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Title: La Châtelaine du Liban
Date of first publication: 1919
Author: Pierre Benoit (1886-1962)
Date first posted: 8 January, 2025
Date last updated: 9 January, 2025
Faded Page eBook #20250108
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LA CHATELAINE
DU LIBAN
A GÉRARD D’HOUVILLE
Zénobie excellait, dit-on, à profiter de la chaleur communicative des banquets pour arracher leur secret aux diplomates qu’elle provoquait le verre en main.
Père Lagrange.
Un navire a quitté le port. Il avance lentement sur la mer violette. J’ai commencé par apercevoir, au-dessus du vieux môle de Beyrouth, les pointes de ses mâts, puis ses deux cheminées noires. Le voilà déjà au large. Dans une demi-heure, il aura disparu.
Je le reconnais. C’est le Sphinx, le paquebot qui, il y a trois ans, alors que la vie s’ouvrait devant moi si pure et si belle, m’a débarqué ici.
De la terrasse où je fais ma promenade quotidienne, on découvre à peu près toute la ville. Mon regard cherche machinalement à gauche, parmi les verdures qui entourent l’hôpital américain, la modeste villa où une triste petite fille a cessé de penser à moi.
Mais ma pensée ne s’attarde pas longtemps à ce souvenir limpide. Liban, Liban, tes gorges dépouillées, si dénuées en apparence de mystère, sont plus ténébreuses qu’on ne s’imagine. Il me faut tout l’effort de mes yeux pour apercevoir, non pas le bizarre château, mais le pic d’où l’on peut apercevoir ce château, le château dont la souveraine a fait de moi ce que je suis présentement, un être sur qui son emprise fut si forte qu’elle m’a ôté jusqu’à la honte d’être devenu tel.
Qu’on ne se fasse pas illusion, en effet, sur le sens des larmes que je verse. Elles peuvent être des larmes de regret, elles ne sont pas des larmes de repentir. Je détourne la tête pour que l’infirmier de garde ne les voie pas, ces larmes, couler le long de ma joue, tomber sur la manche de ma vareuse, là, à la place où s’alignent encore, par quel miracle! les trois beaux galons d’or.
Et le Sphinx, où est le Sphinx? Ah! comme il est devenu petit. Il allait, le cher bateau, disparaître sans que je m’en sois aperçu. Seule, sa fumée me le décèle, vers le nord, à la hauteur de l’embouchure du fleuve Adonis. Dans deux jours, il sera à Alexandrie, dans huit, à Marseille... Marseille! La gare où l’on prend le train pour ma petite ville, ma petite ville que je ne reverrai jamais... Mais non! je ne regrette rien.
Est-ce la fumée du paquebot que je vois toujours? Est-ce la brume qui descend, au crépuscule, les pentes mauves du Liban? Je ne sais. Une minute encore, une minute, que j’essaye de voir, de me rendre compte... Après, tout sera fini.
L’infirmier a fait un geste: c’est l’heure de rentrer.
Obéissons.
⁂
Cette matinée d’avril était claire et gaie. Le soleil jouait sur la mer. Un peu de brouillard noyait la montagne en son milieu, de sorte qu’au sommet, libre de nuages, on voyait reluire les touchants petits villages maronites, blanc et rouge.
Se glissant parmi les palmiers, la brise balançait les grandes palmes, dont la poussière d’été n’avait point encore terni le vert foncé.
Le déjeuner auquel j’étais invité chez le colonel Hennequin n’avait lieu qu’à une heure. Je ne voulais pas, par discrétion, arriver trop en avance, Mlle Hennequin étant seule à la maison. Ne sachant trop comment employer les deux heures que j’avais devant moi, j’achetai, rue de la Poste, un paquet de journaux, et allai m’installer, avenue des Français, à la terrasse du Kursaal. Après la longue claustration que je venais de subir, j’étais comme ébloui parmi toute cette lumière fraîche. Mes jambes me portaient à peine. Des milliers d’atomes dorés dansaient devant mes yeux.
À cette heure matinale, le café n’avait encore que deux clients: un jeune élégant, qui se faisait cirer les souliers, penchant la tête à droite et à gauche, pour bien vérifier si l’opération se poursuivait selon son désir, et, au fond de la salle, me tournant le dos, juché sur l’un des tabourets du bar, un officier anglais.
J’essayai de lire, sans y parvenir. Ces journaux français, vieux de deux semaines, ne m’intéressaient pas. Je fermai à demi les paupières, et m’abandonnai à la torpeur environnante.
J’en fus vite tiré par des éclats de voix de plus en plus violents. C’était l’Anglais qui apostrophait le barman. Le jeune élégant s’était éclipsé.
— Oh! c’est vraiment tout à fait ridicule. Puisque je te dis que c’est pour moi, rien que pour moi.
— Impossible, mon commandant.
— Impossible! Pourquoi, impossible?
— Le patron ne veut pas.
— C’est un âne, ton patron, un damné âne. D’abord, je vais lui parler. Où est-il?
— Il n’est pas encore arrivé.
— Ah! il n’est pas encore arrivé!...
La bordée de jurons britanniques qui suivit me contraignit à me retourner. Je poussai une exclamation.
— Le major Hobson!
— Le capitaine Domèvre, par Dieu! Vraiment très enchanté, capitaine. Vous êtes donc à Beyrouth?
L’Anglais était descendu de son tabouret. Il me serrait les mains avec effusion.
Nous nous étions connus deux ans plus tôt, à Adana, au moment de la relève des troupes anglaises de Cilicie par les nôtres. Mon escadron était venu remplacer celui qu’il commandait. Quinze jours durant, nous avions vécu côte à côte, j’avais gardé du major Hobson le souvenir d’un galant homme, beau bridgeur, solide buveur, et qui ne nous avait mis dans les roues que le minimum de bâtons.
Il évoquait pour moi une époque assez dure, de sorte que je n’étais nullement fâché de le retrouver dans ce cadre plus pacifique.
— Vous avez des difficultés avec le barman, mon commandant?
— Vous croyez que c’est un barman que vous avez devant les yeux, capitaine? Ce n’est pas un barman, c’est un âne. Un damné âne, comme j’ai l’honneur...
— Il vous a raté un cocktail?
— Si ce n’était que cela! Je lui aurais tiré les oreilles, et tout eût été dit. C’est plus grave.
— Plus grave?
— Monsieur le Commandant, expliqua le barman avec une dignité douloureuse, veut m’obliger à lui donner la formule d’un des cocktails de la maison.
Hobson devint rouge comme une brique.
— Pas à me donner, damné âne, à me vendre. Capitaine, je vous prends à témoin que voici le plus stupide garçon que j’aie jamais connu. Je veux la formule de son cocktail, c’est entendu. Mais, cette formule, je la lui paie, à raison du prix de trois cocktails par jour, et pour tout le temps que je resterai à Beyrouth, c’est-à-dire près de deux ans encore. Voilà qui est raisonnable, je pense. Je paie, pour ne pas être obligé de boire quelque chose dans un endroit qui ne me plaît pas, alors que je puis être à mon aise chez moi, dans mon cabinet de travail, où il y a—vous vous en rendrez compte bientôt par vous-même,—d’excellents fauteuils de cuir, une vue des plus agréables sur le Liban, et aux murs, les plus jolies panoplies d’arcs et de casse-tête qu’ait pu jamais réunir un soldat de lord Kitchener.
— Encore une fois, hi! je ne peux pas, monsieur le Commandant.
— Une fois, non? Deux fois, non? Trois fois? Tu ne veux pas? Eh bien, je l’aurai pour rien, ta sale recette. Fais-nous servir tout de suite deux cocktails? non, pas ici, à la terrasse, que je ne voie plus ta tête. Venez, capitaine.
Nous allâmes nous asseoir à la table que je venais de quitter.
— Je tiens à vous prouver, dit Hobson, que, si j’insiste autant, ce n’est pas par pur enfantillage. Ce barman est un âne, je le maintiens. Mais il est aussi un artiste, vraiment, un grand artiste. Son cocktail Métropolitain, dont j’ai dit que j’aurai la recette, est une merveille. Tenez, jugez plutôt.
Le garçon venait de déposer devant nous les deux verres emplis de frimas rose.
— C’est fameux, en effet, dis-je. Avec trois comme cela, on doit...
— On peut sans dommage aller jusqu’à six, quand on a préparé la voie avec un peu de whisky. J’espère vous mettre à même de le constater dès demain, chez moi. Et vous verrez mes jolis casse-tête.
— Que faites-vous! dis-je, fort étonné. Vous ne buvez pas?
Il avait tiré d’une de ses larges poches à soufflet une petite bouteille de nickel dans laquelle il était en train de vider le contenu de son verre.
— Eh! je l’avais prévenu, fit-il, désignant le barman qui le regardait avec une attention résignée. J’offrais de payer. Il n’a pas voulu. Je lui ai dit que j’aurai pour rien sa formule. Tel que vous me voyez, en sortant d’ici, je monte à l’Université américaine. Je demande le révérend Josuah Fillmore, un chimiste remarquable, capitaine. En un tournemain, il m’aura fait l’analyse de ce fameux cocktail Métropolitain. L’analyse qualitative, s’entend. Pour la quantitative, je m’en charge. Vive le roi George! Oui, mais avec ce système, vous avez bu, et pas moi. Garçon, deux autres Métropolitain.
— Je serai toujours en avance sur vous, remarquai-je.
— Par Jupiter, c’est vrai. Trois Métropolitain, alors. Et maintenant que les affaires sérieuses sont réglées, puis-je vous demander des nouvelles de votre santé?
— Meilleure, depuis quelques jours, dis-je, lui montrant mon bras gauche en écharpe.
— Ah! très bien. Je n’avais pas remarqué tout de suite.
Il ajouta:
— Football, ou guerre?
— Guerre.
Il bourra sa pipe, l’alluma, posa un doigt sur mon bras invalide.
— Bédouins?
— Oui, Bédouins.
— Rouallah?
— Oui, une tribu rouallah.
— Je m’en doutais, dit-il, sur un ton satisfait. Une balle?
— Anglaise, répondis-je poliment.
Il sourit.
— Ces sacrés marchands de la Cité n’en font jamais d’autres, constata-t-il.
Il retourna sa manche droite, me montra sur son bras une cicatrice.
— La même chose m’est arrivée. Bords du Nyanza, 1912. Fusil anglais, balle anglaise, un peu dum-dumisée, je crois. Tireur indigène. J’ai réclamé parce que, tout de même, c’était moins naturel qu’en ce qui vous concerne, n’est-ce pas?
— Un peu moins, évidemment, murmurai-je.
Il me serra vigoureusement la main.
— Et vous avez été soigné ici?
— Oui, à l’hôpital Saint-Charles. C’est même mon premier jour de sortie.
— Je regrette de ne pas l’avoir su. Je serais venu vous voir à l’hôpital.
— Vous êtes donc vous-même à demeure à Beyrouth, mon commandant?
— Oh! à demeure... En tout cas pour un an au moins encore. Je suis détaché ici par le Haut-Commissariat de Palestine.
— Vous êtes content?
— Très content. Les milieux syriens sont fort agréables. Il y a un bon terrain pour le golf, et le général Gouraud est un véritable gentleman.
— Et en quoi consistent vos occupations?
Il me jeta un regard de côté. Mais il vit que ma question, je l’avais posée tout naturellement, sans penser à mal.
— Vous le voyez, fit-il, goguenard. Elles consistent surtout à boire des cocktails, beaucoup de cocktails. Vous déjeunez avec moi?
— Non, je suis invité.
— Et pour dîner, ce soir, êtes-vous libre?
— Ce soir, oui. Mais je dois rentrer de bonne heure, c’est ma première sortie.
— Entendu. Nous nous retrouvons ici?
— Ici.
— J’ai mon automobile. Puis-je vous déposer quelque part?
— J’ai peur de vous obliger à faire un trop grand détour, mon commandant. Je déjeune chez le directeur du Génie.
— Le colonel Hennequin? Parfait! il habite précisément tout à côté de l’Université américaine, où je me rends pour faire analyser le contenu de ma bouteille. En voiture!
⁂
— Michelle, j’ai écrit chez moi ce matin.
J’étais un peu surpris de la trouver seule. Il était plus d’une heure. J’étais en retard. Je pensais que le colonel serait déjà arrivé.
Elle s’était levée. Je lui avais dit cette phrase presque sans préambule. Je la vis pâlir.
— Vous avez écrit, Lucien? À votre mère?
— Oui.
— Et... que lui avez-vous dit?
— Tout ce que vous pouvez penser.
— Mon Dieu, murmura-t-elle, il faut compter quinze jours pour chacun des deux courriers. D’un mois, je ne vais plus vivre.
— Que dites-vous là, Michelle? Ne vous ai-je pas expliqué ce qu’était ma mère pour moi? Sans vous connaître, elle sera ravie d’apprendre que je me marie. Elle le désire tant! Et quand elle vous connaîtra...
— Elle eût peut-être été heureuse de choisir elle-même sa belle-fille.
— Elle n’aurait pu trouver personne, Michelle, qui eût fait ce que vous avez fait pour moi.
— Il ne faut rien exagérer, dit-elle. Qu’ai-je fait, vraiment? Vous avez été hospitalisé dans le service où j’étais infirmière. Je vous ai soigné comme c’était mon devoir de vous soigner, comme j’ai soigné, avant vous, d’autres blessés.
— Pas un petit peu mieux?
Elle sourit.
— Admettons.
Je n’abusai point de l’avantage qu’elle venait de me concéder.
— Votre père n’est pas encore arrivé?
— J’en suis étonnée. Il aura été retenu à l’état-major, où il m’a dit qu’il devait passer.
— Je vais lui parler aujourd’hui, n’est-ce pas?
Elle me regarda. Il y eut dans son œil gris comme de l’effroi.
— Pas aujourd’hui encore, voulez-vous?
— Pourquoi, Michelle?
— J’aimerais mieux attendre que la réponse de votre mère fût arrivée.
— Pourquoi?
— Je ne sais pas. Une idée.
— Michelle, Michelle, vous êtes une enfant. Vous me feriez presque de la peine, savez-vous. Que craignez-vous donc?
— Ah! fit-elle, une déception de cette sorte, je ne pourrais guère la supporter. C’est toute ma vie qui se joue en ce moment, vous en rendez-vous compte? Et je comprendrais si bien, par ailleurs, une opposition de votre mère.
— Voulez-vous me dire sur quoi elle se fonderait?
— Je n’ai aucune fortune.
— Et moi, Michelle? Croyez-vous que ce soient la maison où vit maman, les quelques revenus qui viennent un peu arrondir sa pension, croyez-vous que ce soit cela qui constitue de la fortune, qui vous donne le droit de parler comme vous le faites?
— Ce n’est pas la même chose, dit-elle.
— Pourquoi ne serait-ce pas la même chose?
— Vous pourriez, pas plus que moi, n’avoir de fortune. Il n’en reste pas moins que vous n’avez pas trente ans, que vous êtes capitaine depuis trois ans, chevalier de la Légion d’honneur depuis cinq, avec une croix de guerre qui fait croire aux gens, quand vous condescendez à ne pas porter que le ruban, que vous êtes un aviateur. Tout le monde m’a dit et redit que vous aviez la plus belle carrière, le plus bel avenir. L’avenir! Savez-vous quel serait le mien?
Il y avait, dans un coin de la pièce, sur un petit bureau, une caisse métallique. Elle en souleva le couvercle, découvrit une machine à écrire.
— Voilà.
— Michelle!
— Oh! dit-elle. Je n’en aurais aucune rancœur. Ce serait normal. Votre père, à vous aussi, était officier. Vous savez ce que c’est. Le mien est sorti de Polytechnique. Il aurait pu gagner de l’argent dans l’industrie. Il a préféré l’armée. La dot de ma mère a servi à payer les déménagements, à renouveler le pauvre mobilier qui ne tient plus après le troisième changement de garnison. Ils ne se sont jamais plaints. J’aurais mauvaise grâce à ne pas les imiter. Quand maman est morte, papa a demandé la Syrie, par cet appât trompeur des fortes soldes, avec l’espoir d’y faire des économies. Des économies—elle eut un rire douloureux—nous en avons bien pour dix mille francs! Dans deux ans, ce sera la retraite, six mille francs. Que mon père vienne à me manquer demain, je n’aurai rien, que ma machine à écrire. Voilà pourquoi je vous disais que nos deux pauvretés ne sont pas pareilles, Lucien.
— Avez-vous, oui ou non, confiance en moi? lui dis-je.
— Si j’ai confiance en vous, mon pauvre ami! Pourquoi me poser cette question? Bien sûr. Mais c’est dans la vie que je n’ai guère confiance. La réalisation du projet que nous avons formé, ce serait si beau pour moi, si inespéré, il faut bien le dire, que je vis maintenant dans la crainte perpétuelle de voir surgir quelque chose...
— Quoi, Michelle?
— Je ne sais pas, dit-elle, se cachant les yeux. J’ai peur, Lucien, j’ai peur.
Je me levai et marchai vers elle. Au même instant, la porte s’ouvrit. L’ordonnance entra.
— Mademoiselle!
— Qu’y a-t-il?
Il lui parlait bas, gêné.
— Mon Dieu, dit-elle, une catastrophe! On me réclame à la cuisine. Il paraît que l’appareil à glace a mal fonctionné, et que le sel a fait irruption dans la crème. Excusez-moi.
Je restai seul. Il m’apparut alors, en détail, le modeste salon où je venais pour la première fois, l’hôpital ayant été jusqu’à ce jour le théâtre exclusif des entretiens qui nous avaient conduits l’un et l’autre jusqu’à ces quasi-fiançailles. Rien ne le différenciait des éternels salons qu’ont les officiers aux colonies: des tapis, parmi lesquels un ou deux seulement pouvaient avoir une certaine valeur; des cuivres, quelques bibelots de France, échappés par miracle aux massacres d’innombrables déménagements. Puis, des portraits: celui du colonel, en polytechnicien; celui d’une très jeune femme, la mère de Michelle, sans doute; le portrait de Michelle, enfin, à l’âge de quatre ou cinq ans. C’étaient déjà les mêmes yeux pâles, la même physionomie timide et volontaire... En bas, sur la marge, on lisait le nom du photographe, son adresse: Bar-le-Duc, Bar-le-Duc, où le colonel Hennequin m’avait dit avoir été en garnison en 1903. Je fis rapidement le petit calcul qui devait me conduire à l’âge actuel de Michelle: Vingt-quatre ans. C’était bien cela.
Il y eut un appel de sirène d’automobile, suivi du bruit de la voiture qui s’arrêtait devant la maison. En même temps, Michelle revenait.
— Voici mon père, dit-elle.
En toutes circonstances, on lisait sur la figure du colonel comme dans un livre. Ce jour-là, il ne nous fallut aucune dose supplémentaire de perspicacité pour deviner qu’il apportait des nouvelles, et que ces nouvelles étaient bonnes.
— Tiens, Domèvre, vous êtes déjà là? Que je suis sot: j’oublie que c’est moi qui suis en retard, et d’une bonne demi-heure encore! Mais ce n’est pas ma faute, mes enfants, et je suis certain que quand vous saurez... Allons, bon! J’allais oublier que j’ai promis de ne rien dire.
Il riait de tout son cœur.
— Le déjeuner est-il prêt, Michelle? J’espère, ma petite fille, que tu te seras surpassée, car j’ai une faim! Et vous aussi, n’est-ce pas, Domèvre? Comment va-t-il, notre convalescent? Voyons, ce bras?
— Je ne sens presque plus rien, mon colonel.
— Parfait, parfait. N’allez pas, cependant, crier trop vite votre guérison sur tous les toits. Il n’y en a que trop qui savent mettre leurs bobos en valeur. Bon, voici le déjeuner. Michelle, c’est jour de fête. Tu nous feras donner un verre d’arack.
— Qu’y a-t-il donc, papa?
— Rien, mais rien. Pourquoi veux-tu qu’il y ait quelque chose d’autre que la présence du capitaine? Parce que je te demande de l’arack?... Je vous sers, Domèvre. Et vous savez, vous pouvez y aller. C’est du chtaura. Pur alcool de vin blanc.
Tout en parlant, avec une touchante gaucherie, il coupait d’eau la liqueur d’anis, qui devenait blanche et laiteuse.
— Je te prie de me l’expliquer, pourquoi veux-tu qu’il y ait quelque chose?
— N’insistons pas, me souffla Michelle. Il parlera bien tout seul. Il en meurt d’envie.
— Voyons, quelle heure est-il? Presque deux heures! Michelle, mon enfant, fais hâter un peu le service. Ce Monsieur—il me désigna—doit être à trois heures et demie au Grand Sérail, chez le colonel Prieur.
— Chez le chef d’état-major, mon colonel?
— Eh oui, chez le chef d’état-major, chez mon vieux camarade Prieur. Il a été très gentil pour vous, Prieur.
— En quoi, mon colonel?
— Ah! ça, mon petit, il ne faut pas me le demander. Non, non, Michelle, ce n’est pas la peine d’insister. Il n’y a rien à faire. Rien. C’est une surprise qu’on lui ménage. Et j’ai promis le secret. Allons, n’essayez pas de me faire manquer à ma parole.
— Voyons, papa, dit Michelle, vous n’allez pas nous laisser pendant tout le déjeuner ainsi, sur des charbons ardents. C’est ridicule.
— Oh! alors, si tu t’y mets aussi, je suis perdu.
— De quoi s’agit-il? Une surprise, disiez-vous?
— Ce n’est pas une, c’est deux surprises. Eh, mes enfants, je ne sais par laquelle commencer. Et puis vous, le grand blessé, il faudra faire l’étonné, remercier Prieur comme si vous ne saviez rien, car, encore une fois, il a été très bien pour vous, Prieur. Il tient à vous apprendre lui-même la chose.
— Papa, je vous en prie, quelle chose?
— Ah! voilà. Eh bien, d’abord ceci.
Son doigt traçait sur mon ruban rouge un petit cercle.
— Mon colonel, murmurai-je, interloqué, que voulez-vous dire?
— Eh oui, ne faites donc pas l’enfant. Vous avez très bien compris.
— Officier de la Légion d’honneur! Il est proposé pour officier de la Légion d’honneur, s’écria Michelle.
— Voyez-vous ça! C’est elle qui aura deviné! Oui, officier de la Légion d’honneur, ma petite, à trente ans. Et moi qui ne l’ai été qu’à cinquante-deux. C’est magnifique, tu sais, Micheline. Allons, embrassez-moi, vous. L’accolade avant la lettre, en attendant, le 14 juillet prochain, celle du général Gouraud.
— Mon colonel...
— Et ce n’est pas tout, vous savez. J’ai dit qu’il y avait une seconde surprise. Il change d’affectation, Michelle, et tu ne devineras jamais où il vient d’être nommé.
— Où? dit-elle d’une voix tremblante.
— Ici.
— À Beyrouth, papa?
— Oui, à Beyrouth. À l’état-major.
— Comment, fis-je, complètement ahuri, cette fois. À l’état-major? Je quitte ma compagnie?
— Pas du tout. Vous continuez à figurer pour ordre sur le contrôle du corps des méharistes. Mais vous êtes détaché à l’état-major. Dans quel service, je n’en sais rien, Prieur vous le dira tout à l’heure. Êtes-vous satisfait?
— Mon colonel, je ne devine que trop tout ce que vous venez de faire pour moi. Vraiment, je ne sais comment faire pour vous remercier, pour...
Parlant ainsi, je regardais Michelle. Brusquement je m’arrêtai, je venais d’apercevoir ses yeux pleins de larmes.
Notre mutuelle émotion n’avait pas échappé à son père. Il toussa pour chasser celle qui l’étreignait lui-même.
— Me remercier, fit-il. Eh! croyez-vous que je ne sois pas déjà suffisamment récompensé.
Il toussa de nouveau.
— Cette combinaison, si avantageuse à tant d’égards, présente d’ailleurs un petit inconvénient pour vous. Vous étiez sur le point de partir en congé quand vous avez été blessé. D’autre part, vous avez droit à une convalescence. Or, je doute fort que l’état-major consente à vous laisser partir tout de suite. Ils sont actuellement surchargés de besogne. Ils vont vous demander de leur faire crédit, d’attendre le retour d’un de vos camarades, en permission lui-même. Dites oui. Le moment venu, j’insisterai auprès de Prieur pour qu’on n’abuse pas trop de vous. Pour l’instant, je crois qu’il n’y a qu’à remercier, et qu’à marcher.
— Quels services peuvent-ils attendre de moi! dis-je, je ne connais rien à la besogne de bureau.
— Ah! pour cela, je vous prie de ne pas vous mettre en peine. Les scrupules, c’est bien. Mais il ne faut pourtant pas que ce soient toujours les mêmes qui les aient.
Un planton venait «communiquer». Le colonel le fit passer dans son bureau pour donner quelques signatures.
Je pris les mains de Michelle. Elles étaient agitées d’un tremblement qu’elle n’essaya pas de cacher.
— Michelle, lui dis-je, ma Michelle bien-aimée, avez-vous toujours les mêmes craintes?
Elle voulut parler. Elle me fît signe que l’émotion l’en empêchait. Mais, dans ses yeux, je vis de la confiance, du bonheur.
Le colonel revenait.
— Deux heures et demie! qu’on verse le café dans la véranda, et vivement. Il ne faut pas que, pour le premier jour, il soit en retard.
Maintenant, Michelle, debout, sucrait le café, versait les liqueurs dans les petits verres. Elle se pencha pour me tendre le mien. Le voile de sa blouse s’ouvrit, et je pus, une seconde, entrevoir sa mince gorge. Elle s’en aperçut, mais ne mit à se reculer aucune hâte vulgaire. N’avait-elle pas d’ailleurs, la pauvre enfant, le droit de penser que moi-même, dès cette minute, je n’outrepassais pas mon droit?
⁂
Le colonel Prieur était un cavalier. Il avait commandé, pendant la guerre, un régiment de spahis marocains sur le front français. Immédiatement, auprès de lui, je me sentis en confiance.
— Vous savez pourquoi je vous ai fait appeler?
— C’est-à-dire, mon colonel...
— Oh! je vous en prie, pas de protestations inutiles. Vous pensez bien que je ne me fais aucune illusion sur la façon dont mon brave ami Hennequin a tenu sa promesse de ne rien vous dire.
— Je puis donc, mon colonel, vous exprimer toute ma gratitude.
— En ce qui concerne votre rosette d’officier, non. Je n’y suis pour rien. L’initiative en revient exclusivement au général Gouraud. Vous pourrez être fier de la citation qu’il a tenu à vous préparer lui-même. En ce qui concerne votre détachement ici, c’est autre chose. Vous le devez au colonel Hennequin, et un peu à moi.
Il marqua une pause.
— Une décision en date de ce jour vous affecte aux services du Haut-Commissariat, état-major, deuxième bureau.
— Deuxième bureau! dis-je.
Je dus prononcer ces mots avec une inflexion particulière, car il sourit.
— Deuxième bureau. Les renseignements, parfaitement. Cela vous chiffonne un peu, n’est-ce pas? Vous vous voyez déjà, vous, le chevalier de l’espace libre, agenouillé devant une corbeille à papiers, puis recollant les morceaux de la lettre que vous en aurez exhumée. Ne vous montez pas la tête. La réalité est, à la fois, plus compliquée et plus simple. Et puis, il n’y avait à Beyrouth qu’un poste disponible qui correspondît à votre grade. D’ailleurs, y en aurait-il eu d’autres, c’est à celui-là que je vous aurais affecté. Vous pensez bien que je n’allais pas m’amuser à laisser improductive votre connaissance du bled.
— Mon colonel, il ne faut pas exagérer...
— Je ne fais que répéter ce qu’on m’a dit de toutes parts. C’est vous qui êtes réputé pour connaître le mieux les déserts de la Syrie. On ne les a pas impunément parcourus, comme vous l’avez fait, durant trois ans...
— Il y en a d’autres qui les connaissent aussi bien, et mieux que moi. Et à quoi peuvent servir ici les notions toutes pratiques que j’ai pu acquérir? Quelle utilité peut-il y avoir pour les bureaux à savoir, par exemple, que les Sleib apposent sur la cuisse gauche des bêtes de leurs troupeaux une marque en forme de bouclier, tandis que la marque employée par les El-Meacel est en forme de ciseaux?
— Eh! fit-il, sait-on jamais? D’ailleurs, vous me paraissez rabaisser à plaisir votre science.
Il s’était levé, et avait fait jouer les serrures d’un coffre-fort placé dans un angle de la salle. Il en retira plusieurs dossiers, qu’il se mit à compulser. Pendant quelques minutes, il eut l’air d’avoir oublié ma présence. Enfin, il releva la tête.
— Est-il vraiment exact, murmura-t-il, comme se parlant à lui-même, est-il exact que le cheikh des Anézé Fedaan, Moudjehem, notre allié par traité, décoré à Alep en 1920 par le général Gouraud, entretient des relations clandestines avec notre ennemi Hatchem bey, cheikh des Anézé de la Haute-Mésopotamie?
— Peut-être, dis-je. Mais il est bon de se souvenir qu’Hatchem est l’oncle de Moudjehem, et a même été jadis son tuteur. Je ne prétends pas défendre à fond le cheikh des Fedaan, mais je crois pouvoir affirmer que s’il lui est arrivé de porter secours à Hatchem, c’était contre des tribus bédouines dont nous n’avions pas, nous-mêmes, à nous louer. Dans toutes les circonstances où nos intérêts ont été directement en jeu, Moudjehem les a soutenus. J’étais à Deir-ez-Zor en février 1921, quand un détachement turc a tenté de s’en emparer. Moudjehem a mis ses cavaliers à notre disposition pour repousser l’ennemi.
Le colonel Prieur n’insista pas. Il fit au crayon rouge une marque sur son dossier, en ouvrit un second.
— Fahed-Ibn-Hazzal, dit-il, toujours sur le même ton, a sans doute reçu de l’argent de Fayçal, mais n’en a-t-il pas aussi reçu d’ailleurs?
— Deux mille sept cents livres par mois, mon colonel, le cheikh des Amarat recevait de l’émir deux mille sept cents livres pour marcher contre nous. À cette somme, il faut joindre également les deux cent mille livres qui lui furent versées par les Anglais, et je ne suis pas sûr que ce dossier ne contienne pas trace de subventions qui lui auraient été versées par nous.
— Le Pape seul est infaillible, dit le colonel Prieur.
Il ajouta:
— N’importe, Mlle Fahed-Ibn-Hazzal doit être, à l’heure actuelle, un beau parti.
— Fahed-Ibn-Hazzal vient d’acheter une automobile.
Le chef d’état-major sourit.
— Vraiment? Qu’on vienne donc dire que nous ne saurons jamais civiliser les nomades.
Il dit encore:
— On ne doit avoir qu’une idée fort vague du nombre des armes dont disposent, à l’heure actuelle, les seuls Rouallah.
— Ils ont dix mille fusils, environ, et six mitrailleuses.
Le colonel avait refermé ses dossiers. Il me regardait.
— Doutez-vous toujours des services que vous pouvez rendre dans votre nouveau poste? me demanda-t-il.
— Mon colonel...
— J’espère que non. Ceux que vous avez rendus dans les combats, au prix de votre sang, peut-être même les surpasserez-vous ici, dans le modeste bureau qui va être désormais le théâtre de votre activité. Je viens de vous poser trois questions, trois questions dont la solution nous avait coûté bien des tâtonnements. À toutes trois, vous avez répondu exactement comme il le fallait. Heureux présage pour les problèmes que nous n’avons pas encore réussi à élucider, car vous avez compris, je pense, que vous êtes maintenant chargé de centraliser ici les renseignements relatifs au contrôle bédouin. C’est une tâche ardue. J’attends que vous me disiez qu’elle vous convient.
— Mon colonel, je pense que vous avez trouvé, en effet, la seule voie où mon activité ait des chances de ne pas demeurer tout à fait stérile.
— Bien. Je vous laisse quatre jours pour vous installer. D’ici là, tâchez de trouver le temps de parcourir ceci, et ceci, dit-il en me tendant diverses brochures, à seule fin de vous mettre au courant de questions politiques que vous êtes encore en droit d’ignorer. Ce sont les textes des accords franco-anglais qui règlent le statut territorial de la Syrie. Voici également deux ou trois ouvrages que je vous demande de lire, si vous ne les connaissez déjà: les Coutumes des Arabes, de Jaussen; le Voyage en Arabie, de Burckhardt. Voici, également, les Tribus bédouines de l’Euphrate, de lady Anna Blunt.
— Je connais le livre de lady Blunt.
— Vous le connaissez?
Il m’offrit une cigarette, réfléchit.
— Il n’est pas de livre plus suggestif, dit-il. À son propos, avez-vous fait une remarque?
— Laquelle, mon colonel?
— Ne vous êtes-vous pas étonné de l’espèce de frénésie qui, de tout temps, a poussé les femmes à se mêler de la question arabe? L’histoire du peuple le plus désordonné doit flatter le perpétuel dérèglement, le goût de l’anarchie que les meilleures portent en elles. Combien sont-elles, celles qui ont rêvé de ceindre la couronne de Balkis ou de Zénobie, ou tout au moins de jouer un rôle dans la construction d’un empire bédouin. Hier encore, à Paris, ne voyions-nous pas nos petites sottes du grand monde se pâmer sous un regard de Fayçal? Je dois dire que ce sont surtout les Anglaises qui, le long des âges, nous ont donné le spectacle de ces singulières ardeurs. Chose digne de remarque, leur déchaînement a toujours cadré à merveille avec les froides visées de la politique britannique, dont le but n’a jamais cessé de tendre à l’utilisation des Arabes pour nous créer toutes les difficultés possibles. Relisez, si vous voulez, sous cet angle, le livre de lady Blunt. Vous avez, je pense, tout au moins entendu parler de la fameuse lady Stanhope. Sa vie et ses paroles demeureraient également incompréhensibles si, sous leur apparente anarchie on ne découvrait pas ce qui fait leur unité: un désir forcené de la reconstitution de l’empire palmyrénien. Agissant ainsi, il se trouve qu’elle a servi puissamment, à l’égal des Allenby et des Lawrence, sa patrie, cette Angleterre qu’elle prétendait haïr. On est parti pour dire beaucoup de bêtises sur cette étrange femme. Du point de vue absolument dénué d’esthétisme que je vous signale, sa personnalité s’éclaire d’un jour nouveau. Il y a ici, dans la banlieue de Beyrouth, une bizarre comtesse Orlof, choyée de toute notre société; Russe par son mariage, mais Anglaise d’origine, elle semble avoir pris à tâche de mettre ses pas dans les pas de lady Stanhope. Enfin, il y a miss Gertrude Bell, miss Bell qui aura rivalisé avec le colonel Lawrence, pour nous faire tout le mal que vous savez, car, je le présume, dans vos luttes contre les nomades, dans les embûches que vous avez eu à surmonter chaque jour, vous avez, plus d’une fois, rencontré la main anglaise.
Je lui montrai mon bras.
— La balle qui m’a blessé était de provenance anglaise, mon colonel.
— Ah! fit-il, non sans une certaine satisfaction. Eh bien, monsieur, rechercher par quels chemins a passé cette balle, avant de s’en venir aboutir à la culasse du fusil qui vous a couché en joue, tel est l’abrégé des investigations que vous allez avoir à poursuivre ici. Elles ne sont pas simples, je vous le répète. Elles demandent du temps, du savoir, de l’intelligence, et, étant donné la cordialité des relations que nous prétendons conserver avec nos alliés britanniques, beaucoup de tact. Nos adversaires sont rudes. Ils ont pour eux l’énorme supériorité des moyens, l’or qu’ils jettent partout à la pelle. Leur ténacité est proverbiale. Des officiers comme le colonel Lawrence, trois fois nommé, le major Hobson...
— Le major Hobson, fis-je, tiens!
— Vous le connaissez?
— Nous nous sommes rencontrés en Cilicie, en 1919. L’unité que je commandais a relevé la sienne. Ce matin, nous nous sommes retrouvés, absolument par hasard. Il m’a invité à dîner pour ce soir.
— Ah! dit le colonel.
Il prit, sur son bureau, une feuille de papier.
— La décision qui vous affecte au deuxième bureau n’a été signée que ce matin à onze heures. Si le major Hobson en était déjà avisé quand vous l’avez vu, c’est qu’il est réellement très fort. Après tout, cette invitation est peut-être uniquement l’effet du hasard.
— Je suis d’ailleurs encore à temps de la décliner.
— La décliner? Non pas, non pas. Au contraire, dirais-je. Le major Hobson, vous l’ignoriez sans doute ce matin, officiellement chargé de la liaison à Beyrouth entre les Hauts-Commissariats de Syrie et de Palestine, a pour mission véritable de fournir à son gouvernement des renseignements sur la nature desquels je n’ai pas besoin d’insister. Sur le damier où nous jouons notre partie, il est la pièce qui vous est opposée, celle que vous devez mettre en échec, celle qui fera tout pour vous y mettre vous-même.
Et, se rendant compte de l’espèce de malaise qui venait de s’emparer de moi:
— Allons, dit-il, remettez-vous. Vous en verrez bien d’autres. Bénissez, au contraire, la circonstance, peut-être fortuite, qui va vous mettre à même de pénétrer, dès aujourd’hui, au cœur de vos nouvelles fonctions. Quelle impression vous a-t-il produite, le major Hobson?
— Mon Dieu, franchement, celle d’un homme préoccupé, avant tout, de la composition de ses cocktails.
Il rit.
— Il ne faudrait pas trop vous y fier. Les cocktails jouent, dans ces sortes d’affaires, un rôle qu’on ne doit pas sous-estimer. Fuyez-les, si vous ne savez pas les mater. Dans le cas contraire, utilisez-les. Hobson, lui, est un redoutable buveur. Il a d’autres mérites. Le principal est, sans doute, à ses yeux, qu’il nous déteste.
— Je ne m’en suis pas encore aperçu.
— Oh! fit-il, cette haine revêtira toujours la forme de la plus exquise courtoisie. Je vous dépeindrai, d’une seule phrase, le major Hobson: il n’a pas fait la guerre sur le front français. Là, malgré tout, les gens de son espèce ont été contraints d’avouer que la France méritait mieux que de perpétuels coups de Jarnac. Hobson, lui, est resté le type du colonial anglais, le soldat qui ignore le Kitchener des Flandres, pour ne vénérer que celui de Fachoda, l’homme, en un mot, à qui la seule idée du drapeau bleu, blanc, rouge, hissé sur un fortin de la brousse africaine ou de la steppe asiatique, donne aussitôt une crise de nerfs. C’est la lignée des Gordon et des Cecil Rhodes. Contre cet état d’esprit, il n’y a qu’une ressource, la lutte à outrance. Vous m’avez compris? Bien. Voyez Hobson. Voyez-le le plus souvent possible, de même qu’il cherchera à vous voir. C’est votre métier, votre devoir commun. Vous êtes condamnés, jusqu’à ce que l’un de vous ait la peau de l’autre, à être les meilleurs amis du monde.
— Mon colonel, dis-je d’une voix un peu altérée, êtes-vous bien sûr, réellement, que je sois qualifié pour...?
Il m’interrompit avec une certaine sécheresse.
— Cela dépend de vous. Vous avez vu le major Hobson. N’essayez pas de me faire croire que vous vous sentez inférieur à lui. D’ailleurs, quand vous serez tout à fait remis de votre blessure, il vous sera toujours loisible de demander à revenir commander vos méharistes. Mais quelque chose me dit qu’alors vous trouverez que le séjour de Beyrouth a du bon.
J’étais si troublé que je ne saisis pas tout de suite cette allusion, pourtant bien transparente. Je me levai, saluai, j’étais déjà sur le seuil de la porte quand il me rappela.
— J’oubliais certains détails matériels, dit-il. On vous a logé provisoirement dans les locaux du dépôt de remonte, route de Damas. Vous n’aurez qu’à aller trouver de ma part le capitaine de Tavernost, qui commande le dépôt. L’endroit n’est pas brillant, mais, ajouta-t-il avec un sourire entendu, je pense que vous voudrez bien vous en contenter, en attendant le jour où nous aurons le plaisir d’enterrer votre vie de garçon.
⁂
Jour qui baisse sur la terrasse du Kursaal, bondée de monde à l’heure mauve des glaces et de l’apéritif. Déjà, on ne distingue plus la cime neigeuse du Sannin. Trois heures aujourd’hui, je serai resté trois heures dans ce café. Ah! dans quatre ou cinq jours, je serai installé, j’aurai pris mes nouvelles habitudes. Alors il n’en sera plus de même. Le temps que je ne passerai pas auprès de Michelle, je l’emploierai à travailler.
Pour le moment, cueillons la minute fugitive. Jouissons de cette fraîcheur, du charmant tableau que font autour de moi ces femmes en toilettes claires, ces uniformes. Et puis, il faut se préparer à affronter dignement l’ennemi. «Garçon, servez-moi donc un de vos fameux Métropolitains.» Quelle gloire, quel avantage, si tout à l’heure je pouvais en indiquer la formule à Hobson, soudain déférent et surpris!
Ce n’est pas si terrible que cela, d’ailleurs! L’arack, tel que nous le buvions là-bas, sur l’Euphrate, à jeun, après une nuit de galopade, avait une autre force.
Le jardin du Kursaal est mitoyen de celui du Cercle Militaire. Par-dessus la grille, je m’entends appeler.
— Domèvre.
C’est Roche, un officier du génie.
— Viens.
— Non, viens, toi...
Il me rejoint.
— Walter t’a cherché toute la journée.
— Walter!
J’ai tressailli.
— Oui, il vient d’arriver. Il part après-demain en permission par le Lotus.
Walter, mon Dieu! le commandant de la deuxième compagnie de méharistes de Palmyre, mon plus cher ami, mon vieux camarade. Walter, trois ans de souffrances, d’enfantines joies communes qui repassent tout à coup devant mes yeux.
— Il dîne à huit heures au Cercle. Il te demande de l’attendre.
— Excuse-moi auprès de lui. Je ne peux pas, ce soir, je suis invité.
Roche hoche la tête.
— Il ne sera pas content.
— Qu’il m’excuse. Nous déjeunerons ensemble demain, sans faute.
— Demain, il ne peut pas. Il déjeune chez le général de Lamothe.
— Zut! Demain soir, alors. Rendez-vous ici, sept heures. Et dis-lui bien que je suis navré...
— Je le lui dirai. Mais il ne sera pas content... Eh! bien, ce n’est pas pour dîner avec celui-là, je pense, que tu laisses tomber Walter?
Devant la terrasse, j’aperçois Hobson, dans son automobile. Il agite ses grands bras pour que je vienne le rejoindre. Je n’ai pas le temps d’expliquer à Roche... Et puis, de quoi se mêle-t-il?
L’automobile d’Hobson nous emporte. J’éprouve une joie curieuse à voir flotter sur le capot le petit pavillon britannique. Quelle chose bizarre que la vie!
Hobson conduit lui-même. Cela ne l’empêche pas de se pencher vers moi:
— J’ai la formule du Métropolitain, me dit-il orgueilleusement.
Nous longeons le bas de la place des Canons. À mon tour de l’étonner.
— Vous savez que je suis nommé à Beyrouth?
— Ah! fait-il. Enchanté! À quel service êtes-vous affecté?
— Deuxième bureau. Service des renseignements.
Il a un geste d’étonnement. J’ai l’impression qu’il ne savait rien.
— Tiens, mais alors, nous sommes confrères! Oh! vraiment très curieux.
L’automobile vient de faire halte devant la porte du Restaurant Français.
— Je vous amène dîner ici, dit-il, parce qu’on mange dehors, et que la nuit est belle. Il y a très peu de moustiques.
Il n’a pas l’air autrement ému de m’avoir pour adversaire.
Nous sommes maintenant assis face à face, de chaque côté de notre table, Hobson compose le menu. Ses sourcils roux se froncent avec attention sur son front brique. Les goulots des bouteilles émergent du seau à glace. Je me sens aussi dispos, aussi en forme qu’aux matins d’engagement, alors que, dans le petit jour, vient de siffler la première balle, et que les chameaux tendent vers le côté d’où elle a dû partir leurs grands cous chauves.
— Mon commandant?
— Appelez-moi Hobson, vraiment.
— Bon. Eh bien! Hobson, je vais vous poser une question, la première. Pourrez-vous y répondre?
— Dites.
— Quelles sont, d’après vous, les qualités que doit réunir le bon officier de renseignements?
— C’est drôle, dit-il, votre question.
Ses yeux errent au loin, sur la rade noire où tremblotent de petits feux rouges.
— Pouvez-vous y répondre.
— Hum! je peux. La première, c’est d’aimer beaucoup, d’aimer toujours, quelles que soient les circonstances, son pays.
— Cela va de soi. Et puis?
— Et puis, c’est... de ne pas être tout à fait inintelligent.
— D’accord, et puis?
— Et puis, et puis, c’est d’être fort, sportif, vous comprenez: on ne sait pas ce qui peut arriver.
— Bon. Et puis encore?
— Et puis...
Il a hésité.
— Et puis quoi encore? Vous ne voulez pas me le dire?
Il m’enveloppe d’un long regard scrutateur.
— Plus tard, répondit-il gravement.
Mon rendez-vous avec Walter n’était que pour sept heures. Je passai ma journée, non à flâner délicieusement comme je me l’étais promis, mais à résoudre un certain nombre de petits problèmes pratiques. D’abord, ce fut, à l’hôpital, la formalité de la levée d’écrou. J’eus, pendue à moi, toute une équipe de majors, d’infirmiers, d’infirmières. On eût dit que je partais pour les Antilles, au lieu de rester à Beyrouth. Les excellents procédés de ces braves gens n’empêchèrent pas qu’une de mes cantines se trouva égarée, et que je dus employer une bonne partie de la matinée à la retrouver. Puis, il n’y avait pas d’automobile libre. On me fit perdre une autre heure à en attendre une qui ne vint pas. Il était plus de midi quand on consentit, en désespoir de cause, à me laisser prendre une voiture. Lorsque celle-ci m’emporta enfin avec mes bagages vers les bâtiments de la Remonte, je poussai un soupir de soulagement.
J’avais connu le capitaine de Tavernost en Cilicie. Je n’avais pas besoin de la recommandation du colonel Prieur pour qu’il me donnât la plus belle chambre dont il pût disposer. Je procédai sans me presser à ma modeste installation, rendue plus modeste encore par le fait que je n’avais avec moi qu’une faible partie de mes bagages. Le reste—quelques tapis, quelques tentures, quelques livres—était demeuré au centre méhariste, à Palmyre. Il fallait bien quinze jours avant de compter les recevoir. Je m’arrangeai, en attendant, de mon mieux, avec la philosophie de quelqu’un qui, en sept ans, n’a pas dormi un jour sur deux dans un lit. Celui qui s’offrait à ma vue dans ma nouvelle chambre me parut confortable. Les mailles de la moustiquaire semblaient suffisamment serrées. D’ailleurs, que sont de tels détails pour un homme qui porte en son cœur une joie pareille à celle qui remplissait le mien!
Les locaux de la Remonte sont situés à environ deux kilomètres du centre de la ville, sur la route de Damas, à droite, un peu avant d’arriver à la Résidence des Pins, habitée par le général haut-commissaire. Un tramway, qui fait halte juste devant, conduit en moins d’un quart d’heure en plein Beyrouth. Je ne pris pas ce tramway, et m’offris de nouveau le luxe d’une voiture. J’avais, le matin même, touché les deux mois de solde que j’avais pu laisser dormir pendant mon séjour à l’hôpital. Rarement, je m’étais trouvé aussi riche. En chemin, je procédai néanmoins, par acquit de conscience, à un rapide petit bilan. La course, de la Remonte à la ville, valait vingt-cinq piastres, soit cinq francs. Ce serait donc une affaire de vingt francs par jour si je me laissais aller à prendre un véhicule chaque fois que j’aurais à faire ce trajet. Vingt francs! Sept mille trois cents francs par an, le tiers de ma solde. Il ne pouvait en être question. Une seconde, je songeai à Hobson qui, lui, avait son automobile... Je ne mêlai cependant, je le jure, aucune aigreur à ces constatations élémentaires. J’acceptais de gaieté de cœur ce grand principe des officiers français à l’étranger, qui a toujours été de faire mieux que leurs émules des autres nations, disposant de ressources deux et trois fois supérieures.
Il était un peu plus de six heures. Le crépuscule naissait, merveilleux. J’allai m’asseoir à la terrasse de l’inévitable Kursaal, dans un coin où Roche vint bientôt me rejoindre. Il était en compagnie d’un lieutenant de spahis, Blary, qu’il me présenta.
— Tu as vu Walter? lui demandai-je.
— Oui.
— Ça marche pour le dîner de ce soir?
— Ça marche.
— Il n’a pas trop crié pour hier?
— Il n’avait pas l’air content, surtout quand il a su à qui tu le sacrifiais.
— C’est toi qui le lui as dit?
— Ce n’est pas moi.
— Qui veux-tu que ce soit?
— Puisque je te dis que ce n’est pas moi. Tu ne connais pas Beyrouth. Tout s’y sait en un quart d’heure.
— C’est gai!... Enfin, Walter vient, c’est l’essentiel.
Et je me mis en devoir de me faire nommer par les deux compagnons les jeunes femmes qui bavardaient à la terrasse, entourées d’officiers, de Syriens cossus, d’Anglo-Saxons à chemise échancrée, qui avaient à côté d’eux, posées debout contre le pied des tables, leurs raquettes de tennis.
— Ici, c’est la femme du consul d’Espagne. Là, la fille du président de la Confédération syrienne; là, la femme du recteur de l’Université américaine. Voici Mme Prieur, la femme du chef d’état-major, avec ses deux filles. Voici la femme du consul de Perse, la plus jolie femme de Beyrouth, avec la comtesse Orlof.
— Et celles-ci? dis-je, désignant deux jeunes femmes identiquement vêtues de percale rose, et qui riaient comme des folles en suçant des sorbets.
— Ça, mon cher, deux amies, deux poules à Hobson, précisément. Il ne te les a pas encore fait connaître, le cachottier? Il partage les faveurs de la première avec le directeur des douanes de l’État du Grand Liban, et il ferme les yeux sur le penchant qu’éprouve la seconde pour un splendide évêque de la mouvance de Damas. Oh! tu sais, celui qui s’embête ici, c’est qu’il le veut bien. Tiens, le voici justement qui arrive, ton Anglais.
Hobson s’avançait, rigide, entre les tables. Il alla vers les deux jeunes femmes en rose. Elles lui tendirent, riant toujours, des mains qu’il baisa. Presque en même temps, il se tournait de mon côté, comme si elles lui avaient signalé ma présence. Il les quitta et se dirigea vers notre table.
Je lui présentai mes camarades. Il y eut un échange de saluts assez secs.
— Vous dînez avec moi?
— Pas tous les soirs, dis-je en souriant.
— Si, si, vraiment. Je suis avec deux dames qui désirent faire votre connaissance.
— Je vous assure, impossible. Pas ce soir. J’ai un invité.
— Demain soir, alors?
— C’est que...
— Si, si, je veux. Venez me chercher chez moi, à huit heures je vous attends, sans faute. Ma belle collection de casse-tête, il faut que je vous la montre.
— Entendu, dis-je, pour ne pas éterniser un entretien qui s’était poursuivi debout.
— Eh bien, fit Roche sur un ton un peu pointu, quand l’autre nous eut quittés, on peut dire qu’il en a réellement après toi. Il tient peut-être à te refiler l’amie de l’évêque.
— Au lieu de dire des stupidités, tu ferais mieux de continuer à m’apprendre les noms de toutes ces belles dames. Celle-ci, qui est-elle, avec son drôle de petit chapeau de velours noir à couronne de marguerites blanches?
— Son chapeau, dit Blary, un modèle de Lewis et Irène. Elle en est assez fière. C’est Mme Nasri, une maronite.
— Et celle-ci, la blonde, qui s’évente avec le programme?
— Mme Elias, une Grecque melchite, la femme du plus gros banquier de Beyrouth.
— Elle est charmante.
— Pas mal.
— Et celle-ci, en blanc, avec une bergère de paille de riz?
— Un numéro, Yolande; elle dansait à Tabaris, il n’y a pas deux mois. Maintenant, elle est entretenue sur le pied que tu vois par Stilson, le représentant de la Standard Oil. C’est une très chic fille.
— On dit, fit Blary, que le père Camusot, le chef de la justice militaire, en est toqué et qu’il lui a proposé de l’épouser.
— Tu te figures comme elle marchera, dit Roche. Les appointements d’un chef de bataillon! Stilson lui donne, par mois, plus que ne gagne le général de Lamothe.
— C’est vrai, fit Blary, qu’avec nos sacrées soldes nous sommes contraints de nous cantonner dans les femmes du monde.
— Et celle-ci, la brune, très mate de peau, avec ce grand capitaine d’artillerie?
— C’est la femme d’un de nos camarades.
— C’est son mari qui l’accompagne?
— Son mari, penses-tu!
Roche s’était penché et me parlait à l’oreille.
— C’est pour arriver à conclure, dit-il en terminant, par où j’ai commencé: celui qui s’em... ici, c’est qu’il le veut bien.
— Oui, dit Blary. C’est encore une de ces garnisons où j’aime mieux être célibataire que marié.
— Pourquoi? dis-je en le regardant.
— Pourquoi?
Il rit, et se mit à fredonner une chanson peu favorable à l’honneur conjugal de certains fonctionnaires des chemins de fer.
— Eh! fit-il, s’interrompant et s’adressant à Roche, tu n’as pas besoin de me donner des coups de pied sous la table. Aucun de nous trois n’est marié, je pense?
— Mais non, mais non, fis-je, bon enfant. D’ailleurs, il peut y avoir des exceptions.
— Évidemment, dit Blary, qui se rendait vaguement compte qu’il avait gaffé.
— Ah! fit Roche, heureux d’avoir une occasion de couper court, voici Walter, enfin.
⁂
Walter était en train de payer sa voiture, arrêtée devant la terrasse. Il le fit posément, puis, sans se presser, il pénétra dans l’allée médiane réservée entre les tables.
Au bruit joyeux des conversations venait tout d’un coup de succéder le silence, un silence troublé seulement par le chuchotement de quelques voix qui murmuraient le nom du nouvel arrivant.
— Walter! Le capitaine Walter!
Je savais que toute l’armée du Levant connaissait la réputation de héros que s’était acquise cet homme. Mais j’étais loin de me douter que cette réputation eût pénétré jusqu’à la frivole société qui venait de lui réserver spontanément le seul hommage dont elle pût disposer, celui du silence.
Lui, il avançait, indifférent en apparence, dédaigneux. Il me semblait, le retrouvant après deux mois, ne l’avoir quitté que la veille. Une main dans la poche de sa culotte rouge à double bande bleu-ciel, l’autre tenant sa cigarette, il avait sous le bras la mince badine de bambou que je ne lui ai jamais vu abandonner, même aux jours d’inspection par les généraux, même aux jours de bataille, alors que le pied nu pressant le col de son méhari, il lançait impitoyablement au plus fort de la mêlée sa bête blatérante. Comme toujours, il portait son képi bleu à galons d’or un peu en arrière de la tête, cette terrible tête tannée par le vent du désert, à la barbe fauve, au front embroussaillé de sourcils sous lesquels les yeux, d’un bleu pareil à la flamme de l’alcool, avaient un si curieux mélange de dureté et de douceur presque naïve. Son dolman de gabardine kaki s’ouvrait sur le gilet de campagne des officiers de spahis, en drap rouge, avec les petits boutons d’or en forme de boules. Son pas avait le balancement que donnent les milliers de kilomètres accomplis à dos de chameau, à travers les steppes infinies.
