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Title: Pour Don Carlos

Date of first publication: 1920

Author: Pierre Benoit (1886-1962)

Date first posted: Apr. 9, 2025

Date last updated: Apr. 9, 2025

Faded Page eBook #20250409

 

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POUR DON CARLOS


 

 

 

 

 

 

 

 

A MARCEL PRÉVOST


 

 

 

 

 

 

 

 

 

La nature m’a privé de cette sorte de folie sublime.

 

Stendhal.


Table des Matières
PREMIÈRE PARTIE: LUCILE
DEUXIÈME PARTIE: OLIVIER
TROISIÈME PARTIE: ALLEGRIA

PREMIÈRE PARTIE

LUCILE

CHAPITRE PREMIER

OLIVIER DE PRÉNESTE

Il était un peu plus de six heures et demie quand le train parlementaire entra en gare. Immédiatement, le quai fut plein d’une foule noire, uniformément coiffée de chapeaux hauts de forme. Dans l’Assemblée issue de la consultation nationale de 1871, les divergences d’opinion n’étaient pas encore signalées par des différences d’habillement.

Cette foule digne et sombre s’achemina vers la sortie. Sur le seuil, il y eut un remous. Une averse fouettait la nuit. Les représentants s’étaient arrêtés devant l’ondée. Les moins favorisés, en maugréant, ouvraient leurs parapluies.

Dans la cour de la gare Saint-Lazare, une cinquantaine de voitures attendaient les autres. Les lanternes se doublaient sur le pavé trempé.

Des appels s’entrecroisèrent:

— Le coupé de monsieur le comte de Cazenove de Pradines.

— Le landau de monsieur le duc de Broglie.

— La voiture de monsieur Pouyer-Quertier.

Une voix grêle appela:

— La calèche de monsieur le ministre de l’Intérieur.

Deux ombres se détachèrent. Elles allèrent au-devant d’un attelage qui virait dans la cour. La portière s’ouvrit, le marchepied s’abaissa.

— Place Beauvau, aussi vite que possible.

La voiture partit au grand trot.

Il y eut un moment de silence. Les réverbères, au passage, éclairaient la figure rude et volontaire de M. Buffet et brillaient sur le large portefeuille de maroquin que son chef adjoint de cabinet, M. Prétavoine, tenait sur ses genoux. Le visage de M. Prétavoine était de ceux qui sont faits pour rester dans l’ombre. Il y restait.

— Vous vous souvenez exactement de ma conversation de tout à l’heure avec M. Dufaure? demanda M. Buffet.

— Oui, monsieur le Ministre.

— Bien. Vous allez écrire au préfet de l’Orne, je signerai la lettre à sept heures et demie. Un exprès la portera à la gare. Suppression du journal dont il s’agit: le Progrès d’Alençon, je crois?

Le Progrès d’Alençon. Faut-il motiver, monsieur le Ministre?

— Ne motivez pas.

M. Buffet ajouta:

— Je dîne chez le comte de Bagneux. Si des télégrammes parviennent concernant l’affaire de Saint-Étienne, donnez l’ordre à la permanence qu’on me les porte chez lui, jusqu’à onze heures.

La voiture doublait l’angle de la rue du Faubourg-Saint-Honoré. Elle s’engagea dans la grande cour.

M. Buffet gravit prestement les marches du perron. Il prit un couloir détourné pour éviter dans l’antichambre des importuns probables. Sur le seuil de son cabinet, il dit encore à M. Prétavoine:

— À sept heures et demie, la lettre pour le préfet de l’Orne.

Son regard alla d’abord à son bureau. Deux jours de débats à Versailles, deux jours de travail en retard. Les chemises de la signature s’empilaient d’un côté; de l’autre, les dossiers à l’étude, les affaires signalées. Sur une petite table, un amoncellement de journaux sabrés de coups de crayons rouges et bleus.

Les grands lustres, à l’infini, jouaient et se multipliaient dans les glaces. Aux murs, les Gobelins étaient dans l’ombre. Seule, une tapisserie, à gauche du bureau du ministre, s’éclairait violemment. Une seconde, M. Buffet la regarda: Héliodore chassé du Temple...

Il haussa ses robustes épaules, jeta son par-dessus sur un canapé et s’assit à sa table avec le soupir de soulagement de l’homme qui, retardé par des soucis indignes, va pouvoir enfin travailler... Mais, au même instant, un voile d’humeur passa sur son visage. Il venait d’apercevoir, bien en évidence, deux cartes de visite.

Il sonna. Un prodigieux huissier à chaîne parut.

— Ces messieurs sont-ils encore là?

— Ils sont là, monsieur le Ministre.

— Renvoyez-les. J’ai du travail.

— Monsieur le Ministre, ils ont une lettre d’audience de Votre Excellence.

M. Buffet eut un geste excédé. Il prit les cartes, lut les noms. Ses traits se détendirent un peu au premier, se rembrunirent à l’autre.

— C’est bon! je les recevrai. Vous ferez entrer quand je sonnerai; d’abord M. de Préneste.

— Monsieur le Ministre, hasarda l’huissier, M. le député Barodet était là un bon quart d’heure avant M. de Préneste. Il a ajouté qu’il était pressé...

Les yeux de M. Buffet foudroyèrent l’homme à chaîne.

— M. de Préneste d’abord, ai-je dit. Quand je sonnerai.

Le secrétariat de M. Buffet était tenu de façon irréprochable. Il trouva sans difficulté les dossiers qui correspondaient aux deux audiences.

Il parcourut rapidement le premier, sonna.

Précédé par l’huissier, M. de Préneste entra.

Le ministre s’était levé et était allé à la rencontre de son visiteur.

— Je suis heureux, monsieur, de vous connaître, dit-il, après l’avoir fait asseoir. Je le serai davantage, si je peux répondre à ce que vous attendez de moi. Vous portez un nom illustre...

M. de Préneste s’inclina.

— Un nom illustre, accentua M. Buffet. En outre, vous m’êtes recommandé par M. René Goblet...

M. de Préneste s’inclina encore.

— Par M. René Goblet, répéta M. Buffet avec une insistance interrogatrice...

— Je n’ai pas l’honneur de connaître personnellement M. Goblet, mais c’est un ami de la duchesse de Mercœur, dont je dois épouser la fille, crut bon d’expliquer M. de Préneste.

«Et Mme de Mercœur est née Grattecap, pensa le ministre, je comprends à présent...»

Et il se lança immédiatement dans les généralités.

— Nous vivons une assez vilaine époque, monsieur; je peux beaucoup pour le mal, à peu près rien pour le bien. Telles sont les vertus d’un régime dont je suis l’un des premiers magistrats. Demandez, cependant. Vous pouvez être assuré que je ferai de mon mieux pour vous être agréable.

Ce disant, il regardait fixement son interlocuteur. Il ne mentait pas. Une grande sympathie adoucissait son dur regard.

M. de Préneste parla.

— Monsieur, dit-il avec une extrême simplicité, je vous remercie de votre accueil. Vous m’excuserez si je mets une certaine maladresse à m’exprimer. Mais c’est la première fois que je sollicite quelque chose.

Les yeux de M. Buffet dirent: je sais.

— Je présume que M. Goblet a dû indiquer dans sa lettre d’introduction le motif de ma visite?

M. Buffet inclina la tête.

— Eh bien, monsieur, qu’ai-je à ajouter? J’avais quelque fortune, je n’ai plus rien. Je serai heureux d’obtenir un poste quelconque, un poste où je pourrai servir mon pays modestement; un poste cependant qui me permette de ne pas trop déchoir du rang que le nom que je porte, et auquel vous avez eu la bienveillance de faire allusion, me fait un devoir de conserver.

De son crayon, M. Buffet traçait sur une feuille de papier blanc de larges hachures. Il releva la tête.

— Quel âge avez-vous? demanda-t-il très doucement.

— Trente-deux ans.

— Avez-vous des titres universitaires?

— Je suis bachelier, répondit tranquillement le jeune homme.

— Parlez-vous une langue étrangère?

— Aucune.

M. Buffet eut un geste de découragement.

— Cher monsieur, dit-il, vous ne pouvez méconnaître mon désir de vous être utile. Mais enfin, il faut voir les choses comme elles sont. Vous êtes d’accord avec moi pour admettre que vous ne pouvez accepter le premier emploi venu. J’entrevoyais pour vous deux choses: ou un poste de secrétaire d’ambassade; M. Decazes se serait fait un plaisir... Mais vous ne parlez aucune langue.

Docilement, M. de Préneste répéta:

— Je ne parle aucune langue.

— ... Ou une nomination au Conseil d’État. Mais vous n’êtes pas licencié en droit.

M. de Préneste reconnut:

— Je ne suis pas licencié en droit.

M. Buffet se renversa dans son fauteuil.

— Alors? Je ne vois pas bien...

Il y eut un moment de silence. Le ministre répéta:

— Je ne vois pas...

Toujours avec le même calme, M. de Préneste prit la parole.

— Les objections que vous me faites, monsieur, ont déjà été présentées à Mme de Mercœur par M. Goblet. Il a cherché avec elle. Ils ont conclu qu’un seul poste, vu mon insuffisance de titres, pouvait être brigué par moi...

— Et ce poste est?

— Un poste de sous-préfet, monsieur.

M. Buffet avait bondi.

— Un poste de sous-préfet!

— Et c’est pour cela que M. Goblet m’a adressé à vous, de qui dépend la nomination que je sollicite, acheva posément M. de Préneste.

Le ministre s’était levé et marchait de long en large. On eût dit que M. de Préneste s’était acquitté d’une commission qui ne l’intéressait pas, qui l’importunait même. Avec un détachement parfait, il laissait ses yeux errer sur la partie noire du cabinet, où les grandes figures des tapisseries transparaissaient vaguement dans l’ombre.

M. Buffet revint à son fauteuil et s’y laissa tomber. Une sorte d’indignation le secouait.

— Un poste de sous-préfet, répéta-t-il.

— Je n’ai aucun titre, dit, avec sa douceur désarmante, M. de Préneste.

— Aucun titre, sans doute, rétorqua le ministre, mais vous avez un nom, monsieur.

L’intéressé eut un geste vague et charmant.

— J’ai aussi besoin de gagner ma vie, murmura-t-il.

M. Buffet, sur sa table, remuait des papiers. Il prit la lettre de M. Goblet. Il la relut.

— C’est entendu, je sais. Mais enfin, cher monsieur, excusez mon indiscrétion, je suis bien forcé de vous parler ainsi: vous n’êtes pas sans ressources!

— Je n’ai aucune fortune, dit négligemment M. de Préneste.

— De votre chef, non. Mais dans quelque temps, il n’en sera plus ainsi. Vous êtes fiancé. Mlle de Mercœur est riche.

Les paupières du jeune homme battirent. Pour la première fois, il sembla se départir de sa placidité. Une légère rougeur passa même sur son visage.

— Excusez-moi, répéta M. Buffet.

— Monsieur, répondit M. de Préneste, qui avait repris tout son calme, il est vrai que ma fiancée a de la fortune. Il est vrai aussi qu’une des conditions mises à notre union est que je serai pourvu moi-même d’une situation. Pardonnez-moi de vous mettre au courant de ces détails, mais il faut bien que je justifie mon insistance. Je suis d’ailleurs heureux de vous témoigner, par une confidence de cette sorte, ma gratitude pour un accueil dont je resterai, quoi qu’il arrive, particulièrement touché.

Le ministre vint vers le jeune homme. Il lui prit les mains.

— Avez-vous pensé au juste à ce que vous me demandez? dit-il.

Il poursuivit:

— J’ignore tout de vous. Je ne connais que votre nom, que l’histoire de votre famille. Votre aïeul, le duc François de Préneste, était au banquet des gardes du corps, où l’on foula aux pieds la cocarde tricolore. Votre grand-père, chambellan du roi Charles X, fut un des derniers fidèles d’Holyrood. Et c’est vous qui voulez, aujourd’hui, entrer dans la carrière préfectorale?

— J’y compte peu de relations, sans doute, repartit, avec sa dignité calme, M. de Préneste. Assez, cependant, pour savoir que M. de Villars est sous-préfet à Argelès, que M. de Brimont est à Cosne, que M. de Chanaleilles est à La Flèche...

— Ce n’est pas moi qui ai nommé ces messieurs, gronda M. Buffet.

— Je sais aussi que le maréchal est président d’un État dont vous êtes ministre, acheva M. de Préneste.

— Vous êtes un enfant, s’exclama M. Buffet, piqué au vif. Le maréchal! Moi! Où serons-nous demain, je vous le demande? Dans quelles nuées vivez-vous donc? Si vous voulez entrer dans les préfectures, je me figure que ce n’est pas pour avoir un habit d’argent, faire trois petits tours, et puis vous en aller. C’est avec l’espoir d’y faire une carrière... Une carrière! M. Olivier de Préneste, sous-préfet! Car vous ne pensez pas, je suppose, qu’on va, d’emblée, vous nommer préfet de la Seine?

— Je ne demande qu’une sous-préfecture de troisième classe, dit M. de Préneste.

— Et moi, monsieur, éclata M. Buffet, je ne vous nommerai jamais à une troisième classe. Si le descendant des ducs de Préneste s’obstine dans une idée ridicule, je le nommerai à une seconde, ou pas du tout!... Mais réfléchissez encore, mon enfant. À l’heure actuelle, je suis là, c’est entendu. Mais demain... Tenez, il y a dans l’antichambre un abominable imbécile. Il s’appelle M. Barodet. Il a battu M. de Rémusat aux élections du IVe arrondissement. Il est, devant le suffrage universel, devant la loi, l’égal du duc de Broglie, l’égal de M. Baragnon, l’égal de Mgr Dupanloup, mon égal... aujourd’hui! Demain, qu’il y ait à l’Assemblée une majorité déterminée par un Barodet semblable, et ce Barodet-là, qui est arrivé avant vous, et que je ne recevrai qu’après, au lieu d’être dans l’antichambre, à exciter la commisération méprisante des huissiers, sera ici, à ma place, dans mon fauteuil, ministre!... Et c’est lui qui vous convoquera, et c’est lui qui vous recevra, vous donnera des ordres...

— J’aurai toujours la ressource de me refuser à les exécuter, répondit M. de Préneste.

— Vous serez révoqué!

— Je serai révoqué, sans doute. Je serai alors dans la situation où je me trouve aujourd’hui. Je n’ai peut-être qu’une chance, monsieur, voulez-vous me mettre à même de la courir?

— Il n’y a pas de poste libre, répondit brutalement M. Buffet.

M. de Préneste se leva avec un sourire.

— Dans ces conditions, il ne me reste, monsieur, qu’à m’excuser et qu’à vous remercier...

D’un geste brusque, le ministre lui fit signe de se rasseoir.

Un huissier venait d’entrer dans le cabinet.

— Qu’y a-t-il encore? fit M. Buffet, furieux.

— Monsieur le directeur de l’administration départementale et communale sollicite l’honneur d’être introduit immédiatement auprès de monsieur le Ministre.

— M. Durangel, à cette heure, à Paris!

— Il vient d’arriver de Versailles; sa voiture est dans la cour.

— Faites entrer, fit M. Buffet avec agitation. Restez, je vous en prie, monsieur, dit-il à M. de Préneste qui s’était levé.

M. Durangel, directeur de l’administration départementale et communale au ministère de l’Intérieur, conseiller d’État en service extraordinaire, avait à la main une dépêche. Le ministre s’en empara.

— Quelque chose de grave?

— D’assez grave, dit M. Durangel. Cette information, monsieur le Ministre, m’est parvenue après votre départ de Versailles. J’ai tenu à venir immédiatement vous la communiquer et prendre vos ordres.

M. Buffet lisait. Discrètement, M. de Préneste s’était écarté. Il regardait, non sans curiosité, le front plissé du ministre. Puis ses yeux s’en détachèrent et allèrent vers la tapisserie, où il s’amusa à compter les personnages qui assistaient à la mésaventure d’Héliodore...

M. Buffet poussa une exclamation sourde.

— Il ne manquait plus que cela! Et qu’avez-vous fait?

— Rien encore, monsieur le Ministre. J’ai préféré attendre vos ordres.

— Il faut immédiatement préparer un arrêté révoquant M. Laplace-Leduc et télégraphier au préfet des Basses-Pyrénées de venir à Versailles me fournir les explications nécessaires. Télégramme chiffré. Demain, à dix heures, je porterai la chose à la connaissance du conseil des ministres. Pourvu que je ne sois pas devancé par la presse! Je préviendrai moi-même le ministre des Affaires étrangères, qui ne va pas tarder à recevoir une nouvelle demande d’explications de l’ambassadeur d’Espagne. Trois fois en un mois!...

Et M. Buffet frappa violemment sur la table.

— En tout cas, reprit-il, que l’arrêté révoquant M. Laplace-Leduc paraisse dès demain au Journal officiel.

— N’y aurait-il pas intérêt, monsieur le Ministre, à ce que l’arrêté nommant son successeur parût en même temps?

La réponse de M. Buffet ne parvint qu’indistinctement aux oreilles de M. de Préneste. Petit à petit, il s’était rapproché de la tapisserie. Le compte des personnages ne l’intéressait plus. Il contemplait maintenant les robes des anges persécuteurs d’Héliodore. L’une était d’une admirable teinte pourpre. L’autre semblait d’un vert d’eau très effacé.

Le ministre et M. Durangel s’entretenaient à voix basse. M. de Préneste était à cent lieues de leur conversation. Soudain, il tressaillit.

M. Buffet venait de le saisir par le bras.

— Est-ce que vous persistez dans votre intention?

— Mais oui, sans doute, répondit M. de Préneste.

Il avait failli demander: dans laquelle?

M. Durangel le regardait avec insistance.

— Eh bien, soyez heureux; un poste de sous-préfet se trouve libre, dit M. Buffet.

Il ajouta, le dévisageant fixement:

— Celui de Villeléon.

— Basses-Pyrénées, murmura poliment M. de Préneste.

— Ce poste vous convient-il?

— Je ne connais pas les Basses-Pyrénées, et je n’y ai pas de relations, dit le jeune homme, mais le pays est beau, et je...

Le regard de M. Durangel parut se charger d’inquiétude.

— C’est un poste de seconde, interrompit M. Buffet. Son titulaire, M. Laplace-Leduc, vient de se rendre coupable d’un grave manquement professionnel. Il était à Biarritz, en train de faire tout autre chose que de l’administration, quand un télégramme de la plus haute importance est parvenu à Villeléon. Ce télégramme est resté deux jours non décacheté. D’où des complications dont je vous épargne pour l’instant le détail, mais dont le moins qu’on puisse dire est qu’elles me vaudront une interpellation de la gauche à l’Assemblée, et au duc Decazes une protestation de l’ambassadeur d’Espagne.

— Croyez que je suis le premier à déplorer..., commença M. de Préneste.

— Ce n’est pas de cela qu’il s’agit. Vous êtes nommé sous-préfet de Villeléon. Demain matin, vous passerez à Versailles, au bureau du personnel du ministère. Vous demanderez M. Farcinet, chef du bureau, qui vous remettra ampliation de l’arrêté qui vous nomme. Vous verrez en même temps M. Durangel. Après-demain, je vous recevrai et vous présenterai à M. de Nadaillac, préfet des Basses-Pyrénées. Nous vous exposerons la situation. Vous rejoindrez votre poste dans la semaine. Au revoir, cher monsieur.

Resté seul avec M. Durangel, le ministre demanda:

— Quelle impression vous produit-il?

— Il m’est difficile, de prime abord...

— Je comprends. Il ne vous paraît pas s’intéresser beaucoup à sa future tâche, mais,—et le ministre eut un large sourire—il m’est recommandé par M. Goblet. Saisissez-vous? Quel effet, quand, demain, dans les couloirs de l’Assemblée, je pourrai dire: le sous-préfet de Villeléon est révoqué, et je viens de nommer à sa place un protégé de M. Goblet... C’est l’avortement certain de l’interpellation...

Toute la bonne humeur de M. Buffet était revenue. Il signa la lettre au préfet de l’Orne, que lui apportait M. Prétavoine.

— Sept heures et demie, dit-il, c’est entendu, n’est-ce pas? Si un télégramme arrive pour l’affaire de Saint-Étienne, qu’on me le porte chez le comte de Bagneux, 73, rue de Lille, jusqu’à onze heures.

Et il monta rapidement en voiture, tandis que, dans l’antichambre, M. Barodet, résigné, entamait la lecture d’un numéro du Temps que lui abandonnait la pitié de l’huissier à chaîne.

CHAPITRE II

L’ÉQUERRE ET LE BASILIC

La calèche de M. Buffet passa sur le pont de Solférino. Un quart d’heure plus tard, Olivier de Préneste le franchit à son tour.

Le temps de reprendre dans l’antichambre un petit paquet qu’il avait soigneusement laissé sur une des banquettes rouges, et il avait quitté le ministère. Dehors, il respira. Il sourit. Il était heureux que cette corvée fût terminée. Quant au succès si étrangement rapide de sa démarche, il avait trop peu l’habitude de l’administration et de la politique pour s’en étonner.

Rectangle délimité par les réverbères clignotants, l’emplacement de la Cour des comptes faisait une large et morne tache sombre. Olivier longea les ruines. Derrière les murs, il entendait, sur d’invisibles herbes folles, des gouttes de pluie tomber.

Il s’arrêta pour fermer son parapluie et mieux assurer son paquet sous le bras. Une vague et délicieuse odeur de forêt mouillée lui vint par une brèche de la muraille. La pensée qu’il faisait à cette minute son apprentissage campagnard le fit sourire de nouveau. Sa destinée commençait à prendre forme. Il en acceptait la perspective avec la meilleure grâce du monde.

«À Villeléon, pensa-t-il, je ferai tous les soirs un tour hors de la ville. Elle ne doit pas être bien grande.»

Il était huit heures quand il arriva chez Mme Primatice, où il prenait sa modeste pension. Le restaurant de Mme veuve Édouard Primatice occupait le rez-de-chaussée d’une vieille maison de la rue de la Chaise, et ses plus jeunes habitués avaient tous dépassé la cinquantaine. Aussi avait-elle pour Olivier des prévenances de grand-mère. C’était elle, qui, le même jour, l’avait obligé à prendre son parapluie.

— Vous voyez que j’ai bien fait, cria-t-elle, du plus loin qu’elle l’aperçut. Vous êtes en retard d’une heure. Heureusement j’ai fait garder votre dîner sur le fourneau; asseyez-vous vite. Il y a quelque chose que vous aimez.

Elle s’était emparée de son manteau, de son chapeau, du parapluie.

Olivier s’installa et, comme à l’ordinaire, demanda un journal.

— Ils sont en main, répondit Mme Primatice. Le comte de Cauneilles a le Monde illustré, et le commandant Gracieux n’a pas fini le Temps. Voilà le Journal officiel. Cela vous apprendra à rentrer aussi tard.

Olivier regarda le comte de Cauneilles, petit vieillard rabougri, plongé dans l’étude d’un problème d’échecs. Le commandant Gracieux n’en était encore qu’à la première page du Temps.

— Laissez-moi l’Officiel, dit-il avec résignation.

Ce qu’il aimait était un admirable bouillon de poule et un morceau de veau à la casserole. On entendait dans la cuisine le bruit des voix des deux servantes qui commençaient de dîner. Mme Primatice servit elle-même son jeune client, cherchant une occasion d’engager la conversation. La brave dame était follement curieuse de connaître la raison de son retard.

Olivier termina son potage et ouvrit l’Officiel. Il chercha d’abord le programme des spectacles de la soirée. A la Comédie-Française, on donnait le Philosophe sans le savoir; à l’Odéon, la Maîtresse légitime, et le rideau ne se levait qu’à huit heures. Il songea un instant à aller voir cette pièce, dont le commandant Gracieux lui avait dit le plus grand bien. Puis, il se rappela que Mme et Mlle de Mercœur l’attendaient le même soir pour connaître le résultat de son entrevue avec le ministre de l’Intérieur, et ce souvenir mit fin à sa velléité.

Distraitement, il feuilleta le journal.

— Ah! ce M. Gambetta, fit Mme Primatice qui lisait derrière lui, avez-vous vu comme M. Buffet lui a rivé son clou pour la réforme électorale?

Olivier sourit. Une seconde il eut la tentation d’éblouir son hôtesse. Puis il se prit en une immense pitié.

«Je mérite mon sort, se dit-il, voilà que je me découvre l’âme la plus basse de fonctionnaire.»

Il feuilletait toujours, machinalement. Son attention se fixa à peine davantage, quand il lut les lignes suivantes, à la partie non officielle du journal:

Espagne.—Madrid.—25 novembre 1875.

 

Une dépêche, datée de Pampelune, 24 novembre, annonce que le général Quesada s’est emparé de toutes les redoutes de la montagne d’Oricain. Douze bataillons carlistes ont été mis en déroute et ont eu beaucoup d’hommes tués ou blessés. Après trois jours de combats consécutifs, Pampelune a été délivrée des carlistes. Les habitants ont illuminé et ont acclamé le général Quesada.

— Madame Primatice, dit Olivier, refermant le journal, avez-vous un atlas?

Un peu surprise, elle lui en apporta un qui perdait légèrement ses entrailles, l’Atlas de M. Delamarche, ancien élève de l’École polytechnique, ingénieur hydrographe de la Marine, librairie Grosselin, rue Serpente-Saint-André, 25 (ancienne rue du Battoir).

— Il date de 1856, remarqua avec une moue Olivier de Préneste. Mais qu’importe, j’y trouverai bien la distance qui sépare Pampelune de Villeléon.

Il eut une émotion indéfinissable à constater qu’à vol d’oiseau cette distance n’excédait pas quarante kilomètres, et que sa sous-préfecture n’était guère à plus de trois lieues de la frontière d’Espagne.

«Eh! pensa-t-il, si je mets là-bas à exécution mes projets de promenades nocturnes, je n’aurai pas besoin de coller l’oreille à terre pour entendre le canon...»

Et, comme il l’avait, cinq ans auparavant, entendu d’infiniment plus près, à Coulmiers et à Orléans, il continua à ne pas saisir les motifs de l’espèce de malaise où venait de le plonger sa découverte.

Les dames de Mercœur habitaient au 2 de la rue de Tournon. Olivier s’arrêta sous la voûte pour fermer son parapluie. Il regarda la rue déserte, luisante d’eau, le pavé où se reflétait, disque jaune, l’horloge du Luxembourg. Puis il monta sans conviction quatre étages.

— Madame la Duchesse prie Monsieur de l’excuser, dit la femme de chambre. Elle dîne dehors avec Mademoiselle, mais elles ne tarderont pas à rentrer. Si Monsieur veut bien les attendre...

Deux lampes laissaient presque dans l’ombre la totalité du salon. Un feu de bois faisait danser les silhouettes des meubles. Olivier alla à la fenêtre. Il revit la rue. L’averse redoublait, de rares passants, comme des rats, surgissaient, longeaient les murs, disparaissaient.

Il revint s’asseoir au milieu de la pièce, et attendit, les yeux fixés sur le feu qui se mourait.

Soudain, une des bûches dégringola avec un bruit sec qui fit tressaillir le jeune homme. Il naquit de cette chute une grande flamme qui éclaira les murs de lueurs dansantes et fugitives. Quelques tableaux sortirent de l’ombre.

Olivier se leva. Il marcha vers celui qui se trouvait le plus près de lui, à sa gauche.

C’était une vieille toile à fond noir, d’où émergeait une blafarde figure de femme. Un Clouet? Un de ses élèves? Olivier n’avait rien dans sa culture qui pût l’aider à cette différenciation. Il regardait l’âpre peinture pour elle-même. Cent fois, dans ce salon, le jour, le soir, il s’était arrêté poliment devant ce portrait de Gabrielle de Vendôme, fille du grand Mercœur, le rival de Henri IV, le maître de la Bretagne, le chef de la Ligue, le vainqueur des Osmanlis. Et pourtant, ce soir, il lui semblait qu’il le voyait pour la première fois. Il regardait le profil à la fois doux et dur de la belle ligueuse, les cheveux blonds, l’immense fraise, les longues mains...

La flamme jaune du feu mourait. Il saisit une des lampes et revint vers le tableau. Il en reprit l’examen où il l’avait laissé... Les longues mains...

Les longues mains. La droite tenait une équerre; un des doigts, passé dans le trou de la planchette triangulaire, l’appuyait sur l’accoudoir du prie-Dieu où la belle ancêtre de la fiancée d’Olivier de Préneste était peinte agenouillée. La main gauche, avec des inflexions d’une infinie tendresse, caressait la croupe en scie d’un tortueux petit lézard, qui tendait vers la jeune femme sa langue verte, dardait sur elle ses obscènes petits yeux rubis.

Une banderole, jadis d’ocre pâle, à présent d’un bistre presque noir, se tordait au bas du tableau. Rapprochant la lampe jusqu’à faire toucher son verre à la toile craquelée, Olivier lut ces deux mots, à peine déchiffrables, l’un placé sous l’équerre, l’autre sous le reptile:

Ratio. Aberratio.

Il remit la lampe sur le guéridon. Ce faisant, il heurta un petit cadre. Il le prit dans ses mains; longuement, il le contempla.

C’était une photographie de sa fiancée. Jamais, jusqu’à cet instant, il n’avait regardé Lucile de Mercœur avec une attention aussi scrutatrice. Son tête-à-tête avec la grande Gabrielle de Vendôme venait de lui ouvrir des horizons nouveaux. Cette maigre et pâle jeune fille, dans sa robe de bal à la mode de l’ordre moral, lui parut soudain un autre être, bizarre et fou, qu’il n’avait jamais soupçonné, qu’il n’avait jamais connu, qu’il ne connaîtrait jamais...

— Bah! dit-il à haute voix, il ne faudrait pas trop oublier que son grand-père maternel s’appelait Grattecap.

Et il eut un ricanement.

Son rire sonna faux dans la demi-obscurité. Obstinément, il essaya de le justifier avec un grand concours de souvenirs avilissants: le père de Lucile, le feu duc de Mercœur, dernier du nom, roulant de degré en degré jusqu’aux plus infâmes bas-fonds, vendant ses biens, trichant au jeu, et trop heureux, pour finir, d’accepter la main de Mlle Hortense Grattecap, fille unique de son principal créancier. Et lui-même, ce Grattecap, un des produits les plus parfaits de la pègre financière, sorti on ne savait d’où, enrichi par d’ignobles spéculations, devenu, par des marchés plus que louches, le fournisseur en titre du corps expéditionnaire du Mexique... Avec une âpre jouissance Olivier se remémorait des conversations nocturnes qu’il avait eues, en janvier 1871, sur la Loire, avec un vieux sous-officier, débris obscur de la ridicule épopée. «Entre Puebla et Queretaro, il y a plus de mille tombes de soldats morts pour avoir, dans les jours où on la crevait, mordu au biscuit de l’administration, le biscuit Grattecap comme on le nommait...» Mille tombes! Ah! ces tombes, au Mexique, de petits Picards, de petits Tourangeaux, de petits Français qui sont partis, un jour, en agitant leurs grands mouchoirs à carreaux. Mlle de Mercœur est riche, disait tout à l’heure ce bon M. Buffet. Peut-être ne savait-il pas!... Mais si, certainement, il savait. Quelle honte!

Ce Grattecap! Pas de plus joli cavalier qu’Olivier de Préneste. Il a, il y a cinq ans, je tiens à le rappeler, fait, sous Orléans, ce qu’on est, dans son monde, convenu d’appeler son devoir, tout naturellement. Il est un merveilleux chasseur de renard, et nul ne sait mieux que lui que lorsqu’un appel de triste sirène retentit dans une forêt de sapins, c’est qu’un coq de bruyère est perché en haut d’un de ces arbres noirs. Il mettrait très bien sa balle, à cinq cents mètres, entre les deux petites cornes d’un chamois arc-bouté sur un rocher. La suite de cette histoire prouvera même, je l’espère, que les nuances les plus fines de l’esprit et du cœur ne lui sont pas absolument étrangères. Mais pour le reste, ah! pour le reste! Il ne sait pas très bien distinguer un Clouet d’un Constantin Guys. Il n’est guère plus apte à comprendre le mécanisme de la fortune que son mariage va lui donner. Il ignore à peu près tout du cours de la rivière. Il subodore vaguement la putréfaction de la source.

Ce Grattecap! Trois millions gagnés, et dans quelles conditions, au service de l’intervention et de Maximilien, il n’y a qu’à les prêter au gouvernement de Benito Juarez; automatiquement, le capital se double. Mille pauvres capotes bleues peuvent bien être enfouies dans la poussière du Zacatecas, sous les aloès géants et les catalpas où les iguanes viennent traîner leur ventre mou. Bazaine est rembarqué. Charlotte est folle. Maximilien pourrit au couvent des Capuchinas. Mais Juarez vit, Juarez est maître, vive Juarez! Juarez spolie le clergé mexicain. Quel meilleur placement que ces vastes terres? Quelques pots-de-vin judicieusement colloqués, et on les a toujours eues pour le vingtième de leur valeur. Après cela, on peut revenir en France, y prendre le parti du peuple, parler hautement du problème social, stigmatiser Rouher avec Jules Favre et Darimon... Jamais, entre 1868 et 1870, les idées nouvelles n’auront eu prôneur plus chaud que Sylvestre Grattecap, beau-père de M. le duc de Mercœur. La Commune a été ingrate, vraiment, lorsqu’elle a brûlé, le 20 mai, rue Saint-Georges, l’hôtel somptueux de cet homme de bien, qui en est mort, à Versailles, deux jours après, d’apoplexie.

Rien, maintenant, dans l’appartement de la rue de Tournon, qui rappelle ce robuste écumeur. Jean, dernier duc de Mercœur, peut bien cependant y être portraituré sept ou huit fois, en hussard bleu, en hussard noir, dans ce superbe uniforme rouge et blanc des cuirassiers de l’Impératrice, et dans cet autre uniforme, vert, à plastron rose, de capitaine de dragons, sous lequel, à Forbach, il a pu racheter, en une seconde d’agonie, toute une vie de stupres. N’importe, c’est partout que le hideux souvenir plane, parmi les mille bibelots trop riches et trop récents. C’est lui qu’Olivier retrouve sur les perles trop grosses du collier de Mme de Mercœur, dans ce pastel où s’étale sa beauté plébéienne. C’est lui qu’il recherche, avec une avidité cruelle, dans la photographie de sa fiancée.

Va-t-il l’y découvrir? Et pourquoi, en tout cas, avoir attendu jusqu’à ce soir pour dresser en batterie d’aussi beaux scrupules? Pourquoi, pourquoi s’en embarrasser, puisque, il le sait bien, il passera outre? Qu’est-ce encore que cette tardive et vaine hypocrisie? De quelque côté qu’on l’envisage, cette union n’est-elle pas d’ailleurs parfaitement assortie: si une Mercœur ne déroge pas à épouser un Préneste, le sous-préfet de Villeléon peut bien sans déchoir épouser la petite-fille de Sylvestre Grattecap! Et puis, n’aime-t-il pas Lucile?

Question bizarre, que, pour la première fois peut-être avec sincérité, se pose Olivier de Préneste. Question ridicule. Tant d’autres questions ont déjà été réglées à propos de ce mariage... On pense bien que celle-là n’a pas été oubliée.

Et Lucile?... Opportunément, la femme de chambre vient d’entrer: ces dames sont en retard. Le feu se comporte-t-il bien? Monsieur n’a-t-il besoin de rien? Elle balaie la cendre. Olivier s’énerve. Il lui tarde maintenant de poursuivre l’examen où il découvre ce soir tant de choses surprenantes. Elle sort, enfin, après avoir touché à la mèche d’une des lampes.

Dans la glace, sans avoir désormais besoin de se lever ni même de retourner la tête, Olivier aperçoit le portrait de Gabrielle de Vendôme. Une moitié du tableau, celle de l’équerre, est dans l’ombre. Mais le basilic, lui, comme il est violemment éclairé!

M. de Préneste baisse la tête, autant pour ne plus voir le petit monstre que pour revenir à la photographie de Lucile, qu’il a reprise sur le guéridon, dès que la femme de chambre s’est éclipsée. Quelle tristesse, quelle lassitude dans ce regard, mon Dieu! Jamais il ne s’en était aperçu. Et soudain, avec une infinie pitié, il se le demande: la petite-fille de Sylvestre Grattecap sait-elle? Elle avait dix-huit ans quand son redoutable grand-père est mort. Elle l’a peu connu, sans doute. Mais au couvent? Que ne peut-on attendre de la cruauté de ces fillettes en troupe! Ce qu’il a appris, lui, un soir, en grand-garde, sur la Loire, d’un vieux soldat sans venin, des compagnes qui la jalousaient ont bien dû s’arranger pour en informer candidement Lucile.

C’est plus que probable. C’est certain. Mais rien à lire dans ces yeux pâles, sur ce visage à la fois las et fermé. Olivier connaît Lucile moins qu’aux premiers jours!

À l’été de la Saint-Martin, chaque année, les dames de Mercœur ont coutume d’aller passer deux ou trois semaines dans une propriété au bord de la Marne. C’est dans l’église du petit village de Dampmart que, pour la première fois, Olivier de Préneste, un dimanche matin, il y a trois ans, a vu Mlle de Mercœur. Ciel d’automne pommelé. Silence tiède et amollissant de la campagne environnante. Quand il pénétra dans l’église, il n’eut aucun mérite à la reconnaître parmi les humbles petites rurales. Il la voyait, elle ne le voyait pas. Maintenant, il se rend compte qu’il ne s’est jamais plus donné depuis la peine de la regarder.

Dans la partie gauche du pauvre sanctuaire, il y a un vitrail qui représente le Christ parmi les docteurs, un Christ dont la tunique, d’un terrible bleu, faisait sur les dalles une large tache outremer. Pendant l’office, Olivier vit cette plaque s’avancer, s’avancer et finir par atteindre Mlle de Mercœur. Sous cet éclairage qui faisait cadavériques les autres femmes, Lucile parut soudain étrangement belle. Mais le médiocre soleil d’automne, presque aussitôt, se fondit derrière les vitraux. Les cheveux ne furent plus que blonds, la robe ne fut plus que blanche.

Se rappelant maintenant cette transfiguration, Olivier doute de voir revenir un jour une impression semblable. La vie, telle qu’elle s’ouvre pour la future Mme de Préneste, c’est une chapelle aux vitraux de verres blancs, soigneusement dépolis. Tout embrasement inattendu en paraît bien banni. «Ah! pauvre fille, se dit-il avec une sécurité un peu méprisante, tu ne m’apparaîtras plus jamais dans la lumière bleue. C’est l’équerre qui a tracé notre vie, telle qu’elle paraît bien devoir se dérouler. Le jardin de la sous-préfecture de Villeléon ne doit pas être une forêt de Brocéliande où puisse aisément vagabonder le basilic.»

Il a pourtant de la gêne à sentir que, s’il pense ainsi, c’est peut-être un peu pour se rassurer lui-même. Il vient, en effet, de s’apercevoir de la ressemblance parfaite qu’il y a entre la main de Lucile et celle de Gabrielle de Vendôme. Eh! il vaut mieux qu’il en soit ainsi, sans doute, et que le sang des Grattecap y ait mis de la discrétion. C’est entendu. Mais il est inquiétant, néanmoins, de la voir, cette main gauche, si pareille à celle qui, dans le tableau du vieux Clouet, caresse avec tant d’amour le fantasque petit lézard.

Mais à quoi riment de telles préoccupations? Et qu’y a-t-il de commun entre la hautaine ligueuse qui, à Gisors, mettait en fuite à coups de houssine dix-huit reîtres wurtembergeois, et cette éternelle fatiguée qu’est Lucile de Mercœur? Jamais Olivier ne l’a vue rire. Une fois, seulement, il se rappelle qu’elle a souri. C’était quelques jours après que sa mère lui eut rendu ses comptes de tutelle. Un notaire venait de déposer entre ses mains une énorme somme, produit sans doute de la vente des ténébreuses terres mexicaines, et qu’on allait aussitôt remployer. Olivier n’oubliera jamais la lueur étrange de ses yeux pâles, ni le ton avec lequel, ayant pris sa liasse au bonhomme et l’ayant lancée sur la table, elle a dit: «Ah! que ne ferait-il avec cela, celui qui aurait un peu d’imagination!» Mme de Mercœur était mal à son aise. Elle n’aime pas à voir manier l’argent, de même que les fils des assassins n’aiment pas à voir toucher à un revolver. Ah! celle-là est bien une Grattecap.

À manier lui-même ces souvenirs, Olivier sent, mais trop tard, qu’il a dépassé ses faibles forces. La mère et la fille vont rentrer. Il est extraordinaire qu’elles ne soient pas encore là. Il n’a que le temps de s’enfuir, s’il veut échapper à un entretien, à une confrontation qu’il se sent tout à coup incapable de soutenir. Donner des explications à Mme de Mercœur, lui apprendre sa nomination, prendre des décisions, tandis que la silencieuse Lucile disposera la table à thé et les assiettes de biscuits, ces biscuits, association d’idées infâme... les biscuits Grattecap!... Ah! non, pas ce soir, dans cette ombre désolée... Demain, au grand jour, si l’on veut, quand le soleil aura balayé tous les fantômes que vient si malencontreusement d’évoquer M. de Préneste.

Il s’est levé. Avec cette habileté merveilleuse des velléitaires une fois décidés, il accomplit sans bruit sa retraite ridicule. L’antichambre est sombre et déserte. Il la traverse à pas de loup. La porte du palier est double. La première s’ouvre en silence. Mais la seconde crie atrocement. Qu’importe, il est déjà dans l’escalier, qu’il descend quatre à quatre.

Une exclamation. L’ombre de trois étages le protège. Il lève une seconde la tête pour apercevoir, tout en haut, éclairée par la lampe à abat-jour vert qu’elle tient à bout de bras, la figure stupéfaite de la femme de chambre.

CHAPITRE III

LE CLUB DES OSSELETS

Entre les deux tours de l’église Saint-Sulpice, la lune, parmi les nuages balayés par le vent, poursuit sa course immobile. Il ne pleut plus.

«Vais-je rentrer chez moi?» se demande Olivier de Préneste.

Il n’en a pas envie. Il n’a envie de rien.

Il prend la rue du Vieux-Colombier. Au coin de la rue Madame, il voit, derrière des rideaux, au premier étage d’une maison d’angle, des raies lumineuses.

«Ah! pense-t-il, c’est jour de réunion des Chevau-légers.»

Il va continuer sa route, lorsqu’une pensée lui vient. Le marquis de Franclieu doit être là.

Vieil ami du père d’Olivier, le marquis de Franclieu représente à l’Assemblée le département des Hautes-Pyrénées. Il est un des membres les plus influents de l’extrême droite, les Chevau-légers, comme on appelle les fidèles du comte de Chambord.

«Hautes-Pyrénées, Basses-Pyrénées! Si j’allais lui demander quelques renseignements sur Villeléon», se dit Olivier.

Il passe sous le porche. Dans l’antichambre, un laquais lui prend son par-dessus.

— M. le Marquis n’est pas encore là, lui dit cet homme. Mais il ne peut tarder, ajoute-t-il confidentiellement, il y a ce soir une réunion de la plus haute importance.

Et il annonce, ouvrant la porte du premier salon:

— Monsieur le duc de Préneste.

Le Club des Osselets était le cercle où se réunissaient les représentants autorisés du parti légitimiste. C’est là qu’ils avaient attendu, toute une nuit fameuse, que le comte de Chambord, passé la barrière de Versailles, leur apparût sous le nom de Henri V. Ils s’assemblaient trois fois par semaine pour supputer les chances de la Cause et commenter les messages du prince. C’était le centre droit qui avait donné à leur lieu de réunion le nom de Club des Osselets: les jeux de cartes étaient en effet exclus comme trop passionnants et capables de compromettre la gravité des délibérations.

On ne s’étonnera pas, dès lors, que le Club des Osselets comptât peu de jeunes gens. Olivier de Préneste lui-même n’y venait que bien rarement. Il fallait une soirée comme celle-ci, où toutes ses habitudes se trouvaient désaxées, pour qu’il pénétrât dans cet asile suprême du droit divin.

Au mur est le portrait du comte de Chambord. Il dénombre, d’un regard désabusé, ses ultimes partisans. Les voici tous. À la table centrale, le président des Chevau-légers, M. de La Rochette, joue au loto avec M. de Gavardie et le marquis de Plœuc. À gauche, une partie de jonchets est engagée entre MM. de Gouvello et Paulin Gillon. Le baron de Vinols s’évertue seul au baguenaudier. M. de La Bouillerie, vice-président de l’extrême droite, mène un domino à quatre avec le marquis de La Rochejaquelein, M. Bourgeois et le comte de Boisboissel. D’autres jouent aux échecs ou aux dames. D’autres causent dans les embrasures.

Olivier de Préneste serre quelques mains. Il se sent de trop. Il voudrait bien qu’un de ces vieux gentilshommes le prît à part, s’inquiétât de sa jeune personne. Mais, après deux ou trois banales paroles de politesse, ils l’ont abandonné à lui-même. C’est à l’écart qu’il attendra la venue de M. de Franclieu. Au fait, que voulait-il lui demander? Pourquoi est-il ici? Ah! quelle soirée stupide! S’il s’était douté de tout cela, comme il serait allé à l’Odéon, entendre cette Maîtresse légitime, dont le commandant Gracieux lui disait tant de bien!

Près des grands rideaux de reps vert, il y a une petite table. C’est là qu’Olivier de Préneste s’installe. Sans qu’il l’ait demandée, on lui sert une tasse de camomille. Sur la table, il y a un jeu de solitaire. Eh bien, soit! Et Olivier commence à enfoncer les chevilles d’ivoire, une à une, dans les trous jaunes de l’octogone d’acajou.

Ce faisant, il laisse son regard traîner sur les assistants. Le crâne chauve de M. de La Rochette luit sous les lampes. De sa voix basse et obstinée, le président appelle les numéros qu’il retire lentement du sac de moire rouge.

— 56... 42, Quaterne, annonce le marquis de Plœuc.

Quine, dit M. de Gavardie.

M. de Vinols a fini par délivrer son baguenaudier de ses bagues. Par un blanc partout, M. de Boisboissel vient de mettre à mal MM. Bourgeois et de La Rochejaquelein. MM. Paulin Gillon et de Gouvello luttent encore... Mais ils s’arrêtent, sans avoir terminé leur partie.

— Je soutiens, messieurs, vient de dire le marquis de Plœuc, que le discours de M. de Castellane est tout à fait remarquable. Nous ne pouvons pas lutter contre les radicaux, tant que nous ne serons pas organisés comme eux, en vue des élections.

— C’est la faute des orléanistes, dit M. de Gavardie.

— Nous avons cependant les maires, murmure le marquis de Plœuc.

— Oui, mais les conseils municipaux sont aux radicaux, dit M. de Gouvello.

— Et les loges, fait M. Paulin Gillon.

— Nous n’avons rien à attendre de bon de toute cette cuisine, gronde M. de Gavardie.

La voix de M. de La Rochette s’élève.

— Ce n’est pas à nous de juger, messieurs. Le prince nous a fait savoir de façon formelle que nous n’avons pas le droit de nous désintéresser de la lutte électorale. Tout notre effort doit tendre à préparer de bonnes élections.

Il y a un silence...

— Oui, mais ce Gambetta a tellement de talent, murmure M. de La Bouillerie.

Cette phrase du vice-président du club n’est pas relevée. On entend le bruit sec des jonchets que M. de Gouvello mêle nerveusement.

— Il ne faut pas nous décourager, messieurs, fait la voix terne de M. de La Rochette.

Il répète:

— Il ne faut pas nous décourager.

Et, de nouveau, tous se taisent.

Dans son coin, Olivier de Préneste se tient coi. Ah! se peut-il que, dans une même soirée, lui si peu fait pour prêter attention à ces choses, il cumule tous les malaises.

Il regarde les têtes pensives de ces vieillards assemblés. «Ils sont le courage et l’honneur mêmes, se dit-il. La chose n’est pas douteuse. Tel d’entre eux est couvert de blessures reçues, dans les endroits les mieux choisis, pour la défense du pays. Tel autre s’est condamné à une vie de médiocrité et de privations pour ne pas trahir le serment prêté il y a cinquante ans à son prince. Tel autre... Oui, mais aucun n’a foi dans la cause pour laquelle il est prêt, au demeurant, à tout sacrifier... Ce Gambetta a tellement de talent!... Ils le méprisent tous, mais chacun reconnaît en lui son vainqueur...»

Olivier poursuit le cours de ses désolantes lucidités.

«Je vais plus loin. Ne trouvent-ils pas une espèce de volupté âcre à se dévouer, corps et âmes, à une cause qu’ils jugent perdue? Ce M. de La Rochette, il est l’impeccable héritier des officiers bretons qui, sentant la lutte impossible, clouaient au grand mât de leur frégate le pavillon fleurdelisé et s’engloutissaient avec lui... Mais il n’a pas la foi. Ils n’ont pas la foi!»

Et soudain il tressaille. Il a la sensation de commettre une injustice. C’est qu’il vient d’apercevoir les visages contractés de M. Bourgeois et de M. Paulin Gillon. Ce ne peut-être à eux que s’adresse sa condamnation. L’esprit de caste ne règle pas les actions de ces partisans. Si ceux-là luttent, c’est qu’ils croient. Dans un éclair, Olivier vient d’apercevoir de combien le garde-chasse Michu dépasse les frères de Cinq-Cygne, et même la divine Laurence.

«Ah! pense-t-il, si un jour elle arrive à triompher, cette malheureuse Cause, ce sera grâce à ces roturiers-là.»

Un effort aussi inaccoutumé a excédé le jeune homme. Le marquis de Franclieu n’est toujours pas arrivé. Olivier s’absorbe dans sa partie de solitaire. Les mots centre droit, centre gauche, groupe Lavergne, que lui apporte une bourdonnante discussion, ont cessé d’avoir un intérêt pour lui. Il ne s’occupe plus que de la manœuvre de son bataillon de chevilles blanches.

Derrière lui, quelqu’un a dit:

— Vous avez joué votre partie trop à droite. Je suis curieux de voir comment vous allez dégager les trois chevilles de gauche.

