieuse et la plus variée. Tout ce qui existe est, pour ainsi dire, de son domaine: la terre et les eaux, les animaux et les plantes, les hommes et les villes. Elle nous enseigne la forme du monde que nous habitons, son étendue, la position qu’il occupe dans l’espace, les particularités qui caractérisent une contrée, son climat, les accidents du terrain, les arbres et les plantes qui y croissent, les espèces d’animaux qu’on y trouve, la physionomie et les mœurs des habitants.

Sans la géographie, les voyages seraient impossibles. Il a fallu nécessairement que les hommes distinguassent des points fixes dans le ciel pour se diriger dans leurs courses. Les habitants de chaque contrée remarquèrent d’abord que le soleil se levait le matin dans un lieu, et qu’il se couchait, le soir, dans un autre. Ils appelèrent le premier levant, et le second, couchant. La partie que le soleil atteignait au milieu de sa carrière, reçut le nom de midi; le côté opposé, celui de septentrion. Ainsi l’on eut quatre points principaux ou cardinaux, que les Hollandais nommèrent est, ouest, sud et nord.

A l’aide des points cardinaux, on put se faire des règles sûres pour voyager dans toutes les directions de la terre. Le soleil, la lune, les étoiles, sont autant de guides qui indiquent la route, quand on sait le point du ciel que ces astres occupent, et la marche qu’ils suivent dans leur révolution. L’étoile polaire, ainsi appelée à cause de sa position au-dessus de l’un des pôles de la terre, fut surtout d’un grand secours. Cette étoile, qui demeure toujours à la même place, pendant que toutes les autres tournent autour d’elle, nous donne, par sa position, le côté nord. Or, vous savez de quelle manière on peut déterminer les autres points cardinaux, lorsque l’on en connaît un.

Mais les hommes ne purent pas toujours se promettre le secours des astres, à cause des nuages qui obscurcissent souvent le ciel. Ils durent donc chercher le moyen d’y suppléer. Le besoin est la source de toutes les inventions; c’est lui qui fit inventer la boussole. Avec le secours de cet instrument, on eut désormais avec certitude les indications nécessaires pour se conduire où l’on voulait aller. Aussi n’est-ce que depuis son invention que la navigation a entrepris des voyages lointains. Auparavant on ne se hasardait guère à perdre de vue les côtes; grâce à la boussole, les hommes ne furent plus arrêtés par l’immensité des mers, et peut-être sans elle ignorerions-nous encore l’existence du Nouveau-Monde, découvert par Christophe Colomb.

Bien que l’on n’ait guère apprécié les avantages de cet instrument que vers le commencement du quatorzième siècle, il paraîtrait cependant qu’il était connu de temps immémorial chez les Chinois, les Japonais et les peuples du Thibet. On assure aussi que les Égyptiens, les Phéniciens, les Carthaginois et les Grecs en ont fait usage. Néanmoins, l’on ignorait encore en Europe, avant l’an 1100, le principe qui devait lui donner naissance; ce ne fut qu’alors qu’on reconnut la propriété qu’a l’aimant de se diriger vers le nord. Une fois ce fait constaté, on aimanta une aiguille d’acier qu’on posa d’abord sur une petite nacelle de liège; mais ce moyen très-grossier était sujet à beaucoup d’erreurs.

De l’année 1302 date réellement l’existence de la boussole, bien qu’on affirme que, dès 1260, elle était déjà employée par les Français. Flavio Gioja, de Naples, n’en passe pas moins pour son inventeur, par les perfectionnements qu’il y apporta. Il imagina, le premier, de mettre en équilibre sur un pivot, l’aiguille aimantée, qu’il plaça ensuite dans une boîte, afin que, libre dans son balancement, elle pût toujours obéir à la tendance: ce qui en fait, pour ainsi dire, un être animé. Plus tard, on disposa, au-dessous de l’aiguille, un carton divisé en trente-deux parties, qui ne sont que des subdivisions des quatre points cardinaux. Ce carton reçut la dénomination de rose des vents, et chaque subdivision, celle de rumb de vent. Enfin, on suspendit la boîte qui porte la boussole, de manière à ce que l’agitation du vaisseau n’empêchât point l’aiguille d’être toujours horizontale.

De nos jours, la boussole a reçu de nouveaux perfectionnements; mais, quant à l’action magnétique qui en fait la base, la science n’en a point encore déterminé la cause. Tout ce que l’on sait à cet égard, c’est qu’elle parait venir des pôles.

On désigne, sous cette dénomination, les deux extrémités de la terre: l’une au sud, l’autre au nord; comme, par exemple, les deux points que marquerait une longue aiguille en traversant une orange par le milieu de part en part. Chaque partie où sortirait l’aiguille serait un pôle de l’orange; de même aussi chaque point où l’on suppose que passent les extrémités de l’axe de la terre, est un pôle du globe.

Les voyages autour du monde, joints aux calculs de la science, nous ont permis d’évaluer l’étendue des mers et des terres. A en juger par ce que nous connaissons, les terres ne constituent pas plus d’un tiers de la surface du globe; les eaux occupent le reste. Lorsque les terres forment de grands espaces, non interrompus par des mers, on les appelle continents; quand ce sont des parties entourées d’eau de tous côtés, on les appelle îles. Une réunion d’îles est un archipel. On compte trois continents: l’ancien, le nouveau et la Nouvelle-Hollande.

L’ancien continent est ainsi appelé, parce qu’il a été le berceau du genre humain; c’est là, selon l’Écriture, que Dieu plaça le paradis terrestre. Toutes les grandes scènes rapportées dans la Bible ont eu lieu sur le continent que nous habitons. Il se compose de trois parties distinctes, quoique liées ensemble, savoir: l’Europe, l’Asie et l’Afrique.

Le nouveau continent a reçu ce nom de ce qu’il ne nous est connu que depuis 1492, époque où Christophe Colomb le découvrit. Il se divise en deux parties: l’Amérique méridionale et l’Amérique septentrionale, réunies par l’isthme de Panama. Quoique Colomb soit le premier qui ait abordé le nouveau continent, ce n’est point son nom qu’on lui a donné, mais celui d’Americ Vespucci, voyageur florentin qui en découvrit quelques côtes dans la partie méridionale, après l’expédition de Christophe Colomb. Il eût été plus juste de l’appeler Colombie.

Enfin, le troisième continent, découvert par les Hollandais en 1627, est une île aussi grande que l’Europe. Réunie aux îles situées au sud de l’Asie et dans le grand Océan, elle compose une cinquième partie du monde, nommée par les uns Océanique, et par d’autres, Monde maritime.

Les côtes des continents et des îles se projettent quelquefois dans la mer; alors elles prennent le nom de cap. Partout où les terres avancent dans la mer, on voit celle-ci dans la même proportion s’avancer dans les terres. Ces grands espaces d’eau s’appellent golfe, baie, rade et crique, lorsque l’étendue d’eau est peu considérable.

On rencontre quelquefois, au milieu des mers, des endroits peu profonds; on les appelle bancs de sable et bas-fonds. Les rochers à fleur d’eau, sur lesquels les vaisseaux peuvent échouer, sont des écueils. Si ces rochers existent dans le voisinage de la côte, on leur donne le nom de récifs ou brisant, parce que la mer vient se briser sur eux avec violence.

Les hauteurs et les fonds que l’on rencontre à chaque pas sur la terre, lui donnent une grande variété d’aspect et une grande diversité de sol. Ce sont ces inégalités qui constituent les plaines, les vallées, les collines, les montagnes.

On appelle montagnes, les parties les plus élevées de la terre. Lorsque leur hauteur est peu considérable, on les appelle collines. Un coteau est un terrain incliné qui se prolonge le long d’une plaine. L’intervalle qui sépare deux montagnes prend le nom de vallée, et de vallon, quand elle est peu profonde.

A voir les montagnes entassées pêle-mêle sur la face du globe, on les croirait, au premier abord, disséminées sans ordre. Cependant, en y faisant attention, on reconnaît qu’elles sont coordonnées d’après un système qui prouve une intention de la part de Dieu. Ainsi, en Europe, en Asie, en Afrique, les plus grandes chaînes de montagnes, ont ordinairement leur direction d’orient en occident, tandis qu’en Amérique elles l’ont du midi au nord. Les plus hautes montagnes ont depuis 4,800 mètres environ, jusqu’à 8,500 mètres de hauteur. Tout porte à croire qu’elles sont creuses à leur base, et que ces masses, d’un aspect si solide, reposent sur de vastes gouffres.

On ne saurait se représenter exactement ces boursouflures colossales du globe, quand on ne les a point vues. Figurez-vous un amoncellement de rochers, grands comme des maisons, jetés confusément les uns sur les autres, et s’élevant dans les nuages à une hauteur cent vingt-neuf fois plus grande que les tours de Notre-Dame de Paris, sur une étendue de plusieurs lieues en tous sens; et vous n’aurez encore qu’une très-faible idée de ce que sont ces imposantes masses. Ce n’est pas tout: la hauteur des montagnes n’est évaluée qu’à partir de la surface de la mer. Mais le fond de la mer varie aussi de profondeur; il nous offre la même physionomie que la terre dont il est la continuation. Dans quelques endroits, il descend à plus d’une lieue et demi. En sorte que si le bassin de l’Océan tarissait et qu’on vint à parvenir jusqu’au fond de cet abîme, on aurait le sommet des plus hautes montagnes à quatre lieues perpendiculaires environ au-dessus de la tête.

De pareilles masses écrasent la pensée par leur gigantesque dimension. Toutefois, ce n’est là encore, par rapport au globe, qu’une fort légère inégalité; car, les rugosités que l’on aperçoit sur l’écorce d’une orange, sont beaucoup plus saillantes sur l’orange, que les montagnes ne le sont sur la surface de la terre.

Au delà de 4,000 mètres, il n’y a plus de végétation arborescente. Les mousses, les lichens, s’arrêtent à 5,458 mètres.

Une chose non moins remarquable, c’est que les végétaux des montagnes offrent la même distribution, en montant de la base au sommet, que ceux des différents climats en partant du milieu du globe, où la chaleur est la plus forte, pour aller vers les pôles, où il existe des glaces éternelles. Ainsi, au bas des hautes montagnes, dans les pays chauds, on trouve les plantes des tropiques; plus haut, celles de l’Espagne et de l’Italie; puis celles de la France; ensuite celles de la Suède; et enfin, vers le sommet, les plantes de la Laponie, qui se rapprochent du pôle nord.

C’est aux pôles que l’on a les plus longs jours et les plus longues nuits. A l’équateur, c’est-à-dire à la ligne qui partage le globe en deux hémisphères, ou deux moitiés de globe, le jour est constamment de douze heures. A mesure qu’on s’éloigne de l’équateur, les jours augmentent graduellement jusqu’aux pôles, où il règne six mois de jour et six mois de nuit. Personne n’a encore pu atteindre à cet endroit de la terre. Un froid excessif, une mer de glace, l’absence de toute végétation, et les périls sans nombre qui entourent le voyageur dans ces régions, ont été jusqu’ici des obstacles invincibles.

Il est un phénomène curieux, admirable, qui se manifeste aux pôles, et surtout vers le pôle nord; c’est celui des aurores boréales. Rien de merveilleux, de féérique comme le spectacle de ce brillant météore! Qu’on se représente, la nuit, à l’horizon, un arc lumineux, immense, qui se dresse dans l’atmosphère comme une vaste coupole de feu où resplendissent les couleurs les plus éclatantes. Des colonnes de lumière nuancées de rouge, de blanc, de jaune, de bleu, jaillissent des divers points de l’arc, montent en gerbes étincelantes, et s’épanouissent en éblouissants reflets. Tantôt ce sont comme des poutres embrasées s’élevant vers le ciel à des hauteurs incommensurables. Tantôt des courbes moelleuses courent l’une vers l’autre en s’arrondissant, puis retombent en pluie de feu du sommet de la coupole. Une lueur rougeâtre, telle que la lueur d’un vaste incendie, s’étend au loin, et colore d’une teinte sombre la voûte céleste. La lumière que jettent ces aurores boréales est quelquefois si vive, qu’on y voit clair comme à l’aube du jour. C’est pourquoi on les a appelées aurores. Le nom de boréales leur vient de ce qu’elles ont coutume de paraître du côté du nord ou de la partie boréale du ciel. Plusieurs voyageurs ont cru distinguer, pendant leur durée, un bruit semblable à celui d’une suite de détonations électriques ou de la chute de la grêle. Vainement les savants ont cherché jusqu’ici la cause de cet étonnant phénomène.

Ces merveilles ne sont pas les seules qu’offre l’étude de la géographie. A mesure qu’on examine les grandes œuvres de la nature, on a toujours plus sujet d’admirer la puissance de Dieu.


Quarante-huit heures à Canton.

Two European-dressed dandies in Chinese interior courtyard addressing Chinese Cantonese men
Lith. d’Artus rue du Petit Pont 18
 
Le Fiédor les attendait dans cette salle en compagnie d’un Mandarin civil.

Paris, Ve LOUIS JANET, Editeur du DIMANCHE des Enfants.


QUARANTE-HUIT HEURES A CANTON.
PAR Mme ALIDA DE SAVIGNAC.

I.
De Whampou à Canton[4].

Le port de Whampou peut être considéré comme la rade de Canton; c’est là que s’arrêtent les navires de commerce qui remontent le Tigre, chargés de marchandises pour la Chine.

Le 29 octobre 1823, Charles Duvernay, navigateur intrépide, qui avait visité en peu d’années les ports marchands des cinq parties du monde, abordait au Céleste Empire pour la première fois. Debout sur le banc du canot qui le conduisait à terre, le jeune capitaine se disait, en considérant l’aspect animé de la rade de Whampou: «Ce serait bien un hasard, si je ne trouvais pas ici quelqu’un de connaissance.»

Comme il finissait ce soliloque, en sautant à terre, il se sent tirer par le bras; il se retourne: «Mon cher Arthur!—Mon bon Charles!—Comment te trouvai-je à Canton? je te croyais à la Jamaïque.—Et toi, Duvernay, que j’ai laissé à la baie d’Hudson?—Rien de plus simple: de l’Amérique du nord, j’ai fait voile pour Bordeaux. Je comptais séjourner quelque temps dans ma patrie, et marier ma jeune sœur; la noce étant retardée, je me suis remis en mer à bord de la Marie-Thérèse, frétée pour la Chine par MM. Blondel et compagnie de Bordeaux. Et toi, Macombit, que fais-tu en ce pays?—Je suis passé du service des Willis frères à celui de la toute-puissante compagnie des Indes; ainsi tu es en présence de l’un des rois de Canton, et c’est dans notre palais que je compte te recevoir, en attendant que tu te sois procuré une maison. Nous partons dans une heure.—Ce temps ne peut suffire à mettre mes marchandises à bord des felouques qui doivent les transporter à Canton.—Oh! oh! les affaires ne marchent pas aussi rapidement dans ce bienheureux pays, et je vois que j’ai tout à t’apprendre. Sache d’abord que le fils du ciel, le céleste empereur de la Chine, ne permet pas aux hommes d’Occident, comme on les appelle, de trafiquer directement avec ses sujets; tu dois donc, avant tout, te choisir un fiédor ou garant dans le Kang-Tong, compagnie respectable choisie parmi les plus notables commerçants de la ville. Non-seulement cet agent te servira d’intermédiaire dans la vente et l’achat des marchandises, mais il répondra des faits et gestes de ton équipage, qui l’expose à de fortes amendes, toujours arbitrairement frappées et perçues par les mandarins. Ton fiédor désigné, il se rendra à ton bord avec le chef de la douane pour procéder au mesurage, tonnage, jaugeage de la Marie-Thérèse; car, nulle part au monde, le fisc n’est aussi ingénieux qu’ici à multiplier les droits; on en paie de toutes sortes.—Tu vois bien que je ne puis m’éloigner, reprit le capitaine avec impatience.—Bah! cette visite officielle n’aura lieu qu’après-demain; donne à ton équipage, et prends pour toi-même quarante-huit heures de congé. Je n’en demande pas davantage pour te mettre parfaitement au fait des usages ou tout au moins des plaisirs de cette ville de Canton, qui veut rester chinoise, en dépit de tous nos efforts pour la rendre européenne.» La partie offerte par Arthur Macombit était trop attrayante pour n’être pas acceptée par un capitaine de vingt-cinq ans; les affaires furent renvoyées au 2 novembre, à cause de la fête de la Toussaint, et les deux jeunes gens montèrent gaîment à bord de la jonque de la compagnie anglaise.

Trois beaux débarcadères ont été construits pour recevoir, à Canton, les passagers et les marchandises. A l’extrémité de chacun des trois, les pavillons anglais, hollandais, américain, étaient arborés. Charles Duvernay se sentit attristé à la vue de ces étendards étrangers se balançant fièrement dans les airs, tandis que le nôtre flottait timidement aux balcons des seules maisons occupées par des marchands français.

Le regret patriotique qui avait serré le cœur de Charles à la vue des débarcadères, se réveilla plus cuisant en présence du luxe vraiment royal de la factorerie anglaise. Il était aisé de reconnaître que le goût européen avait présidé à la construction des édifices élevés sur la rive gauche du Tigre; les maisons de ce quartier ne conservent rien de chinois que le luxe des ornements extérieurs. Dans celle occupée par Arthur, ainsi que dans presque toutes, le rez-de-chaussée était disposé pour recevoir les bureaux. Au premier étage, se trouvaient les appartements: longue enfilade de pièces meublées avec la richesse et le goût des deux hémisphères. Les tentures, les rideaux, les portières, les tapis, avaient été fournis par l’Orient; les bronzes, les cristaux, les magnifiques porcelaines de Sèvres qui soutenaient avec avantage la comparaison de celles de Chine et du Japon, avaient été apportées d’Occident; il en était de même des meubles qui sortaient des fabriques de France et d’Angleterre: incrustés, dorés, sculptés dans un goût moderne, ils éclipsaient souvent le vieux laque de Chine, si remarquable par la beauté de son vernis.

«Oui, dit Macombit en souriant de l’admiration de son ami; nous étalons ici un luxe royal; et cependant, à tout prendre, nous y sommes pauvres et esclaves. Rien de tout ce que tu vois n’est sensé nous appartenir, quoique nous l’ayons payé de nos deniers: un étranger n’a le droit de rien posséder en Chine; il ne peut ni s’y marier, ni y amener sa femme, sa fille ou sa mère; il faut vivre toujours seul; et, si tu devais prolonger ton séjour, tu serais bientôt rassasié de nos prétendues jouissances.»

«Mais l’heure du déjeuner est sonnée, allons nous mettre à table; et, pendant que nous ferons ce repas, mon comprador portera d’abord ta commission chez le vice-roi, qui ne la regardera pas, ensuite chez le mandarin chargé de la police de la ville, lequel te fera connaître les décrets et ordonnances du Céleste Empire, ornés de petits agréments de sa façon.» Le couvert était mis dans une superbe galerie, ouverte en été, et fermée en hiver, qui régnait à l’extérieur du premier étage, et d’où l’on découvrait le tableau animé qu’offrait la vue du fleuve chargé de barques, et celle du quai, couvert de portefaix chinois remuant de lourds fardeaux; il y avait là aussi des matelots de toutes les nations, au milieu desquels s’agitait une armée de douaniers.

Les deux jeunes gens ayant bon appétit, il y eut un moment de profond silence. Charles le rompit le premier: «Mon cher Arthur, dit-il, je ne te ferai pas l’injure de le remercier de ton gracieux accueil; je ne pense pas qu’il puisse en être autrement entre amis; mais franchement j’attends plus de toi: il faut que tu me mettes au fait des usages de ce pays, et je suis chargé d’une mission assez délicate que je te ferai connaître plus tard. Dis-moi d’abord, qu’est-ce que ce comprador que tu envoies présenter mes devoirs au vice-roi.

—Ah! mon cher, un comprador est un être inconnu dans tout autre pays que celui-ci; c’est l’homme le plus insupportable, mais en même temps le plus indispensable pour un étranger, le plus onéreux et le plus secourable, le plus fripon et le plus dévoué, le plus...—Oh! trêve d’énigmes—Eh bien! en deux mots, un comprador est un intendant, mais un intendant dont nous n’avons pas le choix; il nous est imposé par le mandarin. Les compradors agissent dans leur sphère, comme les fiédors dans la leur. Encore une heure, tu verras arriver celui qu’on te destine; il sera investi par le mandarin du droit de pourvoir ta maison du nombre de serviteurs qu’il jugera être convenable au train que tu dois mener; ces hommes ont, à cet égard, un tact qui tient de la sorcellerie. Ils sont en outre chargés de régler avec les domestiques le prix de leurs services, de les surveiller, de les reprendre s’ils manquent de zèle ou d’exactitude. Ils comptent avec les marchands, et ton comprador ne te laissera voler que jusqu’à un certain point, car le mandarin le surveille à son tour, prêt à mettre des bornes à ses exactions ou à sa probité, si par hasard il en avait. Je vois que la patience t’échappe, calme-toi: ces domestiques, imposés par un si étrange despotisme, sont encore plus utiles qu’onéreux. Fripons et rusés comme tous les valets du monde, ils sont au moins adroits, intelligents et zélés; placés entre nous et une population malveillante dont la langue demande de longues années d’étude, ils aplanissent les difficultés qui surgissent à chaque instant autour de nous; ils nous protègent même souvent, car les mandarins ont beaucoup d’égards pour eux; et tout, dans Canton, dépend du mandarin de justice.

—Je suis bien aise de savoir cela, et je vais t’en expliquer la raison, en te faisant connaître le but réel de mon voyage en Chine. Tu ne vois en moi qu’un heureux capitaine cumulant les fonctions lucratives de subrécargue et celles plus brillantes de commandant d’un superbe trois-màts; mais sache que j’y joins le titre d’ambassadeur, non pas, à la vérité, de S. M. le roi de France, mais de la maison Blondel Junior et compagnie de Bordeaux, auprès de ce tout-puissant mandarin de justice; voilà le fait.

»M. Blondel, mon patron, a toujours été non-seulement un parfait négociant, mais encore un excellent fils, et même, entre nous, cette dernière qualité s’est changée en monomanie, depuis le malheur qu’il a eu de perdre sa mère; les premiers transports de sa douleur calmés, il s’est aperçu qu’il ne lui restait pas un seul souvenir matériel de celle qu’il pleurait. Ne pouvant pas la rappeler à la vie, il voulut au moins faire reproduire son image. Mais ce fut chose impossible: peintres, sculpteurs, dessinateurs, tous échouèrent dans l’entreprise de faire le portrait de cette dame d’après ses descriptions. Le bon négociant a consacré des sommes énormes à cette œuvre pieuse; sa maison est encombrée de bustes, de tableaux, de dessins; mais les plus bizarres, sans contredit, sont ses propres œuvres, car figure-toi que, dans son désespoir, le digne homme a voulu se faire artiste à cinquante ans; peu s’en est fallu qu’il ne devînt tout à fait fou; c’est un outil bien rebelle qu’un crayon dans la main d’un novice. Sur ces entrefaites, l’un de ses frères, qui était établi à Canton depuis de longues années, vint à mourir sans avoir été marié; et sa succession fut envoyée à Bordeaux. M. Blondel éprouva presque de la joie à la nouvelle de cet héritage, non à cause de son importance, mais parce que le Blondel de Canton possédait un portrait de leur mère peint par le célèbre Isabey; mais, ô désappointement! les millions arrivèrent à Bordeaux, sans le portrait. Ce fut alors que M. Blondel se décida à tenter une expédition en Chine; il employa l’héritage de son frère à fréter la Marie-Thérèse; et, si je réussis à retrouver cette précieuse miniature, une partie des bénéfices de ce voyage sera employée à doter ma sœur, petite sotte qui s’est mis en tête d’épouser un notaire, sous prétexte qu’il ne voyagera pas.» Quand Duvernay eut cessé de parler, son ami lui promit de le seconder de tout son pouvoir dans la négociation qu’il allait entreprendre.

Après le déjeuner, le capitaine Duvernay témoigna le désir de visiter la ville. Macombit, empressé de le satisfaire, appela son comprador; en un instant, trois valets furent prêts à les accompagner, armés de longs bambous, et deux autres à les suivre portant des parasols.—Ne pourrions-nous sortir en moins nombreuse compagnie? demanda Charles.—Non, répondit son ami, il n’est pas prudent pour des étrangers de s’aventurer dans ce pays sans escorte.»

A la porte de la factorerie, Macombit fut abordé par un honorable bourgeois de Canton. Ce personnage portait une veste à boutons de métal, marque de sa dignité, figurant par-dessus une tunique qui descendait presque sur ses souliers d’étoffe; sa tête était rasée, à l’exception d’une longue queue sortant de dessous une calotte noire. Après quelques mots échangés, le Chinois entra dans la factorerie, et les deux amis continuèrent leur promenade. «Ce Chinois, dit Arthur, est notre fiédor et vient de me demander à devenir le tien.—Pourquoi ne l’avoir pas retenu? nous eussions fait connaissance en nous promenant.—Les choses ne se passent pas ainsi; les relations avec les étrangers sont interdites aux Chinois hors le cercle des affaires de commerce; mais je viens de lui donner rendez-vous sur un terrain neutre où nous nous retrouverons ce soir, car ne crois pas, mon cher Duvernay, que Canton soit une seule ville, comme Liverpool, Bordeaux ou Amsterdam; il renferme trois cités bien distinctes: la ville du commerce, celle vers laquelle nous nous dirigeons, ensuite la ville tataro-chinoise, qui est entourée de murs et fermée de portes; l’entrée nous en est interdite, sauf les cas où nous avons une requête à présenter; c’est là qu’habitent le vice-roi et les mandarins; ce devrait être le sanctuaire de la justice; mais, tout au contraire, c’est de derrière ces murailles de boue que partent les exactions et les violences auxquelles on est journellement en butte dans ce pays; enfin la troisième ville est la Ville d’Eau, avec laquelle je me réserve de te faire faire connaissance tantôt.»

Tout en causant ainsi, nos deux amis s’éloignèrent du quai des factoreries et entrèrent dans une longue rue tortueuse, garnie, de chaque côté, de maisons d’une architecture bizarre, sans noblesse, mais qui ne manquait pas d’élégance. Au-dessus du rez-de-chaussée occupé par de vastes boutiques, s’élevait un premier étage, couronné d’un toit en forme de bateau renversé, terminé aux angles par des clochettes, des queues de poissons ou des cornes de vaches. Ces façades sont peintes et surchargées d’ornements qui offrent un coup d’œil original. Les boutiques ne le cèdent en rien aux plus brillants magasins de Londres et de Paris. Macombit fit remarquer à Charles le nom anglais de cette rue, China-Street, comme une preuve de la prépondérance du commerce de son pays sur celui des autres nations.

Depuis qu’ils étaient sortis de la factorerie, ils n’avaient rencontré ni voitures, ni chevaux; mais, en revanche, les piétons fourmillaient d’une manière étrange dans l’étroit espace laissé entre les maisons; c’étaient des mandarins en palanquins, des bourgeois marchant gravement sous leurs parasols, des fiédors affairés; du menu peuple, uniformément vêtu d’un caleçon et d’une chemise en toile de coton bleue et la tête couverte d’un chapeau de paille terminé en cône; puis des marchands ambulants promenant toutes sortes de denrées, et offrant chacun sa marchandise par un cri étrange et distinct.

Macombit cherchait en vain à attirer l’attention de Charles sur les superbes étalages qui garnissaient les deux côtés de la rue. Le jeune capitaine pensait avoir le temps d’admirer ces merveilles; il demanda à son ami de le conduire hors de ce bazar qui n’était d’aucun pays, à force d’appartenir à tous. Arthur promit de satisfaire ce désir, le soir même.

II.
La ville d’Eau.

Duvernay étant arrivé à Canton le premier de la nouvelle lune, temps de repos et de divertissements pour les Chinois, Arthur Macombit s’était bien promis de lui faire faire connaissance avec les divertissements et la bonne chère des Chinois chez l’un des plus fameux traiteurs du pays. C’était là que les attendait le fiédor de la compagnie des Indes. Dès que la nuit eut étendu ses ombres sur Canton, la ville d’Eau s’illumina de feux de diverses couleurs. Là, chaque famille a pour maison, on pourrait dire pour patrie, un bateau. Les hommes en sortent pour exercer divers métiers sur le port; les femmes et les enfants ne le quittent jamais. De grands bateaux stationnaires, portant de grosses lanternes en papier, semblaient des étoiles fixes sur cet autre firmament, tandis que les embarcations plus légères, filant, se croisant, se mêlant, ayant chacune un fanal à la proue, représentaient les astres errants.

Ces barques sont conduites par des femmes, dont les traits gracieux et les membres délicats contrastent avec le rude métier qu’elles font, tout le jour et une partie de la nuit. On ne sait ce que l’on doit le plus admirer de leur activité infatigable ou de leur merveilleuse adresse à faire exécuter à leur barque les nombreuses évolutions nécessaires pour éviter les chocs, aborder les bateaux stationnaires, ou s’enchâsser parmi eux. Ces femmes sont vêtues d’une robe d’étoffe brune à larges manches, serrée au col, et ouverte par devant; cette espèce de redingote ne descend qu’à mi-jambe; elle couvre une chemise de toile blanche qui tombe, à son tour, sur un large pantalon. Excepté pendant la grande chaleur du jour, où elles portent un grand chapeau, les batelières sont tête nue, ayant leurs cheveux relevés en masses sur le sommet du crâne.

Le navire qui servait alors de rendez-vous à la belle compagnie de Canton s’élevait de plusieurs étages au-dessus des embarcations dont il était environné, et se faisait remarquer de fort loin par une magnifique illumination en transparents de toutes couleurs.

«Ce n’est pas seulement la bonne chère que nous allons chercher dans cet établissement, plus somptueux qu’aucun de ceux de ce genre que tu as vus en Europe et en Amérique, dit Arthur à son ami: je compte aussi t’y procurer le plaisir d’un concert chinois, d’une représentation théâtrale; de plus, regarde, nous arrivons à temps pour jouir du coup d’œil du feu d’artifice. Ils sont superbes ici: c’est seulement à cet usage que les Chinois emploient dignement la poudre à canon.»

Une fusée, partie de la première galerie du café, alla tomber sur un vaisseau amarré à quelque distance. Ce bâtiment, qui était entièrement sombre, parut au même instant éclairé de plusieurs milliers de lanternes de papier de différentes couleurs. Après avoir brillé un instant, elles prirent feu d’elles-mêmes, lançant dans toutes les directions des fusées, des pétards, qui éclataient dans les airs et retombaient en éclats rouges, bleus, jaunes, verts; on eût dit un arc-en-ciel se dissolvant en pluie. A ce spectacle, succédèrent des palais, des cascades, aussi brillants que le diamant et les pierres précieuses; enfin des jardins où le feu reproduisait les fleurs et les fruits avec une exactitude qui tenait du prodige.

Charles était ravi; sa surprise et son admiration s’exprimaient par des gestes et des exclamations qui divertissaient fort son ami, déjà blasé sur ces merveilles. Le feu d’artifice terminé, les embarcations, qui, d’un commun accord, s’étaient arrêtées au milieu du fleuve, se remirent en marche; et l’on aborda le grand bâtiment, des flancs duquel sortait un singulier mélange de bruits de toute nature; c’était, premièrement surtout, la voix humaine produisant tous les sons qu’elle peut former, aidée par de vigoureux poumons; chants, discours, appels, réponses, ordres, suppliques, excuses, accents de colère et de triomphe, cris de joie ou de douleur, variant selon le sexe, le caractère, l’âge, la position, les sentiments de ceux qui les proféraient. A ce tumulte, se joignait celui causé par les instruments de musique, le piétinement de plusieurs centaines de personnes, les heurts, les chutes, le bris des porcelaines, soutenus par une basse continue que faisaient des milliers de rames battant l’eau en cadence.

L’ouïe n’était pas le seul sens violemment affecté; la vue avait peine à soutenir l’éclat des lumières; l’odorat, le parfum des fleurs épandues dans les galeries, et qui se mêlait aux exhalaisons des mets étranges dont se compose la cuisine chinoise.

«Quel peuple! s’écria Charles Duvernay; quel mouvement!... Mais leurs facultés sont-elles donc plus grandes que les nôtres?... Et c’est là cette nation stationnaire!...

—Ah! je le vois, répond en riant Macombit, tu es comme tous tes compatriotes auxquels le nom de Chinois représente toujours un personnage de paravent, planté de toute éternité sous son parasol. Certainement, il y a immobilité dans le Céleste Empire; mais ce sont les idées et non les personnes qui se tiennent en repos. Les plaisirs tumultueux qui nous étourdissent aujourd’hui, vingt générations les ont goûtés avant celle avec laquelle nous allons les partager.»