— Walter, c’est le capitaine Walter.
Il passa près d’un officier supérieur qu’il toisa, avant de le saluer, impeccablement d’ailleurs. Le salut de Walter! Il eût fait beau voir, d’ailleurs, que ce colonel y trouvât quelque chose à redire.
Il m’aperçut ainsi que mes deux compagnons. Il me fit un signe: «Attends-moi», puis, ayant gravi lentement les quelques marches qui, de la terrasse, menaient à l’intérieur du café, il se dirigea, tout au fond de la salle, vers le bar.
— Où va-t-il? dit Roche.
— Les aviateurs occupent le bar, dit Blary. Ils ont avec eux, ce soir, deux pilotes de l’escadrille de Deir-ez-Zor, Mathé et Contis. C’est à eux que Walter va dire bonjour.
Au fur et à mesure qu’il les dépassait, les groupes, derrière Walter, reprenaient leurs conversations. Et c’était maintenant son nom que j’entendais, avec une sorte d’immense orgueil, répété dans chacune d’elles.
— Il n’a pas l’air de se prendre pour rien, murmura un lieutenant du 415e.
— Il en a le droit, répliqua un capitaine du même régiment.
— Qu’a-t-il donc fait de si extraordinaire? demanda, avec une moue, la jolie Mme Elias, vexée de l’éclipsé passagère que cet intrus lui faisait subir.
— Beaucoup de choses, madame, dit gravement un lieutenant de vaisseau.
— Mais encore?
— Si nous sommes assis confortablement à cette terrasse, en train d’admirer votre beauté, et de deviser en buvant des choses fraîches, c’est à des hommes comme celui-là que nous le devons.
— Ah! disait à la table voisine Mme Nasri à sa cousine, la brune Mme Asfar, je ne l’ai jamais caché, j’ai toujours eu en horreur les hommes à barbe. Mais, celui-là, il couperait la sienne, ce serait vraiment un grand dommage, n’est-ce pas, chérie?
Et, tournant le plus simplement du monde le dos à leurs compagnons, elles disposèrent leurs chaises de façon à ne pas perdre un geste de Walter qui, pour l’instant, perché sur un tabouret du bar, choisissait la paille de son cocktail, et en faisait voler le mince étui de papier fin.
— J’étais avec lui à Aintab, expliquait le capitaine d’artillerie à la dame en robe blanche qu’il escortait. On disait que le colonel Andréa avait refusé de prendre le commandement de la colonne d’investissement, tant qu’on ne lui avait pas donné Walter pour commander la cavalerie.
— Oui, mon capitaine, dit un lieutenant, mais pour le donner à la colonne Andréa, il fallut le retirer à la colonne Debieuvre. J’étais là, et je vous jure que le colonel Debieuvre fit un beau tapage.
— Il paraît qu’il a horreur des femmes, dit la femme du recteur de l’Université américaine.
Les officiers se mirent à rire.
— C’est peut-être une des raisons, madame, qui lui ont permis d’avoir tant de palmes à sa croix de guerre.
— Combien en a-t-il?
— Quatre ou cinq. Mais il a deux fois plus d’étoiles. Et, vous savez, c’est cela surtout qui compte.
— Connaissez-vous l’histoire d’une de ses étoiles?
— Non. Eh bien?
— C’était après Marash, où Walter protégea la retraite dans les conditions que vous savez. Le général Gouraud était en train de passer l’inspection des troupes. Une des étoiles de la croix de Walter, mal cousue, vint à tomber. «Prenez une de celles-ci pour la remplacer», dit Gouraud en lui désignant sa manche vide. Voilà pourquoi il y a sur le ruban de la croix de guerre de Walter une étoile qui n’a pas la dimension réglementaire.
— C’est lui qui a repris aux Turcs El-Hamman, le plus sale poste que j’aie jamais vu, dit une voix.
— Il était à Bozanti, dit une autre.
— Naturellement. Et aussi à Ourfa.
— Et à Killis.
— Et à Meiseloun.
Je me taisais. J’écoutais avec une joie infinie ces voix de femmes, ces voix d’hommes, occupées, il n’y avait pas dix minutes encore, des pires niaiseries, et qui, soudain recueillies, soudain graves, composaient maintenant le plus magnifique concert de louanges à l’adresse de mon ami. Aintab, Meiseloun! C’étaient là les noms illustres de l’épopée syrienne, les seuls que ces oisifs eussent retenus. Mais que sont les coups d’épée fulgurants à côté du sublime effort quotidien? Qu’est le brusque risque du combat à côté de la poussière innombrable de souffrances pour lesquelles aucune étoile ne brillera jamais sur la croix de guerre de Walter: le cri de la pauvre sentinelle anonyme égorgée dans la nuit; l’ami mort de fièvre au cours d’une halte, et dont on ne peut ramener le corps et qu’on enterre n’importe où, et dont les troupeaux des nomades froisseront éternellement les misérables os; le puits vers lequel on s’est hâté trois jours, et qui est tari; les sinistres Bédouins qui surgissent, l’espace d’une seconde, sur la crête d’une dune, et dont on ne sait s’ils annoncent une tribu amie, ou s’ils sont les éclaireurs d’une troupe de pirates vingt fois supérieure en nombre aux soldats qu’on commande; les ordres qu’on donne, qu’il faut donner, alors qu’on ne sait pas si soi-même on aurait la force de les exécuter... Ah! Walter, mon cher Walter, si bourru et si bon, si simple et si grand!
Je commençais cependant à trouver qu’il n’en finissait pas, avec ses aviateurs.
— Le voici, dit Blary.
Kaled, le lévrier de Walter, le précédait. Il me flaira, me reconnut, bondit sur moi; je caressai son mince crâne d’oiseau, ses petites oreilles, coupées ras pour éviter les morsures du renard.
— Enfin, te voilà. On peut dire que tu ne t’es pas pressé de venir nous retrouver.
Il nous serra la main, prit une chaise. Aucune jolie femme venant s’asseoir à côté d’eux n’eût donné une impression analogue à l’orgueil que je sentis alors chez Blary et chez Roche.
Walter, cependant, n’avait pas répondu à ma phrase, et, comme je la répétais:
— Comment va ton bras? me demanda-t-il froidement.
— Mieux. Et toi, comment vas-tu?
— Bien, je te remercie.
Son ton était de nature à m’ôter toute illusion. Walter me boudait. Immédiatement, je n’eus qu’un désir: avoir, le plus tôt possible, une explication avec lui.
— Où dînons-nous?
— J’ai retenu une table à Tabaris, dit-il. Nous partirons quand tu voudras.
— À tes ordres.
— Est-ce que vous nous accompagnez? demanda-t-il aux lieutenants.
— Nous vous remercions, mon capitaine. Mais nous avons invité au Cercle des camarades de passage.
— À ce soir, alors. Nous finirons bien par nous rencontrer dans une boîte quelconque.
À Tabaris, l’établissement le plus élégant de la ville, nous retrouvâmes, déjà installés pour le dîner, une bonne partie des habitués du Kursaal, dont Hobson avec les deux jeunes femmes en rose.
Pendant les dix premières minutes, nous n’échangeâmes pas un mot. Je sentais chez Walter la volonté délibérée de me faire une scène. Mais il ne voulait pas commencer. Il attendait un prétexte. Incapable de voir davantage se prolonger cette situation, je me décidai à le lui fournir.
— Alors, tu pars demain en permission?
— Oui.
Il jouait avec son couteau.
— Ma place est retenue. J’aurais pu évidemment retarder mon départ, si...
— Si?
— Oui, le retarder de quatre ou cinq jours, par exemple, pour avoir l’occasion de m’embarquer avec toi. J’y comptais même un peu.
— Comment pouvais-tu y compter?
— C’est assez simple. De l’hôpital, dans les débuts, tu as bien voulu écrire à tes anciens camarades de Palmyre. C’est ainsi que nous avons su que la date probable de ton départ en convalescence aurait lieu à la fin d’avril. Puis, tes lettres se sont arrêtées. Nous nous sommes ingéniés, alors, à avoir de tes nouvelles d’une autre façon. Nous avons su que tu allais bien, que ta sortie de l’hôpital ne serait pas retardée. La date de ma propre permission approchait. Je suis donc parti pour Beyrouth avec l’idée de voyager avec toi jusqu’à Marseille, peut-être même jusqu’à Paris. Voilà.
Je gardai le silence. Walter s’occupait à desserrer le collier de son lévrier. Je vis que, de nouveau, ce serait à moi de parler.
— Tout le monde va bien, là-bas?
— Où?
— À la compagnie, parbleu.
— Tu es bien aimable. Tout le monde va bien.
— Roussel?
— Bien.
— D’Hollonne.
— Bien. Il partira en permission à mon retour.
— Le petit Ferrières?
— Il a eu les fièvres en arrivant, puis, pendant trois jours sur l’Euphrate. Maintenant, il est tout à fait d’attaque. Je crois que ce sera quelqu’un.
— Il a de qui tenir.
— Comme tu dis.
— Et toi?
— Moi?
Walter eut un rire silencieux:
— Tu n’as qu’à me regarder.
— Vous vous êtes beaucoup remués, ces temps-ci?
— Pas mal. Quand tu as été blessé, la colonne contre les Rouallah touchait à sa fin. Je crois que les voilà tranquilles pour quelque temps. On nous a fait faire, alors, un petit oblique à gauche en direction de l’Euphrate, que nous avons franchi entre Meyadin et l’embouchure du Khadour. Il s’agissait de surveiller le passage des Chammar dans leurs zones d’estivage. Et puis, une de leurs tribus nous avait enlevé un poste. Nous avons marché dans leur direction.
— En une seule colonne?
— Non, en trois. Roussel, qui te remplace, a pris la droite, jusqu’à Abou-Kemal, puis est remonté en longeant la frontière anglaise; d’Hollonne a suivi la rive gauche de l’Euphrate jusqu’à Rakka. Nous croyions que c’était lui qui aurait le moins à faire. Moi, avec Ferrières et le reste de la colonne, j’ai marché sur Hassetché où j’avais donné rendez-vous à Roussel. J’ai dû l’y attendre huit jours.
— Pourquoi?
— Parce que, se croyant en avance, il s’était autorisé à pousser une petite promenade jusqu’au Tigre. Tu connais Roussel.
— Et il n’a pas eu d’ennuis avec les Kurdes?
— Rien. Il n’a pas perdu un homme, ni un chameau. Moi non plus, d’ailleurs. C’est d’Hollonne qui a failli trinquer, tout de suite après nous avoir quittés.
— Il s’est accroché avec les Bkeyer?
— Justement, dit Walter, me lançant un regard où je vis une espèce de satisfaction émue, avec les Bkeyer. Tu n’as donc pas, depuis trois mois, tout a fait oublié les noms de ces messieurs?
— Je parie que c’est Ali Bjoun qui commandait ces Bkeyer-là?
— Nous avons de bonnes raisons de le croire, bien qu’il ait omis de laisser sa carte. D’Hollonne n’avait que quarante hommes. Les Bkeyer étaient trois cents. D’Hollonne a réussi à passer. Mais il a eu des morts: six indigènes, deux Français, dont Franceschini.
— L’adjudant Franceschini est mort?
— Il est mort. Hier, dans les bureaux, je me suis occupé de lui, de la proposition que j’ai faite en sa faveur pour la Médaille militaire. Obtiendrai-je satisfaction? Je ne sais. On ne nous aime pas beaucoup, à l’état-major. Nous gênons les faiseurs de rapports qui représentent le pays comme pacifié.
— Et, fis-je, esquivant l’allusion, les assassins du brigadier Lacaze, avez-vous fini par les trouver?
— Oui, dit-il, je les ai eus.
— Comment cela?
Il ricana:
— Ma parole, tu trouves encore le moyen de t’intéresser à d’aussi piètres choses?
— Comment les as-tu eus?
— Oh! d’une façon bien simple. Entre Tell-Kaoukeb et Hassetché, nous avions eu pour guide un Bédouin Taï. Or, le soir, au bivouac, voici que notre homme, par mégarde, laisse tomber son couteau... le couteau de Lacaze.
— Alors?
— Alors, j’ai dit qu’on le laissât seul avec moi, et deux méharistes, deux gaillards solides, deux amis de Lacaze, tu comprends.
— Je comprends. Il a parlé.
— Il a parlé. Les assassins étaient des Taï, d’une tribu qui campait précisément dans le voisinage. J’ai opéré moi-même avec dix hommes, et Ferrières, dont il faut faire l’éducation. Tu vois d’ici la scène: Le petit jour; une minuscule tribu, vingt tentes à peine, les chiens qui crient, les femmes qui fuient de tous côtés; les hommes qui s’empêtrent dans les cordes des tentes. Ça n’a pas duré cinq minutes. Les assassins étaient quatre.
— Tu les as eu vivants?
— Vivants. Et j’ai su qu’à Alep, devant le peloton, ils n’ont pas flanché, les bougres.
Tout en parlant, il ne perdait pas un détail de l’effet que produisait sur moi son court récit. Ses yeux brillèrent.
— Cela te fait donc quelque chose encore! murmura-t-il.
Nous vidâmes nos verres en silence. Les mêmes souvenirs étaient en train de passer devant nos yeux.
— Mon méhari, demandai-je, qu’est-il devenu?
— Lequel? Mechref?
— Oui, Mechref.
— C’est Ferrières qui le monte. Il n’est pas malheureux.
— Ah! c’est Ferrières.
La voix de Walter se fit profonde.
— Ces animaux sont extraordinaires. Dans six mois, dans un an même, je puis te l’assurer, tu reviendrais parmi nous, Mechref te reconnaîtrait.
Et, comme je ne répondais pas:
— Mechref te reconnaîtrait, répéta-t-il.
Je continuai à me taire. Walter frappa bruyamment la table.
— L’addition, cria-t-il. Et fichons le camp! Voilà une heure que nous sommes dévisagés comme des bêtes curieuses par tous les gens qui nous entourent. Bien du plaisir, à toi qui vas désormais vivre ici.
Dehors, nous prîmes une voiture.
— À l’hôtel Bassoul, commanda Walter.
Devant l’hôtel, il me dit:
— Je vais enfermer le lévrier dans ma chambre. Je reviens tout de suite. Paie la voiture.
Quand il fut de retour, nous nous mîmes à marcher de long en large sur la corniche de l’avenue des Français. La nuit était chaude et humide. Un brouillard épais se levait sur la mer. À nos pieds, nous voyions se diluer et se reformer les franges blanches des vagues.
Soudain, Walter s’arrêta, s’accouda au parapet.
— Alors, dit-il, c’est donc vrai?
— Quoi?
— Tu ne reviendras jamais là-bas, avec nous?
— Je suis fatigué, répondis-je. Les médecins...
Il ne m’écoutait pas. Maintenant que l’obscurité cachait ses traits, je sentais qu’il s’abandonnait tout entier à son émoi.
— Toi, rester ici, toi! C’est impossible. Toi, à Beyrouth! Qu’y feras-tu?
— Ce n’est pas la besogne qui manque dans le service où je suis affecté, dis-je, un peu agacé. Et, le reste du temps, je saurai me créer des occupations. Je travaillerai pour moi.
Il éclata de rire.
— Tout, je t’en prie, tout, mais pas d’hypocrisie. Tu travailleras? Comme tu as dit cela! Ils sont tous les mêmes. Tu travailleras, à Beyrouth! Où travailleras-tu? Quand travailleras-tu? À quoi travailleras-tu? Tu en as connu beaucoup, dis-moi, qui ont préparé l’École de Guerre ici, ou autre chose? Tu ne sais donc pas quel est le climat, l’atmosphère de cette ville? Ils vous brisent. Ils vous annihilent. De votre volonté, ils font une sorte de charpie moite. On dit ça en arrivant, travailler. Ta vie ici, veux-tu que je te dise ce qu’elle va être, moi? Ou plutôt, dis-le toi-même. Combien d’heures as-tu passées dans les cafés depuis deux jours? Allons, combien?
— Comme c’est malin, fis-je! Je ne suis pas encore installé. Dans huit jours...
Il secoua la tête.
— Dans huit jours, si tu en as encore la force, tu reconnaîtras que j’ai dit vrai. En tout cas, d’ores et déjà, tu n’auras plus celle de réagir. Tu te seras déjà abandonné à ton piètre sort: le matin, une heure de bureau, pour la forme; l’après-midi, citronnades et tennis avec les petites jeunes filles aigres; à sept heures, cocktails avec les femmes mariées plus ou moins jeunes; la nuit, whisky, et les filles de music-hall à qui tu iras demander la dispersion du vague à l’âme que t’auront laissé tes flirts du jour, voilà.
Son parti pris était par trop visible; la caricature qu’il était en train de me tracer contrastait par trop avec les sévères perspectives qui m’avaient été ouvertes, la veille, par le grave colonel Prieur.
— Tu exagères, dis-je en riant.
— J’exagère, fit-il. Je voudrais exagérer. En attendant, j’ai peur pour toi, peur, tu m’entends.
Cette même phrase revenant deux fois, en deux jours!... Je tressaillis de façon assez désagréable.
— Je voudrais bien savoir ce que tu redoutes tant?
Il haussa les épaules.
— Eh! le sais-je. Un exemple. Tu es depuis deux jours à Beyrouth. Tu as pu te rendre compte qu’il était difficile d’y vivre à moins de cent francs par jour. Ces cent francs, ces quarante mille francs par an, les as-tu?
— Je voudrais que tu me dises, fis-je aigrement, comment font ceux de nos camarades—et ils doivent être nombreux—qui ne les ont pas.
— Tu te trompes, dit Walter qui parlait maintenant avec un calme qui me frappa. La plupart des officiers de Beyrouth ont un peu de fortune. Venus en Syrie pour faire des économies, ils y mangent leurs quatre sous. Il y a ceux qui n’ont rien, je sais bien. Alors, ou bien ils font des dettes, ou bien ils traînent dans leurs popotes une existence que tu ne pourras jamais supporter, je te le dis, rien que pour avoir vu, tout à l’heure, à Tabaris, la façon dont tu consultais la carte des vins.
Il réfléchit, et ajouta:
— Il y a, je sais bien, une troisième catégorie, les mariés. Mais, de ceux-là, je ne veux pas même m’occuper.
— Pourquoi?
— Parce qu’ils n’ont plus d’officier que le nom.
Je posai ma main sur son bras.
— Walter, fis-je, écoute-moi.
— Quoi?
— Walter, je ne t’en veux pas de la dernière phrase que tu viens de dire. Je t’en veux d’autant moins qu’il me souvient l’avoir dite, moi aussi. Tu te rappelles, c’était à Alep. On venait précisément de nous apprendre le mariage d’un de nos camarades, Baranger. Dirais-tu aujourd’hui la même chose, si l’on venait t’apprendre mon mariage, à moi?
— Oui, fit-il, pourquoi changerais-je d’avis?
— Parce que, depuis, le capitaine Baranger est tombé en brave, à l’assaut d’Aintab.
— Mourir est une chose, dit-il. Être officier en est une autre. Ce que j’ai dit de Baranger, je le dirai pour toi, et encore plus.
— Encore plus?
— Oui, parce que Baranger, lui, était de la coloniale. En se mariant, il ne sacrifiait pas ce que tu sacrifierais, toi.
— Quoi, que sacrifierai-je?
Il me prit la main, et sur un ton dont je me souviendrai toujours, ton où le reproche se mêlait à l’émotion de façon à faire surgir les plus rebelles larmes:
— Lucien, dit-il, Lucien, as-tu donc pu oublier ainsi, en si peu de jours, nos trois années de vie commune!
Il me sentit faiblir. Il poursuivit:
— Que viens-tu de me dire?... Ce n’est pas vrai, n’est-ce pas? Ce n’est qu’une supposition? Te marier, c’est impossible. Un homme comme toi, comme moi, ne se marie pas. Ce n’est pas vrai?
Je baissai la tête.
— C’est vrai, dis-je.
Il ne fit pas un geste. Je l’entendis simplement murmurer:
— Alors, je comprends, c’est fini.
⁂
— Entrons là, dit Walter.
C’était bien la sixième fois que nous repassions devant les ampoules électriques de ce café-concert. Je suivis en silence mon camarade.
Sur l’écran, tout au fond de la salle, un film zigzaguait. Nous eûmes de la peine, dans cette salle obscure et enfumée, bondée de monde, à trouver une table vide. À peine venions-nous de nous y installer que, brutale, la lumière surgit. Nous pûmes tout voir: l’orchestre, les groupes pressés autour des tables, l’espace ménagé au milieu, et où, tout à l’heure, on danserait.
L’assistance était composée d’indigènes qui fumaient placidement leurs narguilés, de sous-officiers, de quelques officiers. Au nombre de cinq ou six, les danseuses et les chanteuses de l’établissement, vêtues de leurs costumes de travail, allaient et venaient de table en table, promenant leurs sourires fatigués, poussant sans ardeur le client à la consommation.
La salle était bâtie sur pilotis, au-dessus des flots. Par les baies noires du fond, le bruit de la mer pénétrait, et son odeur iodée, pleine de relents de vase. Ah! pourquoi Walter m’avait-il conduit dans cet endroit!
Un garçon vint à nous.
— Ce que tu voudras, lui dit Walter. Donne-nous ce que tu voudras. Des pippermints? Va pour des pippermints.
Maintenant, il regardait le morceau de glace qui fondait dans la liqueur verte, teignant de buée grise le bord du verre.
— Walter, murmurai-je, Walter.
— Marié, toi, marié! dit-il.
Sa voix n’avait plus les éclats de colère de tout à l’heure. Il dit encore:
— Marié! Tant que tu ne m’as pas eu dit ça, j’ai espéré. J’ai pensé que tu nous reviendrais. Maintenant, c’est fini.
Il répéta:
— Fini.
La toile de l’écran se repliait lentement, découvrant une scène étriquée. Le cinéma faisait place au concert. Une chanteuse en robe violette venait de surgir. Parmi le tohu-bohu des verres, des bouteilles, de la musique, d’une triste voix élimée, elle détaillait son morne refrain:
Y a queq’chose qui dure toujours
C’est l’amour! C’est l’amour!
Renversé sur sa chaise, scandant les paroles de petits coups de sa badine sur le marbre de la table, Walter, maintenant, fredonnait:
Y a queq’chose qui dure toujours.
— Viens, m’écriai-je, saisi par l’horreur de la minute. Que faisons-nous ici? Allons-nous-en.
Il éclata de rire.
— Eh! tu m’ennuies. Va-t’en, si tu veux. Et puis, je tiens à te présenter à Maroussia, tu sais. C’est une excellente fille. Elle va venir nous dire bonjour, elle a fini son numéro. Les choses qu’elle nous dira nous changeront un peu. Nous en avons besoin.
— Walter!
— Une excellente fille, te dis-je. De quoi te formalises-tu?
Sa voix se fit âpre et profonde.
— Ces femmes-là, vois-tu, ce sont nos vraies femmes, à nous, les bledards. Une nuit passée auprès de l’une d’elles, et nous voilà vaccinés, dégoûtés pour longtemps des bêtises plus compliquées qu’on peut perpétrer auprès des animaux de leur espèce.
Y a queq’chose qui dure toujours,
C’est l’amour.
Maintenant, Maroussia était assise entre nous deux. Elle était fine, avec un regard craintif, et de drôles de petits cheveux roux, coupés court. On ne pouvait voir cette chair misérable sans penser aux médiocres sommes d’argent qui donnaient le droit de la polluer.
Au bout de quelques minutes, elle dit timidement:
— Il va falloir que je vous quitte.
— Pourquoi? dit Walter, tiré de sa rêverie.
— Parce que...
— Pourquoi?
— Parce que—elle rougit—on me fait signe, là-bas; des messieurs qui boivent du champagne. Je dois aller avec les gens qui boivent du champagne.
— Charmantes mœurs, fit Walter en éclatant de rire.
Il frappa sur la table.
— Six bouteilles de champagne, ici, je dis six. Et je tiens les bouteilles vides à la disposition des messieurs qui désirent avoir à leur table Mlle Maroussia.
Sous le choc d’une commande aussi miraculeuse, patron et garçons s’empressaient autour de nous. Fière des regards d’envie que lui jetaient ses compagnes, Maroussia me poussa le coude en désignant Walter.
— Il est rigolo, dit-elle.
Maroussia buvait sa coupe de champagne. Par deux fois, j’avais vidé la mienne dans le seau à glace. Walter, coudes sur la table, menton dans les mains, se taisait. La fumée et la poussière étaient si denses que les lampes électriques n’apparaissaient plus que comme à travers une taie de papier jaune.
Soudain, Walter poussa un soupir qui ressemblait à un gémissement.
— Mon Dieu, fit-il, à cette heure, comme elle doit être belle, la lune qui se lève au-dessus de Palmyre.
— Palmyre, répéta Maroussia.
Elle reprit, fixant sur Walter un regard extasié et timide:
— Moi, je ne suis allée que jusqu’à Baalbeck. Nous sommes partis de nuit, avec des messieurs d’ici qui avaient beaucoup bu, et qui étaient trop gais pour avoir envie de se coucher. Il y a des temples d’anciens dieux, comme à Palmyre. Mais, Palmyre, c’est le désert, n’est-ce pas?
— Oui, ma petite, dit gravement Walter, c’est le désert.
Elle aussi, elle avait mis ses coudes sur la table. Ses doigts disparaissaient dans ses cheveux roux. Ses yeux étaient fixes. Autour de nous, les gens étaient trop occupés du bruit qu’ils faisaient pour prêter attention à notre trio étrange.
— Ah! fit Maroussia, si j’étais libre de plaquer mon travail, moi aussi, je serais heureuse de m’en aller là-bas... là-bas.
J’avais saisi le bras de Walter, je lui parlais à l’oreille.
— Veux-tu que j’envoie tout promener? lui dis-je d’une voix rauque.
Il tressaillit. Il me regarda.
— Et ton mariage?
Je baissai la tête.
— Il ne faut pas parler ainsi en l’air, dit-il douloureusement.
Il avait tiré sa montre.
— Trois heures du matin. Assez de stupidités comme ça. Allons-nous-en.
Sur la terrasse de l’hôtel Bassoul, le jour naissait, découvrant les étages du Liban qui se superposaient au-dessus de la mer lisse.
— Tu m’écriras?
— Je t’écrirai.
— Une minute encore, dis-je, cherchant désespérément un sujet quelconque me permettant de retarder l’instant où nous allions nous séparer.
— Qu’y a-t-il?
— La mitrailleuse du deuxième peloton? Elle était en mauvais état lorsque j’ai été évacué.
— D’Hollonne l’a signalé quand le peloton est passé à Deir-ez-Zor. On nous a promis de la remplacer.
— Et les hommes du premier peloton, est-ce qu’ils ont eu les effets de treillis que j’avais demandés?
— Ils les ont eus.
Walter avait sonné à la porte. On entendit les pas du serviteur qui venait ouvrir.
— Où, quand nous reverrons-nous, maintenant? mur-mura-t-il.
... Où, quand? Ah! si, en cette minute, nous avions pu le prévoir tous deux... Quelle horreur!
⁂
Je ne me réveillai que vers une heure de l’après-midi. J’eus juste le temps de faire quelques courses et de passer chez le colonel Hennequin. Je quittai Michelle vers six heures et demie et me trouvai à sept heures devant la maison d’Hobson. Deux automobiles stationnaient dans la ruelle, la sienne et une autre.
Un jeune domestique hindou, coiffé d’un énorme turban blanc, comme on n’en voit plus que dans les divertissements de Molière, vint m’ouvrir. Il m’introduisit dans un boudoir très capitonné de tapis. Une petite table de Damas supportait un plateau sur lequel il y avait des cigarettes, du whisky.
Après vingt minutes d’attente, je me crus autorisé à faire usage de ces biens. Je me souvins alors brusquement que ce n’était pas à sept heures, mais à huit, qu’Hobson m’avait donné rendez-vous.
Il n’était peut-être pas encore rentré.
C’était pourtant sa voix qu’il me semblait distinguer dans le bourdonnement qui me parvenait à travers les murailles. Mais le son était très assourdi par les tapis employés comme tentures.
À un moment donné, les voix s’étaient élevées, un éclat de rire ayant retenti, je n’eus plus de doute. C’était la voix d’Hobson, l’autre voix était une voix de femme. Peut-être, une des jeunes dames en rose rencontrées la veille.
Bientôt, le bruit des voix fit place au ronflement du moteur d’une automobile qu’on mettait en marche. L’unique fenêtre du boudoir donnait sur un jardin intérieur. Je ne pus rien voir.
Au même instant, la porte s’ouvrit. Hobson vint à moi la main tendue.
— Je m’excuse...
— C’est moi qui m’excuse. J’étais en avance d’une heure.
Dans le vaste cabinet de travail où il venait de me faire entrer, une curieuse odeur, qu’on eût dit d’ambre et de vanille, traînait.
Hobson ouvrit les fenêtres.
— Je n’ai pas, j’espère, été la cause du départ prématuré de votre visiteur? dis-je en souriant.
Il sourit aussi.
— Pas le moins du monde.
Et il mit la conversation sur un autre sujet.
Le printemps commençait à faire crouler aux flancs du Sannin les neiges. De la fenêtre de mon bureau, je voyais la grande montagne dont la robe immaculée se striait peu à peu de longues rayures fauves. Puis, mon regard, abandonnant les cimes du Liban, se mettait à errer sur la mer. Quelquefois, quand le ciel était particulièrement limpide, je distinguais le cap Batroun, derrière lequel est Tripoli, ville des palmes bien plus que Jéricho. L’essaim des villages aux noms splendides, Djebel, Ghazir, Antelias, brillait au bord des flots. Dans la lumière, les perspectives s’abolissaient. Elle semblait un jouet d’enfant, cette petite église maronite, perchée là-bas sur un roc bleu. On cherchait le berger de ces maisons, troupeau pressé de chèvres grises? Qu’étaient ces taches blanches sur la sombre nappe marine? Des voiles, ou l’écume des vagues?... Je n’avais pourtant aucune peine encore à m’arracher à cet anéantissement lumineux pour me remettre à ma tâche: dès les premiers jours, j’avais constaté que cette tâche, redoutée d’abord comme si médiocre, s’annonçait, au contraire, fertile en merveilleuses émotions. Je n’avais été, jusqu’alors, que l’aiguille qui chemine sur le cadran. Il me plaisait maintenant, rouage, de saisir les raisons profondes de la course, d’y être pour quelque chose. Moi qui avais craint, installé dans ce poste sédentaire, de m’y mépriser, je me prenais soudain de pitié pour mon existence de la veille. Ces longues courses à cheval ou à dos de chameau, qui me transportaient de l’Oronte au Tigre, de l’Anti-Taurus à l’Anti-Liban, il m’apparaissait aujourd’hui que je les avais accomplies comme une machine. Je trouvais de la volupté à en percer, en cette minute, les buts voilés, à comprendre enfin la portée de la manœuvre que j’avais exécutée les yeux bandés sur l’immense échiquier du désert.
Ici, dans mon étroit bureau du Grand Sérail, bien plus que lorsque je volais avec mes méharistes à la poursuite d’un rezzou, j’avais l’orgueil de la grandeur du devoir qui m’incombait. Dans ces centaines de dossiers, de notes, de fiches multicolores que je dépouillais et classais sans trêve avec un amour méticuleux, c’était toute l’épopée française en Syrie qui surgissait, se déroulait, sans cesse en butte aux intrigues monstrueuses de nos ennemis, de nos alliés. Chacun de ces documents, c’était du sang, c’était de l’or, des trahisons, des dévouements. Par eux, je savais que tel haut personnage devant lequel je devais, pour quelque temps encore, m’incliner dans les salons de Beyrouth, était un traître, une canaille; que tel marin de l’île de Rouad, tel obscur paysan de la Bekaa se trouvait être un héros. Tous ces redoutables secrets, qui, du jour au lendemain, pouvaient coûter à tant d’êtres leur fortune, leur honneur, leur vie, on les avait remis entre mes mains, à moi, pauvre enfant de trente ans. J’en tirais moins de vanité que de respect pour cet uniforme qui, du seul fait que j’en étais revêtu, me rendait digne de ce terrible dépôt. Avec une exaltation faite d’horreur et de fierté, quelque chose du sentiment qu’on a à soupeser une bombe, je maniais les tragiques fiches bleues, rouges, vertes, blanches: menées chérifiennes, menées anglaises, menées américaines... Ah! monde d’ennemis souterrains contre lequel il me faut, mon cher pays, te protéger! D’Hollonne, Roussel, Ferrières, naïfs soldats qui galopez, droits et fermes sur votre selle, à la tête de vos hommes, vous ignorez les trappes sournoises qu’on est en train de creuser sous vos pas, vous ne savez pas que, de tous côtés, votre tête est mise à prix. Moi, je sais,—je ferai échouer le guet-apens où on a rêvé de vous faire sombrer. Maintenant, j’ai vu l’envers de la trame. Tel rapport, que j’ai là sous les yeux, me permet de savoir de combien de guinées on a payé sa balle au Bédouin qui m’en a fracassé le bras. Grâce à tel autre, je connais le péril auquel nous avons échappé, Walter et moi, une nuit que nous étions en train de jouer tranquillement aux cartes dans un poste du Djebel Druze. Je te bénis, mon prédécesseur, mon frère inconnu, toi qui, de loin, par ton patient travail sous la lampe, nous as, ce jour-là, épargné la mort. Ah! Walter, tu peux être tranquille! Ayant une telle responsabilité, un tel pouvoir préservateur de catastrophes, qui donc se laisserait amollir par la douceur de cette ville, qui donc trouverait le temps seulement de songer aux belles Syriennes qui dansent sous les lustres étoilés de la Résidence, ou à la petite crinière rousse, à la triste chair mate de Maroussia? Oui, je t’entends bien, mon camarade: «Michelle, dis-tu, et Michelle?» Michelle, elle ne me détournera pas de mon devoir. Elle m’aidera.
Travaillons. Cheikh Saleh est depuis deux jours à Safita. Si j’allais voir ce qu’il y fait? Le jeu en vaut la chandelle. L’émir Abdallah est parti en voyage d’agrément du côté de notre frontière sud. Attendre les renseignements de Déraa. Noury Chalaan est à Homs. Il est venu y acheter un phonographe! Tiens! Hobson est parti en automobile avec deux touristes anglais qui veulent voir Palmyre... C’est étonnant ce que l’on voyage avec facilité, dans ce beau pays.
— Mon capitaine, le courrier de France.
— Ah! le Lotus est arrivé?
— Oui, mon capitaine, il y a deux heures.
Je jette un regard sur la rade. C’est vrai, il est là, le beau bateau aux cheminées noires. Je le guettais pourtant depuis ce matin. Puis, mon travail m’a pris tout entier. Je ne me suis pas aperçu de sa venue. Me l’a-t-il apportée, la lettre, la lettre que Michelle et moi nous attendons depuis trois semaines? Mon Dieu! la voilà!
— Merci, Chrétien. Quelle heure est-il?
Une détonation violente, toute proche, dispense le vague-mestre de répondre. C’est le canon de la place du Grand Sérail, là, tout près, sous nos fenêtres, le canon confié aux soins des ponctuels petits soldats annamites. Midi.
Je me lève. Je rassemble jalousement mes documents. Je passe dans le cabinet du colonel Prieur qui les enferme dans son grand coffre-fort... Un, deux, trois tours de clef. Ils sont bien en sûreté, les terribles papiers. Ah! prodigieuse boîte de Pandore... Si ton contenu venait soudain à se répandre par le monde...
— Des choses intéressantes, Domèvre?
— Assez intéressantes, mon colonel. J’aurais peut-être besoin de vous demander une automobile et d’aller faire un tour chez les Alaouites, du côté de Safita.
— De quoi s’agit-il?
— Permettez-moi de vous faire la surprise. Et, d’ailleurs, je ne suis pas moi-même encore bien fixé; une simple idée.
— Combien de temps vous faut-il?
— Deux jours me suffiront, j’espère.
— Bien. Vous partirez demain matin, parce que, ce soir, nous avons à travailler ensemble. Notre agent de Mossoul est revenu.
— Ah! il a pu passer?
— Pas sans difficultés; mais il a passé. Il s’était déguisé en prêtre jacobite. Il n’aura pas volé son argent.
— Combien de troupes turques du côté de Nisbin, mon colonel?
— Ce que nous avions prévu: une division et demie.
— C’est Kiazim Karabékir qui commande?
— C’est Kiazim Karabékir.
— Nous nous en doutions. À ce soir, mon colonel.
— À ce soir.
Tout en marchant, je lisais ma lettre. J’avais attendu pour l’ouvrir d’être dehors, seul. Elle était telle que je savais qu’elle serait.
Mon cher enfant, écrivait ma mère, tu ne m’as jamais donné que des satisfactions. Pourquoi le ton presque craintif sur lequel tu es venu me demander cette autorisation? Tu n’ignorais pas que mon plus cher désir était de te voir marié. D’autre part, tu m’avais déjà parlé dans tes lettres de cette jeune fille, et de façon telle que j’avais compris, peut-être avant toi-même, que tu l’aimais. Je l’aimais, moi, pour avoir soigné mon fils, alors que je ne pouvais le faire moi-même. Sa mère est morte: elle aura une mère en moi, de même que tu auras, toi, un père en son père. Elle n’a pas de fortune, me dis-tu? Je n’en avais guère non plus. Mais ta carrière s’annonce splendide et tes goûts, je le sais, sont simples. Je pense que les siens...
Je m’arrêtai pour sourire. Je songeais à ma conversation, vieille d’à peine trois semaines, avec Walter. Lui, il croyait discerner en moi des appétits de luxe. Comme deux êtres, qui nous aiment avec une égale force, peuvent nous juger de façon différente!
En lisant, j’avais changé de route. Je tournais le dos au Cercle Militaire où, le matin, je pensais déjeuner. Je me dirigeais vers la maison du colonel Hennequin.
— Lucien, c’est vous!
En m’entendant parlementer sur le seuil de la porte avec l’Annamite, Michelle était accourue.
— Entrez.
Je la suivis dans le salon. Ses yeux m’interrogeaient avec une anxiété que la joie des miens transforma en espoir.
— La lettre est arrivée, n’est-ce pas?
— La voici.
— J’en étais sûre. J’avais bien calculé, voyez-vous. Tout à l’heure, quand j’ai aperçu le Lotus entrant dans le port, je me suis mise à trembler, comme une enfant.
— Vous tremblez encore, Michelle?
— Vous croyez? C’est que c’est vrai. Aussi, vous ne me dites rien. Eh bien?
Je lui tendis la lettre.
— Lisez.
— Vraiment, je peux...
— Lisez, Michelle.
À mesure qu’elle avançait dans la lecture des pages bordées de noir, son cher visage contracté se détendait. Puis, ses yeux s’emplirent de larmes.
Elle me prit la main.
— Que je suis heureuse, mon Dieu!
Moi aussi, je l’étais, je le jure. Depuis, j’ai connu un autre bonheur, sans doute, et je ne le renie pas. Mais je pense que cette minute fut tout de même la plus claire de ma vie.
— Et le colonel?
— Papa? Ah! papa, il n’est jamais là quand il faudrait. Il déjeune au Cercle de l’Union... un banquet des anciens élèves de Polytechnique. Quelque chose comme cela. Nous sommes seuls. Mais cela vaut mieux. Nous allons pouvoir nous entendre sur la façon dont nous lui ferons la surprise, quand il va rentrer. Je vous garde à déjeuner.
— C’est que...
— Quoi? Il ferait beau voir que vous me refusiez quelque chose, aujourd’hui. Vous savez, je ne me mettrai pas en frais pour vous. C’est dit?
— C’est dit, Michelle.
Sur la nappe blanche luisaient les raviers avec leurs beaux légumes verts et rouges. Le soleil, traversant la carafe de vin d’or, faisait une ronde et mouvante tache de topaze.
Nous relisions, sans nous lasser, la lettre de France.
— Avez-vous vu ce que ma mère demande, Michelle?
— Pauvre femme! Avez-vous pu penser une minute que j’aurais consenti à me marier sans qu’elle fût là, et, d’autre part, songé à lui imposer un tel voyage. Non, non. C’est en France que notre mariage aura lieu. Et puis, je veux qu’elle me connaisse avant. Je peux très bien ne pas lui plaire, vous savez.
— Michelle, Michelle, ne parlez donc pas ainsi contre votre pensée. Parlons plutôt un peu de votre père. Comment allons-nous nous y prendre pour lui annoncer la chose?
— Papa, oh! papa, je crois qu’il y a longtemps qu’il s’en doute.
— Je le crois aussi, fis-je en souriant. Et beaucoup de gens à Beyrouth commencent à être dans son cas.
— Ce n’est pas par moi qu’ils sont au courant.
— Ni par moi. Mais enfin, on ne peut exiger de ceux qui nous entourent qu’ils soient aveugles. Ne vous a-t-on jamais fait d’allusion?
— Si, dit-elle, riant. Plusieurs, parmi les jeunes femmes et les jeunes filles que je vois, m’ont accusée de vous accaparer.
— C’est trop fort.
— Je me suis défendue, comme bien vous pensez. Mais elles n’ont pas tout à fait tort. Et puis, c’est un peu votre faute, aussi. Vous n’avez fait encore aucune visite.
— De mieux en mieux. Mais il y a à peine un mois que j’ai quitté l’hôpital.
— C’est ce que j’ai dit. Mais on me répond alors que ce n’est pas ce qui vous empêche d’aller ailleurs.
— Chez vous, Michelle?
— Oh! pas seulement chez nous.
— Où cela, alors?
— Tenez, par exemple, jeudi dernier, il paraît que vous avez passé la soirée à Tabaris, à danser avec les petites dames en rose du commandant Hobson.
— Vous êtes vraiment bien renseignée. Et vous avez attendu une semaine pour me faire part de cette belle découverte?
— J’attendais la réponse de votre mère, dit-elle, riant de plus belle. Maintenant, monsieur, j’ai des droits, et cela ne se passera plus comme cela. Plaisanterie à part, Lucien, il faut que vous sortiez un peu. Il ne s’écoule pas un jour sans que j’entende mon père me dire les louanges que le colonel Prieur va partout répétant à votre propos. Vous êtes un bourreau de travail. C’est très joli, mais je ne veux pas, moi, que vous tombiez malade. Il faut vous distraire, sortir un peu.
— Où voulez-vous que j’aille?
— Pas à Tabaris, bien sûr. Mais il y a des gens très aimables ici, vous savez. Tenez, voulez-vous me faire un grand plaisir?
— Dites.
— Eh bien, samedi, je fais des visites. C’est le jour de réception de l’amirale, de la femme du gouverneur du Grand Liban. Venez. Nous nous rencontrerons comme par hasard. Ce sera très amusant.
— Samedi, Michelle, c’est impossible.
— Pourquoi? Vous commencez à me refuser ce que je vous demande.
— Je pars demain matin en automobile pour deux jours. Je rentrerai dimanche. Une petite mission à remplir chez les Alaouites.
— Bon, voilà déjà que vous vous en allez. Tâchez de ne pas faire d’imprudence, là-bas. On se bat, du côté des Alaouites.
— Je serai bien sage, soyez tranquille.
— Je l’espère. En tout cas, vous dînez ce soir ici, et vous y déjeunez dimanche. Vous serez rentré, n’est-ce pas?
— Je serai rentré.
— Bon. Pendant votre absence, je vais vous dresser une jolie petite liste des visites indispensables à faire. Il y a trois ou quatre bals, d’ici à la fin de la saison, je veux que vous y soyez invité. J’aime mieux vous voir danser avec moi qu’avec les belles amies du commandant Hobson.
— Michelle, je ne vous croyais pas si folle.
Elle me regarda, devenue soudain sérieuse.
— Moi non plus, dit-elle, je ne croyais pas pouvoir être ainsi. C’est la faute de toute cette joie, voyez-vous.
— Vous rappelez-vous, dis-je, ce que vous me répétiez sans cesse ces jours-ci: «J’ai peur, Lucien, j’ai peur.» Avez-vous, maintenant, une confiance totale, comme vous devez l’avoir, dans notre destinée? Vous ne répondez pas? Est-ce que je vous ai peinée en posant cette question? Voyons, Michelle, parlez, sinon c’est moi qui vais avoir de la peine.
— C’est vrai, murmura-t-elle d’une voix grave. C’était bizarre, chez moi, cette difficulté à croire au bonheur.
⁂
De mon voyage au pays alaouite, je rentrai fourbu, mais avec la sensation que je n’avais pas perdu mon temps. J’arrivai le dimanche matin chez le colonel Hennequin, juste pour me mettre à table. Nous passâmes ensemble la plus gaie, la plus reposante des journées, tout entiers à des projets que rien ne semblait plus pouvoir contrarier. Les termes de ma réponse à ma mère furent arrêtés. Le colonel avait droit à son congé à partir du mois de novembre; je retarderais le mien jusqu’à ce moment. Nous partirions à cette date tous trois pour la France, et le mariage aurait lieu à la fin de décembre, ou dans les premiers jours de janvier. Après... après, que nous importait!
— Maintenant, mes enfants, dit le colonel, dont la joie était la plus exubérante, je pense que vous serez de mon avis: il est bon de mettre au courant, d’ores et déjà, quelques intimes: Prieur, le général, les Laforrêt.
— Avec Mme Laforrêt, dit Michelle, toute la ville, le lendemain même, sera au courant.
— Y voyez-vous un inconvénient? demandai-je.
Elle me regarda, haussa les épaules en souriant.
— J’ai l’intention, dit le colonel, de donner, d’ici à une quinzaine, un petit dîner. Oh! pas un dîner de fiançailles. À celui-là, il est entendu que votre chère maman doit assister. Mais un dîner où nous réunirons des amis. Ce sera la meilleure façon de faire part de la nouvelle à ceux, mon enfant, qui vous ont témoigné de l’intérêt, tant lorsque vous étiez à l’hôpital qu’au moment de votre affectation à l’état-major. Naturellement, si vous avez deux ou trois officiers de vos amis...
— Deux ou trois, oui, dis-je. Mais pas plus.
En répondant, je venais subitement d’évoquer la figure réprobatrice de Walter.
Je regagnai vers onze heures le quartier de la Remonte. J’aurais été heureux, après quatre journées si bien remplies, de pouvoir me coucher tout de suite. Il n’y fallait pas songer. Je tenais à consigner immédiatement, dans un rapport succinct, les résultats de ma randonnée chez les Alaouites. La fatigue s’évapora au fur et à mesure que je travaillais. Vers une heure et demie, j’éteignis ma lampe, assez satisfait de la besogne que je venais d’abattre.
Le lendemain matin, à huit heures, j’étais dans le cabinet du colonel Prieur.
— Déjà de retour, Domèvre?
— Je suis rentré depuis hier, mon colonel.
— Vous avez pu faire quelque chose d’intéressant, en si peu de temps?
— Vous jugerez vous-même.
— J’avoue que vous m’intriguez un peu. Quelle impression rapportez-vous de chez les Alaouites?
— Celle que la rébellion touche à sa fin.
— Vous êtes allé à Safita?
— À Safita, à Tartous et à Banias, mon colonel.
— Fichtre! vous n’avez pas flâné.
— D’autant moins qu’en route je me suis arrêté une bonne demi-journée à Tripoli.
— À Tripoli, pourquoi?
— Parce qu’à Tripoli, mon colonel, je tenais à renouer des relations avec une vieille connaissance, un ancien maréchal des logis de spahis, qui m’a une ou deux fois sauvé la vie, et à qui j’ai eu l’occasion de rendre le même service.
— Ah! Et qu’est-ce qu’il fait là, votre maréchal des logis?
— Il est retraité, mon colonel, et, comme sa pension n’est pas très grasse, il a ouvert un petit café, tout près de la grande mosquée, un petit café fréquenté exclusivement par des musulmans.
— Il est musulman lui-même?
— Oui, musulman chiite. Mais il ne se vante pas de cette particularité devant sa clientèle, uniquement composée de sunnites. Mon ami le major Hobson, lui-même, ignore ce détail.
— Hobson, qu’a-t-il à voir là-dedans?
— Hobson, mon colonel, s’intéresse énormément aux vieilles pierres. Or, quand il vient à Tripoli, assez souvent, pour admirer les restes du château du comte de Toulouse, il ne manque jamais de venir fumer un narguilé dans le petit café d’Aouad-el-Jebar. C’est le nom de mon maréchal des logis.
— Vous êtes un homme précieux, Domèvre.
— Vous êtes trop bon, mon colonel.
— Bref?
— Bref, Aouad-el-Jebar m’a appris des choses curieuses sur un autre de nos amis, Salid Ali Khelf.
— Sur Salid Ali Khelf, notre agent de Tartous?
— Sur lui-même.
— Il ne serait pas sûr?
— Je ne me serais pas donné la peine de faire ce voyage si je n’avais eu des doutes.
— Écoutez, Domèvre. Salid Ali Khelf est un de nos plus anciens agents. Le commandant Trabaud l’employait à Rouad depuis 1917.
— C’est vrai, mon colonel; mais, dès cette date, nous n’étions pas seuls à l’employer. Il mangeait à deux râteliers.
— Il touchait aussi de l’Angleterre?
— Oui. La chose n’avait pas alors beaucoup d’importance, puisque les buts de guerre étaient identiques. Aujourd’hui, nous sommes payés—c’est une façon de parler—pour savoir que les buts de paix sont différents. Salid Ali Khelf nous trahit, mais sa trahison, hélas! est compréhensible. Nous ne rémunérons guère nos agents, mon colonel. Je voudrais savoir, pour la même besogne que la mienne, quels sont les crédits dont peut disposer mon ami le major Hobson.
— Il dispose de crédits illimités, dit le colonel Prieur, illimités.
Nous restâmes tous deux un instant sans parler.
— Salid Ali Khelf, reprit le colonel, vraiment, j’avais confiance en lui. Je crois même, ma parole, que c’est moi qui l’ai fait nommer mudir. C’est maintenant un personnage, dans la région de Banias et de Tartous.
— Oui, mon colonel, et l’influence qu’il nous doit, il la retourne contre nous.
— Matériellement, qu’a-t-il fait?
— C’est lui qui a fait passer aux insurgés la contrebande de guerre, fusils et munitions.
— Contrebande anglaise, naturellement.
— Naturellement, mon colonel. Toute la montagne des Ansariéhs a été armée par ses soins.
— Le misérable!
— En outre, c’est lui qui a communiqué à Cheikh Saleh l’itinéraire de marche de la colonne du lieutenant Estève, qui a été à peu près anéantie près de Tel Kalaat. Cet itinéraire, il pouvait se l’être procuré directement, sans trop de peine, puisqu’il était notre agent. Mais il y a autant de chances pour qu’il le tînt de notre ami Hobson.
— Dire, s’écria le colonel Prieur, dire que, ce soir, je dîne au consulat d’Amérique, et qu’il y a tout à parier que je ferai un bridge avec Hobson.
— D’ici là, j’en ferai peut-être moi-même un avec lui, mon colonel.
— Drôle de métier que le nôtre, Domèvre.
— Oui, mon colonel, mais qui a bien son utilité.
— Je vois que vous êtes conquis, dit-il.
— Je suis conquis.
Il réfléchissait.
— Je vous remercie, dit-il enfin. Tout cela est de la plus haute importance. Ah! on aura bien fait tout ce qu’on aura pu pour nous rendre la vie impossible, dans ce superbe pays. Mais nous nous obstinerons, sacredieu! Nous ne laisserons pas la place aux autres. Dites-moi, je vais cet après-midi chez le général. Tout ce que vous venez de me dire, il faudrait me le consigner dans un rapport.
— Voici ce rapport, mon colonel.
Il me regarda, étonné et ravi.
— Ah! fit-il, deux années remplies comme celle-là, et je ne serai pas en peine pour vos galons de commandant. Y a-t-il, dans votre rapport, des preuves matérielles contre Salid Ali Khelf?
— Il n’y a pas de reçu signé de lui pour les quelques milliers de livres sterling qu’il a encaissées. Mais, en l’espèce, je vous en donne ma parole, les preuves morales sont suffisantes pour...
— Pour?
Nous échangeâmes le même coup d’œil rapide. Puis, le colonel Prieur sourit.
— Cela regarde nos agents d’exécution, Domèvre. Encore une fois, merci. Est-ce tout ce que vous aviez à me dire?
— Mon colonel, je voudrais vous demander une faveur.
— Accordé. De quoi s’agit-il?
— Mon colonel, mon service commence à être à peu près organisé. Je voudrais obtenir l’autorisation de m’absenter un peu de mon bureau, les après-midi de cette semaine. Je n’ai encore fait aucune visite, et...
Il se mit à rire.
— Je n’osais pas vous offrir moi-même ce que vous venez de me demander. Mais laissez-moi vous dire très franchement que ma femme, à qui je parle sans cesse de vous, commençait à trouver que vous ne mettiez pas beaucoup d’empressement à venir la voir. Or, je présume qu’elle n’est pas la seule de son avis. Sortez donc, mon cher. Sortez tant que vous voudrez. D’ailleurs—et il eut un hochement de tête entendu—même au point de vue de notre métier, cela peut ne pas être une mauvaise chose.
⁂
Pendant la semaine qui suivit, ayant revêtu ma grande tenue, je fis les visites dont Michelle m’avait imposé la liste et ce ne fut pas une semaine désagréable. Successivement, tous les salons me virent surgir dans l’encadrement de leur porte, d’abord un peu emprunté, puis à mesure que mes relations se multipliaient, plus désinvolte. Il est amusant de retrouver, au cours des cinq à six visites que l’on fait dans un après-midi, à Beyrouth comme à Paris, cinq fois, six fois, les mêmes personnes. Lorsque Michelle et moi nous organisions nos petites rencontres fortuites, jamais nous n’avions l’audace d’en mettre, pour le même après-midi, plus de deux sur le compte du hasard... Nous nous le déclarions, le soir, en riant, quand, nous retrouvant chez elle, nous faisions la chronique d’une de ces journées si bien remplies.
J’avais jugé indigne de moi cette façon d’employer son temps. Voici que je m’y complaisais. On prenait du thé. On dansait. Je goûtais cette douceur qui contrastait si fort avec ma rude vie passée. Mon uniforme, cet uniforme illustré par Walter et les autres, me désignait à l’attention des jeunes filles et des jeunes femmes, à leurs vœux muets. Il est, certes, agréable de danser avec un aviateur. Mais, avec un méhariste, quelle fierté!
— C’est bien dans ce bras, capitaine, que vous avez reçu une balle? Je ne vous fais pas mal?
— Mais non, mademoiselle. Je vous en supplie, appuyez-vous sans crainte. Je suis tout à fait guéri.
Les beaux jours, déjà avancés, faisaient surgir les charmants costumes d’été. Robes de tulle ou d’étamine mauve, citron, bleu pâle, vert Nil, rose. Nuances un peu voyantes, peut-être, mais si naturelles, cadrant si bien avec l’azur merveilleux que les grandes baies des salons découpaient en ogive, avec les palmes balancées, avec les fleurs violettes des jacarandas, avec le feu rouge des hibiscus. Charme inattendu de ces réceptions syriennes, avec ces vieux messieurs en tarbouches et stamboulines, ces jeunes gens en vestons de couleurs mourantes, ces officiers français, ces femmes, surtout, presque toujours fort belles. Comme je les aimais, ces penchantes indigènes! Comme je les sentais nos alliées fidèles, celles que la leçon de France avait le plus de chances de séduire, d’émouvoir...
— Et comment trouvez-vous, capitaine, nos montagnes? Aussi belles que celles de chez vous?