Olivier se retourne vers le donneur de conseils. C’est un petit vieillard efflanqué dans une antique redingote, dont les pans sont ramenés sur ses genoux, qu’il tient écartés. Il est assis, le menton appuyé aux deux mains qui reposent sur le pommeau d’or d’une haute canne.

Il répète.

— Je suis curieux, vraiment, de voir.

Olivier se vexe. Cette partie qu’il a engagée, pour passer le temps, en dépit du bon sens, il s’en rend compte, comme il voudrait maintenant la gagner! Il joue trop vite. Il s’affole. Il perd.

Le petit vieillard a un ricanement.

— Je l’avais bien dit.

Olivier le dévisage avec humeur. Quelque hobereau. Les chaussettes blanches apparaissent entre les lourds souliers plats et le pantalon trop court. L’immense gilet de vigogne est inénarrable. Olivier ne peut retenir une moue.

Le petit vieillard s’est penché vers lui. Olivier sent sa main lui étreindre le bras. Une main de fer.

— Écoutez!

La face tannée du vieux est contre la sienne. Un grand bec d’aigle coupe une lèvre rasée et grimaçante; de terribles yeux gris luisent sous des sourcils en broussaille... Quel âge peut avoir ce bonhomme? Soixante, soixante-dix ans?

L’étreinte se resserre.

— Savez-vous, jeune homme, ce qu’il y a de plus bête au monde qu’un libéral?

Olivier avoue son ignorance d’un geste ennuyé.

— Eh bien, c’est un chevau-léger, monsieur, un chevau-léger.

Et le petit vieux répète, avec un rire ravi qui s’achève dans un aigre toussotement:

— Un chevau-léger. Ah, ah, ah!

L’impatience d’Olivier est à son comble. Il vient de voir entrer le marquis de Franclieu, qui lui adresse, en ce même instant, un amical signe de tête. Il se lève pour aller vers lui.

— Monsieur, je vous demande pardon...

La redoutable main le force à se rasseoir.

— N’êtes-vous pas de mon avis? Qu’y a-t-il de plus bête qu’un libéral?...

Olivier comprend qu’il faut apprendre à cet homme son erreur.

— Permettez-moi de me présenter: duc de Préneste.

Un gloussement de joie manque d’étrangler le petit vieux.

— Parbleu! je sais bien. Naturellement! Nous sommes tous logés à la même enseigne... Sans cela, serions-nous ici! Mais ce n’est pas une raison pour abdiquer notre franc-parler. C’est égal, mordieu, jeune homme, je suis heureux d’avoir fait votre connaissance.

Et, avec une grandeur dont l’aisance conquiert aussitôt Olivier, il se lève, s’incline:

— Comte Mathieu de Magnoac.

Et il se rassied.

Olivier, également, s’est rassis.

— Vous avez connu mon père? demande-t-il.

— Surtout votre grand-père, jeune homme. C’est à lui que j’ai dû de faire, en 1836, le pèlerinage de Goritz. Nous étions tous deux aux funérailles de Sa Majesté Charles X. C’était le temps où M. Victor Hugo chantait:

Et moi, je ne veux pas, harpe qu’il a connue,

Qu’on mette mon roi mort dans une bière nue.

«Votre grand-père était un homme. Sur la question: Qu’y a-t-il de plus bête au monde qu’un libéral, sinon un chevau-léger? il eût été de mon avis. Mais la jeunesse est devenue circonspecte.»

Et il a un ricanement.

— Monsieur, dit Olivier de Préneste sur un ton de reproche (mais quel besoin, mon Dieu! a-t-il de se disculper), pourquoi me parlez-vous ainsi? Certainement, si je connaissais vos raisons, je...

— Mes raisons? M. de Magnoac, de nouveau, lui a saisi le bras. Mes raisons? Avez-vous entendu parler des élections des sénateurs inamovibles?

Olivier fait signe que non. Il tombe des nues.

— Eh bien, ces malheureux,—il désigne les chevau-légers qui, assemblés autour de M. de La Rochette, s’entretiennent maintenant avec mystère—ces malheureux, ces profonds politiques, sont en train de manigancer une bonne petite alliance avec les bonapartistes et la gauche pour interdire l’entrée du Sénat aux orléanistes. Demain, ce damné Breton,—son doigt se tend vers M. de La Rochette—va se rencontrer avec M. Raoul Duval chez M. Jules Simon, place de la Madeleine, pour faire triompher les amis de Gambetta aux dépens de ceux du duc de Broglie. Voilà le nec plus ultra de la politique des ultras. Ah! buveurs de camomille de malheur!

— Si j’ai bien compris, monsieur, dit Olivier de Préneste, qui essaye de mettre de l’équité dans son étonnement, vous êtes d’avis de conclure un pacte avec les partisans du comte de Paris?

M. de Magnoac le foudroie du regard.

— Et vous, monsieur, quand la maison brûle, vous êtes d’avis de commencer par demander aux pompiers accourus leurs papiers d’identité?

Olivier de Préneste a un geste vexé: il ne dira plus rien.

— D’ailleurs, je suis un sot de m’étonner, conclut avec une ironie amère son interlocuteur. Vous êtes ici, c’est tout dire.

Olivier ne peut, malgré tout, se résoudre à tant d’injustice.

— Vous vous trompez, monsieur, fait-il avec une dignité triste. Je suis absolument étranger aux intentions de ces messieurs. Si je suis ici, c’est que...

...Plus tard, quand les événements se précipitant ont contraint Olivier de Préneste à revenir sur la cause minime de cette avalanche, il s’est maintes fois demandé comment, lui d’ordinaire si discret des choses de lui-même, il a pu être amené à se confier ainsi à ce vieillard rogue. Il ne l’a jamais compris. Le certain, c’est qu’il l’a fait...

— Si je suis ici, continue-t-il, c’est que je désire parler au marquis de Franclieu. Le marquis de Franclieu a des terres dans les Basses-Pyrénées, et je...

Il s’arrête. Qu’a-t-il donc dit qui ait pu faire ainsi sursauter M. de Magnoac?

— Et, comme il est chasseur et que je le suis aussi, je viens lui demander quelques renseignements sur les ressources qu’offre la région sous ce rapport, achève-t-il.

La voix de M. de Magnoac se fait très basse.

— Y aurait-il de l’indiscrétion à vous demander les raisons de votre voyage dans les Basses-Pyrénées?

— Il n’y a pas d’indiscrétion à cela, monsieur. Je me rends dans les Basses-Pyrénées parce que je viens d’être nommé sous-préfet de Villeléon.

Et Olivier rougit de façon charmante.

— Sous-préfet de Villeléon, répète lentement M. de Magnoac.

Il y a un moment de silence. «Ce vieux chouan me désapprouve certainement, pense Olivier. Aussi, pourquoi lui raconter mes histoires?»

Il se trompe. Il n’y a pas de désapprobation dans la voix de M. de Magnoac. Une certaine oppression, peut-être...

— Sous-préfet de Villeléon. Mais alors, monsieur, M. Laplace-Leduc?

— M. Laplace-Leduc vient d’être relevé de ses fonctions. L’arrêté qui le révoque et celui qui me nomme paraissent demain matin au Journal officiel, dit Olivier avec autorité.

— Mais comment savez-vous cela?

— Parce que je quitte M. Buffet, ministre de l’Intérieur, et qu’il a pris devant moi cette double décision. Elle m’intéresse assez pour que j’en sois le premier informé.

M. de Magnoac se tait de nouveau. Avec étonnement, Olivier remarque qu’il est ému.

— Excusez-moi, mon enfant, dit enfin le vieillard. Mes questions doivent vous paraître insolites. Mais je connaissais beaucoup votre prédécesseur, ce pauvre M. Laplace-Leduc, un charmant garçon! Il m’a fait plusieurs fois le plaisir de venir chasser dans mes terres des Landes... Qu’est-ce qui a bien pu motiver sa disgrâce?

— Il paraît qu’il était en partie fine à Biarritz, répond en souriant Olivier. Un télégramme du ministre de la Guerre est arrivé à Villeléon. Ce télégramme est resté deux jours sans être ouvert. Ce qu’il contenait, M. Buffet, à vrai dire, a jugé inutile de me le confier ce soir. Mais je me doute bien que ce devait être un ordre à l’adresse du cordon de troupes chargé de surveiller à la frontière les bandes carlistes.

— Vous ne paraissez pas trop mal raisonner, jeune homme, murmure M. de Magnoac. Et qui peut vous faire croire...?

— Ce qui peut me faire croire, c’est que M. Buffet a affirmé, en frappant du pied, que cette affaire allait encore entraîner une protestation de l’ambassade d’Espagne.

Le vieillard le regarde avec un sourire indéfinissable.

— Vous devez avoir raison. Pauvre, pauvre M. Laplace-Leduc!

Il s’est rapproché d’Olivier. Ses petits yeux gris flambent étrangement. Il lui parle à l’oreille.

— Vous êtes chasseur, m’avez-vous dit?

Pourquoi prendre ces airs de conspirateur pour poser une question aussi banale? Olivier se borne à désigner une breloque sertie d’or que M. de Magnoac porte sur son gilet de vigogne.

— Une dent de blaireau, répond-il simplement.

— Ah! très bien! parfait, dit le petit vieux.

Il ajoute, plus bas encore:

— Vous êtes chasseur. Eh bien, supposez que vous êtes à l’affût, avec, en main, une bonne carabine Durban?

— Je préférerais mon Lefaucheux, objecte en souriant Olivier.

— J’ai dit une carabine Durban, martèle la terrible voix basse. Bon! Et supposez que vous ayez deux cibles, et que vous êtes, ah, ah, ah! forcé, vous m’entendez, forcé de tirer sur l’une d’elles, et que, de ces deux cibles, l’une soit un carliste, l’autre un soldat de l’armée libérale...

— Quelle supposition! s’exclame Olivier.

— Sur qui tirerez-vous?

— Mais sur personne, monsieur, sur personne, répond Olivier, qui essaye vainement d’arracher son bras à l’étreinte de M. de Magnoac.

— J’ai supposé que vous étiez contraint de tirer.

— Mais rien ne peut me contraindre à une chose pareille, monsieur, s’exclame Olivier, que le décousu de cette conversation commence à épouvanter.

M. de Magnoac assène violemment un coup sur la table. Les chevilles d’ivoire tressautent dans leur boîte.

Tous deux se sont levés. Ils se regardent face à face.

Et soudain le vieillard éclate de rire.

— Ah, ah, ah! très drôle, mon jeune ami. Je vois que vous avez de la volonté. Et, si au lieu d’avoir au bout de votre Durban un carliste et un libéral, vous avez un bout de votre Lefaucheux un blaireau et un renard, lequel choisirez-vous?

— Le blaireau, répond avec empressement Olivier. Je n’en ai jamais tiré.

— Eh bien, mon jeune ami, dit avec sa haute bonhomie le comte de Magnoac, il faut que cette lacune soit comblée avant la fin de la semaine. Ma terre de Saint-Pandelon, près de Dax, est une merveilleuse chasse à blaireaux, et c’est sur le chemin de votre Villeléon. Vous allez me faire le plaisir de vous y arrêter deux jours. Quand partez-vous?

— Je dois être à Villeléon à la fin de la semaine prochaine, monsieur, répond Olivier, qui ne cache pas qu’il est vivement tenté. Je vois demain matin M. Buffet, qui doit me donner ses dernières instructions et fixer la date de mon départ. Croyez bien que si je puis...

— Vous pourrez, vous pourrez. Que diable! vous devez bien cela au vieil ami de votre père et de votre grand-père. Et ne soyez pas si pressé d’aller vous enterrer à Villeléon... Vous m’avez bien dit que vous n’y connaissez personne?

— Absolument personne.

— Vous arriverez toujours assez tôt dans votre trou. Allons, c’est dit?

— C’est dit. Merci mille fois, monsieur. Dois-je emporter mon fusil?

— Ce n’est pas la peine, on vous en prêtera, répond avec un bon sourire M. de Magnoac.

CHAPITRE IV

VILLELÉON

Olivier de Préneste débarqua à Bordeaux le vendredi 3 décembre 1875, à sept heures du matin.

Il laissa ses bagages à la consigne, et se mit à la recherche de la ville, ne conservant avec lui que le petit sac de voyage où il avait mis les trois enveloppes revêtues de cette suscription: A n’ouvrir qu’à votre arrivée à Villeléon, et qui contenaient les instructions secrètes de M. Buffet et du général de Cissey, ministre de la Guerre.

Il aurait préféré les garder avec lui. Mais il avait craint que leurs majestueux cachets ne se rompissent. Aussi, pas une minute, ne devait-il, durant tout le voyage, se séparer de son sac.

M. de Magnoac, brusquement rappelé dans les Landes le dimanche précédent, au lendemain même du soir où ils avaient noué connaissance, lui avait donné rendez-vous à Bordeaux, hôtel de Bayonne, pour le vendredi suivant. Olivier comptait passer avec lui la journée du samedi, et abattre ainsi un de ces fameux blaireaux. Il n’avait besoin d’être à Villeléon que le dimanche soir, mais il tenait à ne pas avoir de retard, et à ne pas se mettre, pour ses débuts, dans le cas du pauvre M. Laplace-Leduc.

M. de Magnoac n’était pas encore arrivé à l’hôtel de Bayonne. Le rendez-vous n’étant que pour midi, Olivier ne s’en étonna point. Il se restaura, remit au point l’ordonnance sobre de sa toilette, et s’en fut faire un tour sur le cours de l’Intendance.

Il circule par Bordeaux, dans les pâles matins ensoleillés de décembre, un air allègre et froid qui rend gai et donne faim. Olivier de Préneste déjeuna de fort bon appétit, seul il est vrai, M. de Magnoac n’étant toujours pas arrivé. «Il n’arrive la plupart du temps que par le train de trois heures, lui dit-on à l’hôtel.» «Diable, pensa Olivier, puisque nous prenons ce soir à sept heures et demie le train de Bayonne, il n’aura pas grand temps pour se pavaner sur l’Intendance. Il est vrai qu’il doit la connaître.»

Et Olivier, pour tuer le temps, toujours muni de son sac, s’en alla fumer un cigare au bord des quais. Le repas avait été parfait, le vin au-dessus de tout ce qu’on avait pu lui dire. Sa béatitude était immense.

Ces beaux et grands navires, imperceptiblement balancés sur les eaux tranquilles, ces robustes navires, à l’air désœuvré et nostalgique, ne nous disent-ils pas dans une langue muette: Quand partons-nous pour le bonheur?

Voilà en effet ce qu’ils semblent dire à Olivier, ces beaux et grands navires que le vent crépusculaire balance sur les eaux grises de la Garonne. «Dépêche-toi, monte à notre bord, murmurent-ils, tant que nous sommes là, sous ce triste soleil qui va mourir. Sinon, demain matin, quand tu reviendras dans la lumière joyeuse, tu ne nous retrouveras plus.»

Tout au bord du quai, aussi près que possible, Olivier s’est approché d’un de ces beaux conseilleurs. C’est un charmant trois-mâts, peint tout entier en beige pâle, si fin, si bien proportionné que, malgré ses deux cents pieds de long, on le prendrait pour un jouet d’enfant. Et quel beau nom il porte, en lettres noires, sur ses ceintures de sauvetage luisantes et blanches, comme en porcelaine: San-Esteban.

Olivier le regarde avec la même ferveur que, petit, derrière son treillis de fer du jardin d’Acclimatation, il admirait la poule sultane. Ah! comme elle, il vient de là-bas... Mais elle, elle n’y retournera jamais, tandis que lui, demain, ce soir, peut-être, il va repartir pour le bonheur...

Le vent fraîchit; les innombrables cordelettes, dont Olivier ignore les noms, s’entrecroisent d’un mât à l’autre, toile d’araignée qui découpe l’azur blanchissant du soir. À côté, sur les autres navires, des coups sourds, de vagues cris, des bruits de seaux qu’on vide au fleuve. Sur celui-ci, rien. À mesure que les autres noircissent avec le jour qui décline, il semble que le brick beige devienne un brick blanc.

Une légère passerelle, longue de six pieds, le relie au quai. Étonné lui-même de son acte, Olivier s’engage sur cette passerelle.

Il va mettre le pied sur le voilier. Il n’en a pas le temps. Une forme noire a surgi de l’entrepont. Olivier aperçoit à peine une tête crépue, une face cuivrée, presque rouge. Le voilà projeté sur le quai. Un peu plus, son sac lui échappait et tombait dans la Garonne... Comme c’eût été agréable: trouver une barque pour courir après les autographes des ministres du maréchal!

La passerelle a disparu: le brick silencieux ne touche plus à la terre que par les deux grandes cordes qui oscillent au-dessus des flots.

«Quelle brute! se dit Olivier. Mais à quelle nation peut bien appartenir ce particulier?»

Il longe le voilier. Par les écoutilles, nul bruit, nulle lumière ne filtre. À la proue, à la poupe, rien: pas même le nom du port d’origine.

«Au diable soit le brick! se dit-il en riant. C’est ma faute, M. de Magnoac doit être à l’hôtel, à m’attendre depuis une heure. Rentrons.»

M. de Magnoac n’est pas à l’hôtel. En revanche, une dépêche datée de Bayonne apprend à Olivier qu’il est retenu dans cette ville et qu’il l’attendra à la gare de Dax au train de cinq heures et demie du matin.


Dans l’immense gare de Bordeaux, Olivier crut mourir de froid et d’ennui. Le train qui arrivait à Dax à cinq heures et demie partait à minuit. C’était un abominable train omnibus, qui s’arrêtait dans un tas de gares à noms baroques: Labouheyre, Ychoux, Solférino. Réveillé brutalement, Olivier se frotta les yeux à l’appel de cette station. Il pesta contre de telles fantaisies géographiques. Puis il chercha avec angoisse son sac de voyage. Il était toujours là.

Tout le monde dormait dans la gare de Dax quand son train fantôme l’y amena. Seul, un homme d’équipe, disparaissant sous sa pèlerine, agitait sans conviction une lanterne rouge. Interrogé par Olivier, cet homme ne fit aucune difficulté pour lui remettre une lettre qu’il déchiffra péniblement à la lueur de la lanterne. Par cette lettre, M. de Magnoac s’excusait avec des phrases navrées: il n’avait pu terminer à temps ses affaires à Bayonne. La chasse au blaireau serait pour une autre fois. Il poussait toutefois l’amabilité jusqu’à indiquer à Olivier que le train pour Puyoô, d’où part la diligence à destination de Villeléon, quittait Dax à six heures vingt.

— Cette fois, c’est trop fort! dit Olivier. Est-il formé, ce train pour Puyoô?

L’homme d’équipe lui fit faire une petite promenade à travers les voies de garage. Un wagon de première classe y stagnait mélancoliquement. Olivier s’y hissa en maugréant. Il régnait dans son compartiment un froid terrible. La bouillotte de fer lui glaça les pieds. Il s’allongea tant bien que mal sur la banquette, plaça sous sa tête le précieux sac de voyage. Un carreau mal joint lui déversait un mortel vent coulis. Olivier le détraqua complètement en essayant de le fermer. Puis il tomba dans un demi-sommeil maussade.

Quand il se réveilla, rompu et transi, son wagon roulait. Un jour blafard remplissait le compartiment. Olivier consulta sa montre. On approchait de Puyoô.

Il s’accota à la vitre et recula, ébloui. Les montagnes étaient là. Sur le ciel gris, à l’horizon, elles se détachaient, complètement blanches, régulières au possible. Olivier ne connaissait que les Alpes. Quel contraste entre celles-ci et le morne chaos des autres!

Le Gave roulait, parallèle au train. C’étaient des flots noirs qui bouillonnaient autour des rocs dont son lit était plein. Tout autour, de calmes campagnes vallonnées. Les maisons avaient des toits d’ardoise pointus, à cause des neiges. Les châtaigniers étaient encore pourvus de quelques feuilles cuivrées...

Un coup de sifflet: Puyoô!

La diligence ne partait qu’à deux heures pour Villeléon. Dans une calme cuisine d’auberge, Olivier s’installa devant un grand feu. Puis, lesté d’un bol de café au lait, il exhuma de son sac le premier des deux tomes du Traité de droit administratif de M. Ducrocq[1], et se mit à étudier les attributions des sous-préfets. Il n’avait aucune notion du droit en général, ni du droit administratif en particulier. Étant, de sa nature, consciencieux, il jugeait que ce n’était pas trop d’une matinée pour se mettre au courant de ses nouvelles fonctions.

Il referma bientôt le livre. «Tout cela, c’est de la théorie, se dit-il. Seule, la pratique importe. Je compte d’ailleurs décentraliser le moins possible.»

Et il sortit pour aller contempler les Pyrénées, qui luisaient d’un bleu glacé dans le faible azur du matin.

Comme par hasard, la diligence avait plus d’une heure de retard. La nuit était presque tombée quand elle arriva à Sauve-terre où était le premier relais. Olivier but un bol de vin chaud à l’hôtel de Thionville. On repartit avec trois voyageurs: deux Basquaises, emmitouflées dans leurs capes noires, et un vieux prêtre somnolent. Quand le rideau de cuir de l’avant se disjoignait, démasquant la lueur des lanternes, Olivier apercevait le visage des femmes, d’une blancheur de cire.

La route montait. On le sentait au froid qui devenait de plus en plus vif. Un glouglou ininterrompu accompagnait le bruit des roues. Un torrent coulait à droite, qu’on ne voyait pas.

À l’intérieur, le prêtre ronflait. Une des deux femmes, vieille, récitait son chapelet. L’autre, immobile, devait dormir. Olivier pensait à lui. Puis, comme on traversait une espèce de gorge sinistre, où la bise pleurait désespérément, il songea aux dames de Mercœur, qui devaient lui rendre visite sous peu.

«Seules, ces pauvres femmes mourraient de peur, ici. J’irai les chercher à Puyoô.»

Vers huit heures, les chevaux accélérèrent leur allure. Ils sentaient l’écurie. Quelques lumières brillèrent dans l’obscurité. On arrivait.

«Tout de même, se dit Olivier, quand on pense qu’il y a des sous-préfectures qui s’appellent Fontainebleau, ou Toulon!»

La diligence s’était arrêtée.

— Vous n’avez rien à déclarer?

Des rires répondirent dans la voiture. Les deux employés de l’octroi abandonnèrent la langue administrative. On s’interpella en basque. Le postillon descendit. Une des femmes tira de son panier une bouteille. On trinqua dans la nuit.

Olivier sourit.

«Les centimes additionnels ne doivent pas rapporter grand-chose, à Villeléon. Il faudra mettre bon ordre à tout cela.»

Jusqu’ici, son incognito l’avait ravi. Il pensa frapper un grand coup en disant au postillon:

— Vous m’arrêterez devant la sous-préfecture.

— Je ne ferai certes pas un crochet, dit l’homme avec rudesse, je vous dirai quand il faudra descendre.

Et la voiture repartit.

«Je ferai reviser le cahier des charges de la correspondance du chemin de fer», se promit Olivier, vexé.

Un arrêt brusque.

— C’est ici. On vous attend, fit le postillon en écartant les rideaux.

On l’attendait en effet.

Une forme noire s’avança vers Olivier, et, d’autorité, s’empara du sac de voyage. Le sous-préfet de Villeléon suivit, sans mot dire, son conducteur.

Ils remontèrent tous deux une grande avenue plantée d’arbres dépouillés et qui balançaient au vent d’hiver leur ramure décharnée. Dans les branches, la lune fuyait. La même lune qu’entre les tours de Saint-Sulpice, mon Dieu!

Ils marchaient vers une maison sombre où des vitres d’or se découpaient dans la nuit.

«On va me faire un accueil de choix», pensa Olivier.

Et il prépara quelques paroles, très cordiales et très simples.

Il ne savait pourquoi, cependant, il ne se sentait pas à son aise.

Cette impression disparut dans la cour de la sous-préfecture. Il y avait là cinq ou six chevaux dont les sabots claquaient sur les pavés. Des soldats les tenaient par la bride. Olivier eut un réconfort inexplicable à reconnaître l’uniforme de la ligne. Les soldats maugréaient contre la fraîcheur de la nuit et le manque de tabac.

Olivier eut envie de serrer leurs mains, de leur offrir des cigarettes. Puis il pensa qu’il avait mieux à faire que de se commettre avec des ordonnances. Son guide venait d’ailleurs de lui ouvrir une porte dans la partie gauche du bâtiment. Ils franchirent tous deux, à tâtons, un corridor, et Olivier se trouva dans une petite salle à manger, éclairée seulement par deux chandeliers posés sur une table où un souper était servi. Olivier avait faim. Il s’attabla sans demander d’explications. Le serviteur muet le servait avec une grande dextérité. Olivier ignorait le vin de Jurançon. Il en arrosa amplement une excellente truite et un non moins bon pâté de perdreau. À la flamme des bougies, il considérait avec satisfaction son verre empli du beau vin de brique claire. Au travers, il entrevoyait dans l’ombre la silhouette de son silencieux majordome. «On ne m’a pas trompé, quand on m’a dit que ces Basques n’étaient guère communicatifs, se disait-il. C’est curieux, je crois avoir vu cette tête quelque part, et il n’y a pas longtemps... Mais ils se ressemblent tous.»

Au même instant, il lui sembla percevoir un bruit lointain: des éclats de voix, des rires... Il écouta. Il n’entendit plus rien.

Il se leva et alluma un cigare à l’un des flambeaux.

Le serviteur taciturne s’empara de l’autre. Olivier le suivit.

Ils montèrent un escalier de chêne. Au premier étage, un buste du maréchal de Mac-Mahon, dans le vestibule, fit sourire Olivier. Son bien-être s’accentua quand il eut reconnu M. Buffet dans un des deux portraits qui ornaient, en outre, ce vestibule. L’autre lui parut être le portrait du duc d’Audiffret-Pasquier.

«Et voilà sans doute ma chambre», se dit-il.

La pièce où il venait de pénétrer était d’assez belles dimensions. Une alcôve en tenait un côté. De l’autre, il y avait une bibliothèque. À droite et à gauche, deux fenêtres, avec de larges rideaux sombres. Olivier alla vers celle de droite et l’ouvrit. Il huma, une seconde, le grand air froid, puis tressaillit. Il n’y avait plus aucun doute. On buvait, on riait, on portait des toasts dans l’aile droite de la sous-préfecture, dont les fenêtres du rez-de-chaussée lui apparaissaient éclairées entre les raies noires des persiennes. Olivier se retourna pour demander des explications à son conducteur. Mais celui-ci ayant allumé, sur la cheminée, une lampe à huile, venait de s’éclipser.

Olivier revint vers la fenêtre. Il appuya sa tête aux lourds barreaux de fer qui la quadrillaient. Le joyeux tohu-bohu continuait à lui arriver. Mais il lui était impossible de rien discerner de façon précise dans ces éclats de voix enchevêtrés.

Soudain, les sons lui parvinrent plus distincts. En même temps des appels retentirent. Il entendit sur le pavé un remue-ménage de sabots de chevaux. Il comprit que les convives avaient quitté leur salle. Mais il ne voyait toujours rien. La sortie s’effectuait par le devant de la sous-préfecture. Sa fenêtre, à lui, donnait sur le parc, derrière.

Une voix claire retentit.

— Au revoir, mon commandant. N’êtes-vous pas trop mécontent de votre soirée?

Une autre, joyeuse et forte, repartit:

— Pas mécontents, monsieur? C’est-à-dire que nous sommes enchantés, ravis. Quel hôte merveilleux vous faites. N’est-il pas vrai, messieurs?

Un murmure approbateur, mêlé de hennissements de chevaux, répondit.

— Eh bien, alors, à bientôt!

— À bientôt, mais cette fois, c’est vous qui serez notre invité. Si la popote du 49e ne peut lutter avec la cuisine de la sous-préfecture, nous vous montrerons, vive Dieu! que le cœur y est.

Des bruits de fers. Des cavaliers se mettaient en selle.

— Au revoir. Et maudits soient-ils, ces libéraux et ces carlistes—nous les mettons tous dans le même sac—qui vont nous faire passer une nuit de plus à la belle étoile.

Brusquement, Olivier s’écarta de la fenêtre. Il venait de se rappeler l’enveloppe cachetée, portant les ordres du ministre de la Guerre: A n’ouvrir qu’à votre arrivée à Villeléon. C’était le commandant des troupes du cordon de surveillance qui était là. Et les ordres, les ordres... Il ne fallait pas qu’il partît avant de connaître les ordres.

Les ordres! Son sac de voyage! Ah! il l’avait laissé en bas, dans la salle à manger.

Il s’élança vers la porte. Le loquet joua. Mais la porte resta fermée. Olivier se rua sur elle avec frénésie. Durant quelques secondes, il la secoua, appela, se meurtrit les poings. Peine perdue. La porte était verrouillée à l’extérieur. Olivier était bel et bien prisonnier dans sa chambre.

Alors, un peu pâle, il revint vers le milieu de la pièce. Un sourire passa sur ses lèvres. Le sous-préfet de Villeléon avait disparu. Il n’y avait plus que le duc de Préneste.

Olivier se dirigea vers l’alcôve. Le lit était préparé, étincelant de blancheur. Il le tâta. Il y avait une bouillotte.

Devant une glace, il refit le nœud de sa cravate. Sur la table de nuit, il vit une carafe et un sucrier. Il but un verre d’eau. Un grand air vif venait de la fenêtre ouverte. Les fumées du terrible Jurançon commençaient à se dissiper.

«Voyons, se dit M. de Préneste, procédons par ordre. Avec un tel luxe de prévenances, il est peu probable que j’aie affaire à de vulgaires détrousseurs. Assurons néanmoins la matérielle.»

Il retira de son portefeuille quatre ou cinq billets de mille francs. Ses regards errèrent à travers la chambre. Il avisa la bibliothèque. Les livres portaient, sur la reliure, en petites lettres d’or: Sous-préfecture de Villeléon.

Il en prit un: Volupté, de Sainte-Beuve.

Il ouvrit le livre, intercala entre les pages ses billets, remit le volume en place.

— Ici, je suis bien tranquille. Personne ne viendra les chercher.

Il s’assit alors, dans un large fauteuil confortable, et attendit.

Soudain, il tressaillit. Des graviers criaient sous la fenêtre ouverte. On marchait dans le jardin.

Olivier éteignit sa lampe. Puis, doucement, très doucement, il alla vers l’embrasure, il regarda.

D’abord, il ne vit rien. Deux murmures distincts emplissaient la nuit. Celui de la brise passant à travers des arbres non encore dépouillés de leurs feuilles, et celui, plus lointain, de quelque gave sombre qui devait couler là-bas, au fond du parc.

Et puis, deux points d’or, dans la nuit, lui apparurent. Deux personnes qui fumaient se promenaient dans le jardin.

La lune surgit des nuages. Olivier vit enfin deux ombres.

M. de Préneste examina la première. C’était un homme mince, tête nue, le corps recouvert d’un grand manteau sombre. L’autre, drapé dans une cape qui lui tombait jusqu’aux pieds, était une sorte de colosse, qui tanguait en marchant. Il portait l’immense bicorne des prêtres espagnols, long de près d’un mètre, aux bords roulés en gouttière.

Une folle envie de rire secoua Olivier. Son Beaumarchais lui revint en mémoire:

Ah! Basile, mon mignon, si jamais volée de bois vert...

Mais, tout de suite, il redevint sérieux. Les deux ombres s’étaient arrêtées. D’un geste impératif, l’homme à la tête nue faisait signe d’écouter.

Le front aux barreaux de fer, M. de Préneste prêta l’oreille. Alors, plutôt qu’il ne l’entendit, il perçut une vibration lointaine, saccadée, sourde...


Le canon.


Cet ouvrage jouit encore de nos jours d’une autorité que n’ont pas fait oublier les très remarquables précis de MM. Berthélemy et Hauroui.

CHAPITRE V

EXPÉDITION DES AFFAIRES COURANTES

Dans un rêve abracadabrant où il mêlait une battue aux blaireaux, le maréchal-président, les quais de la Garonne, M. Buffet, le vieux Grattecap, une partie de jonchets, Olivier entrouvrit les yeux. La fenêtre laissée ouverte emplissait la chambre d’un brouillard matinal glacé.

Olivier ramena frileusement les draps de son lit, car il s’était couché.

On frappait à la porte.

— Entrez, cria-t-il.

Un bruit de clef dans la serrure. Il avait devant lui son conducteur de la veille.

— Mais, parbleu! je le reconnais. C’est la brute qui a failli me jeter dans la Garonne. L’homme du San-Esteban!

Le visage cuivré du serviteur silencieux ne broncha pas sous cette apostrophe.

— Que veux-tu, animal?

Sur un petit plateau qu’on lui tendait, il y avait un billet plié.

Décidé à ne s’étonner de rien, Olivier lut cependant avec une certaine surprise:

Prière à monsieur le duc de Préneste de vouloir bien faire savoir s’il désire recevoir ce matin la sainte communion.

— Commence par fermer la fenêtre, dit-il à l’homme.

Celui-ci obéit. Il comprenait, apparemment, le français, s’il ne le parlait pas.

— Quelle heure est-il?

L’homme désigna, sur la cheminée qu’éclairait un jour blafard, une pendule: sept heures et quart.

— Donne-moi un crayon.

Au verso du billet, Olivier écrivit simplement: Monsieur le duc de Préneste désire: primo, qu’on lui monte à déjeuner; secundo, qu’on lui fiche la paix!

— Porte cela à qui t’envoie.

Resté seul, il s’étira paresseusement, et se mit à réfléchir sur les aléas de la carrière préfectorale.

Ses réflexions furent de courte durée. On frappait de nouveau.

— Entrez.

Le serviteur silencieux réapparut, porteur d’une tasse de chocolat et de brioches.

— Pose ça là, et déguerpis.

Un second billet était épinglé à la serviette.

«Ah çà! se dit Olivier, est-ce que nous allons passer la matinée à jouer aux petits papiers!»

Le second billet contenait ces mots: On viendra chercher à huit heures et demie monsieur le duc de Préneste, pour lui fournir les explications qu’il est en droit d’exiger.

«J’ai une heure devant moi», pensa Olivier.

Il déjeuna posément, de fort bon appétit. Puis il voulut voir le paysage. Les montagnes, couvertes de neige, étaient tout près, si près qu’elles semblaient marquer la limite du jardin de la sous-préfecture. Entre les branches noires des arbres, Olivier vit l’allée où, la nuit précédente, les deux ombres se promenaient.

Avec un soin méticuleux, il procéda à sa toilette.

«Après tout, je ne vois pas pourquoi je me tourmenterais, pensa-t-il. Ces gens ont l’air très polis. Je vais toujours voir ce qu’ils me veulent. Quant au gouvernement, il n’a qu’à ne pas dépêcher ses agents dans des traquenards. Si on me fait des histoires de ce côté, je me pourvois devant le Conseil d’État. Recours contentieux.»

Quand la pendule sonna la demie de huit heures, il eut néanmoins un léger frisson.

— Diable! ils sont exacts, murmura-t-il, comme la porte s’ouvrait.

Il descendit et se trouva dans une pièce d’un luxe tout administratif. Une table-bureau couverte de dossiers. Des fauteuils de cuir. Par les fenêtres, une avenue d’arbres dépouillés s’apercevait, et, à quelque cent mètres, la ville, avec son clocher d’un bleu humide.

Une cheminée où flambait un grand feu faisait le fond de ce cabinet. Deux hommes se tenaient auprès d’elle, l’un debout, l’autre assis. Olivier reconnut les mystérieux promeneurs de la nuit, le prêtre et l’homme à la tête nue.

Le premier était bien l’espèce de géant qu’il avait deviné dans les ténèbres. Sa soutane relevée jusqu’aux genoux, il était en train de rôtir devant l’âtre ses énormes mollets noirs.

L’autre, très jeune, se tenait droit, adossé à la flamme. Olivier eut un haut-le-corps à le voir vêtu de l’habit de gala de sous-préfet. Les bandes d’argent du pantalon noir scintillaient. Le bicorne et l’épée étaient posés en travers de la table.


Il est un homme dont les traits sont sinistrement familiers à tous les membres de la famille de Préneste. Cet homme est Louis de Saint-Just, député à la Convention nationale. C’est sur l’accusation de Saint-Just qu’André de Préneste, trisaïeul d’Olivier et général à l’armée de Custine, est monté sur l’échafaud. Dès son enfance, Olivier a appris à connaître, dans des portraits haineusement conservés, le visage du redoutable pourvoyeur de guillotine: longs cheveux noirs, teint mat, beauté ambiguë et régulière. Et ces yeux tout pleins d’une sombre flamme fanatique! Ce sont eux, à n’en pas douter, dont le terrible regard pèse maintenant sur lui. Il sent vaciller sa volonté d’indifférence. Ah! quel effort il sent qu’il va lui falloir pour parler comme il le doit au plus inattendu des interlocuteurs!

Une bûche a dégringolé du foyer. Le jeune homme s’est retourné. D’un coup de tisonnier, il a rompu l’énorme rondin.

«Ah! pense Olivier, aussi fort que beau.»

Brusquement il s’est ressaisi. Le jeune homme lui parle. En lui parlant, il le tutoie. Olivier tressaille sous l’insulte.

L’homme à la tête nue s’exprime avec une nonchalance grave. Sa main est posée sur la table. Il y brille un prodigieux diamant.

— Je t’ai prié de venir, ou je t’ai fait venir, comme tu voudras, pour te fournir les explications que tu es en droit d’exiger. Il est bon que tu saches, d’abord, qui tu as devant toi.

Il désigne le prêtre.

— Don Iñigo, docteur en théologie, archiprêtre honoraire de Santa Maria de los Remedios, église cathédrale de Ciudad Bolivar.

Olivier reste impassible.

Le sous-préfet aux cheveux bruns a un sourire.

— Quant à moi, ajoute-t-il, peu t’importe mon nom. Je ne suis pas , c’est tout ce que j’ai à te dire. Don Philippe, tel est le nom que tu me donneras, si tu veux, et si tu as l’occasion de me parler.

Un instant de silence. Don Philippe joue avec la petite épée de nacre. Il en ploie la tendre lame avec amusement.

— J’arrive au fait, reprend-il. Il y avait intérêt à ce que, pendant une quinzaine de jours, la sous-préfecture de Villeléon fût entre nos mains, pour le service du Roi.

— De quel roi? demande Olivier sèchement.

— De Charles VII.

— De Don Carlos? dit Olivier, avec une ironie qu’il arrive à rendre naturelle.

— De Charles VII, roi d’Espagne, réplique le jeune homme avec une souveraine gravité.

— De Charles VII, dit don Iñigo, qui s’est signé.

Olivier s’est assis près de la table. Si don Philippe joue avec la petite épée, il s’est, lui, saisi du bicorne galonné d’argent et s’en évente avec désinvolture. Sur la coiffe de soie blanche, il vient de reconnaître la marque de son fournisseur: Martial, 23, rue de Richelieu.

— Et c’est pour le service de Don Carlos, dit Charles VII, que vous m’avez volé mes habits? demande-t-il doucement, en continuant de s’éventer.

Don Philippe a un sourire de mépris.

— J’ai eu, à revêtir cette livrée, plus de répugnance que tu n’en éprouveras jamais toi-même, se borne-t-il à dire.

Olivier a rougi.

— Nous ne sommes d’ailleurs pas ici pour épiloguer, reprend don Philippe. Tu es entre nos mains. Désormais, trois partis s’ouvrent devant toi.

— Lesquels?

— Premier parti: être des nôtres. Un Français, qui était, je pense, de souche aussi vieille que la tienne, n’a pas dédaigné de devenir Espagnol sous le nom de Philippe V. Seconde-nous, et, ta tâche faite ici, suis-nous. Le grand prince au nom duquel je te parle ne t’oubliera pas. Puisque ta vocation est d’administrer une ville, il t’en confiera une qui ne te fera pas regretter Villeléon avec ses quatre mille habitants.

— Quel est le second parti?

— C’est de ne rien faire, ni pour nous aider ni pour nous contrecarrer. Tu attendras, dans ta chambre, que notre besogne soit terminée. On te devra alors un dédommagement en argent. Tu l’obtiendras. Et tu pourras compter sur notre discrétion.

— Et quel est le troisième parti? demande Olivier ironiquement.

— Demeurer notre adversaire, répond le jeune homme. Dans ce cas, tous les moyens nous seront bons, naturellement, pour te tenir à notre merci.

— Je crois bien que ce troisième parti est celui que je choisirai, dit M. de Préneste.

Don Philippe le regarde avec gravité.

— À ta guise. Je crois, de mon côté, qu’il m’est difficile de te désapprouver. Mais il est juste que tu saches d’avance à quoi tu t’exposes.

Il fait un signe:

— Maïpure.

Olivier se retourne. À l’autre bout du cabinet, le petit homme à face de cuivre, son conducteur, se tient contre la porte, qu’il garde.

— Maïpure, répète don Philippe, désignant, à deux doigts de sa tempe, sur la cheminée, un buste en plâtre du maréchal-président.

Une détonation. La pièce s’emplit de fumée. Le buste du vainqueur de Magenta a volé en éclats.

D’un fin mouchoir de dentelle, don Philippe époussette ses beaux cheveux noirs, couverts d’une poussière plâtrée.

— Tu as compris? demande-t-il, en souriant, à Olivier.

«Ah! pense celui-ci, quelle façon de prendre possession d’une honnête sous-préfecture!»

Mais il sait ne pas faire part de son étonnement. Et, d’une voix très calme:

— Est-ce qu’ils sont tous aussi adroits au pistolet, à bord du San-Esteban?

Comme il est heureux: don Iñigo et don Philippe ont échangé un rapide regard.

— Je vois que tu t’es arrêté à Bordeaux, dit ce dernier. Si je l’avais su, j’aurais donné des ordres pour que tu fusses mieux reçu à bord de ce navire que tu n’as dû l’être. Mais causons sérieusement.

— Dans ce cas, dit M. de Préneste, je vous demanderai ce que vous avez fait de mes papiers.

Don Philippe désigne, sur le bureau, deux enveloppes aux cachets rompus.

— Tu peux lire.

Olivier parcourt l’ordre signé du général de Cissey.

Le commandant des forces de surveillance, y est-il dit, devra concentrer immédiatement ses troupes entre le col d’Orgambida et Urdax. C’est par cette route que les forces carlistes de la Navarre doivent, en passant en territoire français, se joindre aux forces qui opèrent dans le Guipuzcoa, où a lieu à l’heure actuelle le regroupement de l’armée du prétendant. La ligne susdite devra être occupée le lundi 6 décembre à minuit. Ordre de résister par la force à toute tentative de violation du territoire.

— Inutile de te dire que les troupes françaises de surveillance n’ont pas quitté leurs emplacements, à trois lieues au nord de la ligne Orgambida-Urdax, dit en souriant don Philippe. Le colonel qui les commande, et que j’ai eu le plaisir d’avoir à dîner hier soir, avec ses principaux officiers, m’a affirmé que, sans ordres, il ne bougerait pas. Je n’ai pu qu’approuver son attitude.

— Mais alors? dit Olivier, qui comprend la portée de la catastrophe.

— Nos troupes ont commencé cette nuit leur mouvement entre Orgambida et Urdax, dit avec beaucoup de simplicité don Philippe. L’armée de Pérula compte un peu plus de dix mille hommes. Quatre mille ont passé cette nuit, quatre mille passeront la nuit prochaine. Dans deux jours, toute l’armée de l’Est sera à l’abri. Et l’armée libérale, qui a des principes, s’arrêtera devant la frontière française. Tu comprends maintenant, j’espère, pourquoi j’ai consenti à exercer à Villeléon, sans émoluments, les fonctions dont tu es régulièrement investi.

Olivier craint de perdre son calme. Il serre les poings. Le lourd regard brun de don Philippe pèse sur lui.

— Et l’autre lettre? dit M. de Préneste avec placidité.

Ce sont les ordres du ministre de l’Intérieur. M. Buffet prescrit la révocation immédiate de douze agents des douanes et d’autant d’agents des eaux et forêts suspects de connivence avec les carlistes.

— Ces braves gens sont en effet des nôtres, dit don Philippe. Il y aurait eu pour nous un grave inconvénient à être privés de leurs services, tant que le convoi de chevaux, mulets et munitions, qui se concentre ici même, et dans les environs, n’a pas franchi la frontière, où nos braves troupes l’accueilleront avec enthousiasme.

Olivier froisse nerveusement la lettre de M. Buffet.

— Combien de temps avez-vous besoin de jouer cette comédie? demande-t-il.

— Huit jours encore, environ, dit don Philippe. Dans huit jours, l’armée de Pérula, que les libéraux de Martinez Campos avaient réussi à acculer malencontreusement à la frontière, cette armée aura rejoint le gros de nos forces en Guipuzcoa. Dans huit jours, j’aurai réussi à faire passer dans les provinces basques tout ce qui est nécessaire à nos soldats, démunis par trois ans de guerre. On te rendra alors ta liberté. Mais, jusque-là, il nous faut travailler tranquilles.

Il ajoute, regardant fixement Olivier:

— J’aime à croire que nous y parviendrons. Nos précautions sont assez bien prises. Le petit procédé ne sera pas éventé. Tu ne connais personne, ici...

Machinalement, Olivier l’a répétée, cette phrase qu’il lui semble avoir déjà dite, ailleurs, il n’y a pas longtemps:

— Je ne connais personne.

— Tu ne connais personne, c’est vrai, dit don Philippe. Mais, dans deux ou trois jours, il n’en sera peut-être plus de même...

— Que voulez-vous dire?

— Quelqu’un va arriver ici, qui te connaît. Ta fiancée, je suppose!

Don Philippe a retiré, de dessous les dossiers, une photographie. La photographie de Mlle de Mercœur.

Il la regarde longuement.

— Elle est jolie. Mais qu’elle a l’air triste! L’aimes-tu? Est-ce qu’elle t’aime?

— Monsieur! crie Olivier furieux.

Il fait un geste pour reprendre son bien. Mais don Philippe a déjà passé la photographie de Lucile à don Iñigo.

— Elle est jolie, dit celui-ci, et si le collier de perles qu’elle porte n’est pas du toc, elle doit être riche. Mais, aujourd’hui, on ne sait jamais.

— Calme-toi, dit don Philippe à Olivier qui ne se contient plus. Nous n’avons pas l’intention de manquer de respect à ta fiancée. Tout au contraire. Nous n’avons pas intérêt à éparpiller la surveillance dont tu as actuellement l’heureux monopole. Et toi, d’autre part, tu n’as pas intérêt à laisser cette petite s’aventurer jusqu’ici... On ne peut prévoir comme ces choses finissent. Aussi ai-je préparé ce télégramme. Tiens, lis, il ne manque que l’adresse.

Le projet de télégramme est ainsi libellé: T’ordonne de ne partir pour Villeléon que lorsque t’aurai avertie.

— Mais jamais de la vie! proteste Olivier avec véhémence. D’abord je ne tutoie pas Mlle de Mercœur.

— Cela ne m’étonne pas, dit don Philippe, qui a repris le portrait de Lucile. Rédige toi-même la dépêche.

Olivier hésite. Au fond, cet homme a raison. Que viendrait faire la pâle Lucile dans cet imbroglio? Il écrit la dépêche. L’ordre de rester à Paris est tout aussi formel, s’il est plus poli.

— Maïpure, tu feras partir cela, ordonne don Philippe. Fumes-tu? demande-t-il, en tendant un porte-cigares à Olivier.

— Je ne fume pas, dit-il, quand son interlocuteur s’est servi. Je communie tout à l’heure, à la grand-messe, qui est dite à l’intention de la victoire de Charles VII.

— Mais c’est épouvantable! murmure Olivier. L’archiprêtre a accepté?

— Tout le monde est basque ici, dit négligemment don Philippe. Ils sont étonnés et heureux d’avoir, pour la première fois, un sous-préfet qui seconde les aspirations locales.

— En huit jours, je serai révoqué!

— J’en ai peur, dit don Philippe, et il sourit. Je ne t’emmène pas à la grand-messe, reprend-il, ce serait trop difficile de t’y surveiller. Mais don Iñigo va célébrer ici le saint sacrifice. Tu y assisteras.

— Et le plus vivement possible, dit, de sa voix de basse, don Iñigo, je meurs littéralement de faim.

— À dix heures, si vous voulez bien, dit don Philippe avec une hauteur froide. C’est l’heure de la grand-messe. Il est neuf heures. D’ici là, je juge correct de te mettre au courant des quelques mesures que j’ai prises, dit-il à Olivier.

Tous deux sont assis de chaque côté du bureau. Don Philippe se penche sur les dossiers. Olivier a devant lui, tout près, les beaux cheveux bruns du jeune homme.

— Première affaire, dit don Philippe. Nomination du médecin chef de l’hôpital de Villeléon. Il y avait deux candidats: le docteur Harancot et le docteur Hariste. C’est le docteur Hariste qui avait le plus de titres. J’ai proposé le docteur Harancot.

— Pourquoi?

— Parce qu’il m’a promis, le cas échéant, de donner ses soins éclairés à un mien parent qui doit venir me voir ici, et qui est atteint de troubles mentaux: le pauvre diable se croit sous-préfet de Villeléon.

— Ah! dit Olivier en souriant franchement. Le pistolet de votre serviteur rouge ne vous suffit donc pas?

— Maïpure tire bien, c’est une justice à lui rendre. Mais deux précautions valent mieux qu’une. J’ajoute qu’à l’hôpital de Villeléon, il n’y a pas d’appareil à douche. On utilise la lance des pompiers.

— Passons à la seconde affaire, dit Olivier.

Successivement, cinq ou six décisions lui sont soumises: congé aux enfants des écoles à l’occasion d’une victoire carliste, révocation d’un employé de sous-préfecture qui ne remplissait pas ses devoirs religieux, etc.

«Comment tout cela finira-t-il?» se demande Olivier.

— Assez pour aujourd’hui, dit don Philippe. La municipalité m’attend à la cathédrale.

Il regarde fixement Olivier.

— Veux-tu me donner la main? demande-t-il d’une voix grave.

Olivier la lui tend sans difficulté.


«C’est étrange, se disait-il, cinq minutes plus tard. Ces gens-là sont en train de briser ma carrière. Il faut que je pense et repense à ce détail pour leur en vouloir, et encore ne suis-je pas sûr d’y parvenir. Tout de même, ils exagèrent», pensa-t-il, en voyant le grand salon de la sous-préfecture transformé en chapelle, avec les portraits du président et des ministres retournés contre les murs.

