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Title: Le Lac Salé

Date of first publication: 1919

Author: Pierre Benoit (1886-1962)

Date first posted: November 28, 2024

Date last updated: November 28, 2024

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LE  LAC  SALÉ


A FERNAND VANDEREM


 

Les truites qui y descendent quelquefois par les ruisseaux y meurent immédiatement.

J. Rémy.

(Voyage au pays des Mormons.)

 


CHAPITRE PREMIER

Le soleil ne parut, ce matin du 26 juin 1858, qu’un peu avant sept heures. Des buées de chaleur l’avaient voilé à sa naissance. Quand il surgit, rayonnant et jaune, en plein ciel, le Père d’Exiles venait de terminer la célébration du Saint Sacrifice.

Il serra posément les vases sacrés et les ornements du culte dans sa pauvre petite valise en toile bise de missionnaire. Puis il transporta cette valise dans un coin de la véranda, tout encombrée de caisses, et vint s’accouder à la balustrade.

Des oiseaux passaient, très haut, de l’est vers l’ouest. Il les reconnut: des courlis, des teals, des cygnes noirs, des grèbes.

Il demeura un instant immobile, puis il consulta sa montre.

— Coriolan, dit-il au domestique nègre qui jouait à la balle contre le mur d’adobes de la véranda, va dire à ta maîtresse qu’il est temps.

Le nègre revint bientôt.

— Maîtresse n’est pas prête, fit-il en zézayant. Mais elle attend M. l’Abbé.

Le jésuite haussa les épaules. Il monta l’escalier et pénétra, ayant frappé, dans la chambre d’Annabel Lee.

Se prolongeant en terrasse sur le toit de la véranda du rez-de-chaussée, cette chambre était très grande. Les meubles charmants qui, la semaine précédente, la paraient encore, avaient disparu. À leur place, cinq, six énormes malles, et tout ce désordre mélancolique, précurseur d’un départ. Il n’y avait plus que le lit, immense et bas, aux draps de dentelle traînant sur le parquet, et la baignoire auprès de laquelle s’empressait une camériste de couleur.

Celle-ci eut un piaillement de perruche effarouchée quand le Père Philippe entra. Invisible derrière un de ces hauts paravents du commencement du siècle, qui représentaient des châteaux, des ponts, des paysages bruns et bleus, Annabel sourit. L’eau laiteuse ne laissait que vaguement deviner les formes du beau corps qu’elle baignait. Les cheveux blonds pendaient à terre. Un des bras d’Annabel reposait sur l’appui de la baignoire.

— Je suis en retard, dit la jeune femme.

Le Père d’Exiles ne sourcilla pas.

— Vous n’êtes pas précisément en avance, se borna-t-il à dire.

Il restait debout, sa haute taille s’encadrant dans l’ouverture de la porte.

— Un quart d’heure seulement, fit Annabel.

— Toutes les pendules sont emballées, répondit le Jésuite. Je me garderai donc d’entamer une discussion avec vous à ce sujet. Voici pourtant ma montre: sept heures un quart. Or, je vous ai bien répété dix fois hier que c’est à huit heures que l’armée américaine fait son entrée dans Salt Lake City. À présent, si vous avez changé d’idée, et que vous ne désiriez plus assister à cette parade, pour ma part...

— Je serai prête, fit avec une douce assurance Annabel Lee.

— Autre chose, dit le jésuite: c’est aujourd’hui la Saint-Maxence, fête de votre mari. Vous m’aviez, hier soir, si je ne m’abuse, manifesté l’intention d’honorer sa mémoire en communiant ce matin. Je crois même vous avoir confessée dans ce dessein... Inutile de vous dire que je ne vous ai pas attendue plus de dix minutes pour commencer ma messe.

— Vous avez bien fait, dit-elle. Je me suis réveillée assez fatiguée. Mais maintenant cela va beaucoup mieux. Et si vous voulez bien...

Le jésuite fit mine de se retirer.

— Non, ce n’est pas la peine. Allez sur la terrasse, que nous puissions causer pendant que Rose m’habillera. Il n’y en a pas pour dix minutes. Je ne suis pas longue, vous savez.

Le Père Philippe obéit. Traversant la chambre, il pénétra sur la terrasse aux murs vivants de chèvrefeuille et de clématites. Sur le parquet, à travers le feuillage agité par la brise, le soleil semait des milliers de petites pièces d’or mouvantes.

Le jésuite vint à la baie en arceau ménagée dans la paroi verte. À ses pieds, il y avait le jardin tout plein d’acacias, d’arbres fruitiers, d’arbres coton dont les flocons blancs erraient çà et là dans l’atmosphère languissante. Au bout du jardin, c’était le bleu glouglou rapide d’un ruisseau que cachait la verdure. À droite, par-delà les gradins moutonnants des chênes et des peupliers, les cimes neigeuses des Jumeaux, les deux pics les plus élevés des monts Wahsatch, se teintaient d’un rose très pâle. On ne voyait pas, vers la gauche, le Lac Salé, noyé qu’il était parmi les vapeurs de ses sources d’eau chaude.

La route d’Ogden filait, rigide, vers le nord, entre deux étendues de terres désertes, comme calcinées sous leur revêtement salin.

— Il fait beau, dit par-derrière la douce voix d’Annabel Lee.

— Un temps superbe. S’il se maintient de la sorte pendant un mois, notre voyage jusqu’à Saint-Louis sera une véritable partie de plaisir.

Elle dit, hochant la tête:

— Une véritable partie de plaisir!

— Seriez-vous triste? demanda le jésuite un peu rudement.

— Je n’ai jamais été malheureuse à Salt Lake.

— Vous ne vous rappelez pas très exactement votre arrivée ici. Moi qui vous parle, je puis vous assurer que vous n’étiez pas ce qu’on appelle fière.

— Je ne connaissais personne. Je venais avec des appréhensions. Vous les avez dissipées. Mais, vraiment, je ne pouvais espérer rencontrer un ami comme celui que vous avez été.

— Si bien que, maintenant...?

— Si bien que, maintenant, je regrette presque de partir.

— Je ne regrette pas votre départ, moi, fit-il. Je ne suis plus pour longtemps ici. J’avoue que je préfère ne pas vous laisser derrière moi.

— Je vous remercie, dit-elle de sa monotone voix douce. Mais, moi qui vous laisse, vous ne pouvez pas m’interdire ce regret.

Machinalement, il se retourna. La jeune femme n’était encore qu’à moitié vêtue. Elle le regardait avec un sourire affectueux et triste.

— Excusez-moi, murmura-t-il.

— C’est moi qui vous demande pardon d’être aussi en retard, dit-elle.

Ils se turent tous deux. On n’entendit plus que le jacassement de la négresse.

— Je suis prête, dit enfin Annabel.

Ils descendirent à pas lents l’escalier sombre et frais.

Dans le jardin, un cheval hennit.

Coriolan vint à leur rencontre.

— Maîtresse, dit-il, il y a un soldat qui vient de la part de messié le Gouverneur.

— Fais-le entrer.

Le gouverneur Cumming rappelait à Mrs. Lee qu’elle était invitée au banquet offert le soir même aux notabilités américaines du territoire d’Utah en l’honneur du général Johnston, commandant l’armée d’occupation. Il lui faisait savoir, par la même occasion, que l’entrée de l’armée dans Salt Lake City n’aurait lieu qu’à dix heures, par la porte est de la ville.

— Vous remercierez M. le Gouverneur, dit Annabel. Coriolan, ordonna-t-elle, en désignant le soldat, emmène-le dans la cuisine boire un verre de rhum.

Elle se tourna vers le jésuite:

— Vous voyez bien, on a toujours tort de se presser.

— C’est vous qui avez toujours raison, grommela-t-il.

Elle inclina la tête.

— En attendant, nous allons déjeuner tranquillement, dit-elle.

Et, comme il opposait un geste presque maussade:

— Allons, soyez aimable. C’est peut-être la dernière fois que nous déjeunons ensemble... sûrement l’avant-dernière.

Il n’y avait plus dans la salle à manger que le buffet de noyer ciré, les chaises, la table, sur laquelle étaient disposées une jatte de crème, une cafetière, des coupes de faïence contenant des prunes et des abricots. À plusieurs reprises, Annabel réclama divers objets. Chaque fois, elle obtint de Rose la même réponse:

— Il est serré, maîtresse.

— Ah! fît-elle, lasse, c’est déjà le désert dans cette pauvre maison!

Et, s’adressant au jésuite:

— Que j’ai honte, mon Père, à vous abandonner ainsi!

— Je quitte Salt Lake dans les premiers jours de juillet, répliqua-t-il. Vous vous figurez peut-être qu’aux déserts de l’Idaho, sous la tente des Indiens, c’est de la vaisselle d’argent qui m’attend, et un lit de plumes?

— Et vous, dit-elle, vous vous figurez peut-être que c’est avec des phrases de cette sorte que vous adoucirez mon regret?

Ils achevèrent de déjeuner en silence.

— Quelle heure est-il? demanda Annabel Lee.

— Huit heures et demie.

— Les chevaux sont-ils prêts?

— Ils étaient sellés avant huit heures.

— Eh bien, sortons, voulez-vous, et allons faire un tour dans Salt Lake. Le spectacle doit valoir la peine d’être vu.

La villa d’Annabel était située à cinq cents mètres de la ville, au nord de l’enceinte tracée par Brigham Young autour de la Nouvelle-Jérusalem. Salt Lake City était déserte. Il y avait un mois que tous les Mormons l’avaient abandonnée, devant la menace que faisait peser sur eux l’avance de l’armée fédérale.

Le Père et la jeune femme parcoururent les rues vides, les grandes rues bordées de ruisseaux, ombragées de saules. Les fenêtres et les portes des maisons étaient fermées, avec des planches clouées sur la plupart d’entre elles. Sous leurs enseignes à l’emblème de l’œil de Jéhovah surmonté du bonnet phrygien, les devantures des magasins étaient tirées.

Ils ne rencontrèrent personne. Ce silence, dans une ville hier encore grouillante d’activité et de vie, les oppressait de façon telle qu’ils avaient peur de se communiquer leurs pensées.

— Ah! dit enfin le Père d’Exiles, avec un soupir de soulagement.

Des cavaliers venaient à leur rencontre, des Indiens. Ils étaient quatre, perchés sur des petits chevaux étonnamment maigres. Ils avaient l’équipement des grands jours, la chevelure noire et luisante sous le diadème des plumes neuves, le visage bariolé de jaune et d’écarlate. Ils saluèrent le jésuite, qui les interpella:

— Sokopitz est-il ici?

— Sokopitz est ici, répondit gravement celui qui avait les plus belles plumes. Il a quitté, il y a trente jours, les bords du Humboldt pour présenter ses devoirs au général américain et mettre les guerriers Shoshonès à sa disposition contre les Mormons.

— Tu lui diras que je serais heureux de le voir avant qu’il retourne vers l’Ouest. Tu connais mon nom?

L’Indien fit un signe affirmatif. Il passa, ainsi que ses compagnons.

Le jésuite les regarda s’éloigner, puis, secouant la tête avec commisération, il dit à la jeune femme:

— Je ne sais ce qu’il adviendra du conflit qui sépare actuellement Américains et Mormons. Ce dont je suis sûr, c’est que ce sont ces pauvres diables-là qui feront les frais de la réconciliation et paieront les pots cassés.

— Ils out mis votre tête à prix, dit Annabel, et vous n’avez cessé de les défendre.

— Ce sont les Indiens Utahs qui ont mis ma tête à prix, fit en souriant le jésuite, et ceux-ci sont des Shoshonès. Utahs ou Shoshonès d’ailleurs, je ne m’en cache pas, c’est à eux que va toute ma sympathie.

— Chut, fit Annabel, voici venir quelqu’un qui est payé pour ne point partager votre opinion à cet égard. Bonjour, docteur Hurt, votre santé est-elle un peu meilleure?

Le docteur Hurt, intendant des affaires indiennes du territoire de l’Utah, était à pied. Il s’inclina jusqu’à terre, puis redressa sa petite taille pour baiser la main que lui tendait la belle amazone.

C’était un vieillard maigre, à l’habit barbeau, aux lunettes d’or; de grosses breloques se trémoussaient sur son gilet blanc.

— Eh bien, chère amie! fit-il, comment trouvez-vous Salt Lake, ce matin? N’est-ce pas la plus adorable des villes?

— Ce n’est pas très pavoisé! fit-elle avec une moue.

— Je le crois parbleu bien! C’est précisément là que réside le charme. Ne sentez-vous pas le bonheur qu’il y a à respirer un air que ne souille plus l’haleine d’un seul de ces chiens de convulsionnaires?

— Je viens en revanche de croiser quelques-uns de vos administrés, dit le jésuite.

— Je sais, je sais, fit Mr. Hurt en éternuant. De braves garçons, qui viennent ici avec les intentions les meilleures. Ah! s’il ne tenait qu’à moi!...

— S’il ne tenait qu’à vous?

— Vous connaissez mes idées. Il y a deux questions en Utah, la question indienne, la question mormone. Je lâche contre les Mormons les Indiens qui ne demandent pas mieux, puis, quand tout est fini, j’interviens au nom du gouvernement de Washington, porteur du rameau d’olivier. Pas de mise de fonds. Pas de risques. Le type de la bonne opération... Hou, hou, hou!

Il répéta:

— Le type de la bonne opération!

— Il est regrettable que le gouverneur Cumming ne paraisse pas être de votre avis sur ce point, fit le jésuite.

— Le gouverneur Cumming, le gouverneur Cumming! Il n’a qu’un avis, le gouverneur Cumming, et c’est l’avis contraire de l’avis du général Johnston. Cela a toujours été ainsi, même en Amérique, le pays où il y a pourtant le moins de différence entre civils et militaires. Le général Johnston est contre Brigham Young; alors le gouverneur Cumming est pour, ce n’est pas plus malin que cela... Hou, hou, hou! Tiens, mais voici l’honorable Sydney. Je suis votre serviteur, monsieur le Juge suprême, tout à fait votre serviteur, surtout s’il y a un verre de porto à la clef!

Le juge suprême du territoire d’Utah et l’intendant des affaires indiennes se donnèrent mutuellement de grandes tapes joyeuses dans le dos. L’honorable Sydney était un gros homme trapu, fumant sans trêve une énorme pipe de porcelaine, et qui cumulait, avec la plus haute magistrature judiciaire de l’Utah, pour le compte du gouvernement fédéral, la charge plus rémunératrice de propriétaire et tenancier de l’hôtel de l’Union, le meilleur et le mieux achalandé de Salt Lake City.

Il s’inclina cérémonieusement devant Annabel et serra la main du religieux.

— Vous sortez de chez le gouverneur, monsieur le Juge? demanda le Père d’Exiles. Y a-t-il du nouveau?

— Rien, monsieur l’Abbé, rien que vous ne sachiez déjà. Brigham Young est toujours à Provo avec Kimball, Wells, les douze Apôtres, les évêques, les Elders, toute sa clique sacerdotale, quoi! Mais l’accord est complet entre les envoyés du gouvernement fédéral et ces possédés, que le diable emporte!

— Toujours sur les mêmes bases?

— Sur les mêmes bases. L’armée entre dans une demi-heure dans Salt Lake. Elle y défile, musique en tête. Maigre triomphe pour la bannière étoilée. Les troupes sortent par la porte du sud et campent au-delà du Jourdain. Interdiction formelle aux soldats de pénétrer dans la ville. Elle sera seulement accessible aux militaires pourvus d’un ordre de service. Moyennant quoi, les Mormons condescendent à ne pas allumer l’incendie et à revenir à Salt Lake. On peut dire que c’est un joli camouflet pour le président Buchanan et les démocrates.

Et le juge suprême cracha à terre.

Ils furent croisés au même moment par un groupe d’Indiens silencieux et hautains.

— Si l’on avait voulu m’écouter! dit le docteur Hurt. Quelques carabines aux mains de ces braves gens et du rhum, du rhum! Vous connaissez mes idées!...

— Le rhum! On voit bien que ce n’est pas vous qui le payez, Hurt, fit le juge Sydney. Les droits sont quasi prohibitifs.

— Hou, hou, hou! Ce rhum-là entrerait en franchise, fit Hurt.

Ils passaient devant une maison dont on apercevait la porte ouverte, entre la double haie d’acacias en fleurs.

Annabel s’adressa au juge suprême.

— Vous disiez, monsieur Sydney, que les douze évêques étaient à Provo, avec Brigham Young. Or, voici la demeure de Rigdon Pratt. Elle est habitée, il me semble.

— Effectivement, dit le magistrat hôtelier. Pratt est resté avec sa famille. C’est lui qui a été désigné, d’accord entre le gouverneur et Brigham, pour s’entendre avec les fourriers en vue du cantonnement des troupes.

La jeune femme avait franchi le pont de bois qui barrait le petit ruisseau. Elle s’était engagée sous les mimosas de l’allée. Les feuilles dentelées effleuraient ses tempes.

— Sarah! appela-t-elle.

Et, par deux fois elle répéta:

— Sarah! Sarah!

Personne ne répondit.

— Sarah Pratt n’est pas là? demanda Annabel, en revenant vers ses compagnons.

— Elle est là, j’en suis certain, dit le docteur Hurt. Quand je suis passé devant la maison, il n’y a pas dix minutes, elle était sur le seuil de sa porte en train de débarbouiller un de ses petits frères, le dix-septième ou dix-huitième rejeton de ce saint homme de Rigdon Pratt.

— J’aurais voulu lui dire adieu, fît Annabel.

— Vous avez toujours aimé, hum! beaucoup cette petite, ricana le juge Sydney.

— Je ne m’en cache pas, fît-elle.

— Qui ne vous le rendait guère, hum!

— Que voulez-vous dire?

— La vérité, ma belle amie. Sarah est là. Sarah vous entend. Appelez-la encore. Du diable si elle répond, la petite peste!

— Pourquoi Sarah serait-elle ingrate?

— Le mot est lâché! Je ne vous l’ai pas fait dire. Sarah Pratt a usé trop de vos belles robes, belle amie. Une femme pardonne rarement cela à une autre.

— Vous êtes une méchante langue, juge Sydney, dit Annabel. N’est-ce pas, mon Père?

Le Père d’Exiles ne répondit point.

Ils continuèrent leur route et débouchèrent sur la place de l’Union devant l’hôtel du juge.

— Et ce verre de porto? réclama le docteur.

— Entrez, entrez, fit le juge. Vous vous arrêtez un moment, n’est-ce pas? demanda-t-il, s’adressant aux deux cavaliers.

— Non, fit Annabel. Nous allons au-devant des troupes.

— Le regret est pour moi, belle amie. Nous nous reverrons, j’espère, avant votre départ. Quand quittez-vous Salt Lake?

— Demain soir.

— Demain, ou après-demain, ou plus tard. Souvenez-vous, en tout cas, que, dans le passé, comme dans l’avenir, le juge Sydney demeure votre plus dévoué serviteur.

Et, les bras étendus, il fit une grande révérence.

— Trop obligée, dit la jeune femme avec une certaine sécheresse. Vous rappellerai-je, toutefois, que nous sommes conviés ce soir au banquet offert au général Johnston et qu’il vous sera loisible de m’y faire une dernière fois vos offres de service?

Déjà, le docteur Hurt s’était servi lui-même son porto. Annabel mit son cheval au trot. Le Père Philippe la rejoignit.

— L’odieux bonhomme! fit-il.

— N’en dites pas trop de mal, murmura-t-elle. Il m’aura été bien utile.

— Je sais, je sais... Si votre bibliothèque n’était pas déjà emballée, poursuivit-il, comme leurs chevaux franchissaient l’enceinte est de la ville, je me serais fait un véritable plaisir de relire les pages que ce bon Tocqueville consacra à l’intégrité des juges démocratiques. À combien, à mille dollars près, celui-ci vous est-il revenu?

— Je l’ignore, fit Annabel en souriant. Vous savez bien que mes comptes sont tenus en dépit du bon sens. Mais je vous répète qu’il m’a rendu de réels services.

Ils franchirent le mur d’enceinte. À quelque cent pas, sur la route est il y avait, à droite, une sorte de petit observatoire, dominant de deux mètres la chaussée; derrière, une maison en planches, guinguette où les jeunes Mormons venaient danser et jouer aux quilles. Elle était déserte, son propriétaire s’étant réfugié, depuis un mois, à Provo, avec les autres Saints du Dernier Jour.

Annabel mit pied à terre. Le jésuite attacha les deux chevaux sous un hangar et revint vers elle, porteur d’un tabouret grossier.

— Asseyez-vous, dit-il, ayant déposé le tabouret contre la balustrade rustique.

De l’autre côté de la route, il y avait cinq ou six jeunes gens, assis sur l’herbe, qui mangeaient de la charcuterie en buvant de la bière.

— Ce sont des commis de chez Livingston et Kinkead, dit le jésuite.

— Quelle heure est-il? demanda Annabel.

— Dix heures passées.

— Ils sont en retard.

— Les soldats américains ne sont jamais en avance.

— Attendons, fit-elle en s’accoudant à la balustrade.

Le Père d’Exiles s’assit un peu en arrière, sur un banc vermoulu. La route, à droite, s’étendait, blanche, remarquablement entretenue, sous les saules murmurants. Le dôme vert des arbres s’ouvrait çà et là sur de grands trous de ciel bleu, ronds, où passaient, à chaque instant, comme sur le verre d’une lunette d’approche, de longues files d’oiseaux migrateurs. Quand la brise tournait, on entendait leurs cris, très hauts. De grands papillons veloutés allaient et venaient, posant soudain leur tache noire et bleue sur les fleurs jaunes des capparidées. Des scarabées faisaient ployer la tige rugueuse des menthes. Une fontaine invisible, vers laquelle se hâtaient des rainettes brunes, chantait.

Annabel, les yeux vagues, songeait. Le Père Philippe la voyait de profil, son visage encadré dans l’auréole grise d’un immense chapeau de feutre à bords plats. Les longues basques de sa jaquette de cheval, gris de fer, à larges boutons d’argent, traînaient à terre. Elle avait un jabot et des manchettes d’un point d’Angleterre très menu, et, au poignet sur lequel elle appuyait sa tête penchée, un bracelet d’opales à gourmette.

Les paupières étaient à demi closes. Les petites lèvres rouges, entrebâillées, semblaient sucer l’air matinal.

Soudain, elle tressaillit. Ses yeux s’ouvrirent.

— Les voilà.

Une sonnerie d’aigres trompettes venait de retentir. Immédiatement, les commis de la maison Livingston et Kinkead, en face, furent debout, prêts à acclamer leurs compatriotes.

On ne voyait encore rien, pourtant: la route, à droite, non loin de là, faisant un coude. Puis, les trompettes se firent plus déchirantes. Elles allèrent se répercuter sur les granites bleuâtres des monts Wahsatch. Puis, deux cavaliers parurent. Puis, tous les autres.

Ils allaient au pas, d’un air ennuyé et méfiant. Les soldats détestent, par principe, entrer dans une ville où il leur sera interdit de piller. Ce déplaisir se voyait trop sur les visages de ceux-ci. Le défilé en fut gâté.

Les deux premiers cavaliers étaient un capitaine et un porte-fanion. Ensuite, venaient les trompettes du 2e régiment de dragons. Ce régiment avait énormément souffert. Il était dans le Kansas quand l’ordre lui était arrivé de rejoindre l’armée Johnston. Des centaines de lieues, à travers les déserts rocheux couverts de neige, où, lorsqu’on cesse une minute de s’occuper de sa sellerie, on ne retrouve plus rien, sauf, quelquefois, deux ou trois coyotes, trop alourdis par ce repas inespéré pour déguerpir. C’est aux chevaux qu’on voit les souffrances de la cavalerie. Ceux des trompettes du 2e dragons étaient dans un état pitoyable. Deux sur trois étaient déferrés. Trois sur trois étaient couronnés. Ils n’avaient plus même la force de protester par une ruade contre l’effroyable déluge de fausses notes que faisaient pleuvoir sur eux leurs monteurs.

— La dernière parade militaire à laquelle j’ai assisté, dit le Père Philippe, était sans contredit mieux réussie. C’était il y a dix-huit ans, un mois avant mon départ de France, à Paris, sur l’esplanade des Invalides, pour le retour des Cendres.

— Vous êtes trop difficile, fit Annabel. Mais voici l’état-major.

Immédiatement derrière les trompettes, un groupe d’officiers s’avançait. Devant eux marchait un cavalier monté sur une assez belle jument blanche. Âgé d’environ cinquante ans, il était d’une tournure martiale et élégante. Un capitaine bedonnant l’accompagnait. Quand ce dernier aperçut Annabel, il eut un geste de surprise joyeuse et dit quelques paroles à son chef. Celui-ci, avec un sourire, portant sa main gantée de blanc à son feutre moutarde, salua la jeune femme.

Cependant, le capitaine bedonnant, mettant son cheval au trot, était venu se ranger au pied du belvédère d’où Annabel et le Père d’Exiles assistaient au défilé.

— Mrs. Lee, s’exclamait-il, Mrs. Lee! Que je suis heureux!

De joie, il aurait levé les bras au ciel, s’il eût été meilleur cavalier.

— Le capitaine Van Vliet! dit Annabel.

Et, par-dessus la balustrade, se penchant, elle lui tendit sa main qu’il s’efforça de baiser.

— Le général en chef, dit-il en soufflant, — c’est lui qui, sur mon indication, vient de vous saluer, — me charge de vous présenter ses respects. Il tient à savoir si vous avez reçu son invitation pour le banquet de ce soir, où il espère pouvoir enfin vous dire sa gratitude. Je lui ai répété bien des fois de quelle façon j’ai été reçu chez vous il y a six mois, durant le séjour que j’ai fait à Salt Lake, et combien vous m’aviez facilité ma tâche.

— J’ai reçu l’invitation du général Johnston, dit Annabel, et je me ferai un plaisir de m’y rendre. Sait-il, de son côté, savez-vous que j’ai l’intention de quitter Salt Lake demain et que je compte sur son obligeance pour mettre à ma disposition les fourgons nécessaires à mon déménagement?

— Il le sait. Les ordres sont donnés. Il est ravi, nous sommes ravis d’avoir une occasion de vous prouver ma reconnaissance.

— À ce soir, donc!

— À ce soir! Et souvenez-vous que toute l’armée est à votre disposition!

Il partit au galop pour regagner sa place.

C’était le 5e régiment d’infanterie qui défilait, avec un drapeau neuf, trop neuf, un de ceux qui ne possèdent d’autres états de services que d’avoir, subrepticement, pendant les nuits froides, réchauffé les pieds d’un porte-drapeau douillet.

À ce moment, on fit halte. La tête de la colonne était arrivée au mur d’enceinte. L’armée, qui avait cheminé jusque-là quelque peu en troupeau, se réordonnait. Les compagnies prenaient leurs distances. Des ordres retentissaient mollement, exécutés plus mollement encore. On voyait que la discipline avait eu beaucoup à souffrir, au cours de ces longs mois d’hivernage. Et puis il y avait la présence d’Annabel Lee. Que faisait là cette jeune femme! Son élégance, sur le seuil de la ville maudite, ahurissait ce ramassis d’hommes aux âmes d’enfants.

Les uniformes étaient usés. Propres, cependant; propres, surtout l’armement: les énormes carabines Minié et Colt, les revolvers passés dans les ceintures-cartouchières de toile jaune, les bowie-knives, les baïonnettes larges et courtes.

— Eh! murmura le Père d’Exiles. L’artillerie me paraît bien mal en point.

C’était vrai. Les mulets qui traînaient les pièces étaient fourbus, étiques. De seize canons que comprenaient régulièrement les deux batteries, il n’en restait que onze. On imaginait les autres, les fers en l’air, au fond de quelque précipice des Rocheuses, ou broyés contre les granites, au passage d’un gué mal sondé de la terrible Rivière Verte. Sur les onze qui demeuraient, il y avait un obusier, dont la roue gauche avait été remplacée par une roue de bois plein, dévissée à un chariot, six canons rayés, système Parrot et Rodman, et quatre vieux canons Dahlgren, à âme lisse. Bien que l’on n’eût pas tiré un obus, au cours de toute la campagne, les caissons étaient à moitié vides. On avait dû les délester de leur contenu au passage des cols, lorsque l’attelage harassé regimbe, rue dans les traits, et qu’il faut choisir entre les pièces et les munitions.

L’ensemble donnait une assez piètre idée de la puissance balistique de l’Union.

— Voici le colonel Alexander, dit Annabel.

Elle sourit au commandant du 10e d’infanterie, qui la salua, mais sans la reconnaître, trop soucieux qu’il était de son régiment, le plus éprouvé, le plus indiscipliné de l’armée. La plupart des commandants de compagnie étaient démontés. Ils marchaient en cohue au milieu de leurs hommes. Ici, plus d’uniformes. Des soldats étaient sans fusils. Beaucoup rongeaient, en avançant, des tranches vertes de pastèques, que leurs officiers avaient toutes les peines du monde à leur faire jeter. De cadence du pas, il ne fallait point parler.

Le jésuite se pencha vers Annabel:

— Je comprends Brigham Young, dit-il, et son obstination à refuser le séjour de Salt Lake aux soldats de l’Union. Ce n’est pas une armée, ce sont des bandes.

— Ils ont beaucoup souffert, dit la jeune femme. Mais regardez, leur cavalerie a l’air en un peu meilleur état.

C’était effectivement le tour du fameux 2e dragons, rappelé, pour réduire les Mormons, du Kansas, où il avait été chargé de prêter main-forte aux esclavagistes. À côté des chevaux bondissaient quelques-uns de ces féroces lévriers caraïbes, employés de tout temps à la chasse aux Noirs, et dont les Espagnols avaient transmis la tradition aux démocrates Américains.

— Je ne conseillerai pas à Coriolan de jouer avec eux à la course, dit le Père d’Exiles. Regardez-moi les crocs de celui-ci!

Le regard d’Annabel était ailleurs. Il s’en aperçut.

— Vous connaissez ce lieutenant? demanda-t-il.

— Non, dit-elle.

L’officier dont ils parlaient était un grand jeune homme de vingt-cinq ans, qui chevauchait une jument baie, à peu près correcte. Il regardait Annabel Lee à la dérobée. Il sentit sur lui les beaux yeux calmes de la jeune femme. Il rougit.

Au même instant se produisit un petit incident ridicule. Les officiers n’étaient pas seuls à regarder Annabel. Deux dragons en passant auprès d’elle manifestèrent de façon très militaire le genre de plaisir qu’ils prenaient à la voir si belle. Violemment, leur lieutenant les interpella et leva sur eux sa cravache. Ils prirent du champ en maugréant.

— Je comprends de plus en plus Brigham Young, dit le Père d’Exiles.

Annabel, souriante, suivait des yeux son défenseur. Celui-ci s’éloignait sans oser tourner la tête.

Le dernier peloton du 2e dragons défila. Ce peloton-là ne venait pas du Kansas, mais du Nebraska, où, depuis deux ans, on l’employait à traquer les Indiens Cheyennes.

— Ah! dit le jésuite. Ici, les moyens de propagande ne sont plus les mêmes. Regardez: au lieu des chiens chasseurs de nègres, voici l’Évangile, l’Évangile et le rhum!

Derrière les derniers cavaliers, six petits chariots s’avançaient en effet, porteurs chacun de deux tonneaux. Entre les chariots, sur des mules, trottinaient cinq clergymen. Trois avaient des lunettes noires et deux des ombrelles blanches.

Annabel ne les vit point. Ses yeux, tournés du côté de la ville, étaient redevenus vagues.

— Ces messieurs n’ont pas l’air outre mesure satisfaits de me voir là, dit en riant le jésuite.

Le défilé était terminé. C’étaient maintenant les voitures d’outils, de ravitaillement, qui roulaient devant eux, et cette tourbe bariolée, compagne ordinaire des armées en campagne.

— Allons-nous-en, dit le Père brusquement.

Annabel ne répondit pas.

— Vous n’entendez donc point? dit-il avec impatience.

De cette masse d’aventuriers, qu’aucun chef ne venait plus rappeler à l’ordre, des interpellations grossières commençaient à monter. Insensible aux goujateries presbytériennes qu’on lui décochait en propre, le religieux ne put supporter davantage celles que faisait fuser la beauté de sa compagne.

— Venez, lui dit-il rudement.

Ils remontèrent à cheval, et, un quart d’heure après, ayant fait un détour, ils pénétraient dans le jardin de la villa. Il était midi. Le soleil, au loin, brûlait la plaine saline et faisait, sous leurs pas, éclater comme des pétards les graines trop mûres des grands pachiriers ondoyants.

La table était dressée sous les arbres, devant la véranda. Annabel alla dans sa chambre. Elle en redescendit, toute vêtue de mousseline blanche, les bras nus, avec au cou un petit nœud de ruban noir pendant.

Le Père dit les prières. Ils s’assirent.

— Il n’y a rien eu de nouveau pendant mon absence? demanda la jeune femme à Coriolan, qui, raide dans sa livrée de flanelle, se tenait derrière au garde-à-vous.

Le nègre, sans mot dire, lui tendit une enveloppe jaune.

Elle la regarda.

— Tiens, dit-elle! Le timbre du gouvernement. Ce doit être pour mes bagages. Vous permettez, mon Père.

Elle avait déchiré l’enveloppe. Elle lisait. Une expression de surprise et de contrariété passa sur son visage.

— Qu’est-ce que cela?

Le jésuite ne la quittait pas des yeux.

— Rien de grave? demanda-t-il.

— Rien, rien, dit-elle.

Elle avait laissé tomber la lettre sur la table. Sur un signe qu’elle lui fit, il la prit.

C’était une feuille de papier à en-tête du gouvernement du territoire d’Utah.

La Commission de cantonnement siégeant à Salt Lake City, y était-il dit, ayant à pourvoir au logement des officiers de l’armée fédérale, a décidé que, durant le séjour de ladite armée aux environs immédiats de la ville, Mrs. Lee sera tenue de loger un officier, la fourniture des vivres restant facultative.

Le Père d’Exiles regarda la jeune femme. Avec impatience, elle tambourinait du doigt sur la table.

— C’est normal, dit-il. Nous aurions dû nous y attendre.

— Nous y attendre! fit Annabel. Le gouverneur Cumming sait fort bien que je compte quitter Salt Lake demain soir. C’est lui-même qui m’a promis de faire le nécessaire pour que je puisse profiter des chariots de l’armée qui retournent à vide vers Omaha et le Missouri. Je pouvais espérer, dans ces conditions, qu’il ne me retirerait pas de la main gauche les facilités qu’il m’accorde de la main droite.

Le jésuite hocha la tête.

— Le gouverneur Cumming a ces jours-ci beaucoup de sujets de préoccupation, dit-il.

— La lettre est envoyée en son nom, dit Annabel.

— Sans doute, dit le religieux qui avait repris le papier. Ce n’est cependant pas lui qui l’a signée. Et savez-vous précisément, cette lettre, qui l’a signée?

— Qui?

— Regardez. Pour le gouverneur, et par ordre, le secrétaire de la Commission de cantonnement: Rigdon Pratt.

— Rigdon Pratt, répéta Annabel.

— Oui.

— Eh bien?

— Tout à l’heure, dit le Père d’Exiles, il ne m’a pas plu de prendre part à la conversation, lorsque le juge Sydney émettait des doutes sur la valeur de la reconnaissance que peut vous avoir vouée la fille de ce Rigdon. Il est toujours désagréable de proclamer qu’on est d’accord avec une canaille, même quand on est sûr que cette canaille a parfaitement raison. Je me suis tu. Mais maintenant, je peux vous le dire, Sydney avait raison. Il y a là, — et il montra la lettre, — une petite méchanceté de Sarah Pratt.

— Mais pourquoi? Comment?

— Comment? Sarah sait fort bien que vous partez demain. Elle cherche à vous récompenser de vos bontés en gâtant les deux jours qu’il vous reste à demeurer ici. J’ajoute que sa façon de procéder est bien inoffensive. J’aurais cru cette petite plus maligne.

— Je suis néanmoins très contrariée, dit Annabel.

— Contrariée? Pourquoi?

— Tous les meubles sont emballés. Vous ne voulez pourtant pas que je lui donne ma chambre, à cet officier, quand il se présentera, ce qui ne va pas tarder.

— Il serait plus normal de lui donner la mienne, fit placidement le jésuite. C’est ce que vous aurez sans doute à faire pour aujourd’hui. Mais n’oubliez pas que vous dînez ce soir chez le gouverneur, que lui, le général Johnston, le colonel Alexander, le capitaine Van Vliet ne demandent qu’à vous rendre service. Un mot de vous, et l’ordre qui loge ici un officier sera annulé, avec des excuses. En attendant, mon avis est qu’il faut faire contre mauvaise fortune bon cœur. Et puis, ce pauvre garçon doit être fatigué. Il ne faut pas le rendre responsable des plaisanteries de cette petite gale de Sarah Pratt.

Coriolan venait de servir le café. On sonna à la grille du jardin.

— C’est lui, dit Annabel. Quel ennui!

Le nègre revenait porteur d’une feuille de papier jaune. Le Père Philippe s’en empara.

— C’est lui. Lieutenant James Rutledge, du 2e régiment de dragons.

— Va le chercher, dit Annabel au nègre.

Des pas sur le sable de l’allée. Conduits par Coriolan, deux hommes s’avançaient. L’un était un soldat, chargé d’une cantine. L’autre était l’officier blond qui, le matin, au défilé, avait rougi de façon si forte sous le regard d’Annabel Lee...


— Ah! fit la jeune femme en le reconnaissant.


Et elle sourit.

CHAPITRE II

Rose s’était appliquée au menu, de telle sorte que, le dîner ayant commencé vers huit heures, à neuf heures et demie les deux convives n’avaient pas encore attaqué l’entremets, un soufflé à l’ananas, que Coriolan servit avec des yeux blancs d’admiration et de convoitise.

Il posa en même temps sur la table deux bouteilles que le Père d’Exiles déboucha avec précaution.

Ce fut alors que, se reculant un peu dans son fauteuil, le lieutenant Rutledge demanda:

— Vous appartenez peut-être, monsieur, aux missionnaires de Picpus de Paris?

— J’appartiens, en effet, à la maison de Picpus, dit le jésuite. Comment avez-vous pu vous en douter?

— Ma grand-mère maternelle était originaire de Saint-Louis, et catholique, dit le lieutenant. Moi, je suis méthodiste, s’empressa-t-il d’ajouter.

Le religieux eut un geste poli: je le regrette; ou bien, toutes les opinions sont respectables.

— Enfant, continua James Rutledge, j’ai passé souvent mes vacances chez ma grand-mère. C’est là que j’ai appris que les jésuites de Saint-Louis sont pour la plupart issus de la maison de Picpus. J’ai même connu chez ma grand-mère un de vos collègues, M. Lestrade.

— Le Père Lestrade était, en effet, ces temps derniers, à Los Angeles. Il a dû quitter cette ville pour le Chili. Un peu plus de ce vin d’Isabella, voulez-vous?

— Il est bon, murmura l’officier, ayant vidé maladroitement son verre.

— Trop mousseux, trop sucré, à mon gré, dit le jésuite. C’est Mrs. Lee qui en est férue. Pour moi, je lui préfère le Catawba, plus sec; un peu froid, peut-être. Pensez donc, il vient de vignes du Rhin transplantées sur les bords de l’Ohio. On en récolte d’excellent sur les collines d’Ogden, d’un peu moins bon à Cedar City. Celui-ci vient d’Ogden. Goûtez-le.

— Vous me paraissez connaître à merveille le pays, dit le jeune homme, dont les yeux commençaient à briller un peu.

Le jésuite sourit.

— C’est le 24 juillet 1847 que Brigham Young est arrivé, avec les premiers Mormons fugitifs, au Lac Salé. Je les avais précédés de quatre ans. C’est en 1843 que j’ai quitté Saint-Louis, avec mission d’évangéliser les Indiens, entre les Montagnes Rocheuses et la rivière Humboldt. En arrivant ici, j’ai trouvé le colonel Frémont, chargé par le gouvernement fédéral de la levée d’un tracé pour le projet du chemin de fer de l’Atlantique au Pacifique. J’ai mis à sa disposition mes faibles connaissances hypsométriques. Vous savez peut-être, monsieur, qu’il y a à l’heure actuelle trois projets de route pour ce chemin ce fer: la route du 42e degré de latitude, celle de Frémont; la route du 39e degré, celle de... Mais qu’est-ce que je vous raconte là!

— Parlez, je vous en prie!

— À quoi bon! Qu’il vous suffise de savoir que j’ai servi de guide et d’interprète aux officiers fédéraux chargés de la levée de ces tracés, si bien que, aujourd’hui, de Fort Hall au lac Carson et à Las Vegas, il est bien peu d’endroits où je risque de demeurer égaré l’espace d’une journée. Un peu plus de Catawba? Non? C’est décidément l’Isabella que vous préférez?... Voici.

— Plus je réfléchis, dit Rutledge, plus il me semble que j’ai déjà vu votre nom quelque part.

— C’est possible, dit le Père, encore que je m’attache de mon mieux à poursuivre ma besogne en silence et de la façon la plus discrète. Mais on ne réussit pas toujours. Je n’ai pas vu, je puis l’avouer, d’un très bon œil l’arrivée des Mormons sur ces bords. Mes craintes étaient injustifiées, car, depuis huit ans, je suis parvenu à me maintenir en dehors de leurs conflits avec les fonctionnaires du gouvernement fédéral. J’ai eu, hélas! moins de chance avec les Indiens.

— Ils vous out persécuté?

— Bien par ma faute. Ma mission avait pour objet l’évangélisation de trois peuplades, les Shoshonès au nord, au sud les Utahs et les Pahvantes. J’ai eu des difficultés avec les Indiens Utahs. Leur chef, Wakara, m’a condamné, il y a quatre ans, à mort par contumace. Son successeur, Arapine, a confirmé la sentence. Elle m’a été notifiée et renotifiée avec toutes les herbes de la Saint-Jean. J’ai demandé à mes supérieurs ma ligne de conduite. Au point de vue du bon sens, leur réponse a été celle que j’aurais moi-même faite. «Votre œuvre est loin d’être terminée chez les Pahvantes et les Shoshonès. Achevez-la. Ensuite, vous verrez à retourner chez les Utahs.» Voilà pourquoi, ayant à peu près dit tout ce que j’avais à dire aux Pahvantes, quand, dans quinze jours, je quitterai Salt Lake City, ce sera pour me rendre chez les Shoshonès. Pour le moment, les bords du lac Sevier me sont interdits.

— Le lac Sevier, dit Rutledge. Ah! je me rappelle maintenant où j’ai lu votre nom. C’était à propos de l’affaire Gunnison.

Les yeux du jésuite s’attristèrent.

— Il n’est que trop vrai, fit-il. Et ce fut, à tous points de vue, une déplorable affaire. Je vous ai dit que j’avais été le compagnon de Frémont pour la route du 42e degré. En 1849, je m’étais mis de même à la disposition du capitaine Stansbury, chargé de la topographie de la vallée du Grand Lac Salé. Quand le capitaine Gunnison, qui avait pour mission d’étudier la route du 39e degré, arriva en 1853 à Salt Lake, il s’enquit immédiatement de moi. Il se trouvait qu’alors j’étais en excellents termes avec les Utahs, sur les territoires desquels passait ladite route. Ma faute fut de croire que je pourrais faire bénéficier Gunnison et sa petite troupe de mon influence sur les Indiens. C’était octobre. La rivière Sevier roulait ses mornes flots gris entre les saules pâles, sous la retombée desquels fuyaient, avec des cris plaintifs, des merles et des martins-pêcheurs invisibles. Parfois, la brusque plongée d’une loutre. La caravane cheminait. Jamais, jamais je ne m’étais senti aussi découragé! Vers le soir, on fit les feux, au milieu et autour des chariots mis en rond. Puis les chiens crièrent. C’étaient trois cavaliers indiens qui venaient me chercher pour assister un de leurs chefs moribond.

Malgré mes pressentiments, je les suivis. Comprenez qu’il m’était impossible de faire autrement. Je n’ai jamais su, si, en agissant ainsi, les Indiens avaient voulu me sauver ou obéir à la volonté de leur chef. Quand j’arrivai, après trois heures de marche dans la nuit, celui-ci était mort, déjà raidi. Je voulais repartir immédiatement et rejoindre la caravane. Mais il pleuvait à torrents. Les chemins étaient pleins de ténèbres. Je restai.

Le lendemain, à la première heure, je repartis. Le spectacle qui m’attendait à mon retour au camp était dix fois plus atroce que celui qu’ont décrit les journaux américains. Volontairement, quand leurs correspondants m’ont questionné, j’ai atténué. À quoi bon le détail d’horreurs pareilles. Les chariots renversés achevaient de se consumer dans le sinistre matin pluvieux. Il y avait là neuf cadavres. Je reconnus ceux de Creutzfeld, le botaniste, et de Gunnison, bien que les hideux coyotes leur eussent à moitié dévoré la figure. Gunnison avait un bras emporté et le corps percé de vingt flèches... Les Indiens avaient disparu.

— Les misérables! fit Rutledge en serrant les poings.

Le jésuite le regarda d’un air de reproche.

— Les misérables! oui, monsieur, je l’ai dit d’abord, comme vous. Rencontrant, deux heures plus tard, un groupe d’Indiens, je leur criai ma colère, mon indignation, ma douleur, ma douleur surtout, car il faut comprendre ce que peut endurer, dans un moment pareil, l’âme d’un missionnaire. Je leur dis que, de ce pas, je me rendais auprès des autorités américaines pour les dénoncer, que les représailles seraient terribles... Elles l’ont été, monsieur! Ils hochèrent la tête, ne répondirent pas, me laissèrent....

— Et... qu’avez-vous fait, alors?

— Ce que j’ai fait? Vous le savez, monsieur. J’ai fait mon rapport. Ce rapport n’a d’ailleurs pas empêché, deux ans plus tard, le juge Drummond, pour les besoins d’une mauvaise cause, d’accuser les Mormons du meurtre de Gunnison et de déclencher contre le territoire d’Utah cette expédition qui vient d’aboutir à l’entrée de l’armée fédérale dans Salt Lake City. Je n’ai pu conjurer ce déni de justice. Si bien qu’à l’heure actuelle, si c’était à refaire...

— Si c’était à refaire?

— Je me tairais.

Les yeux du lieutenant eurent une sombre flamme fanatique.

— On ne doit jamais cacher la vérité, murmura-t-il d’une voix rauque.

— La vérité! fit le religieux.

Il le regarda avec douceur.

— Oui, monsieur, la vérité, s’entêta l’autre.

— Un peu plus de cet excellent vin de Catawba, dit le Père d’Exiles.

Et il lui remplit de force son verre.

— J’ai quarante-six ans, monsieur, dit-il après un silence, et le timbre soudain très grave de sa voix donnait à ses paroles une extraordinaire impression d’autorité et de force. J’ai quarante-six ans. Et, parce que j’ai beaucoup, beaucoup marché, parce que j’ai appris à regarder les choses, non en elles-mêmes, mais par rapport aux choses qui les entourent, il m’est peut-être permis d’avoir de la vérité une idée différente de celle que peut s’en faire un professeur, pour qui le monde extérieur est limité aux quatre murs entre lesquels il enseigne.

— Ce qui est juste est juste. Ce qui est injuste est injuste, dit Rutledge.