— Je les connais encore si peu, madame. Beyrouth même ne m’est pas très familier. Sur trois mois, pensez donc, deux à l’hôpital.
— Et les autres au désert, nous savons, à vous battre pour nous contre les Bédouins de cet horrible Fayçal. Vous êtes un héros!
— Madame!
— Si, si. Nous sommes reconnaissantes aux soldats français. Connaissez-vous ma cousine, Mme Negib Haddad? Venez que je vous présente. Elle est jolie, n’est-ce pas?
— Monterez-vous cet été à Aley ou à Sofar, capitaine?
— Je ne sais pas encore, madame.
— Il faut monter. Rester à Beyrouth, c’est impossible. Toi, ma chérie, qui as de l’influence sur lui, dis-lui qu’il faut qu’il monte. Vous viendrez me voir à Bhamdoun, tout près d’Aley. Par exemple, il ne faudra pas trop regarder notre maison, parce que, là-bas, nous sommes à la campagne, vous comprenez?
— Vous êtes mille fois trop bonne, madame.
— Voici justement notre autre cousine, Mme Sélim Khoury, qui passe, elle aussi, l’été à Bhamdoun. Le capitaine Domèvre, dont tu as certainement entendu parler, ma chérie.
— Tu arrives trop tard, ma chère Saada. J’ai dansé avec le capitaine avant-hier, chez Alfred Sursock.
— Déjà! Il dit qu’il n’a commencé ses visites que depuis trois jours, et il a trouvé le moyen de t’inviter à danser. Vraiment, je suis jalouse de toi. Voici justement un fox-trot. Il est pour moi, capitaine. Non, non, je n’accepterai pas d’excuses.
— Eh bien, me disait, à l’autre bout du salon, le fox-trot terminé, la femme d’un commandant, il n’y en a avec vous que pour les dames syriennes. Vous ne dansez qu’avez elles. Elles vous plaisent donc tant que cela?
— Je les trouve charmantes, affirmais-je, ravi du sourire pincé que ma réponse provoquait toujours.
Je me souviens, ce fut le vendredi. J’allai, ce jour-là, rendre visite à la femme du secrétaire général du Haut-Commissariat. Mlle Hennequin, un peu lasse, m’avait averti que, de cette journée, je ne la rencontrerais pas. Immédiatement, j’avais manifesté l’intention d’aller tout bonnement à mon bureau. Mais elle s’était gendarmée. J’avais obéi.
Il était cinq heures quand je pénétrai dans ce salon, bondé de monde. L’atmosphère, très lourde, faisait prévoir un prochain orage. Par les fenêtres, les parfums des jardins entraient et se mêlaient à profusion aux parfums des femmes.
Dès mon entrée, je fus accaparé par le groupe de mes danseuses habituelles. On vint m’arracher à elles pour me présenter à trois jeunes femmes qui prenaient le thé dans le coin le plus sombre du salon. Je n’entendis qu’à peine leurs noms, m’inclinai, demeurai pour la forme cinq minutes avec elles, puis je réussis, par une manœuvre sournoise, à rejoindre mes sympathiques petites filles. Ne comptant pas me voir revenir de si tôt, elles s’étaient mises à causer des choses qui leur tenaient le plus à cœur. Avec un amusement délicieux, j’écoutais, ne m’y mêlant que lorsqu’elles m’y conviaient, leur zézayante conversation.
— Comme tu as une jolie robe, Vera!
— C’est Clio, ma chérie, qui a bien voulu me donner le patron. Un modèle de Madeleine et Madeleine.
— De Madeleine et Madeleine! Quelle chance tu as!
— Moins que Clio, qui va aller habiter Paris.
— C’est vrai. Son fiancé est banquier. Ils demeureront dans le quartier de l’Étoile. Rue Chalgrin, je crois.
— Vous connaissez la rue Chalgrin, capitaine?
— Oui, mademoiselle. C’est une petite rue que j’aime beaucoup. Elle donne, à droite, dans l’avenue du Bois.
— L’avenue du Bois, mon Dieu! Vous devez trouver Beyrouth bien laid, capitaine?
— Mais non, mademoiselle, j’aime beaucoup Beyrouth. Et les femmes y sont si jolies...
— Vous dites cela pour nous faire plaisir.
— Je vous jure...
— Mon Dieu! Vera, un coup de tonnerre. J’ai peur.
— Que tu es sotte, ma pauvre Hélène! Le capitaine va se moquer de nous.
— Bon! un éclair, maintenant. Dans dix minutes, je parie qu’il va pleuvoir à torrents.
— Tu as peur pour ta robe.
Habilement, je quittai ces petits oiseaux effarouchés et gagnai la porte. J’avais peur, moi aussi, non pour ma robe, mais pour mon uniforme. Elles, Vera, Hélène, les autres, les automobiles de leurs parents les attendaient sûrement en bas. Moi, soucieux de ne pas multiplier mes dépenses, j’avais congédié la voiture qui m’avait amené, et je ne tenais pas à être, en pleine rue, surpris par l’orage.
Il éclata brusquement comme je parvenais au bas de l’escalier. Des trombes d’eau se mirent à choir du ciel devenu soudain couleur de suie. Cochers et chauffeurs se précipitaient à l’abri, les uns sous le porche, les moins stylés à l’intérieur de leurs voitures.
— Voilà qui est gai, murmurai-je furieux, et reculant jusqu’à l’escalier pour ne pas être mêlé à cette cohue.
Il y avait bien dix minutes que la bourrasque s’acharnait, sans qu’une déchirure des nuages vînt faire espérer sa fin. Plusieurs automobiles s’étaient arrêtées. Leurs occupants étaient descendus précipitamment au milieu d’une gerbe de boue, puis avaient gravi l’escalier en s’ébrouant.
«Autant remonter, moi aussi, là-haut, pensai-je. Je fais une figure stupide, ici, au milieu de tous ces domestiques.»
Comme j’allais, en désespoir de cause, mettre mon projet à exécution, j’entendis des pas au-dessus de moi. Quelqu’un descendait l’escalier, une jeune femme. Je m’effaçai pour la laisser passer.
— Elias, appela-t-elle.
Un des chauffeurs s’approcha. Sa maîtresse se mit à lui parler en une langue qui me parut être du russe. Il sortit sous la pluie, gagna une des limousines qu’il commença de faire virer.
La jeune femme relevait, sur le seuil de la porte, le col de son manteau de satin noir.
Elle me tournait le dos, et ce long et ample manteau rendait par ailleurs problématique une identification quelconque. Je crus reconnaître néanmoins une des trois dames à qui j’avais été présenté quelques instants auparavant.
L’automobile était venue se ranger devant l’escalier. Le chauffeur ouvrit la portière. La jeune femme n’avait qu’un mètre à peine à franchir. Elle releva sa robe, parut prendre son élan pour sauter par-dessus la flaque d’eau beige qui clapotait au bas du perron. Je suivais chacun de ses mouvements avec une attention qui avait fait fondre ma mauvaise humeur de tout à l’heure... Et, soudain, j’eus juste le temps de prendre un air indifférent.
Elle venait de se retourner.
— Capitaine?
— Madame!
— Aucune de ces voitures ne vous appartient, je pense?
— En effet, madame. J’ai renvoyé la mienne.
— L’orage n’a pas l’air d’être près de cesser. Vous rendrai-je service en vous déposant quelque part?
Elle me faisait cette offre inattendue en un français très pur, mais sous lequel on sentait aisément transparaître un léger accent étranger.
— Madame, je craindrais vraiment d’abuser...
— Mais non, c’est la moindre des choses. Où allez-vous?
— Chez le colonel Olivier, madame.
— Le colonel Olivier? Il habite avenue des Français, à deux pas du Cercle Militaire. C’est tout à fait mon chemin. Montez donc, ou plutôt donnez-moi la main, pour m’aider à franchir cette odieuse flaque.
Elle venait d’appuyer son bras contre le mien. J’eus à peine le temps de sentir son mince poids.
Maintenant, elle donnait brièvement des ordres au chauffeur.
— Là, dit-elle, voilà qui est fait. En route.
Tout cela s’était passé si rapidement que j’en restais un peu abasourdi. Elle s’en aperçut et se mit à rire.
— Vous avez l’air bien malheureux.
— Madame...
— Voulez-vous que je vous dise pourquoi? Vous avez peur que je vous demande mon nom, et vous ne vous en souvenez pas.
L’automobile nous emportait à toute allure. La pluie, fouettant les carreaux, la transformait en une espèce de cage glauque et grisâtre. Je ne pouvais même pas distinguer, dérobé qu’il était par une épaisse voilette, le visage de ma bienfaitrice.
— On se croirait à Paris, au mois de novembre, murmura-t-elle.
Et, comme je demeurais toujours sans mot dire, elle rit de nouveau, plus fort.
— Madame, hasardai-je enfin, croyez que je me rends compte combien je suis ridicule.
— Mais non, mais non, fit-elle. Il ne faut jamais dramatiser.
— Voulez-vous être assez bonne pour me rappeler votre nom? J’avoue que je ne l’ai pas entendu, tout à l’heure, quand on m’a présenté.
— Vous tâcherez de l’apprendre par une autre que moi. Voyez-vous, je fais le bien de façon désintéressée. Vous dire mon nom, en cette minute, c’est vous donner l’ordre de me faire une visite de politesse. Je ne tiens pas à ces manifestations-là.
— Je ne viendrais chez vous que si vous m’y autorisez.
— Eh! dit-elle, vous voici arrivé.
Que ressentis-je au juste en cette minute? Toujours est-il que je saisis sa main, qu’elle venait de poser sur la poignée de la portière.
— Je ne descendrai que lorsque vous m’aurez dit...
— Allons, fit-elle, nonchalamment, pas d’enfantillage. Voilà comment on est toujours payé de ses bonnes actions. Et puis, on nous voit, vous savez. Tenez, il y a là, justement, un officier qui semble prendre le plus vif intérêt à cette petite scène de ménage.
Elle avait ouvert la portière.
— Au revoir, capitaine.
Furieux et dépité, je me retrouvai sur le pavé et faillis marcher sur les pieds de Roche. Bloqué lui aussi par la pluie, il attendait, sous la porte du colonel Olivier, la fin de la bourrasque. L’automobile avait disparu au fond de l’avenue.
Il m’interpella sur un ton de surprise goguenarde:
— Mâtin, tu ne t’embêtes pas!
— Que fais-tu là? dis-je.
— Je vous regardais, tiens.
— Tu connais cette femme?
— Je te crois, que je la connais.
— Qui est-ce?
— Dis donc, il ne faudrait pas exagérer. Tu arrives dans son auto, et tu viens me demander...
— Puisque je te dis que je ne la connais pas. Nous sortions tout à l’heure ensemble de la même maison. Il pleuvait. Elle m’a pris dans sa voiture, mais elle ne m’a pas dit son nom. Consens-tu maintenant à me dire qui elle est?
— Ah! c’est bien d’elle, en vérité. Qui elle est? Un numéro, mon cher, un sacré numéro. La comtesse Orlof.
— La comtesse Orlof?
Il me sembla que j’avais déjà entendu ce nom. Subitement, je me souvins. Je n’en continuai pas moins à interroger Roche.
— Un numéro? Qu’est-ce que ça veut dire?
— Tu as très bien compris.
— Elle est mariée?
— Elle est veuve.
— Elle a des amants?
Un capitaine d’artillerie survint. C’était un bon garçon blond et rose, à binocle. Le type accompli du fâcheux. Roche comprit que je ne tenais pas à poursuivre devant lui la conversation.
— Vous allez chez Mme Olivier? demanda l’homme au binocle.
— Oui.
— J’en sors, dit Roche. On s’y rase. Bien du plaisir. On se retrouvera, tout à l’heure, au Kursaal.
— Oui, mais je te préviens qu’à huit heures j’y ai rendez-vous avec Hobson.
— Alors, nous nous reverrons sans doute, ce soir, à Tabaris, au bal de la Croix-Rouge italienne?
— Peut-être.
— Au revoir.
⁂
Hobson était déjà installé à une table du jardin du Kursaal; quand j’y pénétrai, il lisait les journaux.
— Continuez, lui dis-je. J’ai moi-même une lettre dont je voudrais bien prendre connaissance. Excusons-nous mutuellement.
J’avais fini de lire ma lettre qu’il parcourait toujours ses feuilles. Soudain, je le vis tressaillir légèrement, vider son verre de whisky, puis me regarder d’un air railleur.
— Pourquoi me regardez-vous ainsi?
— Pour rien, pour rien. Mais ne trouvez-vous pas réellement qu’il y a de bien ignobles individus?
Parlant ainsi, il me tendait un numéro de La Syrie. Je lus le passage qu’il me soulignait du pouce.
Un vilain monsieur.—Tartous (4 mai).—Les autorités ont procédé hier à l’arrestation du mudir de Beggaran Salid Ali Khelf, sur la dénonciation de Hammoud Dakhel, employé à la douane, à Rouad. Salid Ali Khelf est convaincu de violences sur la personne de la dame Aïscha, épouse de Hammoud Dakhel. Ce triste personnage a été écroué à la prison de Tartous. La police a eu toutes les peines du monde à le protéger contre la fureur de la population, qui voulait lui faire un mauvais parti.
Je rendis son journal à Hobson.
— Vous avez raison. Un bien ignoble individu.
— Cela fait plaisir, dit-il, de voir encore des maris soucieux de leur honneur.
Nous nous regardions, tous deux, bien en face. Simultanément, nous nous mîmes à sourire.
— Brave Hammoud Dakhel! dit Hobson. Le gouvernement français, j’en suis certain, lui tiendra compte de la confiance qu’il a ainsi manifestée dans son équité. Il faut qu’un gouvernement récompense toujours la confiance qu’on a mise en lui.
— Toujours, dis-je. Et c’est pour cela, j’espère, qu’un autre gouvernement que je connais ne laissera jamais dans le besoin la famille de ce pauvre Salid Ali Khelf.
Hobson s’était fait verser un nouveau whisky.
— Il y a plaisir à échanger des idées avec vous, constata-t-il. À propos, j’ai oublié de vous demander si vous étiez content de la tournée que vous avez faite l’autre jour chez les Alaouites. Du côté de Tartous, précisément.
— Enchanté. Mais vous me faites penser que je me suis rendu coupable d’un oubli identique à votre égard. Avez-vous été content de votre promenade à Palmyre?
— Enchanté.
— Si l’intérêt de ce voyage n’était pas avant tout archéologique, comme on voudrait, n’est-ce pas, étudier ces curieux Bédouins Amarat, dont les terrains de parcours empiètent à la fois sur vos territoires et les nôtres!
— Je le répète, dit Hobson, il y a plaisir à causer avec vous.
Il frappa dans ses mains.
— Barman, deux Métropolitain.
Quand on eut déposé devant nous les deux verres emplis de la belle liqueur rose, Hobson éleva le sien à la hauteur de son œil gauche, dont il cligna.
— Mes félicitations.
— Pourquoi? demandai-je innocemment.
Il eut un rire silencieux.
— Pauvre Salid Ali Khelf!
— Une telle aventure est, en effet, déplorable.
— Voulez-vous me faire le plaisir de prendre votre verre? dit-il. Nous allons trinquer.
— À vos ordres.
— Encore une fois, je suis ravi, vraiment, de jouer le jeu avec vous. Pauvre Salid Ali Khelf!... Bon. Vous admettez, n’est-ce pas, que j’avais gagné la première manche?
— Je l’admets.
— Bon, j’admets, moi, que vous avez gagné la seconde. Il reste la belle. C’est à la belle que nous allons trinquer.
— Entendu, à la belle! dis-je.
— À la belle!
J’approchai mon verre de mes lèvres. Au même instant, je vis Hobson, qui faisait le même geste, s’arrêter, reposer son verre, se lever tout d’une pièce, s’incliner...
Je me retournai. La comtesse Orlof, entrant au Kursaal, passait derrière nous. Elle était conduite par un petit lieutenant de spahis, rougissant et radieux de sa bonne fortune. Elle était en toilette de soirée. Une cape de velours bleu, doublée d’argent, laissait nue une de ses épaules. Je me levai et m’inclinai aussi. Elle répondit par un léger signe de tête.
Un peu du silence qui, un mois plus tôt, au même endroit, avait accueilli le passage de Walter, salua celui de cette femme.
De nous deux, ce fut Hobson qui se ressaisit le premier.
— Voyez, fit-il, se rasseyant, un des coups de votre damnée langue française. «À la belle!» étions-nous en train de dire, en choquant nos verres. La comtesse Athelstane a entendu, et elle a sûrement dû croire que c’était à sa santé que nous buvions.
— Prends la route de droite, commanda le colonel Prieur. L’automobile changea de direction.
— Fais attention au second tournant. Tu le connais?
La tête du petit chauffeur bleu s’abaissa affirmativement.
Il était neuf heures du matin. Nous avions quitté Beyrouth à huit heures. La veille, comme je prenais congé de lui au Sérail, le colonel Prieur m’avait dit:
— Rien à faire demain? Je vous emmène.
— Où cela, mon colonel?
— Au centre d’aviation, à Raiak. Pas d’objections?
— C’est-à-dire...
— Quoi?
— D’abord, il y a mon travail.
— Quel travail?
— Vous savez bien, mon colonel.
— Votre carte bédouine? Elle est à peu près terminée.
— J’attends demain les renseignements concernant les Sbaa.
— Bon! ils arriveront bien sans vous. C’est tout?
— Non, mon colonel.
— Quoi encore?
— Vous avez peut-être oublié qu’il y a demain soir réception à la Résidence.
Le colonel avait grommelé:
— Je ne l’ai fichtre pas oublié.
— Nous sommes forcés...
— Je sais, je sais. Nous serons revenus à temps pour votre réception. Je suis, moi aussi, forcé d’aller demain à Raiak. Une histoire d’achat de terrains pour l’aviation. Je vous expliquerai ça en route. Donc, demain, ici, huit heures, devant le perron. Nous déjeunerons chez les aviateurs. Je viens de téléphoner au commandant du centre. Nous serons rentrés à sept heures. Le temps de dîner, de nous mettre en tenue... À demain.
Nous avions quitté Beyrouth à l’heure fixée. Il avait plu pendant la nuit. La pluie avait fixé la poussière, sans la transformer en boue. Les toits de brique des petites maisons libanaises luisaient, charmants et rouges. Les oliviers étaient plus verts que de coutume. Un essaim de nuages blancs moutonnait dans l’azur.
Je m’étais bien promis d’utiliser, pour mes fins obscures, cette promenade inopinée. Mais la question qui me brûlait les lèvres, je ne me serais jamais figuré qu’elle fût si difficile à poser. Je m’étais assigné d’abord, comme limite extrême, les pins de la Résidence. Mais ce premier terme fut franchi sans que désarmât ma pudeur bizarre. Nous commençâmes à nous élever dans le ciel sur les premières pentes du Liban. Le second terme fut dépassé de même, un café en plein vent où les automobiles se ravitaillaient d’essence, un peu après les bicoques de l’asile des aliénés. J’entendais vaguement le colonel Prieur me raconter son histoire d’achat de terrains: les vendeurs de la Bekaa prétendaient exiger de l’administration de la Guerre, outre le prix des susdits terrains, la valeur des récoltes de l’année courante, plus une soulte équivalant au prix des récoltes des trois années consécutives, l’acquisition des grains nécessaires à l’ensemencement ayant été déjà conclue par eux pour ces trois années...
— Quand nous aurons dépassé Aley, me disais-je, je jure que je parlerai.
— Vous pensez comme je vais m’incliner devant la volonté de ces messieurs, s’exclamait le colonel Prieur. Ils sont trois, deux maronites et un musulman. Je les ai convoqués pour une heure. Je les prierai de s’asseoir, très poliment, et puis...
— Mon colonel...
— Quoi?
— Qui est la comtesse Orlof?
L’automobile était en train de longer une caravane. À notre gauche, l’abîme; à notre droite, la chaîne oscillante des chameaux. Un écart malencontreux d’une de ces bêtes chargées d’énormes caisses pouvait nous précipiter dans le vide. Ce ne fut que lorsque le chameau de tête fut dépassé, que le colonel Prieur me dit, d’un air goguenard:
— Vous ne faites guère attention aux belles histoires que je vous raconte.
— Mon colonel...
— Oh! pas de confusion. Il ne s’agit pas des terrains de Raiak. Cela remonte à plus loin, au premier jour que je vous ai reçu, dans mon bureau du Sérail. Je crois bien vous avoir parlé ce jour-là de la comtesse Orlof.
C’était vrai. Je ne l’avais pas oublié.
— Il me semble avoir appelé alors votre attention sur elle. Aujourd’hui, vous voulez des détails? C’est bien toujours à l’officier de renseignements que je m’adresse, n’est-ce pas?
— Mon colonel, ma question est-elle donc si extraordinaire?
— Euh! euh! Pas elle, mais un peu la façon dont vous me la posez. Permettez que ce soit moi d’abord qui vous questionne.
— À vos ordres.
— C’est bien toujours lundi prochain que nous dînons chez le colonel Hennequin?
— Lundi prochain.
— Dîner de fiançailles?
— C’est-à-dire que c’est à ce dîner que mes prochaines fiançailles avec Michelle seront annoncées à quelques amis, dont vous êtes le premier, mon colonel.
— J’entends bien. Maintenant, allez. Interrogez-moi. Je répondrai.
J’étais un peu décontenancé. Il sourit.
— J’aime beaucoup, beaucoup Michelle, dit-il.
— Elle le mérite. Mais quel rapport peut-il y avoir entre elle et la comtesse Orlof?
— Oh! fit-il, aucun, j’espère. Je ne souhaiterais pas qu’il y eût le même que celui qui a existé entre cette femme et Jeanne d’Aubian, voilà tout.
— Jeanne d’Aubian?
— Vous n’avez pas connu. La fille du commandant d’Aubian, de l’aéronautique. Elle était fiancée, elle aussi, voilà deux ans, au lieutenant Fabre, également de l’aéronautique. Je devais être le témoin de Fabre. Je ne l’ai jamais été. La comtesse Orlof avait passé par là.
— La comtesse Orlof a été la maîtresse de Fabre.
— Notamment.
— Il n’a pas dû s’ennuyer.
Le colonel me frappa sur l’épaule d’un air satisfait.
— J’aime mieux ce ton, dit-il.
— Je ne comprends pas bien...
— Je répète que j’aime mieux ce ton. Je le préfère au ton singulier, au ton presque tragique sur lequel vous m’avez demandé, tout à l’heure, si je connaissais la comtesse Orlof. Maintenant que je suis certain que c’est l’officier de renseignements qui me questionne, je répondrai. Mais avez-vous donc tout à fait oublié ce que je vous ai dit d’elle, le jour où je vous ai installé dans votre service?
— Vous ne m’en avez parlé qu’accidentellement, mon colonel, à propos de lady Hester Stanhope, de lady Blunt, de miss Bell.
— Mon Dieu, peut-être ce rapprochement était-il gratuit. Mais peut-être aussi n’est-il pas tellement sot de croire qu’elle s’apparente à ce trio de sympathiques Anglaises.
— Elle est Anglaise, également?
— D’origine. Mais d’une origine, comme vous verrez, assez confuse.
— Elle s’occupe de politique?
— Peut-on le dire? À sa façon. Selon son bon plaisir. Hier encore, il est vrai qu’elle était toute aux Druses. Cela a pu nous paraître suspect, les Druses ayant été, de toute éternité, les jouets d’élection des intrigues anglaises. Mais, d’autre part, on peut admettre qu’il y a en ce peuple, beau et brave, et mystérieux à souhait, assez de côtés susceptibles d’attacher une jeune femme romanesque. Enquête faite, il ne m’est pas permis d’affirmer que cette inclination soit jamais sortie du plan sentimental, ou pour mieux dire pittoresque. Vous connaissez le principal chef des Druses, l’émir Farès? On ne peut nier qu’il soit un fort bel homme, et...
— La comtesse Orlof a été la maîtresse de l’émir Farès?
— Notamment.
— Elle l’est encore?
— Ah! mon cher, vous m’en demandez trop. Cette femme est d’une parfaite indépendance. Personne ne saurait affirmer que tel ou tel ne sera pas son amant, ou, s’il l’a été, qu’il ne le sera plus. Cela vous émeut?
— Cela m’intéresse, et m’étonne un peu.
— Qu’est-ce qui vous étonne?
— De n’avoir pas, depuis deux mois, eu une seule fois à m’occuper, dans mon service, de la comtesse Orlof.
Le colonel sifflota.
— Voilà qu’il se vexe, à présent! Dites donc, vous ne prétendez pas, en deux mois, vous être mis au courant de tout.
— Certes, mon colonel...
— J’ai appelé votre attention sur la comtesse Orlof. Il m’était difficile, dans une première conversation, de faire davantage. Il nous faut user avec elle de beaucoup de ménagements. Nous ne devons, par exemple, jamais oublier qu’elle a reçu, il y a un an, de la main du général Gouraud, la médaille de la reconnaissance française.
— Je connaissais ce détail. Il s’accorde mal avec ce que vous venez de me laisser entendre.
— Et puis après? Dans ce pays, les choses ne sont simples que pour les gens qui y passent quinze jours. Restez-y seulement un an: vous verrez que tout se complique, s’embrouille. Que la main qui décore la comtesse Orlof soit la même qui signe l’ordre plaçant cette femme sous la surveillance militaire, y a-t-il là quelque chose susceptible de vous étonner?
— Votre avis là-dessus, mon colonel?
— Mon avis? Je vais vous le dire en toute franchise. Nous avons raison de ne pas perdre de vue la comtesse Orlof, à cause des personnages suspects qu’une créature aussi étrange doit fatalement attirer dans son orbite. Mais à la suspecter, elle, nous perdrions et notre temps et notre argent.
— Elle n’est pas hostile à la cause française?
— Ce n’est pas cela. Elle est riche.
— Est-ce une raison suffisante?
— C’en est une. La meilleure que je connaisse.
— Lady Hester Stanhope, cependant?
— Je vous attendais là. Eh bien, ceux qui voudront se donner la peine d’étudier sérieusement son cas vous confirmeront mes paroles: lady Hester était ruinée quand elle est venue en Syrie. Son luxe, le faste avec lequel elle éblouit les Bédouins, c’était l’argent du gouvernement anglais qui le lui procurait. Cette puissance apparente lui monta à la tête. Elle devint folle. Quand les Anglais comprirent qu’ils ne pouvaient plus en attendre aucun service, ils lui coupèrent les vivres. C’est dans le plus noir dénuement qu’est morte la misérable reine de Palmyre.
— Peut-être la fortune de la comtesse Orlof, elle aussi...
— J’aime, dit le colonel, j’aime que ce soit avec ce calme-là que vous discutiez le cas de cette curieuse personne. Tout à l’heure, ma parole, à la façon dont vous m’avez interrogé à son sujet, vous m’avez fait peur. Je vous ai cru pris... La connaissez-vous? Je veux dire, l’avez-vous vue?
— Trois fois.
— Où cela?
— La première fois, chez le secrétaire général du Haut-Commissariat. La seconde fois, au Kursaal. La troisième fois, chez elle. Je suis allé lui faire une visite.
— À Beyrouth.
— À Beyrouth. Mais il y avait tellement de monde dans son salon, que nous n’avons pas échangé dix paroles.
— Il y aura bien plus de monde ce soir autour d’elle, à la Résidence. De quoi parlions-nous donc? Ah! oui, de sa fortune. Le dernier commis de banque de Beyrouth vous dira que c’est une des plus considérables du pays.
— Quel chiffre?
— Je ne sais pas. Une centaine de milliers de livres égyptiennes, au moins. Au cours du jour, plusieurs millions de notre monnaie.
— D’où lui vient cet argent?
— Ah! ça, mon cher, ce serait un peu long à vous raconter. C’est l’histoire même de la comtesse Athelstane.
— Pourquoi ce nom?
— Anglaise, je vous l’ai dit, elle est de naissance anglaise, officiellement. Elle-même m’a raconté son baptême. Son père, sir Francis Webb, était ministre d’Angleterre à Pékin. Il paria, lady Webb étant enceinte, que l’enfant serait un fils, et qu’il l’appellerait Athelstane. Il y a un type qui porte ce nom dans Ivanhoe, bouquin dont ledit sir Francis était, paraît-il, féru.
— Et avec qui fit-il ce pari?
— Avec son collègue, le ministre de Russie. On était en 1883, je précise. L’enfant naquit. C’était une fille. Sir Francis ne l’en appela pas moins Athelstane, de sorte que le gain de la seconde partie du pari compensa la perte de la première.
— Le ministre de Russie était de bonne composition.
— Il ne pouvait décemment protester, étant galant homme.
— Ah! on disait donc...
— Oui, qu’il était pour quelque chose dans la naissance de la petite fille.
— Et comment s’appelait ce beau parieur?
— Mais le comte Orlof.
— Comment, le père de celui qui a...
— Non, pas son père. Lui-même.
— Oh! fis-je, avec un mouvement de dégoût.
— Les gens sont certainement très méchants, dit gravement le colonel Prieur. Ceux qui colportent cette horrible anecdote sont les mêmes que vous verrez ce soir pressés autour de la comtesse Athelstane, mendiant une invitation à une de ses fêtes, qui sont somptueuses. Mais je dois dire qu’il en est d’autres, moins suspects, et qui m’ont affirmé l’authenticité de cette abominable filiation. En tout cas, si elle est toute à la honte du feu comte Orlof, elle ne peut que diminuer la responsabilité d’une jeune femme vouée, par une telle hérédité, à de telles aberrations.
— La comtesse Athelstane est-elle folle?
— Je n’ai pas dit cela.
— Quel âge avait le comte Orlof quand elle est née?
— Trente-sept ou trente-huit ans. Il l’a épousée lorsqu’elle a eu vingt ans. Il est mort en 1918, pendant la guerre, à soixante-douze ans.
— Quelle vie extraordinaire a dû être la leur!
— Ils ont couru le monde, tantôt ensemble, tantôt chacun de son côté. Quand ils sont venus se fixer à Beyrouth, vers 1910, leur fortune avait à peu près disparu. Le comte l’a refaite assez rapidement, trop rapidement même. Puis, la guerre a éclaté. Ils n’ont pas été inquiétés, au contraire. Ils avaient la toute-puissante protection de Djemal pacha, familier du salon de la comtesse.
— Ah! est-ce que lui aussi?...
— Comment donc! Mais c’est la fable du pays, mon cher. Djemal et le comte, opérant de concert, ont affamé Beyrouth et le Liban par de féroces spéculations sur les blés. La comtesse Athelstane est restée étrangère à ce crime, je l’admets. Mais enfin, son luxe est sorti de ces hideuses manœuvres. Il est vrai qu’elle a fait, qu’elle fait encore beaucoup de bien. Pendant la guerre, grâce à son influence sur Djemal... Tiens, Sofar, déjà!
Le colonel tira sa montre.
— Il est à peine neuf heures. Nous avons bien marché.
L’automobile s’était arrêtée au centre du village, devant un café. Pendant que notre chauffeur versait de l’eau dans le réservoir fumant, des notables s’étaient levés de la terrasse où ils étaient assis. Ils avaient délaissé leur partie de trictrac, leurs narguilés. Ils nous entouraient, présentaient avec force protestations leurs civilités au colonel Prieur.
Je regardais avec étonnement cette place minuscule, écrasée par la façade d’un énorme palace. Un kiosque, une promenade plantée de maigres arbustes, des verdures en bosquets, une ville d’eaux à l’européenne, enfin, charmant petit paradoxe juché à onze cents mètres dans ces mystérieuses montagnes d’Asie.
Nous repartîmes.
— Il n’y a encore personne à l’hôtel, dit le colonel. Nous sommes en juin. Il me semble que, l’année dernière, à pareille époque, il y avait déjà pas mal de fenêtres ouvertes.
— Je ne pourrai pas vous renseigner, mon colonel, puisque c’est la première fois que je vois Sofar.
Il me regarda avec ébahissement.
— Oui. Je n’y suis passé jusqu’ici que par chemin de fer, de nuit, quand je rejoignais le bled, par Damas ou Alep.
— Vous êtes depuis trois ans en Syrie, et c’est la première fois que vous vous promenez dans le Liban?
— C’est criminel, mais c’est ainsi.
— Eh bien, fit-il, sur un ton un peu ironique, pour votre première promenade, il faut avouer que vous n’aurez guère prêté attention aux montagnes. C’est fort flatteur pour ma conversation. À propos, où en étions-nous donc?
— Nous parlions de la fortune de Mme Orlof.
— J’y suis. Mais, dites-moi, puisque vous n’êtes jamais venu par ici, c’est donc que vous ne connaissez pas encore le Kalaat-el-Tahara?
— Son château du Liban? Non, mon colonel.
— Vous savez qu’il est tout près d’ici, sur la route d’Ain Zahalta?
De nouveau, il consultait sa montre.
— Après tout, pourquoi pas? Il n’est que neuf heures dix. Nous n’avons pas besoin d’être à Raiak avant midi. Nous avons le temps. Oh! ne vous figurez pas que je vais vous conduire chez elle ce matin, ni même vous faire voir son fameux château. On ne l’aperçoit pas de la route. Mais vous allez contempler un paysage saisissant, un paysage qui ne contribue certes pas à dissiper l’impression d’étrangeté que laisse cette femme.
Nous arrivions à une espèce de col dénudé, troué par l’embouchure du tunnel où s’engouffre la crémaillère du chemin de fer de Damas. Une route plongeait à gauche vers une vallée verdoyante, étoilée de toits roses. Une seconde route s’enfonçait en serpentant à notre droite, parmi de hautes terres jaunâtres.
C’est à ce moment que le colonel Prieur avait donné au chauffeur l’ordre de prendre la route de droite.
— Quand nous sommes arrivés à Sofar, mon colonel, vous étiez en train de me dire...
— Quoi?
— Que la comtesse Orlof avait fait, pendant la guerre, beaucoup de bien.
— Sapristi, vous avez de la suite dans les idées. Oui, elle a fait beaucoup de bien.
— Vous me disiez également qu’elle en avait été récompensée par la médaille de la reconnaissance française. Ce n’est pas la première distinction venue. Elle signifie de réels services rendus à notre cause.
— C’est la Légion d’honneur qu’aurait dû avoir Mme Orlof, si on avait pu la lui donner, si la source de ses bienfaits n’avait pas été par trop impure.
— Qu’a-t-elle fait?
— Le bien! Oh! certes, pas à la manière d’une sœur de charité. Un peu selon sa fantaisie; quand l’envie lui en prenait, vous comprenez, et de façon toujours assez théâtrale. Elle a mis son influence sur Djemal au service des pauvres gens des nations alliées surpris en Syrie par la guerre, en particulier au service des Français. Car il est indéniable qu’elle a une préférence pour nous. Si on pouvait dresser une liste à peu près complète de ses amants, je suis certain qu’il en ressortirait en notre faveur une proportion qui ne se retrouverait nulle part ailleurs, à la Société des Nations, par exemple. Des femmes, des filles de Français, que Djemal voulait déporter jusque dans les steppes d’Anatolie ou de l’Euphrate, ont été préservées de ce sinistre destin, et parfois du déshonneur, par Mme Orlof. Sous sa protection, elles étaient sacrées. Curieuse époque. Djemal pendait, prévariquait, spéculait sur les grains avec le comte Orlof. De son côté, Athelstane dépensait largement l’argent de son mari et de son amant, à faire tout ensemble le bien et la débauche, et chaque soir, complété par de pâles comparses, ce monstrueux trio se retrouvait autour d’une table de poker, ici, à Aley, chez Djemal, ou en ville, chez le comte. Voilà, mon cher, un épisode de la vie mondaine à Beyrouth, pendant la guerre. Mais assez causé pour le moment. Vos yeux vous sont maintenant plus utiles que vos oreilles. Que dites-vous de cet endroit?
— Ah! fis-je, je n’aurais jamais soupçonné une chose pareille à moins d’une heure et demie de Beyrouth!...
Depuis que nous avions abandonné la route de Raiak, nous nous étions mis à monter et à descendre alternativement, selon les montagnes russes d’un chemin en lacets. Petit à petit, la végétation avait disparu. À peine, de-ci, de-là, quelques câpriers auxquels s’accrochaient, de plus en plus rares, des chèvres noires. À notre droite, dans une vallée déchiquetée, s’échelonnaient de lointains villages druses. À notre gauche, c’était la barrière rigide d’un Liban inattendu, d’un Liban de roches fauves, de cette teinte particulière qu’a la peau du lion. Les gigantesques cimes se profilaient sur le ciel cru avec la netteté d’une corniche qu’on croirait pouvoir toucher de la main. L’air raréfié des montagnes donnait à chaque détail—fût-ce une crête distante de dix lieues—un relief, une précision à l’emporte-pièce que je n’ai jamais observée ailleurs, ni dans les paysages les mieux éclairés des Maures ou de la Catalogne ni au Sahara.
— Qu’en dites-vous? murmura le colonel Prieur. Est-ce assez réussi, comme désolation. Ah! sacrée femme, va!
— Et le château?
— Eh! fit-il, je vous avais prévenu que nous ne le verrions pas d’ici. Mais voici le chemin qui y conduit.
Un ruban jaune se détachait de la route que nous suivions, à environ cinq cents mètres. Il filait vers la gauche, et disparaissait à un kilomètre, derrière d’énormes plis de terrain.
— Le château est là, dit le colonel, dans cette déchirure. Regardez, pas un humain, pas un animal, pas une plante. Ah! si, pourtant. Là-haut, au ras du ciel. Voyez.
Par plaques, la cime de la montagne qu’il me désignait était tavelée de points sombres.
— Les cèdres. Les touristes leur fichent la paix, à ceux-là. Ils ne sont pas dans le Baedeker. On n’a pas été obligé de les entourer de barbelés, comme leurs camarades maronites de Bcharré.
Sans mot dire, je contemplais l’étonnant paysage. Le soleil, montant dans le ciel, faisait vagabonder sur le flanc des monts d’immenses ombres bleues. De grands oiseaux de proie volaient dans les précipices.
— Des vautours, dit le colonel Prieur, mais de beaux vautours. Ils n’ont rien de commun avec vos charognards du bled. La comtesse Orlof en a déniché un tout jeune, sur le pic de droite. Elle l’a offert au général Gouraud. Un joli animal. Vous le verrez à la Résidence. Glou-glou, il s’appelle Glou-glou. Elle a promis aussi un ours à Gouraud. C’est que l’hiver, avec la neige, les loups et les ours descendent jusque sous les murailles du Kalaat-el-Tahara.
— Kalaat-el-Tahara?
— Oui, vous savez bien, c’est le nom de son domaine. Qu’est-ce que cela veut dire, au juste, Kalaat-el-Tahara?
— Château de la pureté.
Le colonel hocha la tête.
— Tout à fait le nom qui convenait, dit-il. Arrêtons-nous un peu, voulez-vous, là, sur ce pont.
Nous descendîmes de l’automobile, et nous nous assîmes sur le parapet, face aux montagnes. Le lit de l’oued, semé de gros cailloux blancs, avait quelques filets d’eau qui se hâtaient parmi les lauriers-roses. Le chauffeur rafraîchit son moteur.
— Vous irez certainement un jour à Djoun, dit le colonel, là où s’éleva la demeure de lady Stanhope. C’est un endroit tragique. Mais il est presque gai, à côté de celui-ci. Les femmes ont quelque chose là, je vous assure.
Il se frappa le front, de l’index.
— Le chemin qui mène au château est bien entretenu, constatai-je.
— Je vous crois. Il a été fait sur l’ordre de Djemal pacha. Quatre cents prisonniers, parmi lesquels il devait y avoir pas mal de nos coreligionnaires, y ont travaillé d’arrache-pied. Le travail a été vite achevé. Quand il s’agit de leurs fantaisies, les Turcs sont d’excellents agents voyers. Athelstane n’a eu, depuis, qu’à le maintenir en état. Mais son entretien ne donne pas grand mal à l’intendant du château, car, à part elle et ses invités, personne ne l’utilise. Les pauvres gens du pays n’auraient jamais l’idée d’y faire déambuler leurs moutons. Ils y ont vu passer l’automobile de Djemal. C’est mieux que n’importe quel écriteau de prohibition.
— Et cet oued, qu’est-ce que c’est?
— Le Nahr-el-Haiyat, un affluent du Léontès. Quand la saison des pluies est venue, ce petit ruisseau a un tel débit et est si rapide, qu’une caravane qui avait fait halte imprudemment dans son lit fut, dit-on, emportée en quelques secondes.
— Il passe au pied du Kalaat-el-Tahara?
— Oui, ou plutôt c’est le château qui a été élevé pour surveiller sa vallée. Un petit cours de stratégie franque, voulez-vous? Nos ancêtres, comme bien vous pensez, n’ont pas bâti au petit bonheur ces énormes forteresses. Toutes concouraient au même but: garantir la liberté de la route des Lieux Saints, en assurant la sécurité des garnisons chargées de cette garde. C’est ainsi que les cinquante ou soixante châteaux forts dont les ruines parsèment la Syrie peuvent se diviser en deux catégories: forteresses maritimes, et forteresses terriennes. À la première appartiennent les ouvrages chargés de la surveillance de la côte et des points de débarquement. À la seconde se rattachent les forteresses commises à la protection de la grande voie traditionnelle qui, par Antioche, Alep, Hama, Homs, Damas, rejoint Jérusalem. Chacune de celles-ci commande un couloir du Liban, complétant ainsi la forteresse du premier système à laquelle, sur la côte, aboutit ce couloir. Tel est le plan général. Du sud au nord, au bord de la mer, vous rencontrez d’abord le château d’Athlit, le Castellum Peregrinorum des Templiers; le château de Sidon, celui de Djebail; celui de Tripoli, qui est le château de la princesse Melissinde; le Kalaat Yahmour; les fortifications de Tortose; l’énorme Markab, enfin.
— J’ai visité le Kalaat Markab, lorsque je suis allé, il y a un mois, chez les Alaouites.
— Bien vite, je pense.
— J’y suis resté deux heures.
— En deux jours, vous ne seriez pas venu à bout de la moitié de ce formidable dédale. Ce n’est pas le plus grand, pourtant. Les burgs rhénans, notre Coucy lui-même, quand les Allemands ne l’avaient pas fait sauter, étaient des jeux d’enfants, à côté des constructions des Croisés en Syrie. J’en ai visité une trentaine. Pas un ne ressemble à l’autre. Mais, de tous, on retire une impression analogue, une impression où le formidable cauchemar produit par ces ruines s’allie à une sorte de fierté mélancolique. Ce sont des gens de chez nous, des riverains de l’Aube, de la Saône, de la Marne, qui ont élevé ces colosses. Ils ont vécu dans ces chambres gothiques. Ils y sont morts. Ils y reposent. À Safita, un jour qu’on venait de mettre à jour une crypte, j’ai tenu entre mes mains le tibia d’un de ces extraordinaires chevaliers de la Croix. J’aurais voulu le jeter sur une des tables de conférences internationales, autour desquelles on conteste nos titres à être ici aujourd’hui... Continuons notre énumération. Du nord au sud, à l’intérieur des terres, c’est le Kalaat Sayoun, qui commande la trouée d’Alep à Lattaquié, au-dessous du Kalaat Baghras, qui obstrue pour sa part le défilé de Bailan. Puis voici le Château blanc de Safita. Puis le plus célèbre de tous, le Kalaat-el-Hoesn, le Krak des Chevaliers, qui domine la route d’Homs à Tripoli. Il était le centre des Hospitaliers. Protégeant la route de Sidon à Damas, par la vallée du Léontès, voici le Kalaat-ech-Chakif, qui appartenait aux Templiers, et qu’ils nommaient Belfort. Dominant les routes de Tyr et du Jourdain, c’est le Kalaat-es-Soubeibé, que les vieilles annales appellent Château de Nemrod. Voici enfin, couvrant la route de Saint-Jean-d’Acre, le Kalaat Karn, le Mons fortis des Teutoniques. Je ne vous cite là que les animaux de la grande espèce, ceux qui surveillent les passages les plus importants. Leur réseau est complété par un système de forteresses secondaires qui gardent les vallées des affluents. C’est ainsi que la vallée du Nahr-el-Haiyat, affluent du Léontès, est défendue par le château qui nous occupe, le Kalaat-el-Tahara, fondé en 1180 par les Templiers, et propriété actuelle de la comtesse Orlof. Alors que les grands Kalaats pouvaient abriter jusqu’à quatre mille familles, ces forteresses de deuxième zone ne pouvaient guère prétendre, par leurs dimensions, à des garnisons de plus de cent cinquante hommes. C’est peu pour une citadelle. Ce n’est pas mal, convenons-en, pour une maison de plaisance.
— Mais est-ce que ces châteaux ne sont pas presque tous en ruine?
— Ils ont, en effet, pour la plupart, beaucoup souffert. Le Kalaat-el-Tahara est un des mieux conservés. Quand le sultan Bibars l’enleva aux Templiers, vers 1280, il ne le rasa pas, s’en étant d’ailleurs emparé par la trahison. Tel qu’il était en 1916, il n’en a pas moins coûté les yeux de la tête aux Orlof, lorsqu’ils ont entrepris de le faire restaurer. Il est vrai que, toujours grâce au bon ami Djemal, la main-d’œuvre n’est pas revenue à un prix très élevé. Djemal a mis en outre à la disposition de la comtesse un jeune architecte allemand mobilisé, qui a procédé à un fort habile rafistolage, dans le style médiéval un peu rococo que vous pouvez contempler au Hohkœnigsburg, par exemple. Il n’y a pas à se moquer, vous verrez, c’est un joli travail. Mme Orlof a fait transporter, dans cette formidable demeure, de quoi meubler une quarantaine de maisons de bourgeois cossus. Il y a de tout, là-dedans, depuis un cinématographe et six couples de cygnes de la Sprée, offerts par S. E. le maréchal de Falkenhayn, jusqu’à un vieil eunuque du Hedjaz, don gracieux de S. M. le roi Hussein. Ajoutez-y le téléphone, le chauffage central, l’électricité, une quarantaine de serviteurs druses, dévoués comme des saint-bernards, et vous admettrez que ce diable de Château de la Pureté constitue un home des plus convenables, doté même d’un confort comme on n’est guère habitué à en rencontrer en Orient... Tenez, si nous avions eu le temps... Mais non, vraiment, nous n’avons pas prévenu. On ne peut pas tomber ainsi chez une femme, à dix heures du matin. Ce sera pour une autre fois. Allons, mon cher, en voiture!
⁂
Elias Kifmakif, jeune chauffeur syrien d’excellentes manières, dirigeait à Zahlé un garage dont le matériel consistait en une petite Ford. Il faut ajouter, pour être juste, que le capot de cette voiturette était garni d’amulettes de verre bleu, et qu’Elias, en véritable artiste, avait décoré de décalcomanies, du meilleur effet, la glace du pare-brise.
Ce fut ce jeune homme et cette automobile qui, vers cinq heures de l’après-midi, assumèrent la charge de me reconduire de Raiak à Beyrouth, à temps pour me permettre de m’habiller, et de me rendre à la soirée de la Résidence.
Dès le matin, la veille même, j’avais eu l’impression que le colonel Prieur ne se sentait pas pour cette soirée un attrait forcené. Cette impression s’était changée en certitude pendant le déjeuner. La conférence contradictoire avec les marchands de terrains de la Bekaa avait été conduite par mon chef d’une façon qui était loin de dénoter le désir d’aboutir à tout prix le jour même.
— Je les renvoie à demain matin. La nuit porte conseil. Au petit jour, ils viendront me retrouver, souples comme des gants. Ah! diable! Et la soirée de la Résidence que j’oubliais... Quel contretemps! Mais le devoir avant tout. Vous allez rentrer, mon cher, et vous m’excuserez auprès du général. Le commandant Haller va vous faire donner une voiture...
— C’est que, mon colonel...
— Quoi?
— Le commandant de l’aéronautique nous interdit de mettre des autos du parc à la disposition des officiers qui n’appartiennent pas au service.
— Qu’est-ce que vous me chantez là, Haller? Et les membres de la commission économique, est-ce qu’il ne les a pas baladés, en long et en large, dans vos voitures, votre commandant?
Le commandant Haller sourit.
— C’étaient des parlementaires, mon colonel.
— Eh bien?
— Je suis certain, dit le commandant, évitant de répondre, que si vous téléphoniez à Beyrouth, on ne demandera pas mieux...
— Je n’en ferai rien, vous pouvez être tranquille. Prenez ma voiture, Domèvre. Je rentrerai demain à Beyrouth, par mes propres moyens.
— Il y aurait une solution, mon commandant, dit un des officiers.
— Laquelle?
— Elias Kifmakif, le petit chauffeur de Zahlé, part tout à l’heure pour Beyrouth, où il a à faire. Il n’est pas très courageux. Il sera ravi d’avoir un compagnon en uniforme. La semaine dernière, en effet, un chauffeur a été dévalisé, sur cette route, par des bandits déguisés en gendarmes syriens.
— Êtes-vous sûr, demanda le colonel, que c’étaient bien des gens déguisés?
— Nous allons faire dire à Kifmakif qu’il vienne chercher le capitaine ici même, dit le commandant en riant. De cette façon, il sera certain que c’est un véritable protecteur qui prend place dans sa voiture.
Ainsi fut fait, et une heure plus tard, je gravissais dans la petite Ford les premiers escarpements du Liban.
Tarbouche en arrière de la tête, le jeune Elias, attentif aux virages, fredonnait une mélopée gutturale. Enfoncé dans un coin de l’automobile, moi, de mon côté, je m’efforçais de détourner mon esprit des pensées auxquelles il revenait sans cesse, invinciblement. Les montagnes, du lilas pâle étaient en train de passer au violet foncé lorsque je compris l’inutilité de mes efforts.
Je me penchai vers mon conducteur.
— Prends la route de gauche, commandai-je.
La Ford s’arrêta. Elias me regarda avec un étonnement douloureux.
— Ne m’as-tu pas entendu? Tourne à gauche.
— À gauche, mon capitaine?
— Oui, à gauche.
— Mais c’est la route d’Ain Zahalta.
— Eh bien?
— Nous n’allons pas à Beyrouth?
— Nous allons à Beyrouth. Mais nous faisons d’abord un crochet d’une heure sur la route d’Ain Zahalta.
— Elle est pleine de brigands druses.
La religion d’Elias lui interdisait visiblement d’avoir le moindre rapport avec ces mécréants.
— Tourne toujours; nous verrons.
— Mais...
— En voilà assez! Tourne.
La petite Ford obéit piteusement.
La nuit était tout à fait tombée. La lune commençait à poindre au-dessus des monts qu’elle inondait d’une lueur roussâtre. On voyait, presque aussi bien qu’en plein jour, les mouchetures noires des cèdres.
Elias ne chantait plus.
Qui peut prévoir son avenir! Et pourtant, en ces minutes, je le jure, je me suis rendu compte de l’influence qu’allait avoir sur toute ma vie ce tourne à gauche. Je songeai à Michelle. À cette heure, la pauvre enfant, elle, devait commencer à se préparer pour le bal. Et l’autre aussi, sans doute, là, tout près de moi, dans son haut château sombre.
Et Walter!
... Quand on a commencé, il faut s’obstiner. Ce n’est qu’à ce prix que, au bout de certaines folies, se trouve parfois la réussite. Le jeu en est l’exemple. Atout, atout, atout, encore atout. Oui, mais si la dernière carte qui reste en main de l’adversaire est un atout supérieur?... Eh bien, alors, on paie, et tout est dit.
La lune montait dans le ciel pâle, éclairant le terrain désolé qui se trouvait à notre gauche, entre la route et les montagnes. Nous atteignîmes le chemin de Djemal, le pont sur lequel le matin, le colonel et moi, nous nous étions arrêtés.
— Halte.
Je mis pied à terre.
— Tu vas rester ici, à m’attendre. Gare ta voiture en dehors de la route, et éteins les phares. Je serai de retour avant une heure.
Les jérémiades d’Elias recommencèrent.
— Rester ici, mon capitaine!
J’eus l’impression que, dès que j’aurais le dos tourné, il aurait le courage de filer seul sur Beyrouth.
— Oui, rester ici. Et pas de blagues, si tu tiens à ton permis de conduire...
Très dignement, il dit:
— J’ai peur.
— Je te laisse mon revolver, imbécile.
Aux grognements éplorés d’Elias, je compris qu’il protestait que le revolver ne lui serait d’aucun secours, s’il ne gardait pas auprès de lui quelqu’un capable de le faire fonctionner.
Je haussai les épaules.
— Silence. Et à bientôt.
Le colonel Prieur m’avait annoncé un kilomètre de chemin. En moins d’un quart d’heure, j’eus franchi ce kilomètre. Je suivis une gorge obscure. En contrebas, l’oued pleurait doucement dans la nuit. Des glapissements de chacals surexcitaient mes nerfs.
Soudain, mon cœur battit. Je venais d’apercevoir, tout près de moi, une masse sombre: le château. Alors, j’abandonnai le chemin, et me mis à grimper au flanc de la montagne.
Des nuages passaient sur la lune. Je demeurai, quelques secondes, sans rien voir. Puis le floconnement se dissipa. Je continuai mon ascension.
Je ne m’arrêtai que lorsque je fus environ à la hauteur de la tour la plus élevée. De là, je pouvais voir l’ensemble de l’ouvrage. Dans ce chaos de murailles noires, je distinguai la première enceinte, ténébreuse; puis la cour d’honneur; le corps principal du bâtiment, enfin, éclairé de fenêtres ogivales qui se découpaient en or. Dans la cour, deux points blancs étincelaient, comme les yeux fulgurants de quelque monstre. C’était l’automobile de la comtesse Orlof qui, arrêtée devant la porte d’honneur, attendait.
Les cris des chacals s’étaient tus. Avec une attention forcenée, mes yeux scrutaient l’obscurité, s’efforçaient de détailler cet étrange repaire. La branche épineuse du petit gommier, auquel je m’accrochais, me scia l’index de la main gauche.
J’ai toujours eu le sens de l’heure. Même aux moments de ma vie les plus riches en émotions, j’ai conservé, très précise, la notion du nombre exact des minutes qui s’écoulaient. Il en va de même pour les grands prodigues. Ils connaissent le nombre exact des écus qu’ils jettent par les fenêtres. Ils les précipitent, cependant, et leur volupté ne fait qu’y gagner en profondeur et en amertume.
Des vitres s’éteignirent. D’autres s’allumèrent. Une ombre parut à l’une d’elles, y demeura immobile. Une ombre! Peut-être celle d’Athelstane nue.
Nécessité de trouver une excuse à cette ridicule équipée de collégien! La pensée m’en traversa l’esprit.
«Après tout, me dis-je, n’est-ce pas un peu mon métier qui m’oblige à observer de près cette bizarre boîte à surprises orientales. Un endroit où Djemal a passé, où, depuis, d’autres, probablement, et du même tonneau...»
J’eus tôt fait de sourire d’une pareille hypocrisie. Djemal, ses successeurs probables, était-ce donc mon patriotisme qui me les rendait en cet instant aussi odieux? Abuser les autres, passe encore! Mais soi-même!...
Une deuxième ombre venait de surgir à côté de la première. La femme de chambre d’Athelstane, sans doute. Puis, toutes deux, elles disparurent.
— Allons-nous-en. Il est temps.
Je retrouvai mon pauvre chauffeur tapi dans un fossé, à côté de son automobile. Les dragons bleus de Blücher surgissant derrière la Haie-Sainte apportèrent à Wellington un réconfort moins puissant que ne le fit mon retour pour le cœur de ce jeune homme. Il était sept heures et demie.