En parlant ainsi, Macombit introduisait son ami dans une grande salle somptueusement éclairée, où se pressait une foule de gastronomes qui venaient savourer la fameuse soupe faite avec des nids d’oiseaux et les fricassées d’ailerons de requins, mets très-recherchés dans tout l’archipel indien. Le fiédor les attendait dans cette salle, en compagnie d’un mandarin civil, grave personnage qui se faisait reconnaître à son costume, consistant en une robe de soie fond vert et brochée de dessins bizarres de nuances très-vives: deux griffons, signe de sa dignité, étaient brodés sur sa poitrine. Cette robe, aux manches amples et pendantes, était ouverte par devant; elle laissait voir un large pantalon de soie retombant sur des bottes en cuir ayant des semelles de plus d’un pouce d’épaisseur. Le mandarin portait en outre, sur sa tête rasée, un chapeau rond en feutre violet, surmonté d’une boule rouge: cette boule est la partie la plus importante du costume: elle indique le rang de celui qui la porte. L’ensemble de ce vêtement a de la noblesse, et celui qui le portait le relevait encore par un air de gravité douce, auquel aidait merveilleusement un embonpoint des plus fleuris, type de la beauté chez les Chinois. On débuta par force compliments faits et rendus dans un incroyable jargon composé de plusieurs langues mal parlées, les Chinois ayant la prétention de s’exprimer en anglais, en italien et en français; et les étrangers cherchent à se faire comprendre en employant tour à tour des lambeaux de malais, de portugais, d’anglais et de chinois. Malgré cette parodie de la tour de Babel, on résolut de souper ensemble; et, comme il s’agissait d’un repas complètement chinois, on laissa au mandarin le soin de le commander.

La table était dressée dans une petite pièce éclairée par un grand nombre de lanternes en papier peint. Le mandarin frappa dans ses mains; des valets apportèrent à chacun sa portion de soupe aux nids d’hirondelles, servie dans de petites jattes de porcelaine. Les yeux des Chinois s’illuminèrent à la vue de ce mets, tandis que leur odorat en savourait par avance le parfum. Duvernay, au contraire, malgré son intrépidité de voyageur, considérait le merveilleux potage avec plus d’inquiétude que d’envie. Cependant il fallut bien qu’il se décidât à y goûter, sous peine de passer pour barbare. Cette soupe, faite avec le gluten dont les hirondelles de mer se servent pour construire leur nid, et, il faut bien le dire, avec les excréments qu’y déposent les petits, est d’un assez bon goût, mais il ne plaisait pas au jeune Français. Macombit, qui vit sa répugnance, s’amusa à l’accroître par l’énumération des plats qui se succédaient sur la table. «Mange de ces vers de terre cuits; préfères-tu ces chenilles salées? Sur ma parole, cette fricassée d’ailerons de requin, à l’essence de cloportes, est d’un goût délicieux.» Ainsi se succédèrent vingt entrées composées de substances inusitées parmi nous, nageant dans des sauces graisseuses, dont la vue et l’odeur nauséabonde suffisaient pour soulever le cœur. Enfin parurent les rôtis; c’était de la volaille, du gibier, coupés avec délicatesse et proprement servis dans des soucoupes de porcelaine; il devenait possible de manger; mais en même temps se présentait une autre difficulté; il n’y avait sur la table ni couteaux ni fourchettes, seulement pour chaque convive deux petits bâtons d’ivoire poli, garnis en argent, dont les Chinois se servent avec beaucoup de dextérité. Macombit, déjà rompu aux usages du pays, apprit à son ami comment on use de ces baguettes pour lancer les morceaux dans sa bouche. Après plus d’un essai infructueux, Duvernay vint enfin à bout d’attrapper à la volée quelques bouchées de faisan. La boisson était digne de la chère. Des valets, armés de cafetières en argent, servaient, au lieu de vin, aux convives, du comchou, breuvage fermenté qui se boit bouillant et porte facilement à la tête: ce dont Charles Duvernay s’aperçut à l’étourdissement qu’il éprouvait et aussi au redoublement de gaîté des convives.

III.
Une représentation théâtrale.

Un repas chinois est remarquable, non-seulement par son originalité, mais encore par sa durée. Duvernay croyait en être quitte en voyant enlever les viandes dont, malgré sa maladresse à se servir des petits bâtons, il avait fini par se rassasier; il se trompait: ce n’était que le premier service; le second se composait d’une multitude de pâtisseries et de sucreries. Le capitaine fut distrait de l’attention qu’il donnait à ces friandises dont la variété l’étonnait, par un effroyable tintamarre de trompettes, de cymbales, auxquelles se mêlaient, de moment en moment, les tambours et les trombones.

Le panneau qui formait le fond du cabinet s’ouvrit, et la salle à manger se trouva subitement métamorphosée en une loge de spectacle. Arthur apprit à Charles qu’autant en arrivait à chacune des cellules pratiquées des deux côtés du bâtiment, dont les habitants jouissaient, tout en prenant leur repas, de la représentation d’un drame. «Celui que l’on va jouer, ajouta-t-il, est l’un des chefs-d’œuvre du théâtre chinois. Arme-toi de patience; l’action n’embrasse pas moins d’un siècle entier.—Miséricorde! s’écria Duvernay, et le dîner doit-il durer autant?—A peu près. Silence! les acteurs entrent en scène.»

Charles eut beau se conformer aux désirs de son ami et prêter toute son attention à ce qui se passait sur la scène, il n’y comprit absolument rien. Macombit, peu versé dans la langue chinoise, ne pouvait lui donner que des explications très-superficielles. Il se résigna donc à assister à une pantomime, se réservant de noter les beaux endroits, d’après les marques d’admiration que donnaient les deux Chinois. Ce qui le frappa le plus fut l’extrême simplicité de la mise en scène: il n’y avait pas de décorations, et quand un changement devenait nécessaire, deux hommes paraissaient, tenant une grande pancarte déployée sur laquelle était écrit en très-gros caractères: ici il y a un arbre, un pont, ou une forteresse. Dans le courant de la pièce, l’un des princes ayant eu besoin de se transporter dans une contrée lointaine, se mit très-sérieusement à cheval sur un bâton, et fit, en galopant, plusieurs fois le tour du théâtre. Charles allait éclater de rire, Arthur l’arrêta: on était au moment le plus pathétique, le mandarin pleurait.

Quant à l’action, elle était très compliquée: une douzaine de révolutions s’accomplirent, non sans grande effusion de sang; il y eut trois batailles rangées; de vertueux monarques furent égorgés; des usurpateurs s’élevèrent, pour être renversés à leur tour; et chaque catastrophe était marquée par un redoublement de fureur de la part des musiciens. C’était une gageure à qui soufflerait, frapperait ou sonnerait le plus fort; enfin l’innocence triompha dans la personne d’un enfant. Macombit apprit à Duvernay qu’il venait d’assister à la représentation du drame auquel Voltaire avait emprunté le sujet de sa tragédie: l’Orphelin de la Chine.

Pendant que les acteurs et les musiciens se démenaient sur la scène, les valets continuaient à servir le souper, auquel les convives accordaient, de temps à autre, une attention qui faisait honneur à la capacité de leurs estomacs.

Rien ne porte à la confiance comme la table. Le jeune capitaine, se voyant si bien dans l’intimité de deux dignitaires du pays, pensa que le moment était propice pour parler du but réel de son voyage, et s’informa du portrait en miniature de la digne madame Blondel. Macombit, qui lui servait d’interprète, eut d’abord de la peine à se faire comprendre de ses auditeurs. Jamais subrécargue n’avait abordé à Canton, avec commission de se procurer semblable marchandise. Qu’était devenue cette précieuse image à laquelle la piété d’un fils attachait un si grand prix? Le fiédor se frotta le front, le mandarin se caressa le menton en regardant les lanternes suspendues au plafond; enfin le premier dit: «J’étais fiédor de Blondel; en cette qualité, j’ai fait vendre le mobilier et les marchandises qui étaient sensées m’appartenir; je crois avoir en effet vu une peinture assez étrange, mais qu’est-elle devenue?» Le mandarin s’écria: «J’y suis: elle est chez le mandarin de justice, je l’y ai vue.—Il faut la réclamer, reprit Macombit encore échauffé par les fréquentes libations de comchou, il faut préparer sur le champ une requête que nous porterons nous-mêmes.»

Cet avis ne trouva point de contradicteurs. Un écrivain fut appelé qui rédigea la demande en style convenable. Le fiédor et le mandarin promirent à leurs amis de table de les aider dans leurs démarches; et, pour ne pas différer plus longtemps l’exécution de ce beau projet, on prit une barque pour retourner à terre.

IV.
La Ville-Tatare.

La Ville-Tatare, cette ville interdite aux étrangers, est entourée d’une muraille de peu de hauteur; on y entre en passant sous une porte basse, étroite, gardée par un détachement de troupes de ligne et de soldats d’élite. Duvernay, encore en gaîté, eut de la peine à garder son sérieux à l’aspect grotesque de la milice du Céleste Empire. Les Chinois sont d’une taille qui s’élève rarement au-dessus de la moyenne, et volontiers surchargés d’embonpoint; ces dispositions, qui nuisent déjà à l’air martial du soldat, sont augmentées par son accoutrement; par-dessus une double tunique bien bouffante descend une cotte de mailles couverte de plaques de métal. Sur leur tête est un casque en forme de pot surmonté d’une aigrette; puis, pour armes, ils ont un arc, un carquois rempli de flèches, et un mauvais sabre. L’autre soldat avait un uniforme plus leste: il consistait en un pantalon et un justaucorps très-serrés, en étoffe zébrée, et, sur la tête, en une sorte de capuchon terminé par deux pointes figurant des oreilles de chat. C’est à cet habit bien plus qu’à leurs exploits que ces troupes doivent le surnom de tigres de guerre. Aussi mal pourvus d’armes offensives que leurs camarades de la milice, ces tigres portent en revanche un très-bon bouclier, capable de parer le plus vigoureux coup de sabre. L’absence de toute arme à feu se fait remarquer dans l’équipement des troupes; il est vrai qu’il n’y a pas de guerre extérieure, et que toute autre arme que le bâton est sévèrement défendue dans l’intérieur de l’empire.

En se présentant devant ce poste, Macombit éleva en l’air la requête adressée par Duvernay au mandarin de justice. Grâce à ce signe et à la présence des deux dignitaires chinois, on les laissa passer. La Ville-Tatare semblait encore plongée dans le sommeil. Les maisons des mandarins et celles des particuliers opulents sont entourées de vastes cours et de jardins; et les rues où elle sont situées, ont un singulier aspect de tristesse. Pendant que Duvernay faisait tout haut cette réflexion, des groupes de gens du peuple, armés de longs bambous, se formaient à l’extrémité et aux angles des rues transversales; ces gens paraissaient attirés hors de leur demeure par la présence des étrangers, qu’ils regardaient avec une curiosité peu bienveillante. Macombit observa le premier ces symptômes, et les fit remarquer à son ami en lui annonçant que cela lui faisait craindre une attaque en règle, s’ils n’étaient pas en la compagnie d’un mandarin. Au même instant, une violente clameur s’éleva des groupes, qui s’ébranlèrent aussitôt. Les deux amis virent qu’ils couraient risque d’être entourés; ils cherchèrent des yeux leurs protecteurs, mais ces prudents Chinois s’étaient déjà esquivés. «Le dos au mur! s’écria Macombit, et prouvons à cette canaille qu’on n’attaque pas impunément deux Européens.» Les hostilités commencèrent par une grêle de pierres lancées de loin; les projectiles de ce genre ne manquant pas dans les rues de Canton, les deux amis n’eurent qu’à se baisser pour s’en procurer; leur coup d’œil plus sûr, leur poignet plus ferme que ceux de leurs adversaires, leur donnèrent les premiers avantages. Les agresseurs reculèrent; mais bientôt, s’enhardissant en considérant leur nombre qui était de plus de vingt contre un, ils revinrent à la charge avec leurs bâtons. Charles et Arthur soutinrent le premier choc en faisant le moulinet avec leurs cannes; mais, quels que fussent leur vigueur et leur courage, ils devaient finir par être assommés. Un coup donné sur le bras de Macombit lui fit lâcher son bâton; l’Anglais, furieux de se voir à la merci de ses ennemis, tira un pistolet de poche dont il menaça ceux qui les pressaient de plus près. A la vue de cette arme prohibée dans tout l’Empire, les assaillants reculèrent; il y eut parmi eux un moment d’hésitation et des consultations à voix basse. «Nous sommes sauvés, dit Macombit; quoique je n’aie qu’un coup à tirer, il nous ouvrira un chemin à travers ces poltrons; marchons sur eux.» Mais, avant qu’ils eussent exécuté cette manœuvre, de nouvelles clameurs s’élèvèrent de la foule, et l’attaque recommença furieuse du côté de Duvernay. Le jeune subrécargue avait peine à faire face à la multitude de ses ennemis, quand il sentit son point d’appui s’ébranler derrière lui: les Chinois avaient pénétré dans le jardin, et étaient parvenus sans beaucoup de peine, à démolir le petit mur auquel les étrangers s’étaient adossés. Ainsi entourés, la lutte devenait impossible. Macombit lâcha son coup de feu, et, profitant de la terreur qu’il répandit, il s’élança sur les assaillants frappant à droite et à gauche de la crosse de son arme. Quant à Duvernay, renversé sur les débris du mur, il fut volé, dépouillé de ses vêtements, ensuite garrotté comme un malfaiteur, et porté chez le mandarin chargé de la police de la ville. Au moment où il se préparait à demander justice de l’attentat commis envers un sujet de sa Majesté le roi de France, il comprit qu’il était condamné à la prison en punition de la désobéissance aux lois du Céleste Empire, dont Arthur s’était rendu coupable en portant une arme à feu.

V.
La prison.

Duvernay demeuré seul s’abandonna, selon l’usage, à un violent ressentiment de l’injustice des hommes en général, et de celle de la police de Canton en particulier. Cependant, en dépit des tristes réflexions que cet événement lui suggérait, la fatigue l’emportant, il s’étendit sur sa natte et bientôt s’endormit profondément.

Quand il s’éveilla au milieu du jour, il faisait une chaleur étouffante dans son cachot, qui n’avait d’ouverture qu’une étroite lucarne pratiquée à douze pieds du sol. Dans l’espoir de se procurer un peu d’air et aussi un peu par curiosité de connaître les lieux où il était enfermé, Charles eut recours à ses talents gymnastiques. Se plaçant dans l’angle du mur, il s’aida des pieds et des mains pour s’élever jusqu’à la lucarne; bientôt arrivé à une certaine hauteur, il put saisir les barreaux de la fenêtre d’une main, puis de l’autre, et il se trouva ainsi suspendu. Ce n’était pas assez: il était fort mal et ne voyait rien; il fit encore un effort, s’éleva à la force des poignets, se pelotonna, mit enfin tant d’industrie et de souplesse dans ses mouvements, qu’il parvint à s’établir sur l’étroit rebord de la croisée. Arrivé là, il respira d’abord les exhalaisons embaumées qui venaient du dehors; il regarda ensuite. La fenêtre, ou plutôt le soupirail de sa prison, se trouvait de niveau avec un délicieux parterre, où s’épanouissaient, à côté de la rose de la Chine, la plus belle et la plus parfumée des roses, les jasmins doubles, le franchipanier, l’oranger, la grande pivoine, le basilic parfumé, et la plus riche, la plus variée, la plus admirable collection de camélias qui fût au monde: il n’y en avait pas moins de cent espèces différentes, doubles, panachées, les unes blanches et mates comme l’ivoire, les autres nuancées et brillantes comme la plus belle porcelaine.

Duvernay devait à sa mésaventure l’avantage, très-rare pour un étranger, de voir le jardin d’un mandarin. L’architecte, chargé de dessiner ce jardin, avait eu peu de respect pour les lois de la nature: il avait multiplié, dans un espace assez resserré, les kiosques de formes bizarres, élevé des rochers plutôt grotesques que terribles, entre lesquels roulait un torrent creusé par la main des hommes; des ponts d’une hardiesse extrême étaient jetés d’un bord à l’autre de ces ruisseaux; une infinité de petites allées, étroites et tortueuses, sablées d’un sable brillant, serpentaient au travers de ce paysage factice. On cherchait en vain, dans ce jardin, un seul arbre qui n’eût pas reçu de la serpette du jardinier une forme autre que celle qu’il tenait de la nature. Nos beaux arbres d’Europe, les chênes, les hêtres, les ormeaux, y étaient aussi cultivés, mais défigurés, rabougris, réduits à la proportion d’arbustes nains. Le beau, en Chine, n’est pas d’avoir un chêne comme celui du comté de Derby, sous lequel s’abrite un troupeau de deux cents moutons, mais de le faire tenir sur la tête d’un chien bleu du Japon, ou sur la queue d’un oiseau en faïence rose.

Duvernay oubliait ce que sa situation présente avait de triste et d’incommode, en examinant ces détails vraiment curieux pour un Français. Un spectacle encore plus piquant lui était réservé: une femme se promenait dans ce jardin, donnant la main à son petit enfant, et accompagnée d’une suivante qui lui tenait un parasol ouvert au-dessus de la tête. La mandarine, car c’était elle, était jeune et jolie malgré ses yeux remontés et bridés; mais, sur sa figure, l’art avait beaucoup ajouté à la nature: les roses et les lis de son teint étaient dus à ces cosmétiques employés par la reine Jésabel. L’arc si pur de ses sourcils était tracé au pinceau, et une ligne de vermillon dessinait vivement sa lèvre supérieure. Sa coiffure ne manquait ni d’élégance, ni de grâce; ses cheveux, relevés au sommet de la tête et huilés comme ceux de toutes les femmes, étaient ornés, de chaque côté, de touffes de fleurs naturelles; elle avait, sur le front, une chaîne d’or avec ce que nous appelons une féronnière, formée d’une belle émeraude et de trois perles en poire. Son vêtement consistait en une robe de soie bleu de ciel, avec des broderies en or et en couleur d’une grande richesse. Cette robe, ouverte seulement par le bas, laissait voir une seconde tunique blanche retombant sur de larges pantalons de couleur paille; des boucles d’oreilles et un collier en pierres fines d’un grand prix complétaient sa parure; ses bottines, larges à la cheville et serrées au pied, étaient d’un travail le plus délicat et d’une petitesse fabuleuse; mais on passait bien vite de l’admiration à la pitié, en reconnaissant, dans la démarche de la mandarine, les suites de l’horrible mutilation qui consiste, dans les hautes classes, à envelopper de bandelettes les pieds des enfants en bas âge, de façon à ce qu’ils n’atteignent jamais une longueur de plus de six pouces.

Cette jeune femme avait une physionomie très douce; sa démarche, pénible et incertaine, ôtait toute dignité à son maintien; mais il y avait de la bonté et de l’abandon dans les caresses qu’elle prodiguait à son enfant. Charles pensa que, s’il pouvait parvenir à se faire comprendre, la mandarine le protégerait, et que, par elle, il obtiendrait sa liberté, puisque son seul crime était d’avoir défendu sa vie contre des assassins.

Des paroles prononcées dans une langue inconnue, et qui semblaient sortir de dessous terre, firent tressaillir la mandarine. Elle regarda à ses pieds, et voyant la figure, si étrange pour elle, de Charles Duvernay, ses cheveux blonds, bouclés, son visage maigre, ses grands yeux bleus qui brillaient comme ceux d’une panthère, elle voulut fuir; ce fut alors qu’on put reconnaître qu’elle était complètement estropiée; elle ne marchait pas, elle se traînait en oscillant et paraissait souffrir beaucoup en cherchant à se hâter. La voix de Duvernay, qui essayait à la rassurer, ne faisait qu’augmenter sa terreur. La servante, plus libre de ses mouvements, avait fui vers la maison. La maîtresse, indignée, s’apprêtait à demander vengeance à son époux, qui ne lui aurait pas accordé moins que la bastonnade, appliquée au prisonnier en réparation de l’outrage qu’elle avait subi, si une scène qui se préparait au dehors, n’eût changé la face des choses.

VI.
Les redresseurs de torts.

Macombit avait échappé, grâce à sa merveilleuse agilité et à la terreur qu’il inspirait. Déjà plusieurs fois il s’était trouvé dans de semblables bagarres, et toujours il s’en était tiré aux dépens des assaillants: ce qui leur avait appris à le connaître.

Son premier soin, à son arrivée à la factorerie anglaise, fut d’envoyer son comprador à la recherche du malheureux Duvernay. Cette espèce de Figaro chinois, fripon, menteur, rusé, rachetait ces défauts par de l’intelligence et du dévouement. En moins d’une heure, il put rendre compte à son maître de l’emprisonnement du jeune subrécargue.

Macombit ne perdit point de temps: il envoya de tous côtés informer les jeunes gens des trois factoreries, ainsi que les commerçants européens établis à Canton, qu’un Français, arrivé de la veille, avait été insulté, frappé, dépouillé en sa compagnie à lui, Arthur Macombit, sujet de la Grande-Bretagne, agent de la très-illustre et très-puissante compagnie des Indes; de plus, que ce Français avait été conduit en prison où il était encore.

L’assemblée fut nombreuse et très-animée. Ces jeunes gens, outre le sentiment de leur propre sécurité, qui les portait à se soutenir mutuellement contre une immense population défiante et jalouse, trouvaient encore un grand amusement à ces sortes d’expéditions; elles sont un moyen de rompre l’uniformité d’une vie où ils n’ont d’autres jouissances que celles d’un luxe effréné, privés qu’ils sont d’avoir avec eux leurs femmes et leurs familles.

On voulut cependant procéder avec ordre; une requête fut dressée tendant à ce que Charles Duvernay, capitaine à bord du navire la Marie-Thérèse de Bordeaux, fût rendu à l’instant même à la liberté et reconduit à sa maison en palanquin, avec les honneurs rendus aux dignitaires de première classe. Cette demande, adressée au vice-roi, fut signée par les agents anglais, hollandais, américains, tous les Français et les négociants russes, portugais, allemands, trafiquant à Canton. L’éloignement, la différence des mœurs, de la religion, des coutumes, qui existe entre les Chinois et les autres peuples d’Occident, forment des représentants de ceux-ci à la Chine, une seule nation unie par des intérêts communs. Les compradors furent désignés comme devant porter en corps la requête au mandarin de justice, qui était sensé devoir la remettre au vice-roi. L’assemblée, ayant pris ses mesures, se sépara, et l’on se donna rendez-vous après la fermeture des comptoirs, pour célébrer le retour du prisonnier ou travailler plus activement à sa délivrance.

Il est rare qu’une requête, ainsi appuyée, ne soit pas écoutée; mais cette fois le mandarin, moins bien inspiré, répondit aux compradors réunis qu’il soumettrait la requête au vice-roi.

Cette réponse évasive étant connue, Macombit et ses amis se disposèrent à une attaque de vive force contre la maison de cet officier récalcitrant. A cinq heures du soir, trente des plus jeunes et des plus vigoureux entre les négociants ou commis des négociants étrangers, s’armèrent de gros bâtons; ils se formèrent en bataillon, et traversèrent ainsi les rues populeuses de China-Street, sans être inquiétés.

Le Chinois n’attaque jamais les étrangers sur le terrain neutre qui leur est concédé par les traités; il ne se défend même pas chez lui, quand on s’y présente en force. La faute commise par Macombit, le matin, était de s’être aventuré hors des limites des factoreries, en comptant sur la protection du fiédor et du mandarin.

Le premier exploit de la troupe, arrivée à la porte de la Ville-Tatare, fut de battre et de désarmer le poste. Les soldats de milice se laissèrent casser sur le dos leurs arcs et leurs carquois. Ces tigres de guerre usèrent beaucoup plus de leurs boucliers que de leurs sabres; toute cette troupe fut poussée à coups de bâtons et à coups de pieds dans le corps-de-garde, où on l’enferma.

Maîtres de la ville par cette victoire, les assaillants marchèrent vers la demeure du mandarin de justice; ils poussaient des cris tumultueux, dévastaient les devantures des magasins, frappaient même les habitants, quand ils étaient assez hardis pour se montrer sur leur passage. Ce fut ainsi qu’ils arrivèrent à l’enclos au milieu duquel la maison du mandarin était située; c’était au moment où la mandarine, effrayée par l’apparition de Duvernay, accourait de toute la vitesse de ses petits pieds mutilés. La peur est contagieuse; l’émotion de sa femme rendit le mandarin incapable d’entendre plus longtemps le bruit continuel des pierres lancées contre la porte extérieure: il se décida à se montrer. Paraître, c’était capituler; en aucun cas, on ne doit insulter, voler, maltraiter un agent commercial légalement reconnu, et c’était le cas de Duvernay. Ses lettres de passe et sa commission avaient été vérifiées à Whampou. Quant à la contravention d’avoir pénétré dans la ville fermée, il n’en avait franchi les limites qu’en la compagnie de deux nobles fonctionnaires chinois, et dans l’intention de présenter une requête.

Duvernay, reconnu innocent de par le bâton de ses amis, fut tiré de prison. Loyal agent, il profita de l’occasion pour réclamer le portrait de la digne madame Blondel, offrant en retour une superbe pendule-musique et une somme d’argent raisonnable. Le mandarin, agréablement surpris, se donna des airs de justice et de désintéressement. Le marché fut conclu, et le comprador d’Arthur, chargé de le terminer, en remettant les présents en échange de la miniature.

Duvernay avait fait pauvre chère toute la journée, n’ayant eu pour nourriture qu’un peu de riz cuit à l’eau; aussi éprouva-t-il un contentement presque égal à celui de se retrouver en liberté, à l’annonce d’un souper européen préparé à la factorerie anglaise. «Nous mangerons avec des couteaux et des fourchettes, lui dit Macombit; nous pourrons reconnaître les viandes et les poissons qui nous seront servis; nous arroserons ces mets royaux de vins de Bordeaux et de Champagne, bus à la santé de M. Blondel et du digne mandarin de justice.»

L’ordonnance du festin, préparé par les ordres de Macombit, soutenait dignement la suprématie européenne. Le luxe de l’argenterie et des cristaux, l’élégance des surtouts où brillaient les plus belles fleurs de la flore chinoise, la profusion et la délicatesse des mets, présentaient un ensemble dont on pourrait difficilement se faire une idée ailleurs que dans ce lieu où le confort de l’Occident se trouve réuni aux somptuosités orientales.

Le repas fut gai. Tous ces jeunes gens, contents de leur position ou riches d’espérances, ne songeaient en ce moment qu’à jouir de la vie; dans les longues heures du jour, au milieu des fatigues d’un travail souvent épineux, les souvenirs de la patrie et de la famille absente pouvaient parfois les troubler, mais à table, le verre en main, leur éloignement n’était plus que la prise de possession de la royauté des deux hémisphères acquise au commerce et à l’industrie.

VII.
L’incendie.

Pendant que ces jeunes gens étaient à table, une rumeur inusitée s’élevait du centre de la ville et s’étendait jusque sur le fleuve; les rames frappaient les eaux de toutes parts; la flottille entière semblait se mettre en mouvement. Les cris devinrent tout à coup plus distincts; des lueurs étranges brillaient aux fenêtres; les valets pâlirent; tous les convives inquiets à leur tour s’élancèrent sur le balcon qui donne sur le quai... Le feu était à la ville.

L’incendie, attisé par une forte bise nord-est, avait fait des progrès rapides. Quand les factoreries s’en émurent, China-Street était en flammes; c’était un spectacle horrible que ces torrents de feu bondissant de toit en toit; déjà d’immenses trésors étaient consumés, les belles étoffes, les meubles précieux, les denrées les plus rares, n’étaient plus que cendres. Une multitude épouvantée, fuyant ses demeures embrasées, se précipitait vers le fleuve; mais les habitants de la Ville d’Eau, craignant de voir sombrer leurs barques trop surchargées, se hâtèrent de gagner l’autre rive: «Mon Dieu! n’y a-t-il donc aucun secours possible? s’écria Duvernay, sortant le premier de la stupeur où la vue d’un tel désastre avait plongé tous ces hommes naguère si insouciants.—Essayons, répondit Macombit; mais, je le crains bien, tout secours humain est désormais insuffisant.»

En effet, l’incendie, se propageant de rue en rue, de quartier en quartier, faisait une immense fournaise de la ville entière. Déjà les factoreries étaient menacées. Chacun courut où l’appelait le soin de sa fortune ou celle de ses commettants. Charles demeura seul au milieu de cette scène de douleur et de confusion. Les marchandises de monsieur Blondel étaient en sûreté à bord de la Marie-Thérèse; mais qu’étaient devenus le comprador et le portrait? étaient-ils encore dans la ville chinoise? Comment s’en instruire? Comment même y penser longtemps en présence d’un tel désastre? Duvernay, jugeant qu’il était inutile de songer à maîtriser le feu, voulut au moins porter secours à quelque infortuné. Dans cette intention, il s’avança résolument vers China-Street. Les flammes, soufflées par la bise, allaient d’un côté à l’autre de la rue, comme un champ de blé courbé par l’orage; à terre, les métaux fondus et les liqueurs spiritueuses enflammées roulaient, semblables à une lave brûlante. Cent mille Chinois s’agitaient dans cet enfer, cherchant à sauver leur vie par la fuite, ou disputant leur argent à des bandits, avec l’intrépidité du désespoir, car le meurtre et le pillage s’étaient mis de la partie; l’ardeur de la rapine d’une part, l’amour de la propriété de l’autre, avaient changé en frénésie le naturel pacifique des Chinois: on les voyait se disputer avec rage des richesses que le feu allait bientôt consumer dans les mains du vainqueur, tandis que le vaincu, rejeté au milieu des flammes, expirait en rugissant. Les femmes, les enfants, les vieillards, poussaient en vain des cris déchirants; la peur seule répondait à la peur, le désespoir au désespoir; pas une voix consolante ne se faisait entendre, pas une main secourable n’était tendue à la faiblesse dans cette nuit d’angoisse et de larmes!

Duvernay s’avançait presque machinalement à travers les plus grands dangers qu’un homme puisse courir; il semblait avoir oublié qu’il eût un corps accessible à la douleur, son esprit était comme paralysé par la grandeur de ce désastre. Des cris déchirants, qui s’élèvent au-dessus de tous les autres cris, l’arrachent à cette torpeur; il regarde: c’est une femme âgée qui dispute à un bandit un jeune homme déjà blessé; le courage de cette mère intrépide excite celui de Duvernay; il se précipite contre le brigand, le renverse sur les débris enflammés d’une maison qui vient de s’écrouler; mais ce n’était rien encore, il ne veut pas laisser son œuvre imparfaite: il prend dans ses bras le blessé qui est hors d’état de marcher, et, guidé par la mère, il se dirige vers le fleuve. Les quais sont couverts d’une foule innombrable qui tend ses bras désespérés vers l’autre rive d’où se détachent, de temps à autre, des embarcations; mais, de crainte d’être envahies, elles s’arrêtent au milieu du fleuve, et ne reçoivent, à prix d’or, que ceux qui ont assez de vigueur pour nager jusqu’à elles. Ainsi, les faibles périssent et les pauvres aussi, car ils sont impitoyablement repoussés. Deux barques seulement venaient aborder au quai; celles-là recevaient leurs passagers sans conditions, prenant cependant de préférence ceux qui étaient dépouillés ou blessés. Ces barques étaient montées par des missionnaires; dans un si grand malheur, ces chrétiens courageux n’avaient pas craint d’arborer le signe proscrit de la Rédemption, et c’était sous la bannière du Christ qu’ils pratiquaient ses œuvres. Duvernay, reconnaissant des frères en Jésus-Christ, ne désespéra plus de pouvoir mettre en lieu de sûreté la Chinoise et son fils. Il s’exhausse sur une pile de ballots entassés sur le quai; il agite en l’air son chapeau français, décoré de la cocarde blanche, il appelle ceux de la barque. A l’instant, l’un des Pères de la Mission vint à lui pour le prendre et l’emmener. La foule se pressait sur les pas du bon prêtre, elle baisait ses mains et ses vêtements, mais elle ne songeait pas à obtenir par la violence un secours que la charité distribuait si libéralement.