— J’aime à le croire, dit le jésuite. Écoutez pourtant, monsieur. J’ai vu, je vous le répète, les corps déchiquetés de Gunnison et de ses compagnons, et c’était un spectacle affreux et injuste. Mais, après que le gouvernement de Washington eut, par représailles, jeté sur le territoire des Utahs une sorte d’atroce interdit, proscrivant l’entrée chez eux de toutes les denrées nécessaires, voici ce que j’ai vu: des petits enfants rouges, par centaines, mourant de faim et de froid sur les seins vides de leurs mères, des guerriers s’entre-tuant pour un morceau de bison, une population tout entière, jadis libre et prospère, parquée comme un troupeau, décimée, réduite à rien... Cela aussi, monsieur, était un spectacle affreux et injuste. Cette abomination, pourtant, aussi rigidement que la rivière sort de la source, elle est sortie de la confession de la vérité par votre serviteur. Il y a là, croyez-moi, de quoi tempérer notre enthousiasme pour les principes et nous inciter à nous préoccuper moins de leur valeur absolue que de leurs répercussions pratiques.

— Monsieur, fit avec mauvaise humeur le lieutenant, ces questions ne sont pas de ma compétence, et vous avez trop beau jeu à en discuter avec moi. Je ne peux vous répéter que ce que j’ai appris de nos ministres, et je me figure que si, au lieu d’avoir affaire à moi, vous vous trouviez en présence de l’un d’entre eux...

— J’aurais le plus grand plaisir à me mesurer en champ clos avec un de ces messieurs, fit en souriant le Père d’Exiles. Il m’a semblé en apercevoir trois ou quatre ce matin, derrière les troupes. Viennent-ils pour la concurrence?

— Non, dit sèchement Rutledge. Ce sont les aumôniers de l’armée. Ils la suivent.

Le repas était terminé. Le jésuite tira sa montre.

— Onze heures, dit-il. Notre hôtesse ne peut plus rester bien longtemps absente. La réception du gouverneur doit être près de sa fin.

— Le général Johnston aime fort demeurer à table, dit l’officier. Et puis, il y a les discours.

— N’importe, dit le Père. Elle ne peut plus guère tarder.


Depuis un instant, il était visible qu’une question brûlait les lèvres du jeune homme. Il la formula avec ce dédain des transitions qui caractérise les Anglo-Américains.

— Vous êtes sans doute l’oncle de Mrs. Lee?

— Non.

— Son cousin, peut-être?

— Non.

— Ah! fit Rutledge.

Et il eut un silence réprobateur.

— Je ne suis rien à Mrs. Lee, monsieur, dit le jésuite. Aucun lien, sinon ceux de l’amitié, ne m’attache à elle. De l’amitié, et aussi de la gratitude, car il est vrai que, depuis un an bientôt qu’elle est à Salt Lake, je n’ai eu aucun scrupule à profiter, lors de chacun de mes séjours dans cette ville, de la très large hospitalité que vous voyez. Ce temps se termine. Il est terminé.

— Elle est bien belle! murmura le jeune homme.

Sa phrase resta sans réponse.

— Bien belle! osa-t-il répéter.

Le jésuite s’était levé.

— Voulez-vous, monsieur, dit-il d’une voix légèrement altérée, que nous allions un peu sur la terrasse? La nuit aussi est bien belle. Il est criminel d’en profiter si peu!

Ils sortirent. Sous la véranda, il y avait une table, avec des boissons fraîches, deux fauteuils d’osier. Ils s’assirent. Les pointes rouges de leurs cigares brillaient dans la nuit bleue. Au ciel, la Voie lactée tendait sa lisse écharpe blanche.

On n’entendait que leurs deux voix, très basses. Celle de l’officier presque timide; celle du jésuite changée, émue et grave... Demain, à la même heure, pour toujours, Annabel Lee aurait quitté Salt Lake. Cette pensée était la toile de fond devant laquelle dansaient les autres pensées du Père d’Exiles.

On voyait qu’il chérissait presque ce nouveau venu pour l’obstination qu’il mettait à presser son interlocuteur de lui parler de la jeune femme.

LE LIEUTENANT RUTLEDGE. — Vous pouvez concevoir mon étonnement quand je l’ai aperçue, si jeune, si élégante, si belle, accoudée à la balustrade de ce belvédère. C’était bien la dernière apparition à laquelle nous pussions nous attendre ici.

LE PÈRE D’EXILES. — Regardez, dans le rectangle lumineux que fait, sur la véranda, la porte ouverte de la salle à manger. Voyez-vous ce mince oiseau noir qui passe et repasse? C’est un martinet pourpré.

LE LIEUTENANT. — Eh bien?

LE PÈRE. — Un martinet pourpré. S’il était jour, vous verriez son dos bleu, les belles petites plumes rousses de son ventre. Il est arrivé ici il y a un an. Presque en même temps qu’elle!

LE LIEUTENANT. — En même temps qu’elle...

LE PÈRE. — En même temps qu’elle. Ces petites bêtes viennent des États du Sud. Un jour d’avril, j’en ai vu des milliers, près des chutes de l’Ohio. Le thermomètre marquait 28° de froid. Beaucoup sont morts, presque tous. Leurs ailes étaient gelées... Ils arrivent ici en juin. Puis, en septembre, ils quittent le pays. Ils repartent avec les vents vers les Florides. Celui-ci est resté.

LE LIEUTENANT. — Elle était arrivée!

LE PÈRE. — Il est resté. Pendant quinze jours, on ne l’a plus vu. On croyait qu’il était reparti avec les autres. Puis, un jour d’octobre, il y a eu de petits picotements contre les vitres closes de la véranda. C’était lui. On lui a ouvert. Il est entré. Il s’est mis à picorer sur les carreaux les mouches que la chaleur intérieure avait conservées vivantes. Regardez-le, comme il passe, comme il repasse, comme il virevolte, comme il est joyeux! Que dira-t-il, après-demain matin, quand il saura qu’elle n’est plus là!

LE LIEUTENANT. — Est-il donc si nécessaire qu’elle s’en aille demain soir?

LE PÈRE. — C’est nécessaire.

LE LIEUTENANT. — Pourquoi est-elle venue à Salt Lake?

LE PÈRE. — Autant me demander tout de suite son histoire.

LE LIEUTENANT. — Serait-ce indiscret?

LE PÈRE. — Oui, si elle ne s’en allait pas demain soir.

LE LIEUTENANT. — Je vous écoute.

LE PÈRE. — C’est bientôt dit. Je ne sais par où commencer.

LE LIEUTENANT. — Mais... par le commencement.

LE PÈRE. — Enfant! Vous ignorez tout de l’art des développements. Puis-je vous demander de quel État vous êtes originaire?

LE LIEUTENANT. — De l’Illinois, de Chicago.

LE PÈRE. — De Chicago. On peut dire que vous êtes un véritable Américain.

LE LIEUTENANT. — Sans aucune exagération, on peut le dire.

LE PÈRE. — Quand vous étiez petit, peut-être avez-vous eu une bonne irlandaise?

LE LIEUTENANT. — J’en ai eu une. Mais pourquoi me demandez-vous cela?

LE PÈRE. — Je sais qu’il y a beaucoup de bonnes irlandaises chez les riches Américains des États du Nord.

LE LIEUTENANT. — Je vous le répète, j’en ai eu une. Mais Mrs. Rutledge — ma mère — n’a jamais voulu qu’elle me parlât, non plus qu’à ma petite sœur Margaret. A cause de l’accent, vous comprenez. Nous autres, Américains, nous avons déjà assez de difficulté à parler l’anglais sans accent. Quand notre première éducation est faite par une servante irlandaise, il n’y a réellement plus moyen.

LE PÈRE. — Je comprends Mme votre mère. Comment s’appelait-elle, cette bonne?

LE LIEUTENANT. — Jane, je crois. Il faut vous dire que nous l’avons gardée fort peu. Une fois, un ruban de satin a disparu, avec une petite croix d’argent. Mrs. Rutledge a mis Jane à la porte. Ensuite, on a retrouvé la croix et le ruban. C’était ma petite sœur Margaret qui les avait cachés. De crainte d’être fouettée, elle n’avait pas osé avouer. Une enfant, vous comprenez.

LE PÈRE. — Je comprends. J’ai déjà lu une histoire de ce genre. Précisément dans un livre d’un de vos coreligionnaires. Et Jane?

LE LIEUTENANT. — Vraiment, je ne sais pas ce qu’elle est devenue. S’appelait-elle même Jane? Je ne peux pas vous l’affirmer. D’ailleurs, pourquoi vous intéressez-vous à cette fille?

LE PÈRE. — C’est que Mrs. Lee, à qui vous paraissez vous-même vous intéresser beaucoup, est Irlandaise aussi.

LE LIEUTENANT. — Ah!

LE PÈRE. — Cela vous désoblige, que votre belle hôtesse d’aujourd’hui soit du même pays que votre ancienne bonne. Vous eussiez mieux aimé sans doute qu’elle fût Américaine?

LE LIEUTENANT. — Je ne m’en cache pas.

LE PÈRE. — C’est tout ce que vous vous rappelez de Jane?

LE LIEUTENANT. — C’est tout. Elle était venue aux États-Unis à la suite d’une famine qui désola son pays; en 1842, il me semble.

LE PÈRE. — Exactement en 1842.

LE LIEUTENANT. — J’avais douze ans. Je me rappelle encore qu’elle était toujours très mal habillée d’une façon indigne d’une maison bourgeoise. Mrs. Rutledge en était étonnée, vexée presque, car enfin, avec les gages qu’on donnait à Jane, cinq dollars par mois, sans compter les anniversaires de la famille...

LE PÈRE. — C’était en effet des gages fort raisonnables.

LE LIEUTENANT. — N’est-ce pas? Surtout si l’on tient compte qu’à cette époque Chicago n’était encore qu’une toute petite ville... huit mille habitants à peine... Plus tard, nous avons su à quoi servait l’argent de Jane.

LE PÈRE. — À quoi servait-il?

LE LIEUTENANT. — À alimenter les caisses des associations révolutionnaires de son pays. Vous souriez?

LE PÈRE. — Je souris, en pensant que l’argent de Jane a passé par les mains du colonel Lee, le mari de notre hôtesse.

LE LIEUTENANT. — Il était banquier?

LE PÈRE. — Non. Les causes pauvres ont rarement recours à ces dispendieux intermédiaires.

LE LIEUTENANT. — Pourquoi était-il venu en Amérique?

LE PÈRE. — Comme Jane, précisément. D’abord pour ne pas mourir; ensuite, pour trouver les moyens de continuer la lutte.

LE LIEUTENANT. — Pour ne pas mourir?

LE PÈRE. — Il y avait, vers 1840, deux officiers irlandais qui servaient dans l’armée anglaise. L’un s’appelait le colonel Lee, l’autre le colonel O’Brien.

LE LIEUTENANT. — Était-ce ce même O’Brien qui...?

LE PÈRE. — Non, ce n’était pas celui-là... O’Brien est, en Irlande, un nom aussi commun que chez nous Martin, ou chez vous Wilson. N’importe. Au moment de la grande famine de 1842, il y eut en Irlande des troubles, puis des exécutions. Les colonels Lee et O’Brien, convaincus d’appartenir à l’association des White-boys, furent tous deux condamnés à mort. O’Brien fut exécuté. Lee put s’enfuir, emmenant avec lui la fille de son ami, orpheline et seule, et qui avait alors douze ans. Ils se réfugièrent aux États-Unis.

LE LIEUTENANT. — L’Amérique a toujours offert le plus large asile aux persécutés.

LE PÈRE. — Elle en a retiré honneur et profit. Le colonel Lee vint à Saint-Louis. Il confia Annabel aux Ursulines de cette ville. Je venais moi-même d’y arriver. Je vois encore cette petite fille, sous ses étroits vêtements noirs de couventine, dans la chapelle où les hasards d’une suppléance me faisaient prêcher une retraite. «En voici une, me dis-je, qui ne prête guère attention à mes efforts oratoires.» Je me pariai d’arriver à l’intéresser. Au bout d’une demi-heure, je descendais de la chaire, mon pari perdu.

LE LIEUTENANT. — Elle s’est mariée?

LE PÈRE. — Peste! comme vous brûlez les étapes. Faites-moi donc confiance, et croyez que je ne vous conte de moi que strictement ce qui peut éclairer son histoire, à elle.

LE LIEUTENANT. — Excusez-moi!

LE PÈRE. — Il n’y a pas de mal. Sur ces entrefaites, je quittai Saint-Louis, ayant à peu près acquis les connaissances nécessaires à mon métier de missionnaire. Je vins ici. La plaine était rase. J’avoue n’avoir pas du tout prévu à quel degré de prospérité les Mormons devaient la porter. Un matin, ils arrivèrent, et avec eux, le colonel Lee.

LE LIEUTENANT. — Et Miss O’Brien.

LE PÈRE. — Vous pensez bien qu’on ne l’avait pas associée à cette expérience. Elle était à Saint-Louis, bien tranquille dans son couvent. On était en 1848. Vous avez peut-être entendu parler de Nueva-Helvetia?

LE LIEUTENANT. — C’est là qu’on a trouvé l’or.

LE PÈRE. — Oui. C’est là que le Mormon James Marshall, en triturant la terre du canal destiné à amener l’eau à une scierie, découvrit des paillettes d’or. Nueva-Helvetia est en Californie. Ce fut vers ce pays l’origine de la ruée que vous savez. Les pionniers mormons, ne connaissant que leur terrible discipline, revinrent à Salt Lake naissante, leurs pauvres chariots pleins des premiers sacs de poudre d’or. Ce fut alors qu’intervint le colonel Lee.

LE LIEUTENANT. — Il alla aux mines?

LE PÈRE. — Il n’y alla pas. Et il déconseilla à Brigham Young, auprès duquel il jouait un bizarre rôle d’éminence, d’y laisser aller... Par ce conseil, cet étranger a été plus que tout autre le créateur de la force mormone.

LE LIEUTENANT. — Comment cela?

LE PÈRE. — C’est enfantin de simplicité. La course à l’or était la ruine de la puissance théocratique instaurée par Joseph Smith et maintenue par Brigham. Il fallait la condamner. Ce fut l’objet d’une circulaire de l’Église: «L’or, y était-il dit en substance, est bon pour paver les rues, couvrir les maisons et faire de la vaisselle. Les trésors de la terre sont dans le magasin du Seigneur: produisez du grain, bâtissez des cités, et Dieu fera le reste.»

LE LIEUTENANT. — Ces gens-là sont fous.

LE PÈRE. — Bien moins que vous ne le croyez. Grâce à cette proscription, Brigham maintenait intacte sa puissance, qui est, — j’ai du regret à le constater, — essentiellement spirituelle. Les aventuriers du monde entier ont pu, depuis dix ans, venir s’engouffrer dans le barathre californien: Brigham Young a conservé autour de lui ses fidèles, à l’abri de la contagion dorée.

LE LIEUTENANT. — Et les sacs d’or qui lui furent d’abord apportés?

LE PÈRE. — Eh! eh! vous n’êtes pas sans mémoire. Eh bien, ils furent offerts en présent à l’Église. Brigham Young en battit monnaie. Des pièces de cinq et dix dollars furent frappées avec l’exergue: Holinses to the Lord. Du même coup, les billets mormons, les billets dépréciés de la misérable banque de Kirtland, remontaient au pair, le dépassaient. Et c’est ainsi que se trouvait réalisée, au grand scandale des boursiers de New York et de Philadelphie, la prophétie de Joseph Smith affirmant qu’un temps viendrait où ses billets vaudraient plus que de l’or.

LE LIEUTENANT. — Je ne vois pas en quoi ces détails, fort intéressants sans doute au point de vue bancaire, peuvent avoir rapport à...

LE PÈRE. — Précisément, elle venait d’avoir vingt ans. Il devenait difficile de la laisser davantage dans son couvent, à moins de vœux religieux auxquels, il faut le dire, rien ne semblait la prédisposer. Le colonel Lee profita d’un court séjour qu’elle fit vers cette époque à Saint-Louis pour l’épouser.

LE LIEUTENANT. — Pour l’épouser!

LE PÈRE. — Elle avait vingt ans, je vous le répète, et lui il approchait de la soixantaine. C’est moi qui lui conseillai de l’épouser.

LE LIEUTENANT. — Et c’est bien ce que je trouve monstrueux. Quarante ans de différence!

LE PÈRE. — Ces quarante années, ne les prenez point pour prétexte! Ah! soyez sincère! Les hommes sont bien tous les mêmes. Ils en veulent à une femme de n’avoir pas prévu qu’ils viendraient un jour, de ne s’être pas gardée pour ce jour-là. Tout à l’heure, vous en vouliez à Mrs. Lee d’appartenir à la même nation que votre pauvre servante. Maintenant...

LE LIEUTENANT. — Des reproches semblables ne m’atteignent pas. Les Américains sont plus respectueux du droit des femmes que vous, Français.

LE PÈRE. — J’ignore ce que c’est que le droit des femmes. J’ignore les formules générales. Je ne me préoccupe que des situations concrètes. Or, voici quelle était, vers 1850, celle de Miss O’Brien: orpheline, sans fortune, sans autre appui qu’un vieux tuteur, exposée, à la mort de celui-ci, à toutes les difficultés du monde pour recueillir les biens qu’il pourrait lui laisser. Si vous avez quelques notions juridiques, vous savez que le droit international privé est une chose obscure. La femme du colonel Lee devait avoir certainement dix fois moins de mal à hériter de lui que sa pupille. Telles sont les considérations — très terre à terre, je l’accorde — qui nous guidèrent, moi quand je conseillai cette union, et lui lorsqu’il la conclut.

LE LIEUTENANT. — Il l’épousa donc.

LE PÈRE. — Comme vous dites. Le soir, ou le lendemain de leur mariage, il repartit. Pensez-y, il avait à continuer à rassembler, pour les envoyer en Irlande, les économies des misérables sœurs de Jane. En 1852, il était de retour en Utah, et Brigham Young lui prodiguait les marques palpables de sa gratitude.

LE LIEUTENANT. — De sa gratitude?

LE PÈRE. — Ne vous ai-je pas dit que c’était grâce à ses conseils que Brigham avait pu détourner son peuple de l’aventure californienne. D’ailleurs, le colonel Lee était de ces hommes à qui c’est un véritable plaisir de tendre la perche. Son intérêt particulier ne cessait de coïncider avec l’intérêt général. Vous savez que le minerai de fer abonde dans certaines parties de l’Utah?

LE LIEUTENANT. — Par exemple dans Iron-County.

LE PÈRE. — Dans Iron-County, précisément. Il donne là de quarante à soixante-quinze pour cent de fer pur. Une société par actions fut fondée, sous le nom de Deseret Iron Company, avec un privilège pour cinquante ans. Ses hauts fourneaux, à Cedar City, donnent environ quinze cents kilogrammes de fer par jour. Les actions, émises à cent dollars, en valent aujourd’hui cinq cent quarante. Le colonel Lee en reçut cent comme part de fondateur.

LE LIEUTENANT. — Cinquante mille dollars, ce n’était certes pas une mauvaise spéculation.

LE PÈRE. — Il ne s’en contenta pas. Le territoire ne contient pas que du fer. Il y a de l’argent et du plomb aux environs de Las Vegas, de la houille dans plusieurs comtés. Le soufre, l’alun, le borax, le carbonate de soude, le salpêtre sont également assez communs. Je vous signale surtout les rubis et les grenats du Humboldt River. Eh bien, le colonel Lee obtint sa part dans chacune de ces exploitations.

LE LIEUTENANT. — Cela devait finir par faire un assez joli total.

LE PÈRE. — Oui, mais malheureusement, avec bien des complications! Souvent, le soir, à cette même table où nous venons de dîner, j’ai vu le colonel entrer en colère en faisant ses comptes. Je frémissais en songeant aux difficultés qu’il aurait le jour où il voudrait liquider tout cela pour revenir en Irlande, comme il l’annonçait sans cesse. Je frémis bien davantage en pensant à sa veuve, le jour où on le ramena ici, frappé d’une bonne congestion, par un froid de 35°. Il faut dire qu’il s’était mis au whisky, et que les veines de ses tempes étaient devenues plus dures et cassantes que du vermicelle.

LE LIEUTENANT. — Il était mort?

LE PÈRE. — Il ne mourut que quelques heures plus tard. Il eut le temps et l’incroyable énergie de me remettre tous ses papiers et de me charger de prévenir sa femme. «Si vous le pouvez, me dit-il, arrangez-vous pour tout régler, sans qu’elle ait besoin de venir à Salt Lake. Si les chinoiseries juridiques entre magistrats américains et mormons sont telles qu’elle soit obligée de faire le voyage, aidez-la, veillez sur elle. Qu’elle demeure ici juste le temps nécessaire, quand même il devrait lui en coûter la moitié de sa fortune. Elle en aura toujours assez. Qu’elle reparte! Je veux que ce soit vous qui fermiez la porte de la berline qui la ramènera!» Vous comprenez qu’ayant reçu cette prière, je ne serai en repos que lorsque j’aurai fermé cette porte.

LE LIEUTENANT. — Vous lui écrivîtes de venir, pourtant.

LE PÈRE. — Je lui écrivis. Il faut comprendre que je nageais au milieu de ces chiffres, auxquels je n’entendais rien. On m’objectait sans cesse l’absence de l’intéressée. Je n’avais pas de procuration régulière. J’écrivis. Elle arriva.

LE LIEUTENANT. — Et tout s’arrangea?

LE PÈRE. — Au mieux de ses intérêts. Elle eut de la chance. D’abord Brigham Young fut très bien pour elle.

LE LIEUTENANT. — C’était la moindre des choses, étant donné les obligations qu’il avait au colonel Lee.

LE PÈRE. — Évidemment, évidemment... Enfin, il fut très bien, c’est indiscutable. Elle trouva également un appui précieux auprès de la magistrature fédérale, en la personne du juge Sydney.

LE LIEUTENANT. — Les arguments équitables ne peuvent pas ne pas toucher un magistrat américain.

LE PÈRE. — Ceux que fit valoir Mrs. Lee parurent à celui-ci irrésistibles. Elle était arrivée à Salt Lake en avril de l’année dernière. Au mois de juin, tout était réglé, et dans de fort bonnes conditions, je le répète. Elle eût pu repartir immédiatement avec sa fortune, si...

LE LIEUTENANT. — Si...?

LE PÈRE. — Si les choses ne s’étaient pas justement alors gâtées entre les Mormons et le gouvernement de l’Union. Je ne reviens pas sur des faits que vous êtes payé pour connaître aussi bien que moi: les hostilités déclarées, les frontières fermées, tout voyage impossible pour une femme, Mrs. Lee contrainte de demeurer ici, dans l’attente de jours meilleurs.

LE LIEUTENANT. — Ils sont venus.

LE PÈRE. — Elle a fait de son mieux pour en hâter l’avènement. Indépendante, catholique, Européenne, elle n’était suspecte ni aux Mormons ni aux Américains. Cette villa a abrité et vu grandir la palme pacifique. Tous les conciliateurs y ont reçu asile: le capitaine Van Vliet, le colonel Kane, les commissaires Powel et Mac Culloch, le gouverneur Cumming lui-même. Si ce ridicule conflit est bien près de se résoudre sans effusion de sang, c’est à la douce hospitalité de cette femme qu’on le devra. Ne croyez-vous pas qu’elle se soit ainsi acquis quelques titres à la gratitude qu’on lui témoigne ce soir, au banquet d’où elle va bientôt nous revenir? Ne croyez-vous pas qu’elle se soit acquis quelques droits à la berline et aux chariots qui l’emporteront demain soir, elle et ses bagages, vers les États de l’Est?

LE LIEUTENANT. — Je le crois. Et... ne regretterez-vous point son départ?

LE PÈRE. — Je fumerai bien encore un cigare.

LE LIEUTENANT. — Voici.

LE PÈRE. — Il ne vous en reste que deux, j’ai des scrupules.

LE LIEUTENANT. — Prenez. J’en ai plus de deux cents dans mes bagages, à côté, dans votre chambre.

LE PÈRE. — Merci... Si je regretterai son départ?

LE LIEUTENANT. — Le martinet pourpré a disparu. Quel calme! Quelle belle nuit!

LE PÈRE. — Il loge dans la toiture de paille de la véranda. Quelle heure est-il? Onze heures et demie. Elle est en retard, je commence à être inquiet.

LE LIEUTENANT. — Il y aura eu les toasts. Les toasts durent longtemps. Nous pourrions peut-être aller à sa rencontre. La lune s’est levée. On y voit comme en plein jour. C’est le Lac Salé cette étendue brillante, là-bas, sous la lune, entre des colonnes de vapeurs beige?

LE PÈRE. — C’est le Lac Salé.

LE LIEUTENANT. — Quelle blanche désolation, au-delà de la ligne noire des arbres! Ah! voici de nouveau le martinet pourpré.

LE PÈRE. — Il s’est réveillé. Il l’aura entendue venir. Il l’entend toujours, je vous ai dit. Elle ne doit plus être bien loin. Tenez, des rires, des voix, des bruits de pas sur la route... La voilà!

Il y eut devant la grille du jardin une minute de conversations joyeuses. Puis la grille grinça et se referma, et la voix d’Annabel retentit.

— C’est vous?

Les deux hommes, debout, restaient muets.

— C’est vous, répéta-t-elle. Quelle maîtresse de maison je fais! Mais c’est la faute de l’armée américaine, lieutenant Rutledge. Excusez-moi!

Ils la suivirent dans la salle à manger. On ne voyait plus le martinet pourpré, mais on entendait le sifflement de ses ailes, quand il passait devant le rectangle noir de la porte ouverte.

Annabel laissa tomber sa grande cape sombre. Elle leur apparut, les bras et la gorge nus. Elle avait une robe soufre, sans crinoline, mais avec d’énormes paniers de taffetas bleu de nuit, et pas d’autres bijoux, comme collier et bracelets, que des opales.

Ses boucles blondes encadraient son petit visage. Un grand éventail d’autruche, accroché à la ceinture par une sorte de chapelet de cristal, pendait sur sa jupe. Elle l’ouvrit et s’éventa.

— N’avez-vous pas trop mal dîné, lieutenant Rutledge?

Elle souriait, en le regardant, laissant peser sur lui ses lourds yeux gris.

Comme le matin, il rougit; il s’empêtra.

— Mais, très bien, madame.

— Pas comme moi, alors! Ces messieurs ont fait, certes, ce qu’ils ont pu. Mais un dîner qui n’est pas réglé par une femme, voyez-vous! En outre, le champagne du gouverneur était exécrable. Vous n’irez pas le lui répéter, n’est-ce pas? Mon Père, reste-t-il du vin de Catawba?

— J’avoue, dit le jésuite, que nous lui avons fait honneur, sans penser à vous.

Et il désigna les bouteilles vides.

— J’ai soif, dit-elle. Coriolan!

Et elle frappa sur un timbre.

Le nègre vint, les poings dans les yeux.

— Apporte-nous deux bouteilles de Catawba.

Il allait sortir.

— Attends, ordonna-t-elle, j’ai faim, aussi. On a surtout beaucoup parlé à ce dîner. Lieutenant, aimez-vous l’omelette aux confitures?

— Si j’aime l’omelette aux confitures, fit Rutledge, oui!

— Tu entends, Coriolan, tu vas nous en faire une.

— Une omelette aux confitures, maîtresse!

— Oui. Eh bien, quoi, tu ne comprends pas? Ou plutôt, tu as sommeil?

— Ce n’est pas cela, maîtresse. Mais ce qu’il faut pour faire une omelette aux confitures?

— Tu ne sais pas ce qu’il faut?

— Je le sais. Mais Rose et moi, nous l’avons serré ce soir, dans une grande caisse, qui est déjà clouée.

— Eh bien, décloue-la.

— La déclouer.

Le nègre la regarda avec des yeux effarés, puis il regarda le Père d’Exiles.

— Fais ce que te dit ta maîtresse, dit simplement le jésuite.

Coriolan s’inclina et, avant de sortir, déposa sur la table les deux bouteilles de vin de Catawba. Le religieux en ouvrit une, emplit les trois verres.

— N’auriez-vous pas un autre cigare? demanda-t-il alors au lieutenant.

— Je vais en chercher dans ma chambre, fit Rutledge avec empressement.

Il sortit. On entendait dans l’antichambre le cri plaintif des clous qu’arrachait un à un Coriolan.

Annabel, le verre contre son œil, regardait l’effervescence des petites bulles jaunes.

Le jésuite vint à elle.

— Il faudra reclouer cette caisse demain matin, à la première heure, dit-il.

Elle reposa le verre sur la table.

— Pourquoi?

— Ne partez-vous donc pas demain soir?

— Peut-être que non, dit-elle.

— C’est à moi de vous demander pourquoi.

— Cet officier est chez moi. Il m’est assez difficile...

— Je croyais, dit le Père d’Exiles, que vous deviez demander ce soir au Gouverneur de le loger autre part.

— Je n’y ai pas pensé, fit-elle. C’était d’ailleurs une démarche assez ennuyeuse, au moment où l’on me remerciait de tous côtés pour l’hospitalité que j’ai pu prêter aux officiers fédéraux. N’êtes-vous pas de mon avis?

Le Père d’Exiles eut un sourire ironique. Il ne répondit pas...

— D’ailleurs, dit-elle précipitamment, j’ai appris que le départ des voitures que je pouvais utiliser était retardé. Deux jours, trois jours, peut-être. Mais, ajouta-t-elle, en le regardant avec un peu d’aigreur, vous êtes donc si pressé que cela de me voir partir?

Il tressaillit, mais se maîtrisa aussitôt, et plongeant dans ses yeux son regard calme.

— Oui, dit-il.

Elle baissa la tête.

Au même instant, Rutledge rentrait.

— Voilà des cigares... Je vous dérange, ajouta-t-il, soudain saisi et mal à son aise.

— Nous déranger, fit le Père d’Exiles avec jovialité, vous voulez rire. Voyons ces cigares. Admirables, cher monsieur, admirables!

— N’est-ce pas! fît l’autre, se rengorgeant.

Coriolan arrivait, porteur d’un plat d’argent où s’épanouissait, dorée et rose, une splendide omelette à la confiture. Le Père Philippe se versa un verre de Catawba, qu’il vida d’un trait. Puis il se leva.

Annabel lui jeta un regard d’interrogation. Il tira sa montre et la leur tendit.

— Excusez-moi. Minuit moins cinq. Je dis ma messe demain matin, il ne faut pas l’oublier. Dans cinq minutes, cette belle omelette me serait interdite. Je préfère ne pas m’induire en tentation.

Et il les quitta.


Sa nouvelle chambre était située au midi. Il ouvrit la fenêtre. Salt Lake City s’étendait, noire et blanche, sous la lune. Une brise fraîche venait des monts, apportant le bruit des eaux, l’odeur des fleurs.

Le Père d’Exiles demeura longtemps à la respirer. Passant la main sur son front chauve, il le trouva humide de sueur.


Nerveusement, il ferma la fenêtre. La chambre était pleine d’ombre. À tâtons, il gagna son lit, où, attentif au plus petit grincement de poutres, il chercha, pendant de longues heures, le sommeil.

CHAPITRE III

Le lendemain, qui était un dimanche, fut pour le Père d’Exiles une journée des plus chargées.

Il ne s’était endormi que tard, très tard, au moment où commençaient à rôder dans sa chambre les blêmes lueurs de l’aube. Quand il se réveilla, brusquement, il était déjà sept heures. Les raies noires de ses persiennes alternaient avec des raies d’or. Il poussa les contrevents. Le matin, frais et charmant, dansait dans le jardin. Des araignées avaient tissé sur les allées leurs octogones de rosée. De grands taons allaient et venaient, comme des balles d’airain poli, au hasard de leur course angulaire. Sous le ciel bleu, les feuillages étaient d’un beau vert ciré, plus reluisant que de coutume.

Le jésuite se rendit à la véranda. Le dimanche, il y disait la messe, avec un peu plus de pompe, devant Annabel et les serviteurs. Quand il y arriva, revêtu des ornements sacrés, les deux nègres étaient là, Coriolan prêt à l’assister, Rose déjà agenouillée. Mais le prie-Dieu de velours bleu de leur maîtresse était vide.

— Il n’était donc pas emballé? demanda le jésuite en désignant le meuble.

— Si, mon Père. Mais il était dans une des caisses que Maîtresse a donné l’ordre hier soir de déclouer.

Le Père d’Exiles ne dit rien. Huit heures sonnèrent dans deux pièces différentes de la villa. Ah! ces pendules, elles aussi, elles avaient repris leur place.

Ordinairement, le jésuite attendait en prière qu’un bruit de jupes lui eût annoncé l’arrivée d’Annabel, toujours en retard. Cette fois, il commença immédiatement la messe.

Ce ne fut qu’au premier Dominus vobiscum qu’il sut que, malgré tout, elle était venue. Se retournant, il l’aperçut, front incliné sur l’accoudoir, molle silhouette noyée dans ses mousselines matinales. Elle était encore là au moment de la bénédiction. Elle n’y était plus quand il quitta l’autel, après les dernières oraisons.

Il en eut du soulagement. Il eût éprouvé à lui parler une gêne insupportable.

Il déjeuna rapidement, seul; puis, il appela Coriolan.

— Je sors, dit-il. Je serai de retour à onze heures et demie.

— Si on me demande où est M. l’Abbé?

— Au camp américain, voir s’il y a des soldats catholiques, et s’ils ont besoin de moi.

Il traversa la ville. Salt Lake City était encore déserte, moins que la veille cependant. On ne rencontrait dans les rues que de rares passants, mais les volets de beaucoup de maisons étaient déjà ouverts. Une grande partie des Mormons avaient dû, au cours de la nuit, regagner leurs habitations, confiants dans la parole donnée à Brigham que la promiscuité des soldats fédéraux leur serait épargnée.

La promesse avait été tenue. À l’intérieur de l’enceinte sacrée, le Père Philippe croisa deux officiers, mais ne vit pas un seul homme de troupe. Les officiers allaient en liaison chez le gouverneur Cumming. Ils saluèrent les premiers le Père d’Exiles.

— Le camp américain est bien de l’autre côté du Jourdain, messieurs? leur demanda le jésuite.

— Oui, monsieur, immédiatement de l’autre côté.

— Je vous remercie.

Continuant à se diriger vers le sud-ouest, le Père d’Exiles atteignit bientôt le fleuve. Il coulait entre de hautes touffes de salicaires d’un vert argenté. Sa rive occidentale fourmillait de soldats qui y lavaient ou s’y baignaient.

Sur le pont, où un poste était établi, la sentinelle arrêta le religieux.

— Qui demandez-vous?

— Le capitaine Van Vliet, officier d’ordonnance du général commandant en chef.

On le laissa passer, mais sans lui donner de guide, de sorte qu’il se mit à errer dans le camp.

Devant une file de chariots, il s’arrêta. Un sous-officier vérifiait les traits des mules, tapait avec un marteau sur les essieux.

— Ce sont peut-être les chariots qui repartent ce soir?

— Vous l’avez dit, répondit le sergent.

Le Père d’Exiles continua son chemin, une brûlure au cœur. Ainsi Annabel lui avait menti. Un convoi américain quitterait Salt Lake le soir même! Sans elle. Pourquoi?

Les tentes des soldats, en arc de cercle, s’adossaient au Jourdain. Devant elles, c’étaient les tentes des officiers, formant un arc de cercle plus petit. Le Père d’Exiles marcha vers elles.

Une tente dominait les autres, supérieure en dimensions et en confortable. Il se dirigea vers cette tente. Derechef, on l’arrêta.

— Qui demandez-vous?

— Le capitaine Van Vliet.

— Il est avec le général Johnston.

— Voulez-vous lui dire que le Père d’Exiles désire lui parler.

Le planton hésitait. Un jeune lieutenant intervint, fit signe au jésuite d’attendre, et pénétra dans la tente.

Il en ressortit presque immédiatement.

— Voulez-vous me suivre, monsieur.

Le général Johnston était seul avec le capitaine Van Vliet. Le futur commandant en chef de la grande armée des confédérés du Potomac vint à la rencontre du Père d’Exiles. À cet accueil, le religieux comprit que, au cours du banquet de la veille, Annabel avait parlé de lui.

— Asseyez-vous, monsieur, dit avec empressement le général Johnston. Cette exquise Mrs. Lee, hier soir, n’a pas tari d’éloges à votre égard. C’était d’ailleurs bien superflu. Tout bon Américain sait le rôle que vous avez joué dans la dénonciation des assassins du capitaine Gunnison.

On ne pouvait rappeler souvenir plus odieux au Père d’Exiles. Il baissa la tête sans répondre.

— Mrs. Lee va nous quitter, dit le général. Nous en sommes tous au regret. Mais nous comprenons sans peine qu’elle préfère les États de l’Est à cet abominable pays.

— Un convoi part ce soir, dit le jésuite.

— Un convoi part ce soir. Un autre dans huit jours, dimanche prochain, exactement. Elle peut utiliser l’un ou l’autre à sa guise, nonobstant, je vous le répète, le déplaisir que nous aurons à la voir partir.

Le Père Philippe s’enhardit.

— Partir ce soir, il lui serait difficile. On a logé chez elle un de vos officiers.

— Logé chez elle un officier! — et la voix du général se courrouça. Quelle sottise! Mais je n’y suis pour rien, cher monsieur, pour rien, je vous supplie de le lui affirmer. Pourquoi ne m’en a-t-elle rien dit, hier soir?

— Elle n’a peut-être pas osé, murmura le religieux.

— Désire-t-elle qu’on le loge ailleurs?

Et sur une feuille de papier blanc, le crayon du général se levait, prêt à donner l’ordre.

Les cils du jésuite palpitèrent. Sa discussion de la veille, sa discussion avec le lieutenant Rutledge sur la vérité surgit dans sa mémoire.

— Le désire-t-elle? répéta le général Johnston.

Le Père d’Exiles n’osa pas répondre oui. Ce qui devait lui rester de vie, il le passa à s’en repentir.

— Je ne crois pas, dit-il enfin. Je crois qu’elle désire parfaire son œuvre, et assurer le logement de cet officier jusqu’au moment où l’armée quittera Salt Lake.

Le capitaine Van Vliet regarda son chef:

— Vous avais-je menti sur son compte?

— Délicieuse créature! s’exclama le général. Vous lui direz, monsieur, vous lui direz, mieux que je n’ai su moi-même le faire, toute la reconnaissance que lui garde l’armée que je commande, et, par-delà, le gouvernement de l’Union. Vous lui direz...

Parlant ainsi, il vit les tristes yeux du Père d’Exiles. Son enthousiasme tomba.

— Mais vous-même, dit-il, vous êtes ici. Peut-être désirez-vous quelque chose? Vous n’avez qu’à parler.

— Combien de temps comptez-vous rester à Salt Lake, mon Général?

— Combien de temps? Mais fort peu. Huit jours, peut-être. Nous sommes à la recherche d’une position convenable pour établir un poste militaire permanent.

Il répéta:

— Désirez-vous quelque chose?

— Je suis prêtre catholique, mon Général, dit le Père d’Exiles. Je voudrais savoir si j’ai ici des coreligionnaires.

— Vous en avez, dit Johnston. Capitaine Van Vliet?

L’officier interpellé compulsa ses registres d’ordre.

— Il y a en tout onze Français, dans le corps expéditionnaire, dit-il. Un cavalier au 2e dragons. Deux canonniers au 7e d’artillerie. Trois fantassins aux 5e et 10e régiments, plus cinq voituriers.

— Pourrait-on me mener vers eux? demanda le jésuite.

— Comment donc, dit Johnston. Capitaine Van Vliet.

— Nous avons des chances de les trouver ensemble, dit le capitaine. Ils se réunissent pour boire, jouer aux cartes, et surtout discuter. Car, je vous en préviens, cher monsieur, ce sont de fortes têtes.

— Menez-moi vers eux, dit le jésuite en souriant.

Et il sortit, ayant serré la main que le général en chef lui tendait.

Sous une tente, dont les pans étaient relevés pour l’aération, huit des Français se complaisaient à une partie de cartes. Quatre jouaient. Quatre regardaient.


— Tiens, dit un des joueurs, un ratichon.

Mais, en voyant le capitaine Van Vliet, il se tut. Tous regardèrent.

En quelques mots, secs et brefs, l’officier leur présenta le jésuite.

— Laissez-moi avec eux, voulez-vous, monsieur, dit doucement le Père d’Exiles.

Van Vliet s’inclina, partit.

— Je suis Français, aussi, dit le Père d’Exiles, en s’adressant aux joueurs.

Ils le regardèrent sans répondre, se concertant des yeux. Finalement, celui qui avait dit: un ratichon, éclata de rire.

— Tu es Français, et puis? Qu’est-ce que tu veux que ça nous foute.

Il était vêtu comme les autres et portait une chéchia déteinte dont le gland bleu lui brinquebalait dans le dos.

— Tu es Français: et puis? Si on est ici, tu penses que c’est qu’on s’en fout un peu, de la France.

Les autres rirent, avec une peureuse condescendance.

— Où étais-tu, d’abord, le 24 juin 1848?

— J’étais ici, dit le jésuite.

— Ah! tu étais ici, eh bien! moi, j’étais sur la place de la Bastille; j’ai trempé mon mouchoir dans le sang de ton copain Affre. J’ai fait le coup de feu avec Caussidière et Louis Blanc.

— Caussidière et Louis Blanc se sont enfuis, fit le jésuite.

— Se sont enfuis! Qu’est-ce que tu dis?

— Je dis qu’ils se sont enfuis, tandis qu’on déportait en Algérie les malheureux qu’ils avaient poussés à la révolte, dit avec calme le religieux.

— Ah! fit l’autre, contenant sa rage. Et le 2 décembre, où étais-tu?

— Ici encore, dit le Père d’Exiles.

— Ici. Eh bien, moi, j’étais sur les barricades, avec Victor Hugo.

— Victor Hugo n’a jamais été sur les barricades, dit en souriant le Père d’Exiles.

— Jamais été sur les barricades, Victor Hugo! Attends un peu!

— Mgr Affre y a été, lui, fit le religieux, tandis que, saisissant le bras levé de son interlocuteur, il le forçait à se rasseoir parmi ses camarades, devant les cartes bouleversées.

L’autre écumait.

— Cagot! cafard! Sale cagot...

— Je vous quitte, dit avec une hauteur triste le Père d’Exiles. Si l’un de vous a besoin de moi, il n’a qu’à me faire appeler. Qu’il s’adresse au capitaine Van Vliet. Je viendrai.

Et il se retira lentement, poursuivi par les injures du zouave révolutionnaire.

Ayant franchi les limites du camp, il descendit le cours du Jourdain, et s’arrêta dans un endroit isolé, où il savait ne plus être vu. Là, le front appuyé au tronc d’un arbre, il demeura, un instant, immobile.

Bientôt, il s’écarta de l’arbre. Le murmure de l’eau le consolait, et surtout, plus près de lui, à l’entour, la vie intense des bêtes. Ah! chers animaux, on ne vous a pas encore réservé, dans le tableau d’honneur du monde, la place qui vous est due. Des truites parmi l’eau courante bondissaient, à la recherche des sauterelles naufragées. Des brochets, verts et bleus, flottaient. Des rats musqués, émergeant des vieilles souches pourries, venaient sur le gazon du bord, leurs moustaches de lapins noirs toutes frémissantes. Ils s’asseyaient sur leur petit derrière. Ils regardaient le religieux qui les regardait. «Oh! frère du plus grand des saints, lui disaient-ils, n’est-il pas vrai, nous n’avons rien à craindre de toi? Eh! tu serais bien avancé quand, écrasée d’un coup de talon, tu aurais à tes pieds notre pauvre dépouille noire brouillée de sang. Nous venons vers toi. Nous ne rongeons que les vieilles choses inutiles. Nous ne mordons que lorsqu’on nous fait peur. Ah! si les hommes pouvaient en dire autant!» Des perdrix, entre les tiges d’armoise parfumée, se coulaient, leur lourd arrière-train laissant sur les herbes un sillage sitôt redressé. Des libellules d’émeraude effleuraient les cistes arborescents, et, juste au-dessus de la tête du Père d’Exiles, prisonnières comme d’un filet dans les minces branches d’un saule, deux tourterelles, deux adorables tourterelles roucoulaient.

Usant d’infinies précautions pour ne pas effaroucher ce petit univers bien-aimé, le Père Philippe s’assit sur une pierre. L’eau et les bêtes chantaient. Pour quelques minutes, il leur confia, à la dérive, sa pensée meurtrie.

Il la laissait aller, au gré du murmure, puis, par instants, comme le pêcheur qui, d’un coup sec, rappelle le bouchon aventuré trop loin, il la ramenait à lui.

À quoi songeait-il? Qu’importe! Et que sert de violer le mystère sacré des âmes, de le dissocier, d’en installer, séparément, chaque ressort, comme nous installions, pour une revue de détail, sur le mouchoir d’instruction, chacune des pièces du fusil modèle 1886, modifié en 1893. Ne vaut-il pas mieux s’appliquer à connaître les effets du fusil non démonté, et, directement, sans tout ce luxe d’analyse, où va sa balle?

Devant le Père d’Exiles, le Jourdain coulait, lent, vert, calme. On ne pouvait voir ses belles eaux pures et limpides sans frissonner en imaginant l’abominable gouffre de saumure, le Lac Salé, où, à moins de trois lieues de là, elles s’engloutissaient.

Des coléoptères se traînant dans la mousse aux passereaux chantant au-dessus de lui, les regards du Père d’Exiles erraient. Soudain il eut un geste d’étonnement.

Sur une pierre plate, à côté de lui, il y avait un livre, un livre recouvert d’une housse de lustrine grise.

— Ah! fit-il.

Et il se mit à rire franchement en lisant le titre du volume, qu’il avait ouvert:

Les Adieux d’Adolphe Monod à ses amis et à l’Église. Octobre 1855 à mars 1856.

A rencontrer cet opuscule en plein Far-West, par 115° de longitude, le jésuite éprouvait autant de surprise qu’il eût eu à découvrir un argument qui lui parût de bonne foi dans les Provinciales.

Au hasard, il lut:

Ne sentez-vous pas que tout ce qui m’arrive est propre à répandre dans ma société plus immédiate, dans ma famille en particulier, un esprit de paix, de sérénité, et que notre maison est, dans une mesure moins imparfaite qu’elle ne l’a été jusqu’ici, une maison de prières, où le nom de Dieu est constamment invoqué, comme il est constamment invoqué sur elle?...

Le jésuite posa le livre et se frotta les mains.

— Eh! murmura-t-il, voilà qui tendrait à prouver que la négation de l’utilité des œuvres n’est pas tellement éloignée d’un certain pharisaïsme. Et dire que ce sont les divagations de ce bobant qui comblent d’aise Amiel, Pressensé et ce brave Agénor de Gasparin! Allons plus loin, pourtant. Je n’ai, au point où j’en suis, aucune raison de ne pas être impartial.

Et il poursuivit:

Ô merveille de la grâce de Dieu! Ô puissance de l’Évangile! Ô amertume du péché! Ô fermeté immuable de la grâce! Luttons contre le péché, mes amis, c’est le...

— Je vous demande pardon, s’il vous plaît, monsieur, mais vous êtes assis sur mes vêtements.

Le Père d’Exiles sursauta.

Devant lui, un homme s’était dressé, un homme nu, ou presque. Il avait autour des reins un mouchoir que l’eau du fleuve mettait en corde. Il obviait à cette insuffisance par ses deux mains pudiquement écartées en éventail.