Un peu après Aley, nous entendîmes derrière nous, impérieux et pressés, les appels d’une sirène. Elias prit précipitamment sa droite, à en raser le bord du précipice. Presque au même instant, une énorme automobile nous dépassa, à toute vitesse. C’était la Mercedes de la comtesse Orlof. J’eus juste le temps d’entrevoir la silhouette de la jeune femme, et, assise à sa gauche, une seconde silhouette, celle d’un homme, me sembla-t-il... Mais je ne l’aurais pas juré.
À neuf heures et demie, je gravissais, en grande tenue, le perron de la Résidence. Le général Gouraud se tenait devant la porte du salon de gauche, accueillant la foule de ses invités. Quand il m’aperçut, il eut un geste de satisfaction.
— Le colonel Prieur est-il de retour?
— Non, mon général. Il vous prie de l’excuser. Une affaire de service l’a retenu à Raiak. Il sera revenu demain matin.
— Bien. J’aurai à vous parler ce soir même. Affaire grave, murmura-t-il. Venez me retrouver d’ici une heure. Nous nous mettrons quelques instants à l’écart...
— À votre disposition, mon général.
— Pour le moment, c’est à la disposition de mes invitées qu’il faut vous mettre. Les danseurs font prime, ce soir. À bientôt.
Je m’inclinai, et pénétrai dans le salon de droite, tout résonnant des mesures d’un one-step.
Le premier couple auquel je faillis me heurter en entrant fut la comtesse Orlof et le major Hobson.
⁂
Contrastes passionnants qu’offre cette Syrie de 1922. En moins d’une heure d’automobile, on est transporté des obscures cimes neigeuses aux tièdes salons lumineux qui sourient au bord de la mer, parmi les parfums des plantes tropicales. Des sentiers déserts où druses et maronites continuent à régler à coups de couteau et de carabine leurs vieilles histoires, on passe aux lambris étincelants sous lesquels les cheiks des uns flirtent avec les femmes des autres. En moins d’une heure, les molles cadences des tangos ont succédé aux hurlements des chacals.
Encore un peu ébloui, je m’adossai à l’une des hautes colonnes d’albâtre de la salle. Je regardais les couples défiler devant moi. Mais je n’en voyais qu’un. La comtesse Orlof avait une robe de velours noir, dont nul ornement ne venait rompre la pure harmonie. L’extraordinaire débauche de brocarts, de plumes, d’étoffes lamées qui faisait ressembler un peu trop ce soir-là les salons du Haut-Commissariat à une volière d’éclatants oiseaux des îles, achevait de donner tout son prix à la magnifique simplicité de ce grand lys sombre. Hobson, avec qui elle dansait, portait la tenue de gala de son régiment: le pantalon bleu foncé à bande rouge, très ajusté sur les bottes vernies hérissées de deux gigantesques éperons, en forme de points d’interrogation renversés. Il avait le col, le plastron, la cravate noire du smoking, la ceinture de satin rouge, l’étroite veste de drap écarlate à la boutonnière de laquelle s’alignait une brochette de minuscules décorations en brillants. L’une d’entre elles était la croix de guerre française avec palme. Je songeai à l’adjudant Franceschini, égorgé par les Chammar, et pour qui Walter n’avait pu obtenir la médaille militaire... Il n’avait que des étoiles sur sa croix de guerre, lui.
Quand le déroulement de la danse ramenait à ma hauteur ce couple mystérieux, je les voyais qui riaient. Lorsque, la dernière mesure assenée, les danseurs se dispersèrent, Hobson me fit signe. J’allai les retrouver tous deux au buffet.
— Une coupe de champagne, me dit Hobson.
Il riait très haut. Il échangea quelques mots, en anglais, avec Athelstane, qui rit aussi.
Je dus avoir alors un air assez sottement vexé. Hobson rit plus fort.
— Quelle faute, pour un officier de renseignements, d’ignorer l’anglais! dit-il.
Il se pencha vers moi.
— À la belle! me souffla-t-il à l’oreille.
Et il choqua sa coupe contre la mienne.
— Eh bien, capitaine, fit Athelstane, ne m’inviterez-vous pas à danser?
— Si vous voulez bien, madame, la prochaine danse...
— C’est un fox-trot, et je suis engagée. Mais ensuite... je vais consulter mon carnet. Tenez, en attendant, allez donc un peu auprès de Mlle Hennequin. Savez-vous qu’elle est tout à fait délicieuse, votre petite fiancée!
Et elle nous quitta, enlevée par son nouveau danseur.
— Eh bien, me dit Michelle, que j’étais allé retrouver dans le coin où elle causait avec les deux filles du gouverneur du Liban, croyez-vous que ce soit gentil de venir si tard? Je ne vous ai pas vu depuis deux jours, monsieur.
— J’étais à Raiak. Je viens juste de rentrer.
— Nous dansons ensemble le prochain tango, j’espère?
— Naturellement, Michelle.
Je revins vers Hobson qui vidait une autre coupe de champagne. Il était décidément un peu gris. À mon tour, je trouvais que, pour un officier de renseignements, il buvait trop. Mais ce n’était réellement pas à moi de lui en adresser le reproche.
— À la belle! répéta-t-il avec son rire que, ce soir, je trouvais insupportable.
Athelstane, dansant, venait de passer auprès de nous.
— Dites-moi, Hobson, murmurai-je. Est-ce là le terrain sur lequel nous la jouerons, la belle?
— Oh! très drôle, vraiment, s’esclaffa-t-il. Et qui sait, après tout! Une autre coupe de champagne?
Nous rîmes, tous deux. Athelstane revenait vers nous, seule. Nous riions toujours.
— Vous n’êtes pas polis, dit-elle. Il me semble, sous votre rire, découvrir un tas de sous-entendus... Je vous appartiens pour la prochaine danse, capitaine.
C’était le tango de Michelle. J’eus juste le temps de me faufiler auprès de Mlle Hennequin.
— Michelle, toutes mes excuses. J’avais complètement oublié. J’ai promis ce tango à Mme Orlof.
Et je la quittai précipitamment, pour me soustraire à son air de surprise, surprise où il n’y avait pourtant pas encore cette nuance douloureuse que depuis, hélas! il m’a été donné de lui voir tant de fois.
L’orchestre m’entraînait avec Athelstane. Mon remords se dissipa vite. Nous étions le point de mire de tous les yeux. Une vanité enfantine se mêlait au flot de sentiments troubles qui montait en moi.
La comtesse Orlof dansait avec une nonchalance grave, les yeux vagues. Tout à coup, je m’aperçus que son regard venait de se fixer sur ma main gauche, à l’endroit où se trouvait la raie sanglante, la mince plaie ouverte, trois heures auparavant, par l’acacia du Kalaat-el-Tahara.
— Où vous êtes-vous fait cela? demanda-t-elle.
Et, tout en continuant de danser, elle effleurait de son doigt la petite fente rouge.
«Ah! pensais-je, quand viendra-t-il, le moment où je le lui avouerai?»
Je ne suis qu’un enfant naïf, c’est possible. Mais lorsque je raisonne de sang-froid, il y a une chose que je ne puis admettre, c’est que dans les événements que je me suis donné pour triste tâche de relater, il y ait eu, à un degré quelconque, calcul de la part de la comtesse Orlof. Dans quel but? Pourquoi?... L’argent? Mais, à maintes reprises, elle m’a prouvé qu’elle était la femme la plus désintéressée du monde. Ce n’est pas l’amour-propre qui me fait parler ainsi, la crainte d’avoir été dupe. Au point où j’en suis maintenant, une telle délicatesse sentimentale me siérait mal. L’amour, alors, dira-ton, l’amour que malgré tout, je lui voue toujours? Pas davantage. L’amour, plus qu’on ne le croit, est circonspect, et méfiant, et férocement lucide. On ne se fait guère d’illusion sur l’objet aimé. On aime, voilà tout. Je sais par le menu ce dont est capable Athelstane. Ses stupres, comme disent ceux qui n’ont pas pressé dans leurs bras la châtelaine du Kalaat-el-Tahara, je peux les détester ou les chérir, cela me regarde. Mais les ignorer, c’est une autre affaire. Je mérite donc d’être cru, il me semble, quand j’affirme, avec une solennité à laquelle mon malheur fait qu’on doit prêter une foi entière, je mérite d’être cru quand j’affirme qu’il est toute une catégorie de bassesses préméditées dont cette femme est incapable, par cela seul qu’elle est elle-même.
C’était bien la sixième fois que je dansais, ce soir-là, avec Athelstane. Comme cette danse finissait, elle me dit:
— Que faites-vous, tout à l’heure? Vous êtes libre, je pense.
— Quand, madame?
— Après le bal. Oui, vous irez sans doute raccompagner Mlle Hennequin. Rien de plus naturel. Mais après? Il sera deux heures du matin. À cette heure-là, moi, il me semble que je commence à me réveiller. Et j’ai toujours faim. Je ne suis pas faite d’une autre façon que les autres, je suppose. Donc, un petit souper m’attend, avec quelques intimes: trois ou quatre officiers, Hobson... des gens que vous connaissez. Vous êtes des nôtres, n’est-ce pas?
— Où cela, madame?
— Mais chez moi.
— Au Kalaat-el-Tahara?
Elle me regarda.
— C’est très bien, dit-elle, de connaître le nom de mon château. N’est-ce pas que c’est un beau nom?
— Un très beau nom.
— Et plus justifié que vous ne sauriez le croire.
Je ne trouvai rien à répondre.
— Vous m’amusez, fit-elle. C’est promis?
Comme elle me posait cette question, je vis un des maîtres d’hôtel de la Résidence qui s’approchait discrètement de moi. Je compris que le général Gouraud m’envoyait chercher, il était à peine plus de minuit. De toute façon, sans doute, à deux heures, je serais libre... je pouvais accepter.
— C’est promis, madame.
— Où est le général?
— Il vous attend dans le hall du premier étage, mon capitaine.
Je montai rapidement.
Il n’y avait que peu de monde, dans ce hall. De vieux messieurs qui jouaient placidement au bridge. Un éclairage assez réduit. On ne voyait que les mains tenant les cartes, sous les abat-jour verts.
Le général Gouraud m’attendait sur la dernière marche de l’escalier.
— Venez, dit-il.
Et il m’emmena dans son cabinet.
— Asseyez-vous.
Il fut obligé de me répéter cette invitation. Je le regardais, debout, sans comprendre, effrayé de l’émotion que, maintenant que nous étions seuls, il n’essayait plus de me cacher.
— Mon pauvre ami, dit-il enfin, vous allez avoir un grand chagrin.
— Qu’y a-t-il, mon général?
— La deuxième compagnie de méharistes, votre compagnie...
— Eh bien?
— Elle vient d’être à peu près anéantie.
Incapable de proférer une parole, je le regardais.
Il dut croire que j’avais mal entendu, il répéta:
— Oui, à peu près anéantie. Deux pelotons sur trois.
Je restai immobile. Il s’approcha de moi. Sa main se posa sur mon front, me força à relever la tête. Je vis ses yeux bleus, d’ordinaire si clairs, en cet instant noyés d’une brume triste. Il vit les larmes qui coulaient des miens.
— Mon pauvre ami, répéta-t-il. Et eux, les pauvres gens!
— D’Hollonne? murmurai-je.
— Mort.
— Roussel?
— Il est sain et sauf. Son peloton est le seul qui ait échappé. Un retard, par bonheur, a dû l’empêcher de rejoindre à temps les autres. Sans cela... Ils étaient, paraît-il, plus de trois mille contre eux.
— Ferrières?
— Mort. Les deux premiers pelotons ont été complètement massacrés. Ne me demandez pas de détails. C’est tout ce que je sais pour le moment. Le télégramme m’apportant cette affreuse nouvelle m’annonce un rapport, qui m’est envoyé par avion. Je l’aurai demain matin, sans doute. Le colonel Prieur sera là. Je vous attends avec lui, à la première heure. Il connaît le pays. Mais vous le connaissez encore mieux que lui. «Au nord-est d’Abou-Kemal...» dit le télégramme. Venez.
Il m’entraîna vers la muraille, sur laquelle était fixée une immense carte des déserts de l’Euphrate. Les pointillés, bleus, rouges, indiquaient les frontières, les zones d’influence, anglaises, turques, les nôtres.
D’une canne, dont l’extrémité tremblait un peu, il désigna un point sur le tragique espace jaune.
— Ce sont les Bédouins Chammar qui ont dû faire le coup, dit-il.
Je secouai la tête.
— Ce ne sont pas les Chammar; jamais ils n’auraient osé.
— Qui, les Kurdes, alors?
— Sûrement des Kurdes, et sans doute encadrés par des réguliers turcs camouflés.
— Vous avez peut-être raison. Mais je ne croyais pas que nos deux malheureux pelotons se trouvassent déjà si près de la frontière turque. Nous sommes le 12 juin. C’est entre le 7 et le 9 que l’affaire a eu lieu. Ils ne devaient dépasser Abou-Kemal que vers le 16. Voyez leurs prévisions de marche.
— À quelle date ces prévisions vous ont-elles été communiquées, mon général?
— Le 20 mai. Voilà le timbre de l’enregistrement. J’ai approuvé par dépêche du même jour. À quoi pensez-vous?
Je ne répondis pas. Au prix d’un effort surhumain pour dompter mon émotion, j’étais en train de chercher à me rappeler une autre date, la date de certain voyage d’Hobson à Palmyre. Un avion anglais venu de Bagdad l’avait ramené à Damas, mais par un chemin que je n’avais jamais très bien réussi à établir. La date, mon Dieu! Décidément, en cette minute, j’étais trop ému. Je ne parvenais pas à la retrouver.
Au-dessous de nous, l’orchestre commença de jouer un tango.
Le général eut un geste de détresse.
— Cette musique, fit-il, quelle amertume! On m’a apporté le télégramme comme mes premiers invités arrivaient. Je ne pouvais pourtant pas les mettre à la porte. Je me suis maîtrisé. Il va falloir que vous fassiez de même, quand vous allez redescendre. Tout cela doit rester secret. On n’accuse les coups qu’après la riposte.
Il dit encore:
— Pauvre petit Ferrières! Arrivé ici en décembre dernier. Il n’aura pas fait long feu. Un enfant qui avait fait toute la guerre sans une blessure. Son père était mon camarade de promotion. Quand son fils est venu en Syrie, il m’avait écrit pour me le recommander. Il n’avait plus que lui.
— Ah! dis-je, je suis sûr que tout cela n’aurait pas eu lieu, si...
Le général me regarda.
— Si quoi?
— Loin de moi la pensée de porter atteinte à la mémoire de ceux qui viennent de mourir. Mais c’étaient des enfants, des enfants trop braves. Non, mon général, les choses ne se seraient pas passées ainsi, s’il avait été là.
— Qui?
— Lui, Walter.
Il me prit la main.
— Nous avons eu la même pensée, dit-il.
Il me désigna, sur son bureau, une feuille de papier.
— Voici la minute du télégramme qui vient de partir pour lui, 3, rue de Marne, Lagny, n’est-ce pas? Je lui demande de rentrer d’urgence.
— Il rentrera, mon général.
— Je le sais. Mais il y a à peine trois mois qu’il est parti. Il n’en était encore qu’à la moitié de son congé.
— Il prendra le premier bateau, mon général. Dans vingt jours, au plus tard, il sera au milieu des survivants.
— Oui, dit Gouraud. Dans vingt jours! Comme c’est long! Il n’y a plus là-bas que Roussel...
— Roussel est brave.
— Brave, trop brave, presque, comme vous disiez tout à l’heure. Et il n’a pas vingt-quatre ans.
Le pesant silence qui régna alors fut rompu par les premières mesures d’une nouvelle danse. Le général se leva.
— Descendons, dit-il. Je ne veux pas que notre absence soit remarquée, en bas. Téléphonez au colonel Prieur qu’il soit demain matin, le plus tôt possible, dans mon cabinet, et accompagnez-le.
⁂
— Où étiez-vous donc? me demanda Hobson. Mme Orlof vous fait chercher partout. Il est près d’une heure. Nous sommes tous d’accord pour la suivre chez elle, dès maintenant.
Il me sembla, tandis qu’il me parlait ainsi, surprendre dans ses paroles comme une nuance de défi railleur. Que savait cet homme? Quelle part avait pu être la sienne dans la sinistre catastrophe? Que n’aurais-je pas donné pour le savoir!
Athelstane venait à notre rencontre, au bras de Roche.
— Eh bien, Hobson vous a prévenu? Nous nous en allons, à l’anglaise. J’emmène dans ma voiture le lieutenant Roche et le consul d’Espagne. Vous, Hobson, chargez-vous du capitaine et de mes autres invités. Nous sommes sept, cela suffit.
Herbes, tristes herbes, fleurs pâles qui ondulez, au printemps, pour quelques semaines, à perte de vue, sur les mornes plateaux de la Djezireh, vous êtes le linceul éphémère qui se referme sur les corps mutilés de mes compagnons. Rien que la plainte du vent, le déclic sec des sauterelles et des petites gerboises. Ferrières, d’Hollonne! Qui donc aura connu les affres de vos derniers instants, chers martyrs aux burnous rouges! Comment l’auriez-vous traité, celui qui serait venu vous dire que, la nuit où j’aurais appris que vous n’étiez plus, je ne l’aurais pas passée tout entière à vous pleurer? Où vais-je, présentement, dans l’automobile conduite par cet étranger, qui est, peut-être, votre bourreau, bien plus que le Bédouin qui vous égorgea? Où vais-je!... Ah! comme je les entends, en cette minute, dans toute leur horreur, les premiers grincements de l’engrenage.
Les deux automobiles ne mirent pas cinq minutes à parcourir la distance qui sépare la Résidence des Pins de la villa possédée par la comtesse Orlof, sur la colline de Saint-Dimitri. C’était dans cette villa que j’étais venu la voir, huit jours auparavant. Elle ne l’habitait qu’incidemment de mai à novembre, pendant les courts séjours qu’elle faisait à Beyrouth. Le reste des mois d’été, elle résidait au Kalaat-el-Tahara. L’hiver même, il lui arrivait d’aller s’y enfermer des semaines entières.
Le service de la villa était assuré par trois serviteurs égyptiens, en longues chemises de lin blanc, galonnées d’or. Elle dit à l’un d’eux, en arabe:
— Préviens le chauffeur qu’il se tienne prêt, à partir de quatre heures. Je remonte au château ce matin.
Nous pénétrâmes dans le hall. Un souper froid y était servi. Dans le boudoir voisin, on apercevait deux tables de jeu, préparées.
Hobson se frotta les mains.
— Poker? dit-il.
— Jouez d’abord, si vous préférez, dit Athelstane. Nous souperons après.
— Je ne joue pas, fit Roche.
— Moi, non plus, dis-je.
— Vous me tiendrez compagnie, dit Mme Orlof. Il y a des nuits où je ne toucherais pas à une carte pour un empire.
— On n’est plus que quatre, maugréa Hobson. Ce n’est pas intéressant. Un bridge, alors?
— Au bridge, dit Roche, ça va, je joue.
— Il y aura un rentrant?
— D’accord, dirent les trois autres.
Et ils se mirent à rompre le paquetage des cartes.
— Venez, me dit Athelstane.
Dans un coin du hall, où s’amoncelaient tapis et coussins, elle s’était allongée à demi.
— Mettez-vous là, près de moi. Que voulez-vous? du whisky?
— Du whisky.
J’avais besoin de boire, de boire pour ne pas me haïr, pour chasser momentanément l’image des pauvres corps gisant parmi les hautes herbes.
Dans le boudoir, le cliquetis des contre et des surcontre commençait.
La suite des événements permettra à ceux qui liront ces lignes de se faire de la comtesse Orlof l’idée qu’ils jugeront la plus équitable. Moi, je ne puis dire qu’une chose: c’est de cet instant qu’a daté son emprise sur moi. Ironie cruelle: ce fut l’ébranlement dont je venais d’être meurtri qui facilita sa tâche. Je sentais peu à peu toute ma douleur se transformer en amour. Mais par quelle prodigieuse intuition cette femme, qui n’était d’ordinaire que raillerie et indifférence, avait-elle trouvé, au moment précis qu’il fallait, le moyen de devenir soudain tout douceur.
Gravement, elle m’observait.
— Qu’avez-vous?
Et, comme j’allais lui répondre par une phrase quelconque:
— Non, ne parlez pas. Ne dites rien encore. Ce ne serait pas la vérité. Je le sentirais. J’en serais froissée. Donnez-moi une de vos cigarettes. J’ai vu que vous ne fumiez que du tabac français, j’aime le tabac fort.
Elle cessa de me regarder. Ses yeux se reportèrent sur le tapis où elle était accoudée.
— Voyez, dit-elle, comme il est beau.
Lentement, elle caressait l’épais tissu sombre.
— C’est un tapis de chasse. Il date du temps des Safides, la grande époque persane. Aimez-vous les tapis? Je les ai toujours adorés. Quand j’étais enfant, et qu’on m’enfermait, parce que j’avais été insupportable, je m’allongeais sur le tapis de ma chambre, qui était presque aussi beau que celui-ci, quoique dans un autre genre. Grâce à lui, jamais je ne me suis ennuyée. Chaque fois, je découvrais en lui de nouveaux dessins, des beautés que je n’avais pas aperçues les fois précédentes. Il m’était tout un univers.
Dans le boudoir, les joueurs surexcités parlaient plus fort. On entendait, dominant les autres, la voix d’Hobson.
— À Khartoum, disait-il, oui, c’est à Khartoum que j’ai vu la plus belle partie. On a contré un pique dix-sept fois. Pour payer, le petit Prescott, qui avait perdu, a dû vendre un château qu’il avait dans le Devonshire, et qui avait été donné à son trisaïeul par la duchesse de Porthmouth. Depuis, Prescott est entré à la Chambre des Lords.
— Vous vous en tirerez à moins cher aujourd’hui, disait Roche, qui paraissait en veine. Deux sans atout.
— Trois pique.
— Je contre.
Étendue tout de son long, le menton touchant presque le tapis, Athelstane, les yeux fixes, songeait. Ni elle ni moi ne parlions plus.
— Le premier tour est fini, dit Roche.
— On retire, fit Hobson.
La comtesse Orlof s’était levée.
— Écoutez donc, dit-elle. Il est trois heures. Ne croyez-vous pas que vous pourriez venir souper?
Un à un, les joueurs réapparurent dans le hall. Athelstane sonna. Les serviteurs égyptiens entrèrent. Ils firent jouer les commutateurs. Un flot d’électricité nous inonda.
— Placez-vous comme vous l’entendrez.
Je me trouvai assis à sa gauche.
Les convives parlaient tous à la fois. Mangeant, buvant, ils commentaient les péripéties de la partie.
Je me taisais. Je regardais la comtesse Orlof, plus étrange et plus belle, semblait-il, à mesure que cette nuit s’avançait. Avec cette clairvoyance généralisatrice que donnent l’alcool et les veillées prolongées, je songeais à ma destinée, à celle des temps bizarres que nous traversions. Ce salon, brillant ce soir des uniformes de chez nous, j’évoquais le temps où il était plein d’uniformes allemands et turcs... Il n’y avait pas quatre ans! Ah! qu’il en avait fallu, pour ce changement, de pauvres capotes bleues couchées entre la Somme et les Vosges. Et voici que, sur l’Euphrate, les burnous rouges continuaient le sacrifice... Les vivants sont-ils dignes des morts?
— Vous ne mangez pas? me dit à mi-voix la comtesse Orlof.
Je tressaillis. Elle vit mes traits qui se crispaient.
— Vous n’êtes qu’un enfant, dit-elle, plus bas encore, et profitant d’un instant où Hobson s’empêtrait dans une de ses histoires: Faites comme tout le monde. Il ne faut pas avoir l’air abattu, quand nous ne sommes pas sûrs que tous ceux qui nous entourent sont nos amis.
Dans la coupe d’argent, aux filigranes de Damas, qu’elle me présentait, je pris machinalement, parmi d’autres fruits, trois ou quatre amandes vertes, qui restèrent sur mon assiette. Sans mot dire, la comtesse Orlof, s’armant d’un couteau, se mit à les ouvrir. Elle les déposait devant moi, l’une après l’autre, toutes fendues.
— Tiens, fit-elle, comme elle venait d’ouvrir la dernière, en voici une qui est double. Comment appelez-vous ça, en français?
— Une philippine, madame.
— C’est cela, une philippine. Nous allons donc faire, à nous deux, une philippine. Je prends ma moitié; mangez la vôtre. Voyons qui gagnera. Vous acceptez?
J’inclinai la tête en souriant.
Hobson venait de se lever, titubant un peu, une coupe de champagne à la main.
— Je propose à l’honorable compagnie de porter un toast, dit-il. À la santé de notre hôtesse. À la santé de la femme la plus... la plus..., à la santé.
Il s’embrouillait, la langue pâteuse, ne trouvant plus ses mots.
— À la santé de la Châtelaine du Liban, cria Roche.
— C’est cela, hurlèrent les autres. À la santé de la Châtelaine du Liban.
Les coupes se choquèrent, celle d’Hobson avec tant d’enthousiasme qu’elle brisa la mienne.
— Du bonheur, du bonheur pour vous, grasseya-t-il. Eh, eh! À la b...elle!
— Mes enfants, dit Mme Orlof, vous êtes tous bien gentils et je vous remercie. Mais je vous préviens que j’ai aujourd’hui, à midi et demi, au Kalaat-el-Tahara, un émir Chehab à déjeuner. La villa que voici n’est pas organisée pour les quelques heures de repos que je désirerais, auparavant, prendre un peu. Continuez ici, si bon vous semble, votre partie. Je vous laisse les bouteilles et les Égyptiens. Avec votre permission, je remonte au château.
— Je m’en vais aussi, dit Roche. Inspection ce matin à huit heures. Je n’ai pas envie de ramasser, comme la dernière fois, quatre jours d’arrêts.
— Et notre partie! fit Hobson.
— Le capitaine Domèvre me remplacera.
— C’est impossible. J’ai moi-même du travail ce matin.
— Nous pouvons faire un bridge sans rentrant, dit le consul d’Espagne.
— Va pour un bridge à quatre, dit Hobson. J’ai cinquante livres à regagner.
Tout le monde s’était levé.
— Je vais vous déposer chez vous, dit la comtesse Orlof à Roche.
— Vous êtes trop bonne, madame. Mais cela va vous faire faire un détour. J’habite près de l’église des Capucins.
— C’est l’affaire de dix minutes. Et le capitaine?
— Oh! lui, dit Roche, il habite à la Remonte, sur la route de Damas. C’est votre chemin.
— Bon, en voiture, alors.
Je l’aidai à mettre son manteau.
Le jour naissait quand l’automobile, après avoir laissé Roche devant sa porte, s’engagea entre les haies de la route de Damas. Les dernières neiges du Sannin commençaient à se teinter de rose. La comtesse Orlof abaissa une glace de la voiture. Une brise fraîche entra.
Déjà, l’automobile s’arrêtait devant la Remonte.
— C’est ici que vous habitez? demanda Athelstane.
— C’est ici, madame. Je vous remercie...
— Bon; n’oubliez pas notre philippine. Vous savez que le pari court à partir de demain.
Elle me tendit sa main, que je portai à mes lèvres.
Ce parfum, mon Dieu! où l’avais-je senti une première fois? Ah! oui, je me souvenais, j’en étais sûr: dans le petit salon d’Hobson, lors de la première visite que je lui avais faite.
Et, tandis que la Mercedes disparaissait sur la route, je demeurai, immobile, atterré de ma découverte.
⁂
Dans quel piège abominable ont-ils décidé de me faire tomber? «Un enfant, disait Athelstane, vous êtes un enfant.» Et bien! cet enfant-là, ils vont voir s’il est si facile de le berner.
Jamais je n’oublierai cette journée. Tantôt, je m’accusais de démence. Qu’était cette folie de la persécution qui me prenait? Athelstane était sincère, j’en aurais mis ma main au feu, lorsqu’elle me parlait, allongée sur son tapis, avec cet air de commisération triste. Quel roman étais-je en train de bâtir sur le souvenir d’un parfum? Elle aurait été la maîtresse d’Hobson, au pire? Et puis après! La liberté de sa vie, n’était-elle pas étalée au grand jour? Cette femme n’en tirait-elle même pas comme une sorte de gloire insolente? Et, d’autre part, mon importance, à moi, n’étais-je pas en train de me l’exagérer de façon ridicule? Si la comtesse Orlof voulait, ou devait, aider Hobson dans une machination quelconque, de quel secours, conscient ou non, pouvais-je leur être, moi, voyons! Ah! tout cela ne tenait pas debout... Mais, tout de suite, je n’avais qu’à évoquer les corps de mes amis trahis et massacrés, et une frénésie s’emparait de moi. Je voyais des espions, des traîtres partout. La collusion de la comtesse Orlof et de l’officier britannique m’apparaissait indiscutable. Hallucinations, étapes brûlées dans le cours logique d’un raisonnement! Que les esprits les plus froids me jettent la première pierre. Je passe ma main sur mon front. Aujourd’hui encore, après avoir réfléchi, et réfléchi sur le plus mince détail de mon aventure, il m’arrive parfois de douter de tout, d’elle, de ne plus savoir... Qu’on s’imagine alors l’horreur qui me saisit ce matin-là, dans les premiers instants où il me fut donné d’entrevoir mon inexorable avenir.
Mon avenir! Mais pourquoi ce fatalisme? ne suis-je pas enfin, un homme libre? Chers antidotes de ce vénéneux duo, Michelle, Walter, qui m’empêche de courir me blottir auprès de vous, aujourd’hui encore? Aujourd’hui, car, demain, je sens qu’il sera trop tard.
Je ne dormis pas. Comment dormir! Le colonel Prieur, à qui j’avais téléphoné de la Résidence, devait être à huit heures et demie chez le général, et moi aussi. J’aurais eu trop peur qu’on oubliât de me réveiller. Et d’ailleurs, je n’avais pas sommeil.
Tous à la fois, les moineaux s’étaient mis à chanter dans le petit jardin, sous ma fenêtre. Accoudé, je contemplais le Sannin. Les neiges de la grande montagne, du rose, étaient en train de passer au rubis sanglant. Des paysans trottinant sur leurs ânes allaient vers la ville.
Chez le général, mon énervement ne connut plus de bornes. Tandis qu’il parlait, mettant le colonel Prieur au courant, puis nous lisant le rapport qu’il venait de recevoir, j’avais toutes les peines du monde à contenir mon émotion.
— Vous aviez raison, avait-il dit en commençant sa lecture, ce sont les Kurdes qui ont fait le coup.
Me raidissant pour ne pas éclater en sanglots, j’écoutais l’énumération des détails atroces de ce guet-apens: le corps de d’Hollonne, haché de coups de couteau, et retrouvé au milieu d’une couronne de cadavres..., jusqu’au dernier instant, la servant lui-même, il avait dû manœuvrer la mitrailleuse de son peloton; Ferrières, décapité, et sa tête, horrible trophée, promenée jusque dans les rues de Mardin par les ignobles vainqueurs... d’autres choses encore, qu’on se refuse à écrire, à imaginer...
Le général avait terminé. Comme nous demeurions tous trois sans parler, un officier d’ordonnance entra, porteur d’un télégramme.
Gouraud le lut. Ses yeux brillèrent.
— C’est la réponse du capitaine Walter. Il m’annonce qu’il prendra le prochain paquebot.
Je m’étais levé.
— Mon général, j’ai une requête à vous adresser.
— Qu’est-ce que c’est?
— Walter ne sera pas ici avant quinze jours. Roussel est seul là-bas. Il faut que vous m’autorisiez à aller le retrouver. Je compte toujours aux méharistes.
Le Haut-Commissaire échangea un regard avec le colonel Prieur.
— Je suis heureux, dit-il, que vous m’adressiez cette demande. Je puis même dire que j’espérais, que je savais que vous me l’adresseriez. Mais je refuse.
— Mon général...
— Oui, je refuse, d’accord en cela avec le colonel. Vous faites votre devoir en demandant à partir là-bas. Nous faisons le nôtre en vous gardant ici. C’est une bien triste occasion que je choisis, Domèvre, pour vous dire en quelle estime je tiens votre effort, combien j’apprécie les services que vous ne cessez, depuis trois mois, de nous rendre aux renseignements. Votre colonel m’a fait bien des fois votre éloge. Vous resterez dans ce poste que vous n’avez pas sollicité. Si je n’avais pas eu le capitaine Walter pour prendre en main les malheureux éléments échappés à la tuerie, c’est au capitaine Domèvre que j’aurais fait appel, je vous le jure. Mais Walter est là. Ce n’est pas à vous que j’ai besoin de faire son éloge. À chacun sa tâche. Continuez, à Beyrouth, celle que vous avez si bien commencée.
Le ton était sans réplique. À partir de cet instant, je n’aurai plus guère que des occasions de m’accabler. Qu’il me soit permis, une dernière fois, en toute équité, de dire que j’ai fait en cette minute tout ce qui était en mon pouvoir pour me soustraire à mon destin. Que cela soit porté à ma décharge. Après, je n’ai plus été qu’un pauvre corps ballotté par les vagues.
Le colonel Prieur et moi, nous sortîmes silencieux de la Résidence. Dans l’automobile qui nous emportait vers le Grand Sérail, tout à coup il me dit:
— N’y a-t-il pas quelque chose qui vous frappe, dans toute cette histoire?
Et, comme je me taisais:
— Oui, une date, la date du voyage d’Hobson à Palmyre, de son prétendu voyage à Palmyre,—il est revenu par Bagdad. En avion, on fait vite un crochet par Mossoul, et à Mossoul on est bien placé pour refiler un discret mot d’ordre aux tchétès kurdes. C’était juste dix jours avant l’affaire. Dix jours! Ce ne serait pas la première coïncidence de cette sorte que nous relèverions à l’actif de ce cher ami. Mais, cette fois, la mesure serait un peu dépassée, n’est-ce pas? Quoi? qu’avez-vous?
Je venais d’éclater en sanglots.
— Mon colonel, mon colonel.
— Eh bien?
— Il fallait me laisser partir.
Gravement, il me dit:
— Calmez-vous.
Il reprit:
— Je suis de l’avis du général. Votre place est à Beyrouth. Vous en avez suffisamment vu, ici, depuis trois mois pour savoir que ce n’est pas seulement dans les steppes de la Djezireh que la bataille est engagée.
Je continuais de pleurer en silence. Il me mit la main sur l’épaule.
— Mon cher enfant, je comprends votre peine. J’aurais voulu travailler un peu aujourd’hui avec vous, bien que ce soit dimanche. Mais non! Il faut rentrer, vous reposer toute la journée, essayer de penser à autre chose. Demain, votre esprit aura besoin d’être clair et alerte. Votre énervement m’effraie un peu, savez-vous! Il n’y a rien, n’est-ce pas, dans cette surexcitation, qui ne soit l’effet naturel de votre douleur?
Là ont commencé les mensonges. Je fis signe que non.
— Eh bien, je vous le répète, il faut vous reposer.
L’automobile avait dépassé depuis longtemps la Remonte. Il donna au chauffeur l’ordre de faire demi-tour. Il tint à descendre, à m’accompagner jusqu’à la porte de ma chambre.
— Là, rentrez. Demain, nous mettrons les bouchées doubles. Il y a dans cette navrante histoire des points suspects que nous aurons à élucider de concert. D’ici là, du repos, du calme. C’est compris? Ce sont d’affectueux arrêts auxquels je vous condamne.
Devons-nous nous en prendre aux événements, ou portons-nous en nous-mêmes la source des complications qui nous accablent? Enfant, et, plus tard, jeune homme, combien de fois ne m’est-il pas arrivé de déplorer la monotonie de mon destin. «L’occasion, pensais-je, me sera-t-elle donnée une seule fois de la rompre?» Médiocrité bienheureuse, ah! comme tu me faisais alors horreur. Maintenant, je frémis en écoutant la voix mystérieuse qui me convie à cheminer sur l’étroit sentier où un faux pas suffit pour me jeter au gouffre. Du précipice, des buées empoisonnées montent vers moi. Que de paix apparente, pourtant, m’environne! Dans la chambre voisine, un brave homme de lieutenant sifflote. Je connais ses habitudes: il est en train de faire mousser le savon de sa barbe. C’est dimanche: il est libre, il est satisfait. Il ne connaîtra jamais l’inquiétude que crée un beau corps de velours noir incliné sur les entrelacs d’un tapis de Saraband.
J’étais sincère, je le jure, je n’avais pas l’intention de sortir de la journée quand, vers deux heures, j’envoyai un petit mot à Michelle pour m’excuser auprès du colonel Hennequin de ne pouvoir aller dîner chez eux. J’alléguai un violent mal de tête, et ce n’était pas un vain prétexte: les émotions successives de ces deux journées m’avaient, à la lettre, brisé.
C’était un des premiers jours de forte chaleur. Je m’étendis sur mon lit et ne tardai pas à m’assoupir.
Quand je me réveillai, le soleil couchant teignait d’orange les murs crépis de ma chambre. Il était six heures. Je me levai, étrangement dispos. J’avais soif, je descendis dans la salle de la popote et ordonnai au Sénégalais préposé à notre service de me donner quelque chose à boire. Il n’avait pas la clef de l’armoire aux liquides. Seule restait, dehors, une bouteille d’absinthe, aux trois quarts vide. J’en bus.
Je me vois encore, sur cette table de bois sans nappe, buvant cette mixture verdâtre. L’espèce de béatitude vulgaire où elle me plongeait me faisait trouver risibles, tout à coup, les appréhensions au milieu desquelles je m’étais endormi. Avais-je perdu le sens commun?
«Raisonnons un peu, me disais-je. D’Hollonne, Ferrières massacrés, c’est horrible. Mais cette horreur-là, est-elle la cause de mon trouble? Je sais bien que non. En toute autre circonstance, elle n’eût fait que décupler mes facultés actives. Alors, quoi? Hobson, peut-être, a préparé le coup. Et puis après? Serait-ce une surprise pour moi? Je sais bien que non. Athelstane, son entente possible avec lui?... Évidemment, tout est là.»
J’appelai le Sénégalais:
— Ya-Pô, va me chercher mon paquet de cigarettes, dans ma chambre, sur la table.
Il revint porteur des cigarettes. Pendant ce temps, je m’étais préparé une autre absinthe.
— Qui dîne ce soir, ici?
— Y en a personne, ma capitaine. Tous officiers manger dehors, en ville.
J’aimais mieux ça.
À sept heures, je me mis à table. J’expédiai rapidement mon repas. Puis, je remontai dans ma chambre, je me mis en civil.
Quand je me remémore par le détail ce tragique après-midi, je suis obligé d’avouer que ma controverse avec moi-même n’eut même pas l’élémentaire mérite de la sincérité. Ces heures, je les ai passées à essayer de me leurrer. Je n’avais qu’un désir, celui de revoir Athelstane. Mais la réalisation de ce désir, je le savais, était déjà un crime envers Michelle. Il fallait, hypocritement, le travestir. C’est ce que je fis, et l’absinthe m’a aidé à noyer, à mes propres yeux, ma duplicité.
— Si la comtesse Orlof a partie liée avec Hobson, mon devoir est de le vérifier. Et n’ai-je pas pour cela le meilleur des prétextes, un prétexte qu’elle m’a fourni, hier soir, elle-même?
Mon plan était fait. Il était d’une de ces espèces de folies qui paraissent infiniment raisonnables. La demie de huit heures venait de sonner quand je pris, devant la Remonte, le tramway qui mène au centre de Beyrouth.
⁂
Place des Canons, je cherchai une automobile conduite par un chauffeur musulman. Un chauffeur chrétien n’eût pas à cette époque accepté de me conduire, en pleine nuit, en pays druse. Le prix fut rapidement fait: six livres aller et retour.
— En avant!
La petite automobile venait à peine de s’engager sur la route de Damas que j’ordonnai au chauffeur de rebrousser chemin.
Une énorme lacune venait soudain de m’apparaître dans mon projet. Il me fallait, au Kalaat-el-Tahara, trouver Athelstane seule. Or, il pouvait fort bien se faire que quelqu’un fût auprès d’elle. Je devais donc, au préalable, m’assurer de la présence à Beyrouth de ce quelqu’un.
Guidant le chauffeur, j’atteignis bientôt, derrière le Grand Sérail, la porte de la maison d’Hobson.
— Ton maître est-il là? demandai-je au cawass qui venait à ma rencontre, dans l’escalier.
Il me fit signe que oui, s’effaçant pour me laisser entrer. En trois mois, je m’étais acquis les bonnes grâces de ce personnage. Je pus ainsi ce soir-là pénétrer brusquement, à peu près à l’improviste, dans le cabinet de travail du major.
Il était en pyjama, en train de travailler à sa table. L’abat-jour concentrait la lumière sur sa massive tête rousse. Elle ne se releva pas quand j’entrai. Il m’avait entendu venir, mais avait dû croire que c’était un domestique.
— Bonsoir, Hobson!
Il ne tressaillit qu’imperceptiblement.
— Oh! bonsoir. C’est vous?
J’étais près de lui, assez près pour discerner l’objet de son travail. Une carte d’état-major était sur son bureau, une carte ployée de telle façon que la région qui se trouvait en cet instant sous les yeux de l’officier de liaison britannique était la région sud de la Djezireh. Si j’avais pu avoir un doute, il m’eût été difficile de le conserver plus longtemps.
En m’apercevant, Hobson avait eu un mouvement pour couvrir ce coin de carte d’une feuille de papier. Mais il était trop tard. Un tel geste eût été le plus significatif des aveux.
Il a toujours été beau joueur. Il le fut. Il se renversa, en s’étirant, dans son fauteuil.
— Ah! je suis content de vous voir. J’étais en train de m’abrutir sur des papiers.
— Je ne fais que passer, dis-je. Deux mots seulement. Je dîne demain soir avec un ami qui n’est à Beyrouth que pour trois jours. Faites-moi le plaisir d’être des nôtres.
— C’est pour moi que sera le plaisir.
Nous nous regardâmes, avec le demi-sourire de deux hommes astreints entre eux au mensonge perpétuel, et qui ne sont pas dupes.
— Vous travailliez?
— Cette damnée frontière du Tigre, dit-il. Un rapport qu’on me demande. Quelque chose qui n’a pas beaucoup d’intérêt.
— Si peu d’intérêt que cela?
Je lui lançai un coup d’œil railleur. Ses paupières battirent légèrement. Je venais de marquer un point. Téméraire, je tins à poursuivre mon avantage.
— Une question, Hobson?
— Dites.
— Supposez qu’un agent à nous—en admettant que nos deux nations emploient encore, depuis la guerre, l’une contre l’autre, des agents secrets—eh bien! supposez donc que cet agent vienne me proposer de m’apporter ce rapport-là, combien, à votre idée, devrais-je lui donner?
Il me regarda à son tour.
— Oh! pas beaucoup, dit-il négligemment. Vingt mille livres sterling. Ce serait bien payé.
— Fichtre! je vous crois. Et pourquoi ce chiffre-là, plutôt qu’un autre?
— Oh! fit-il, c’est parce que je serais autorisé, toujours dans l’improbable supposition que vous venez de faire, à payer moi-même de cette somme le brave homme qui viendrait m’apporter tel de vos documents. L’Angleterre est une nation généreuse.
Nous rîmes, tous deux. Sur la muraille, l’ébène polie des casse-tête soudanais avait des reflets sombres.
— Quel document, Hobson, par exemple?
— Mon Dieu! par exemple le travail que vous êtes en train de poursuivre sur les chefs bédouins et leurs besoins personnels d’argent.
Parlant ainsi, il ne me quittait pas des yeux. Je ne bronchai pas. C’était vraiment de la très jolie escrime.
— Me voilà fixé sur ma valeur, dis-je, je vous en remercie. Mais n’exagérez-vous pas un peu, par amicale politesse?
Il allumait sa pipe, dont il tira une bouffée.
— Je n’exagère pas.
— Comment! Vous n’allez pas me faire croire qu’une statistique de cette sorte, vous n’êtes pas en mesure de la dresser vous-même.
— Assurément, dit-il, je peux. Mais le travail d’un adversaire est toujours le meilleur des moyens de contrôle. Tenez, quand j’étais petit garçon, au collège, j’étais le premier en mathématiques. N’empêche qu’aux compositions, et si persuadé que je fusse que mes problèmes étaient justes, j’essayais toujours de jeter un coup d’œil sur la copie de mon voisin. Cela raffermissait encore ma confiance, comprenez-vous? On est drôle, n’est-ce pas, quand on est petit?
— Très drôle, Hobson. Et quand on est grand?
Posément, il repliait sa carte, mettait de l’ordre dans ses papiers. Puis, il remplit à moitié deux verres de whisky.
— Je vous l’ai déjà dit, fit-il avec gravité. J’aime, j’aime beaucoup jouer le jeu contre vous.
— En attendant, c’est entendu pour demain soir, huit heures?
— C’est entendu.
Il avait les pieds dans ses pantoufles. Je pouvais être tranquille. Il n’avait pas, apparemment, l’intention de sortir ce soir-là.
Nous arrivâmes à Sofar un peu après onze heures. L’automobile s’arrêta, sur mon ordre, devant le petit café de la veille. Il était encore éclairé. A minuit moins le quart, nous repartîmes. Il n’y avait pas bien longtemps que minuit était passé lorsque la Ford, quittant la route d’Ain Zahalta, s’engagea sur le chemin de Djemal. Que d’événements en vingt-quatre heures! Ainsi, dans les tragédies, longuement, longuement, les événements générateurs s’échafaudent, s’accumulent... Puis, subitement, le drame se déclenche.
Nous pénétrions dans la gorge du Nahr-el-Haiyat. Le chemin, jusque-là lunaire et jaune, devint ténébreux. L’automobile ralentit sa vitesse.
— Halte! attends-moi.
L’eau des douves luisait faiblement à droite et à gauche du pont qui les franchissait pour aboutir à la grande porte de la cour d’honneur. Je m’étais muni d’une lampe électrique. Elle me fut nécessaire pour découvrir l’anneau de la sonnette. Je le tirai. Une cloche grêle tinta, très loin, dans l’obscurité.
Un bruit de pas naquit, grandit. Un guichet s’ouvrit dans le bois épais de la porte. Une voix m’interpella en arabe.
— Qu’est-ce que c’est?
— De la part du commandant Hobson, répondis-je dans la même langue. Pour ta maîtresse. Communication urgente et importante.
La porte s’entrebâilla pour me laisser passer. Je ne m’étais pas trompé. Quel sésame, le nom de cet Hobson!
Deux hommes m’accueillirent et refermèrent la porte. Ils m’encadrèrent, et nous traversâmes ensemble la cour ténébreuse. Je ne distinguais pas leurs traits. Ils étaient de taille moyenne, et vêtus, comme les Égyptiens de la ville, de longues chemises blanches.
Nous pénétrâmes tous trois dans une immense salle d’attente. Accroupi sur des tapis, ayant à son côté un plateau avec une tasse de café, un vieillard faisait des réussites. C’était un nègre monstrueux, aux bajoues flasques et pendantes. Son petit œil cruel m’interrogea. Imperturbable, je lui répétai ma phrase.
Il demanda:
— De quoi s’agit-il?
— J’ai ordre de ne le dire qu’à ta maîtresse, répondis-je.
— Elle dort.
— Ce n’est pas vrai.
— Je te dis qu’elle dort.
— Réveille-la.
Il poussa un grognement. Mais mon ton lui en avait imposé. Il se leva pesamment, et je restai seul avec mes deux introducteurs.
J’eus le temps de jeter un coup d’œil sur la salle où je me trouvais. Ah! le bel endroit pour jouer Zaïre. Une énorme architecture franque, avec des ogives et des piliers sombres. Aux murailles étaient accrochées des panoplies: cottes de mailles, haches d’armes, boucliers ronds, et le casque sarrasin, avec sa pointe longue et fine.
Bientôt, le nègre fut de retour.
— Viens, dit-il.
Je le suivis. Il allait, tournant des commutateurs; des corridors, des escaliers s’éclairaient successivement sur notre passage, et, derrière nous, retombaient dans l’ombre. Je donnerai une autre fois, à loisir, une description de ces lieux, destinés à me devenir plus familiers que mon étroite chambre de la Remonte. Arrivé devant une immense porte de bois précieux, mon guide l’ouvrit et s’inclina, me faisant signe d’entrer.
Du premier coup, au milieu du luxe bizarre qui l’entourait, j’aperçus la comtesse Orlof. Elle lisait. Ses cheveux dénoués inondaient ses épaules. Jamais je ne les aurais crus aussi opulents. Une tunique diaphane laissait deviner à peu près tout son corps. Ah! pour qu’on se gênât si peu avec l’envoyé, qu’est-ce que ce devait être avec l’envoyeur!
En m’apercevant, elle s’était levée. Mais je ne lui laissai pas le temps de revenir de sa surprise.
— Philippine! criai-je.
Elle avait retrouvé tout son empire sur elle-même.
— Bravo! dit-elle, bravo! Tous mes compliments, capitaine Domèvre!
D’un geste sec, elle avait ordonné au nègre de se retirer. Nous demeurions seuls, face à face.
Elle répéta:
— Tous mes compliments!
En même temps, elle me considérait d’un air à la fois satisfait et ironique.
— Bien joué, capitaine. Il est certain que, si vous vous étiez fait annoncer sous votre nom... Mais pourquoi, je vous prie, avoir choisi le nom du commandant Hobson?
— Il est vrai, dis-je. J’aurais pu me réclamer aussi bien de celui de Djemal pacha.
— Vous êtes plus sot qu’impertinent, fit-elle avec beaucoup de calme.
Elle reprit:
— Dites-moi, avez-vous fait cette expédition pour demeurer ainsi, comme un cierge, devant ma porte? Est-il d’usage, chez vous, que les prix d’excellence n’osent pas gravir l’estrade où les attend la couronne de papier vert?
Elle s’était assise, et me faisait signe de venir à elle. J’obéis assez gauchement. Elle continuait à m’observer. Puis, elle alluma une cigarette.
— J’ai perdu, murmura-t-elle. C’est bien, je paierai. Que pensez-vous que je vous aurais demandé, si j’avais gagné?
Je ne répondis pas.
— C’est une auto militaire qui vous a conduit jusqu’ici? dit-elle après un instant de silence.
— Non, madame. C’est une auto que j’ai louée.
— Elle est là?
— Oui.
Elle sonna. Le poussah noir reparut.
— Atar-Cull, ordonna-t-elle, paie le chauffeur du capitaine, et dis-lui qu’il peut s’en aller.
Derechef, nous fûmes seuls. Elle me regardait en souriant.
— Vous ne me déplaisez pas, avec vos manières, dit-elle. Mais combien vous m’eussiez plu davantage si, avant de sonner à ma porte, vous aviez renvoyé vous-même votre automobile. J’aime qu’on ait confiance en soi.
Arrivé au point culminant de mon récit, je me recueille. Je regarde en arrière. Tout mon passé me réapparaît: mon enfance, traînée de garnison en garnison; les relations sitôt dénouées que nouées; les villes où l’on arrive par une nuit pluvieuse, Abbeville ou Castres, selon qu’en a décidé quelque sous-chef de bureau de la rue Saint-Dominique; les études poursuivies de bric et de broc; les distributions de prix où l’on n’a jamais que des mentions, parce qu’on est arrivé en retard, les compositions du premier trimestre déjà faites; le baccalauréat, passé tant bien que mal; Saint-Cyr; la guerre qui vous jette, pauvre enfant épouvanté de sa responsabilité, à la tête d’une section de soixante hommes... Quelle destinée paradoxale! Où a-t-on eu le temps, l’occasion d’apprendre les terribles secrets de la vie? Quelle excuse pour des nerfs soumis depuis la plus tendre jeunesse à des ébranlements aussi chaotiques!... Et soudain, après un cauchemar de quatre ans, l’Orient pâle et rose, le prestige des victorieux, les parfums, les femmes et les fleurs au bord de la mer sonnante, les factices fortes soldes, un mirage auquel de meilleurs, de plus forts que moi se sont laissé prendre. Tout le monde n’est pas Walter.
Les premières chaleurs entouraient la ville, au soleil levant de leurs buées malsaines. Dans les marigots verdâtres, les grenouilles coassaient avec un acharnement sans cesse accru. Les casques de toile avaient remplacé les képis. Une taie poussiéreuse recouvrait les oliviers et les cactus. Le Liban, dépouillé de ses dernières neiges, s’érigeait dans l’azur implacable, énorme et rouge. Le temps d’Aley était venu.
Aley, c’est la localité estivale du Beyrouth administratif et mondain. Une famille un peu aisée se croirait déshonorée de passer l’été au ras des flots. À partir du 15 juin, c’est donc, sur la route de la montagne, un cortège ininterrompu de camions qui déménagent la moitié d’une cité et l’emportent là-haut, à huit cents mètres, au niveau des nuages, sur un balcon rocheux d’où la ville apparaît, fiévreuse et lasse, dans son bain de vapeurs stagnantes. Là, l’air, dépouillé des miasmes, souffle, plus frais et pur. On se sent revivre. Les nuits sont presque froides. «Vous savez, il faudra vous couvrir.» Travail réduit, sieste, tennis, visites de voisinage... Et le soir, au son d’un jazz-band qu’alimentent les pitoyables rescapés russes, les molles jeunes femmes d’Asie, dans leurs linons de la rue de la Paix, sur les terrasses des hôtels illuminés, dansent avec les officiers et les marins.
Son père étant retenu à Beyrouth par les obligations de son service, Michelle n’avait pu venir s’installer à Aley. Elle m’avait vu partir avec un chagrin mal dissimulé, un chagrin que ma promesse de descendre dîner chez eux aussi souvent que quand j’étais à Beyrouth n’avait guère dissipé. Dès ce moment, se doutait-elle de quelque chose? je l’ai toujours ignoré. Chère Michelle! Si elle avait pu savoir comment je me traitais dans mes moments de sang-froid... Mais ces moments se faisaient de plus en plus rares.
Si la distance entre Michelle et moi avait augmenté, en revanche celle qui me séparait de Mme Orlof se trouvait diminuée des deux tiers. En une demi-heure, on allait d’Aley au Kalaat-el-Tahara. Ainsi, dès le début, j’ai pu me trouver journellement auprès d’Athelstane sans que mes occupations aient eu à en souffrir. Bientôt, ces minutes licites de liberté ne m’ont plus suffi. Petit à petit, j’ai senti mon travail me devenir une gêne. J’en suis arrivé à envier les oisifs, ceux que l’argent rend maîtres de leur destinée. L’argent! je crois que c’est la première fois que j’écris ce mot ici. Hélas! ce ne sera pas la dernière.
Je quittais le Kalaat-el-Tahara chaque matin, vers huit heures. Dès que l’aube commençait à arracher à l’ombre les mille détails précieux de la chambre d’Athelstane, je me réveillais. Accoudé, je regardais, des heures entières, le beau corps endormi. Il avait la calme et magnifique impudeur de la nudité. Le fard de la veille, d’écarlate à ses lèvres, était devenu rosâtre. Le cercle noir du khôl avait fait place, autour des paupières, à une sorte de halo langoureux et mauve qui me faisait frissonner d’orgueil. Le visage, délassé par le sommeil, était aussi virginal que celui de Michelle. Retenant ma respiration, je m’approchais. Nos deux fronts se touchaient presque. Que contenait-il, le sien, ce mince front pâle? Je m’approchais davantage encore. Elle souriait légèrement, comme dans un songe. Alors, fou de la crainte de l’éveiller, je me levais. Le soleil, filtrant à travers les rideaux, commençait à jouer sur les merveilleux tapis accumulés dans cette chambre. Il faisait miroiter le bleu noir des Salvanabads, le vert mourant des Jordes, le gris des Sennès, le rouge feu des Khorassans. Comme un gazon moelleux et élastique, ils amortissaient le bruit de mes pas. Je gagnai la porte. Appuyé d’une main à la colonnette de marbre, de l’autre, soulevant la tenture de Damas, je contemplai encore Athelstane endormie, avec autant d’émoi que si j’avais dû ne jamais la revoir.