Par exemple, Olivier n’avait jamais assisté à une messe aussi promptement expédiée. Don Iñigo brûlait les étapes. Maïpure, qui l’assistait, avait un œil sur les burettes, l’autre sur Olivier. M. de Préneste, pendant l’Offertoire, apercevait, dans la poche du servant, la crosse d’un pistolet.


Il était cinq heures du soir quand la dépêche d’Olivier parvint chez les dames de Mercœur. La duchesse était au lit, en proie depuis deux jours à une bronchite. Une infirmière à face de grenouille la gardait revêchement.

Lucile entra chez sa mère, tout habillée, le papier bleu ouvert, à la main.

— Je prends ce soir l’express de Bordeaux, dit-elle simplement.

— Mais qu’y a-t-il? Tu es folle! eut la force de murmurer la faible Mme de Mercœur.

Elle ajouta encore:

— Me laisser ainsi, dans un tel moment!

Lucile la baisa au front, sans mot dire.

Rentrée dans sa chambre, elle emplit un petit sac de papiers, de titres. Un pli d’une extraordinaire dureté barrait son pâle front lisse. Elle déchira quelques lettres, ferma à clef des tiroirs...


Deux jours après, à huit heures du soir, elle frappait à la porte de la sous-préfecture de Villeléon.

CHAPITRE VI

UN NOUVEAU LA BARRE

Le vendredi suivant, au moment où il quittait don Philippe, avec qui il venait de s’entretenir de quelques questions administratives, Olivier de Préneste rencontra, dans le corridor du rez-de-chaussée, Mlle de Mercœur.

— Vous! vous ici! eut-il à peine la force de murmurer.

Avec un sourire triste, elle le regardait.

— Vous n’avez donc pas reçu mon télégramme?

— Je l’ai reçu, dit-elle.

— Et... vous êtes venue?

— Je suis venue.

Elle avait la main sur le loquet de la porte de sortie. Un large chapeau noir couvrait d’ombre sa tête pâle.

— Je vais à la cathédrale, dit-elle. Si vous le voulez bien, à mon retour, j’irai vous retrouver. Nous déjeunerons ensemble.

— Depuis quand êtes-vous arrivée? demanda encore Olivier.

— Depuis avant-hier soir.

— Depuis avant-hier soir, Lucile? Ici! Mais savez-vous...

Elle inclina la tête.

— Je sais, je sais, dit-elle doucement. À tout à l’heure.

Elle sortit. Il voulait la suivre. Maïpure s’interposa. Docilement, Olivier regagna sa chambre.

Un peu avant midi, Mlle de Mercœur l’y rejoignit.

Il ne dit pas un mot. Il lui prit les mains. Elle se laissa faire. Ils se regardèrent, puis, en même temps, tous deux baissèrent les yeux.

— Vous ici, Lucile!

— Je suis venue, répéta-t-elle.

— Mais pourquoi, pourquoi?

Elle ne répondit pas.

— Vous êtes ici depuis deux jours. Et je l’ignorais. Ah! sans doute, on vous a empêchée de me voir.

— On ne m’en a pas empêchée, dit-elle, les yeux toujours baissés. Je suis libre à Villeléon.

— Vous êtes libre, Lucile? Mais alors, vous allez pouvoir m’aider, moi qui suis prisonnier... Vous ignorez peut-être dans quelles conditions.

— Je sais tout, dit-elle.

— Alors, il faut m’aider, Lucile. Profitez de votre liberté. Partez. Allez à Pau, à Bayonne. Racontez tout. On viendra. Ce cauchemar prendra fin. Vous ne répondez pas?

— J’ai donné ma parole, dit-elle d’une voix faible.

— Votre parole, Lucile. Votre parole! À ces bandits?

Mlle de Mercœur releva la tête.

— Il n’y a pas de bandits ici, Olivier. Il n’y a que des gens qui risquent leur vie, et qu’il n’appartient, ni à vous ni à moi, de juger.

Olivier la regarda avec stupeur. Elle était droite, contre la cheminée. Sous ses beaux bandeaux blonds et lisses, ses yeux bleus avaient une fixité étrange qui l’effraya.

— Ah! murmura-t-il, il ne manquait plus que cela!

Et il cacha sa tête dans ses mains. En cette minute, il fut le plus malheureux des hommes.

Mlle de Mercœur lui avait pris la main.

— Non! non! dit-il, avec des sanglots qui ne crevaient pas. Allez! j’ai bien compris.

— Qu’avez-vous compris? fit-elle d’une voix dure.

Sa douleur, très réelle, fit place à de l’embarras. Mais il comprit qu’il ne pouvait plus reculer.

— Que vous ne m’aimez pas!

Elle éclata d’un rire nerveux. Le malaise d’Olivier était à son comble. Il se voyait coupable de la chose qui pouvait lui être la plus odieuse, d’une faute de goût.

Maïpure venait d’entrer. Il disposa rapidement deux couverts et se retira en silence. Olivier eût voulu le retenir.

Ils déjeunèrent sans échanger une parole. Jamais encore M. de Préneste n’avait autant senti l’étrangeté de son aventure. À la dérobée, il regardait Lucile. Elle semblait ne faire aucune attention à lui. «Elle est venue, pourtant, se disait-il. Ah! Dieu! Donnez-moi la force de lui parler sans fausse honte. Elle n’attend que cela, sans doute, pour tomber dans mes bras. Ce qu’elle a fait est inouï d’audace. Or, elle l’a fait pour moi. Sans moi elle ne serait pas à Villeléon. Oui, je l’avoue, je jouais la comédie, tout à l’heure, en lui disant: «Vous ne m’aimez pas.» Si, au lieu de cela, je lui disais, simplement: «Lucile, je vous aime...» Ces yeux obstinément baissés n’attendent que cette phrase pour se relever vers moi... Ah! lâche Olivier, tu n’oses pas. Ose, ose donc. À des symptômes qui ne trompent pas, Lucile, tu le sens, est prête à te répondre. Ce beau corps, si tu le veux, peut, à l’instant, être contre toi, tout secoué de longs frissons. Ose, ose vouloir... Ah! trop tard!»

On vient de frapper à la porte. Don Philippe entre en souriant.

Il va vers Mlle de Mercœur et lui baise la main. Ce baiser se prolonge de façon insolite. Lucile n’a pas retiré sa main.

— Excusez-moi, dit le jeune homme, de troubler votre entretien. Mais il s’agit d’affaires sérieuses.

Et s’adressant à Olivier:

— Y a-t-il, dans les lois françaises, un texte punissant le scandale sur la voie publique?

— Vous n’avez qu’à chercher, répond Olivier sèchement, j’ai vu, en bas, dans le cabinet, un code pénal et un code d’instruction criminelle.

— Ces recueils, dit don Philippe avec placidité, sont trop compacts et sans ordre vraiment logique. Puisque tu nous refuses les lumières de la loi française, j’en serai quitte pour appliquer la loi espagnole. Au lieu de locus regit actum, ce sera judex regit actum.

— Je vous laisse, dit Lucile en se levant.

— Ne puis-je avoir un instant de paix? fait Olivier furieux. Puisque vous avez pris la charge de me remplacer ici, assumez-la tout entière.

— Nous le pourrions certes, fait don Philippe. Mais nos procédés augmenteraient peut-être par trop le prix des difficultés à la tête desquelles tu ne manqueras pas de te trouver à notre départ. C’est dans ton intérêt qu’à l’occasion je prends ton avis.

— De quoi s’agit-il?

— Il s’agit d’un de tes administrés, que je viens de faire conduire ici par des gendarmes. Don Iñigo, qui est très versé en droit canon, est en train de l’interroger. Nous sommes décidés à l’envoyer un peu en prison. Mais il nous faut un texte de loi française, pour faire bonne figure dans les énoncés du jugement.

— Qui est cet homme? Qu’a-t-il fait?

— Qui est-il? Une vieille bête, un nommé Laspoumadères, Lionel Laspoumadères, retraité du contentieux du canal de Suez, et vénérable de la loge «Les Admirateurs du Marboré» de Villeléon. Ce qu’il a fait? Tout à l’heure, sur le passage de la procession, il s’est livré à une manifestation absolument déplacée. Il n’a pas salué le Saint-Sacrement.

— Il ne l’a peut-être pas vu.

— Non seulement il l’a vu, mais il avait eu soin de se poster bien en évidence pour qu’on le vît ne pas le saluer. Don Iñigo n’a eu aucune peine à établir la préméditation. En conséquence, dès la fin de la procession, j’ai fait cueillir le bonhomme par deux gendarmes.

— Que vous preniez à Villeléon toutes les initiatives utiles à votre entreprise, dit aigrement M. de Préneste, je le comprends. Ce que je ne comprends pas, c’est que vous ayez plaisir à bouleverser une paisible ville par des actes comme celui-ci, qui n’a, ni de près ni de loin, aucun rapport avec le triomphe de Don Carlos.

— La cause de Don Carlos est la cause de Dieu, réplique froidement don Philippe.

Olivier a un geste excédé. Il vient de parler d’une voix fiévreuse, saccadée...

Don Philippe le considère avec attention, puis, avec une ironie qui fait tressaillir M. de Préneste:

— La belle petite fille blonde, dit-il, ingrat, tu n’es donc pas heureux qu’elle soit là?


En bas, dans le vestibule, entre deux bons gendarmes à bicorne assis sur une banquette de bois, il y avait un malheureux petit vieillard en jaquette d’alpaga qui, tout secoué d’une peur bleue, cherchait de façon touchante à se donner des airs romains.

Don Iñigo était affalé dans le fauteuil le plus large du cabinet. Il était secoué d’un rire qui faisait tressauter ses bajoues violettes.

— Jamais je ne me serai autant amusé! parvint-il enfin à dire.

— Eh bien?

— Eh bien, c’est fini. L’interrogatoire est terminé. Il n’y a plus qu’à préparer le verdict. Je vous attendais pour cela.

— Mets-nous au courant.

— Voilà. Il y a eu hier soir, chez le vénérable, réunion de tous les affiliés de la loge «Les Admirateurs du Marboré». La réunion avait pour but de protester contre la politique nettement cléricale et provocatrice du sieur de Préneste, sous-préfet de Villeléon. À l’unanimité, deux décisions ont été prises. D’abord, une lettre a été adressée au Grand-Orient de France, à Paris, avec mission de la faire déposer sur le bureau de l’Assemblée. Ensuite, «Les Admirateurs du Marboré» ont décidé de se rendre le lendemain, à midi, sur la place de la cathédrale, et d’entonner, au moment du passage de la procession, la chanson: Hommes noirs, d’où sortez-vous? Tel était le plan initial. La nuit a dû porter conseil à ces messieurs, puisque, ce matin, il n’y avait que Laspoumadères à l’endroit convenu. Se voyant seul, il n’a pas osé chanter. Il s’est borné à garder son chapeau sur sa tête.

— Quelles sont ses idées politiques?

— Il est fermement attaché aux institutions républicaines.

— Et ses idées religieuses?

— Elles sont assez confuses. «Je crois en Dieu, m’a-t-il répondu. Mais mon Dieu, à moi, n’est pas une vaine idole de pierre ou de métal. Il ne réclame d’autre temple que le cœur de l’homme de bien. C’est le Dieu de Rousseau, d’Anacharsis Cloots, de Raspail et d’Alain Targé.»

— Cela suffit, dit don Philippe. Huit jours de prison et cent francs d’amende.

Olivier sortit du rêve lointain où il s’abîmait.

— Vous allez laisser en paix ce pauvre imbécile, protesta-t-il.

— J’ai dit, fit sèchement don Philippe.

Il frappa sur un timbre. Le piteux vieillard d’alpaga apparut entre ses deux gardes du corps.

— Au nom de toute une vie de travail et de probité..., commença-t-il d’une voix blanche.

— C’est bon! La cause est entendue, dit don Philippe. Huit jours de prison et cent francs d’amende, sur lesquels on fera dire une messe pour ton retour à de meilleurs sentiments, stupide tête de mulet...

— Au nom de toute une vie..., murmura le petit vieillard.

«Jamais, pensait Olivier en contemplant cette triste épave, jamais le principe de la séparation de l’exécutif et du judiciaire n’aura été plus outrageusement violé.»

— Au nom de toute une vie de travail...

— C’est bon! répéta don Philippe. Brigadier, emmenez le condamné. Et voilà un louis pour boire à la santé des juges.

Don Iñigo s’était installé commodément devant la cheminée pour une petite sieste. Philippe et Olivier restèrent seuls.

Le jour baissait. Un soleil rouge, sur lequel passaient de petits nuages de neige, descendait derrière les arbres noirs de l’avenue. Don Iñigo se mit à ronfler. Pas d’autre bruit dans cette maison morte.

Lentement, don Philippe se leva et alla à une fenêtre. Il releva le rideau, appuya sa tête à la vitre toute pleine d’une buée grise. Les feux du couchant entourèrent le profil pâle. Avec des reflets sanglants, ils jouèrent sur les cheveux noirs.

Une sorte de mollesse détendait en cet instant les traits volontaires du jeune homme. Ses yeux, errant sur le paysage d’hiver, rejoignaient les montagnes blanches, les dépassaient, allaient à la rencontre de conjectures mystérieuses, de buts insoupçonnés.

Surpris, anéanti devant sa beauté presque surhumaine, Olivier se sentait envahir, auprès de ce bizarre geôlier, par un malaise tout empreint de douceur vague. «Ah! don Philippe, tu as baisé tout à l’heure, avec une trop insistante ferveur, la main de ma fiancée, de cette Lucile que je n’ai jamais tant chérie qu’aujourd’hui. Je ne t’en ai pas voulu, cependant, de même que je n’arrive pas à t’en vouloir pour avoir usurpé ici mon autorité. Où s’arrêteront tes empiétements, terrible petit Saint-Just?»

À mesure que les rayons du soleil tournent au mauve noir, le profil de don Philippe se fait plus sombre. Il a fermé les yeux. Olivier songe au grand paysage intérieur qu’il doit, en cette minute, contempler. Y tient-il, lui, Olivier, une place? Et quelle place?

Sur le bureau, à portée de sa main, il y a un presse-papiers, un bloc de granit bleuâtre, irradié de micas lactescents. Olivier le soulève avec une sourde frénésie. Un seul geste, et le bloc de pierre aura fracassé la belle tempe mate. Le lourd prêtre qui ronfle dans les ténèbres, il lui aura vite réglé son compte. Et quand il se sera emparé du pistolet qu’il sait être dans la poche gauche de sa soutane, il n’aura qu’à sonner. C’est un Maïpure à sa merci qui entrera. Et alors, lui et Lucile seront libres, comme par le passé, avec, en plus, la conscience d’un trésor qu’ils n’avaient pas soupçonné.

Il songe à tout cela, Olivier de Préneste. Puis il sourit avec amertume. Usant d’infinies précautions, il repose le presse-papiers sur la table. Pas assez doucement, cependant. Le choc a suffi pour tirer don Philippe de sa rêverie.

De sa voix sèche, il a appelé:

— Maïpure.

Le serviteur muet est déjà là. Il s’incline, fait signe à Olivier de le suivre.

Et Olivier a obéi.


Le voici maintenant dans sa chambre. Maïpure a allumé la lampe. Mais Olivier l’a éteinte dès que la clef a été tournée au-dehors. Il n’y a plus que la lueur dansante d’un feu qui meurt. Olivier cherche son lit. Il cache sa tête dans l’oreiller. Est-ce le triste vent de décembre dans les sapins noirs. Est-ce lui qui pleure? On ne sait. Et puis, qu’importe!

La cendre a rongé la flamme. Il n’y a plus autour de la cheminée qu’un mince croissant orange, mais qui n’éclaire plus la chambre. Olivier peut rouvrir les yeux sans rencontrer du regard les détails abhorrés du monde tangible.

Puis, petit à petit, une plaque blanche naît sur le parquet, s’étend, grillagée de noir par les barreaux de la fenêtre. La triste lune des glaciers vient d’entrer dans le jardin de la sous-préfecture.

Olivier se lève en chancelant. Les cônes sombres des sapins sont poudrés de verglas. Au fond du parc, le gave, si glacé qu’il soit, laisse monter dans l’air une buée violâtre. Que cette nuit est froide! Qu’il doit être pur, le vent qui souffle là-haut, sur les monts! Et le père Laspoumadères, dans sa cellule. Cette association d’idées! Juste échelle des phénomènes sociaux.

La grande allée du parc est éclairée par la lune. C’est un fleuve de clarté entre les quais noirs des ifs et des troènes. Et voici deux formes sombres qui sortent de la maison, qui passent sous la fenêtre. Leurs têtes se touchent; le gravier bruit sous leurs pas; leurs mains s’enlacent et se désenlacent...


... Ah que ne donnerait Olivier pour savoir ce que don Philippe dit à Mlle de Mercœur!

CHAPITRE VII

LE VENT QUI VIENT D’OROCOPICHE

Dans la salle à manger, don Iñigo, au coin du feu, fumait un cigare. Il somnolait. Il n’entendit même pas rentrer les deux jeunes filles.

Mlle de Mercœur, le front dans ses mains, les coudes sur la table, contemplait d’un regard fixe sa compagne.

— Maïpure, dit celle-ci, après un moment de silence, va voir si nos chambres sont prêtes.

Le Caraïbe fit signe que oui. À pas lents, elles montèrent alors au premier étage. Elles ouvrirent la fenêtre, s’accoudèrent sans mot dire au balcon. Neuf heures du soir, dans la nuit claire et froide, sonnèrent à la cathédrale de Villeléon.

Allegria prit la main de Mlle de Mercœur, puis ferma la fenêtre. Le grand lit, drapé de rideaux sombres, occupait le milieu de la pièce. Allegria se dévêtit, quitta ses habits d’homme. Puis, drapée dans une grande robe blanche, à ramages noirs, elle vint s’asseoir près de la cheminée.

Lucile posa sa tête sur ses genoux.

Allegria caressa la belle chevelure blonde.

Sur la cheminée, un cadre brillait. Il contenait le portrait d’un splendide jeune homme, au nez busqué, aux yeux à la fois languissants et durs. Coiffé de la boïna à gland d’or, il était vêtu de la tunique des brigadiers espagnols, avec l’ordre de Charles III et la Toison d’Or. Sa main gauche, gantée de blanc, s’appuyait sur le pommeau de son épée.

Allegria prit le cadre. Elle passa son bras autour du corps de Lucile. Elle la baisa à la tempe.

— Regarde-le, murmura-t-elle. Est-il beau!

Et, toutes deux, elles répétèrent avec une ferveur indicible:

— Don Carlos. Ah! Don Carlos, notre roi.

Elles restèrent ainsi, enlacées devant le portrait du prince. Les yeux de Lucile se mouillaient de larmes. Plus forte ou plus nerveuse, Allegria conservait son dur regard fixe. Les cheveux de Lucile, dénoués, touchaient le sol.

— Tu es morte de fatigue, dit Allegria, couchons-nous, ma bien-aimée.

Lucile, agenouillée sur le tapis, enserra de ses bras nus les genoux de la jeune femme aux courtes boucles brunes.

— Pas avant, dit-elle, que tu m’aies raconté ce que tu m’as promis. Je veux savoir pourquoi, moi qui n’ai jamais ployé devant personne, je suis, en cet instant, à tes pieds, la plus faible des créatures, et la plus domptée.

Allegria la regarda avec une orgueilleuse ivresse.

— Il est vrai, je t’ai promis.

Elle réfléchit un instant encore, puis elle dit:

— Écoute donc. Et quand tu auras écouté, tu auras compris. Et quand tu auras compris, tu sauras ce qu’il te reste à faire.

Pour toute réponse, Lucile imprima un long baiser sur la main de sa compagne, sur cette main droite où brillait le diamant qui, cinq jours auparavant, avait arrêté le regard étonné d’Olivier de Préneste.


— Peut-être, cette bague, commença Allegria, tu la trouves belle. C’est un don de la princesse de Beïra. Tu as sans doute entendu parler de la princesse de Beïra? Elle a porté dans ses flancs le père de celui que, dans quelques jours, tu verras à Durango, au milieu d’un éclat et d’une gloire que n’assombriront pas de passagères disgrâces, notre roi bien-aimé, Charles VII.

«Non? Tu ne sais rien d’elle, vraiment? Petite, petite fille! Tu es noble pourtant. Noble, que dis-je? Ton sang est allié à celui de nos rois. Faut-il donc que ce soit moi, la fille d’un pauvre contrebandier basque, qui t’apprenne d’aussi graves choses!

«Sache donc qu’il y a juste quarante ans, les mêmes provinces, pour la même cause, luttaient contre les mêmes ennemis. Jamais, tu m’entends, les gens de Biscaye, de Guipuzcoa, de Navarre ou d’Alava n’admettront de voir un petit rat de cave sévillan ou carthagénois venir leur réclamer le droit du timbre ou du tabac. Ce que ne nous demandaient pas la grande reine castillane ni le grand roi aragonais, nous ne l’accorderons pas aux prévaricateurs de Serrano ou d’Alphonse XII. Mais j’ai tort, avec toi, de colorer de politique cette affaire. Des yeux comme les tiens ne doivent être sensibles qu’aux puissances du sentiment... Sois donc satisfaite, ô bien-aimée.

«Je m’appelle Allegria Detchart. Je suis née le 30 mars 1848, le jour même où naissait, à Leybach, en Illyrie, Charles-Marie de Los Dolores, notre roi, Don Carlos.

«Mon père, Pierre Detchart, était d’Iholdy, en France. Mais pour nous, il n’y a ni France ni Espagne. Il n’y a que les Basques, et tous les Basques sont carlistes.

«Mon père, comme Basque, était carliste. Mais il n’avait jamais eu l’occasion de servir sérieusement le roi Charles V, jusqu’au jour que je vais te dire. Ce jour-là, le marquis de Belzunce l’ayant convoqué, Pierre Detchart se trouva devant une jeune femme très belle et très triste:

«—Pierre, lui dit le marquis, cette dame est la princesse de Beïra. Elle va rejoindre son mari, le roi Charles V, en Espagne. Sa tête est mise à prix. La reine Christine offre trente mille francs à qui lui livrera la princesse. Aussi ai-je songé à toi pour la conduire à travers les sentiers de la montagne jusqu’au camp carliste.

«Mon père s’acquitta de sa mission. Trois jours après, la princesse de Beïra était dans les bras de Don Carlos. Quant à Pierre Detchart, parce qu’il est vrai qu’on se lie beaucoup plus par un service qu’on rend que par un service qu’on reçoit, à partir de ce moment, il ne vécut plus que pour le succès de la cause carliste.

«Je te dis, ma bien-aimée, brièvement ces choses, qui sont toute ma vie, à moi. Je me rappelle, dès que j’ai été à même de comprendre la valeur des mots, le soir, auprès du grand fleuve qui m’a vue naître, je relevais les manches de la chemise de mon cher papa. «Et ceci, père, demandais-je, en touchant sur son bras une longue raie rose, où était-ce?—À Huesca, où fut tué Irribaren.—Et ceci?—À Orduna.—Et ceci?—Au fort de Tarlés.» Quand l’infâme Maroto, par la trahison de Vergara, eut livré à Espartero les dernières forces carlistes, mon père appartenait aux troupes de Balmaceda, qui luttèrent jusqu’à la dernière extrémité. Sa situation était assez délicate: les gouvernements de Louis-Philippe et d’Isabelle se réclamaient mutuellement son extradition... Ah! il me l’a bien souvent raconté: la jour où il prit la mer, à bord d’une mauvaise chaloupe, près du Socoa, pour gagner, au large de Saint-Jean-de-Luz, un voilier qui tirait d’assez beaux revenus du sauvetage des carlistes, il n’avait plus que deux cartouches: l’une fut, à droite, pour un sous-officier christinos, l’autre pour un douanier français, à gauche.

«Auparavant, il avait baisé la main de sa souveraine et celle de son souverain:

«—Ah! tu me quittes, Pierre, avait dit Don Carlos.

«—Je vous quitte, Sire, mais c’est pour le bien commun. Vos fourmis doivent se disperser. Quand vous leur ferez signe de nouveau, elles accourront, avec, chacune, un grain de blé entre leurs mandibules... Dans cette guerre, les armées de Votre Majesté n’étaient réellement pas assez riches. Quand il n’y a qu’un oignon dans la soupe, il ne vient qu’un volontaire; mais, quand il y a du mouton, il en vient cent...

«—Ah! la prochaine guerre, dit Charles V avec un geste lassé. Tu seras mort, et moi aussi.

«—Peut-être, Sire, mais nos enfants vivront.

«—Tu n’es pas marié.

«—Je vais me marier immédiatement, Sire, et quand la bannière fleurdelisée flottera sur les monts vascongades, vous verrez accourir vers elle ou Pierre Detchart, ou son fils...

«—Je serai la marraine de ton premier-né, dit avec élan la princesse de Beïra, et retirant de son doigt un diamant, elle le tendit à mon père. Voici mon cadeau de baptême.

«Cette bague, la voilà.

«Mon père la mit dans un sachet de cuir qu’il portait, pendu à son cou, avec le scapulaire. Il ne fallait pas qu’on pût voir, en la possession d’un misérable émigrant, ce bijou de millionnaire. Quelquefois, la nuit, à l’avant du bateau qui l’emmenait vers l’Amérique, ou, quand la mer était grosse, dans l’entrepont infect, lui, le pauvre Basque, il ouvrait le petit sac de cuir, et la pierre brillait de tous ses feux, dans la paume noire de sa main fiévreuse.

«Papa avait pris son billet pour Montevideo. Mais, à la première escale, qui était la Guayra, il descendit à terre. Je crois que lui, la sobriété même, il but un peu trop dans un café du port. Il dut s’endormir. Quand il se réveilla dans la nuit brûlante, le navire des émigrants avait quitté le môle. Papa restait seul, sans un sou, dans une ville où les Basques n’émigraient pas encore.

«La Guayra sert de port à Caracas, la capitale du Venezuela, qui est plus loin, à l’intérieur des terres. Mon père y demeura huit jours, cirant les bottes des métis, faisant les courses. Puis on l’obligea à partir pour Ciudad Bolivar, en vue de remplir les formalités que l’autorité impose aux étrangers.

«Ciudad Bolivar est une belle ville, au centre de l’État de Guayana. Elle est bâtie en amphithéâtre, sur la rive sud de l’Orénoque. Mon père trouva d’abord une place de plongeur dans le meilleur hôtel de la ville. Ce métier ne lui plaisait guère, mais il savait, sitôt leur arrivée, les nouvelles d’Europe, et il était heureux de penser qu’au premier signal venu du Pays basque, il pourrait reprendre la mer. Au bout d’un mois, il avait déjà économisé le prix du voyage.

«On approchait de la saison humide. Un soir, comme il servait quatre dîneurs, mon père entendit les doléances de l’un d’eux. C’était le gérant des propriétés du général Oublion, gouverneur de l’État de Guayana. Cet homme était aux cent coups parce qu’il n’arrivait pas à trouver un surveillant européen qui consentît à demeurer, pendant l’époque des pluies, dans l’île d’Orocopiche, pour surveiller les plantations de pois et de maïs qu’y possédait le général.

«—Ce n’est pas drôle, comme métier, j’en conviens, disait-il. Mais c’est bien payé.

«Quand ils sortirent du restaurant, mon père suivit le gérant.

«—J’accepterais bien, moi, monsieur, lui dit-il dans l’ombre.

«Orocopiche est une grande île, située à trois heures de navigation de Bolivar, au milieu de l’Orénoque, qui a, en cet endroit, une lieue et demie de large. Elle est cultivée pendant la belle saison, puis, quand l’hiver approche, les cultivateurs la désertent. Elle est alors recouverte par les eaux jaunes et tristes de l’Orénoque, aux trois quarts. Seuls continuent à émerger, sur sa berge septentrionale, de grands rochers gris, entre lesquels coule une petite rivière, le rio Orocopiche.

«C’est là qu’on installa mon père, dans une cahute construite en bois d’alcornoque. On le laissa avec des vivres, deux bons fusils, des cartouches; pour mission, il avait à empêcher les Indiens riverains de venir piller les hangars où l’on entreposait pour l’hiver les instruments aratoires de la plantation.

«Tu penses comme sa vie put être drôle. L’isolement n’était rompu que par les incursions des pillards caraïbes de la rive nord. Les Caraïbes n’ont pas de fusils, mais ils ont des flèches empoisonnées. La tactique consiste à ne pas les laisser approcher à portée. Ils arrivent, en silence, sur des curiares, qui sont de grandes barques pontées... Petite, j’en ai vu, de ces curiares, brisés par une balle de winchester, faire eau, et les sauvages à tête rouge rouler dans les remous jaunes de l’Orénoque. C’est ainsi que nous avons, il y a vingt ans, pris contact avec Maïpure, ce bon Maïpure, qui vient de nous bassiner à merveille le grand lit tiède qui nous attend.

«Quand, au bout de six mois, les colons du général Oublion revinrent, mon père eut huit jours de congé, à plein traitement. Il alla les passer à Ciudad Bolivar. Le soir même de son arrivée, il entra dans le magasin de M. Lisbonne, le plus gros changeur du Venezuela.

«—Combien me donnez-vous de ceci? demanda-t-il, en entrouvrant un mouchoir à carreaux qui contenait un petit bloc terreux et rouge. Inutile de biaiser. Je sais que c’est de l’or.

«En réalité, il ne le savait pas du tout. Il le supposait seulement. Il en fut sûr, quand il vit le regard affectueux de M. Lisbonne.

«Alors, il se rendit à la poste, et il écrivit à son frère Eugène qui habitait Dancharinea, en France, ce simple mot: Arrive, en lui donnant son adresse.

«Il n’y a pas un Basque qui, recevant d’Amérique un ordre pareil, ne s’empresse d’obéir. Mon oncle Eugène vendit aussitôt sa petite maison. Il arriva juste à temps à Bolivar pour reprendre, avec mon père, la faction des mois d’hiver dans Orocopiche. Avant de repartir, ils avaient obtenu, grâce à l’intervention du général Oublion, la concession d’une lieue carrée de terre dans la partie septentrionale de l’île, pour la culture des pois moyennant une redevance annuelle de huit cents bolivars.

«Au bout de cinq ans, le général Oublion étant mort sans héritiers directs, le pays apprit avec étonnement que l’île d’Orocopiche était achetée par les frères Detchart. Ils vinrent, pour signer l’acte, à Bolivar, à bord d’un splendide voilier, le Don-Carlos, que mon oncle Eugène était allé chercher à Charleston. Le voilier était manœuvré uniquement par un équipage caraïbe. Mon père fut d’abord un peu surpris en le voyant armé de douze caronades de six, avec de la poudre plein les soutes. «Laisse faire!» répondit simplement Eugène Detchart, qui a toujours été prévoyant et taciturne.

«Ils ne devaient pas rester longtemps sans apprécier l’utilité de cette précaution.

«Leur demeure était déjà dans l’île à peu près telle que je l’ai connue. C’était, dominant les rochers nord d’Orocopiche, jamais submergés, une large maison en bois d’alcornoque, avec des soubassements rocheux. De là, on voyait les deux rives de l’Orénoque, et, quand le temps était beau, à l’ouest, la tache grise de l’île de Bernavelle.

«En bas était le corral, la grande enceinte où l’on enfermait, l’hiver, les troupeaux que l’été on laissait vagabonder dans l’île. Au milieu du corral s’élevaient les huttes où habitaient nos domestiques caraïbes, une soixantaine d’Indiens, hommes et femmes, qui étaient venus là, l’un après l’autre, comme en un lieu d’asile, et dont mon père et mon oncle n’ont jamais eu à se plaindre.

«Le Don-Carlos était mouillé tout à côté, dans une petite crique rocheuse, bien abritée. Il s’y balançait gravement parmi six beaux curiares, qui formaient, avec lui, la flotte de guerre et de commerce des frères Detchart.


«Un jour d’été, comme mon père et mon oncle, assis sous les tamariniers qui ombragent notre terrasse, étaient en train de jouer aux cartes, ils virent une barque à voile tourner la pointe rocheuse qui sert de môle au port. Ils n’ont jamais pu assister, sans tressaillir, à un tel spectacle, car ils entretenaient à Bolivar un homme à seule fin de venir leur annoncer, sitôt la nouvelle reçue, que la bannière du roi légitime flottait de nouveau sur les montagnes de Biscaye.

«Ce n’était pas l’annonciateur de la guerre de libération, c’était don Iñigo qui arrivait ainsi. Don Iñigo, qui ronfle en bas, après s’être ingurgité sa bonne pinte de vin de Jurançon, était alors premier vicaire de Santa Maria de Los Remedios, cathédrale de Ciudad Bolivar. Il venait souvent à Orocopiche, pour jouer aux cartes avec mon père et mon oncle, et aussi pour bénir la maison, la mine, le fleuve, les troupeaux.

«Cette fois, sa visite était moins désintéressée: il avait joué, les deux soirs précédents, chez le ministre des Finances de l’État, et perdu une cinquantaine de mille bolivars, sur une somme de cent mille francs envoyée de Rome pour l’érection d’une chapelle à sainte Rose de Lima.

«Sans sourciller, mon père sortit, et, revenant, mit entre les mains du brave prêtre pleurant d’émotion et de gratitude les cinquante mille bolivars sauveurs. Puis mon oncle lui demanda de leur expliquer les coups qui l’avaient ainsi mis à mal, ce que don Iñigo s’empressa de faire avec confusion.

«Le surlendemain, à la même heure, le premier vicaire était de nouveau à Orocopiche. Mon père le vit venir avec un petit battement de la paupière. Ce n’était pas ce à quoi il s’attendait: don Iñigo avait bien, le soir même, rejoué chez le ministre les cinquante mille bolivars, mais il en avait gagné cent mille. Immédiatement il avait comblé le déficit dans la souscription de sainte Rose. Il rapportait à mon père la somme que celui-ci lui avait prêtée.

«—Mais cela n’a qu’une mince importance, ajouta-t-il. Écoutez. Je remercie Dieu de m’avoir fourni aussi vite l’occasion de vous prouver que vous n’avez pas eu affaire à un ingrat.

«Les trois chaises se rapprochèrent. À voix basse, don Iñigo parla.

«Pendant la partie de cartes, chez le ministre des Finances, la conversation était venue sur les frères Detchart. Il y avait là le général gouverneur, les principaux fonctionnaires, deux ou trois gros armateurs. Les revenus des mines furent évalués à plus de six millions de bolivars.

«—Et songez, dit don José Rombiera, le ministre du Commerce, qu’ils ne paient par an qu’une redevance de huit cents bolivars. Encore un coup de cette canaille d’Oublion!

«Il fut décidé, d’un commun accord, que le contrat serait dénoncé, et que l’État de Guayana remettrait la main sur l’île d’Orocopiche et ses richesses.

«Mon père et mon oncle écoutaient gravement, fumant leurs pipes.

«—Comment s’y prendront-ils? murmura Eugène Detchart.

«—Vous allez, d’ici à deux jours, dit don Iñigo, recevoir une convocation vous priant de vous rendre chez le général gouverneur, pour affaire vous concernant. Là, il est vraisemblable que vous serez proprement ligotés, et dirigés vers un lieu qu’on a omis de me révéler, mais où vous resterez, je pense, assez longtemps pour oublier jusqu’à votre nom.

«—Eh bien! dit mon oncle, nous allons tout préparer pour être exacts au rendez-vous, et même un peu en avance.

«Le lendemain, par un beau soleil, battant à sa corne le pavillon fleurdelisé d’or, le Don-Carlos s’embossait devant Ciudad Bolivar. Sa première bordée envoya au fond de l’eau la flotte de l’État de Guayana. La seconde bordée fut équitablement répartie entre le parlement, les casernes et le palais du général gouverneur. Un quart d’heure après, le gouvernement était tombé et le drapeau blanc hissé sur la citadelle. Ni Pierre ni Eugène Detchart ne voulurent accepter le pouvoir, que vinrent leur offrir, à bord du Don-Carlos, douze plénipotentiaires plus dorés que des oiseaux-lyres.

«Ils se bornèrent à leur faire signer un bon petit traité et, comme ils n’avaient pas plus que de raison confiance dans ces signatures, ils prirent leurs précautions pour qu’elles ne fussent pas reniées un jour. Les forteresses de Bolivar furent démantelées et leur matériel, canons et munitions, transporté à Orocopiche. L’armée fut réduite à un général, deux colonels et vingt-quatre hommes. Enfin la propriété de l’île fut reconnue aux frères Detchart par une clause spéciale que le parlement ratifia le lendemain à l’unanimité.

«Un des quatorze points du traité prescrivait la nomination de don Iñigo comme archiprêtre de la ville. Mais, en vrai sage, il n’accepta pas son poste, se contenta de l’honorariat, et vint habiter l’île. Depuis, il ne nous a plus quittés. Brave homme! Écoute-le. C’est son ronflement qui secoue les cloisons de la sous-préfecture.

«Le gouvernement défunt de Guayana avait exagéré en estimant à six millions de bolivars le revenu de mon père et de mon oncle. Aujourd’hui, ce chiffre doit être à peu près exact. C’est te dire, cependant, que mon père n’eut pas beaucoup de peine à trouver ce qu’il lui fallait, parmi l’aristocratie de Bolivar, quand il jugea que le temps était venu de prendre femme. Il sentait décliner ses forces. Il était encore jeune, quarante-cinq ans, mais on ne mène pas impunément la vie qu’il avait menée jusqu’alors. Il se maria donc. Je ne parlerai pas de ma mère. Je me bornerai à te dire qu’elle était belle, et qu’elle est morte. Le 30 mars 1848, jour où je naquis, mon père eut aux yeux de grosses larmes en voyant que je n’étais pas un garçon. Il ne m’en appela pas moins Allegria, en témoignage de joie, et en souvenir de la bourgade basque où, pour la première fois, il avait baisé la main de son roi. Sur son ordre, les canons de l’île tonnèrent vingt et une fois, faisant s’envoler en tous sens les perruches bleues et les arozeros noir et jaune. Ah! s’il avait pu savoir que le même jour, à la même heure, naissait en Illyrie le prince dont nous baisons toutes deux, en cette minute, le portrait, comme il eût fait décupler la ration de poudre, le pauvre homme!


«Un jour, j’avais dix ans, ma mère était déjà morte, Pierre Detchart ne se leva pas. Il nous fit venir auprès de son lit, moi, et mon oncle Eugène qui, je me rappelle, tortillait entre ses gros doigts émus une chevelure blonde de maïs.

«—C’est fini, dit-il, je ne reverrai pas l’arbre de Guernica. Tu m’entends, Eugène: c’est moi qui ai trouvé l’or, c’est à moi d’ordonner, bien que je sois le cadet. Eh bien, écoute: si notre roi rentre dans les provinces basques avant que la petite ait vingt et un ans, vends l’île à la banque Morgan. Ils en connaissent le prix, ils te la paieront à sa valeur. Mets le tout en dépôt à la banque Gomez, de Bayonne, et pars avec Allegria et don Iñigo. Tu les laisseras tous les deux en France. Tu iras, toi, trouver le prince. Tu lui diras: «J’ai telle somme à votre disposition. Il faut beaucoup d’argent maintenant dans les guerres.» Puis, tu feras ton devoir, en refusant d’accepter, pour prix d’un service qui n’en est pas un, tout autre emploi que celui que peut tenir un pauvre montagnard. Mais...—et les yeux du moribond brillèrent,—si Don Carlos ne reparaît pas en Espagne avant 1870, date à laquelle Allegria aura vingt et un ans, eh bien! alors, alors, Eugène, quelque prix qu’il puisse t’en coûter, tu laisseras ta nièce partir seule, avec le voilier et un équipage choisi parmi nos meilleurs Caraïbes. Toi, Eugène, tu resteras ici, à produire sans trêve l’or pour la banque Gomez. Il faut beaucoup d’or dans les guerres européennes, et celle-là sera dure.

«Quant à toi, dit-il, en tournant vers moi son regard brûlant, je n’ai pas besoin de te répéter, Allegria, petite Allegria, ce que je t’ai dit depuis que tu as l’âge de me comprendre... Et ton oncle, ton père maintenant, a dix ans devant lui pour te répéter chaque jour comment une fille basque doit servir Don Carlos.

«Il prit nos deux mains, ma bien-aimée, les baisa, puis les croisa sur son cœur. Il y avait à mon doigt le diamant de la princesse de Beïra. Alors il baisa aussi la bague, avec un immense sourire calme. Puis ayant prié don Iñigo, qui pleurait comme je n’ai jamais vu pleurer d’homme, de faire entrer les Caraïbes, il nous bénit. Il eut encore la force de demander qu’on donnât au bateau qui nous emmènerait combattre le nom de San-Esteban, parce que le jour où il mourait était le 26 décembre, jour de la fête de saint Étienne. Et puis... Et puis, c’est tout.»


Allegria resta un instant sans mot dire. Elle retira de son doigt la bague de la princesse de Beïra et, lentement, la passa au doigt de Lucile. Le feu mourant du foyer teinta la pierre de lueurs sanglantes.

Elle reprit:

— Ce que j’ai fait depuis, au service de Don Carlos, tu en connais une part. Le reste, tu l’apprendras par d’autres que par moi. Il y a des choses que la modestie m’empêcherait de te dire. D’autres, Lucile, la pudeur...

— Ah! quelque chose que tu aies pu faire, tu auras toujours eu raison, murmura avec élan Mlle de Mercœur.

— Je le sais, répondit durement l’orgueilleuse fille en regardant sa tendre compagne. J’ai sacrifié pour commencer une fortune, et une fortune qui n’avait pas besoin d’être lavée...

Lucile inclina la tête. La petite-fille de Sylvestre Grattecap cacha ses yeux contre la gorge de la fille de Pierre Detchart.

— Cela n’est rien, c’est le moins qu’on puisse faire. Tu le sauras un jour, amie, dit Allegria d’une voix douce. N’aie crainte...

Elles étaient maintenant debout devant le feu mort, dans la chambre ténébreuse qu’un froid mortel commençait à gagner.

Elle saisit dans ses bras Lucile et l’y serra avec une frénésie sauvage.

— N’aie crainte, reprit-elle, aie confiance, c’est moi qui te l’ordonne. Même là-bas, tu entendras les fauteurs de découragement et de panique. C’est vrai, le grand Zumalacarreguy n’est plus. Cabrera a trahi. Santa-Cruz est prisonnier à Lille. Andechaga est mort. Les hordes sans dieu ont pris Pampelune... Mais les pâtres d’Alava et les marins de Biscaye sont debout. Le vieux Valdespina commande toujours le régiment du Cid, Mendiri les gens d’Urbistondo, Calderon les Navarrais, Dorregaray est à la tête des vaillants de la montagne.... Ah! petite, petite fille, dis-moi, dis-moi que j’ai eu raison...


Lucile l’embrassa en frissonnant.

CHAPITRE VIII

QUATRE HEURES SONNENT A ELIZONDO

Le lundi 13 décembre 1875, MM. Littré et Jules Ferry, de la loge «La Clémente Amitié», prirent le premier train pour Versailles. Ils étaient porteurs de la lettre adressée, le jeudi précédent, au Grand-Orient de France, par «Les Admirateurs du Marboré».

Dans les couloirs de l’Assemblée, ils rencontrèrent MM. Ernest Picard et Lockroy, qui s’entretenaient de l’élection des inamovibles. Ils leur firent lire la lettre.

— Nous cherchons Gambetta, dit M. Littré. Avec un document pareil à sa disposition, il met demain le ministère en minorité.

M. Ernest Picard tournait et retournait la lettre. Il ne parvenait pas à cacher qu’elle l’amusait prodigieusement.

— Vous allez encore vous faire moquer de vous, fit avec ironie M. Lockroy, mâchonnant son cigare.

— C’est ce que nous verrons, dit M. Jules Ferry, vexé. Mais voici Gambetta.

Le grand tribun s’avançait, en roulant, le visage congestionné. Ils allèrent à sa rencontre.

— Savez-vous ce que nous vous apportons? firent-ils ensemble.

— Et savez-vous ce que contient cette note? dit M. Gambetta qui brandissait une feuille de papier au-dessus de sa tête.

Ils dirent, tous trois ensemble:

— De quoi faire sauter le ministère.

Puis ils se regardèrent avec étonnement, échangèrent leurs documents. Ils se référaient tous deux à l’affaire Laspoumadères. Mais celui de M. Gambetta, plus récent, contenait, avec le récit de la condamnation du vénérable de Villeléon, quelques détails plus précis sur les agissements du sous-préfet de cette ville.

— C’est grave, excessivement grave, murmura M. Gambetta. Venez, il faut, d’urgence, réunir nos amis.

Et ils sortirent, tête haute, sous l’œil narquois de MM. Ernest Picard et Lockroy.


Vers une heure, les représentants de l’extrême gauche achevaient, à l’hôtel du Cheval-Rouge, un déjeuner copieusement arrosé. Outre MM. Gambetta, Littré et Ferry, il y avait, réunis autour de la table, MM. Naquet, Vernhes, Maigne, Boysset, Madier de Montjau, Peyrat, et l’inévitable M. Barodet.

— C’est entendu, dit M. Gambetta. Je fonce droit. Je déchire les trames laborieusement tissées par les Jules Simon et autres endormeurs. Et voici ce que je leur envoie comme bouquet.

Et, les deux poings sur la table, le visage et la voix enflammés, il leur offrit la primeur de la péroraison fameuse que des raisons de tactique parlementaire devaient faire renvoyer au 4 mai suivant:

... Vous sentez donc, vous avouez donc qu’il y a une chose qui, à l’égal de l’ancien régime, répugne aux paysans de France, c’est la domination du cléricalisme... Vous avez raison, et c’est pour cela que du haut de cette tribune je le dis, pour que cela devienne précisément votre condamnation devant le suffrage universel, et je ne fais que traduire les sentiments du peuple de France en disant du cléricalisme ce qu’en disait un jour mon ami Peyrat: le cléricalisme, voilà l’ennemi.

— Bravo, bravo! dit l’ami Peyrat.

— Bravo, bravo! dirent les autres.

— Oui, mais, pratiquement, que décidons-nous? susurra M. Naquet.

Le grand orateur le foudroya du regard.

— J’irai, proposa M. Madier de Montjau, trouver Victor Hugo. Je lui demanderai d’écrire un poème flétrissant l’intolérance:

Bien! dit Laubardemont. Va! dit Torquemada.

«L’effet serait énorme, surtout à l’étranger.

— Oui, mais, pendant ce temps, le brave Laspoumadères continuera à moisir en prison, ricana M. Naquet.

— Vous critiquez toujours, Naquet, dit aigrement M. Gambetta. Proposez quelque chose, au moins.

— C’est précisément ce que je vous demande la permission de faire, cher ami, répondit mielleusement le petit homme. Voici. Je propose d’agir immédiatement, et de trois façons. Vous, qui êtes notre chef incontesté, vous allez, en vous attelant à votre discours de demain, vous charger de l’essentiel, qui est,—et il jeta un regard ironique autour de lui,—je pense que nous sommes tous bien d’accord, de nous débarrasser du ministère. Premier point. Second point: deux ou trois d’entre nous se rendront tout à l’heure chez M. Buffet, et lui demanderont à brûle-pourpoint, sur les faits révélés par les documents que nous mettons sous ses yeux, des explications qu’il ne pourra nous refuser et que nous vous rapporterons aussitôt. Enfin, troisième point, le plus important à mon avis, une délégation composée de trois d’entre nous quittera ce soir même Paris. Elle sera mercredi à Villeléon, procédera sur place à une enquête; les résultats de cette enquête seront comparés avec les explications fournies d’autre part à nos amis par M. Buffet. Inutile d’ajouter que les frais du voyage seront supportés par la caisse de propagande radicale.

Tout le monde applaudit à un projet aussi habile. M. Gambetta lui-même daigna approuver. On désigna, pour Villeléon, MM. Verhnes et Peyrat, avec, pour chef, M. Madier de Montjau, qui avait l’habitude des voyages et était un amateur forcené de ce genre de croisades. Les autres se levèrent pour se rendre immédiatement au ministère de l’Intérieur. Le soin de régler l’addition fut laissé, d’un accord tacite, au bon M. Littré, qui avait été heureux d’annoncer à ses amis, au cours du repas, la cinquantième édition de son très remarquable Dictionnaire de la langue française.


M. Buffet était dans son cabinet, compulsant un dossier avec mauvaise humeur. On annonça le duc Decazes.

— Mon cher président et ami, dit le ministre des Affaires étrangères, excusez-moi de vous déranger. Mais la chose est d’importance; je suis venu moi-même...

M. Buffet l’arrêta d’un geste.

— Je sais, dit-il. Vous venez de recevoir la visite de l’ambassadeur d’Espagne.

— Le marquis de la Vega de Armijo sort effectivement de chez moi, dit M. Decazes.

— Il vous a apporté la protestation de son gouvernement contre les agissements du sous-préfet de Villeléon.

— Vous êtes au courant?

— Je suis au courant: toute une armée carliste se dérobant, en utilisant la frontière française, à l’étreinte de l’armée du général Martinez Campos. Plus d’armes et de vivres fournis en huit jours aux carlistes qu’en deux années. Vous voyez, je suis au courant.

— Que répondre? dit le duc Decazes.

— Et s’il n’y avait que des complications d’ordre diplomatique! grinça M. Buffet, en assenant un coup de poing sur son dossier. Mais, tenez, parcourez cela.

— Ce M. de Préneste est fou, dit le ministre des Affaires étrangères, après avoir lu.

— Il n’y a pas trois semaines, je l’avais à Paris, dans mon cabinet, dit M. Buffet. Un jeune homme calme, en apparence, trop calme même... Qui aurait pu prévoir?

— Les gauches ne vont pas manquer d’utiliser ces déplorables incidents..., dit M. Decazes.

Au même instant, l’huissier présentait au ministre de l’Intérieur la carte de M. Jules Ferry; MM. Maigne, Boysset, Naquet et Barodet y avaient inscrit leurs noms.

— Je vous laisse avec ces messieurs, dit le duc Decazes prudemment.


Olivier de Préneste se réveilla, comme la pendule de sa chambre sonnait huit heures.

«Maïpure est en retard pour m’apporter mon déjeuner», pensa-t-il.