«Je ne suis point seul, mon père, dit Charles au missionnaire, quand ils se furent joints, et même, jeune et encore dispos, je rougirais de vous implorer pour moi; mais voici un jeune homme blessé et sa mère, à ce que je suppose, aux marques de tendresse que je l’ai vue lui prodiguer, c’est pour eux que je réclame votre pitié.—Ils n’ont avec eux ni fardeau ni bagages, car nous ne pouvons pas laisser en péril des créatures du Seigneur pour sauver des richesses périssables.—Je les ai trouvés complètement dépouillés, la mère défendant la vie de son fils contre les voleurs, qui, sans doute, avaient pris tout ce qu’ils possédaient.—Qu’ils viennent donc.» En parlant ainsi, le missionnaire prit la main de la femme, et Charles se chargea de nouveau de son fardeau, et, pendant le trajet, le blessé, se penchant à son oreille, lui dit en mauvais anglais: «Monsieur, venez avec nous, il faut que je vous parle avant de mourir.» Cette voix n’était pas inconnue à Duvernay, mais c’était en vain qu’il cherchait à se rappeler où il l’avait entendue. «Nous ne pouvons prendre que trois personnes, crièrent les patrons de la barque.—Je resterai à terre, dit aussitôt le missionnaire.» En même temps la pauvre mère, comprenant, non les paroles dites en portugais, mais le geste, se jetait à genoux pour supplier qu’on l’abandonnât en emmenant son fils. «Non, non, dit Charles, c’est moi qui vais demeurer.» En cet instant, une grande rumeur s’éleva sur le quai, la multitude s’écarta pour faire place à une troupe d’hommes armés, qui, une torche d’une main, le sabre de l’autre, s’avançaient en bon ordre; c’étaient des marins étrangers, à la recherche de leurs compatriotes. Charles Duvernay distingua, dans le nombre, des hommes de l’équipage la Marie-Thérèse, et se fit reconnaître à eux. «A présent, mon père, dit-il au missionnaire, plus de débats; loin de vous être une charge, je vais de mon côté employer le canot qu’on envoie à ma recherche à sauver encore quelques infortunés.—Un instant, murmura le blessé, prenez au moins ceci; je vous le rapportais quand, à la vue de l’incendie, j’ai couru pour sauver ma mère et notre petite fortune: vous savez le reste.» Et cet homme glissa dans la main de Charles un médaillon. Celui auquel il s’était dévoué, sans le reconnaître, était le comprador de Macombit. O mon Dieu! dit en lui-même le jeune capitaine, il est donc vrai que c’est en accomplissant tes divins préceptes que l’on fait encore le mieux ses affaires sur la terre! Si j’étais demeuré à la factorerie à chercher à sauver un peu d’or au lieu de porter secours à mes semblables, si, après avoir délivré ce malheureux d’un premier danger, j’avais répugné à m’exposer plus encore pour le mettre en sûreté, j’eusse été dans l’impossibilité d’accomplir la mission dont M. Blondel m’a chargé, et ma sœur n’aurait point de dot.

Charles faisait ces réflexions après avoir pris congé du missionnaire et du pauvre comprador. Ainsi qu’il l’avait promis, il employa, le reste de la nuit, le canot de la Marie-Thérèse à transporter sur l’autre rive des femmes, des enfants, des vieillards; enfin, le jour vint éclairer cette scène de désolation: la ville entière n’était plus qu’un monceau de ruines fumantes sur lesquelles apparaissaient quelques milliers de brigands qui achevaient, par le meurtre et le pillage, la dévastation commencée par le feu. Tout un peuple, riche la veille, errait dans la campagne, sans pain, sans vêtements, sans asile. Les marins bordelais avaient grande hâte de retourner à Whampou. Charles Duvernay ne voulut pas cependant quitter Canton, sans s’être informé du sort de Macombit; il se fit descendre au même débarcadère où, quarante-huit heures auparavant, s’élevait si fièrement le drapeau de la Grande-Bretagne. Il se dirigea à travers les débris vers l’emplacement de la factorerie anglaise; un triple rang de matelots, l’arme au bras, gardait une enceinte où brûlaient encore quelques charpentes. Au nom de Macombit, prononcé par un Européen, ils s’écartèrent pour laisser passer le capitaine. Duvernay reconnut son ami, les cheveux brûlés, le visage noirci par la fumée, les vêtements en désordre, assis sur un coffre de fer; c’était la caisse de la compagnie qu’il était parvenu à sauver du feu et des voleurs.

«Quelle nuit affreuse, mon cher Macombit! et quel spectacle que celui de l’anéantissement de tant de travaux et d’espérances!

—C’est vrai, peu d’heures ont suffi pour tout détruire, et l’on peut dire: C’est là qu’était Canton. A présent, que vas-tu faire?

—Par un miracle de la Providence, j’ai le portrait de madame Blondel; je vais placer ma cargaison à Macao, et de là retourner à Bordeaux. Et toi, quels sont tes projets?—Je reste.—Sur ces ruines?—Sur ces ruines, qui se relèveront bientôt. Tu ne sais pas, mon cher Duvernay, quelle vitalité il y a dans le commerce et l’industrie. En moins de deux ans, cette ville consumée sera rebâtie plus belle. Les magasins auront plus de richesse et d’élégance; de nouveaux riches y entasseront l’or et les marchandises précieuses. Quant aux malheurs particuliers, le temps en balaiera le souvenir, comme le vent balaie la poussière de nos routes. Beaucoup sont morts cette nuit; un plus grand nombre sont ruinés; cela fait place au soleil pour de nouvelles industries. Le génie du commerce sera ravivé par cette catastrophe, et à coup sûr le progrès y gagnera[5]

Charles Duvernay ne pouvait sympathiser avec une philosophie aussi positive; il prit congé de Macombit, en lui recommandant son pauvre comprador, si toutefois celui-ci revenait à la santé. Macombit promit à Duvernay ce que celui-ci lui demandait, et les deux amis scellèrent, dans un mutuel embrassement, le souvenir de leur courte réunion, se promettant bien de se revoir, si la fortune les ramenait jamais dans cette partie du monde.


[4] Canton ou Kouang-toung, ville bâtie sur le Tigre, la seule de l’empire de la Chine où les étrangers soient admis.

[5] La prédiction d’Arthur s’est réalisée; et en 1825, tous les désastres de la nuit du 1er novembre 1823 étaient plus que réparés.


La Pervenche.

old man looking and pointing with his right hand with small boy standing behind him
Lith. Rigo Frères et Cie
 
Guise!... je te vois.

Paris, Ve LOUIS JANET, Editeur du DIMANCHE des Enfants.


LA PERVENCHE.
Nouvelle.
PAR M. EUGENE NYON.

I.

L’habitation dans laquelle je vais vous transporter, mes chers enfants, est un sombre et rouge château, bâti en briques de la base au sommet. Les fenêtres et les portes de la façade sont seules entourées d’un cadre de pierres blanches et sans ornement. C’est une architecture grave et sérieuse, comme l’époque qui l’a vue naître. Ce château, fort admiré alors, est l’œuvre d’un habile constructeur du temps de Henri IV; et, au moment où nous le voyons, il ne compte pas encore trente années d’existence. La porte principale du bâtiment s’ouvre sur une vaste terrasse garnie de vases à fleurs; et la vue qui s’offre au regard du haut de cette terrasse, est plutôt majestueuse qu’agréable. L’élévation sur laquelle a été construit le château, dérobe à l’œil une plage d’une demi-lieue environ, jaune et brûlée par le soleil méridional, pour ne laisser voir que les eaux océaniques du golfe de Biscaye. On est à quelques lieues de Bayonne. Le manoir seigneurial a été bâti de manière à faire face à l’Océan; et si l’on regarde vers la droite, on aperçoit, à une lieue tout au plus, une tour sombre et noire qui semble sortir du sein des eaux. Ce donjon, si élevé, sert de prison d’état, et paraît avoir été placé là pour rappeler au propriétaire du domaine seigneurial qui l’avoisine, que, dans ces temps de tourmentes où la noblesse se débattait sous le pouvoir despotique de Richelieu, il n’y avait pas loin de la puissance à la captivité.

Au moment où nous y arrivons, deux personnes semblent jouir en paix et sans arrière-pensées, sur cette terrasse, de la douce chaleur d’un des premiers jours de printemps. La vue du fatal donjon, qui leur est familière sans doute, ne trouble pas leur molle quiétude; elles paraissent totalement étrangères aux agitations politiques du moment. Or, ces deux personnes touchent aux deux extrémités de la vie: un enfant et un vieillard. L’un ne sait pas encore, l’autre a oublié. Le premier laisse commencer son existence, sans se soucier de l’avenir; le second termine la sienne, sans se rappeler le passé. Assimilées par ces causes différentes, l’ignorance et l’oubli, ces deux personnes se comprennent, s’aiment et se sont rendues nécessaires l’une à l’autre; pourtant ces deux êtres, si tranquilles en apparence, tiennent de près aux tourmentes civiles; l’enfant par son père, le vieillard par son fils, et peut-être ne faudra-t-il qu’une circonstance pour ranimer la sensibilité émoussée chez l’un et non encore éveillée chez l’autre. Voyons.

«Quelle belle matinée, grand-père, dit l’enfant en sautillant à l’entour du vieillard; tu devrais bien me permettre d’aller me promener, avec l’écuyer, sur le joli cheval que tu m’as donné...

—Du tout, du tout; je resterais seul pendant ce temps-là...

—Ah! c’est vrai... je n’y avais pas pensé... Eh bien! au moins descendons dans le parc et allons courir...

—Courir! moi!... à quatre vingt-deux ans!... Y penses-tu?... j’aime mieux rester sur cette terrasse... j’y suis si heureux!

—Ah! bien oui... mais je m’y ennuie, moi!... et je veux...

—Je veux, dites-vous. Je veux!... Gaston, rappelez-vous qu’à votre âge on n’a pas de volonté...

—Mais je ne suis plus un enfant... J’ai treize ans bientôt.

—C’est-à-dire douze à peine; tu es né le 17 mai 1620... et nous ne sommes qu’en mars 1632... Ainsi donc, Gaston, gardez vos: je veux pour le jour où vous aurez vingt ans...»

Gaston, humilié, s’était éloigné de son grand-père et faisait une moue qui le rendait fort laid, je vous assure. Le vieillard le regarda un instant en silence, puis s’approchant de lui:—Allons, voyons, ne faites pas ainsi la moue, monsieur, et je vous dirai alors la cause de mon bonheur... car je suis bien heureux aujourd’hui... si tu savais...

«Quoi donc? grand-père, reprit Gaston; et, d’un bond, l’enfant fut auprès du vieillard.

—Curieux! je vais tout te dire... et de plus, je te conterai une histoire que Gaston de Bazas ne doit pas ignorer... une histoire de famille.»

A ces mots, Gaston sauta de joie sur les genoux du vieillard qu’il couvrait de baisers. «Eh bien! j’écoute...»

«Je l’ai vue!... la première est ouverte de ce matin, s’écria bientôt le vieux baron de Bazas avec une rare expression de bonheur.

—Quoi donc? demanda Gaston étonné.

—Regarde!»

Le baron indiquait à Gaston un vase où l’on voyait une pervenche éclose du matin.

«Cette pervenche? grand-père.

—Oui... oui... Gaston... cette pervenche... la fleur de famille! reprit le vieillard, dont l’œil brillait d’un éclat inaccoutumé.»

Gaston, au comble de la surprise, le regardait la bouche béante. «Oui, la fleur de famille!» répéta le vieillard après s’être recueilli quelques instants. «Tu as dû voir, Gaston, dans notre salle d’honneur, les armes de notre famille peintes sur un grand tableau.

—Oui, vraiment.

—N’y as-tu pas remarqué une fleur pareille à celle-ci?

—Une pervenche! c’est vrai.

—Eh bien! il est temps que tu saches pourquoi cette fleur est dans nos armes... Cela remonte à plus de six cents ans... au temps du roi Robert, qu’on avait surnommé le Pieux... Un de nos ancêtres, un simple gentilhomme—il n’y avait pas encore de barons dans la famille—occupait une charge auprès du roi, qui vivait fort heureux, entouré de soins par la reine Berthe, sa noble épouse. Mais tout à coup des raisons politiques, que tu ne pourrais comprendre, forcent le monarque à répudier cette bonne reine. Il est contraint d’appeler à lui une autre épouse: âme hautaine, altière, et qui voulait tout voir courbé sous sa loi. Une suite nombreuse entourait la nouvelle reine à son arrivée; tous les hommages des gentilshommes étaient pour elles, tandis que la pauvre Berthe s’en allait seule et abandonnée.—Il advint qu’elles se rencontrèrent; l’une arrivant, l’autre partant; et la nouvelle reine, qui s’appelait Constance, triomphait, en regardant son escorte nombreuse, de l’abandon de sa rivale. Elle en plaisantait avec les barons qui, la veille encore, flattant la pauvre Berthe, applaudissaient maintenant aux railleries de leur souveraine d’un jour, lorsque notre aïeul, qu’indignait une telle conduite, eut le courage—car il y a du courage autre part que sur le champ de bataille, retiens bien ceci, Gaston—de cueillir la première fleur qu’il trouva sur la route, et de la présenter à deux genoux à la pauvre délaissée. Émue d’un hommage aussi touchant, Berthe lui donna sa main à baiser, et lui dit en étouffant ses sanglots: «Beau sire, puissiez-vous acquérir gloire et renommée, titres et puissance. Que cette fleur vous soit propice à vous et aux vôtres, car vous la méritez.»

—Pauvre reine! interrompit Gaston.

—Le roi Robert, qui apprit la noble conduite de notre aïeul, le fit venir en sa présence, et, malgré les efforts de la reine Constance, qui voulait le faire dépouiller de ses biens, tant elle était outrée, il lui donna la baronnie de Bazas avec droit de haute et basse justice. C’est en mémoire de cette circonstance que, plus tard, une pervenche a été mise dans nos armes. Depuis ce jour, cette fleur est devenue celle de la famille, et...»

Ici le vieux baron s’arrêta et parut hésiter.

«Et?... reprit Gaston... Eh bien! continue donc, grand-père, ce récit m’intéresse tant!

—Je ne sais si je dois...

—Pourquoi non?... ne suis-je pas un Bazas?

—Si par Dieu! et tu sauras tout... Apprends donc que cette fleur exerce une grande influence sur nos destinées: le 25 de mars, jour où notre aïeul rendit hommage à la reine Berthe, il est de tradition, bien ancienne, que le chef de notre famille, cueille de sa propre main une pervenche pour perpétuer, de père en fils, le souvenir de cette action. Si le malheur veut qu’il l’oublie, ou qu’il soit empêché de le faire, c’est un signe certain que de grandes calamités fondront sur lui. De nombreux exemples l’ont prouvé, et je veux t’en citer un: Gaucher de Bazas, mon aïeul au huitième degré, étant en Palestine, négligea de cueillir la pervenche; un mois après, il fut pris par les Sarrasins auxquels il avait fait beaucoup de mal. Son corps fut coupé en morceaux, jeté çà et là en pâture aux corbeaux, et sa tête fut trouvée un matin, sur les créneaux du château de Bazas, sans qu’on ait jamais pu savoir comment elle y avait été apportée.

—Ah! cela est bien extraordinaire!

—Soit hasard, soit fatalité, Gaston, cela fut ainsi!» continua le vieillard avec un peu d’égarement. «Eh bien! comprends-tu pourquoi je suis heureux maintenant?... La pervenche a paru... et je la cueillerai, après demain 25 mars... Oh! si je ne le pouvais... c’est ma mort que cela annoncerait... une mort terrible!»

Un frisson parcourut tout le corps du vieux baron, et ses traits indiquèrent, de plus en plus, une aliénation momentanée dans son esprit. Gaston le regardait avec une sorte de terreur.

«Oui... oui...» reprit lentement le vieillard et comme cherchant à recueillir sa pensée, «je n’y ai jamais manqué... et j’ai traversé, sain et sauf, toutes les phases des guerres civiles... attends... attends... je crois que je me rappelle... j’en ai tant vu!»

Le vieux baron pressa son front chauve entre ses deux mains; sa tête affaiblie succombait sous le poids des mille souvenirs qui lui revenaient soudain. C’était toute l’histoire d’un siècle sanglant qui apparaissait devant lui. Les drames politiques dont il avait été acteur, venaient frapper sa mémoire avec d’autant plus de violence qu’ils étaient restés plus longtemps oubliés; mais tous ces souvenirs lui survenaient sans ordre, confus, comme des fantômes qui surgissaient devant lui; des mots sans suite exprimaient le désordre de ses pensées: «Guise... je te vois... Poltrot t’assassine[6]!... Coligny... Andelot!... Oh! du sang!... partout du sang!... La Saint-Barthélemy... Implacable Catherine[7]!... Biron!... mon ami... l’échafaud[8]!... Concini... Le pont du Louvre[9]... Richelieu!... Richelieu!!!»

Le vieillard se leva tout à coup; sa figure était horriblement contractée.

«Oh! tu me hais!... je le sais... Ma mort... n’est-ce pas, ma mort!... comme celle de Marillac!»

Le baron, épuisé par ce dernier effort, retomba sur son siège. Gaston effrayé s’était retiré dans un coin et il pleurait, osant à peine regarder son grand-père qui gardait un morne silence.

Après un quart d’heure, le vieillard revint à lui, comme sortant d’un pénible sommeil.

«Gaston! appela-t-il d’une voix faible.

—Grand-père! répondit celui-ci hésitant à s’approcher.

—Il me semble que je viens de faire un rêve affreux... viens me donner ton bras, et descendons au parc.»

L’enfant rassuré accourait auprès du baron, joyeux de la perspective d’une promenade, quand un piquet de gens d’armes parut sur la terrasse se faisant précéder par un des domestiques.

«Qu’est-ce donc? demanda tout à coup le vieux gentilhomme, se retournant au bruit.

—Ce sont des gens du roi, monseigneur,» répondit le domestique.

Le chef de la petite troupe s’avança alors:

«Au nom du roi, monseigneur, je vous arrête!

—Moi, monsieur, vous vous trompez, reprit le baron, se redressant fièrement, depuis dix ans bientôt je suis étranger à tout ce qui se passe, et j’ignore pour quelle cause le cardinal songe à me priver de ma liberté...

—Monseigneur, vous ne devez pas ignorer que le duc d’Orléans et le connétable de Montmorency ont pris les armes contre le roi, et levé la bannière de l’insurrection dans le Languedoc... mais ce que vous ne savez pas, c’est que monseigneur Gaston d’Orléans a abandonné tout à coup le connétable.

—Toujours le même! murmura le vieillard.

—Or, le connétable a été vaincu et pris, et le seigneur Hector de Bazas...

—Mon fils! mon père! s’écrièrent à la fois le baron et Gaston.

—Échappé à nos poursuites, on l’a cherché partout, et monseigneur le cardinal a ordonné que vous seriez retenu prisonnier jusqu’à ce qu’il plaise au seigneur Hector, votre fils, de venir vous rendre la liberté en se livrant.

—Dieu l’en préserve!... Je vous suis, monsieur! où me conduisez-vous?

—Au donjon que vous voyez d’ici, monseigneur.

—Marchons donc, monsieur.—Gaston, continua-t-il en se tournant vers son petit-fils, embrasse-moi!»

L’enfant se jeta dans les bras du vieillard en sanglottant.

«Adieu, enfant, balbutia celui-ci, adieu pour toujours, car tu le vois... je ne cueillerai pas la pervenche, le 25 mars!»

II.

Laissé seul dans ce sombre château, Gaston passa dans la tristesse et le découragement les heures qui suivirent. A l’inquiétude qu’il éprouvait pour son père, en butte aux recherches actives des gens du cardinal, se joignait le tourment de savoir le vieux baron, son grand-père, exposé à toutes les privations d’une dure captivité. Et puis les quelques mots que lui avait dits le vieux domestique, n’étaient pas faits pour le rassurer.

—Certainement cela était une vengeance personnelle... le seigneur de Bazas avait été l’un des plus constants ennemis du cardinal... Il s’était opposé de tout son pouvoir à l’élévation du ministre, et, sans aucun doute, son grand âge seul l’avait empêché de prendre part à la rébellion actuelle. Dans le seigneur Hector, le cardinal ne voyait que le vieux baron, et c’était évidemment pour assouvir sa haine particulière qu’il l’avait fait arrêter... Qui pouvait savoir où cela conduirait le baron?... On avait vu des gentilshommes, tout aussi nobles que lui, ne quitter la prison que pour monter à l’échafaud.

Revenu un peu de sa première émotion, le domestique avait senti combien il était imprudent de jeter ces craintes dans l’esprit de Gaston, et il avait cherché, par des paroles banales, à atténuer l’effet de ces sinistres prédictions. Mais il était trop tard, la jeune imagination de l’enfant travaillait; elle enfantait des supplices affreux, et voyait toujours son grand-père mettant le pied sur le fatal échafaud. Ce n’était plus cet enfant du matin à la figure insouciante, ses traits étaient contractés; ses yeux rouges attestaient ses larmes.

Pauvre Gaston! il allait, venait dans cet immense château, sans intention, sans but; c’était une jeune plante, privée de son tuteur, que le vent ballottait impitoyablement. Tout ce qu’il voyait, contribuait à accroître son tourment; la consternation peinte sur le visage des domestiques, les conversations furtives à voix basse, ces signes d’yeux, ces gestes contraints, rien n’était fait pour apporter du calme à cette jeune âme qui jamais ne s’était sentie agitée d’une émotion aussi violente.

La nuit fut bien longue pour Gaston; il ne dormit pas, et son grand-père, en danger, ne lui sortit pas de la pensée.

«Pauvre grand-père! disait-il en se dressant avec angoisse sur son lit, en prison! manquant de tout... privé d’air... privé de sa promenade du matin... Que va-t-il devenir? Demain il ne pourra pas descendre sur la terrasse, visiter ses fleurs. Oh! mon Dieu! s’écria-t-il tout à coup: et la pervenche! la fleur de famille!... Je me rappelle ce qu’il me disait hier: «Si je ne pouvais la cueillir... c’est ma mort que cela annoncerait... une mort terrible!» Puis, en partant, ces autres mots qu’alors je ne compris pas: «Tu le vois... je ne cueillerai pas la pervenche, le 25 mars.» Oh oui! je comprends tout maintenant... Pauvre grand-père!... Je ne sais pas comment une fleur peut avoir ainsi de l’influence sur la destinée... je n’y crois pas... mais enfin il y croit lui... et s’il ne la cueille pas le 25 mais... il regardera sa mort comme certaine... il perdra tout courage... Et qui sait? Peut-être ne lui faut-il qu’un peu de courage? Peut-être doit-il nous revenir bientôt? Oh! oui... oui... il faut que je lui fasse parvenir la pervenche... que je la lui porte... cela lui rendra l’espoir... Mais comment? comment?... mon Dieu! inspirez-moi!»

Il se laissa retomber sur le lit, et se mit à méditer profondément sur le moyen d’arriver jusqu’à la prison du baron de Bazas. Le jour le surprit au milieu de ses réflexions. Dès qu’il l’aperçut, il se leva, et s’empressant de se vêtir:

«Je n’ai pas de temps à perdre, se dit-il; c’est aujourd’hui le 24, et il faut que demain... Mais la première chose à faire, c’est d’aller reconnaître les lieux... Allons au donjon!»

L’abattement avait fait place sur son visage à la résolution; plus de larmes aujourd’hui; il avait un but à remplir. Le vieux domestique entra dans l’appartement, et fut surpris de trouver Gaston sur pied.

«Déjà levé, monseigneur? dit-il avec respect.

—Oui, Ramée, oui! et tu arrives bien... Je sors; tu vas m’accompagner.

—Bon Dieu! mon jeune seigneur, où allez-vous?

—A la prison de mon grand-père.

—Hélas! on ne vous y introduira pas.

—C’est ce que nous verrons... Donne-moi la petite dague que mon père m’a envoyée dernièrement.

—Des armes? fit le domestique avec étonnement.

—Pourquoi pas!... Obéis... je le veux... On n’a qu’à m’arrêter, je veux pouvoir me défendre.

—Par Hercule! qu’allez-vous faire, mon jeune seigneur?

—Que t’importe! Veux-tu me suivre ou me laisser partir seul?

—Je vous suis... je vous suis, se hâta de répondre le vieux Ramée, qui avait vu naître Gaston, et qui l’aimait comme un fils.

—Viens donc!»

Gaston, accompagné de Ramée, sortit précipitamment du château, et prenant le chemin du donjon, il marcha à grands pas. Une heure après, il était au pied de la tour. A l’aspect des grands murs noirs qui en défendaient l’approche, le pauvre enfant sentit sa résolution près de chanceler. «Si l’on allait me retenir prisonnier,» pensa-t-il. Mais l’idée de son grand-père lui revint avec plus de force, et il puisa de l’énergie dans son amour pour le baron. Ramée, qui suivait de l’œil tous ses mouvements, avait remarqué son hésitation.

«Je vous l’avais bien dit, moi, mon jeune maître, fit-il en lui montrant les remparts élevés et percés de meurtrières; vous voyez bien que l’on n’entre pas là dedans comme on veut.

—Marchons!» fut la seule réponse de Gaston, qui s’avança résolument vers une des sentinelles.

Le rempart était garni de hallebardiers. Le premier auquel Gaston s’adressa, le repoussa durement en marmottant quelques mots que l’enfant ne comprit pas: c’était un reître allemand.

«Arrière, mon petit muguet, dit le second en avançant sa hallebarde, arrière!... ou je te la passe au travers du corps.»

Gaston ne se découragea pas; il alla vers un autre, demandant toujours à être introduit. Ramée, qui le suivait de loin, ne cessait de crier:

«Monsieur Gaston! monsieur Gaston! n’allez pas plus loin... ils vont vous tuer.»

Mais l’enfant n’entendait rien: repoussé d’un côté, il allait de l’autre. Malgré sa persévérance, il n’essuya que des refus. Enfin, découragé, il vint s’asseoir, à côté du vieux domestique, sur une pierre à quelques pas de l’entrée de la forteresse.

«Comment faire!... comment faire! s’écriait-il avec désespoir... Il faut que je sois entré dans cette tour avant demain... il le faut... entends-tu bien, Ramée?

—Mais quel intérêt si pressant? se hasarda à demander le fidèle serviteur.

—Quel intérêt!... quel intérêt, Ramée!... C’est demain le 25 mars... et...

—Oh! je comprends, mon jeune maître... la pervenche... Depuis trente ans que j’ai le bonheur de servir monseigneur le baron, il n’y a pas manqué une fois... Oh! vous avez raison... Mon Dieu! comment faire?»

Pour le vieux domestique, la tradition de famille était un article de foi. Aussi, quand il eut appris de quoi il s’agissait, fut-il aussi empressé que Gaston à découvrir un moyen de pénétrer dans la prison: malheureusement la chose était, pour ainsi dire, impossible. Entourée de murs élevés et garnie de sentinelles, la tour était inaccessible par trois de ses côtés, à moins d’un assaut en règle, et, par le quatrième, ses pieds étaient battus par l’Océan qui lui servait de rempart. Des arquebusiers, postés sur le rivage, étaient en outre chargés de veiller à la sûreté de ce côté du donjon. Pendant que Gaston et le vieux Ramée se livraient à l’examen de la tour, et que, retirés à distance, ils commençaient à réfléchir aux mille difficultés de l’entreprise, une tête parut entre les barreaux d’une fenêtre, à l’un des étages supérieurs du côté qui faisait face à l’Océan.

«Oh! mon Dieu! est-ce bien lui, Ramée?... ne me trompai-je pas?... parle!... parle!...

—Attendez... attendez... oui... non...

—Si!... si, Ramée... Oh! je le vois... j’en suis sûr.. Pauvre grand-père! s’écria Gaston en agitant son feutre en signe de joie... Oh! mais, regarde donc, continua-t-il, comme ce côté de la tour a été construit... ces pierres en saillie comme des marches... Une barque cette nuit... rien ne sera plus facile que de monter là... et demain, sur sa fenêtre, il trouvera la pervenche... et il la cueillera!...

—Y pensez-vous, monsieur Gaston?... Oh! non... non, je ne le souffrirai pas... c’est trop dangereux.

—Trop dangereux!... Mais regarde donc ces pierres semblables à des marches... elles paraissent avoir été mises là exprès.

—Mais... mais les arquebusiers, mon jeune seigneur?

—Je ne te force pas à m’accompagner, Ramée... et si tu as peur, je trouverai un autre conducteur pour ma barque.

—Peur!... peur!... Oh! ce que vous me dites là est mal, monsieur Gaston... Peur... Il me semble que, depuis trente ans, le vieux Ramée est connu au château de Bazas... Peur!.. quand il s’agit de l’intérêt de la famille!... Mais vous ne savez donc pas que mon plus grand bonheur serait de mourir pour un Bazas, monsieur Gaston?... Oh! non... car si vous le saviez, vous ne feriez pas à un vieux serviteur la peine que vous lui faites.

—Allons, ne vas-tu pas te fâcher à présent?... Ramée!... Ramée!...» fit l’enfant, sentant qu’il avait eu tort.

Le vieux domestique et lui rentrèrent incontinent au château.

«Je vais préparer la barque et donner un coup d’œil à mes armes, monsieur Gaston.

—Bon, Ramée,» reprit l’enfant en serrant la main du serviteur.

Cœur généreux... tête brûlante... c’est bien là un Bazas! se dit le vieux Ramée en essuyant une larme d’attendrissement; et il alla tout préparer pour leur expédition nocturne.

III.

Minuit venait de sonner; on n’entendait plus, sur le rempart, que le pas cadencé des sentinelles, et, sur le rivage, rien ne trahissait la présence des arquebusiers immobiles, que la mèche allumée qui brillait d’un faible éclat; hallebardiers, arquebusiers, tous veillaient à leurs postes; activité, vigilance, tout était mis en œuvre pour ne pas exciter la sévérité du cardinal, sévérité si féconde en punitions exemplaires; et pourtant, malgré les sentinelles, une barque s’avançait mystérieusement vers la tour; le bruit de la rame se perdait dans celui des flots battant la plage, et d’ailleurs le rameur employait toutes les précautions nécessaires pour n’être pas entendu: c’était le vieux Ramée qui tenait les avirons, tandis que Gaston, accroupi dans la barque, ne quittait pas des yeux l’endroit où se tenaient les gardes. L’enfant avait porté une attention si soutenue à épier le moindre signe d’alarme, le serviteur avait déployé tant de prudence, que, quelques instants encore, la barque atteignait le pied de la tour sans avoir été découverte. Au moins est-ce ce que croyaient Gaston et Ramée; mais il leur fallait passer devant l’endroit où le piquet d’arquebusiers se tenait immobile: c’était une espèce de cap formé par le rivage, et qui plaçait les soldats dans une position un peu avancée en mer, d’où cependant il ne leur était possible de voir autrement qu’en biais le côté de la tour vers lequel tendait notre aventureux enfant. Le passage devant ce poste, sans être remarqué, était donc le plus grand obstacle à vaincre: une fois franchi, l’entreprise semblait pouvoir être menée à fin sans trop de dangers, pourvu que le silence le plus sévère fût gardé. Tel est le résultat des observations qu’ont faites, de leur barque, Ramée et Gaston. Après quelques mots échangés à voix basse, ils se hasardent donc à tenter le passage. Suivant le conseil de l’enfant, Ramée se dirige du côté opposé de la tour qu’il croit abandonné; mais bientôt il s’aperçoit qu’il s’est trompé, un autre poste d’arquebusiers est là faisant face à celui qu’ils ont voulu éviter. Que faire? comment, sans être aperçu, traverser ce détroit où la mort se tient des deux côtés: le vieux serviteur hésite.

«Un vigoureux coup d’aviron, Ramée,» dit Gaston avec fermeté, et que Dieu nous protége!

Ramée obéit aveuglément, l’eau écume et rejaillit à l’entour de la barque.

«Sentinelle, prenez garde à vous! crie une voix partant d’un des postes avancés.

—Sentinelle, prenez garde à vous!» répète une autre voix du côté opposé.

Un instant, Gaston se croit découvert: mais il n’en est rien; les flots soulevés par un coup de vent sont agités avec fracas, et leur bruit est seul entendu des soldats.

«Quel vacarme! dit l’un d’eux, la nuit sera mauvaise... il fait si sombre qu’on y voit tout au plus à dix pas...»

Cependant la barque a touché le mur de la tour, et Gaston, respirant à peine, a mis le pied sur la première de ces pierres qui doivent lui servir d’échelle. Il ne tremble pas le courageux enfant! «J’en mourrais,» a dit son grand-père, et il veut empêcher la mort du vieux baron qui lui est si cher. Une ceinture entoure son corps, et le pot de pervenche est suspendu à son dos. Le voilà qui monte!... Silence, malheureux, ou tout est perdu!