Il répéta:

— Vous êtes assis sur mes vêtements.

— C’est parbleu vrai, monsieur, fit en se levant le Père d’Exiles. Excusez-moi! je ne m’en étais pas aperçu.

Ils restèrent ainsi à se regarder, l’homme nu très digne et un peu gêné, le jésuite en proie à une forte envie de rire.

— Où donc ai-je vu ce particulier? se demandait-il.

Le baigneur se présenta avec cérémonie.

— Révérend Jemini Gwinett, de Baltimore.

— Ah! très bien, murmura le religieux, j’y suis! Un de mes pasteurs de la cavalcade d’hier matin.

Et, afin de ne pas être en reste de politesse, se tenant à quatre pour conserver son sérieux.

— Père Philippe d’Exiles, dit-il, de la Compagnie de Jésus. Voici vos vêtements, monsieur.

L’autre les prit en vrac, s’inclina, disparut derrière un rideau d’arbustes. Il revint bientôt, compassé et habillé.

— Vous me pardonnerez, monsieur, d’avoir paru devant vous dans une tenue aussi...

— Il n’y a pas de quoi, dit le religieux. Un bon bain, par un temps pareil... Mais ce livre vous appartient aussi, sans doute?

Et il lui tendit les Adieux d’Adolphe Monod.

— Il m’appartient, en effet, dit le pasteur. Un bien beau livre, monsieur.

— J’ai connu Adolphe Monod à Montauban, dit le Père Philippe, du temps qu’il y enseignait la morale à la Faculté de théologie protestante. C’était un homme de talent, ajouta-t-il avec politesse.

— De beaucoup de talent, dit le pasteur.

— Vous vous intéressez à son œuvre?

— Pas précisément pour elle-même. Vous avez peut-être entendu parler d’Emerson?

— J’en ai entendu parler, dit le jésuite.

— J’étudie l’influence d’Emerson sur les écrivains des Églises réformées d’Europe, dit négligemment Gwinett.

— Vous devez avoir nombre de difficultés pour mener à bien un travail de cette importance, comme aumônier de régiment, dit le Père d’Exiles. Il me semble en effet, monsieur, vous avoir aperçu hier, dans le défilé des troupes américaines. Vous devez, je le répète, avoir beaucoup de difficultés...

— À qui le dites-vous! fit l’autre avec amertume.

— Tiens, pensa le jésuite, un aigri!

Il regarda avec plus d’attention son interlocuteur. C’était un homme d’une trentaine d’années, brun, assez beau, les traits fins, le teint mat, avec des yeux profonds et volontaires. Sa voix était grave, pénétrée et pénétrante. Il s’écoutait parler.

— Mélanchton! murmura le Père d’Exiles.

Il voulut paraître intéressé, bien que, déjà, il s’ennuyât prodigieusement. Il répéta:

— Vous devez avoir bien des difficultés.

— Vous me faites l’effet de quelqu’un de distingué, dit le pasteur. Vous devez alors savoir que des hommes tels que nous, dans notre état, ne rencontrent pas toujours auprès de leurs chefs hiérarchiques les commodités auxquelles ils pourraient prétendre.

— Cela arrive, fit évasivement le jésuite.

— Cela m’est arrivé, monsieur. Un malentendu avec le président de l’Église méthodiste de Baltimore. Au point de vue doctrinal, une broutille, je puis le dire. On ne m’en a pas moins contraint à venir où vous me voyez... Que pensez-vous de tels procédés?

— Ils sont des plus regrettables, dit le Père d’Exiles.

— N’est-ce pas? fit l’autre. Ainsi, vous, sans doute...

— Je suis ici de ma propre volonté, dit le jésuite.

— Ah! fit Gwinett, incrédule.

— Consolez-vous, d’ailleurs, dit le Père d’Exiles, il y a autant de bien à faire, vous avec vos soldats, moi avec mes Indiens, qu’à fendre des cheveux en quatre dans une Faculté.

— Vous oubliez que nous n’admettons pas l’efficacité des œuvres, fit sèchement Gwinett. Et puis, à chacun selon ses aptitudes. Ce ne serait vraiment pas la peine d’avoir appris ce que je sais, ce que vous savez sans doute, pour...

— Monsieur, dit gravement le Père d’Exiles, vous avez probablement entendu parler du fondateur de l’ordre auquel j’appartiens, et que l’Église catholique révère sous le nom de saint Ignace. Lorsqu’il s’agit d’envoyer à de misérables païens un évangélisateur, Ignace ne songea pas pour eux aux plus obscurs de ses disciples, qui auraient peut-être obtenu en l’espèce d’aussi bons résultats. Il leur dépêcha le plus savant des premiers adhérents du nouvel ordre, saint François-Xavier.

Le pasteur sourit.

— Sans doute, sans doute, monsieur. Permettez-moi cependant de compléter vos souvenirs. Ignace de Loyola avait commencé par choisir pour cette tâche le moins instruit de ses frères, Bobadilla. Une crise de rhumatismes empêcha celui-ci de partir. Ce fut alors seulement, et bien à contrecœur, qu’Ignace se résigna à désigner pour Mozambique, Goa et les Indes, François de Xavier.

De nouveau, le Père Philippe regarda le pasteur. Celui-ci baissait les yeux, avec une modestie satisfaite.

— Il est odieux, à la lettre, se dit-il. Mais il m’a battu sur mon propre terrain.

Et, tout haut, non sans quelque humeur:

— Vous avez raison, monsieur. Avec votre science, vous n’avez que faire dans les garnisons d’Utah.

Il ajouta, désireux de prendre congé.

— Vous revenez sans doute au camp?

— Non, dit l’autre. Je vais en ville.

— Ah! fit le jésuite sans enthousiasme. Eh bien, donc, nous ferons route ensemble.


Ils cheminèrent quelques instants sans échanger une parole. Il semblait de plus en plus au Père d’Exiles que son compagnon brûlait de lui poser une question. Le jésuite accrut l’indifférence de son attitude.

Enfin Gwinett n’y tint plus. Comme ils traversaient l’enceinte de Salt Lake:

— Il y a longtemps que vous êtes dans ce pays, monsieur? demanda-t-il.

— Tantôt quatorze ans, pour vous servir.

— Vous pourrez probablement alors me donner certains renseignements.

— Dites.

Le pasteur ouvrit les Adieux d’Adolphe Monod. Il en retira un papier jaune plié en quatre. Il le tendit à son interlocuteur.

— Veuillez prendre connaissance de ceci.

— Je sais ce que c’est, dit le jésuite, un billet de logement. Hier, j’en ai eu un semblable entre les mains. Tiens, dit-il, ayant lu, vous êtes logé chez Rigdon Pratt.

— Vous connaissez ce Rigdon Pratt?

— Qui ne connaît Rigdon Pratt à Salt Lake. Il est évêque, et membre influent de l’Église des Saints du Dernier Jour. Il est en outre, ces jours-ci, secrétaire de la Commission de cantonnement des troupes américaines. Je vois avec plaisir que ce haut dignitaire n’a pas profité de ses fonctions pour s’affranchir des obligations qu’il est chargé d’imposer aux autres. Mais je croyais que les termes du traité excluaient les Américains de Salt Lake?

— Exception a été faite pour les pasteurs attachés de l’armée, dit amèrement Gwinett. Encore un coup du gouverneur Cumming! Cet homme est vendu à Brigham Young. Il a voulu que nous logions dans les familles mormones, pour nous mettre à même de témoigner ensuite de la parfaite innocence des mœurs de ses protégés. Mais il ne s’agit pas de récriminer. Vous m’avez dit que vous connaissiez Rigdon Pratt. On a porté chez lui ma cantine. Pouvez-vous m’indiquer sa maison?

— La rue que nous suivons y mène, dit le Père d’Exiles. Je vous y laisserai en passant.

— Est-ce une maison, enfin, une maison...?

— Une maison?

— Oui, une maison où puisse sans dommage pour lui habiter un jeune ecclésiastique?

— Je crois vous comprendre, monsieur, dit le jésuite, mais nous portons en nous-mêmes nos propres périls. Pour ma part, s’il y avait une nécessité quelconque, j’habiterais, fort bien, et sans crainte aucune, je vous le jure, chez Rigdon Pratt.

— Il doit pourtant pratiquer la polygamie, dit le pasteur.

— Il est mormon, dit le religieux.

— Cela revient à dire qu’il a plusieurs femmes.

— Cinq seulement, fit le Père d’Exiles. Il n’est pas des plus fortunés. Il en a eu six. Mais sa première femme est morte l’année dernière. Je l’ai bien connue, je lui ai même appris à jouer au piquet.

— Quelle abjection! fit Gwinett. Et c’est là qu’il va me falloir demeurer. Et pendant ce temps, des petits lieutenants de rien du tout sont logés hors de cette Gomorrhe, dans de belles maisons correctes.

Le jésuite tressaillit. Aurait-il rencontré un allié!

— C’est la vérité, dit-il, jouant avec effort l’indifférence. Ainsi la villa que j’ai l’honneur d’habiter loge depuis hier un lieutenant de l’armée fédérale. Je ne peux m’empêcher de penser que ce serait pour vous une demeure plus convenable.

— Vous m’approuvez donc, dit le révérend. Comment se nomme-t-il, cet officier?

Au bout de l’avenue, on apercevait les arbres, le toit de la demeure de Rigdon Pratt. Le Père d’Exiles ralentit le pas. La conversation devenait trop intéressante. Il ne fallait point atteindre le portail vert sans être parvenu à une combinaison pratique. Il en entrevoyait les grandes lignes. Il sourit. Son regard brilla de malice heureuse.

— Comment s’appelle-t-il? Rutledge. Le lieutenant Rutledge, du 2e dragons.

— Rutledge! s’exclama le pasteur. Vous pensez si je le connais: il est de mon Église. Sa mère, au départ du régiment, me l’a recommandé, pour qu’en campagne il n’en prenne pas trop à son aise avec ses devoirs religieux.

— Et vous n’avez pas lieu d’être mécontent de lui sous ce rapport?

— Mécontent, au contraire, un vrai croyant. Un signe de moi, et il rentrerait sous terre.

— De mieux en mieux, pensa le jésuite. Eh bien, mais alors il vous est facile de lui demander sa place. Il ne refusera pas, je suppose.

— Non, certainement non, mais...

— Sous le rapport du confortable, continua le tentateur, vous serez mieux chez Mrs. Lee, mon hôtesse, que chez ce mécréant de Rigdon Pratt. Quant à moi, le plaisir que j’aurai à causer avec vous d’Emerson...

— Trop aimable, dit Gwinett, mais l’échange est impossible. Vous savez bien que la convention interdit de loger un officier américain chez les Mormons. Rutledge ne pourra être reçu à ma place chez Rigdon Pratt.

— Eh! dit le jésuite, il ira au camp, sous la tente. Le général Johnston y loge bien, lui, sous une tente.

— C’est vrai, murmura le pasteur.

— Vous êtes arrivé, dit le Père d’Exiles. Je ne veux pas être indiscret, et avoir l’air de forcer votre décision. Mais je suis en assez bons termes avec Mrs. Lee pour prendre sur moi de vous inviter à déjeuner demain chez elle. Elle en aura une vraie joie. Bien que catholique, elle aime la société des gens instruits. Vous y retrouverez le lieutenant Rutledge. Et, d’ici là, vous aurez pris contact avec Rigdon Pratt, et vous saurez s’il vous est possible de demeurer davantage au milieu de son harem.

— J’accepte, j’accepte avec reconnaissance, dit Gwinett. Est-ce que cette Mrs. Lee ne me trouvera pas indiscret?

— Puisque je vous affirme qu’elle sera ravie, enchantée. Alors à demain, midi, c’est entendu. Tout le monde vous indiquera sa villa. Au revoir, mon cher collègue.

Gwinett avait déjà la main sur la sonnette du portail.

— Et rappelez-moi au souvenir de Sarah Pratt, la fille aînée de Rigdon. Si vous n’êtes pas cuirassé absolument contre un beau regard noir, méfiez-vous d’elle, lui jeta en riant le Père d’Exiles.

— Monsieur, murmura pudiquement le pasteur.

Et il sonna.


Il était près d’une heure. Annabel allait se mettre à table avec le lieutenant, quand le Père d’Exiles survint.

Elle le regarda craintivement, à la dérobée. Elle le vit d’une humeur charmante. Elle se rasséréna.

Le déjeuner fut des plus gais.

Au dessert, le Père d’Exiles prit la parole.

— Vos meubles, votre argenterie sont à peu près complètement retirés de leurs caisses, dit-il. Je ne crois donc pas, chère amie, avoir été indiscret en vous amenant un convive.

— Un convive, dit Annabel, un peu interloquée.

— Hier soir, lieutenant Rutledge, continua le jésuite, vous avez manifesté quelque scepticisme sur les avantages que je pourrais obtenir en discutant des éternelles vérités morales avec un docteur de votre foi.

L’autre roulait des yeux étonnés.

— Eh bien, soyez satisfait, demain, à déjeuner, vous me verrez aux prises avec le révérend Gwinett, aumônier de l’armée américaine.

— Le révérend Gwinett, murmura Rutledge, déjà gêné.

— C’est lui que j’ai invité, fit avec un accent de triomphe le Père d’Exiles.

Annabel les regarda tous deux, puis, simplement:

— Vous avez bien fait, dit-elle.

Le lunch, le dimanche, ne se prenait pas chez Rigdon Pratt avant une heure et demie. On n’attendait pas le pasteur. Et lui-même, il ne supposait pas qu’on pût l’attendre.

Il sonna. On vint lui ouvrir. Son introducteur était un petit garçon d’une dizaine d’années. Ils suivirent ensemble l’allée de saules. À travers les branches retombantes, on voyait le potager, les carrés de légumes, tracés au cordeau, remarquablement entretenus.

Un homme, devant la porte, les mains dans ses poches, fumait une courte pipe. Il pouvait avoir soixante ans, il était maigre, sec, hâlé, lèvres rases, avec un collier de barbe blanche.

Le pasteur et lui se saluèrent. S’étant serré la main, ils constatèrent qu’ils appartenaient l’un et l’autre au rite écossais.

Well, dit le vieillard. Un frère maçon. Le révérend Jemini Gwinett, je pense?

— Lui-même, dit le pasteur, et sans doute, devant moi, l’honorable Rigdon Pratt?

— Lui-même, dit le Mormon.

Il tira une bouffée de sa pipe.

— Jemini, un beau nom. Livre des Juges. Deuxième section. Versets 14 et 15: Et les enfants d’Israël obéirent à Églon, roi de Moab, pendant dix-huit ans; et après cela ils crièrent au Seigneur, qui leur suscita in pasteur du nom d’Aod, fils de Gera, fils de Jemini, qui se servait des deux mains comme de la droite.


Il eut un gros rire.

Well, cher monsieur Gwinett, vous servez-vous aussi des deux mains comme de la droite?

— Monsieur, dit Gwinett, un peu déconcerté, veuillez prendre connaissance de ceci.

Et il retira des Adieux d’Adolphe Monod la feuille jaune.

— Je sais, je sais, dit Pratt en repoussant le papier. — C’est moi qui l’ai signé. — Vous pensez si je suis au courant. Allons, Nephtali, dit-il au petit garçon, fais-moi le plaisir de tourner les talons et de reprendre ton poste. Je vois d’ici une vache qui se dirige vers les choux.

Le bambin déguerpit.

— Vous êtes ici chez des paysans, monsieur, ou plutôt non, mon frère, laissez-moi vous appeler mon frère, comme notre poignée de main m’y autorise, chez de pauvres paysans. Fumez-vous?

— Jamais, dit Gwinett en repoussant la blague à tabac qu’on lui tendait.

— Chez de très pauvres paysans, je le répète. Mais le cœur y est. Votre chambre est prête, et votre place à notre humble table. Par les Élohims, si vous avez un jour accès auprès du président Buchanan, il ne sera pas dit que vous aurez à vous plaindre à lui de l’hospitalité de Rigdon Pratt.

Il mit ses mains en cornet.

— Sarah, appela-t-il.

Rien ne bougea dans la maison.

— Diable de fille, grommela l’évêque. Elle n’est jamais où elle devrait être. Excusez-la, mon frère. Une jeunesse! Noémi, Noémi. Venez donc là un peu, s’il vous plaît.

Une craintive petite femme en noir surgit aussitôt sur le seuil de la porte.

— Mrs. Pratt nº 3, dit l’évêque en la présentant. Vous allez me faire la joie, chère Noémi, de conduire M. le Pasteur dans la chambre qui a été préparée pour lui. Le repas est dans une demi-heure, mon frère. Il est bien entendu que vous lunchez avec nous.

— Je vous remercie, dit Gwinett.


La maison était sans luxe, mais grande, bien aérée, et d’une propreté méticuleuse. La chambre du pasteur s’ouvrait sur des prairies qui descendaient en pente douce vers le Jourdain. De belles vaches paissaient calmement sous la fenêtre.

Mrs. Pratt nº 3 lui montra l’armoire pleine de draps blancs parfumés aux herbes des champs, les serviettes, la table de toilette, l’encrier sur un guéridon. Puis elle ouvrit discrètement un petit placard dissimulé dans la muraille. Sur un plateau de porcelaine, une bouteille apparut, coiffée d’un verre.

— Le whisky, murmura-t-elle.

Et elle referma l’armoire.

— Quelle sotte! pensa Gwinett. J’aurais bien trouvé tout cela moi-même... Ah! voici ma cantine.

Mrs. Pratt l’aida à en retirer son mince bagage: les quelques livres, le peu de linge, la redingote noire des cérémonies. Puis elle le quitta.

Resté seul, Gwinett passa des lieux une inspection plus complète. Au milieu de la pièce, le lit, immense, faisait plaisir à voir. Il était, comme la fenêtre, tendu de rideaux de perse à bouquets de fleurs rouges. L’odeur du foin, grillé par le soleil, montait de la prairie.

Au mur, un portrait au fusain, représentant Joseph Smith en uniforme de général de la milice de Nauvoo. Sur une étagère, quelques livres d’édification mormone, et une traduction anglaise des chansons de Béranger, plus le Voyage en Icarie, de Cabet.

Ayant bu un demi-verre de whisky, le pasteur fit une rapide toilette, lissa ses opulentes boucles noires, dont il paraissait prendre un soin particulier. Puis, ayant tiré un grand fauteuil devant le guéridon, près de la fenêtre, il attendit, les Adieux d’Adolphe Monod ouverts sur la table.

On frappa bientôt à sa porte. C’était de nouveau Mrs. Pratt nº 3.

Il la suivit au rez-de-chaussée, dans la salle à manger.

Sur le seuil de la pièce, il s’arrêta et salua.

— Avancez, mon frère, lui cria Rigdon Pratt, déjà installé dans un fauteuil formant cathèdre, à l’extrémité de la gigantesque table. Voici votre place, devant moi, là. Que je vous présente ma petite famille. Notre hôte, le révérend Jemini Gwinett.

Il désignait, au fur et à mesure, les convives.

— Mrs. Pratt nº 2, Gertrude; Mrs. Pratt nº 3, Noémi, que vous connaissez déjà; Mrs. Pratt nº 5, Miranda. Toutes mes excuses pour Mrs. Pratt nº 4 et Mrs. Pratt nº 6. Elles sont à côté, dans la nursery, en train de surveiller les jeunes enfants, qui ne sont admis à table qu’à partir de huit ans. Mes regrets également de ne pouvoir vous présenter Mrs. Pratt nº 1, mais Dieu l’a rappelée à lui l’année dernière. Elle nous voit d’en haut. Voici du moins sa fille unique, mon aînée, Sarah Pratt. C’est elle qui est chargée de veiller à ce qu’il ne vous manque rien, ici. Sarah, salue, ma fille.

Sarah s’inclina sans lever les yeux.

— Je ne vous présente pas les autres, dit Rigdon Pratt. Vous voyez, ils sont quatorze, depuis Abimélech, qui a dix-sept ans, et que nous allons bientôt marier à une des filles de Brigham Young, jusqu’à Susannah, qui vient d’en avoir huit. Quatorze, non compris Sarah naturellement. Mais Sarah est une dame. Elle tient ici la place de sa défunte mère. Déjà une dame. Voyons, ris donc, Sarah.

Sarah ne broncha pas. Elle accentua même son air revêche.

— Ah! pensa le pasteur, qui ne cessait de la regarder à la dérobée, voici une petite fille qui m’a tout l’air de n’en agir qu’à sa tête, et de faire tourner comme un toton cette vieille brute de Rigdon Pratt.

Le patriarche continuait son dénombrement.

— Il manque les six petits âgés de moins de huit ans, qui sont à côté, comme j’ai eu l’honneur de vous le dire. Puis les dix aînés, qui ont déjà pris leur vol. Un est lieutenant dans l’armée fédérale. Un autre est à Paris, secrétaire de Mr. Edgar Quinet, ex-représentant du peuple. Les autres sont établis dans les environs de Salt Lake.

Mrs. Pratt nº 2 venait de déposer sur la table un énorme ragoût de fèves au jambon.

— Premier plat, dit Rigdon Pratt. Deuxième plat, une truite du lac d’Utah. Et c’est tout. Ah! c’est que vous êtes ici chez de pauvres cultivateurs, voyez-vous; il ne faudra pas vous montrer difficile.

— Je ne suis pas habitué à l’être, dit sèchement le pasteur.

— Et pas de vin, naturellement, renchérit l’évêque, pas de vin, ni d’alcools. Joseph Smith l’a dit en excellents termes: «Les liqueurs et les boissons fortes ne sont pas pour le ventre...» Miranda, fit-il, en s’adressant à Mrs. Pratt nº 5, veillez donc sur Uri. Il vient de laisser tomber du ragoût sur sa culotte des dimanches. En outre, j’ai le regret de constater que Booz n’a pas de serviette. Et dire, fit-il, levant les bras au ciel, qu’on nous reproche la polygamie. Je vous en prends à témoin, mon frère: avec cinq femmes, ai-je l’air d’être mieux servi!

— Ce n’est pas la question, dit Gwinett.

— Oui, penser, continua l’évêque, qu’à Washington, à Saint-Louis, à Indianapolis, partout, on nous accuse de mener une vie de luxe et de débauche, une vie de Pharisiens, de Saducéens. Or, vous avez pu constater, mon frère: de pauvres, de très pauvres gens. Et encore, c’était aujourd’hui dimanche. Mais, demain, je vous en préviens, à déjeuner, vous n’aurez qu’un seul plat. À moins que vous ne désiriez...

— Je vous répète de ne pas vous mettre en peine pour moi, fit Gwinett, excédé. Vous me rappelez d’ailleurs que demain, à déjeuner, je n’aurai pas l’honneur de paraître à votre table. Je suis invité.

— Ah! fit le Mormon. Chez Son Excellence le gouverneur Cumming, sans doute?

— Non, répondit Gwinett. Chez Mrs. Lee. Vous la connaissez peut-être?

Comme en parlant, il ne perdait pas Sarah de vue, il nota un imperceptible battement des paupières de la jeune fille.

«Tiens, pensa-t-il, je crois avoir un moyen, le cas échéant, de fixer cette attention-là.»

Il répéta:

— Vous connaissez Mrs. Lee?

— Naturellement, dit Rigdon Pratt. Mrs. Lee est bien connue à Salt Lake, où elle possède la plus belle villa. Oh! bien, si vous déjeunez chez Mrs. Lee, je ne suis pas en peine pour vous. Elle est riche, riche.

— Ah! dit le pasteur.

— C’est une grande amie du gouverneur Cumming et du général Johnston. Pas plus tard qu’hier soir, elle dînait avec eux.

— Ah! répéta Gwinett, de plus en plus intéressé.

— Elle est riche, excessivement riche. Nous, nous sommes de pauvres gens, qui gagnons notre pain à la sueur de notre front. Elle...

— Elle? demanda Gwinett.

Il lui sembla distinguer un éclair de trouble envie dans le regard du Mormon. Il tourna court.

— Vous, en tout cas, dit-il de cette belle voix chaude, qu’il savait rendre si persuasive, vous êtes de braves gens, qui avez déjà réussi à réformer les idées hâtives que j’avais pu me faire sur beaucoup de choses, et dont il me tarde de célébrer les mérites, dès que j’en aurai l’occasion.

Il lui tardait surtout d’être seul dans sa chambre, pour mettre en ordre un certain nombre de pensées.

— Au diable les soldats, et les offices du dimanche, se dit-il. J’ai mieux à faire. Que ces imbéciles prennent leur Bible et la lisent! S’ils y voient goutte, tant mieux pour eux.

De tout l’après-midi, il ne bougea pas. Vers six heures, on frappa à sa porte.

Sarah Pratt entra. Il n’en fut pas étonné outre mesure. Il eut néanmoins un geste instinctif pour cacher le verre de whisky qu’il avait sur la table, à côté des Adieux d’Adolphe Monod.

Elle eut un petit sourire de dédain.

— Si elle est là, c’est pour être bue, dit-elle en désignant, sous le guéridon, la bouteille.

«Ah! pensa le pasteur, avec celle-ci, on a intérêt à jouer franc jeu.»

Il se crut néanmoins tenu à quelque compliment. Il chercha.

— N’avez-vous besoin de rien? demanda la jeune fille. Nous dînons à huit heures. Je suis chargée de vous en avertir.

Il jugea avoir découvert sa phrase.

— Je vous remercie, miss Sarah. Mais quelle charmante robe vous avez donc là! Permettez-moi de vous en complimenter. Elle vous va à ravir.

— Vous trouvez, dit sèchement la jeune fille.

Sarah Pratt était vêtue d’une robe noire très simple, avec, aux bras et à l’échancrure du col, une parure de dentelle.

— Je le trouve, fit Gwinett.

— Elle a été déjà portée par Mrs. Lee, votre hôtesse de demain, dit-elle. Mrs. Lee veut bien me donner ses vieilles robes. Mon père vous l’a dit: Nous sommes de pauvres gens.

— Bon! murmura Gwinett, penaud. Au diable la galanterie.

Immédiatement, en tacticien habile, il résolut de transformer son échec en succès.

— Excusez-moi, fit-il de sa belle voix profonde.

Et il lui prit la main.

Elle ne la retira pas. Elle semblait être absente. Il pensa la ramener sur terre par un respectueux baiser à son bras blanc.

Elle le regarda avec une surprise ironique, mais sans le repousser.

— Mrs. Lee ne part donc pas ces jours-ci? demanda-t-elle.

— Je ne sais pas, murmura-t-il. Eh! que m’importe Mrs. Lee?

La suite de ce récit montrera qu’en parlant ainsi, il n’était qu’à demi insincère.

— Vous avez tort, fit Sarah, et vous le comprendrez, dès que vous l’aurez vue. Elle est autrement belle que moi, vous savez. Je ne parle pas de sa fortune, chose qui est pourtant de nature à séduire bien des âmes supérieures.

Gwinett se mordit les lèvres.

— Au revoir, dit-elle.

Et elle marcha vers la porte.

Un trouble extraordinaire venait de s’emparer de l’esprit de Gwinett. Son émoi devant cette maigre fille grandit, grandit, se fit tout à coup immense. N’était-ce pas là sa sœur? N’était-elle pas la propre réplique de lui-même! Tous ses froissements d’étudiant pauvre, ses amertumes religieuses, ses doutes, ses haines mal endiguées, ses déceptions, ses sombres ambitions enfin, il les sentait s’exaspérer aussi sous ce mince front de vierge, poli comme du buis, sous ces bandeaux lisses, sous ces paupières baissées, sous cet étroit corsage où devait à coups précipités battre un frénétique cœur.

— Sarah! appela-t-il. Sarah!

Elle s’était arrêtée. Elle le regarda avec hauteur.

— Sarah. Miss Sarah! Excusez-moi! Ah! que faites-vous ici.

— Où? demanda-t-elle.

— Ici, dans ce pays.

— Je ne comprends pas, fit-elle froidement.

— Dans ce pays, ma sœur. Abjection! L’Évangile a tout fait, ma sœur, pour asseoir définitivement la dignité de la femme. Qu’en a-t-on fait, ici? Je pleure sur vous, ma sœur, je pleure sur votre sort.

Elle eut un petit rire sec.

— Je crois vous avoir compris, dit-elle. Mais ne prenez pas tant de souci à mon sujet. Je ne cesserai d’être libre que lorsque je le voudrai. Même mariée à un Mormon, je le serai encore. Une femme de tête prendra toujours le pas sur les pauvres malheureuses qui formeront le harem de son époux. Elle saura s’en faire des servantes modèles et économiques. Pour le reste, — et elle sourit avec mépris, — il vaut mieux mettre sans hypocrisie d’accord le droit et le fait... Mais il y a des détails dans lesquels une jeune fille ne saurait entrer.

Elle alla vers la petite bibliothèque.

— Je ne veux pas vous catéchiser, dit-elle dédaigneusement. Mais c’est vous qui avez commencé. Il me déplaît d’entendre un homme peut-être intelligent répéter certaines bêtises.

Elle prit sur un rayon une brochure qu’elle lui tendit. Machinalement, il en lut le titre.

Defence of Polygamy by a Lady of Utah, dit Sarah Pratt. Parfaitement, défense de la polygamie. Celle qui a écrit cela n’est pas une folle, ni une sotte. C’est ma cousine, Belinda Pratt, une personne des plus sensées. Vous lirez dans sa brochure l’exposé des très nombreux motifs qu’une femme raisonnable peut avoir de désirer le maintien de la pluralité des épouses.

— Je lirai, je vous le promets, dit Gwinett. Nous devons tout lire.

— Descendons, fit-elle. On va nous attendre.

Arrivés sur le seuil de la porte, ils s’arrêtèrent en même temps.

— Sarah! murmura Gwinett.

Elle avait la main sur le loquet. Elle était pâle. Elle lui jeta un regard de douloureuse interrogation.

— Ma sœur, Sarah — car vous voulez bien que je vous appelle Sarah! — n’est-ce pas?...

Il tremblait, il payait en une fois la rançon de toutes les émotions feintes.

— Eh bien? dit-elle.

— Voulez-vous me permettre de vous embrasser? supplia-t-il.

Elle lui tendit son front avec simplicité.

CHAPITRE IV

Le lundi matin, le Père d’Exiles se leva fort gai. Le sourire aux lèvres, il vit vers neuf heures partir Annabel et Rutledge pour une promenade à cheval. Il les entendit rentrer vers onze heures. Vers midi, il commença à marquer quelques signes d’impatience.

— Cet animal me ferait-il faux bond! murmura-t-il.

Quelques pages des Paroles d’un Croyant, qu’il lut pour masquer son énervement et se mettre éventuellement dans le ton, ne firent qu’augmenter son inquiétude.

À midi un quart, celle-ci disparut.

Coriolan était entré dans sa chambre.

— Le monsieur prêtre en redingote attend en bas monsieur l’Abbé.

— Ah! dit le religieux, le charmant garçon, et homme de parole avec cela! Où l’as-tu mis?

— Dans la salle à manger.

— J’y vais.

Comme les gens qui se sont préparés longtemps à l’avance à prendre le train, il se trouva en retard. Il passa deux bonnes minutes à chercher la phrase par laquelle un jésuite peut, spontanément et cordialement, saluer un pasteur méthodiste.

Enfin, il descendit. Il n’était pas sorti depuis le matin, aussi avait-il encore aux pieds ses bonnes vieilles pantoufles feutrées.

— Tiens, tiens! murmura-t-il, étant arrivé dans la salle à manger, sur le seuil de la porte opposée à celle par laquelle le révérend avait été introduit.

Celui-ci tournait le dos. Il était tout de noir vêtu. Il était en arrêt devant une crédence. Le Père d’Exiles le vit prendre successivement une cafetière, un huilier d’argent, un compotier de vermeil, les soupeser, les considérer de près, les retourner, comme pour y découvrir la marque du poinçon d’origine.

— Bonjour, cher monsieur Gwinett, dit alors le jésuite.

L’autre ne sursauta pas. Posément, il reposa sur la crédence le compotier, dernier inspecté.

— Bonjour, monsieur.

— Vous semblez vous intéresser à la joaillerie, dit avec amabilité le Père d’Exiles.

— Mon grand-père, dont je porte le nom, répondit le pasteur, était bijoutier à Baltimore. Je n’ai qu’une mince science des matières d’or et d’argent. Suffisante, cependant, pour savoir que ces divers objets sont d’une valeur élevée. Quelle misère, monsieur, quelle misère!

Il reprit le compotier.

— Il y a là, dans cette vaisselle superflue, de quoi faire vivre pendant deux ans toute une honnête famille. Les riches sont ou bien coupables, ou bien légers, monsieur.

— Eh! dit avec enjouement le Père d’Exiles, il faut songer aux artisans de cette vaisselle superflue. C’est sans doute aux modestes gains réalisés par monsieur votre grand-père sur quelques compotiers de cette sorte que vous devez vous-même, cher monsieur, cette instruction, autre objet de luxe, dont vous faites si bon emploi pour la plus grande gloire du Seigneur.

— Mon grand-père est mort pauvre, monsieur, répondit sèchement Gwinett.

Il s’inclina avec déférence. Annabel venait d’entrer.

Le jésuite fit les présentations.

— Allons sous la véranda, voulez-vous? dit la jeune femme.

Ils sortirent, elle en tête. Le pasteur l’enveloppa d’un bref regard que surprit le Père d’Exiles. Il sourit. Il y avait, dans ce regard de Gwinett, de l’admiration. Le jésuite s’en trouva comme flatté.

Rutledge fumait sur la terrasse. Il devait s’attendre à l’arrivée du révérend. Il rougit, pourtant, et serra avec gêne la main que l’autre lui tendait d’un air protecteur.

— Le courrier vous a-t-il apporté des nouvelles de Mrs. Rutledge mère? s’enquit le pasteur.

— Une lettre hier, fit évasivement le jeune homme.

— Et de miss Margaret, votre sœur?

— Une lettre aussi, dit Rutledge.

Et, non sans précipitation, il se mit à parler d’autre chose.

On ne s’était pas encore mis à table, et déjà un robuste malaise pesait. Le Père d’Exiles constata avec satisfaction que, sous ce rapport, il n’avait pas trop présumé des capacités de son invité.

— Elle s’ennuie, elle s’ennuie, se disait-il en regardant Annabel. Et son beau petit lieutenant, comme elle lui en veut d’être plus intimidé qu’une fillette devant ce clergyman. Ah! elle n’a pas fini...

Le Père d’Exiles fut implacable. Le premier plat était à peine servi qu’il avait mis la conversation sur Emerson. Son but était double: d’abord excéder Annabel, qui ne pouvait supporter tout ce qui rappelait, de près ou de loin, le prêche; ensuite prendre sur Gwinett la revanche du léger avantage que le pasteur s’était assuré la veille, au bord du Jourdain, dans la discussion à propos d’Ignace, François de Xavier et Bobadilla.

Il réussit amplement. D’abondance, devant Gwinett étonné et approbateur, il disserta sur le Confie-toi à toi-même, du redoutable mystique américain. Il termina par une comparaison avec Fénelon, et cita avec enthousiasme les prestigieuses phrases:

Que pourrait me dire Calvin ou Swedenborg lorsque je brûle d’un pur amour et que je repose dans une parfaite humilité? La foi basée sur l’autorité n’est pas la foi... D’où vient donc ce culte du passé? Les siècles sont des conspirateurs en guerre avec la majesté et la santé de l’âme. L’homme n’ose pas dire: je pense, je sais, mais il fait une citation de quelque saint et de quelque sage. Il est confus en présence du brin de garçon et de la rose qui s’ouvre. Ces roses qui sont sous ma fenêtre se soucient peu des anciennes roses et des plus belles; elles sont ce qu’elles sont; elles vivent aujourd’hui en présence de Dieu...

— J’aurais certaines réserves à faire sur le fond, conclut-il, mais pour la forme quelle magie!

— Bien que ce ne soient sans doute pas les mêmes, fit Gwinett, je fais aussi mes réserves. Lieutenant Rutledge, vous savez lesquelles?

L’officier sursauta. Il fit signe que non.

— Comment, dit aigrement Gwinett, vous ne vous souvenez pas de cette citation d’Emerson. C’est elle pourtant que je pris pour thème de l’allocution que je prononçai il y a un an et demi, à Chicago, sur la prière de votre mère, le jour de la fête de miss Regina Spalding.

Rutledge devint écarlate.

— À ce propos, dit le révérend, tout à l’heure j’ai oublié, et je m’en excuse, de vous demander des nouvelles de miss Spalding. J’espère qu’elles sont bonnes.

— Elles sont bonnes, murmura le malheureux.

— Quelle charmante personne! continua le révérend.

— Qui donc est miss Regina Spalding? demanda avec indifférence Annabel, qui buvait à petites gorgées de la crème de cassis.

— La fiancée du lieutenant Rutledge, répondit simplement Gwinett.

Il y eut un silence. De lourdes abeilles d’or allaient et venaient dans la pièce sombre.

— Ah! brave homme! se disait le Père d’Exiles, le cœur inondé d’allégresse. Non, tu ne m’auras pas déçu. Si tu savais comme je t’aime, pour ta rectitude inexorable à mettre les pieds dans les plats!

Il n’avait plus de soin à prendre. Il n’avait plus qu’à regarder le rocher descendre par bonds grandissants du sommet de la montagne.

— Vous ne connaissez pas miss Spalding, Mrs. Lee? demanda le pasteur.

— Comment voulez-vous que je la connaisse? fit Annabel avec un petit rire, je ne suis pas de Chicago, moi.

— Le lieutenant aurait pu vous montrer sa photographie, il l’a dans sa cantine.

— Il ne m’a même pas fait l’honneur de me parler d’elle, dit Annabel, riant toujours. N’est-il pas vrai, lieutenant?

— Je..., fit Rutledge, atterré.

— Mais cet oubli est réparable, n’est-ce pas? Allez donc nous chercher ce portrait.

— Excusez, si je..., murmura-t-il.

— Quoi? fit-elle, hautaine. Faut-il que je vous exprime deux fois le même désir?

Il sortit, pour revenir porteur d’un daguerréotype sur lequel une jeune beauté anglo-saxonne prenait des airs penchés.

— Très joli, beaucoup de caractère, dit Annabel négligemment. Et pour quand, le mariage?

— Pour la fin de la campagne, dit Gwinett. N’est-il pas misérable de voir la politique retarder l’union de deux jeunes gens aussi accomplis!


— Comment trouvez-vous mon invité? demanda innocemment le Père d’Exiles, lorsque Gwinett et Rutledge, qui se rendaient ensemble au camp, eurent pris congé.

— Votre invité, dit-elle.

Elle éclata d’un rire nerveux.

— Comment je le trouve? Odieux et sinistre, sinistre et odieux.

Le jésuite eut un air contrit.

— Cela vous étonne?

— Cela me gêne surtout, fit-il. Je me suis complètement mépris sur vos sentiments à son égard, et je viens de me permettre...

— De vous permettre?

— De l’inviter à revenir demain.

— Invitez-le à revenir demain, après-demain, à déjeuner, à dîner, à coucher, si bon vous semble, fit Annabel. Je vous demande seulement de ne pas oublier que je pars dimanche, moi.

— Je n’aurais garde, dit le Père Philippe en baissant la tête.

Ils rentrèrent dans la maison.

— Que fait ici ce vase? dit Annabel en s’arrêtant devant une splendide potiche chinoise posée sur un petit bahut. Rose!

La femme de chambre accourut.

— Pourquoi ce vase n’est-il pas emballé?

— Il l’était, maîtresse, dit la négresse en roulant des yeux éperdus, mais il était dans une malle que maîtresse a donné l’ordre d’ouvrir.

— À l’heure actuelle, il ne reste plus qu’une caisse qui ne soit pas déclouée, ajouta le jésuite.

Annabel se mordit les lèvres.

— Il suffit. Que tout cela soit serré vendredi soir. Il ne faut pas, vous non plus, dit-elle à Rose et à Coriolan qui survenait, perdre de vue que nous quittons Salt Lake dimanche soir, dans cinq jours.

Là-dessus, elle les quitta. Elle ne reparut qu’à l’heure du dîner, pour regagner aussitôt après sa chambre. Durant le repas, elle ne dit pas un mot. Rutledge ne savait pas où se mettre. Annabel partie, le jésuite eut pitié du pauvre garçon et lui proposa une partie d’échecs, que l’autre accepta avec de bons yeux tristes et reconnaissants.

Le pasteur revint le lendemain, puis le surlendemain. Annabel était redevenue gaie et insouciante. Elle ne prêtait plus à Rutledge qu’une maigre attention, avec, de temps à autre, des regards moqueurs qui navraient le malheureux jeune homme. Le Père d’Exiles était aux anges.

Ce soir-là, qui était le mercredi 30 juin, le départ d’Annabel restant toujours fixé au dimanche 4 juillet, elle insista pour garder à dîner le révérend: il s’agissait de terminer un whist. Après le repas, tandis que l’infortuné lieutenant lui jetait des regards soumis et suppliants, Annabel, que la perspective de son prochain départ rendait nerveuse et changeante à l’excès, se déclara lasse du whist. Elle manifesta le désir de connaître les circonstances essentielles de l’existence du révérend. Celui-ci avait été, au cours du dîner, particulièrement brillant. Non sans s’être fait prier, il acquiesça.

— Vous me demandez, madame, de ressusciter pour vous le souvenir de souffrances ineffables, commença-t-il.

Et, ayant pris une pose simple et étudiée, il leur servit une narration longue, édifiante, monotone comme un roman des sœurs Brontë. Rien n’étant plus propre à rompre l’unité d’un récit que ces sortes de digressions, l’histoire de l’enfance et de la jeunesse du révérend Gwinett ne trouvera pas place ici. Cette histoire parut faire sur Annabel une impression assez favorable.

— Il est très intéressant, murmura-t-elle à plusieurs reprises, à l’oreille du Père d’Exiles.

— Ne vous l’avais-je pas dit? répondait le jésuite, tiré de la douce somnolence où le plongeaient petit à petit les périodes de son collègue séparé.

Quand il eut terminé, sur une péroraison qui força même l’attention de l’inconsolable Rutledge, le pasteur se leva pour prendre congé.

— Nous allons vous raccompagner jusque chez vous, fit Annabel avec empressement.

Elle mit sur ses beaux cheveux blonds un voile sombre. Ils sortirent. Sur la route, elle prit le bras droit du Père d’Exiles et le bras gauche du pasteur. Le lieutenant allait devant, silhouette triste sous la lune.

La nuit était douce et le ciel bleu pâle. Entre les saules, à droite et à gauche, les ruisseaux coulaient, avec un bruit plus accentué quand la route montait ou descendait. Et, par moment, c’était le rire clair d’Annabel qui retentissait.

Ils arrivèrent ainsi devant la masse noire de la demeure de Rigdon Pratt.

— Tiens! dit la jeune femme, on vous attend.

Gwinett tressaillit. À une fenêtre, celle de sa chambre, derrière les persiennes, une lampe était allumée.

Il fut si troublé par cette constatation qu’il en oublia la phrase qu’il préparait, depuis une demi-heure, pour prendre, selon ses vues, congé d’Annabel Lee.

La porte d’entrée n’était fermée qu’au loquet. Il la franchit sans encombre. Pendant son récit, il avait vidé à plusieurs reprises le verre que lui remplissait chaque fois Annabel. Il s’en aperçut en montant l’escalier obscur.

Sur le palier, il reconnut la porte de sa chambre que soulignait en bas une raie jaune. Il poussa la porte, le cœur battant.

— Vous, murmura-t-il, vous!

Sarah Pratt était assise à sa petite table, son front de cire sous la lampe. Elle lisait.

Elle releva la tête.

— Je m’excuse, disait Gwinett. Si j’avais su...

— Vous n’avez pas à vous excuser, dit-elle. Vous ne pouviez savoir que je vous attendais.

Il restait sur le seuil, interdit, son chapeau rond à la main.

— Fermez la porte, dit-elle. Débarrassez-vous de votre manteau et venez vous asseoir. Vous vous doutez que si je vous ai attendu jusqu’à cette heure, c’est que j’ai quelque chose d’important à vous dire.

Il obéit. Quand il fut près d’elle, elle lui murmura une phrase rapide.

Il tressaillit. Son visage devint livide.

— Déjà! gémit-il.

— Oui.

— Mais ce n’était pas prévu, pas prévu pour aussi tôt!

— Cela est, dit-elle; dans deux jours.

— Mais comment êtes-vous au courant?

Elle haussa les épaules.

— Avez-vous oublié que Rigdon Pratt est secrétaire de la Commission de cantonnement. Mon père a quitté tout à l’heure Brigham Young, qui tient la nouvelle du gouverneur Cumming. La décision est encore secrète, et le sera jusqu’à demain soir. Elle a été prise ce soir à sept heures, d’accord avec le général Johnston et le gouverneur Cumming.

Gwinett eut un court sanglot.

— Vous quitter, Sarah!

Et il se cacha les yeux dans la main.

Elle eut un éclair de joie. De nouveau, elle haussa les épaules.

— Vous ne me quitterez que si vous le voulez, Jemini, dit-elle.

Sur ses lèvres pâles et obstinées, ce nom n’avait rien de ridicule.

— Que si je le veux! s’exclama-t-il.

— Asseyez-vous, asseyez-vous, dit-elle. Le temps presse. Causons peu, causons bien.

Et elle se mit à lui parler à voix basse.

Une heure durant, ils discutèrent. La lampe baissait.

— J’ai compris, Sarah, j’ai compris, dit Gwinett avec transport.

— Ce n’est pas malheureux, dit-elle.

— Sarah, Sarah, croyez-vous que nous réussirons?

— J’en suis sûre, si vous exécutez à la lettre ce que nous venons de décider.

— J’ai compris, Sarah! Mais, s’il faut vous le dire, j’ai peur, un peu peur...

— De quoi? demanda-t-elle avec impatience.

— De la facilité avec laquelle vous décidez, vous acceptez de me voir jouer un tel rôle. Sarah, ne m’aimeriez-vous pas comme je vous aime!

— J’ai confiance en vous, dit-elle simplement.

La lampe déclinait avec rapidité. Ils étaient tous deux debout, face à face, dans la chambre obscure.

— Sarah! fit-il.

La lumière vacilla, mourut; ils eurent une courte étreinte. L’instant d’après, Gwinett entendait les pas de la jeune fille qui s’effaçaient dans le corridor.

— Eh bien, monsieur Gwinett, qu’avez-vous? demanda le Père d’Exiles.

— Vous êtes tout pâle, dit Annabel.

— Nos cigares ne vous gênent pas? demanda Rutledge.

— Non, fit le révérend. Ce n’est rien, cela va passer.

— Le temps est véritablement lourd et la chaleur insupportable, dit la jeune femme. Le café est servi sous la véranda. Il y fera meilleur. Allons-y.

Et elle se leva de table.

Les hommes l’imitèrent.

— Mon Dieu! s’écria Annabel.

Gwinett venait de retomber sur son siège, la tête renversée, les lèvres contractées.

— Qu’y a-t-il? Qu’avez-vous? fit le lieutenant. Le pasteur ouvrit les yeux.

— Rien, ce n’est rien, dit-il, essayant de sourire.

Il fit un effort pour se lever. Il retomba encore.

Le Père d’Exiles lui saisit la main. Elle était glacée. Il chercha le pouls. Il ne le trouva qu’avec peine. Il fronça le sourcil.