Il attendit un quart d’heure, puis se leva, assez mal à son aise.

Il alla vers la porte. Elle n’était point fermée à clef. Il tressaillit désagréablement.

Il s’habilla au galop, descendit l’escalier. Le mystère des maisons vides l’étreignit durant cette descente.

Dans le cabinet, dans la salle-chapelle, personne. Un petit domestique dormait dans la cuisine. Olivier le secoua rudement.

— Ils sont partis?

L’enfant roulait des yeux terrifiés.

— Parleras-tu!

— Ils sont partis. Le monsieur, la dame et le curé.

— Quand cela?

— Vers trois heures du matin. Il y avait des mules dans la cour, avec deux hommes. On m’a réveillé pour faire chauffer le lait. J’ai ciré les bottes de don Iñigo. Puis ils sont partis; je me suis endormi.

— Eh bien, rendors-toi, imbécile.

Olivier revint dans le cabinet. Des papiers traînaient sur le bureau. Il les parcourut.

Préfet Basses-Pyrénées arrivera vendredi 17 décembre à Villeléon pour enquête, disait un télégramme officiel. Services sous-préfecture sont confiés en attendant à M. Castelain, sous-préfet Oloron-Sainte-Marie. Et c’était signé: Louis Buffet.

«Ah! se dit Olivier, quel charmant homme! Il ne m’a pas encore révoqué.»

Il lut ensuite une note de la mairie, datée du 16 au soir. On avertissait le sous-préfet de l’arrivée pour le 17 d’une commission d’enquête parlementaire présidée par M. Madier de Montjau, député à l’Assemblée nationale.

M. de Préneste haussa les épaules.

— À un autre! dit-il.


Suis sans nouvelles. Inquiète au possible. Pars ce soir pour Villeléon, disait une dépêche, datée du 15 décembre et signée: H. de Mercœur.

Olivier eut un rire nerveux.

— Tout ce monde va être ici ce soir, murmura-t-il. Je suis curieux de savoir ce que je vais bien pouvoir leur raconter.

Il mit un peu d’ordre sur le bureau, parcourut quelques dossiers en souffrance.

«Je crois réellement que je n’aurais pas fait un trop mauvais sous-préfet», pensa-t-il, avec un sourire amer.

Sur ce, il prit son chapeau et sortit. Il commença par se rendre dans le jardin, suivit l’allée qu’il avait vu suivre à Mlle de Mercœur et à don Philippe. Avec une âpre joie, il mit ses pas dans leurs pas.

Puis, contournant le bâtiment, il se trouva devant la porte d’entrée. Il contempla la maison silencieuse.

— Allons faire un tour en ville, ricana-t-il.

Deux ou trois de ses administrés le croisèrent. Il salua. On lui rendit à peine son salut.

«Drôle de façon de se promener dans sa bonne ville», pensa-t-il.

Il n’avait aucune acrimonie. Seulement, une immense lassitude.

Devant une maison, un cabriolet était arrêté.

— À qui cette voiture? demanda-t-il à un homme qui fendait du bois sur le seuil de la porte.

— Au docteur Hariste, lui fut-il répondu.

Il se souvint:

«Le docteur Hariste. Ah! oui: je ne l’ai pas proposé pour le poste de médecin de l’hôpital. Encore un qui doit me porter dans son cœur.»

Au même instant, le docteur Hariste sortait. C’était un petit vieillard à l’allure gauche et timide.

— Vous faites vos visites, docteur? dit M. de Préneste.

— Il faut bien, monsieur, dit humblement le vieillard.

Et il ajouta avec timidité:

— C’est bien à M. Philippe que j’ai l’honneur de parler?

— Plaît-il? fit Olivier.

— À M. Philippe, le parent de M. le sous-préfet.

«Ah oui! pensa M. de Préneste, le parent dont le docteur Harancot avait bien voulu accepter de soigner les troubles mentaux.»

— Je suis en effet M. Philippe.

Ils se regardèrent, le docteur de plus en plus embarrassé, Olivier avec une forte envie de rire.

— Alors, ça va mieux? put enfin articuler M. Hariste.

— Beaucoup mieux, dit Olivier. Voyez, on m’a permis même une petite sortie.

— M. Harancot a bien l’habitude de ces choses, dit le pauvre médecin.

«Ah! pensa Olivier, devant une telle résignation, le brave homme!»

— Vous avez là une bien jolie jument, docteur, dit-il, pour changer la conversation.

— Miquette est certainement une belle bête, dit M. Hariste, heureux, lui aussi, de s’évader. Il y a seulement six ans elle ne craignait aucune comparaison avec les autres juments du canton. Mais elle se fait vieille. Aujourd’hui, j’ai une course assez longue à lui demander; je serai certainement obligé de la bouchonner moi-même au retour.

— Vous allez loin, docteur?

— Jusqu’à Sarce, à douze kilomètres, à deux lieues de la frontière, dit M. Hariste. Un cas de scarlatine.

— Voulez-vous m’emmener avec vous? demanda Olivier. Cette course au grand air me ferait du bien...

«Je serai toujours assez tôt de retour, pour ce qui m’attend ici», pensa-t-il.

— Mais bien volontiers, monsieur, dit le docteur Hariste, seulement...

— Seulement?

— Vous ferez peut-être bien de prendre un manteau. Nous ne rentrerons pas avant quatre heures, et il fait froid, là-bas, vu l’altitude.

— Bah! dit Olivier, je partagerai avec vous cette belle couverture.


Miquette avait un petit trot sec et volontaire. Au bout d’une lieue, le docteur Hariste en était déjà aux confidences.

— Je puis bien le dire, monsieur, ç’a été pour moi une grande déception. Car enfin, le docteur Harancot n’avait pas mes titres. J’ai été interne à Bordeaux, monsieur. Et lui a échoué à l’externat. En plus, je suis marié, et il est garçon.

— Vous avez des enfants, monsieur Hariste?

— Une fille, monsieur, j’avais une fille; elle est morte en couches.

— Et votre femme?

— Ma femme, ma femme, dit M. Hariste. Ah! on a bien dû vous en parler aussi.

Il le regardait en dessous, avec un pauvre air sournois.

— Je vous assure..., dit Olivier gêné.

— Oh! je puis bien vous le dire. On vous le dirait tôt ou tard. Autant que ce soit moi. Ma femme vit toujours, mais nous ne nous entendons pas très bien. Elle continue à m’en vouloir.

— À vous en vouloir?

— Oui, il y a vingt ans, elle n’était déjà plus toute jeune, elle est partie avec un écarteur. Au bout d’un an, elle est revenue. Si vous l’aviez vue, la malheureuse! J’ai pardonné. Un mois après, elle me faisait des scènes, parce que la maison, cela se comprend, n’avait pas été tenue pendant son absence comme elle aurait dû l’être. Cela dure toujours... Là! Miquette, là!...

«Cela dure toujours, continua M. Hariste. Je ne peux pas lui en vouloir. Sa responsabilité est très atténuée. La frontière toute proche, vous savez. Il ne faut jamais mettre une femme à même de faire un coup de tête. La frontière toute proche...»

— La frontière toute proche! murmura Olivier.

— N’empêche que, quand on m’a préféré le docteur Harancot, j’ai compris, acheva M. Hariste. Ce poste-là, c’est un poste quasi de fonctionnaire. Les fonctionnaires doivent avoir une vie privée irréprochable.


Olivier de Préneste ne dit rien. Le trot de Miquette était plus rapide. On arriva à une maison basse, perdue au milieu des sapins.

— C’est ici, dit le docteur Hariste.

Il attacha la jument par la bride à un arbre mort.

— Je ne serai pas longtemps. Ce sont de pauvres gens. Je crois que vous serez mieux dehors, à m’attendre.

Olivier resta immobile quelques minutes. Plus tard, il a cherché à se rappeler ce que furent alors ses pensées. Il n’a jamais pu y parvenir.

La route s’élevait. Le faîte d’une petite côte lui barrait la vue. Une bizarre envie de voir lui vint. Il gravit la crête.

Au sommet, rien, le ciel blanc, un paysage ravagé par l’hiver. À droite, un boqueteau de chênes nains.

Olivier laissa la route, il s’enfonça dans le bois. Et, tout d’un coup, il se mit à courir...

Quand il s’arrêta, il essaya d’apercevoir la route qu’il avait quittée. Il ne la vit plus. Il marcha, trébuchant dans les fougères et les genêts. Puis il trouva une autre route. Il la suivit.

«Deux jours plus tôt, il avait neigé. Le sol était d’un blanc sordide. Des ruisseaux pleurants le rayaient de noir. Aux ronciers du chemin, il y avait encore des mûres.

«On va bien loin quand on est lassé!» disait à M. Fierdrap Mlle de Percy, la vieille amie du chevalier des Touches. Jamais M. de Préneste ne s’était senti aussi lassé. Jamais pourtant il n’avait marché aussi longtemps, du même pas soutenu et régulier de somnambule.

On ne voyait pas le soleil. À peine arrivait-on à deviner, dans le ciel blême, l’endroit où il en était de sa course.

«M. de Nadaillac, Mme de Mercœur et M. Madier de Montjau sont sur le point de prendre, à Puyoô, la diligence pour Villeléon. Ils auront tout le temps de lier connaissance en route», pensa Olivier.

Cette idée baroque le fit rire, rire très fort. Une pie s’envola d’un petit champ de maïs qui alignait ses piteux piquets jaunes.

M. de Préneste allait, indifférent aux grandes lignes du paysage, attentif seulement aux détails. De temps à autre, un merle, devant lui, émergeait d’un buisson et traversait la route en trottinant, petit oiseau transi. Sur le pieu d’une claie, Olivier vit un rouge-gorge immobile. «Tu ne sais pas pourquoi tu es ici, semblait-il lui dire. Moi non plus, mais, du moins, je ne bouge pas.»

Le sentier montait, puis descendait, sans motifs avouables. Les souliers vernis d’Olivier supportaient mal cette course en montagne. Il haleta en montant une côte plus rude que les autres, puis, quand il en eut atteint le sommet, un vent aigre se mit à secouer les ronces, ridant l’eau morte des fossés.

M. de Préneste frissonna. Il s’assit sur une borne. Il ne lut pas les indications qu’elle portait. Il vit seulement qu’elles étaient en langue espagnole. Il avait franchi la frontière. Depuis où, depuis quand? Il ne savait...

Il reprit sa marche. Maintenant, il avait franchement froid. Et, cependant, sa tête brûlait. Il avait soif. Une petite cascade coulait au flanc d’un rocher. Il baigna ses mains, son front, enleva avec son mouchoir mouillé une tache de glaise rouge qui maculait le genou de son pantalon.

Une autre borne. Il s’assit encore, réfléchit à des choses vagues. Sa montre marquait trois heures. Il tira de ses poches quelques papiers: la note acquittée de la pension Primatice, des lettres d’indifférents, un court billet de Mlle de Mercœur.

Il les déchira méthodiquement, et, se penchant sur le parapet de la route, qui était maintenant en corniche, il les éparpilla dans le vent.

«J’ai laissé mes cinq billets de mille francs dans Volupté», se souvint-il. Avec un détachement complet, il dénombra le peu d’argent qu’il avait sur lui: deux ou trois pièces d’or, quelque menue monnaie.

À mesure qu’Olivier se sentait plus fatigué, le terrain s’accidentait davantage. La brume qui, tout le jour, avait voilé les montagnes, s’écarta. Elles surgirent de tous côtés, immenses et blanches, sous le ciel brun.

Ah! quelle force folle le pousse, ce jeune homme en pantalon gris perle à sous-pieds, en fine redingote, en chaussures vernies, quelle force le pousse à escalader, dans ce morne soir qui tombe, les sentiers les plus désertiques du Baztan!...


Soudain, celui qu’il suivait s’élargit et se mit à descendre en longs lacets.

Une vallée s’ouvrait, comme un trou gris. À l’horizon, très loin, une couronne de montagnes sombres.

Sur leurs crêtes, Olivier crut voir un point jaune et clignotant. Puis il en vit deux, puis trois. À mesure que l’obscurité tombait, ces points-là devinrent roses, puis rouges.

Des maisons qui brûlaient... des villages... peut-être. Et cet affreux silence. Ah! si seulement on avait entendu le canon.

Olivier accéléra sa marche. Il claquait des dents.

«Si je trébuche, se dit-il, je ne me relèverai pas.»

Il ne trébucha pas. Il s’arrêta.

Éclairée d’une dernière lueur, une ville venait de lui apparaître. Une ville, ou plutôt une grosse bourgade, aux toits noirs, aux murs rougeâtres. Au centre, un clocher carré, avec un toit en coupole.

Olivier reconnut le clocher. Où donc l’avait-il vu? Ah! oui! dans sa chambre, à Villeléon. Une photographie, avec cette légende: Elizondo, capitale du Baztan.

Au même instant, un son clair retentit dans la nuit à peu près totale. Un coup, deux, trois, quatre coups tintèrent au clocher.

Olivier se mit à courir vers la ville. Et il comprit qu’il avait peur.

Devant lui, à une cinquantaine de mètres, sur la route qui faisait un coude, il lui sembla voir des ombres s’agiter. Il courut plus vite droit vers elles.

— Halte! cria une voix sonore.

En même temps, un bruit sec. Le bruit d’un fusil qu’on arme.

Olivier s’était arrêté.

— Pour Don Alphonse ou pour Don Carlos? dit une voix.

Olivier ne comprit pas tout d’abord. Il passa une main sur son front. La ville était tout près, à cinq cents mètres à peine. Maintenant, on ne distinguait plus le ciel des monts. Seuls, les points rouges, là-bas, permettaient de délimiter la tragique ligne des terres.

Un autre bruit sec. Un second fusil venait de s’armer.

— Pour Don Alphonse ou pour Don Carlos? répéta la voix. Et on sentait que c’était la dernière fois qu’elle interrogeait ainsi.

Alors, Olivier sourit. Il chercha ses gants dans sa poche, boutonna sa redingote... Puis, sur un ton dont l’indifférence le combla de surprise, il répondit:

— Pour Don Carlos!

DEUXIÈME PARTIE

OLIVIER

CHAPITRE PREMIER

LES PROPOS DU BRIGADIER GAMUNDI

Le capitaine Charles de Setubal, du 3e bataillon guipuzcoan, chargé du mess de l’état-major de la brigade Gamundi, était en train de procéder à l’installation de la table pour le repas du soir. Il y avait deux invités et on fêtait, en outre, l’heureuse issue de la retraite de l’armée Perula, à laquelle appartenait la brigade Gamundi.

Le capitaine surveillait son ordonnance, qui disposait les couverts.

— Ici, le brigadier, à sa place habituelle. En face de lui, mon frère, le commandant Xavier de Setubal. Ici, le lieutenant de Mondragon. Là, le capitaine Narvaez. Là, le capitaine Tristan de Setubal. Là, le lieutenant de Sabradiel. Moi, ici, à la droite du général. Ici, M. Olivier de Préneste...

Il jeta un coup d’œil satisfait sur la nappe blanche parée de bruyères roses.

Un bruit joyeux de rires. Le commandant de Setubal, aide de camp de Charles VII, pénétra dans la salle, en compagnie des capitaines Narvaez et Tristan de Setubal et du lieutenant de Mondragon. Xavier de Setubal venait d’arriver du Quartier Royal de Durango, avec mission de voir dans quelles conditions l’armée Perula, dont la brigade Gamundi formait l’aile marchante de droite, avait effectué sa retraite à travers le Baztan. Tristan de Setubal commandait les deux escadrons de hussards qui composaient la cavalerie de la brigade, Narvaez son artillerie, Alphonse de Mondragon assurait la liaison entre les différentes armes. Le plus âgé n’avait pas trente ans. Ils étaient tous heureux de ces heures de répit, devant une bonne table, avant les combats du lendemain.

Ils écoutaient avec joie Xavier de Setubal, qui leur racontait comment avait été montée la farce énorme de la sous-préfecture de Villeléon, grâce à laquelle Perula avait pu accomplir son escapade à la barbe de l’armée de Martinez Campos et du cordon de troupes du maréchal de Mac-Mahon. Eux-mêmes venaient de lui apprendre que la victime de cette mystification, arrêtée vers quatre heures par un petit poste carliste, se trouvait à Elizondo.

— Il paraît que c’est toi qui l’as interrogé? dit Xavier à son frère Charles. Pauvre garçon, comment est-il?

— Vous allez le voir, répondit avec une certaine gravité Charles de Setubal. Le brigadier m’a donné l’ordre de l’inviter à dîner.

Au même instant, le général Gamundi entrait.

Il était très grand. Une moustache raide et blanche lui barrait sa face de vieux compagnon de Zumalacarreguy. Ses bottes crottées décelaient une récente visite aux avant-postes. Il portait, avec la boïna bleue à houppe d’or, la tunique sombre des brigadiers généraux, sans décorations, sans autre insigne que, brodé sur la poitrine, à gauche, le scapulaire au cœur enflammé, entouré de la devise: Arrête, le cœur de Jésus est avec moi.

— Bonsoir, messieurs, dit-il.

Et, s’approchant de la cheminée, il présenta à la flamme ses mains rêches.

— Commandant de Setubal, bonsoir! Vous arrivez de Durango?

— À la minute, mon général. Et je suis heureux de vous apporter toutes les félicitations de Sa Majesté pour le beau mouvement que vous venez de réussir.

— Don Carlos est sans doute trop occupé pour venir lui-même complimenter ses braves troupes, laissa tomber Gamundi.

Xavier de Setubal rougit.

— Sa Majesté a, en effet, tous ces temps-ci des sujets de préoccupation assez graves.

— L’organisation d’un nouveau bal, je présume, dit le brigadier.

Xavier ne répondit pas. Le vieillard lui prit la main.

— Il reste entendu que j’ai le plus grand plaisir à vous voir ici, commandant de Setubal, dit-il.

Il se tourna vers Charles de Setubal.

— Et notre invité?

— Il est avec le lieutenant de Sabradiel, mon général. Les habits du pauvre garçon étaient dans un état lamentable. Sabradiel, qui est de sa taille, lui a offert une tenue de rechange. Il doit être en train de la revêtir.

— J’ai pensé, messieurs, dit lentement Gamundi, que, puisque le hasard nous a envoyé ce monsieur, il était bon de l’accueillir avec toute la courtoisie désirable. Notre succès a fait son infortune, et, entre nous, il est fondé à dire qu’on n’a peut-être pas agi avec lui fort correctement. J’ajoute qu’il appartient, paraît-il, à une des meilleures familles françaises, et je présume, ajouta le vieux plébéien avec une nuance d’ironie, qu’une telle considération n’est pas pour vous laisser indifférents.

Les jeunes officiers étaient devenus graves. Peut-être entrevoyaient-ils le côté pile d’une plaisanterie dont le côté face les avait tant divertis tout à l’heure.

— M. de Préneste a-t-il de la fortune? demanda le brigadier.

— Je l’ignore, mon général, dit Charles de Setubal. Mais vous allez le voir: ce n’est pas quelqu’un à qui on puisse, d’emblée, poser une question de ce genre.

— D’ailleurs, tout cela vous regarde, commandant, dit Gamundi à Xavier de Setubal. Nous n’y sommes pour rien. C’est à Durango que s’est combinée cette histoire. Vous repartez demain pour le Quartier Royal, je pense. Vous verrez à emmener M. de Préneste à Durango et à tout arranger au mieux de ses intérêts et de l’honneur de l’armée royale.

Olivier de Préneste entra sur ces entrefaites, précédé par le lieutenant de Sabradiel. Il portait avec amusement le dolman bleu foncé à brandebourgs noirs, la culotte azur à bandes d’or des hussards de Charles VII. Sa charmante désinvolture lui conquit toute l’assistance. Jean de Sabradiel semblait être sa réplique, en blond. Les deux jeunes gens paraissaient ravis de cette identité de mise et de cette ressemblance.

Il y eut un murmure.

— Qu’ils sont beaux, tous les deux!

Le général Gamundi était allé à leur rencontre. Sabradiel restait au garde-à-vous. Le brigadier lui serra la main. Puis il salua M. de Préneste, qui répondit par une légère inclination.

— Monsieur, dit Gamundi, je vous dirais que je suis heureux de vous voir parmi nous, n’étaient les circonstances dans lesquelles vous vous y trouvez. Je vous le dis, néanmoins, en mon nom et au nom de ces messieurs.

Et il lui présenta ses officiers. Quand il arriva à Xavier de Setubal:

— Le commandant, dit-il, est aide de camp de Sa Majesté Charles VII. Il regagne demain le Quartier Royal. Je me plais à espérer que vous ne refuserez pas de l’y suivre. Je ne crois pas dépasser la pensée du Roi en vous disant qu’il sera heureux de vous connaître et de réparer le dommage dont vous avez été victime.

— Mon général, dit avec un sourire Olivier de Préneste, ne parlons pas de cela. Je suivrai monsieur où il voudra. Mais, depuis quinze jours, j’ai été trop malheureux dans mes projets. J’ai juré de ne plus vivre que pour l’heure présente. Or, celle qui s’offre à moi est pleine d’agrément. Mon général, messieurs, j’ai fait cinq lieues, en souliers vernis, dans la montagne, et je n’ai pas mangé depuis hier soir.


Jamais repas ne fut aussi plein d’entrain. Deux des frères Setubal, ainsi que le lieutenant de Mondragon, avaient combattu pour la France cinq ans auparavant. Olivier découvrit qu’à plusieurs reprises, lors des marches et contremarches sur la Loire, il ne s’était pas trouvé loin d’eux. Pas une seconde, il ne fut question de l’affaire de Villeléon. Les vins, dont Charles de Setubal avait pris un soin méticuleux, répandaient leurs trésors de sympathie. Olivier se faisait donner par Xavier de Setubal des détails sur la cour de Durango, par les autres des renseignements sur la cavalerie carliste, sur la possibilité de se mettre en quête, pendant les accalmies, de chamois ou de bartavelles. Le général Gamundi se laissa lui-même aller jusqu’à conter quelques épisodes de chasse à Cuba, où il avait combattu l’insurrection, avant de se ranger de nouveau sous la bannière carliste.

— Ah! termina-t-il, séduit par l’attention déférente avec laquelle Olivier l’avait écouté, que ne restez-vous parmi nous! Le commandant de Setubal aurait vite fait de vous envoyer de Durango un brevet de capitaine dans mes hussards... Cela liquiderait tout.

— Mon général, dit Olivier en souriant, croyez que je suis très flatté de l’honneur que vous me faites, et je ne dis pas que je ne serai pas un jour des vôtres. Mais reconnaissez qu’il y aurait de ma part un certain manque de dignité à accepter aussi vite une carte forcée. Je ne suis pas fâché, d’autre part, pour des raisons personnelles, de me rendre à l’invitation du commandant de Setubal et de le suivre à Durango.

— Je comprends votre point de vue, dit le général. Je me suis borné à vous exprimer un vœu, qui est celui de tous ceux qui m’entourent.

Les ordonnances avaient apporté le champagne. Gamundi en remplit une coupe, qu’il présenta à Olivier. Tous les officiers s’étaient levés en même temps que leur chef.

— Vous voudrez bien, en attendant, dit le général à M. de Préneste, nous donner la preuve que vous êtes désormais sans rancune à l’égard de l’armée royale et accepter de porter avec nous la santé de Celui qui symbolise ses luttes et ses espoirs.

Olivier prit la coupe en s’inclinant.

— J’ai l’honneur, messieurs, dit Gamundi, de boire à Don Carlos de Bourbon, notre roi bien-aimé, Charles VII, ainsi qu’à la reine Marguerite.

Tous répétèrent en chœur:

— À Don Carlos, à Doña Marguerite!


Ils se rassirent. Olivier de Préneste, ayant rempli son verre, se leva de nouveau:

— Mon général, messieurs, j’éprouve à être parmi vous un réel plaisir. Vous me permettrez d’en témoigner en portant, à mon tour, un toast à la santé de la personne à qui je dois cette joie. Buvons, si vous le voulez bien, à Mlle Allegria Detchart.

Un silence accueillit ces paroles. Les assistants, le verre tendu, restaient immobiles.

— Eh bien, messieurs? dit M. de Préneste.

La voix grave du général Gamundi s’éleva.

— Vous connaissez Allegria Detchart, monsieur?

— Je la connais, mon général, pour l’avoir vue, à Villeléon, dans mon uniforme de sous-préfet, qu’elle portait d’ailleurs avec beaucoup de charme, et pour avoir été son prisonnier. Mais d’elle, je ne sais que ce que m’a révélé, tout à l’heure, le capitaine Charles de Setubal, quand vos soldats m’ont conduit à lui: fort peu de chose.

— Et vous désireriez, sans doute, en savoir davantage?

— C’est peut-être mon droit, mon général, fit Olivier de Préneste.

Il regarda les convives avec un sourire. Tous baissaient la tête. Un grand malaise venait d’entrer dans la salle.

— Il y a, dit lentement le brigadier, deux femmes dont pas un carliste n’ignore le nom. Je ne parle pas de la reine Marguerite. Sa Majesté fait son devoir d’épouse et de souveraine. Elle soigne nos blessés avec le dévouement le plus inlassable. Mais elle n’a pas, ce n’est pas lui faire tort que de le reconnaître, cette sorte de folie sublime des héros.

«La première des deux femmes auxquelles je fais allusion est l’épouse de Don Alphonse, frère du Roi, Son Altesse Doña Marie de Las Nieves. Toute l’armée de Catalogne tremble d’amour pour ce miracle de pureté et de grâce blonde. Les hommes se feraient tuer pour suivre sa boïna blanche. Elle est leur lys.

«La seconde, sauf qu’elle est aussi belle, est juste l’opposé de la première. Toute l’armée de Navarre tressaille d’une terreur presque sacrée quand elle passe, dans son amazone noire, sous sa boïna noire à houppe d’argent. Sa légende attire les cœurs et les repousse. Si vous désirez savoir pourquoi, j’essaierai de vous le dire. Mais est-ce bien utile, jeune homme? Vous qui avez vécu près d’elle, plus près que je n’y ai vécu, n’avez-vous pas déjà subi sa fascination?

— Mon général, repartit Olivier avec une gaieté affectée, je croyais vous avoir dit que, jusqu’au moment où j’ai été détrompé par M. de Setubal, j’avais cru que Mlle Detchart appartenait à notre sexe. Il est assez normal, dans ces conditions, que j’aie échappé à son charme. Le contraire m’eût, je l’avoue, un peu inquiété.

Cette ironie sonna faux dans le malaise général.

— Allegria Detchart! dit le brigadier après un silence. «Je me rappelle! La première fois que je l’ai vue, elle sortait du Quartier Royal, ici même, à Elizondo. Elle venait de mettre aux pieds de Don Carlos sa formidable fortune. Elle avait encore son énorme chevelure noire. Huit jours plus tard, elle galopait sur le front de l’armée en marche vers Estella, secouant avec une joie frénétique ses petites boucles courtes. Moins de deux ans après, Dorregaray, dans un dîner où il y avait Valdespina, Mendiri et moi, nous disait à son propos la phrase célèbre... Oui, oui, messieurs, je sais, vous la connaissez, tout le monde la connaît ici, mais notre hôte l’ignore...

— Quelle est cette phrase? demanda Olivier.

— Eh bien, parlant d’Allegria, Dorregaray disait: «Je me fais fort de forcer les lignes de Sommorostro avec une colonne formée uniquement des carlistes dont elle a été la maîtresse.» Voilà ce que disait Dorregaray, il y a deux ans de cela. Et si, à mon tour, je vous la répète, cette phrase, jeune homme, ce n’est pas pour vous donner le droit de mépriser Allegria, au contraire.

— Au contraire, dit amèrement Olivier.

— Au contraire, jeune homme, fit le général avec une extraordinaire hauteur. J’ai bien dit. Il faut comprendre certaines choses. Regardez les têtes courbées de ces officiers qui viennent de se battre, qui se battront demain. Pas un sourire équivoque, pas une de ces ignobles railleries d’hommes. Il faut comprendre...

— Que faut-il comprendre? murmura M. de Préneste.

— Il faut comprendre que celle à qui tout souriait, et qui a fait l’admirable sacrifice de sa fortune, a été plus admirable encore en faisant un autre sacrifice, un sacrifice que vous commencez peut-être à deviner.

Olivier essuya ses tempes.

— Elle était belle, de la beauté que vous savez. Elle a mis au service du Roi, outre sa richesse, cette autre force de propagande. Combien lui a-t-elle ainsi amené de vaillants? Personne ne s’aviserait de donner le chiffre de ceux que, dans l’armée carliste, on appelle, et sans intention blessante, je le jure, «les recrues d’Allegria», moi moins que nul autre. Cependant, je n’ai pas l’impression de trahir un secret en vous disant qu’à la table où ce soir, nous sommes réunis, sur sept officiers de Sa Majesté, il y a deux recrues d’Allegria...

M. de Préneste parcourut du regard le cercle silencieux des convives. Il vit le capitaine Narvaez très rouge, la tête basse. Le petit lieutenant de Sabradiel était raidi sur son siège, pâle, les yeux fixes.

— Deux recrues d’Allegria, poursuivit le brigadier Gamundi. Le capitaine Narvaez était un bon lieutenant dans l’artillerie de Serrano. Il tomba entre nos mains, à Abarzuza. C’est alors qu’il vit pour la première fois Allegria. Quinze jours plus tard, il était des nôtres. Eh bien, celle qui nous a donné un tel officier, peut-être que je ne lui confierais pas l’éducation de ma fille, mais libre à moi de la révérer plus que les belles dames qui viennent, à Durango, faire les mijaurées aux thés de Sa Majesté. N’est-ce pas, commandant de Setubal?

— Mon général, murmura d’une voix atterrée l’aide de camp, en désignant Jean de Sabradiel.

— C’est vrai, j’allais l’oublier, reprit le terrible vieillard. Il y a deux ans, Jean de Sabradiel n’était qu’un petit rien du tout, regrettant que les jeux de Saint-Sébastien fussent fermés et s’en dédommageant à Biarritz. Il a vu Allegria... Et, maintenant, il est le lieutenant de Sabradiel, le plus brave hussard de la cavalerie carliste, dont j’ai fait partir aujourd’hui la proposition pour le grade de capitaine...

Un sanglot interrompit Gamundi. Jean de Sabradiel pleurait. Un éclair de joie haineuse traversa l’œil, d’ordinaire si indifférent, d’Olivier de Préneste.

Le brigadier s’était levé. Contournant la table, passant entre ses officiers, qui s’écartaient en silence, il alla vers le petit hussard effondré sur la nappe. Il posa lentement ses deux mains sur les pauvres épaules frémissantes.

— Tu m’en veux, petit, dit-il avec une rudesse tendre. Je sais, oui, cela dure encore. Cela finira, tout finit! J’ai bien fait, crois-moi, de te parler ainsi, devant les autres. J’ai bien fait. Il ne faut pas surtout, à elle, lui en vouloir. Sa tâche fut pénible. Elle t’a aimé peut-être. Ne dis pas non! Qu’en sais-tu? Il ne faut pas lui en vouloir...

Il caressait maintenant le front de l’enfant, mouillant ses rudes mains aux larmes tièdes.

Les autres officiers considéraient cette scène avec une prodigieuse émotion. Seul, Olivier de Préneste, un mauvais pli au coin de la lèvre, continuait à sourire.

— C’est fini, dit Gamundi, c’est fini. Pense à demain: nous allons recommencer, c’est une dure chose que de charger en montagne. Il nous faudra toute ta force, mon petit hussard, mon petit capitaine.

Jean de Sabradiel releva la tête; un pâle sourire brillait sous les larmes, entre les mèches de ses cheveux blonds.

Il saisit la main du général et voulut la baiser. Gamundi la retira brusquement. Il était redevenu le rude soldat du début de la soirée.

— Debout, ordonna-t-il, lieutenant de Sabradiel! Debout! vous tous! Et faisons honneur à la proposition de notre hôte, remplissez les verres.

Il prit le sien, l’éleva et dit d’une voix forte:

— À la santé d’Allegria Detchart!

— À la santé d’Allegria Detchart! répétèrent les assistants.

M. de Préneste s’était approché du brigadier.

— Je vous remercie, mon général, d’avoir exaucé mon vœu. Mais n’y aurait-il pas lieu de porter une troisième santé? Jamais deux sans trois...

— Laquelle, monsieur?

— La santé de celui qui a ouvert une si belle carrière, la santé du privilégié qui, le premier, a reçu les faveurs de la bien-aimée de ce pauvre M. de Sabradiel. On doit le connaître...

— Monsieur, répondit sèchement le général Gamundi, c’est en son honneur que nous avons d’abord élevé nos verres.

CHAPITRE II

JOURNAL DU MARQUIS DE LLOBREGAT

 

Durango, jeudi 6 janvier 1876.

 

Rien.

 

Samedi 8 janvier.

Soirée des plus agréables. On a pris le thé chez la duchesse du Tech. La vieille madame de Lahirrigoyen s’est mise au piano. J’ai valsé avec la duchesse qui m’a dit que je dansais comme un jeune homme. C’est une femme supérieure. Je ne crois pas un mot des histoires qu’on débite sur son compte et comme quoi, avec Setubal, et Gurowsky... De l’envie et de la méchanceté!

Sa Majesté n’a fait qu’entrer et sortir. Je lui ai vu l’air soucieux. Dame! Perula est obligé à un nouveau regroupement de ses forces, toujours plus à l’ouest. Si cela continue, on arrivera à entendre le canon d’ici. Comme c’est amusant! Ces militaires sont réellement au-dessous de tout.

Il y a aussi l’affaire du nonce qui ne contribue pas à mettre Don Carlos de bonne humeur. Le Pape hésite toujours à se faire représenter auprès de notre gouvernement. Aussi Pie IX n’a-t-il pas ici une très bonne presse. Moi, je pense que ces affaires sont plus complexes qu’on ne le croit. Pie IX est parrain d’Alphonse XII. Quoi qu’il fasse, il mécontentera son monde. On a tôt fait de lui jeter la pierre... Il faut se mettre à la place de cet homme, que diable!

Dimanche 9 janvier.

Très gracieuse attention de Louis de Joantho. J’ai reçu ce matin de Biarritz un splendide portefeuille de maroquin havane. Il porte, sur sa face interne, gravé en or:

MARQUIS ANTONIO DE LLOBREGAT

MINISTRE DE L’INSTRUCTION PUBLIQUE

DES BEAUX-ARTS ET DES CULTES

DE S. M. CHARLES VII

D. P. R.

J’ai eu une joie d’enfant à y enfermer diverses affaires contentieuses, ainsi qu’un projet accordant aux casinos la personnalité civile. Trop fatigué pour travailler ce soir. À demain les affaires sérieuses.

Mardi 11 janvier.

Journée très absorbante. J’ai accompagné le Roi à l’Université d’Oñate. Don Carlos tient à interroger les étudiants. J’ai dû passer ma nuit à préparer les questions qu’il leur poserait. Une par chaire. Comme il y a déjà quatre chaires à l’Université d’Oñate, une de théologie, une de jurisprudence, une de droit canon et une de philosophie, on voit que l’élaboration d’un pareil voyage n’est pas une sinécure. Heureusement que j’ai des livres. En philosophie, les universaux ont toujours bon dos. Pour la jurisprudence, Don Carlos interroge sur la Pragmatique sanction de 1832. C’est une question qu’il a de bonnes raisons de connaître, puisque c’est cet acte infâme qui l’a écarté du trône. Pour la théologie, le Syllabus et l’encyclique Quanta Cura ont fait les frais. Mais, pour le droit canon, je n’ai rien pu trouver, rien. Don Carlos m’a fort aimablement excusé. Il a dit qu’il poserait des questions tirées de son propre fonds. C’est ce qu’il a fait.

Pendant le voyage de retour, après lui avoir présenté mes très humbles félicitations, j’ai exposé à Sa Majesté mes idées relativement à l’enseignement supérieur. Sur quatre chaires que compte l’Université d’Oñate, il y a quatre professeurs ecclésiastiques. C’est, à mon avis, une proportion trop élevée. Je suis le dernier à méconnaître les bénéfices que nous devons à l’Église, mais il est des courants qu’on ne remonte pas. C’est ce que j’exposais à Don Carlos, avec toute la persuasion dont je suis capable. Le Roi m’écoutait d’un air lointain, en hochant la tête. Visiblement, il avait d’autres sujets de préoccupation. Cette maudite guerre, sans doute...

Jeudi 13 janvier.

Je peux me rendre cette justice. Avant-hier, en voyant le Roi si absorbé, je me doutais de quelque chose. Mais pouvais-je soupçonner l’objet véritable des soucis de Sa Majesté! Réellement, les rois ne sont pas faits d’une autre pâte que le commun des mortels. Il y a là, je crois, matière à réflexions profondes et d’une mine encore peu exploitée.

Ce matin, Don Carlos m’a fait appeler. Dans l’antichambre, j’ai rencontré Corazon, son petit serviteur nègre. Corazon était vêtu de noir et or. Quand Corazon est vêtu de noir et or, c’est que son maître est triste. Je suis entré en me composant une mine de circonstance.

Don Carlos était à sa table de toilette. Il passait dans sa belle barbe un petit peigne d’écaille, en poussant de profonds soupirs. Son loup familier était couché à ses pieds. Je n’aime pas cet animal: quand on parle au Roi, il rôde autour de vous. On a beau savoir qu’il est apprivoisé, on ne peut s’empêcher de le surveiller. Et l’on a l’ennui de voir le Roi rire sous cape de votre embarras.

Mais, aujourd’hui, Don Carlos ne semblait pas disposé à s’amuser de ce petit manège.

— Est-ce toi, Antonio? m’a-t-il dit, quand la porte s’est ouverte. Assieds-toi, mon ami.

J’ai obéi. Nous sommes restés ainsi cinq bonnes minutes, lui, le dos tourné, continuant à peigner sa barbe avec de gros soupirs, moi immobile, prenant bien garde à ne pas troubler ses méditations.

Il s’est levé, est venu à moi:

— Antonio, a-t-il dit en me prenant les mains, les Llobregat, je le sais, sont fidèles. Depuis Sanche IV le Brave et Henri III le Malade, ils se sont, corps et âme, dévoués à la dynastie catholique. Jure que tu es prêt à mettre les pas dans les pas de tes ancêtres.

Les larmes aux yeux, j’ai juré. En cette minute, Charles VII m’eût demandé d’aller prendre Bilbao que j’aurais juré. Dans ces moments de grande émotion, on jure toujours, d’enthousiasme. L’ennui vient après, avec la réflexion.

— Brave Antonio! Antonio de mon cœur! a dit Sa Majesté.

Et Elle m’a embrassé.

— Ordonnez, Sire, ordonnez! ai-je dit.

Il a répété.

— Brave Antonio! Antonio de mon cœur!

Et moi, pleurant d’émotion, je comprenais combien il y a peu de mérite à être un héros.

Fixement, alors, le Roi m’a regardé. Son regard languissant s’est fait scrutateur et dur.

— Tu me jures le secret, Antonio?

— Je le jure, Sire, ai-je dit, un genou en terre.

Il m’a relevé avec une grande bonté.

— Eh bien, écoute, alors.

Il s’est écroulé dans son fauteuil, a caché ses yeux de ses belles mains.

— Antonio, c’en est fait! Ton maître est amoureux.

— Vous, Sire? ai-je dit, surpris.

— Depuis peu de temps, mais pour toute ma vie. J’aime, que dis-je, aimer? j’idolâtre Mlle de Mercœur.

«Mlle de Mercœur est cette jeune Française qu’ Allegria Detchart a conduite ici, il y a un mois environ, après l’affaire de la sous-préfecture de Villeléon. Je ne l’ai vue qu’une fois, un dimanche, à la grand-messe. Elle m’a parue effectivement d’une beauté parfaite.

— Eh bien, Sire! ai-je fait, d’un petit air égrillard.

— Idiot! a-t-il dit, mais sans nulle intention de me froisser, tu ne comprends donc ni l’importance de ma flamme ni tout ce qui vient à sa traverse.

— Vous êtes le Roi!

— Je suis le Roi, je suis le Roi, c’est entendu, a-t-il répondu nerveusement. Ah! pauvre Antonio, comme je t’envie! On voit bien que tu n’as jamais aimé.

Dans mon for intérieur, j’ai souri. On voit bien que le Roi ignore tout de la liaison que j’eus, en 1849, à l’époque du ministère Cléonard, avec Luisita, cette charmante ballerine. Don Carlos était bien jeune, alors, mais, depuis, il aurait pu en entendre parler. La chose, en son temps, a fait assez de bruit, à Madrid et ailleurs.

Je me suis borné à dire:

— Puis-je demander à Votre Majesté quel est l’obstacle auquel Elle fait allusion?

— Il n’y en a pas un. Il y en a vingt, a-t-il fait avec un grand geste de lassitude. D’abord, la duchesse de Torrès-Vedras. Tu ne peux pas ne pas savoir que doña Juana m’a honoré de ses faveurs...

— On pourrait charger le duc d’une mission auprès d’une cour chrétienne, ai-je murmuré.

— Pour que, passant à Pau, doña Juana demande audience à la reine Marguerite, a répondu Don Carlos en haussant les épaules, et qu’elle lui remette mes lettres.

— Votre Majesté a écrit?

— J’ai écrit. Naturellement. J’ai écrit. Ah! pauvre Antonio! On voit que tu n’as jamais aimé.

— Qu’y a-t-il encore?

— Il y a... il y a Allegria.

— Elle est toute dévouée à Votre Majesté.

— Je le sais parbleu bien. Mais elle est ce que tu sais. Lucile... Mlle de Mercœur habite avec elle à Durango: cette jeune fille s’est, de ce fait, irrémédiablement compromise. Après cela, malgré l’ancienneté de sa noblesse (elle est un peu ma parente, Antonio), comment veux-tu l’admettre à la cour?

— Cet argument est des plus sérieux, ai-je fait, méditatif.

— Ce n’est pas tout. Mlle de Mercœur est fiancée. Elle est fiancée à ce M. de Préneste à qui on a joué la mauvaise farce de Villeléon, et envers qui je me sens assez gêné. Il est venu s’établir ici, je ne sais pourquoi, puisqu’il s’est refusé à toutes les invitations que je lui ai fait tenir, dans l’espoir de me l’attacher, et que, d’autre part, il ne met pas les pieds,—ma police est bien faite,—dans la maison d’Allegria. Ce garçon est une énigme.

— Et puis, Sire?

— Et puis, et puis, il y a Valdespina, il y a Calderon, il y a Dorregaray, il y a l’armée. Ces gens-là ne peuvent pas admettre que je ne sois pas tout le temps au milieu d’eux. Ils sont braves, certes, mais inintelligents à certaines choses. Ils ne savent pas quelle force on retire d’être aimé de celle que l’on aime, et que la guerre et la politique ont tout à y gagner. Mon aïeul Henri IV, du camp de La Fère, écrivait des lettres d’amour, qui le consolaient de ses vicissitudes, et lui ont permis de vaincre.

— Vous vaincrez, Sire.

— Je vaincrai plus vite et plus sûrement si Mlle de Mercœur m’aime, a-t-il dit, taciturne.

— Ah! que ne puis-je, en cette occurrence, être d’une aide quelconque à Votre Majesté!

— Tu le peux, Antonio, tu le peux.

— Moi, Sire?

— Toi, et c’est pour cela que je t’ai fait appeler. N’es-tu pas mon ministre des Beaux-Arts?

— Je ne vois pas...

— Et, comme tel, chargé de l’organisation des fêtes?

— Eh bien, Sire?

— Vieil enfant! Tu ne comprends donc pas? Je n’ai qu’un vœu, voir Mlle de Mercœur à la cour. Mais je ne peux l’inviter à nos réceptions ordinaires. Toutes les pimbêches qui y font florès crieraient au scandale, et, bien que représentant le principe absolutiste, je ne suis pas maître encore d’imposer sans frein ma volonté. Pour que la présence de Lucile ne soulève pas de commentaires, il faut une fête quasi publique, une fête où Mlle de Mercœur ne puisse pas ne pas être invitée. As-tu saisi?

— J’ai saisi, Sire. Mais si Votre Majesté m’autorise une objection...

— Dis...

— Comment justifierons-nous cette solennité? Les jours qui viennent de s’écouler n’ont pas été particulièrement favorables à nos armes.

— On peut fêter un anniversaire. Notre histoire est remplie de dates illustres et que je trouve, pour ma part, qu’on n’a jamais assez songé à commémorer. Cherche.

— Il y aura, le 12 février, un an que Votre Majesté a reçu les félicitations publiques de Sa Grandeur l’évêque d’Urgel. Peut-être que...

— C’est un peu mince. Et puis, cette date est trop éloignée pour mon impatience. Nous sommes le 13. Je ne veux pas attendre au-delà du 31. Cherche. Cherche. Tu es aussi ministre de l’Instruction publique, il me semble.

Vendredi 14 janvier.

Le Roi est allé aujourd’hui visiter les nouvelles lignes de Perula, en compagnie du général Planas, ministre de la Guerre, et du comte de Magnoac. J’en ai profité pour chercher la date qui pourra servir d’anniversaire à cette maudite fête. Je n’ai encore rien trouvé. Je suis furieux. Et, pendant ce temps, les affaires traînent, traînent...

Dimanche 16 janvier.

Il paraît que ce que Sa Majesté m’a confié dans le plus grand des mystères serait le secret de Polichinelle. C’est Gurowsky, le propre cousin de Don Carlos, qui me l’a révélé ce matin, à la grand-messe. Il m’a poussé le coude au moment où Mlle de Mercœur est entrée, en compagnie d’Allegria Detchart. Elles sont, entre parenthèses, bien belles toutes deux.

— Il n’y a que vous, mon cher marquis, et la duchesse de Torrès-Vedras qui ne soyez pas encore au courant, a pouffé Gurowsky.

Je n’ai pas insisté, car je trouve que, décemment, il est d’autres endroits qu’une cathédrale pour une conversation de ce genre. Et puis, je pensais que Sa Majesté n’avait pas besoin de faire un appel aussi pressant à ma discrétion et à mon honneur pour me confier, en fin de compte, une histoire qui court les rues.

Mardi 18 janvier.

Je suis fait commandeur de Tordre de Charles III. C’est Sa Majesté elle-même qui a tenu ce matin à m’en remettre les insignes. Je lui avais annoncé hier soir que j’avais enfin découvert une date susceptible d’être commémorée en grande pompe, celle du 30 janvier. C’est, en effet, le 30 janvier 1834 que Zumalacarreguy fit déterrer sur la côte de Biscaye un canon de douze pouces qu’on y avait enfoui pendant la guerre de l’Indépendance. Ce fait, si on le considère du point de vue symbolique, a son importance: «C’est, en somme, la fête de l’artillerie carliste que nous célébrerons dans quinze jours», ai-je dit au Roi. Il a vivement applaudi à mon initiative et vient de me donner aujourd’hui, avec la haute distinction sus-mentionnée, la marque palpable de son contentement. Il n’y a pas, au fond, de maître qu’on ait plus de joie à servir que Don Carlos.

Un crédit de huit mille pesetas m’est ouvert pour l’organisation de la fête. J’ai en tête une décoration lumineuse du plus charmant effet. Pourvu qu’il ne pleuve pas le 30 janvier, mon Dieu!

Mercredi 19 janvier.

Rien.

Vendredi 21 janvier.

Gros incident ce matin, au Conseil des ministres, et toujours à propos de l’affaire en question. Je ne m’étais pas trop avancé en prononçant à son sujet le mot de secret de Polichinelle.

Le Roi, qui nous avait convoqués pour dix heures, comme d’habitude, s’est fait attendre jusqu’à onze heures. Il nous a alors dépêché Gurowsky pour nous dire qu’il ne pouvait venir, sans autre explication. Il y a eu un moment de silence, pendant lequel je suis resté immobile, très gêné, l’œil fixé sur mon beau portefeuille neuf.

Ce silence, Viñalet, le premier, l’a rompu.

— Cela ne peut durer ainsi, a dit le ministre des Affaires étrangères. Il faut avoir avec Don Carlos une explication loyale. Qu’il renvoie cette femme. S’il n’y consent pas, nous aviserons nous-mêmes, discrètement, à lui faire quitter Durango, puis le royaume. Il y a des circonstances où il faut prendre le parti d’un souverain contre lui-même.

— Cette jeune fille est noble, a dit le duc de la Rocca. Il ne faut pas la soumettre à un traitement indigne d’elle et de nous.

— Cela, a riposté Viñalet, c’est une question d’application. Sur le principe, je pense que nous sommes tous d’accord. C’est votre avis, n’est-ce pas, don Antonio?

— Absolument, ai-je répondu. Croyez-vous que cette jeune fille ait été la maîtresse de Sa Majesté?

— Je ne crois pas, a dit le général Planas. Nous le saurions déjà.

— Je n’en sais rien, et j’ajoute que je m’en moque, a repris Viñalet qui, de son ancien métier de marin, a conservé une certaine rudesse de langage. Je ne sais qu’une chose, c’est qu’il faut que Don Carlos se ressaisisse, ou tout est perdu. Tenez, lisez ceci, le dernier numéro du Cuartel-Real, le journal de Tolosa: «Que notre Roi monte à cheval, qu’il veuille bien se montrer à la tête de ses troupes et, du même coup, l’ennemi sera balayé!» Quand on a, messieurs, une armée composée uniquement de volontaires, de telles adjurations sont moins des prières que des ordres. Général Planas, oseriez-vous répéter à nos collègues ce que vous a dit hier M. de Magnoac sur l’état d’esprit de l’armée qui défend Estella?

Le ministre de la Guerre a baissé la tête.

— Je suis absolument de votre avis, a-t-il dit. Il faut que cette Française parte.

— La cause est entendue, a dit Viñalet.

À ce moment, le comte del Pinar, ministre des Finances, qui n’avait encore rien dit, a fait cette brève déclaration:

— Permettez, mes chers collègues. La cause n’est pas entendue du tout. Ce qui doit rester entendu, si vous le voulez bien, c’est que nous ne ferons rien pour obtenir le départ de Mlle de Mercœur.

— Comment! s’est exclamé Viñalet.

— Vous êtes fou, don Ramon! me suis-je écrié.

Le comte del Pinar a souri.

— Je vais malheureusement vous prouver le contraire, don Antonio. Tenez, quel est donc le papier qui dépasse de votre serviette?