Plus il s’élève, plus Ramée devient inquiet. Le pauvre serviteur, les yeux fixés sur Gaston, le suit avec angoisse, et, malgré lui, des mots s’échappent de ses lèvres...

«Courageux enfant!... Gaston! il va tomber... pitié! pitié, mon Dieu!... et je reste là, moi!... Quand je devrais... si j’étais avec lui encore... pour le soutenir... mon Dieu! c’est fini... le pied lui manque... non... non... Oh! je n’y tiens plus!....»

«N’as-tu rien entendu? dit un des arquebusiers à son camarade.

—Non... le vent sans doute.

—Ouais!... le vent? le vent ne grimpe pas le long des murs, et il me semble que j’aperçois quelque chose... vois donc toi?...

—Tu as, par Dieu, raison!... ou je me trompe fort... si nous étions en face... un coup d’arquebuse...

—Pourquoi pas d’ici?... essaye... c’est peut-être quelque animal marin...

—C’est un homme, par le Christ!... c’est un homme... ou quelque chose qui y ressemble: mais il n’ira pas plus loin,» dit le soldat en ajustant son arme.

Le coup part, un cri se fait entendre... et un corps lourd tombe dans la mer.

«Bien visé!» s’écrie le soldat, fier de son adresse.

Cependant la rumeur est dans la tour; ce coup d’arquebuse a été répété, et en un instant le gouverneur s’est trouvé sur pied. Instruit de la cause du bruit, il se transporte à l’un des postes avancés, et déjà il donne des ordres pour qu’une chaloupe soit mise à la mer, quand il entend un bruit de rames et aperçoit une barque qui s’éloigne, conduite par une seule personne.

«Feu!» ordonne-t-il aussitôt.

Des détonations successives répondent à son commandement, mais sans résultat, sans doute, car, lorsque la fumée produite par la poudre est dissipée, on n’aperçoit plus rien, et il est impossible d’entendre de nouveau le bruit des rames.

«Il s’est échappé!» dit le gouverneur, «si c’est un de mes prisonniers, je suis perdu!... le cardinal ne m’épargnera pas.»

Il ordonne aussitôt une visite dans toutes les prisons; personne n’y manquait. Rassuré par cette certitude, le gouverneur se préparait à regagner son appartement, quand il songea au vieux baron de Bazas: c’était le seul qu’il n’eût pas troublé dans son sommeil.

«C’est peut-être lui!» se dit-il; mais la réflexion vint tout à coup. «C’est impossible... à peine peut-il marcher.»

Cependant il s’arrêta, en passant, devant la porte de son prisonnier, et, avant d’ouvrir, il écouta. Le vieillard ne dormait pas; il parlait à voix haute.

«Gaucher de Bazas, disait-il d’une voix altérée, j’aurai ton sort... pendu peut-être... écartelé... 25 mars!... la pervenche!...

—Pauvre fou! se dit le gouverneur en s’éloignant, oh! le cardinal est bien sévère!»

Le jour qui parut, trouva le baron encore éveillé et se promenant à grands pas.

«Oh! c’est impossible!... je ne la cueillerai pas!... Depuis trente ans c’est la première fois... Eh bien!... dois-je me plaindre?... N’ai-je pas assez vécu?... Le voilà donc arrivé ce 25 mars qui doit m’être si fatal!... Oh! oui, le soleil cherche déjà à percer le brouillard...»

En disant ces mots, il porte ses regards vers la fenêtre. Tout à coup il jette un cri.

«Oh! non... non... ce n’est pas elle... mes yeux me trompent... mon imagination se joue de moi... oh!...»

Il se précipite vers la fenêtre qu’il ouvre. «C’est bien la pervenche, humide encore de la rosée de la nuit!» Il reste quelque temps muet de surprise et de saisissement.

«Je la cueillerai donc! dit-il enfin... Mais comment est-elle là?... C’est un miracle... merci, mon Dieu!... merci!...»

Le vieux baron tombe à genoux, des larmes mouillent ses yeux secs depuis si longtemps, et une prière s’échappe de son sein pour monter vers Dieu. Depuis bien des années, il n’a joui d’un bonheur si grand!... Il m’est impossible de vous dire avec quel sentiment de plaisir le vieillard s’approcha de la pervenche, la cueillit et la baisa à plusieurs reprises.

«Que de bonheur m’annonce cette fleur! s’écria-t-il avec enthousiasme, certainement Dieu ne l’a pas mise là pour rien... Qui sait si demain je ne serai pas libre?»

Ce ne fut pas le lendemain, mais le jour même qu’il reçut la nouvelle de sa liberté. On avait fait sentir au cardinal tout l’odieux d’une détention pareille.

«J’en étais sûr, dit le baron, quand il vit la poterne de la tour s’ouvrir pour lui... Je devais être libre... j’ai cueilli la pervenche!»

Tout en regagnant son château, appuyé sur le bras d’un des domestiques du gouverneur, le baron pensait à Gaston. «Sera-t-il heureux de me revoir, le pauvre enfant! comme il va m’embrasser!...»

Hélas! doit-il le retrouver? Ne vous rappelez-vous plus qu’un corps pesant est tombé dans la mer après le coup d’arquebuse? Ne vous rappelez-vous pas qu’une seule personne était dans la barque qui s’éloignait?

Rassurez-vous pourtant. La première personne que voit le vieux baron en remettant le pied sur son domaine de Bazas, c’est Gaston qui lui saute au cou. Vous peindre ce premier moment de bonheur est au-dessus de mes forces; une heure se passa dans ces doux épanchements.

«Je l’ai cueillie! dit enfin le baron... Un miracle, Gaston... un miracle...

—Que je pourrai t’expliquer, grand-père,» dit l’enfant devenu triste au milieu de son bonheur.

Gaston conta tout ce qui s’était passé au baron, et quand celui-ci vint à demander ce qu’était devenu Ramée, l’enfant essuya une larme qui coulait le long de sa joue, et murmura d’une voix étouffée...

«Mon plus grand bonheur serait de mourir pour un Bazas, disait-il... Pauvre Ramée!... il est heureux!»


[6] Le vieillard fait allusion ici à l’assassinat du duc de Guise, à Orléans, par Poltrot de Méré (23 février 1563).

[7] La Saint-Barthélemy. Les huguenots sont massacrés (24 août 1572), par ordre de Catherine de Médicis.

[8] La conspiration de Biron, sous Henri IV. Biron mourut sur l’échafaud à la Bastille (31 juillet 1602).

[9] Assassinat du maréchal d’Ancre (Concini) sur le pont du Louvre (24 avril 1617).


La Fille du Peuple.

two women in a garden with 2 other women looking on behind a hedge
Lith Rigo frères et Cie
 
Une larme brilla tout aussitôt sous la prunelle bleue de Marie

Paris, Ve LOUIS JANET, Editeur du DIMANCHE des Enfants.


LA FILLE DU PEUPLE.
PAR MADAME EUGÉNIE FOA.

I.
Saint-Denis.

L’heure de la récréation avait sonné dans la Maison Royale de Saint-Denis, et les pensionnaires, dispersées ça et là dans l’immense jardin de cet établissement, causaient ou jouaient ensemble selon leur bon plaisir.

Deux jeunes filles, s’éloignant du groupe de leurs compagnes, gagnèrent, bras dessus bras dessous, une allée en ce moment solitaire. Toutes deux étaient âgées de quatorze à quinze ans, bien faites et blondes; on eût dit les deux sœurs: toutefois la plus grande avait dans les traits quelque chose d’orgueilleux, d’altier, remplacé chez l’autre par une teinte de mélancolie douce et rêveuse.

«Enfin, Marie, dit la première, il est bien étonnant que, depuis quatre ans que nous sommes entrées ici, tu n’aies jamais voulu dire à moi, ton amie, ta compagne, presque ta sœur, qui tu es, quelle est ta famille!

—Mais, chère Ernestine, reprit doucement Marie, tu le sais bien; mon père était soldat, il s’appelait Guillaume...

—Sans doute. Je sais aussi qu’à Wagram il sauva la vie à mon père, répliqua Ernestine. Mais c’est ta mère dont tu ne m’as jamais parlé... Que fait-elle? où est-elle?»

A ces mots, une vive rougeur passa sur le front de Marie, qui garda le silence.

«Ah! moi, c’est différent, ajouta Ernestine, je ne suis pas si discrète... Je dis à qui veut l’entendre que mon père s’est illustré sous l’Empire, que ma mère est noble et riche, que j’aurai un jour un million de dot; or, avec un million, on peut épouser qui l’on veut.

—Ton mariage n’est-il pas arrêté depuis longtemps avec ton cousin, M. Cerney?

—Fi donc! reprit Ernestine avec une moue dédaigneuse...

—Cerney! n’est-ce donc pas ton nom?... celui que ta noble mère porte aujourd’hui avec orgueil?

—Baronne de Cerney, ma chère, baronne de Cerney!... Eh bien! et la tienne, a-t-elle des titres? est-elle noble? est-elle riche?... J’en doute; car la protection que t’accorde ma mère, le silence que tu gardes, le mystère qui t’environne...

—Marie est la fille d’une princesse russe, obligée de cacher son rang,» dit soudain une voix sortant d’un bosquet derrière les deux amies; et un grand éclat de rire accompagna cette raillerie amère. Trois ou quatre jeunes filles, des plus espiègles de la Maison Royale, se trouvaient réunies là.

Une larme brilla tout aussitôt sur la prunelle bleue de Marie; elle tourna son regard du côté du bosquet; ses lèvres tremblaient d’émotion.

«Mais aussi pourquoi cacher ainsi à tout le monde sa naissance?

—Excepté Marie, reprit une des espiègles, il n’est aucune de nous dont on ne connaisse la famille; et dire qu’Ernestine elle-même, son amie, n’en sait pas plus que nous!...

—Cela n’est que trop vrai, interrompit Ernestine. Marie, la veille de son entrée à Saint-Denis, était venue passer quelques jours à l’hôtel. C’est la fille d’un homme qui a sauvé la vie à ton père, me dit ma mère; aime-la, comme une sœur. C’est ce que j’ai fait, et ce n’était pas difficile, Marie est si bonne et si douce... D’abord, je l’avais crue orpheline; mais, un jour, je l’ai entendue prier Dieu pour sa mère. Elle en a donc une; mais qui est-elle?... c’est ce que j’ignore tout comme vous... Et pourtant, à l’époque où nous vivons, en 1832, où tous les préjugés sont éteints, où la seule aristocratie est celle de la noblesse...

—Celle de l’argent, interrompit la fille d’un des plus riches banquiers de la capitale.

—Eh! mesdemoiselles, mesdemoiselles, vous voulez dire celle du talent, reprit la sœur d’un de nos plus grands poètes.

—Ou plutôt celle des armes, répliqua la petite fille d’un des plus célèbres généraux de l’empire.»

La cloche, qui sonnait la rentrée en classe, vint heureusement mettre un terme à cette folle discussion. Toutes les pensionnaires, en passant devant Marie, qui demeurait confuse et triste à l’écart, lui dirent chacune un petit mot d’amitié; la jeune fille répondit par un sourire mélancolique; puis Ernestine passa son bras sous le sien et prit avec elle le chemin de la salle d’études; mais, au moment où elles se disposaient à y entrer, un domestique avertit Ernestine qu’une visite les attendait toutes deux au salon: c’était la baronne de Cerney.

Le lendemain, Ernestine accomplissait ses seize ans; sa mère donnait, de fondation, un bal pour célébrer le jour de la naissance de son enfant. La baronne avait obtenu une permission de sortie pour sa fille, pour Marie et dix autres de leurs amies. Ernestine reçut, de sa mère, l’invitation de se tenir prête, ainsi que ses compagnes, pour le lendemain dix heures. Trois personnes de confiance devaient venir chercher ces demoiselles avec trois voitures.

II.
Le feu et la lettre.

La fête que donna madame de Cerney était d’aussi bon goût que bien ordonnée; rien de plus charmant surtout que ces douze jeunes filles, toutes vêtues de blanc, non moins parées de leur modestie que de leur beauté, sur le front desquelles s’épanouissait une joie pure et naïve.

Soudain, vers onze heures, au moment où les quadrilles se formaient avec le plus d’ardeur, un cri se fit entendre, qui porta l’effroi dans tous les cœurs; ce cri: Le feu est à l’hôtel!

«Ce n’est rien, s’écria bientôt en entrant la baronne de Cerney, pâle, mais calme; ce n’est rien... Un rideau de croisée a pris feu; la flamme, vue du dehors, avait répandu l’alarme, et les pompiers sont accourus; mais le feu est éteint; poursuivez vos danses en toute sécurité; oubliez ce moment de frayeur.»

Effectivement, l’ordre se rétablit; chaque danseuse reprend sa place. Les quadrilles commençaient à se reformer, lorsqu’une voix perçante, partant de l’antichambre, fait tourner toutes les têtes. C’est une vieille femme qui se débat entre les bras des domestiques faisant de vains efforts pour la retenir. Mais enfin elle réussit à leur échapper, et s’en vient tomber comme un trait au milieu du salon, en criant: «Ma fille! ma fille!»

Puis, arrivée là, elle se tait, se trouble, baisse les yeux, et paraît près de se trouver mal: alors ce fut pour toutes nos jeunes filles un sujet de surprise, de murmures, de moqueries, de chuchotements.

Mais tout à coup l’une des pensionnaires s’écrie:

«Eh! c’est madame Louise Cruchot, la portière de notre maison du Marais! et elle s’approche de la pauvre femme, qui se confond alors en révérences bien gauches, bien embarrassées. Que parlez-vous donc de votre fille, madame Cruchot? poursuivit la jeune personne: mais je ne vous en ai jamais vu. Comment présumez-vous qu’elle soit ici?

—Pardon, pardon, mademoiselle, reprit la pauvre portière; j’étais sur la place à regarder les lampions, les voitures qui entraient et sortaient de l’hôtel, lorsque le feu... (j’ai vu le feu comme je vous vois), vint à sortir par une croisée; il m’a semblé aussitôt qu’il en sortait par toutes les croisées; je croyais voir l’hôtel en feu... et je suis entrée ici comme une folle, et j’ai perdu la tête. Oh! pardon... pardon... mesdemoiselles, d’avoir troublé votre joie, vos danses... je me retire...»

Et comme elle se dirigeait vers la porte, tout à coup on la vit chanceler. Alors la baronne de Cerney courut à elle:

«Vous trouveriez-vous mal, Louise? lui dit-elle à voix basse.

—Non... non... merci... ma chère dame, répondit celle-ci en portant la main à ses yeux, et pourtant je viens de recevoir un rude coup au cœur.»

En ce moment, il s’opéra, dans le groupe des douze pensionnaires, un mouvement extraordinaire. L’une d’elles, qui avait tour à tour pâli et rougi d’abord à l’arrivée si subite de la portière, puis avait passé plusieurs fois la main sur son front, comme saisie de remords et de vertige aux derniers mots de la pauvre femme, fendit soudain la foule, et se jetant au cou de la vieille mère Cruchot, tout en larmes, s’écria:

«Ma mère! ma mère! pardonnez-moi.»—C’était Marie.

Sa mère!... répétèrent tout d’une voix les pensionnaires en se regardant les unes les autres.—Voilà donc ce beau mystère découvert.

Pendant ce peu de mots, déjà Marie était sortie du salon, et madame de Cerney, que cette scène désagréable avait visiblement contrariée, revint un moment après, annonçant que Marie ne reparaîtrait plus chez elle, et qu’elle avait suivi sa mère. Dieu sait que d’amères plaisanteries Ernestine et ses compagnes firent, tant que dura le bal, sur la pauvre Louise Cruchot et sur la fille du peuple.

Le lendemain, la baronne de Cerney reçut la lettre suivante:

«Madame et chère bienfaitrice,

Pardonnez-moi, je vous en supplie à deux genoux; mais hier, pour la première fois, j’ai compris toutes les angoisses d’une fille coupable qui veut sortir de sa position; j’ai rougi de ma mère; et lorsque sa voix, brisée par l’effroi du danger qui menaçait son enfant, s’écriait: «ma fille! ma fille!» mon cœur, à moi, n’éprouvait qu’un seul sentiment, celui de la honte... Ses yeux me cherchaient avec anxiété, et les miens les fuyaient avec terreur. Une seule crainte me dominait, celle qu’on lût sur mon front l’affreux supplice que l’amour-propre humilié me faisait subir. Oh! ma mère, ma digne mère, si bonne, si dévouée... Pardonnez-moi... pardonnez-moi aussi vous, madame. Mais, lorsque j’ai vu chanceler ma mère, lorsque cherchant toujours mes regards qui évitaient les siens, je lui ai entendu proférer ces mots cruels qui peignaient si bien mon ingratitude, mon cœur s’est brisé à son tour; alors je me suis vue telle que j’étais—fille mauvaise et dénaturée, et je me suis trouvée dans les bras de ma mère, sur son cœur, sans savoir comment j’y étais arrivée...

Je sais, madame, tout ce à quoi ce cri de la nature m’expose, et je m’y soumets sans murmurer. Il y a quatre ans, lorsque vous apprîtes que Guillaume Cruchot avait laissé une veuve et une enfant dans la misère, vous êtes venue les chercher toutes deux; vous avez placé la veuve dans le même hôtel où s’était écoulée son enfance, où sa mère avait vécu, où elle était morte. Quant à sa fille, âgée de douze ans alors, vous avez voulu en faire l’amie de votre propre enfant; il lui fallait pour cela de l’éducation, et vous l’avez placée à Saint-Denis. Mais il ne fallait pas que mademoiselle de Cerney eût à rougir de sa compagne; et vous m’aviez enjoint de garder le secret de ma naissance, de nommer tout haut mon père, il est vrai, mais de renier ma mère; bien qu’enfant, je n’y aurais certes pas consenti, si ma mère, séduite par l’appât de cette brillante éducation qui m’était promise, n’eût ordonné,... j’ai obéi.

Pendant quatre ans, j’ai supporté, sans me plaindre, les railleries de toutes mes compagnes sur le secret de ma naissance; pendant quatre ans, j’ai résisté même à la douce voix de mon amie qui me priait de lui nommer ma mère;—mais mon secret! il ne fallait qu’une heure, une circonstance fatale pour qu’il fût connu, pour faire évanouir le prestige brillant et trompeur qui m’environnait; cette heure a sonné... Eh bien! je m’en félicite, j’adopte une nouvelle position, mais je l’adopte tout entière. Adieu à mes compagnes, qui m’enviaient hier, et s’éloignent aujourd’hui de moi, adieu à cette éducation brillante qui m’a fait rougir, ne fût-ce qu’un instant, de celle à qui je dois la vie; adieu à Ernestine, dont la fille d’une portière ne saurait plus être la compagne; adieu, à vous, madame, à vous, si bonne et si généreuse, et qui comprendrez la noblesse de mon cœur, car le cœur a sa noblesse, comme la naissance.


Adieu, madame, je rentre dans l’obscurité dont votre bonté m’avait tirée, mais d’où je n’aurais jamais dû sortir.

Marie Cruchot.

P. S. Si... (—hélas! c’est en tremblant que je fais cette prière—), si mademoiselle Ernestine se rappelle encore que, pendant quatre ans, elle me nomma son amie... Oh! qu’une fois!... une fois encore, elle vienne me voir... me serrer la main, m’appeler sa Marie...»

III.
Suites du feu et de la lettre.

Quand on reçut cette lettre à l’hôtel de Cerney, ces dames, la mère et la fille, étaient encore sous l’influence de la scène scandaleuse du bal. «Quelle imprudence, ma mère, disait Ernestine avec dépit! m’avoir donné pour compagne la fille d’une portière!

—Voici mon excuse, répondit la comtesse, qui croyait avoir besoin d’excuses pour avoir fait une bonne action. Ton père, tu le sais, n’était pas d’une famille noble; dans sa jeunesse, il s’était trouvé voisin et camarade de Guillaume; tous les deux du même âge, ils partirent ensemble pour l’armée; ton père plus heureux, mais non plus brave, est devenu général, tandis que Guillaume n’a jamais pu s’élever au-dessus du grade de sergent...

—N’importe, interrompit Ernestine; s’il avait eu comme mon père, une âme bien placée, il aurait pu faire un mariage qui eût relevé sa fortune.

—Oui, sans doute, mais Guillaume était un homme d’honneur; en partant pour l’armée, il avait engagé sa foi à une pauvre ouvrière, fille de la portière de l’hôtel de Grandchamp. Louise l’attendit quinze ans; au bout de ces quinze ans, Guillaume la retrouva fidèle, l’épousa, et l’emmena au pays de son père, en Auvergne. Depuis, nous n’avions plus entendu parler ni de Louise, ni de Guillaume, lorsqu’il y a quatre ans, je reçus une lettre, à l’adresse de mon mari, ainsi conçue:

«Général, je vais mourir; je te lègue ma femme et mon enfant; aie soin d’eux, je prierai là-haut pour toi.

Guillaume Cruchot

Ce brave homme ne savait pas la perte douloureuse que je venais de faire; il y avait deux mois à peine que ton père était mort; toutefois, je crus devoir ne pas refuser le legs qu’eût accepté mon mari; et je partis pour l’Auvergne. Guillaume était mort; j’emmenai Louise et sa fille à Paris; je plaçai d’abord Louise dans l’hôtel de Grandchamp, à la place de sa mère, morte depuis peu. Il ne me restait plus qu’à savoir ce que je ferais de Marie; tu allais entrer à Saint-Denis, j’imaginai de l’y faire admettre avec toi; fille d’ancien militaire, elle avait des droits acquis, et ne pouvait d’ailleurs être déplacée parmi vous... Toutefois je l’avoue, à raison de la position de sa mère, je craignis pour elle et pour toi, les railleries, les mépris des autres pensionnaires; je lui ordonnai donc de taire l’état de sa mère... et elle m’a religieusement tenu parole... jusqu’à la scène d’hier que je ne lui pardonnerai jamais. Eh bien! comme elle le dit elle-même, qu’elle rentre dans cette obscurité dont je n’aurais jamais dû la tirer; si tu veux aller la voir cependant, je ne m’y oppose pas.

—Je verrai... je réfléchirai, balbutia Ernestine; oui, j’irai, mais pas aujourd’hui... demain peut-être...»

Le lendemain, une nouvelle réflexion fit renvoyer au jour suivant la visite à Marie; puis, de jour en jour, un mois se passa, un second suivit; l’année s’écoula, une seconde avec, et alors survint la catastrophe que je vais vous raconter.

IV.
Catastrophe dans l’ordre des choses possibles.

Le mois de janvier 1834 commençait, froid et brumeux; la vieille Louise venait d’allumer les lampes de l’escalier de l’hôtel Grandchamp. «Marie est-elle de retour? dit-elle, en rentrant dans sa loge, à une femme qui causait, assise près d’un bon feu.

—Non, mère Cruchot, répondit celle-ci.

—Non! et cinq heures vont sonner! elle n’avait qu’une leçon de piano à donner à la demoiselle du comte de Saint-Hilaire, ici à côté; elle est partie à deux heures; Marguerite, il faut qu’il lui soit arrivé quelque malheur... Jésus! mon Dieu! ah! c’est bien malgré moi qu’elle a entrepris cet état de maîtresse de piano.

—Eh! que vouliez-vous donc qu’elle fît, mère Cruchot, reprit Marguerite.—Votre fille a été éduquée ni plus ni moins qu’une demoiselle; et à quoi les demoiselles sont-elles bonnes, je vous le demande, si ce n’est à s’atifer du matin au soir devant une glace, à s’égosiller pour chanter la romance, ou bien à taper de toutes leurs forces sur un piano. Voilà tout ce que savait faire Marie, quand elle nous est revenue... du reste, vous n’avez pas à vous plaindre, la Cruchot, elle gagne gros la petite, et ce n’est pas à raccommoder des bas ou des dentelles, à coudre ou à broder que, depuis vingt mois, elle s’est ramassé un millier d’écus, bien placés à la Caisse d’Épargne. Mille écus!... ce sera sa dot... elle pourra épouser qui elle voudra avec une fortune pareille; Dieu! est-elle heureuse!... et pourtant elle ne le paraît pas... elle est toujours triste, et souvent... ah! dam, vous êtes sa mère, la Cruchot, et je dois, en bonne voisine, vous prévenir de ce que j’ai découvert...—Elle a souvent les larmes aux yeux, n’est-ce pas, Marguerite?—Ah! vous l’avez remarqué, voisine.—Est-ce qu’une mère ne voit pas tout!—Et vous en savez la raison?

—Toujours Ernestine! reprit la portière, d’un air mystérieux, toujours mademoiselle de Cerney! depuis cette lettre qu’elle lui a écrite le lendemain de la scène du bal, elle l’attend; elle ne peut, la pauvre enfant, se figurer que son ancienne compagne l’ait oubliée, qu’elle ne viendra pas une fois s’asseoir près d’elle, causer une fois encore avec elle... Que voulez-vous, voisine? les jeunesses, ça ne doute de rien... Mais cinq heures et demie, et elle ne rentre pas!... que fait-elle donc chez la fille du général?

—On l’aura peut-être retenue à dîner, comme cela lui arrive quelquefois, Louise.

—Quelle idée! Baptiste, le chasseur, serait venu m’avertir... Oh! mon Dieu non! elle sera tombée dans l’escalier; ou bien...

—Ta ta ta, mère Cruchot, voilà votre tête qui trotte, qui trotte, qui bat la campagne... si on vous avait écoutée, la petite ne donnerait des leçons que dans cette maison; où aurait-elle alors ramassé son magot, je vous le demande? C’est par grâce que vous la laissez aller dans les autres hôtels de la Place Royale; et encore, dans les uns, on vient vous la chercher et on vous la ramène en carrosse; dans les autres, c’est madame elle-même qui se charge de Marie, ou la femme de chambre qui la reconduit ici.

—Marguerite, voulez-vous me rendre un service, je ne peux quitter la loge; allez jusqu’à l’hôtel Saint-Hilaire, et demandez Marie, je vous en prie...

—Je le veux bien, mère Cruchot, dit Marguerite se levant, et s’enveloppant dans son tartan; pour cette petite Marie, j’irais au bout du monde, voyez-vous... ouff, qu’il fait froid, ajouta-t-elle en ouvrant la porte; allons, je vais, et je reviens.»

Effectivement, dix minutes après, Marguerite était de retour, mais seule, l’air grave, presque mystérieux.

«Eh bien! dit la portière avec autant d’impatience que d’inquiétude.—Eh bien, je ne sais comment vous dire la chose, reprit Marguerite.—Il est arrivé un malheur à ma fille, s’écria Louise en s’élançant vers la porte.

—Quelle mouche vous pique donc, et qui vous parle de malheur? répliqua Marguerite en la retenant;... un moment de patience; attendez jusqu’au bout pour vous émotionner.—Voici l’histoire: je sors d’ici, je vais à l’hôtel Saint-Hilaire: je frappe, on m’ouvre, j’entre, je demande au portier: Savez-vous si mademoiselle Marie a fini de donner sa leçon?—Est-ce que je m’embarrasse de ce qui se passe là-haut! que me répond cet homme. Alors je monte au premier, je sonne; le grand Baptiste paraît: Mademoiselle Marie? que je lui dis—Il y a deux heures, qu’il me dit, qu’elle doit être chez sa mère.—Elle n’y est pas chez sa mère, que je lui réponds.—Allons, vous voulez rire, je le vois bien.—Allez lui dire, je vous prie, que sa mère est inquiète de ne l’avoir pas vue rentrer, et que je viens la chercher. Nous en étions, le chasseur et moi, à nous asticoter sur la chose. Voilà mademoiselle Cécile qui paraît.—Que demandez-vous, mère Marguerite? qu’elle me dit avec son petit son de voix doux comme miel.—Mademoiselle Marie, sans vous commander, que je lui réponds.—Il y a deux heures qu’elle est partie,» me dit-elle. «A ces mots, ma foi, je tombe de mon haut, juste comme vous, la Cruchot, et voilà l’histoire... Mais où allez-vous donc comme ça... vous ne pouvez pas sortir sans châle; il fait un froid de loup; vous allez vous attraper un rhume, une pleurésie, une fluxion de poitrine, quoi...»

Mais, sans l’écouter, la pauvre mère se tira elle-même le cordon de la porte. Elle allait sortir, lorsqu’un fiacre s’arrêta, et il en descendit une jeune personne, qui, retenant la pauvre portière par le bras, lui dit doucement: «Où allez-vous donc ainsi, ma mère?—Et toi, d’où viens-tu, Marie?—Ah! je vais vous le dire; mon Dieu! quelle aventure! Mais payez le fiacre, ma mère, deux heures... Quelle aventure; c’est à croire qu’on rêve ou qu’on est folle.»

La mère Cruchot ayant payé le cocher, revint vite trouver sa fille, qui s’était assise dans la loge et pleurait.

V.
Les deux bandes de jaconnas mal brodées.

Après avoir essuyé ses yeux et raffermi sa voix, Marie s’exprima ainsi: «Je finissais de donner ma leçon à mademoiselle de Saint-Hilaire lorsqu’on annonça M. le capitaine d’état-major de la place de Paris, et je vis entrer, devinez qui, M. Michel de Cerney, le cousin d’Ernestine: il ne me reconnut pas. On le fait asseoir. Je simplifiais alors, pour mon élève, un passage de sonate trop difficile pour sa main. On se mit à parler bals, soirées, fêtes, femmes à la mode, et tout à coup Cécile vint à demander à M. de Cerney des nouvelles de sa cousine Ernestine. A ce nom, la plume me tombe des mains; heureusement personne ne remarque mon émotion: la conversation continue.

«Eh! vous ne savez donc pas le malheur arrivé à ces dames? s’écria M. Michel. Alors le capitaine raconte que sa tante jouait depuis longtemps à la Bourse, qu’enfin elle avait tout perdu, et qu’elle et sa fille se trouvaient réduites à la dernière misère.

En entendant ces paroles, je devins tremblante, hors de moi; j’allais me trahir, quand M. de Saint-Hilaire demanda, avec une apparence d’intérêt, la nouvelle demeure de ces dames.

«Je l’ignore absolument, répondit M. de Cerney. Arrivé à Paris d’hier, je n’ai pas eu le temps de m’en informer; mon service avant tout: mais j’espère bientôt pouvoir la découvrir.»

Durant ce colloque, je m’étais déjà levée doucement et glissée hors du salon; je montai dans un fiacre, et me fis conduire à l’hôtel Cerney... Il était vendu; mais on m’y donna une adresse où la baronne avait prié qu’on lui transmît ses lettres. Je volai au lieu indiqué; nouveau changement de domicile. Après des courses, et des questions sans nombre, je trouvai enfin leur demeure.—Pauvre baronne! pauvre Ernestine!—Elles occupent toutes les deux, seules, sans domestique, le sixième étage d’une petite maison rue Belle-Chasse. C’est la baronne qui fait le ménage et la cuisine, ma mère!... La cuisine! elle! la baronne, avec ses mains de duchesse! elle fait la cuisine!... Oh! cela fend le cœur. Quant à Ernestine, elle brode, et gagne vingt sous par jour; vingt sous avec lesquels il leur faut, toutes les deux, vivre.»

Marie s’arrêta un moment, suffoquée qu’elle était par ses larmes. Marguerite et sa mère pleuraient aussi. Bientôt la jeune fille reprit: «J’ai su tous ces détails par la portière de la maison.

—Et tu es montée bien vite chez la baronne, n’est-ce pas? interrompit la mère Cruchot; et tu lui as offert nos services, elle les a acceptés; elle avait besoin d’argent, et tu lui en as donné?

—Pauvre mère! tu connais bien peu le cœur des gens qui sont nés riches, reprit Marie. Si je m’étais offerte ainsi tout à coup à la vue de ces dames comme une protectrice, moi qui tiens tout des bontés de la baronne, je les aurais blessées, humiliées.

—Là-dessus, tu en sais plus long que moi, répondit celle-ci; on n’a pas été éduquée dans une Maison Royale pour rien.»