Dans sa chambre, dans la chambre de Rutledge plutôt, où, aidé par Coriolan, il transporta le pasteur, il ouvrit toutes grandes les fenêtres, après avoir étendu Gwinett sur le lit.

— Donnez-moi votre flacon de sels, dit-il à Annabel.

Elle le chercha fébrilement et finit par le découvrir. Seul, le jésuite avait conservé son sang-froid. Seul, il déshabilla le pasteur. Gwinett n’avait pas repris connaissance.

— Qu’a-t-il? Mais qu’a-t-il? répétaient sans discontinuer Rutledge et Annabel Lee.

Le Père Philippe haussa les épaules.

— Eh! le sais-je? Lieutenant, vous avez votre cheval?

— Oui.

— Il y a bien des médecins au camp?

— Oui, le chirurgien-chef Irving, les aides-majors Turner et Mac Vee.

— Bon. Montez immédiatement à cheval, et ramenez-nous le chirurgien-chef Irving. Il doit être le plus savant, puisqu’il a le grade le plus élevé.

— En attendant, je vais faire appeler le docteur Codoman, dit Annabel.

Le Père d’Exiles eut une moue.

— Je n’aime pas beaucoup ce docteur Codoman. Mais enfin, il est vrai qu’il faut une bonne heure pour aller au camp et en revenir. Le docteur Codoman peut être ici dans une demi-heure. Nous n’avons pas le droit de perdre un temps précieux.

Coriolan et l’officier partis, Annabel et le jésuite restèrent auprès du pasteur, ainsi que Rose qui disait, avec des piaillements étouffés, ses prières sur un chapelet de bois d’amarante mauve.


Le docteur Darius Codoman, ex-professeur de médecine légale à la Faculté de Paris, était le seul médecin de Salt Lake. Il avait fait de nombreuses tentatives pour être reçu chez Annabel, sans succès. Apparemment, il ne lui en gardait pas rancune, car, en quelques minutes, il fut là.

— Madame, mon Père, dit-il, en s’inclinant, avec les meilleures façons du monde.

Le Père d’Exiles le conduisit vers le lit où reposait le révérend. Brièvement, il le renseigna. À chaque détail, le docteur hochait la tête avec un signe approbatif.

— C’est cela. C’est bien cela!

Il se recueillit.

— Il n’est pas deux diagnostics possibles. Mal de gorge, douleurs épigastriques, engourdissement, fourmillements, crampes douloureuses, syncopes répétées... La prostration est extrême, la voix éteinte, la peau sèche... Pas de fièvre, mais un grand affaiblissement et de la somnolence. Impossible, je le répète, de s’y tromper.

Il se pencha vers le jésuite et la jeune femme.

— Il est perdu.

Annabel joignit les mains.

— Que diagnostiquez-vous? demanda cependant le religieux.

— Une affection heureusement rarissime, mais qui, lorsqu’elle se produit, ne manque pas son homme. Ce malheureux est atteint de l’ictère grave, appelé encore ictère pernicieux, ou ictère malin, atrophie jaune aiguë du foie, ou stéatose générale spontanée. Ce mal, que les savants travaux de Rokitansky et de Winderlich...

— N’y a-t-il rien à faire? demanda Annabel.

— Rien, dit Codoman. C’est un des maux devant lesquels la science se trouve absolument démunie. Rien. Bientôt, l’ictère va apparaître, avec les plaques érythémateuses. Puis, ce sera le délire, avec resserrement convulsif des mâchoires, soubresauts puis, le coma; puis, la mort.

— Le malheureux, le malheureux! répétait Annabel en se tordant les mains. Docteur, docteur, n’y aurait-il pas un moyen de rendre moins pénibles ses derniers instants?

— Nous allons y tâcher, dit le médecin.


Il se mit à écrire une ordonnance: potion avec magnésie hydratée, 5 grammes; limonade, perchlorure de fer, 10 gouttes; tisane de riz gommée; eau de Rabel, 20 gouttes; laudanum, 15 gouttes...

Il hocha la tête.

— Combien de temps M. Cricket va-t-il mettre pour nous livrer tout cela! M. Cricket tire ses revenus moins de l’herboristerie que de la vente d’hameçons et d’appâts pour la pêche à la ligne. N’auriez-vous pas ici, madame, quelques-uns de ces médicaments?

— Je ne sais pas... Je crois que oui, fit Annabel qui perdait la tête. La caisse, la malle où est la petite pharmacie... Mon Père, Rose, ouvrez-la vite, vite!

— Ah! murmura le Père d’Exiles, la dernière malle. La seule qui demeurât encore intacte!

Il sortit, néanmoins, avec Rose. Il revint bientôt porteur de bandes de laine, de quelques flacons, de quelques boîtes de drogues.

Tout en aidant le médecin dans ses manipulations, il ne perdait pas de vue le malade.

— Docteur, me permettez-vous de vous poser une question? demanda-t-il enfin.

— Faites.

— Ne croyez-vous pas que cette attaque pourrait être due à l’ingestion d’une substance toxique quelconque?

De sa qualité de missionnaire, le Père d’Exiles tenait le pouvoir de s’exprimer sans difficulté dans les idiomes les plus baroques.

Le docteur Codoman le regarda avec un air de pitié.

— Vous ignorez peut-être à qui vous parlez, monsieur?

— Non, dit le religieux. Je sais que vous avez été professeur à la Faculté de Médecine de Paris.

— Et disciple d’Orfila, monsieur, d’Orfila et de Trousseau. Or, savez-vous ce que disent ces maîtres, l’un dans son Traité de Toxicologie générale, l’autre dans son Rapport sur la ligature de l’œsophage?

Le jésuite avoua d’un geste son ignorance.

— Savez-vous, en outre, que j’ai été chargé de l’expertise dans des cas aussi illustres que les suicides du duc de Choiseul-Praslin et des condamnés Soufflard et Aymé? Ainsi donc, soyez tranquille. En l’espèce, si la mort est due à un poison, l’autopsie se chargera de le démontrer. Pour le moment, vous souffrirez que je m’en tienne à mon diagnostic.

— Monsieur, dit le Père d’Exiles impatienté, je n’ai nullement prétendu vous donner une leçon. Je reste persuadé que votre diagnostic sera confirmé par celui de votre collègue, le chirurgien-chef Irving, de l’armée américaine, que nous n’avons pas pu nous dispenser de faire appeler, le malade que voici appartenant à la dite armée. Le docteur Irving sera là d’un instant à l’autre. Permettez qu’en attendant je vous laisse à vos occupations et retourne aux miennes.

Et le jésuite s’assit au chevet de Gwinett et se mit à lire son bréviaire.


Il était quatre heures. Le docteur Irving n’était toujours pas arrivé. Dans un coin de la chambre, à voix basse, le docteur Codoman donnait à Annabel remplie d’horreur des détails sur l’assassinat de la duchesse de Choiseul-Praslin.

— Le 19 août, les pairs instructeurs visitèrent l’hôtel Praslin, 55, faubourg Saint-Honoré. La chambre à coucher était encore comme elle était le matin du crime. Le sang, de rouge, était devenu noir, voilà la seule différence. On y voyait toute palpitante et comme vivante, la lutte et la résistance de la duchesse. Partout, des mains sanglantes, allant d’un mur à l’autre, d’une porte à l’autre, d’une sonnette à l’autre...

— Docteur, de grâce, dit Annabel, soulevée de dégoût.

— La pauvre duchesse était, à la lettre, déchiquetée, tailladée par le couteau, assommée par la crosse du pistolet. Allard, le successeur de Vidocq à la police de sûreté, nous dit: «C’est mal fait, les assassins dont c’est l’état travaillent mieux; c’est un homme du monde qui a fait ça.»

— Quelle épouvante! fit la jeune femme.

— Quant au duc, continua Codoman, il n’avait pas perdu son sang-froid. Au Luxembourg, un des pairs, le comte de Nocé, m’aborda en me disant: «Comprenez-vous? Il a fait du feu pour brûler sa robe de chambre!» Je lui dis: «Il avait quelque chose à brûler: ce n’était pas sa robe de chambre, c’était sa cervelle.»

À ce moment, Gwinett eut une nouvelle syncope. Le docteur alla vers lui avec humeur. Il en voulait à ce malade de lui avoir coupé son effet.

— Et le docteur Irving qui n’arrive toujours pas! murmura Annabel avec désespoir.

— Je suis tout prêt à lui céder la place, madame, dit Codoman avec aigreur. Vous me permettrez toutefois de douter...

— Excusez-moi, docteur, excusez-moi, fit-elle en lui prenant la main. Mais voir souffrir ainsi ce malheureux et ne rien pouvoir, ah! c’est affreux...

Le Père d’Exiles n’avait pas interrompu son bréviaire.

Le spasme du pasteur s’était apaisé et le docteur Codoman put poursuivre l’exposé de ses prouesses toxicologiques.

— Parfaitement, madame, c’est comme j’ai l’honneur de vous l’affirmer: ainsi qu’il arrive dans la plupart des cas d’empoisonnement par l’acide arsénieux, l’autopsie a révélé que l’estomac du duc de Praslin n’offrait aucune escarre. À peine était-il le siège d’une légère inflammation. Mais, pour le foie, c’était autre chose. Nous avons opéré séparément sur quatre cents grammes de ce viscère: premièrement, en incinérant par l’azotate de potasse; deuxièmement, en décomposant la matière organique par le chlore. Nous n’avons pas voulu recourir au procédé de carbonisation par l’acide sulfurique, tant prôné par l’Institut, parce qu’il est loin d’offrir les avantages que présentent ceux dont il vient d’être fait mention... Les résultats ainsi obtenus nous ont effectivement valu les félicitations de la Chancellerie.

— Comment, docteur, demanda Annabel, essayant de changer la conversation, comment, jouissant de la situation que vous deviez avoir, avez-vous pu consentir à quitter Paris?

Le front de Codoman se rembrunit.

— J’ai refusé de prêter serment à l’Empire, madame, répondit-il sèchement.

Les lèvres du Père d’Exiles qui priaient s’arrêtèrent une seconde pour sourire. Il n’ignorait rien des circonstances qui avaient motivé le départ de France du docteur, convaincu d’avoir, par des pratiques spéciales, porté un préjudice notable à la cause de la natalité dans l’arrondissement où il exerçait.

— Ah! dit Annabel, voici le docteur Irving. Enfin.

Le chirurgien-chef, petit être pâlot et timoré, pensa s’effondrer en constatant la présence d’un confrère, d’un confrère qui avait déjà dû se prononcer, au chevet du malade.

Annabel, sans lui laisser le temps de se reconnaître, le traîna auprès du lit.

— Votre avis, monsieur le Chirurgien-Chef. Vite, votre avis. Je vous en supplie.

— Mon avis, hum! madame, certainement. Attendez un peu..., fit le malheureux petit homme.

Il avait pris la main toujours inerte de Gwinett, mais c’était vers Codoman qu’il tournait des yeux qui imploraient.

L’autre, digne et froid, avait l’air de ne pas s’apercevoir de ce pitoyable appel.

— Eh bien? demanda Annabel.

— Eh bien... 44, 45, 46, — je peux toujours, — 48, 49 — déjà vous dire, madame, — 51, 52, — qu’il ne s’agit pas d’une de mes spécialités.

— Vous êtes spécialisé, mon cher confrère? demanda négligemment Codoman.

— Spécialisé n’est peut-être pas le terme qui conviendrait, fit humblement le petit homme. Il serait plus exact de dire que ce sont mes malades qui le sont, eux, spécialisés. Un médecin militaire, vous comprenez... À part, l’été, la dysenterie, l’hiver, les bronchites, et, en tout temps, les entorses et les maladies... les maladies... Excusez-moi, la présence de Madame me gêne.

— Nous comprenons.

— Je dois ajouter, pour être complet, lors des expéditions dans les territoires des hautes latitudes, quelques cas de scorbut.

— Évidemment, c’est maigre, fit Codoman avec une moue, et peu fait pour vous arranger le diagnostic. Mais, pour en revenir au cas qui nous occupe, quel est votre avis?

— Mon avis, mon avis, fit avec désespoir Irving, dont les yeux allaient et venaient de la porte à la fenêtre.

Il parvint pourtant à affermir sa voix, à lui donner une apparence d’autorité.

— C’est grave, évidemment, très grave. Et mon avis est d’abord qu’il y a trop de monde autour du malade. Monsieur, madame, si vous voulez bien sortir quelques instants et me laisser avec mon confrère, quelques instants seulement, supplia-t-il en jetant à Annabel et au jésuite un regard qui eût attendri un tigre.

Le Père d’Exiles et la jeune femme se retrouvèrent sur la terrasse.

— Qu’est-ce que c’est que toute cette comédie? fit Annabel en fronçant les sourcils. Ce chirurgien-major est parfaitement ridicule. Pourquoi nous a-t-il fait sortir?

— Pourquoi? dit le jésuite. Le pauvre homme est en train de remettre sur un plateau à son rival les clefs de son misérable savoir. Vous le gêniez, et moi aussi. Je ne suis d’ailleurs pas fâché de ce petit intermède.

Il regarda fixement son interlocutrice.

— Vous rappelez-vous ce que vous me disiez lundi dernier?

— Eh bien? demanda la jeune femme.

— Vous me demandiez de ne pas oublier que vous quittiez Salt Lake par le prochain convoi, le dimanche 4 juillet. Nous sommes aujourd’hui le jeudi 1er. Vous voyez, je n’ai pas oublié.

— Les circonstances ne sont plus les mêmes, dit Annabel, dont les paupières battirent.

— En quoi ont-elles pu changer?

— Et ce malheureux, qui est en train de mourir, dit-elle. Mon Père, vous m’étonnez!

— Je ne vois pas en quoi votre présence peut le sauver, fit-il âprement.

— Je préfère ne pas vous écouter, dit-elle. Rentrons, je pense que leur conciliabule est terminé.

Il était neuf heures du soir. Le chirurgien-chef Irving, puis le docteur Codoman, s’en étaient allés. Annabel et le Père d’Exiles restaient seuls auprès du pasteur. Ils n’avaient pas dîné.

On entendit un bruit de pas dans le jardin. Le lieutenant Rutledge parut sur le seuil de la chambre.

— Nous partons! cria-t-il.

Annabel se dressa, un doigt sur les lèvres, et, désignant le moribond:

— Allez faire du bruit ailleurs, dit-elle.

Le jésuite sortit avec l’officier.

— Qu’y a-t-il?

— L’armée quitte Salt Lake demain matin.

Et le petit lieutenant avait aux yeux de grosses larmes.

— Demain matin, fit le Père d’Exiles. Tiens, tiens.

Il demanda.

— Où va-t-elle?

— Momentanément à Cedar Valley, à quarante milles d’ici.

— Tiens! tiens! répéta le Père d’Exiles.

Il réfléchit une minute.

— Quand l’ordre de départ a-t-il été donné?

— Au rapport, ce soir, dit Rutledge.

— Cet ordre, on ne l’a pas connu plus tôt?

— Le chirurgien-chef Irving l’ignorait quand il est venu ici. La décision a dû être prise ce matin.

— Tout cela est bien étrange, murmura le Père d’Exiles.

— Il faut que je rassemble mes affaires, dit le lieutenant. Nous partons demain matin à six heures. Je dois coucher cette nuit au camp.

— On va vous aider à les rassembler, dit le Père d’Exiles.

— Et elle, fit Rutledge. Elle! je veux la revoir...

— Je vais lui demander de venir vous dire adieu, dit le jésuite.

Il entra dans la chambre. Un instant plus tard, il en ressortait seul.

— Mr. Gwinett est en proie à une crise, dit-il. Une issue fatale est à redouter d’un moment à l’autre. Mrs. Lee ne peut le quitter. Il faut l’excuser.

— Ah! s’écria Rutledge avec désespoir. Je ne la reverrai donc pas!

— Il faut l’excuser, dit froidement le Père d’Exiles.

Le jeune homme baissa la tête. Des larmes coulèrent de nouveau sur ses joues. Le Père Philippe lui prit la main.

— Vous l’aimiez donc? murmura-t-il.

Il y eut un silence. On voyait la lune ruisseler sur les feuilles blanchâtres des saules.

— L’armée part demain matin, dit le jésuite. Et le convoi, le convoi qui devait quitter Salt Lake dimanche soir?

— Les trente voitures qui doivent le composer restent au camp, fit Rutledge d’une voix entrecoupée. Elles quitteront Salt Lake à la date fixée, dimanche prochain, à huit heures. Je suis chargé par le capitaine Van Vliet de faire savoir à Mrs. Lee que quatre chariots lui resteront, jusqu’à la dernière minute, réservés.

— Ah! fit le jésuite, tout n’est peut-être pas encore perdu!

Il saisit les mains du lieutenant.

— Vous aimiez Annabel Lee, dites-vous, monsieur?

Pour toute réponse, Rutledge le regarda et lui montra son visage ravagé par les pleurs.

— Eh bien, monsieur, l’amour n’existe que lorsqu’il n’est pas égoïste. Vous partez demain. Vous reviendrez peut-être un jour, dans un mois, dans un an, dans vingt, que sais-je. Si vous l’aimez, souhaitez de ne jamais la revoir, ici, du moins.

L’armée américaine quitta Salt Lake le vendredi 2 juillet, à six heures du matin, après un séjour de moins d’une semaine sur les bords du Jourdain.

Le dimanche 4 juillet, vers huit heures du soir, le Père d’Exiles sortit de la chambre où, toute la journée, il était resté auprès du pasteur en compagnie d’Annabel Lee. Le docteur Codoman, venu vers cinq heures, n’avait constaté aucune amélioration dans l’état de Gwinett, mais pas d’aggravation non plus. Il s’était retiré perplexe.

Le Père d’Exiles quitta la chambre, parcourut la maison. Du lourd bahut au vase le plus fragile, chaque objet avait repris sa place. Seules, quelques brindilles de paille attestaient, de-ci, de-là, qu’à un certain moment il avait pu être question de départ.

Dans la cuisine, Rose et Coriolan achevaient un repas mélancolique. Le jésuite recula devant une conversation avec les pauvres nègres; il s’enfuit.

Il y a, en plein été, des soirs qui sentent déjà l’hiver, par le silence des petites voix animales, et cette odeur de fumée âcre! Ce soir était un de ceux-là.

Devant la porte d’entrée, ouverte sur le jardin noir et vide, le martinet pourpré passait et repassait, avec de minces cris rauques et déchirants.

Le Père d’Exiles vint s’asseoir sous la véranda. La nuit était tout à fait tombée...


Alors, dans le lointain, un bruit naquit. Un bruit au sud, qui gagna la partie orientale des sombres étendues du firmament... Un bruit qui se répercutait, en de sourds et lents cahots, sur la muraille ténébreuse des monts Wahsatch.

C’était le dernier convoi américain qui quittait Salt Lake, — sans Annabel Lee.


En proie à un immense découragement, le Père d’Exiles mit sa tête dans ses mains, et il resta ainsi longtemps, jusqu’à ce qu’il n’entendît plus le roulement des chariots en route vers les terres salvatrices de l’Est.

CHAPITRE V

On atteignait le milieu d’août, le révérend se remettait avec une lenteur qui désespérait le Père d’Exiles. Gwinett mangeait avec assez d’appétit, mais semblait ne profiter guère de la délicate nourriture qu’on lui servait. Il se plaignait peu, d’ailleurs. Il restait dans une sorte de prostration perpétuelle, les yeux souvent levés au ciel, comme pour le prendre à témoin de ses souffrances, et les lui offrir. Il ne ramenait son regard vers la terre que pour le reporter avec reconnaissance sur Annabel. C’était la première fois, de toute sa mince petite vie, que la jeune femme se sentait utile. La gratitude de Gwinett n’était rien à côté de celle qu’elle lui vouait pour lui avoir révélé ce sentiment. Chère Annabel de linon blanc, entrant chaque jour, dès le matin, chez le pasteur, choisissant, avant d’y pénétrer, ses guimpes les plus simples, s’appliquant à rejeter en arrière ses belles boucles, à les tordre même en petites nattes austères, et n’arrivant pas, malgré ses efforts, à se donner le moins du monde l’air diaconesse.

En entrant chez le malade, le Père d’Exiles la trouvait penchée sur lui, ses cheveux blonds touchant presque les cheveux bruns du jeune homme; elle lui faisait boire une potion quelconque ou remettait de l’ordre dans ses oreillers. Lui se laissait faire avec un sourire grave, une grande beauté sereine peinte sur son visage amaigri, toujours soigneusement rasé.

Un matin de cette semaine, le courrier apporta au Père Philippe une lettre; elle était datée de Marisville et signée du Père Rives, supérieur de l’Ordre pour les diocèses d’Oregon, d’Utah et de Californie.

J’ai bien reçu votre lettre en date du 20 juin, écrivait le Supérieur. D’après les projets que vous m’y exposez, vous devez avoir quitté Salt Lake depuis un mois et vous trouver, à l’heure actuelle, dans les environs de la rivière Humboldt. Dans le manque de détails où je suis sur votre nouvelle adresse, je vous envoie cette lettre à l’ancienne, à Salt Lake, d’où j’espère qu’on vous l’expédiera sans trop de retard...

Suivaient quelques instructions intéressantes uniquement pour des membres de l’Ordre, et relatives à l’évangélisation des Indiens Shoshonès, sur les progrès de laquelle le Père d’Exiles était prié de faire parvenir, aussitôt que possible, un certain nombre de renseignements.

Le jésuite mit la lettre dans sa ceinture. Il était un peu pâle.

— Parfait! murmura-t-il. Il n’y a plus à tergiverser. Voilà qui m’accule à la netteté et au courage. Eh bien, soit! Aujourd’hui même, j’aurai les deux.

Et l’heure et le lieu du combat ayant été, dans son esprit, ainsi bien arrêtés, il attendit.


Le pasteur avait été précisément autorisé ce jour-là à quitter sa chambre et à se mettre à table. Le déjeuner était servi, comme de coutume, sous la véranda. Il faisait beau et un peu frais. Déjà des feuilles rousses perçaient par endroits la paroi verte de la charmille.

— Je vous annonce une surprise heureuse pour le dessert, dit Annabel en s’asseyant.

Et, durant le repas, elle fut gaie comme elle ne l’avait jamais été, et belle. Le jésuite contemplait avec inquiétude cette joie et cette beauté.

Comme Rose déposait les fruits sur la table, Annabel exhiba une large enveloppe cachetée de rouge.

— Savez-vous ce qu’il y a là-dedans? demanda-t-elle.

— Tiens, pensa le religieux, la poste aura donné, ce matin.

— Que je vous dise! poursuivit Annabel. Ah! vous ne savez pas le danger que vous avez couru, fit-elle, s’adressant à Gwinett.

— Un danger? dit le révérend, avec un sourire inquiet. Vous voulez vous amuser.

— Jugez-en! Il y a huit jours, une enveloppe pareille à celle-ci, et à vous adressée, est arrivée, monsieur Gwinett. Cette enveloppe, je l’ai ouverte. Oui, c’est ainsi, dit-elle en riant, vous étiez abattu, prostré, incapable de lire. Et moi, je me doutais un peu de ce que pouvait contenir ce pli officiel.

— Et... de quoi s’agit-il?

— Vous le demandez? C’était pour vous l’ordre — et formel, je vous prie de le croire, — d’avoir à rejoindre dans la semaine l’armée au camp de Cedar-Valley. Un chariot devait venir vous prendre. J’ai pris moi-même ma plume et j’ai renvoyé au général Johnston son ordre, avec quelques lignes de ma façon.

— Vous avez...! fit Gwinett épouvanté.

— Parfaitement. Et, par retour du courrier, voici ce que j’ai reçu: des excuses pour moi, et trois mois de congé pour vous, à valoir du jour où l’autorité médicale du lieu — c’est du docteur Codoman qu’il s’agit — aura décrété votre entrée en convalescence.

Et, triomphalement, elle jeta sur la table la lettre du général en chef.

Gwinett s’en saisit, la lut avec soin, puis une main sur son cœur:

— Les années, dit-il, pourront s’écouler, madame, sans que...

Le Père d’Exiles l’interrompit:

— J’ai également reçu une lette, dit-il avec gravité.

Il y eut un instant de silence. Gwinett, arrêté dans ses effusions, s’appliquait à n’en marquer aucun ressentiment. Annabel fut moins maîtresse d’elle-même. Le jésuite vit avec effroi le petit geste d’impatience par lequel elle manifestait son regret de n’avoir pu recevoir le témoignage in extenso de la gratitude du révérend.

— Vous avez reçu aussi une lettre? dit-elle cependant, sur un ton qui dénotait, d’ailleurs, la plus complète indifférence.

— Une lettre de mon Supérieur, le Père Rives.

— Ah! fit-elle, et que vous veut-on?

— Il me demande sur ma mission en Idaho des renseignements que je devrais lui avoir envoyés depuis un mois... Il faut que je parte.

Elle eut un geste de surprise peinée.

— Déjà! murmura-t-elle, avec un accent de regret qui n’était pas feint.

Ce fut tout.

— Ah! se disait le malheureux. Il ne lui serait pas venu à l’idée d’ouvrir la lettre qui m’était adressée, et de répondre directement à mon Supérieur.

Cette pensée le fit, malgré tout, sourire.

— Il est vrai que, moi, je ne suis pas malade, murmura-t-il.

Malade... Il répéta ce mot à haute voix, avec un rire.

Le pasteur et la jeune femme se regardèrent.

— Vous êtes malade? demanda timidement Annabel.

— Moi, fit-il, se passant la main sur le front. Ai-je dit quelque chose de semblable? Ah! oui, je vous demande pardon. Ce n’était pas de cela qu’il s’agissait.

Il avait retrouvé tout son calme. Il répéta:

— Je vous demande pardon.

Et, s’adressant au pasteur:

— À propos de cette lettre, monsieur Gwinett, je désirerais avoir avec vous un moment d’entretien.

— À propos de quelle lettre, monsieur? demanda l’autre.

— À propos de celle-ci, et aussi de celle-là, dit le Jésuite en tirant de sa ceinture la lettre du Père Rives et en la posant sur la lettre du général Johnston.

— Quand il vous plaira, dit Gwinett.

— Tout de suite.

En cet instant, Annabel s’étant levée pour prendre sur la crédence un objet quelconque, le Père d’Exiles eut le malheur de se méprendre sur son geste.

— Vous pouvez rester, madame, vous n’êtes pas de trop, au contraire, dit-il.

— Je l’espère, fit-elle, avec cette hauteur qui, parfois, la redressait toute, secouant soudain sa douce mollesse.

— Il serait, en effet, extraordinaire que Mrs. Lee fût de trop chez elle, ajouta doucement Gwinett, avec un petit rire obséquieux.

— Ce n’est pas ce que j’avais voulu dire, allait répondre à Annabel l’infortuné; mais la petite phrase du pasteur lui bloqua les lèvres. Il tressaillit, le regarda. Les deux hommes se toisèrent. Puis, le Père d’Exiles sourit. Cette atmosphère d’hostilité venait de lui restituer sa complète maîtrise.

Sans escarmouche inutile, il porta immédiatement l’attaque sur le terrain ennemi.

— Comment vous trouvez-vous, ce matin, monsieur Gwinett? Il me semble que vous allez beaucoup mieux.

Ce fut Annabel qui répondit.

— Beaucoup mieux! Où avez-vous donc les yeux? Que n’étiez-vous là tout à l’heure quand il lui a fallu se lever. Il était si faible qu’il a failli tomber. J’ai été obligée d’appeler Rose pour le conduire à nous deux ici. N’est-ce pas, Rose?

— Oui, maîtresse, murmura la négresse, qui tremblait.

— C’est étrange, dit le jésuite.

— Que voyez-vous là d’étrange? fit la jeune femme, presque agressive.

Le pasteur la calma d’un geste.

— Oserais-je vous prier, chère madame, de laisser Monsieur préciser à loisir, et sans restriction mentale d’aucune sorte, toute sa pensée.

Il répéta, scandant à dessein chaque syllabe:

— Sans restriction mentale.

— Je n’ai pris la parole qu’avec cette intention, monsieur, dit poliment le jésuite. Je vous promets que vous allez être satisfait.

Il se versa un peu d’eau.

— Nous sommes aujourd’hui le 11 août, dit-il.

— C’est un fait, reconnut Gwinett.

— Et vous avez fait à Mrs. Lee l’honneur de tomber malade chez elle le 2 juillet. Il y a exactement un mois et neuf jours. Je dis bien. Monsieur, lorsque, tout à l’heure, je me servais du terme étrange à propos de votre maladie, je me suis mal exprimé, ou, du moins, j’ai exprimé sur un point particulier une opinion toute personnelle. Je conviens qu’il est un autre qualificatif qui s’applique mieux à la circonstance.

— Et quel est-il?

— Le qualificatif inopportun, monsieur.

— Si j’ai bien compris, dit Gwinett avec le plus grand calme, réservant momentanément pour vous votre opinion sur la nature et l’origine de mon mal, vous n’en voulez envisager que les répercussions. À cet égard, vous le déclarez inopportun.

— C’est cela même, dit le jésuite. Il y a vraiment plaisir à discuter avec vous.

— Inopportun. Nous sommes ici trois personnes réunies. Ce n’est sans doute pas au point de vue de mon intérêt que vous trouvez cette maladie inopportune?

— Vous ne le voudriez pas, dit le Père d’Exiles, avec le plus méprisant des sourires.

Gwinett ne broncha pas.

— Au point de vue du vôtre, peut-être, insinua-t-il.

Le jésuite accentua l’expression de son sourire. Gwinett blêmit légèrement.

— Non? Dans ces conditions, votre pensée n’est pas douteuse. Ce sont les intérêts de Mrs. Lee, ici présente, que menace la prolongation de mon séjour dans cette maison.

— Vous l’avez dit, fit avec simplicité le Père d’Exiles.

Il y eut une tentative d’Annabel pour s’interposer. Le pasteur l’arrêta encore.

— Je vous en prie, madame. Je ne crains rien et suis de taille à me défendre.

Il marqua une pause.

— Je pourrais, monsieur, vous rappeler que ce fut sous vos auspices que je fus admis sous ce toit. Mais je répugne, moi, aux arguments ad hominem. Pouvez-vous me dire en quoi ma présence est préjudiciable aux intérêt de Mrs. Lee, intérêts que la plus élémentaire reconnaissance me rend, croyez-le, au moins aussi précieux qu’ils peuvent l’être pour vous?

— Monsieur, dit le Père d’Exiles, quand je vous fis venir ici, j’escomptais que votre venue hâterait le départ de Mrs. Lee, au lieu de le retarder. Je ne sais si je me fais bien comprendre. Si j’avais pu deviner que le lieutenant Rutledge s’en irait dans la semaine...

Annabel rougit. Le pasteur eut un geste de pudique protestation.

— Si j’avais pu le deviner, reprit le jésuite avec force, eh bien, cher monsieur Gwinett, malgré votre détresse, malgré les Adieux d’Adolphe Monod, malgré Emerson lui-même, jamais, vous m’entendez bien, et je le dis avec une netteté qui ne peut manquer de toucher une âme si prévenue contre la restriction mentale, jamais, jamais vous n’auriez eu à compter sur moi pour mettre les pieds ici.

— Je constate, dit le pasteur, que vous vous êtes livré alors à une petite comédie qui, aujourd’hui, se retourne contre vous. Je fais juge Madame de semblables procédés. Mais qu’y puis-je?

— Vous pouvez vous en aller, dit le religieux. Votre ministère vous rappelle parmi vos soldats.

— Il y a trop longtemps que le vôtre vous rappelle parmi vos Indiens, dit doucement le pasteur, pour que vous puissiez m’opposer un argument de cette sorte. Mais, après tout, fit-il, haussant soudain la voix, de quel droit m’interpellez-vous ainsi? Ce droit, est-ce Mrs. Lee qui vous l’a concédé? Alors, je n’aurais plus rien à dire. Parlez, madame, parlez, fit-il avec véhémence. Tout à l’heure, je vous suppliais de vous taire. Maintenant, je vous en conjure, parlez! Dites, avez-vous donné à Monsieur mandat de me traiter de façon aussi indigne?

Annabel garda le silence.

— Ce mandat, monsieur, dit le Père d’Exiles, qui commençait à s’échauffer, je le possède, en vérité, et le tiens de qui de droit. J’ai reçu la mission de ne sortir de ces lieux que lorsque la maîtresse de céans les aurait elle-même quittés. N’est-il pas vrai, madame?

Annabel ne répondit pas.

— Quel est donc le péril que peut courir ici Mrs. Lee? demanda le pasteur.

— Monsieur, dit le jésuite avec ironie, dois-je vous rappeler les répulsions qui vous assaillaient vous-même et dont vous me fîtes part le jour que je vous rencontrai au bord du Jourdain? Si le séjour de Salt Lake est peu convenable pour un pasteur méthodiste, croyez-vous qu’il soit plus indiqué pour une jeune femme catholique?

— À mon tour de vous rappeler que vous me répondîtes alors, dit aimablement Gwinett: «Nous portons en nous nos propres périls.» Et c’est faire, ce me semble, injure à Mrs. Lee que de lui supposer une âme si peu forte...

— Monsieur, fit le jésuite à bout de patience.

Il se contint encore. Il parvint à sourire encore.

— Que je déplore, dit-il, la vaine querelle où nous nous affrontons! Ne serait-ce pas plus profitable de voir les faits? J’ai promis, monsieur Gwinett, et Mrs. Lee le sait bien, de veiller sur elle, de l’aider à quitter Salt Lake. Vous, d’autre part, il est certain, — et le son de sa voix était ineffable — que l’état de votre santé vous interdit pour le moment de quitter cette ville.

— N’est-ce pas? fit Annabel avec élan.

— Eh bien! Mais n’y a-t-il pas un moyen de tout concilier? Que Mrs. Lee s’en aille. Vous, vous pouvez rester ici. Son départ n’entraîne pas le vôtre. Ses soins, sans doute, sont précieux, mais enfin, il ne doit pas manquer dans Salt Lake de gardes-malades capables de la remplacer, sinon sous ce rapport de l’assiduité et du dévouement, du moins sous celui de l’efficacité. Il me semble, par exemple, que la petite Sarah Pratt...

Le Père d’Exiles avait parlé en toute simplicité. Il ne vit pas le regard terrifié que lui lança Gwinett, ou, s’il le vit, il n’en saisit pas la cause.

— Sarah Pratt, ou Bessie London, ou toute autre, continua-t-il, en admettant que les soins d’un homme ne soient pas suffisants.

— Je ne serai jamais un obstacle à la quiétude de Mrs. Lee, dit Gwinett d’une voix altérée.

— Je n’en ai jamais douté, dit le Père d’Exiles. Eh bien, mais il me semble que voilà toutes les difficultés levées.

Il y eut un silence, pendant lequel le jésuite put croire la partie gagnée.

Alors, on entendit la voix nette et tremblante d’Annabel, qui disait:

— Je ne quitterai cette maison que lorsque monsieur — et elle désignait Gwinett, — sera complètement rétabli.

— Alors, vous y êtes pour tout le temps qu’il le voudra, dit avec flegme le Père Philippe.

— Monsieur, dit très doucement Gwinett, vous passez peut-être les bornes.

— Vous les passez, dit Annabel Lee.

Le révérend comprit sans doute que le moment était venu de jouer le grand jeu.

— Vous estimerez, sans doute, madame, fit-il, que ma présence sous votre toit est désormais incompatible avec celle de monsieur.

— Je ne saurais être d’un autre avis, dit le Père d’Exiles qui, en cet instant, ne douta plus du succès.

— C’est à Madame de se prononcer, dit Gwinett, qui se savait en main des atouts ignorés de son adversaire.

Annabel baissa la tête sans répondre.

Le Père d’Exiles devint très pâle.

— N’avez-vous pas entendu? demanda-t-il, durement cette fois.

Elle le regarda avec des yeux suppliants, des yeux de bête traquée. Mais elle s’obstina dans son mutisme.

— Ah! fit-il, eh bien, mais cela suffit, j’ai compris.

Il répéta:

— J’ai compris.

Il se leva.

— Dans quelques heures, dit-il, madame, votre vœu tacite sera exaucé; vous serez débarrassée de ma présence.

Et il sortit.

Resté seul avec la jeune femme, Gwinett eut une courte défaillance. Il chancela, manqua de tomber.

Elle se précipita, le retint dans ses bras, l’aida à s’asseoir.

— Quelle horrible scène, fit-elle encore toute tremblante. Ah! vous ne m’en voulez pas, dites-moi que vous ne m’en voulez pas!

— Cher ange, ange de Dieu, vous en vouloir! murmura faiblement le pasteur.

Et il leva les yeux au ciel.

Lorsque Ignace, au lit et malade, fait appeler François de Xavier et l’informe qu’il vient de le désigner pour l’évangélisation des cités azurées, des perles orientales, Mélinde, Tuticorin, Méliapor, le jésuite, le cœur inondé de joie, rentre dans sa chambre, il prépare son portemanteau... Méliapor, Tuticorin, Mélinde, et aussi la Goa d’Albuquerque! Un Claude, un Gwinett, parmi les chatoyantes rues de ces villes mystérieuses, il fera l’effet d’un homme à lunettes et redingote dans un troupeau de belles bayadères nues. Mais un saint François n’y sera point déplacé, là comme nulle part, pas plus qu’un Père d’Exiles auprès du lit tiède d’Annabel Lee.

Comme saint François dans sa chambre romaine, le Père Philippe dans la sienne commença à mettre de l’ordre en son petit bagage. La valise grise contenant l’autel démontable eut d’abord tous ses soins. Puis il passa en revue ses effets personnels, le pauvre linge maintes fois raccommodé; du mur, il décloua une image: saint Christophe, patron des voyageurs; il la mit entre les pages d’un vieil exemplaire des Entretiens spirituels. Longtemps, il hésita devant une douzaine de mouchoirs, très fins, don d’Annabel Lee. Il commença par les excepter de son avoir et les posa sur un coin de table...

— Non, dit-il, c’est de l’amour-propre mal placé.

Il en reprit six et les répartit parmi ses chemises.

Puis il se mit à écrire au Père Rives une lettre par laquelle il lui annonçait son départ.


Derrière la porte, depuis un moment, un léger bruit se faisait entendre. Un bruit de sanglots réprimés.

Le Père d’Exiles alla vers la porte et l’ouvrit.

C’étaient les nègres.

Rose pleurait, agenouillée, le visage enfoui dans un immense mouchoir rouge. Coriolan était debout, immobile, tête courbée. Des larmes perpendiculaires tombaient de ses yeux et venaient faire sur le plancher bien ciré des petites flaques.

— Entrez, dit le Père d’Exiles.

Il referma la porte.

— Qu’y a-t-il?

Ils ne répondirent pas, et se mirent à pleurer plus fort, sans aucune contrainte.

— Votre maîtresse vous a parlé?

Incapables de répondre, ils firent signe que non.

— Vous avez donc écouté aux portes? demanda âprement le Père d’Exiles.

— Oui, dit Rose, arrachant brusquement son mouchoir, et découvrant un visage tuméfié par les pleurs. Nous avons écouté... tout le temps du déjeuner.

Et Coriolan répéta:

— Tout le temps du déjeuner.

Le Père d’Exiles admira chez ces pauvres gens le misérable instinct des bêtes.

— Eh bien, se borna-t-il cependant à dire.

— Vous pas partir, monsieur l’Abbé, supplia Rose.

— Pas partir, répéta Coriolan.

— Il faut que je parte, dit le jésuite.

Alors, ce fut une cascade de larmes et de lamentations.

— Nous perdus, perdus! fit Rose.

— Perdus! dit Coriolan.

— Jamais plus revoir Saint-Louis et le Missouri!

— Jamais plus revoir la Gasconnade et les lanternes bleues!

— Et maîtresse aussi, perdue, perdue!

— Perdue, perdue, perdue!

Cet horrible mot, chantonné, hululé par les nègres résonnait tragiquement devant les petits paquets ficelés du Père d’Exiles. Il eut une seconde d’atroce angoisse.

— Ah! mon Dieu, murmura-t-il.

Puis il s’imagina Annabel, les lèvres mauvaises, et le sourire mielleux du révérend.

— Non, non, fit-il.

Les six mouchoirs s’empilaient sur un coin de table. Il les vit. Il entendit les sanglots redoublés des nègres.

— L’amour-propre, encore l’amour-propre! pensa-t-il avec horreur. Ah! je suis indigne.

Il prit par les poignets la chambrière et la mit debout.

— Rose, dit-il, où est ta maîtresse?

Elle ne pouvait parler. Ce fut Coriolan qui répondit:

— En bas, toujours. Toujours auprès du monsieur prêtre en redingote.

— Eh bien, qu’un de vous aille, aille lui dire...

— Quoi? firent-ils, tous deux ensemble.

— Que je veux lui parler, qu’il faut que je lui parle, mais tout de suite, et ici.

Il était pâle. Il répéta:

— Ici, ici.

Les deux nègres se regardèrent avec bonheur.

— Vas-y, dit Rose.

— Non, toi, dit Coriolan.

— L’un ou l’autre, à votre choix, dit le Père d’Exiles, d’une voix que l’énervement rendait terrifiante, mais tout de suite ou sinon...

Rose se releva précipitamment. On l’entendit monter en toute hâte l’escalier.

Il y eut un moment de tragique silence. Le jésuite regarda Coriolan. Le misérable, à genoux, priait.

— Elle ne revient pas, murmura le Père d’Exiles. Rose ne revient pas.

Les dents du nègre claquèrent.

— Sainte Marie, mère de Dieu... Sainte Marie, mère de Dieu.

Le jésuite alla sur le seuil de la chambre.

— Ah! fit-il.

Il venait d’apercevoir Rose, accroupie au milieu de l’escalier.

Il monta quelques marches, aida la négresse à se relever, la ramena dans la chambre.

— Eh bien? demanda-t-il.

— Sainte Marie, mère de Dieu, priez pour nous, pauvres pécheurs, répétait la voix mourante de Coriolan.

— Eh bien, répéta le Père d’Exiles. Vous l’avez vue?

— Oui, murmura Rose.

— Vous lui avez parlé? Vous lui avez dit?

— Oui.

— Et... qu’a-t-elle répondu?

— Elle a répondu... Oh, monsieur l’Abbé.

Le jésuite prit dans ses mains les mains de la négresse.

— Parlez, Rose, je vous en prie.

— Elle a répondu, elle a répondu que le monsieur Gwinett était en ce moment très malade, qu’elle ne le quitterait pas; mais que, plus tard, dans la soirée...

— Bien, fit avec calme le Père d’Exiles, bien.

Très doucement, il dit:

— Rose, Coriolan, mes pauvres amis, il faut me laisser. Laissez-moi, je vous en supplie. Il est quatre heures. Coriolan, il faut aller à l’écurie, et donner de l’orge à Mina. Elle aura à marcher toute la nuit. À six heures, je viendrai à l’écurie, à six heures. D’ici là, je vous en prie, laissez-moi seul. Voyez, tout est prêt, laissez-moi seul.

Il les poussait lentement, parlant ainsi, vers la porte. Ils sortirent en titubant.

Mina était une mule grise, don d’un pauvre émigrant allemand que le Père d’Exiles avait soigné dans les environs des sources du Humboldt, et qui était mort en le faisant son héritier.

Dans son temps, elle avait été une marcheuse et même une grimpeuse remarquable. Mais elle se faisait vieille. En outre, elle venait de passer un an de quiétude parfaite, dans la belle écurie de la villa, à côté de la jument d’Annabel Lee. Elle avait beaucoup engraissé. Quand il fut question de la seller, Coriolan n’y put parvenir qu’en pratiquant au couteau un, deux, trois trous supplémentaires dans la sangle. Elle se laissait faire. Ayant, en sa mince cervelle carrée, oublié sa dure vie de mule d’émigrant et de missionnaire, elle ne craignait pas de la voir recommencer.

On entendait, contre le box, les coups de pied de la jument.

— Qu’est ceci? dit le Père d’Exiles, survenant.

Il désignait, sur la bête, à côté de la valise de toile, un petit paquet. Il le tâta. C’étaient des vivres. Une grosse gourde pendait au flanc de la selle.

Les deux nègres baissèrent la tête.

Rose murmura:

— Venez, mon Père.

Il se laissa conduire dans la salle à manger. Un repas était préparé. Devant la table, une seule chaise. Il y avait, dans un vase, à peine flétries, les mêmes fleurs qu’au déjeuner, alors que la vie était encore si droite et si belle.

Le jésuite mangea. Il s’aperçut avec amertume qu’il avait faim. Puis il quitta cette salle à manger, où il ne devait plus jamais revenir. Arrivé sous la véranda, il leva les yeux vers la ligne noire de la toiture, le trou sombre où le martinet pourpré devait achever son sommeil de triste bête crépusculaire. Coriolan attendait à la porte du jardin, tenant Mina par la bride. Le Père d’Exiles lui prit la bride des mains.

— Adieu, dit-il.

Les deux nègres ne pleuraient plus, mais ils s’étaient agenouillés.

— Mes pauvres amis! dit le jésuite.

Il se pencha vers eux et les bénit.

— Allons, Mina, allons.

Et il s’en fut.

La route d’Ogden lui parut trop rectiligne, et puis, il avait peur de rencontrer des gens qui lui auraient parlé. Il quitta la route et, obliquant à gauche, se mit à marcher dans l’étendue désolée qui borde la rive orientale du Lac.

Le soleil baissait rapidement au-dessus des flots bleus. Une légère brise soufflait, qui ourlait la lisière des eaux d’une traînée d’écume blême. L’horrible rivage aride filait à perte de vue, vers le nord, plaqué çà et là de traînées de sel, blanchâtres comme une lèpre, ou rougeâtres, si le soleil s’y reflétait.

Rien, pas une herbe, pas une algue, pas un coquillage. Seulement, par instant, quelque mouette fourvoyée, un butor battant ridiculement des ailes, puis s’envolant avec un cri rauque... À un endroit, dans l’eau stagnante d’un petit ruisseau plat, trois ou quatre poissons morts flottaient, le ventre en l’air. Insouciants, ils s’étaient laissé entraîner par l’eau douce, et peu à peu, l’eau douce était devenue saumâtre. Le Lac Salé les avait tués.

Le Père d’Exiles poursuivit son chemin. À mesure que le soleil baissait, sur leur droite, l’ombre de l’homme et celle de la bête grandissaient, devenaient immenses...

«Dans une demi-heure, pensa le jésuite, il fera nuit.»

Ce fut alors un nouveau ruisselet pâle, avec de nouveaux poissons morts. L’eau était si saline, si dense, que les sabots de Mina n’y soulevaient aucune de ces éclaboussures que l’on voit dans les chers ruisseaux européens. À l’entour, partout, c’était maintenant une poussière bistrée, une poussière de sauterelles mortes. Elles aussi, après avoir, l’été précédent, ravagé les moissons des Saints du Dernier Jour, elles s’en étaient venues jusque-là, et le Lac Salé les avait tuées.

Alors, en une fois, d’un seul coup, le Père d’Exiles comprit l’atrocité de ce pays, l’atrocité de la destinée de la petite créature vivante qu’il laissait derrière lui. Le soleil venait de choir dans la mer morte. De tous côtés, des ombres bleues rampaient, gagnaient le ciel, en expulsaient les glorieuses couleurs du jour. Annabel! l’abandonner ainsi. Il trembla. Il eut, une seconde, la pensée de revenir en arrière, de l’arracher, coûte que coûte, malgré elle, à son exécrable avenir.