— C’est l’engagement de dépenses de huit mille pesetas nécessaires pour la fête du 30 janvier prochain, ai-je répondu.

— Je présume, messieurs, a dit le ministre des Finances d’un air aimable, en se tournant vers les autres ministres, que vous avez chacun dans votre portefeuille un placet analogue destiné à votre serviteur?

Ils ont tous fait un geste affirmatif.

— Bon. Eh bien, regardez maintenant ce qu’il y a dans le mien!

Brusquement, il a ouvert sur la table sa serviette. Il n’y avait, à l’intérieur, qu’un papier, un seul. Il me l’a tendu.

— Prenez cela, don Antonio! Savez-vous ce que c’est?

— Un chèque! Et joli, ma foi.

Banque Gomez, Bayonne, a lu le ministre des Finances. Veuillez payer à l’ordre de monsieur le comte del Pinar la somme de deux millions cinq cent mille francs.

— Et c’est signé?

— C’est signé: Lucile de Mercœur. Comprenez-vous maintenant qu’il me paraisse assez difficile de signifier à cette jeune fille qu’on l’a assez vue à Durango? a conclu don Ramon, en promenant autour de la table un regard ironique.

— J’y vois, au contraire, une raison de plus, a dit le duc de la Rocca, devenu très rouge. Le Roi se doute-t-il que son Trésor est alimenté par la femme qu’il aime? De toute façon, don Ramon, je vous trouve étrangement peu soucieux de l’honneur de votre maître.

— Étrangement, ai-je appuyé.

Le comte del Pinar a haussé les épaules.

— Messieurs, a-t-il dit, de tels sentiments vous honorent, mais ils ne remplissent pas mes coffres. Or, quand l’un de vous a besoin d’argent pour les nécessités de son département, c’est bien au brave don Ramon qu’il s’adresse, n’est-ce pas? Vous parliez tout à l’heure de la situation militaire. Voulez-vous deux mots maintenant sur la situation financière? Elle est simple. Séquestres et ventes ne produisent plus rien. Il y a un an, à pareille date, dix mille familles étaient soumises à l’impôt direct, à raison de trois douros par mois. Aujourd’hui, par suite des revers qui nous ont contraints à abandonner les deux tiers des terres assujetties, trois mille familles à peine paient, et avec quelles difficultés, la capitation. Nous avions huit postes de douane, nous n’en avons plus que trois, et qui rapportent trois fois moins. Or, pendant ce temps, nos dépenses n’ont cessé de s’accroître. À l’heure actuelle, messieurs, toutes nos autres ressources étant à peu près taries, le budget de Sa Majesté repose sur les contributions volontaires de deux femmes, Allegria Detchart, qui aura payé la moitié de cette guerre, et Mlle de Mercœur. Cela absolument entre nous, Mlle de Mercœur ayant exprimé le vœu formel que sa participation demeure secrète.

Nous nous sommes regardés en hochant la tête.

— Deux millions ont déjà été versés par elle, a continué notre collègue. J’ai engagé à peu près la totalité des deux millions et demi que représente ce chèque. Je tiens à vous dire, messieurs, que si une démarche intempestive venait à m’empêcher d’encaisser cette somme, il ne me resterait plus, en remettant ma démission à Sa Majesté, qu’à proclamer la faillite des finances royales.

Personne n’a dit mot. Le duc de la Rocca était très pâle.

— Vous m’avez compris, messieurs, a conclu don Ramon. À présent, que chacun de vous me remette ses demandes de crédits extraordinaires. Pour aujourd’hui encore, nous pouvons y faire face. Vous d’abord, don Antonio. C’est huit mille pesetas qu’il vous faut?

— Huit mille pesetas, ai-je dit, la gorge serrée.

— Pour la fête que le Roi désire offrir en l’honneur de Mlle de Mercœur, n’est-ce pas? Bon, bon, vous les aurez. Et tâchez c’est bien le moins, que cette jeune fille en ait pour son argent.

Dimanche 30 janvier.

C’est aujourd’hui qu’aurait dû avoir lieu la fête. Mais, hier, les libéraux ont emporté Ville-Réal, tête de nos lignes de défense. Que de travail, que de soucis pour rien!

Tolosa, lundi 7 février.

C’est on ne peut plus ennuyeux. Nous avons dû quitter Durango, dont l’armée libérale s’est emparée avant-hier. Le Quartier Royal est maintenant installé à Tolosa. Je pouvais penser que, vu les événements, Don Carlos abandonnerait son idée de fête. Il y tient plus que jamais. Elle doit avoir lieu ici, le jeudi 17 février. À moi de trouver l’anniversaire à célébrer. Comme c’est facile! Les militaires croient qu’il n’y a qu’à perdre, reprendre et reperdre les villes. À nous autres ensuite de nous débrouiller!

Deux de mes voitures sont égarées. L’une portait les tentures, l’autre les girandoles. En outre, ici, les dimensions des locaux sont différentes. Il faut rogner, ajouter. On ne peut s’imaginer les difficultés qu’il y a à organiser un gala de façon à peu près convenable, quand on bat en retraite.

Samedi 12 février.

Tout finira par être en place pour le 17, à force d’ingéniosité de ma part.

Lundi 14 février.

Elguéla a été prise hier. Quelle incurie dans notre haut commandement! J’ai obtenu à la cathédrale un baldaquin de soie mauve, du plus bel effet. Ce sera pour l’escalier. Le Roi m’a vivement félicité. Il ne tient plus en place.

Mercredi 16 février.

Rien.

CHAPITRE III

UNE SOIRÉE AU QUARTIER ROYAL

Dans la chambre où tous trois s’étaient réunis, après le dîner, parce qu’il y avait un grand feu de bûches, don Iñigo achevait de prendre son café en fumant sa pipe. Allegria se taisait, ainsi que Lucile.

Dehors, il neigeait. De lourds nuages ocellés passaient à toute vitesse sur la lune.

Huit heures sonnèrent.

— Et maintenant, avec votre permission, don Iñigo, nous resterons seules, dit Allegria. Le landau qui doit conduire Mlle de Mercœur au palais sera là à dix heures. Elle a à se préparer.

L’archiprêtre honoraire obéit et jeta en se retirant un coup d’œil admiratif sur le lit où était étalée la robe qu’allait revêtir Lucile...


Un chaud jour d’août 1873, alors qu’il venait, sous l’arbre sacré de Guernica, de prêter le serment de respect aux fueros, Don Carlos était assis près de son balcon, regardant avec ivresse son beau royaume vallonné. Autour de ses genoux se serraient les bras nus d’Allegria. Plus svelte et brun que le Bacchus du Gange, le jeune prince ne laissait son regard quitter le doux paysage vascongade que pour le reporter sur son altière sujette.

— Tu seras au palais, à Madrid, le jour de mon couronnement, disait-il.

— Je n’en demande point tant, Sire. Ah! seulement t’apercevoir de loin, dans l’église cathédrale, sceptre en main, parmi l’encens, et moi-même perdue dans la foule!

— Tu seras à mon couronnement, répétait le prince avec force, et le soir, au palais, à la fête qui suivra. Tu te promèneras dans le salon des Ambassadeurs, de velours rouge à ganses d’or; tu t’assiéras dans le salon de Charles III, bleu et argent; tu me verras dans le salon du Trône, sous le dais qu’entourent des lions dorés et des statues de bronze noir... Foi de Carlos, si l’étiquette de la cour espagnole doit fléchir, ce sera en faveur de la fille de Pierre Detchart. Son roi lui doit bien cela.

Il la baisa au front.

— Tu peux, dès maintenant, songer à ta robe. Elle sera, cette robe, portée à ma cour, un soir... Charles VII t’en donne sa promesse formelle.

Allegria avait obéi. Et c’était cette toilette, qu’elle avait imaginée alors dans un orgueilleux enthousiasme, qu’allait, ce soir, revêtir Mlle de Mercœur.

Une espèce de tunique noire, très ample, très simple, mais d’un tissu merveilleux, une soie souple et drue, à reflets tour à tour tendres et métalliques. La serrant à la taille, cette robe, une ceinture, large d’un travers de main, une pesante ceinture, toute de perles et d’améthystes alternées. Pas d’autre ornement, rien.


Allegria s’approcha de Lucile. Sans mot dire, avec d’infinies précautions, elle la dévêtit. Sur les épaules nues, elle dénoua les immenses cheveux pâles.

Beauté de Lucile. De quoi procède-t-elle? Fou qui, sur la foi de ce qui précède, croirait que c’est uniquement d’une grande indifférence lasse et triste, et du secret qui dort dans les lacs mauves des cimes, moins glacés et purs que ne le sont les yeux de Mlle de Mercœur. Il est vrai que ce que l’on voit d’abord chez Lucile, c’est cette lassitude et cette tristesse. Ce n’est qu’ensuite qu’on s’aperçoit qu’elle est belle.

En deux nattes tombant jusqu’aux pieds, Allegria divisa la chevelure éparse. Droite au milieu de la pièce, ses longs bras d’argent pendant sur la tunique noire, avec sa barbare ceinture de pierreries, Mlle de Mercœur fut alors pareille à ces vierges wisigothes que des envoyés à poil roux venaient jadis chercher dans Burgos, pour les jeter ensuite en pâture, reines désemparées, à quelque brutal dynaste d’Austrasie.

Ramenant les deux tresses, Allegria les tordit, les aplatit, les arrondit autour du front enfantin en forme de calotte d’or. Puis, elle se recula pour mieux contempler son œuvre. Sous le flamboyant regard triomphal, Lucile baissa les yeux.

— Tu ne regrettes rien? murmura-t-elle.

L’autre haussa les épaules.

— Assieds-toi, se borna-t-elle à dire, brusquement, lui désignant une chaise, au coin de la cheminée.

Et elle se mit à lui polir les ongles.

Mlle de Mercœur posa sa tête sur la belle épaule d’ambre de sa compagne. Allegria ne la repoussa pas.

Un roulement lointain. Sous les fenêtres, un clair carillon de grelots. Allegria alla à la vitre.

Sur le tapis de neige, une voiture était arrêtée. À la lueur des deux lanternes, on apercevait le cocher, énorme et galonné. Un grand laquais se tenait debout auprès de la portière.

— Ah! dit Allegria, le propre carrosse de Don Carlos.

Elle ajouta, avec un frisson de joie haineuse:

— Cette pauvre duchesse de Torrès-Vedras! Ce soir, elle sera peut-être obligée de se rendre à pied au palais!

Elle saisit par les mains Lucile effondrée sur sa chaise, la releva, l’entraîna au milieu de la chambre. Prenant une lampe, elle la regarda de nouveau, puis elle l’enveloppa dans un large manteau bleu de nuit, doublé de soie blanche.

Mlle de Mercœur se laissait faire.

— Tu ne regrettes rien? dit-elle encore, dans un souffle, les yeux baissés.

— Rien, dit Allegria.

Elle reprit, d’une voix plus douce:

— Tu vas danser avec le Roi, Lucile. Quand il t’entraînera, sous les regards envieux des hommes, haineux des femmes, sa main et la tienne seront au niveau de tes yeux. Tu verras à son poignet une petite cicatrice blanche. Regarde-la bien, Lucile, et songe alors à ton amie, ma bien-aimée.

Elle avait repris son ton rude.

— Et maintenant, va.

Par la vitre embuée, Allegria vit, dans un halo, les deux lanternes disparaître. Elle resta debout contre la croisée jusqu’à ce que les traces des roues eussent sombré sous la neige. Alors, elle revint vers le feu, s’assit sur une chaise basse, et, le front appuyé au marbre de la cheminée, elle ne bougea plus.


On avait frappé à la porte.

— Entrez, dit-elle, morne.

— Toutes mes excuses, mademoiselle.

Allegria se retourna en sursautant. M. de Préneste venait de pénétrer dans la chambre.

— La porte de la rue était ouverte, dit-il avec un sourire. Je n’ai trouvé que don Iñigo, ronflant, la tête sur la table, entre un verre de punch et une réussite. Je n’ai pas voulu réveiller ce digne prêtre, ni déranger Maïpure. Je suis monté; mademoiselle, je vous réédite mes excuses.

Il était en costume de cheval. Il se débarrassa posément de son manteau, de ses gants, de sa cravache. Il apparut alors, mince et pâle, d’une pâleur qui contrastait bizarrement avec son attitude dégagée.

Il prit une chaise qu’il porta au coin de la cheminée. Allegria s’était levée.

— Que voulez-vous? demanda-t-elle brièvement.

— Vilain temps, répondit-il, s’étant assis, sans plus de façons. Heureusement que ce bon marquis de Llobregat a eu l’idée de faire disposer un tendelet au seuil de l’escalier d’honneur. Sans cette précaution, les belles invitées de Sa Majesté auraient eu à déplorer des désastres à leur toilette. Pluie et neige sont de mauvaises choses pour le satin et la soie.

Sur le dossier de sa chaise, les mains d’Allegria tremblèrent.

— Que voulez-vous? répéta-t-elle.

— Mon Dieu, c’est très simple, fit-il. Je me suis dit: «Ce soir, grande fête, au palais. Ni Mlle Detchart ni moi ne sommes, pour des motifs différents, conviés à ces réjouissances. Montrons à ceux qui nous ont volontairement oubliés que nous avons en nous assez de ressources pour faire fi de cette omission. Passons la soirée ensemble.» Telle est, chère mademoiselle et amie, la petite manifestation de dignité à laquelle je me permets de venir vous inviter.

Elle le regarda, essayant d’obtenir que son regard croisât le sien. Elle ne put y parvenir. C’était aux jeux des flammes dans l’âtre qu’il paraissait uniquement s’intéresser.

— À votre aise, dit-elle.

Et elle se rassit.

Sans échanger un mot, ils restèrent ainsi un quart d’heure. Au-dehors, le vent s’était mis à souffler avec rage. On voyait sur la vitre blême tourbillonner l’essaim fantastique des flocons noirs.

— Vilain temps, bien vilain temps, fit M. de Préneste, sur le même ton d’insupportable amabilité.

Il sifflotait maintenant un air de chasse.

Allegria était trop fine pour n’avoir pas aussitôt deviné où il voulait en venir avec cette cascade de mufleries. À un éclat!

«Non, non, se répétait-elle, les lèvres serrées. Tu y perdras ta peine. Ce n’est pas moi qui commencerai.»

Et, immobile, elle regardait, elle aussi, bondir les petites flammes courtes.


Soudain, la voix d’Olivier s’éleva, une voix changée, rauque, sourde.

— Allegria..., dit-il.

Elle eut un tressaillement de joie, qu’elle réprima. Elle avait gagné. Alors, elle se raidit davantage, dans l’angoisse de l’attente.

— Allegria..., répéta-t-il.

Et sa voix ressemblait maintenant à une plainte.

— Quoi? fit-elle, très bas.

Il n’avait pas bougé, les yeux toujours fixés sur le feu. Elle l’observa. Elle vit que ses épaules, imperceptiblement, tremblaient.

— Allegria, murmura-t-il, sans se retourner, j’ai fait de nouvelles connaissances.

— Ah! fit-elle.

Elle était pâle comme une morte. Mais sa voix restait calme.

— Qui, par exemple?

— Le commandant Romeral, du 1er bataillon de Biscaye.

— Ah! Et puis?

— Le capitaine Tharsis, du 2e Alavais.

— Et puis?

— Le duc de Santurce, lieutenant aux Gardes.

— Et puis?

— Le capitaine de Penha-Verde, également aux Gardes.

— Et puis?

Les épaules d’Olivier se soulevèrent...

— Juan Arquillo, simple soldat au 1er Alavais.

— Et qui encore?

— Le comte de Montera, toujours des Gardes.

— On t’a trompé, dit Allegria avec calme, si on t’a dit que j’ai été la maîtresse du comte de Montera. C’est faux.

Il se retourna. Il y avait sur son visage un affreux sourire d’ironie et de désespoir.

— Reste à cinq, dit-il.

Elle ne répondit pas.

— Reste à cinq, reste à cinq! reprit-il avec une âpre exaltation. Avec les neuf que je connais déjà, cela fait bien quatorze, n’est-ce pas? Combien m’en manque-t-il encore?

Dans un rire navrant, il répéta:

— Combien m’en manque-t-il encore?

Ils étaient debout tous les deux, face à face. Elle, immobile, continuait à se taire.

— Allegria!... dit-il, dans un sanglot.


Heautontimoroumenos. Qu’a donc à se torturer ainsi Olivier de Préneste? Comment un simple voyage en Espagne, dans des circonstances un peu spéciales, je l’admets, a-t-il suffi pour transformer ainsi ce ponctuel et correct jeune homme? On ne pensait pas qu’il pût connaître d’autres émotions que celles, très réduites, qu’on éprouve dans une palombière, quand sur les arbres d’alentour vient s’abattre avec fracas le vol des beaux oiseaux violacés. Un simple voyage, vous dis-je, quelques incidents, et voici un homme qui ne se reconnaît plus lui-même. Sans ces péripéties, aucune de ces fleurs n’eût germé, sous l’odeur desquelles il défaille présentement. Sans elles, c’est-à-dire le hasard, rien. Analyse? Introspection? Un moulin qui tourne à vide. Un serpent qui mord sa queue.


— Allegria! répéta Olivier.

À présent, il suppliait. Comme elle continuait à se taire, il osa lever les yeux, la regarder.

Elle était émue, à n’en pas douter. Il voulut lui prendre la main. Elle recula brusquement.

— Laisse-moi, dit-elle.

Il y avait de l’effroi dans ces paroles, de l’horreur presque. Une sourde frénésie, mêlée au sentiment d’une injustice flagrante dont il était la victime, commença à s’emparer d’Olivier. Il marcha sur la jeune femme. Il vit dans les yeux d’Allegria quelque chose de si farouche qu’il frissonna.

— Où est Lucile? balbutia-t-il.

Pourquoi posait-il cette question, la dernière à poser, lui qui d’ailleurs savait fort bien où était Mlle de Mercœur? Il l’ignorait, il perdait la tête.

Mais déjà Allegria, dont il tordait les poignets, était toute secouée d’un rire sauvage.

— Dans les bras de Don Carlos. Ah, ah, ah, ah! Dans les bras de Don Carlos... Et c’est moi qui l’y ai envoyée.

— Que m’importe! murmura Olivier, blême.

— C’est moi, moi qui l’y ai envoyée, répétait-elle, essayant de dégager ses minces bras martyrisés.

Et lui, haletant, la serrant plus fort, l’attirant, répétait:

— Que m’importe! Que m’importe! Que m’importe!

Il avait maintenant contre sa bouche la tête aux courtes boucles. À l’oreille de la jeune femme, il murmurait des paroles saccadées.

Elle poussa un grand cri de détresse.

— Jamais!

En même temps, d’un mouvement désespéré, elle avait réussi à lui échapper. Interdit, muet, il restait là, haletant.

— Jamais! Jamais!

Elle martela:

— Quand même, à toi tout seul, tu aurais pris Bilbao, Pampelune et la Carrascal, jamais, tu m’entends bien? jamais!

— Ah! hurla-t-il, plutôt le soldat Juan Arquillo, n’est-ce pas?

Et il se rua sur elle en proférant d’ignobles injures.

Un coup de cravache, lancé à toute volée, en plein visage, ne l’arrêta pas. À bras-le-corps, il l’étreignit. Oh! la hideuse scène! le contact des souples reins décuplait sa frénésie. Il râlait d’horribles mots d’amour et de haine... Et tout à coup, il la lâcha. Un carillon venait de retentir au rez-de-chaussée.

Parvenant à dégager, une seconde, un de ses bras, Allegria avait tiré un cordon de sonnette.

Maintenant, Olivier était immobile au milieu de la chambre.

Elle, lui tournant le dos, le front collé au marbre de la cheminée, elle avait repris l’attitude où il l’avait trouvée en arrivant. Rien ne semblait s’être passé.

Des pas dans l’escalier, Maïpure parut sur le seuil de la porte.

— Reconduis M. de Préneste, dit-elle sans se retourner.


À présent, Olivier est dans la rue, son chapeau à la main, son manteau sur le bras. Il recommence à neiger. La ville est sinistre et déserte. Un pauvre chien, un chien perdu, a suivi un moment M. de Préneste. Mais il a vite compris qu’il n’y avait aucune attention à attendre de ce promeneur, et il s’est éloigné humblement, ombre falote sur la neige que ses misérables petites pattes marquaient de trous noirs.

Olivier a longé les quais, entre lesquels bouillonnait une rivière invisible,—l’Oria, il l’a su plus tard. Puis, il a quitté les quais. Il a reconnu des rues dans lesquelles il était déjà passé. Sur une place, il a vu une maison violemment éclairée. Il a marché vers cette lumière. Il s’est trouvé devant le baldaquin de soie mauve, le fameux baldaquin du marquis de Llobregat. Les vitres se reflétaient sur la neige, faisant briller ses petits cristaux.

— Ah! Don Carlos! Don Carlos! sourit-il, toi que je trouve à l’intersection de toutes mes peines, qu’elles aient nom Lucile ou Allegria, Allegria ou Lucile... Eh! mais! je vais entrer et aller te tirer par ta belle barbe.

Grelottant de froid, il rit tout seul sur la place vide.

«M. Buffet n’y comprendra plus rien, pense-t-il. Et les gauches... comme elles vont être ravies!»

Il entre.

Dans l’antichambre, sitôt la porte passée, il se heurte à un officier de service.

— Bonsoir, monsieur, fait-il aimablement.

L’officier le regarde sans surprise apparente.

— Bonsoir, monsieur, répond-il en français. Vous accompagnez M. de Magnoac, sans doute?

«Ah! M. de Magnoac est ici, se dit Olivier. Encore un avec qui je ne serais pas fâché de régler un petit compte.»

Il répond avec aplomb:

— J’accompagne, en effet, M. de Magnoac.

— M. de Magnoac est en conversation avec le duc de la Rocca. Voulez-vous l’attendre dans ce salon? Je vais vous faire donner de la lumière.

— Inutile, dit Olivier imperturbable, M. de Magnoac n’en a pas pour longtemps.

Le salon où son interlocuteur vient de le laisser seul est, en effet, très sombre. Mais au fond, sous une porte, il y a une raie lumineuse. Olivier va à cette porte. On parle dans la pièce à côté. La soirée du Club des Osselets n’est pas si éloignée qu’il ne puisse reconnaître la voix de celui qui l’a engagé dans toutes ces aventures, qui n’ont ni queue ni tête.

Sans bruit, M. de Préneste entrouvre la porte. Il sera dit que ce soir il n’aura pas cessé de se conduire avec la plus complète incorrection.

C’est en effet, M. de Magnoac qui cause avec le duc de la Rocca.

— Impossible, je vous le répète, impossible, mon cher comte, dit le duc.

— Et moi, je vous dis, monsieur, qu’il faut que je voie Sa Majesté à la minute, dit M. de Magnoac.

La voix du vieux gentilhomme, tour à tour, implore et menace.

— Sa Majesté ne peut quitter, en ce moment, ses invités. Et, d’autre part, l’étiquette, votre tenue...

M. de Magnoac est, comme Olivier, en tenue de cheval et crotté sur toutes les coutures.

— L’étiquette, monsieur de la Rocca, vous entendez bien, je m’en moque. Si je ne vois pas le Roi immédiatement, dans huit jours, dans quatre, peut-être, il n’y aura plus ni étiquette, monsieur, ni grand chambellan, ni roi même, sinon le roi Alphonse.

— Vous exagérez, monsieur de Magnoac, allons, vous exagérez. La situation n’est pas à ce point...

— La situation est désespérée, monsieur. J’arrive, je vous le répète, à franc étrier d’Estella qui, par quel miracle! tient encore. Ce n’est pas moi qui vous parle en cette minute. Je ne suis que le porte-parole du plus brave, du plus calme des généraux de Sa Majesté, de don Carlos Calderon. «Allez, m’a-t-il dit, voyez le Roi, coûte que coûte, ramenez-le. Quand les libéraux vont se lancer sur nous pour l’assaut final, si l’armée ne voit pas son Roi à sa tête, le Roi n’aura plus d’armée.» Voilà ce que m’a dit hier don Carlos Calderon. Chaque minute qui passe vaut un jour. Prenez vos responsabilités, monsieur.

Sa belle confiance paraît quitter le duc de la Rocca.

— Je vais voir, je vais essayer, mon cher comte. Voulez-vous m’attendre quelques instants.

Resté seul, M. de Magnoac se promène de long en large. Derrière la porte, Olivier retient son souffle.

Au-dessus de leurs têtes, l’orchestre se met à jouer les premières mesures d’une valse!...

Le duc de la Rocca vient de réapparaître. Il a un air effroyablement gêné.

— Eh bien! interroge ardemment M. de Magnoac qui est allé à sa rencontre.

— Sa Majesté, balbutie le duc, me charge de vous dire combien elle est touchée, combien elle serait heureuse...

— Au fait!

— Si vous consentiez à vous mettre en habit...

— En habit! clame M. de Magnoac, en habit, monsieur le grand chambellan, pendant qu’à chaque minute que nous perdons ici un soldat tombe pour la légitimité!

Le duc de la Rocca esquisse un geste navré. Il y a un silence.

— Je veux voir le Roi, dit M. de Magnoac.

— Le Roi ne peut, à cette heure, quitter ses invités, répète, sur un ton plus ferme, M. de la Rocca. Mais demain, à onze heures...

— Demain! à onze heures! gémit le comte, mais vous ne comprenez donc rien?

Le grand chambellan a un geste, un geste qui signifie qu’une telle insistance commence à être déplacée.

— Une dernière fois, monsieur, dit encore M. de Magnoac.

M. de la Rocca répond par un second geste, ferme et courtois: non.

Le vieillard a pris son manteau, son chapeau, sa cravache.

— Au revoir, monsieur de Magnoac. Demain matin, vers onze heures, vous pourrez...

— Je repars à l’instant même pour Estella. Adieu, monsieur. Vous voudrez bien rapporter notre entretien à Sa Majesté.


Sur la place, quand il est sorti du rayon lumineux du palais, M. de Magnoac s’arrête. Il s’appuie à une muraille obscure. Il a un court sanglot.

— Toute ma vie!... murmure-t-il.

Au même instant, quelqu’un le saisit par le bras. Il se retourne. À son oreille, une voix basse dit:

— Emmenez-moi avec vous, monsieur.

CHAPITRE IV

LE MONTE-JURRA

MM. de Préneste et de Magnoac chevauchèrent toute la nuit. Ils avaient quitté Tolosa vers une heure. Vers trois heures, ils traversèrent les rues d’une ville endormie, comme morte.

Quand ils l’eurent dépassée, comme les silhouettes des arbres sans feuilles remplaçaient de nouveau sur le ciel blême les fantômes trapus des maisons, M. de Magnoac rapprocha son cheval de celui d’Olivier. Les bottes des cavaliers se touchèrent.

— M’en voulez-vous beaucoup, monsieur? murmura M. de Magnoac.

C’était la première fois que, depuis leur sortie de Tolosa, ils s’adressaient la parole.

— Monsieur, répondit, sans aucune nuance amère, M. de Préneste, je ne vois pas bien à quoi rime cette question. Quand, machinant la petite comédie de Villeléon, vous m’avez complètement sacrifié à l’intérêt de la cause que vous servez, vous ne vous êtes pas embarrassé de scrupules. Vous m’auriez alors, monsieur de Magnoac, de gaieté de cœur, tué de votre main. Or, maintenant, vous me demandez si j’ai contre vous de la rancune. Pour me parler ainsi, il faut qu’il vous soit venu des doutes sur la bonté de votre cause, ou, tout au moins, sur son succès.

Et comme le vieillard murmurait quelques vagues phrases de protestation:

— Ne vous mettez pas en peine de dénégations, monsieur. Je préfère vous dire que j’ai entendu hier soir votre conversation avec le duc de la Rocca.

La voix de M. de Magnoac se fit tremblante d’émotion:

— Vous m’avez entendu dire que l’instant était affreusement critique, sinon désespéré! Et c’est cet instant que vous choisissez pour me demander de vous conduire vers la ligne de feu!...

— Je voulais quitter Tolosa, répondit sèchement M. de Préneste, à peu près pour les mêmes raisons que Sa Majesté tient, mordicus, à y demeurer. Vous connaissez ces raisons, je pense.

Il y eut un silence. M. de Magnoac baissa la tête avec accablement.

— Pardon, murmura-t-il.

— Vous êtes tout pardonné, monsieur, répondit sur un ton d’enjouement douloureux M. de Préneste. À présent, si vous désirez mieux encore et vous acquérir des titres indiscutables à ma reconnaissance, tâchez, sur une route que vous me paraissez connaître à fond, de découvrir quelque auberge. L’aube va naître; j’ai soif et je me sens glacé.

De chaque côté du chemin, des croupes de terre se traînaient, noires sous le ciel gris strié de déchirures jaunes. Des flaques d’eau brillaient, sinistres, dans les fossés. Un faible vent froid torturait, de loin en loin, quelque arbre misérable.

À un coude de la route, M. de Magnoac descendit de cheval. Suivi par Olivier, il marcha vers un amas informe adossé au flanc de la ravine. Ce ne fut que lorsque Olivier entendit le pommeau de la cravache de son compagnon heurter une porte qu’il reconnut, dans cet entassement sordide, une maison.

— Ce ne sont plus les belles petites auberges blanches du Pays basque. Nous approchons de l’Espagne véritable, fit M. de Magnoac.

Ils entrèrent. La pièce unique ne recevait d’autre lumière que celle d’un feu mourant dans l’âtre. Une forme ratatinée était accroupie devant ce feu.

— Eh! grand-mère, dit M. de Magnoac.

La vieille se retourna. De la mante qui couvrait sa tête émergeait son nez de carabosse. La flamme dansait en lueurs rouges sur ses haillons noirs.

— Pepa, la belle Pepa Samaniego, présenta M. de Magnoac. Admirez, je vous prie, comme ce nom enfantin, Pepa, sied bien à cette petite folle. Telle que vous la voyez, elle est cependant un excellent raccourci de l’histoire de cette charmante Espagne du XIXe siècle. Elle a, tour à tour, sauté sur les genoux de Lannes et de Palafox. Elle a offert des fleurs au duc d’Angoulême, servi à boire, pendant la guerre de Sept Ans, à Zumalacarreguy et à votre serviteur, puis à O’Donnell, puis à cette canaille de Prim. Demain, tu acclameras Quesada et Alphonse XII, n’est-ce pas, vieille coquine? Allons, en attendant, fais-nous chauffer du café.

Il maugréa:

— Et dire que c’est à ce pays que j’ai fait le sacrifice de ma vie. Me voici sur le point d’en être récompensé!

Assis devant la cheminée, Olivier regardait, sur la plaque luisante du foyer, le reflet de l’aube. C’était une aube hideuse d’hiver qui grandissait. Il était trop las pour se retourner et la voir entrer au naturel par la porte. Le vent aigre lui mordait la nuque, le sommeil le gagnait. Son menton lui semblait lourd, lourd... Sa tête, par saccades, s’affaissait.

Sur ses genoux, un choc doux et mou. Un chat venait de s’y installer. Il flaira Olivier, discerna en lui la sympathie des pauvres bêtes sans défense. Satisfait, il se mit à ronronner...


— Voilà le café.

Dieu! que cette voix de M. de Magnoac est perforante. Olivier ouvre les yeux. Le jour est né. Il sculpte tristement la misérable pièce. Il fait moins froid. Le chat n’est plus là.

M. de Préneste boit son bol de café, d’un trait, sous l’œil paternel de M. de Magnoac.

— J’ai dormi? s’excuse-t-il.

— Une heure à peine. J’ai essayé de vous en empêcher, parce que, après un sommeil pareil, on est encore plus fatigué... Mais inutile. J’en ai profité pour faire manger les chevaux et les astiquer. Maintenant, à mon tour, si vous le permettez.

M. de Magnoac a déposé devant la porte un bassin de terre rouge rempli d’eau. Nu jusqu’à la ceinture, dans l’âpre bise qui siffle sur les hautes terres navarraises, il procède à sa toilette. Olivier voit sur le torse, sur les bras secs, de longues marques brunes. La chasse? La guerre? Les deux.

Un bruit de pas, sur la route, qui grandit. Une troupe en marche. Le regard de M. de Magnoac est fixe. Olivier veut voir. En chancelant, il se lève. Il va sur le pas de la porte.

Une cinquantaine d’hommes s’approchent. De l’infanterie carliste. Longues capotes bleues, récoltées sans doute sur les cadavres des libéraux, boïnas rouges à plaques de cuivre, alpargates. Les montagnards ont un pas long et balancé, étonnamment rapide. Un guitariste rythme leur marche dansante.

Les voici à la hauteur de l’auberge. Ils viennent en sens inverse du chemin suivi par les deux compagnons.

— Troisième bataillon d’Alavais, maugrée M. de Magnoac. Qu’est-ce que ces gaillards viennent faire par ici?

Une voix claire retentit:

— Monsieur de Magnoac, si je ne me trompe?

C’est l’officier qui mène la troupe.

— Capitaine Sallaberry, dit M. de Magnoac. Je vous croyais à Estella.

— Plus exactement à Murrugaren. En effet, nous y étions hier soir, dit l’officier.

— Et... où allez-vous, présentement?

— Présentement, si on vous le demande, vous direz que nous rentrons chez nous.

Et le capitaine Sallaberry a un rire que répètent ses soldats les plus proches.

— Chez vous, capitaine? Mais alors, Estella?...

— Estella tient encore, monsieur de Magnoac. Peut-être jusqu’à demain, peut-être jusqu’à ce soir.

— Mais alors, capitaine, je ne comprends pas...

— Vous comprenez très bien, au contraire, riposte l’officier. Il n’y a plus ici ni capitaine Sallaberry ni soldats du 3e Alavais. Il n’y a que des gens des villages d’Echarry et d’Aranaz qui retournent à leurs métairies, qu’ils n’auraient jamais dû quitter.

D’un coup de cravache, M. de Magnoac frappe sa botte. Les Alavais éclatent de rire.

— Ces paroles ont l’air de vous contrarier, cher monsieur, fait le capitaine Sallaberry, quand il a cessé de rire. Je le regrette, mais, voyez-vous, un bon conseil: vous avez la chance d’être Français. Ne vous montrez donc pas plus fueriste que les Basques, ni plus carliste que Don Carlos. Au revoir. Et si, ce dont je doute, vous rencontrez sur la ligne de bataille notre Roi bien-aimé, Charles VII, que Dieu garde, présentez-lui les respects des gens d’Aranaz et d’Echarry... Au revoir, monsieur de Magnoac.

La petite troupe défile. Olivier les voit tout près de lui, ces montagnards en guenilles, aux armes bien fourbies. Ah! ces gens-là ne sont pourtant pas des lâches. Il regarde M. de Magnoac pâle de saisissement et de fureur. Le dernier carliste a disparu au coude de la route.


Tout le jour, Olivier et son compagnon allèrent. À plusieurs reprises, ils croisèrent des petites bandes, qui, en ordre, se dirigeaient vers le nord, tournant le dos à la bataille. M. de Magnoac ne s’avisa plus d’adresser la parole aux chefs.

— Et tous, tous appartiennent à la garnison d’Estella, murmura-t-il. Ah! qu’allons-nous trouver, en arrivant?

Du côté où ils se dirigeaient, la canonnade s’entendait maintenant, faisait rage. À mesure que le jour déclinait, les escarpements, à l’horizon, se hérissaient de brusques lueurs jaunes, qui devenaient roses, puis rouges.

Soudain, M. de Magnoac arrêta son cheval. À leur gauche, un petit mamelon se profilait sur le ciel pâle. À leurs pieds, une ville noirâtre, traversée par un torrent blême.

— Estella! dit gravement M. de Magnoac.

Et il se signa.

Avec une émotion dont il ne revenait pas, M. de Préneste, descendu de cheval, contemplait le lugubre paysage d’hiver, la vallée où s’étaient jouées à plusieurs reprises les destinées de ce carlisme abhorré, les sinistres villages en ruine, rouges du sang des libéraux et des soldats de la légitimité. Il entendait, dans un bourdonnement, la voix vibrante de M. de Magnoac qui lui nommait ces lieux tragiques.

— Ici le mont Esquinzi, Villatuerta, Loria, Murillo, Lacar, Alloz, qui jalonnaient, le 25 juin 1874, les lignes d’attaque du maréchal Concha. Ici, le Monte-Murru, où Mendiri a conquis, avec une gloire impérissable, le titre de comte d’Abarzuza; là, Abarzuza, la victime, où le marquis del Duero a rendu le dernier soupir; ici, Murrugarren, Zurucain, Zabal, Grocen, dont il ne reste plus pierre sur pierre; là, le monastère d’Irache. Au fond, Dicastillo, où se trouve l’état-major de l’armée libérale, et d’où Primo de Rivera va lancer son attaque. Et là-bas, mon enfant, dominant Estella de sa muraille à pic, dernier rempart de la royauté et de la sainte ville, le Monte-Jurra.

Des eaux blafardes de l’Erga montaient des buées grises, qui, se joignant à la nuit, dérobaient peu à peu aux regards le mont puissant, couronné d’éclatements rouges. Olivier de Préneste frissonna.

— Est-ce là, murmura-t-il, qu’on me prêtera le fusil dont vous m’aviez parlé au Club des Osselets?

M. de Magnoac enveloppa son compagnon d’un immense regard de gratitude triste. Ses lèvres remuèrent, comme pour parler. Aucun son n’en sortit. Les deux hommes se remirent en selle et galopèrent en silence vers Estella. Une heure après, parmi la nuit maintenant totale, ayant laissé leurs chevaux dans la ville, ils gravissaient les terribles sentiers du Monte-Jurra, plus martelé d’éclairs qu’un Sinaï.


— Monsieur de Magnoac, enfin!

Ils se trouvaient tous deux dans un poste de commandement établi au milieu des rocs du versant sud de la montagne. Trois officiers, éclairés par des photophores, y travaillaient. Le plus grand était allé à la rencontre des deux arrivants.

Il répéta:

— Monsieur de Magnoac, enfin!

Et à voix basse, sur un ton presque suppliant:

— Eh bien?

M. de Magnoac secoua la tête sans répondre.

— Il... Il n’est pas venu? Vous ne lui avez donc pas dit?...

— J’ai dit tout ce qu’il fallait, mon général. Je n’ai même pas été reçu.

Le général regarda M. de Magnoac, puis ses officiers.

— Il ne nous reste plus qu’à mourir, messieurs, dit-il gravement.

M. de Préneste, à l’écart, observait celui qui parlait ainsi. «Vous allez voir l’homme le plus digne d’admiration de toute l’armée carliste», lui avait dit M. de Magnoac, avant d’entrer. Olivier connaissait de réputation don Carlos Calderon, brigadier des forces navarraises. Il savait que, fils du plus riche banquier de Cadix, possesseur d’une fortune légendaire en Espagne, cet homme avait tout sacrifié lui aussi. Tout cela pour aboutir à ce trou dans la rocaille du Monte-Jurra.

— Ah! murmura Olivier, moi, du moins, je n’ai pas perdu mes illusions.

Mû par un extraordinaire attrait, il marcha vers ce général de trente-sept ans. Calderon le vit avec étonnement entrer dans le cercle lumineux du photophore. Il jeta un regard interrogateur à M. de Magnoac.

Celui-ci présenta Olivier.

— J’ai beaucoup entendu parler de vous, monsieur, dit le brigadier.

Il ajouta, avec une grande noblesse triste:

— Il ne faut pas nous en vouloir.

— Mon général, dit Olivier avec élan, si je puis vous être bon à quelque chose!...

Calderon le regarda:

— Je n’ai guère de temps, dit-il. Avez-vous servi?

— En France, en 1870 et en 1871, dit Olivier.

— Savez-vous marcher en montagne?

— Oui, fit avec assurance M. de Préneste.

— Je manque d’agents de liaison, dit le brigadier. Vous allez vous mettre à la disposition du commandant qui dirige, là-haut, le feu des batteries que nous avons hissées au sommet du mont. Mais, observa-t-il, vous n’êtes pas en uniforme. Vous savez à quoi vous vous exposez, si les choses tournent mal?

Olivier eut un sourire.

— Je le sais, dit-il.

— Allez donc, dit le général. Un de mes hommes va vous conduire.

En repassant le seuil, Olivier sentit une main tremblante qui étreignait la sienne: celle de M. de Magnoac.

— Je suis obligé de faire flèche de tout bois, dit Calderon, quand M. de Préneste fut sorti. Tous mes officiers sont occupés cette nuit à assurer la relève.

— La relève? demanda M. de Magnoac.

— Les Navarrais tenaient la tranchée depuis quatre jours, je les fais remplacer cette nuit par les Alavais.

— Les Alavais, mon général? Croyez-vous pouvoir compter absolument sur eux?

— Ah! fit Calderon avec une expression de lassitude infinie, j’y compterais absolument, si leur roi se trouvait parmi eux.


Au bout de vingt minutes d’escalade, les mains et les genoux en sang, Olivier atteignit, enfin, derrière son guide taciturne, le faîte du mont. L’artillerie s’était tue; il pleuvait à torrent.

Comme il mettait le pied sur l’étroit plateau, Olivier reçut en plein visage la lueur d’une lanterne.

Au même instant, une voix disait:

— Monsieur de Préneste, si je ne me trompe? Par quel hasard!...

Tournant alors vers son propre visage sa lanterne, son interlocuteur lui apparut: le capitaine Narvaez, un des convives du dîner d’Elizondo.

— Le général Calderon m’envoie pour me mettre à votre disposition, monsieur, dit Olivier.

Et il lui fit un récit succinct de son voyage, depuis Tolosa.

Le capitaine Narvaez, sans répondre, le conduisit dans un trou rocheux. Il y avait là une grosse pierre, servant de table, avec une feuille de papier à moitié écrite. Le capitaine Narvaez la plia, la mit dans la poche de son dolman.

Puis il regarda Olivier avec un sourire moqueur:

— Vous arrivez de Tolosa?

— Oui, monsieur.

— N’avez-vous, sur la route, rien remarqué de particulier?

— J’ai vu trois compagnies alavaises qui abandonnaient la ligne de feu, monsieur. Mais, je vous demande pardon, je vous ai dérangé, vous étiez en train d’écrire?


L’officier tressaillit. Il regarda Olivier de travers, puis haussa les épaules.

— À votre famille peut-être? insista Olivier.

Le capitaine Narvaez rougit, d’une rougeur déjà vue au dîner d’Elizondo. Il ne répondit pas.

Pourquoi cet officier paraît-il à M. de Préneste plus son ennemi que les soldats d’Alphonse XII, qui s’apprêtent, en bas, dans la plaine obscure, pour l’assaut de demain? Ah! Olivier ne le sait que trop. De son hostilité il va donner la mesure dans la question empoisonnée qu’il pose d’une voix mielleuse.

— Puis-je vous demander, mon capitaine, des nouvelles du lieutenant de Sabradiel?

Il lui semble que l’officier a blêmi. Un gros papillon, une chauve-souris, on ne sait, virevolte autour du photophore. Le capitaine Narvaez le chasse.

— Le lieutenant de Sabradiel, monsieur? Il est tombé, il y a quinze jours, lors de l’assaut des lignes de Villeréal.

Il ajoute d’une voix sourde:

— Il est heureux!

— Mon capitaine, dit Olivier, vous ne paraissez pas avoir une confiance exagérée dans l’issue de la bataille de demain.

— Demain? dit Narvaez.

Et il éclate de rire.

Il montre à Olivier l’encrier sur la pierre.

— Écrivez, dit-il, si vous avez quelqu’un à qui écrire. Peut-être les libéraux auront-ils l’amabilité de recueillir sur votre dépouille votre courrier, et de le faire parvenir à qui de droit.

— Je vous remercie, capitaine, répond M. de Préneste, mais je n’ai personne à qui je puisse faire hommage de mes dernières pensées.

Un silence. Le vent pleure sur le mont.

— Capitaine Narvaez, dit Olivier, croyez-vous à la double vue?

— Je ne comprends pas, monsieur.

— Vous allez comprendre. Vous avez, dans votre dolman, une lettre. Mais vous n’avez pas écrit l’adresse de cette lettre. Donnez-moi une enveloppe.

Narvaez obéit. Olivier a un plaisir sinistre à voir trembler les pauvres doigts de son rival.

Posément, M. de Préneste trace un nom sur l’enveloppe.

— Est-ce bien l’adresse qui convient, monsieur?

Narvaez regarde. Il a un gémissement. Son regard supplie M. de Préneste.

Celui-ci, ricanant, brûle l’enveloppe à la flamme du photophore. Une seconde, ils peuvent apercevoir tous deux leurs visages atrocement crispés.

— De grâce, monsieur!... dit le capitaine.


Ils sortent du trou, ils marchent sur le plateau noir, enjambent des corps étendus. Ils viennent s’asseoir à côté des canons, puis se lèvent, marchent encore. Le froid les gagne, ainsi qu’une immense angoisse. Ils retournent vers le parapet, d’où émergent les gueules des quatre withwoort, suprême espoir de la légitimité. Grelottants, ils s’accroupissent. Un lourd silence pèse sur le mont. Bientôt le sommeil aura rapproché ces deux pauvres têtes, opposées avec tant de haine par l’amour!

CHAPITRE V

M. DE MAGNOAC SE FACHE

Olivier se réveille. Il lui semble, depuis un temps indéterminé, qu’il est au bord d’une route, où passent, en cahotant, d’énormes chariots trop chargés.

En ouvrant les yeux, dans un embrasement de nuages de cuivre, il aperçoit le soleil. Puis il entend un rire. C’est le capitaine Narvaez qui l’interpelle.

— Mes compliments, vous avez le sommeil dur. Troisième pièce, feu!

Sous le vent de la détonation, Olivier courbe la tête. Il voit à ses pieds, une seconde, onduler les petites herbes rases.

— Première pièce, feu! dit Narvaez.

— Il y a longtemps que vous tirez ainsi? demande M. de Préneste.

— Une heure environ, répond le capitaine. J’ajoute que ce n’est pas nous qui avons commencé. Donnez-vous la peine de jeter un coup d’œil.

M. de Préneste regarde. Il voit l’étroit plateau bouleversé, une sorte de chaos jaunâtre. Projeté à dix mètres par un obus, un des quatre canons a le nez piqué en terre; ce n’est plus qu’un amas de ferrailles tordues. Une vingtaine de cadavres, sur lesquels l’œil n’ose s’arrêter. De-ci, de-là, des taches humides et brunes, des lambeaux de capotes bleues. Un artilleur, appuyé contre la roche, la tête cachée dans ses mains d’où émergent des grumeaux sanglants, pleure comme un enfant.

— Joli, n’est-ce pas? dit Narvaez.

Il commande:

— Deuxième pièce, feu!

Olivier se dresse sur ses jambes molles.

— Je me suis bien gardé de vous éveiller, dit Narvaez. Vous avez été encadré par deux obus! Ah! on peut dire que vous n’avez guère de chance. Troisième pièce, feu!

— Et la bataille? balbutie Olivier.

— Tout va bien, très bien, remarquablement bien, ricane le capitaine. Regardez plutôt.

Olivier s’accoude au parapet. Il aperçoit, dans la lumière du matin, le paysage qu’il a vu la veille, dans la brume du soir. De grands oiseaux montagnards, épouvantés, rasent le faîte du mont en claquant des ailes. En bas, c’est Estella. L’Erga la traverse, roulant ses eaux écailleuses et blanches. Immédiatement au-dessous de lui, les lignes jaunes et parallèles des tranchées, qui balafrent le flanc du Monte-Jurra.

M. de Préneste tressaille devant le précipice. Comment a-t-il pu, la veille, dans l’obscurité, gravir ces rochers à pic?

Il se recule en frémissant, gagné par le vertige.

— La bataille... la bataille va bien? murmure-t-il.

— Comment donc! À merveille, dit Narvaez. Vous ne voyez donc rien?

M. de Préneste se penche de nouveau sur le gouffre. Les tranchées jaunes, les rochers noirs fourmillent de petites taches bleues. À quel jeu baroque et sinistre se livrent ces larves?

— Je ne vois pas... je ne comprends pas... qu’y a-t-il? Que font-ils?

— Je préfère vous dire, explique Narvaez, que, depuis trois quarts d’heure, toutes nos défenses d’infanterie sont aux mains des libéraux. Au point du jour, ils se sont rapprochés de la première ligne. Une simple reconnaissance. Quelle honte! Ils n’étaient pas cent! Je les ai vus venir. Je n’ai même pas fait tirer sur eux. Mais baste! Messieurs les Alavais leur ont envoyé, pour la forme, deux ou trois coups de fusil, puis ils se sont repliés. Une véritable figure de cotillon. De sorte que...

— De sorte que? dit Olivier, blême.

— De sorte que les cristinos, ayant reçu du renfort, sont tombés à la baïonnette sur la tranchée de soutien. Là, ça n’a pas été tout seul. Il y avait les Navarrais. Un quart d’heure de mêlée, à coups de couteau et de crosse. J’ai bien vu. J’ai tapé dans le tas, douze coups de canon! Maintenant, c’est fini. Calderon est pris. Dans dix minutes le Monte-Jurra sera enlevé. Dans une heure, Estella. Vive Don Carlos! achève-t-il avec un rire atroce.

Un obus les renverse, couverts de terre; ils se relèvent en chancelant. Narvaez s’ébroue. Il commande:

— Première pièce, feu!

Aucune détonation ne suit l’ordre.

— Bon, dit Narvaez, deux servants démolis. Il m’en restait encore cinq, par le diable! Où sont les trois autres? Ah! les gaillards, voyez-moi ça, si ça sait courir, pour de l’artillerie montée...

Olivier aperçoit trois hommes qui, bondissant de roche en roche, essayent d’échapper à l’étreinte du vide, dans une pluie de balles qui claquent avec un bruit sec sur la pierre. Un, soudain, s’arrête, comme frappé de folie, lève les bras au ciel. Le voilà qui dégringole, par étapes, pendant trois cents mètres. Il n’est plus maintenant, au fond de la vallée, qu’une petite chose inerte et grise, horrible à imaginer.

— Ils ne l’ont pas manqué, dit Narvaez. Voyez-vous, cher monsieur, même un Navarrais ne peut espérer se sauver ici. Or vous n’êtes pas Navarrais, que je sache? Ni moi non plus.