Marie reprit: «Je cherchai donc à savoir, de la portière, comment s’y prenait Ernestine pour aller vendre l’ouvrage de ses mains.—C’est moi qui suis chargée de ce soin, me répondit cette brave femme.—En avez-vous là de tout fait?—Dam, oui, ajouta-t-elle, et vous me voyez même dans un singulier embarras: ce sont des bandes de jaconnas qu’on trouve si mal brodées, que personne n’en veut.—Donnez, donnez, m’écriai-je; et je les pris comme si on m’eût présenté un trésor; et les voici, ajouta Marie en les remettant à sa mère; serrez-les, conservez-les bien, l’ouvrage de ma pauvre amie! pauvre Ernestine!... J’avais cent francs sur moi, le mois de leçon de mademoiselle Cécile, que je venais précisément de recevoir; je les remis à cette portière. Voilà le prix que j’en donne, lui dis-je; gardez cinq francs pour vous, et remettez le reste à ces dames... et désormais tout l’ouvrage qu’elles feront, je le retiens d’avance. Je reviendrai après demain.—Je suis remontée dans mon fiacre, et me voilà bien triste, je vous jure, en pensant que la baronne et sa fille sont pour jamais dans la misère... Oh! c’est une idée qui me tue, qui me désespère.

—Tout ce que tu as fait est bien fait, dit la mère Cruchot en embrassant Marie. Tu es une brave et honnête enfant; grâce à toi, depuis un an, je ne manque de rien; je vis comme une princesse du sang moitié à rien faire, moitié à me reposer... Mais tu as bien raison, quelle aventure! quelle aventure!»

VI.
La mansarde de la rue Belle-Chasse.

Nous allons maintenant, si vous le permettez, rendre une petite visite aux deux locataires de la mansarde de la rue Belle-Chasse.

Hélas! qui eût reconnu dans cette femme âgée, pâle, maigre et cassée, la brillante baronne de Cerney, et dans cette triste jeune fille, au teint jaune et flétri, à l’œil terne, la fraîche et riante Ernestine? En ce moment, toutes deux, assises devant un bon feu, composé d’une moitié de cotret et de quelques morceaux de charbon de terre, contemplaient cette flamme brillante avec une joie mal déguisée. Soudain, madame de Cerney, étendant ses mains vers l’âtre, s’écria en fondant en larmes: «Merci, merci, mon Dieu! qu’il y avait longtemps que je ne m’étais chauffée!

—Pauvre mère! reprit Ernestine en saisissant les mains de la baronne et les portant à ses lèvres, que Dieu bénisse mille fois notre généreuse inconnue!... Mais qui peut-elle être?

—Quelques-unes de nos anciennes amies, répliqua la baronne, la marquise de Grandchamp ou la baronne Verdier... ou la vieille duchesse de Senlis... Qui sait?...

—Moi... j’ai une autre idée... répondit en hésitant Ernestine, une idée folle peut-être; mais elle m’est venue tout aussitôt que la vieille Marthe nous a remis ces 95 francs.

—Laquelle, mon enfant?

—Vous ne vous moquerez pas de moi? Eh bien! j’ai idée que c’est... Marie.

—Tu avais bien raison de m’annoncer que c’était une idée folle.

—Mais, pas si folle, pourtant; l’inconnue est jeune, jolie, simplement mise.

—Il y a beaucoup de femmes de chambre de bonnes maisons jeunes, jolies et simplement mises... et puis, où voudrais-tu que Marie puisât une pareille somme? et d’ailleurs, si c’était Marie, elle serait montée, ajouta la baronne.»

Un petit coup, frappé à la porte, vint interrompre la conversation; la porte s’ouvrit, et un commissionnaire parut, chargé d’une hotte sur le dos. «Est-ce ici la baronne de Cerney, dit-il?

Oui, répondit Ernestine.—Alors voici pour vous,» reprit l’homme de peine, en posant sa hotte à terre. Il en tira successivement du sucre, du café, du chocolat, du vin de plusieurs qualités, et enfin, une petite boîte cachetée qu’il remit à Ernestine.

«Le port est payé,» ajouta-t-il; et il allait se retirer lorsqu’ayant ouvert la boîte, dans laquelle se trouvaient cinq pièces d’or, Ernestine arrêta le commissionnaire: «De quelle part venez-vous donc, mon ami? lui dit-elle.

—De la part d’une vieille dame qui demeure rue de la Chaussée-d’Antin, et qui m’a défendu de la nommer. Et cela dit, il se retira.»

La mère et la fille se regardèrent. «Mais c’est un vrai conte de fée, dit gaîment la jeune fille.

—Être réduite à recevoir des secours, et à s’en réjouir,» s’écria douloureusement madame de Cerney.

Un mois se passa de la sorte; tous les jours, les deux recluses recevaient les provisions de la journée, tantôt de la part d’un vieil ami, tantôt d’une ancienne amie. Mais le plus profond mystère accompagnait toujours ces envois; et la mère et la fille, tout en bénissant le ciel, de ces secours inespérés, le priaient avec ardeur de leur faire découvrir enfin leur protecteur invisible.

Vers cette époque, un soir, la portière monta, et remit à la baronne une carte de visite, en disant que la personne reviendrait le lendemain, pour savoir si ces dames seraient visibles.

Cette carte causa un profond saisissement à madame de Cerney et à Ernestine. On y lisait ce qui suit: le comte Michel de Cerney, capitaine d’état-major de la place de Paris.

VII.
Un bienfait n’est jamais perdu.

Vers trois heures, le comte Michel se présenta chez la baronne de Cerney.

«Comment donc avez-vous su mon adresse?» telle fut la première question que lui adressa la baronne.

—Bien singulièrement, répondit le capitaine en s’asseyant près des deux dames, et sans oser, par une pudeur délicate, regarder la misère qui l’environnait. Je suis à Paris depuis un mois, et, je vous avais déjà cherchées huit grands jours bien consciencieusement, quand, à cette époque, il m’arriva une aventure qui vint changer le cours de mes idées. Je demeure rue du Bac, chez ma tante Rocher, la veuve du menuisier. Il y a trois semaines, je passais, sans m’en douter, devant votre porte, lorsque je vis entrer dans cette maison une jeune fille à l’air modeste et candide. En m’apercevant, une rougeur subite colora son front. On eût dit qu’elle me connaissait et voulait éviter ma présence. Cette circonstance n’éveilla que légèrement mon attention, car je poursuivis mon chemin sans chercher à m’en rendre compte. Huit jours après, le hasard me ramenant au même endroit, quelle ne fut pas ma surprise de retrouver encore mon inconnue; cette fois une femme âgée l’accompagnait; toutes deux sortaient de votre maison; en me voyant, la jeune fille détourna précipitamment la tête, et je l’entendis distinctement décliner, à voix basse, mon nom à la femme qui lui donnait le bras. Vous l’avouerai-je, mesdames, oh! alors ma curiosité fut excitée au plus haut degré, et, sans calculer les conséquences d’une pareille démarche, j’entrai chez votre portière, j’interrogeai cette bonne vieille... et c’est ainsi qu’elle me raconta...

—L’histoire de deux bandes de jaconnas mal brodées, payées cent francs, interrompit Ernestine les larmes aux yeux.

—Elle a pu vous dire aussi qu’elle revient tous les jours, reprit à son tour madame de Cerney. Oh! mon neveu, si vous connaissez cette ange de consolation qui, depuis un mois veille sur nous, prévient nos besoins, et comme Dieu se cache pour répandre ses bienfaits, nommez-nous-la, de grâce...

—Dites-nous que c’est Marie, mon cousin, ajouta Ernestine les mains suppliantes.

—Oui, vous l’avez deviné, cousine, c’est Marie, aujourd’hui ma fiancée, et bientôt ma femme, répondit Michel avec orgueil.

—Votre femme! répétèrent à la fois la mère et la fille.»

Le capitaine reprit avec chaleur: «Hier soir obligé, par mon service, d’aller porter un rapport au général Saint-Hilaire, j’entrai dans le salon; sa fille prenait sa leçon de piano; en jetant les yeux sur la maîtresse, que vis-je? mon inconnue; elle rougit, mais moi, puisant mon assurance dans les nobles sentiments qu’elle avait fait naître dans mon cœur, je racontai, au général et à sa femme qui venaient d’entrer, tout ce dont j’avais été témoin; et comme on la louait, elle répondit en pleurant: «Cela était si naturel; tout ce que je sais, tout ce que je suis, ne le dois-je pas à cette famille infortunée; et elle vous nomma... c’était se nommer elle-même; je la ramenai chez elle, et demandai, dès le soir même à sa mère la permission de revenir la voir, en expliquant les intentions sérieuses que j’avais conçues pour le bonheur de Marie. Dans le fait, combien d’années auraient pu me la faire mieux connaître et mieux apprécier que cette noble et touchante action d’un cœur reconnaissant?

—Mais pourquoi n’est elle pas venue? pourquoi n’a-t-elle pas doublé le prix de ses bienfaits en les portant elle-même? dit Ernestine, le visage baigné de larmes.

—Parce qu’elle n’est pas votre égale aux yeux de la société, parce qu’elle a craint que le bienfait d’une fille du peuple ne parût une aumône à la grande dame, répondit Michel.

—Oh! mon neveu, conduisez-moi près de Marie, de Louise, je vous en prie, dit la baronne, pour que je les remercie.»

Michel sourit. «Vous n’irez pas loin,» dit-il; et ouvrant soudain la porte, ces dames aperçurent, au fond du corridor, deux femmes qui se tenaient embrassées en pleurant.

«Louise! Marie!» crièrent la baronne et Ernestine, et toutes quatre, s’élançant au-devant l’une de l’autre, se rencontrèrent à moitié chemin, et tombèrent dans les bras les unes des autres.

Le premier moment d’émotion passé, Michel proposa de ne plus se quitter, et de demeurer désormais tous ensemble: ce projet se réalisa en effet.

Quelque temps après, Ernestine reçut à son tour la récompense de son dévouement pour sa mère. Cette histoire ayant fait quelque bruit, surtout dans la maison de la rue Belle-Chasse, le propriétaire, qui était un jeune homme, exalté par le récit de la noble conduite de cette jeune fille dont la naissance, l’éducation et les habitudes de luxe rendaient si méritoire la résignation qu’elle avait montrée, en se livrant au travail le plus ingrat et le plus assidu, pour nourrir sa mère, la demanda en mariage et l’obtint. Marie était déjà madame Michel de Cerney.

A l’heure qu’il est, madame Deville, c’est le nom actuel d’Ernestine, et madame Michel de Cerney sont citées, comme modèles, parmi les jeunes femmes de la capitale, pour le bonheur qu’elles savent répandre dans leur ménage.

LA FÊTE DE LA PENTECOTE.
PAR MADAME DE SAINTE-MARGUERITE.

La Pentecôte que nous célébrons, mes chers enfants, a succédé à celle des Juifs, qui avait été instituée pour rappeler le moment où Dieu leur donna sa loi sur le Mont Sinaï au milieu du tonnerre et des éclairs. C’est là ce qu’on appelle l’ancienne alliance, dont Moïse avait été le médiateur, et dont les conditions furent d’abord écrites de sa main sur le parchemin, et ensuite sur deux tables de pierre, de la main du Très-Haut lui-même.

La fête de la Pentecôte, dont le nom signifie, dans le langage de l’Écriture, cinquantaine (c’est-à-dire les cinquante jours qui suivent la fête de Pâques), était la commémoration de cette alliance, comme la Pâque était celle de la sortie d’Égypte, et de la protection miraculeuse de Dieu pour son peuple dans le désert. Jésus-Christ, avant de quitter ses disciples, leur avait dit: «Vous recevrez la vertu du Saint-Esprit qui descendra en vous, et vous rendrez témoignage de moi dans la Judée, et jusqu’aux extrémités de la terre.» Donc, le jour même de la Pentecôte des Juifs, alors que les disciples étaient tous assemblés en un même lieu, où ils persévéraient dans la prière, depuis que Jésus était monté au ciel, tout à coup, vers les neuf heures du matin, on entendit le bruit d’un vent impétueux qui venait d’en haut, et qui remplit toute la maison. Au même instant, ils virent paraître comme des langues de feu qui se partagèrent et s’arrêtèrent sur chacun d’eux. Alors ils furent tous remplis du Saint-Esprit; et ils commencèrent à parler diverses langues.

Or, il y avait à Jérusalem des Juifs de toutes les nations, religieux et craignant Dieu. Dès qu’ils eurent ouï parler de cette merveille, ils se rassemblèrent en grand nombre, et furent tout étonnés de ce qu’ils entendaient les disciples parler toutes les langues; ils étaient dans l’admiration et disaient: «Ces gens qui nous parlent, ne sont-ils pas tous Galiléens? comment donc les entendons-nous parler la langue de notre pays?» Alors Pierre, se présentant avec les autres apôtres, éleva la voix et leur dit: «C’est ici l’accomplissement des prophéties et de la parole du Seigneur, qui a dit: Je répandrai mon esprit sur vous tous.»

Admirez, mes enfants, l’effet de l’Esprit Saint dans le cœur des hommes! Les apôtres, autrefois faibles, timides, deviennent différents de ce qu’ils avaient été jusque-là; ils sont remplis d’une force et d’un courage qui étonne leurs ennemis. Ils avaient abandonné leur divin maître dans le temps de sa Passion, et maintenant, au milieu de Jérusalem, ils publient la loi nouvelle au péril de leurs jours. Pierre, le premier d’entre eux, après avoir nié et méconnu par trois fois le Christ, rend un témoignage éclatant à son titre de Sauveur devant ce même conseil auteur de sa mort. Leur foi les élève au-dessus de l’humanité; et ne connaissant plus d’autre bonheur sur la terre que de ressembler à Jésus souffrant, les outrages qu’ils essuient en son nom, sont pour eux des sujets d’actions de grâce et de joie.

Tels sont les résultats merveilleux de la descente du Saint-Esprit, dont la présence rend les chrétiens justes, fidèles, humbles et remplis de la plus parfaite charité. Cette grâce change leurs cœurs, les crée de nouveau, et y grave cette même loi que Moïse n’avait écrite que sur la pierre et le parchemin.

Conjurons donc, aujourd’hui et pendant toute l’octave, cette divine lumière de nous éclairer; de surmonter par sa vertu la résistance de notre volonté, qui n’a pas la force de se soustraire à l’esclavage des mauvais penchants; prions l’esprit divin de nous aider à mettre en pratique les lois et les maximes de l’Évangile, et de renouveler en nous les dons que nous procure le sacrement de Confirmation, institué pour nous donner le Saint-Esprit et l’abondance de ses grâces. Ces dons sont la sagesse qui nous fait aimer Dieu, l’intelligence qui nous fait comprendre les vérités de la religion; la force avec laquelle nous surmontons courageusement les obstacles qui s’opposent à notre salut; la science, qui nous montre le chemin à suivre pour arriver à la vertu et au bonheur éternel; enfin, la piété et la crainte de Dieu, qui nous donnent le courage de résister aux passions, et de nous soumettre sans murmurer aux épreuves que nous pouvons avoir à souffrir dans le monde.


Le Château de L’hermine.

a nobleman-dressed Clisson giving a chain to a young girl
Lith. de Cattier
 
Clisson détacha la chaîne d’or qui ornait sa poitrine, et la présenta à la jeune fille.

Paris, Ve LOUIS JANET, Editeur du DIMANCHE des Enfants.


LE CHATEAU DE L’HERMINE.
(Chroniques de Bretagne.)
PAR M. GUSTAVE DES ESSARDS.

I.

Le 13 août 1387, à peine le soleil commençait-il à dorer de ses rayons les flots de la Villaine, que la ville de Rennes présentait à son réveil un aspect inaccoutumé. Bourgeois et manants, hommes, femmes, enfants, vieillards, tous, revêtus de leurs plus beaux vêtements, se hâtaient de quitter leur logis, se dirigeant aussi rapidement que possible vers le palais de la Motte qu’habitait alors Jean de Montfort, duc de Bretagne. Les fenêtres, occupées par une foule brillante et pavoisées de bannières chargées d’emblèmes et de devises, semblaient des bouquets de fleurs.

Le peuple se répandit dans les rues, les places, les promenades, et bientôt il y eut une telle cohue devant le palais de la Motte, que les archers, emportés par le torrent, se virent forcés de fermer les chaînes scellées dans les bornes en granit qui entouraient la résidence du duc.

Contenue par cette barrière, la foule s’arrêta, et, sans être moins bruyante, elle devint plus tranquille. Chacun s’arrangea commodément pour assister au spectacle qu’il était venu voir. Après quelques heures d’attente, les fanfares retentirent de tous côtés, et le cortège des seigneurs bretons défila successivement.

Jean de Montfort avait assigné ses états pour être tenus à Rennes, et ce jour-là, toute la noblesse de Bretagne était accourue. D’abord parut le vicomte de Rohan, puis vinrent les sires de Laval, de Pontkalec, le seigneur de Vitré, le comte de Keroman, Beaumanoir, Pinguily, et tant d’autres que la foule, suivant ses sympathies, accueillait avec plus ou moins de faveur.

A la vue de l’un des seigneurs, il se fit un grand mouvement dans le peuple; les acclamations, les cris de joie, les bravos retentirent de toutes parts avec un enthousiasme qui tenait du délire. Celui qui était l’objet de cette ovation s’avançait la tête haute, la démarche fière; sa main retenait sans peine un coursier plein d’ardeur. Sa taille était peu élevée, ses épaules larges, sa figure osseuse, son teint hâlé, son œil (car il était borgne) brillait d’un éclat extraordinaire. A mesure qu’il s’avançait, la foule devenait plus compacte autour de lui. «Vive Olivier de Clisson! vive Clisson!» criaient les bourgeois de la bonne ville de Rennes; et chacun se découvrait devant l’illustre guerrier, l’ami, le compagnon de Bertrand Duguesclin.

Pendant que tous ces seigneurs entraient dans la cour d’honneur du château, un homme se promenait avec agitation dans l’une des chambres de l’aile du nord. Son front était soucieux, ses yeux menaçants avaient une expression de fausseté qu’on remarquait tout d’abord, ses mouvements étaient brusques et heurtés, un long manteau orné de franges d’or et brodé d’hermine couvrait ses vêtements de soie.

«Il ne viendra pas, dit-il d’une voix brève, en s’adressant à un homme placé près de la fenêtre et qui regardait dans la cour, il ne viendra pas, répéta-t-il... cependant je lui avais envoyé un sauf-conduit... mais il aura eu peur... Le jour de la vengeance ne luira-t-il donc jamais pour moi? Oh! Clisson! Clisson!

—Le voilà, dit le second personnage.

—Cinq écus d’or, si tu dis vrai, Pierre Hugon... vingt coups de bâton, si tu me trompes, s’écria Jean de Montfort, duc de Bretagne.

—Regardez, fit Pierre Hugon en montrant Olivier de Clisson qui s’avançait.

—Oh c’est lui!... c’est bien lui!... je le tiens enfin. Par Satan, il ne m’échappera pas! Oh voyez... comme ils le portent en triomphe! malheur à vous, mes maîtres, je vous écraserai tous... et soudain le duc porta sa main à la dague qui était attachée à sa ceinture.

—Il est entré, dit Pierre Hugon.

—Allons, reprit le duc, en souriant amèrement, il faut encore me contraindre, dissimuler, aller à lui le sourire sur les lèvres, la joie dans les yeux... quand je voudrais... oh! maudit borgne!»

Les écuyers du duc de Bretagne entrèrent suivis des hérauts. Jean de Montfort passa fièrement devant eux et se rendit, dans la salle du parlement, tenir les états de Bretagne.

Le soir même, il y eut au palais un festin splendide; Jean se montra aimable et gracieux pour ses hôtes, et sembla oublier ses anciens griefs contre Clisson: il lui rappela même qu’ils avaient été élevés ensemble, et témoigna le désir d’une réconciliation. Clisson, franc et loyal comme un vrai Breton, ne douta pas un instant de la sincérité des intentions amicales de Jean de Montfort, et, le cœur plein de contentement, il voulut, avant de quitter Rennes, faire éclater publiquement sa joie. Il invita, pour le lendemain, tous les gentilshommes bretons à un festin, dans son hôtel.

La haine que le duc de Bretagne portait au connétable de France, était trop profonde pour qu’il pût en un instant l’oublier. Les circonstances qui l’avaient fait naître, sont du domaine de l’histoire; nous essaierons de les retracer rapidement.

La lutte entre Jean de Montfort et de Charles de Blois venait à peine de finir: le traité de Guérande avait été signé, et cependant, au mépris des clauses de cet acte, les fils de Charles de Blois, Jehan et Guy de Bretagne, étaient encore retenus prisonniers en Angleterre. Olivier de Clisson avait fait de nombreuses remontrances au duc pour l’obliger à exécuter le traité, mais jamais il n’avait pu en obtenir une réponse satisfaisante.

La pitié qu’inspirait à Clisson la position horrible des deux jeunes princes, et aussi son ambition, lui firent concevoir un projet hardi. L’un de ses écuyers, Jehan de Roulland, fut envoyé en Angleterre avec la mission de voir Jehan de Bretagne, et de lui promettre la liberté, s’il voulait épouser Marguerite, l’une des filles du connétable. Jehan accepta, et bientôt, en dépit de Jean de Montfort, le fils de Charles de Blois fut délivré, moyennant une rançon de cent vingt mille livres que paya Clisson.

Jean de Montfort connaissait l’esprit audacieux de son ennemi; il trembla en voyant cette union, et prépara une trame infernale dans laquelle il voulait envelopper le connétable. Pour déjouer les projets qu’il lui supposait, de vouloir mettre le duché de Bretagne aux mains de l’héritier de Charles de Blois, il ne recula devant aucune considération. Entraîné par la fureur qui le dominait, il était décidé à réussir, dût-il être réduit à employer la fausseté et la ruse, l’infamie et le crime. Mais d’abord, il fallait arracher Clisson de ses places fortes et l’attirer à Rennes. C’est dans cette intention que les états-généraux avaient été convoqués dans cette ville.

II.

Le lendemain, la fleur de la noblesse bretonne remplissait l’hôtel Clisson! le festin était copieux, les mets recherchés, la chair délicate, et nos gentilshommes vantaient avec chaleur la générosité de l’amphytrion. Vers la fin du repas, un grand bruit se fait entendre dans la cour d’honneur; chacun devient attentif. Bientôt la portière de la salle à manger est soulevée avec rapidité par un page, qui annonce: Monseigneur le duc, de Bretagne.

Le duc entre, et salue les convives avec courtoisie. «Quoi donc, beau sire de Clisson, dit-il, vous vous réjouissez sans moi?—Monseigneur... murmure Clisson fort étonné de cette visite imprévue!—Oh! vous êtes coupable...—d’avoir un hôtel trop petit, monseigneur, répond le connétable, et c’est la crainte de ne pouvoir vous traiter selon votre mérite qui m’a empêché de vous prier d’honorer ce festin de votre présence.—Allons, sire Olivier, et vous, messeigneurs, par sainte Anne, j’espère que je n’arrêterai pas les élans de voire joie.»

Le duc se mit à table, et jamais on ne le vit aussi gracieux; il avait pour chacun de ces mots aimables qui flattent l’amour-propre et séduisent tout d’abord.

Le festin terminé, on se rendit sur une terrasse au pied de laquelle coulait la Villaine. Le soleil, en se couchant, répandait dans le ciel une teinte pourprée qui venait dorer les flots de la rivière; l’air était pur, la brise du soir faisait frémir les feuilles des peupliers, et déjà quelques étoiles brillaient au ciel.

Au bout de la ville, se détachait une masse blanche, imposante et colossale; c’était le château de l’Hermine que Jean de Montfort venait de faire construire, et qui était à peine achevé.

«Voilà, monseigneur, dit Clisson au duc, en lui montrant ce château, voilà qui vous assure de la soumission de votre bonne ville de Rennes. Vive Dieu! ces fortifications paraissent solidement établies.

—Il ne tient qu’à vous de vous en assurer, messire, reprit le duc en souriant.

—Comment cela, monseigneur, demanda Clisson, ne sachant comment il devait entendre ces paroles.

—Mais en venant les visiter... allons, messeigneurs, avant que la soirée soit plus avancée, je veux savoir ce que vous pensez de notre château de l’Hermine.»

Le duc se mit à la tête des seigneurs, et bientôt on arriva au but de la promenade. Jean de Montfort fit lui-même les honneurs de son nouveau château, conduisit ses hôtes de chambre en chambre, et sembla fort heureux des compliments qu’ils lui adressèrent.

Arrivé au pied de la maîtresse-tour, le duc s’arrêta. «Messire Olivier, dit-il à Clisson, montez, je vous prie, dans cette partie de mon château; c’est, vous le voyez, la plus importante, et je veux avoir votre avis; si vous la trouvez bien, elle restera ainsi, sinon, je la ferai changer selon ce que vous me direz.»

Clisson, sans hésiter, lui répondit: «Monseigneur, j’irai volontiers, mais, je vous prie, passez devant.—Non, dit le duc, je vais causer de quelques affaires avec le sire de Laval.»

Clisson ouvre la porte de la tour et monte rapidement les degrés, afin de revenir plus promptement auprès du duc. A peine a-t-il dépassé le premier étage, que des gens placés en embuscade se précipitent sur lui, tandis que d’autres ferment les portes. Clisson surpris, se défend avec courage et lutte contre ses ennemis, mais accablé par le nombre, il est saisi et chargé de triples liens de fer.

«Trahison! trahison!» s’écrie Olivier, mais il est bâillonné; et ses cris, étouffés par les épaisses murailles de la tour, ne peuvent arriver jusqu’à ses amis.

Longtemps le duc entretient le sire de Laval des affaires de la Bretagne, mais celui-ci ayant vu la porte de la tour se fermer, l’écoute avec peu d’attention; un soupçon terrible avait traversé sa pensée. Olivier de Clisson avait épousé sa sœur en premières noces, et l’amitié la plus étroite les unissait l’un à l’autre. «Monseigneur!» s’écria-t-il tout à coup en regardant le duc.

Jean de Montfort tressaillit, devint pâle et ne put dissimuler son trouble. «Monseigneur, répéta Laval avec force... pourquoi la porte de cette tour est-elle fermée?» Le duc ne répondit pas. «Ah, monseigneur! que voulez-vous faire? n’ayez, je vous prie, aucun mauvais vouloir contre mon beau-frère.—Je sais ce que j’ai à faire, répondit le duc; ainsi, mon beau cousin de Laval, montez à cheval et partez.—Non, monseigneur, je ne partirai pas sans Olivier de Clisson.»

A cet instant, le sire de Beaumanoir, dont Clisson avait épousé la sœur en secondes noces, s’avança vers le duc; il venait de reconduire à leur logis une partie des seigneurs. Jean de Montfort avait pour lui la haine la plus profonde; Beaumanoir était brave comme un lion, loyal comme un Breton, et sa franchise ne reculait devant aucune considération.

Montfort mit la main sur sa dague. «Veux-tu être ainsi que ton maître! lui demanda-t-il.—Monseigneur, dit Beaumanoir d’une voix ferme et sans montrer aucune frayeur, je crois que mon maître fait bien.—Réponds, cria le duc, veux-tu être ainsi que lui.—Oui, monseigneur.—Adonc, Beaumanoir, je vais te crever un œil.» Clisson, comme on le sait, était borgne.

Beaumanoir mit un genou en terre devant le duc. «Monseigneur, lui dit-il, nous sommes venus ici à votre requête; je suis à votre merci, faites ce que vous voudrez.—Or çà, s’écria le duc, tu n’auras ni pis, ni mieux que lui.»

Alors il fit un signe à quelques gens de sa suite, qui s’emparèrent de Beaumanoir et le conduisirent dans la chambre où Clisson était enchaîné. Et Jean de Montfort, laissant le sire de Laval en proie à la plus vive douleur, rentra en son logis de la Motte.

III.

La nuit était venue envelopper de ses ombres la ville de Rennes; tout était calme; depuis longtemps déjà les feux étaient éteints. La tour, dans laquelle Beaumanoir et Clisson se trouvaient enchaînés, était plongée dans l’obscurité, tandis qu’à peu de distance, quelques rayons de lumière s’échappaient des fenêtres en ogives d’une tourelle beaucoup moins élevée.

Un homme âgé, au teint brûlé par le soleil, aux mouvements brusques, se promenait silencieusement dans l’une des chambres qu’éclairait une torche de résine. Cet homme était le chevalier de Bazvalen, auquel le duc de Bretagne avait confié la garde de son Château de l’Hermine. Des mots sans suite s’échappaient de sa bouche.

«La belle idée, vrai Dieu! dit-il... il faut que Satan lui-même l’ait inspirée à monseigneur le duc... Des seigneurs comme ceux-là... des champions pareils, les priver de soleil, les enfermer comme des coureurs de grands chemins, dans un cachot, chargés de fer... eux! Clisson, Beaumanoir!

—Clisson! Beaumanoir! s’écria une jeune fille qui, depuis quelques instants, était arrêtée sur le seuil de la porte... Clisson! Beaumanoir! répéta-t-elle en s’approchant du chevalier de Bazvalen. Oh! ce sont eux qu’on a surpris et jetés en prison... ce sont eux qui gémissent dans les horribles cachots de la grande tour!.. Mais c’est une trahison, mon père... celui qui a commandé cette action infâme est l’ennemi de la Bretagne.»

La jeune fille semblait inspirée en prononçant ces paroles. A peine avait-elle quinze ans, et cependant tout en elle annonçait la force et le courage. Une robe blanche, serrée à la taille par une cordelière d’or, donnait quelque chose de divin à cette gracieuse apparition; ses cheveux noirs descendaient en bandeau sur ses tempes, et dessinaient un front noble et pur; ses yeux bleus avaient une expression angélique. Sa peau fine, unie, était remarquablement blanche.

Le vieillard s’arrêta un instant pour la contempler. La jeune fille prit sa main et la porta à ses lèvres. «Anne, dit le chevalier ... tu veilles encore.—Il y a des malheureux ici je ne saurais dormir, mon père, répondit la jeune fille.—Comme elle ressemble à sa mère!—Ma mère... oh! elle souffrirait bien si elle vivait encore, dit Anne.

—Et moi, mon enfant, crois-tu que je sois heureux!...—Mon père!...—Mais il faut obéir... Jadis Clisson me vit au combat... il loua ma valeur, il me serra la main... j’avais fait mon devoir, il en sera toujours ainsi... j’obéirai.—Mais, demanda Anne avec crainte, quels ordres avez-vous reçus?—Aucun... J’attends.»

En ce moment, Pierre Hugon, le confident de Montfort se fit annoncer. «Je viens, dit-il, de la part du duc de Bretagne, mon maître, vous ordonner de vous rendre sur-le-champ en son logis de la Motte.—A cette heure, dit Anne d’une voix émue.—Ainsi l’ordonne monseigneur le duc.—Adonc, allons... Adieu, mon enfant, dit le chevalier de Bazvalen, en embrassant sa fille.»

Bientôt le bruit des pas se perdit sous les voûtes des longues galeries du palais qui retomba dans un silence profond. Anne, après avoir hésité quelques instants, se glissa dans un petit escalier noir et tortueux qui conduisait à la tour des prisonniers. La pauvre enfant... elle tremblait ... son cœur battait avec violence. Les sentinelles, l’arquebuse au bras, la mèche allumée, étaient presque toutes endormies, car l’air était brûlant et la chaleur étouffante. Anne parvint ainsi, tantôt courant à perdre haleine, tantôt allant à pas lents, rasant la terre et retenant sa respiration, jusqu’à la porte du cachot d’Olivier de Clisson.

«Trahison! trahison! s’écriait encore le noble seigneur, et Beaumanoir répétait sourdement et avec un accent de désespoir, trahison... trahison!»

Anne s’approche. «Prenez courage, leur crie-t-elle de sa voix douce et harmonieuse je veille sur vous.» Les deux prisonniers s’agenouillèrent; ils crurent avoir entendu la voix de la Vierge Marie; quand ils se relevèrent, l’espérance était rentrée dans leur cœur.

IV.

Lorsque Jehan de Bazvalen et son compagnon arrivèrent au château de la Motte, Jean de Montfort, le coude appuyé sur une table, pressait dans ses mains son front troublé par de sombres pensées.

«Écoutez, dit-il au chevalier quand il l’aperçut, je vous recommande par tout ce que vous me devez, par tout le respect que vous avez pour moi, d’exécuter mes ordres.—J’écoute ... répondit Bazvalen.—Lorsque viendra la mi-nuit, dit le duc d’une voix brève, vous ferez noyer le sire de Clisson. Prudence et mystère... Allez.

—Monseigneur, s’écria le chevalier, avec émotion, oh! pensez-bien à l’action cruelle que vous me commandez; si vous êtes en courroux contre Olivier de Clisson, s’il vous a offensé, apaisez votre colère, usez de prudence, faites-lui faire son procès en justice, alors aucun blâme ne rejaillira sur vous.