— Allons, Mina, allons!

Pour résister à la tentation, il avait essayé de hâter le pas. Mais la mule, si douce d’ordinaire, regimbait. Elle gémit sourdement. Au même instant, par-derrière, un hennissement se fit entendre. La mule s’arrêta tout à fait. Le bruit mou d’un petit galop sur le sable devint distinct, puis le bruit plus appuyé d’un cheval qu’on met au pas. Le Père d’Exiles se mit à caresser le col de la mule immobile. En réalité, il s’appuyait contre elle.

Il avait deviné Annabel Lee, mais il ne s’était pas retourné.

Elle avait bien son amazone, mais n’avait pas pris le temps de mettre ses bottes. Ses cheveux blonds, en mèches légères, flottaient dans l’orbe sombre de son grand chapeau de feutre.

Elle avait sauté à terre.

— J’ai couru, dit-elle.

Le Père d’Exiles ne bougea pas. Mais son appui se déroba soudain. La mule avait reconnu son amie la jument. Naseaux contre naseaux, avec des reniflements de bonheur, les deux bêtes avaient déjà renoué leurs confidences mystérieuses.

— J’ai couru, reprit Annabel. J’avais peur de ne pas vous rejoindre, ajouta-t-elle humblement.

— Il eût été plus simple de vous dispenser de cette course, dit le Père d’Exiles, et de me dire ce que vous aviez à me dire à la villa. Vers quatre heures, Rose vous en a fourni l’occasion.

Annabel baissa la tête. Ils gardèrent quelques instants le silence. Dans le ciel gris, les premiers courlis passèrent en criant.

— Vous permettez que je continue mon chemin, dit le jésuite. Je tiens à être à Ogden avant minuit. Quand l’obscurité sera tombée, j’irai moins vite. Allons, Mina.

— Laissez-moi vous accompagner un peu, murmura la jeune femme.

— À votre aise, dit-il.

Tirant par la bride leurs bêtes, ils marchèrent, côte à côte, pendant cinq cents mètres. Les derniers éclairs du jour se jouaient avec une acuité suprême dans les flaques salines. C’était l’instant où la terre apparaît plus claire que le ciel.

Devant eux, venu de je ne sais où, un petit oiseau surgit, un pitoyable hoche-queue. Il les attendait, jusqu’à ce qu’ils fussent presque sur le point de marcher sur lui. Alors, il repartait avec un cri imperceptible, pour aller se poser un peu plus loin, les attendre de nouveau et repartir encore.

Enfin, Annabel parla, d’une voix basse, d’une voix où il y avait déjà toutes les affres de la nuit.

— Pourquoi partez-vous?

— Je n’ai que trop tardé, dit le Père d’Exiles.

— Trop tardé! fit douloureusement la jeune femme.

— Oui, trop tardé, répéta-t-il âprement. Je suis prêtre, on m’attend là-bas.

Et il désigna du geste les solitudes obscures du Nord.

— C’est pour des Indiens que vous me laissez! dit Annabel.

— Une âme en vaut une autre, dit durement le Père d’Exiles. Et j’aime d’ailleurs à croire que la vôtre n’est pas en péril.

Elle ne sut que murmurer de nouveau:

— Pourquoi partez-vous?

— Et vous, demanda-t-il, pourquoi restez-vous?

— Vous le savez bien, fit-elle, plus bas encore.

— Je m’interroge à cet égard depuis deux mois, dit-il, et...

Elle ne le laissa pas achever sa phrase.

— J’ai accepté une tâche, dit-elle faiblement. Cette tâche, je dois la remplir jusqu’au bout.

— La tâche de mener à bien la guérison de Mr. Gwinett, sans doute?

Elle ne répondit pas. Elle inclina la tête.

— Un peu de sincérité, je vous prie, avec vous-même, fit le Père d’Exiles presque violemment. Auriez-vous le courage de me jurer que ce sont uniquement vos scrupules de garde-malade qui vous retiennent à Salt Lake?

Elle lui jeta un regard d’indicible souffrance.

— Ah! dit-elle, et vous, croyez-vous être tout à fait sincère avec vous-même, lorsque vous le mettez, ce départ, sur le compte de votre devoir de missionnaire?

Ils courbèrent tous deux la tête, lui anéanti, elle frissonnante devant les paroles qu’elle venait d’oser prononcer.

Le hoche-queue s’envola sous leurs pieds avec son lugubre petit cri plaintif. Ils ne le virent qu’avec peine se reposer.

— J’ai froid, fit Annabel.

— Il faut rentrer, dit le jésuite.

— Quelques pas encore, supplia la jeune femme.

À une centaine de mètres, devant eux, la piste qu’ils suivaient, pâle au milieu des terres noires, en coupait une autre, qui allait vers le Lac. Au croisement, il y avait une sorte de haute borne, sombre sur le ciel.

Ils sentirent que c’était là qu’ils se sépareraient. Instinctivement, ils ralentirent leur marche.

Bientôt, ils atteignirent la borne. C’était un lourd pieu carré, qui portait, grossièrement charbonné sur chacune de ses quatre faces, le sinistre œil mormon. Le hoche-queue s’était perché sur son sommet.

Il les laissa s’approcher, tout près, cria, et disparut pour toujours dans l’obscurité.

Autour d’eux, les trous d’eau paraissaient maintenant pleins d’encre. On entendait les courlis, plus fort, semblait-il, et on ne les voyait plus.

— C’est ici, dit le jésuite.

Elle restait devant lui, muette, bras ballants, pauvre chose désemparée.

— Vous êtes à deux lieues de votre villa, dit-il.

Il n’osa pas s’offrir la souffrance atroce d’ajouter:

— Vous allez vous attirer une réprimande.

... Ah! par-delà les cieux déserts et les troupeaux de nuages que le vent chasse au-dessus de la mer moutonneuse, se peut-il, se peut-il qu’il n’existe pas des lieux où seront compensées par une éternité de félicité des minutes aussi déchirantes...

Annabel était toujours immobile. Lui-même, il arrangea les rênes, les disposa sur le cou de la jument, pesa sur les étriers.

— Allez, maintenant, fit-il.

— Aidez-moi à me mettre en selle, murmura-t-elle.

Il obéit. Alors, comme il se baissait, la jeune femme lui saisit la main et la baisa.


Vers minuit, le Père d’Exiles aperçut, au bas du ciel brun, des petites lumières clignotantes: Ogden, sa première étape.

Annabel fut de retour à la villa, vers huit heures. Elle alla immédiatement à la chambre du révérend.

Étendu sur une chaise longue, il fumait un cigare. Il sourit en la voyant entrer.

— Chère, j’allais commencer à être inquiet, dit-il.

Elle rougit, voulut parler.

— Ne vous excusez pas, fit-il. Je sais d’où vous venez. Ne vous excusez pas, je comprends si bien un tel sentiment!

Il caressait de sa belle main mate les douces boucles blondes.

— Bonne, toujours bonne, trop bonne presque, dit-il.

Annabel éclata en sanglots.

Il l’attira à lui. Elle se laissa faire. Souriant toujours, il l’embrassa savamment, sur la nuque, à la racine des cheveux.

Elle frissonna. Il l’eut tout entière dans ses bras.

Doucement, il la repoussa.

— Chut, chère belle, chut!

Elle le regardait avec hébétement. Il sourit encore.

— Nous avons à causer sérieusement, dit-il.

CHAPITRE VI

La pluie tendait autour de la villa sa nappe grise, où le vent faisait courir des boursouflures prolongées. On ne voyait ni le ciel, ni les monts, ni les arbres du jardin, ni rien.

Annabel quitta la vitre à laquelle elle appuyait son front. Ayant sonné, elle revint au milieu de sa chambre. Rose parut.

— Mr. Gwinett est-il de retour?

— Pas encore, maîtresse.

— Prépare une boisson chaude. Il sera trempé.

— Il a pris un des manteaux de pluie du colonel, maîtresse.

— Va.

Rose sortait. Annabel la rappela. Par la porte ouverte sur l’escalier, aucun bruit ne montait de la villa morte.

— Où est Coriolan?

— À la cuisine, maîtresse.

— Pourquoi ne vous entend-on plus jamais chanter?

— Chanter?

Et Rose esquissa un geste vague et triste.

— Oui, chanter. Avant, vous chantiez tout le temps. Il n’y a aucune raison pour que vous ne chantiez plus. Je veux que vous chantiez. Dis-le à Coriolan, tu m’entends?

— Bien, maîtresse.

— Laisse la porte ouverte.

Rose s’en fut.

Annabel s’assit devant un petit secrétaire, dont le pupitre rabattu était surchargé de papiers. Elle en prit un, puis un autre, au hasard, essayant de les lire, puis les rejetant avec lassitude. Nerveusement, elle se leva, alla vers la porte.

— Eh bien! Rose, et cette chanson?

Elle répéta:

— Et cette chanson?

Une voix monta alors, tremblotante, enfantine, une voix qui semblait venir des combles.

Quand les lanternes sont vertes,

La lumière est verte aussi.

Quand il pleut sur les lanternes,

La lumière fait pschit, pschit.

Au même instant, les pendules de la villa sonnèrent.

— Six heures, murmura Annabel, nous ne sommes pas encore en septembre, et déjà on n’y voit plus! Ah! l’année dernière, il ne me semblait pas que la nuit tombât si vite.

Des pas dans l’escalier. Gwinett entra dans la chambre. Il n’était pas mouillé.

Elle vint à sa rencontre. Il la prit dans ses bras et la baisa au front.

— Ah! dit-elle, s’efforçant de se blottir contre lui, j’étais inquiète... depuis deux heures que vous m’avez quittée...

Il sourit. Il la repoussa doucement.

— Chère âme, il ne faut pas m’en vouloir. Vous me pardonnerez, j’en suis sûr, quand vous aurez vu ce que je rapporte.

Il avait ouvert une enveloppe; il étalait sur la table son contenu, une dizaine de feuilles pliées.

Et, comme Annabel, interdite, considérait en silence ce nouveau flot de paperasses:

— Les pièces nécessaires à notre mariage, dit simplement le révérend.

Il ajouta.

— Tout est prêt. J’ai pris date. Il sera célébré le 2 septembre, dans huit jours.

Elle demeurait sans un mot, pâle de saisissement.

— Eh bien, chère Anna, c’est donc là tout le plaisir que vous cause cette nouvelle! dit-il avec un accent de reproche tendre.

Elle tressaillit. Elle l’enveloppa d’un long regard.

— Ah! dit-elle à voix basse. Vous l’avez voulu ainsi. Mais Dieu m’est témoin, vous le savez, que je n’aurais pas eu besoin de ces formalités pour vous appartenir à jamais.

Il sourit. Il lui prit la main, la baisa.

— Chère Anna, ce Dieu que vous invoquez, il sait que je vous aime, que je vous respecte trop pour accepter de vous tenir de lui autrement qu’en union légitime. Vous savez si j’ai lutté, cher cœur, contre moi, contre vous!... Songeriez-vous à m’en blâmer?

— Non, non, dit-elle. Vous êtes un saint. Je me sens indigne de vous, je vous admire autant que je vous aime. Mais huit jours encore... que c’est long!

— Ces huit jours passeront, ils passeront bien vite, dit Gwinett de sa belle voix grave, et, dans vingt ans, quand nous nous les rappellerons avec des cheveux blancs, ils seront l’honneur et le plus doux souvenir de notre vie.

La triste voix en service commandé des nègres psalmodiait:

Quand les lanternes sont rouges,

La lumière est rouge aussi...

— Je vous ai dérangée, peut-être, dit Gwinett, désignant les papiers éparpillés sur le pupitre du secrétaire. Vous travailliez?

— J’essayais, dit-elle, mais hélas! sans parvenir à grand-chose. Ce que vous voyez là, ce sont les titres qui représentent l’héritage de mon mari. Ma fortune! Je rougis de paraître m’occuper devant vous de tels détails.

— Ceux que Dieu a comblés des biens de ce monde, dit le pasteur, n’ont pas le droit d’aller contre sa volonté en se désintéressant de leurs richesses. Je ne vous blâme pas.

— J’en ai d’autant moins le droit, dit Annabel rassurée, qu’une partie de cette fortune est destinée à alimenter des œuvres pour lesquelles mon père et mon premier mari ont vécu et sont morts. Voilà pourquoi, en vous attendant, j’essayais d’y voir un peu clair au milieu de tous ces chiffres. Mais je n’y parviens guère...

Elle eut un geste de découragement.

— Ne pourriez-vous pas m’aider?

— Moi! fit-il avec un haut-le-corps.

— Eh bien? dit-elle anxieuse.

— D’abord, je n’ai pas la compétence requise. Et puis, à notre amour, mêler de telles questions!... Anna, chère Anna, vous n’avez donc pas compris encore comment je vous aime.

En bas, Coriolan chantait:

Quand il pleut sur les lanternes

La lumière fait pschit, pschit.

— Pardonnez-moi, murmura la jeune femme.

— Vous pardonner, ma bien-aimée, hélas! Puis-je vous en vouloir de ce que Dieu vous a faite riche!

— Ah! fit-elle, avec emportement, si je pouvais croire qu’il pût mettre, cet argent, l’ombre d’une ombre entre nous, je préférerais, à l’instant même...

Elle avait saisi une poignée de titres verts et bleus. Nerveusement, elle les froissait, les pétrissait, prête à les mettre en pièces. En fin de compte, elle fondit en larmes.

— Je vous ai déjà fait, dit-elle d’une voix entrecoupée, le sacrifice de ce que j’avais de plus cher au monde, le sacrifice de ma religion. Vous pensez bien qu’auprès de lui, le sacrifice de ma fortune n’est que peu de chose. Vous le faut-il, vous le faut-il? Ah! ce sera avec bonheur.

Quand les lanternes sont jaunes,

La lumière est jaune aussi.

— Que ces nègres sont donc insupportables! murmura Gwinett.

Il alla fermer la porte, puis revint vers la jeune femme.

— Anna, ma bien-aimée, c’est à moi de vous demander de me pardonner.

Il lui avait pris des mains les titres. Avec soin, il les défripait, les étalait sur la table.

— Vous venez de me donner, Anna, une leçon d’humilité. Avoir osé, moi, vous parler avec cette rudesse. Je suis un infâme. Il faut me pardonner. Je ferai ce que vous désirez, Anna. Je vais essayer de vous aider à mettre de l’ordre dans toutes ces misérables choses.

— Vous êtes un saint, vous êtes un saint, répétait-elle.

Elle lui avait pris les mains et les baisait.

— Ah! chère créature de Dieu, fit-il, ne me pousse pas à la pire des tentations! Dans huit jours, avec l’agrément du Très-Haut, tu seras mienne. Aie pitié de moi jusque-là!

Il l’assit, toute pantelante, dans une bergère, mit entre eux la table, la table chargée de la fortune éparse du colonel Lee.

— Anna, chère Anna, travaillons, puisque telle est votre volonté.

Quand les lanternes sont noires,

La lumière est noire aussi.

Il ne put maîtriser un geste d’emportement.

Annabel frappa sur le timbre. Rose vint.

— Allume la lampe, lui dit brièvement sa maîtresse. Et ne chantez plus.

Le pasteur procédait à un rapide classement des titres.

— Que d’argent! murmura-t-il avec découragement, que d’argent!

Il regarda la jeune femme et sourit tristement.

— Chère Anna, l’excès même de cette fortune me fait un devoir de ne pas aller plus avant sans vous rappeler la situation exacte de celui à qui vous avez donné votre foi. Il est encore temps pour vous de la reprendre, douce âme, songez-y.

— Que voulez-vous dire? fit-elle.

— Ce que je veux dire, Anna? Vous le savez déjà. Sous le rapport des biens de la terre, je n’ai rien. Mon père, vénérable pasteur de l’Illinois, ne m’a donné que cette instruction dont je suis fier, mais que je n’ai pas la prétention d’égaler aux richesses dont je vous trouve comblée. Hier, Anna, j’avais sept cent cinquante dollars de traitement comme aumônier militaire. Aujourd’hui que mon état de santé me met dans l’obligation d’abandonner cette fonction, je n’ai plus rien, entendez-vous, rien.

— Eh! qu’importe, dit la jeune femme.

— Qu’importe, Anna? Il importe beaucoup. Vous parlez comme la noble créature que vous êtes. Mais tout le monde ne parlera pas comme vous. Et il ne manquera pas de gens, ma bien-aimée, pour répéter qu’en vous épousant, le révérend Gwinett n’a songé... Ah! quelle honte!

— Ceux-là, fit-elle, les dents serrées, qu’ils viennent! qu’ils viennent, et l’on verra...

— Enfant, fit tendrement le pasteur, vous ignorez tout du monde.

— Que voulez-vous donc que je fasse? dit-elle, joignant les mains.

— Vous, rien, ma bien-aimée, dit Gwinett. C’est à moi d’agir. J’étais un enfant moi-même en cédant tout à l’heure à ma répugnance devant la formidable disproportion matérielle de nos deux situations. Mais on ne gagne rien à être lâche en face des réalités. Ce que vous me demandiez, c’est moi qui aurais dû le solliciter, c’est moi qui aurais dû réclamer le droit de dresser avant toute chose l’inventaire de votre fortune, pour savoir ensuite si elle aurait, cette fortune, l’exécrable pouvoir de séparer deux êtres que tout prédestine à la plus étroite, la plus sublime des unions.

Il avait pris une feuille de papier blanc et trempé dans l’encre une plume.

— Dans cette heure perdue pour notre amour, chère âme, fit-il, voyons la rançon de cette richesse que Dieu nous impose. Acceptons ses divines volontés et travaillons.

Parlant ainsi, il avait partagé par un trait de plume, de haut en bas, la feuille de papier. D’un côté, il inscrivit un mot; de l’autre, un autre mot.

— Procédons par ordre, dit-il. À gauche, voici votre nom de jeune fille, O’Brien. À droite, c’est le nom de votre défunt époux, Lee.

Il considéra avec satisfaction la feuille blanche, enjoliva d’arabesques le trait médian, puis demanda:

— Quels étaient vos paraphernaux?

— Plaît-il? fit Annabel.

— Je vous demande quels sont vos biens propres, ou plutôt quels ils étaient quand vous avez épousé le colonel Lee.

— Mais, dit-elle, je n’ai pas eu de dot.

Il sourit.

— Chère enfant naïve, naïve autant que désintéressée. La dot est une chose; les paraphernaux en sont une autre. Je sais que vous n’avez pas eu de dot. Mais ne tenez-vous pas du chef du colonel O’Brien, votre père, des biens qui doivent vous revenir, des biens qui échappaient, de son vivant, à la gestion du colonel Lee, votre époux, et qui sont exactement ce que les législations des deux continents dénomment les paraphernaux de la femme mariée?

— Des biens? fit Annabel. Je ne me rappelle pas. Si, pourtant. Il y avait le château, le château et les fermes.

— Vous voyez bien que vous vous rappelez, dit Gwinett. Quand on travaille, il faut travailler sérieusement. Le château, dites-vous?

— Le château de Kildare, près de Maynooth, en Irlande. Un château, c’est beaucoup dire. Plutôt une grande bâtisse, avec l’aile gauche incendiée par les soldats de Cromwell, et qu’on n’a jamais rebâtie, autant par manque d’argent que pour garder la haine et le souvenir.

— Ce pays a une façon singulière de comprendre la gestion des propriétés, dit Gwinett.

— Je l’ai quitté bien jeune, fit Annabel.

— Je sais, je sais. Et ce château est meublé?

— Il l’était encore en 1842, l’année où mon père fut exécuté. Depuis, je suis partie. Je ne sais plus.

— Il est difficile d’établir un inventaire sérieux dans de telles conditions, dit le pasteur.

— Excusez-moi, murmura la jeune femme.

— Vous êtes tout excusée, chère Anna. Et les fermes? Il y avait des fermes, m’avez-vous dit?

— Trois, je crois.

— Quelle étendue de terrain?

— Exactement, je ne peux pas vous dire. Je sais seulement que lorsque mon père était en congé, il mettait tout un matin pour faire sa tournée, et à cheval.

— Eh mais, dit Gwinett, cela représente un domaine assez considérable: 10 000 acres, au moins.

— À peu près, dit la jeune femme. Je me souviens, maintenant: 10 000 à 12 000 acres.

— Si l’on se rappelle, dit le révérend, que les 120 000 acres du marquis de Landsdowne lui rapportent 30 000 livres sterling, que les 52 000 acres du marquis de Claricarde lui rapportent 20 000 livres, que les 70 000 acres du comte de Bantry lui rapportent 14 000 livres, on peut admettre, pour le calcul du revenu des terres irlandaises par égard à leur superficie, un rapport moyen de trois et demi à un, et en conclure, pour le cas qui nous occupe...

— Que vous êtes savant! fit la jeune femme.

— J’ai eu l’occasion d’étudier le régime foncier d’Irlande, dit-il négligemment, à propos d’un travail que je préparais sur les ressources de l’Église anglicane dans cette île. Pour en revenir, donc, au chiffre de fortune de Monsieur votre père, on doit conclure qu’il jouissait d’un revenu annuel de 2 500 livres; soit, à 6%, un capital de 42 000 livres, soit environ 210 000 dollars... (j’adopte le dollar une fois pour toutes, afin de pouvoir totaliser plus aisément tout à l’heure, quand nous aurons fait l’inventaire des biens laissés par le colonel Lee); dans la colonne de gauche, sous le nom O’Brien, j’inscris donc 210 000 dollars.

Il eut un geste de satisfaction.

— Ce chiffre est peut-être arbitraire, en raison du manque de précision des éléments mis à notre disposition pour l’établir. N’importe, je suis d’avis que nous nous y tenions provisoirement.

— Moi aussi, dit Annabel. Et puis, qu’est-ce que tout cela fait!

— Comment, qu’est-ce que tout cela fait?

— Oui, puisque la même sentence du tribunal britannique qui condamnait mon père à mort prononçait la confiscation de ses biens, et que, par conséquent, la fortune que vous venez d’évaluer avec tant d’ingéniosité ne m’appartient plus. Dans ces conditions, que le chiffre en soit exact ou non...

— Ah! fit Gwinett, dépité.

Il ajouta avec humeur:

— Vous auriez pu m’épargner alors tous ces calculs inutiles.

— Excusez-moi, dit-elle doucement, mais à vous voir si au courant des choses de l’Irlande, je croyais que vous saviez qu’en matière politique, la condamnation à mort entraînait la confiscation des biens.

Gwinett n’écoutait pas. Il réfléchissait. Il demanda:

— Une sentence de cette nature est-elle toujours irrévocable?

— Quelle sentence?

— Je ne parle naturellement pas de celle qui a prononcé contre le colonel O’Brien la peine capitale, puisqu’elle a été suivie d’exécution, fit-il avec ironie. Je parle de la confiscation.

— Une mesure gracieuse de la Reine peut toujours intervenir et en arrêter l’effet, dit Annabel.

— Une mesure gracieuse de la Reine, dit le révérend. Mais alors, chère Anna, c’est à vous qu’il appartiendrait aujourd’hui de la solliciter.

— À moi, dit-elle, à moi!

Elle avait pâli.

— Savez-vous ce qu’il faut faire, pour obtenir une mesure de cette sorte! Le savez-vous?

— Je me doute, dit le pasteur avec un geste d’impatience, qu’on ne l’obtiendrait pas uniquement en adressant une lettre d’injures à la reine Victoria. Je pense que...

Elle lui coupa la parole.

— Ce qu’il faut faire, je vais vous le dire, car je le sais. Mon père et mon mari m’ont assez souvent répété cette histoire infâme. Il y avait, à Ballinasloe, une illustre famille irlandaise — je ne vous dirai pas le nom, par respect pour les morts — composée à l’époque dont je parle du père et de deux fils. Le père et l’aîné furent arrêtés, en 1839, à la suite d’un attentat contre la couronne. Ils furent condamnés à mort, exécutés, et leur fortune fut confisquée. Eh bien, deux ou trois ans après, le cadet obtenait la restitution de cette fortune, sous la condition d’entrer dans l’armée britannique et de revêtir l’uniforme de ceux qui avaient été les bourreaux de son père et de son frère. Que dites-vous d’une telle action?

— Je dis, fit Gwinett avec un sourire aimable, qu’il ne peut être évidemment question pour vous de revêtir la tunique rouge, sous laquelle d’ailleurs vous ne manqueriez pas d’être charmante.

— Ah! ne raillez pas, fit-elle frémissante. Si vous connaissiez les termes de la lettre par laquelle on doit mendier une telle restitution, vous seriez le premier...

— Pour Dieu, Anna, ma chère amie, ne vous emportez pas, dit-il, lui prenant les mains. Que peut-elle donc, cette lettre, contenir de si terrible! Une atteinte à la vertu, à la loi morale, au respect que nous devons au Créateur?

— Une atteinte à l’honneur, dit-elle.

— À l’honneur, Anna?

— Oui, à l’honneur. Vous ne comprenez donc pas. Ah! il est certain que si moi, la fille du colonel O’Brien, la châtelaine légitime de Kildare, j’écrivais demain à la Reine: «Madame, je vous supplie de me rendre mon domaine; moyennant quoi, je désavoue tout ce que mon père a fait, tout ce pour quoi il a vécu, tout ce pour quoi il est mort, et je jure que vous n’aurez pas de plus fidèle sujette qu’Annabel O’Brien...», eh bien, il est certain que je rentrerais tout de suite en possession de ces biens qui vous donnent tant de mal à dénombrer, et qu’on m’offrirait, par surcroît, la main de quelque baron protestant de l’Ulster ou d’ailleurs.

— Anna! fit le pasteur.

Elle s’était arrêtée net.

— Excusez-moi, fit-elle.

— Je ne vous savais pas, fit-il avec une dignité triste, un tel éloignement pour une religion à laquelle c’était ma joie d’avoir cru vous avoir amenée.

Elle eut un geste de désespoir.

— Ah! vous êtes cruel! Ne savez-vous donc pas à quel point je vous appartiens? Est-ce un mot malheureux qui pourrait vous en faire douter, un mot que je déplore, qui me navre, que je vous supplie d’oublier?

— Anna, dit-il, Anna, s’il en était ainsi, je serais indigne du costume que je porte, indigne de la confession qui est la mienne, et dont je vous ai, ma sœur, jugée digne. Avez-vous donc juré de toujours méconnaître la véritable nature des sentiments qui me dictent les paroles que je vous adresse! Je suis bien malheureux, Anna, bien, bien malheureux.

— Eh bien, dit-elle avec emportement, ne prolongeons pas cette scène. Quelle idée ai-je eue de vous imposer un tel travail? Nous porterons demain ces titres à un caissier quelconque de la banque Livingston, et...

Le pasteur secoua doucement la tête.

— Non, Anna, non. Je ne puis accepter votre magnanimité. Il ne sera pas dit, ma sœur, que le premier, le seul désir que vous m’ayez manifesté jusqu’ici me trouve rebelle. Malgré une répulsion que je m’excuse de n’avoir pas su vous cacher, j’obéirai, Anna. Je dresserai jusqu’au bout ce bilan. Ah! Jacob ne se vit jamais imposer par Laban si rude tâche.

Avec une lassitude infinie, il avait placé devant lui une poignée de titres, et en commençait le dépouillement.

— J’inscris, expliqua-t-il, chacune de ces valeurs dans la colonne de droite, côté colonel Lee. Du côté colonel O’Brien, devant les 210 000 dollars que j’ai calculés comme devant vous revenir, je mets un point d’interrogation, pour ne pas éterniser une discussion où nous nous sommes si péniblement affrontés.

Elle allait parler...

— Non, non, ma sœur, non, ne protestez pas. Je commence le dénombrement des titres de votre époux. Premièrement: cent obligations de la Deseret Iron Company, émises à 100 dollars. Valeur au cours du jour: 550 dollars. J’inscris 55 000 dollars. Et à côté, je place la lettre c.

Il expliqua:

— Les valeurs d’un portefeuille peuvent se classer en trois catégories: à conserver, à surveiller, à liquider. L’Iron Company est une valeur de tout repos, tant par la sûreté des débouchés assurés à la vente du fer que par la prudence avec laquelle son conseil d’administration procède. Le jour où l’obligation atteindra 700 dollars, nous aviserons. En attendant j’écris c, à conserver.

Il passa à une autre liasse de titres:

Humboldt Creak. Dix actions, émises également à 100 dollars. Cours actuel, 1 250 dollars. Soit: 12 500 dollars. Malgré cette hausse vertigineuse, je n’hésite pas cependant à inscrire le signe c. Le gisement de borax exploité par la Humboldt Creak se trouve sur la ligne même que le gouvernement fédéral vient d’adopter pour le chemin de fer de l’Atlantique au Pacifique. Il y aura seulement à surveiller les administrateurs délégués, qui me paraissent voir un peu grand. Mais nous avons voix délibérative dans l’assemblée.

Et comme les regards d’Annabel disaient sa surprise, il eut un sourire.

— Ma science vous étonne. Eh! comptez-vous pour rien les longues journées de maladie où vous m’avez laissé seul avec les Deseret News? Grâces soient rendues au Seigneur, puisque la lecture des cours de la Bourse dans ce journal me sert aujourd’hui à vous venir en aide. Dieu, Anna, sait où il nous mène. Sa parole est écrite partout, pour qui sait la lire... Manti-coals, disons-nous en troisième lieu. Vingt-deux actions — quel drôle de nombre — émises à 50 dollars; valeur actuelle: 64, soit 1 308 dollars. À conserver, en raison du peu d’importance du placement. Je ne vous cache pas toutefois que je n’ai pas une confiance énorme dans l’avenir de ces mines, bien qu’on prétende que le charbon qui en est extrait soit d’aussi bonne qualité que celui des Alleghanys. À conserver tout de même... Par exemple, j’écris sans l’ombre d’une hésitation à liquider sur ce groupe d’actions de New-Lebanon, mentionné avec le nº 4 dans le bordereau ci-joint. Entre parenthèses, ce bordereau est établi très consciencieusement et m’a déjà été fort utile.

— J’en suis heureuse, dit Annabel. C’est le Père d’Exiles qui, à ma prière, l’avait commencé.

Étonnée du silence qui suivait ses paroles, elle leva la tête. Elle se rassura. Imperturbable, Gwinett poursuivait son travail.

— Cinquièmement, quarante obligations de la Green River. Encore des titres au porteur. En thèse générale, chère Anna, il n’est pas très raisonnable de conserver par-devers soi une aussi grande quantité de titres au porteur. Cela devient d’une grave imprudence, lorsqu’on autorise comme vous la première personne venue à s’immiscer dans le maniement des valeurs en portefeuille.

— La première personne venue! fit-elle.

— Oui, Anna.

— Mais il n’y a que vous et le Père d’Exiles qui vous vous soyez occupés de cette affaire.

— Je ne veux pas vous chagriner, Anna. Mais pourquoi faut-il que vous prononciez encore ce nom, ce nom qui me comble d’amertume.

— Comment cela? demanda-t-elle, un peu oppressée.

— Oui, ma sœur, qui me comble d’amertume, en me contraignant à me rappeler ce que je m’efforce sans cesse d’oublier, la navrante ingratitude qui fait le fond de la nature humaine. Quoi! Anna. Voilà un homme qui a vécu chez vous plus d’un an, à vos crochets, dirait tout autre que moi. Il y a près de trois semaines, déjà, qu’il a pris congé de vous, avec quelle grossièreté, Dieu me garde d’y insister! Et depuis ce jour, ma sœur, pas le plus petit mot d’excuses, pas le plus petit mot de remerciement, pas le plus petit mot de souvenir.

— Ne parlons plus de cela, voulez-vous, dit-elle à voix très basse.

— Je vous obéirai, Anna.


Au bout d’une demi-heure de travail, le révérend avait tracé le trait final sous la colonne de chiffres que surmontait le nom du colonel Lee et s’occupait à en tirer le total.

— Cent quarante-cinq mille dollars de capital, au cours du jour, dit-il. Au taux de 6%, c’est un revenu de huit mille sept cents dollars, net, qui vous appartient.

— Net, dit-elle, non. Il y a cela.

Elle avait ouvert une enveloppe et lui tendait un papier.

— Cela? qu’est cela? demanda-t-il, fronçant légèrement le sourcil.

— Ce sont les dernières volontés du colonel Lee, dit-elle. Il me laisse maîtresse de sa fortune, sous la réserve de verser chaque année une somme de quatre mille dollars à la caisse de secours de l’association des White-boys.

— Quatre mille dollars, à l’association des White-boys! dit-il levant les yeux au ciel. Savez-vous, ma sœur, ce qu’est l’association des White-boys?

— Je le sais, répondit-elle. C’est l’association révolutionnaire irlandaise à laquelle mon père et mon mari appartenaient.

Le pasteur prit un air grave.

— Anna, je n’ai pas le droit d’apprécier votre conduite. Mais, tout à l’heure, vous m’avez raconté l’histoire de cette famille irlandaise de Bannilasloe, et je l’ai écoutée. Il m’est permis, à mon tour, je pense, de vous conter une histoire, une courte histoire, et vous écouterez, ma sœur. C’était il y a dix ans: un de mes bons amis, l’honorable Arthur Tumulty, se trouvait de passage à Londres. Il était assis sur un banc de Soho-Square, contemplant avec ravissement les ébats des charmants babies qui affectionnent ce jardin populaire. Tout n’était que calme, aimable bonheur, joie de vivre. L’honorable Tumulty, les larmes aux yeux, remerciait le Créateur. Soudain une horrible flamme rouge s’éleva, suivie par une effroyable détonation. L’honorable Tumulty fut projeté à terre. Quand il se releva, des mères s’enfuyaient de tous côtés, et, sur le gazon, dans une flaque de sang que buvait la terre noire, il y avait quatre cadavres d’enfants, atrocement déchiquetés. Les White-boys avaient passé par là.

Annabel se cacha le visage dans les mains.

— Que faire! murmura-t-elle.

— Ce que vous voudrez, dit froidement Gwinett. Ce n’est pas à moi, encore une fois, de vous dicter votre devoir. Mais, au cas où vous commenceriez à l’entrevoir, je puis calmer vos scrupules en vous disant que toutes les législations du monde prononcent la caducité des clauses illégales ou immorales.

— Ne parlons plus de cela, n’en parlons plus, dit-elle. Ah! descendons, sortons d’ici.

Elle s’était levée. Il l’arrêta par le bras.

— Nous ne sommes pas au bout de la tâche que nous nous sommes imposée, Anna. Nous en avons terminé avec les valeurs mobilières. Mais il reste la villa.

— Elle a coûté 16 000 dollars, dit-elle.

— Elle en vaut 25 000 aujourd’hui. J’écris 25 000. Il y a le mobilier?

— J’en ignore le prix.

— Il vaut à peux près autant. J’écris 25 000. Il y a vos bijoux?

Elle ne répondit pas. Il écrivit un chiffre.

— Enfin, il y a les nègres?

— Rose et Coriolan, s’exclama-t-elle. Vous êtes fou!

Il la regarda avec une indicible expression de tristesse.

— Je suis originaire des États du Nord, ma sœur, et vous n’ignorez pas, je pense, l’opinion de ces États sur l’institution atroce qu’est l’esclavage. Mais, Anna, rien ne peut empêcher que nous vivions, à l’heure actuelle, dans un territoire du Sud, sous des lois qui autorisent cette iniquité. Vous ne pouvez empêcher que vos deux serviteurs nègres ne soient soumis à la loi économique qui régit les effets échangeables. Un inventaire régulièrement établi doit faire état de la somme qu’ils représentent. Combien les avez-vous achetés?

— Ah! dit-elle. Je ne vous répondrai pas! Je ne veux pas vous répondre. J’en ai assez de toutes ces horreurs.

Il sourit avec amertume.

— Anna, dit-il, Anna — et l’on sentait des larmes dans sa voix — croyez-vous que j’avais raison, lorsque je vous suppliais de m’épargner le calvaire de m’occuper de votre fortune. Ah! je connaissais trop, voyez-vous, l’exécrable pouvoir de l’argent qui, des êtres les plus unis, en une seconde, fait des adversaires.

Elle pleurait sans pouvoir répondre. Il la prit dans ses bras.

Elle sourit.

— Je suis une ingrate, dit-elle. Mais ne restons plus ici, j’étouffe; descendons.

— J’ai fini, Anna, j’ai fini. Seulement le petit total général à effectuer.

— Faites, faites, dit-elle. Mais moi, je ne vous suis plus. J’en suis décidément incapable.

Sur le manteau dont Gwinett s’était débarrassé en entrant, un livre était posé, un livre relié de noir, avec une croix d’or. Annabel le prit, et se mit à le parcourir, en attendant la fin des additions.

C’était un in-18 de 243 pages, imprimé l’année précédente à Liverpool. Son titre était: Compendium of the faith and doctrines of the Latter-Day Saints.

Gwinett se leva. Il avait terminé.

— Eh bien, dit-elle, lui tendant le livre en souriant, voilà que vous lisez maintenant des ouvrages de théologie mormone. Savant comme vous l’êtes, ces pauvres choses doivent bien vous amuser.

— Chère, dit-il gravement en reprenant son livre, jamais l’œuvre d’un esprit sincère ne doit exciter la dérision d’un autre esprit sincère.

Elle le regarda, légèrement interloquée. Mais ce n’était pas le premier sujet d’étonnement qu’il lui donnait, et elle ne l’en aimait chaque fois que davantage.

Ils se marièrent, comme le révérend l’avait annoncé, le 2 septembre. Annabel avait manifesté le désir que la cérémonie eût lieu après la tombée du jour, et sans autres assistants que les témoins requis. Elle s’en était remise au pasteur du soin de les choisir.

Vers cinq heures, l’obscurité gagna la salle à manger de la villa, où Rose servit aux fiancés une collation. Dehors, on entendait la pluie qui, depuis huit jours, n’avait pas cessé de tomber. La pièce, éclairée par une seule bougie, était sombre. Sur le buffet noir, il y avait un cornet de cristal avec une rose rouge, qui oscillait chaque fois qu’on ouvrait la porte.

Gwinett se leva. Ils sortirent. Coriolan les accompagna avec un parapluie jusqu’à la route. L’eau tombait à torrents.

Une voiture les attendait. Ils montèrent. Les chevaux partirent. La capote baissée ne laissait apercevoir du paysage nocturne que les flots jaunes des ruisseaux gonflés, qui se hâtaient, avec des rides, sous la lune brumeuse.

Annabel chercha la main du révérend et la pressa contre son cœur.

— J’ai peur, murmura-t-elle. Tu as omis de rien m’apprendre de ma nouvelle religion. Je n’ai jamais pénétré dans un temple. Ne redoutes-tu pas mes gaucheries?

Il répondit évasivement.

— Notre religion est la religion de l’âme. Elle n’emprunte rien au vain formalisme romain. Soyez en paix.

— Où est le temple où nous nous marions? demanda-t-elle encore.

— Près de Social Hall.

Elle n’osa plus troubler par de nouvelles questions l’ordre de ses pensées.


Devant une petite porte en plein mur, ils descendirent de voiture. Il y avait quatre marches en contrebas. La porte s’ouvrit sur une salle voûtée. Quatre hommes s’y chauffaient, devant un feu de coke.

— Frère Jemini, vous êtes en retard, dit le plus âgé des quatre hommes, qui était aussi le plus grand.

— Je m’excuse, frère Murdoch, dit humblement Gwinett. Les chevaux allaient moins vite, à cause de la pluie.

Il se retourna, et, prenant la jeune femme par la main, il l’attira dans le cercle lumineux que faisait la lampe posée sur le manteau de la cheminée.

— Je vous présente, mes frères, la sœur Anna, dit-il.

Elle s’inclina légèrement. Les quatre hommes n’avaient pas bougé. Ils la considéraient en silence. Des quatre, elle n’en connaissait qu’un, un certain John Sharpe, qu’elle savait vaguement appartenir au service de l’état civil de Salt Lake.

— Commençons, dit enfin le frère Murdoch. À vous l’honneur, frère John.

Le petit John Sharpe prit un gros livre sur lequel il était assis.

— Approchez! nasilla-t-il.

Il ouvrit le livre. Tous les assistants se levèrent.

Le frère John se mit à lire:

— Frère Jemini, prenez-vous sœur Anna par la main droite pour la recevoir comme vôtre, pour être votre épouse légitime, et vous pour être son légitime mari, pour le temps et pour toute l’éternité, avec engagement et promesse de votre part que vous accomplirez toutes les lois, rites et ordonnances qui se rapportent à ce saint mariage dans le pacte nouveau et immortel; faisant cela en présence de Dieu, des anges et des témoins, de votre libre consentement et de votre libre choix?

— Oui, répondit Gwinett.

— Sœur Anna, reprit Sharpe, prenez-vous frère Jemini par la main gauche...

Et il dévida la même formule.

— Oui, dit Annabel.

— Signez, dit Sharpe. Il est entendu que le frère Joram, ici présent, est le témoin du frère Jemini, et que le frère Phanuel, que voici, assiste la sœur Anna.

Ils signèrent, le frère Murdoch apposa, le dernier et tout en bas, son paraphe.

— Vous pouvez vous retirer, frère John, dit-il à Sharpe. Nous n’avons plus besoin de vous. Ma sœur, mes frères, si vous voulez bien passer avec moi dans la seconde salle.

Ils le suivirent. Derrière eux, Murdoch ferma soigneusement la porte.

Annabel jeta un coup d’œil sur l’endroit où elle se trouvait. C’était une vaste chambre crépie, avec, au centre, une table grossière. Une mauvaise lampe, au plafond, épanchait sur l’ensemble sa lueur huileuse.

— Ceci est pour vous, ma sœur, dit le vieux Murdoch en désignant sur la table une longue tunique de mousseline blanche.

— Pour moi? interrogea-t-elle.

— Pour vous. C’est le symbole de votre prochaine rédemption. Voulez-vous me faire le plaisir de revêtir cette tunique?

— Je veux bien, fit-elle, souriante.

Elle essayait, mais sans y parvenir tout de suite. Les lourds boutons de jais de sa jaquette s’accrochaient à la mousseline.

Gwinett et le frère Phanuel l’aidaient maladroitement.

— Attendez, fit-elle, ce sera plus simple.

Elle avait enlevé sa jaquette. La douce chair pâle de ses bras, de son col nu apparut en transparence sous la guimpe de dentelle.

Le vieux Murdoch poussa un grognement. Un frisson trouble circula dans la salle fumeuse.

Gwinett avait bondi.

— Remettez ce vêtement, fit-il nerveusement. Remettez-le tout de suite.

Interdite, elle obéit. Au bout de cinq minutes ils étaient enfin parvenus à la ficeler dans sa gaine de mousseline.

— Au moins, dit-elle, laissez-moi retirer mon chapeau. De quoi ai-je l’air, ainsi!

En parlant, elle avait enlevé son grand feutre noir. Ses petites boucles d’or étincelèrent. Le même frisson équivoque se remit à courir.

— Recoiffez-vous, dit Gwinett avec impatience.

Elle obéit encore. Elle regarda non sans surprise le frère Phanuel qui lui attachait autour de la taille un petit tablier carré, sur lequel étaient brodées des feuilles de figuier. Puis, le vieux Murdoch, qui s’était éclipsé, rentra, vêtu lui-même d’une longue robe de lin blanc. Ils passèrent alors tous en chœur dans une troisième chambre, plus petite, mais mieux éclairée, et meublée d’assez bons fauteuils. Une chaire était fixée à la muraille. Le frère Murdoch y monta.

Il parla environ une heure. Ce qu’il dit, Annabel, y réfléchissant plus tard, ne put jamais s’en souvenir. Elle regardait Gwinett. Il était assis à côté d’elle. Ses yeux étaient clos. Ses cheveux paraissaient plus souples et bleus encore que d’ordinaire, son teint plus mat, sa beauté plus parfaite... Et cette expression de sérénité grave! Pourrais-tu dispenser des dons aussi redoutables à un être qui n’en serait pas absolument digne, mon Dieu?

Les deux témoins étaient derrière eux. Affligé d’un polype, le frère Phanuel reniflait avec tant de force qu’à plusieurs reprises Annabel put croire qu’il ronflait. Elle ne pouvait le voir; mais, détournant un peu la tête, elle aperçut le frère Joram. Celui-ci promenait sur la nuque découverte de la jeune femme un regard chargé d’une expression telle qu’Annabel en tressaillit de honte.

Pour effacer cette hideuse vision, elle s’efforça d’écouter le discours du frère Murdoch. Au passage, elle happa une allusion désobligeante pour Rome. «Tiens, pensa-t-elle, c’est donc vrai. Je ne suis plus catholique.» Plus catholique! elle répéta cette phrase à voix presque haute. Elle n’en éprouva que de l’étonnement... L’église de Kildare! La chapelle des Ursulines de Saint-Louis!... plus catholique... Puis, soudain, elle songea au Père d’Exiles, et elle eut juste le temps de rejeter ses yeux sur le beau profil de son époux pour ne pas se faire horreur.

Précisément, Murdoch, son homélie terminée, descendait de sa chaire et venait à eux.

Il lui prit la main droite et la mit dans la main gauche de Gwinett.

— Jurez-vous, demanda-t-il, s’adressant au pasteur, d’être toujours pour elle ce qu’Isaac fut pour Rébecca, ce que Booz fut pour Ruth, ce que Joachim fut pour Anne?

— Je le jure, dit le révérend.

— Et vous, ma sœur, jurez-vous d’être toujours pour lui ce que Rébecca fut pour Isaac, ce que Ruth fut pour Booz, ce qu’Anne fut pour Joachim?

— Je le jure.

— Jurez-vous encore, ma sœur, d’être toujours pour lui ce que fut Sarah à Abraham par rapport à Agar, ce que furent à Jacob Rachel et Lia par rapport à Bala et à Zelpha?

— Je le jure, répéta-t-elle, avec la même confiance.

Le frère Murdoch redressa sa haute taille, dont l’ombre se mit à danser sur le mur.

— Eh bien, donc, fit-il avec force, frère Jemini, sœur Anna, au nom du Seigneur Jésus-Christ, et par l’autorité du Sacerdoce sacré, je déclare que vous êtes légalement et justement mari et femme pour le temps et pour toute l’éternité; et je vous applique les bénédictions de la sainte résurrection, avec pouvoir de paraître au matin de la première résurrection revêtus de gloire, d’immortalité et vie éternelle; et j’applique sur vous les bénédictions des Trônes, des Dominations, des Principautés, des Puissances, des Exaltations, ainsi que les bénédictions d’Abraham, d’Isaac et de Jacob; et je vous dis: Produisez des fruits et multipliez, remplissez la terre afin que vous puissiez trouver dans votre postérité des joies et des réjouissances au jour du Seigneur Jésus. Toutes ces bénédictions, en même temps que toutes les autres qui découlent du pacte nouveau et immortel, je les répands sur vos têtes par le moyen de votre fidélité jusqu’à la fin, avec l’autorité du Sacerdoce, au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit. Amen.

Il resta un instant tête baissée, en prière, puis il leur dit:

— Allez, vous êtes unis.


Ils sortirent, parcoururent les deux salles. Devant la porte du dehors, la voiture qui les avait amenés était rangée. Il ne pleuvait plus. Il y avait même au ciel, entre les nuages mous, quelques étoiles.

Les deux époux serrèrent les mains de frère Murdoch et des témoins, les remercièrent.

— Croyez, leur dit Gwinett, que je suis navré de ce que l’heure tardive de notre mariage nous empêche de vous retenir à dîner.