Le capitaine fait le tour du plateau. Il revient vers Olivier.

— Ces chiens montent de tous côtés. Ils seront ici avant cinq minutes, avec leur sale drapeau couleur d’œufs à la tomate.

Arc-bouté au-dessus du précipice, Olivier ne répond pas. Il contemple l’ascension de cette horde d’insectes bleus. Il les voit grandir, prendre forme, devenir des hommes. Trois d’entre eux, dans une posture ridicule, se font la courte échelle. Ils poussent des cris grêles. Olivier, fasciné, ne pense plus qu’il est le but de toute cette stérile agitation.

Derrière lui, une fois encore, il entend la voix de Narvaez.

— Cela vous dit quelque chose, cher monsieur, d’être fusillé par ces vilains singes? Oh! pas ici! mais contre un mur de prison, à genoux, les yeux bandés. Ah! quand je vous affirmais qu’il avait eu de la chance, le brave petit Sabradiel!...

Olivier ne répond pas davantage. Il se penche à tomber, sur le parapet. Un des minuscules grimpeurs a aperçu cette tête. Il s’arrête dans son escalade. Un coup de feu.

«Tiens, il y a de l’écho», pense M. de Préneste, que la balle a effleuré.

Il se retourne. Narvaez est toujours là, immobile. Accroupi contre la roche, il sourit. Il a à la main son revolver.

— Capitaine! crie Olivier.

Narvaez sourit toujours. Mais il se tait.

Olivier va à lui. L’officier n’a plus de tempe droite. À la place, un trou noir, d’où coule lentement, sur la belle joue mate, une longue larme rouge. Ah! les recrues d’Allegria savent mourir.

M. de Préneste se rue sur le cadavre. Il déboutonne le dolman, fouille, d’une main fiévreuse. Là, il a ce qu’il voulait, la lettre écrite hier soir, à la lueur du photophore. Il lit, pantelant et blême, il lit, il lit, il lit, pendant que les autres, ses ennemis invisibles montent, montent, montent... Il y a dans ces lignes moites une violence de désir, une passion effrénée qui le font grelotter de jalousie et d’horreur.


Au bord du plateau, le premier soldat libéral est apparu. C’est un petit homme brun, aux yeux remplis de cruauté et de crainte. Il essaie de faire le rétablissement qui lui permettra de prendre pied, en lui assurant une carrière honnête dans les armées de Sa Majesté. Peine perdue, il retombe en arrière, projeté par une espèce de démon. C’est Olivier qui a bondi.

D’où vient à M. de Préneste cette formidable force de propulsion? De rochers en rochers, il s’élance. Encore un bond. Encore un bond.

«Ah! pense-t-il dans son essoufflement, ce saut-là n’est pas trop mal réussi, pour quelqu’un qui n’est pas Navarrais.»

Tous les assaillants se sont arrêtés. Ils couvrent de balles ce fuyard.

«Je réussirai encore ce bond-là, se dit Olivier. Bravo! Et celui-ci encore. Et celui-ci...»

Celui-là, il l’a manqué...

Accroché par les coudes, ses pieds râpant en vain la muraille de granit, il s’efforce de remonter sur l’étroite corniche. Il sent que c’est impossible.

Olivier ne lutte plus. Retenu seulement par son coude droit, il sent doucement, doucement ses muscles mollir. Il voit le grand pic ocre, le ciel pâle où fuit au galop le troupeau des nuages blancs.

Beauté de Lucile, sous la lumière bleue de Dampmart... Beauté d’Allegria, sous la lune glacée de Villeléon... L’abîme est béant, où M. de Préneste va se briser.

«Beauté d’Allegria, beauté de Lucile», pense-t-il encore, sans pouvoir, en cette seconde d’indépendance et de liberté totales, arriver à discerner vers lequel de ces deux adorables pôles s’oriente son misérable cœur.

Et il ferme les yeux.


— Ah ça, cher monsieur! Où prétendiez-vous donc aller, de ce pas?

Arraché à sa scabreuse position par une poigne robuste, Olivier se trouve maintenant recroquevillé au fond d’un trou rocheux.

— Monsieur de Magnoac, murmure-t-il avec un sourire, mille mercis.

— Mes félicitations, dit le vieillard. Comment avez-vous fait pour filer ainsi, deux cents mètres, au flanc de cette damnée montagne, je me le demande encore. J’ai suivi votre tentative avec le plus vif intérêt. J’ai cru, un instant, que vous réussiriez à vous échapper.

— Grâce à vous, c’est chose faite, dit Olivier.

— Tût, tût, tût, dit M. de Magnoac. Regardez donc, jeune homme.

Il élève légèrement, au-dessus du bloc qui les cache, son feutre gris. Un claquement sec. Il montre à Olivier le chapeau percé d’une balle.

— Regardez maintenant par ici.

L’anfractuosité où ils sont blottis a cinq ou six pieds de profondeur. Pas d’issue.

— Êtes-vous désormais fixé sur la valeur du secours que je viens de vous porter? reprend M. de Magnoac. Quand je vous ai vu, vous escrimant sur le rebord de ce rocher, je me suis demandé si j’avais bien le droit de vous venir en aide et de transformer pour vous une mort relativement noble, la mort par écrasement, en une mort ignominieuse: six balles, les yeux bandés.

— Pas de salut possible? demande Olivier.

— Lorsque je me suis réfugié ici, dit M. de Magnoac, j’ai profité du désordre consécutif à la prise des tranchées. Nul ne m’a vu alors. À présent, les libéraux savent que nous sommes dans cette souricière. Tôt ou tard, ils sont certains de nous y cueillir.

— Vous vous êtes sacrifié pour moi, monsieur, dit Olivier.

— C’est par moi que vous êtes ici, monsieur, dit M. de Magnoac. Mais permettez que je jette un coup d’œil au-dehors.

Trois blocs de pierre masquent l’entrée de la crevasse; par les interstices, on voit le flanc du mont.

— Très bien, dit M. de Magnoac. Ce n’est pas par en haut qu’ils viendront: cent mètres à pic. Ni par la gauche, votre route, monsieur. Difficilement par la droite. Ils ne peuvent donc nous attaquer que de face, avec bien de la peine. J’ai l’honneur, cher monsieur, de vous le répéter, nous sommes perdus. Les carlistes ont fusillé le Prussien Schmidt, qui était capitaine. Les libéraux fusilleront deux Français qui n’ont aucune situation régulière dans la défunte armée carliste. Nous sommes perdus. Dans ces conditions, je pense que vous êtes du même avis que moi: rire un peu auparavant. Nous en avons les moyens. Voyez plutôt.

Il montre à Olivier une carabine Remington.

— Je l’ai essayée ce matin. Elle porte en haut et à droite. Il s’agit d’être prévenu. Je viens de compter les cartouches: quarante-six. J’ai en outre mon revolver, approvisionné pour dix-huit coups. Ce sera pour vous.

— Monsieur de Magnoac, dit Olivier avec un sourire de reproche, vous m’aviez promis, à Paris, que vous me prêteriez un fusil. Celui-ci est pour moi.

— Ah! permettez, dit le vieillard, tout ce que vous voudrez, mais pas cela!

— Monsieur de Magnoac, reprend M. de Préneste, si je vous comprends bien, quel est notre but commun: avant d’être pris, faire payer le plus cher possible à l’ennemi notre mésaventure. C’est donc une question de compétence qui se pose. Or, je prétends être meilleur tireur que vous.

— Par exemple, dit le vieillard.

— C’est facile à vérifier, monsieur. Nous avons le loisir d’organiser une poule. Trois coups chacun.

— Excellente idée, dit M. de Magnoac, qui rit comme un enfant.

— Trois coups chacun, en alternant. Le vainqueur restera possesseur indiscuté du fusil. L’autre aura le maniement du revolver. À vous de commencer.

— Je n’en ferai rien.

— Je vous en prie. Mais dépêchons, je vois par la fente du roc quelques-uns de ces braves libéraux qui, nous croyant sans armes, s’enhardissent. Ah! celui de nous deux qui commencera n’aura réellement pas une mauvaise cible.

— Les dés, je les ai, dit M. de Magnoac.

Il les lance sur une pierre plate: trois, six, un. M. de Préneste joue: quatre, un, deux.

— À vous, dit-il à M. de Magnoac avec une nuance de regret. Permettez que j’arme la carabine.

Il tend au vieillard l’arme chargée.

M. de Magnoac épaule. Trois soldats se hissent péniblement vers eux, à soixante mètres environ. Celui du milieu bat l’air de ses bras, tombe en arrière. On ne le voit plus.

— C’était trop facile, dit M. de Magnoac modestement, en tendant le fusil à Olivier.

M. de Préneste le charge avec méthode. Les deux malheureux acolytes de la victime se sont effondrés derrière les rocs. Mais les reins de l’homme de gauche, trop arqués, s’aperçoivent. Olivier vise avec un grand calme. Le coup part. Le soldat n’a pas bougé.

— Manqué, crie triomphalement M. de Magnoac.

— Vous vous êtes trompé, monsieur, dit M. de Préneste. Ce fusil porte en bas et à gauche.

— Erreur, dit M. de Magnoac, vous allez voir.

Il vise, tire.

— Manqué, avoue-t-il avec dépit.

— À mon tour, dit Olivier. Vous allez voir, maintenant que je connais l’arme.

Il tire. Le malheureux cristinos a un soubresaut. Le voilà qui dévale, sur la pente du mont, comme une marionnette désarticulée. La tête rebondit, rebondit...

— Je me fais fort, à présent, de ne plus perdre une seule cartouche, dit Olivier. Mais à votre tour, cher monsieur.

M. de Magnoac arme lui-même la Remington. Il attend. Soudain, Olivier le voit reposer la carabine.

— Ouais! qu’est ceci? a dit M. de Magnoac.


Deux hommes, en contrebas, par un petit sentier découvert, viennent de surgir. L’un est sans armes. Il a le shako bleu, la tunique à deux rangs de boutons, le ceinturon de cuir verni des officiers alphonsistes. L’autre est un soldat, avec un mouchoir à la baïonnette de son fusil, qu’il tient comme un cierge.

— Un parlementaire, ma parole! fait M. de Magnoac. Savez-vous, cher ami, que ces païens ont les usages du meilleur monde? Ne les laissons pas, cependant, approcher trop près.

Parvenu à une cinquantaine de mètres du petit blockhaus, de lui-même, l’officier s’est arrêté. Il a l’air assez embarrassé. On voit nettement que le soldat désirerait être ailleurs.

— Qu’y a-t-il pour votre service, monsieur? crie M. de Magnoac.

— Je vous apporte les propositions du général Primo de Rivera, monsieur, répond l’autre, en un français fort convenable.

— Je brûle d’envie de les connaître, surtout si elles sont honorables.

— Son Excellence s’engage sur l’honneur à vous laisser la vie sauve, à vous et à votre compagnon.

— Sans conditions?

— Sous une condition: c’est que vous soyez, l’un et l’autre, possesseurs d’un titre régulier dans l’armée carliste.

— C’est précisément, cher monsieur, la condition que, ni mon ami ni moi ne remplissons.

— Dans ce cas, je ne puis que vous inviter à vous rendre immédiatement à merci.

— Pour être fusillés, n’est-ce pas?

— Vous n’êtes pas belligérants. Les carlistes ont fusillé le capitaine prussien Schmidt. Il est vraisemblable que le traitement réciproque vous sera appliqué. Vous n’avez plus qu’à vous rendre.

— Monsieur, répond M. de Magnoac avec une courtoisie exquise, je ne sais ce qu’il faut le plus admirer en vous, de la naïveté ou de la mauvaise foi. Vous nous refusez la protection du droit des gens, en tant que non-belligérants, mais vous trouvez fort bon de venir à nous à l’ombre d’un drapeau blanc. Je serais, de votre point de vue, parfaitement logique, en vous envoyant à l’instant même une balle en plein front, me réservant d’exécuter un petit doublé sur le gracieux jeune homme qui vous accompagne.

L’officier alphonsiste croise dédaigneusement les bras. Le drapeau blanc tremble de plus en plus entre les mains de son compagnon.

— Dépêchons, dit-il. Trêve de bons mots. C’est oui, ou c’est non.

— C’est non, voyons, cher monsieur, c’est non. Votre ambassade était enfantine. Nous avons déjà démoli deux des vôtres. Dans une heure il y en aura une quarantaine par terre. Perdus pour perdus, n’est-ce pas, nous avons bien le droit de nous distraire un peu.

L’officier salue et fait demi-tour. M. de Magnoac le couche en joue.

Olivier lui pose la main sur le bras.

— Permettez, cher monsieur, ce n’est pas de jeu. Ne respectons pas les règles du droit international public avec l’Espagne. Mais, entre nous, respectons les règles de notre petite partie. Un parlementaire, ça ne compte pas.

M. de Magnoac repose la carabine avec humeur. Soudain, son visage s’éclaire.

— Ce serait drôle, murmure-t-il. Au reste, rien ne coûte d’essayer.

Il appelle:

— Capitaine, capitaine!

Le parlementaire, qui allait disparaître derrière une roche, s’est arrêté. Il revient vers ses interlocuteurs invisibles, seul.

— Eh bien, messieurs?

— Capitaine, dit M. de Magnoac, je ne pense pas que le général Primo de Rivera mène en personne l’assaut. C’est sans doute à vous qu’est confié ce soin.

— Que vous importe?

— Ne nous fâchons pas, capitaine; je vous parle très sérieusement, j’ai une petite combinaison à vous proposer.

— Que voulez-vous dire?

— Voici.

M. de Magnoac dresse sa main au-dessus du rocher. L’officier voit qu’elle agite une liasse de papiers.

— Savez-vous ce que c’est que cela, capitaine?

— Je ne vois pas...

— Ce sont dix billets de banque français de mille francs, dix mille francs, cher monsieur.

L’officier a un sursaut de colère.

— Vous osez?

— Ne vous fâchez pas. Attendez au moins la fin de mon discours. Il n’est pas question, comme vous paraissez le croire, d’obtenir, pour cette modique somme, que vous fermiez les yeux sur notre évasion. Nous sommes pris, et bien pris.

— Que voulez-vous, alors? Finissons-en.

— Je n’ai pas de secret pour vous, cher monsieur; nous sommes un peu à court, sous le rapport des armes et des munitions. Si vous aviez la bonté de troquer, contre ces modestes billets, le fusil d’un de vos troupiers, avec cinquante cartouches, pas davantage, vous me combleriez d’aise, et vous amélioreriez sensiblement l’ordinaire de vos soldats. Remarquez que ma proposition n’est folle qu’en apparence. Consultez vos hommes. Ces braves garçons, que je sais assez mal payés, vous conseilleront certainement d’accepter.

— Je regrette que vous m’ayez fait revenir pour écouter vos sornettes, monsieur, dit le capitaine, rouge de fureur.

— Un mot encore, dit M. de Magnoac. N’oubliez pas que le change nous est à l’heure actuelle très favorable. Dix mille francs français, c’est quinze mille trois cent cinquante de vos malheureuses pesetas.

Le parlementaire s’éloigne à reculons.

— Ces plaisanteries se paieront bientôt, je vous le jure, dit-il avec un geste de menace.

— Ta, ta, ta, je vous vois venir, petit farceur, lui crie M. de Magnoac. Vous vous dites: «L’argent de ces braves Français, nous l’aurons tout à l’heure, et pour rien!» Non, pas de ça! Regardez!

Il a frotté une allumette. La liasse qu’il brandit au-dessus du roc est maintenant une torche. Il la jette dans le vide, où elle achève de se consumer.

— Bon voyage! crie-t-il encore. Et allez dire à votre roi que sa mère et sa grand-mère n’étaient que des... et que la Pragmatique est un faux en écriture publique.

Et M. de Magnoac se renverse en arrière, en proie à une crise de fou rire, tandis que le parlementaire, outré, disparaît derrière les roches fauves.

— Je crois que j’ai manqué un peu à la galanterie qu’on doit malgré tout à des femmes, qu’en dites-vous? demande M. de Magnoac, quand cette belle hilarité a cessé.

Olivier ne répond pas; il dispose, méticuleusement, en petits tas brillants, les cartouches. M. de Magnoac est vexé. Carabine au poing, il attend, maussade, au créneau rocheux. Il n’attendra pas longtemps.

Un cristinos, qui sans doute a fait un faux pas, surgit soudain, bien en vue, M. de Magnoac épaule et tire.

— Manqué encore, jure-t-il. Qu’ai-je donc aujourd’hui?

— On n’est pas toujours bien disposé, dit poliment M. de Préneste, en prenant la carabine.

Le libéral n’a pas encore réussi à opérer le rétablissement qui doit le mettre à l’abri. La balle d’Olivier coupe court à ses efforts.

— En plein front, me permettrai-je de vous faire remarquer, monsieur, dit-il à son compagnon. Deux à un, n’est-ce pas? La carabine m’appartient.

— Je ne vous la conteste pas, fait le vieillard sur un ton bourru et navré.


C’est vers dix heures que le premier cristinos a été mis à mal. Il est quatre heures. Le jour baisse. Depuis cinq heures, M. de Préneste n’a pas lâché la carabine. Deux fois, les libéraux s’en sont venus à l’assaut. Elle a fonctionné alors comme une mitrailleuse. Maintenant, les ennemis se tiennent cois. C’est à peine si, depuis une heure, Olivier a pu tirer trois ou quatre coups de fusil, sur des imprudents ou des curieux.

— Ils attendent la nuit, dit-il à M. de Magnoac.

Le vieillard n’a plus l’air maussade. C’est avec une véritable admiration qu’il regarde Olivier.

— Sur trente coups que vous avez tirés, vous n’avez pas perdu plus de cinq cartouches, dit-il.

— Combien en reste-t-il? demande Olivier.

— Six.

— Sept avec celle que j’ai dans la carabine. Allons, monsieur de Magnoac, on commence à ne plus y voir. Le tour du revolver, votre tour, va venir avec la nuit.

Ils se serrent la main en silence. Une chauve-souris, la première, passe: c’est la fin.

Dans leur trou, ils sont devenus l’un pour l’autre invisibles.

Olivier sent la main de M. de Magnoac sur son bras.

— Écoutez, dit le vieillard, ce sont eux. Ils montent.

— Pas encore, dit Olivier, quelque caillou détaché qui roule.

Dix minutes s’écoulent. Le flanc du mont a disparu, noyé dans le noir.

De nouveau, la main de M. de Magnoac, la gauche, naturellement, puisque le revolver est dans l’autre.

— Cette fois, murmure Olivier, vous ne vous trompez pas. Les voilà!

Un silence. Et soudain, M. de Préneste se met à tirer.

Successivement, sans épauler, il lâche un, deux, trois, quatre coups de fusil, ne prenant que le temps de recharger. Et puis ce sont des cris, des râles, la mêlée a commencé. Olivier a roulé à terre.

Maintenant, c’est le tour du revolver. Une, deux, trois, quatre, cinq, six détonations. M. de Magnoac a réussi à épuiser son barillet.

— Bravo, bravo! crie Olivier, sous les coups de botte qui le broient, les coups de crosse qui l’assomment.

Il parvient à crier encore:

— Bravo!


L’instant d’après, ligotés, meurtris, on se les passe de bras en bras, sur les flancs sombres du Monte-Jurra, prisonniers!

CHAPITRE VI

ON NE DONNE PAS QUE SON OR

Grâce à l’hôtelier qui avait logé M. de Magnoac, Lucile et Allegria savaient qu’Olivier était parti pour Estella avec le vieillard. Elles le savaient par des renseignements qu’elles avaient pris chacune de leur côté, car depuis le soir du gala, elles n’avaient plus prononcé le nom de M. de Préneste.

Trois jours plus tard, elles dormaient encore, l’aube n’étant pas même levée, quand elles furent brutalement tirées de leur sommeil. Don Iñigo était entré sans frapper. Il tenait un bougeoir qui tremblait dans sa main.

— Il faut partir, cria-t-il. Il faut partir!

— Quoi? dirent-elles ensemble.

— Les libéraux sont aux portes de la ville. Dans une heure ils entreront dans Tolosa. Vite, vite, il faut partir.

— Dans Tolosa! dit Allegria, alors... Estella?

— Estella est prise depuis hier matin, fit le prêtre. L’armée qui la défendait est en déroute. Vite, vite!

— Et Calderon? demanda encore Allegria.

— Calderon est prisonnier avec tout son état-major.

— Ah! fit-elle avec un grand cri. Calderon prisonnier! Alors Olivier est mort.

Et elle se renversa sur les coussins du lit.

Lucile la reçut dans ses bras.

— Tu dis? fit impérieusement la jeune fille.

Jamais encore Allegria n’avait désigné M. de Préneste par son prénom. Elle rouvrit les yeux, les referma en apercevant le dur regard scrutateur de Lucile.

— Je dis que, s’il est prisonnier, il est perdu, murmura-t-elle faiblement.

Et elle s’affaissa de nouveau.

Lucile l’abandonna. Elle était maintenant debout et s’habillait avec rapidité.

— Vite, vite, répétait don Iñigo en trépignant.

— D’où tenez-vous ces détails? demanda Mlle de Mercœur.

— Du Quartier Royal. La nouvelle y est parvenue à minuit. À cette heure, toute la Cour doit être partie. C’est un des aides de camp de Don Carlos qui vient de me prévenir. Vite, vite!

— Sa Majesté est pleine d’attention, fit simplement Mlle de Mercœur.

— Par la Sainte Mère du Christ, dépêchons-nous, supplia don Iñigo. Nous sommes à cette heure les derniers dans Tolosa. Si les libéraux nous y trouvent, Dieu bon, je ne célébrerai plus de longtemps le Saint Sacrifice.

— Avez-vous fait seller les chevaux? demanda Lucile.

— Oui, ainsi que ma mule. J’en ai donné l’ordre.

— Eh bien! allez voir si on l’exécute. Vous serez mieux en bas qu’ici, à répandre de la bougie sur nos robes.

— Allons, dépêche-toi! dit-elle d’une voix rude.

Elles furent toutes deux vite prêtes. Mlle de Mercœur jeta un long regard sur cette chambre, où elle avait vécu des heures si bizarres, et qu’elle ne reverrait jamais plus.

Elle ouvrit la porte de l’escalier, éteignit la lampe. Devant la maison, leurs chevaux les attendaient. Don Iñigo était déjà sur sa mule.

— Dépêchons, dépêchons, dit-il. Le jour va naître.

Ils traversèrent la ville tout à l’heure encore endormie, maintenant frémissante d’un trouble obscur. Des portes s’ouvraient, des fenêtres s’allumaient. La malheureuse population attendait, dans l’angoisse, l’arrivée de l’ennemi.

En passant devant une maison éclairée, Lucile entrevit Allegria. Il y avait sur le visage de la fille de Pierre Detchart une telle expression de désespoir que Mlle de Mercœur en fut touchée. Rapprochant son cheval, elle serra la main de sa compagne. Cette main était inerte et froide.

Elles arrivèrent sur la place du Palais. La grande maison, qui, quelques heures auparavant, abritait encore l’État-Major et la Cour, était morne et déserte. Les portes ouvertes disaient une fuite précipitée. Deux soldats, avec des jurons affolés, malmenaient un mulet trop chargé, qui s’obstinait à ne pas vouloir partir. On n’avait pas eu le temps d’enlever le beau tendelet mauve de la fête.

À un carrefour, les deux jeunes femmes, sans s’être consultées, prirent la route de droite, celle qui allait vers le sud.

— Pas par là, s’exclama don Iñigo, pas par là! Êtes-vous folles? c’est la route de gauche qu’il faut suivre.

Elles ne répondirent pas.

— Êtes-vous folles? répéta le prêtre. Vous marchez vers Estella!

Bientôt elles n’entendirent plus sa voix.


Il pouvait être neuf heures. Un horrible brouillard d’hiver, aigre et jaune, pesait sur la campagne. Allegria et Lucile arrêtèrent leurs chevaux.

À gauche, dans des labours abandonnés, une masure dressait ses murs lépreux. Des ombres tournaient autour. Une perche, plantée sur le toit, portait le drapeau de la Croix-Rouge. Les deux femmes descendirent de leurs montures. Allegria prit les rênes des chevaux, tandis que Lucile pénétrait dans la maison.

Une maison! Un mauvais hangar, plutôt. Sur une paille rare, le long des murs, une trentaine de blessés étaient alignés.

Une équipe d’infirmiers de l’Association de la Charité, dirigée par un chirurgien français, s’efforçait à donner des soins à ceux pour qui quelque chose encore pouvait être fait. Sur une mauvaise table de cuisine, un misérable hurlait. Des seaux de ferme étaient pleins d’une eau sanguinolente, où nageaient des bouchons d’ouate et des morceaux de charpie.

Lucile vit les visages terreux, la poussière et le sang caillé qui les marquaient de leurs atroces stigmates. Toute cette odeur de pharmacie et de mort manqua la faire défaillir. Elle alla vers le médecin.

— Ce sont les blessés d’Estella, docteur?

— Oui, mademoiselle, répondit-il, regardant avec surprise Mlle de Mercœur.

— À quel corps appartiennent-ils?

— Des Navarrais, pour la plupart.

— Un d’entre eux pourrait-il me renseigner sur le sort de deux de nos compatriotes qui devaient se trouver hier à Estella, aux côtés du général Calderon, MM. de Magnoac et de Préneste?

— Je l’ignore, mademoiselle. Je vais toujours demander.

Il posa la question à voix haute, sans éveiller une lueur dans les yeux fiévreux ou vitreux.

— Je parle bien mal l’espagnol, dit-il, et d’ailleurs peu de ces pauvres diables sont en état de répondre.

Lucile alla vers la porte.

— Laisse les chevaux et viens, dit-elle à Allegria.

La gorge sèche, celle-ci répéta la question que venait de poser le docteur...

Alors, du fond de la salle, un râle s’éleva, un râle avec une voix qui les fit tous trois tressaillir, quelque chose comme la plainte d’une bête et les pleurs d’un petit enfant.

— Allegria! disait la voix.

La fille de Pierre Detchart s’appuya des deux mains à la table.

Le regard de Lucile alla vers le chirurgien.

— Un malheureux, murmura celui-ci, un des derniers défenseurs du Monte-Jurra. Prisonnier un instant des libéraux, il a réussi à leur échapper avec une balle dans la tête. Comment a-t-il eu la force de marcher, de nous rejoindre, je me le demande encore... Tout à l’heure, il est entré dans le coma. Je le croyais mort...

— Allegria! répéta la voix, dans un pitoyable crescendo.

— Qu’attends-tu? fit brutalement Lucile.

Toutes deux, elles marchèrent vers le coin obscur d’où partait l’abominable plainte. Une sorte de géant gisait là. La capote en loques, entrouverte sur le torse nu, laissait voir deux blessures. On n’apercevait pas celle du front, recouverte d’un bandage maculé.

— Juan Arquillo! murmura Allegria.

Le mourant l’avait reconnue. Quand il l’entendit prononcer son nom, un sourire de béatitude tordit sa lèvre. Il tendit les bras, il voulut se dresser. Il retomba sur la paille avec un gémissement.

— Agenouille-toi près de lui, ordonna Lucile.

Allegria, blême, obéit. Les yeux du soldat eurent une expression de douceur ineffable.

— Prends-le dans tes bras, dit Lucile.

Chancelante, Allegria passa son bras gauche sous la tête du géant. Il gémit, en continuant de sourire.

— Allegria! murmura-t-il.

Mlle de Mercœur s’était agenouillée de l’autre côté.

— Embrasse-le, ordonna-t-elle.

Allegria eut un horrible recul. Cette grande dispensatrice de volupté se cabra devant la tragique étreinte qu’on lui imposait. Elle jeta à sa compagne un regard qui criait grâce.

— Embrasse-le, répéta Lucile inexorable.

Éperdument, la fille de Pierre Detchart baisa cette face où la mort promenait déjà ses ombres grises. Dans un râle de douleur et de joie, le blessé cherchait ses lèvres...

— Vite, maintenant, vite, murmura Lucile. C’est la fin.

— Tu étais au Monte-Jurra? demanda Allegria, défaillante.

— J’y étais, dit-il. Je me suis bien conduit, Allegria, j’en ai tué quatre. Ce sont les Alavais qui ont lâché pied.

— Je sais, je sais, murmura-t-elle.

— J’ai fait ce que je t’avais promis, quand...

— Je sais, je sais... Il y avait deux Français au Monte-Jurra?

— Deux Français qui se sont battus comme des démons. Ils ont tué à eux deux près de quarante libéraux.

Les deux femmes échangèrent un coup d’œil d’orgueil sauvage...

— Vite, vite, cria soudain Lucile, en désignant l’homme qu’une convulsion secouait.

— Que sont-ils devenus? Que sont-ils devenus? dit Allegria, collant ses lèvres aux lèvres sanglantes du moribond.

Il râlait et ne répondait pas.

— Prisonniers ou morts? répéta-t-elle.

Sous cette terrible étreinte, le géant poussa un gémissement.

Il rouvrit les yeux.

— Prisonniers, murmura-t-il.

Et il retomba.


Au milieu des plaintes qui s’élevaient de la table d’opération, la mort de Juan Arquillo avait passé inaperçue.

— Ce pauvre garçon a-t-il pu vous donner le renseignement que vous désiriez, mesdames? demanda le chirurgien, quand elles prirent congé de lui.

— Oui, dirent-elles.

— Tant mieux, parce que sans cela, j’avais oublié de vous le dire, vous auriez pu questionner les officiers d’un bataillon alavais qui fait la grand-halte à une demi-lieue d’ici, tenez, dans la prairie que vous apercevez, en bordure du ruisseau.

— Ah! les Alavais sont là, dit Allegria.

Elles étaient remontées à cheval. Allegria dirigea le sien vers l’endroit que venait de désigner le docteur.

— Ah! les Alavais sont là, répéta-t-elle.

Elle avait maintenant repris tout son calme, ce calme perdu depuis le matin.

— Où vas-tu? demanda Mlle de Mercœur.

— Les Alavais sont là, ricana-t-elle. Accompagne-moi. Tu vas m’entendre leur dire deux mots.


Les soldats étaient en train de faire la soupe quand les deux cavalières débouchèrent dans la prairie. Ils les regardèrent venir avec curiosité. Allegria dirigea son cheval vers un petit groupe assis à l’écart: les officiers. Ils la reconnurent, ils se levèrent.

Elle fit caracoler sa bête.

— Je vous demande pardon, messieurs. C’est bien au 2e bataillon d’Alava que j’ai l’honneur de m’adresser?

— Oui, lui fut-il répondu par une voix naïve.

— Au 2e bataillon d’Alava, qui arrive d’Estella?

Cette fois, nulle réponse ne lui parvint.

— Au 2e bataillon, scanda-t-elle, qui, hier matin, a abandonné la tranchée qui lui était confiée pour s’enfuir honteusement du champ de bataille?

Des murmures commençaient à courir. Tous les hommes étaient maintenant debout.

Superbe d’audace et de mépris, Allegria lança son cheval au milieu d’eux.

— Lâches! lâches! cria-t-elle alors.

Une rumeur de colère monta. Allegria se vit entourée d’un cercle menaçant.

— Lâches! répéta-t-elle.

Du coin des officiers, une voix retentit, ironique et dure:

— Du calme, soldats, du calme! On ne fait pas de mal à une femme, quand même cette femme serait une fille.

Des ricanements approbateurs coururent. Blême et souriante, Allegria s’était retournée vers celui qui venait de parler.

— Capitaine Tharsis, vraiment, dit-elle. Mes compliments pour votre galanterie.

Elle s’avança vers l’officier, qui, les bras croisés, la regardait d’un air de défi.

— Capitaine Tharsis, un jour que vous vous rappelez peut-être, je me suis dit: «Pardieu, si cet homme est aussi brave officier qu’il est piètre amant, quel beau cadeau je fais là à l’armée de la légitimité!...» J’ai été deux fois volée, cher capitaine Tharsis, j’ai le regret de le proclamer devant vos hommes: chez vous, le soldat ne vaut pas mieux que l’amant.

Et dans le silence total, elle éclata du plus insultant des rires.

Tharsis était devenu blême.

— Chienne! murmura-t-il.

Il s’était brusquement baissé. Allegria eut à peine le temps de rejeter la tête en arrière, pas assez vite cependant pour éviter le lourd silex que venait de lui lancer à toute volée le capitaine Tharsis.

Au même instant, son cheval se cabra. Aveuglée par le sang qui ruisselait de son front, elle tomba à terre.


— Quelle heure est-il? demanda Allegria en revenant à elle.

— Quatre heures, dit Lucile.

Mlle de Mercœur avait traîné sa compagne au bord du ruisseau qui coulait au bas de la prairie. Déchirant son mouchoir et celui d’Allegria, elle avait étanché le sang de la blessure. Elles restaient seules, les Alavais ayant précipitamment abrégé leur halte. À l’entour, les deux chevaux broutaient les maigres herbes rases.

Allegria se dressa sur son séant, sourit à Lucile.

— As-tu ta glace? demanda-t-elle.

Mlle de Mercœur lui tendit un miroir de poche.

Rejetant ses cheveux en arrière, Allegria regarda sa blessure: une longue estafilade, un peu au-dessus de la tempe.

— Ce cher garçon ne m’a pas manquée de beaucoup, murmura-t-elle.

— Souffres-tu? demanda Lucile.

Elle secoua la tête.

— Je ne souffre plus, répondit-elle.

Elle alla vers son cheval, arrangea les rênes.

— Il faut partir, dit-elle.

Mlle de Mercœur la regarda.

— Partir, pour où?

Sa compagne garda le silence.

— Où nous diriger? demanda Lucile.

— Il faut rejoindre le Quartier Royal, dit Allegria.

En même temps, elle regardait de biais Lucile.

— Le Quartier Royal, dit Mlle de Mercœur, très pâle.

Elle murmura:

— Et Olivier?

— M. de Préneste? dit Allegria, indifférente. Oh! à l’heure actuelle, il y a de fortes chances pour qu’il ait quitté ce monde, ainsi que M. de Magnoac.

— Ah! il vit encore, j’en suis sûre, et toi aussi! s’écria Mlle de Mercœur.

La fille de Pierre Detchart la regarda avec un sourire pâle.

— Peut-être, dit-elle. Alors?

— Alors, il faut le sauver, supplia Lucile.

— Que ferais-tu pour qu’il soit sauvé? demanda Allegria.

— Tout, lui fut-il répondu.

— Même cela?

Et se penchant vers Mlle de Mercœur, elle lui parla à l’oreille.

Lucile recula avec épouvante.

— Tu dis?

— Inutile de me faire répéter, tu as entendu, dit sèchement Allegria.

— Je ne veux pas, je ne peux pas, sanglota Mlle de Mercœur.

— Il mourra donc, fit Allegria, impassible.

— Non, non, tu ne le laisseras pas mourir, si tu peux le sauver, car tu l’aimes, s’écria Lucile.

— Tu me connais mal, dit Allegria avec un rire affreux, c’est précisément pour cela que je le laisserai fort bien mourir.

— Je ne peux pas, je ne veux pas! répéta Lucile, se tordant les mains.

— Alors il mourra, dit Allegria.

— Pitié! fit Mlle de Mercœur. J’ai toujours fait tout ce que tu as voulu.

— Qu’as-tu fait? dit Allegria avec mépris. Tu as donné ta fortune, par égoïsme, parce que tu en avais peur, pour ne pas sentir pendant ton sommeil l’horrible poids d’un or suspect t’écraser les pieds. Mais le moment est venu où il faut te le dire: on ne donne pas que son or. Sans cela, réellement, les riches auraient trop beau jeu par rapport aux pauvres. On ne donne pas que son or, Lucile.

— Pitié! répéta la jeune fille, écroulée aux genoux d’Allegria et les lui baisant.

— L’heure passe, fit celle-ci, regardant à ses pieds, avec un étrange mélange de haine et d’amour, la belle tête blonde. Oui ou non?

— Je veux vivre! dit Mlle de Mercœur.

— Lui aussi veut vivre, dit Allegria, et pourtant demain, après-demain au plus tard, il sera étendu dans un pré, le corps troué de six balles, avec, par-dessus, une couverture brune.

— Ah! bourreau! fit Lucile.

Et elle cacha son visage dans ses mains.

— Une dernière fois, fit Allegria.

Mlle de Mercœur poussa un grand cri.

— Qu’il vive, si tu peux le sauver! qu’il vive, qu’il vive!... Et puis fais de moi ce que tu voudras.

Un frisson de triomphe secoua Allegria.

— Viens alors, se borna-t-elle à dire.


Le crépuscule jaune était rayé par les arbres noirs. Toutes deux montèrent à cheval et disparurent parmi les ombres commençantes.

TROISIÈME PARTIE

ALLEGRIA

CHAPITRE PREMIER

LA GUARDIA

Le même soir, Allegria, venant à cheval par la route de Tolosa, arriva devant la fonda Bujalance, l’auberge la plus importante du bourg de Lecumberry.

— Hé, don Lycurgue! appela-t-elle, heurtant de sa cravache une fenêtre du premier étage.

La face apeurée de don Lycurgue Bujalance apparut. Ses yeux scrutèrent l’obscurité.

— Messieurs les libéraux..., commença-t-il.

— Ce ne sont pas encore les libéraux. Ce n’est que moi, Allegria Detchart; descends, ouvre ta porte, et viens prendre mon cheval.

La fenêtre se referma. La porte s’ouvrit.

— Doña Ursule dort, sans doute? demanda Allegria à l’hôtelier quand il eut installé le cheval dans l’écurie.

— Ma femme dort, en effet, Votre Grâce.

— Eh bien, va la réveiller. Ou plutôt, allons-y ensemble.

— Debout, Ursule! cria Allegria, en pénétrant dans la chambre. Et maintenant, si vous le voulez bien, cher don Lycurgue, laissez-moi un peu avec votre épouse. Tenez, allez en bas me préparer un bol de vin chaud, prestement. Voyons, Ursule, debout, ma fille.

L’hôtelière, muette d’étonnement et de sommeil, se tenait droite au milieu de la pièce.

— Ouvre-moi ta garde-robe, commanda Allegria.

Sans attendre qu’Ursule obéît, elle passa dans une antichambre et en ressortit chargée d’un monceau de vêtements. Elle se mit à examiner les robes, les manteaux, les châles...

— Trop beau, trop neuf, trop beau, disait-elle, à chacun d’eux, en l’envoyant rejoindre les précédents sur le lit. Ah! enfin, voilà qui est mieux.

Elle tenait une robe de laine noire, très grossière, usagée, rapetassée, mais propre. Cette robe était tout d’une pièce, avec les manches courtes, larges, évasées. On la passait par le cou, à la manière des robes de moines.

— Déchausse-moi, dit Allegria.

Ursule retira les grandes bottes de cuir fin, les bas de soie.

— Déshabille-moi.

Ursule enleva l’amazone sombre. Allegria n’avait plus que sa mince chemise. Faisant glisser une seule des épaulettes pour ne pas apparaître absolument dévêtue devant l’hôtelière, elle passa la robe noire. La chemise surgit autour de ses pieds, couronne de dentelle blanche.

Allegria était nue sous la rude étoffe.

— Jésus, Votre Grâce! c’était pour vous, cette vilaine robe! s’exclama Ursule. Prenez celle-ci, ma plus belle.

Allegria ne répondit pas. Elle fouillait dans un coffre empli de chiffons. Elle y puisa une cordelière de soie noire.

— Là, dit-elle, en se la nouant autour de la taille. Voilà pour la fantaisie. Trouve-moi une paire de sandales noires.

— Et des bas, Votre Grâce?

— Pas de bas.

Ursule chaussa en gémissant les tendres pieds blancs de dures espadrilles. Allegria se regarda dans la glace de l’armoire. Avec sa robe serrée aux hanches, ses jambes, ses bras, son col nus, jamais peut-être elle n’avait été plus belle. Elle lança son menton en avant, d’un air de défi. Ses cheveux courts frémirent. Elle se sourit.

— Et maintenant, dit-elle, une cape noire, et j’aurai fini de t’ennuyer. Non, pas celle-là, elle est trop belle. Tu veux donc que tout le monde se retourne sur mon chemin? Celle-ci.

Elle se drapa dans le large châle. Sa tête, son front, son visage disparurent. On ne vit plus, dans l’entrebâillement, que les profonds yeux sombres.

Elles descendirent, Allegria riant de son accoutrement, dame Ursule continuant à se lamenter.

Ses lamentations furent reprises par son époux, sitôt qu’il eut aperçu Allegria:

— Un sacrilège, Votre Grâce! C’est Lycurgue Bujalance qui a l’honneur de vous le dire, un sacrilège!

— Assez d’histoires! dit Allegria. Tu as préparé le vin chaud? Donne-le.

Elle prit le bol, qu’elle vida d’un trait.

— Donne-moi un bâton, dit-elle encore à Lycurgue.

Elle ramena sur sa face la cape obscure.

— Maintenant, écoutez, dit-elle. Les libéraux seront ici à l’aube. Il se peut que nous ne nous revoyions pas de longtemps. Merci de ce que vous avez fait pour moi. Je vous laisse mon cheval. Vendez-le, si vous voulez. Si vous pouvez le garder, j’en serai heureuse, car c’était une brave bête, que j’aimais bien.

Elle ouvrit la porte de la rue. Une bouffée de vent glacé, mêlé de pluie, entra par la brèche noire. Allegria, sous la maigre étoffe râpée, frissonna longuement.

— Adieu, dit-elle.

Et cette pauvresse disparut dans l’obscurité.


Ruée parmi les ténèbres, sous les longs fils parallèles et livides de la pluie. Ceci, c’est un coteau. Les pieux noirs qui le tachettent ou le hérissent signifient qu’il est planté de vignes, de vignes qui, en septembre, dans la lumière bénie, seront semblables chacune à une fontaine de vermeil. Sous la main qu’il écorche, un mur, le mur d’un champ, un mur en terre sèche. Ce mur devient un parapet... Ah! ruisseau invisible, divin glouglou de l’eau mystérieuse qui calme ma fièvre angoissée, déjà je ne t’entends plus! La route s’encaisse, à droite, à gauche, des ravins. Au sommet, un ruban sinueux et blême: l’horrible ciel nocturne. Allegria tremble. De peur? Misérable fille, tu ne songes donc plus à ton père, à ce Pierre Detchart, immobile, des nuits et des nuits, sous les pluies diluviennes d’Orocopiche? A-t-il eu peur, lui, a-t-il eu peur? Mais, au fait, est-ce bien de peur qu’elle tremble, en cette minute, sa fille forcenée!...


Jamais Allegria ne sut comment elle avait marché cette nuit-là, ni combien de temps au juste. Elle s’était dirigée vers Alsasua. L’aube, une aube terreuse et jaune, la trouva franchissant l’Araquil. Alors elle reconnut, dominant le mont Araler, la chapelle de San Miguel in Excelsis.

Le village de Huarte était déjà occupé par les troupes libérales. Allegria y pénétra.

En passant devant une maison basse, elle s’entendit appeler de l’intérieur.

— Eh! ma mignonne, aussi vrai que j’ai nom Josefa Cristobal, et que je suis cantinière au régiment de Badajoz, veux-tu gagner deux pesetas?

— Ce n’est pas de refus, dit Allegria.

Doña Josefa Cristobal était une matrone dénuée d’idées générales et au menton orné d’une modeste barbiche. Au demeurant fort brave femme.

— Voici, dit-elle, les mauvais garçons de mon régiment ont passé toute la nuit à fêter la dernière victoire des armées de Sa Majesté, la prise de Tolosa...

— Ah! Tolosa est pris, dit Allegria, indifférente.

— Oui, ma belle, depuis hier soir. Tu l’ignorais? D’où viens-tu donc?

— D’Ernani, répondit évasivement la jeune femme.

— Peu importe, d’ailleurs. Au fait: je te répète donc que soldats et sous-officiers ont passé leur nuit à boire. Regarde ce qu’ils m’ont laissé.

Elle désignait un amoncellement de bols et de verres sales.

— Depuis qu’ils se savent vainqueurs, la manie des grandeurs les a pris. Ils veulent, à chaque coup, de la vaisselle propre. Tout à l’heure, ils vont se réveiller et recommencer à boire. Je suis perdue si tout cela n’est pas lavé. Or, dans ce maudit bourg de brigands, pas une femme qui consente à travailler pour les braves soldats du roi Alphonse. Toi, au moins, tu es une vaillante fille, une bonne libérale et pas laide, avec cela, ma foi, quoique tu ne sois pas mon genre.

Fiévreusement, Allegria s’était déjà mise à laver les verres, les bols. La cantinière vit qu’elle claquait des dents.

— Bois cela, petite, dit-elle en lui tendant un quart de rhum. Le général Loma lui-même, il n’y a pas quinze jours, a daigné le trouver bon.

Allegria but avidement. Doña Josefa la regardait avec commisération.

— C’est à peine vêtu! ça vous a des sandales en charpie, ça a dû marcher toute la nuit, sur des routes infestées de brigands carlistes... Et où vas-tu comme cela, ma mignonne?

— Ah! dit Allegria, si vous pouviez m’aider à le savoir, je vous en aurais une reconnaissance éternelle.

— Voyez-moi ça! ça marche sans savoir où ça va! N’es-tu pas bien folle?

— Je vais retrouver mon fiancé, soldat dans les troupes de Sa Majesté.

— Et où est-il, ton fiancé?

— C’est ce que j’ignore. Je suis, depuis quatre ans, dans les pays tenus par les bandes de Don Carlos. Je sais seulement, par un soldat de chez vous, qu’il était, avant-hier, à la prise d’Estella, et qu’il a été affecté à la garde de deux prisonniers français faits à cette bataille. Mais où? Je n’en sais pas plus long.

— Deux prisonniers français, dit la cantinière. Attends, je vais peut-être pouvoir te renseigner.

Elle alla à un escalier:

— Eh! Redondela, cria-t-elle.

Ce fut seulement à son troisième appel qu’un grognement lui répondit, de l’étage supérieur.

— Réveille-toi un peu, fit doña Josefa. À quel régiment appartiennent les soldats qui gardent les deux Français pris au Monte-Jurra?

— Régiment de Tolède.

— Et où les ont-ils conduits?

— À la Guardia, pour être fusillés, fit l’homme invisible. Et maintenant, allez-vous me laisser dormir!

— C’est bon, c’est bon! rendors-toi, propre à rien. Là, je crois, ma petite, qu’il ne t’était guère possible de mieux tomber. Tu tiens sans doute à aller à la Guardia?

— Oui, murmura Allegria, les dents serrées.

— Eh bien, j’ai mon mari, don Sadurni Cristobal, cantinier du régiment de Badajoz, qui part tout à l’heure pour Logrono, chercher quatre barils de vin de la Rioja. Tu le laisseras à Viana. Il a une bonne petite voiture avec un cheval très rapide. Tu peux être ce soir même à la Guardia, entre les bras de ton fiancé. Comment s’appelle-t-il, ton fiancé?

— Jeronimo Puzol.

— Jeronimo Puzol, dit la cantinière, je connais ça. Un grand brun, avec la mouche, proposé pour caporal.

— C’est bien lui!

— Ah! Jeronimo Puzol, le gaillard! Eh! mais, vous ferez un beau couple. Et moi qui allais oublier tes deux pesetas!... Prends, petite, prends. Par Notre-Dame del Pilar, tu les as bien gagnées.


La Guardia! Un tas de murailles boueuses, les ruines d’un château que les carlistes ont fait sauter en se retirant, des ruisseaux aux eaux bistre qui fuient vers le sud, vers l’Èbre... la nuit et la pluie.

À quelque cent mètres de la porte nord, à un carrefour, dans une bicoque à moitié démolie, une escouade, préposée à la surveillance des voitures, fêtait la victoire en buvant et jouant aux cartes, à la lueur fumeuse d’une chandelle.

Le farceur de la bande, un maigre petit fantassin, figure hâve de Pierrot à long nez, provoquait à peu de frais les rires de l’auditoire. On l’appelait le Chico.

— Oui, messieurs, on a du pain, c’est bien; du vin bleu, c’est mieux. Mais va-t-on nous laisser ici, dans la crotte, tandis que les camarades dénoueront les sandales des belles Basquaises, qui sont lacées très haut, comme chacun sait?

— Sacré Chico! disaient ses camarades, en se donnant de grandes claques sur les cuisses.

Subitement, tous se turent. La flamme de la chandelle oscilla. Une forme noire pénétra dans le cercle rougeâtre.

— Un de vous veut-il, pour deux pesetas, donner un peu de vin à une pauvre femme?

Le caporal tendit silencieusement sa gourde de peau. Allegria but, et tous reconnurent, à sa façon de tenir le goulot éloigné de sa bouche, qu’ils avaient affaire à une montagnarde.

— Eh! Chico, dit l’un des soldats, voilà pour toi.

Celui-ci, pour soutenir son rôle, s’approcha d’Allegria. Elle jeta un coup d’œil sur l’écusson de l’uniforme.

— Régiment de Tolède, dit-elle.

— Pour vous servir, belle, mais trop invisible dame. Venez çà un peu.

Il s’enhardissait, à voir qu’on ne le repoussait pas.

— Peux-tu me donner un renseignement? demanda Allegria, qui paraissait ne pas comprendre.

— Cela dépend duquel, ma belle, et du prix que tu y mettras.

— Il y a à la Guardia deux prisonniers français, n’est-ce pas?

— Nous sommes payés pour le savoir, glapit le Chico. C’est à notre bataillon qu’ils ont démoli près de cinquante hommes. Mais on les tient, et ils seront fusillés demain matin, à cinq heures et demie.

Allegria étouffa un cri de joie: elle arrivait à temps.

— Qui est-ce qui commande à la Guardia? demanda-t-elle.

— Si je te le dis, fit le Chico en grimaçant, que me donneras-tu?

— Ce que tu voudras.

— Un baiser, ma belle.

— Ah! dis vite, fit Allegria, hors d’elle-même en sentant le temps passer.

— Une minute, une minute, dit le caporal qui s’était interposé. Tout cela n’est pas très clair. Quel intérêt avez-vous à avoir ces renseignements? Nous sommes en pays ennemi, dit-il au Chico, sur un ton de reproche.

— Quel intérêt? dit Allegria, dans un rire strident.

Elle prit la main du caporal et lui fit toucher sa nuque.