—Silence, cria le duc, Clisson est mon sujet ... c’est l’homme que je hais le plus sur la terre... et je veux, vous entendez, je veux que mes ordres soient exécutés... Votre vie me répond de votre obéissance.»

Bazvalen se rappela que le duc était avide de richesses, il conserva quelque espoir «Monseigneur, dit-il?—Encore! fit le duc avec hauteur.—Monseigneur, continua le chevalier, le sire de Clisson est riche et puissant; conservez-le prisonnier jusqu’à ce qu’il vous ait donné une grosse rançon. Si vous lui ôtez la vie et que votre courroux s’apaise ... vous aurez des regrets ... des le-mords, peut-être ... alors, vous n’aurez plus de repos.—Silence ... vieillard ... silence, va faire ce que je te commande.»

Le chevalier de Bazvalen sortit plein de tristesse et de douleur, car, soldat toute sa vie, il ne savait qu’obéir, et il était résolu à exécuter les ordres de son maître.

Bientôt le sire de Laval entra, et se jeta aux genoux de Montfort. «Monseigneur, lui dit-il... quel est le sort que vous réservez à mon beau-frère? Oh! grâce... merci... pitié... pitié pour lui!—Il mourra, cria le duc avec fureur.—Non monseigneur, non, il vivra, dit Laval avec fermeté.—Vous bravez ma puissance, sire de Laval!—Non, monseigneur, mais j’en appelle à vos souvenirs: tous deux, le même lait vous nourrit; vous étiez frères alors, vous aviez les mêmes joies, les mêmes plaisirs, les mêmes jeux; plus tard, votre compagnon d’enfance ne devint-il pas votre soutien, votre appui? ne vous aida-t-il pas à reconquérir votre héritage.

—Et ne veut-il pas me l’enlever maintenant, interrompit le duc?... Il est allé jusqu’en Angleterre chercher le fils de mon ennemi, il a payé sa rançon, il l’a donné pour époux à sa fille; il tient, malgré moi, plusieurs villes de mon duché en sa puissance... et vous voulez que cet homme que je hais, je le rende à la liberté quand je puis l’écraser, quand sa vie est en mon pouvoir... Non! non! Clisson lui-même rirait de moi, s’il me voyait lui faire grâce...

—Oh! pardon! pardon! pour lui, monseigneur, dit en suppliant Laval.

—En dépit de tous il mourra... je le jure ici.

—Mais monseigneur, reprit Laval, s’il en est ainsi, vous serez haï, déshonoré... il n’y a en Bretagne ni chevalier, ni écuyer, cité, ville ni château qui ne veuille votre mort.

—Qu’importe! je serai vengé. Sire de Laval, mes paupières s’appesantissent, le sommeil s’empare de moi... Adieu, il sera ainsi que je l’ai dit.»

Le sire de Laval se retira, le cœur brisé. Le duc de Bretagne se mit au lit.

V.

Lorsque Jehan de Bazvalen rentra au château de l’Hermine, Anne l’attendait. «Encore levée, lui dit son père avec dureté?

—Vous n’étiez pas rentré, mon père, répondit-elle, je n’aurais pu dormir.—Eh bien! maintenant, allez dans votre chambre.

—Vous paraissez souffrant.—Vous vous trompez, ma fille, je suis bien... très-bien, dit le vieillard d’une voix impatiente.—Et cependant, mon père, vous me grondez, vous êtes sévère pour moi, vous me repoussez.—Allons, mon enfant, va te reposer, les veilles te fatiguent. Bonsoir, Anne.»

La jeune fille s’éloigna, triste et rêveuse. Rentrée dans sa chambre, elle se mit à genoux et pria. On eût dit une sainte, tant elle était belle, tant il y avait d’amour dans les regards qu’elle adressait au ciel!

Anne de Bazvalen tenait de sa mère une âme ardente et enthousiaste. Le récit des hauts faits des preux avait exalté son imagination; la gloire de son pays lui était plus chère que la vie. Depuis longtemps le nom d’Olivier de Clisson avait frappé son oreille. Jeune encore, elle se rappelait avoir entendu vanter son courage, sa vaillance, et Clisson était pour elle un héros, un dieu. Dans son esprit, au sort du connétable était attaché celui de la Bretagne.

La pauvre jeune fille essaya de dormir; mais ce fut en vain: sa tête était en feu, un délire affreux s’était emparé d’elle. Après quelques heures d’agitation, Anne, plus calme, sommeillait doucement... un bruit de pas qui se fait entendre sous ses fenêtres, l’arrache au repos... elle se lève, inquiète et l’esprit agité de cruels pressentiments.

Deux hommes marchaient à pas lents et avec précaution le long du mur, et se dirigeaient vers la tour des prisonniers. Chacun d’eux tenait un poignard d’une main et un grand sac de l’autre: un troisième personnage les suivait: Anne crut reconnaître son père; elle descendit rapidement, et les suivit à pas de loup.

«La nuit est favorable, Ivon, dit l’un des deux individus.—On dirait le palais du diable, répondit Ivon.—Sais-tu quels sont ceux auxquels nous allons apparaître en rêve?—Non; mais je ne tiens pas à les connaître: deux écus d’or sont bons à gagner.—Et encore meilleurs à dépenser.»

Anne avait tout entendu. Au moment où ils allaient arriver à la grosse tour, elle les dépassa rapidement, et vint se placer devant la porte.

«Pierre, as-tu ta lanterne, demanda Ivon à son compagnon?—La voici, répondit celui-ci, et il sortit de dessous son sac une petite lanterne dont il dirigea la lueur vers la porte de la tour.—

—Grand Dieu! s’écria-t-il en tombant à genoux.

—La mère du Sauveur, dit son compagnon en l’imitant!—Le ciel les protége... ce serait un sacrilège... Sauvons-nous, dit Ivon à voix basse,» et il entraîna Pierre qui semblait avoir perdu la raison.

Le chevalier de Bazvalen survint bientôt. Anne, appuyée contre la porte, avait les bras croisés sur la poitrine. La nuit était sombre, la lumière de la lanterne s’était éteinte en tombant; le chevalier s’avançait en étendant ses mains pour se guider.

«Qui est là, s’écria-t-il en saisissant la manche de la robe de sa fille?—Moi, mon père, répondit-elle hardiment.—Que viens-tu faire ici?—Vous sauver du déshonneur... Oui, ajouta-t-elle avec passion... du déshonneur... Vous avez reçu des ordres infâmes, vous allez assassiner Clisson.—Ma fille!—Oh! je sais tout... et maintenant, vous n’obéirez pas.—Qui m’en empêchera?—Votre amour pour moi, mon père; jusqu’à ce jour votre nom fut pur et sans tache; vous fûtes estimé, honoré de tous... voulez-vous donc en un instant flétrir toute une vie honorable?... Voulez-vous laisser à votre fille... un nom qui la couvre de honte et d’opprobre?... Voulez-vous que la fille du chevalier de Bazvalen rougisse de son père?—Cruelles paroles! action infâme! murmura le vieillard.

—Le duc, reprit Anne, vous a donné cet ordre dans un moment de colère... demain il s’en repentira... demain, mon père, il vous maudira.—Je mourrai... mais du moins, ma fille, tu porteras un nom sans tache, s’écria Bazvalen.—Oh! merci, merci, mon père, mais dites au duc que vous avez accompli votre devoir, et vous verrez s’il ne se repent pas.»

Anne avait ramené son père dans sa chambre... A genoux près de son lit, elle pria Dieu.

VI.

Jean de Montfort, resté seul, voulut en vain reposer ses membres fatigués; le sommeil fuyait sa paupière, ses esprits étaient agités, et déjà les remords le déchiraient.

Lorsqu’il entendit les gardes du palais annoncer la douzième heure, il se dressa sur son séant, pâle, tremblant, les cheveux en désordre, les yeux égarés; puis il retomba sur son lit, et des larmes coulèrent sur ses joues.

«Clisson... Clisson, criait-il avec désespoir, tu n’es plus... O mon ami, mon pauvre Olivier... toi le compagnon des jeux de mon enfance... tu es mort... et c’est moi!... moi! qui t’arrache la vie... Il est temps encore peut-être... mais non... Bazvalen est un loyal serviteur... Oh! qu’il soit maudit.»

Mais tout à coup il s’arrête et réfléchit un instant. «Cet homme que je pleure, reprend-il, c’est mon ennemi... c’est le beau-père du fils de Charles de Blois... Oh! qu’il meure!...» Puis bientôt après, il tremblait que le roi de France ne voulût venger son connétable... et la sueur ruisselait sur son front soucieux.

Quand le jour commença à paraître, Jean de Montfort se leva, pâle et abattu; il donna l’ordre d’aller chercher le chevalier Bazvalen. Lorsque celui-ci fut arrivé: «Chevalier, lui demanda le duc avec anxiété, avez-vous exécuté mes ordres?—Oui, monseigneur, répondit Bazvalen.—Clisson est mort? s’écria le duc.—Selon vos ordres, à la mi-nuit je l’ai fait noyer.—Grand Dieu!... Bazvalen... quittez ces lieux... ne paraissez jamais devant mes yeux, je vous ai en horreur.

VII.

—Ma fille... ma fille, s’écria le chevalier en arrivant au château de l’Hermine.—Anne accourut.—Ma fille! tu as sauvé l’honneur de ton père et la vie de Clisson.—Mon Dieu, je vous remercie, dit Anne en levant les yeux au ciel.»

Le duc de Bretagne était, depuis deux jours, en proie à une tristesse profonde; la ville de Rennes n’en connaissait pas la cause, le sire de Laval seul la savait.

Lorsque Bazvalen apprit la douleur de son maître, il pensa qu’il était de son devoir d’aller au château de la Motte. «Monseigneur, dit-il au duc.—Vous ici, Bazvalen, interrompit Montfort avec fureur, avez-vous donc oublié mes ordres?—Non, monseigneur, mais ayant appris combien vous étiez malheureux, je suis venu vers vous. Je connais la cause de vos chagrins, et je puis y mettre un terme... il y a remède à tout.—Sauf à la mort, Bazvalen.—Eh bien! monseigneur, punissez-moi, car je suis coupable.—Que voulez-vous dire?—Olivier de Clisson...—Eh bien!—Vit encore...—Oh! tu ne me trompes pas, Bazvalen, s’écria le duc avec joie... tu dis la vérité... Tiens, ajouta-t-il en lui donnant un parchemin scellé de ses armes, voilà un bon de dix mille florins d’or.—Non, monseigneur, je ne mérite pas de récompense... j’ai obéi à ma conscience.—Prends, Bazvalen, c’est la dot de ta fille.—Ma fille! oh! merci, merci, monseigneur.»

Quelques jours après, le duc, qui ne sut être généreux jusqu’au bout, accorda la liberté de Clisson au prix de cent mille écus, et de la restitution des châteaux de Jagon et de Josselin.

Clisson ne savait rien encore du sort qui lui était réservé, lorsqu’un matin Bazvalen entra, suivi de sa fille, dans le cachot où il était enchaîné. «Messire Olivier, dit le chevalier, vous êtes libre.—Libre!... je verrais le ciel encore une fois!... Je commanderais encore mes braves compagnons! s’écria Clisson.—Oui, monseigneur, pour la gloire de la Bretagne; vous fûtes trop longtemps prisonnier, dit Anne émue.»

Clisson la regardait avec admiration. «Cette voix, dit-il, je l’ai entendue... en rêve... Oh! oui, je ne me trompe pas, car elle m’a dit... Prenez courage, je veille sur vous.—Et elle a tenu parole... c’est elle qui vous sauve, dit Bazvalen en embrassant sa fille.»

Clisson détacha la chaîne d’or qui ornait sa poitrine, et la présenta à la jeune fille. «Anne, lui dit-il, prenez cette chaîne, et rappelez-vous quelquefois Olivier de Clisson. Si jamais le malheur vous atteignait, envoyez-moi un de ces anneaux, et, par sainte Anne, vous me verrez accourir.»

Olivier de Clisson, en partant avec Beaumanoir, vit un mouchoir blanc qu’une main de femme agitait à la fenêtre de la petite tourelle; des larmes brillèrent dans ses yeux; et souvent il se retourna pour voir ce signe d’adieu que lui adressait la geôlière du château de l’Hermine.


La Vocation.

a priest addressing a young woman wearing a white cap
Lith. de Cattier
 
N’est ce pas vous mon enfant, dit-il d’une voix paternelle, qui vous trouviez à cette même place.

Paris, Ve LOUIS JANET, Editeur du DIMANCHE des Enfants.


UNE VOCATION.
PAR LÉONIDE DE MIRBEL.

«A quoi penses-tu, ma pauvre Annette? tu as l’air bien triste.

—Hélas! père Jérôme, je pense que si je dois passer toute ma vie à garder des chèvres, comme vous avez passé la vôtre à garder des moutons, ça ne sera pas d’un grand profit pour ma famille, ni pour moi.

—Tu as donc de l’ambition, Annette, et c’est-là ce qui te tourmente?

—Oh! non, père Jérôme, je n’en ai pas. Mais si seulement on avait pu me mettre en apprentissage, si j’avais appris à coudre, à travailler, est-ce que vous croyez que mes parents ne seraient pas bien plus heureux, et moi aussi?

—Si ce n’est que ça, Annette, il faut en parler à M. le curé. C’est un digne homme, qui fera, bien sûr, tout son possible pour t’être bon à quelque chose. Mais, vois-tu, je connais les jeunes filles, ce n’est pas là tout... tu veux autre chose?

—Eh bien! oui, puisque vous m’y poussez, je vous conterai tout, père Jérôme, et vous saurez le sujet de ma peine. L’autre jour, pendant que j’étais assise là, comme aujourd’hui, laissant paître mes chèvres, voilà qu’une belle dame est venue à passer avec ses enfants, deux jeunes filles de mon âge à peu près; elle m’a regardée un moment, et me montrant à ses enfants, elle leur a dit: «Voilà une pauvre petite fille qui a l’air intelligent; je suis persuadée que, si on lui apprenait à lire et à écrire, elle ne perdrait pas son temps comme vous.» Et puis la dame s’est approchée de moi, et a voulu me mettre une pièce blanche dans la main. Mais moi, qui m’étais tout d’un coup laissé monter la tête par ses paroles, je lui répondis, en refusant la pièce: «Merci, ma bonne dame, j’aimerais mieux apprendre à lire et à écrire, et je suis bien sûre que si vos demoiselles me voyaient faire, elles prendraient du cœur au travail, et feraient comme moi.

Je n’avais pas plus tôt dit cela que je sentis le rouge me monter au visage; j’eus peur d’avoir dit une sottise. Mais la belle dame m’examina davantage encore, j’avais vraiment l’air de l’intéresser; et puis elle me demanda en souriant avec bonté si je venais tous les jours à la même place. Je lui dis que oui, et alors elle ajouta, sans paraître contrariée du refus que j’avais fait de son argent: «Eh bien! j’aurai du plaisir à t’y revoir, mon enfant; compte sur moi, j’y reviendrai; et nous verrons s’il n’y a pas moyen de t’apprendre à lire et à écrire.» Et cette belle dame s’en est allée avec ses deux enfants. Tous les jours depuis, je n’ai pas manqué de me rendre à cette place; j’y reste du matin au soir: mais il y a déjà près d’un grand mois que j’attends ainsi, et la dame ne revient pas. C’est là ce qui me rend triste.

—Oh! vois-tu, ma pauvre Annette, reprit Jérôme, ces grandes gens! ça ne s’inquiète pas de jeter le trouble dans l’esprit d’une pauvre paysanne; ta belle dame a dit cela comme elle aurait dit autre chose; c’était une manière de faire honte à ses enfants de leur paresse: mais tu aurais tort d’y compter, c’est déjà oublié pour elle; et, puisque tu as du cœur à l’ouvrage, ce que tu aurais de mieux à faire, comme je te disais tout à l’heure, ce serait de t’adresser à M. le curé, pour qu’il trouve moyen de te faire entrer en apprentissage.»

Le père Jérôme achevait à peine, que le curé du village voisin qu’ils avaient aperçu de loin, s’approcha d’eux et s’adressant à Annette:

«N’est-ce pas vous, mon enfant, lui dit-il, d’une voix paternelle, qui vous trouviez à cette même place, il y a environ trois semaines, et à qui une dame adressa la parole?

—Oui, monsieur le curé, pour vous servir, répondit Annette, en se levant et faisant la révérence.

—Eh bien! ma petite, cette dame charitable n’a pu revenir ici comme elle vous l’avait promis; ses affaires la retiennent à la ville: mais elle m’a écrit pour me prier de vous envoyer à l’école; elle m’a en même temps adressé de quoi vous faire vêtir convenablement et vivre pendant tout le temps que vous vous instruirez. Je veux participer à cette bonne œuvre, et c’est moi, mon enfant, qui me charge de vous apprendre à lire et à écrire.»

Les yeux d’Annette rayonnaient de joie pendant ce discours, et le père Jérôme prenait part lui-même au bonheur de l’enfant, qui semblait lui dire: «Voyez-vous bien que toutes les belles dames ne se moquent pas des pauvres gens?»

«Ce n’est pas tout, mon enfant, reprit le bon curé, on m’écrit encore que si vous faites les progrès qu’on attend de vous, on ne vous perdra pas de vue; mais que si, au contraire, vous ne répondez pas aux espérances que vous avez fait concevoir, j’aie à vous rendre à votre premier état. Vous voyez, ma fille, que votre sort est entre vos mains.

—Ainsi soit-il! répondit Annette; personne n’aura à se repentir de m’avoir fait du bien.

—C’est entendu, mon enfant, je vous attends demain matin au presbytère, dit le curé, remerciez le bon Dieu, ce soir et toujours, du bien qu’il vous envoie, et n’oubliez jamais votre bienfaitrice dans vos prières.»

Le curé, en prononçant ces mots, s’éloigna, et Annette, contente au-delà de toute expression, se disposa à aller bien vite conter le dénouement de son aventure à ses parents. Le père Jérôme, qui pour avoir été berger toute sa vie, ne se montrait pas jaloux pour cela du bien qui arrivait aux autres, félicita beaucoup Annette; car Annette était une bonne petite fille qui avait toujours été prête à rendre service à tout le monde, et qui plus d’une fois avait gardé les moutons du vieux berger, quand celui-ci avait affaire ailleurs. Seulement le bonhomme lui répéta, en la voyant partir avec ses chèvres:

«Pas trop d’ambition, Annette, ça te perdrait, vois-tu, et pense que mieux vaut pour le bonheur et la paix, pauvreté et cœur honnête, que richesse et mauvais esprit.

—Oh! n’ayez pas peur, père Jérôme, je n’aurai pas plus d’ambition que n’en doit avoir une honnête fille», dit Annette, ramenant d’un pied leste ses chèvres au logis.

Les parents d’Annette furent ravis de la bonne fortune qui arrivait à leur fille; car, s’ils ne lui avaient rien fait apprendre, c’est que leur extrême misère ne le leur avait pas permis. Quant à l’enfant, elle remercia bien le bon Dieu, pria pour la dame et ne ferma pas l’œil de la nuit, rien qu’à penser qu’elle allait apprendre à lire et à écrire. Le lendemain, de grand matin, elle était déjà à la porte du presbytère. Le curé fut émerveillé de son désir d’apprendre; il le fut plus encore des progrès qu’elle fit. Il l’offrait comme modèle à tous les enfants du village, et il le faisait d’autant plus volontiers qu’Annette ne tirait pas vanité de son savoir. Entre ses leçons de lecture et d’écriture, elle apprenait à coudre, et s’occupait des autres travaux habituels aux jeunes filles; elle devint, en peu de temps, une excellente ouvrière. Le curé informa la dame des progrès en tous genres de celle à qui elle avait témoigné tant d’intérêt. Il n’y avait que quelques mois qu’Annette avait été mise à même d’étudier, quand la dame vint au village et frappa à la porte du curé. Ses deux filles l’accompagnaient comme le jour où elle avait rencontré Annette pour la première fois.

«Tenez, leur dit-elle après avoir échangé quelques mots avec le curé, voici l’enfant qui naguère gardait des chèvres, et qui désirait tant apprendre à lire et à écrire. Je suis bien aise de vous montrer ce qu’elle sait faire.»

Les deux filles de la dame furent prises d’une rougeur subite, un sentiment de honte s’empara d’elles. Au reste, l’embarras d’Annette fut presque égal au leur: car c’était pour elle une grande peine de voir que sa bienfaitrice voulait humilier ses deux filles par la comparaison de ses progrès avec leur inertie. Elle aurait donné tout au monde pour éviter cette comparaison. Toutefois le curé montra la belle écriture d’Annette et ses travaux à l’aiguille; puis il la fit lire à haute voix et calculer en présence de la dame et de ses enfants; il lui adressa même quelques questions de géographie auxquelles elle répondit à la satisfaction du bon prêtre et de la bienfaitrice, mais à la grande confusion des deux jeunes personnes, qui étaient loin d’en savoir autant depuis quatre ans qu’elles étaient entourées de maîtres.

«Venez que je vous embrasse, ma chère amie, dit la dame à Annette, vous avez lu et répondu comme un ange; j’en voudrais pouvoir dire autant de mes filles.

—Oh! madame, répondit Annette avec naïveté, c’est que ces demoiselles sentent qu’elles n’ont pas besoin de se presser comme moi, et que, pour elles, il sera toujours temps.

—Vous êtes bien bonne, mon enfant, de parler ainsi; mais l’expérience prouve au contraire qu’il n’est jamais trop tôt pour s’instruire. La vie est courte; il n’a qu’à survenir des revers de fortune... savez-vous ce qui arrive, mon enfant? celles qui ont fait comme font mes filles, en sont réduites à l’état où vous étiez, ou à se laisser périr de misère. Celles qui ont fait comme vous faites, se tirent toujours d’embarras; le savoir, qui ne devait être d’abord pour elles qu’une parure, parure indispensable pour être considéré dans la société, leur devient un moyen d’existence honorable; elles enseignent ce qu’elles ont appris.

—C’est une belle chose de montrer aux autres ce que l’on sait, dit Annette, et si jamais je savais quelque chose qui en valût la peine, je croirais rendre à Dieu ce qu’il m’aurait donné en l’enseignant à de pauvres gens comme moi.

—Voilà qui est bien pensé, Annette, dit la dame, et il ne tiendra peut-être qu’à vous de mettre à exécution cette généreuse idée. Dès ce jour, je vous emmène chez moi; vous continuerez votre éducation sous les mêmes maîtres que mes filles; vous serez, devant elles, une leçon et un exemple toujours vivants. Je ne fais que répondre ainsi à l’un des désirs que vous m’avez manifestés, la première fois que je vous vis.»

Annette parut confuse de l’honneur qui lui était fait, car elle n’avait pas, à beaucoup près, donné une telle portée à ses paroles quand elle avait dit à sa protectrice «que si ses demoiselles la voyaient faire, elles prendraient du cœur au travail et feraient comme elle.» Elle comprit aussi tout de suite que sa position allait devenir des plus délicates, et que plus ses progrès seraient grands, plus ils humilieraient les deux jeunes personnes; en un mot, elle comprit qu’elle serait, pour les filles de sa protectrice, une perpétuelle injure. Elle hésita presque à quitter le village, et le mot du père Jérôme lui revint à l’esprit: «Pas trop d’ambition, Annette, ça te perdrait.»

La dame devina ses scrupules, et, pour la décider, lui parla de son séjour chez elle comme d’un grand service qu’elle rendrait à ses filles, qui ne tarderaient pas à lui en avoir de la reconnaissance. «Venez toujours, mon enfant, fiez vous-en à celle qui vous a déjà fait quelque bien, ajouta-t-elle, et croyez que si cela devait devenir un sujet de chagrin pour vous, je serais la première à y parer et à vous garder de toute méchante atteinte.»

Annette ne put résister davantage aux prières de sa bienfaitrice. Après avoir remercié le bon curé de ses soins, embrassé ses vieux parents et leur avoir laissé quelque argent de la part de la dame, en leur promettant qu’elle leur donnerait souvent de ses nouvelles et ne les oublierait jamais, elle partit du village dans un brillant équipage. Chacun l’applaudissait au passage, et disait: «Celle-là n’a pas volé le bonheur qui lui arrive; personne n’a droit d’en être jaloux.»

Un vieux brave homme la salua aussi d’une bénédiction, comme elle passait devant lui en carrosse. Mais il ajouta aussitôt: «Pas trop d’ambition, Annette, et souviens-toi toujours du village.» C’était le père Jérôme. Annette lui fit signe qu’elle lui savait gré de l’avis, et en même temps elle jeta un regard plein d’expression sur le clocher de son village.

La bienfaitrice d’Annette ordonna qu’elle serait traitée sur un pied d’égalité parfaite avec ses filles. C’était là peut être un nouvel écueil qui se présentait devant la pauvre paysanne, surtout à l’égard de la domesticité qui supporte difficilement que des gens, sortis de sa classe, soient élevés au-dessus d’elle. Mais le bon sens d’Annette sut éviter cet inconvénient, en n’exigeant rien de plus que ce qu’on lui accordait volontairement et de bon cœur, en se défendant de tout orgueil, en montrant un visage toujours prévenant, toujours égal, en prenant enfin soin d’épargner aux autres toutes les occupations qui concernaient sa personne. Malgré ses premières craintes et ses premiers scrupules, elle ne fut pas moins heureuse dans l’attention qu’elle prit d’ôter tout prétexte de jalousie aux filles de sa bienfaitrice. Elle sembla s’oublier elle-même pour ne songer qu’à leurs progrès et à la satisfaction que leurs travaux pourraient causer à leur mère: on eût dit qu’elle reculait à dessein pour ne pas marcher plus vite qu’elles. La mère et les maîtres s’en apercevaient bien; mais ils laissaient faire une institutrice si intelligente, une institutrice en effet; car sa propre manière d’étudier inspirait l’amour de l’étude, et comme par instinct, pour ainsi dire, elle transmettait merveilleusement aux autres tout ce dont on l’instruisait elle-même, on pouvait vraiment dire d’elle qu’elle était née pour l’enseignement. Elle ne devait point donner le démenti à sa vocation.

Quand elle eut acquis une instruction qui lui parût suffisante, et dignement répondu aux intentions de sa bienfaitrice en inspirant l’amour de l’étude aux deux jeunes filles au milieu desquelles on l’avait placée, elle jugea qu’il était digne d’elle de ne pas rester plus longtemps à la charge d’autrui. Toute autre peut-être se serait sentie dévorée d’ambition; mais le mot du père Jérôme était resté gravé dans sa mémoire: «Madame, dit-elle alors à sa protectrice, il est temps que j’apprenne à vivre par moi-même, en enseignant aux autres le peu de science que j’aurai acquise, grâce à vos bontés: je vous demande seulement votre aveu et quelques élèves parmi vos nombreuses connaissances.

—Votre décision et votre discrétion ne m’étonnent pas, mon amie, répondit la bienfaitrice; elles sont dignes en tout de celle qui avait si bien mérité ma confiance. N’enlevez ni à moi ni à mes filles le charme de votre société; ne privez pas cette ville de vos talents, ma jeune amie; prenez d’abord quelques élèves qui vous viendront de mes plus intimes connaissances, et peu à peu vous viendrez à bout, n’en doutez pas, de fonder une institution qui prospérera, et, comme vous le disiez si bien, vous rendrez à Dieu ce qu’il vous aura donné.

—Je ne me serai point acquittée envers Dieu, répondit Annette, tant que je n’aurai pas étendu, au moins sur quelques jeunes filles pauvres de mon village, le bienfait de l’éducation que j’ai reçue.

—Qu’à cela ne tienne, reprit la noble bienfaitrice; que votre haute intelligence distingue, au lieu qui vous a vue naître, celles qui méritent le mieux d’obtenir de vous cet avantage inestimable, et que les enfants du riche que vous instruirez, vous récompensent à la fois de la peine que vous prendrez pour eux et pour les pauvres. N’est-ce pas justice que celui qui possède, partage au moins les avantages de l’éducation avec celui qui n’a rien que sa bonne volonté et ses heureuses dispositions?

—Oh! madame, dit la jeune personne, puisque vous savez si bien apprécier mes intentions, je me laisserai en tout guider par vos désirs et par votre amitié pour moi. Je vais seulement aller embrasser mes vieux parents, et je serai bientôt de retour auprès de vous.»

Annette fit une visite à son village, qui se serait à peine douté de sa science si d’autres ne l’avaient vantée pour elle, tant elle avait gardé de simplicité dans ses manières, tant la bonté de son cœur et la hauteur même de son esprit lui interdisaient de blesser personne. Annette commença par assurer un sort modeste à ses vieux parents, à qui il était bien permis de montrer quelque fierté, puisque tout le village partageait leur légitime orgueil et se vantait d’avoir vu naître leur fille. Elle n’oublia point ensuite le père Jérôme. Il avait trois filles; elle prit la plus jeune pour en faire une de ses élèves, et emmena aussi deux autres enfants du village, en promettant qu’à mesure que ses ressources croîtraient, le nombre de ses élèves pauvres augmenterait. Le bon curé, qui avait été le premier intermédiaire des bienfaits de la dame, et qui avait commencé l’éducation d’Annette, fut chargé par la jeune institutrice de lui envoyer, chaque année, deux des petites filles qui auraient le mieux mérité de lui par leur sagesse et par leur aptitude au travail. Puis elle revint à la ville où le nombre de ses élèves riches alla toujours croissant, mais pas plus que celui de ses élèves pauvres. L’œuvre de Dieu marchait toujours pour elle avec l’œuvre de sa prospérité si bien méritée.

Mademoiselle Annette D*** est maintenant l’une des premières institutrices de France: on lui envoie des élèves de Paris même et de l’étranger. Dernièrement, m’a-t-on dit, la reine, cette noble et vertueuse femme si pleine de sympathie pour tout acte de générosité et de bienfaisance, lui a fait adresser des témoignages de son haut intérêt pour sa conduite touchante et son désintéressement à l’égard des enfants pauvres.

Si je ne craignais de blesser une modestie des plus délicates, je divulguerais, avec la lettre de la reine, le nom tout entier de celle à qui elle fut adressée. Mais il faut se montrer aussi discret que la bienfaisance elle-même, et savoir ne pas ravir à la modestie le charme pur qu’elle éprouve à répandre autour d’elle les trésors de ses vertus et de ses talents, sans se plaire à les entendre vanter. D’ailleurs, assez de personnes reconnaîtront la digne et bienfaisante institutrice, sans que j’aie besoin d’inscrire ici son nom.

Que de belles intelligences pourtant enfouies dans les campagnes ou dans les rangs du peuple, à qui il n’a manqué qu’une occasion, qu’une circonstance, le soupçon seulement de l’éducation, pour les faire sortir de la plus complète obscurité et les transformer, comme celle dont j’ai retracé les débuts, en véritables flambeaux de la société.


La Charrette à bras.

woman standing and boy seated addressing woman and girl
Lith. de Cattier
 
Soyez les bien venues, mes bonnes amies...

Paris, Ve LOUIS JANET, Editeur du DIMANCHE des Enfants.


LA CHARRETTE A BRAS,
ou
UN PEU D’AIDE FAIT GRAND BIEN.
PAR M. BOUILLY.

Souvenez-vous, mes jeunes amis, qu’il n’est point de service rendu, le plus simple en apparence, dont on ne reçoive tôt ou tard, un retour favorable. «Aide, et tu seras aidé,» nous dit la Sainte-Écriture. Eh! quand bien même une bonne action resterait sans récompense, le doux souvenir qu’elle grave dans notre âme, en devient le véritable salaire.

Le fait que je vais vous raconter, s’est passé sous mes yeux, il y a peu de temps; et je désire que le récit fidèle que je vais en faire, vous fasse éprouver la vive émotion que j’ai ressentie, lorsqu’un heureux hasard m’a permis d’en être le témoin.