Dehors, c’était l’éblouissement d’une matinée estivale dans le Liban. Comme des oiseaux dans les arbres, des chèvres, à cent pieds au-dessus de ma tête, bondissaient de rochers en rochers. La brise du matin balançait au flanc des vieilles murailles des écharpes d’un lierre tout bourdonnant d’insectes. Les serviteurs druses, muets et graves, allaient et venaient. Sur l’eau des douves, les cygnes de Falkenhayn glissaient, beaux oiseaux nordiques surpris de naviguer sous cet éclatant ciel bleu. Une des voitures d’Athelstane me ramenait jusqu’à Sofar. Là, je montais dans une Ford de louage, ne tenant pas à être aperçu par les gens d’Aley seul dans la somptueuse Mercedes de Mme Orlof. C’était le début, encore. Vers la fin, je n’ai plus eu autant de scrupules.
Pendant la journée, je vaquais à mes occupations, je prenais mon repas de midi avec quelques camarades qui, dans les premiers temps, me plaisantaient amicalement sur ma bonne fortune. Vers huit heures, Athelstane descendait de son automobile devant l’hôtel du Belvédère, où nous dînions ensemble. Les soirs de bals—ces bals dont elle était la reine—elle restait à Aley jusqu’à trois heures du matin. Les autres soirs, à minuit, nous étions toujours de retour au Kalaat-el-Tahara.
Château de la pureté, demeure maudite et sacrée, où j’ai passé quatre mois de ma vie que je ne renierai jamais, je ne vous en veux pas, je le répète encore, je le répéterai toujours, d’avoir été le décor dans lequel je me suis désagrégé. Vos murs étaient jadis symbole et garantie de force. Dites, pourtant, s’ils n’ont pas été quelquefois témoins d’une déchéance pareille à la mienne. N’y a-t-il pas eu des barons de chez nous—et des plus rudes—qui, sous les embûches de la mollesse asiatique, ont, eux aussi, sombré?
La nuit, de retour dans le château endormi, il nous est arrivé, à Athelstane et à moi, de prolonger jusqu’au matin nos veilles. Je vois encore nos deux ombres s’élevant dans les énormes escaliers tournants. Nos pieds glissaient sur les marches polies, usées en leur milieu par les semelles de fer des persants chevaliers qui les gravirent jadis en hâte, lorsque la trompette d’alarme convoquait chaque combattant à son créneau ou à son échauguette, et que la vallée environnante était couverte de la mer des lances, au-dessus desquelles ondulait la bannière verte de Bibars ou de Saladin. À mesure que nous montions, l’escalier se faisait plus étroit et la muraille plus épaisse. Un pas encore, et c’était, avec une bouffée de vent, la terrasse barlongue du donjon. Quel calme émerveillement! Le ciel, au-dessus de nos têtes, fourmillait d’étoiles. À nos pieds, dans les ténèbres, les cris des chacals se mêlaient aux cris plus rauques des hyènes. Ce paysage n’avait pas bougé depuis l’époque où les chevaliers du Temple en avaient la sauvegarde, depuis le temps des princes français d’Édesse, d’Antioche et de Tripoli. Nous étions allongés sur des tapis, fumant, buvant des orangeades. Athelstane parlait, et, parce que l’obscurité me dérobait à peu près ses traits, je trouvais pour lui répondre et même parfois pour la questionner une audace qui m’eût fait défaut au grand jour.
— Que t’a-t-on encore dit de moi aujourd’hui? demandait-elle.
Je ne répondais pas.
— Tu ne veux pas me le raconter? Les femmes?
— Elles savent que tu es belle. Cela suffit pour qu’elles ne t’aiment guère.
— Je me moque de leurs appréciations. Et les hommes?
— Il n’y a pas trois jours, tu dînais chez le général, et tu étais à sa droite. Quel mal veux-tu que les hommes, dans ce pays, osent dire de toi?
— Ta, ta, ta! On t’a bien raconté, tu en conviens toi-même, que je suis une espionne anglaise.
— On ne me l’a pas raconté. Il est vrai qu’on a pu me le laisser entendre.
— Et qu’en penses-tu, toi?
— J’en pense que, si je le croyais, je ne serais pas ici.
— Tu aurais tort, et, en outre, tu abuserais étrangement du mot amour, que tu me prodigues. Bel amour, vraiment, celui qui prendrait fin devant la démonstration de mon indignité. Mais tu calomnies tes sentiments pour moi, mon enfant. Je te l’affirme: tu m’as aimée tout en te défiant de moi.
— Mon métier me commande la défiance. Et cette défiance, ne l’as-tu jamais justifiée?
— Notamment?
— Écoute, il y a ici un homme contre lequel je lutte. La première fois que je suis entré chez lui, qu’y ai-je trouvé? Ton parfum.
— Mon enfant, tu vas m’obliger à te dire des choses pénibles. Si, il y a deux ans, par exemple, tu étais entré un jour, à l’improviste, dans la garçonnière de ton camarade le lieutenant Fabre, là aussi, tu aurais pu l’y sentir, mon parfum. Ce qui n’empêche pas que j’aurais le droit de rire de ce brave Hobson, s’il en prenait acte pour insinuer que je suis à la solde de la France. Je pourrais te donner plusieurs autres exemples... Mais non, il vaut mieux que je m’arrête, n’est-ce pas? Remarque que je ne cherche pas à me défendre. Au fond, tout cela m’amuse, n’est pas banal. Écoute, pourtant. À la place où tu es assis présentement, trois hommes se sont assis tour à tour, mes hôtes illustres. Nous causions de façon libre, comme nous le faisons ce soir, sous cette sombre voûte étoilée. Le premier fut Djemal pacha. Je le vois encore, petit et têtu, avec les tresses d’or de ses épaules qui luisaient sous la lune. Il parlait lentement, la tête baissée. C’était au moment de vos plus mauvais jours, vers mars 1918, quand l’armée anglaise fichait le camp, l’arme sur l’épaule, du côté de la mer, laissant une fois de plus à vos bons territoriaux le soin de boucher la route de Paris. Tous les espoirs étaient permis aux Allemands et aux Turcs. La certitude du succès rendait Djemal loquace. «Comment, me demandait-il, pouvez-vous...»
— Il te disait: vous?
— Je te prie de ne pas m’interrompre par des sottises, et de ne pas mêler d’oiseuses nuances sentimentales aux questions de haute politique que nous sommes en train de traiter. «Comment, me demandait donc Djemal, continuer à vous sentir attirée par cette France que nous tenons sous notre botte, vous, une femme intelligente?» Je te fais grâce de ma réponse. Huit mois après, changement de décor. Allenby dînait un soir ici, avec son état-major. C’est une espèce de géant qui cherche ses mots. «Comment pouvez-vous, me demanda-t-il après mon whisky, qu’il daigna trouver bon, comment, vous, une femme intelligente, pouvez-vous continuer à avoir du goût pour ces Turcs barbares?» Il n’y a pas un an, toujours à la même place, c’était Gouraud. Il me taquinait sur ce qu’on appelle ma drusophilie. «Comment pouvez-vous, vous, dont j’ai eu l’occasion de connaître les véritables sentiments, faire contre nous, dans ce pays, le jeu de l’Angleterre?» Le cercle est fermé, tu vois, par les propos de mes trois fameux interlocuteurs. S’y reconnaisse qui pourra! Moi, je ris et je laisse dire. Tiens! parlons d’autre chose. Sais-tu ce que c’est que cette étoile à cinq branches que tu portes, brodée sur ton col, sur ton képi? En connais-tu le sens?
— Non, faisais-je, décontenancé par de telles sautes dans la conversation.
— Tu me peines. Tu me rappelles ces pauvres curés qui revêtent chaque jour des ornements dont ils n’ont jamais soupçonné l’admirable sens symbolique. Crois-tu que ce soit sans raison que ce talisman ait été brodé sur votre uniforme, à vous, les soldats du désert, exposés sans cesse aux maléfices des esprits des sables et des vents brûlants? Cette étoile, c’est le pentagramme magique, le pentagramme d’Agrippa, de Pierre d’Alban et de Stanislas de Guaita. Je le préfère, pour ma part, au sceau de Salomon. Il symbolise la lutte de la sensualité et de l’esprit, et comme le nombre de ses branches est un nombre impair, il y a toujours un de ces deux principes qui est plus fort que l’autre. Grâce au pentagramme, nous devons parvenir à faire triompher à notre guise celui des deux principes pour lequel nous avons le plus de goût. Qu’est-ce que c’est que l’étonnement que je sens en toi? Vas-tu me faire regretter de te parler autrement qu’à ceux avec qui je fox-trotte? Sur quelle terre te crois-tu donc, mon ami? Ne sais-tu pas que celle-ci est la terre de Médée et que nous autres, femmes d’Asie, femmes que l’Asie a séduites, a façonnées, nous sommes toutes plus ou moins magiciennes? Songe à la reine de Saba et à la sibylle d’Endor. Zénobie détenait les puissants secrets des mages chaldéens et de la kabbale araméenne. À Rome, on croyait, et on n’avait pas tort, que Cléopâtre dans Tarse et Bérénice dans Césarée avaient jeté un sort à Antoine et à Titus. Un jour, quand on te laissera un peu tranquille avec ton travail, je te conduirai dans le Kesrouan, sur la tombe de la prophétesse Hendyé et, dans le Chouf, sur la tombe de cette lady Hester Stanhope, qui interrogeait les astres, et que votre Lamartine vint entretenir gravement de démocratie et de liberté. Là, je te le jure, tu récolteras des lumières qui ne te seront pas inutiles, même pour tes rapports confidentiels. Tu apprendras à pénétrer l’essence d’une terre qui ne ressemble à aucune autre. Toutes ces femmes, pour qui crois-tu qu’elles ont, comme vous dites, «travaillé»? Pour elles, mon petit, pour elles. Ah! qui pourra jamais dire l’orgueil qui dut étreindre lady Stanhope le jour où, dans Palmyre, quarante mille Bédouins la saluèrent pour leur souveraine. Quant à moi, lorsque je traverse une bourgade druse, et que les petits enfants viennent en foule me baiser les mains, je sens courir sur tout mon corps un frisson comme l’amant le plus musclé ne pourra jamais m’en procurer. Mais assez causé pour cette nuit. À propos, où en sont tes affaires avec ta petite fiancée?
— Je dîne, demain soir, chez elle, répondis-je sèchement.
— À la bonne heure. Tu lui feras mes amitiés. Elle est charmante, cette enfant, et je crois que tu seras très heureux avec elle.
⁂
J’avais passé le dimanche auprès d’Athelstane. Le lendemain, à la pension, deux de nos camarades manquaient, à l’heure du déjeuner.
— Où sont-ils?
— Ils ont prévenu, dit le capitaine Mauduit. S’ils ne sont pas là à midi et demi, nous nous mettrons à table. Lemercier est retenu à son bureau. Quant à Roche, il s’est laissé tenter par l’automobile de Walter; il est descendu avec lui à Beyrouth.
— Walter, des méharistes?
— Oui, parbleu! Il n’y a pas deux Walter.
— Il est ici?
— Il y était. Il n’y est plus. Il est arrivé hier. Il a déjeuné chez le général, puis dîné avec Roche. Ce matin, il est reparti pour Palmyre par Tripoli. La route de Damas le dégoûte; il préfère la route d’Homs. Roche l’a accompagné jusqu’à Beyrouth.
L’annonce de cette arrivée et de ce départ brusques me laissait sous une impression désagréable. Je n’avais pu voir Walter lors des deux jours qu’il avait passés à Beyrouth deux mois auparavant, quand il était rentré précipitamment de France, rappelé par la dépêche du général... Et voilà que j’avais la malchance de le manquer une seconde fois.
Le capitaine Lemercier survint. Il était du premier bureau. C’est lui qui, d’ordinaire, apportait les «tuyaux».
— Vous savez la nouvelle? dit-il. Prieur est nommé général.
— Bravo! firent tous les officiers.
— C’est un chic type, celui-là, dit le lieutenant Pfeiffer. Quelqu’un qui va bien le regretter, c’est le capitaine Domèvre. Il n’est pas possible de gagner au change. Est-ce que son successeur est désigné?
— Pas encore.
— On peut se mettre à table. Voici Roche.
Il arrivait, couvert de poussière.
— Sacrée route d’Aley! dit-il en enlevant ses lunettes fumées. En août, à midi, c’est une fournaise.
— La route d’Ain Zahalta est bien plus agréable, fit le lieutenant Pfeiffer.
Il avait dit cela dans l’innocence de son âme. Tous rirent. Pfeiffer devint rouge comme une tomate. Je fus obligé de sourire.
J’étais assis entre Pfeiffer et Roche. Tandis que les autres commentaient les états de service du colonel Prieur et la mauvaise qualité des sardines qu’on nous servait enhors-d’œuvre, je m’adressai à voix basse à Roche.
— Dis donc, tu as vu Walter?
— Je le quitte.
— Comment était-il ici?
— Il a profité d’un avion, de Palmyre à Raiak. Il est venu parler au général de la réorganisation de sa compagnie. Gouraud lui avait dit de saisir la première occasion. Il paraît que tout marche, là-bas, aussi bien que possible, après un tel coup.
— Il est reparti?
— Oui, à dix heures.
— Écoute donc, tu sais fort bien que je suis toujours à mon bureau à neuf heures. Il me semble que tu aurais pu proposer à Walter...
— Qui te dit que je ne l’ai pas fait?
— Eh bien?
— Mon cher, puisque tu insistes, je t’apprendrai que ma proposition n’a eu aucun succès. Entre nous, je crois que Walter t’en veut un peu, et peut-être n’a-t-il pas tout à fait tort.
Je me tus. Roche faisait allusion au précédent passage de Walter. Il était arrivé plus tôt qu’on ne l’attendait. J’étais invité, ce jour-là, chez la comtesse Orlof. Je n’avais pas pu me décommander. Le lendemain, lui-même n’était pas libre. Bref, il était reparti sans que j’aie pu le voir. Il m’était resté de ce malentendu un sentiment de malaise que le contretemps d’aujourd’hui venait d’accroître encore.
Je hasardai:
— Il n’a pas parlé de moi?
— Si, en ayant l’air de ne pas le faire. Il a dit: «Je ne te demande pas de nouvelles de Domèvre. Il doit être toujours très occupé.» Il a ajouté, en donnant un coup de poing sur une table: «On me nommerait tout de suite colonel, tu m’entends, colonel, que je ne voudrais pas de la vie idiote que vous menez ici.» J’en ai pris pour mon grade, mon vieux, mais pas trop, car j’ai compris que, par-dessus ma tête, c’était surtout à toi qu’il s’adressait. Tu connais Walter. Il est jaloux comme une femme, et...
Roche ne put achever sa phrase. Je m’étais mis à causer avec le lieutenant Pfeiffer. Ce brave garçon, ex-adjudant aux méharistes, n’avait certainement que des lueurs fort vagues sur l’étoile à cinq branches de son képi. Il était en train de déplorer l’insuffisance en alcool du vin de l’intendance. Il eut l’agréable surprise de me voir appuyer énergiquement son point de vue.
Le colonel Prieur n’arriva qu’assez tard au bureau. Je l’attendais avec impatience. Je n’aurais pas voulu être des derniers à le féliciter. Il avait toujours été si bon pour moi.
Il n’essayait pas de cacher sa joie.
— Mon cher ami, dit-il, c’est un de ces jours où l’on voudrait que tout le monde fût heureux autour de soi.
Ce préambule me mettait peu à l’aise, précisément parce que j’avais quelque chose à lui demander.
Il reprit:
— Hennequin vient de me téléphoner pour me féliciter. C’est d’autant plus gentil de sa part que je lui passe un peu sur le dos, vous savez. Je l’ai invité à dîner ici après-demain, avec sa fille. Vous êtes content, je pense?
— Très content, mon général.
— Je ne sais pas encore le nom de mon successeur. Mais vous pouvez être tranquille. Je lui dirai ce qu’il faudra, notamment pour votre congé. Il est entendu que vous partez toujours en novembre?
— Mon général, c’est à ce propos que j’aurai une requête à vous adresser.
— Qu’y a-t-il?
— Je me sens un peu fatigué. Mon travail, d’autre part, est à jour. Je voudrais que vous m’autorisiez à prendre tout de suite une semaine, sur mon congé.
— Vous êtes fatigué, dit-il, et une ombre avait passé dans son regard. Il vaut mieux n’en pas parler à Michelle, n’est-ce pas? Elle pourrait s’inquiéter.
Je devinai qu’il n’était pas dupe. Il y avait dans cet homme autant de délicatesse que de bonté.
— Vous aurez votre semaine. Prenez-la le plus tôt possible, tant que je suis là.
La joie avait fait place sur son visage à un air soucieux. Je sentis davantage combien il m’aimait.
— Mon ami, dit-il gravement, je regretterai beaucoup, beaucoup, de vous laisser.
Cette phrase avait un double sens, que je ne voulus pas comprendre.
⁂
Sur la maîtresse tour de son château, Athelstane parlait. La nuit accumulait autour de nous ses profondeurs sombres.
— Je crois, disait-elle, qu’il commence à y avoir un malentendu entre nous. Ce soir, n’as-tu pas été sur le point de me faire une scène ridicule, parce qu’un imbécile a dansé avec moi! Laisse-moi te dire que tu en verras d’autres. Que crois-tu donc que je sois pour toi? Te figures-tu que je t’ai concédé un droit quelconque sur ma vie? Je tiens à fixer tout de suite nos positions respectives. Deux ou trois petites histoires vont m’y aider, et quand tu les auras entendues, tu sauras sinon qui je suis, du moins que tu as affaire à quelqu’un qui n’aime pas à se laisser marcher sur les pieds. Bien que jeune encore—je pense que je t’en ai fourni des marques moins sophisticables qu’un acte de naissance—j’ai eu déjà pas mal de petites occasions de prouver aux gens qu’une femme comme moi a à ses dispositions d’assez jolies vengeances. Écoute plutôt l’histoire rouge.
«Je l’appelle l’histoire rouge à cause du décor où elle s’est passée: un charmant bateau de fleurs, avec des tentures et des coussins écarlates. Ce n’est pas à un de mes amants—perds, entre parenthèses, le sursaut de mauvais goût que tu as quand tu m’entends prononcer ce mot—ce n’est pas, dis-je, à un de mes amants que j’ai joué ce tour, c’est bel et bien à mon vieux mari, le comte Alexis Orlof. Il venait de m’épouser, et je trouvais désobligeant qu’il continuât en dehors de moi ses débauches. C’était à Canton, une des plus curieuses villes de la terre. J’étais encore à peu près vierge, et je m’ennuyais énormément à souffler, toute la sainte journée, dans une pipe de jade, des bulles de savon que je faisais sauter, valser sur des soieries roses et bleues, qui leur donnaient un éclat extraordinaire. C’était beau, mais monotone, à la longue. Il y avait aussi l’opium, mais je te confie en passant qu’ayant goûté à toutes les drogues, je ne me suis adonnée à aucune, parce qu’elles tuent, toutes, la seule chose qui m’intéresse un peu dans le domaine sensible, la volupté. Bref, je me rasais ferme. Un jour, il me vint l’idée d’une bonne plaisanterie, et je la mis aussitôt à exécution. On m’avait appris que mon mari passait toutes ses soirées dans un bateau de fleurs auprès d’une petite Chinoise qui portait le nom un peu prétentieux d’Étoile de Fumée. Il arrivait à onze heures, faisait ce qu’il avait à faire, puis me revenait, en assez mauvais état, vers quatre heures du matin.
«Immédiatement, grâce à une petite canaille de vice-consul français qui me faisait la cour, j’achetai la complicité de la patronne du bateau, et, vers les deux heures de l’après-midi, je m’amenai à bord, avec mes frusques, seule. Le petit vice-consul, inquiet des suites de l’aventure, m’avait manqué de parole au dernier moment.
«J’ai fréquenté bien des lieux de ce genre. Mais, tous, ils suent l’ennui le plus morne, le plus douteux. Les plus riches ont un air de bourgeoisie cossue qui vous fait amèrement regretter les joies de la famille. Quelle horreur! Tu ne peux, en revanche, te figurer le charme d’un bateau de fleurs. On y sent, parmi les lourds parfums, comme une odeur d’églantier, un peu de la fraîcheur qu’a au printemps la brise qui dévale sur les herbes vertes. Et le silence, tu m’entends, et le clapotement sourd de l’eau du grand fleuve qui s’écoule inlassablement dans la nuit. Elles, les femmes, elles ne parlent jamais. Elles sont immobiles, dans leurs atours d’idoles, et des hommes qui n’étaient pas des moines, je t’assure, m’ont affirmé avoir passé des heures entières auprès d’elles sans rien faire d’autre que les contempler.
«Tout l’après-midi, je demeurai enfermée dans la cabine d’Étoile de Fumée. Ma nouvelle amie avait appelé une de ses compagnes. Elles mirent quatre bonnes heures à me transformer. Les pendeloques et les soieries que j’avais avec moi ne servirent pas à grand-chose. Celles d’Étoile de Fumée étaient plus belles. Elle me les prêta.
«Quand tout fut fini, je me regardai dans un miroir et je fus radieuse et épouvantée de ne pas me reconnaître. Je voudrais que tu aies pu voir le tragique masque blanc qu’était devenu mon visage. Elles m’avaient rasé les sourcils pour me les refaire, au crayon gras, deux centimètres plus haut, presque au milieu du front. Dans ma blême face de Pierrot, mes lèvres, mes narines avaient l’air de petites blessures saignantes. Nous rîmes d’abord toutes trois comme des folles. Puis, gravement, accroupies sur la plante de leurs pieds, elles se mirent à me donner une leçon d’impassibilité.
«À sept heures, nous soupâmes avec des sucreries que j’avais apportées. Puis je donnai dix taëls à Étoile de Fumée.
«— Va-t’en chez ta mère. Tu as congé. C’est moi qui, cette nuit, suis la maîtresse, ici.
«Elles partirent. J’avais encore deux bonnes heures à attendre. Je m’accroupis sur mon coussin, dans la position qu’elles m’avaient indiquée, et je ne bougeai plus.
«Les événements se chargent souvent de corser les meilleures farces que nous pouvons faire. Vers neuf heures, il y eut soudain un remue-ménage de tous les diables. Le bateau venait d’être pris à l’abordage par des matelots d’un cuirassé américain, le Beecher-Stowe, je crois, mouillé le matin même dans le port de Canton. La marine des États-Unis est encore une jeune marine, mais qui ne demande qu’à faire ses preuves. Éplorée, la patronne était venue me dire en toute hâte que j’avais encore le temps de filer. Mais pense donc comme je profitai de son conseil! J’avais une occasion unique de donner à mon mari une leçon comme il m’eût été impossible d’en imaginer d’aussi complète.
«Presque aussitôt, six de ces jeunes brutes firent irruption dans ma cabine. Ivres plus qu’on ne saurait dire, ils ne purent se mettre d’accord entre eux, et commencèrent à se battre comme des forcenés à qui m’aurait. J’entendais le bruit mat des coups de poing sur les visages, sur les torses... Pan! Paf! Pan! Tout ensemble, j’étais folle de peur et de joie. Finalement, le plus fort, ou le moins ivre, eut raison des cinq autres et les mit dehors, sauf un, qui était trop abîmé, et qui demeura tout de son long par terre, sans bouger. Le vainqueur resta près de moi une demi-heure. En me quittant, il me laissa cinq dollars, ce qui était, paraît-il, très convenable. Je les ai toujours.
«Mon mari était le plus ponctuel des hommes. À onze heures précises, il faisait à son tour son entrée dans la cabine. On avait emporté le marin abîmé, et j’avais eu le temps de remettre un peu d’ordre dans ma toilette. Il me reconnut assez vite, et son ahurissement couronna comme je le désirais cette nuit mouvementée. C’était un véritable gentilhomme. Il ne se laissa aller à aucune manifestation déplacée. Moi, de mon côté, je ne lui fis grâce d’aucun détail, et, si maître de lui qu’il fût, je sentis que certains d’entre eux lui parurent d’assez mauvais goût. Je trouvai qu’il ne manquait pas d’aplomb. Qu’en dis-tu? Tu ne me réponds pas? Tu es de son avis, peut-être?... Écoute, alors, l’histoire blanche.
«Pourquoi je l’appelle l’histoire blanche? Comme l’autre, toujours, à cause du décor. C’était en 1907. J’étais à Saint-Pétersbourg, avec mon mari. On parlait sérieusement de lui pour une ambassade. Le ministre de l’Intérieur, tout-puissant à la cour, était le comte... Non, je ne te dirai pas son nom maintenant. Tu saurais tout de suite la fin de l’histoire. Laisse-moi ménager mes effets. Nous avions un splendide appartement sur la Newsky, et nous y donnions force fêtes, pour bien prouver que mon mari était digne de l’emploi qu’il postulait. Le ministre de l’Intérieur—appelons-le X...—était un assidu de ces fêtes. Je devinai vite que je lui plaisais, et, un soir, entre deux portes, il m’en donna la certitude, de la voix et du geste. Il me murmura notamment que, si je voulais, je serais, avant un mois, ambassadrice à Madrid. Je répondis par une paire de gifles. Ni lui ni l’Espagne ne me disaient rien. À partir de cet instant, je n’eus pas, tu peux m’en croire, de meilleur ennemi.
«L’ambassade de Madrid reçut son titulaire; puis celle de Bruxelles; puis celle de Rome; et, chaque fois, mon mari restait sur le carreau. Tous les ans, en novembre, le Tsar donnait une grande fête au Palais-Neuf. Nous ne fûmes pas invités et ma police eut tôt fait de m’apprendre que c’était X... qui s’y était opposé. Il avait même fait une démarche personnelle auprès de Sa Majesté:
«— Le mari, passe encore, Sire. Mais, la femme, c’est tout à fait impossible.
«Il devenait urgent d’apprendre à ce monsieur de quel bois je peux, à l’occasion, me chauffer. Note que, pendant ce temps, le traître ne manquait pas une de mes invitations. En quoi il avait raison. Nous n’avons pas à mettre le monde dans la confidence de nos petites querelles.
«— C’est égal, mon ami, me dis-je, la soirée à laquelle je vais te convier sera la dernière à laquelle tu te rendras.» Ayant ainsi parlé, je rédigeai une douzaine d’invitations à dîner—dont une à son adresse—pour le lundi 10 décembre. Nous étions le 1er décembre. J’avais huit jours devant moi. C’était plus que suffisant.
«Ici, je suis obligée de remonter un peu en arrière et de te donner certains détails sur une aventure dont je n’avais pensé tirer, à l’origine, que quelque distraction. Mon mari avait, à Pétersbourg, un sien cousin qui était sous-directeur de la Sûreté. J’adore les histoires de nihilistes, et les révolutionnaires ont excité toujours mon imagination, et, parfois, ma sympathie! Je n’eus pas de peine à faire causer le fonctionnaire de la Sûreté. Ainsi, je pus noter, avec certains noms, les adresses de pas mal de cafés plus ou moins borgnes où mes dynamiteurs fréquentaient. Huit jours ne s’étaient pas écoulés que j’avais trouvé le moyen d’entrer en rapport avec l’un d’entre eux.
«Quel amour de déguisement je m’étais composé! Robe noire bien simple, manteau de peau de lapin, humble toque idem, et une lavallière qui était tout un poème. C’était presque trop vrai. On eût dit que j’allais jouer du Gorki chez Lugné-Poë. Un soir, vers six heures, ainsi attifée, j’entrai délibérément dans un des cafés en question, le plus minable. Je m’assis à une petite table, commandai de la bière, puis je m’absorbai dans la lecture d’un ouvrage fort judicieusement choisi: le tome deux du Capital, mon cher!
«D’abord, personne ne parut faire attention à moi. Je commençais à me désoler. Mais, tout à coup, je tressaillis de bonheur. Quelqu’un venait de me glisser à l’oreille:
«— Es-tu folle, petite! Lâche bien vite ce livre. Il y a des espions, ici.
«Je me retournai, et aperçus derrière moi un grand garçon modestement vêtu, à l’air doux et maladif. Il était laid, mais avec des yeux qui ne pouvaient pas laisser indifférente une femme de mon espèce.
«— Pourquoi cacherais-je ce livre? je ne crains rien.
«Il secoua la tête.
«— Tu es une enfant. Tu ne sais pas à quoi tu t’exposes.
«D’autorité, il me prit mon volume, et le mit dans sa poche.
«— Tout à l’heure, murmura-t-il, je me lèverai. Tu me suivras.
«Ça y était, j’étais ravie.
«Au bout d’un quart d’heure, pendant lequel des gens n’avaient cessé d’entrer et de sortir, il se leva, en effet. Je me levai aussi avec désinvolture. Nous nous retrouvâmes, deux portes franchies, dans un petit réduit crasseux.
«— Là, dit-il, l’espion est parti. Nous sommes en sécurité. Nous pouvons causer. Qui es-tu?
«— Et toi, qui es-tu?
«Il sourit.
«— Je pourrais faire quelque difficulté pour te donner mon nom. Je te le dis, pourtant: Ivan Sokolovsky, étudiant.
«— Et moi, Maria Gontcharov, une pauvre dactylographe.
«— Tu lis le Capital, tu es des nôtres?
«— Si admirer Karl Marx suffit pour être des vôtres, j’en suis.
«Ainsi commença mon idylle avec Ivan Sokolovsky. À vingt-cinq ans, il avait été condamné à mort trois fois, et avait à son tableau quatre ou cinq pièces de gros gibier politique. Je puis t’affirmer que je n’ai jamais rencontré une âme plus candide, un être plus doux que cet assassin-là. Quand je vis qu’il se mettait, peu à peu, à s’éprendre de moi, j’en eus pitié, ce qui m’arrive rarement. Je décidai d’espacer nos rendez-vous, d’arriver à ne plus le voir. Les choses en étaient là lorsque se produisit l’histoire du bal de la cour, et que j’eus à me venger de X...
«Dès le lundi qui suivit l’envoi de mes invitations, j’allai au petit café. Ivan n’y était pas. Le mardi non plus. Enfin, le mercredi, il vint. Il tressaillit dès qu’il m’aperçut.
«— Qu’as-tu, petite sœur? Tu es toute pâle.
«Je ne répondis pas.
«— Tu me caches quelque chose?
«— Non, Ivanouchka, je t’assure.
«— Tu ne dis pas la vérité. N’as-tu plus confiance en moi?
«Je mis mon front dans mes mains.
«— Ivan, Ivan, je suis bien malheureuse.
«— Mais qu’y a-t-il?
«— Je suis venue te dire de m’oublier. Je ne suis plus digne de toi.
«C’était lui qui était devenu livide.
«— Parle, je t’en supplie.
«— Non, pas ici, viens.
«Nous prîmes un fiacre. Là, la tête sur son épaule, j’y allai de mon petit roman. L’effet dépassa mes espérances.
«— On a osé, hurla-t-il, on a osé... Dis-moi le nom de l’infâme qui a abusé de toi.
«— Ivan, je t’en prie, calme-toi, jamais je ne pourrai te dire...
«— Je te l’ordonne.
«J’approchai ma bouche de son oreille, et lui murmurai un nom.
«Il poussa un véritable rugissement.
«— X...! Le ministre de l’Intérieur! Ah! le misérable! Ah! la canaille! Mais je ne comprends pas. Comment, comment?
«— Je suis employée dans une administration qui dépend de la sienne, expliquai-je. Une dactylographe de son cabinet étant indisponible, on m’a désignée pour la remplacer pendant une semaine. C’est pour cela que je ne suis pas venue ces derniers jours à nos rendez-vous. Dès la première journée, j’aperçus deux ou trois fois le ministre. Mais il ne parut pas faire autrement attention à moi. Le surlendemain, je recevais du chef de cabinet l’ordre de venir travailler la nuit. C’est de la besogne payée à part; on ne peut refuser, d’autant que la vie est chère, Ivan. J’y suis allée. Ah! si j’avais su. Le ministre commença par congédier l’huissier, et l’attaché de service. Nous restâmes seuls tous deux dans l’immense cabinet sombre. Il se mit à me dicter une lettre—j’en ai encore le texte tout entier présent à la mémoire—une lettre adressée à une Mme Orlof, 72, Perspective Newsky, pour lui dire que lundi prochain, 10 décembre, à huit heures, il aurait l’honneur de se rendre à son invitation à dîner... Et puis, et puis... Ah! Ivan, ne m’en demande pas davantage! C’est ignoble! C’est horrible!
«Je le sentais trembler contre moi. J’entendis sa voix sifflante murmurer: «Lundi prochain, 72, Newsky, huit heures.» Il m’embrassa.
«— Ne pleure pas, petite sœur. Ne pleure pas.
«Il me déposa au coin de la rue de Kazan, comme je l’en avais prié, et garda le fiacre.
«Tu t’étonnes de mon imagination? Tu crois que c’est moi qui ai mis sur pied tout ce beau plan? Or, sais-tu où je l’ai pris, à la lettre? Dans les Trois Mousquetaires, tout simplement. Souviens-toi, il y a là un pauvre diable, du nom de Felton, qui s’en va assassiner Buckingham, dans les mêmes conditions. Assez souvent, les romanciers vivent aux crochets de la réalité pour que, de temps en temps, celle-ci leur rende un peu la pareille. Habillée à la mode pétersbourgeoise de 1907, l’histoire de Milady, tu le vois, fait encore son petit effet.
«J’étais tout de même un peu nerveuse, le 10, vers sept heures, quand je me mis en grande toilette pour le dîner. Je venais de recevoir une magnifique gerbe de fleurs, avec une carte sur laquelle était écrit: «L’ambassade de Vienne va être «vacante.» «Oui, mon vieux, pensai-je, et une place en enfer «aussi.»
«À partir de sept heures et demie, j’étais dans le salon à la fenêtre, entre vitre et rideaux. Il y avait de la lune. La Newsky, couverte de neige, semblait un fleuve blanc figé. Huit heures moins le quart, rien! Toujours cette neige immobile et déserte. Huit heures moins dix, moins cinq... oui, deux phares, là-bas, tout au fond de la perspective. C’était l’automobile ministérielle. Elle avançait rapidement. Les phares, devant eux, jetaient sur la neige leurs pinceaux jaunes. Et pas d’autre voiture dans toute l’avenue. Rien. Pas âme qui vive! Déjà la moitié de la distance était franchie. Avant trente secondes, l’automobile serait devant ma porte. Il allait être trop tard...
«Je mordis mon mouchoir de rage.
«— L’idiot! murmurai-je. Ou, plutôt, le lâche!
«Alors, mon petit, juste à cet instant où je désespérais, je vis sous ma fenêtre passer un attelage noir, une pauvre troïka qui, à toute vitesse, remontait l’avenue en sens inverse de l’automobile. Ah! le brave enfant! Elle allait l’atteindre, la croiser. Je fermai les yeux, retenant ma respiration, et soudain je poussai un cri de joie. Une immense gerbe de feu venait de déchirer la nuit. Je la vis à travers mes paupières closes. L’immeuble fut secoué de fond en comble. Des vitres pulvérisées pleuvaient en petits morceaux autour de moi. Un de ces éclats m’entrant dans le front, à un centimètre de la tempe, me fit une blessure dont je garde la cicatrice. Donne ton doigt, et touche, là.
«Dans les journaux de décembre 1907, tu retrouveras à loisir les détails de l’attentat qui coûta la vie à S. E. le comte Dimitriev, ministre de l’Intérieur du gouvernement impérial russe.
«Le dîner, comme tu penses, n’eut pas lieu. Tu ne dis rien, et, bien qu’il y ait eu mort d’homme, tu trouves certainement cette histoire blanche moins scabreuse que celle de mon matelot américain. Telle est l’élasticité de vos consciences masculines. Écoutes-en maintenant une troisième, et pour cette nuit ce sera fini, car je sens à ce petit vent froid que l’aube va bientôt naître. Mes deux premières vengeances, je les ai tirées d’hommes qui m’avaient offensée. Celle que je vais te dire, je l’ai exercée sur quelqu’un qui ne m’avait rien fait. Il était bête, voilà tout. C’est ce dont j’ai voulu le punir.
«J’appelle cette dernière histoire l’histoire bleue, à cause de la couleur du fleuve au bord duquel elle s’est passée, et aussi de la ridicule petite fleur du même nom. En ce temps-là, j’étais à Biarritz, occupée à jouer et à me quereller avec mon amoureux d’alors, un baron hongrois, colonel d’un des régiments de cavalerie de Pesth, l’homme le plus beau, et peut-être le plus brave que j’aie rencontré. Il a été exécuté, voilà trois ans, dans des conditions particulièrement sinistres, pour avoir tenté d’abattre Bela Kun. Quelle collection d’êtres bizarres j’aurai connus, quand j’y pense! C’est égal, en 1912, les incartades de ce Hongrois me mettaient hors de moi. La nuit, il m’arrivait de me réveiller et de le trouver penché sur moi, souriant comme un fou, son revolver contre ma tempe. «Qu’est-ce qui me retient de m’assurer pour toujours de ta fidélité?» Enfin, un tas de plaisanteries que, la première fois, on peut trouver drôles, mais qui finissent par fatiguer.
«Un soir, au Casino, à la suite d’une scène plus violente, je pris sans crier gare mon auto, et me fis conduire à Bayonne. Je montai dans le premier train qui partait, un omnibus, pour Bordeaux. J’arrivai dans cette ville à neuf heures du matin. Note que j’étais en toilette de soirée, n’ayant pas même pris le temps de passer à la villa pour me changer. J’avais un grand manteau, c’est entendu, mais, enfin, pas tout de même une tenue à se promener sur les quais d’une gare de province, à neuf heures du matin.
«Ayant pris une chambre au Terminus, je fis comparaître les femmes de service, et chargeai la plus débrouillarde, qui se trouva être à peu près de ma taille, d’aller acheter en ville de quoi m’habiller. Cette fille revint avec un petit costume tailleur qui ne m’allait pas mal du tout, ma foi! J’étais seule, libre, inconnue. Le soleil brillait. La vie était belle.
«Il ne s’agissait pas, toutefois, de m’éterniser à Bordeaux, qui était certainement un des premiers endroits où mon Hongrois ne manquerait pas de me faire rechercher. Après quelques emplettes, je jetai un coup d’œil sur l’indicateur, j’y vis tout de suite un nom qui me décida: Langon. J’ai toujours aimé, je te l’ai dit, les histoires de criminels, et ne connais rien de plus émouvant que la lutte de Raskolnikof et du juge Porphyre. Langon! Je me souvenais du crime splendide qui, quatre ans plus tôt, avait illustré cette petite ville: l’hôtelier Branchery, le muet, la grande Lucia, le corps de Monget, le commis voyageur, précipité dans la Garonne. Rien que les noms de ces gens-là, ne trouves-tu pas qu’ils suintent le sang de l’assassinat? je pris donc le train d’une heure pour Langon. Je pensais n’y passer que deux jours! j’y suis restée près de deux semaines.
«Quel gentil air comme il faut j’avais, avec mon tailleur de confection et mon feutre à vingt-six francs, quand je m’asseyais, pour les repas, à une petite table, dans la salle à manger de l’hôtel! Il y avait sept ou huit personnes, des voyageurs de commerce qui parlaient haut. J’admirais ces voyageurs de commerce, qui osaient encore venir à Langon.
«Dans un coin de la salle, je remarquai tout de suite quelqu’un, un jeune homme d’une trentaine d’années. On eût dit l’abrégé parfait de toutes les vertus médiocres. Si tu l’avais vu plier et déplier son journal, qu’il lisait, en mangeant, dans l’ordre: le premier-Paris au potage, les nouvelles locales à l’entremets, et les annonces au café.
«C’est pour cela que je me sentis attirée vers ce garçon, j’en avais assez du romanesque encombrant de mon Hongrois. Je me découvris du goût pour le lorgnon, la jaquette noire, la petite raie sur le côté de M. Péborde, M. Joseph Péborde. Il était caissier dans une banque, la seule de Langon.
«Nos tables se faisaient vis-à-vis. Nous nous regardions à la dérobée. Quand nos yeux se rencontraient, nous rougissions, et c’était charmant.
«Cela dura neuf jours. Le dixième, une jeune servante ayant fait une chute de l’échelle sur laquelle elle lavait les vitres, cet événement provoqua, parmi les habitués, des commentaires qui rendirent superflues les présentations. Je fis la connaissance de M. Péborde, et j’acceptai le petit verre d’eau de noix qu’il m’offrit, en rougissant plus que jamais.
«Je le mis vite en confiance. Il me raconta son histoire, ce qui fut d’autant plus vite fait qu’il n’en avait pas. Je lui dis la mienne, une histoire presque aussi simple! j’étais Mme Mauperin, veuve d’un commerçant de Villeneuve-sur-Lot. Ma belle-famille me faisait des difficultés pour la succession de mon mari.
«— Mon avocat est Me Devèze, dis-je. Celui de mon beau-père est Me Fourcade.
«— Je connais, fit-il gravement.
«Cela ne m’étonna pas, étant donné que j’avais, le matin même, relevé ces noms dans le Bottin.
«— Il me semble que, dans toute cette affaire, les procédés de Me Fourcade à votre égard ne sont pas très corrects.
«— C’est vrai, fis-je en soupirant. Mais qu’y puis-je? Une femme seule!
«Il ne disait rien. Il essuyait son lorgnon d’un air préoccupé.
«Le lendemain, vers dix heures, je le trouvai sur le pas de la porte, comme je sortais.
«— J’ai congé aujourd’hui, dit-il. Cela ne vous déplairait-il pas trop de faire une promenade avec moi?
«— Ce serait de grand cœur. Mais ne craignez-vous pas... On est si méchant, dans les petites villes.
«— On trouverait à qui parler, dit-il en se redressant.
«Nous allâmes déjeuner tous deux à une demi-lieue de là, au bord du fleuve, dans une guinguette entourée d’un jardinet, où sautillait une pie boiteuse. Quelle douceur dans le paysage environnant! Tu me croiras si tu veux, je me sentais devenir la proie d’un tas de sentiments bébêtes. Je pensais à la curieuse chose pour moi que ce serait de rester là, indéfiniment, dans mon tailleur de confection, aux côtés de M. Péborde.
«Au dessert, je compris qu’il était ému, qu’il allait parler. Il commença par toussoter pour vaincre sa timidité.
«— Renée, dit-il enfin, Renée, car vous me permettez de vous appeler par votre prénom, n’est-ce pas?
«Je lui avais dit, en effet, que je me prénommais ainsi, Renée, à cause de Mauperin, tu as compris. Encore un petit plagiat à mon actif.
«— Je vous y autorise, Joseph, répondis-je en baissant les yeux.
«— Renée, murmura-t-il, Renée,—et sa voix s’étranglait d’émotion—je suis libre.
«Le contraire m’eût étonnée.
«— Moi aussi.
«— Voulez-vous que nous unissions nos vies?
«— Ce serait le rêve de la mienne, Joseph.
«Son visage étriqué devint radieux. Il en eut pour deux bonnes minutes à se remettre.
«— Dorénavant, dit-il enfin, vous me permettrez de m’occuper de vos affaires. Je n’ai plus que ma vieille mère, qui habite Nérac. Je pars demain pour la mettre au courant de nos projets. Lundi je serai à Villeneuve, et je dirai son fait à Me Fourcade.
«Nous revînmes ensemble à pas lents. Il s’arrêtait pour me cueillir pieusement les grandes marguerites jaunes dont les prés, autour de nous, étaient couverts.
«Il partit le lendemain, le pauvre diable, pour Nérac et Villeneuve. Dans l’express qui, le soir même, me ramenait vers mon Hongrois, je scandalisai une famille de baigneurs anglais par les crises de fou rire qui me secouaient, en songeant à la tête qu’allait faire l’honorable avocat Fourcade, lorsqu’il se verrait pris à partie sur ses procédés à l’égard de Mme veuve Mauperin.
«C’est tout, je ne suis jamais repassée par Langon, et j’ignore ce qu’a pu devenir Joseph Péborde... Mais voici l’aurore qui s’éveille au-dessus des cèdres de Barouk. Mon pauvre enfant, tu n’auras pas beaucoup dormi cette nuit, par la faute de mes histoires. J’en ai d’autres plus cruelles encore; d’autres aussi que je ne te dis pas,—inconsciemment tu en tirerais avantage—où je me suis révélée une femme comme les autres, faible, soumise, influençable. Parmi ces aspects contradictoires, démêle, si tu peux, l’être véritable que je suis. Au milieu de cette complexité, sache sentir, tout au moins, l’amour de la vie ardente et pittoresque, la vie telle que la comprenait cette noblesse russe qui, lorsqu’elle était encore en possession de tous ses moyens, savait mettre de la joie dans le morne univers. Ce temps n’est plus. Seule, l’Asie et ses miracles offrent encore un champ d’action aux rescapés de la catastrophe. L’Europe, elle, est devenue aussi sinistre qu’un prêche américain, depuis qu’une poignée de petits juifs à idées générales a fait sauter aux quatre coins du monde le trésor des vieux Romanov.»
⁂
Août finissait. Un matin le général Prieur entra dans mon bureau.
— Je pars le 12 septembre, me dit-il. Mon successeur est nommé. C’est le colonel Marest, qui commande à Toulon le 8e d’infanterie coloniale. Il a été un an en Syrie. Vous devez le connaître.
— J’ai beaucoup entendu parler de lui, mon général, mais je ne le connais pas.
— Vous aurez certainement les meilleurs rapports. C’est un homme remarquable. Très strict, par exemple, dans les questions de service.
Je ne pus réprimer un mouvement. Cette simple phrase, jamais, deux mois plus tôt, le général Prieur ne me l’aurait dite.
— Vous m’aviez, reprit-il, manifesté l’intention d’avoir une semaine de congé. Il vaut mieux que vous la preniez tout de suite, de façon à être à votre poste, frais et dispos, pour l’arrivée du colonel Marest.
— J’ai ma semaine de congé, dis-je, le soir, à Athelstane.
— Ah! fit-elle, enfin, ce n’est pas malheureux.
Elle sonna un de ses domestiques.
— Tu feras seller, pour demain matin, quatre heures, ma jument et le cheval que monte d’ordinaire le capitaine. C’est pour une longue course. Qu’ils aient bien mangé. Hassan nous accompagnera. Préviens-le. Nous resterons deux jours absents.
— Deux jours, fis-je, quand le domestique se fut retiré. Où allons-nous.
— Tu le verras, dit-elle.
Je m’étais endormi vers minuit. Quand je m’éveillai, les premières lueurs de l’aube pénétraient dans la chambre. Athelstane n’était pas à mon côté. Je l’aperçus, assise à un petit bureau. Elle était déjà en tenue de cheval. Elle écrivait.
— Habille-toi, dit-elle. Il est temps.
Je fus bientôt prêt. Elle cacheta deux enveloppes, écrivit les adresses.
Les chevaux nous attendaient dans la cour. Les murailles du château baignaient, ainsi que les montagnes, dans la lumière du matin. Une magnifique journée se préparait.
La comtesse Orlof donna quelques ordres à ses serviteurs.
— L’automobile à Saïda, demain soir, six heures. Ces deux lettres à Beyrouth, ce matin même.
Nous nous mîmes en selle. Les cygnes, immobiles et graves sur l’eau noire, nous regardèrent franchir le pont-levis.
— Où allons-nous?
Elle répondit par la même phrase évasive que la veille.
— Tu le verras.
Il n’y avait pas trop de poussière. La chaleur ne s’était pas encore élevée. D’autre part, la route se déroulait devant nous, à peu près déserte. Nous pûmes, sans trop fatiguer nos chevaux, les mettre à un petit galop qui nous donna de l’avance. Il n’était pas dix heures, lorsque se creusa subitement à nos pieds une vallée profonde. À droite, une bourgade assez importante s’étageait au flanc de la montagne. À gauche, c’était un énorme cône rocheux, surmonté par une sorte de château fort à demi enfoui dans la verdure.
— Voici Deir-el-Kamar, dit Athelstane, et, à gauche, Beit-ed-Din, avec le palais de l’émir Béchir.
Je crus, un instant, qu’elle me conduisait vers ce palais célèbre. Mais, au croisement des deux routes, nous prîmes celle de Deir-el-Kamar.
Nous pénétrâmes dans la petite ville, assoupie sous le soleil. La rue centrale avait l’aspect d’une de nos rues provinciales: ici, la boutique du pharmacien; là, celle du marchand de pièces de rechange pour bicyclettes; plus loin, le café, sous la tonnelle duquel quatre notables, dont deux en jaquette, fumaient le narguilé et buvaient de l’arack.
— C’est ici que Druses et Maronites s’affrontèrent en 1860, dit Athelstane, et le souvenir de ces événements n’a cessé d’attiser les haines locales. Je ne t’en parlerai pas. Tu dirais encore que je prends le parti des Druses. Au lieu de ce qui nous désunit, occupons-nous de ce qui peut unir. Regarde cette maison.
Nous passions devant une vaste bâtisse sans caractère, mais aménagée d’une façon qui dénotait un relatif confort.
— C’est l’hôtel où Maurice Barrès, atteint par les fièvres, s’est arrêté deux jours, au printemps de 1914. Je le revois encore, avec son veston gris, son chapeau de paille, sa cravate nouée en plastron, ses étriers qu’il avait trop longs. J’ai connu pas mal de littérateurs; presque tous avaient l’air de chefs de rayon. Celui-là, il était de la grande race. On sentait que sa vie et son œuvre faisaient vases communicants. C’est vrai qu’il ressemblait à Condé?
Elle demanda encore:
— Est-ce qu’il reviendra par ici?
Je hochai la tête en signe d’ignorance.
— Sache, dit-elle, qu’il aurait donné beaucoup pour voir l’endroit vers lequel je te conduis.
Nous sortîmes de Deir-el-Kamar, et nous fîmes environ une lieue dans la montagne, en direction sud-ouest. La chaleur devenait plus forte. Nos chevaux commençaient à baisser la tête, et à buter sur les pierres du sentier. Nous ne parlions plus.
À un coude du terrain, une maison surgit. Le cheval d’Athelstane s’arrêta. Il hennit.
— Nous allons faire halte ici, dit Mme Orlof, pour permettre à nos bêtes de souffler un peu.
Au hennissement de l’animal, comme d’une boîte de jouets, une bande d’enfants druses venait de se répandre hors de la maison sur le sentier. Gros petits garçons joufflus, capsulés de rouge, fillettes minces et brunes portant sur leurs cheveux, à la vierge, un voile de mousseline blanche. Poussant des cris de joie, tous, ils entouraient Athelstane.
— Bonjour, père, dit-elle à un vieillard qui apparaissait sur le seuil de la porte.
L’homme à la barbe blanche s’inclina très bas.
— La paix soit sur toi et sur ton compagnon, dit-il. Entrez.
Nous pénétrâmes dans la maison. Elle était obscure et fraîche. Je fus surpris de la propreté qui y régnait.
— Vous êtes chez vous, fit le vieillard. Vous coucherez ici, n’est-ce pas?
— Non, père. Nous repartons tout à l’heure, dit Athelstane.
Elle parlait au paysan avec un ton respectueux que j’entendais pour la première fois chez cette femme altière.
J’inspectai la pièce. À la muraille, il y avait une gravure, un mauvais chromo représentant lord Wellington.
Athelstane surprit mon regard. Elle éclata de rire.
— C’est tout de même significatif, fis-je, un peu vexé.
Elle haussa les épaules.
— Il y a ici des cœurs à prendre, répondit-elle simplement. Le sourire qui t’est habituel vaut mieux, crois-moi, pour une telle besogne, que cet air soupçonneux et chagrin, qui ne te va pas du tout.
Deux heures plus tard, nous étant un peu reposés, nous repartîmes, et bientôt toute végétation disparut. Nous cheminions parmi d’énormes roches calcinées. Quand nous parvenions à leur faîte, la chaleur était torride. Du moins nous apercevions, par moment, là-bas, à l’ouest, un coin rafraîchissant de mer bleue. Tout en bas, c’était l’ombre, l’ombre asphyxiante d’une fournaise. Habitué à la salubre brûlure à ciel ouvert des vents des steppes, je trouvais insupportable cette sensation de renfermé. Athelstane, je le voyais, en souffrait aussi. Mais elle était de ces êtres qui périraient plutôt que de proférer une plainte.
Curieux pays que ce Liban sud. Il fait songer à la Thessalie d’Eschyle, aux amoncellements de montagnes qu’entassèrent les géants pour se hisser jusqu’aux dieux. Partout, le déboisement a fait son œuvre de mort. Il y a trente siècles, les racines des arbres retenaient entre leurs vivantes griffes cet humus précieux que, depuis, la pluie implacable a précipité dans le torrent, et que le torrent a emporté dans la mer. Ces vieux marchands phéniciens, dont les descendants continuent l’erreur millénaire, ont toujours eu un tort: le désir forcené de gain brutal, immédiat. Jamais ils n’ont compris le principe de la solidarité des générations entre elles. Après moi, le déluge, n’est-ce pas? Salomon demande à Hiram le bois des cèdres tutélaires. Du moment que le roi d’Israël en donne un bon prix, le suffète de Tyr en découronnera ses montagnes. Et maintenant, voici que le Liban n’est plus qu’une stérile armée de géants chauves.
Deux heures, nous avançâmes au milieu de ces rocs squelettiques. À chaque verrou pierreux, on pouvait espérer, l’ayant dépassé, trouver derrière un peu de verdure, un peu d’eau, quelque chose de moins tragique et désolé. Perpétuel voyage de Sisyphe! Chaque fois, l’attente était déçue. Les chevaux avaient la démarche morne et incertaine que donne l’immense fatigue. Il fallait leur tenir les rênes très courtes. Ce chaos noir, gris, jaune, c’était la première fois que je le traversais. J’en étais sûr. Et pourtant, il me semblait y avoir déjà erré, par la pensée ou par le songe. Soudain, je me souvins, et du même coup je compris le but de notre voyage. Mais je m’abstins de questionner ma compagne. Visiblement, elle se promettait une joie enfantine à m’en faire la surprise.
Le soleil déclinait lorsque la gorge que nous suivions commença à s’élargir. Un peu de brise naquit. Dans une grandiose déchirure apparut, à une quinzaine de kilomètres, la mer. L’espace intermédiaire était hérissé de collines pointillées par taches noires, qui étaient des oliviers.
Athelstane descendit de cheval. Je l’imitai. Un petit montagnard se trouvait là. Elle lui fit signe d’approcher, l’appelant par son nom. Toute cette contrée devait être familière à Mme Orlof.
— Tiens, dit-elle en lui tendant quelques piastres. Prends le raccourci, et va prévenir le Père Bardaouil que nous serons trois, tout à l’heure, à venir demander l’hospitalité à Deir-el-Mkhallas.
L’enfant partit à toutes jambes.
— Deir-el-Mkhallas, m’expliqua-t-elle, c’est le couvent grec catholique de Saint-Sauveur. Le Père Bardaouil en est le procureur général. Nous y passerons la nuit. Tu verras quel accueil va nous être fait, là-haut. Viens.
Abandonnant le sentier, elle gravissait un petit tertre. Je la suivis. À nos pieds, l’immensité du paysage se déroula.
— Regarde là-bas, dans la direction du soleil couchant. Vois-tu cette colline, qui a à son flanc un village?
— Je la vois.