L’homme tressaillit au contact des petites boucles courtes.

— Ah! murmura-t-il. Je comprends. Les bandits carlistes t’ont coupé les cheveux!

— Parce que j’étais une bonne libérale, gronda-t-elle, et sur la dénonciation des deux prisonniers qui sont ici. Aussi je craignais d’arriver trop tard pour assister à leur exécution.

Les soldats frémirent.

— Alors, caporal, je puis lui dire le nom du commandant de la place? fit la voix nasillarde du Chico, qui se piquait au jeu.

— Tu le peux, dit le caporal avec mépris.

— Eh bien, c’est un homme très doux et très aimable. Il s’appelle don Jorge Gilimer, brigadier général.

Un tremblement secoua Allegria. Le général Gilimer, l’incendiaire d’Abarzuza, la plus féroce brute de l’armée libérale, celui dont les propres officiers réprouvaient la cruauté... Ah! tout était bien fini! La misérable eut, une seconde, la pensée de rester là, avec ces soldats, à boire du vin, beaucoup de vin, jusqu’à l’heure... l’heure! Elle se redressa.

— Et mon baiser! dit le Chico, pleurard.

Les hommes ne riaient plus.

Elle jeta au pitre un regard morne.

— Tu y tiens? dit-elle.

— Bien sûr, murmura-t-il, vaguement gêné.

— Eh bien, viens le prendre.

Il alla vers elle avec gaucherie...

— Ah! gémit-il, portant la main à son visage, comme si un fer rouge venait de le marquer.

Et il demeura bras ballants, au milieu de ses camarades ravis de sa mésaventure.


Devant la porte de la forteresse, le bruit d’une discussion avec la sentinelle attira le sergent de garde.

— C’est une femme qui veut parler au général, dit le soldat.

— Pourquoi pas au roi Alphonse, maugréa le sous-officier. Qu’elle entre au poste. On s’expliquera aux lumières.

Au même instant, une voix de tête retentissait.

— Sergent, connaissez-vous l’ordre qui interdit de laisser des filles pénétrer dans les cantonnements?

Allegria, qui venait d’entrer dans le poste, se retourna et aperçut un petit officier élégant et imberbe. C’était le lieutenant de ronde, un tout jeune homme, frais émoulu de l’école. Il dévisagea Allegria avec l’aplomb de quelqu’un que les femmes ont longtemps intimidé, et qui va prendre sa revanche.

Elle le regarda avec calme et lui dit:

— Lieutenant, lorsque, à Tolède, votre maman ou votre sœur aînée vous accompagnaient à la caserne, ou allaient vous y chercher, qu’auriez-vous dit de l’officier qui les aurait accueillies de la sorte?

Elle avait, en parlant, laissé glisser son châle sur ses épaules.

Lui, abasourdi, moins encore par l’apostrophe que par cette tragique apparition, restait à ne savoir que dire.

— Madame... mademoiselle... Excusez-moi... les consignes. Enfin, si j’avais su... Vous tenez à voir Son Excellence le général commandant?...

— J’y tiens, dit-elle, hautaine.

— Une telle requête, vu l’heure, les circonstances... Mais enfin, si vous y tenez, il faudrait commencer par parler au lieutenant-colonel major de la garnison.

— Justement le voici, dit le sergent, qui assistait à la scène avec un intérêt goguenard pour son lieutenant.

Un officier de haute taille était entré dans le poste. Il avait la moustache taillée en brosse, toute blanche, les traits creusés. L’ensemble donnait une impression très grande de noblesse triste.

En l’apercevant, Allegria avait sursauté. Elle ramena son châle, pas assez rapidement, toutefois. Le nouveau venu l’avait reconnue. Une expression d’étonnement et de colère contracta son visage.

— Mon colonel, dit le petit lieutenant, voici une dame qui désirerait obtenir une audience de Son Excellence le général commandant la place.

Le major de la garnison marcha vers Allegria. Ses yeux étincelaient. Il croisa les bras.

— Allegria Detchart ici! murmura-t-il. Est-ce que je ne me trompe pas? Par quelle audace!...

Il répéta:

— Est-ce que je ne me trompe pas?

Allegria laissa tomber son châle. Elle souriait. Elle répondit:

— Vous ne vous trompez pas, colonel Saballs.

Le colonel Saballs, la plus pure figure de l’armée libérale, avait été deux ans prisonnier chez les carlistes. Il avait été échangé, l’année précédente, sur l’ordre d’Alphonse XII, contre trois officiers du même grade. Cet homme, ennemi juré des pronunciamientos, n’avait d’autre but que cette chose: servir. Il servait, avec une conviction également obstinée, alors même qu’il avait pour chef une aussi infâme brute que son général actuel. En captivité, il avait pu voir Allegria, entendre parler de ses exploits, et de la haine qu’elle vouait à tout ce qui, en Espagne, n’était pas carliste. De là sa surprise, son effroi presque, à la rencontrer sur le territoire de la place forte dont il avait la garde.

Elle, continuant à sourire, très calme, s’était avancée vers lui.

— Vous ne vous trompez pas, colonel Saballs.

Et comme elle se rendait compte qu’il allait parler, dire devant les deux témoins ahuris quelque chose d’irréparable:

— Toujours sans nouvelles du petit Ramire, n’est-ce pas? ajouta-t-elle tout bas, d’une voix très douce.

Le vieux soldat avait pâli.

— Que signifie... que voulez-vous dire? balbutia-t-il.

— Je veux dire que vous êtes toujours sans nouvelles de don Ramire Saballs, lieutenant au régiment d’Albacete, votre fils. Dans quelle inquiétude doit être, depuis trois semaines, sa mère, cette pauvre doña Carlota! C’est votre fils unique, je crois?

— Depuis trois semaines... Depuis trois semaines, balbutia Saballs.

Il jeta sur Allegria, plus souriante que jamais, un regard de supplication et d’épouvante.

— Venez, dit-il enfin, d’une voix étranglée.


— Sacrée femme! dit le sous-officier, quand ils furent sortis. Mon sentiment est qu’avant un quart d’heure, elle sera auprès du général. Mais celui-là, pour le mettre dans sa poche, ce sera une autre affaire. Qu’en dites-vous, mon lieutenant?

— Mêlez-vous de ce qui vous regarde, répondit l’autre, décontenancé et vexé.

Le lieutenant-colonel major de la garnison avait son appartement et son bureau à proximité de ceux du général commandant la Place, au centre de la citadelle. Le colonel Saballs marchait devant, guidant la jeune femme. Allegria suivait, dans une extraordinaire tension de tout son être: «Je me rapproche, je me rapproche du but, se répétait-elle. Mais l’heure aussi marche... Il est dix heures. Demain matin, à cinq heures et demie... Horreur!»

Et elle ne sentait pas ses pieds nus plongeant dans les trous remplis de boue glacée.

Sur le seuil de la porte du colonel, un planton se dressa.

— Mon colonel, Son Excellence le brigadier général vous a fait demander.

— Je vais y aller.

Il fit entrer Allegria dans sa chambre et referma la porte. C’était une pauvre chambre de soldat, crépie à la chaux, sans autres meubles qu’un lit de camp, une table, un banc de bois. Au mur, une grande croix d’ébène, avec un morceau de buis fané.

— Dépêchons, dit-il, le général m’attend.

Allegria le regardait avec la même assurance souriante. Il serra les poings.

— Ah! ne me mettez pas hors de moi, fit-il. Vous m’avez parlé de mon fils. Vous savez quelque chose à son sujet?

— Votre fils a été fait prisonnier le 29 janvier dernier, à Ville-Réal, colonel Saballs, répondit-elle.

— Il n’est pas blessé?

— Je l’ai vu hier soir, en quittant nos lignes. Il se portait comme vous et moi.

Saballs respira.

— Pourquoi êtes-vous ici?

— Je vous l’ai dit, pour voir le brigadier Gilimer.

— Qu’avez-vous à lui demander?

— La mise en liberté immédiate d’un prisonnier français détenu ici, M. de Préneste.

Le colonel haussa les épaules.

— Jamais vous ne l’obtiendrez, trancha-t-il. Ce Français a été pris, les armes à la main, sur le champ de bataille. Il doit être fusillé demain matin, au point du jour. Il le sera.

— Chose qui aura bien des inconvénients pour le petit Ramire, dit doucement Allegria.

— Quoi? dit Saballs, blême.

— Nous sommes aujourd’hui lundi, continua-t-elle sur le même ton. Si jeudi, à midi, je n’ai pas regagné les lignes carlistes, en compagnie de M. de Préneste, le petit Ramire sera aussitôt passé par les armes, ainsi que trois de ses camarades, d’un grade et d’un mérite égaux aux siens.

Le colonel Saballs chancela.

— Mon fils appartient à l’armée régulière, trouva-t-il à peine la force de dire.

— Peuh! fit Allegria, avec un geste insouciant. J’ai vu, reprit-elle, le petit Ramire avant mon départ. Il était très gai et fort confiant dans l’issue de ma négociation, le brave enfant. Je crois pouvoir ajouter qu’il m’a chargée de bien des choses pour vous, et de vous dire de faire votre possible pour qu’il ne meure pas ainsi, bêtement, les yeux bandés, sous des balles fratricides.

Allegria exagérait. Le petit Ramire ne l’avait point chargée de cette commission. Il ne lui avait même jamais parlé. Il ne l’avait même jamais vue. Mais, comme il avait été tué vingt jours plus tôt, en montant à l’assaut de Ville-Réal, et que la fille de Pierre Detchart avait, de sa propre main, tracé le signe de la croix sur son cadavre, elle ne craignait de ce côté aucun démenti.

Saballs s’était raidi aux dernières paroles d’Allegria. Elle vit trembler les pauvres mains blanches du vieillard.

— Je ne puis qu’en référer au général, dit-il.

Elle le regarda avec pitié.

— Je ne vous demande rien, dit-elle, très dure, sinon de me conduire auprès de lui. Bornez-vous à vous taire et à exécuter sans commentaires les ordres que le brigadier Gilimer vous donnera. Ce que j’attends de vous, c’est la passivité, et que vous ne trembliez pas ainsi. Tout à l’heure, dans le poste, vous alliez clamer mon nom à tous les échos... Excellent moyen pour permettre au petit Ramire de constater, après-demain, que la terre est plus brune à deux pieds de profondeur qu’à la surface.

Il la regarda avec terreur.

— Que comptez-vous faire?

Allegria allait-elle essayer de faire pénétrer ses plans dans une matière aussi rebelle à ce genre d’osmose que la cervelle d’un homme d’honneur? Toujours est-il qu’elle n’en aurait pas eu le temps.

Une voix puissante venait de retentir:

— Colonel Saballs, enfin, on vous trouve!

Le brigadier Gilimer pénétrait dans la chambre.

C’était un petit homme trapu, au cou de taureau, aux larges épaules, de poil roux. Il avait des favoris. Les cheveux étaient plantés très bas sur le front fuyant. Les yeux, minuscules, luisaient sous d’énormes sourcils.

— Je vous ai fait, à deux reprises, demander de venir me voir... Tiens, vous n’êtes pas seul?...

Saballs fit un grand effort.

— Je suis, parvint-il à dire, avec une dame qui sollicite l’honneur de parler à Votre Excellence.

Don Jorge Gilimer éclata d’un rire bouffon.

— Une dame! Les dames n’ont pas l’habitude de courir les routes sans bas, vêtues d’une souquenille trouée et crottée.

Allegria s’avança et dit d’un air modeste:

— Celle-ci, du moins, pour se faire pardonner sa pauvre mise, a la bonne fortune de savoir comment le brigadier général Gilimer a vaincu la révolution à Carthagène, et comment, quinze ans plus tôt, il a permis au gouvernement de la reine Isabelle, que Dieu garde, de découvrir la conspiration de l’infâme Ortega.

Gilimer se retourna, surpris et flatté.

— Ah! ah! tu sais cela, petite, fit-il, bombant le torse et se caressant le menton. Eh bien, eh bien, eh bien!...

Allegria venait de lui apparaître en pleine lumière.

Il la regardait, abruti de surprise et d’admiration.

— Eh bien, eh bien! ne sut-il d’abord que répéter.

Avec une horreur et une joie inexprimables, Allegria voyait se gonfler son cou violâtre d’apoplectique. Une sarabande de désirs fous tournait dans les petits yeux sanglants.

— Eh bien, répétait-il, eh bien!

Les hideuses mains, hérissées de poils rouges, s’ouvraient et se fermaient, pétrissant une invisible pâte. Un malaise tragique pesa.

Don Jorge le rompit.

— Tu... Vous avez quelque chose à me demander? dit-il, avec un sourire qui démasquait ses dents de carnassier. De quoi s’agit-il?

— Je serai heureuse si Votre Excellence permet que je l’en entretienne en particulier, fit-elle, plantant dans les yeux du monstre le calme regard de ses prunelles magnifiques.

Il haleta, presque bégayant:

— Un verre de porto, dans ma chambre, un verre de porto?

Allegria inclina la tête.

— Venez, alors, venez. Rien de particulier, n’est-ce pas, Saballs, rien de particulier?

Allegria se retourna et regarda bien en face le colonel. Il lui fit peine. Les mains de cire, la malheureuse moustache blanche, les lèvres tremblaient.

— Mon général, mon général, murmura-t-il.

«Ah! pensait Allegria, en continuant à le tenir sous ses yeux implacables. Quelle misère! Perdre en une nuit le bénéfice de toute une vie de droiture, et inutilement!»

— Eh bien? fit Gilimer, à bout de patience.

— Rien de particulier, dit le colonel Saballs.

CHAPITRE II

HOLOPHERNE

Sur la table, il y avait deux flambeaux d’argent, une carte d’état-major, barrée de hachures, un plat contenant un lourd rôti de bœuf rouge, une buire à moitié pleine de porto, et l’épée à dragonne d’or du brigadier Gilimer.

Il ferma la porte derrière Allegria. Au fond de la pièce, on entrevoyait l’alcôve sombre, le lit, les draps.

Saisissant la buire, il emplit deux verres.

— Bois, dit-il.

Elle ne buvait pas. Ses regards exténués allaient à la viande.

Il ricana. S’armant d’un large couteau à dépecer, il scia dans le quartier de bœuf une large tranche. Il la lui lança sur une assiette: floc!

— Mange.

La malheureuse dévorait.

Don Jorge vint derrière elle. Dans l’entrebâillement de la robe, il vit le dos creusé et tiède. Il y appliqua sa bouche goulue de reître. Allegria frissonna longuement.

Au même instant, on frappait à la porte.

— Entrez, fit le brigadier d’une voix de tonnerre.

Un blême planton se tenait sur le seuil, un pli à la main.

Gilimer décacheta la lettre avec d’affreux jurons.

— C’est bon, dit-il au soldat médusé. Et qu’on ne te revoie plus.

Ses horribles petits yeux jaunes luisaient. Il prit un des verres et le tendit à Allegria.

— Bois, ordonna-t-il de nouveau.

Elle vida le verre.

Déjà il l’étreignait. Elle se dégagea en souriant.

— Don Jorge, don Jorge, dit-elle, si nous mettions un peu d’ordre dans nos affaires. Il y a temps pour tout.

Il poussa un grognement. Elle lui échappa.

— Pas avant que vous m’ayez accordé ce que je viens vous demander, fit-elle.

— Tu vas peut-être me dicter tes conditions! rugit-il.

La table était entre eux. La tunique dégrafée de Gilimer, sa chemise ouverte laissaient apercevoir sa poitrine velue. Ils se mesurèrent du regard. Trois fois, ils tournèrent autour de la table. Allegria souriante et pleine d’horreur, lui, soufflant comme un ours.

— Que veux-tu de moi? fit-il enfin, suffoquant.

— La mise en liberté immédiate de M. de Préneste, le Français pris, il y a trois jours, au Monte-Jurra, dit-elle.

Il éclata en imprécations.

— Il sera fusillé demain, à l’aube, hurla-t-il. Et d’ici là...

Il avait bondi. Il broyait maintenant le corps de la jeune femme. Elle, rigide, avait croisé ses bras, barrière incoercible.

— Ah! gronda-t-il, la repoussant avec violence.

Allegria s’en était allée buter contre la table.

— Don Jorge, don Jorge, se borna-t-elle à dire. Il faudrait pourtant s’entendre.

Elle souriait. Elle ramenait sur sa gorge sa pauvre robe déchirée.

— Cela pourrait durer ainsi toute la nuit. Croyez-moi, cher don Jorge, dans une entreprise comme celle que vous méditez, une étroite collaboration est de rigueur.

Il répondit par une insulte.

— Des mots, des mots, don Jorge. Ne nous entendrons-nous donc pas?

Il la regardait avec un extraordinaire mélange de surprise et de fureur. Il se contint.

— Tu veux la grâce de ce Français? parvint-il à dire.

— Je la veux, cher don Jorge.

— Eh bien, je te l’accorde. Et maintenant...

Allegria se dégagea encore.

— C’est bien aimable à vous, cher don Jorge. Mais un peu d’ordre, s’il vous plaît, dans nos conventions.

Sur la table traînait du papier à en-tête de la brigade. Elle en prit une feuille, trempa un porte-plume dans l’encrier, tandis que Gilimer, qui, de nouveau, l’avait saisie, lui murmurait à l’oreille d’horribles mots.

— Écrivez, écrivez, don Jorge. Il y a temps pour tout.

— Quoi? fit-il, prenant machinalement le porte-plume.

Ordre au major de la garnison de la Guardia de mettre en liberté immédiate le sieur Olivier de Préneste, citoyen français, fait prisonnier le 19 février courant.

Un mauvais sourire plissait les lèvres du brigadier. Il écrivit.

— Là! fit-il, es-tu satisfaite?

— La signature maintenant, fit Allegria.

Il signa.

— Le cachet, dit-elle.

Il y avait à côté de l’encrier un timbre humide. Allegria en tamponna l’ordre.

— Mâtin! s’exclama le général. Tu es aussi au courant des choses militaires qu’un capitaine adjudant-major.

Elle, tranquillement, pliait le papier. Il ne la perdait pas de vue. Il la vit glisser l’ordre sous le pied d’un des flambeaux. Il sourit méchamment.

Elle sourit aussi.

«Ah! don Jorge, don Jorge, pour quelle enfant me prenez-vous! Vous avez signé bien vite, cher brigadier Gilimer. Mais la distance est plus grande que vous ne croyez qui sépare votre signature de la flamme de la cheminée.»

À voix haute, elle dit:

— Je remercie humblement Votre Excellence.

— Tu es satisfaite, j’espère, fit-il.

Il la serrait contre lui, hoquetant de désir.

— Pas tout à fait encore, se borna-t-elle à dire. Mais, cette fois, don Jorge, vous serez d’accord avec moi.

— Quoi?

— Il est des moments où être dérangé est bien peu agréable, don Jorge. Un planton a frappé tout à l’heure à cette porte. Si cela doit se renouveler plusieurs fois cette nuit, j’avoue que, malgré tout mon désir de vous prouver que vous n’avez pas affaire à une ingrate...

— Tu as raison, fît le général.

La saisissant dans ses bras, il la porta vers le lit et l’y déposa, puis, ayant tiré les rideaux de l’alcôve, il frappa sur un timbre.

Le planton blême réapparut.

Gilimer le saisit par l’épaule.

— Écoute, lui dit-il en grinçant des dents, tu vas rester à la porte toute la nuit. Si quelqu’un vient me déranger, tu m’entends bien, il y a quinze jours de prison pour lui si c’est un soldat, et quinze jours d’arrêts si c’est un officier. Pour n’importe quel motif, tu m’as compris. À huit heures, tu viendras me réveiller. À huit heures, pas une minute plus tôt... Est-ce clair?

— Oui, Excellence, murmura l’homme, abruti de terreur.

Gilimer referma violemment la porte. Puis, ayant retiré ses grosses bottes, il marcha vers l’alcôve.


Les bougies des flambeaux s’étaient éteintes, consumées. Une d’elles grésillait encore. La chambre n’était plus éclairée que par les lueurs mourantes des bûches.

En chancelant, Allegria se leva, alla vers la cheminée, regarda l’heure à la pendule. Quatre heures et demie. Elle frémit.

— Ah! murmura-t-elle avec épouvante, j’ai dormi!

Dans un candélabre, elle prit une bougie neuve, l’alluma. Les détails de la veille réapparurent.

Allegria s’appuya contre le mur. Avec des épingles trouvées dans un bénitier desséché, elle se mit en devoir de rajuster sa robe en pièces. Des gouttelettes d’ambre perlaient à ses aisselles. Ses jambes se dérobaient. Ah! ce Gilimer était un rude jouteur.

Elle se regarda dans la glace, puis frappa sur le timbre.

— Tu vas, dit-elle au malheureux planton, aller chercher le lieutenant-colonel major de la garnison. Qu’il arrive immédiatement. Ordre du général.

Cinq minutes ne s’étaient pas écoulées que le colonel Saballs arrivait. Il ne s’était pas couché.

Il entra dans la chambre. Allegria referma la porte.

— Eh bien? murmura-t-il.

Allegria mit un doigt sur ses lèvres. Retirant de dessous le flambeau l’ordre de mise en liberté, elle le plaça sous les yeux de Saballs.

— Est-il en règle? demanda-t-elle.

— Il l’est! murmura le colonel abasourdi.

— Bien! fit-elle, maintenant, venez.

Lui prenant la main, elle le conduisit vers l’alcôve.

Il se mit à trembler.

— Doucement, fit-il, hagard, doucement, il ne faut pas le réveiller.

— Vous pouvez parler plus fort, colonel Saballs, dit-elle à haute voix.

Saballs se pencha vers le lit...

— Quoi, murmura-t-il, quoi?... Je...

Et il poussa un cri d’horreur.

Un flambeau à la main, Allegria souriait, très pâle.

Le couteau à dépecer n’était plus sur la table.

Saballs eut une défaillance. Il tomba à genoux, la tête parmi les draps bouleversés.

Il se releva pourtant. Il marcha sur Allegria.

— Misérable! dit-il d’une voix blanche.

Sa voix s’enflait, pour répéter:

— Misérable, misérable!

La jeune femme lui saisit le bras.

— Un autre cri comme celui-là, lui murmura-t-elle, et le petit Ramire est perdu.

Le colonel joignit les mains:

— Misérable! dit-il encore, mais à voix basse, cette fois.

Elle le regarda avec pitié.

— Brisons là, fit-elle sèchement. Ce qui est fait est fait. Je suis entre vos mains, mais vous êtes dans les miennes. Tenez-vous donc tant que cela à vous être déshonoré pour rien? Pendant que nous sommes ici, à fendre des cheveux en quatre, doña Carlota se meurt de fièvre, et les hommes qui exécuteront le petit Ramire sont déjà désignés.

Elle ouvrit la porte.

— Approche, dit-elle au planton.

Il parut de nouveau.

— Quel ordre t’a donné hier soir le brigadier?

— De ne pas le réveiller avant huit heures.

— Bien, va-t’en.

Elle referma la porte.

— Vous le voyez, grâce à moi, vous êtes couvert. On ne peut vous inquiéter pour avoir exécuté, à la lettre, un ordre parfaitement en règle. Et puis, assez, le temps passe. Dans un quart d’heure, M. de Préneste doit avoir quitté la Guardia.


Olivier dormait. Il s’éveilla. Dans l’obscur cachot, il vit trois ombres, le colonel, un caporal, Allegria.

Celle-ci, à ses pieds, lui baisait les mains.

— Ah! murmurait-elle, les misérables ils ont osé!...

Et elle appuyait son front contre la chaîne qui liait les poignets de M. de Préneste.

— Ils ont osé, ils ont osé...

— Allegria, dit Olivier.

Il n’était pas surpris de la voir là. Il essaya de passer sa main dans les courtes boucles. Les lourds anneaux de fer tintèrent.

— Allegria.

— Déliez-le, ordonna-t-elle.

Le caporal fit tomber la chaîne.

Ils remontèrent l’escalier aux marches usées. Saballs était devant, avec le soldat qui portait la lanterne. Sur ses bras meurtris, M. de Préneste sentait les lèvres d’Allegria.

— Mon amour, répétait-elle. Tes chères mains!... Ils ont osé...

Ils traversèrent une cour, une rue, une place...

Les murailles de la Guardia étaient franchies. Saballs prit la lanterne.

— Rentre au corps de garde, dit-il au caporal.

Il ne pleuvait plus, mais des ruisseaux bruissaient dans l’ombre. Une aigre bise soufflait, annonciatrice de l’aube prochaine.

— Allez, fit Saballs.

Alors, Olivier dit:

— Et M. de Magnoac?

Allegria frissonna.

— Et M. de Magnoac? répéta M. de Préneste.

Allegria saisit la main du colonel.

— Taisez-vous, murmura-t-elle.

— Où est M. de Magnoac? demanda Olivier.

— On l’a délivré avant vous, répondit-elle. Il nous attend, là-haut.

Et elle désigna l’ombre.

— Dépêchons-nous: adieu, colonel Saballs.

Le vieil officier la retint.

— Êtes-vous satisfaite? fit-il, d’une voix chevrotante. Tout est fini pour moi. Mais au moins, dites-moi que vous arriverez là-bas à temps, à temps pour empêcher... le pauvre petit!

— Nous ferons de notre mieux, colonel Saballs, dit Allegria.

— Surtout, ne lui racontez pas, ne lui dites pas à quel prix...

— Je vous en donne ma parole, colonel, adieu.

Ils passèrent tous deux devant la masure où le Chico et ses camarades attendaient en dormant la blême relève du matin... Puis ils quittèrent la route, à droite, et commencèrent l’ascension des hautes terres ténébreuses.

— Et M. de Magnoac? dit encore Olivier.

— Plus loin, plus loin, se borna-t-elle à répondre.

Et, lui prenant la main, elle se mit à courir.


Ils allaient. Parfois, un obstacle, une côte, une touffe d’ajoncs invisibles, dans un arrêt brusque, les jetaient l’un contre l’autre. Alors, comme épouvantés de ce contact accidentel, ils se hâtaient de se séparer et de reprendre leur course. Une fois, Olivier ayant buté, sa bouche heurta le dos nu d’Allegria. Elle poussa un gémissement et courut plus vite. Il pensa à la nuit de Tolosa et se fit horreur.

«Ô chaste entre les chastes, murmura-t-il, se peut-il que je t’aie méconnue aussi longtemps!»

Le triste croissant de la lune courait devant eux entre des nuages bas et roussâtres. Puis, soudain, ils ne la virent plus. Elle était tombée derrière une ligne noire de montagnes. Une obscurité d’un gris sale les entoura. Ils étaient glacés l’un et l’autre. Ils trébuchaient dans des broussailles d’où s’enlevaient pesamment d’invisibles oiseaux nocturnes. Les branches des arbustes leur fouettaient le visage. Puis, doucement, doucement, tous ces objets ennemis prirent forme. Le vent se faisait moins froid. Le jour naissait.

Ils étaient arrivés sur une sorte de plateau vêtu de mousses spongieuses où leurs pieds s’enfonçaient. Ils s’arrêtèrent...

Derrière eux, là-bas, un crépitement sec, horrible, qui n’en finissait pas, venait de retentir.

Allegria eut un gémissement et tomba aux genoux d’Olivier de Préneste. Elle se signa...


Au même instant, dans le fossé des fortifications de la Guardia, le piquet d’exécution, encore mal réveillé, défilait devant la dépouille du comte Mathieu de Magnoac.

CHAPITRE III

LA VERTU DES CIMES

Au-dessus d’eux, le ciel pâlissait. Un arbre balançait dans ses branches nues une touffe de gui, pareille à un gros nid vide.

Olivier était assis sur une pierre. Allegria prosternée cachait sa tête dans ses mains.

Il l’attira à lui, l’obligea à le regarder.

— Tu me pardonnes, murmura-t-elle avec épouvante.

Il sourit. Il répondit:

— Allegria, Allegria, maintenant que certaines choses commencent pour moi à devenir claires, une seule m’importe, vivre.

Elle posa son front sur ses genoux. Et tout à coup, elle tressaillit. Elle désignait, vers le sud, parmi les brouillards du matin, le chaos noirâtre de la Guardia.

— Ah! murmura-t-elle. Je croyais que nous en étions déjà bien plus loin.

Et ils reprirent leur course.


Par des sentiers à pic, qui coupaient la route royale en lacets, ils allaient. Plusieurs fois, ils s’arrêtèrent pour éviter des troupes qui se dirigeaient comme eux vers le nord. Les moyeux des pièces d’artillerie et des fourgons traçaient sur le remblai du chemin de larges balafres humides et rouges; les mulets s’ébrouaient dans les traits; les soldats juraient... Tremblants dans leur coin, les fugitifs attendaient que la dernière voiture fût passée, puis ils continuaient leur ascension.

Ils ne se parlaient pas. Ils évitaient même, semblait-il, de se regarder. Bien que tout les y prédisposât, ils ne se sentaient pas à l’aise dans ce tête-à-tête. Tant de paroles de bravade, de haine, et soudain la révélation de ce qu’ils étaient l’un pour l’autre! À quoi bon, quand les pensées sont à ce point identiques, les échanger? Cher silence, que rompent seulement les gouttes de pluie qui tombent des branches, ou le sec coup de marteau d’un pic épeiche montant en tournant autour du tronc d’un noir sapin.

«Si cette journée n’est pas la dernière, se disait Olivier, un jour je referai cette route. Petit roncier qui tout à l’heure t’es accroché à la pauvre robe déchirée d’Allegria, tu ne seras peut-être plus de ce monde, mais un autre roncier aura poussé à ta place. Rainette qui fuis sous la mousse, verte comme toi, pour t’y cacher, tu seras remplacée par une autre rainette. Il y aura longtemps que les ruisseaux qui pleurent ce matin auront gagné l’Èbre, puis la mer, puis les buées célestes, mais d’autres ruisseaux, fils de ceux-là, pleureront encore à la même place, à cette place où je veux revenir essayer de fixer le souvenir d’un instant que je sens, avec une si navrante vitesse, se faner.»

Un aigre soleil d’hiver était né dans la vallée. Le brouillard environnant en fit une grosse boule jaune. Les plaines disparurent. Il n’y eut plus, autour d’eux, qu’une lumière glauque, qui ne doublait d’aucune ombre la silhouette des sapins.

Puis ceux-ci se clairsemèrent. Les chênes nains se firent rares. Devant Olivier et sa compagne, une large étendue gris pâle s’ouvrait maintenant.

Le sommet de la sierra. Petites herbes rases. Touffes de mélèzes et de myrtilles. Par moments, un oiselet s’élevait, avec un mince cri plaintif. Des gerboises, kangourous minuscules, sautaient, pas plus grosses que des sauterelles. Une grande paix triste et calme présidait aux menus ébats de cette faune enfantine des cimes.

Tout le jour, ils allèrent ainsi, sans échanger une parole, seulement, parfois, un regard, après lequel ils se sentaient réconfortés.

Depuis le matin, Allegria n’avait cessé de guider leur fuite. Olivier ignorait tout des atroces péripéties qui l’avaient menée jusqu’à la Guardia; il ne pouvait soupçonner qu’une bien faible part de la fatigue qui assaillait ce cher corps. Mais il se sentait lui-même trop fatigué pour proposer de s’arrêter un instant. Et puis, il y avait le silence, le grand silence, si difficile à rompre au milieu de ce paysage désolé.

«Nulle part le soir ne descend avec autant de précautions que sur le faîte des montagnes. Nulle part la tombée de la nuit n’est un phénomène moins brutal. Ah! cette ombre, tout à l’heure d’un mauve si modeste, et maintenant à peu près noire. Où donc la teinte transitoire? Elle a eu lieu, je ne m’en suis pas aperçu. Nature, que de discrétion à ne pas venir troubler les rêves qui vagabondent dans mon cœur! Ailleurs, comme ta beauté est tyrannique! Que me font ces forêts, ces vallons, ces lacs, ces cascades, et le chant d’admiration artificielle qui s’en élève! Je prétends être le propre artisan de mon palais, le seul organisateur des belles fêtes que je m’y offre. Je suis assez riche pour ne pas loger en meublé. Or, ailleurs, Nature, quoi que je fasse, tu m’imposes tes devis, ton bric-à-brac. Ici, tu me laisses libre, sur ces cimes où je ne vois plus rien, où je n’entends plus d’autre bruit que celui de mon cœur.»


Allegria s’était arrêtée. Elle désignait à Olivier, à trois cents pas environ, une fleur tremblante et rose qui se balançait parmi les ombres grandissantes: un feu.

En même temps, un aboiement retentit. Un chien tournait autour d’eux avec irritation. Allegria lui parla, il se calma.

Ils furent bientôt auprès de la flamme. Un vieux berger s’y chauffait les mains, assis sur le seuil d’une hutte en branchages.

À l’entour, on ne voyait pas les moutons, mais on entendait le murmure laineux de leurs croupes froissées les unes contre les autres.

Allegria pénétra dans le cercle de la flamme. Le vieillard ne broncha pas. Avec de petits jappements, le chien disait que les arrivants étaient des amis.

— Nous avons faim, père, dit-elle.

Elle lui tendit les deux pesetas de la cantinière.

— Garde-les pour la ville, ma fille, dit le berger.

Il s’était levé. Son manteau s’écarta. Allegria vit sur la veste du montagnard le cœur de Jésus brodé, insigne des carlistes, un cœur fané, presque effacé.

Elle prit dans la poche de sa robe le cœur d’or fin qui, trois jours plus tôt, brillait sur son amazone.

Tous deux se regardèrent et se signèrent.

— Où est le Roi? demanda le pâtre.

D’un geste las, Allegria désigna le nord.

— Ah! fit l’homme.

Il se recueillit.

— J’étais, en 1837, de ceux qui furent livrés par Maroto et je n’ai pas désespéré, ma fille. Il ne faut pas désespérer. Il y a, dans mon troupeau, des brebis dont je ne verrai pas les agneaux.

Il jeta au feu quelques brindilles.

— Et ton compagnon? demanda-t-il.

— Il a été fait prisonnier par les cristinos, dit-elle, et condamné à mort. Il s’est échappé.

— Dieu veuille, fit le vieillard, qu’il ne soit pas repris. C’est Gilimer qui commande à la Guardia. Le sais-tu?

— Je le sais, fit-elle.

— Je n’ai pas grand-chose à vous donner, reprit-il. Je vais d’abord aller chercher de l’eau à la source.

Il revint avec une cruche pleine. De la cahute, il retirait deux pauvres écuelles, du lait, du fromage.

— Mangez, dit-il.

Et, assis de l’autre côté du feu, il se mit à faire glisser lentement entre ses doigts les boules brunes et noires d’un chapelet.

— Maintenant, qu’allez-vous faire? demanda-t-il, quand ils furent un peu rassasiés.

— Repartir, dit Allegria.

Le vieillard secoua la tête.

— La montagne est tout entière dans le brouillard. Je ne sais pas si moi-même je saurais me guider, cette nuit. Vous, vous iriez sûrement faire la culbute dans l’Erga, qui coule en bas. Il faut attendre le jour.

Il ajouta:

— D’ailleurs, tu n’as pas regardé ton compagnon.

Allegria jeta un coup d’œil sur M. de Préneste. Elle comprit qu’il ne saurait guère aller plus loin. Alors, elle sentit elle-même sa propre fatigue.

— Ma cabane n’est pas bien grande, dit le vieux. Mais il y a des peaux de mouton. Vous n’aurez pas froid.

— Et toi, père?

— Si un jour, je passe devant chez toi, dans l’état où tu es toi-même, je trouverai tout naturel que tu m’offres ta chambre, se borna-t-il à répondre.

Il avait disparu à l’intérieur de la cabane. Il en ressortit bientôt.

— Entrez, ordonna-t-il.

Ils s’allongèrent tous les deux. Le berger empila sur eux les peaux frisées.

— C’est aux pieds que vous aurez froid surtout, quand l’aube se lèvera, dit-il. Cette troisième peau sera pour eux. En attendant, je la garde pour moi.

Étendus côte à côte, Olivier et Allegria ne bougeaient plus. Si l’un dormit, au cours de cette pure nuit mystérieuse, l’autre ne le sut jamais. Bientôt le brouillard s’éclaircit. À travers les branches de la cabane, des étoiles surgirent, veilleuses d’un bleu cruel et glacé.


À l’aube, ils repartirent. Ils marchèrent tout le jour, comme la veille, avec des fortunes diverses, faisant parfois une lieue de plus pour éviter quelque bourgade suspecte. Vers le soir, ils virent à l’horizon, dominant un escarpement, une sorte d’immense bâtisse, moitié château, moitié caserne, avec ses innombrables fenêtres dont le soleil couchant faisait flamboyer les vitres.

Ils suivaient en cet instant un petit gave encaissé, aux eaux tourmentées par d’énormes blocs rocheux.

Allegria s’arrêta. Olivier, surpris, fit de même. Plein de pitié, il crut immédiatement avoir discerné les motifs de cette halte.

Sur les pierres plates qui bordaient le torrent, il y avait des taches pourpres.

Allegria n’avait plus que des lambeaux d’espadrilles. M. de Préneste tomba à ses pieds, la força de s’asseoir. Il lava les chevilles sanglantes.

Avec un sourire lointain, la jeune femme le laissait faire. Le jour mourait; là-haut, sur le mont, les fenêtres du grand château sombre ne brillaient plus.

M. de Préneste baisait maintenant les pieds de sa compagne.

— Allegria, murmura-t-il.

Elle posa sur son front une main fiévreuse.

— Pardon! dit-il.

Le gave roulait ses eaux noires et blanches.

— Pardon, répéta Olivier.

Alors, à voix très basse, Allegria parla.

— J’ai été la maîtresse du duc de Santurce, dit-elle.

— Que m’importe! Allegria.

— Et du capitaine de Penha-Verde.

— Que m’importe!

— Et du soldat Juan Arquillo.

— Que m’importe!

— Et du lieutenant de Sabradiel...

Elle les nomma tous ainsi, morts ou vivants, d’une voix lente, machinale.

— Que m’importe! répétait-il, avec une rage tendre, continuant à baiser ses pieds, éperdument.

— J’ai..., fit-elle encore.

Et, se penchant, elle lui parla à l’oreille.

— Je le savais, je le savais, fit-il, souriant et blême. Que m’importe, Allegria, que m’importe!

— J’ai tout dit, fit-elle avec un soupir d’horreur.

Et elle se laissa aller dans ses bras.

On ne voyait plus les eaux bourdonnantes du torrent. M. de Préneste pressa longuement sur son cœur le beau corps sans défense.

— Tu as tout dit, Allegria et je savais tout. Maintenant c’est à moi de parler, à moi de te dire une chose, une chose que tu peux ignorer encore.

Il la sentait pantelante d’anxiété. Lui-même, une ivresse inconnue le submergeait.

— Quand j’ai quitté Villeléon, Allegria, quand j’ai passé la frontière, quand je suis venu à Durango...

Elle était immobile dans ses bras.

— ... Ce n’était pas pour la suivre, elle, Lucile. Allegria! Allegria, c’était pour toi!

Il répéta:

— C’était pour toi, c’était pour toi.

Il eut, sur sa main, sa main glacée.

— Il y a des choses qu’il ne faut dire que lorsqu’on en est bien sûr, murmura-t-elle.

— Je ne le savais pas alors moi-même, Allegria. Une fois, dans le cabinet de la sous-préfecture, j’ai voulu te tuer. Puis la nuit, je l’ai vue dans tes bras, elle, Lucile. Je souffrais, mon Dieu! Puis vous êtes parties, toutes deux, et je suis parti. Je ne savais pas alors. Je ne pouvais savoir. Je suivais ma route. Puis, j’ai compris, Allegria. C’était pour toi, c’était pour toi!

Entre les pâles branches des saules, la lune était née, bleuâtre.

— Tu me crois, n’est-ce pas? Tu me crois?

— Je te crois, répondit-elle gravement.

Elle s’était relevée.

— Je te crois, dit-elle encore. Viens.

Elle le tenait par la main. Il la suivit.

Le sentier qu’elle avait pris montait. Olivier, indifférent au parcours, ne songeait qu’à couvrir de longs baisers la main de sa conductrice.

Au bout d’une demi-heure de marche, il vit se dresser sur le ciel brun une masse noire, avec des toits en poivrière. Il lui sembla reconnaître le lourd bâtiment aperçu tout à l’heure au soleil couchant.

Contournant les murailles, ils arrivèrent devant une haute porte obscure.

Allegria sonna.

CHAPITRE IV

LA LUMIÈRE BLEUE

M. de Préneste avait dormi sur trois planches supportées par des châlits de fer. À travers la fenêtre grillagée, les étoiles brillaient encore quand il fut réveillé.

— Dans une demi-heure, je viendrai te chercher pour assister à la messe, dit Allegria.

Et elle disparut, ombre muette, ayant laissé sa lanterne sur les dalles rouges de la chambre.

Olivier se leva. Un peu de sa fatigue s’en était allée. Prenant la lanterne, il inspecta cette chambre, où on l’avait conduit la veille, et où il ne se souvenait même pas s’être endormi. Dans un coin, il y avait une fruste table de toilette de bois blanc, un broc, une terrine de terre bise. S’étant dévêtu, il plongea sa tête dans l’eau glacée.

La lumière de la lanterne découpait sur le mur crépi une ombre gigantesque. Olivier s’en approcha. C’était une croix haute de deux mètres, où un Christ de grandeur presque naturelle était accroché, non l’Ecce Homo du musée de Toulouse, le tendre Galiléen à la peau rose, aux belles boucles calamistrées, à la barbe faite pour plaire à quelque Photine de boudoir, mais une espèce de bandit jaunâtre, le digne compagnon de Dîmas et de Gestas.

La nudité du supplicié était cachée par un jupon de velours noir, brodé de têtes de mort et de larmes d’argent. Les jambes brisées par le coup de masse du Romain laissaient pointer, sous la chair pendante, les arêtes des tibias fracassés. Des grumeaux lie-de-vin entouraient les énormes clous en tétraèdre. De la blessure du flanc s’écoulait une traînée verte.

Les yeux, les yeux surtout étaient effrayants. L’implacable et naïf artiste y avait serti des éclats de verre blanc qui brillaient comme autant de larmes, au bord des paupières retombées.

M. de Préneste détourna avec horreur la lanterne. Il revint s’asseoir sur le lit de planches. Il attendit.

Le grillage de la fenêtre découpait dans l’azur froid de la nuit une autre croix noire, autour de laquelle tremblotaient les étoiles. L’une après l’autre, elles pâlirent, disparurent.

Une cloche se mit à tinter.

Elle tintait encore lorsque Allegria pénétra de nouveau dans la chambre.

— Es-tu prêt? demanda-t-elle.

Sur un geste affirmatif, elle lui fit signe de la suivre.

Ils traversèrent de longs corridors froids et déserts, éclairés, à intervalles fixes, par de petites lampes nichées au plafond. Par moments, au loin, une porte invisible s’ouvrait, se refermait. Un courant d’air, long, long à venir, soufflait alors dans le couloir, faisant voltiger de grandes ombres.

Ils arrivèrent au pied d’un escalier en colimaçon. Ils montèrent une vingtaine de marches. Ils se trouvèrent devant une porte qu’Allegria ouvrit avec précaution. Un courant d’air plus violent éteignit la lanterne.

Allegria ne la ralluma pas. Elle se borna à refermer la porte. La cloche, de nouveau, tintait.

Ils étaient tous deux dans une pièce analogue à celle où avait dormi Olivier, voûtée comme elle, mais sans fenêtre. Un jour lointain, venu on ne savait d’où, l’éclairait à peine.

Trois des côtés de cette chambre étaient faits de lourdes pierres crépies. Le quatrième côté était de bois brun. Contre lui, deux prie-Dieu.

Allegria, toujours muette, guida Olivier vers le prie-Dieu de droite. Elle s’agenouilla sur l’autre. La tête emprisonnée dans son voile noir, elle ne bougea plus.

La cloche s’était tue.

Soudain, Olivier tressaillit. Le panneau qui leur faisait face s’était mis à glisser sans bruit, de haut en bas, découvrant, petit à petit, devant eux, un trou sombre. Puis le panneau s’arrêta dans sa descente, formant balustrade, au niveau des accoudoirs des prie-Dieu.

M. de Préneste se rendit alors compte que la chambre dans laquelle il se trouvait avec Allegria constituait une sorte de tribune située à mi-hauteur, entre le sol et la voûte d’une large salle oblongue, dont on n’apercevait pas les détails, noyée qu’elle était encore dans les ténèbres. Un large vélum à peine transparent, tendu d’une muraille à l’autre, la divisait en deux parties. La partie que surplombait la tribune était tout à fait obscure. L’autre apparaissait plus claire. Vaguement, à travers le voile, Olivier entrevit une forme rectangulaire, surmontée d’une croix: un autel.

Successivement, autour de la croix, six points d’or surgirent. Les cierges de l’autel venaient de s’allumer.

Puis, un son argentin retentit. Une silhouette surgit derrière le voile, avec, à son côté, une autre, plus petite. Elles s’agenouillèrent toutes deux devant l’autel, ombres que les cierges clignotants agrandissaient ou diminuaient tour à tour. Un murmure. Allegria se signa. La messe venait de commencer.


Introïbo ad altare Dei... Ad Deum qui laetificat juventutem meam. Judica me, Deus... Juge-moi, ô Seigneur! pourquoi es-tu triste, ô mon âme? N’ai-je pas, chère âme, voulu que tu sois faite uniquement d’amour!... D’amour?... Juge-moi, Seigneur! Oui, je t’entends; ah! la redoutable équivoque. D’amour, vraiment! L’amour, murmura la voix du Bien-Aimé, l’amour est prompt, sincère, pieux, doux, prudent, fort, patient, fidèle, constant, magnanime, et il ne se recherche jamais, car dès qu’on commence à se rechercher soi-même, à l’instant on cesse d’aimer. Juge-moi, Seigneur, et pardonne à cette âme misérable, qui, à présent je le sens bien, n’a jusqu’ici songé qu’à se rechercher!


N’a jusqu’ici songé qu’à se rechercher! Emitte lucem tuam et veritatem tuam; ipsae me deduxerunt, et adduxerunt in montem sanctum tuum et in tabernacula tua. Cette âme égoïste, ô Seigneur, ta lumière et ta vérité l’ont guidée, l’ont conduite sur ta montagne, au pied de ton tabernacle, et voici qu’elle commence à voir clair en elle-même.


Sur ta montagne, ô Seigneur! Au pied de ton tabernacle! Cette montagne, c’est celle où, la nuit dernière, j’ai vu, entre les branches d’une pauvre hutte de berger, briller le quadrige glacé de la petite Ourse. Ce tabernacle, c’est celui devant lequel j’essaye de sanctifier mon désarroi grâce aux réminiscences d’une enfance élevée au pied des autels.


Sacrilège! crieront ceux qui ne songent qu’à l’indiscutable essence sensuelle dont est fait le bouleversement d’Olivier de Préneste. Pharisaïsme! sera-t-il en droit de rétorquer. Ces divines paroles du psaume, croyez-vous donc que leur sens soit unique? Ah! elles ne sont divines, précisément, que parce que chaque pécheur peut les faire siennes, les identifier aux battements de son misérable cœur. Si, à l’heure actuelle, elles éveillent dans le cœur d’Olivier d’aussi profonds échos, c’est qu’il sent leur lamentation éternelle cadrer de façon parfaite avec son propre déchirement.


À gauche d’Olivier, sans bruit, Allegria s’était dressée. L’Évangile! il l’imita. Comme elle, il se signa du pouce. Il se sentait saisi par un trouble obscur, en retrouvant, avec une facilité aussi naturelle, des gestes qu’il croyait abolis en lui depuis si longtemps.

Le jour qui naissait découpait petit à petit les ogives des vitraux de la chapelle. Les verrières obscures commencèrent à s’illuminer. Celles qui se trouvaient dans la partie opposée du sanctuaire n’apparaissaient qu’indistinctement à travers le vélum, qui tendait sur elles comme une buée grisâtre. Mais les autres, simultanément, flamboyèrent. Le centre du vaisseau n’en fut que plus obscur.

L’Offertoire. Olivier ne songeait plus maintenant à la messe. Absorbé dans la contemplation des figures de couleurs violentes qui surgissaient sur les vitraux, il cherchait à reconnaître les bienheureux dont la vie était célébrée là. Puis, la lumière se faisant plus acérée, il découvrit que chaque vitrail portait en exergue le nom du personnage qui y était représenté.

Elles chantaient, ces verrières, la gloire des saintes de l’Espagne. La première, à gauche, était consacrée à sainte Isabelle de Hongrie, belle-sœur de don Jaime d’Aragon. De ses tendres doigts, la princesse pansait les blessés cadavériques, plus effroyables encore que ceux sur lesquels Olivier avait buté, quatre jours avant, au sommet du Monte-Jurra. Dans le second vitrail, sainte Tècle, suppliciée par Tamiro, tendait vers le ciel ses mains exsangues. Sur le troisième vitrail, on voyait sainte Eulalie, également en proie à d’atroces bourreaux, suivre d’un œil extasié une colombe, sa douce âme, qui s’envolait vers le Seigneur. La dernière verrière de gauche peignait la mort de sainte Léocadie, l’amie des poètes et des artistes, chaste compagne, pour la mort, de saint Ildefonse, à Tolède, dans la basilique d’El Cristo de la Vega.

Dans le premier vitrail de droite, sainte Lucie guidait, sur un sentier escarpé qui montait vers le firmament, une théorie vacillante d’aveugles. Sur le second, sainte Librade, patronne de Siguenza, cueillait d’énormes lys dans les eaux jaunes du Henares. La vue du troisième vitrail fit frissonner Olivier: deux jeunes filles, l’une brune, l’autre blonde, s’y promenaient, amoureusement enlacées. La brune parlait à l’oreille de sa compagne. La légende disait: sainte Justine et sainte Rufine. Derrière elles, on voyait la Giralda, qu’elles étayèrent de leurs frêles épaules, lors de l’ouragan de 1504, qui dévasta Séville. La brune avait une robe blanche, la blonde une robe d’un pourpre presque noir...