— Bah! fit le frère Murdoch, de sa grosse voix lourde, il n’y a pas de mal. Ce sera pour la prochaine fois.

Sous la capote de la voiture où elle était déjà blottie, Annabel éclata de rire.

— Vous avez entendu ce qu’a dit cet imbécile? fit Gwinett avec humeur, comme la calèche démarrait.

— Oui, dit-elle, riant encore. C’est un homme joliment habile à cacher qu’il aime la plaisanterie.

Et, de toutes ses forces, elle se serra contre le pasteur. Cette fois, il ne la repoussa pas.

Ils se laissaient emporter, indifférents à la route suivie par leur cocher. On entendait la chanson des ruisseaux, si forte que, par moments, elle couvrait le bruit des roues.

Bientôt — au bout de combien de temps? — Gwinett desserra doucement leur étreinte. La voiture s’était arrêtée.

— Nous sommes arrivés, chère.

Ils étaient maintenant tous deux sur la route, au pied d’une maison noire. La voiture était repartie.

Annabel eut un long frisson. Elle saisit le bras du pasteur.

— Arrivés, murmura-t-elle. Arrivés! je ne reconnais pas le jardin. Où sommes-nous?

Il avait ouvert un portail. Elle le suivit, à tâtons, dans l’ombre.

Il ouvrit une porte. Maintenant ils gravissaient un escalier obscur.

— Où sommes-nous, où sommes-nous? répéta-t-elle.

Elle sentit ses lèvres contre son oreille. Il lui murmurait:

— Où sommes-nous, ma bien-aimée? Dans une maison mieux faite pour abriter notre amour que ta somptueuse villa.

Un corridor. Une porte encore, qui s’ouvre et qu’on referme. Une lampe qu’on allume. Une chambre vaste et nue qui apparaît.

Le pasteur se tenait au milieu de la chambre. Il avait ôté son manteau. Il regardait Annabel, il lui tendait les bras avec amour.

Elle s’y précipita. Elle s’y blottit. Elle tremblait.

— Mon bien-aimé, mon bien-aimé. Où sommes-nous?

Souriant toujours, sans répondre, il l’attirait à lui. Il lui retirait ses premiers vêtements, ses chaussures, les déposait soigneusement sur une chaise, à la tête du grand lit blanc qui resplendissait sur les dalles de cette chambre mystérieuse.

— Où sommes-nous, tenta-t-elle encore de demander. Ah! et puis qu’importe! Avec toi, mon bien-aimé, avec toi...

Elle s’abandonnait. Il l’étreignit avec plus de force. Elle ne songea plus à l’interroger.

CHAPITRE VII

Ils ne s’étaient endormis qu’à l’aube. Lorsque Annabel se réveilla, le soleil déjà haut frappait les vitres sur lesquelles se poursuivaient des gouttelettes de brume bleue. Elle était seule.

Elle ne s’en effraya pas. Elle en fut même d’abord presque heureuse. Ramenant sur elle les draps, car il faisait froid dans cette chambre, elle se recroquevilla dans sa tiède torpeur.

Bientôt, elle sentit qu’il ne lui était pas possible de demeurer ainsi plus longtemps. Un malaise bizarre s’emparait d’elle. Elle en chercha la cause, la trouva; c’était le calme environnant, l’absence absolue de bruits. Tout était étrangement silencieux dans la maison.

Annabel se leva. En chemise, elle alla vers la porte, l’ouvrit. Un corridor, très clair, comme la chambre, filait vers un escalier. Une bouffée d’air glacé la fit frissonner. Elle referma la porte, puis, ayant jeté sur ses épaules le grand manteau dont elle s’enveloppait la veille, elle se mit à examiner de façon un peu plus précise l’endroit où elle se trouvait.

Elle commença par la fenêtre, tendue de durs rideaux blancs, toute ruisselante de soleil pâle. Elle essaya de l’ouvrir, mais en vain. L’espagnolette, quoique neuve, était rouillée. Alors Annabel passa la main sur la buée d’un des carreaux et regarda.

Ce qu’elle vit n’avait rien que de très ordinaire. La chambre était au premier étage. En bas, il y avait un jardin potager clos, à quelque cent mètres, par un mur d’adobes de huit pieds. Au-delà, dans le ciel cru, les monts Wahsatch, sur lesquels il avait neigé pendant la nuit, alignaient en dents de scie leurs crêtes roses. Le soleil brillait, réconfortant.

La verdure du jardin était poudrée de gelée irisée et grisâtre. Au milieu s’étendait un carré de sol brun. Une femme, courbée, piochait. Elle retirait de la glèbe des pommes de terre, qu’elle jetait dans un panier. Annabel crut que cette femme ne lui était pas inconnue. Elle frappa à la vitre, timidement puis plus fort. La piocheuse ne se retourna pas. Elle était loin. Peut-être n’avait-elle pas entendu. Annabel pensa qu’elle s’était trompée. Elle abandonna la fenêtre.

Les murs de la chambre étaient crépis et nus. Rien ne les ornait, sauf un portrait, un portrait de Benjamin Franklin. Il étalait dans un cadre grossier sa face grasse et pateline de saint laïque, son gilet noir, sa cravate de quaker, toute cette fausse bonhomie biblique qui a fait du lac Michigan un frère jumeau du lac de Genève. Rien dans sa tendre expérience ne prédisposait Annabel à comprendre combien l’image de ce sinistre philanthrope était normale et à sa place dans ce guet-apens. Elle recula, cependant.

Une porte bâillait. La jeune femme la poussa et se trouva dans une seconde chambre, plus petite, sans autre ouverture qu’une fenêtre donnant sur le même jardin. Cette chambre avait la prétention d’être aménagée en cabinet de toilette, c’est-à-dire qu’elle était meublée d’une petite table supportant une cuvette et un pot à eau ridiculement exigus, avec, en dessous, un broc de fer. Dans un des tiroirs, du savon et un peigne. C’était tout.

Non — il y avait encore, pendue à un clou, une glace, une glace minuscule. Annabel sourit en pensant à la chambre de sa villa, aux deux immenses psychés où elle retrouvait à loisir, avec une complaisance heureuse, les détails les plus hermétiques de son corps, et soudain elle tressaillit à l’idée que ce corps bien-aimé, elle pourrait ne plus jamais l’apercevoir.

Voulant venir à bout d’une crainte aussi absurde, elle songea au pasteur.

— Ah! murmura-t-elle. Je deviens folle. Qu’ai-je besoin de m’éterniser ici, alors qu’il est sûrement en bas à m’attendre et qu’il doit même s’étonner...

En hâte, elle usa du peigne cassant, de l’eau rude et froide, du savon aux relents de suif. Puis elle s’habilla avec le malaise inconnu jusque-là de remettre de prime saut les vêtements qu’elle avait quittés la veille.

Elle se chaussa. Depuis son réveil elle avait été pieds nus sur le plancher de sapin, d’ailleurs très propre.

Quand elle fut prête, elle jeta un coup d’œil dans le jardin. La femme aux pommes de terre n’y était plus.

Longeant le corridor, Annabel arriva à l’escalier. Ses talons résonnèrent sur les marches d’un bois plus sonore que le parquet. Instinctivement, elle acheva la descente sur la pointe des pieds.

Dans le vestibule, un grand vestibule ouvert sur le jardin, rien. En face, une porte. Annabel l’ouvrit. Cette porte donnait dans la rue, une rue déserte. Annabel la referma. Traversant de biais le vestibule, elle s’en alla vers une seconde porte. Elle l’ouvrit, le cœur battant.

Elle se trouva alors dans la première pièce à peu près meublée de la maison. C’était une vaste cuisine, avec une cheminée où flambait un assez beau feu. Un large pot de terre rouge était posé sur deux briques contre les bûches, au milieu des flammes. On entendait chantonner son contenu. C’était une chanson appétissante, rassurante presque. Annabel s’assit sur un escabeau. Elle avait froid. Elle allongea ses jambes, tendit au foyer ses pieds, ses mains.

Les glouglous de la marmite s’accentuaient. Son couvercle se mit à se soulever, livrant passage à des bouffées d’écume jaune. Elles coulaient au flanc du pot, tombaient sur le feu, grésillant, menaçant de l’éteindre. Annabel se décida à agir. Avec d’infinies précautions, elle passa un tisonnier dans l’oreillette du pesant ustensile et le recula un peu. Elle eut la joie d’entendre décroître le petit orage intérieur. Mais la suie du tisonnier lui avait fort désagréablement sali les mains.

Le silence, en outre, commençait à lui peser.

Il fut opportunément rompu par le bruit de la porte du dehors, qui s’ouvrait. On frappait maintenant à celle de la cuisine.

— Entrez! fit Annabel.

Et elle ne put s’empêcher de penser qu’on pénétrait bien facilement dans cette maison. Il ne devait pas être malaisé d’en sortir.

— Mrs. Gwinett, s’il vous plaît?

Annabel se leva pour aller au-devant du nouveau venu. C’était le facteur. Quatre fonctionnaires de cet ordre assuraient à Salt Lake le service des postes, la ville étant divisée en quatre secteurs correspondants: Nord-Ouest, Nord-Est, Sud-Est, Sud-Ouest. Annabel n’avait eu affaire jusque-là qu’au facteur du secteur Nord-Ouest. Celui qui venait d’entrer portait sur la plaque de cuivre de son baudrier la mention S.-E. Elle ne le connaissait pas.

Il avait pris deux lettres dans sa gibecière.

— Mrs. Gwinett? répéta-t-il.

Alors seulement Annabel se souvint qu’elle était Mrs. Gwinett. Elle sourit: «Déjà des lettres!» se dit-elle. Et elle tendit la main pour les recevoir.

Mais l’homme avait reculé d’un pas.

— C’est Mrs. Gwinett que je demande, dit-il une troisième fois.

— C’est moi.

Le facteur la dévisageait avec méfiance.

— Mrs. Gwinett, épouse du frère Jemini Gwinett?

— Je vous répète que c’est moi, fit-elle impatientée.

Il la regarda encore, remit les lettres dans son sac.

— Je repasserai, dit-il.

Et il la laissa.

— Voilà un bonhomme bien défiant, pensa-t-elle.

Elle rit, mais pas longtemps. Le rire éveillait des échos inquiétants dans cette cuisine silencieuse.

Quelques instants s’écoulèrent. De nouveau, la porte s’ouvrit.

— Ah! s’écria Annabel avec un élan de surprise joyeuse.

Sarah Pratt venait de pénétrer dans la salle.


Elle était, à son habitude, vêtue de noir. Elle portait un petit bidon de cuivre rempli de lait. Elle le posa sur la table et serra la main que lui tendait Annabel.

— Sarah! Sarah! Quelle bonne aubaine! Que je suis heureuse! ne cessait de répéter la jeune femme.

— Je suis moi-même heureuse de votre plaisir, dit, avec un sourire calme, Sarah Pratt.

— Vous ici, Sarah! ma chère Sarah! Comment êtes-vous ici?

Sarah ne répondit pas tout d’abord. Elle était occupée à verser son lait dans une casserole.

— Vous devez avoir envie de déjeuner, dit-elle enfin.

— C’est vrai, Sarah, j’ai faim. Mais surtout je suis heureuse, si heureuse de vous retrouver.

Sarah alla vers la cheminée, disposa sur la braise sa casserole.

— Le gros pot n’est plus où je l’avais laissé, remarqua-t-elle.

— C’est moi qui l’ai éloigné du feu, Sarah.

— Vous avez eu tort. Les légumes ne seront pas cuits.

— J’ai cru bien faire. L’eau me semblait bouillir trop fort. Je ne savais pas.

— Il faudra savoir, dit simplement Sarah Pratt.

Elle restait tête baissée devant le foyer. Les flammes éclairaient son beau front de cire impassible.

À la surface du lait se formait une taie jaune. Elle se souleva, creva, laissant fuser l’écume blanche.

— Prenez un bol, là, sur le buffet, ordonna Sarah Pratt.

Elle emplit le bol qu’apportait Annabel, puis coupa une large tranche de pain, la beurra, la lui tendit.

— Mangez.

— Et vous, Sarah?

— J’ai déjà déjeuné, répondit-elle.

Annabel hésitait à poser une question. Elle se décida enfin.

— Ne faut-il pas préparer un second bol?

— Un second bol, et pour qui, s’il vous plaît?

— Mais... pour le pasteur.

— C’est inutile, dit sèchement Sarah Pratt. Il a déjeuné, lui aussi, en même temps que moi... On se lève de bonne heure, ici, vous savez, ajouta-t-elle.

Annabel restait interdite devant son bol fumant.

— Mangez donc, puisque vous avez faim, dit Sarah en haussant les épaules.

Et, ayant noué sur sa jupe noire un tablier bleu, elle se mit à éplucher des pommes de terre.

On frappa.

— Entrez, dit Sarah.

C’était de nouveau le facteur.

— Mrs. Gwinett? dit-il, du seuil de la porte.

Les deux femmes s’étaient levées en même temps.

Le facteur avait à la main les deux lettres de tout à l’heure.

— Donnez, dit Sarah.

Elle les lui prit. Il s’inclina, non sans avoir jeté sur Annabel un regard sévère.

— Vous permettez, n’est-ce pas? dit Sarah.

Elle avait rompu les cachets et lisait. Annabel était devenue très pâle.

— Ces lettres..., murmura-t-elle.

— Eh bien, dit Sarah, sans interrompre sa lecture. Je les lis.

— Vous les lisez!...

— Je les lis parce qu’elles me sont adressées.

— Elles vous sont adressées!... Mais, Sarah, leur adresse porte Mrs. Gwinett.

— Sans doute, sans doute, dit Sarah; l’adresse est incomplète. Elle devrait porter Mrs. Gwinett nº 1. Mais vous comprenez que je n’ai pas eu encore le temps d’aviser mes correspondants de la nouvelle union de mon mari.

— Votre mari?

— Notre mari, si vous préférez, chère Anna.

— Notre mari! répéta Annabel.

Elle était debout. Elle marcha vers Sarah. Celle-ci la vit venir avec calme, sans abandonner la pomme de terre qu’elle était en train d’éplucher.

— Où est-il? demanda violemment Annabel.

— Qui il?

— Lui, le pasteur.

— Si c’est de Jemini que vous voulez parler, dit négligemment Sarah, cessez donc de le désigner par un titre qu’il ne convient pas de lui atribuer plus longtemps. J’espère, d’ailleurs, qu’il l’aura bientôt remplacé par un autre plus important et qui répondra mieux à ses dons, qui sont véritablement exceptionnels.

— Je vous demande où il est.

— Vous me questionnez et ne me laissez même pas le temps de vous répondre. En cet instant, il est au Tabernacle, auprès de Kimball, de Wells et des douze Apôtres. Le président Brigham, séduit par les qualités dont je viens de vous parler autant que par sa retentissante conversion, désire que son initiation théologique soit poussée de façon telle qu’on puisse le faire accéder le plus tôt possible aux plus hautes dignités. Si Brigham Young persiste dans ces dispositions, notre Jemini se verra avant un mois admis dans l’Ordre de Melchisédech. L’Ordre de Melchisédech à trente-quatre ans! Songez-y, ma sœur. Seuls Hyrum Smith, le propre frère du prophète Brigham, Kimball, et le grand Orson Pratt, mon oncle, se sont vu à cet âge conférer pareil honneur. Avouez, chère Anna...

— Je vous défends de m’appeler ainsi, dit Annabel avec emportement.

— À votre aise, dit froidement Sarah. Je vous nommerai donc Mrs. Gwinett nº 2, me bornant à vous faire remarquer que vos propos actuels s’accordent mal avec les protestations d’amitié que vous me prodiguiez tout à l’heure, lorsque vous ne m’aviez pas encore adressé toutes ces questions.

Annabel éclata d’un long rire saccadé.

— Ces questions, ces questions! Mais, pauvre créature que vous êtes, avez-vous donc pu me croire assez sotte pour vous figurer une minute que tout ce que vous venez de me raconter, tout, vous m’entendez bien, tout, je ne le savais pas déjà?

Et elle sortit lentement, en jetant à son interlocutrice un regard de défi.

Le jour baissait maintenant dans la chambre où elle s’était réfugiée instinctivement, après s’être enfuie de la cuisine. D’abord, Annabel s’était jetée en sanglotant sur son lit. Mais ce lit défait, avec les souvenirs qu’évoquait chacun des plis des draps bouleversés, lui avait tout de suite fait horreur.

Pendant son absence, une petite malle avait été montée dans la chambre. Elle était là, seule, au milieu de la pièce. Une malle de la villa: elle portait encore l’étiquette, l’étiquette écrite de la main du Père d’Exiles:

Mrs. Lee, Saint-Louis, par Omaha.

Annabel s’était assise sur cette malle, coudes sur les genoux, menton dans les paumes. Elle était restée ainsi tout le jour, inerte, sans une larme. Et, petit à petit, la cendre grise du soir s’était infiltrée à travers les vitres embuées.

Le monde tourne autour de nous, et l’on est seul dans une chambre hostile. Qu’attend-on de lui et de la vie? On est blasé, éclairé sur tout. On ne désire plus rien, hormis la mort, peut-être... Mais elle est précisément la seule chose qu’on redoute encore. Ah! Soleil, chère face divine, te revoir une dernière fois... Si Annabel eût été de ces êtres qui ont l’étonnant courage de se tuer, nul doute que ç’aurait été en une telle minute qu’elle eût pris cette décision.

La nuit, maintenant, la nuit totale. Puis, sur le plancher, un mince pinceau de lune pâle. Mieux qu’en plein jour, on voit les mille détails inattendus du parquet, les atomes de poussière, les rainures que l’on compte, une mite, point ailé qui rampe et disparaît dans la partie noire, et avec qui l’on voudrait disparaître, si l’on osait...

La petite montre d’Annabel n’est pas encore arrêtée. Elle ne marche que vingt-quatre heures, pourtant, et sa maîtresse l’a remontée hier à six heures, avant la cérémonie qu’a présidée le sinistre frère Murdoch. Or, elle marque déjà neuf heures. Ah! remontons-la vite, pour conserver le secours de sa vacillante compagnie.

Neuf heures! Dix heures! Il ne viendra plus. À quoi auront servi toutes les phrases que, sur sa malle, Annabel a préparées pour stigmatiser ce lâche. Dix heures et demie. Elle éclate de rire. Elle a compris. Elle se souvient. Gwinett est un honnête mari mormon. C’est aujourd’hui le jour de Sarah.

Les Saints du Dernier Jour se doivent, tour à tour, à chacune de leurs femmes, — sauf le dimanche, jour du Seigneur, où, comme Lui, ils goûtent un repos bien gagné. Aussi est-ce la nuit du lundi au mardi qui est la plus intéressante, la plus rémunératrice, celle qui revient de droit à l’épouse nº 1, en l’espèce à Sarah Pratt, à Sarah Gwinett. Annabel Lee, non Anna Gwinett, compte sur ses doigts. Lundi, Sarah; mardi, elle; mercredi, Sarah; jeudi, hier, le jour de leurs noces, elle, Anna; aujourd’hui, vendredi, c’est Sarah; demain, samedi, elle aura, elle, Anna, l’honneur de l’étreinte de leur équitable maître. A moins que, d’ici là, elle n’ait eu le courage...


Onze heures. La grande cape d’Annabel est toujours là, sur la chaise, où, hier soir, Gwinett l’a jetée. La jeune femme s’en enveloppe. La lune a tourné sur la maison. Elle éclaire maintenant, de l’autre côté, le couloir vide. Comme les marches de cet escalier crient, mon Dieu!

Annabel a atteint la porte de la rue. Dans l’obscurité, elle manœuvre des lourdes chaînes qui la closent. Elle se sent une extraordinaire dextérité nerveuse. Si l’escalier était sonore, au contraire, cette porte est étrangement silencieuse. Annabel est à présent dehors, seule dans Salt Lake City.


Un air aigre et froid. Des pâtés de maisons noires. Des ombres qui passent avec, sous leurs pèlerines, des lanternes blêmes. Une place qu’Annabel reconnaît: l’hôtel de l’Union. Entrera-t-elle demander au juge Sydney le verre de porto qu’il lui offrit, il n’y a pas trois mois, le jour de l’arrivée des troupes américaines? Que de choses, depuis, se sont passées! Non, ce n’est pas à l’hôtel de l’Union qu’Annabel entrera ce soir.

Mais voici, devant une lourde bâtisse, un drapeau qui se balance au triste vent de la nuit. Sous une lanterne triangulaire, on voit osciller l’étoffe bleue, constellée d’étoiles blanches. Ah! l’hôtel du gouverneur Cumming. Souvent, devant cette porte cochère la calèche d’Annabel s’est arrêtée, souvent... moins souvent pourtant que la calèche du Gouverneur devant la villa tiède et heureuse d’Annabel Lee.

Entrera-t-elle, cette fois? Ah! elle est entrée.

Une espèce de concierge jaunâtre sommeille dans le petit vestibule: que lui veut-on?

— Voir le gouverneur Cumming.

— A cette heure! Il y a des gens qui feraient mieux d’être dans leur lit.

— Allez toujours. Et dites-lui mon nom. Nous verrons bien.

Méfiant, mais prudent, l’homme est parti. Annabel reste seule. Soudain, elle aperçoit ses souliers, ses fins souliers mordorés, tout maculés de boue, ainsi que sa robe. Le gouverneur Cumming, qui lui faisait une cour si discrète! Lui raconter... Ah! plutôt mille fois... Déjà la rue obscure l’a reprise.

Ô nuit, sinistre nuit. Un homme vient d’accoster Annabel. Les dents serrées, il lui murmure des choses infâmes. Il ne faut pas se fâcher, que voulez-vous! Et puis, ces célibataires mormons ont si peu de distractions, dans cette cité si chaste. Annabel colle à la vitre sa figure ténébreuse. Les gens qui sont là sont gais. Ils chantent des cantiques, autour d’une table chargée de victuailles.

Accourez, sectes chrétiennes et païennes,

      Pape, protestants et prêtres,

Adorateurs de Dieu ou de Dagon,

Accourez au noble banquet de la liberté.

Il y a là le patriarche, ses épouses, ses petits enfants, blonds avec des têtes roses. Ah! on peut être heureux, au pays de Mormon. Annabel n’a rien mangé depuis le matin. Si elle entrait, peut-être lui donnerait-on une cuisse d’oie.

Mais pourquoi mendier, quand on a là, dans la poche de sa jaquette, deux, trois, quatre pièces d’or? Annabel les compte à la lueur de la vitre jaune. On doit pouvoir manger, quand on a de l’argent, à Salt Lake City, surtout en une nuit pareille, qui semble bien être une nuit de fête.

De nouveau, le dédale ténébreux des rues, et, de nouveau, une lumière. Cette fois, c’est une boutique, c’est bien une boutique. Les fenêtres ont des rideaux de toile, à carreaux blancs et rouges. C’est une boutique. Mais qu’y vend-on au juste? Ah! qu’importe, pourvu que ce soient des choses qu’on puisse manger. Annabel entre. Une vieille ratatinée tricote. En la voyant entrer, elle dépose son tricot.

Annabel, intimidée, se tait.

— Hum? hum! fait la vieille.

Par une petite porte, entrouverte sur du noir au fond de la boutique, il vient des accords bizarres. Un accordéon. Une musique de gens ivres.

— Vous êtes gais, ici, murmure Annabel.

— On en a le droit, dit sèchement la vieille. C’est aujourd’hui l’anniversaire de la découverte de l’Urim et du Thummim par Joseph Smith. L’Église autorise les réjouissances. Elle les prescrit, même.

— J’ai faim, dit Annabel.

— Et soif aussi, je le parierais. Eh! passez à côté. Vous mangerez et boirez, et pas seule, ma belle petite. La solitude ne convient pas aux jeunes et jolies filles. Moyennant deux dollars, que vous aurez vite l’occasion de récupérer, et à condition, bien entendu, de ne pas faire de scandale...

D’un pas ferme, Annabel pénètre dans le bouge. En y entrant, elle pense au temple d’hier, au temple où elle est devenue Mrs. Gwinett. Ah! dans ce pays béni du Seigneur, les mauvais lieux ressemblent aux églises et ne sont guère plus tristes qu’elles. Mais au moins, ici, on mange et on boit.

On boit, surtout... Ah! féroce eau-de-vie de grain. Que diraient-ils, les pauvres paysans du comté de Kildare, à qui leur petite maîtresse prêchait jadis la sobriété, s’ils la voyaient cette nuit! Mais ils sont bien loin, par-delà les mers moutonnantes, et ils ne la reverront jamais.

Si le mot ivre a un sens, Annabel, pour la première fois de sa vie, était ivre quand elle sortit de ce lieu bizarre. Un jeune Mormon, prétentieux et beau garçon, la suivit. Il la tenait par la taille et cherchait à l’embrasser, y réussissant parfois, le long des rues pleines d’ombre. «Savez-vous qui vous embrassez ainsi? lui disait-elle, avec un rire. — Que m’importe! disait-il. Tu me plais. Que m’importe. — Ah! vraiment. Eh bien! je suis Mrs. Gwinett, la femme légitime du frère Jemini, dont vous avez peut-être entendu parler...» Et déjà, le jeune Mormon avantageux n’était plus qu’une silhouette obscure qui fuyait, sans demander son reste.

L’air froid de la nuit dégrise et donne faim. D’ailleurs, Annabel avait si peu mangé. Elle avait bu, surtout, j’ai l’honneur de le répéter. Mais quand elle passa devant chez elle, elle n’eut point de peine à reconnaître la maison, la maison dont elle avait laissé la porte entrouverte. Elle entra, remit les chaînes en place, ainsi que le verrou.

Dans la cuisine, les flammes mourantes de la cheminée léchaient les chenets de fer et se reflétaient sur les dalles, noires et blanches.

Dans cette cuisine, reste-t-il quelque chose à manger?

Saisissant un escabeau, Annabel le traîna contre la muraille ténébreuse, grimpa dessus, atteignit ainsi une étagère, le long de laquelle elle promena ses mains. Ah! une marmite, une marmite avec un reste de ragoût de fèves, recette Rigdon Pratt...

Annabel s’empara de cette marmite et vint s’installer au coin du feu. Là, sans fourchette, sans cuillère, plongeant ses mains dans la sauce noire et figée, gloutonnement, elle mangea.

Quand elle l’eut vidée, elle laissa là la marmite. Son mouchoir était resté qui savait où. Elle essuya ses lèvres, puis ses mains, à un torchon obscur.

Les ténèbres régnaient dans l’escalier, qu’elle monta en trébuchant, et dans sa chambre. Elle revint s’asseoir sur sa malle et resta là, semblable à une de ces pauvres émigrantes qui, dans un port, au bord des flots pleins de brume, attendent que sonne l’heure du navire qui les emportera.

Fuir, s’en aller! Mais déjà, il n’y avait plus, dans cette rade, de navire qui pût emporter Annabel Lee.

Toute la journée du lendemain, samedi, elle la passa ainsi, inerte et morne, dans cette chambre, attendant son maître, n’ayant au cœur qu’une crainte: qu’il ne vînt pas.

Il était trop respectueux de la loi mormone. Neuf heures n’avaient pas sonné qu’il frappait à la porte.

— Entrez, murmura-t-elle.

Déjà, il l’enlaçait, lui prodiguant ses tendresses et ses reproches. Contre les uns et les autres, elle ne trouva rien pour se défendre, les accueillant même avec bonheur.

Ce fut un des premiers jours de novembre qu’Annabel éprouva le désir de revoir sa villa.

Il était trois heures du soir. Les tisons devenaient plus rouges dans la cheminée de la cuisine où, seule, elle était en train d’écosser des pois. Brusquement, elle se leva, jeta un châle sur sa tête, sortit.

La maison de Gwinett était bâtie dans la partie sud-est de Salt Lake, non loin de l’enceinte sacrée qui fait autour de la ville une sorte de chemin de ronde, planté de saules qui blanchissent quand vient le soir. Celui-ci allait bientôt tomber quand Annabel franchit l’enceinte.

D’abord, elle ne rencontra personne. Elle allait très vite, dans sa marche tournante autour de la ville maudite.

Elle ne rencontra personne, sauf un groupe d’enfants qui faisaient l’école buissonnière. Échappés à la férule biblique, ces petits Mormons l’accueillirent avec des plaisanteries dépassant nettement leur âge. D’abord, elle se méprit sur leurs sarcasmes: «Qu’ai-je donc? Un trou à mon châle, peut-être!» Et soudain, elle en saisit la raison: elle parlait tout haut. Cette constatation, sans qu’elle sût encore bien au juste pourquoi, fit frissonner la malheureuse. Elle hâta le pas, courut même. Une pierre, à son côté, roula sur le chemin. Puis les enfants l’abandonnèrent.

Le ciel était devenu blanc. Les branches menues des saules l’emprisonnaient de leurs fines mailles. D’un champ, un oiseau, gris et noir, s’éleva et vint se poser sur un des arbres, en avant de la route. Annabel ralentit sa course. Quand elle passa près de lui, il hocha deux fois la queue, de bas en haut, et ne s’envola pas.

Maintenant, elle était arrivée au carrefour des routes près duquel s’élevait le belvédère, le belvédère d’où elle avait assisté, avec le Père d’Exiles, à l’entrée des troupes américaines dans Salt Lake... Il y avait à peine quatre mois! Saint-Louis est, au bord du Mississippi, avec son couvent d’Ursulines, une grande ville, une ville si hospitalière pour une jeune fille catholique, qui n’a pas renié sa foi... Annabel ne s’arrêta pas devant le belvédère.

La villa, enfin, avec son portail et sa belle petite allée de sycomores. À ce portail, Annabel, saisie tout à coup d’un grand trouble, n’osa point sonner.

Elle s’attendait à trouver sa maison fermée, entourée d’un silence poignant, vide, car jamais elle n’avait osé demander à son terrible maître ce qu’il en avait fait.

Au lieu de cela, des fenêtres ouvertes, sur la véranda, la silhouette blanche d’une femme.

Contournant les écuries, Annabel prit de côté, à travers champs. L’enclos était, au sud, bordé par un chemin creux, avec des haies. Annabel s’engagea dans ce chemin, puis, s’agrippant aux arbustes, elle se hissa vers le faîte de la haie. De là, elle voyait tout le jardin.

Il lui apparut si changé qu’elle faillit pousser un cri. Au lieu des massifs un peu frustes de camélias et de lauriers-roses, un damier de labours réguliers. Au milieu des labours, un homme, courbé, remuait à la bêche les mottes de terre brune.

Deux enfants, en tricots couleur de bonbons, cheveux de cuivre pâle, faces roses de petits Anglo-Saxons, le regardaient travailler.

Un appel retentit au bout du jardin. La silhouette de femme qu’Annabel avait aperçue sur la véranda venait de surgir.

— Fred! Mary! venez goûter.

Les enfants partirent. Alors, à son tour, d’une voix étranglée, Annabel appela:

— Coriolan!

L’homme ne se retourna pas. Il n’avait point entendu.

— Coriolan, répéta-t-elle plus fort.

Il sursauta, se redressa, tourna vers elle un regard inquiet, mais sans l’apercevoir.

— Ici, dit-elle, ici.

Et les branches de la haie s’agitèrent.

— Ah! Maîtresse, dit Coriolan.

Il était maintenant près d’elle. Il la voyait, accrochée aux ronces, s’y déchirant les mains. Il n’eut pas, cependant, un geste pour l’aider à se hisser dans le jardin.

— Maîtresse! se borna-t-il à répéter.

Il dit encore:

— Maîtresse, habillée comme cela!

Annabel avait une pauvre robe de serge noire, élimée, reprisée aux coudes; une robe portée jadis, et presque usée, par Sarah Pratt.

Elle eut un geste, comme pour dire: il ne faut pas faire attention.

— Et toi? demanda-t-elle rapidement.

Alors, elle remarqua qu’il était voûté, vêtu lui aussi de loques, avec, au visage, cette teinte grisâtre des nègres qui ont souffert. Elle regretta sa question, voulut la rattraper.

— Et Rose?

— Rose, dit Coriolan.

Il eut un geste vague.

— Elle est bien toujours ici? demanda Annabel à voix basse.

Coriolan ne répondit pas. Le jour mourant mettait sur le fer de sa bêche des reflets bleu sombre.

— Non, dit-il enfin, elle n’est plus ici.

— Où est-elle, alors?

— Dans le Wisconsin.

— Elle t’a quitté?

— Ce n’est pas de sa faute, Mr. Wanamaker, agent du Service topographique de l’Union, a reçu son changement pour Milwaukee. Il a emmené Rose.

— Il l’a emmenée à Milwaukee?

— Parce qu’il l’avait achetée, dit très doucement Coriolan.

— Ah! murmura Annabel.

Elle demanda, à voix plus basse encore:

— Et toi?

— Moi, je suis resté ici. C’est Mr. Tuttle, caissier de la banque Kinkead, qui m’a acheté, avec la villa.

— Avec la villa, répéta Annabel.

— Oui, dit le nègre. Mr. Gwinett a insisté pour lui vendre Rose en même temps que le reste, on ne peut pas dire le contraire. Mais Mrs. Tuttle sait faire la cuisine et son mari tient à ce qu’elle la fasse elle-même. Alors, ils n’avaient point besoin de Rose. C’est pourquoi Mr. Gwinett l’a vendue à Mr. Wanamaker.

— À Mr. Wanamaker, répéta Annabel.

Ils restèrent un instant sans parler. Une fumée bleue montait de la maison. Il n’y avait aucun reproche dans le silence de Coriolan.

— Il faut que je m’en aille, dit-il enfin. C’est l’heure de donner à manger aux chevaux. Le maître n’aime pas qu’on soit en retard.

— Est-il bon pour toi, Mr. Tuttle? demanda Annabel.

— Oui, dit Coriolan.

Il ajouta, plus bas, en regardant du côté de la villa:

— Quand je ne suis pas en retard.

— Et si tu es en retard? insista la malheureuse.

Le nègre se tut.

Au même instant, dans l’ombre grise, au fond du jardin, une voix sèche et sonore retentissait.

— Bull! Bull!

Coriolan tressaillit.

— Bull! Bull! Dites-moi, je vous prie, où est passé cet âne bâté de Bull.

— Voilà, Massa, voilà, cria le nègre, d’une voix tremblante.

— Bull? interrogea Annabel.

— C’est moi, dit précipitamment le nègre. On a changé mon nom.

— Ah! murmura-t-elle, à lui aussi!

— Bull! Bull! arriveras-tu, animal?

— Voilà, Massa, voilà.

Il ajouta très bas, très vite.

— Si maîtresse est encore là, dans une demi-heure, quand j’aurai fini...

— Va, dit-elle, j’attendrai.

Il la quitta en courant. Dès qu’elle eut vu disparaître sa silhouette dans l’ombre de la villa, elle lâcha les branches des ronciers et se mit, elle aussi, à courir au fond du chemin creux.

La nuit était tout à fait tombée quand elle arriva chez son mari. Dans la cuisine, Gwinett, assis devant la table, lisait. Sarah mettait le couvert.

— Ah vous voilà! dit-elle, quand Annabel entra.

La jeune femme ne répondit rien. Elle prit une chaise et vint s’asseoir au coin du feu.

— Et les pois? continua Sarah. Vous ne les avez pas écossés, n’est-ce pas?

Annabel continua à garder le silence.

— Vous direz pourquoi, peut-être! dit la voix aigre de Sarah.

Une petite bûche, dans l’âtre, s’enflamma, devint blanche et rouge; Annabel ne la quittait pas des yeux.

Gwinett avait posé son livre sur la table. De sa belle voix grave, il questionnait:

— Qu’y a-t-il, chère Sarah? Qu’y a-t-il?

— Il y a, dit-elle, que Madame — et elle désignait Annabel — une fois de plus n’a pas fait ce qu’elle avait à faire. Madame trouve bon de se mettre à table, devant un plat fumant. Mais, pour le préparer, c’est autre chose.

— Calmez-vous, chère Sarah, calmez-vous, dit Gwinett. Anna est, j’en suis sûr, la première à regretter... N’est-ce pas, chère Anna?

Annabel avait pris un tisonnier et s’amusait à taquiner les petits charbons grenat.

— Qu’elle écosse ses pois, dit sèchement Sarah, car, pour moi, je n’y mettrai pas la main. Et, de toute façon, nous ne dînerons pas avant huit heures, ce soir.

— Nous dînerons à l’heure où le dîner sera prêt, dit Gwinett avec une résignation calme. Ne parlons plus de ce retard. Anna doit être suffisamment punie par la pensée qu’elle en est la cause. Il ne serait pas charitable, chère Sarah, d’insister davantage. Passez-lui le bol de pois, qu’elle puisse achever sa tâche.

Sarah obéit. Annabel n’avait toujours pas bougé.

— Eh bien! que faites-vous? s’exclama soudain Gwinett.

— Devient-elle folle? glapit Sarah.

Annabel venait, d’un seul coup, avec un grand calme, de vider dans l’âtre le bol contenant les pois déjà écossés.

Sarah s’élança sur elle, mais elle eut juste le temps de se jeter de côté. Le bol frôla sa tempe et alla se briser contre le mur.

— Anna! cria Gwinett, devenu hideusement blême.

Il lui avait saisi le poignet gauche, qu’il lâcha aussitôt. Il venait de recevoir, à toute volée, le plus beau soufflet dont ministre du Très-Haut ait été gratifié ici-bas!

— Folle, folle, je l’avais bien dit, elle est folle, hurlait Sarah.

Annabel, debout, les paumes des mains contre les tempes, les regardait tous les deux se démener, immobile. Et puis, elle éclata d’un rire nerveux, qui n’en finissait plus.

CHAPITRE VIII

‒ C’est toi, Bessie! C’est toi...

Annabel s’était mise sur son séant. D’une main amaigrie, elle caressait le front de sa compagne.

Rien n’avait changé dans la chambre claire et vide. Seulement la petite table, près du lit, était couverte de fioles de médicaments jaunâtres.

Annabel répéta d’une voix plaintive:

— Bessie, comment es-tu ici?

La jeune femme, agenouillée, baisait la main osseuse de la convalescente.

— Je t’ai vue plusieurs fois, Bessie. Maintenant, je me souviens. Je ne savais pas que c’était toi. Je ne pouvais savoir. J’ai été bien malade, n’est-ce pas?

— Bien malade, dit Bessie.

— Mais je vais mieux, je le sens. Donne-moi une glace.

Bessie décrocha la pauvre petite glace ronde de la chambre et l’apporta à Annabel. Celle-ci contempla en souriant sa mince figure pâle.

— On m’a coupé les cheveux, Bessie. Dis-moi, on me les a coupés, ou ils sont tombés?

— Ils sont tombés, maîtresse.

— Ils sont tombés. Qu’est-ce que j’ai eu? La fièvre typhoïde, peut-être?

— La fièvre cérébrale.

— Ah! la fièvre cérébrale. Alors, on t’a demandé de venir me soigner, et tu es venue aussitôt, comme la première fois, n’est-ce pas, chère Bessie?

Bessie venait de remplir un bol de tisane.

— Buvez, dit-elle d’une voix tremblante.

— Comme la première fois, Bessie, à la villa, tu te rappelles? Rose ne savait pas ce que j’allais avoir, ni Coriolan non plus. Et le Père d’Exiles était absent. C’était en mars dernier, n’est-ce pas?

— Oui, en mars, dit Bessie.

— Et nous sommes en novembre, je crois?

— Nous sommes le 4 décembre.

— Le 4 décembre! Ferme la fenêtre, alors, je comprends pourquoi il fait si froid, dans cette chambre.

Bessie obéit. Au-dehors, on voyait, sous le ciel plus gris, les labours devenus tout à fait noirs.

— Le 4 décembre, mon Dieu! continua Annabel. Et je suis tombée malade en novembre, il me semble?

— Le 7 novembre.

— Le 7 novembre. Un mois déjà! As-tu été au moins bien soignée ici, chère Bessie?

— Je l’ai été, dit la jeune femme à voix basse.

— Aussi bien que chez moi?

— Aussi bien.

— Ah! alors, je suis heureuse. Aussi bien que chez moi, c’est une façon de parler. Je voulais dire: aussi bien qu’à la villa. Car ici aussi, vois-tu, je suis chez moi. C’est toute une histoire, Bessie. Mais tu la connais déjà, peut-être?

— Je la connais, dit Bessie en inclinant la tête. Mais ne vous agitez pas. Vous avez encore de la fièvre. Ne parlez pas. Essayez de dormir.

— Je t’obéirai, Bessie. Embrasse-moi, je t’en donne la permission. C’est vrai que j’ai sommeil, Bessie. N’est-ce pas que je vais aller mieux? Embrasse-moi.

Bessie baisa timidement le pauvre front exsangue, arrangea l’unique oreiller. Déjà Annabel avait fermé les yeux. Des mots désordonnés agitaient ses lèvres sèches. Puis, elles restèrent immobiles.

Alors, l’humble Bessie reprit sa place, assise au pied du lit et se mit à raccommoder des torchons.


Le jour commençait à tomber et Bessie reprisait avec plus de difficultés, lorsque Gwinett entra dans la chambre.

— Eh bien? demanda-t-il.

Bessie s’était levée.

— Elle a parlé, dit-elle, et sans délire, pour la première fois. Elle m’a reconnue.

— Ah! dit Gwinett en souriant.

Il avait pris le poignet d’Annabel.

— Le pouls est calme, la fièvre est tombée. Demain, on pourra commencer à l’alimenter. Puis-je vous demander, néanmoins, chère Bessie, de passer cette nuit encore auprès d’elle?

— Je ne la quitterai que lorsqu’elle sera tout à fait hors de danger, dit la jeune femme.

— C’est ce soir le tour de veille de Sarah, je le sais, Bessie. Mais puisque notre Anna commence à reprendre sa connaissance, je préfère que ce soit vous qu’elle voie auprès d’elle, si elle vient à se réveiller. Vous êtes une sainte et digne épouse, Bessie, une épouse conforme aux vues du Seigneur.

Il répéta:

— Une épouse conforme aux vues du Seigneur.

Et, l’ayant prise dans ses bras, par deux fois, il l’embrassa; puis il sortit.

La chambre était devenue tout à fait noire.


On entendit les pas de Gwinett décroître au fond du corridor, puis la voix d’Annabel qui ordonnait:

— Allume la lampe.

Bessie tressaillit. Elle obéit.

— Approche-toi, commanda Annabel.

Bessie obéit encore. Elle tremblait.

— Comme tu es rouge, Bessie! C’est moi qui ai la fièvre et c’est toi qui es rouge.

— Maîtresse, murmura la malheureuse.

— Maîtresse! dit Annabel. M’appellerais-tu ainsi s’il était encore ici, dans la chambre, à t’entendre? Ah! tu sais bien que non, qu’il ne le permettrait pas.

Il y eut un silence.

— Mrs. Gwinett nº 3, demanda très doucement la malade, voulez-vous être assez bonne pour me donner de la tisane?

Elle but, puis rendit le bol à Bessie, dont les yeux fuyaient les siens.

— Bessie, dit-elle alors, ce que tu as fait, comment as-tu pu accepter de le faire? Tu ne t’es donc pas souvenue de ce que, moi, j’avais fait pour toi?

Bessie restait muette.

— Faut-il te le rappeler, Bessie? Tu sais bien que, dans cette horrible ville, personne ne voulait te donner du travail. On disait que l’argent qu’il te fallait pour vivre, tu le gagnais bien mieux à aller, le soir, près de Social Hall attendre des rouliers ivres, et les emmener...

Bessie cacha sa tête dans ses mains.

— Je ne les ai pas écoutés, Bessie. Tu es venue chez moi quand tu l’as voulu. La robe que tu portes maintenant doit être aussi une de mes robes. Et tu as accepté de devenir ma rivale? Bessie London, ma rivale!

— Je l’aime, dit Bessie d’une voix sourde.

— Ah! vraiment, fit Annabel avec un rire, tu l’aimes?

Elle avait pris sur le lit le petit miroir et le lui tendait:

— Regarde-toi, ma pauvre fille, mais regarde-toi donc.

La glace ronde reflétait le pauvre visage, les tristes cheveux blonds partagés en bandeaux honnêtes.

— Regarde-toi! Et regarde-moi. Or, tu sais bien que moi, il ne m’a épousée que pour mon argent. Celle qu’il aime, tu le savais bien aussi, c’est l’autre. Toi, pauvre malheureuse, s’il t’a prise, tu sais bien pourquoi, tu le sais bien...

— Que m’importe, si je l’aime! murmura Bessie, essayant d’arracher son poignet à la farouche étreinte de la malade.

— C’est parce que tu sais coudre, et repasser, et gratter la suie des vieilles casseroles; c’est à cause de tes reins faits pour porter les sacs, de tes mains pleines d’engelures, de tes pieds qu’on chausse de galoches; c’est parce que dans ce pays une épouse est plus économique qu’une servante.

— Maîtresse, cria Bessie avec terreur, taisez-vous, vous allez vous faire mal!

— Regarde-toi, mais regarde-toi donc!

Bessie lui arracha la glace, Annabel éclata en sanglots. Elle mit à se calmer, puis à s’endormir, près d’une heure, pendant laquelle elle ne cessa d’accabler de sarcasmes la misérable Bessie, insensible, qui la berçait comme un petit enfant.

Il s’écoula une semaine, au cours de laquelle ni l’une ni l’autre ne firent allusion à cette scène. Puis Annabel put commencer à se lever.

Un matin, elle était assise auprès de la fenêtre ouverte, dans un fauteuil qu’on avait monté pour sa convalescence. Bessie tricotait auprès d’elle, assise sur un tabouret.

— Bessie, dit-elle, se penchant vers la jeune femme.

Celle-ci leva des yeux tristes et craintifs.

Annabel lui prit la main.

— Bessie, je t’ai parlé l’autre jour d’une façon dont j’ai honte. Il ne faut pas m’en vouloir.

— Oh! maîtresse, murmura la pauvre Bessie.

— Non! ne m’appelle plus maîtresse! Tu sais bien que tu n’oses pas m’appeler ainsi quand il est là. Appelle-moi par mon nom, c’est moi qui te le permets, qui t’en prie même.

— Je n’oserai jamais, dit Bessie.

— Il faut oser, fit gravement Annabel. Si tu n’oses pas, c’est moi qui n’oserai pas te dire ce que j’ai à te demander. Car j’ai quelque chose à te demander, Bessie.

— À moi! fit Bessie en joignant les mains. Ah! vous savez bien...

— Quand pourrai-je sortir?

— Nous sommes aujourd’hui jeudi. Dès lundi...

— Dès lundi, dit Annabel.

Elle réfléchit un instant. Puis, d’une voix triste et calme.

— Bessie, je veux partir.

— Partir!

— Oui, partir d’ici, m’en aller, comprends-tu, et je veux que tu m’y aides.

— Moi, fit l’autre en tremblant.

— Oui, je comprends, Bessie, tu as peur. Mais il ne saura pas que tu m’as aidée. Et, en outre, je ne te parlerais pas ainsi si ce n’était pas ton intérêt. Tu l’aimes toujours, n’est-ce pas?

Bessie inclina la tête sans répondre.

— Eh bien, puisque tu l’aimes, Bessie, tu dois souhaiter être débarrassée de moi. Car bientôt je vais être guérie et tu auras en moi une rivale, Bessie. Oui, lundi, Sarah; mardi, moi; mercredi seulement, toi, Bessie... Si je n’y suis plus, vois-tu, c’est deux nuits que tu gagnes par semaine, deux nuits. Cela vaut la peine qu’on s’en occupe.