— Et maintenant, vois-tu, juste en face, cette seconde colline isolée de toutes les autres, et qui semble un amas de vieilles pierres?
— Je la vois aussi.
— Eh bien, le village, c’est Djoun, et la seconde colline, c’est le Dahr-es-Sitt, la Colline de la Dame. Tu as compris. Ce bouquet d’oliviers, au sommet de la colline, c’est tout ce qu’il reste des jardins de lady Stanhope. C’est là qu’elle a vécu. C’est là qu’elle s’est éteinte. C’est là qu’elle dort.
Elle prononça cette dernière phrase avec une inflexion de douceur extraordinaire, en baissant la voix, comme s’il se fût agi de ne pas réveiller la morte.
En cette minute, je ne regardai plus la colline illustre, mais un spectacle autrement surprenant pour moi: Athelstane émue.
Combien de temps demeurâmes-nous ainsi, muets tous deux? Je ne sais. Une heure, peut-être. Les montagnes devenaient violettes. L’ombre tombait rapidement.
⁂
Le bruit des sabots d’un cheval sur les cailloux du sentier vint nous tirer de notre méditation.
— Voici le Père Bardaouil, dit Athelstane.
C’était un homme d’environ trente-cinq ans. Il portait la longue lévite, le bonnet cylindrique du clergé grec. Il était grand, avec des yeux énergiques et doux. Une barbe noire encadrait son visage régulier.
— Vous avez pris la peine de venir jusqu’à nous, mon Père.
— Pas du tout, madame. J’étais en tournée dans le pays quand l’enfant m’a averti. Je n’ai eu qu’un petit crochet à faire. On vous attend au couvent.
Un quart d’heure plus tard, la nuit étant à peu près venue, nous atteignîmes Deir-el-Mkhallas, vaste réseau de bâtiments au sommet d’une colline abrupte. À longs coups espacés, la cloche sonnait dans le crépuscule. Ses ondes calmes et profondes épandaient sur cette solitude un monde de sentiments mystérieux. Il faut avoir été un voyageur fatigué, au cœur étreint par les vagues angoisses de l’ombre tombante, pour connaître l’impression de réconfort et de reconnaissance qui s’empare de celui qui franchit le seuil d’un de ces monastères perdus au milieu de la montagne. Le lendemain, dans la lumière revenue, on se sentira fort, on repartira, on rira de l’homme faible qui, la veille, passait en frissonnant sous cette haute porte obscure.
À la lueur d’une lampe à pétrole, nous dînâmes fort bien et de très bon appétit, en compagnie du Père Bardaouil, dans une salle à manger fraîche et sombre. Puis, suivant l’habitude du pays, on passa au Divan, où les religieux, ayant à leur tête le Père général, vinrent nous saluer. Rien de plus pittoresque que l’entrée en file indienne de cette douzaine de grands fantômes. Athelstane savait véritablement régler à merveille ses effets et ses mises en scène.
— Le capitaine est venu pour voir le tombeau de la Dame, expliqua le Père Bardaouil en me présentant.
Le Père général hocha la tête. On voyait qu’il admettait difficilement l’intérêt que pouvait présenter cette vieille histoire.
— Elle était folle, dit-il, et tout porte à croire que, par-dessus le marché, elle s’adonnait à la magie. D’ailleurs, madame, que voici, en sait à son sujet beaucoup plus long que moi, et même que le Père Constantin Bacha, notre bibliothécaire.
— C’est vous, mon Père, qui avez fait élever le tombeau sous lequel elle repose présentement.
— Oui en 1911. C’est le couvent qui possède le Dahr-es-Sitt, la colline où s’élevait sa villa. Elle est morte, comme vous le savez, en 1839, après avoir ruiné son propriétaire, qu’elle ne voulut jamais payer. Le fils de ce malheureux se pendit. La malédiction du ciel était visiblement sur tout ce que cette femme approchait. Le couvent acquit alors la terre. On vous montrera l’acte d’acquisition, si cela vous intéresse. La maison était démolie, le jardin était en friche. Nos fermiers se mirent à labourer sur tout cela. Petit à petit, on gagna même sur le tombeau de la Dame. Son souvenir commençait à s’effacer dans le pays. Seuls, les très vieilles gens en parlaient encore. Or, voici qu’en 1911, je reçus la visite de M. Abela, vice-consul d’Angleterre à Beyrouth. Il venait, au nom de son gouvernement...
Je regardai Athelstane, impassible.
— Il venait, au nom de son gouvernement, me rappeler qu’une dame anglaise de qualité était enterrée sur notre colline, et qu’il serait peut-être séant de lui donner une sépulture convenable. Tout en trouvant, dans mon for intérieur, qu’on avait mis le temps à s’en aviser, je ne fis point de difficulté. Je déléguai mon procureur général d’alors, le Père Paul Dagher, aujourd’hui curé de Madjlouna. Il prit avec lui un maître maçon de Djoun, du nom d’Ibrahim Abdel Nour. Si tous ces détails vous ennuient...
— Mon Père, je vous en supplie, continuez.
— Bien. L’ancienne sépulture fut mise à jour. On y trouva deux squelettes.
— Celui de lady Stanhope et celui du général Loustaunau?
— Tiens, me dit Athelstane, vous connaissez donc le livre de Thompson. Il n’y a que lui qui donne ce détail. Il est faux. Ce n’est pas le corps de Loustaunau qui fut enterré avec celui de lady Hester, mais le corps de son fils, un pauvre enfant venu de France tout exprès pour essayer de ramener son vieux toqué de père. Il mourut de la fièvre. Lady Stanhope le fit enterrer dans son jardin. Loustaunau, lui, n’est mort que deux ans plus tard, près de Saïda.
— Les deux squelettes, continua le Père général, furent ensevelis par nos soins sous le tombeau que je fis dresser, un mausolée composé de quatre tables de pierre rectangulaires, de grandeurs décroissantes, superposées. J’avais demandé au vice-consul s’il fallait graver une inscription quelconque sur la table supérieure. Il me répondit que ce n’était pas la peine.
— Ainsi, dis-je, l’Angleterre a voulu que sa fille prodigue reçût une sépulture décente. Mais elle n’a pas tenu à attirer davantage l’attention sur son souvenir. Je vous remercie mille fois, mon Père. Puis-je vous poser encore une autre question? À part les deux squelettes, que trouvèrent le Père Dagher et Ibrahim Abdel Nour?
— Ils ne trouvèrent rien.
— Que voulez-vous qu’ils aient trouvé? demanda, de façon un peu agressive, Athelstane.
— Mais, dis-je placidement, peut-être les débris du drapeau anglais dans lequel fut ensevelie lady Hester. Ce détail aussi est dans le livre du révérend Thompson.
Le Père général secoua la tête.
— On n’a rien trouvé, répéta-t-il.
— Je ne savais pas, dit Athelstane d’une voix étrange, que vous fussiez si au courant de cette histoire.
— Rien de ce qui vous intéresse ne saurait me laisser indifférent, répondis-je.
Les Pères assistaient avec placidité à cet échange de menues fléchettes.
— À quelle heure désirez-vous monter demain à Dahr-es-Sitt? demanda le Père Bardaouil.
— Vers dix heures, dit Mme Orlof. Nous repartirons dans l’après-midi, de façon à être à sept heures à Saïda, où j’ai donné ordre à mon automobile de venir m’attendre.
Nous prîmes congé des religieux. Le Père Bardaouil et moi, nous accompagnâmes Athelstane jusqu’à la chambre qui lui était réservée. Arrivés au seuil de la porte, nous lui souhaitâmes une bonne nuit.
Le procureur général me conduisit à ma chambre, qui s’ouvrait deux portes plus loin, sur le même couloir.
— N’avez-vous besoin de rien?
J’aurais été heureux de relire dans le Voyage en Orient la description que donne Lamartine de l’itinéraire que nous venions de parcourir entre Deir-el-Kamar et Djoun. C’était au souvenir de ces pages que je devais la sensation de déjà vu qui m’avait assailli tout à l’heure dans ce désert rocheux.
— Nous n’avons pas le Voyage en Orient, dit le Père Bardaouil. Mais, puisque vous lisez l’arabe, je puis aller vous chercher l’Encyclopédie de Boustani. Il y a une notice assez complète sur lady Stanhope.
M’ayant apporté ce gros volume, il me quitta.
J’ouvris l’Encyclopédie, et j’y trouvai un article fort consciencieux, consignant les dates essentielles de cette destinée extraordinaire: les premières armes de la nièce de Pitt à la cour britannique, son départ pour l’Orient, le naufrage romantique dans le golfe de Macri; puis les courses dans le désert, avec l’apothéose de Palmyre; la stabilisation dans le Liban sud; les démêlés avec l’émir Béchir, la visite de Lamartine, le déclin, enfin, la mort sinistre dans la misère. Rien de nouveau, somme toute. Aucun détail capable de m’éclairer sur le rôle mystérieux joué par cette femme au profit de l’Angleterre. Si, pourtant: une phrase dont le compilateur n’avait certainement pas compris toute la portée, une phrase relative à l’hostilité témoignée par la Dame à Ibrahim pacha. N’était-il pas normal de lui voir soutenir la politique turque, puisque la France, dans le même temps, appuyait le point de vue égyptien? C’était tout. Rien, naturellement, des deux épisodes sur lesquels j’avais de tragiques lumières. Rien de la rivalité de lady Hester avec Lascaris, agent de Napoléon parmi les tribus bédouines. Rien de sa lutte contre Badia, envoyé secret de Louis XVIII, ce même Badia dont elle devait, quelques années plus tard, confesser à Marcellus l’assassinat.
Je refermai le livre. Des fumées troubles obscurcissaient mon cerveau. Entrouvrant la porte, je jetai un coup d’œil dans le couloir. L’imposte de la chambre d’Athelstane était éclairée. Elle non plus ne dormait pas.
Que pouvait faire, à cette heure, Mme Orlof? À quoi songeait-elle? Peut-être également à lady Hester et au malheureux Badia. Un désir, une folie subite, me prit d’aller retrouver Athelstane, de frapper à sa porte jusqu’à ce qu’elle m’ouvrît. Mes tempes battaient. Cela ne dura qu’une minute, mais au cours de laquelle j’eus toutes les peines du monde à refréner cette sacrilège frénésie.
Je refermai ma porte, me couchai, éteignis la lampe. De mon lit, à travers l’imposte de ma chambre, je continuais à voir sur le mur le carré lumineux découpé par la lampe d’Athelstane. Ma pensée revint à Badia, à lady Stanhope. À Damas, où ils s’affrontèrent, ils avaient peut-être, eux aussi, dormi sous le même toit. L’apparente cordialité de leurs rapports y eût autorisé ces deux antagonistes: lui ne vivant que pour son grand dessein d’empire franco-islamique, elle, tout entière à son rêve d’hégémonie arabe, mais dévorée déjà par les soucis d’argent. Ils se quittaient. Badia prenait la route de la Mecque, et un beau matin, à Kalaat-el-Belka, après avoir pris une inoffensive tasse de café, il succombait... Cent ans. Il y avait juste cent ans! Jusqu’où se poursuivrait ce terrible parallélisme? Je sentis mon front se baigner de sueur.
Le carré lumineux jaunissait toujours le mur, en face. Je ne l’avais pas vu disparaître quand je m’assoupis. Un narrateur qui n’aurait pas pour guide unique la morne vérité aurait ici beau jeu à faire intervenir un songe: Hobson me poussant vers une femme ressemblant comme une sœur à Athelstane, moi la serrant contre mon cœur, et soudain m’apercevant, épouvanté, que je pressais dans mes bras un squelette, le squelette de lady Stanhope... Hélas! la réalité plus terre à terre m’oblige à dire que je dormis d’un sommeil de plomb jusqu’à six heures du matin.
⁂
Vers dix heures, après un léger déjeuner, nous prîmes congé des religieux de Saint-Sauveur, et nous commençâmes à gravir les pentes abruptes du Dahr-es-Sitt. Pauvre colline de pierres, quelle désolation!
— Laissons nos chevaux à Hassan, dit Athelstane. Ils ne pourraient grimper plus avant.
Nous continuâmes l’ascension à pied, obligés parfois de nous aider de nos mains pour escalader les roches.
Nous parvînmes enfin au faîte de la colline. Elle ne servait plus de support qu’à un amas de décombres au moyen desquels avait été reconstruites, ruines faites de ruines, deux misérables chambres qui tenaient lieu d’abri au fermier du couvent, à sa mère et à sa jeune femme. Ces braves gens nous attendaient au bord du plateau. Athelstane les congédia en les remerciant. Elle voulait être seule à me faire l’honneur de ces informes vestiges.
Elle me guidait, enjambant les murailles effondrées. Elle me parlait bas, d’une voix saccadée.
— Tu peux, disait-elle, comprendre maintenant ce qui fut son tort: la trop grande méconnaissance de la puissance du passé, l’excès de confiance en elle-même. Elle a voulu tout créer, de toutes pièces. Voici le résultat: des nids d’orties, des cailloux épars sur lesquels les lézards chauffent leur ventre. Moi, je sais que bien après que les oripeaux que j’y ai accrochés auront disparu, les murailles du Kalaat-el-Tahara continueront à défier les millénaires. Mais regarde ce trou, au ras du sol.
— Eh bien?
— C’est un des soupiraux de ses oubliettes. Car elle avait des prisons, des bourreaux, des pals, et le droit de vie et de mort, octroyé par le sultan Mahmoud. Nul n’eut plus que cette femme le mépris de l’existence humaine... Chut.
Nous venions d’abandonner les décombres pour nous engager dans un petit bois d’oliviers. Une calme, une religieuse solennité régnait sous leur ombre. Ils étaient bien le lucus antique. À une vingtaine de mètres apparaissait la tache blanche du mausolée.
Mme Orlof me saisit la main.
— Jure-moi, jure-moi d’abord une chose: tu ne conduiras jamais personne ici.
— Que veux-tu dire?
Elle rit nerveusement.
— N’as-tu pas compris? Une bande de touristes sans vergogne venant s’ébattre sur ce souvenir! Le monsieur qui veut avoir l’air au courant; les hommes et les femmes en goguette; le floc du champagne fantaisie qu’on débouche, et la jeune fille à marier qui a égaré la clef de la boîte de sardines!... Crois-tu que c’est pour cela que...
Elle ne put continuer. Sa voix s’étranglait. Avec un étonnement épouvanté, je m’aperçus qu’il y avait des larmes dans ses yeux.
— Athelstane...
— Chut, fit-elle, plus bas. Ne fais pas attention. Ne va pas surtout me croire folle. Lorsque nous pleurons, vois-tu, c’est toujours un peu sur nous-mêmes.
Elle tournait autour du tombeau, s’arrêtant, puis s’agenouillant sur les tables de pierre pour arracher les herbes poussées dans les interstices. Elle avait les mêmes gestes, doux et mesurés, que les vieilles en noir qui, dans les cimetières, soignent les tombes de leurs morts.
— Te rendras-tu compte de ce que représente la femme qui dort là? Demain, tu raconterais ma vie, qu’il ne manquerait pas d’esprits forts et d’idiots pour crier à l’invraisemblance. Or, cette vie, malgré tout ce que je pourrai faire encore pour la corser, elle ne sera pourtant jamais qu’un pâle reflet de ce que fut la sienne.
Elle avait terminé sa pieuse cueillette. Elle remettait ses gants.
— Je vais essayer de te la faire comprendre. Elle méprisait Napoléon. «Ce n’était d’abord qu’un jeune homme dépourvu», disait un adolescent fameux en commençant l’éloge de ce héros. En réalité, il traîna toute sa vie la tare de cette origine. Elle, au contraire, tu sais sa fortune et sa naissance illustre. Il ne faut pas trop médire de cette haute société anglaise de la fin du XVIIIe siècle. Malgré une incurable médiocrité intellectuelle, elle a pourtant d’autres titres que l’amélioration du cheval de course et les institutions parlementaires. Songe aux débuts de cette fille, qui fut, à vingt ans, reine de Londres. Songe à Shelley, à Burke, à Byron, à Fox, à Nelson, à Brummel, à Romney, et à cette lady Hamilton pour laquelle, moi, femme, je me serais tuée avec bonheur. Voilà tout ce que, délibérément, elle abandonna. Aussi ne fut-elle jamais une parvenue, et c’est cela qui est beau, et c’est ce que t’explique son jugement sur Bonaparte. Ce qui est encore plus beau, c’est de voir ces deux êtres d’accord sur la façon de réaliser leurs ambitions. Il disait, en 1798, le jeune vainqueur d’Italie: «Tout s’use à Paris. Je n’ai déjà plus de gloire. Il faut aller en Orient. Toutes les grandes choses viennent de là...» Et il rassemblait ses soldats dans le même temps que la nièce de Pitt rassemblait ses richesses pour la même aventure. Mais combien elle a montré plus de constance dans ce grand dessein! Viens par ici.
Elle me conduisit, à quelques mètres du mausolée, au bord du plateau qui regardait le Sud. Les collines libanaises, grésillantes de lumière, ondulaient en plis profonds vers la mer. Elle me désigna, sur la plus élevée, très loin, le toit rose d’une maison.
— Tu vois cette maison. Elle appartient au mudir de Nabatyé, Hussein bey Derwiche. On m’avait raconté que de sa terrasse on apercevait tout le Liban et les deux tiers de la côte syrienne, depuis Haïfa jusqu’à Tripoli. J’ai voulu y aller voir. Je ne pouvais le croire. Or, ceux qui disaient cela avaient raison. Quel spectacle! Derrière, l’Hermon, qui recèle les restes des plus vieux temples du monde antique, et où le fleuve du monde nouveau, le Jourdain, prend sa source. En face, Sidon, Sarepta, Tyr, et là-bas, à gauche, dans le golfe du Carmel, une petite ville musulmane, écoute bien, une pauvre petite ville en train de s’éteindre doucement au bord des flots: Akka, Saint-Jean-d’Acre, comprends-tu? C’est là que Bonaparte se montra définitivement au-dessous de sa fortune. Oui, depuis, malgré Austerlitz et le reste, il n’a plus fait que vivoter jusqu’à Waterloo. Il n’avait qu’à laisser en plan le Directoire,—ce n’était pas les scrupules qui le gênaient, n’est-ce pas?—et tournant le dos à Saint-Jean-d’Acre, qu’à marcher vers l’Orient, toujours vers l’Orient, comme, deux mille ans plus tôt, le Macédonien. Mais voilà, le maladroit il pensait à ses soldats qui avaient la peste, à sa femme qui le trompait. Sa femme, cette petite Martiniquaise stupide, alors que l’Asie lui eût offert en échange toutes ses Roxanes et toutes ses Barsines! Ses soldats, vingt mille merveilleux troupiers qui n’eussent pas demandé mieux, au lieu de se faire massacrer dans les taupinières européennes, que de devenir les cadres des immenses multitudes qui grouillent stérilement entre l’Euphrate et le Gange. Ah! quelle destinée alors! S’enfoncer sans retourner la tête au cœur du plus vieux des continents, rallier sur son passage Bédouins, Persans, Hindous, descendre à son tour la rivière Acésinès, et aller jusque dans Seringapatan ranimer la cendre encore brûlante du vieux Tippoo-Sahib... Crois-tu que cela n’eût pas eu une autre allure que de rentrer précipitamment pour jeter par les fenêtres quelques députés, faire une partie de montagne et risquer presque d’être battu par un général autrichien gâteux? Il a été inférieur à ce qu’il aurait pu faire. Elle, elle était supérieure à ce qu’elle a fait.
Je la regardais tandis qu’elle parlait ainsi. Était-ce la même femme qu’on voyait flirter dans les salons de Beyrouth avec de pâles crétins, ou perdre des nuits entières à une table de poker. Dans une chaire de faculté, un professeur peut bien s’essayer à commenter Napoléon. Ce géant de chair et de sang n’a pas pour lui plus de réalité vivante que les signes algébriques tracés au même instant par son collègue, le mathématicien, dans l’amphithéâtre d’à côté. Il est beau d’entendre un jeune être frivole vivifier ce qui n’est là que parole morte, en faire sa moelle, sa règle de vie pratique. Miraculeuse terre d’Asie, où une femme peut avec une telle désinvolture faire alterner la politique et la bacchanale, et ne cesse une minute d’appartenir au cortège d’Adonis que pour se joindre au cortège de Zénobie.
— Parle-moi, dis-je alors à Athelstane, parle-moi un peu aussi de miss Williams, la belle amie anglaise de lady Stanhope, et de Fatoun et de Zizefoun, ses suivantes druses.
Elle eut un léger sourire qui détendit un instant ses traits.
— Tu es bien indiscret, dit-elle. Ce soir, si tu veux, dans notre chambre. Pour le moment, n’oublions pas que nous sommes auprès d’un tombeau. Il vaut mieux sérier les questions, et il y a des fautes de goût qu’on a intérêt à ne pas commettre.
Depuis quelques minutes, le soleil était caché derrière de gros nuages. La chaleur s’était faite très lourde, comme pour un orage qui n’éclatera pas.
Athelstane poussa un soupir.
— Deux heures, déjà. Nous ne serons pas à Saïda avant cinq heures et demie. Partons, il est temps.
Nous redescendîmes lentement la colline jusqu’à l’endroit où les chevaux nous attendaient. Une fois en selle, Athelstane se retourna et considéra encore le Dahr-es-Sitt.
— Il faut être franc, dit-elle. Dans toute cette aventure, sais-tu ce qui, finalement, domine—et c’est ignoble? L’argent.
— Elle est morte ruinée, murmurai-je avec un malaise qui me venait du souvenir de mes réflexions de la nuit.
— Oui, ruinée. Une vermine innommable s’est abattue sur ce grand cadavre. Penser que le plus formidable destin aura été entravé par une misérable question de piastres! Un être unique soumis aux usuriers, perdant peu à peu le meilleur de soi-même, la confiance, acculé aux traites à terme plus ou moins long, devenu en un mot la proie de ce qu’il y a de plus bas au monde, l’homme d’affaires. Qu’en dis-tu?
— Jamais je ne t’ai entendue parler avec autant de véhémence.
Elle haussa les épaules.
— Je sais que j’ai tort, dit-elle, et aussi que rien de tout cela ne lui serait arrivé si elle n’avait de beaucoup dépassé la cinquantaine. De dix ans plus jeune, elle eût sans doute trouvé le moyen de ne pas souffrir d’une telle disgrâce. Est-il vrai?
Je la regardai sans comprendre.
Elle éclata de rire, et, d’un terrible coup d’éperon, lança son cheval au galop parmi les pierres croulantes. Ce ne fut qu’un kilomètre plus loin que je pus la rejoindre.
— Tu m’as fait peur, dis-je.
Son visage avait repris sa sérénité coutumière.
— Es-tu satisfait de ton excursion? demanda-t-elle.
— Très satisfait.
— Tu as raison. Je crois que cette promenade est destinée à prendre une certaine place dans notre vie.
Durant le retour, nous n’échangeâmes plus une parole.
⁂
À Saïda, l’automobile nous attendait. Elle avait amené un serviteur qui devait aider Hassan à reconduire nos montures au Kalaat-el-Tahara.
— En route! commanda Mme Orlof.
Un peu avant huit heures, nous arrivions à Beyrouth. Athelstane ordonna au chauffeur de s’arrêter à l’hôtel Royal.
— Descends, lui dit-elle, quand nous fûmes devant l’hôtel, et demande au bureau s’il n’y a pas une lettre pour moi.
Il fut tout de suite de retour.
— Il n’y a rien.
Je ne pouvais, dans l’obscurité, voir le visage d’Athelstane, mais j’eus la sensation que cette réponse la contrariait.
— Tant pis, fit-elle d’un ton dégagé.
Elle reprit:
— Ce soir, j’ai envie de m’encanailler. Tu vas m’offrir à dîner à Miramar. Puis nous verrons le cinéma. Qu’est-ce qu’on donne? Le Mystère du Lotus blanc, en six épisodes. Cela doit être palpitant.
— À tes ordres, dis-je un peu sèchement.
L’idée m’était, en effet, venue qu’elle espérait que notre présence à tous deux dans cet endroit serait le lendemain même signalée à Mlle Hennequin.
C’était là que, six mois plus tôt, j’avais passé en compagnie de Walter une nuit qu’il m’était impossible d’oublier. J’y étais revenu trois ou quatre fois, avant de connaître Mme Orlof, pour des motifs sensuels peu avouables. Que d’événements en ces quelques semaines! Franchir ce seuil, c’était m’obliger à comparer mon image présente avec celle que Walter m’avait prédite! Malgré toute la mauvaise foi que je m’efforçai de mettre à cette confrontation, je ne pus m’empêcher d’en frémir.
Les couverts étaient dressés sur la terrasse. Il y avait beaucoup de monde, des officiers surtout, les uns avec leurs femmes, les autres avec les chanteuses et les danseuses de l’établissement. Une brise chaude soufflait sur la mer obscure. L’orchestre russe jouait. Un ensemble, somme toute, assez sympathique.
La première personne que j’aperçus en entrant fut Grizot, un capitaine du génie, adjoint au colonel Hennequin. Nous n’avions jamais pu nous sentir l’un l’autre... Je crois qu’il avait vaguement eu des vues sur Michelle. Si j’avais pu espérer que ma venue à Miramar avec Athelstane passerait inaperçue, je pouvais être désormais assuré du contraire. Chose bizarre, cette certitude dissipa ma mauvaise humeur. Je m’assis en dévisageant Grizot. Il détourna la tête avec affectation.
L’amazone de drap blanc de Mme Orlof était devenue le point de mire de toute la terrasse. De plus blasés que moi, je voudrais bien le savoir, eussent-ils pu accompagner cette femme sans être aussitôt saisis par l’orgueil dont je me trouvais, à la minute, submergé?
La lumière s’éteignit. Le film commençait à se dérouler.
— C’est plus bête encore que je ne pensais, dit Athelstane en allumant une cigarette, comme le premier épisode venait de prendre fin.
En cet instant, deux mains s’appliquèrent sur mes yeux.
— C’est moi. Qui suis-je? Devine.
Je me retournai brusquement et aperçus Maroussia. Elle ne s’était pas rendu compte de la présence de Mme Orlof. Comprenant sa bévue, elle restait debout, près de la table, consternée devant mon air furieux.
— Je n’avais pas fait attention. Pardon...
Athelstane la regardait en souriant.
— Présentez-nous, me dit-elle.
Et comme, abasourdi moi-même, je restais muet, elle s’adressa directement à la danseuse.
— J’ai eu déjà plusieurs fois, mademoiselle, l’occasion de vous applaudir. Je suis ravie de vous connaître. Voulez-vous nous faire le plaisir d’accepter une coupe de champagne?
L’électricité venait de surgir de nouveau sur la terrasse. La merveilleuse désinvolture de Mme Orlof me remplit d’admiration. Tout le monde nous regardait, mais personne n’osait sourire. Il fallait toute la fascination d’Athelstane pour tirer un tel parti d’une situation aussi fausse.
Maintenant, elle emplissait de champagne la coupe que, médusée, la petite danseuse rousse lui tendait.
— Vous avez peut-être à parler au capitaine?
— Il est vrai, dit Maroussia en me regardant timidement. J’avais à lui demander un service.
— Il se fera certainement une joie de vous le rendre.
— Voilà, j’ai l’intention de partir pour l’Égypte, où l’on m’offre un contrat plus avantageux qu’ici, à dater du 1er novembre. Mais les autorités anglaises sont très sévères pour accorder des passeports aux artistes. Comme je t’ai... je vous ai vu souvent en compagnie du commandant Hobson, j’ai pensé que vous pourriez lui dire deux mots pour moi.
— Il les dira, et quatre, s’il le faut, dit Athelstane. J’y veillerai. Vous aurez votre passeport.
Et elle versait, de nouveau, du champagne dans la coupe de Maroussia.
— Je vous remercie bien, madame, mais excusez-moi, il faut que je vous quitte. C’est le tour de mon numéro.
Cinq minutes après, Maroussia surgissait sur les planches. On eût dit que, ce soir, une sorte de fièvre la soulevait. Elle exécuta à ravir ses deux danses orientales.
Athelstane ne la quittait pas des yeux.
— Elle est amusante, dit-elle, avec ses drôles de petits cheveux roux. Est-ce que tu...?
— Non, répondis-je, presque brutalement.
— Ne te fâche pas. Elle te tutoie, pourtant.
— Je te répète que non.
— Ce ne serait pas un reproche, car, encore une fois, elle est très jolie.
Bientôt nous nous levâmes pour partir. Sur le seuil de la porte, Mme Orlof s’arrêta pour échanger quelques mots avec un splendide lieutenant qui portait à son képi la bande noire des officiers de dragons.
Au même instant, Maroussia réapparaissait sur la terrasse. Elle me saisit le bras.
— Ne reviens jamais avec cette femme, murmura-t-elle. Elle me fait peur, j’avais envie de lui jeter son champagne à la tête.
⁂
— Alors, dit le lieutenant Pfeiffer, c’est aujourd’hui, par le Lamartine, qu’arrive le colonel Marest.
Mes huit jours de permission venaient de se terminer. J’avais repris depuis la veille ma place à la popote.
— Et quand entre-t-il en fonctions?
— Après-demain, dis-je brièvement. Le général Prieur part par le même bateau.
— Tu connais Marest? me demanda Roche.
— Non, mais j’en ai beaucoup entendu parler.
Il y eut un silence, au bout duquel Roche dit:
— Encore un joli sauteur.
— Vous n’avez pas le droit de parler ainsi du colonel Marest, dit le capitaine Lemercier, qui avait pour principe de toujours défendre les supérieurs. Ses états de service pendant la guerre sont splendides, et...
— Il ne faut pas non plus oublier ses titres du temps de paix, dit Roche: le cabinet d’Étienne, celui de Berteaux, puis l’Élysée. Demain Versailles si c’est le roi, la Malmaison si c’est l’empereur.
— Oui, fit le capitaine Mauduit, c’est un bel arriviste.
— Vous, Mauduit, dit en riant Lemercier, je vous récuse. On sait trop pourquoi vous ne l’aimez pas.
— Tiens! Parce qu’il m’a flanqué quatre jours d’arrêts? Et après? Il ferait beau voir que cela m’ôtât le droit de parler de lui, de dire que c’est un...
— Soyez juste. Demandez à ceux qui se sont battus en Cilicie, dans le Taurus. Ils vous diront...
— Je ne conteste pas ses capacités, ni son courage. Ce que je maintiens, ce que personne ne m’empêchera de maintenir, c’est qu’il appartient à l’espèce qui me dégoûte entre toutes, celle de l’officier politicien.
— Il vous a mis aux arrêts, Mauduit? dis-je. Vous avez été sous ses ordres?
— Oui, à Toulon, en 1920—j’étais au 8e colonial. Lui, il était major de la garnison. C’était à ce titre... Non, je ne vous raconterai pas l’histoire. Lemercier, qui la connaît, commence déjà à se tordre de rire.
— Racontez, racontez, Mauduit, dit Lemercier. Elle en vaut la peine. Elle est fort drôle.
— Pour les autres, peut-être. Elle a du moins le mérite de faire apprécier le particulier. J’étais donc à Toulon, commandant le détachement malgache en subsistance au 8e colonial, ce qui me donnait une certaine indépendance. Survint la fête du 11 novembre. C’était l’année où on avait décidé, à Paris, de transporter sous l’Arc de triomphe le corps du Soldat inconnu, et le cœur de Gambetta au Panthéon. Là-dessus, circulaires ministérielles, instructions sur instructions, et, en fin de compte, ordre de faire ce jour-là aux troupes une théorie sur Gambetta pour leur apprendre qui c’était. En ce qui concernait le Soldat inconnu, on jugeait avec raison qu’elles avaient sur lui suffisamment de lumières. Bon. Le texte de la décision était catégorique, je le veux bien. Mais enfin, j’étais excusable, moi, de juger qu’il ne pouvait s’appliquer qu’aux troupes métropolitaines. Aller parler de Gambetta à des Malgaches, cela m’eût paru du dernier grotesque. Je décidai donc que la conférence prévue par le ministre serait remplacée pour mon contingent par un quart d’heure de théorie sur la ligne de mire, et un autre quart d’heure sur les travaux de propreté. Ainsi dit, ainsi fait. Le quartier déconsigné, je file. Or, voici ce que j’apprends le lendemain, en revenant à la première heure, à la caserne: immédiatement après mon départ, le major de la garnison s’était amené. Il avait raflé dans les chambrées tout ce qu’il avait pu de mes pauvres diables, les avait fait mettre en ligne sur deux rangs, et avait commencé à les interroger sur Gambetta. Je passe les réponses effarantes qu’il avait obtenues. Au sortir du Quartier, incontinent, il s’était rendu à la Place, et m’y avait inscrit pour quatre jolis jours d’arrêts simples.
— Jusqu’à présent, dis-je, il ne me paraît pas trop avoir outre-passé son droit.
— D’accord. Mais attendez la suite. J’étais en assez bons termes avec l’officier d’ordonnance du général commandant la subdivision, qui ne pouvait pas sentir Marest. Je lui touchai un mot de mon affaire. Le soir même, le général était averti. Je tombai bien, trop bien même. C’était le général Ortoli, un homme, celui-là, de l’équipe des Grossetti et des Passaga. Il n’aimait pas beaucoup Marest, mais surtout, en tant que Corse, il abominait Gambetta. Il décida que la dépêche ministérielle ne pouvait s’appliquer qu’aux troupes métropolitaines, et que nous n’avions pas fait la guerre pour enseigner aux Sakalaves et aux Hovas les prouesses d’un aéronaute génois. Mes quatre jours d’arrêts furent levés. Marest s’inclina. Il s’incline toujours, cet animal-là. Oui, mais quinze jours après, un raffut de tous les diables. Un tas d’articles dans les journaux sur les menées prétoriennes contre les hommes et les institutions de la République. Une interpellation à la Chambre. Le ministre de la Guerre obligé de poser la question de confiance. Le général Ortoli déplacé, et mes quatre jours d’arrêts simples transformés en huit jours d’arrêts de rigueur. Un mois après, Marest était nomme colonel. Voilà le monsieur.
— Je pense, dit gravement le lieutenant Pfeiffer, qui avait le génie de résumer d’un mot définitif les controverses, je pense que le capitaine Domèvre aurait gagné à demeurer sous les ordres du général Prieur.
Je le pensais aussi. J’en étais même si persuadé que la réflexion de ce brave garçon eut le don de m’exaspérer.
⁂
Le général Prieur s’embarqua le vendredi. Ce fut le cœur plein d’une tristesse indéfinissable que je vis partir le paquebot qui l’emportait. La veille, il m’avait présenté à mon nouveau chef en des termes qui m’émurent de façon profonde.
Le lendemain, j’arrivai à mon bureau comme d’habitude, à neuf heures.
— Mon capitaine, dit le planton, le colonel vous a fait demander deux fois déjà.
J’entrai dans son cabinet fort mal disposé. L’heure réglementaire d’arrivée était neuf heures. J’étais décidé à relever la première observation à cet égard. Mais il ne m’en fit aucune.
C’était un homme de taille médiocre, au regard aigu, derrière un lorgnon qui lui était d’une prodigieuse utilité pour observer les gens à la dérobée. Il avait une petite moustache roussâtre.
— Asseyez-vous, me dit-il.
Il avait sur son bureau, à côté du coffre-fort ouvert et presque vide, toute une pile de dossiers. On voyait qu’arrivé à la première heure, il avait dû en compulser la moitié.
— Sauf sur quelques points concernant le classement et que nous discuterons d’ailleurs ensemble, dit-il de sa voix nette, je suis heureux de vous complimenter de la façon dont le service est tenu. Permettez-moi, en particulier, de vous dire tout le bien que je pense de ceci, et il me désignait mon travail sur les chefs bédouins. C’est tout à fait remarquable—il martela—re-mar-quable.
Je m’inclinai.
— Vous n’êtes pas marié?
— Non, mon colonel.
— Fiancé, peut-être?
Je fis un faible signe négatif. Il avait les yeux sur les dossiers. Il avait l’air de penser déjà à autre chose.
— Je prévois, dit-il, que d’un mois ou deux, tant que je ne me serai pas mis au courant, vous allez être, en fait, le chef de ce service. Je compte beaucoup sur vous, beaucoup. Je serai votre élève, un élève dont vous serez, j’espère, content. Et puis, vous avez une supériorité sur moi: vous connaissez le désert, vous parlez arabe. Gros avantage, énorme avantage.
Il continuait à feuilleter les dossiers.
— Je ne vous retiens pas. Vous pouvez disposer de votre temps à votre gré, pour les besoins du service, absolument comme vous faisiez avec le général Prieur.
J’étais déjà sur le seuil de la porte, lorsqu’il me rappela.
— À propos, où habitez-vous?
— À tel endroit.
— Bien, dit-il, notant l’adresse. Au cas, improbable d’ailleurs, où je pourrais avoir besoin de vous la nuit, je veux savoir où vous trouver. Pour ma tranquillité personnelle, vous comprenez.
On touchait à la fin de la saison d’été. Les jours décroissaient avec une rapidité vertigineuse. De l’un à l’autre il m’arrivait, assis à la terrasse de l’Hôtel du Belvédère en attendant Athelstane, de ne plus pouvoir distinguer les lettres du journal que la veille, à la même minute, à la même place, j’avais lu sans difficulté. Les képis remplaçaient peu à peu les casques. Chaque jour, c’était une nouvelle villa qui se fermait. Beyrouth disparaissait de plus en plus au milieu d’une brume grise, et il me semblait que toute cette brume automnale m’entrait dans le cœur.
La date à laquelle les services du Haut-Commissariat devaient être ramenés à Beyrouth fut fixée au 14 octobre. Afin que cette saison d’été prît fin sur un air de danse, Mme Orlof décida de donner, le 13, un bal costumé au Kalaat-el-Tahara. Dans Sofar, dans Aley, dans Beyrouth, on ne parla bientôt plus que de cette fête qui s’annonçait somptueuse. Je fus naturellement aussitôt la proie de tous les gens soucieux de se renseigner: «Y aurait-il beaucoup de monde? Le domino était-il toléré? etc.» Mais le temps était déjà passé où ces questions eussent flatté ma vanité, et ce fut tantôt sèchement, tantôt de façon évasive que je répondis à ceux qui eurent le manque de tact de me les poser.
Les invitations avaient été envoyées le 30 septembre. Le matin où il reçut la sienne, le colonel Marest me fit appeler.
— Voici, dit-il en me tendant la carte, une attention qui me rend réellement confus. Je n’ai pas fait jusqu’ici de visite à Mme Orlof. C’est d’autant plus aimable à elle d’avoir pensé à moi. Je crois que vous êtes tous deux en excellents termes. Soyez donc assez gentil pour vous charger à la fois de m’excuser et de la remercier. Si ce soir-là vous n’avez rien de mieux à faire, nous pourrons nous rendre ensemble à son château. Je vous prendrai dans mon automobile, et vous me présenterez.
Il m’était impossible d’éluder une proposition faite aussi longtemps à l’avance.
— C’est entendu, mon colonel. Je vous remercie.
— Du tout, du tout, c’est moi. Voyons, il me semblait bien que j’avais encore quelque chose à vous dire. Ah! oui. J’ai eu, tout à l’heure, un coup de téléphone du colonel Hennequin. Il s’inquiète de vous. J’ai pris la liberté de vous excuser, en mettant le silence dont il se plaint sur le compte du travail. Mais je ne veux pas passer à ses yeux pour un tyran. Prenez donc un après-midi pour aller le rassurer.
⁂
Par négligence, j’avais attendu le dernier moment pour faire faire mon domino. Le jour du bal était arrivé, et j’avais encore à l’essayer. Je descendis à Beyrouth le matin vers onze heures. Vers quatre heures, en possession de mon travesti, je sortais de chez le tailleur, lorsque je me heurtai au colonel Hennequin.
Nous eûmes l’air presque aussi gênés l’un que l’autre en nous apercevant.
— Il y a bien longtemps que vous n’êtes venu nous voir, dit-il en essayant de sourire.
— Le travail, balbutiai-je.
Le papier dans lequel on avait enveloppé mon domino était trop court. Un large pan de satin noir et un énorme bouton de soie blanche en dépassaient. Il les vit.
— Ah! oui, murmura-t-il, comme se parlant à lui-même, c’est ce soir, le bal.
Il m’était difficile de continuer à chercher une justification dans les nécessités de mon service.
— Mlle Michelle va bien? demandai-je.
Il tressaillit. Il hocha la tête d’un air soucieux.
— C’est justement ce qui m’inquiète. Pas très bien.
— Pas très bien?
Il tenait lui aussi à la main un paquet, mais tout petit.
— C’est pour elle, dit-il. Oui, quelques médicaments que je viens d’aller chercher.
— Elle est souffrante?
— Oh! rien de grave. Du moins, je l’espère. Vous savez, c’est le troisième été qu’elle passe en Syrie. Ce n’est pas étonnant, n’est-ce pas? L’air de France la remettra vite sur pied... en novembre prochain.
Il répéta timidement:
— En novembre prochain.
— Le temps est d’ailleurs maintenant assez supportable, dis-je.
— Oui, fit-il. Mais il y a toujours les moustiques. Vous savez, les petits. Ils arrivent à passer à travers les mailles de la moustiquaire la plus fine.
Il y eut un silence.
— Vous remontez tout de suite à Aley?
— Oui, mon colonel, et vous, vous allez à la Direction?
— Non, je rentre. Elle m’attend.
Il eut un regard presque suppliant.
— Je vous ai demandé cela, parce que, si vous n’aviez pas été pressé, je vous aurais offert de m’accompagner jusqu’à la maison. Je crois qu’elle serait contente de vous voir.
— Ce serait avec joie, mon colonel. Mais il va être cinq heures. Je dois repasser au bureau... Mais après-demain, nous sommes de retour à Beyrouth. Dès que vous m’y autoriserez, je viendrai vous demander à déjeuner.
— Quand vous voudrez, dit-il, quand vous voudrez. Vous savez que votre couvert est toujours mis... comme avant.
Il eut à peine prononcé ce mot que je le vis se troubler. S’il avait pu savoir à quel point je le plaignais, et combien je me haïssais.
— Allons, au revoir. Je ne vous retiens pas.
— Au revoir, mon colonel. Et bien des choses à Mlle Michelle.
Nous nous séparâmes. À peine l’eus-je quitté que je me retournai. Il descendait la rue, son petit paquet se balançait à son doigt. Ah! pauvres épaules voûtées.
L’abominable tristesse que me laissait cette entrevue se mua en mauvaise humeur lorsque je me mis, place des Canons, en quête d’un véhicule pour remonter à Aley. J’étais en retard. Toutes les Ford étaient déjà raflées. Je finis par pouvoir monter, quatrième, dans une mauvaise automobile. Je m’assis maussadement dans mon coin, mon domino sur les genoux.
Nous venions de sortir de la ville lorsque mon attention se trouva soudain fixée par un nom. Mes deux compagnons de route, jeunes Syriens assez élégants, causaient entre eux. Ils avaient prononcé le nom de Mme Orlof.
Je dressai l’oreille. Instantanément, mes remords disparurent. Qu’étaient-ils à côté de l’angoisse qui grandissait en moi, à mesure que les deux jeunes Syriens parlaient!
Je sus vite à qui j’avais affaire. C’étaient des employés de banque. Ils s’exprimaient en toute liberté, dans leur langue, sans se soucier du chauffeur, rivé à son volant, ni surtout de moi... Si peu d’officiers français savent l’arabe! Par moments, ils entrecoupaient une conversation qui me laissait haletant de réflexions et de plaisanteries stupides. J’aurais voulu pouvoir leur crier de ne pas s’attarder à de telles sottises, de continuer... Il me fallut tout mon sang-froid pour conserver une attitude qui ne les arrêtât pas dans la voie de leurs confidences.
— Eh bien, disait l’un, mauvaise journée pour Zagazig.
— Il ne lui (ici le nom d’Athelstane) reste plus, disait l’autre, qu’à essayer de réaliser. Est-elle avertie?
— Oui. Le patron, dès qu’il a su la nouvelle, vers trois heures, a envoyé Négib pour la prévenir. Il y a trois mois qu’il l’avait mise en garde. Elle s’est obstinée. C’est bien fait.
— Vendant, si elle y arrive, qu’aura-t-elle?
— Du huit, au plus.
— Alors, elle est ruinée?
— Pense donc! Il lui reste ses terrains de la Bekaa.
— Comment, ses terrains de la Bekaa? Tu ne sais pas qu’il y a plus de deux mois qu’elle les a vendus?
— Qu’est-ce que tu me racontes?
— C’est vrai, tu étais en congé quand elle a passé l’ordre. Vendus, Choukri, et tout l’argent, elle l’a employé dans l’affaire de la Tréfilerie égyptienne, dans l’affaire de Zagazig.
— Elle était folle!
— C’est ainsi.
— Mais alors, qu’est-ce qui lui reste?
— Pas lourd. Remarque qu’elle a à payer le 16 les intérêts de son dernier emprunt à la Banco di Roma. Je te parie que demain, en arrivant au bureau, nous trouverons une opposition sur ses dépôts faite par le directeur de la Banco.
Ils parlaient très vite, avec force gestes, mêlant à leurs reparties des termes techniques qui me déroutaient. Mais le sens de leur entretien n’était-il pas suffisamment clair!
— Tu auras beau dire, s’obstinait Choukri, elle est trop adroite pour avoir tout mis dans une seule affaire. Il n’y a pas que chez nous qu’elle a des dépôts.
— Possible. Rappelle-toi en tout cas les trois lettres qu’elle a écrites le mois dernier, en trois jours, pour le paiement d’une malheureuse somme de mille livres. Elle est venue elle-même les toucher. Je n’ai pu m’empêcher de penser: mauvais son de cloche.
— Et son château?
— Vois-tu, dans tout le pays, un acheteur qui consentirait à s’en encombrer? Il n’a de valeur que pour elle.
— Et ses bijoux, que tu oublies?
— C’est entendu, il y a les bijoux.
— Tu vois bien. Laisse donc. Une femme pareille, je ne me mets pas en peine. Elle saura toujours se débrouiller.
Ils eurent ensemble un rire équivoque. Seul mon désir d’en entendre davantage m’empêcha de les jeter par-dessus bord.
J’ordonnai au chauffeur de m’arrêter devant la maison où j’avais ma chambre.
Un immense découragement venait de s’emparer de moi. On m’aurait demandé en cette minute de jurer que je n’avais jamais été aussi malheureux, j’aurais juré et je ne me serais pas trompé. Il ne m’était pas possible de prévoir les conséquences de la nouvelle que je venais d’apprendre. J’avais néanmoins la certitude qu’elles seraient tragiques.
Instinctivement, j’ouvris un tiroir. J’y pris tout un paquet de lettres bordées de noir.
C’étaient les lettres de ma mère. Je me mis à les relire, à les lire plutôt, car, depuis quelque temps, il m’arrivait d’en sauter bien des passages, par lâcheté, par peur d’y trouver ce que je redoutais: des appréhensions sur ma vie actuelle, des plaintes au sujet de la brièveté de plus en plus évasive de mes lettres à moi. C’étaient là les seuls reproches qu’elle eût osé me faire, je la connaissais trop pour ne pas en être sûr. Il y en avait toute une autre catégorie que sa délicatesse et sa fierté lui interdisaient. C’était à ceux-là que je pensais.
Dès le mois de juillet, je m’étais rendu compte que ma solde était devenue absolument insuffisante pour faire face à des dépenses qu’il m’avait été impossible de prévoir lorsque, dans les premiers jours de mon installation à Beyrouth, j’avais établi un semblant de budget. Les petites Ford avaient commencé et étaient entrées pour un chiffre impressionnant dans ces frais supplémentaires. Puis il y avait eu les sorties avec Athelstane. Le minimum d’un dîner ou d’un souper à deux, c’était quatre livres, quatre-vingts francs. Le jeu, lui aussi, avait tenu son rôle parmi ces impondérables. Je ne jouais que fort rarement, mais, enfin, il m’arrivait de ne pouvoir me soustraire à l’obligation de m’asseoir à une table de bridge ou de poker. On connaît les immanquables résultats de ces sortes d’expériences pour ceux qui ne disposent que de médiocres revenus. Quand ils gagnent, c’est un superflu qui se dissipe aussitôt en fumée. Quand ils perdent, c’est une partie de leur nécessaire qui s’en va. J’étais enfin contraint de faire entrer dans ce calcul des dépenses d’ordre vestimentaire sans cesse accrues par une existence que je ne m’étais pas figuré tout d’abord devoir être aussi mondaine. Bref, mon bilan du mois de juin s’était soldé par un déficit de 3 000 à 4 000 francs. Celui du mois de juillet par un de près de 8 000. Les économies que j’avais réalisées pendant mes deux années de bled s’étaient du coup évanouies. Il avait fallu aviser.
Le moment est venu, hélas! de dire quelques mots de ma fortune personnelle. J’étais fils unique. Ma mère avait eu une dot de 50 000 francs, plus la maison où elle s’était retirée en Dordogne. Mon père avait à lui, chiffre énorme pour un officier, un peu plus de 500 000 francs. Un tiers de cette somme avait disparu, englouti par les déménagements et les frais de mon éducation. Quand il était mort, voilà neuf ans, ma mère avait voulu me rendre mes comptes. J’avais repoussé cette idée, qui me parut alors une sorte de monstruosité. J’avais laissé entre ses mains ces 400 000 francs, qui donnaient de sûrs et modestes revenus variant entre 4 et 5%. Elle en avait capitalisé jalousement les intérêts, car je m’étais toujours jusqu’ici contenté de ma solde. De son côté, vivant sur une terre dont les redevances lui permettaient amplement de subsister, elle ne dépensait tout juste, chaque année, que les intérêts de sa dot. C’est en vain, je le savais, que je l’eusse exhortée à mener une existence moins médiocre.
Le Proche-Orient est à l’heure actuelle le pays où le plus inexpérimenté se découvre une âme de spéculateur. Nul ne pouvait être moins porté que moi à s’occuper de telles choses. Mais, le besoin d’argent aidant, il me vint à l’idée que je pourrais faire rendre à ma fortune un intérêt supérieur aux quelque 15 000 francs que j’en retirais misérablement chaque année. Je m’étais ouvert de cette pensée à un jeune brasseur d’affaires libanais, du nom d’Albert Gardafuy. Je l’avais rencontré un peu partout, dans le meilleur monde et dans d’autres. Je saluais en lui une expérience véritablement géniale des affaires. Il avait souri avec discrétion quand je lui avais confessé le taux auquel ma fortune était placée. Tout en se défendant de peser sur moi à ce sujet, il m’avait affirmé qu’il n’y avait aucune difficulté à trouver à Beyrouth, avec toutes les garanties désirables, des conditions trois fois meilleures. Dans quelles explications suis-je contraint d’entrer, mon Dieu, et comme elles sont la rançon d’un certain désordre! Il y avait, rue de la Poste, un kan. On appelle ainsi en Orient une sorte d’immense bâtisse occupée par des bureaux et des magasins. Le gérant du kan de la rue de la Poste désirait apporter des améliorations à son immeuble. Dans ce but, il cherchait à emprunter 300 000 francs pour lesquels il offrait, en première hypothèque, du 12%. Je me renseignai auprès de quelques personnes sur la valeur de ce placement. Toutes furent d’accord pour me le certifier. Dans ces conditions, je n’eus plus de scrupules à écrire à ma mère une lettre détaillée pour lui faire valoir les avantages de l’opération. Par retour du courrier, sans un mot de récrimination, elle me mit en possession de la fortune de mon père. Cela se passait vers la mi-août.
Ce même mois d’août ayant été pour moi particulièrement dispendieux, je dus contracter un emprunt de 30 000 francs sur mon hypothèque. Je le fis par l’entremise d’Albert Gardafuy, dont la complaisance continuait de se révéler inépuisable.
Je touchai un mot de ces tractations à Roche. Il commença par hausser les épaules d’un air désapprobateur. À son avis, il y avait trois catégories d’humains destinées à être toujours roulées en affaires: les prêtres, les vieilles filles et les officiers. Il était un peu revenu sur son opinion lorsqu’il avait connu les garanties qui m’étaient octroyées. Je n’avais mis que lui dans la confidence. J’étais assuré de sa discrétion. Je fus donc désagréablement surpris d’apprendre que toute cette histoire avait transpiré, qu’elle circulait, défrayant les conversations, et passablement déformée et amplifiée. Le général Prieur m’y avait fait allusion. Plusieurs autres indices m’avaient permis de comprendre que les bruits qui couraient à ce sujet n’étaient pas dénués de malveillance. Dans le même temps, j’eus un soir la mauvaise fortune de gagner 2 000 francs au poker, et d’en perdre 4 000 le lendemain. J’expose les faits en toute vérité. Il n’y avait dans tout cela, qu’on en juge, rien qui pût motiver les commentaires fâcheux qui allaient se multipliant. Ceux en qui je pouvais espérer trouver des défenseurs n’étaient pas les derniers à me desservir. Je ne pouvais me douter que je m’étais attiré plus d’inimitiés que de sympathies par cette générosité naturelle qui m’avait poussé maintes et maintes fois à convier des camarades à déjeuner ou à dîner. Une telle ingratitude, quand je fus contraint de la constater, n’eut d’autre résultat d’abord que de m’affliger. Puis, petit à petit, elle avait influé sur mon caractère, m’avait rendu à mon tour injuste. J’étais devenu susceptible, cassant, ombrageux plus que de raison. Je m’apercevais de ce changement, et la conscience que j’en avais, loin de diminuer mon mécontentement des autres et de moi-même, contribuait à le faire croître de jour en jour.
L’ombre depuis longtemps avait envahi la chambre, et je continuais à rêver sur mes lettres éparses. Sept heures, déjà! J’allumai une lampe. Lentement, je me mis à me préparer. Je revêtis mon domino. Ah! sinistre costume de mascarade, comme il augmentait encore l’angoisse qui me submergeait. Walter aurait-il donc eu raison, et si vite? Comment avait-il fait pour deviner que, au bout de la route sur laquelle j’étais engagé, il y avait l’abîme? Mais il s’agissait bien, en cet instant, de Walter et des autres... Que m’importait ce que tous ils pouvaient se dire! Moi je n’avais plus qu’une seule pensée, Athelstane, un seul but, la conserver. Pour y arriver, il n’y avait plus rien, rien dont je me sentisse incapable.
Je traînai une chaise auprès de la fenêtre ouverte sur la nuit. Je m’assis, et, ayant éteint la lampe, j’attendis avec accablement l’heure à laquelle le colonel Marest devait venir me chercher.
⁂
Il était quatre heures du matin. Les derniers invités venaient de partir. Jamais on n’avait vu en Syrie une fête aussi brillante, ni mieux réussie. Quel spectacle, ce Kalaat-el-Tahara lorsque, au coude du chemin de Djemal, il avait surgi soudain devant nous dans la nuit, illuminé des douves au faîte du donjon. Et quand, vers trois heures du matin, plongé cinq minutes dans les ténèbres, il s’était embrasé tout à coup sous l’averse aux mille couleurs d’un gigantesque feu d’artifice, un cri d’admiration avait jailli de l’obscure cohue travestie qui se pressait dans les jardins et la cour d’honneur.
J’avais pour voisin, en cet instant précis, un domino de satin rouge. Je m’étais senti saisir par le bras.
— Eh! eh! avait dit une voix que je connaissais bien, au milieu de tout cela, trouvez-vous encore le moyen de songer à la belle?
— Soyez tranquille sur ce point, répondis-je sèchement.
Une éblouissante dogaresse au loup de velours violet venait de m’entreprendre.