Sur le quatrième vitrail de droite, enfin, c’était sainte Thérèse. Doctora Mistica, disait l’exergue. Ici, on sentait que le verrier avait cherché à se surpasser dans une œuvre digne de la sainte la plus adorable de l’Espagne. Entourée de ses sœurs carmélites, Thérèse se tenait debout, sur le faîte d’une colline que surplombait un azur cru. Ses pieds ne touchaient plus le sol. Ses yeux remerciaient le ciel. Ses mains suppliaient la terre. «Mes sœurs, mes sœurs, retenez-moi. Le Bien-Aimé m’appelle à lui. Retenez-moi, mes sœurs! Que votre sœur ne tire pas orgueil d’un choix dont elle est l’élue indigne!»

Et, sur le vélum qui cachait l’autel, le ciel vers lequel s’envolait la sainte reflétait son azur, plus profond et bleu à mesure qu’au-dehors on sentait croître les flammes sans chaleur du soleil d’hiver.

Le Sanctus. M. de Préneste regarda Allegria. Son voile noir entièrement rabattu sur la face, déjà prosternée sur l’accoudoir, elle attendait l’Élévation.

Le premier tintement de la sonnette du servant retentit. Alors un frémissement secoua M. de Préneste. Du puits d’ombre sur lequel il se penchait, il lui sembla que quelque chose montait, quelque chose comme une longue houle mystérieuse.

Il se pencha davantage. Il comprit. La partie de l’église que surplombait leur tribune, cette partie noyée dans l’ombre et qu’il avait crue déserte, il la sentait maintenant peuplée, peuplée d’un peuple étrange de fantômes.

Le dernier coup de l’Élévation tinta. Olivier vit osciller des formes blanches. C’était le pâle troupeau des têtes qui se relevaient lentement.

— Allegria, murmura-t-il.

Une seconde elle écarta son châle. Elle avait un doigt sur les lèvres. Le châle retomba. M. de Préneste s’abîma dans la crainte vague du spectacle auquel il allait assister.

Entre les cierges, l’ombre du prêtre se profilait. Un bruit léger et métallique. Olivier comprit que l’officiant ouvrait le tabernacle.

Et puis, Olivier entendit un murmure, un froissement doux d’étoffes traînées. Ses yeux, enfin habitués à l’ombre, lui permirent de voir.

Au milieu de la chapelle, dans l’allée centrale dont les dalles luisaient sous les vitraux, une blanche théorie se dirigeait doucement, sans bruit, vers le vélum. Le long de la tenture transparente, Olivier distingua une marche de pierre, une balustrade.

Celle des ombres qui marchait en tête des autres s’arrêta, s’agenouilla, attendit.

De l’autre côté de la tenture, il y avait l’ombre noire du prêtre, et celle du servant.


Corpus domini nostri Jesu Christi...


Au même instant, une sorte de petit judas lumineux s’ouvrit dans le vélum. L’hostie apparut au bout des doigts de l’officiant, dominant le pâle fantôme prosterné.


Custodiat animam tuam...


Une seconde, Olivier put apercevoir, hors de son voile, un pur visage de femme. Puis, la religieuse se leva, cédant sa place à sa sœur la plus proche. Elle revint, muette et voilée, croisant le cortège des autres religieuses qui se dirigeaient vers la sainte table.

Elles défilèrent ainsi, à intervalles réguliers, devant le vélum où les communiait le prêtre, l’homme dont elles ne devaient apercevoir, elles, les chastes épouses du Bien-Aimé, que les doigts consacrés. Puis, il y eut un intervalle plus long. Olivier poussa un soupir de soulagement.

Et soudain, il trembla de tous ses membres.

D’un coin obscur, une dernière religieuse s’était levée et marchait, elle aussi, vers le vélum. Sans savoir au juste en quoi, M. de Préneste eut l’impression que certains détails de son costume différaient de celui de ses compagnes. Elle s’agenouilla, ramena légèrement en arrière le voile qui cachait sa tête.

Alors, un grand cri éveilla les échos morts de la chapelle:

— Lucile!

Déjà Mlle de Mercœur avait reçu l’hostie. Son triste profil s’était de nouveau éclipsé sous l’étoffe blanche.

Une dernière fois, M. de Préneste aperçut sa mince silhouette prosternée, que le vitrail de sainte Thérèse inondait maintenant de sa tragique lumière bleue.

Beauté de Lucile, dans la lumière de Dampmart...

— Lucile! cria-t-il encore, dans un long sanglot, Lucile!

Un bruit sec, le lourd panneau de chêne qui, s’abaissant tout à l’heure, lui avait permis d’assister à la communion des Carmélites, ce panneau venait brusquement de remonter. La chapelle avait disparu.


Quand, hagard, M. de Préneste se fut relevé, Allegria n’était plus à son côté.

CHAPITRE V

LA RETRAITE

— Où suis-je? murmura Olivier.

Il ouvrit les yeux. Il se vit étendu sur une couche de paille, sous un amoncellement de couvertures. La voiture qui l’emportait, un char énorme, large, recouvert d’une bâche arrondie, allait au pas, avec de sourds cahots. Un petit vent froid pénétrait à l’intérieur avec une blême lumière grise.

À l’avant du char, un homme, assis sur une planche, guidait les mules, dont Olivier n’apercevait que les oreilles encapuchonnées de rouge.

— Où suis-je? répéta M. de Préneste.

Le conducteur se retourna. Olivier vit un homme tout vêtu de noir, avec une longue face glabre d’un bleu sombre. Il répondit, sans ôter de sa bouche sa courte pipe:

— Nous avons passé Gabas il y a une demi-heure. Nous arrivons au Pont d’Enfer.

— Gabas, le Pont d’Enfer, murmura Olivier.

— C’est la route de Jaca à Laruns, par le Pourtalet, dit l’homme.

— Mais, alors, nous ne devons plus être bien loin de la frontière française? dit M. de Préneste.

— Il y a une heure que nous l’avons franchie et que nous sommes en France, répondit le conducteur.

M. de Préneste se mit sur son séant. Alors, il sentit qu’il avait un corps et que ce corps venait de passer par une grande épreuve. Les idées qu’il s’efforçait de rassembler tintaient comme des grelots dans sa tête dolente et vide.

Il écarta la toile qui fermait la partie arrière de la voiture. D’énormes montagnes noires, couvertes de sapins neigeux, dominaient l’étroit ruban de route en corniche. En bas, dans un trou profond de deux cents pieds, un torrent bondissait.

— Le gave d’Ossau, n’est-ce pas?

Le conducteur fit un signe affirmatif.

— Quelle heure est-il? demanda Olivier.

— Il va être neuf heures.

— Quel jour sommes-nous?

— Samedi, 26 février.

— Samedi, 26 février, répéta Olivier.

Il compta sur ses doigts, puis tressaillit, 19 février. C’était le 19 février que M. de Magnoac et lui avaient été faits prisonniers. Une semaine! Déjà! Seulement! Il ne savait pas.

— J’ai été malade? demanda-t-il.

Son conducteur lui tendit une cigarette. Olivier la repoussa avec horreur.

— Vous l’êtes encore, fit l’homme placidement.

— Qu’est-ce que j’ai eu?

— Le sais-je? dit l’autre en haussant les épaules. Je sais seulement que c’est le jeudi 24, à la messe basse, que cela vous a pris.

— À la messe basse! dit Olivier.

Et de grosses larmes se mirent à couler lentement sur ses joues. Maintenant, il se souvenait.

— Depuis jeudi soir nous sommes en route, continua l’homme noir. Il y a loin, en temps ordinaire, du couvent des Carmélites d’Amezqueta à celui de Laruns. Mais, quand les routes et les carrefours sont embouteillés par les convois et les troupes en marche, il y a deux fois plus loin. Voulez-vous manger?

Il lui tendit du pain, du fromage blanc. Olivier mangea, machinalement d’abord, goulûment ensuite. Ah! pauvre carcasse qui croyait que seule la douleur d’amour la faisait souffrir!

— Dame! dit son compagnon qui le regardait avec un intérêt approbatif, vous n’avez rien pris depuis trois jours.

— Où me conduisez-vous? demanda M. de Préneste.

— Je suis le courrier des Carmélites d’Amezqueta et de celles de Laruns, expliqua l’homme. Je fais comme cela la navette une douzaine de fois par an. J’ai ordre de vous conduire au couvent de Laruns avec la lettre que voici.

Il montra une enveloppe cachetée.

— Ce que vous voyez là, au coin de l’enveloppe, c’est la signature du général Quesada, commandant de l’armée libérale, avec son timbre. C’est elle qui nous a permis d’être maintenant où nous sommes, c’est-à-dire de l’autre côté de la frontière. Il est probable que, s’il avait connu la véritable identité du Français en faveur duquel notre Mère Supérieure lui réclamait un sauf-conduit, le général Quesada n’eût pas accédé aussi vite à sa prière.

Le courrier du couvent eut un gros rire.

— Car il paraît qu’en un seul jour, à vous tout seul, vous avez démoli quarante de ces chiens de libéraux, dit-il.

Il murmura, avec un soupir de regret et d’admiration:

— Vingt-neuf de plus que moi en six ans!

Il considérait son compagnon. On voyait qu’il cherchait à comprendre comment ce mince jeune homme avait pu être le héros d’un exploit aussi prodigieux. Une lueur d’admiration brilla dans son petit œil fauve.

— Buvez, dit-il avec élan.

Et il lui tendit une gourde qu’il portait cachée précieusement sous sa veste.

C’était une eau-de-vie terrible que contenait cette gourde. Olivier but. Il avait moins froid.

— On a dû, au cours du trajet, nous arrêter souvent? dit-il, rendant la gourde.

— Vous pouvez le dire... dix, vingt fois peut-être. Ah! sans la lettre de Quesada, nous étions frits, nettoyés, avant même d’avoir pu faire deux lieues. Entre Pampelune et Jaca, c’était plein de prisonniers carlistes. Ils n’avaient pu atteindre la frontière, les malheureux. Ils s’étaient rendus et, immédiatement, les libéraux les avaient décimés. Il y avait là près de cent cinquante cadavres, nus comme des vers, rangés le long de la route. Notre voiture les a passés en revue. J’ai eu toutes les peines du monde à empêcher que mes roues de gauche ne leur écrasassent les jambes. Je ne suis pas sûr d’y avoir toujours réussi, obligé que j’étais de répondre par des drôleries aux plaisanteries que me lançaient, à leur sujet, ces ordures de soldats libéraux qui étaient derrière leurs faisceaux formés à droite de la route.

Le courrier du couvent lança un blasphème sinistre.

— Ah! conclut-il, serrant le manche du couteau qui apparaissait sous sa veste, jeune homme, il vaut mieux que vous n’ayez pas pu voir cela!


Ils se turent. La route descendait, avec des tournants brusques. La voiture allait plus vite. Le conducteur prit la main d’Olivier.

— Regardez, lui dit-il.

À quelque cent mètres en avant, on apercevait sur le lacet blanc un groupe sombre.

— Des carlistes qui ont réussi à passer la frontière, dit le courrier.

Ils étaient une trentaine, encadrés par des soldats français sous le commandement d’un sous-officier.

— On les conduit à Laruns. De là, ils seront dirigés vers les endroits où ils doivent être internés.

Une mélopée qui grandissait. Les carlistes scandaient leur marche en chantant. Bientôt, les paroles qu’ils chantaient devinrent distinctes. M. de Préneste eut un geste de dégoût.

Ellio a vendu Bilbao

Et Mendiri le Carrascal,

Calderon le Monte-Jurra,

Et Perula ce qui restait.

Les deux voyageurs les dépassèrent. Olivier vit tout près de lui les capotes en loques, les visages hâves, les pieds nus... Une aigre guitare rythmait la chanson.

— Ce n’est pas vrai, leur cria Olivier, se penchant hors de la voiture qui l’entraînait. Ce n’est pas vrai. Calderon n’a pas trahi!

Les montagnards, surpris, regardèrent le jeune homme. Puis ils ricanèrent et lui lancèrent une bordée d’injures.

Le courrier fouetta ses mules.

Calderon le Monte-Jurra

Et Perula ce qui restait.

— Ce n’est pas vrai, criait toujours Olivier. J’étais au Monte-Jurra, j’y étais.

Un coude de la route leur déroba la pitoyable troupe. Olivier sanglotait. Son compagnon ralentit la marche de son équipage.

— Il ne faut pas faire attention, dit-il gravement à M. de Préneste. C’est toujours ainsi quand on a fait son devoir et qu’on est vaincu.

Le gave mugissant était à présent à leur gauche. Soudain, la gorge s’élargit. Au milieu d’une calme plaine grise, un village s’offrit à leurs yeux: Laruns.

Ellio a vendu Bilbao

Et Mendiri le Carrascal.

L’avilissant refrain montait sous la fenêtre de la chambre où M. de Préneste avait déjeuné seul, une chambre située dans un bâtiment annexe du couvent des Carmélites.

Chancelant, il s’accouda à la fenêtre. Il vit une petite place. À droite, l’église au clocher trapu. À gauche, la mairie, voûtée, avec des arcades sombres. Sous ces arcades, gardés par une brigade de gendarmes français, une centaine de soldats carlistes étaient rassemblés. Les uns étaient debout, les autres couchés dans de longues couvertures bariolées. La plupart étaient blessés. Ils regardaient, d’un air sombre, leurs pauvres armes, jetées en tas au milieu de la place, aux pieds des gendarmes.

M. de Préneste descendit sur la place. Il était si faible qu’il marchait en s’appuyant sur une canne.

Deux hommes, au milieu des gendarmes et des soldats, donnaient des ordres. L’un était un chef de bataillon. Il portait sur ses écussons le nº 49.

«49e d’infanterie, pensa Olivier. Ce commandant était, probablement, au nombre des officiers invités à la sous-préfecture le jour de mon arrivée à Villeléon, il y a deux mois. Deux mois déjà! Deux mois seulement!»

L’autre portait une pelisse noire, à broderies d’argent. M. de Préneste s’approcha humblement, lui toucha le bras.

— M. Castelain, sans doute, sous-préfet d’Oloron-Sainte-Marie?

— Oui, monsieur, répondit son interlocuteur, un peu surpris. Puis-je savoir à qui j’ai l’honneur?...

M. de Préneste eut un pâle sourire triste.

— Non, non, ce n’est pas la peine! fit-il.

Et il s’éloigna.


Tournant le dos au village, il marchait. Les maisons le quittèrent vite. Au-dessus d’un mur de galets gris, une vache qui paissait dans un champ tendit sa tête aux beaux yeux glauques. Olivier la caressa doucement et continua sa route.

Un murmure, dans le soir qui venait. Le gave coulait dans la plaine. Chaque caillou de son lit noir avait une couronne d’écume blanche. Olivier trempa ses mains, son front, dans l’eau glacée.

Un pont se trouvait là, juché sur deux blocs moussus qui faisaient rugir les eaux du torrent. De l’autre côté du pont, un homme était assis sur une pierre. Il portait la boïna noire, à plaque d’or, des officiers carlistes.

Olivier franchit le pont, alla vers l’officier qui le vit venir d’un air sombre.

— M. Olivier de Préneste, se présenta-t-il.

— Capitaine de Penha-Verde, répondit l’autre en s’inclinant.

— Me permettez-vous de m’asseoir à votre côté, monsieur? demanda Olivier avec un humble sourire.

L’autre inclina la tête.

— Vous êtes ici? dit Olivier.

— Je suis ici jusqu’à ce soir, monsieur. De Laruns, on va me diriger sur Auch, où je dois être interné.

Ils se turent et regardèrent l’eau couler. Une bergeronnette tournait autour d’eux en sautillant.

Soudain, M. de Préneste posa sa main sur celle du capitaine de Penha-Verde.

— C’est à elle que vous pensez, n’est-ce pas, monsieur?

L’autre sursauta.

— À qui, monsieur? Que voulez-vous dire?

— À elle, vous savez bien de qui je veux parler. À elle... Il faut penser à elle. J’en serais heureux.

Il eut un court sanglot.

— Elle était si belle, n’est-ce pas?

Penha-Verde lui avait saisi la main. Son regard interrogeait désespérément M. de Préneste. Olivier détourna la tête avec un sourire d’une douceur infinie.

— Non, capitaine de Penha-Verde. Non, pas ce que vous croyez. Pas moi, pas moi! le seul, peut-être. C’est pourquoi j’ai le droit, capitaine de Penha-Verde, de vous parler comme je le fais, de vous dire: Il faut penser à elle. Il faut l’aimer.


À pas lents, ils revinrent vers le village. La nuit était tout à fait tombée. Plusieurs fois, M. de Penha-Verde dut soutenir dans ses bras son compagnon.

Il l’aida à remonter dans sa chambre. Ils n’allumèrent pas la lampe. Par la fenêtre ouverte, le vent glacial des montagnes pénétrait. Sur la place, des ombres erraient, avec des lanternes.

Vers dix heures, des voix sèches retentirent.

— L’appel! dit le capitaine. On nous emmène à onze heures.

Il s’enveloppa dans son manteau.

— Voulez-vous me serrer la main, monsieur? murmura-t-il d’une voix mal assurée.

Olivier ne répondit pas. Mais le capitaine sentit contre son corps le corps de M. de Préneste. Une étreinte réunit les deux hommes. Butant dans l’escalier, M. de Penha-Verde, jusqu’à ce qu’il eût refermé la porte, entendit la prière tremblante d’Olivier:

— Il faut penser à elle, il faut l’aimer.

Le lendemain, vers onze heures du matin, l’aumônier du couvent entra chez Olivier de Préneste.

— Vous quitterez Laruns à midi, monsieur. Cette lettre, que j’ai mission de vous remettre, vous fournira les explications nécessaires. Vous êtes, je l’espère, un peu reposé.

CHAPITRE VI

LES PRÉVENANCES D’ANABITARTE

Hippolyte Anabitarte était précisément, ce matin, fort affairé. Grimpé à l’aube sur le toit de sa maisonnette, qui lui tenait lieu de terrain de chasse, il avait disposé trappes, lacets, trébuchets. Un pinson enroué, dans une petite cage, accomplissait avec écœurement son métier d’appeau. Blotti derrière la maçonnerie de la cheminée, le cœur battant, Anabitarte guettait dans le ciel jaune d’hiver le vol heurté des oiseaux de passage. Quand une bestiole était prise, il se ruait sur elle avec une frénésie de cannibale. Pour l’instant, il observait un vieux verdier déplumé qui s’obstinait à tourner, depuis un quart d’heure, autour d’une trappe, avec des airs sceptiques.

D’en bas, on appela.

— Eh! monsieur Anabitarte?

Pas de réponse; Anabitarte tremblait. Le vieux verdier s’était arrêté, fronçant ses dernières plumes.

On frappait à la porte.

— Eh! il n’y a personne? C’est urgent.

De nouveaux coups, plus sonores. Le verdier s’envola.

— Qu’y a-t-il? fit Anabitarte, ulcéré, passant sa tête au bord du toit. Ah! c’est vous, Barroumères! Toutes mes excuses.

— Il n’y a pas de quoi, dit le facteur, du fond de la ruelle. Je l’aurais bien glissée sous la porte, mais elle est recommandée.

— Une minute, je descends.

— Pristi, fit Barroumères quand il eut pénétré dans la maison. Ça sent bon, chez vous! Toujours gourmand comme une padère, alors?

Et il humait l’odeur d’une marmite pendue dans la cheminée.

— Un salmis d’aouserots au vin de sable, dit Anabitarte avec une négligence affectée.

— Signez ici, dit le facteur, lui tendant son livre d’émargement.

Anabitarte obéit. Il tournait maintenant la lettre entre ses doigts. Il lisait et relisait l’adresse: Monsieur H. Anabitarte, articles pour pêcheurs, quartier Lachepaillet, Bayonne.

— Elle vient de Saint-Jean-Pied-de-Port, fit discrètement Barroumères.

— Je n’y connais que Lescarboura, l’adjoint au maire, et il ne sait pas écrire.

— Ouvrez toujours, dit le facteur. On verra bien. Il fait soif, ici.

Anabitarte lui versa un verre du vin qui avait servi à mouiller le salmis.

— Il est bon, apprécia Barroumères, faisant claquer sa langue. Du vin de Messanges, au moins?

Pendant ce temps, Anabitarte déchirait l’enveloppe. Un papier rose, plié en quatre, tomba à terre.

Les deux hommes poussèrent une exclamation.

— Banque Gomez. Un chèque de trois mille francs! dit le facteur.

— Ce n’est pas pour moi, il y a erreur! murmura Anabitarte.

— Il est à votre nom!

Et comme Anabitarte, tremblant, s’obstinait à répéter: «Il y a erreur, il y a erreur...»

— Lisez donc la lettre qui est jointe, fit Barroumères, dévoré d’impatience et de curiosité.

C’était une lettre brève et nette, disant bien ce qu’elle voulait dire, une lettre à l’image de celle qui l’avait écrite.

Lors de mon dernier passage à Bayonne, je t’ai vu, et tu m’as dit que, le cas échéant, tu serais à ma disposition. Ce moment est venu.

Je ne pense pas que ton commerce te rapporte plus de trois mille francs par an. Je t’en offre six mille, à charge d’accomplir ce que j’ai à te demander.

Tu connais, à la Chambre d’Amour, ma villa, la villa de Las Nieves? Cette villa va recevoir un invité. Cet invité n’est pas du pays. Il s’agit qu’il soit tranquille, là, tout le temps qu’il y séjournera, temps que ni lui, ni moi, ni toi ne pouvons prévoir. Il faut que quelqu’un vive auprès de lui, qui lui épargne le souci de tous les détails quotidiens. De tous, tu m’entends?

C’est à toi que je confie ce rôle. Prends des domestiques. Renvoie-les. A ta guise. Pour ce qui est de la cuisine, je pense que tu préféreras t’en charger toi-même.

Ce voyageur arrivera de Bayonne lundi prochain, 28 février. Il se présentera le soir même, à neuf heures, rue Pannecau, chez Etchepare, dont il a l’adresse. En souvenir des frères Detchart, Etchepare, je n’en doute pas, le recevra bien. Tu seras là, et, le soir même, tu conduiras ce voyageur à la villa de Las Nieves. Il faut qu’il y soit à minuit.

Ci-joint de l’argent pour les dépenses immédiates. Emploie ta journée à aérer la villa, à la ravitailler. Ce que tu feras sera bien fait.

Les deux hommes se regardèrent, complètement ahuris.

— Eh bien! dit enfin le facteur.

— Eh bien! répéta Anabitarte.

— On peut finir la bouteille, je pense, fit Barroumères.

— Attendez! fit Anabitarte avec élan.

Il sortit, puis revint, chargé d’une seconde bouteille et d’une boîte en fer-blanc contenant un foie de canard.

Le pinson-appeau, sur le toit, s’égosillait en pure perte.

Son patron et le facteur buvaient, mangeaient, se passant et se repassant le chèque rose.

Un quart d’heure plus tard, Anabitarte se lançait vertigineusement à travers Bayonne, tandis que Barroumères, raide comme un poteau télégraphique, reprenant sa tournée, annonçait aux commères de la rue Pontrique et de la rue Passe-Million que Don Carlos serait le soir même, à neuf heures, chez Etchepare et qu’Anabitarte était élevé au rang d’intendant du prince.


Quelques instants après, la confortable salle à manger de la maison de la rue Pannecau retentissait d’une discussion passionnée.

— Je te l’affirme, Antoine. C’est un devoir auquel tu ne peux te dérober.

— Je suis républicain, répondait Etchepare d’une voix sombre.

— Ça n’a rien à voir, affirmait Anabitarte. Républicain, je le suis autant que toi. Il ne s’agit pas de nos idées, Antoine. Il s’agit de l’honneur en ouvrant toute grande ta porte au courage malheureux.

— Je suis républicain, répétait Etchepare. Un tyran, ici!

— Don Carlos est en fuite. Il a passé hier la frontière. C’est lui, Antoine, qui est une victime de la tyrannie. Et il est le chef de nos compatriotes basques.

Ces arguments parurent faire impression sur Etchepare. Anabitarte en profita.

— Et puis, c’est un service qui t’est demandé au nom des frères Detchart, de vieux amis de ton père, Antoine! des amis à moi.

— Pourquoi Don Carlos n’a-t-il pas choisi ta maison, alors? dit Etchepare qui fléchissait, mais n’était pas fâché de se faire prier.

— Elle est bien trop petite et trop laide, la praoubotte! s’exclama Anabitarte. Un roi est un roi, Antoine. Nous aurons beau dire et beau faire, nous n’y changerons rien. Tu le sais aussi bien que moi.

— Sans compter qu’il y en a eu de bons, dit Etchepare.

— D’excellents, Antoine, d’excellents! Sous Louis-Philippe, on votait tout comme aujourd’hui et les routes étaient mieux entretenues.

— Le fait est, concéda Etchepare, que celle de Bayonne à Dax est dans un état que c’en est une honte. Samedi dernier, en revenant de chez Biraben, à la côte de Saint-Geours, j’ai failli verser...

— Tu vois bien que tu acceptes, fit le fallacieux Anabitarte.

— J’accepte, j’accepte, naturellement, grommela Etchepare. Le moyen d’ailleurs de faire autrement, puisque le rendez-vous est donné. Tâchons au moins que les amis du Comité radical n’en sachent rien. Pas un mot à personne.

— Ça va de soi, dit Anabitarte, qui n’avait l’intention de prévenir qu’une trentaine d’intimes.

— C’est à neuf heures qu’il arrive. Il sera seul, j’espère?

— La lettre ne parle que de lui.

— Il aura dîné, je pense?

— À cette heure, c’est probable.

— Je vais tout de même ordonner à ma femme de préparer une petite collation.

— Je n’osais te le dire, mais ce sera plus convenable, approuva Anabitarte.

Et, un doigt sur les lèvres, ils dirent ensemble:

— Chut!


Quand il eut pénétré dans l’immeuble cossu de la banque Gomez, un vague malaise s’empara d’Anabitarte. Il craignit une mystification.

Ce malaise s’accrut lorsque le commis à qui il présenta son chèque lui dit:

— M. Gomez désirerait avoir un entretien personnel avec vous, monsieur.

Introduit dans le cabinet du banquier, Anabitarte pensa s’effondrer d’intimidation.

Mais déjà M. Gomez était venu à sa rencontre, la main tendue.

— Charmé de vous voir, cher monsieur. Je me suis permis de vous prier de monter chez moi.

Monsieur... je me suis permis... vous prier... M. Gomez, le richissime banquier de Bayonne!... Anabitarte croyait rêver.

— Vous avez une petite somme à encaisser aujourd’hui chez nous, continua M. Gomez, en caressant ses beaux favoris blancs. J’ai ordre, dorénavant, de mettre à votre disposition les fonds qui peuvent vous être nécessaires...

— Trois gros billets, ou des petits? demanda le caissier, quand Anabitarte fut redescendu dans la salle du public.

— Des petits, murmura-t-il d’une voix étranglée.

Il les mit dans sa poche, en tas, sans compter, et reprit sa course à travers la ville.


Toutes les maisons d’alimentation de Bayonne, gros ou détail, reçurent ce jour-là la visite d’Anabitarte. Il ne déjeuna point. On le vit tour à tour, avec la même ardeur forcenée, chez Sylvadine, foies gras et volailles, chez Libasset, vins et liqueurs, chez Sourgen aîné, pâtisserie et spécialité de touron, chez Bucsuzon, fruits et primeurs, à l’épicerie Laxague, où ses commandes emplirent un véritable camion qu’il tint à convoyer lui-même jusqu’à la Chambre d’Amour.

À cinq heures, il était de retour chez lui. Il descendit le pinson-appeau oublié sur le toit et lui donna à boire. Il revêtit sa tenue d’apparat, ferma à double tour son humble porte sur la nuit tombée et se rendit chez Darrouzès, coiffeur, rue des Arceaux-du-Pont-Neuf, où il pria son ami Perron de l’accommoder.


À six heures et demie, un punch monstre réunissait au café tous les amis d’Anabitarte. Il trônait au milieu d’eux, les cheveux luisants des brillantines fournies par toutes les Arabies Pétrées à soixante centimes. Il y avait là de vieux carlistes podagres, des gens qui avaient fait, quarante ans plus tôt, le coup de feu sous Zumalacarreguy, ou qui s’en vantaient. Vu leur âge, ils n’avaient pu intervenir dans la dernière guerre, mais tous juraient que, dans la prochaine, les libéraux espagnols auraient à leur dire deux mots.

Très digne, Anabitarte prenait les noms.

Le dîner fut grave. On sentait approcher l’instant solennel.

Arrivé à la rue Pannecau, Anabitarte s’arrêta.

— Il faut nous quitter, amis. Le Roi a manifesté le désir d’être seul avec moi et Etchepare.

Il ressentait une vague crainte, songeant à toutes les invitations qu’il avait prodiguées dans la journée.


Une quarantaine de notabilités bayonnaises étaient réunies dans la salle à manger de la rue Pannecau, autour d’un formidable dîner, dressé sur la table, et que Mme Etchepare couvait d’un œil rempli à la fois de fierté et d’angoisse.

— J’ai pensé..., murmura Anabitarte à l’oreille du maître de céans.

Mais il n’insista point, comprenant soudain que s’il avait été indiscret, Etchepare l’avait été autant que lui.

Il y avait là l’archiprêtre et le président du Comité radical, les représentants de la presse républicaine et de la presse royaliste, des révoqués de 1848 et des exilés de 1852, de vieilles demoiselles à sautoir et des femmes qui avaient fait parler d’elles, et même deux ou trois qui continuaient... Jamais un tel vent de réconciliation n’avait soufflé sur la petite ville.

Dans l’ombre, un cartel, aussi sonore qu’un moulin, marquait neuf heures moins un quart.

Un silence.

— Il pleut de nouveau, dit Etchepare.

— Chut! fit une voix, écoutez.

Ils écoutèrent. Sur le trottoir, contre la fenêtre, il y avait un bruit de lourdes bottes allant et venant en cadence.

Mme Etchepare souleva un coin du rideau.

— Jésus, murmura-t-elle. Un sergent de ville!

— Un sergent de ville, répétèrent les femmes.

Anabitarte eut un sourire protecteur.

— Je sais, je sais. C’est Sainte-Cluque. Sainte-Cluque est des nôtres. Il a voulu lui-même surveiller les abords.

— Tout cela finira par des ennuis avec la préfecture, maugréa Mme Etchepare, qui avait horreur de la politique.

Au même instant, des cris terribles de petite chose égorgée retentissaient au premier étage.

— Bon sang! fit Etchepare. C’est Auguste. Sacré crapaud, il s’est réveillé.

— Il n’a jamais été très bien endormi, ce soir, dit sa femme.

— Je veux le voir, je veux le voir, hurlait Auguste.

— Vous n’avez pas le droit de priver cet enfant de la vue du Prince, fit, avec sa douce autorité, l’archiprêtre.

— Je veux bien, moi, fit Etchepare. Mais je vous préviens que, passé l’heure de son sommeil, il est comme en folie. Allons, qu’on le descende.

Le jeune Auguste fit son entrée, transmis de bras en bras jusqu’à la cheminée. Il était en longue chemise de nuit et entortillé dans une courtepointe de soie bleu pâle.

Le cartel eut ce grincement qui précède de quelques secondes la sonnerie.

— L’exactitude..., commença l’abbé Garrigou, directeur du collège.

Il n’osa pas, en achevant, troubler l’attente émue qui planait sur l’assistance.

Et alors, ce fut le roulement lointain d’une voiture.

— Ne bougez pas, commanda Etchepare. Viens avec moi, Hippolyte.

Dans le vestibule, une lanterne de cuivre faisait danser l’ombre de l’escalier et se reflétait sur la splendide pomme de la rampe. Un petit serviteur tremblant se tenait près de la porte d’entrée.

Le roulement de la voiture se rapprochait, puis il s’arrêta.

— C’est toi qui lui parleras, murmura Etchepare.

Par l’entrebâillement, on aperçut une seconde la voiture, le trottoir luisant d’eau et l’agent Sainte-Cluque, au garde-à-vous, qui faisait le salut militaire.

Enveloppé dans un large manteau de voyage, un jeune homme mince, aux traits fatigués, se tenait sur le seuil de la porte.

— Sire, murmura Etchepare en reculant, courbé en deux.

— Sire, répéta de même Anabitarte.

Que s’est heït rasa, dit derrière eux le petit serviteur Alcide qui, toute la journée, avait eu les oreilles rebattues de la belle barbe, à reflets bleus, de Don Carlos.

Etchepare lui décocha dans les jambes un sournois coup de pied bas.

— Sire, répéta-t-il, et son front se reflétait sur les dalles du vestibule.

— Je suis bien chez M. Antoine Etchepare? questionna le nouveau venu, qu’un tel déploiement de respect laissait comme interdit.

— Oui, Sire.

— Chez vous, Sire, dit Anabitarte qui tenait à placer son mot.

— Il n’y a pas erreur de ma part, messieurs, fit en souriant M. de Préneste, mais il me paraît y avoir erreur de votre part. Je n’ai aucun droit au titre que vous me donnez.

Il y eut une minute de stupéfaction. Avec une grande aisance, Olivier avait quitté son lourd manteau. Comme jadis la tapisserie d’Héliodore, dans le cabinet de M. Buffet, il examinait maintenant la rampe de fer forgé, qui était réellement du plus magnifique travail.

Sous la lanterne, à l’écart, Etchepare et Anabitarte procédaient à un rapide et véhément bilan des responsabilités.

— C’est ta faute, disait Etchepare. Il n’y avait rien dans la lettre permettant de croire que c’était le Roi.

— Tu l’as lue comme moi, et tu l’as cru, rétorquait âprement Anabitarte. À Bayonne, tout le monde sait que tu as toujours eu la manie des grandeurs.

— Qu’est-ce que je vais faire de tous ces gens-là, qui attendent dans la salle à manger! murmurait Etchepare avec désespoir.

— Fais-en ce que tu voudras. Ça ne me regarde pas. Tu n’avais qu’à ne pas les inviter, répondait le cynique Hippolyte. Ça ne me regarde pas. J’ai mon jeune monsieur dont il faut que je m’occupe.

— Ne me laisse pas comme cela. Donne-moi un conseil. Je les entends déjà, qui commencent à chuchoter plus fort.

— Eh! garde-les à souper. Ta femme en a fait pour quarante. Ce sera d’abord un peu froid. Mais, au sauternes, tu peux être tranquille, tout sera arrangé.

Anabitarte marcha vers Olivier qu’il salua par trois fois.

— Avez-vous dîné, monsieur? demanda-t-il.

— Je n’ai pas faim, répondit M. de Préneste.

— Voilà une mauvaise parole, s’écria Anabitarte. Mais à la villa de Las Nieves, je vous ferai changer d’avis. Nous devons y être à minuit. Nous partons tout de suite, n’est-ce pas?

— Pour où partons-nous? demanda Olivier.

— Pour la villa de Las Nieves, à la Chambre d’Amour. Vous êtes au courant.

— Je ne suis au courant de rien du tout. La lettre que voici me prescrivait de me rendre chez M. Etchepare aujourd’hui. C’est ce que j’ai fait. Si nous devons repartir, faisons vite. Il me tarde d’être au bout de tout cela.

Déjà Anabitarte s’était équipé. Ouvrant la porte, il parlementait avec le cocher.

— La Chambre d’Amour, protestait celui-ci, cinq kilomètres dans les bois, dans la nuit! Mes bêtes seront fourbues.

— Paix, tu auras dix francs, dit Anabitarte, avec cette habitude du commandement que les plus humbles acquièrent fort bien en une journée, quand ils se savent, dans une banque, derrière le treillage en fer, un bon petit compte à leur disposition.

Il revint vers Etchepare, bras ballants sous la cage de l’escalier.

— Sans rancune, Antoine. On te fera signe un de ces jours.

M. de Préneste alla vers son hôte.

— Bien que l’objet n’ait guère répondu à votre attente, permettez-moi, monsieur, de vous remercier de votre hospitalité.

— Oh! pour moi, monsieur, il n’y a pas de mal, fit Etchepare avec un geste navré, car, comme je le disais ce matin à Hippolyte, je suis républicain. Mais c’est ces gens qui attendent...

Et il désignait la salle à manger, maintenant toute pleine de bourdonnements.

— Force sur le vin, dit Anabitarte. Il n’y a pas deux manières.

La porte se referma sur eux.

Au moment de remonter en voiture, M. de Préneste, un pied sur le degré de bois, demanda:

— À qui ai-je l’honneur de parler?

— À M. Hippolyte Anabitarte, lui fut-il répondu avec dignité.

CHAPITRE VII

L’AUBE S’ÉTEND SUR LA MER VIDE

Il ne pleuvait plus. Olivier avait fait baisser la capote de la voiture. Un vent faible et froid secouait les branches sans feuilles, détachant, de temps à autre, une lourde goutte de pluie obscure.

Bientôt ils entendirent, dominant le bruit des roues, un murmure lointain.

— La mer, dit Anabitarte.

— Où me conduisez-vous? demanda Olivier, sortant de son rêve.

— À la villa de Las Nieves, monsieur, à la Chambre d’Amour.

— Qu’est-ce que la Chambre d’Amour? Qu’est-ce que la villa de Las Nieves?

Anabitarte n’en pouvait croire ses oreilles.

— La Chambre d’Amour, monsieur, c’est la plage de Bayonne, entre le phare de Biarritz et celui de la barre de l’Adour. Une mauvaise plage où l’on n’a pas intérêt à se baigner à cause des courants, et aussi du souvenir. On l’appelle ainsi parce que deux jeunes amants s’y laissèrent, paraît-il, surprendre, jadis, dans une grotte, par la marée, et périrent noyés.

— Et la villa de Las Nieves? dit Olivier, que cette romanesque histoire n’avait pas ému.

— La villa de Las Nieves, monsieur, c’est la plus belle villa de la plage, répondit avec fierté Anabitarte. On peut dire que nous ne sommes pas défavorisés en allant y demeurer.

— Ah! nous allons y demeurer, dit avec indifférence Olivier de Préneste.

Son compagnon, ahuri, le regardait.

— À qui appartient-elle? demanda-t-il encore, pour dire quelque chose.

— À qui appartient-elle? Monsieur veut rire. Monsieur sait bien qu’elle appartient à Mlle Detchart.

— Ah! fit simplement M. de Préneste.

— À Mlle Allegria Detchart, poursuivit Anabitarte, dont j’ai reçu ce matin une lettre, une lettre m’ordonnant de me mettre, avec la villa, à la disposition de Monsieur.

— Vous connaissez Mlle Detchart? demanda Obvier.

Il y avait dans son interrogation une telle douceur qu’Anabitarte en reprit son exubérance confiante.

— J’ai beaucoup connu son père et son oncle, monsieur, du temps de la première guerre, car je ne suis plus précisément tout jeune, comme Monsieur a pu se rendre compte.

— Et elle?

— Elle, je l’ai connue en 1874. Une mauvaise bronchite qu’elle avait prise, toujours en courant la montagne, au service de Don Carlos, que Dieu garde. On l’avait obligée à venir se soigner en France, dans sa villa. Elle l’a quittée à peine guérie. Mais, dans l’intervalle, m’autorisant des bons rapports que j’avais eus avec son père et son oncle, je m’étais permis de venir la voir et de lui demander un petit service, rapport à des créanciers qui voulaient faire vendre mon commerce. Elle me l’a rendu aussitôt. Elle est si bonne! Monsieur sait...

— Je sais, je sais, dit Olivier.

— Je me suis mis alors à sa disposition, continua Anabitarte. J’ai été bien heureux ce matin, en recevant sa lettre, de voir qu’elle ne l’avait pas oublié, et qu’elle consentait à faire appel à mes services. Je suis vieux, monsieur, c’est vrai, mais, ce n’est pas pour me flatter, elle pouvait plus mal tomber. Monsieur n’aura pas, je crois, particulièrement sous le rapport de la cuisine, à regretter le choix de Mlle Detchart.

Il avait parlé avec une grande véhémence, la main sur son cœur. M. de Préneste sourit.

— Alors, murmura-t-il, elle a habité là.

Et il retomba dans un silence que n’osa plus troubler son compagnon.

Une grande lueur jaune surgit, balaya le ciel, dressa autour d’eux des objets brusques et blêmes, disparut...

— Le phare, dit Anabitarte.

Presque en même temps, la voiture s’arrêtait. Le murmure de la mer fut alors tout proche, immense.

Ils descendirent. Anabitarte alluma sa lanterne, paya le cocher.

— Venez, dit-il à M. de Préneste. À peine deux cents mètres à faire, mais dans des endroits où l’on ne peut, la nuit, aller en voiture.

Ils commencèrent par gravir une côte. Quand ils en eurent atteint le sommet, ils furent tout à coup assaillis par le vent du large. Son souffle humide gonfla leurs manteaux. Au-dessous d’eux, la mer invisible faisait son bruit ininterrompu de tiroir.

Ils descendirent par un sentier bordé d’arbustes épineux.

Anabitarte s’arrêta.

— C’est ici, dit-il, fouillant dans la serrure d’une porte.

Au même instant, la subite lueur du phare passa. Olivier eut le temps d’apercevoir une belle villa blanche, de style basque, adossée au flanc de la falaise...

Ils étaient maintenant tous deux dans un petit escalier, assez étroit.

— C’est l’escalier de service, expliqua Anabitarte. Mes excuses à Monsieur. Mais je n’ai pas voulu emporter toutes les clefs avec moi.

Ils débouchèrent dans la cuisine. Anabitarte éteignit sa lanterne après avoir allumé une forte lampe à pétrole.

— Que Monsieur veuille bien regarder.

Avec une fierté émue, il montra à Olivier la batterie de cuisine, la glacière, le fourneau perfectionné... Puis il voulut lui faire passer en revue les buffets bourrés de comestibles.

— Demain, fit M. de Préneste.

Il ne put toutefois esquiver la visite complète de la maison, des caves aux combles. C’était bien la somptueuse villa qu’avait annoncée Anabitarte, et, dans ce luxe, Olivier retrouva la sobriété un peu dure qu’il connaissait bien.

Ils parcoururent ainsi le grand escalier, les chambres qui, le jour, devaient être si claires sur la mer, les salons, le cabinet-bibliothèque, tout enfin. Olivier ne s’arrêta nulle part, sauf dans une chambre où il aperçut, posé sur la cheminée, un cadre de peluche bronze. Ce cadre contenait le portrait daguerréotypé d’une petite fille brune. M. de Préneste lut, au verso, le nom du photographe: Vicente León, Ciudad Bolivar...


— Et maintenant, dit avec emphase Anabitarte, Monsieur va voir!

Il poussa une porte. Ils se trouvèrent alors dans une immense véranda, longue à elle seule comme toute la villa, large de huit mètres, haute d’autant. Des arbres mystérieux y poussaient comme dans une serre, la transformaient en forêt, une forêt sous laquelle se pressaient de précieux meubles, des tapis et des bibelots rares.

Au centre, il y avait une vaste volière, dans laquelle dormaient, petits bijoux reployés, les plus merveilleux oiselets du Nouveau Monde. Quand ils virent la lumière, deux ou trois se mirent à voleter, puis, rassurés, se reperchèrent.

Trois des côtés de la véranda étaient vitrés. On sentait la bourrasque marine tourner rageusement contre les carreaux noirs.

Anabitarte baissa une des vitres. Un coup de vent s’engouffra par l’ouverture, éteignit la lampe. Le bruit formidable de la tempête pénétra avec lui dans la véranda.

Anabitarte releva le carreau, ralluma la lampe.

— Dans la journée, on a une bien belle vue d’ici, se borna-t-il à dire.

— Quelle heure est-il? demanda M. de Préneste.

— Onze heures et demie.

— À quelle heure devions-nous être rendus ici?

— À minuit.

— Pourquoi?

— Je ne sais pas, monsieur. Il n’y avait rien d’autre sur la lettre.

Olivier se tut. Il s’assit dans un large fauteuil d’osier. Il posa son front contre la vitre. Il lui sembla qu’exposé dans cette cage de verre lumineuse, des yeux invisibles l’épiaient, dans l’ombre, au-dehors.

Il frissonna. Avec des claquements mous, des grincements, de petites formes livides surgissaient contre les carreaux, tournoyaient, disparaissaient...

— Les mouettes, murmura Anabitarte.

Il vit qu’Olivier tremblait. Lui-même ne se sentait pas très à l’aise.

— Monsieur a eu froid. Monsieur prendra bien un grog, un bon grog. C’est ça qui fait du bien! C’est ça qui réchauffe!

Il revint quelques instants plus tard, les yeux brillants, la lèvre humide, porteur d’un grog où le rhum n’avait pas été ménagé.

Olivier le but d’un trait.

Par moment un des oisillons, rêvant peut-être, poussait un petit cri dans la grande cage sombre.

Quelque part, à l’intérieur de la villa, minuit sonna.

Peu après, un coup de sonnette retentit.

Olivier et son compagnon se levèrent. Anabitarte paraissait désagréablement impressionné.

— Qui est là? cria-t-il.

Pas de réponse.

Il répéta sa question.

— Écartez-vous! ordonna avec impatience M. de Préneste.

Et il ouvrit lui-même la porte.


Deux hommes se tenaient sur le seuil. Il étaient de petite taille et disparaissaient dans des pèlerines goudronnées, dégouttantes de pluie, et dont le capuchon était rabattu sur leurs têtes.

Un des hommes prit dans la poche de son suroît une lettre qu’il tendit à Olivier. M. de Préneste entrevit sa face couleur brique, ses yeux bridés. Il pensa au matelot de Bordeaux, à celui qui avait failli le précipiter dans la Garonne. Peut-être était-ce le même. Peut-être un autre.

Il restait muet, regardant l’enveloppe, sans oser l’ouvrir, et, sur l’enveloppe, la grande écriture qu’il connaissait bien...

Soudain il s’aperçut que les deux messagers venaient de s’éclipser...

— Monsieur, monsieur! criait Anabitarte.

Il courait après Olivier, qui essayait lui-même de rejoindre les Caraïbes.

Il le rattrapa sans peine. Ignorant des lieux, M. de Préneste avait buté, était tombé.

— Si ça a du bon sens, geignait maintenant Anabitarte. Deux pas de plus, et vous vous précipitiez du haut de la falaise.

Il le ramena dans la maison.

— Bon, voilà la lampe qui s’est éteinte. Donnez-moi la main. Par ici. Par ici. Je vais aller la rallumer.

Il reconduisit, à tâtons, Olivier dans la véranda, le força à s’asseoir, comme un petit enfant, puis se dirigea vers la cuisine.

M. de Préneste déchira dans l’obscurité l’enveloppe, déplia la lettre.

Il entendait Anabitarte qui, dans la cuisine, remuait des objets en se lamentant.

— Eh bien? demanda-t-il.

— Les allumettes, monsieur. J’étais pourtant bien sûr de les avoir laissées là... je ne trouve plus les allumettes!

— Voyez dans la poche de mon manteau, dit Olivier, il y en a une boîte, dépêchez-vous!

Un cri de joie. Anabitarte avait trouvé la boîte. Puis un grognement de détresse. Olivier entendait des grattements infructueux sur le papier de verre.

— Le soufre est mouillé, monsieur. Le soufre est mouillé!

— Donnez-moi la boîte, fit Olivier d’une voix tremblante.

Il frotta lui-même sans résultat trois, quatre allumettes... la dernière: il sentit sous ses doigts la petite boule de soufre s’effriter.

Il jeta la boîte à terre.

— Je vais chercher encore, monsieur, je vais chercher encore, j’étais sûr de les avoir laissées sur le coin de la table.

— Cherchez, fit Olivier.

Anabitarte renversa vainement une boîte de sel, un pot de graisse, une pile de bouteilles...

— Je suis ensorcelé, monsieur, que Monsieur me pardonne. Si Monsieur veut que je lui fasse un autre grog... Je n’ai pas besoin de lumière pour cela... il y a encore de l’eau chaude.

— Non, non, allez vous coucher, Anabitarte, fit très doucement M. de Préneste.

Et il resta seul dans la véranda, sa lettre à la main.

Roussignoulet qui cantes

Sus la branque paousat,

Que-t plats e que t’encantes

Auprès de ta miesgat.

Ce chant tintait depuis un temps indéterminé dans les oreilles d’Olivier. La pendule de la villa sonna huit heures. Il s’éveilla tout à fait.

La véranda était remplie d’une lumière pâle. À travers les vitres, M. de Préneste vit, tout en bas, le golfe gris, la plage avec les franges mouvantes et blanches des lames, l’Océan désert sur quoi le jour était né pendant son sommeil.

Au fond de la cuisine, Anabitarte vaquait en chantant à la préparation d’un petit déjeuner qu’il voulait sensationnel.

E you plé de tristesse,

Lou co tout enclabat

En quitan ma mestresse

Parti desesperat...

Olivier regarda la lettre, qu’il avait toujours à la main. Maintenant, il avait peur.

Elle portait, en en-tête: A bord du San-Esteban, 28 février 1876, 11 heures du soir.

Tout à l’heure, y était-il dit simplement, du pont du navire, j’ai vu s’éclairer la baie de la villa. Maintenant, je sais que tu es là, sauvé. Je peux repartir tranquille. Si tu ne veux pas navrer l’une, n’essaie jamais de retrouver l’autre. Un jour, peut-être, nous nous reverrons, si la bannière de Don Carlos se lève de nouveau sur les monts de Biscaye. Ce jour-là, de la véranda où tu lis cette lettre, tu verras surgir à l’horizon la silhouette d’un navire: le San-Esteban, ou celui qui l’aura remplacé.

Quelques mots d’adieu, tracés maladroitement, dans l’ombre sans doute... c’était tout.

Par la porte ouverte, une lourde et chaude odeur de chocolat venait de la cuisine.

Oubjet de ma tendresse,

Au noum de l’amistat

Plagnet lou qui t’adresse

Soun darré adichat!

M. de Préneste replia la lettre. D’un geste machinal, il traîna son fauteuil auprès de la baie vitrée, dont il abaissa un des carreaux...


Puis, accoudé, les yeux fixés sur la mer vide, il commença son attente.


Notes de la transcription

Les mots mal orthographiés et les erreurs d’impression ont été corrigés. En cas d’orthographe multiple, l’usage majoritaire a été utilisé.

La ponctuation a été respectée, sauf en cas d’erreurs d’impression évidentes.

Une table des matières a été ajoutée pour faciliter la lecture.

[Fin de Pour Don Carlos par Pierre Benoit]