— Ah! Dieu m’est témoin, s’écria Bessie, que c’est votre intérêt seul qui me guide, maîtresse.

— Encore, dit Annabel en la menaçant du doigt.

— De quelle utilité puis-je vous être? c’est ce que je ne vois pas.

— Je le vois assez bien, pour ma part, fit la jeune femme. L’essentiel est de ne pas te rendre suspecte. Tu vas au marché un jour sur deux, je crois. Il ne faut pas sortir exprès pour moi. Est-ce aujourd’hui ton tour?

— Non, dit Bessie, demain, à dix heures.

— Eh bien, attendons jusqu’à demain. Je ne suis d’ailleurs pas pressée, puisque je ne peux pas sortir avant lundi. Et, en attendant, parlons d’autre chose.


Annabel passa une assez bonne nuit. Le lendemain, vers neuf heures, Bessie lui jeta un regard d’interrogation.

— Je vais descendre m’apprêter pour le marché, dit-elle.

— Bien, dit Annabel.

Elle ajouta, la regardant avec beaucoup de calme:

— Le marché n’est pas loin de l’hôtel des Messageries, n’est-ce pas?

— Il en est tout près, en effet.

— Eh bien, il s’agit de passer à l’hôtel des Messageries et de tâcher de t’y procurer, le plus discrètement possible, le petit renseignement suivant: le 1er escadron du 2e régiment de dragons est-il toujours à Cedar-Valley?

— Le 1er escadron..., commença Bessie en ouvrant des yeux étonnés.

— Oui, dit Annabel. Il n’y a là rien d’extraordinaire. Tu sais que, le 2 juillet dernier, lorsqu’elle a quitté Salt Lake, l’armée fédérale est allée prendre ses cantonnements à Cedar-Valley. Mais, depuis cette époque, les rapports se sont améliorés entre le gouvernement de Washington et les Mormons, et la plupart des troupes d’occupation out été rappelées. Il s’agit, je te le répète, de savoir si le 1er escadron du 2e dragons figure parmi les unités qui ont été maintenues à Cedar-Valley. On te donnera sans peine ce renseignement à l’hôtel des Messageries, puisque c’est là que passe la correspondance destinée au corps expéditionnaire. Tu te rappelleras: 1er escadron du 2e dragons?

— Je me rappellerai.

— Va donc. Je t’attends.


Deux heures plus tard, Bessie était de retour.

— Eh bien? demanda Annabel un peu pâle.

— Le 1er escadron est toujours à Cedar-Valley, dit Bessie. J’ai vu une caisse de champagne qui partait à l’adresse de son commandant.

— Ah! murmura la jeune femme en mettant la main sur son cœur.

Elle dit, brièvement:

— J’ai oublié de te prier de demander l’heure du courrier pour Cedar-Valley.

— Je la connais, répondit Bessie: le soir, à six heures. Il ne va pas vite. Il n’arrive que le lendemain matin. Il y en a un tous les jours, sauf le dimanche.

— Bien, dit Annabel. Maintenant, peux-tu sans attirer l’attention me procurer du papier et une plume?

Bessie revint quelques instants plus tard, apportant ce qu’on lui demandait.

— Merci. Laisse-moi; ne reviens pas avant trois heures.

À trois heures, Bessie était de nouveau dans la chambre d’Annabel.

— Ah! s’écria-t-elle en lui saisissant la main, voilà que vous avez encore la fièvre.

— Ce n’est rien, ce n’est rien, dit la jeune femme.

Ses yeux brillaient. Elle allait et venait.

— Tu vas t’arranger pour sortir tout de suite, Bessie. Peux-tu le faire, sans que personne ici ne s’étonne?

— Oui, dit Bessie; même il faut que je sorte, Sarah veut du poivre. Il n’y en a plus.

— Très bien, alors.

Annabel avait passé la main sous son oreiller. Elle en retira une lettre.

— Tu vas revenir à l’hôtel des Messageries, Bessie, et tu y déposeras cette lettre. Il faut qu’elle parte par le courrier de six heures.

Bessie restait au milieu de la chambre, la lettre à la main.

— N’as-tu pas entendu? Oh! tu peux lire l’adresse.

— Ce n’est pas de cela qu’il s’agit, maîtresse.

— Qu’y a-t-il alors?

— Je voudrais savoir..., dit humblement Bessie.

— Parle.

— Si rien, dans cette lettre, n’est de nature à lui causer quelque peine, à lui?...

Annabel la regarda avec ironie.

— Excusez-moi, maîtresse, murmura Bessie.

— Tu es une sotte, dit sèchement Annabel. Et je n’ai pas de comptes à te rendre.

— Je le sais, dit l’humble femme. Mais...

Annabel frappa du pied.

— Rends-moi cette lettre. J’irai moi-même.

— Vous, sortir, fit Bessie avec un cri, dans l’état où vous êtes! Ne voyez-vous pas? Il neige.

— Alors, va! dit Annabel, l’heure passe.

Et, comme la pauvre créature gagnait en silence la porte, elle courut après elle, la saisit dans ses bras, l’embrassa.

— Maîtresse, ah, maîtresse! répétait Bessie, d’une voix noyée d’émotion.


Bessie passa par la cuisine ténébreuse, y prit un panier. Puis, elle ouvrit la porte de la rue. Une sarabande de petits flocons gris pénétra dans la maison.

Assurant à son bras l’anse du panier, elle allait refermer derrière elle la porte. Soudain, son cœur se glaça. Une main avait saisi sa main.

— Bessie, chère Bessie, un mot, s’il vous plaît.

C’était Gwinett.

En même temps, la porte se fermait. Bessie était de nouveau dans le corridor noir. Elle ne voyait pas Gwinett, mais elle le sentait qui lui passait les mains sur les épaules.

— Bessie, chère Bessie, sortir! si peu couverte!

Il ajouta, avec une ironie qui porta à son comble l’épouvante de la malheureuse.

— Ne voyez-vous pas? Il neige.

— Je..., commença-t-elle.

Et soudain elle se tut, pleine d’horreur. La main de Gwinett venait de pénétrer dans son corsage.

— Au nom du Très-Haut, Bessie, ma bien-aimée, ne tremblez pas à ce point. Vous voyez bien que j’avais raison, et qu’il est ridicule d’affronter les intempéries avec une mise si légère. C’est votre gorge que je touche, ma sœur, et, avouez-le, ne serait-ce qu’au point de vue des convenances, il y aurait lieu... Tiens, tiens, qu’est donc ceci, je vous prie?

Il venait de trouver la lettre.

— Faites-moi le plaisir d’entrer dans la cuisine, ordonna-t-il.

Elle obéit. Il alluma une lampe.

— Une lettre, vraiment. Comme c’est étonnant, chère Bessie, moi qui croyais que vous ne saviez pas écrire!

En parlant, il l’entraînait vers une resserre obscure, au bout de la cuisine. Il l’y poussa et ferma la porte à clef.

Elle resta là une demi-heure. Au bout de ce temps, la clef tourna dans la serrure. Il était là, souriant, un manteau sur le bras, la lettre à la main.

— Je vous restitue votre dépôt, chère Bessie. Faites-moi le grand plaisir de vous couvrir de ce manteau. Il neige plus dru que jamais. Maintenant, vous allez avoir à vous dépêcher. Cinq heures ont sonné, et le courrier part à six heures.

Elle le regardait avec hébétement. Il sourit encore.

— En outre, je parie, chère tête de linotte, que vous avez oublié que le prix de l’affranchissement est de dix cents. Dix cents, Bessie! Vous ne les aviez pas, n’est-ce pas? Les voici.

Il lui tendit une pièce d’argent.

Elle se laissa guider jusqu’à la porte de la rue.

— Bonne promenade, dit-il. Et souvenez-vous, je vous prie, qu’il vaut mieux, pour vous et pour cette chère Anna, que personne, vous m’entendez bien, personne, ne soit instruit de notre petite conversation.

On s’ennuie dans les cantonnements d’hivernage. On s’y ennuie d’autant plus lorsque ces cantonnements consistent en baraques disséminées dans une clairière, à vingt milles de tout centre habité. Alors, on voit vite le plus taciturne venir au jeu, et le plus sobre à la boisson.

Le lieutenant Rutledge avait passé la nuit à jouer et à boire. Quand il alla se coucher, vers cinq heures du matin, il laissa épinglé à la porte de sa cabane un papier où il donnait l’ordre à Ned, son ordonnance, de ne l’éveiller que pour le rapport.

L’ordonnance suivit cet ordre à la lettre, et l’éveilla à neuf heures et demie, le rapport ayant lieu à dix heures et demie. Mais Rutledge resta encore une demi-heure à savourer la chaleur de son lit. Quand il en sortit, il lui restait juste le temps nécessaire pour se mettre en tenue, après avoir procédé aux ablutions de tout officier américain qui se respecte.

Il était dehors, à demi nu dans le froid matin, sous un cèdre, à recevoir le seau d’eau glacée que Ned déversait sur son torse d’Apollon anglo-saxon. Le vaguemestre survint sur ces entrefaites, salua militairement, attendit la fin de la douche, et remit au lieutenant la lettre d’Annabel.

Rutledge ne reconnut pas l’écriture. La connaissait-il même! D’ailleurs, il était en retard. C’était le quart après dix heures. Il eut juste le temps de regagner sa baraque pour se mettre en tenue, laissant la lettre non décachetée sur une table.

Le général Johnston était de mauvaise humeur. Brièvement, il communiqua à ses officiers les ordres qu’il venait de recevoir: dans la semaine, le 5e régiment d’infanterie et une des deux batteries d’artillerie devaient quitter Cedar-Valley, à destination du Kansas, où les événements motivés par la campagne abolitionniste prenaient une tournure inquiétante. L’armée d’occupation ne comprendrait plus à cette date que le 1er escadron du 7e dragons, le 2e bataillon du 10e régiment d’infanterie; plus une batterie d’artillerie. Le général ne put retenir quelques mots amers à destination du gouverneur Cumming, qu’il rendait responsable de cette diminution de son autorité. La faillite de l’expédition et la victoire de la politique promormone apparaissaient désormais complètes.

— Aucun de vous, messieurs, n’a d’observations à me présenter? C’est bien. Vous pouvez disposer.

Les officiers regagnèrent leurs baraquements.

En rentrant dans le sien, Rutledge vit la lettre sur la table. Il l’avait oubliée. Il l’ouvrit. À mesure qu’il lisait, une grande émotion envahissait ses traits. Il est équitable de dire qu’il n’eut aucune hésitation. Cinq minutes ne s’étaient pas écoulées que, de nouveau, il se trouvait dans la salle du rapport.


Le capitaine Van Vliet s’y trouvait seul, classant des papiers.

— Vous désirez, lieutenant?

— Parler au général, mon capitaine.

Le capitaine Van Vliet le regarda, un peu surpris. Rutledge était pâle.

— Je vais lui transmettre votre requête.

Il revint presque immédiatement.

— Le général travaille. Il m’a chargé...

— Mon capitaine, murmura Rutledge, c’est confidentiel...

— Diable, diable, dit Van Vliet. Je vais encore essayer. Mais vous l’avez vu, tout à l’heure: il n’est pas très bien luné. Si j’échoue, il ne faudra pas m’en vouloir. Et si je réussis, gare à vous.

Derrière les planches de la cloison, Rutledge entendit un juron, par lequel son insistance était qualifiée de façon plus que sévère. Mais il était un homme d’honneur. Il se roidit.

— Entrez, dit Van Vliet, reparaissant.

Et, prudemment, il les laissa seuls, refermant la porte comme un gardien qui vient d’introduire un agneau dans la cage du lion.

Rutledge était resté au garde-à-vous, là où l’avait laissé Van Vliet. Le général marcha sur lui avec colère.

— Que voulez-vous?

— Mon général...

— Pourquoi ne m’avez-vous pas parlé, au moment du rapport? Je crois avoir demandé, comme de coutume, si l’un de vous avait quelque chose à me dire.

— Mon général, je n’avais pas encore pris connaissance de cette lettre.

Johnston avança la main. Rutledge recula la sienne.

— Oh! lieutenant, je n’avais nullement l’intention de violer les secrets de votre correspondance, dit le général d’un ton sec.

L’entrevue débutait mal. Rutledge eut un geste de protestation navrée.

— Je vous répète ma question, lieutenant: que voulez-vous? Et faisons vite.

— Mon général, dit le tremblant Rutledge, je voudrais une permission de quarante-huit heures.

Le général le regarda avec stupéfaction. Depuis cinq mois que l’armée était au camp de Cedar-Valley, c’était la première fois qu’on lui présentait une requête semblable.

— Une permission de quarante-huit heures! répéta-t-il.

— Oui, mon général.

— J’avoue ne pas très bien saisir le pourquoi de votre demande, dit Johnston en ne cessant de le regarder. Quarante-huit heures! Si c’est pour aller chasser le canard sauvage au bord du lac Tumpanogos, c’est beaucoup trop. Et si c’est pour essayer d’aller faire la fête à Salt Lake City, cela ne me semble pas suffisant.

— Quarante-huit heures me suffiront, mon général, dit modestement Rutledge.

— Alors, dit Johnston, je dois conclure de vos paroles que vous désirez aller en bordée à Salt Lake?

— Je désire en effet me rendre à Salt Lake, mon général, dit Rutledge en rougissant. Mais, avec votre permission, je dirai que ce n’est pas pour le motif que...

— Eh bien! voilà du nouveau, dit Johnston en frappant du poing sur la table. D’où sortez-vous, ma parole! Vous savez bien que pas un militaire ne doit mettre les pieds dans cette ville maudite, si ce n’est pour des motifs de service, rigoureusement limités. Vous savez, d’autre part, que je ne tiens pas du tout à fournir à M. le gouverneur Cumming une occasion de me tailler des croupières. Vous n’ignorez rien de tout cela. Et vous venez néanmoins me demander, avec une quiétude dont je reste abasourdi, quoi? Une permission pour Salt Lake! Voulez-vous, je vous prie, avoir la bonté de m’exposer les motifs qui vous poussent à m’adresser une requête aussi ridicule.

Simplement, Rutledge tendit au général la lettre d’Annabel. Johnston allait la repousser d’un geste froissé, mais ses yeux tombèrent sur le visage bouleversé du jeune homme. Il étouffa une exclamation de surprise et prit la lettre.

A mesure qu’il la lisait, son visage reflétait des expressions contradictoires, mais également violentes.

— Quelle est la malheureuse femme qui sollicite ainsi du secours? demanda-t-il, quand il eut terminé sa lecture, en randant la lettre à Rutledge.

— Mrs. Lee, mon général, murmura le lieutenant.

— Mrs. Annabel Lee?

— Oui, mon général.

— Mrs. Lee, répéta encore Johnston. Est-ce possible! Quelle infamie!

Et il joignit les mains avec une commisération profonde.

On n’avait pas oublié, au mess de Cedar-Valley, la douce image de la belle petite amazone blonde.

— Quelle infamie! dit encore, et à voix basse, le général.

Et ses yeux se chargèrent soudain d’une colère telle que Rutledge en fut comme épouvanté.

Johnston tournait dans sa chambre, à grands pas, les mains derrière le dos.

— Ah! les canailles! les canailles, ne cessait-il de répéter.

Il revint vers Rutledge, un peu calmé.

— Vous êtes un brave soldat, dit-il, et je vous sais gré d’avoir eu confiance en moi. Vous savez que je ne trahirai pas — et il eut un beau sourire clair — ce qui dans notre entretien peut ressembler à une confidence. Mais, pour le reste, ah! pour le reste — et il assena sur la table un coup de poing — cette affaire vous dépasse, mon petit. Ce n’est pas une permission que vous allez probablement avoir, c’est une mission. Capitaine Van Vliet!

Le capitaine Van Vliet, dans l’antichambre, aux éclats de voix qu’il percevait, éprouvait les craintes les plus sombres quant à l’accueil qui avait dû être fait à son protégé. Lorsque, appelé, il parut sur le seuil de la porte, il faillit tomber d’étonnement à voir le général qui serrait avec effusion les mains de Rutledge.

Johnston mit rapidement au courant le capitaine, et n’eut pas de peine à lui faire partager son indignation. Van Vliet avait été reçu à la villa, et gardait pour Annabel un sentiment de reconnaissance auquel il s’en était peut-être jadis mêlé un autre.

— Les misérables, dit-il, finissant la lettre.

— Les misérables, non, dit Johnston, les canailles! Je suis heureux, Van Vliet, de vous voir enfin partager mon opinion à l’égard de Mr. Cumming.

— C’est des Mormons que je voulais parler, dit le capitaine.

— Je les mets tous dans le même sac, cria Johnston. Capitaine, vous me faites vraiment pitié. Avant de recourir à nous, d’oser adresser au lieutenant Rutledge cette lettre qui pouvait la perdre, vous pensez bien que la malheureuse créature a dû s’adresser au gouverneur Cumming, qui a été reçu chez elle, qui sait fort bien ce qu’elle a fait pour nos concitoyens. Mais, voilà! Venir à son aide était contraire à la politique abjecte de l’individu. C’était donner tort à ses bons amis les Mormons, me donner raison, à moi. Ah! Canaille! canaille! canaille!

— Mon général, dit Van Vliet, calmez-vous. Pour l’instant, une seule chose importe, secourir Mrs. Lee, l’arracher à sa tragique situation. Que comptez-vous faire?

— La faire venir ici, parbleu, dit Johnston.

— Le camp n’est peut-être pas aménagé pour donner asile à une dame. Mais elle y sera en sécurité, parmi des hommes d’honneur, jusqu’au moment où il me sera possible d’assurer son départ vers les États de l’Est, où la malheureuse, sans nous, serait depuis longtemps. Notre responsabilité est engagée dans cette histoire, messieurs. Je ne sais si vous vous en rendez bien compte.

Rutledge avait baissé la tête.

— En attendant, poursuivit Johnston, elle pourra me fournir ici quelques renseignements avec lesquels je me charge de faire exiger en haut lieu de Mr. Cumming certaines explications qui pourront le gêner fort.

— Cela, c’est pour quand elle sera ici. Il faut d’abord qu’elle vienne, dit Van Vliet. En voyez-vous les moyens, mon général?

— Ah! il ne faudrait pas me pousser beaucoup pour que j’allasse la chercher moi-même, dit Johnston. Mais l’entreprise serait, j’en conviens, un peu hasardeuse; c’est donc le lieutenant Rutledge qui ira, ainsi qu’il le lui est demandé. Mrs. Lee lui a fixé rendez-vous pour demain soir mercredi, au coude que fait la route de Provo, à cent yards du pont du Jourdain — je vois cet endroit comme si j’y étais — après six heures du soir. Je vous prie de bien noter cette heure. Elle signifie que la pauvre femme est épiée, et ne peut sortir le jour dans Salt Lake. Quelle honte pour l’Union!

— Mrs. Lee n’est pas citoyenne américaine, crut bon de faire remarquer Van Vliet.

Le regard du général le foudroya.

— Je poursuis, dit-il. Le lieutenant aura à se montrer prudent. Il lui faut un prétexte de service pour que, le cas échéant, sa présence paraisse naturelle à Salt Lake. Ensuite, je prends tout sur moi.

— Ce n’est pas très difficile à trouver, dit vivement Van Vliet.

— Je m’en remets à vous.

— La maison Dyer et Cie, dit le capitaine, qui a son siège dans la Grand-Rue, à Salt Lake, a soumissionné pour la fourniture des céréales au corps expéditionnaire. Mais le prix moyen consenti l’a été en prévision du chiffre de six mille hommes et de trois mille chevaux et mulets. Or, ce chiffre va se trouver diminué de moitié cette semaine, en raison des ordres de départ que vous nous avez communiqués ce matin. Il faut: premièrement, en aviser M. Dyer; deuxièmement, essayer d’obtenir qu’il nous maintienne, pour trois mille hommes, le prix sur lequel nous étions tombés d’accord pour six mille. Je comptais lui en écrire aujourd’hui même. Mais il est certain qu’on s’entend mieux de vive voix, et c’est plus correct.

— Parfait, dit le général. Vous allez donc, Van Vliet, préparer pour le lieutenant un ordre de service que je signerai, et lui bien répéter sa leçon, pour qu’il ne bafouille pas trop devant ce Mr. Dyer sur les questions blé et farine. Quand partez-vous, Rutledge?

— Ce soir, si vous le voulez bien, mon général, afin que les chevaux soient en forme demain soir.

— Vos chevaux sont-ils bons?

— Le mien est bon, mon général, ainsi que celui de mon ordonnance, que j’emmènerai avec votre permission.

— Naturellement. Il vous faut aussi un cheval pour Mrs. Lee. Van Vliet, vous lui en ferez donner un des miens. Plus, un homme de troupe. Un seul gardien serait insuffisant pour trois chevaux. Vous reviendrez tout d’une traite. Il est possible que j’aille, vers neuf heures, à votre rencontre, avec quelques dragons. Ces garçons ont besoin qu’on les dérouille un peu. Et, encore une fois, de la prudence, lieutenant. D’ailleurs je vous reverrai avant ce soir.

Il était neuf heures du matin lorsque Rutledge, après un voyage sans incident, arriva devant la Ville sainte. Il laissa dans une auberge les deux soldats, qui avaient ses instructions, et pénétra à pied dans la ville.

Il s’attendait à être arrêté au premier poste pour la visite de ses papiers. Cela ne manqua pas. Au bout du pont, un factionnaire, qui tenait du policeman et de l’employé d’octroi, visa son ordre de service, puis, s’inclinant:

— Monsieur le lieutenant Rutledge, dit-il.

— Vous le voyez, c’est moi.

— J’ai ordre, monsieur le Lieutenant, de vous demander de vouloir bien vous rendre à l’hôtel de M. le gouverneur Cumming.

— Ah! fit Rutledge, désagréablement surpris.

— Le brigadier Roby va vous conduire, monsieur le Lieutenant.

— Eh bien, dépêchons. Où est-il, votre brigadier?

Le brigadier Roby lisait sa Bible au bord du Jourdain, sur lequel barbotaient, dans l’air rose du matin, des petits canards noirâtres. Il vint se mettre à la disposition de Rutledge.

Un quart d’heure après, il était devant l’hôtel du Gouverneur. Le drapeau étoilé, que gonflait la brise claire, ondulait doucement au-dessus de la porte.


Rutledge fut introduit dans une grande rotonde vitrée, remplie de plantes tropicales.

— M. le gouverneur Cumming, vint lui dire un secrétaire en s’inclinant très bas, a été obligé de sortir en tournée d’inspection. Il s’en excuse auprès de M. le lieutenant Rutledge qui, il l’espère, voudra bien accepter de déjeuner avec lui.

— Tiens, pensa Rutledge, le brigadier Roby a déjà donné mon nom à ces gens-là. N’importe, on est vraiment très poli dans cette maison. Attendons. Aussi bien, je me demande ce que j’aurais pu faire, seul toute la journée dans cette hideuse ville. Il vaut mieux qu’on n’y voie pas trop mon uniforme.

Et, confortablement installé dans un fauteuil d’osier, feuilletant les journaux des deux continents, il attendit en toute quiétude le Gouverneur.

Celui-ci, de retour vers dix heures, se montra aussitôt d’une amabilité qui dissipa certaines appréhensions, d’ailleurs fort obscures, qui étaient venues à Rutledge. Le déjeuner servi dans la rotonde fut en tout point parfait. Rutledge eut le loisir d’entretenir le gouverneur du but officiel de sa mission. Ils parlèrent avec gravité des questions touchant le ravitaillement de l’armée.

— Si j’avais un conseil à donner au général Johnston, dit Cumming, ce serait le suivant: qu’il s’attache à ne pas constituer des stocks trop importants. Ils deviennent tôt ou tard beaucoup plus vos maîtres qu’on n’est le leur.

— Mr. Dyer a ses magasins dans la Grand-Rue, je crois, dit Rutledge.

— Je vais le faire prier de passer ici, dit le Gouverneur. Un fournisseur doit se déranger. C’est la moindre des choses.

Parlant ainsi, il achevait d’éplucher une banane. Il déposa son couteau, ouvrit son portefeuille, y prit un papier.

— Et vous repartez ce soir même pour Cedar-Valley?

— Ce soir même.

— En ce cas, dit lentement le Gouverneur, il serait préférable, et je vous en exprime le désir, de ne pas attendre la tombée de la nuit pour quitter la ville.

— La tombée de la nuit, dit Rutledge, dont les oreilles se mirent à bourdonner.

— Veuillez jeter un regard sur ceci, dit aimablement Cumming, en tendant au lieutenant le papier qu’il venait de prendre dans son portefeuille.

Rutledge poussa un gémissement sourd. Il avait devant lui une copie exacte de la lettre d’Annabel.

Le Gouverneur reprit le papier, le plia avec soin, le remit dans son portefeuille. Ce faisant, il ne perdait pas de vue le lieutenant.

— Vous êtes venu la chercher? demanda-t-il enfin.

Rutledge baissa la tête.

— Un petit verre de rhum, voulez-vous? proposa Cumming.

Il regarda le lieutenant avec une expression de grande tristesse.

— Vous avez peut-être, monsieur, entendu parler de difficultés qu’eut ici même, il y a quelques années, le colonel Steptoe?

— Le colonel Steptoe?

— Il commandait les troupes américaines qui traversèrent l’Utah pour se rendre en Californie. Lors de leur passage à Salt Lake, ces troupes se conduisirent d’une façon indigne de soldats américains. Des femmes d’honnêtes Mormons furent débauchées, emmenées par l’armée. Les résultats navrants de cette inconduite, vous les connaissez. La suspicion des Mormons à l’égard des citoyens de l’Union; les hostilités, sourdes d’abord, déclarées ensuite; une expédition militaire décidée par le président Buchanan. Vous savez le reste. Dans cette aventure, monsieur, je puis vous le dire, en tête à tête, avec quelle douleur, Dieu seul le sait! dans cette aventure, nous n’avons pas eu le Droit de notre côté.

Il marqua une pause.

— Les efforts que j’ai faits pour apaiser ces déplorables malentendus, vous les connaissez. Ces malentendus, par un acte inconsidéré, voulez-vous les faire renaître? N’avez-vous pas songé aux redoutables ennuis que vous pouvez causer à votre chef, le général Johnston, qui a signé de bonne foi votre ordre de service, car je ne peux supposer, n’est-ce pas, acheva d’une voix douce le Gouverneur, en regardant son interlocuteur, que le général est dans votre confidence et que...

Rutledge vit le piège.

— Le général ne sait rien, dit-il en se roidissant.

— Vous m’en voyez tout à fait heureux, dit Cumming. Car, alors, de toute cette affaire, il ne restera qu’un enfantillage, un enfantillage de votre part. Vous pouvez être assuré, ajouta-t-il avec un regard ironique, que je n’en parlerai jamais au général.

Il s’était levé. Il marcha vers l’officier effondré, lui prit les mains.

— Mon pauvre enfant, dit-il avec commisération. Vous vous êtes bien rendu compte de ce que vous allez faire?

— Je ne crains personne, dit Rutledge, prêt à pleurer.

— C’est un sentiment naturel chez un officier américain, dit Cumming. Je ne médirai pas du courage. Mais il est vraiment peu de chose quand l’objet auquel on l’emploie n’est pas digne de lui.

Le lieutenant ne put en entendre davantage.

— Monsieur le Gouverneur, monsieur le Gouverneur, je crois me rappeler que Mrs. Lee vous a invité à sa table, et qu’elle s’est assise à la vôtre, dit-il.

— Elle s’y est assise, dit le Gouverneur. Mais, bien qu’elle ait épousé un homme en passe de devenir un des plus hauts dignitaires de l’Église mormone et quoiqu’on m’accuse de partialité en faveur de cette secte, il est probable qu’elle ne s’y assiéra jamais plus.

— Que voulez-vous dire?

Le Gouverneur le regarda avec un sourire navré.

— Enfant, répéta-t-il! enfant. Quelle misère, quand on a le bonheur d’être fiancé à une jeune fille aussi accomplie que miss Regina Spalding...

— Laissez, je vous prie, ma fiancée en repos, cria Rutledge qui commençait à ne plus se connaître. Ce n’est pas d’elle qu’il s’agit.

— L’autre est indigne de vous, dit avec force le gouverneur Cumming.

— C’est vous qui êtes responsable de son malheur, murmura Rutledge, les yeux en pleurs.

Le gouverneur Cumming prit un air grave.

— Une nuit, toute une nuit, dit-il, je me suis adressé le reproche que vous venez de me faire. Vers dix heures du soir, cette infortunée créature était venue sonner à l’hôtel du Gouvernement. On m’en avisa. Un instant, je fus tenté de la recevoir. Puis je réfléchis que la loi mormone interdit aux femmes dignes de ce nom de se trouver la nuit dans la rue. En recevant à cette heure tardive Mrs. Gwinett, je me faisais le complice de sa faute; bien pis, je me donnais l’air de prendre parti dans une de ces infimes petites querelles de ménage auxquelles les étrangers, vous le saurez un jour, mon cher enfant — et il eut un sourire entendu — ont généralement tort de se mêler. Toujours est-il que je consignai ma porte. La nuit, je vous l’ai dit, m’apporta des troubles que je crus être des remords. Mais, au matin, j’eus la triste joie de reconnaître que je ne m’étais pas trompé sur mon devoir.

Il alla vers un classeur, l’ouvrit, y prit un dossier qu’il feuilleta, revint vers son convive.

— Voulez-vous lire, dit-il.

— Qu’est-ce que c’est? demanda Rutledge avec abattement.

— C’est un rapport de police, dit le Gouverneur. Un rapport de police relatif à la façon dont cette pauvre femme, en quittant le seuil de mon hôtel, employa sa nuit.

Rutledge repoussa le dossier avec horreur.

— Je comprends votre peine, dit Cumming. Mais il faut que vous sachiez... il le faut. Un jour, vous me remercierez. Eh bien, je dis donc que cette nuit-là, cette même nuit où je faillis la recevoir, la malheureuse la passa dans une maison infâme, vous me comprenez. Elle n’en sortit qu’au petit jour. Voulez-vous voir le rapport? Non, n’est-ce pas? Je vous comprends, allez. Mais elle est perdue pour vous, bien perdue.


Vers deux heures, le lieutenant Rutledge eut à subir la visite de Mr. Dyer, que le Gouverneur avait envoyé chercher. Jamais cet honorable négociant n’avait eu à discuter avec un fondé de pouvoir aussi peu au courant des intérêts qu’il représentait. Il ne se fit pas faute d’en profiter.

— Il est l’heure de vous en aller, dit, à trois heures, le gouverneur Cumming à Rutledge.

Celui-ci eut une crise d’émotion.

— Que vais-je leur dire? Que vais-je leur dire? balbutia-t-il.

— À qui? demanda avec un doux sourire le Gouverneur. Je croyais que personne, au camp, n’était au courant du véritable but de votre voyage.

— C’est de mes ordonnances que je veux parler, dit le lieutenant en rougissant. Ils me sont très dévoués. Ils m’attendent au bord du Jourdain.

— Eh! fit avec calme Cumming, vous n’aurez qu’à leur dire que vous avez attendu près de deux heures la personne en question, et qu’elle n’était pas au rendez-vous qu’elle vous avait fixé.

Il y eut un silence. Le soir tombait.

— J’ai votre parole d’honneur d’officier américain qu’à quatre heures vous serez à cheval, en route pour le camp? dit enfin Cumming.

Machinalement, Rutledge répondit.

— Vous avez ma parole.

— Bien, dit Cumming. Je vais vous faire reconduire au pont.

Sur le seuil de la rotonde, il lui serra la main.

— Bon voyage, et vous aurez dans cette maison quelqu’un qui ne vous oubliera pas lorsque les propositions du général Johnston en vue du grade supérieur passeront ici..., car elles y passent, acheva-t-il avec un rire.


Un quart d’heure plus tard, Rutledge était à cheval, ainsi que les deux soldats. Ils prirent d’abord le galop, puis le trot, puis mirent au pas leurs montures. Il ne fallait pas être au camp trop en avance.

La lune s’était levée. Elle brillait sur les étriers vides de la jument destinée à Annabel par le général Johnston.

Un mois, peut-être, s’était écoulé, Annabel était ce soir-là dans la cuisine, à éplucher des légumes pour le lendemain. Il faisait au-dehors un froid mortel. La cuisine n’était éclairée que par les flammes de l’âtre, auprès duquel la jeune femme était assise.

On frappa discrètement.

— Entrez, dit-elle, d’une voix cassée.

La porte s’ouvrit.

— Frère Jemini, êtes-vous là? demanda quelqu’un.

Annabel se leva. Elle frissonna en apercevant le nouveau venu.

C’était Herber Kimball, l’homme le plus redouté de Salt Lake, après Brigham Young, le confident, l’exécuteur secret des volontés du Président de l’Église, celui avec le nom duquel on terrorisait les enfants, et que plus d’un des hauts dignitaires même craignaient à l’égal du diable.

Petit vieillard blême et discret, il ne terrifiait que par son regard. Ses manières étaient les plus polies du monde.

— Non, frère Herber, il n’est pas là, répondit Annabel en tremblant.

Mais déjà le petit homme s’était frappé le front en riant.

— Je suis sot, vraiment bien sot. Frère Jemini est au tabernacle, parbleu! avec les Elders et les Apôtres. J’oubliais qu’il y a précisément ce soir une grande assemblée à l’Église. Mais alors, je pourrai, sans doute, parler à la sœur Sarah?

— Elle est également absente, dit Annabel. Elle est chez ses parents et n’en reviendra que très tard. Peut-être même y restera-t-elle pour dîner.

— C’est ennuyeux, comme c’est ennuyeux, dit Kimball.

Parlant ainsi, il s’était rapproché d’elle.

— Vous êtes donc seule ici, sœur Anna. Toute seule?

— Oui, dit-elle en se reculant.

Mais déjà, il lui avait saisi le bras.

— Alors, suivez-moi! lui murmura-t-il impérativement, et vite.

Il ne lui avait même pas laissé le temps de prendre une mante. Le sol était enduit de verglas. Ils allaient si vite que, plusieurs fois, elle faillit tomber.

Enfin, ils arrivèrent à une énorme maison qu’Annabel reconnut avec effroi pour le palais du Président de l’Église.

Ils pénétrèrent dans cette maison par une porte donnant par-derrière sur les jardins.

— Attendez-moi là, dit Kimball, la laissant seule dans un corridor.

Il revint bientôt.

— Entrez.

Deux hommes se trouvaient dans cette pièce, meublée d’une façon presque somptueuse. Ils causaient tranquillement, assis dans de grands fauteuils, de chaque côté d’une table chargée de papiers et supportant une puissante lampe à abat-jour vert.

Le premier de ces hommes était en face de la porte. La lumière de la lampe éclairait en plein son énorme face rasée, Annabel reconnut Brigham Young.

Son interlocuteur lui faisait vis-à-vis, de l’autre côté de la table, de sorte qu’on ne l’apercevait que de dos. Il se retourna quand Annabel entra.


C’était le Père d’Exiles.

CHAPITRE IX

Haws’s Ranch était, à six journées de cheval de Salt Lake City, une étape traditionnelle pour les voyageurs qui se rendaient de la capitale des Mormons à San Francisco par Carson-Valley et Sacramento.

Le propriétaire de la ferme qui donnait son nom à la station, l’honorable Peter Haws, était un Mormon qui avait eu des difficultés d’ordre théologique avec Brigham Young. Ses vues sur la destinée n’ayant pas été homologuées par l’Assemblée de l’Église, Peter Haws s’était retiré dans cette vallée déserte. Il y vivait en paix avec sa femme, la digne Rébecca Haws. Toutes choses égales d’ailleurs, Joseph Smith étant Jésus-Christ et Brigham Young le pape Borgia, Peter Haws jouait dans son ermitage les Savonaroles, un Savonarole agricole, barbu et marié.

Il était également bien vu des voyageurs et des Indiens Shoshonès. Sokopitz, chef de ces derniers, venait souvent s’asseoir à sa table.

Ce jour-là, ou plutôt ce soir, car déjà le soleil ébréchait ses dernières flèches sur le granite des montagnes environnantes, Peter Haws reçut la visite de Mr. Josuah Doniphan, commis d’ordre et de comptabilité de la banque Hughes, de San Francisco, qui venait d’établir une succursale à Salt Lake, pour y concurrencer la banque Livingston et Kinkead. Mr. Doniphan avait quitté Salt Lake la semaine précédente. Il se rendait à San Francisco, chargé de faire aux directeurs de la maison mère un exposé oral concernant les opérations de la nouvelle succursale en Utah. C’était un homme de bureau, peu apte aux longs voyages à travers le désert; l’accueil qu’il trouva à Haws’s Ranch le réjouit donc particulièrement.

— Ce voyageur, dit Peter à Rébecca, ne repartira qu’après-demain. Il y aura intérêt à lui préparer demain un excellent dîner. Quand on tue un dindon, il y en a pour quatre comme pour trois. Vous trouverez donc bon, chère Rébecca, que j’invite à ce dîner notre ami le Père, qui m’a demandé comme un service personnel de ne pas lui laisser perdre une occasion d’avoir des nouvelles fraîches de Salt Lake.


Le Père d’Exiles était à plus de dix milles de Haws’s Ranch quand lui parvint, portée par un jeune enfant des savanes, cette invitation. Il abandonna les quelques travaux de prosélytisme auxquels il s’occupait pour l’instant, et arriva à la ferme juste pour se mettre à table.

Le dîner fut des mieux réussis. Mr. Josuah Doniphan était un agréable compagnon, assez lettré, et ayant de réelles lumières en botanique. Le Père d’Exiles eut vite fait de s’en faire un ami en lui décrivant les espèces de plantes les plus originales de la région.

— Toutes les monocotylédonées sont mortes dans cette saison. Mais vous trouverez sur la prairie des graminées, plusieurs scrofulariacées, deux asclépiadées. J’ajoute que l’orobanche comestible croît spontanément dans le potager de notre hôtesse. Enfin, si vous êtes curieux de phénomènes ligneux, je vous conduirai voir un des peupliers qui bordent le ruisseau. Coupé au ras du sol, il donne naissance à une couronne de rameaux, poussés entre bois et écorce. Chaque rameau est entouré d’un amas de fibres, qui tendent à descendre vers le bas de l’arbre. Il y a là un fait intéressant et qui semblerait militer en faveur de la théorie des phytons, de M. Gaudichaud.

Ils interrompirent leurs dissertations pour louer comme il convenait les mérites du repas, et, d’une façon plus générale, les résultats obtenus par Haws dans ce désert. Aux applaudissements du jésuite, Doniphan cita Virgile et compara aimablement leur hôte au vieillard d’Œbalie:

Regum aequabat opes animis; serâque revertens

Nocte domum, dapibus mensas onerabat inemptis.

Tous alors, y compris Rébecca, burent à la prospérité de la ferme et au triomphe — sans préciser — des idées civilisatrices.

— Il y a vraiment du plaisir, dit en se rasseyant le Père d’Exiles qui savait, lorsqu’il le fallait, cultiver à merveille le lieu commun, il y a vraiment du plaisir à avoir une profession qui vous laisse les loisirs nécessaires à l’étude des chefs-d’œuvre immortels de l’antiquité.

Mr. Doniphan baissa modestement la tête.

— C’est une justice à me rendre, dit-il, simple commis de la banque Hughes à Los Angeles, je prenais sur mes nuits pour parfaire ma connaissance des maîtres latins. Car je les préfère aux Grecs. Ceux-ci sont plus élégants, peut-être. Mais les autres sont plus vigoureux, et out davantage le sens du Droit.

— Juste, dit Peter Haws.

— Je suis, continua Doniphan, aussi dévoué qu’on peut l’être, religieusement parlant, aux principes de la Réforme. Mais je ne fais aucune difficulté pour reconnaître qu’au point de vue des humanités, la traduction de la Bible en langues vulgaires a été une manière de catastrophe. De ce chef, les catholiques romains, qui continuent à lire dans le texte latin le livre éternel, ont sur nous un avantage incontestable.

Le jésuite eut un geste de protestation polie.

— Si, si, dit Doniphan. Il faut dire ce qui est.

— Il faut toujours dire ce qui est, dit Mrs. Haws.

— Vous n’en avez que plus de mérite, cher monsieur Doniphan, dit le Père d’Exiles. Car, je le présume, les difficultés que vous avez dû avoir à Salt Lake pour l’établissement d’un comptoir financier de l’importance...

Doniphan leva les yeux au ciel.

— Dieu seul, monsieur, saura le mal que j’ai pu me donner. Il faut tenir compte en effet de deux choses: primo, de la situation privilégiée que détenait à Salt Lake, à mon arrivée, la banque Livingston et Kinkead, seule maison de crédit sérieuse dans la ville. À l’heure actuelle, un tiers de sa clientèle a passé, grâce à mes efforts, à la banque Hughes.

— Et secundo? demanda le jésuite.

— Et secundo, le hasard — hasard que je bénis — a voulu que j’arrive à Salt Lake en un moment où les transactions commerciales n’avaient jamais été aussi importantes, et cela du fait de la liquidation des stocks de l’armée américaine.

— Ah! l’armée américaine quitte l’Utah? dit le Père d’Exiles.

— La majeure partie des troupes qui la composaient est déjà partie, dit Doniphan. Ce n’est pas ce qu’on peut appeler un succès militaire.

— Gédéon a frappé, fit Haws, et les Madianites se sont dispersés.

— C’est possible, monsieur Haws, dit le commis, vexé plus qu’il ne voulait le laisser paraître par un semblable abus des Écritures. Mais l’armement des troupes de Gédéon consistait, autant que je puis me rappeler, en trente glaives et autant de pots de terre, et les Madianites n’avaient point, que je sache, constitué de stocks. Tel n’a point été le cas pour l’armée américaine, cantonnée à Cedar-Valley. On avait vu grand pour elle. On avait prévu une occupation de longue durée. Résultat, six millions de dollars — prix coûtant — de marchandises achetées pour le compte des troupes viennent d’être liquidées à Salt Lake. Je dis prix coûtant, car le prix auquel elles out été rachetées par les spéculateurs n’a pas fait rentrer dans les coffres de l’État américain plus de deux cent mille dollars. Pour ne citer qu’un seul article, à titre d’exemple, les sacs de farine, de première qualité, du poids de cent livres, n’ont obtenu qu’un demi-dollar pièce.

— Eh! fit le Père d’Exiles, les gens qui avaient quelque argent liquide n’ont pas dû s’ennuyer, ces temps-ci à Salt Lake.

— En deux heures de temps, des fortunes considérables ont été réalisées, dit Doniphan. Mais, comme vous le dites, il fallait avoir de l’argent liquide. Il fallait prévoir. Le tout est de prévoir. C’est une espèce de don. J’ai vu, moi qui vous parle, un des clients de mon comptoir vendre à moitié prix de sa valeur une villa que sa femme lui avait apportée en dot. «Que faites-vous là? lui disais-je. Une villa toute en pierre meulière, la seule peut-être de Salt Lake!...»

— La seule, dit le jésuite.

— «Vous voulez la vendre pour ce prix-là, mais c’est enfantin!»

«Il ne m’écouta pas. La vente fut conclue! Huit mille dollars. Eh bien, quinze jours plus tard, par l’achat, grâce à cet argent, et à la revente des stocks de farine, mon client se trouvait à la tête de cent soixante-quinze mille dollars. Je dis cent soixante-quinze mille dollars.»

— Cent soixante-quinze mille dollars! fit Haws avec respect.

— Cent soixante-quinze mille dollars, répéta Rébecca.

— De sorte, dit avec calme le Père d’Exiles, qu’à l’heure actuelle, Mr. Jemini Gwinett doit être un des habitants les plus riches de Salt Lake City.

Doniphan regarda le jésuite avec des yeux effarés.

— Je ne vous avais pas dit son nom, dit-il.

— Effectivement, dit le Père d’Exiles; mais je savais qu’il n’y a, à Salt Lake, qu’une maison bâtie en pierre meulière. Alors, ce n’était pas difficile.

Haws avait pris un air méditatif.

— Jemini Gwinett, ce nom m’est inconnu.

— Il est pourtant porté par un de vos coreligionnaires les plus en vue, cher monsieur Haws, dit Doniphan.

— Ah! fit négligemment le Père d’Exiles. Le révérend Gwinett a embrassé le mormonisme?

— Monsieur, dit le commis, Mr. Gwinett, il faut que je vous le dise, client de la banque Kinkead quand je suis arrivé à Salt Lake, est devenu client de la banque Hughes, sur une visite que je lui fis. Mais il y a trois semaines, il a confié de nouveau le soin de ses intérêts à la banque Kinkead.

— Je vous remercie de ces détails, monsieur, fit le jésuite, quoique, à première vue, je ne voie pas quel rapport ils peuvent avoir...

— Avec la question que vous m’avez posée... Sans doute, monsieur. Je tenais simplement à vous convaincre de la parfaite correction du personnel de la banque Hughes. Mr. Gwinett cesse d’être notre client, nous ne sommes plus tenus à son égard...

— Au secret professionnel, dit le Père d’Exiles. Je vous remercie. Il a donc embrassé le mormonisme?

— Oui, monsieur.

— Il a plusieurs épouses?

— Trois, aux dernières nouvelles.

— Harmonie parfaite, sans doute?

— Avec deux, au moins, oui. Mais pour la troisième, hum!

— Eh bien?

— Il y a eu des histoires.

— Ah, ah!

— Vous allez me trouver bien cancanier.

— Pas du tout. Que je vous dise, pour que vous ne me trouviez pas moi-même bien curieux: j’ai eu l’occasion de connaître Mr. Gwinett. Je me suis assis à la même table que lui, à Salt Lake.

— Dans la belle villa en pierre meulière, peut-être? lit Doniphan avec un sourire entendu.

— Vous avez deviné juste.

— Eh bien, mais alors, vous avez connu Mrs. Gwinett nº 2, Anna, de son petit nom. C’est précisément à son sujet qu’il y a eu des histoires.

— Vous m’étonnez, dit le jésuite, Mrs. Gwinett, Mrs. Lee, comme on l’appelait lorsque je l’ai connue, était une personne d’un naturel plutôt paisible. Et je suis surpris...

— C’est pourtant la vérité, fit Doniphan. Il n’y a pas un mois, elle a essayé de s’enfuir avec un lieutenant américain dont elle aurait été, comment dire, excusez-moi, Mrs. Haws, la maîtresse.

— Quelle horreur! fit Rébecca.

— Vous m’étonnez, vous m’étonnez beaucoup, se borna à répéter le Père d’Exiles.

— Je n’avance rien que d’exact, fit Doniphan.

— Et cette évasion a échoué? demanda le jésuite.

— Le lieutenant, chapitré par le gouverneur Cumming, a abandonné un projet aussi scabreux que le rapt d’une femme mariée, dit le commis.

— Y a-t-il tout de même des femmes qui valent peu de chose, fit Mrs. Haws.

— Celle-ci avait peut-être beaucoup souffert, dit le jésuite. Mais si nous causions d’autre chose. Vous me parliez tout à l’heure, cher monsieur Doniphan, de la Vie d’Agricola. Connaissez-vous l’hypothèse si séduisante qui fait descendre les premiers colons du Maine de cette reine Boadicée, qui...