— Qui suis-je, capitaine Domèvre?
— Ma foi, madame, je l’ignore? Mais vous-même, comment m’avez-vous reconnu?
— Mon Dieu, c’est bien simple. En vous voyant tout à l’heure donner des ordres au chef d’orchestre. Comme le costume oriental de Mme Orlof est réussi. En quoi est-elle?
— Je n’en sais rien.
— Fi! quel ton de mauvaise humeur! Si vous ne le savez pas, qui donc peut le savoir! Ah! peut-être le commandant Hobson. Je vais le lui demander.
— C’est cela, dis-je, furieux.
Dès que le flot des invités avait commencé à s’écouler, je m’étais réfugié dans le petit cabinet contigu à la chambre d’Athelstane. J’entendis mourir au loin, successivement, les sirènes des dernières automobiles. Puis, la porte de la chambre s’ouvrit, se referma.
— Es-tu là? demanda Mme Orlof. Tu peux venir. Je suis seule.
Je la trouvai assise devant sa table de toilette. Elle était en train de retirer ses bijoux.
— Eh bien, tout a eu l’air de marcher, n’est-ce pas?
— Admirablement.
Elle me regardait dans la glace en souriant. Personne, je crois, de toute l’assemblée, n’avait compris son déguisement. Moi, aussitôt, en la voyant, je m’étais souvenu du texte fameux:
Elle avait sur la tête un turban blanc, sur le front une bandelette de laine couleur de pourpre et retombant de chaque côté de la tête jusque sur les épaules. Un long châle de cachemire jaune, une immense robe turque de soie blanche, à manches flottantes, enveloppaient toute sa personne dans des plis simples et majestueux, et l’on apercevait seulement, dans l’ouverture que laissait cette première tunique sur sa poitrine, une seconde robe d’étoffe de Perse à mille fleurs... Des bottines turques de maroquin jaune brodé en soie complétaient ce beau costume oriental, qu’elle portait avec la liberté et la grâce d’une personne qui n’en a pas porté d’autre depuis sa jeunesse. Telle est, dans le Voyage en Orient, la description que Lamartine nous a laissée du costume de lady Stanhope. Tel était celui qu’avait tenu à revêtir Mme Orlof.
Elle venait de détacher de son front la bandelette pourpre. J’étais toujours derrière elle. Dans la glace, je la voyais qui m’observait à la dérobée.
— Qu’as-tu? demanda-t-elle avec une certaine sécheresse.
— Rien.
— Je répète ma question: Qu’as-tu?
— Pas grand-chose. Je pensais à l’affaire de Zagazig.
Posément, elle enlevait son collier de perles.
— Tu es donc au courant?
— Je suis au courant.
— On t’a dit que j’étais...
— Oui, ruinée.
Elle ne protesta pas contre le mot. Elle dit seulement:
— Mon pauvre ami, tu me rendras une justice; jamais je ne t’aurai ennuyé avec ces vilains petits détails.
Elle jouait avec le bandeau rouge de lady Hester.
— Elle aussi, fit-elle, elle a été ruinée. Mais—et elle sourit—quand cela lui est arrivé, elle était plus vieille que moi.
Cette phrase était pleine d’une menace terrible, que la phrase suivante précisa.
— Tu me croiras si tu veux (je le crois à peine moi-même), je regretterai beaucoup de te perdre.
— Athelstane!...
— Beaucoup.
— Que veux-tu dire?
— Mais, après tout, fit-elle, semblant réfléchir, pourquoi te perdrais-je?
— Oui, pourquoi, Athelstane? Le moment est venu de parler, de tout dire. J’ai pensé à tout. Écoute, Athelstane, écoute-moi, je t’en supplie. Comment t’expliquer? Je ne suis pas riche. Mais j’ai une belle carrière. Et je t’aime. Mon Dieu, comme je t’aime! je le comprends seulement maintenant. Veux-tu que nous unissions nos vies?
Elle sourit. Soudain je me rappelai l’histoire de Joseph Péborde. Je venais de me servir des mêmes mots de pauvre diable.
J’avais laissé tomber ma tête sur la belle épaule nue. Il me sembla la sentir frissonner.
— Cher petit! murmura Mme Orlof. Tu sais bien que c’est impossible.
— Impossible! Je prévoyais cette réponse. Je ne m’en offusque pas. Tu es libre, Athelstane, libre, libre. Mais permets que je te dise ceci encore: ce que j’ai, ce peu que j’ai, prends-le, si tu peux t’en servir à rétablir ta fortune. Tu me dois d’accepter. Voilà, et voilà!
La main tremblante, je retirais de mon portefeuille les récépissés de mes dépôts, de mes titres: un siècle, peut-être, de privations, d’économies, de vie médiocre et honorable.
— Qu’est-ce que c’est? dit Mme Orlof, fronçant les sourcils.
— C’est l’argent dont je dispose. Il y a près de 300 000 francs. Je peux en avoir 100 autres mille d’ici à quinze jours. Prends, prends. Quelle joie j’aurais, si tu pouvais...!
Je me tus. Elle venait d’avoir un geste incroyable. Elle avait saisi ma main et l’avait baisée.
— Sais-tu, dit-elle avec un sourire triste, sais-tu qu’il n’y a même pas là de quoi payer le quart de ce que je dois actuellement?
— Nous donnerons cela, lui criai-je. Et puis, tu laisseras tout, tu vendras tout, et tu viendras avec moi.
— Avec toi? Avec toi!... Mon enfant, as-tu donc pu jamais t’imaginer une chose: celle que tu aimes sans son luxe?
— Que préfères-tu, fis-je âprement, lui ou moi? D’ailleurs tu n’auras plus ni l’un ni l’autre.
— C’est ce qui te trompe, peut-être. Ne m’as-tu pas entendue tout à l’heure murmurer: «Après tout, pourquoi te perdrais-je?»
— Eh bien, je ne comprends pas.
— Je vais essayer de te faire comprendre. N’as-tu pas remarqué, ce soir, un monsieur d’un certain âge, déguisé en capitan-pacha?
— Quoi? Ce grotesque, ce vieillard ridicule qui avait la prétention de danser tout le temps avec toi. J’ai failli à deux reprises le calotter.
— Chut! fit-elle, en riant. Tu aurais fait du beau travail. D’abord, il n’est pas si vieux que cela. À peine cinquante-huit ans. C’est un notable d’Alexandrie, M. Basil Kératopoulo. Il est affligé de 200 000 ou 300 000 livres sterling de revenus.
— Eh bien?
— Eh bien?
— J’ai peur de comprendre. Quoi, tu l’épouserais, ce hideux bonhomme?
— Plus bas, plus bas, fit-elle, riant. L’épouser? Oh! il ne demanderait sans doute pas mieux. Pour le moment, c’est d’une opération à plus court terme qu’il s’agit.
— Il te prêterait de l’argent?
— Me prêter! Hum! ce n’est peut-être pas non plus le terme exact.
— Alors, je comprends de moins en moins.
— Vraiment? Tu m’étonnes. Cherche, cherche bien.
Je me mis à trembler de tous mes membres.
— Tout à l’heure, fis-je, essayant d’assurer ma voix, tu m’as dit: «Pourquoi te perdrais-je?»
— Oui, pourquoi?
Elle continuait à m’observer dans le miroir, devenu notre tragique champ de bataille.
— Et, murmurai-je, une telle honte, tu as pu, une seule minute, penser que je l’accepterais?
Elle eut un haussement d’épaules ennuyé.
— Sais-tu, plutôt, que je tuerai? dis-je.
— Écoute, fit-elle d’un air excédé, tout ce que tu voudras, mais pas de poncifs. Il y a des choses, je te le répète, que je n’abandonnerai jamais, ceci, ceci, ceci—et d’un geste orgueilleux elle désignait les mille bibelots de sa chambre,—mon luxe, en un mot. Il est lié plus que tu ne te l’imagines à l’amour que tu crois me vouer. Sans lui, que serais-je? J’ai eu, sais-tu, des soubrettes aussi jolies que moi, et plus jeunes. Donc, c’est dit, et bien dit. Qu’est-ce qui t’effarouche? M. Kératopoulo ne sera qu’un accident, comprends-tu? Avec sa fortune à ma disposition, je serais fort étonnée de mettre plus de six mois à rétablir la mienne. Pendant ce temps, ne crois pas qu’on te critiquera, qu’on te plaindra. Tu passeras pour un malin. Et les six mois écoulés... Il y a un escalier de service au Kalaat-el-Tahara. Un homme comme ce cher M. Basil doit avoir l’habitude de ce genre de portes de sortie. D’ailleurs, il est très bien, je t’assure. Il est président du conseil d’administration de la Société cotonnière de Tanta, rivale heureuse de ma pauvre société de Zagazig. J’ajoute, pour lever tes derniers scrupules, que c’est mon évêque qui me l’a présenté.
Elle ferma les yeux.
— Ne crois pas pourtant que cela m’amuse de passer sous les fourches caudines de ce vieillard. Il est certain que je ne m’y résoudrai que si...
— Si quoi?
— Non. Je ne veux pas te le dire. Ce serait peut-être te leurrer d’un vain espoir.
— Dis, je t’en supplie.
— Tu le veux. Eh bien, nous sommes aujourd’hui le 14. Je peux, le 21, recevoir de Constantinople un télégramme qui me débarrassera de tous ces soucis sans que j’aie à aliéner la moindre parcelle de moi-même.
— Le 21?
— Oui, c’est la date de l’arrivée à Constantinople du courrier d’Odessa. J’ai pour plus d’un million de roubles-or de propriétés en Azerbaïdjan. Les Soviets les ont mises sous séquestre. Djemal pacha, actuellement à Tiflis, s’entremet pour que le séquestre soit levé.
— Tu es restée en relation avec cet homme?
— Plains-t’en. C’est à lui, s’il réussit, que tu devras de me conserver pure.
Elle rit. Cet adjectif devait lui paraître fort drôle.
— Et si, le 21, tu apprends que le séquestre n’est pas levé?
— Je te l’ai dit, j’accepterai les hommages de M. Kératopoulo. Quel ennui, tout de même! Pour un million!
J’avais relevé la tête.
— Un million?
— Qu’est-ce que cela peut te faire? Ce chiffre-là ou un autre. Tu n’as pas ce million, n’est-ce pas? Alors?
— Le 21! D’ici là, tu ne prendras aucune décision. Tu me le promets? Tu me le jures?
— Je te le promets. Mais il ne faut pas t’abuser. Sais-tu combien il y a de chances pour que le séquestre soit levé? Dix sur cent, peut-être.
— Tu as promis.
— Que penses-tu faire? Tu m’intrigues.
— Cela me regarde.
Je n’avais pas à lui raconter de quel espoir fou je venais de me sentir saisi. Huit jours! Ce délai me parut le salut. Dans un pays où la spéculation est la norme, il me semblait impossible de ne pas arriver à transformer en 1 million mes 300 000 francs. Quitte ou double, quitte ou double encore. Ce qui retient dans cette voie, c’est la peur de la perte brutale. Mais que pouvais-je redouter, moi! J’avais tout à gagner. Je n’avais rien à perdre, puisque, la perdant, je perdais tout. Vouloir, seulement, vouloir! Et de quelle force je l’avais, cette volonté!
— J’ai ta parole. Maintenant, si tu le veux bien, plus un mot de tout cela jusqu’au 21.
C’était la première fois que je lui parlais avec cette autorité. Elle me regarda, étonnée et son étonnement n’allait pas sans une certaine admiration.
— Je te le répète, dit-elle gravement, je regretterai beaucoup de te perdre, mon ami.
⁂
De l’argent, mon Dieu, de l’argent!
⁂
Albert Gardafuy avait ses bureaux rue Bab-Edriss, des bureaux dont le laisser-aller, tout oriental, contrastait avec l’énormité des affaires que brassait ce garçon de vingt-huit ans. À quelle nationalité appartenait Albert? À la française, finalement, je crois. Oui, tout comme un paysan du Quercy ou du Perche. Il était né au Fanar, d’un père égyptien et d’une mère arménienne. Il avait commencé la guerre comme télégraphiste dans l’armée turque, et l’avait terminée comme interprète dans l’armée anglaise de Palestine. Au demeurant, un fort aimable garçon, et des plus obligeants, je l’ai déjà dit.
Sa torpédo était devant la porte. Je désirais le voir, et pourtant, à la certitude qu’il était là, je sentis mon cœur se serrer.
— Courage, me dis-je, et pensons à l’enjeu de la lutte que je vais engager.
Albert, assis devant sa table, était en train de circonvenir avec force gestes un vieux monsieur en tarbouche. Quand il m’aperçut, il eut un cri d’étonnement joyeux.
— Comment? Vous vous êtes donné la peine... Je suis confus.
— Confus?
— Oui, venir vous-même! Au lieu de me donner rendez-vous... Ma lettre vient sans doute tout juste de vous arriver?
— Vous m’avez écrit?
— Comment? Vous n’avez pas reçu ma lettre? Alors, pour un hasard, c’est un hasard.
Je me mordis les lèvres. Je serais passé chez moi avant de venir chez lui que les rôles eussent été renversés. S’il m’avait écrit, c’est qu’il avait besoin de moi. Il eût été mon obligé. Maintenant, j’allais être le sien.
Je compris, à son attitude, qu’il entendait profiter de cette différence.
— Vous vouliez me parler?
— Je vous en prie, mon capitaine. À vous de commencer.
Je serrai les poings. Mais le temps pressait. Il fallait aller vite.
— Je parlerai donc. Il vous souvient qu’à plusieurs reprises vous m’avez entretenu de la possibilité de trouver pour mon argent un emploi plus lucratif.
Il eut une moue.
— Mauvais moment. Bien mauvais moment.
Je ne me laissai pas impressionner. J’eus la sensation très nette que je lui étais nécessaire et qu’il cherchait à m’avoir au meilleur compte.
— Soyez assez aimable, à votre tour, pour me dire l’objet de votre lettre, fis-je sèchement.
Il me regarda en dessous, comprit qu’il valait mieux jouer cartes sur table.
— C’est assez compliqué.
— Mais encore?
— Voici. Vous connaissez sans doute la maison Zarif, Sultan et Cie?
Ces noms me disaient, en effet, quelque chose.
— C’est la maison qui a l’adjudication des céréales et de la boucherie pour l’armée du Levant. Soixante mille hommes! Grosse, très grosse affaire.
— Eh bien?
— Ces temps-ci, l’intendance a pénalisé Zarif et Sultan pour non-exécution d’engagements portant sur plusieurs milliers de tonnes de blé, et pas mal de têtes de bétail. Les chiffres exacts ne font rien à l’affaire. Zarif et Sultan ont réclamé, excipant de l’impossibilité où ils se sont trouvés de se faire livrer le blé acheté par eux dans les districts d’Alep et d’Alexandrette, où les vendeurs, terrorisés par les bandes turques, refusent de livrer le blé destiné aux troupes. Actuellement, la réclamation est soumise au service des renseignements, qui doit donner un avis sur son bien-fondé.
— Je comprends, dis-je. Vous désireriez de la part des Renseignements un avis favorable aux adjudicataires.
Le jeune homme sourit et secoua doucement la tête.
— Ce n’est pas tout à fait cela, mon capitaine. La maison Zarif et Sultan est rivale de la nôtre.
— Ah! murmurai-je... Je comprends.
— Alors, vous avez compris qu’il ne nous déplairait pas, au contraire, de lui voir boire un petit bouillon.
— Dites donc, fis-je, vous rendez-vous compte de ce que vous me proposez là?
— Parfaitement compte, mon capitaine, absolument compte. Vous pouvez être assuré que je ne vous aurais jamais parlé comme je viens de le faire si, en l’espèce, l’intérêt de l’État français ne coïncidait avec celui de ma maison. Vous concevez.
— Je conçois, murmurai-je rêveusement.
En même temps, je venais de me souvenir de cette demande d’avis transmise par la direction de l’intendance. J’avais chargé mon second, le lieutenant Ravel, de s’en occuper. Mais, pour avoir parcouru rapidement le dossier, il m’avait paru que la réclamation des adjudicataires reposait sur des bases assez fragiles.
Gardant la plus discrète des attitudes, Albert Gardafuy ne me troubla pas dans mes méditations.
— Puis-je, dit-il enfin, puis-je maintenant, mon capitaine, vous demander en quoi je peux vous être utile?
Je pris un ton détaché.
— À mon tour, voici. Je viens de recevoir des nouvelles de chez moi. Dans huit jours, on licite un important domaine limitrophe de notre propriété. Château, étang, forêts, soixante hectares. Ce domaine a jadis appartenu à ma famille. Outre la question d’intérêt, il y a pour moi une question de sentiment...
Albert Gardafuy inclina le front d’un air pénétré, pour me faire comprendre que la question de sentiment était de celles auxquelles il accordait une influence prépondérante. Je poursuivis, à la fois ravi et épouvanté de mon assurance.
— Mise à prix, un million. Les terres seules, sans les constructions, valent près du double. Or, actuellement, je possède...
— Oui, je sais, 300 000 francs.
— Un peu plus, 400 000. Il me reste 100 000 francs en France.
Albert réfléchissait.
— C’est, en effet, fort intéressant, dit-il.
— N’est-ce pas? fis-je avec un élan que je regrettai aussitôt.
— Fort intéressant. Il vous faudrait donc?
— Mais... 600 000 francs.
— Hum! vous oubliez les droits de mutation, 10%.
— C’est vrai: 700 000.
— Puis, vous posez en principe qu’il n’y aura pas de surenchère.
— Je crois pouvoir vous l’affirmer. Dans mon pays, il est d’usage de ne pas venir dans une vente en concurrence avec la famille. Or, je vous l’ai dit, la mienne a été propriétaire du domaine en question.
— Heureux pays, dit Albert, que celui où l’on mêle aux affaires de si honorables scrupules. Ah! mon capitaine, que n’en est-il de même ici!
Il soupira.
— Sept cent mille francs, c’est évidemment un chiffre. Mais après tout, pourquoi pas? Surtout si, comme vous le dites, le domaine vaut plus de deux millions. Il est certain que vous pourrez vous procurer une bonne partie de cette somme, à l’aide d’un sous-seing privé préalable par lequel vous consentirez hypothèque sur la terre que vous vous proposez d’acheter.
Je me mordis les lèvres. Il ne m’était pas possible de lui dire la raison pour laquelle cette solution devait être écartée. Hypothéquer des terrains imaginaires!
— Je préférerais autre chose, dis-je faiblement.
— Quoi?
— Je ne sais pas. Je vous consulte.
— Sept cent mille francs! Mais quelle garantie fournirez-vous si vous n’en possédez que 400 000?
— Ma signature.
— Mon Dieu, fit Albert, toutes mes excuses. Je m’aperçois seulement maintenant que je n’ai rien songé à vous offrir. Un café ou une citronnade?
— Une citronnade.
— Antoun, deux citronnades! Votre signature... Oh! alors, évidemment. Quoique, mon capitaine, mon devoir est de vous le dire... Ah! si vous connaissiez le cœur des gens d’affaires de Beyrouth! Un rocher, je vous dis, un rocher... Le Hauran, le Sannin, les montagnes des Ansariéhs elles-mêmes... Évidemment, s’il s’agissait de moi.
— Aussi est-ce à vous que je m’adresse, fis-je, la gorge sèche.
— Oh! alors, si c’est à moi, c’est différent. C’est très difficile. Vous savez quelle sympathie j’ai pour vous, mon capitaine, je ne demande pas mieux que de... À quelle date est l’adjudication?
— Le 23 octobre.
— Le 23? Un lundi. Et nous sommes le samedi 14! Huit jours! Il n’y a plus de temps à perdre. 700 000 francs. C’est que c’est une somme, cela, savez-vous. Dites-moi, capitaine?
— Quoi?
— Tenez-vous beaucoup à cette affaire?
— Beaucoup!
— Tant que cela?
— Je vous répète, beaucoup, dis-je, sur un ton d’angoisse dont je le vis tressaillir.
— Eh! mais, alors, il faut qu’elle se traite. Et du même coup, savez-vous, vous me mettez à l’aise pour vous parler en toute confiance, en toute liberté. Ah! voici la citronnade.
Je bus avidement.
— Il est certain, reprit Albert, que, si l’affaire dont je viens de vous entretenir aboutissait, vous pourriez compter...
— Je ne demande aucun avantage particulier. Un prêt sur ma signature.
— Là, là, ne vous fâchez pas. Je tiens cependant à vous dire que cette affaire est de peu d’envergure. En toute franchise, elle ne doit être envisagée que comme l’amorce d’une opération plus importante.
— Parlez, dis-je, les tempes en sueur. De quoi s’agit-il?
— C’est fort simple. Nous ne voulons pas, vous pensez bien, faire arriver des ennuis à MM. Zarif et Sultan pour le plaisir, comme cela. Non. Il faut vous dire que, l’année dernière, la maison Hafrache et Gardafuy, notre maison, est venue en concurrence avec la maison Zarif et Sultan pour l’adjudication des fournitures. Nous avons été battus. Cette année, nous tenons à prendre notre revanche. Il ne s’agit pas, bien entendu, de nous engager à des prix inférieurs aux leurs.
— Alors, que comptez-vous faire?
— Voici: MM. Zarif et Sultan sont musulmans.
— Ils ont le même droit que les chrétiens à prendre part aux marchés de la Guerre.
— Attendez donc. Musulmans, ai-je dit, mais musulmans d’Antioche. Vous ignorez peut-être que M. Zarif a un cousin, Mouktar bey, avec qui il a plus ou moins partie liée, et que ce Mouktar bey est adjudicataire des fournitures pour les troupes turques des gouvernements d’Adana et de Diarbékir. Je vous en fournirai la preuve.
— Eh bien?
— Eh bien, il me semble que, si l’état-major insistait un peu énergiquement sur les inconvénients qui peuvent résulter d’une telle situation, l’intendance, à égalité de prix, ne manquerait pas de s’adresser à notre maison. Qu’en dites-vous?
Je m’étais mis à trembler.
— Si, murmurai-je, un avis était donné concluant à l’exclusion définitive ou seulement momentanée de la maison Zarif et Sultan, est-ce que...?
— Attendez, attendez, fit-il. N’allons pas si vite. Il y a également une autre question à laquelle je m’intéresse vivement.
— Laquelle?
— Celle du tracé du futur chemin de fer d’Alep à Lattaquié.
— Ce tracé est arrêté, dis-je.
— Il passe par Riha, n’est-ce pas?
— Oui.
— Grosse faute. Énorme faute. Il y aurait avantage à le faire passer un peu plus bas, par Kalaat-el-Moudik, par exemple.
— Vous avez probablement, du côté de Kalaat-el-Moudik, des terrains que vous ne seriez pas fâché de voir exproprier? fis-je ironique.
— Eh! dit-il, vous avez peut-être mis dans le mille. Mais vous savez bien, d’autre part, que le tracé que je préconise aurait l’avantage d’assurer la pacification définitive des populations ansariéhs. Mon intérêt particulier cadre toujours avec l’intérêt général; c’est ce qui fait qu’on peut toujours l’aider sans péril à triompher.
Mes oreilles commençaient à bourdonner. Il m’eût été impossible de poursuivre cinq minutes encore cette conversation.
— Écoutez, dis-je, ne mêlons pas tout. Il s’agit d’abord de l’affaire des fournitures. Voulez-vous que demain...?
— Oh! demain, impossible, mon capitaine. C’est dimanche, et je passe la journée dans la famille de ma fiancée. Car, j’ai oublié de vous apprendre que je suis fiancé. Oui, une jeune fille charmante.
— À lundi alors, fis-je, près de défaillir.
— À lundi, c’est entendu. Et moi qui vous jugeais occupé uniquement, comme la plupart de vos camarades, de choses puériles, de danse, de femmes, eh, eh! Soit dit sans vous flatter, mon cher capitaine, vous êtes le premier officier que je rencontre capable de s’intéresser aux affaires sérieuses.
Je reçus ce compliment comme un soufflet. Si pessimiste qu’il se fût montré à mon sujet, Walter n’avait pu imaginer un tel abaissement. Mais que peux-tu faire, mon ami bien-aimé, contre l’image d’Athelstane entre les bras du hideux vieillard d’Alexandrie?
Ce soir-là, Mme Orlof dînant à bord d’un navire de guerre anglais de passage, j’avais moi-même accepté une invitation au quartier Saint-Élie. Pendant le repas, je regardais les femmes qui m’entouraient. Machinalement, je supputais la valeur de leurs colliers, de leurs bracelets, de leurs bagues.
— Qu’avez-vous donc, capitaine? me demanda ma voisine. Vous ne paraissez pas bien.
Je feignis de rire de sa question. Au salon, je m’assis à une table de poker occupée par quatre joueurs classés parmi les plus redoutables. Au bout de quelques minutes, par mes relances désordonnées, la partie était devenue extraordinairement sévère. La chance me favorisa. Vers une heure, quand on se sépara, dans cette atmosphère pesante consécutive aux trop grosses différences de jeu, j’avais gagné plus de 14 000 francs.
J’errai dans les rues obscures, longeant des murailles de magasins, de banques... Des coffres-forts pleins d’argent dormaient là, à deux pas de moi. Je me heurtais à des tas d’ordures, effarouchant de pauvres chiens en quête de leur misérable pitance. Huit jours plus tôt, j’aurais encore eu le droit de les plaindre... Mais maintenant!...
Pourquoi, dans l’horreur au milieu de laquelle je me débats cette nuit, viennent-ils m’obséder avec une telle force, les souvenirs de mes nuits du désert? J’entends la marche du vent parmi les hautes graminées, la plainte d’un grand fleuve dont les ondes ténébreuses se pressent entre des berges toutes proches. On s’était endormi sitôt le soleil tombé, roulé dans un manteau, la tête reposant contre une selle de méhari. Parfois, succédant à la terrible chaleur du jour, le froid de la nuit venait nous réveiller. J’ouvrais les yeux. Les étoiles n’étaient plus les mêmes. Celles de la veille avaient disparu. D’autres leur avaient succédé. Une, vers l’orient, vacillait, épandant presque au ras de l’horizon sa mystérieuse lueur liquide. Autour de moi, les corps des soldats bosselaient le sol, dans l’attitude où la fatigue les avait terrassés quelques heures plus tôt, en arrivant à la halte. Piquets noirs dressés sur le ciel brun, les sentinelles, aux quatre points cardinaux, faisaient bonne garde. Un silence solennel régnait sur l’immense solitude. Quelle pureté, quelle sensation de propreté, de sécurité morale!... Et le matin, quand l’heure était venue de se réveiller pour de bon, parmi le réconfortant hourvari d’un campement qu’on lève à l’aube, quel bonheur de se sentir cette fraîcheur dans la gorge, cette vierge haleine d’enfant!
Il était plus de trois heures lorsque je rejoignis Athelstane chez elle. Elle était descendue la veille du Kalaat-el-Tahara pour se réinstaller dans sa villa de Beyrouth. Les serviteurs n’avaient pas encore eu le temps de défaire toutes les malles.
En m’entendant entrer, elle ne se leva pas. Elle se borna à jeter un coup d’œil par-dessus le livre qu’elle lisait.
— Tiens, dit-elle, me montrant sur une petit table une dépêche ouverte, prends connaissance de cela.
C’était le télégramme de Constantinople. Il informait Mme Orlof de l’échec définitif des démarches tentées pour obtenir la levée du séquestre sur ses propriétés d’Azerbaïdjan.
Atterré, je la regardai. Impassible, elle continuait sa lecture.
— Que vas-tu faire?
— Je t’avais prévenu, dit-elle. Dix chances sur cent. Je t’ai accordé un délai jusqu’au 21, date à laquelle je comptais recevoir ce télégramme. Il est arrivé plus tôt. Je ne reprends pas ma parole. À présent, tu reconnaîtras peut-être qu’il serait préférable de me la rendre. Cela me donnerait plus de temps pour me débrouiller. À mon tour, en effet, de te demander: que vas-tu faire?
— Cela me regarde, fis-je avec un entêtement désespéré.
Elle haussa légèrement les épaules.
— À ta guise, dit-elle.
⁂
À huit heures du matin, n’ayant pas dormi une seule minute, j’étais au Grand Sérail, dans mon bureau. La première chose que j’aperçus sur ma table fut le dossier de la requête Zarif et Sultan. Je l’ouvris en tremblant. Bonheur! le rapport du lieutenant Ravel concluait au rejet de la réclamation. Albert Gardafuy allait avoir satisfaction sans que j’eusse à prendre l’initiative de proposer ce rejet au colonel Marest. Ce début me mit en confiance, m’incita à poursuivre mon avantage. C’était dimanche. Je pouvais travailler en paix dans les bureaux déserts. Je passai ma matinée à fureter dans les fiches et les dossiers pour y découvrir des renseignements sur ce Mouktar bey, cousin de Zarif, et adjudicataire des fournitures des troupes turques de Cilicie. Je finis par trouver ce qui m’était nécessaire à la rédaction d’un rapport suffisamment motivé. Vers midi, quand je quittai le Grand Sérail, j’avais de l’espoir...
Le lendemain matin, vers dix heures, le colonel Marest me faisait appeler dans son cabinet. Sa table disparaissait sous des piles de dossiers.
C’était ainsi chaque lundi, jour où se répartissait le travail de toute la semaine.
— Asseyez-vous, dit-il. Nous avons du pain sur la planche.
J’étais loin d’aimer cet homme, mais je ne pouvais m’empêcher d’admirer l’excellence de sa méthode de travail. En un quart d’heure, il savait déblayer la table la plus encombrée de paperasses, pour les faire, comme on dit en argot administratif, «valser dans les services». Il connaissait l’art de tirer de son personnel tout le parti possible, assignant à chacun la tâche qu’il pouvait le mieux assumer, ne conservant finalement par-devers lui que très peu d’affaires, les plus importantes.
Les pièces du dossier Zarif et Sultan étaient réunies dans une chemise verte. J’apercevais cette chemise sous d’autres dossiers. Chaque affaire liquidée me rapprochait du terrible instant où nous allions arriver à elle. Plus que quatre, plus que trois, plus que deux... Avoir mené pendant trois ans la vie salubre et sans reproche du désert pour finir dans la peau d’un prévaricateur maladroit!... Et quelle folie de n’avoir pas dormi, de ne m’être pas reposé depuis trois jours, à la veille d’une semblable passe d’armes... Comment espérer cacher à un homme aussi perspicace que Marest l’épouvantable ravage de mes traits!
— Requête Zarif et Sultan. Qu’est-ce que c’est que cela? Je ne me rappelle pas très bien. Voulez-vous en quelques mots me résumer la chose?
Ma voix ne me parut point trop changée, tandis que je satisfaisais à son désir.
— Ah! oui. J’y suis. C’est Ravel qui a rédigé le rapport? Que dit Ravel? Il conclut à la non-recevabilité de la requête. Bon. Et vous aussi, je vois. Très bien. Adopté. Informez l’intendance qu’elle n’ait aucun scrupule à maintenir l’amende. Passons à l’affaire suivante...
— C’est que, mon colonel...
— Quoi? Ah! pardon! je n’avais pas vu. Il y a un second rapport de vous, sur une question adjacente. Excusez-moi.
Il avait rajusté son lorgnon. Il était maintenant en train de lire mon exposé sur les inconvénients qui pouvaient résulter des liens de parenté unissant l’adjudicataire Zarif et l’adjudicataire Mouktar.
Il fronça les sourcils.
— Oh! mais cela est intéressant, fort intéressant. Comment se fait-il que je ne trouve aucune allusion à cette situation dans la lettre par laquelle la direction de l’intendance nous a saisis de l’affaire?
— L’intendance l’ignorait sans doute, mon colonel. D’ailleurs, elle s’est placée exclusivement à son point de vue, celui du marché, de la non-exécution d’une partie des engagements. C’est moi qui ai cru devoir...
— Et vous avez bien fait, parbleu! Tous mes compliments! Rien ne vous échappe. C’est ici que vous avez eu les renseignements nécessaires?
— Oui, mon colonel.
— Dans quels dossiers?
— Dans notre dossier Cilicie.
— Voulez-vous me le faire apporter?
J’allai le chercher moi-même. Tandis que je revenais, mes jambes se dérobaient sous moi. Dans huit cas sur dix, le colonel Marest adoptait sans discussion mes conclusions. Par quelle malchance fallait-il que, cette fois, il semblât vouloir en contrôler lui-même les motifs!
J’étais debout, derrière lui. Du doigt, je lui indiquai les textes capables de l’intéresser. Soudain, je m’aperçus avec terreur que ce doigt tremblait.
Il venait, lui aussi, de s’en rendre compte. Il s’était retourné.
— Vous êtes souffrant?
— Ce n’est rien, mon colonel, fis-je, m’efforçant de sourire. J’ai eu le tort d’accepter cette semaine pas mal d’invitations... Je me suis couché assez tard.
— En effet, dit-il, j’ai, hier, déjeuné avec quelqu’un qui avait eu le plaisir de dîner avant-hier avec vous. Il paraît que la soirée s’est fort prolongée.
Il n’insista pas. Je n’en restai pas moins persuadé qu’il était au courant de mes intempestives prouesses au poker.
— Je m’en veux de vous harceler avec ces petites affaires, reprit-il sur un air bon enfant. Si vous êtes fatigué, il faut vous reposer. Octobre n’est certainement pas, ici, un bon mois. C’est à ce moment que l’on paie les dettes de l’été. Il y a à l’heure actuelle un tas de gens malades. Savez-vous, à ce propos, que la fille du directeur du Génie, Mlle Hennequin, est assez gravement atteinte?
— Le colonel, que j’ai rencontré il y a quelques jours, m’en avait, en effet, parlé. Mais je ne pensais pas...
— Oui, il ne pouvait pas lui-même se douter... Mais je viens de voir leur médecin, le docteur Calmette. Il m’a paru réellement préoccupé. Il insiste pour que Mlle Michelle avance son départ pour la France. Mais voilà! il paraît qu’elle ne veut rien entendre pour partir maintenant. Excusez-moi si je vous fais perdre ainsi votre temps; je sais que vous êtes un ami de la maison. J’ai tenu à vous prévenir, pour que vous puissiez aller prendre des nouvelles... Revenons à notre Mouktar bey. Asseyez-vous donc, je vous en prie.
Il s’était remis à compulser le dossier Cilicie.
— Très bien, dit-il, me le rendant. Il y a, en effet, des renseignements assez complets sur la situation de Mouktar bey comme fournisseur des corps d’armée turcs de Diarbékir et d’Adana. Mais je ne vois rien qui établisse sa parenté avec Zarif. D’où tenez-vous ce détail?
— C’est tout à fait par hasard que je l’ai eu, mon colonel.
— La première des choses à faire est de vérifier son exactitude. Je ne pense pas que ce soit très difficile.
Il réfléchissait.
— Dites-moi, fit-il enfin—et ses redoutables petits yeux gris brillaient derrière le lorgnon—savez-vous qu’il y a une chose qui m’étonne un peu?
— Laquelle, mon colonel?
— Que vous n’ayez pas été le premier à avoir l’idée qui vient de me passer par la tête. Voyons, réfléchissez.
— Je ne vois pas...
— Vraiment? Pourtant, il me semble que c’est assez simple. Vous êtes d’avis d’exclure Zarif, adjudicataire pour la France, parce que ce Zarif est cousin de Mouktar, adjudicataire pour la Turquie. Mais n’avez-vous pas pensé que, si Zarif est cousin de Mouktar, Mouktar est également cousin de Zarif?
— Je ne saisis pas.
— Évidemment, j’ai l’air de dire une sottise. Mon idée est fort simple, cependant. Au lieu de nous débarrasser de Zarif, comme capable de renseigner Mouktar sur nos effectifs, n’y aurait-il pas lieu de commencer par essayer de voir si Zarif ne pourrait pas obtenir de Mouktar des renseignements sur les effectifs turcs? Au lieu de supprimer purement et simplement un inconvénient éventuel, pourquoi ne pas tenter de transformer cet inconvénient en avantage? Qu’en dites-vous?
Son raisonnement était inattaquable. Il me sembla que j’entendais les premiers craquements de mon misérable échafaudage.
— Sans doute, mon colonel. Il faudrait d’abord...
— C’est ce que j’allais dire. Il faudrait d’abord mettre complètement à notre discrétion MM. Zarif et Sultan. N’en avons-nous pas le moyen? Pénalisation aujourd’hui, exclusion demain, on ne résiste guère à de telles menaces. Ils seront sensibles à nos arguments. À nous de prendre les garanties propres à nous assurer de leur loyauté. Je n’ai pas besoin d’insister sur la façon de procéder. C’est l’A B C de notre métier. Je vous charge tout spécialement de cette affaire.
Ainsi, j’étais arrivé à ce beau résultat: j’avais consolidé la situation de la maison Zarif et Sultan. Si leur exclusion des marchés de la guerre devait être prononcée, elle ne le serait pas, de toute façon, avant un mois. Et, dans huit jours, c’était, pour moi, l’échéance...
Je fis une tentative suprême.
— Il convient peut-être, mon colonel, de ne pas oublier que, dans cette histoire, nous ne sommes pas seuls. Il y a l’intérêt de l’intendance.
— Je ne l’oublie pas. Mais il suffit d’examiner d’un peu près le dossier pour constater que, si l’intendance inflige une amende, comme c’est son devoir, elle n’envisage aucunement la question de l’exclusion définitive. D’ailleurs, nous allons en avoir tout de suite le cœur net.
Il avait décroché le récepteur de son téléphone.
— La direction de l’Intendance, je vous prie. Allô! c’est vous, monsieur l’Intendant? Ici, le colonel Marest. Je vous présente mes devoirs. C’est au sujet de l’affaire Zarif et Sultan, dont vous nous avez communiqué le dossier pour avis. Y a-t-il urgence? Non? Je vous remercie. Pourquoi? C’est que nous avons besoin d’un petit supplément d’information. Nous irons vite, soyez sans crainte. En ce qui vous concerne, à part cette question d’amende, êtes-vous satisfait de Zarif et Sultan? Très satisfait? C’est ce que je pensais. Pourtant, il faut tout prévoir. Au cas où vous seriez obligé de vous priver de leur concours, trouveriez-vous, en Syrie, une maison capable de remplacer la leur? Difficilement?... Diable, diable! Mais difficile ne signifie pas impossible. Non, non, je vous le répète, rien de grave. Envisageons cependant le cas où vous seriez contraint de faire appel à une maison concurrente. En avez-vous en vue? Vous me dites que vous n’en voyez qu’une? Pardon! je n’entends pas très bien. Laquelle? La maison Hafrache et Gardafuy. Je vous remercie, monsieur l’Intendant. Comptez sur nous pour avoir le plus rapidement possible l’avis que vous nous avez demandé.
Il raccrocha le récepteur.
— Gardafuy, Gardafuy, ce nom me dit quelque chose. Voyons, je ne me trompe pas, c’est bien avec un M. Gardafuy que vous déjeuniez précisément à Aley, il y a trois semaines, à l’hôtel du Belvédère?
— Oui, mon colonel.
— Serait-ce le même qui...?
— Je l’ignore. Je crois qu’ils sont plusieurs à porter ce nom.
— C’est qu’il importerait d’être fixé.
Il avait repris le récepteur.
— Allô! allô! c’est encore moi, monsieur l’Intendant. Toutes mes excuses. Je voudrais connaître le siège de la Société Hafrache et Gardafuy. À Beyrouth, 4, rue Bab-Edriss? Encore merci, monsieur l’Intendant.
Il me regardait.
— 4, rue Bab-Edriss, est-ce là son adresse?
— C’est, en effet, son adresse, mon colonel.
— Eh bien! d’une façon ou de l’autre, nous pourrons avoir des amis dans la place. Mais voyez tout de même comme il faut être prudent, dans ce pays. Que, demain, des gens d’ici, qui vous ont vu en compagnie de M. Gardafuy, viennent à apprendre que c’est sur un de vos rapports que la maison concurrente de la sienne a été écartée des marchés de la Guerre, ils ne manqueront pas d’en tirer un tas de conclusions regrettables. N’êtes-vous pas de mon avis? Quoi qu’il en soit, j’ai l’impression que nous n’aurons pas perdu notre temps ce matin.
D’un geste bref, il me rendit ma liberté.
— Dès aujourd’hui, commencez à étudier les moyens d’entrer en rapport avec M. Zarif, pour voir s’il peut nous être d’une utilité quelconque auprès de son cousin Mouktar. Peut-être M. Gardafuy pourra-t-il vous fournir quelques renseignements à ce sujet. Je m’en remets complètement à vous.
⁂
Un ami, c’est l’être à qui l’on peut, en n’importe quelle circonstance, venir tout avouer. Ces choses-là, à qui aurais-je pu les confier? À Walter, peut-être... Ah! moins à lui qu’à tout autre!
À midi, quand je sortis du Grand Sérail, voici quelle était à peu près ma situation. Je m’étais fait le serment de ne pas reparaître devant Athelstane avant de pouvoir lui apporter une réponse définitive. Du côté d’Albert Gardafuy, en qui j’avais mis tant d’espoir, les ponts étaient coupés. Ma tentative n’avait servi qu’à fortifier de la manière la plus inattendue les positions de la maison rivale de la sienne. Si, elle avait eu un autre résultat: par mes façons incohérentes, j’avais irrémédiablement attiré sur moi l’attention soupçonneuse du colonel Marest.
Allons! tout n’est pas fini; j’ai à descendre plus bas encore...
Je fis quelques pas sur la place vide. Mes yeux s’arrêtèrent à gauche, sur les bosquets de l’hôpital américain. C’était là, tout près, qu’était la maison de Michelle.
Ce qu’il y avait d’épouvantable dans mon cas, c’était que mon salut dépendait uniquement de moi, et que, de ce salut-là, je ne voulais à aucun prix. J’étais mon propre bourreau, comme personne ne l’a été davantage, peut-être. Qu’avais-je à faire, pour m’arracher à l’ignominie au milieu de laquelle j’étais en train de sombrer? Descendre cette rampe, aller frapper à la porte du colonel Hennequin. Cette porte s’ouvrirait, je le savais, comme si rien ne s’était passé. On ne me poserait même pas une question. Abandonner Athelstane à son sort? Eh bien! au fond, ne lui rendrais-je pas service? Elle s’en irait consolider ce luxe, sans lequel elle ne pouvait vivre, auprès de son usurier égyptien. Du même coup, j’étais réintégré dans la vie normale, la vie pour laquelle j’étais fait. Hélas! il n’y fallait pas songer. Ces velléités, de quoi procédaient-elles? Uniquement de mon impuissance à trouver l’argent, cet argent qu’il me fallait avant six jours, aujourd’hui même...
Mon impuissance à trouver de l’argent... Voyons, pourtant. Une idée m’était venue soudain.
— Après tout, pourquoi pas? Au point où j’en suis...
Quand j’y songe, maintenant, je reconnais que cette idée était la plus folle qui se pût concevoir, mais, en cette minute, je me rappelle l’avoir trouvée naturelle, raisonnable, promise au succès le plus certain.
Je regagnai le Sérail. Tout le monde s’en était allé déjeuner. Les bureaux étaient vides. Seul un petit planton mélancolique faisait les cent pas dans le couloir.
Je cherchai le dossier Contrebande de l’or, y vérifiai une adresse, puis sortis du Sérail par la porte sud.
Je me dirigeai vers le faubourg de Basta. C’est le quartier musulman, le plus retiré, le plus mystérieux de Beyrouth. Fort peu d’étrangers l’habitent, tous gens épris de calme, et qui sacrifient au silence et à la tranquillité le pseudo-confort de la ville européenne.
Je m’engageai dans une impasse qui portait le nom pompeux de rue des Ambassadeurs. Je tournai à droite. Un jeune garçon, assis sur une grosse pierre, était en train de plumer un poulet.
— C’est ici la maison de M. Ephrem?
— Non, c’est là.
Il me désignait une porte en fort mauvais état, qui se découpait un peu plus loin, dans la muraille.
Je frappai à cette porte. Comme on ne venait pas, je la poussai et pénétrai dans une petite cour.
— Il n’y a personne? appelai-je.
Une vieille femme parut à l’une des fenêtres du premier étage. Quand elle aperçut mon uniforme, elle se recula précipitamment.
Je cognai à la porte d’entrée du rez-de-chaussée, à deux, trois reprises, chaque fois de plus en plus fort. Visiblement, on essayait de me lasser. Ah! les malheureux! s’ils avaient pu savoir ce qu’il y avait d’entêtement désespéré dans ma démarche, ils auraient bien vite changé de tactique.
Finalement, comme je m’étais mis à frapper à en fendre le bois, la porte s’entrebâilla. La vieille femme se montra. Elle tremblait de tous ses membres. Un conseil de guerre venait sans doute de se tenir à l’intérieur de la maison, et on envoyait la vieille en parlementaire.
— Monsieur Ephrem!
— Mafi, mafi (il n’y est pas, il n’y est pas), répétait-elle avec des gestes éplorés.
— C’est à voir, dis-je.
Et, la bousculant, je pénétrai dans la maison.
La vieille, sur le seuil, se tordait les mains de désespoir.
— Monsieur Ephrem! répétai-je en élevant encore le ton, afin que ma voix parvînt aux oreilles que je devinais collées aux murs de cette demeure trop silencieuse pour être déserte. J’attends qu’il vienne.
— Mafi, mafi.
Je m’assis sur un divan, posai mon képi à côté de moi, croisai les jambes, dans l’attitude de quelqu’un qui a tout son temps, et entend ne vider les lieux qu’après avoir obtenu satisfaction.
Levant les bras au ciel, la vieille disparut par la porte du fond.
Demeuré seul, je jetai un coup d’œil rapide sur l’endroit où je me trouvais. Dans ces instants d’extravagance tragique, on peut croire qu’on voit moins bien. Erreur. Les sens multipliés atteignent une sorte d’acuité atroce. Le bref examen auquel je me livrai ne fit que confirmer mes soupçons, c’est-à-dire ma résolution. L’intérieur de cette maison contrastait de la façon la plus flagrante avec l’aspect sordide du dehors. Pas d’ordre, c’était entendu, ni même de propreté. Avec cela, pourtant, de curieux indices de luxe. Un luxe capable de ne frapper qu’un observateur doublé d’un connaisseur. Le tapis sur lequel j’étais assis était un Khorassan comme je n’en avais jamais rencontré d’aussi beau. Il valait au bas mot de sept à huit cents livres. Le hall en contenait une vingtaine d’autres de qualité égale, sinon supérieure. Ali-Baba, dans les cavernes des voleurs, peut bien être confondu d’étonnement. Quant à moi, je ne ressentais à ces successives constatations aucune surprise. Je m’y attendais. Je savais qu’il n’était pas dans ce pays d’industrie plus lucrative que la contrebande de l’or. Or, je me trouvais présentement dans un des repaires où cette contrebande nous était signalée depuis plus d’un mois comme s’opérant sur la plus vaste échelle.
— Monsieur Ephrem! appelai-je impérieusement, de façon à rompre le curieux silence dans lequel, après la sortie de la vieille, la maison venait de retomber.
Deux, trois autres de ces officines nous étaient signalées dans chacune des grandes villes de Syrie, à Alep, à Damas, à Tripoli, à Beyrouth, à Lattaquié. L’or s’y concentrait, petit à petit. La bonne monnaie chassée par la mauvaise venait aboutir goutte à goutte dans ces réservoirs clandestins. Elle s’y tassait, elle s’y accumulait en nappes profondes. Des millions de pièces frappées à toutes les effigies dormaient dans ces nouvelles baies de Vigo. Puis, un jour, au moment opportun, quand une déchirure dans le filet de surveillance venait à être signalée, brusquement, elles s’évadaient. Des automobiles mystérieuses, des sloops fantômes, de placides chameaux les emportaient vers les coffres-forts étrangers d’Égypte et de Palestine, où elles allaient alimenter toute la formidable artillerie financière braquée sur le crédit français. C’était là un des aspects le plus sournois, sinon le plus odieux de la gigantesque intrigue tendue autour de nous.
— Monsieur Ephrem, voyons! Soyez raisonnable. Va-t-il falloir que je me fâche?
On n’a que trop de pitié pour ces naufrageurs dorés. Pourtant, lorsqu’ils sont pris sur le fait, c’est la confiscation immédiate, impitoyable, de leurs stocks. On conçoit dès lors que, quand ils se sentent perdus, ils soient disposés à certains «sacrifices» pour éviter la brusque descente du glaive justicier. Qui racontera jamais cette abjecte geste? Qui dira les chantages à la dénonciation dont ces pirates ont été les intéressantes victimes! Hélas! ai-je le droit de les qualifier de la sorte, alors que les quelques considérations qui précèdent suffisent, je pense, à éclairer les intentions dans lesquelles je venais de m’introduire sous le toit du digne M. Ephrem.
Je ne le connaissais pas. Mais il avait sa police. Il me connaissait, lui. Il devait savoir qu’un mot de moi suffisait pour l’envoyer le soir même à la prison militaire et pour livrer ses cachettes aux sondes de tous les douaniers de Beyrouth. Si nous continuions à l’épargner, c’était en vertu de la vieille théorie de l’éponge qu’on laisse se gonfler pour la comprimer ensuite avec le plus de fruit possible. Quant à lui, il ne pouvait pas ne pas comprendre ce que signifiait la présence, dans sa maison, d’un officier en uniforme.
— Eh bien! criai-je, frappant du poing une table, de dessous laquelle un chat sortit.
J’allais cogner de plus belle lorsque j’entendis un léger bruit de pas. Une porte s’ouvrit. Une jeune fille pénétrait dans le hall.
«Bon, deuxième ambassade», pensai-je.
Une jeune fille? Une enfant, plutôt. Elle était vêtue à l’indigène. Un voile de soie grise serrait son front, faisant ressortir l’ovale de sa mince beauté juive. Elle me jeta un regard suppliant et épouvanté. Ah! le hideux bonhomme! il devait être, j’en aurais juré, là, tout près, tapi dans quelque coin, et il m’envoyait sa fille.
— Qu’y a-t-il, monsieur, pour votre service? demanda-t-elle en un français assez pur.
— Ce n’est pas à vous, mademoiselle, que j’en ai. C’est à votre père, M. Ephrem.
— Ce n’est pas mon père, c’est mon oncle.
— Votre oncle ou votre père, peu importe. Allez le chercher.
— Monsieur, il n’est pas ici.
— Allez le chercher là où il se trouve. J’attendrai!
— Il n’est pas à Beyrouth, monsieur, je vous le jure. Il est à Damas. Il ne rentrera que demain.
Je la regardai. Son trouble signifiait sans doute le mensonge. Mais peut-être aussi n’était-il que l’effet de la terreur où je la plongeais.
À ce moment, je sentis quelque chose me frôler la jambe. C’était le chat de tout à l’heure. Rassuré, depuis que je ne faisais plus de bruit, il s’étirait, faisant le gros dos, me tendant un front dans lequel nageaient, tout grands ouverts, deux yeux glauques.
— Viens ici! murmura la petite fille.
Il n’obéit pas. Il se mit à ronronner, se frottant contre moi de plus belle, avec cette intuition des bêtes qui devinent du premier coup l’être en qui elles peuvent avoir confiance, qui ne les martyrisera pas.
— Laissez-le, laissez-le, dis-je. J’ai des chats aussi. Il les a sentis.
Je caressai le petit front pelé.
— Tiens! il est aveugle?
— Oui, monsieur, dit la petite.
— Il a aussi une maladie de peau?
— Oui, nous ne savons qu’y faire.
— Que lui donnez-vous à manger?
— Ce qu’il veut. Il aime bien la viande.
— La faites-vous cuire, cette viande?
— Cuire? non.
— J’en étais sûr. C’est pour cela qu’il est malade. Il faut la faire cuire.
— Bien, monsieur.
Je m’étais levé. Je cherchai une phrase qui me permît d’opérer ma retraite.
— Au revoir, mademoiselle. Je reviendrai demain voir votre oncle.
— Il sera là, monsieur.
«Lui, peut-être, pensai-je. Mais, l’or, c’est une autre affaire.»
Je sortis et je me mis à errer dans les ruelles. Le beau maître chanteur que je faisais! Être entré dans cette maison pour ce que l’on sait, et en ressortir sans autre résultat qu’une consultation donnée pour un pauvre vieux chat galeux.
Soudain, je tressaillis. Je reconnus le quartier, ce quartier vers lequel une force secrète venait de me guider, sans doute, mais sans qu’il y eût un seul instant, je le jure, préméditation de ma part. Mon cerveau s’éclaira d’une lumière subite, pareille à celle de ces éclairs d’orage qui font surgir brusquement dans la nuit des perspectives inattendues. La solution, je la voyais maintenant. Elle était là. Elle n’était que là. Mais aurai-je la force de vider jusqu’au bout cet abominable calice?
Sur la porte de la maison devant laquelle je venais de m’arrêter, une porte dont j’avais franchi le seuil bien des fois, une plaque de cuivre portait ce nom:
MAJOR J.-W. HOBSON
Je songeai à Athelstane aux bras d’un autre, et tirai le cordon de la sonnette.
⁂
Le petit Hindou, enturbanné de blanc, vint ouvrir.
— Annonce-moi à ton maître.
— Il n’est pas là.
Lui non plus! je jouais décidément de malheur.
— Où est-il?
— Il déjeune dehors, mon capitaine. Il sera de retour vers cinq heures.
— Bien. Dis-lui que je viendrai le voir à six heures. Je lui demande de m’attendre.
Ne voulant pas revenir si tôt à mon bureau, et incapable, d’autre part, de reparaître devant Athelstane sans lui apporter une certitude, je continuai, au hasard, ma promenade. Sur une petite place déserte, j’étanchai la terrible soif qui me brûlait à une boutique en plein vent où se débitait de la limonade. Le beau liquide d’or, au milieu duquel flottaient des blocs de glace, luisait dans un tonnelet de verre. Pendant que je buvais, je voyais devant moi un grand mur bistre, dont le faîte était couronné de roses rouges. Elles faisaient des taches sanglantes sur l’éclatant ciel bleu.
— À qui appartient ce jardin?
— Aux religieuses de Saint-Vincent, me répondit le limonadier.
À Beyrouth, il n’y a pas de fleuristes. Ce sont les sœurs qui remplissent cet office. Par leurs soins, luxe ou simple futilité deviennent aumône.
Je frappai à la porte. Une religieuse vint m’ouvrir.
— Qu’y a-t-il pour votre service, capitaine?
— Je voudrais des fleurs, ma Sœur.
— Vous allez les choisir vous-même.
Elle me conduisit dans le jardin. Sous les coups de sécateur, les roses s’écroulaient dans son tablier de toile bleue. C’était une vieille femme ridée, avec un touchant accent des bords de la Garonne.
Bientôt, le tablier fut plein à déborder.
— En avez-vous assez?
— Je vous remercie, ma Sœur.
— Attendez, je vais vous les arranger un peu.
Tandis qu’elle groupait les tiges, en un bon gros bouquet massif, sans prétentions, je regardai ses mains couleur de cire, sur lesquelles les veines entrecroisaient leur réseau violet.
— Ne pourriez-vous vous charger de faire porter ce bouquet? demandai-je en lui tendant ma carte.
— Si vous voulez. À quelle adresse?
— Au bout de la rue Georges-Picot. Chez le colonel directeur du génie.
— Ah! c’est pour Mlle Michelle, peut-être?
— Oui.
— Comment va-t-elle?
— Je l’ignore.
Elle n’insista pas.
— Combien vous dois-je, ma Sœur?
— Une livre et demie.
Je tirai de ma poche une poignée de billets: mon gain au poker de l’avant-veille. Je lui remis une coupure de vingt-cinq livres.