Convalescent d’une maladie qui m’avait retenu chez moi, pendant trois semaines, j’étais allé respirer l’air au bois de Boulogne. La douce température du printemps et l’aspect ravissant de la première verdure, m’inspirèrent le désir de parcourir à pied une partie de l’avenue qui conduit de l’Arc-de-Triomphe à la Porte-Maillot. Je fus bientôt rejoint, dans ma marche, par une trentaine d’élèves d’une institution renommée dans Paris, qu’un des répétiteurs conduisait à la promenade. Parmi ces adolescents était le petit-fils d’un de mes confrères, artiste célèbre, membre de la société académique des Enfants d’Apollon. Ce jeune homme me reconnut, et me désigna comme l’auteur des Encouragements de la jeunesse, celui de mes ouvrages que je chéris le plus, et que j’eus souvent la jouissance de voir donner en prix aux lauréats des divers lycées de la capitale. Je me vis bientôt entouré de cette jeunesse brillante qui m’est si chère[10]. Les uns me saluèrent comme le conteur et le constant ami des femmes pour lesquelles j’avais écrit de nombreux récits; les autres me rendirent hommage comme à l’auteur de l’Abbé de l’Épée, et de plusieurs autres productions dramatiques. Ému jusqu’aux larmes de cette déférence à laquelle j’étais loin de m’attendre, je pressai les mains de ces aimables lycéens, en leur disant que jamais je n’avais reçu de mes ouvrages une récompense a la fois plus honorable et plus touchante. Le répétiteur qui dirigeait leur promenade, daigna lui-même ajouter ses félicitations à celles de ses élèves; et la conversation devint aussi vive que variée. J’éprouvais un charme inexprimable à marcher entouré de ces charmants lycéens qui me reportaient au printemps de ma vie; mais bientôt je m’aperçus que mes jambes septuagénaires ne pouvaient obéir à l’élan de mon cœur: je m’arrêtai donc en disant à mes compagnons de promenade: «Pardonnez-moi, belle jeunesse, de ne pouvoir vous suivre aussi loin que je le voudrais; mais soixante et dix-huit hivers rendent ma marche lente, incertaine; et je serais fâché de retarder la vôtre, quel que soit le bonheur que j’éprouve au milieu de vous.—Nous réglerons nos pas sur les vôtres, me dit l’un d’eux, avec une expression pénétrante.—Nous vous soutiendrons sur nos bras, ajoute un autre, en me présentant le sien, avec cet élan du respect filial.—Merci! oh! merci mille fois, dignes amis des vieillards! mes forces s’affaissent tout à fait; et je suis obligé de regagner la voiture qui me suit.»

J’avais parcouru, avec les lycéens, à peu près la moitié de la montée assez escarpée, qui prend de la Porte-Maillot jusqu’à l’Arc-de-Triomphe. Plusieurs d’entre eux m’escortèrent jusqu’à la voiture de place dont le cocher ouvrait déjà la portière, lorsque sur le milieu du chemin, s’arrêta près de nous, une petite charrette à bras chargée de légumes, traînée par une femme de forte encolure, escortée d’une jeune fille d’environ quatorze ans, attelée, ainsi que sa mère, par une sangle qui leur barrait la poitrine. Toutes les deux étaient couvertes de sueur; et le sang qui leur montait au visage, annonçait clairement les efforts qu’elles faisaient pour traîner leur pénible fardeau. «Ouf! j’ n’en peux plus, disait la mère.—Et moi j’ respire à peine, répliquait la pauvre enfant.—Pourquoi tirer si fort, ma p’tite Laurette?—Pour vous soulager. Quoi donc, quand j’ vois la sueur couler sur vot’ visage, ça m’ fend l’ cœur.—Et crois-tu qu’ lorsque j’ la vois ruisseler sur ton jeune front, je n’ souffre pas autant qu’ toi?... J’avais ben raison d’dire à ton père qu’il nous donnait une charge trop lourde à traîner.—Si c’ n’était qu’ les laitues, les épinards et l’oseille, ça s’ roule aisément; mais ces pommes de terre et ces chiennes d’ carottes, c’est assommant.—Dame, aussi c’ qu’est dans la primeur, se vend l’ double; et nous avons besoin d’ faire d’ l’argent pour payer not’ location.—En c’ cas, ma mère, r’doublons d’ courage; et nous r’prendrons encore haleine au haut d’ la montée.—Mais c’est à condition qu’ tu n’ feras pas d’aussi grands efforts: ça m’ coupe la respiration.»

La mère et l’enfant se disposent donc à s’élancer de nouveau sur la route escarpée, lorsqu’elles sont tout à coup arrêtées, entourées par les jeunes lycéens, qui s’offrent d’une voix unanime à les remplacer, et à traîner la charrette de légumes jusqu’à l’Arc-de-Triomphe. Ils en demandent l’autorisation à leur surveillant, qui les approuve. Aussitôt l’un s’attèle au brancard, à la place de la mère; l’autre s’empare de la sangle qui couvre la jeune fille: plusieurs poussent à la roue et par derrière, tandis que la pauvre femme et son enfant suivent ce groupe curieux et ravissant, en s’écriant: «Oh! les bons, les braves jeunes gens! que Dieu les récompense!»

Je ne pus résister au plaisir de les suivre de vue jusqu’à la barrière de Neuilly, où je les vis s’arrêter et remettre la charrette à celles dont ils avaient adouci la peine et calmé la souffrance, en leur disant: «Maintenant la route descend insensiblement jusqu’à la place de la Concorde, et vous pourrez gagner aisément votre destination.—C’est au marché de la Madeleine, leur dit la mère, à peu de distance de la place que nous allons ordinairement vendre nos denrées; notre course sera facile à faire.» Puis pressant dans ses mains celles du lycéen qui s’était attelé au brancard de la charrette, elle ajoutait avec l’élan d’un cœur reconnaissant: «J’ n’oublierons d’ la vie, ma fille et moi, c’ que vous avez fait pour nous—Vous v’nez d’ nous prouver, mes bons messieurs, ajoute la petite, non moins émue que sa mère, qu’un peu d’aide fait grand bien

Les élèves touchés de ces paroles naïves et si vraies, s’applaudirent de ce qu’ils avaient fait, et proposèrent à leur répétiteur de regagner leur institution, mais celui-ci heureux et fier de la bonne action qu’ils venaient de faire, ne voulut point qu’elle les privât de leur promenade au bois de Boulogne: «Nous rentrerons à Paris une heure plus tard, ajouta-t-il; et quand le proviseur apprendra la cause de ce retard, il sera, soyez-en sûrs, mes bons amis, le premier à l’approuver.» La bande joyeuse ne tarda donc pas à me rejoindre. J’obtins la permission de faire monter dans ma voiture les deux élèves qui s’étaient attelés à la petite charrette, et qui me paraissaient encore tout haletants des efforts qu’ils avaient faits. Nous gagnâmes le bois de Boulogne, où nous nous séparâmes. En nous quittant, Arthur D..., le fils de mon confrère, qui justement s’était attelé de si bon cœur à la place de la jeune fille, me rappela ces mots sortis de la bouche ingénue de cette gentille villageoise: «Un peu d’aide fait grand bien

Plusieurs mois s’écoulèrent. La séance publique des Enfants d’Apollon eut lieu; et cette réunion, composée des premiers artistes de Paris, attire toujours un grand concours de monde. Un heureux hasard m’y plaça tout à côté du jeune Arthur, à qui je parlai de la charrette à bras, et du service important que lui et ses camarades avaient rendu si gracieusement aux deux marchandes de légumes. «Elles nous en ont rendu, me dit-il, un autre bien plus important.—Comment donc?—Je vais vous raconter cela entre les deux parties du concert; et je ne doute point que le récit que je vais vous faire, n’excite tout votre intérêt.»

J’attendis, non sans quelque impatience, la fin de la première partie de la musique; et lorsque les nombreux exécutants prirent quelques instants de repos dont ils avaient besoin, le jeune Arthur s’exprima ainsi: «Quelques semaines après le jour mémorable où nous nous étions attelés à la charrette à bras, pour soulager cette pauvre femme et sa jeune fille si intéressante, nous les rencontrâmes de nouveau, dans notre promenade accoutumée, toutes les deux attelées de même, et traînant la charge; mais, cette fois, elle n’était composée que de légumes légers: aussi traînaient-elles lestement leur fardeau; et sur leurs visages frais et riants, ne coulait pas la moindre goutte de sueur. Elles nous reconnurent, nous abordèrent avec empressement, et nous renouvelèrent avec un accent de franchise et de bonhomie, toute leur gratitude. Le vif intérêt qu’elles nous inspiraient, nous fit naître le désir de les connaître, de savoir le lieu qu’elles habitaient, de nous informer, en un mot, de leurs moyens d’existence. «Mon mari, nous répondit la mère, se nomme Georges Marcel, ancien militaire blessé, n’ayant pu, l’ cher homme, obtenir qu’une pension d’ deux cents francs, vu qu’il lui manquait qu’qu’ mois d’ services. C’est la loi; qu’ voulez-vous: faut ben s’y soumettre... Deux cents francs par an, pour nourrir sa femme et trois enfants, c’est un peu mince; heureusement mon bon Georges est encore plein d’ force et d’adresse au travail, et se r’souvient d’ son ancien état d’ maraîcher. Je louons deux arpents d’ terre sur les bords de la Seine, près le château d’ Bagatelle; j’y faisons construire en terre une cahute qu’ nous habitons, avec nos enfants; j’y sommes un peu serrés: mais c’est égal, mon mari cultive lui seul not’ terrain qu’ nous arrosons, ma fille et moi, tandis que mes deux p’tits garçons, d’ sept et huit ans, arrachent les mauvaises herbes; Dieu aidant, nous gagnons gentiment not’ vie; d’puis qu’qu’ temps même, not’ loyer payé régulièrement tous les trois mois, il nous reste qu’qu’ pièces d’ cinq francs qu’ nous amassons avec grand soin, dans l’espoir d’acheter un âne pour traîner not’ charrette, et nous éviter d’être en sueur, Laurette et moi, comme vous nous avez rencontrées l’autre jour.»

«Ce récit, continua Arthur, nous intéressa si vivement, que nous offrîmes à la femme Marcel et à sa fille, de nous cotiser pour leur procurer au plutôt l’âne qu’elles désiraient, et qui leur éviterait tant de peines et de fatigue. «Oh! grand merci, mes bons messieurs! nous répond la jeune Laurette; mon père n’accepte rien qu’il n’ soit bien gagné. Ces vieux militaires sont d’une fierté!—Je n’ vous r’mercions pas moins d’ votre offre généreuse, ajoute la mère; rien d’ vous ne nous surprend, messieurs, depuis qu’ vous vous êtes at’lés à not’ charrette; et ça jusqu’à l’Arc-de-Triomphe, au su et au vu de tant d’ personnes qui partageaient not’ surprise et not’ admiration. Ce sont là d’ ces choses, voyez-vous, qu’on garde gravées dans son cœur, jusqu’à son dernier soupir, aussi je n’ demande tous les matins à Dieu qu’une seule chose, c’est d’ nous procurer l’occasion d’ nous acquitter avec vous.»

Les vœux de cette excellente femme ne tardèrent pas à s’accomplir; et j’éprouve à mon tour, mes chers amis, un grand plaisir à vous répéter le récit touchant qui me fut fait par le jeune Arthur D..., que je rencontre assez souvent dans les cercles que je fréquente.

Quelques semaines après la dernière rencontre qui eut lieu entre les lycéens et les deux villageoises, la troupe joyeuse, toujours sous l’égide d’un répétiteur, avait gagné la Porte-Maillot, et s’était arrêtée au rond-point de l’avenue qui conduit à Bagatelle, pour se livrer à leurs jeux accoutumés. L’habit bas, la tête nue, et le mouchoir serré autour des reins, chaque élève faisait assaut de force et d’agilité. On s’exerça tour à tour à la grande barre, aux prisonniers, à la course réglée et au cheval-fondu. Ce dernier jeu surtout exige une grande vigueur, une grande souplesse dans les bras; il s’agit de sauter par dessus deux et souvent trois camarades, le dos courbé et la tête penchée vers la terre, en appuyant une seule fois les mains sur le rival placé en avant, et de franchir les deux autres, sans les toucher en aucune manière.—Léon Dorval, remarquable par sa force et son agilité, avait souvent parcouru cet espace redoutable avec succès; mais, soit qu’il n’eût pas pris un élan suffisant, soit que les dos de ses camarades fussent trop bombés, ou trop écartés les uns des autres, il heurta le dernier avec violence, et alla tomber la face contre terre, à dix pas du but. Un rire inextinguible éclate parmi tous les élèves: chacun d’eux se réjouit de la défaite d’un rival redoutable, qui tant de fois avait été leur vainqueur... Mais bientôt les rires cessent et l’inquiétude succède à la joie, lorsqu’on s’aperçoit que Léon reste immobile à l’endroit où il est tombé. On le relève, il est évanoui; le sang ruisselle de son front. On court chercher des spiritueux et de l’eau fraîche à un café voisin: rien ne peut arrêter l’hémorragie. La terreur s’empare de tous les esprits. Le répétiteur lui-même perd la tête et craint pour les jours d’un jeune homme confié à sa garde. Il soulève Léon dans ses bras, lui faisant une compresse de son mouchoir sur sa blessure; mais voyant que le sang coule avec la même abondance, et que les traits du blessé s’altèrent, il appelle au secours et prie surtout qu’on lui procure une voiture... En ce moment, sortent de l’allée de Bagatelle la femme Marcel et sa fille attelées à leur petite voiture. Elles s’arrêtent, quittent leur bricole de sangle, reconnaissent leurs chers lycéens, s’élancent parmi eux et s’écrient toutes les deux à l’aspect du blessé: «C’est lui qui s’était at’lé à not’ charrette!—O mon Dieu? dit la mère avec expression, fais qu’elle nous serve à l’ sauver.—Permets, juste ciel, ajoute la jeune fille, qu’ nous ayons le bonheur de lui prouver à not’ tour qu’un peu d’aide fait grand bien.» A ces mots, elles enlèvent dans leurs bras Léon, dont elles compriment de nouveau la blessure avec force, pour arrêter l’effusion du sang, et le placent doucement sur les herbages dont leur charrette est remplie. «Nos laitues s’ront brisées, dit Laurette, en déposant dessus le blessé; mais jamais nos denrées ne nous auront fait autant de profit.—N’ perdons pas un instant, ajoute la mère, et traînons-le d’ suite à Neuilly; cinq cents pas d’ici tout au plus, en traversant l’ bois, j’ connais ça, laissez-moi faire, j’y trouv’rons un habile méd’cin à qui j’ dois la vie, et qui s’empressera d’ porter au cher blessé les premiers s’cours.» En achevant ces mots, elle s’attèle de nouveau à sa charrette, ainsi que sa fille, et dit aux jeunes lycéens qui l’entourent: «Vous allez pousser à la roue, vous autres; et, sous dix minutes, j’ sommes rendus chez l’ docteur.» On devine sans peine avec quelle promptitude la charrette à bras fut roulée à sa destination. Le médecin justement venait de rentrer chez lui. Il fait déposer sur un lit de repos le lycéen toujours évanoui. Il examine sa blessure et reconnaît que la veine artérielle du front se trouvant attaquée, l’hémorragie causerait la mort, si l’on ne parvenait pas à l’arrêter. Il employa aussitôt toutes les ressources de son art, et réussit à diminuer l’effusion du sang, en s’écriant avec joie: «Maintenant je réponds de ses jours; mais une heure de retard, il était perdu.—Oh! ma p’tite charrette que tu m’ deviens chère! dit la femme Marcel, j’ te conserverai toute ma vie.—Et moi après vous, ma mère, ajoute Laurette, ça s’ra un monument dans not’ famille.»

Bientôt Léon reprit ses sens; et se trouvant la tête appuyée sur la poitrine de la femme Marcel, pleurant de joie et le couvrant de baisers. Il devina sans peine les secours empressés qu’il en avait reçus et dont chacun lui fit le récit fidèle. Il exigea que cette digne femme l’accompagnât, ainsi que sa fille, chez sa mère, veuve d’un capitaine d’artillerie, demeurant à Paris, rue de la Ferme-des-Mathurins, près la Madeleine. «C’est justement, dit la maraîchère, tout à côté du carrefour où nous déchargeons not’ marchandise, mais ça n’ s’ra pas pour aujourd’hui, vu qu’ nos laitues froissées n’ sont plus présentables, le ciel en soit béni!—Je vous ferai reconduire, ce soir même, dit le médecin, votre charrette à bras par mon jardinier, et je vous accompagne à la demeure du blessé.»

On fit avancer une bonne voiture de place où Léon Dorval monta, soutenu par le docteur. La mère Marcel et Laurette occupèrent le devant, et l’ordre ayant été donné au cocher de n’aller qu’au pas, afin d’éviter au blessé de fortes secousses, les lycéens escortèrent leur camarade jusqu’à la place de la Concorde, et ne s’en séparèrent que sur l’assurance donnée par le médecin que, l’hémorragie étant entièrement arrêtée, il n’y avait plus aucun danger.

Il serait difficile de décrire le saisissement et l’émotion de madame Dorval, en apprenant tout ce qui s’était passé. Après avoir témoigné sa reconnaissance au docteur, elle pressait dans ses bras la mère et la fille, et leur répétait: «Excellents cœurs, parfaites créatures! sans vous, je n’aurais plus le bonheur d’être mère; sans vous, le reste de ma vie n’eût été qu’une souffrance continuelle et qu’un affreux néant.» Elle voulut, à ces mots, leur offrir une récompense méritée; et tirant de son secrétaire une bourse contenant cinquante pièces d’or, elle leur dit: «Acceptez, et croyez que je resterai toujours votre débitrice.—Gardez votre or, lui répond la mère Marcel, j’ n’obligeons jamais par intérêt; et d’ailleurs j’ n’avons fait qu’ nous acquitter avec vot’ cher enfant.—J’ serions joliment r’çues d’ mon père, ajoute Laurette, si nous osions lui remettre une pareille bourse; i’ n’accepte jamais, lui, qu’ l’argent qu’il gagne à la sueur de son front.» Madame Dorval voulut en vain insister; la mère et la fille furent inflexibles. «Et vos laitues que j’ai froissées, dit à son tour Léon, partageant la surprise des assistants; et vos légumes, fruit de votre travail et votre unique soutien, que j’ai pilés, mis hors d’état de vente, d’après votre propre aveu, est-il juste que vous supportiez une pareille perte?—Oh! pour c’ qu’est d’ ça, je n’ dis pas non, répliqua la maraîchère, faut qu’ chacun vive d’ son travail. J’ pouvions avoir, dans not’ charge, pour huit à dix francs d’ marchandise; r’mettez-nous deux pièces d’ cent sols, et nous v’là quittes.—Je ne puis jamais l’être avec vous, répliqua vivement madame Dorval, en leur remettant cette modique somme, mais nous nous reverrons.—Pas plus tard qu’après d’main, répond la mère Marcel; j’ venons au marché tous les deux jours, et vous sentez bien qu’i’ nous s’rait impossible d’être à la porte du cher blessé, sans avoir de ses nouvelles, qui, grâce à Dieu, s’ront meilleures d’ jour en jour... Au r’voir ma bonne dame!—Au revoir, mes dignes, mes excellentes amies!»

Le surlendemain, la maraîchère et sa fille roulèrent, comme de coutume, leur charrette à bras auprès du marché de la Madeleine, et firent une vente profitable, par quelques primeurs qu’elles avaient apportées. Elles s’empressèrent, sitôt la vente, d’aller s’informer de l’état de santé de Léon Dorval qu’elles trouvèrent affaibli par le sang qu’il avait perdu, mais n’offrant plus la moindre inquiétude. Elles furent accueillies par la mère et le fils avec le même intérêt, le même empressement. C’était vers les onze heures, moment de la journée où madame Dorval faisait son premier repas: «Soyez les bien venues, mes bonnes amies, leur dit-elle avec l’épanchement d’un cœur maternel, vous allez déjeuner avec moi» Laurette jette sur sa mère un regard qui lui disait qu’elle a grand faim; et celle-ci de s’écrier aussitôt: «Not’ homme nous a défendu de r’cevoir de l’or, et il a ben raison, mais un déjeuner offert de si bon cœur, j’ nons pas l’ courage d’ le r’fuser.» Le repas, comme on se l’imagine, fut aussi joyeux qu’expansif. La mère Marcel ne tarissait pas en récits sur le courage et l’habileté de son mari, sur le bonheur qu’ils goûtaient dans leur humble cahute, avec leurs trois enfants, et sur leurs projets de s’agrandir. Léon, de son côté, excitait la jeune Laurette à raconter le plaisir qu’elle éprouvait de seconder ses parents dans leurs travaux, et surtout de se procurer, par ses petites économies, un gentil accoutrement pour aller le dimanche à la messe, et le soir au bal champêtre de Neuilly, sous la surveillance de son père, qui, tandis qu’elle dansait, vidait un litre de vin avec d’anciens militaires... Madame Dorval et son fils, qui avaient leur dessein, prolongeaient, excitaient la conversation au point que deux heures vinrent à sonner à la pendule: «Comme le temps s’écoule vite en jasant! dit la mère Marcel, nous n’ serons pas rendues chez nous avant trois heures et demie.—Et mon père nous grond’ra beaucoup, ajouta Laurette, car après avoir roulé nos charrettes pendant cinq grands quarts de lieue, j’ n’aurai pas la force d’ l’aider à arroser nos primeurs qu’il soigne tant!»

La mère et la fille prennent donc congé de madame Dorval et de son fils, et s’empressent d’aller retrouver leur charrette, pour regagner leur habitation près de Bagatelle... mais quelle est leur surprise, en la voyant attelée d’un cheval de moyen Age et d’une assez forte encolure, enharnaché tout à neuf, et hennissant déjà d’impatience de conduire ses nouvelles maîtresses à leur habitation? Un marche-pied avait été posé à l’un des brancards; une banquette, bourrée en crin, placée sur le devant, était prête à recevoir la mère avec la fille, et derrière la banquette se trouvait la provision du cheval pour huit jours, en foin, paille et avoine. «Tous les samedis, vous recevrez pareille provision, dit aux deux villageoises madame Dorval, qui marchait sur leurs pas avec son fils; vous ne pouvez me refuser le bonheur de vous faire dire à mon tour: un peu d’aide fait grand bien

L’excellente femme n’eut pas la force de refuser un don fait avec tant de délicatesse. Après avoir remercié madame Dorval, dont elle pressa les mains sur son cœur, et Léon qu’elle embrassa, elle monta avec sa fille sur la banquette, prit les rênes du cheval des mains du domestique qui l’avait attelé à la charrette, et gagna sa demeure où elle raconta, encore tout émue, ce qui s’était passé. Georges Marcel, malgré toute sa fierté, ne put lui-même s’empêcher d’avouer qu’il était difficile de refuser un pareil don. Il alla, dès le lendemain, remercier madame Dorval et son fils, auxquels il fit offrir, tous les samedis, les prémices de sa culture. Les transports faits par le cheval, devenant plus importants, on loua deux arpents de terre de plus, et des hommes de journée pour les cultiver: ce qui procura bientôt une vente, chaque matin, au marché de la Madeleine. Insensiblement les profits augmentèrent au point qu’on acheta le terrain où l’on avait construit en terre la cahute qui fut rebâtie en maçonnerie, mais plus spacieuse et plus commode, avec une écurie pour le cheval, une serre pour les primeurs... Enfin, au bout de quelques années, Georges Marcel se trouva propriétaire des quatre arpents de terre qu’il cultivait toujours avec ses deux fils devenus grands; on le désignait alors comme le maraîcher le plus en vogue du canton. Sa fille, aussi jolie que bonne, fut recherchée en mariage par le fils unique d’un riche cultivateur: une charrette plus grande, et analogue à la force du cheval, remplaça la première; mais celle-ci fut conservée religieusement, et constamment abritée sous un hangar construit exprès; et chaque fois que le père, la mère et leurs enfants arrêtaient leurs regards sur ce monument de tant de doux souvenirs, ils répétaient ces mots que je voudrais, mes jeunes amis, graver pour jamais dans votre mémoire: «Un peu d’aide fait grand bien


[10] Historique.


La tante Mariote.

young girl and young boy; boy addressing woman who is talking with another woman
Lith. de Cattier
 
Êtes vous la tante Mariote demanda Charles?

Paris, Mme Ve LOUIS JANET, Editeur du DIMANCHE des Enfants.


LA TANTE MARIOTE.
PAR MADAME EUGÉNIE FOA.

I.
Une histoire de voleurs.

A Sèvres, sur les bords de la Seine, en face du débarcadère du bateau à vapeur, se trouve une petite auberge de pêcheurs avec cette enseigne:

              O ran dé vou

              dé Bat et lier

ici on done à boir, à manjer, on loje à pié

Un soir de l’hiver dernier, une petite fille de dix ans environ, debout sur le seuil de cette porte, malgré le froid qu’il faisait, semblait guetter quelqu’un sur la route qui conduit à Saint-Cloud; c’était son frère, petit garçon du même âge, qui venait en effet de ce côté; elle se précipite à sa rencontre.

«Charles! Charles! ah! quelle nouvelle! si tu savais!

—Eh bien! qu’as-tu donc Caroline? reprit celui-ci.

—Tu sais... la petite tante Mariote, volée depuis trente ans!

—Les voleurs l’auraient rendue! interrompit Charles.

—Elle est retrouvée; toute la maison est en émoi, la cousine Godeau est furieuse, et son mari a l’air tout sot... Ils disent qu’il faudra rendre je ne sais combien de choses.

—Et où la tante Mariote est-elle retrouvée?—Dans une lettre!—Dans une lettre, répéta Charles... Ah! la plaisante chose!

—Ce n’est pas tout; la servante est allée chercher M. Mauté, le notaire royal de Saint-Cloud, il vient d’arriver. Suis-moi; rentrons vite pour écouter ce qu’on va dire: ce devra être amusant comme un conte de voleurs.»

Charles était apparemment de l’avis de sa sœur, car tous deux hâtèrent le pas, et entrèrent inaperçus dans la cuisine, au moment où M. Mauté, assis près du foyer, se disposait à écouter le récit qu’allait lui faire madame Godeau. Son mari et sa belle-mère, la vieille Bennassis, s’étaient placés à ses côtés; les deux enfants se glissèrent derrière la chaise de cette dernière.

«C’est une histoire de voleurs, Monsieur Mauté, disait madame Godeau, en s’animant de la voix et du geste; écoutez moi bien: il y aura demain trente ans; c’était le 17 février 1811...

—Trente ans moins un jour madame, interrompit le notaire, aujourd’hui 15 février 1841, et demain 16.

—Un jour ne fait rien à mon histoire.

—Un jour de plus ou de moins, si fait, continuez...

—Il y aura donc demain trente ans, moins un jour, reprit celle-ci, que le père de mon mari est mort; il avait trois enfants: Godeau que voici, Godillot qui est mort, et Mariote dont il est question aujourd’hui; et c’est huit jours avant cette mort qu’arriva l’histoire que voici.... La brave grand’mère Godeau était donc seule ici même avec Mariote, sa petite fille, qui avait deux ans alors, joli ange, rose et blanche, à cheveux blonds tout bouclés; j’étais bien petite à cette époque, mais je me la rappelle parfaitement; le papa Godeau était absent avec son aîné, et Godillot, depuis le père à ces deux jumeaux, âgé alors de huit ans, jouait dans un bateau avec d’autres petits garçons. Je vous disais donc que la grand’mère Godeau était seule au logis, lorsque deux femmes, l’une jeune, l’autre vieille, entrèrent tout à coup dans cette auberge. Elles avaient l’air si minable et si hardi en même temps, que la pauvre mère Godeau eut peur rien qu’à les voir, et serra bien vite son argenterie, ne laissant dehors que les couverts d’étain; les deux aventurières demandèrent à boire, on leur en donna; puis à manger, on leur en donna encore, et tout en mangeant et buvant, les voilà qui regardent Mariote, qui la caressent, qui demandent son nom, qui s’informent de son âge... Au lieu d’inquiéter la mère Godeau, tout ce manège la rassura; la pauvre chère femme ne se défiait jamais des gens qui aimaient les enfants; elle prétendait que c’était toujours bon signe; avec ça qu’elle était folle de Mariote, et qu’il n’y avait qu’à faire bonne mine à la petite pour gagner le cœur de maman Godeau. Tant il y a enfin, que, de caresses en caresses, de belles paroles en belles paroles, de: Seigneur Dieu! que cette petite est jolie! quels beaux cheveux blonds! quels grands yeux bleus! quelle peau blanche, quelle petite bouche vermeille! le vin qui était en haut se but, et comme les aventurières en demandèrent d’autre, la mère Godeau descendit à la cave pour en chercher... Chemin faisant, elle se disait: Ces inconnues sont de braves femmes, qui aiment les enfants; faut que je leur en monte du chenu; elle prend donc une bouteille derrière les fagots, comme on dit, et elle remonte.—Silence complet: «Tiens, se dit ma pauvre grand’mère, où sont-elles donc? je n’entends plus parler.» Elle entre dans la cuisine, sa bouteille d’une main, sa chandelle de l’autre, personne. «Elles seront allées au jardin;» elle va au jardin; il faisait un clair de lune à y voir comme en plein jour; personne. «Elles seront sur le pas de la porte.» Elle va sur le pas de la porte, personne autre que Godillot son fils, qui jouait toujours avec d’autres enfants; elle l’appelle: «Godillot, dit-elle, as-tu vu deux femmes qui sont entrées chez nous, il y aune heure.—Oui, maman, je les ai vues de loin tout à l’heure, sur le pas de la porte, elles sortaient; elles ont tiré la porte sur elles...—Parties, parties! sans payer, cria la mère.—Ah! elles ne peuvent pas être loin, reprit l’enfant.—Cours après, vite, vite, ajouta maman Godeau.—Oui, mais de quel côté faut-il courir?—Tu n’as donc pas vu le chemin qu’elles ont pris.—Non, dit le petit, il faisait nuit, elles ont disparu tout à coup.—Ah! mon Dieu! fit la pauvre mère, j’ai fait là une jolie journée: j’en suis pour trois francs au moins; enfin, quand je me désolerai jusqu’à demain je n’y gagnerai rien; ah! les vilaines voleuses, quand j’y pense»; et elle rentra en appelant Mariote pour la coucher: «Mariote! Mariote!» mais pas plus de Mariote que de femmes.—Où est Mariote? Qu’est devenue Mariote? C’est pour le coup que la pauvre mère perdit tout à fait la tête; elle courut chez tous les voisins: «Avez-vous vu Mariote? Avez-vous vu passer deux femmes?» Mais personne n’avait vu Mariote, personne n’avait vu passer deux femmes—il faisait nuit et froid; personne à cette heure-là n’était dans la campagne; bref, Mariote tut perdue; huit jours après, le père à mon mari meurt; quinze ans plus tard Godillot se marie, comme avait fait son frère, il meurt, sa femme aussi, et ils laissent deux enfants, ces deux jumeaux, Charles et Caroline... Puis enfin, voilà la grand’mère Godeau qui trépasse à son tour; c’est alors que votre digne homme de père, M. Mauté, fit le partage de son bien, qui consistait en un petit champ que notre homme a vendu, et dont il a placé l’argent; en huit couverts d’argent que nous avons encore; en une somme de six cents francs, qui est, ma foi, bien loin maintenant... enfin, en des draps, des chemises, des jupes, des mouchoirs, des serviettes, que nous avons, comme le reste, partagés en deux parts; j’ai usé l’une, les enfants l’autre. Mariote avait été volée; Mariote n’avait pas reparu; ma foi, on n’a pas pensé à elle, dans le partage; or jugez quel coup de foudre, ça été pour nous ce matin, quand cette lettre nous est venue, datée de Bordeaux, et adressée à notre grand’mère; voilà toute l’histoire, Monsieur Mauté; maintenant lisez la lettre.»

II.
La lettre.

M. Mauté lut ce qui suit à haute voix:

«A madame veuve Bardou, batelière à Sèvres, près Paris.

Ai-je encore une mère? ai-je seulement une famille, des sœurs, des frères ou des neveux? Pauvre enfant, ravie à mon berceau, à l’âge de deux ans, je suis Mariote; et, de ce matin seulement je le sais; je le sais, parce que la femme qui m’a enlevée, et que je croyais être ma mère, vient de mourir, et, qu’avant de mourir, elle m’a déclaré la vérité... Je suivrai ma lettre de près; le lendemain du jour où elle sera reçue, je serai dans la maison qui m’a vue naître; qui y trouverai-je? mon Dieu!

Mariote Bardou.»

«C’est clair comme le jour; elle vient nous redemander son héritage! dit madame Godeau.

—Et elle est pauvre, il n’y a pas à en douter, ajouta la belle-mère Bennassis, et quand j’ai marié ma fille à Godeau, je lui croyais du bien; comme c’est amusant de voir une tante venir tout prendre, ou peu s’en faut!

—Et si nous ne lui rendons pas sa part de pré, d’argenterie, d’argent, de linge, et de cette maison, elle nous fera un procès, ajouta sa fille.

—Un procès! s’écria Godeau.

—Et un procès qu’elle gagnera, reprit tranquillement le notaire.