— Cinq cents francs? Je vais aller vous chercher de la monnaie.
— Gardez ce billet, ma Sœur, pour vos pauvres.
Elle ne me remercia pas. Elle se borna, m’ayant regardé, à murmurer:
— Nous prierons pour vous.
À six heures, j’étais de nouveau chez Hobson. Il était venu et reparti, ayant laissé un mot pour s’excuser de n’avoir pu m’attendre. «S’il y a urgence, disait ce mot, trouvez-vous ce soir vers onze heures au Kursaal. J’y passerai.»
Je repris ma course incertaine à travers des quartiers qu’embrumait de plus en plus le crépuscule. Des marmots se jetaient en jouant dans mes jambes. Je les écartais doucement, avec une immense lassitude.
J’échouai pour dîner, au Cercle Militaire. En vue de me préparer au terrible instant, je m’en souviens avec horreur, je m’efforçai de me griser.
Il était à peine neuf heures quand je sortis du cercle. Près de deux heures encore à attendre! Que faire? Je commençai par me promener le long de l’avenue des Français, sur le trottoir qui est en bordure de la mer. Puis, je m’accoudai à la balustrade.
La nuit était merveilleuse de douceur et de limpidité. La mer se pailletait d’étincelles phosphorescentes. Les grandes montagnes sombres avaient à leur flanc des myriades de petits trous d’épingle lumineux qui étaient des villages. Un paquebot passait au large; ses hublots, ses salons scintillants le faisaient ressembler à quelque casino ambulant. Derrière moi, des groupes obscurs allaient et venaient. Deux ou trois fois, on me reconnut: «Tiens, Domèvre, qui est tout seul, à regarder la mer! Qu’est-ce que tu fais là? Poète, va!» Je ne me retournai pas.
Dix heures! mes pauvres jambes commençaient à me refuser leur office. Je pris le parti d’aller m’asseoir au Kursaal, dans un coin isolé de la terrasse, à côté de la petite grille qui longe l’avenue. Successivement, je bus deux whiskies, sans eau. Peu à peu, sous l’influence de l’alcool, j’eus la joie sinistre de sentir une bizarre assurance naître en moi. Je commençai à trouver aisée, naturelle presque, l’épouvantable démarche que j’avais décidé de tenter.
Onze heures! Hobson était en retard. Onze heures un quart! S’il allait ne pas venir... Il me sembla que tout serait perdu, que, le lendemain, je n’aurais plus la force...
Onze heures vingt. Des appels de trompe, deux, trois autos s’arrêtant devant le Kursaal, puis, repartant à toute vitesse. De la deuxième, Hobson était descendu.
Il vint à moi, riant.
— Toutes mes excuses. Je n’ai pas déjeuné chez moi ce matin, mon domestique vous l’a dit. À trois heures, quand je suis repassé à la maison, il m’a informé de votre première visite. Je vous ai donné rendez-vous ici. Si je suis en retard, ce n’est pas de ma faute. Nous arrivons de Baalbeck. Stilson, le représentant de la Standard Oil, a des parents de passage. Ils partent demain pour la Palestine. Ils n’ont pas voulu partir sans avoir vu Baalbeck. Nous rentrons à la minute. Nous mourons de faim. Stilson a fait préparer un souper chez lui. Il m’a chargé de vous inviter. C’est dit, n’est-ce pas? Je vous enlève.
— Auparavant, je tiendrais à vous parler, Hobson.
— Eh! nous causerons aussi bien chez Stilson; ou en y allant, dans l’automobile.
— Non, nous n’aurions pas le temps. Croyez-moi, il vaut mieux que je vous parle tout de suite.
— À votre aise, dit-il, mais alors, dépêchons, car on nous attend. Tenez—et il déposa sa montre sur la table—je vous donne dix minutes. Pas une de plus.
En même temps, il frappait dans ses mains.
— Barman, deux cocktails Métropolitain. Là, maintenant, je vous écoute. Eh bien?
Il venait de remarquer, sans doute, quelque chose d’insolite dans mon attitude. Il réprima un geste d’étonnement.
— Je vous écoute, dit-il, baissant la voix.
L’instant était venu. L’ironie des choses voulait que ce fût là, à l’endroit même où, six mois plus tôt, nous nous étions rencontrés.
— Hobson, je fais appel à votre honneur, à votre parole...
— Vous pouvez, fit-il gravement. Dites.
— Hobson, il me faut de l’argent.
Il sourit. Il avait poussé comme un soupir de soulagement.
— Ce n’est que cela? Oh! vraiment, vous m’avez fait peur.
Il m’avait pris la main, et la serrait avec force. Un tel accueil! Est-ce qu’il comprenait. Ou était-ce moi qui devenais fou, qui perdais jusqu’à la notion du monde sensible?...
— De l’argent! répétai-je d’une voix morne.
— Chut, plus bas. J’ai bien entendu. Vraiment, je ne peux vous exprimer—cette damnée langue française—combien je suis touché, ému, de voir que vous avez songé à vous adresser à moi. Quel âge avez-vous?
— Trente ans.
— Parbleu! Voulez-vous me le dire: à quel âge aurait-on jamais besoin d’argent, si ce n’était à celui-là? Trente ans! j’en ai près de quarante. Eh bien, confidence pour confidence, je vous avouerai qu’il y a dix ans, j’étais à Peshawar, lieutenant au 2e lanciers du Bengale. Une nuit belle comme celle-ci, et aussi pleine d’étoiles, j’ai su ce que c’était, je vous le jure, le besoin immédiat d’argent. Et pas une bagatelle, vous savez, deux mille guinées, pour le lendemain matin, sinon...—et il fit du doigt le geste de s’appuyer un canon de revolver contre la tempe. En ces instants-là, il n’y a pas une gaffe à commettre. Il ne faut pas se tromper sur la porte à laquelle on doit aller frapper. Vous ne regretterez pas, par saint George, d’avoir heurté à la mienne. Parlez! Dites, que vous faut-il? La même somme?
— Hélas! murmurai-je.
— Davantage?
— Je n’ose pas vous dire combien il me faut.
— Allez-y tout de même.
— Sept cent mille francs.
Je m’attendais à le voir sursauter devant l’énormité de ce chiffre. Il n’en fit rien. On eût presque dit qu’il s’y attendait. Seulement, ses sourcils se froncèrent légèrement, et sa bouche eut une moue railleuse.
— Peste, fit-il. Ce fut sur la passe huit, contre un marchand de grains de Delhi, que je perdis mes deux mille guinées. Je voudrais bien savoir contre qui, vous, vous avez taillé.
Il reprit:
— Sept cent mille francs? Douze mille livres, environ, au taux actuel, c’est bien cela?
— C’est cela.
— Alors, savez-vous que c’est différent. Il y a maldonne.
L’abattement désespéré de tout mon être ne lui échappa point.
— Ne vous frappez pas ainsi, voyons. Quand je dis: il y a maldonne, il faut me comprendre. Je veux dire par là que ce n’était pas à ma parole d’honneur qu’il fallait faire appel en commençant. C’était à ma probité professionnelle.
— À votre...?
— Naturellement. Une telle somme, voyons, ce n’est pas du major Hobson que vous pouvez l’attendre. C’est du gouvernement qu’il représente.
J’inclinai un front accablé.
Le barman apportait les cocktails.
— Buvez, ordonna Hobson.
Je bus. Son verre, à lui, demeura sur la table.
— Dites-moi, fit-il lentement, une conversation de cette sorte, ne croyez-vous pas que nous serions mieux autre part pour la continuer? Dans mon cabinet, par exemple, demain?
— C’est pressé, murmurai-je d’une voix presque plaintive.
— Pressé, pressé! fit-il. Enfin, vous admettrez qu’il y a des points que nous ne pouvons pas régler comme cela, tout de suite, à la terrasse d’un café. Ma parole, ce serait plus fort que tout! Et dire qu’il y a des gens qui vous accusent, vous autres, Français, de ne pas être assez expéditifs en affaires.
— C’est pressé, dis-je, à voix basse et plus plaintive encore.
— Bon, bon, c’est entendu. Nous pouvons nous mettre d’accord d’ores et déjà sur le principe. Ah! je crois bien que je peux remettre ma montre dans ma poche.
Il trempa ses lèvres dans le cocktail.
— Si je ne me trompe, cette conversation est la suite logique et directe de celle que nous eûmes un soir, à mon domicile, voilà exactement quatre mois?
Je ne répondis pas.
— Oui. Tout en causant, nous fîmes allusion, n’est-ce pas, à certains travaux que nous poursuivions l’un et l’autre, selon des voies parallèles et pour des buts différents, au sujet des chefs bédouins des déserts de Syrie, d’Irak et de Mésopotamie.
— C’est bien cela.
— Or, les événements font aujourd’hui que je suis à même d’être mis au courant des résultats de vos travaux. Nous sommes bien d’accord?
Je baissai la tête.
— Bon. Maintenant, ici, je l’avoue, ma mémoire a une légère défaillance. Nous avions également parlé ce soir-là de... voyons, mettons de la rétribution dont je serai autorisé à récompenser certains renseignements. N’avais-je pas cité un chiffre?
— Vous aviez parlé de vingt-cinq mille livres.
— Je vois que vos souvenirs sont fidèles. Vingt-cinq mille livres, c’est exact. Toutefois, la situation n’est plus exactement la même. Ce chiffre appelle deux observations. Primo, la valeur de la livre s’est améliorée. De cinquante-deux, qu’elle cotait en juin, elle a passé à soixante-cinq, cours du jour. Secundo, au point où nous en sommes, je puis vous confier que je me suis procuré, depuis cette époque, une bonne partie des renseignements que votre service était, alors, seul à détenir. Dans ces conditions, vous serez d’accord avec moi pour reconnaître que le chiffre de vingt-cinq mille peut équitablement être ramené à douze mille, sans que j’encoure le reproche de marchandage, de vouloir abuser de la situation. D’autant mieux que ces douze mille livres font exactement, n’est-ce pas, les sept cent mille francs dont vous me parliez tout à l’heure. Sommes-nous d’accord?
— Oui.
— Eh bien, alors, fit-il avec la plus parfaite désinvolture, c’est entendu. Nous prenons rendez-vous chez moi pour demain soir, six heures. Il fait déjà nuit, à cette heure-là. Cela vous va-t-il? Je serai seul, naturellement. Vous viendrez avec... ce qu’il faut, et...
— Et j’aurai l’argent?
— Vous aurez l’argent. Pas en espèces, comme bien vous pensez, mais tout comme. Un chèque au nom que vous m’indiquerez, pas sur une banque d’ici, s’entend, sur une banque égyptienne. Tenez, sur le Comptoir national égyptien, dont le siège est à Alexandrie, par exemple. Vous n’aurez même pas à vous occuper du préavis réglementaire pour une somme de cette importance. Le porteur du chèque sera immédiatement payé, rubis sur l’ongle, comme vous dites. Je pense que vous êtes satisfait.
— Mon Dieu! murmurai-je faiblement.
— Eh mais! fit-il, on peut dire que voilà une affaire qui aura été rondement menée. Et surtout, demain, n’est-ce pas, n’oubliez pas d’apporter tous les... Nous nous comprenons.
Il s’était levé. Il remettait ses gants.
— Excusez-moi. On doit commencer à s’impatienter, chez M. Stilson. À demain soir, six heures.
La terrasse était bondée de monde. Les familiers de cet endroit étaient trop habitués, depuis six mois, à nous voir ensemble, pour avoir prêté une attention quelconque à notre conversation.
— Au revoir!
— Au revoir!
J’avançai la main pour la lui tendre. Mais il jouait négligemment avec son stick. Il ne vit pas mon geste.
Quel goût amer de l’humiliation me saisit, me poussa à essayer de prolonger, alors qu’il n’en était plus nul besoin, ce sinistre tête-à-tête? C’est ce qu’aujourd’hui, je n’arrive pas à comprendre encore.
— Hobson, murmurai-je avec un sourire suppliant, Hobson, écoutez-moi.
Ses yeux me dévisagèrent.
— Appelez-moi commandant, voulez-vous, dit-il.
— Écoutez-moi, écoutez-moi, dis-je, sur un ton qui, malgré tout, le fit tressaillir. Vous souvenez-vous, le premier soir que nous avons dîné ensemble? Vous m’aviez donné rendez-vous ici, précisément...
— Précisément.
— Au Restaurant Français, où nous nous rendîmes, rappelez-vous, rappelez-vous toujours: je vous demandai quelles étaient, à votre avis, les conditions que doit réunir le bon officier de renseignements. «La première, me dites-vous, c’est d’aimer beaucoup,—d’aimer toujours, quelles que soient les circonstances, son pays.»
— Je me rappelle.
— «La seconde, c’est d’être intelligent.»
— Je me rappelle.
— «La troisième, c’est d’être fort, sportif... On ne sait pas ce qui peut arriver.»
— Je me rappelle.
— Bon. Et la quatrième condition? Celle que vous n’aviez pas voulu alors m’indiquer. «Plus tard!» m’avez-vous dit. Maintenant, n’est-ce pas, je le sens, vous n’avez plus les mêmes raisons de faire des difficultés, de garder le silence...
— En effet.
— Cette quatrième condition, quelle est-elle?
— Être riche, dit-il durement.
Du Kursaal au Miramar, il n’y a qu’une cinquantaine de pas. Je les franchis en titubant. Pourquoi, dans de tels instants, se réfugie-t-on sous l’égide des pauvres filles? Ah! ce n’est pas pour rien que la tradition place auprès du gibet la courtisane de Magdala.
Quand je pénétrai sur la terrasse, un film était en train de se dérouler. À la faveur des ténèbres, je gagnai une table au ras de la balustrade. À mes pieds, la mer faisait entendre son va-et-vient obscur.
L’ombre du garçon surgit.
— Rien, je ne veux rien. Ou plutôt si. Va me chercher Mlle Maroussia.
Tout de suite, elle fut là.
— Comme je suis contente de te voir. J’ai à te remercier. J’ai obtenu mon passeport pour l’Égypte. Ton camarade, l’officier anglais, a été très aimable.
— Maroussia, quelle heure est-il?
— Quelle heure? Minuit et demi, je crois.
— Maroussia, allons-nous-en d’ici. Viens avec moi.
— Aller avec toi?
Au même instant, brutale, l’électricité jaillit. Nous nous trouvâmes presque front contre front. En apercevant mon visage, Maroussia recula brusquement sa chaise.
— Qu’as-tu?
— Ce que j’ai? Rien. Presque rien.
Et je me mis à rire.
— Je n’aime pas tes yeux, dit-elle, secouant la tête.
— Viens avec moi, Maroussia.
— Où?
— Chez toi. Tu as bien un chez-toi, je pense. Je n’y suis jamais allé encore. Je veux y aller.
— Tu veux, tu veux... Tu ne te demandes pas si cela me plaît, à moi?
— Ah! fis-je, ce serait un comble. Tu ferais des manières, à présent, toi?
— Pourquoi pas? Et ta belle dame en blanc, ta dame de l’autre soir, tu n’es donc pas avec elle?
— Tais-toi.
— Si je veux.
— Tais-toi, te dis-je.
Elle m’avait saisi la main. Elle sursauta.
— Ah! je savais bien, qu’il y avait quelque chose. Tu as la fièvre. Il faut aller te coucher.
— Chez toi, Maroussia, chez toi. Je ne veux pas être seul.
— Va chez elle, alors.
Que n’avais-je, en effet, couru immédiatement chez Athelstane! Pourquoi ne pas être auprès d’elle, en train de lui conter l’horrible nouvelle, la bonne nouvelle, le succès de mes négociations? Je ne savais pas. Je ne comprenais pas. Il me semblait que j’étais destiné à ne plus jamais rien comprendre.
— Minuit et demi, disais-tu tout à l’heure, Maroussia. À quelle heure peux-tu t’en aller d’ici?
— Pas avant deux heures.
— C’est trop tard. Tout de suite, viens avec moi.
— On ne me laissera pas partir.
— On te laissera, si je l’exige. Avec de l’argent, on peut tout ce qu’on veut, tu le sais bien. Et j’ai de l’argent, beaucoup d’argent.
Le garçon était de nouveau auprès de notre table.
— Du champagne, donne-nous du champagne. Une, deux bouteilles. Et va chercher le patron.
— Le patron! fit-elle, qu’est-ce que tu lui veux?
— Lui dire que je t’emmène avec moi, tout de suite.
— C’est impossible.
— Impossible, pourquoi? Veux-tu me le dire? Qu’est-ce que tu peux lui faire gagner, dans une soirée, à ton patron? Pas plus de dix bouteilles de champagne à trois livres, tout de même. Trente livres! Eh bien, moi, je lui en donne quarante, tu m’entends, quarante livres, pour qu’il te laisse venir avec moi.
— Je t’ai dit que je ne pouvais pas.
Le garçon venait de nous verser le champagne. Je vidai ma coupe, la fis emplir, la vidai de nouveau. Un bizarre univers, plein de zigzags rouges, verts, jaunes, s’échafaudait dans mon cerveau, papillotait devant mes yeux.
— Tu ne peux pas? Pourquoi ne peux-tu pas?
— Tu y tiens? Parce qu’il y a quelqu’un qui m’attend, dit-elle, poussée à bout.
— Où est-il, celui-là, que je le...
— Tais-toi, je t’en prie, sinon...
Pour un nouvel épisode du film, la terrasse venait de retomber dans l’ombre. Maroussia n’en profita pas pour essayer de m’échapper. Au contraire, ayant rapproché sa chaise de la mienne, elle mit sa main sur mon front.
— Je te jure que tu as la fièvre.
Elle avait pris la serviette nouée autour du goulot de la bouteille. Tour à tour, elle la trempait dans le seau à glace et m’en tamponnait les tempes.
— Qu’as-tu, mais qu’as-tu?
— Ce que j’ai, Maroussia?...
— Mon Dieu, voilà maintenant qu’il pleure. La lumière va revenir. Essuie tes yeux, je t’en supplie, essuie tes yeux, qu’on ne les voie pas. La terrasse est pleine des gens qui te connaissent, d’officiers...
— Du champagne, je veux du champagne.
Et je tirai de ma poche une poignée de billets. Quelques-uns s’éparpillèrent sur le sol.
— Ah! fit-elle, les ramassant, avec ce cri des humiliés qui savent qu’argent est presque toujours symbole de honte, cache cela.
— Le cacher! Pourquoi? Est-ce que je n’ai plus le droit de montrer mon argent? Si c’était l’autre, je ne dis pas. Mais celui-ci, j’ai le droit de le montrer. C’est l’argent du jeu, car j’ai joué, Maroussia, et j’ai gagné. Se procurer de l’argent, ce n’est pas si difficile qu’on le croit, va. Tu as un amant, Maroussia, dis-moi que tu as un amant. Eh bien, à cet amant-là, il faut lui dire qu’il me donne, lui aussi, de l’argent. Alors, ce sera complet, complet.
— Écoute, dit-elle, épouvantée: je resterai avec toi, à la condition que tu te taises. Qu’as-tu? Mais qu’as-tu?
— Rien, Maroussia, rien. Seulement un peu mal à la tête. Alors, il a été gentil pour toi?
— Qui?
— Lui, Hobson?
— Très gentil!
— Comme pour moi. Je vais t’expliquer une chose. Tout à l’heure je te disais: «Si c’était l’autre, l’autre argent, celui...» Sais-tu ce que c’est que trahir?
— Trahir? oui, fit-elle, je sais.
— Trahir, comprends-moi bien. Pas trahir une femme. Cela aussi, je l’ai fait. Pas une femme, c’est-à-dire une jeune fille. Mais c’est la même chose. Il ne s’agit pas de femmes, encore une fois. Mais trahir, trahir son pays! Sais-tu ce que c’est?
— Je sais.
— Comment le sais-tu?
— Je te le dirai, si tu parles plus bas.
— Qu’est-ce que c’est?
Nous tournions le dos à l’assistance, toujours occupée du film. Nous étions accoudés à la table, nos regards errant sur la mer obscure.
— Dis-le-moi.
— C’est à Brousse, murmura-t-elle, à Brousse que je l’ai su. Mais pourquoi me fais-tu raconter cela?
— Raconte toujours. À Brousse?
— Oui, à Brousse, où nos troupes étaient encore. C’était il y a six mois, avant l’offensive de l’armée de Kemal. Moi, je dansais vers cette époque à la Mascotte, à Péra, tu connais, peut-être. Mais il y avait déjà beaucoup de concurrence. On me dit qu’à Brousse, il y aurait quelque chose à faire, à cause des officiers grecs qui s’ennuyaient dans cette ville. J’y allai, dans un music-hall qui venait d’ouvrir. Un matin, je me promenais avec une de mes amies, une Arménienne, devant l’École Militaire. Nous vîmes des soldats en sortir, se ranger en carré. Il y eut immédiatement autour tout un rassemblement de peuple. Alors, on amena au milieu du carré un lieutenant, un très jeune homme. En temps ordinaire, il devait être brun, mais, ce jour-là, il avait le teint presque verdâtre. Il avançait comme un homme ivre. On le mit entre deux soldats, et puis...
— Et puis?
— Les clairons et les tambours se mirent à jouer un air lugubre. Il sortit du rang un grand sous-officier, qui lui prit son sabre, à ce pauvre petit, le brisa comme une paille. Puis il lui arracha ses épaulettes, ses galons. J’étais comme folle. Je ne comprenais pas. On le fit ensuite défiler devant la troupe. Il passa tout près de nous, à côté d’un groupe d’officiers anglais, qui ricanaient. Il me jeta un regard de bête traquée. Je lui criai quelque chose, je ne me rappelle plus quoi, pour l’encourager. On n’a pas idée, n’est-ce pas, de martyriser ainsi un tout jeune homme! Mais mon amie l’Arménienne me fit taire, m’expliquant qu’il avait trahi, c’est-à-dire livré des secrets aux Turcs, et qu’il était la cause de la mort de beaucoup de soldats de chez nous. Trahir, mon Dieu! Tu vois que je sais ce que c’est.
— Maroussia, Maroussia, si un jour je défilais ainsi devant toi, est-ce qu’à moi aussi, tu crierais un mot d’encouragement, comme à ce petit officier grec!
— Toi! dit-elle. Es-tu fou?
— Que ferais-tu, Maroussia?
— Ce que je ferais? Tu perds la raison. Te voir ainsi, toi! Mais, pour que cela fût, il faudrait que tu eusses...
— Trahi, oui, trahi. Qui te dit que, moi aussi, je ne trahirai pas, que je n’ai pas déjà trahi?
— Il est fou, il est fou! répéta-t-elle.
— Oui, ma petite, il est fou, dit une voix grave. Ne l’écoute pas. Il ne sait plus ce qu’il dit.
Simultanément, nous nous retournâmes.
Walter était derrière nous.
⁂
Le sergent infirmier entra dans ma petite chambre blanche.
— Voilà ce que c’est, mon capitaine, que d’avoir été sage. J’ai une bonne nouvelle à vous annoncer. Savez-vous ce que vient de me dire le major?
— Oui, fis-je avec un faible sourire: que je suis guéri, que dans dix jours, je pourrai quitter l’hôpital. C’est tout?
— Et cela ne vous suffit pas? On dirait que vous ne vous rendez pas compte de la gravité de la maladie dont vous sortez. Ah! quand on vous a amené ici, si l’on m’avait dit qu’en un mois vous seriez sur pied!...
Un mois, en effet, s’était écoulé depuis la terrible nuit où Walter, m’enlevant dans une voiture, était venu frapper, à deux heures du matin, à la porte de l’hôpital militaire, pour m’y déposer, grelottant de fièvre. Pendant les huit jours qu’avait duré mon délire, il ne m’avait pas quitté. Quand il était reparti pour Palmyre, j’étais déjà hors de danger.
— Dès aujourd’hui, vous pourrez manger comme tout le monde—sans excès, naturellement—et sortir dans l’après-midi, un quart d’heure, sur la terrasse. Le temps est beau. Je parie que vous ne connaissez pas le jardin de l’hôpital, ni la terrasse. De là, on découvre toute la rade. Une vue superbe, un air merveilleux! En deux jours, cela vous rafistole mieux qu’une semaine de drogues. Si vous voulez, en outre, quelque chose, le major m’a ordonné de faire de mon mieux pour que vous ayez satisfaction. Que désirez-vous?
Ce que je désirais? Combler les lacunes que ces trois semaines de maladie avaient creusées en moi. Mais comment faire? Walter était reparti, et, comme par un fait exprès, Roche, qui ne s’absentait jamais de Beyrouth, avait dû aller, il y avait trois semaines, dans le Nord, délégué par une commission d’inspection des casernements, dont il faisait partie. Ni l’un ni l’autre ne s’étaient plus trouvés là lorsque j’avais été en état de poser des questions.
— Savez-vous quand revient le lieutenant Roche?
— Je me suis renseigné. Après-demain. Voulez-vous que je fasse dire à la chefferie du génie qu’il vienne vous voir immédiatement?
— Ce n’est pas la peine. Dès qu’il sera là, il viendra.
— N’avez-vous besoin de rien?
— Je serais heureux d’avoir des journaux. Des journaux d’ici, ceux qui ont paru depuis que je suis tombé malade.
L’infirmier hocha la tête.
— Hum! Le major m’a précisément recommandé d’éviter tout ce qui pourrait être capable de vous faire travailler la cervelle. Je ne sais pas si je dois...
— Je vous les rendrai tout de suite.
— Enfin, on va voir.
Il fut bientôt de retour avec un paquet de journaux.
— C’est tout ce que j’ai pu trouver. Je ne vous les laisse qu’un quart d’heure, au bout duquel, montre en main, je viens vous chercher pour faire un petit tour sur la terrasse.
Je n’avais là qu’une vingtaine de numéros des deux journaux français de Beyrouth, sur plus de soixante parus depuis le jour de mon entrée à l’hôpital. Si, en dépit de tels trous, j’arrivais à découvrir quelque chose, j’aurais de la chance.
Cette chance, je l’eus. À la date du 30 octobre, je trouvai cet écho en seconde page:
Déplacements et villégiatures.—La season égyptienne s’annonce, cette année, comme devant commencer plus tôt que les précédentes. Voici que nos élégants et nos élégantes abandonnent déjà nos belles montagnes au profit des rives enchanteresses du Nil. Nous pouvons déjà donner les noms de quelques-uns de ces charmants oiseaux migrateurs: M. et Mme X...; Mlle Z...; et Mme la comtesse Orlof, partis le 29 courant, par l’Armand-Béhic, pour Alexandrie.
Ces lignes si simples, quel lecteur aurait pu deviner ce qu’elles recelaient dans leur filigrane.
Ma faiblesse même me donnait une sorte de force. Deux, trois journaux encore, parcourus pour rien. Puis, au quatrième, je lus:
Un départ que tout le monde regrettera.—Nous nous faisons un devoir d’annoncer à nos lecteurs la nomination à Angora du major Hobson, officier de liaison de l’armée britannique en Syrie et au Liban. Au cours des trois années qu’il a passées parmi nous, le major Hobson, par ses qualités de cœur et d’esprit, aura fait plus que quiconque pour resserrer encore les liens d’amitié qui unissent l’Angleterre à la Syrie et à la France. Nous le prions de bien vouloir trouver ici, avec nos regrets unanimes, nos vœux respectueux de réussite dans ses nouvelles fonctions.
Ainsi les chasseurs tant soit peu superstitieux, une pièce de gibier manquée, savent qu’il est préférable de passer sur un autre terrain.
Le sergent infirmier entra.
— Le quart d’heure est terminé, mon capitaine. Rendez-moi toutes ces paperasses, et venez avec moi au jardin. Vous allez voir comme la vie est belle, ce matin.
Le surlendemain, je finissais de déjeuner, quand Roche arriva.
— Enfin, te voilà!
— Mon pauvre vieux, dit-il, tu parles d’une guigne! Tu ne sauras jamais combien je l’ai maudite, cette commission d’inspection qui m’a obligé à quitter Beyrouth lorsqu’on craignait encore pour ta vie.
— J’ai été bien malade, n’est-ce pas?
— Bien, bien malade. On peut te l’avouer, maintenant que tu es complètement hors d’affaire. Huit jours de crise furieuse, passés à battre la campagne. Puis une semaine d’un abattement plus impressionnant encore, peut-être, pendant laquelle tu n’as plus ouvert la bouche. Ah! je te le jure, quand je suis parti, je ne pensais guère te trouver, à mon retour, si bien retapé. Mais il paraît qu’avec ces fièvres-là, c’est tout l’un ou tout l’autre.
— As-tu vu? Les cheveux de mes tempes sont devenus blancs.
— Ça, c’est un détail, fit-il. Dans cette voie, ils précéderont leurs frères de vingt ans, voilà tout.
— Tu as vu le major? Que t’a-t-il dit?
— Que tu étais guéri, archiguéri. Par exemple, pour reprendre, à ta sortie d’ici, ta vie de bureau, les casse-tête chinois des renseignements, il n’y a rien à faire. C’est l’existence au grand air qu’il te faut. Le médecin est, là-dessus, du même avis que Walter.
— Walter!...
— Walter, mon vieux—et la voix de Roche s’emplit d’émotion—jamais je n’aurai connu un homme comme lui. J’admirais déjà ce type-là, mais à présent...! Autant de cœur que de courage. Je ne sais si tu arriveras à savoir ce qu’il a fait pour toi. Durant les huit jours où tu es resté dans le délire, il a été sans cesse auprès de toi. Le major voulait le faire sortir, c’est tout juste si Walter ne l’a pas mis dehors. Sur son ordre, ta chambre a été consignée à tout le monde. Il était venu pour deux jours seulement à Beyrouth, il y est resté dix. Quand il est reparti, rappelé par ses méharistes qui ne peuvent pas, paraît-il, se passer de lui, il m’a chargé de le remplacer. Il serait resté, s’il avait pu prévoir que cette sacrée commission me forcerait moi-même à te quitter.
Roche parlait vite, avec la volubilité des gens qui craignent qu’on leur pose une question. Il ne parvint pas cependant à l’éviter.
— Est-ce que personne n’est venu prendre de mes nouvelles?
— Si, si, des camarades.
— Personne d’autre?
Il baissa la tête.
— Elle, est-elle venue?
— Oui, elle est venue, répondit-il.
— Je serai fort, je t’assure. Tu peux parler.
Il poussa un soupir.
— Eh bien, écoute. C’est la plus belle gaffe de ma vie. Le lendemain de ton entrée à l’hôpital, elle me faisait prier de passer chez elle. J’y suis allé. Je n’avais aucune raison de ne pas le faire, au contraire. Sa démarche était tout ce qu’il y a de plus naturel, j’ai été souvent son invité, et puis, au fond, je l’ai toujours gobée, cette femme, moi aussi. C’était pour me demander de l’accompagner près de toi. Elle voulait te soigner elle-même, te faire transporter chez elle, que sais-je encore! Elle m’a ému. J’ai marché. Nous sommes venus. Ah! mon pauvre ami! Ici nous sommes tombés sur Walter. Je n’ai jamais vu quelque chose de pareil. Il s’est enfermé avec elle dans une chambre, d’où elle est ressortie au bout de dix minutes, souriante, mais pâle comme un linge. J’aime mieux ne pas avoir assisté à leur conversation. Toute révérence gardée, Walter l’a flanquée à la porte, mon cher. Et ensuite, qu’est-ce qu’il m’a passé, à moi, comme semonce! J’ai su par un planton que le lendemain elle était revenue, le surlendemain encore. Mais Walter faisait bonne garde. Depuis...
— Elle est partie pour l’Égypte.
— Ah! tu le savais? Oui, elle est partie. Tiens, précisément, par le même bateau qui a emporté la petite Maroussia. Pas dans la même classe, naturellement.
Nous gardâmes un instant le silence. Puis Roche dit:
— Sortons, veux-tu. Ça te fera du bien, de prendre un peu l’air sur la terrasse. Et à moi aussi.
Il régnait une douceur de printemps, parmi la végétation méditerranéenne de ce jardin. Le Liban étageait, au-dessus de la mer, ses forteresses mauves et jaunes. Laissant derrière lui une traînée d’argent, un grand paquebot à cheminées noires se dirigeait vers le port.
— Le Sphinx, murmura Roche.
J’avais entendu.
— Nous sommes aujourd’hui le 23 novembre, et il repart après-demain, le 25, n’est-ce pas?
— Oui, pourquoi?
Je ne répondis pas. Je n’avais pas à lui apprendre que c’était à cette date, par ce bateau, que nous avions, sept mois plus tôt, Michelle et moi, décidé de rentrer en France.
— C’est sur le Sphinx, je crois, que le colonel Hennequin s’embarque, après-demain? demandai-je encore.
— Oui.
— Et sa fille? Elle n’était pas très bien quand je suis tombé malade. Elle doit être tout à fait remise, maintenant.
— Sa fille?
Il pétrissait nerveusement une tige de géranium.
— Oui, sa fille. Parle.
— Eh bien, fit-il brusquement, tu le saurais toujours. Autant que ce soit moi qui te l’apprenne. Elle est morte.
⁂
Je sortis de l’hôpital le 5 décembre. Je n’avais, naturellement, pas fait valoir mes titres à un congé de convalescence. Deux jours plus tôt, on m’avait remis ampliation d’une décision du général commandant en chef l’armée du Levant. Il y était dit que sur ma demande, mon détachement à Beyrouth auprès de l’état-major de l’armée (2e bureau) prenait fin, et que j’étais remis, à dater du 1er décembre, à la disposition de mon corps d’origine, en l’espèce la deuxième compagnie de méharistes, en station à Palmyre. Comme on le voit, Walter n’avait pas mal employé, en haut lieu, le temps qu’il n’avait pas passé à me veiller, à écarter les oreilles indiscrètes des abords d’un délire qui n’avait pas dû manquer d’être fertile en redoutables propos.
J’aurais voulu partir le plus tôt possible, le jour même si j’avais pu. Des formalités inévitables me retinrent trois jours à Beyrouth. Je dus toutefois constater que tout avait été préparé de main de maître pour un départ rapide, et j’eus la sensation que si j’avais désiré rester encore quelques jours, je ne l’aurais pu. J’aurais été mis de force en automobile par Roche, qui me sembla bien avoir reçu, à cet égard, de Walter, les instructions les plus sévères. Il était à la Remonte à mon réveil, n’en sortait que lorsque j’étais couché. S’est-il douté, lui? Walter lui a-t-il laissé entendre quelque chose? Je ne l’ai jamais su.
Il régla tous les détails de mon voyage. Je n’eus à m’occuper de rien. Je ne fis aucune visite, à part la prise de congé indispensable chez le colonel Marest. Fort opportunément, quand je me présentai à son bureau, celui-ci s’était arrangé pour être occupé ailleurs. Roche m’avait accompagné dans cette corvée. J’étais tellement faible, qu’en redescendant les marches du Sérail, je butai, manquai tomber. Il dut me retenir. La journée était maussade et grise, un temps d’octobre à Paris.
— Voilà qui est terminé, dit Roche. Tout est prêt, j’ai téléphoné à Damas. Tu as de la chance, on met à ta disposition une automobile jusqu’à Palmyre. J’ai commandé une petite Ford pour aller d’ici à Damas. Départ demain matin à six heures. Je passerai te prendre avec la Ford.
— Tu m’accompagnes jusqu’à Damas?
— Naturellement.
Je le regardai, de façon à lui faire comprendre qu’un tel dévouement n’était pas, à mon sens, chose absolument naturelle. Il se crut, le cher garçon, obligé à me donner le change.
— Tu penses que je ne vais pas laisser échapper cette occasion d’aller à Damas, où j’ai des camarades.
Il faisait encore nuit quand nous quittâmes Beyrouth. La pluie n’avait pas cessé de tomber depuis la veille. Nous sortîmes de la ville dans le bruit mou de la boue, que l’automobile balayait en gerbes. Puis, à mesure que nous nous élevâmes dans le Liban, les nuages se dissipèrent. Le jour parut dans un ciel nuageux, troué là-bas, vers l’est, par une ardente déchirure d’azur.
Pendant la première partie de la route, Roche ne cessa de me conter des histoires abracadabrantes. Lorsque l’automobile atteignit le tournant de la route d’Ain Zahalta, je sentis qu’à la dérobée il me jetait un regard, tandis que redoublait son flot de paroles. À partir de cet endroit, il jugea sans doute que le plus difficile de la mission était accompli. Il ne parla pas plus qu’il ne le faisait d’ordinaire.
Nous arrivâmes à Damas à neuf heures et demie. L’automobile, une Fiat, conduite par un chauffeur tcherkesse, m’attendait dans la cour du train des équipages, prête à partir.
— Vous allez prendre quelque chose avec moi? nous dit l’officier de service.
— Ce n’est pas de refus, fit Roche.
— Attends, lui dis-je, quand je serai parti. Je préfère m’en aller tout de suite.
Ils comprirent qu’il valait mieux ne pas insister.
— Est-ce qu’on ne peut pas baisser la capote?
— À votre guise, mais vous aurez froid. Il fera beaucoup de vent dans le désert.
— Baissez-la tout de même.
Je m’enveloppai de mon burnous, laissant un de mes bras libre pour serrer la main de Roche.
— Mon pauvre vieux, murmura-t-il.
Et je m’aperçus que ses yeux étaient humides.
Nous nous embrassâmes. Elle rachète bien des choses de leur vie, pour ceux qui ont su la goûter, la saveur de ces baisers d’hommes.
L’automobile démarra. Je tournai la tête pour apercevoir, aussi longtemps que je le pus, Roche agitant son képi. Puis, il y eut un tournant brusque, et ce fut fini.
Les deux cent soixante kilomètres qui séparent Damas de Palmyre se font d’ordinaire en deux étapes. Durant la première, la route se dirige vers le nord-est, le long de l’Anti-Liban. Il y a encore quelques villages. Puis, à partir de Karyatin, misérable bourgade de terre séchée, on tourne à droite, et les cent vingt kilomètres qui restent, on les fait face à l’est, en plein désert. Ici, plus de routes, la piste.
Nous dépassâmes Karyatin un peu avant deux heures. J’avais craint que mon Tcherkesse ne me demandât d’y prendre quelques instants de repos. Mais le bras qu’il rivait à son volant ne connaissait pas la fatigue.
Alors, l’automobile, dans une ruée sauvage, se lança à travers la steppe. Le vent grandit, terrible. Son bruit devint un ronflement puissant, ininterrompu, couvrant celui du moteur.
Les pans de mon burnous, comme d’immenses ailes, flottaient derrière moi, tendus horizontalement par la vitesse. Tout cet air rapide baignait ma tête, rejetait en arrière mes cheveux. À mesure que l’allure de l’automobile augmentait, il me semblait de plus en plus qu’un miracle était encore possible, que peut-être je pourrais revivre là, aux lieux vers lesquels m’emportait ce petit bolide à essence. Je comprenais pourquoi Walter avait jugé qu’à partir de Damas, la présence de Roche auprès de moi ne serait plus nécessaire. Walter, j’allais le revoir! Je me sentis, à cette idée, soulevé par une fièvre faite à la fois de honte, d’orgueil, de joie farouche. Si bas que j’eusse pu descendre—et lui seul savait jusqu’à quel degré—cet homme, celui que j’aimais et que j’admirais le plus, n’avait donc pas douté de moi. Son amitié était là-bas, de l’autre côté des montagnes bleuâtres qui barraient l’horizon. Elle m’attendait, cette amitié, virile et pure. J’allais pouvoir, tout ensemble, m’y blottir et m’y laver.
Le ciel, ce ciel du désert, le seul qui soit aussi vaste que celui de la mer, devenait maintenant d’un bleu de plus en plus opaque. Rien autour de nous, rien, si ce n’est, de temps à autre, un grand oiseau de proie s’élevant dans l’espace, et y chavirant tout à coup. Sur les terres jaunâtres, les pluies récentes avaient fait croître une multitude de petites herbes, flore éphémère de cette Saint-Martin bédouine. Au nord, au sud, très loin, ondulaient deux minces lignes de collines qui paraissaient parallèles, mais qui, en réalité, couraient l’une vers l’autre pour former, là-bas, l’invisible gorge que je connaissais bien. Lorsque l’automobile se serait engagée dans cette gorge, alors, ce serait Palmyre... Soixante kilomètres encore! Derrière nous, dans un ciel rouge, le soleil baissait rapidement.
À cet instant, le chauffeur qui, depuis le départ de Damas, ne m’avait prêté aucune attention se retourna vers moi et me désigna quelque chose, quelque chose vers quoi nous allions; je lui fis signe que je savais ce dont il s’agissait.
C’était une haute tour, qui se profilait sur l’horizon. Elle semblait toute proche, mais moi, pour avoir battu mille et mille fois cette région, je savais qu’il nous faudrait bien, avant de l’atteindre, un quart d’heure encore de notre course folle. Souvent, je m’étais abrité à son pied, tournant autour d’elle, suivant l’heure, pour dépister le soleil. Ses environs étaient semés de débris architecturaux, chapiteaux, frontons, métopes, stèles recouvertes d’inscriptions bilingues. Un essaim tournoyant de moucherons rendait sans cesse cet endroit odieux. On s’y réfugiait cependant pour les haltes, à cause de l’ombre de la tour.
Nous approchions de plus en plus du puissant vestige. Déjà on en apercevait les fenêtres, ouvertes sur le ciel pâlissant. Comme nous allions l’atteindre, mon attention se détourna de ce monument que je connaissais trop dans tous ses détails, pour se reporter sur le verrou montagneux qui grandissait à l’est, et derrière lequel il y avait Palmyre.
À ma grande surprise, l’automobile, comme nous allions dépasser la tour, ralentit, s’arrêta. Je compris.
Au pied de la ruine, dont la muraille orientale nous les avait cachés jusqu’au dernier instant, huit silhouettes de chameaux venaient de surgir, en ligne, face à la piste. Les conducteurs étaient debout, maintenant les bêtes par la bride unique. Un homme se détacha de ce groupe, un officier disparaissant dans l’immense burnous rouge et blanc, il marcha vers l’automobile.
C’était Walter.
Je sautai à terre. Nous nous étreignîmes en silence. Une étrange minute passa, au cours de laquelle nous osâmes à peine, l’un et l’autre, nous regarder.
— Es-tu bien, maintenant? demanda-t-il d’une voix qu’il s’efforçait de rendre indifférente.
— Tout à fait bien, je te remercie. Je te remercie aussi d’être venu à ma rencontre.
— Ce n’est pas moi qui en ai eu l’idée. C’est Jaber. Il ne pouvait venir si loin tout seul. Alors j’ai autorisé les hommes de son escouade à l’accompagner, et je me suis joint à eux.
— Jaber est là?
— Il est là. Viens lui dire bonjour, ainsi qu’à ses camarades.
Jaber était mon ordonnance, un Bédouin de la région d’Alep, qui, en deux ans, ne m’avait pas quitté un seul jour. Quand je vins à lui, son corps qu’il raidissait au garde-à-vous parut frémir. Un immense sourire fit surgir toutes ses dents dans sa face noire.
— Jaber, donne-moi la main.
Je la pressai longuement, cette sombre main rugueuse. Puis je serrai celles des autres.
— Revenez sans vous presser, dit Walter. Toi, Taha-Tahan, prends le commandement. Tâchez d’être de retour cette nuit.
Il se tourna vers moi.
— Je monte avec toi. Ton chauffeur a l’air dégourdi. Dis-lui qu’il s’arrange pour aller vite. On nous attend.
Je n’avais nul besoin de presser mon Tcherkesse. L’automobile reprit sa course, qui sembla croître à mesure que le jour tombait.
Le vent fraîchissait. Des fumées violettes montaient du sol. Brouillard, feux d’un campement de nomades? Ni Walter ni moi ne parlions. Je regardais, sur le parquet de la voiture, ses pieds isolés du bois par la rude semelle de corde qui est toute la chaussure des officiers méharistes. Le vent rabattait sur les écussons de son col sa barbe fauve. Les paupières à demi closes, il s’abandonnait à la griserie de la vitesse et de l’espace.
— Voici la vallée des Tombeaux, dis-je.
Il rouvrit les yeux. Nous venions de pénétrer dans la gorge fameuse que forment en se rejoignant les deux systèmes montagneux entre lesquels l’automobile dévalait depuis Karyatin. Dès que nous y fûmes engagés, l’air se fit froid; de grands pans d’obscurité commencèrent à choir autour de nous.
— Et voici les Tombeaux, fit Walter.
Maintenant, à droite, à gauche, s’érigeant sur le ciel dans lequel traînaient les dernières lueurs du jour, de gigantesques parallélépipèdes surgissaient. Nous défilions entre de monstrueuses tours emplies de silence. Seuls, ceux qui sont arrivés à Palmyre à la nuit tombante connaissent l’horreur dont le cœur est étreint à l’apparition de ces géants noirs.
Le chemin s’encombrait de pierres de toutes sortes. L’ombre était maintenant complète. L’automobile ralentit sa course, et, soudain, projetant des cônes jaunes qui se chevauchaient, ses phares s’allumèrent.
— Une cigarette, proposa Walter.
Nous nous baissâmes tous deux pour soustraire au vent la flamme de l’allumette. À sa mince lueur, Walter dut apercevoir les larmes dont mes yeux étaient pleins. Il éteignit brusquement l’allumette, mais je sentis sous mon burnous sa main qui prenait la mienne; jusqu’à l’arrivée, elles restèrent ainsi unies.
Tout à coup, le couloir s’élargit, prit fin. Ce fut la plaine, baignée d’une clarté molle, sous un firmament ruisselant d’étoiles. De toutes parts, pareils à une forêt privée de sa verdure et de ses branches, les fûts de marbre de la Grande Colonnade apparurent. Au fond du décor, sur une étroite colline semblait être posée une cage d’oiseaux dont les barreaux rayaient de noir le ciel pâle: le Temple du Soleil.
Guidé par les brèves indications de Walter, le Tcherkesse engagea sa voiture dans un dédale de ruelles ténébreuses. Mon émotion devint alors si forte que je me demandai comment dans un instant, aux lumières, je parviendrais à la surmonter.
— Halte! commanda Walter.
Nous étions enfin dans la cour de l’humble bâtisse de torchis où était installé le Cercle, si l’on peut dire, des officiers, quatre ou cinq chambres exiguës, dont une, de dimensions moins restreintes, attenait à la cuisine, et servait à la fois de salle à manger et de lieu de réunion: tel était le domaine, à la fois si grandiose et si médiocre, du capitaine Walter.
Des ombres se pressaient autour de nous. J’eus en plein visage la lumière d’une lanterne.
— Allons dans la chambre du capitaine Domèvre, commanda Walter. On n’y voit rien, ici.
Il jeta son burnous à l’ordonnance.
— Dis qu’on nous prépare à boire, et occupe-toi du chauffeur.
Nous pénétrâmes dans ma chambre.
— Personne n’y a couché depuis ton départ. Voyons, que je fasse les présentations.
Deux officiers nous avaient suivis. Il me les nomma.
— Lieutenant Regnault. Lieutenant Comminges. Comminges, un gosse, comme tu vois, mais un gosse dans le genre duquel il en faudrait beaucoup. Il vient des spahis d’Alep. C’est lui qui remplace d’Hollonne. Quant à Regnault, qui commande le peloton du pauvre petit Ferrières, c’est quelqu’un à qui on ne la fait pas à l’oseille. Il a cinq ans de Sahara, du Tchad au Touat.
Je serrai les mains de mes nouveaux camarades. Le lieutenant Regnault, petit, trapu, avec un terrible front planté de cheveux noirs taillés en brosse, eût eu ce qu’on est convenu d’appeler une splendide tête de brute, sans le rayonnement de deux yeux presque naïfs. Comminges, beau comme une jeune fille, était blond et mince.
— Il manque le toubib, dit Walter, mais il est en train de développer des photographies. Il ne faut pas le déranger. Il va venir.
— Et Roussel?
— Roussel? Il se balade pour le moment avec son peloton dans le Djebel-Grab. Il sera de retour avant la fin de la semaine. Ce sera alors à d’autres à marcher... Qu’est-ce qu’il y a, Abdallah? Les sous-officiers qui veulent saluer le capitaine? Bon, fais-les entrer.
Je les connaissais tous, sauf le successeur de Franceschini et celui qui avait remplacé Jobin, massacré dans l’affaire d’Abou-Kémal. Derechef, je serrai des mains.
— Et maintenant, dit Walter, laissons le capitaine. Tu viendras nous rejoindre sur la terrasse. Abdallah, fais-nous monter là-haut l’apéritif. La nuit est belle, nous pouvons dîner dehors.
— Vous ne me dérangez pas.
J’avais ouvert ma valise, Comminges, soulevant la gargoulette, me versait de l’eau, tandis que je me lavais les mains. C’était vrai: rien n’avait changé dans cette chambre. Il y avait encore sur l’humble table de toilette un miroir ébréché qui avait été jugé indigne de me suivre à Beyrouth.
— Voici une paire de sandales, dit Walter. Déchausse-toi, tu seras mieux. Tu me fais mal au cœur avec tes molletières.
J’obéis. Mes pieds apparurent tout blancs à côté des orteils bronzés de mes camarades. Walter tint à me rassurer.
— Ils auront bien vite repris la couleur qu’il faut. Là, parfait. Et, maintenant, montons sur la terrasse.
Nous gravîmes l’escalier sans rampe qui y conduisait. Sur une table éclairée par deux photophores autour desquels tournoyaient des papillons de nuit, il y avait des verres, une gargoulette suintante, et le flacon d’arack.
— Mets-toi à ton aise, dit Walter. Tu sais, il n’y a pas de voisins.
Ici encore, les choses étaient restées les mêmes. Hors moi, rien, rien n’avait changé.
Walter versait l’arack.
— Eh bien, Regnault, commencez-vous à vous faire un peu à ce breuvage?
Le lieutenant Regnault fit la grimace.
— Pour le moment, mon capitaine, je garde ma préférence à l’anisette espagnole du Sud-Oranais.
— Il vous manque, pour apprécier l’arack, d’avoir eu soif. N’ayez pas peur, cela viendra.
Nous nous tûmes. Une lueur bleutée coulait du firmament. Entre les colonnes du Temple du Soleil, des étoiles étincelaient.
— Quelle heure est-il? demanda Walter.
— Bientôt six heures et demie, mon capitaine.
— Plus d’une demi-heure avant le dîner. Je vous enlève le capitaine jusque-là. Viens avec moi, toi.
Je le suivis dans la salle de réunion, qui lui servait également de bureau. Il avait ouvert un petit coffre de bois blanc, y avait pris un registre.
— Le livre de bord, tu le reconnais? Tiens, voici ton écriture, datée de novembre dernier. Il y a un an.
Il parut réfléchir.
— Tu me demandais tout à l’heure des nouvelles de Roussel. Roussel, je te l’ai dit, est dans le Djebel-Grab. Il rentre dans cinq jours. C’est toi qui partiras ensuite. Tu as compris?
J’inclinai la tête. Il continua:
— Que je t’explique. Je crois avoir—tu t’en rendras compte toi-même—assez bien repris en main la compagnie, depuis l’histoire de juin dernier. Mais ce qui satisfait les autres ne me satisfait qu’à moitié, moi. J’aurai la sensation que je n’ai rien fait tant que les hommes ne seront pas revenus à l’endroit où leurs camarades ont été massacrés. Alors, alors seulement, je leur aurai donné la certitude qu’ils ne sont plus des vaincus. Ce moment est arrivé, et tu es de retour.
— Walter!
— Attends pour me remercier que je t’aie mis au courant de tout. Il y a dix jours, j’ai appris par mon service de renseignements à moi que les bandes qui ont assassiné Ferrières et d’Hollonne camperont, au mois de janvier, autour des points d’eau du Djebel-Sindjar. Tu sais maintenant ce que j’attends de toi.
Je lui avais saisi la main. Il se dégagea.
— Ne t’illusionne pas. Ce ne sera pas une partie de plaisir. Ils sont plus de quatre cents. Moi, je ne puis te donner que quarante hommes, mais des volontaires, tous triés sur le volet, des gens avec lesquels tu pourras y aller. En outre, tu auras deux mitrailleuses. Et puis, foutre, ce ne serait pas la peine d’avoir battu les Allemands, si on devait se laisser faire la loi par des types de par ici, même dix fois plus nombreux. Il faut te dire que, primitivement, je m’étais réservé ce petit pique-nique. Mais—et sa voix se fit très grave,—il m’a semblé qu’il te revenait, de droit.
— Walter, Walter, comment pourrais-je jamais...
— Nous avons encore vingt minutes, dit-il brusquement. Allons voir les hommes.
Nous quittâmes le mess pour gagner le quartier des méharistes. Ils achevaient de manger quand nous pénétrâmes dans leurs chambres. Un A vos rangs, fixe! les fit bondir sur leurs pieds, au garde-à-vous.
— Pas mal, n’est-ce pas? disait Walter, tandis que nous passions lentement au milieu de tous ces bons colosses noirs, pas mal du tout.
Il fallut, pour les rendre heureux, prendre plusieurs tasses de leur café, ce brutal café bédouin auquel le hell communique son aigre arôme.
— Les chameaux, maintenant, dit Walter. Allons voir les chameaux.
Ils étaient toujours parqués au même endroit. Un soldat porteur d’une lanterne nous précédait. Dans une immense cour carrée qui avait en son centre un abreuvoir, elles dormaient sous le ciel profond, les braves bêtes. Par moments, l’une d’elles, luttant contre quelque rêve obscur, poussait un rauque gémissement.
Le soldat nous guidait, contournant avec précaution chacune de ces mouvantes collines ténébreuses.
Soudain, je m’arrêtai.
— Qu’y a-t-il? demanda Walter.
— Viens ici, dis-je au soldat.
Je m’emparai de la lanterne. J’en dirigeai la lumière sur le méhari que j’avais devant moi, une superbe bête d’un beige très clair, presque blanc. Il dormait, la bosse animée en cadence par un paisible ronflement.
— Mechref, c’est Mechref!
— Oui, parbleu, dit Walter, c’est ton méhari. J’ai oublié de te le dire. On ne peut tout raconter à la fois! Quand tu as été évacué, c’est Ferrières qui l’a pris. Il le montait à l’affaire d’Abou-Kémal... Les Kurdes s’en sont emparés. Mais, quinze jours après, voilà-t-il pas, au petit jour, qu’une espèce de monstre, blatérant comme tous les diables, tombe dans le campement de Roussel, flanquant de joie toutes les tentes par terre. C’était M. Mechref qui revenait. Le voilà. Tu vois qu’il est en bon état.
— Mechref, appelai-je.
Un œil de l’animal s’ouvrit, puis le second. Ils me regardèrent, ces yeux glauques, d’abord vitreux et sans nuance, puis remplis tout à coup d’une lueur qui s’intensifia jusqu’à en devenir presque humaine. Le long cou, ployé pour le sommeil, semblable au col de quelque cygne difforme, se déroula. J’eus contre mon visage l’énorme tête dont la mâchoire s’ouvrit, comme pour un monstrueux sourire. Il en sortit un glapissement de tendresse qui nous laissa, une seconde, pétrifiés.
De grandes ombres dansaient sur la muraille. Une petite flûte arabe hululait au fond de la nuit, et j’entendis Walter me murmurer d’une voix tremblante:
— Je te l’avais dit, tu vois. Rien n’est changé, puisque Mechref t’a reconnu.
Syrie, mai 1923-avril 1924.
Les mots mal orthographiés et les erreurs d’impression ont été corrigés. En cas d’orthographe multiple, l’usage majoritaire a été utilisé.
La ponctuation a été respectée, sauf en cas d’erreurs d’impression évidentes.
[Fin de La Châtelaine du Liban par Pierre Benoit]