—Qu’elle gagnera! répliqua le pêcheur.

—Sans nul doute, poursuivit M. Mauté, car elle arrive à temps, ma foi; un jour de plus, et il y aurait prescription.

—Qu’entendez-vous par précripstion? Monsieur le notaire.

—Après trente ans révolus on ne peut réclamer ni une dette, ni une succession, dit le notaire en se levant pour se retirer.

—C’est-à-dire, reprit Godeau, que si la Mariote n’arrivait que le 17 au lieu du 16, il y aurait précripstion, et elle ne pourrait rien nous réclamer.

—Vous entendez parfaitement les affaires, mon cher Monsieur Godeau, ajouta le notaire en s’en allant.

—Alors, dit Godeau d’un air rayonnant, en revenant de faire la conduite à M. Mauté, tout n’est pas désespéré, ma femme et ma bonne mère, il faut que, demain, quand la Mariote arrivera, elle ne trouve ici personne.—Le moyen!... demanda sa femme.

—Le moyen! le voilà trouvé! Il y a longtemps, femme, que ta marraine nous invite à passer une journée à Saint-Germain, chez elle; eh bien! demain nous nous embarquerons tous dans le bateau, tous, toi, ta mère, la servante, les enfants; nous ne dirons rien à âme qui vive; la Mariote viendra, elle ne trouvera personne, et retournera à Paris; puis elle reviendra après-demain; cette fois elle nous trouvera, mais il y aura précripstion, et nous rirons bien.

—C’est dit, c’est dit, répétèrent les deux femmes, frappant de joie dans leurs mains.

—Alors, au lit, et debout demain dès quatre heures du matin. Tiens, ajouta-t-il, en s’apercevant pour la première fois de la présence de Charles et Caroline, les bambins sont encore là.

—Ma foi, avec toute cette histoire de revenant, car tante Mariote est un véritable revenant, je les avais oubliés... Allons, enfants, vite au lit.»

Ce dernier mot termina la conférence. Godeau et sa femme montèrent à l’étage supérieur où se trouvait leur chambre; la belle-mère Bennassis se retira en emmenant Caroline dans une pièce à côté; la servante occupait une soupente dans la cuisine, et Charles couchait dans un cabinet sous la soupente. Mais ce dernier n’avait pas eu le temps de se déshabiller qu’il vit paraître sa sœur.

III.
Complot d’une autre espèce.

Caroline entra dans le cabinet, sur la pointe du pied, et un doigt sur ses lèvres: «Charles, tu n’es pas couché?... très-bien: écoute.» Et s’avançant avec les plus grandes précautions, elle alla s’asseoir sur une chaise, tandis que son frère demeurait debout tout étonné.

«Je n’ai qu’un instant; parlons bas, grand’maman se couche; j’ai passé sous mon rideau pour me déshabiller; mon lit est près de la porte, la porte était ouverte, j’ai glissé derrière le rideau, et me voici.

—Et que me veux-tu? reprit Charles en bâillant.

—As-tu entendu tout ce qui s’est dit ce soir.—Comme toi.—Et tu allais te coucher et dormir, sans penser à cette pauvre Mariote!—Non, sans doute.—Mariote est notre tante, mon frère.—Je le sais bien; mais je ne puis rien à tout ça, moi.—Écoute, pendant qu’on racontait l’histoire de cette pauvre tante Mariote, qu’on lisait sa lettre, et qu’enfin le cousin et la cousine Godeau prenaient le parti de s’en aller tous demain, afin qu’elle ne trouve personne en arrivant, j’ai pensé à toi, Charles, et j’ai eu envie de pleurer.

—A propos de moi! Caroline.—Oui; Mariote est la sœur de notre père; penses-tu que notre père n’aurait pas été bien content de revoir sa sœur; puis je me disais; Si on eût volé mon frère, n’est-ce pas, et qu’au bout de bien longtemps, Charles m’écrivît: «je reviens...» oh! comme j’aurais été heureuse! aussi, au lieu de m’éloigner, comme je serais allée à sa rencontre...

—Oui, mais tu ne penses pas, Caroline, que ce n’est pas tout d’aller à la rencontre de tante Mariote; il y a tout plein de choses à lui rendre, on n’a plus ces choses, elle fera un procès, et on perdra ce procès.

—Je ne comprends rien à tout ça, mon frère; je songe au chagrin de cette pauvre tante, qui viendra demain... qui demandera aux voisins: Où est ma mère? elle est morte; où sont mes frères? ils sont morts; mais j’ai des neveux et des nièces, où sont-ils?... là... Elle frappera à la porte... et personne n’ouvrira.

—Ça n’est pas amusant sans doute, mais enfin que veux-tu que nous y fassions?

—Et puis elle est pauvre, a dit la mère Bennassis, pauvre, c’est-à-dire sans pain; elle aura peut-être faim en arrivant, et où ira-t-elle manger, si la porte est fermée?

—C’est vrai; c’est bien triste, dit Charles devenu aussi sérieux que sa sœur, mais que faire?...

—J’ai là une pièce de trente sols, dit Caroline; si j’osais sortir, je la porterais chez le boulanger ici à côté, et je lui dirais: Il viendra demain une femme, nommée Mariote; vous lui donnerez cela de ma part.

—Oui, mais nous ne pouvons pas sortir, on nous entendrait, car, moi aussi, j’ai une pièce de trente sols que je joindrais volontiers à la tienne... dit Charles.

—Je sais bien que cela ne serait pas comme si elle trouvait de bons neveux et nièces pour l’embrasser... pour la recevoir, pour lui faire mille amitiés...

—Eh! si nous ne partions pas, nous, interrompit Charles, comme frappé d’une idée soudaine.

—Mais le moyen, mon frère, je ne demande pas mieux.

—Nous dirons que nous aimons mieux rester.

—Est-ce qu’on nous demandera notre avis?

—Alors fais la malade, et je resterai pour te soigner.

—Je ne saurais pas mentir, Charles.

—En ce cas, il n’y a rien à faire.

—Si fait, si fait, j’ai trouvé, reprit vivement Caroline... Au moment de partir, nous nous cacherons.

—La belle idée! on nous cherchera, on nous trouvera, on nous tirera les oreilles pour notre peine.

—Mais il s’agit seulement de nous cacher assez longtemps pour que le cousin Godeau, craignant de voir arriver Mariote, s’impatiente, crie, et dise enfin: «Où sont ces scélérats d’enfants? où se sont-ils cachés?... Mais l’heure avance... Bast... ils sont grands, ils ne sont pas perdus, ils se retrouveront bien... partons, et laissons-les.»

—Tu as raison, sœur; ah! c’est fini, tu as plus d’esprit que moi; oui, mais où nous cacherons-nous?

—Je vais y réfléchir en dormant; seulement garde-toi de crier cette nuit, si je viens te réveiller en sursaut.

—Non; bon soir, ma sœur.

—A bientôt, frère.»

IV.
La tante Mariote.

Au premier cri poussé par le batelier Godeau pour réveiller sa famille, Caroline s’était levée et habillée à la hâte; elle alla appeler son frère qu’elle trouva prêt. «Viens, lui dit-elle, le cousin Godeau a ouvert la porte pour aller préparer son bateau; tu sais la fabrique de tuiles, ici, à côté; on fait comme de petites maisons, allons-nous y blottir, et bien fin qui nous y dénichera.»

Effectivement les deux enfants allèrent se cacher dans une de ces petites ruelles formées par deux rangées de briques; ils étaient d’autant mieux là que, sans être vus, ils pouvaient voir tout ce qui se passait autour d’eux. C’est ainsi qu’ils virent le cousin, la cousine Godeau et la vieille mère Bennassis s’embarquer sur le bateau; puis une fois que chacun eut pris place, le cousin se leva, se tint debout dans le bateau, et se mit à appeler Charles et Caroline... une fois, deux fois, trois fois... A la quatrième, il s’élança, en jurant, sur la plage, revint au logis, en fit le tour en appelant toujours. Les deux enfants se regardaient en souriant et ne bougeaient toujours pas. Enfin, le jour grandit, le soleil se leva; alors ce que Caroline avait prévu arriva; le cousin renonça à chercher les enfants; il se rembarqua, lâcha l’amarre qui retenait le bateau prisonnier au rivage; et ce fut avec un sentiment de plaisir délicieux que ceux-ci virent de l’œil le bateau filer doucement, se perdre, reparaître, et disparaître enfin dans les sinuosités que décrit la Seine dans son cours capricieux.

Quelques heures après, un bruit formidable de roues, brisant les vagues, ayant retenti du côté de Paris, Caroline dit à son frère: «Voici enfin le bateau à vapeur et la tante Mariote.» Elle s’était installée d’avance avec Charles au débarcadère.

C’était effectivement le Parisien; il s’arrêta devant Sèvres, y déposa une douzaine de personnes environ, et reprit sa marche.

Du débarcadère construit au bord de l’eau, on monte à Sèvres, par un petit escalier creusé dans la terre; Charles et Caroline, postés au haut de cet escalier, arrêtaient naïvement chaque personne qui le dépassait, en lui demandant: «Êtes-vous la tante Mariote?»

La première personne à qui ils s’adressèrent, était une grosse femme de soixante ans, assez pauvrement vêtue, qui leur rit au nez, et passa outre sans répondre; la seconde était une marchande de gâteaux qui se rendait à Meudon, et leur répondit assez grossièrement; la troisième, une jeune fille dont le petit bonnet, orné de rubans et de dentelles, indiquait le rang qu’elle occupait dans l’antichambre.

—Êtes-vous la tante Mariote? lui demanda Charles.

—Oui, dit la jeune fille avec un grand éclat de rire, si bruyant, si moqueur, que les deux enfants en restèrent saisis.

—Qu’est-ce que la tante Mariote? ajouta l’inconnue un moment après.

—Une pauvre tante bien pauvre, qu’on nous a volée, il y a bien longtemps, et que nous attendons,» reprit Caroline.»

Dans l’intervalle de temps qui avait séparé l’éclat de rire du petit colloque qui précède, le reste des voyageurs avait achevé de gravir l’escalier, et ils entouraient les enfants.

«Qu’est-ce? Colombe, demanda une jeune dame, fort jolie, vêtue de noir, mais mise avec une grande recherche.

—Deux enfants qui demandent leur tante Mariote qu’on leur a volée, madame, répondit la femme de chambre en riant.

—Allons-nous-en, mon frère, on se moque de nous, interrompit Caroline.

—Non, ma chère petite, on ne se moque pas de vous, reprit la jeune dame en prenant la main de Caroline, et marchant en avant avec elle; vous avez donc eu une tante volée?

—Il y a trente ans, madame, répondit Caroline; elle avait deux ans, et elle doit revenir aujourd’hui.

—Comment s’appelle cette dame qui cause avec ma sœur, demanda, de son côté, Charles à la femme de chambre, et qui a une anguille d’or autour de son poignet.

—C’est ma maîtresse, mon petit ami, madame Bérard, une dame fort riche, et veuve depuis un an.

—Et toute la famille de votre tante l’attend avec impatience? demanda la dame à Caroline, après une pause.

—Au contraire, madame, on n’en veut pas... on s’en est allé, pour ne pas la recevoir, et mon frère et moi, au risque d’être bien grondés demain, nous nous sommes cachés, nous, pour l’attendre... pour la recevoir, pour l’embrasser... et puis, car elle dit être bien pauvre, la Mariote, pour lui donner tout ce que nous possédons, deux pièces de trente sous...

—Mais pourquoi la fuit-on, cette pauvre Mariote, demanda madame Bérard.

—Dam! d’abord parce qu’elle est pauvre, comme si c’était une raison.

—Ah! tu oublies, Caroline, reprit son frère, c’est que la grande cousine Godeau dit qu’elle vient nous faire un procès, parce que, voyez-vous, nous avons mangé l’argent et usé les jupons laissés par la grand’mère Bardou. Ce procès... oh! j’ai bien retenu ce qu’a dit le notaire, elle ne pourra plus le faire, si elle vient demain.. alors on s’en est allé pour ne revenir que demain.

—Je demeure ici tout près, aux Montalets, et c’est la première fois que j’y viens, dit la dame d’une voix émue; mes enfants, voulez-vous m’y conduire; je suis curieuse d’apprendre l’histoire de la tante Mariote, vous me conterez cela en route.»

Caroline accepta l’offre de l’inconnue; elle, son frère, la dame en noir et la femme de chambre, prirent donc le sentier qui conduit aux Montalets.

V.
Une surprise.

Godeau, sa femme et sa belle-mère ne revinrent que le lendemain à Sèvres; leur premier souci fut (on le devine de reste) de s’informer des jumeaux: on appelait ainsi ces deux enfants dans le pays.

«Vous savez bien la maison à M. Bérard, lui répondit une voisine... Eh bien! Bérard est mort; il s’était, à ce qu’il paraît, marié en pays lointain, en Russie, dans la Normandie, je ne sais au juste; ne voilà-t-il pas que sa veuve est arrivée hier matin par le bateau à vapeur, une belle femme!... là!... c’est vrai tout de même, avec de grands yeux bleus, et tout plein de dentelles noires à sa robe. Elle a prié les jumeaux de la conduire aux Montalets; les petits l’ont fait... et la veuve les a gardés; et ce n’est pas tout, Godeau, elle m’a fait dire hier au soir, par son domestique, une espèce d’enfant... avec des rubans d’or au cou, aux bras, au chapeau, que vous alliez vous-même les chercher.

—Et il n’est venu personne... autre.. me demander? balbutia Godeau en hésitant.—Non, voisin.—Pas une vieille femme... blonde...—Pourquoi blonde, plutôt que...—J’ai mes raisons...—Ni blonde, ni brune... voisin Godeau.—C’est singulier!—Vous attendiez donc quelqu’un, voisin.—Au contraire.—Alors... pourquoi...—Comme ça, une idée, voisine. Je vais de ce pas à la maison Bérard... C’est drôle tout de même.»

Et Godeau, au lieu d’entrer chez lui, prit le chemin qui menait aux Montalets. «Madame Bérard, dit-il au petit groom.—Vous êtes Godeau? lui demanda celui-ci.—Eh bien! oui, je suis Godeau, reprit le pêcheur.—Alors entrez, dit le groom.»

Et il l’introduisit dans une salle à manger, où la première chose qu’il vit, fut une table magnifiquement servie, à laquelle était assise une très-jolie dame en deuil et deux enfants, si bien mis, si gentils, que Godeau les regarda à deux fois, avant de reconnaître en eux, Charles et Caroline.

«Une chaise à M. Godeau, et laissez-nous, dit la dame à ses domestiques; puis, se retournant vers le pêcheur, qui n’osait s’asseoir en présence d’une aussi belle dame, elle ajouta:—N’attendiez-vous pas hier... une certaine tante Mariote?...

—Oui... non... oui... je ne sais pas, madame, dit Godeau tellement saisi de cette question qu’il ne savait plus ce qu’il disait.

—Oui, répéta d’une voix ferme madame Bérard... et pour garder le tiers d’une pauvre succession, et lui en faire tort, vous étiez parti, afin que, n’arrivant que ce matin, ternie de certaine prescription, elle ne put réclamer ce triste héritage!... Répondez donc oui encore, car cela est... Eh bien! au nom de Mariote... que je connais... vous pouvez garder ce que vous avez à elle... Mariote vous l’abandonne, mais en même temps, vous ne trouverez pas mauvais qu’elle garde à son tour aussi ce qui lui appartient... car, elle n’est pas pauvre, Mariote, elle est riche, et toute sa fortune passera à son neveu et à sa nièce; elle leur donnera tout; car, ce neveu et cette nièce sont venus, eux, au contraire, lui offrir tout ce qu’ils possédaient ces pauvres enfants: leurs deux pièces de trente sous... En un mot, je suis Mariote, votre sœur, Godeau, ajouta la dame en souriant... Asseyez-vous, et déjeûnez, car c’est tout ce que vous aurez de ma fortune.

—Mariote! ma sœur! répéta Godeau stupéfait.

—Oui, Mariote! une pauvre petite fille de deux ans, tombée au pouvoir d’un Bohémien, et qui, par sa bonne conduite, est devenue riche et heureuse.»

L’ARTISAN DE SA FORTUNE.
PAR M. LÉON GUÉRIN.

I.

La campagne des environs de Sédan n’aurait rien de remarquable si tout en elle n’indiquait le voisinage d’une population active et manufacturière. Là, tout respire le travail et l’industrie; et la Meuse, qui encaisse ses eaux jaunâtres dans l’une des plus riches prairies qui soient au monde, ajoute encore, avec les fabriques nombreuses qui projettent leur ombre sur ses ondes plus paisibles que transparentes, à l’air de prospérité du pays.

Au petit Torcy, village des alentours de Sédan, le 3 juin 1806, se présenta subitement sur le seuil d’une des humbles demeures de l’endroit, une veuve, portant un enfant dans ses bras et ayant près d’elle un petit garçon d’environ sept à huit ans. C’est qu’un marchand colporteur parcourait alors le village, à grand renfort de cris modulés ainsi sur tous les tons: «Bas de coton! bas de filoselle; messieurs, mesdames, voulez-vous acheter de beaux bas, de beaux bonnets?» et ce colporteur avait attiré toute la famille à la porte.

Joseph, l’enfant de sept à huit ans, avait le premier entendu la voix du marchand, et, fouillant soudain dans sa modeste réserve de gros sous, il avait dit à sa mère: «Tiens, mère, nos chaussons commencent à s’user après bien des raccommodages; j’ai ici un peu d’argent que tu m’as laissé mettre de côté pour moi; profitons du passage de ce marchand. Le bon Dieu aidant, mon travail aura bientôt remplacé cet argent-là.»

«Oh hé! marchand! crièrent aussitôt la mère et le fils.»

Le colporteur s’approcha, et la première idée de Joseph, tandis que sa mère examinait les objets dont elle pourrait avoir besoin pour elle et pour les siens, fut d’interroger le marchand sur les produits qu’il retirait de son commerce.

«On gagne bien peu de chose sur chaque objet en détail, répondit le colporteur dont la physionomie paraissait franche et honnête, mais, pour peu que la pratique donne, ça ne laisse pas que de faire une somme sur l’ensemble, mon bel enfant.

—Bien, reprit Joseph, c’est comme qui dirait que les petits ruisseaux font les grandes rivières.

—Tout juste, mon petit ami; je vous dirai encore que si ce n’est pas comme ça que vient la fortune rapide, qui s’en va souvent comme elle est venue, c’est comme ça que vient la fortune honnête et qui a chance de durée.

—Oui, oui, monsieur le marchand, qui va doucement va longtemps, comme dit le proverbe.

—Mon petit homme, savez-vous que je vous trouve plein d’esprit, dit le colporteur en observant attentivement l’enfant, et que, si l’on s’en donnait la peine, on ferait de vous quelque chose.—Eh bien! ça ne m’étonne pas, répondit naïvement Joseph.—Ah çà! la mère, dit le colporteur en s’adressant à la femme, ce petit me plaît, je l’aime déjà comme si c’était le mien; si vous voulez, je l’emmène; il verra du pays; il vous reviendra tous les ans quelques jours (oh! je m’y engage), et dans sept années ça fera un homme qui vous assurera du pain pour la vie.

—Ah! le quitter! quitter mon Joseph! fit la mère en portant la main à ses yeux. Est-ce que vous croyez, parce qu’on est pauvre, qu’on n’aime pas les siens?

—Mais les quitter à propos, et pour leur avenir, c’est les aimer encore, répondit le colporteur.

—Et puis, est-ce qu’il a besoin de courir si loin? reprit la mère, il n’y a pas encore huit jours que M. Lecouteux-Daru me disait, en passant devant notre porte: «Brave femme, votre petit Joseph me plaît, quand il sera en âge, je le mettrai sur un bon pied dans mes fabriques.» Vous voyez, sans vous insulter, M. le marchand, que mon Joseph plaît encore à d’autres qu’à vous.—Oui, mais, maman, interrompit l’enfant (qui réfléchissait depuis quelques minutes), voir du pays c’est une bonne chose pour apprendre, surtout quand on n’a pas le moyen de recevoir de l’éducation dans les livres.—Tu voudrais donc me quitter, Joseph?—T’envoyer de l’argent, mère, et revenir bien riche, oh! mais bien riche.»

La paysanne contempla son fils avec un véritable orgueil. Le marchand l’admirait plus encore.

«Vous voyez bien qu’il veut venir avec moi, bonne mère, dit celui-ci; laissez-le donc faire, et vous ne vous en repentirez pas; ces rencontres et ces inspirations là sont rencontres et inspirations de la Providence, croyez-moi.

—Oui, monsieur, je veux bien, si maman veut; j’en ai même bien envie; mais c’est à condition que, tous les ans, comme vous l’avez dit, je reviendrai au pays embrasser ma mère, et que, tous les mois, elle aura de mes nouvelles, et ma part en argent, oh! si petite que ce soit dans votre commerce.

—Combien gagnais-tu ici par mois?—Ça dépend, tantôt plus, tantôt moins; mais, l’un dans l’autre, quinze francs par mois.

—Je t’en donnerai autant, et, de plus, je te coucherai et te nourrirai.—C’est déjà du bénéfice. Tu vois bien, mère, dit Joseph, que ça ne serait pas raisonnable de ne pas accepter. Je ferai fortune, je te le dis.—Que Dieu t’entende! Pars, n’oublie jamais la cabane de ta mère, et reviens me rendre heureuse de ton bonheur!»

II.

Joseph, en compagnie du colporteur, avait déjà fait ce qu’on appelle son tour de France, et, selon l’espérance qu’il avait conçue avant son départ, il connaissait parfaitement son pays. Doué d’un noble sentiment d’avenir, il n’avait pas voyagé superficiellement; il s’était, comme par instinct, pénétré des mœurs et coutumes de chacune des villes par lesquelles il avait passé. Durant un séjour que Joseph et son patron firent à Lyon, la conversation suivante s’engagea entre eux:

«Maître Simon, dit Joseph, je ne vous cache pas qu’ayant toujours eu un goût prononcé pour la soie, je ne serais pas fâché de voir un peu par moi-même comment elle se fabrique, et même, si vous le permettiez, y mettre un peu la main.

—Ah! mon garçon, répondit maître Simon, il y en a bien d’autres que toi qui ont eu ce goût-là, sans pouvoir jamais venir à bout de s’en passer la fantaisie, moi, tout le premier, qui suis obligé, comme tu le vois, de m’en tenir à la laine, aux cotons, et de ne me permettre que depuis peu la bourre de soie en détail.

—Maître, vous vous raillez de moi, et vous avez tout l’air de me trouver l’esprit malade; il n’en est rien pourtant.

—Moi, Joseph? oh! que non pas! mais vois-tu: ce qui me fait te parler ainsi, c’est tout simplement un peu d’égoïsme. Plus tu apprends, plus je m’aperçois que le temps approche où tu vas te séparer de moi, qui t’aime comme si tu étais mon fils. Je sens trop que, bon gré malgré, il me faudra bientôt dire adieu à mon petit Joseph, qui avait si bien appris à calculer que je n’avais plus à m’occuper de mon livre de ventes et d’achats, et qui savait lire avec tant d’esprit et de cœur, que quand, le soir, après une bonne journée, assis chacun sur un ballot, nous nous tenions sous le manteau de la cheminée de l’auberge, moi, ma pipe à la bouche, lui, l’Histoire de Napoléon en main, je me croyais revenu aux batailles de ma jeunesse, et pleurais de gloire comme à Marengo.»

En disant cela, l’honnête marchand essuyait une larme; Joseph aussi était ému. Le patron reprit: «Et dans les bourgs et dans les villages, comme on attendait impatiemment le retour du père Simon, à cause de son petit Joseph! Puis, comme on montrait du doigt dans les marchés le petit Joseph, en l’admirant, avec son air avenant, sa bonne mine et sa veste de velours, toujours neuve, car son travail la lui gagnait ainsi, et le patron n’était pas chiche. C’était là le bon temps!»

Maître Simon, emporté par ses regrets anticipés, pleurait déjà Joseph comme s’il eût été loin de lui. Joseph avait du caractère, et bien que la touchante allocution de maître Simon l’eût presque ébranlé dans ses résolutions, il dit à celui-ci, après un moment de silence, en lui serrant la main.

«Maître, vous savez si j’ai tenu parole à ma mère, si tous les ans je ne lui rapporte pas la part des bénéfices que vous m’accordez: eh bien! vous avez remplacé mon père et je n’oublierai personne. C’est convenu. Mais il faut que je vous conte ce qui m’est arrivé hier, et ensuite vous déciderez ce que vous voudrez, et ce sera bien.»

Maître Simon prêta attentivement l’oreille. Joseph continua.

«Il y a cinq jours, comme j’étais allé, sur votre avis, maître, pour faire provision d’articles en bourre de soie dans la fabrique, et comme je me débattais de mon mieux, sur les qualités et sur les prix, un monsieur qu’accompagnait un jeune homme s’approcha de moi et me dit: «Mon ami, d’où venez-vous? quelle a été votre existence? A en juger par la maturité de votre parole, elle a dû déjà être active et bien remplie.»

Je ne m’étonnai pas de la question, et j’y répondis avec empressement, jugeant qu’elle était bienveillante. Je racontai tout, depuis la perte de mon père, depuis le premier travail dans la chaumière, depuis le jour enfin où vous m’emmenâtes avec vous, maître Simon, jusqu’à nos derniers voyages. Le monsieur m’écouta.—Quel âge avez-vous, mon ami? me demanda-t-il encore.—Seize ans, monsieur.—Existence si courte et déjà si pleine!» s’écria-t-il.

«Je ne vois pas pourquoi je n’avouerais pas que je fus sensible aux éloges de cet étranger. L’estime qu’ont les autres pour nous, nous donne l’estime de nous-mêmes, et l’estime de soi-même produit les bonnes et grandes choses.

—Vous avez seize ans! reprit le monsieur, moi j’ai un fils qui en a vingt-deux, et qui ne vous vaut pas à beaucoup près. Oublieux des labeurs paternels qui lui ont acquis plus que de l’aisance, il aura bientôt, s’il continue, dévoré tout ce que je n’amassai qu’après de longs et pénibles travaux. En quatre années, il est parvenu à enlever plus de cent mille francs au patrimoine de sa famille, c’est à-dire, quarante fois plus qu’il ne m’a fallu pour fonder l’origine de ma fortune. Plus fier que s’il devait sa richesse à lui même, plus insolent que s’il devait la considération dont il jouit, à cause de moi, à une longue suite d’aïeux illustres, il s’est fait, en peu de jours, autant d’ennemis que je sus me concilier d’amis dans le cours de ma vie toute laborieuse. Il vit d’orgueil, comme j’ai vécu de travail. Fils dégénéré, acheva le père, en s’animant de toute l’amertume de ses regrets, il a foulé à ses pieds mes titres de noblesse à moi, et il n’aura pas le droit de se plaindre si on lui ravit, un jour, son vain reste de fortune, car il ne se pare que des biens qu’il n’aurait eu ni le cœur ni l’esprit d’acquérir.»

«Le jeune homme qui accompagnait ce monsieur, interrompit Joseph, ne baissait pas les yeux, mais il rongeait ses lèvres pâles et frémissait de tous ses membres. Quand bien même les regards de tous les ouvriers présents ne l’eussent pas suffisamment indiqué, j’aurais bien compris que c’était à lui que s’adressait la sévère leçon. Je souffris autant que lui-même. Ce jeune homme le remarqua, et l’effet que cela produisit sur lui fut étonnant; sa colère s’en alla, et des larmes paraissaient près de couler de ses yeux. Je vis qu’il avait comme un désir de s’approcher de moi.

«Je pris sa main et la serrai dans la mienne. Son cœur y était préparé; mon mouvement le surprit à peine; et, loin de rejeter mes avances, là, en présence de tous les ouvriers et de son père, il me rendit effusion pour effusion. En ce moment son père, l’œil brillant d’espoir, s’écria:

«Voilà une noble poignée de main d’honnête jeune homme, qui régénère à jamais mon fils et le rend à son bon cœur, à sa famille! Quant à vous, mon ami, ajouta-t-il en s’adressant encore plus directement à moi, il ne tient qu’à vous d’être désormais de la maison et de continuer votre œuvre par de bons exemples. Nous serions, mon fils et moi, deux fois vos obligés.

—Permettez, répondis-je: tout en vous remerciant d’avance de vos bontés, cela mérite réflexion. Je ne dis ni oui ni non, car, là-bas, à l’auberge du Cygne-Blanc, il y a maître Simon, mon patron, qui m’attend et sans le concours de qui je ne stipule jamais rien.

—C’est juste, dit le monsieur, mais si maître Simon, dont vous me parlez, s’y prête, on pourra lui trouver, à lui aussi, quelque dédommagement.

—Oh! oh! interrompit maître Simon, on a songé à moi! c’est bien honnête, c’est le fait d’un brave homme. Je me sens déjà porté de cœur vers ton monsieur; et je serai, ma foi, bien aise de faire sa connaissance; non que je m’engage d’avance positivement à renoncer à mes chers voyages et à déserter le produit du ballot: mais enfin je me fais vieux, et j’ai bien marché dans ma vie; nous examinerons, au clair et tout à l’aise, si c’est à Lyon que je dois me reposer. En tout cas, petit Joseph, quoique j’aie été ton maître, un bon maître, j’ose m’en flatter, je ne serais pas fâché de te devoir quelque chose: ce sera un rendu pour un prêté. D’ailleurs, c’est une justice de dire que j’ai toujours eu l’idée que tu t’élèverais au-dessus de moi; et c’est bien dans cette espérance que j’ai prié ta mère de te confier à moi.

—Si j’ai hésité à vous raconter mon aventure, et s’il m’a fallu faire un grand effort sur moi-même pour commencer à vous en parler, c’est à vrai dire, maître, que je ne croyais pas que vous prendriez si bien la chose. Du reste, si le résultat de mes goûts sédentaires était d’amener ici, un jour, ma mère, ma famille et la vôtre, maître Simon, est-ce que vous ne trouveriez pas que ce serait là un beau rêve?

—Et le rêve d’un bon fils, mon enfant; ma foi, je m’y laisse aller et tout de suite, de peur qu’il ne s’échappe. Il y a toujours une circonstance extraordinaire, une bonne occasion dans la vie pour les gens de cœur et d’activité. On m’a souvent dit qu’il ne s’agissait que de savoir saisir cette occasion. Pour moi, quoique je la rencontre un peu vieux, j’en profiterai. Conduis-moi chez ton monsieur.» Ils s’y rendirent.

III.

Il paraît qu’on s’était entendu, car, à l’heure où je raconte ceci, Joseph, après avoir été successivement chef d’atelier, contremaître, teneur de livres de la maison, et directeur de toutes les opérations, est devenu l’associé du fils du respectable négociant dont il a été question, et qui a pu désormais s’en reposer, sur l’un et l’autre des deux jeunes gens, du soin de perpétuer sa fortune. Joseph a fait venir en effet, auprès de lui, sa mère et une sœur qu’il montre avec orgueil, à ses nouvelles connaissances.

Maître Simon n’a pu venir encore à bout de renoncer tout à fait à ses voyages; mais ce n’est plus sur ses jambes, c’est sur une bonne diligence qu’il les continue pour le compte de la maison de Joseph; car Simon, par habitude, ne saurait se passer d’air, comme il dit, et l’impériale fait mieux son affaire que le coupé.

Enfin, Joseph est l’un des plus riches fabricants de soie de France. On parlait dernièrement d’en faire un député. Certes, personne, mieux que lui, ne saurait représenter un pays où le mérite réel doit l’emporter sur un mérite de convention. Il ne serait pas le premier qui, parti du même point, serait arrivé, de nos jours, au même but, et, fût-il nommé ministre, vous pouvez être sûr qu’il ne l’oublierait pas. Il n’a pas oublié sa mère, il n’oublierait pas sa patrie, cette autre mère, à laquelle il est saint et glorieux de se dévouer, sans intérêt personnel et sans égoïsme.

FIN DU VOLUME.


Note de Transcription

Les mots mal orthographiés et les erreurs d’impression ont été corrigées. Lorsque plusieurs orthographes se produisent, l’utilisation de la majorité a été employé.

Ponctuation a été maintenue sauf si évidente erreurs d’impression se produisent.

Certaines illustrations ont été déplacées pour faciliter la mise en page.

Une couverture a été créée pour ce livre électronique et est placée dans le domaine public.

Une table des matières a été créée pour la commodité du lecteur.

 

[Fin de Le Dimanche des Enfants-Tome 5 par Various.]