Six jours plus tard, au moment où la nuit commençait de tomber, le Père d’Exiles entra dans Salt Lake. Ayant juste pris le temps de confier Mina à un petit commerçant de sa connaissance, il se présenta au palais du Président de l’Église.

Après quelques pourparlers, il fut reçu par le secrétaire général et dépositaire de la pensée du Maître, Herber Kimball.

— Voir le président Brigham, dit celui-ci. Impossible. Il est à l’Assemblée des Elders.

— Jusqu’à quelle heure?

— Jusqu’à sept heures, au moins. Et il a des audiences qui l’attendent à son retour.

— Pour les audiences, dit le Père d’Exiles, je ne suis pas en peine. Il me recevra avant tout le monde. Mais sept heures, c’est trop tard pour moi.

— Vous ne voulez cependant pas que j’aille chercher le Président? demanda Kimball avec insolence.

— C’est précisément ce que je veux, répondit le jésuite.

— Vous voulez!... fit Kimball abasourdi, et vous vous figurez peut-être qu’il quittera l’Assemblée des Elders, l’Assemblée constituée, conformément au rite d’Esdras, par la vingt-sixième révélation...

— Il la quittera, dit le Père d’Exiles.

— Je voudrais bien voir cela, fit Kimball.

— Vous le verrez — vous n’aurez qu’à lui murmurer à l’oreille que quelqu’un est dans son cabinet, et qu’on a de mauvaises nouvelles de la banque Crossby, de New York, il viendra.

— Mais...

— J’ajoute, frère Kimball, que le président Brigham n’étant pas tous les jours, je le sais, d’humeur commode, vous avez intérêt à ne pas différer plus longtemps la commission dont je vous charge.

Ayant ainsi parlé, le Père d’Exiles s’installa dans un des grands fauteuils de cuir du cabinet du Président.


Un quart d’heure plus tard, Kimball pénétrait dans la salle de l’Assemblée. Les quarante lampes de terre, accrochées tout contre le plafond, répandaient sur les quatre-vingts assistants leur lumière dansante.

Un silence se fit. Kimball gagna l’estrade présidentielle et parla à l’oreille de Brigham.

Celui-ci se leva avec gravité. Il n’y avait aucune expression de hâte sur son énorme visage glabre.

— Mes frères, dit-il, excusez-moi. Le frère Herber m’apprend que le Tout-Puissant désire ailleurs ma présence. Jusqu’à mon retour, le frère Orson Pratt voudra bien assumer la présidence de la cérémonie.

Quand ils furent dehors, toujours avec le même calme, il interrogea Kimball.

— Il ne t’a rien dit d’autre?

— Rien.

— Bien, dit Brigham.

Et ce géant obèse se mit à marcher avec une agilité dont on l’eût cru difficilement capable.


Le Père d’Exiles était en train d’examiner une maquette à la sépia du futur temple de Salt Lake, qui était accrochée au mur du cabinet du Président de l’Église.

Les deux hommes échangèrent quelques paroles courtoises.

— Un beau monument, dit le jésuite.

— L’architecte, dit Brigham, en est le frère Truman Angell. Nous espérons que son œuvre laissera bien loin derrière elle tous les monuments du monde. C’est ainsi que les deux tours de la cathédrale d’Amiens ont, si mes souvenirs sont bons, soixante-six mètres de hauteur.

— Soixante-six mètres pour la tour du Midi, dit le Père d’Exiles, soixante-cinq pour la tour du Nord.

— Eh bien! les six clochers polyédriques qui orneront notre temple auront chacun une hauteur de soixante-quatorze mètres. En outre, veuillez jeter les yeux sur ceci. Ce bloc de granite bleuté est un spécimen de la pierre dont sera construite la maison du Seigneur. Nous l’amenons à grands frais d’une montagne voisine.

— Rien n’est trop beau pour Dieu, dit le jésuite.

— Rien, dit Brigham.

Ils échangèrent quelques minutes encore diverses considérations touchant la construction des édifices religieux. Le Père d’Exiles cita Robert de Luzarches et Viollet-le-Duc. Brigham lui tint tête. Il jouait avec le compas minuscule qui ornait sa chaîne de montre, il était en somme satisfait d’avoir rencontré un adversaire digne de lui.

D’une voix on ne peut plus placide, il se décida enfin à demander:

— Alors, on a de mauvaises nouvelles de la banque Crossby?

— J’arrive du désert, dit le Père d’Exiles, sans cesser d’examiner le plan du Temple, je ne puis donc vous dire, touchant les affaires de cette banque, rien de véritablement certain; je crois pourtant que jamais elles n’ont été meilleures.

— Ah! dit Brigham sans marquer de surprise.

Ils se regardèrent en souriant.

— Puis-je connaître alors, dit le Président, l’intérêt qu’il y a à ce que vous veniez m’entretenir de la banque Crossby?

— Il doit y avoir un certain intérêt pour vous, répliqua le Père Philippe, à en juger à la rapidité avec laquelle vous avez abandonné l’Assemblée des Elders, une assemblée constituée, conformément au rite d’Esdras, par la vingt-sixième révélation.

Brigham se carra dans son fauteuil.

— Vous avez quelque chose à me demander?

— Oui, dit le jésuite.

— Quoi?

— La rupture du mariage qui a uni Mrs. Lee à Mr. Jemini Gwinett.

— Impossible, dit Brigham.

— Impossible, dites-vous?

— Je n’ai ni les raisons ni le pouvoir de prononcer une dissolution de cette sorte.

— Vous savez bien, au moins, de qui il est question? demanda le jésuite.

— Le pasteur connaît son troupeau, dit ironiquement Brigham Young: Mrs. Gwinett nº 2, ex-Mrs. Lee.

— Veuve du colonel Lee, précisa le Père d’Exiles.

— Quant au frère Jemini, c’est un homme d’une intelligence remarquable, assez remarquable pour...

— Pour pouvoir lui permettre de prétendre un jour à vous succéder, acheva le jésuite.

— C’est ce que je voulais précisément dire, fit Brigham en se mordant légèrement les lèvres.

— Nous parlons en pleine connaissance de cause, dit le Père d’Exiles. Je vous répète donc ma question: voulez-vous, oui ou non, prononcer la dissolution de ce mariage?

— Je ne le veux, ni ne le peux.

— Dire que vous ne pouvez pas est une contre-vérité, frère Brigham. On peut tout, quand on a à sa disposition le secours des révélations du Tout-Puissant et qu’on est soi-même infaillible.

— Il ne faut pas, dit Brigham, se moquer du principe de l’infaillibilité. Il y a des discussions qu’on ne tranche qu’en jetant l’Absolu dans la balance. Votre pape, tôt ou tard, je vous le dis, sera obligé d’y venir.

— Loin de moi la pensée de railler le principe de l’infaillibilité, dit le jésuite. Bien au contraire, puisque je dis qu’ayant à votre disposition ce principe, vous pouvez, si vous le voulez, prononcer le divorce que je vous demande.

— Là est votre erreur, fit le Président. Ce principe, pour conserver toute sa valeur, doit être appliqué avec modération. Il ne faut pas le faire jouer à tout bout de champ, sans cela, il est bien certain...

— Ce qui est certain, mon cher Président, c’est que nous commençons à perdre notre temps, fit le Père d’Exiles.

Brigham eut un geste de protestation aimable.

— Vous peut-être, cher ami, mais pas moi. Rien, au contraire, ne m’est plus profitable que de converser de temps à autre avec le représentant qualifié d’une confession étrangère.

— Une dernière fois, dit le jésuite, je pose ma question: voulez-vous, oui ou non, prononcer la dissolution de ce mariage?

— Je vous ai déjà répondu: je ne le veux ni ne le peux.

— C’est votre dernier mot?

— Momentanément, oui.

— Momentanément, dit le Père d’Exiles, que voilà donc un terme qui me ravit. Allons, mon cher Président et ami, avouez-le: depuis une heure, vous n’avez qu’un désir, que je vous conte une histoire, l’histoire de la banque Crossby.

— Admettons, fit Brigham.

Il se leva, alla à la porte, l’ouvrit. Le corridor apparut vide. Brigham revint vers la table, s’assit.

— Vous pouvez commencer.

— Est-ce qu’on ne fume pas, chez vous? demanda le jésuite.

— La religion l’interdit, fit Brigham. Mais vous savez, continua-t-il avec un bon sourire, comme le disait à Rome le grand pontife Aurelius Cotta, entre gens intelligents, la religion est une chose...

Parlant ainsi, il ouvrit un petit meuble d’ébène et en retira une boîte de cigares.

— Choisissez, dit-il.

Lui-même se servit.

— Je vous écoute.

Ils étaient l’un et l’autre allongés, de chaque côté de la table, dans leurs fauteuils, la tête renversée, les regards au plafond, contre lequel commençait à ramper la fumée des cigares.


— Il y avait, vers 1848, à New York, commença le Père d’Exiles, une banque particulièrement bien achalandée; la banque William Crossby.

— Bien.

— C’était le temps où revenaient à Salt Lake les premiers Mormons qui avaient trouvé l’or en Californie. L’Église mormone, par une révélation formelle, condamna la recherche de ce métal. «L’or, y était-il dit...»

— Je vous fais grâce du texte de cette révélation, dit Brigham avec une pointe d’impatience. C’est moi qui l’ai promulguée. Vous pensez bien que je la connais.

— Je le pense. Mais il y a peut-être une chose que vous ignorez.

— Laquelle?

— La suivante: les pionniers mormons rapportèrent de Californie environ quatre-vingts sacs de poudre d’or.

— Exactement quatre-vingts.

— Or, sur ces quatre-vingts sacs, soixante-deux, sur l’ordre du président Brigham Young, furent employés à la frappe de pièces de cinq et dix dollars, opération qui permit aux billets émis par la banque mormone de Kirtland de remonter au pair.

— Eh bien?

— Eh bien! n’y a-t-il pas là quelque chose qui retienne votre attention?

— Je ne vois pas...

— La simple différence, dit le jésuite, qui existe entre le chiffre 80 et le chiffre 62? De combien est-elle?

— Mais... de 18.

— De 18, c’est bien cela. Soixante-deux sacs furent utilisés par la banque de l’Utah, alors qu’elle en avait reçu quatre-vingts. Il y a là un reste, excès ou différence de dix-huit sacs dont le sort serait intéressant à connaître, surtout si l’on tient compte qu’il s’agit, au cours du jour, d’une somme de 800 000 dollars.

— Vous possédez peut-être à cet égard des renseignements particuliers? dit Brigham.

— Je les possède...

— S’il n’était pas indiscret...

— Aucunement. Un des amis du président Brigham, le colonel Lee, quitta vers cette époque Salt Lake dont les premières murailles commençaient de s’édifier. On avait mis à sa disposition un convoi de cinq chariots. Or, deux de ces chariots étaient chargés précisément de ces dix-huit sacs.

— Comme tout finit par se savoir, dit Brigham.

— Le colonel Lee, poursuivit le jésuite, gagna New York. Les dix-huit sacs dont il s’agit furent mis en dépôt à la banque Crossby. Vous m’arrêterez, si je me trompe.

— Continuez, dit Brigham.

— On lui remit, en échange, un reçu pour quinze sacs.

— Quinze au lieu de dix-huit?

— Les trois sacs de différence constituaient sa commission. Le reçu pour les quinze sacs fut établi au nom d’un certain...

— Nathanael Sharpe, fit le Président avec un sourire.

— Et vous savez qui était ce Nathanael Sharpe?

— C’était moi, dit Brigham avec beaucoup de simplicité.

Il prit dans la poche de sa redingote un gigantesque portefeuille, l’ouvrit, en retira un papier plié en quatre.

— Et voici le reçu en question.

Les deux hommes se regardèrent.

— Que dites-vous de mon histoire? demanda le jésuite.

— Je dis, fit le Président, que le colonel Lee était un ami moins sûr que je ne pensais. Il m’avait, je crois me rappeler, donné sa parole...

— Il l’a tenue, frère Brigham. Si j’ai connu ces détails, c’est pour avoir entendu le colonel en confession.

— Vous êtes vous-même lié, dit Brigham.

— Je le suis. Théologiquement, toutefois une chose me délierait, ce serait le cas où vous ne tiendrez pas vous-même la promesse que vous fîtes au colonel Lee, promesse qui était de veiller sur Mrs. Lee, sa femme.

— Juste, opina Brigham.

— La situation m’apparaît désormais comme fort nette, dit le jésuite.

— Comment la voyez-vous?

— De la manière suivante. Quand, après le grand exode de Nauvoo, Brigham Young arriva avec ses émigrants sur l’emplacement de la ville qui devait s’élever sous le nom de Salt Lake City, il n’avait qu’une fort médiocre confiance dans l’avenir de la cause mormone. Il profita de l’arrivée du premier or californien pour s’assurer, de toute façon, la matérielle. Que dirait aujourd’hui son peuple s’il venait à apprendre que lui, le prophète de Dieu, a douté alors de la sainteté de sa cause? Que dirait-il, ce peuple fidèle, s’il savait que le Président de l’Église a réservé pour lui cet or, dont il proscrivait publiquement l’usage? Quel effet croyez-vous que produirait une semblable divulgation?

— Un très mauvais effet, dit Brigham.

Il eut un bon sourire.

— Encore faudrait-il fournir la preuve de ce que vous avancez. Or, j’ai le reçu.

— Oui, dit le Père d’Exiles, mais il en existe un double.

— Un double, dit le Président, dont les lourdes paupières battirent légèrement.

— Un double, ou tout comme, dit le jésuite avec aplomb, une copie signée du colonel Lee, déposant, et de l’agent qui reçut le dépôt.

Et, comme Brigham le regardait en dessous, avec un regard particulier:

— Soyez tranquille, acheva-t-il, je n’ai pas gardé sur moi cette copie en venant vous rendre visite.

Il y eut un instant de silence.

— Un autre cigare? dit Brigham.

— Volontiers.

— La conclusion de tout cela, dit le Président d’un air peiné, c’est que le colonel Lee se défiait de moi. Ce n’est pas bien. Je ne l’aurais jamais cru.

— Le peu de protection que vous avez accordé récemment à sa veuve prouve, en tout cas, que sa défiance n’était pas vaine, repartit le Père d’Exiles.

Le Président jouait avec les breloques de sa chaîne.

— Alors... cette copie?

— Elle est à l’heure actuelle entre les mains d’amis sûrs, dit le jésuite.

— Les amis sûrs sont un gage de la protection du Très-Haut, fit Brigham.

— Ils ont en leur possession la copie de ce reçu, poursuivit le Père d’Exiles. Ils ont, en outre, la mission de le publier dans les journaux les plus importants de l’Union, si — nous sommes aujourd’hui le 15 janvier — le 1er mars je ne suis pas arrivé à Saint-Louis pour les en empêcher.

— Supposez, dit Brigham Young après avoir réfléchi, que, pour une raison ou pour une autre, je ne puisse empêcher cette publication. À votre avis, que s’ensuivrait-il?

— Vous l’avez dit tout a l’heure: un mauvais effet.

— Notamment?

— Tous vos fidèles seraient édifiés.

— Peut-être pas nécessairement. Ce ne serait pas la première fois qu’on me calomnierait. Je contesterai l’authenticité du document. Je transformerai l’affaire en querelle religieuse. Je me servirai au besoin d’une révélation. À mon tour de vous rappeler que je suis infaillible.

— À l’égard des Mormons, peut-être, dit le jésuite. Mais en ce qui concerne les autres citoyens de la Fédération, non. Ce serait, je vous l’affirme, un beau scandale. Je sais que vous ne désirez en aucune façon le provoquer.

— Juste, fit Brigham, méditatif. Alors?...

— Alors, prenez immédiatement les dispositions nécessaires pour me permettre de me trouver à Saint-Louis le 1er mars.

— Je vous aiderai certainement de mon mieux à être pour cette date dans une aussi charmante ville, dit le Président.

— Je n’en doute pas. Mais vous savez aussi que cette ville je ne veux l’atteindre qu’en compagnie de Mrs. Lee.

— De Mrs. Gwinett.

— De Mrs. Lee, si vous voulez bien.

— Je répète: de Mrs. Gwinett, dit Brigham d’un ton sec. Oh! vous me connaissez assez pour savoir que je ne suis pas homme à m’entêter pour un mot. Quand je dis Mrs. Gwinett, je regrette que vous ne me compreniez pas immédiatement.

Le Père d’Exiles regarda le Président. Celui-ci eut un sourire.

— Il ne faut pas oublier, dit-il, sur un ton indéfinissable, que, Grand Prêtre et Chef Suprême de l’État, la garde des lois m’est dévolue. Je ne saurais, à ce titre, briser un lien régulièrement formé. Mais, sans que je le sache, Mrs. Gwinett peut s’échapper, fuir le toit conjugal, et, dans ce cas, il est probable que vous prendrez tous deux la même route.

— Et vos Danites ne nous poursuivront pas? demanda le Père d’Exiles avec méfiance.

— Mes pauvres Anges de la Destruction! s’esclaffa Brigham. On a bien exagéré leurs exploits. Un homme de votre intelligence, verser dans de pareilles bourdes! Vous m’étonnez, cher ami! Des soupçons aussi médiocres, alors que vous avez si bien réussi à m’intéresser à l’heureuse issue de votre voyage.

— À mon tour de dire: juste, fit le jésuite en riant.

Brigham sonna. Kimball parut.

— Frère Herber, commanda brièvement le Président, vous allez vous rendre aussitôt chez le frère Jemini Gwinett. Il est au temple, vous ne le rencontrerez donc pas, mais vous vous arrangerez, en revanche, pour trouver Mrs. Gwinett nº 2 et pour la ramener ici, sans être vu, vous m’entendez, de personne. Allez et faites vite.

Kimball s’inclina.

— Mrs. Gwinett nº 2, Anna, c’est bien compris, répéta Brigham. J’attends.

Le messager prit la porte.

— Il faut être précis, dit le Président en revenant s’asseoir en face du Père d’Exiles. Que dirions-nous, en effet, si, au lieu de la sœur Anna, ce brave garçon nous ramenait Sarah, ou cette pauvre sotte de Bessie.

— C’est vrai, fit le jésuite, le frère Jemini a déjà trois épouses.

— Trois, dit Brigham, trois. Ce nombre n’est certainement pas au-dessus de ses ressources.

Et ils continuèrent à deviser, comme les meilleurs amis du monde.

Annabel était maintenant entre les deux hommes. Craintivement, elle regardait Brigham Young.

— Mrs. Gwinett, dit celui-ci, je vous en prie.

Et, avec galanterie, il lui offrit son propre fauteuil.

— Mon Dieu! murmura le Père d’Exiles.

Il venait d’apercevoir en pleine lumière la jeune femme. Il se recula, machinalement, dans la partie obscure de la salle pour qu’elle ne pût voir ses yeux qui venaient soudain de s’emplir de larmes.

Annabel était vêtue d’une pauvre robe noire, toute reprisée. Elle tenait ses bras croisés contre sa poitrine. Les doigts rouges, avec leurs pauvres ongles perdus, émergeaient de mitaines informes. Et, par-dessus tout, cet air de bête traquée!... Une telle déchéance, en quelques mois... mon Dieu!

Mais déjà le président Brigham avait rappelé Herber Kimball et lui donnait des ordres.

Puis il demanda au Père d’Exiles:

— Connaissez-vous la halte du Mormon couronné?

— Oui, dit le jésuite.

— L’endroit est à six milles d’ici. En partant à minuit, vous y serez vers deux heures du matin. Il y a une cabane à peu près close. Vous y passerez la nuit. À huit heures précises, une chaise de poste passera, conduite par mon courrier particulier, le frère Woodrow Branting, qui aura mes ordres. En attendant, voulez-vous passer dans la pièce à côté. Le frère Kimball va vous faire servir une petite collation.

Il ajouta en souriant:

— Aux frais de la banque Crossby.

Il avait pris son manteau, son grand chapeau.

— Vous nous quittez? demanda le Père d’Exiles.

— Il le faut bien, répondit Brigham, souriant toujours. Je viens de recevoir une révélation divine qui enjoint à l’Assemblée des Elders et des Apôtres de chanter cette nuit le livre des Psaumes... en entier. Nous en avons bien jusqu’à six heures du matin. Mais le Seigneur, qui a soutenu les bras de Moïse pendant le combat, soutiendra nos voix.

Il ajouta, un éclair d’ironie passant dans ses petits yeux d’éléphant:

— Et, à six heures, vous serez bien loin d’ici.

Il les reconduisit jusqu’à la porte, baisa la main d’Annabel avec une aisance parfaite et serra celle du jésuite.


À minuit, ainsi qu’il avait été convenu, le Père d’Exiles et la jeune femme, celle-ci montée sur Mina, quittèrent Salt Lake, tandis qu’au temple, sous la présidence de Brigham Young qui battait avec impassibilité la mesure, les voix de plus en plus enrouées des Elders et des Apôtres entonnaient la première strophe du quatre-vingtième psaume:

Vous qui gouvernez Israël, soyez attentif;

Vous qui conduisez, comme une brebis, Joseph,

Paraissez, vous qui êtes assis sur les Chérubins

Devant Éphraïm, Benjamin et Manassé.

CHAPITRE X

Sur un étroit plateau en corniche, une cabane de planches s’élevait. Elle était destinée aux voyageurs surpris par l’orage dans la montagne. C’était le lieu dit du Mormon couronné.

À six milles de l’enceinte sacrée, cette cabane marquait la première halte du courrier joignant Salt Lake à Omaha, par la passe du cañon de l’Écho.

Le jésuite et sa compagne l’atteignirent, comme il avait été prévu, vers deux heures du matin.

— Vous allez essayer de dormir, dit le Père d’Exiles. Moi-même, je n’en puis plus. Si j’arrive à vous installer à peu près convenablement dans cette baraque, j’avoue que je dormirai aussi.

Il battit le briquet. Dans un coin de la cabane, il découvrit un tas d’herbes sèches. Il étendit sur elles une des deux couvertures qu’il avait emportées.

— Allongez-vous.

Annabel obéit. Avec la seconde couverture, il la borda comme un petit enfant.

— Ici, Mina.

Il fit entrer la mule dans la cabane. D’elle-même, elle s’agenouilla. Alors, il se coucha près d’elle, se servant du lourd corps chaud comme d’un rempart contre le vent glacé qui venait du dehors.

— Êtes-vous bien? demanda-t-il.

— Oui.

— N’avez-vous besoin de rien?

— De rien.

On n’entendit plus que la bise qui pleurait, à travers les gorges obscures, et, à l’intérieur, la respiration régulière de la mule.

Vainement, le jésuite prêta l’oreille. Aucun bruit ne vint lui permettre de savoir si Annabel était endormie.

Il avait besoin de savoir, pourtant. Le cœur défaillant d’une si terrible audace, il avança la main. Bientôt, il rencontra celle de la jeune femme; doucement, il la pressa. Mais cette main, dans la sienne, demeura inerte et tiède.

Il semblait néanmoins au Père d’Exiles qu’Annabel ne dormait pas.

Plus doucement encore, il se recula et reprit sa place contre la bonne mule. Ses pensées étaient multiples. On l’aurait bien étonné le jour précédent, quand, à marches forcées, il se dirigeait vers Salt Lake, si l’on était venu lui dire que le lendemain, à la même heure, ayant gagné contre Brigham Young sa redoutable partie, il serait avec Annabel sur le chemin de la délivrance, et qu’il en éprouverait une joie si timide, même — tranchons le mot — aussi peu de joie! Dans ses plans, si méticuleusement étudiés pourtant, il lui paraissait tout à coup que quelque chose n’avait pas été prévu, quelque chose qu’il n’arrivait pas à deviner, mais par quoi il se sentait soudain irrémédiablement mis en défaut.

Tout à l’heure, il avait dit qu’il avait un impérieux besoin de sommeil. Ah! comme, maintenant, le sommeil était loin de lui, avec une insistance désespérée, ce n’était pas lui qu’il recherchait, mais les raisons du redoutable mutisme gardé par sa compagne depuis leur fuite de Salt Lake. Sa modestie et sa bonté se joignaient pour l’empêcher d’admettre le seul motif valable: la honte qui devait assaillir Annabel en présence d’un être qu’elle avait sacrifié avec tant de légèreté criminelle à une fantaisie aussi peu glorieuse.

— Paix, Mina, paix!

La mule remuait, avec des gémissements sourds. Le jésuite la flatta de la main. Elle se tut.

Dans le silence revenu, il regagna le cercle de ses pensées, et il poussa un grand soupir, espérant avoir enfin trouvé. Ce n’était pas tout que d’être délivré du joug infâme d’un Gwinett. Il allait falloir maintenant vivre. Voilà à quoi, sans doute, songeait Annabel. Elle avait quitté jadis Saint-Louis riche et heureuse. Serait-ce pour y rentrer un jour pauvre et déchue?

Une telle perspective était bien de nature à justifier chez sa compagne cet abattement qui avait si cruellement surpris le Père d’Exiles. Une explication aussi simple, il s’en voulait de ne pas l’avoir immédiatement trouvée. Il se taxa d’inconsidération, d’égoïsme même. Oui, pourquoi le nier, il en avait voulu à Annabel de ne pas lui avoir aussitôt témoigné sa reconnaissance. Comme si, en l’arrachant à son hideux époux, il avait, somme toute, fait autre chose que de changer pour la malheureuse la nature de ses soucis!

Et, subitement, une question, question à laquelle il n’avait jamais songé depuis son départ de Haws’s Ranch, se posa, impérieuse, pour le Père d’Exiles: qu’allait-il faire, lorsqu’ils seraient arrivés à Saint-Louis, d’Annabel Lee ruinée?


Soucis enfantins, sainte perplexité qui montre à fond la qualité d’une telle âme. Eh! ne vous est-il pas arrivé, à vous aussi, à la guerre, par une calme nuit sans lune, d’oublier à cause de ce calme relatif le souci unique, l’ennemi, pour vous recréer les mille médiocres petits soucis de la vie pacifique? «Le toit de la grange a besoin d’être recouvert et je n’ai pas le premier son de la somme», pensait l’homme des champs. «Sera-t-il décemment tenu compte de ces heures de souffrances sur le tableau d’avancement?» songeait le fonctionnaire. Puis tous deux souriaient soudain, s’ils venaient à réfléchir qu’ils n’avaient qu’à hausser leur tête au-dessus du parapet pour apercevoir la ligne crayeuse de la tranchée adverse. Ah! n’allez-vous pas vous inquiéter des autres questions, vous pour qui la principale n’est pas résolue! Mais, du moins, ils ont, ces termites, sur le Père d’Exiles, la supériorité de savoir où est l’ennemi. Lui, il l’ignore. À peine pressent-il dans l’ombre l’obscure présence de forces hostiles.

Mina tressaille de nouveau. Elle a gémi. Ah! deux petites boules vertes sur le seuil du trou qui sert de porte. Puis deux autres boules, vertes aussi; puis deux autres, toutes, deux par deux, équidistantes ... Un froissement mou. Misérables coyotes, c’est à vous que je voudrais devoir ces mortelles transes. Mais vous n’êtes que de pauvres loups affamés. Tenez! Happez, si vous voulez, ce morceau de pain dur, et disparaissez, tristes flammes, car je sens bien que Mina désapprouve ma façon d’être à votre endroit.


Oui, vraiment, ce ne peut être que cela: la peur de l’avenir, d’abord, le poids d’un odieux passé, qui pèsera sans cesse, et gâtera les instants heureux, s’il s’en présente. Ensuite, hélas! les horribles soucis matériels. Annabel est ruinée, par sa faute, sans doute, mais ce n’est décemment pas l’heure de le lui reprocher. Alors, quoi? Oh! les Ursulines de Saint-Louis l’hospitaliseront bien, pour commencer, et avec quelle joie! Mais, je ne le sais que trop, une assistance pareille, quand on la prête à quelqu’un qui ne pourra jamais s’en acquitter, c’est toujours avec l’idée qu’un jour... Or, Annabel, c’est un fait, n’avait pas la vocation religieuse. À travers de si troubles avatars, lui serait-elle venue? Je ne le crois guère... Et le Père d’Exiles frémit en constatant que l’idée d’une Annabel au front pris sous la guimpe empesée lui est insupportable.


Il fait plus froid. Serait-ce déjà l’aube? Alors, elle paraîtra, sans que j’aie, une minute, dormi. Quel est ce bruit maintenant? Ce n’est ni Mina, ni la plainte du vent, ni les coyotes. Des pas sur la route, mon Dieu! Je dis bien, des pas. Il y a des chevaux avec les hommes. Heureusement, ils viennent de la direction opposée à celle de Salt Lake. Pourvu, au moins, qu’ils n’aient pas l’idée de se reposer ici! La querelle ne manquerait pas de commencer pour la présence d’une mule dans un local réservé aux voyageurs. Les Américains ont à un très haut degré le sens de la dignité humaine. De mon côté, je trouve qu’on a intérêt à éviter les discussions, surtout quand on a avec soi une femme, toujours facile à impressionner... Ils approchent. Ils passent. Ils sont passés.


Bonheur! je vais pouvoir dormir, peut-être. Ne bouge plus, bonne Mina. Mais c’est moi maintenant qui me tourne, me retourne... Finirai-je à la fin, sommeil insaisissable, par te capter... Silence! Quoi? Des bruits encore. Les mêmes bruits que tout à l’heure, plus nombreux, peut-être, et qui viennent du côté de la ville. Les voilà! Et, cette fois, ils s’arrêtent. Ils vont entrer dans la cabane... ils entrent.


Dieu! la hideuse lueur bleuâtre. La cabane est pleine de fumée. Ah! je comprends, ils ont mis le feu aux herbes, les herbes sèches sur lesquelles elle dort, elle, Annabel. Mais, misérables, qui donc êtes-vous? Ah! je vous reconnais bien, Anges sinistres de la Destruction, Danites maudits! C’est vainement que j’ai cru vaincre votre instigateur. Vous voulez votre proie, n’est-ce pas? Eh bien, alors, et moi, et moi? Croyez-vous que j’accepterai de rester seul, alors que vous m’aurez ravi cet être unique! Et moi, et moi?... Ah! trop tard, elle n’est plus là...


Hagard, le Père d’Exiles s’était dressé dans la cabane, où le brumeux air bleu du matin pénétrait à flots. Il était seul, avec Mina, qui broutait paisiblement les herbes sèches qui avaient servi de couche à Annabel.

D’un bond, le jésuite fut dehors. La bise glacée de l’aube balaya les fumées de son cerveau. Un immense soupir de soulagement souleva sa poitrine. La jeune femme était là.

À une trentaine de pas, au bord extrême du plateau, Annabel se tenait assise. Elle regardait. Surgissant au sommet des monts Wahsatch, le soleil venait de naître. Sa lumière commençait à déferler dans la vallée. Une adorable journée se préparait.

Le Père d’Exiles s’approcha doucement d’Annabel Lee. Elle ne se retourna pas. Arrivé tout près d’elle, à loisir il put la regarder. C’était la première fois qu’il la revoyait sous l’implacable lumière du jour. Il se mit à trembler. Il venait d’apercevoir les cheveux, les cheveux jadis si beaux dans leur opulence blonde, poussiéreux maintenant, réduits au quart, tirés pauvrement en arrière, sur la nuque où ils se nouaient en un petit chignon minable.

Annabel ne s’était toujours pas retournée. Fixement, elle ne cessait de regarder, là-bas, le fond de la vallée. Le jésuite bénit cette obstination qui lui permettait de se composer une attitude détachée. De prime abord, il aurait certainement laissé échapper une exclamation qui eût pu blesser la pauvre femme.

— Une bien belle journée, dit-il enfin.

Elle retourna la tête, ne marquant aucune surprise de le voir là, bien qu’elle ne l’eût pas entendu venir. Deux vautours, très hauts, planaient dans le ciel léger; leurs ombres, démesurément agrandies, allaient et venaient, sur le flanc rose de la montagne.

— Si ce temps se maintient, notre voyage, jusqu’à Saint-Louis, sera une véritable partie de plaisir...

Il s’arrêta net, avec la sensation atroce du déjà dit. Où donc, mon Dieu? Ah! oui, dans la belle villa toute en pierre meulière, le matin de l’entrée des troupes américaines, la veille du premier faux départ.

Annabel ne répondait toujours pas.

— Que regardez-vous, si attentivement? demanda-t-il, avec un peu d’altération dans la voix.

Sans mot dire, elle lui désigna la plaine.

Au bout de son doigt s’apercevait, dans le clair matin naissant, Salt Lake tout entière. Au fond de l’horizon, le Lac étincelait, hérissé de fusées de vapeurs jaunes.

— Nous avons marché deux heures, dit le jésuite d’un ton mal assuré. Jamais je n’aurais cru que l’on pût voir d’ici toute la ville. Tenez, là-bas, voilà l’emplacement de votre villa.

Les regards d’Annabel ne suivaient pas la direction vers laquelle sa main tendue essayait de les entraîner.

Il y eut un silence.

— Que regardez-vous? demanda-t-il enfin.

À son tour, elle tendit la main vers la partie méridionale de la ville.

— Ceci, dit-elle simplement.

— Quoi?

— Les fumées.

— Les fumées?

— Oui, les fumées des maisons.

C’était vrai, l’air était si mystérieusement pur que l’on voyait de chaque carré de toit brun, monter un panache grisâtre, qui était une fumée.

— Eh bien? demanda le Père d’Exiles.

— Ce sont les fumées des feux qu’on allume le matin, un peu avant sept heures, pour préparer le premier déjeuner.

— Le premier déjeuner!

Il la regarda avec stupeur. Elle avait toujours son ancienne voix douce. Son visage n’avait pas bougé.

— Oui, le premier déjeuner. C’était mon tour aujourd’hui. Je n’aurai pas été là pour le feu du premier déjeuner.

La voix tremblante du jésuite s’éleva.

— Vous n’y serez pas non plus pour le feu des autres.

— Si, dit-elle.

— Que dites-vous?

— Je dis que j’y serai, puisque nous ne sommes qu’à deux heures de marche de la ville, et que le feu du second repas ne doit être allumé qu’à onze heures. Vous voyez bien que j’y serai.

Elle s’était levée, il la saisit par le bras.

— Êtes-vous folle, cria-t-il dans une effrayante explosion de douleur.

Elle avait pâli.

— Folle! folle! Ah! ce n’est pas bien, vous si bon, de vous servir d’un mot pareil.

Elle répétait, triste plainte:

— Ce n’est pas bien. Ce n’est pas bien.

— Pardonnez-moi, pardonnez-moi, dit-il, mais alors, c’est moi qui deviens fou! Ah! dites-moi que ce n’est pas vrai, que c’est une plaisanterie que je ne comprends pas. Revenir, vous, auprès de cet homme...

— Chut, murmura-t-elle.

— Dites-moi que ce n’est pas vrai. Et puis, voyons, comme c’est vraisemblable: ne m’avez-vous pas suivi, hier soir. Et ce lieutenant Rutledge, que vous avez appelé il y a un mois... N’était-ce pas pour le suivre, pour fuir...

— Il n’est pas venu, dit-elle à voix basse.

— Il n’est pas venu. Mais je suis venu, moi. Et me voici, et vous ne voudriez pas me suivre...

— Hier encore, dit-elle, je croyais que je le pourrais. Ce matin vous dormiez, j’ai voulu revoir la maison. Maintenant, je l’ai revue, et je sens que je ne peux plus. Il ne fallait pas dormir... Il ne fallait pas me laisser revoir la maison.

Le Père d’Exiles se tordait les mains.

Elle répéta:

— Il ne fallait pas me laisser revoir la maison.

Elle regarda son compagnon. Elle vit ses yeux pleins d’atroces larmes.

— Il ne faut pas pleurer non plus, dit-elle.

Et comme les larmes du jésuite redoublaient, elle eut un geste vague.

— Je vous dis qu’il ne faut pas pleurer, parce que, cette femme, elle n’est plus celle que vous croyez pleurer. Il ne faut pas, il ne faut plus la regretter.

Parlant ainsi, elle souriait de façon tellement navrante que la douleur du Père d’Exiles en fut portée à son paroxysme.

— Malgré tout, cria-t-il, je vous emmènerai.

Elle secoua la tête.

— Vous ne serez pas toujours là, dit-elle, pour me surveiller. Et alors, je le sais, je repartirai. Voyez-vous, il vaut mieux ne pas m’imposer une route plus longue, et m’exposer — elle inclina le front — à des réprimandes plus sévères.

— Quelle horreur! fit-il. Vous reconnaissez donc...

— L’heure passe, se borna-t-elle à répondre. L’heure passe, et je ne marche pas vite, vous le savez, puisque, cette nuit, vous avez été obligé de me faire porter par la mule. Il faut que je vous quitte.

Il s’était appuyé contre un sapin. Il ne se retourna pas. Elle vit qu’un sanglot secouait ses épaules. Le soleil gravissait, splendide, les degrés bleus du firmament.

Alors elle s’engagea sur la pente du sentier.

Elle n’avait pas fait cent pas qu’un grand cri déchirant la forçait de s’arrêter.

— Annabel!

Elle se retourna. Elle vit, sur le plateau, au bord du gouffre, le jésuite, les bras tendus.

C’était la première fois qu’il l’appelait par ce nom, qu’elle entendait pour la dernière fois.


Lorsque, à huit heures, très exactement, le frère Woodrow Branting, courrier particulier du Président de l’Église dûment stylé par Herber Kimball, arrêta son attelage devant la cabane du Mormon couronné, il eut la surprise de la trouver déserte. Il attendit un peu plus d’une heure, puis, en désespoir de cause, il prit le parti de tourner bride et de rentrer à Salt Lake pour conter à Kimball sa mésaventure.

Par les montagnes et la plaine, le Père d’Exiles marcha deux jours, se dirigeant vers le sud-ouest. La nuit était tout à fait tombée quand il entra dans Provo-la-Sainte, où il dormit à la belle étoile, et qu’il quitta à l’aube.

Cheminant sur la route qui lie entre elles Nephi et Manti, les deux cités jumelles, il entendit derrière lui le bruit d’une voiture.

— Vous allez à Manti? demanda-t-il à l’homme qui la conduisait.

— Plus loin encore, à Fillmore.

— À merveille. Combien me prendrez-vous d’ici jusqu’à Fillmore? Je vous quitterai d’ailleurs un peu avant.

— Huit dollars.

— Entendu.

Cinq minutes plus tard, Mina, délestée de son petit bagage, trottait allégrement derrière la carriole dans laquelle son maître avait pris place.

Le lendemain, quelques heures après avoir traversé le gros bourg de Manti, ils arrivèrent au bord d’un cours d’eau.

— La rivière Sevier, n’est-ce pas? dit le jésuite.

Son conducteur répondit:

— Oui, la rivière Sevier. Le gué est là.

La carriole s’était arrêtée. Le Père d’Exiles descendit et se mit à charger Mina.

— Vous me quittez? demanda le Mormon.

— Oui.

— Vous allez vers l’est, sans doute?

— Non, vers l’ouest. Vers le lac.

L’homme hocha la tête.

— Cela vous étonne, dit le religieux.

— Cela ne m’étonne pas. Vous êtes libre. Je dis seulement que le moment n’est pas très bien choisi pour aller se promener du côté du lac Sevier.

— Pourquoi?

— Les Indiens Utahs, répondit l’autre, n’ont jamais été très aimables. Mais, depuis l’assassinat du capitaine Gunnison, dont vous avez peut-être entendu parler, le pays a tout à fait cessé d’être sûr. Ces jours-ci encore, une patrouille, appartenant aux troupes de Cedar-Valley, a eu maille à partir avec les Indiens qui chassaient sur les territoires réservés. Il y a eu des morts de part et d’autre. Beaucoup plus, naturellement, chez les Indiens. Tout cela pour vous dire qu’il y a actuellement des endroits plus agréables que les bords du lac Sevier.

— Je ne suis pas Américain, dit le jésuite.

— Vous êtes blanc, c’est tout un. À votre aise, du reste. Et bon voyage.

— Bon voyage.


Le Père d’Exiles avait fait au moins trente kilomètres vers l’ouest quand le soir commença de tomber. La lumière s’éteignait dans les branches des saules. La rivière, ruisseau lorsqu’il avait commencé à la descendre, était maintenant une masse d’eau imposante qui roulait en silence ses flots gris.

Il marcha une partie de la nuit, puis toute la journée suivante. Cet homme semblait infatigable. Il ne s’arrêtait que dans les prairies, pour laisser paître Mina.

Il la regardait. Une fois il murmura:

— Les Indiens n’ont jamais été méchants pour leurs animaux.

Vers quatre heures, le jour baissant de nouveau, il n’avait encore rencontré personne. Il avisa alors au bord de l’eau une silhouette brune, qu’un œil moins exercé eût prise pour le tronc d’un arbre mort.

C’était un Indien qui pêchait.

Le Père d’Exiles s’approcha et lui mit la main sur l’épaule.

— Chut! fit le pêcheur.

C’était un vieil, un très vieil Indien. La peau du visage, couleur d’argile brûlée, était racornie autour des pommettes luisantes. Il était vêtu d’un vieil imperméable, et coiffé bizarrement d’une casquette à visière.

— Chut, répéta-t-il.

Il avait les yeux fixés sur la corde de sa ligne, qui filait sous une racine de saule.

Il attendit, vainement, puis finit par retirer la ligne de l’eau.

— Le poisson mordait quand tu es arrivé, dit-il à voix basse, sur un ton de reproche. Tu lui as fait peur.

— Un autre mordra, dit le jésuite.

Le vieillard secoua la tête d’un air de doute. Il allongea sa ligne sur l’herbe de la berge, mit un appât.

— Que veux-tu? fit-il enfin.

— Tu es Indien Utah? demanda le religieux.

— Oui.

— C’est toujours Arapine qui commande aux Indiens Utahs?

— Oui.

— Conduis-moi près de lui.

— Je ne le puis, dit l’Indien. C’est Arapine qui m’a ordonné d’être ici, pour pêcher et surveiller les abords du fleuve. Mais attends, tu vas être satisfait.

Il fit entendre un sifflement doux et monotone. Une poule d’eau s’enleva pesamment et traversa la rivière, rayant le flot de ses pattes pendantes.

Le vieillard s’était remis à pêcher.

Bientôt il y eut des pas légers sur les feuilles mortes. Deux Indiens surgirent. Le pêcheur leur parla en désignant le Père d’Exiles. Ils lui firent signe de les suivre. La nuit était tout à fait tombée quand ils arrivèrent au campement établi à l’embouchure de la rivière. La lune montait, énorme et rouge, au-dessus du lac. Ses reflets dansaient sur le clapotis que faisaient les eaux autour des joncs du bord.


Une trentaine de hautes tentes coniques étaient alignées dans la clairière. Des ombres passaient et repassaient devant les feux qu’on venait d’allumer.

Ses guides conduisirent le jésuite vers la tente la plus haute. L’un des deux y pénétra, puis en ressortit au bout de quelques instants, lui faisant signe d’entrer.

Deux Indiens étaient dans cette tente — l’un, petit et vieux, était accroupi dans un coin, presque invisible. L’autre, assis devant une table pliante, à la lumière d’une lampe à essence, lisait, en prenant des notes sur un calepin, un numéro du New York Spectator. C’était Arapine, il fit signe au jésuite d’attendre qu’il eût terminé sa lecture.

Il était chaussé de bottes à éperons, vêtu d’un pantalon gris, d’une redingote foncée; le col de la chemise émergeait, très blanc, de la haute cravate noire à la doctrinaire. Les cheveux, tressés en cadenettes bleues, couvraient les oreilles. Il avait le front ceint d’un étroit bandeau de loutre soutenant le diadème de plumes blanches, insigne du commandement suprême.

Il referma posément son calepin, plia le journal, puis, regardant le jésuite:

— Qui es-tu, et que veux-tu? demanda-t-il.

— Je suis prêtre catholique. Je désire exercer parmi vous mon ministère.

— Tu es Américain?

— Non, Français, dit le Père d’Exiles.

— Assieds-toi, fit Arapine en lui désignant un escabeau.

Il réfléchit un instant.

— Nous n’avons jamais eu, dit-il, beaucoup à nous louer d’avoir donné asile à des hommes de ta couleur. Je consens néanmoins à t’accorder l’autorisation que tu sollicites, quitte naturellement à la révoquer dès que je le jugerai bon.

Le jésuite s’inclina.

Un léger grognement retentit dans le coin obscur de la tente. Le Père d’Exiles y distingua confusément le vieil Indien qui s’agitait.

— Qu’y a-t-il, Choapé? interrogea Arapine.

L’Indien vint auprès de son maître et lui parla à l’oreille. Arapine eut un geste de surprise. Ses yeux brillèrent.

— Comment t’appelles-tu? demanda-t-il au jésuite.

— Père Philippe d’Exiles, répondit avec calme le religieux.

— Ah! dit rêveusement Arapine.

Un rictus de satisfaction fendit la bouche du petit vieux.

— Choapé, dit Arapine, apporte-moi ce dont tu viens de me parler.

Les yeux du jésuite s’étaient habitués à l’obscurité de la tente et lui permettaient de distinguer, tout au fond, une sorte d’armoire grossière. Choapé alla vers ce meuble, l’ouvrit, chercha parmi plusieurs liasses de papiers, et, en ayant pris une, revint vers la table.

Arapine parcourait maintenant avec attention les papiers de cette liasse.

— Père Philippe d’Exiles, dit-il enfin. C’est toi qui as été condamné à mort, le 24 janvier 1854 — il va bientôt y avoir cinq années — par mon frère et prédécesseur Wakara, siégeant en son conseil?

— C’est moi, dit le Père d’Exiles.

— La sentence, reprit Arapine, enregistrée par mon greffier, Choapé, ici présent, t’a été notifiée une première fois à Salt Lake, par les soins de Wakara, en 1854; une seconde fois par mes soins, en 1856. Aucune de ces deux notifications ne t’aurait-elle touché?

— Je les ai reçues toutes les deux.

— Ah! dit Arapine.

Et l’on voyait que cet homme si calme avait peine à cacher son étonnement.

— Tu reviens, pourtant? fit-il.

— Je reviens.

— Peut-être, condamné par défaut, entends-tu te pourvoir contre cette sentence, et réclamer un second jugement.

Le jésuite eut un geste vague.

— C’est ton droit, fit Arapine, de plus en plus surpris. Et mon devoir à moi est de réunir d’urgence le Conseil, qui décidera s’il y a lieu ou non de surseoir à la peine prononcée contre toi il y a cinq ans, de la révoquer, ou de l’appliquer immédiatement.

— Je suis à vos ordres, dit le Père d’Exiles.

Et il se mit à lire, avec indifférence, le numéro du New York Spectator laissé sur la table.

Cependant, Arapine continuait de compulser le dossier, dont Choapé lui passait, au fur et à mesure, les pièces.

— C’est bien, dit-il, ayant terminé.

Il alluma sa courte pipe.

— Fais sonner la trompe, dit-il à Choapé.

Le petit greffier sortit. Un lugubre appel de sirène retentit au-dehors. Le jésuite tressaillit légèrement. Arapine sourit.

— C’est le Conseil que je convoque, expliqua-t-il. Choapé, donne-moi la feuille nº 1.

Il approcha la feuille de la lampe.

— Le jugement qui t’a condamné a été prononcé par un tribunal composé de quatre juges et d’un greffier, et présidé par Wakara, mon frère, que notre Père céleste, qui gouverne l’Univers, ait son âme. De ces six membres, quatre sont morts aujourd’hui. Il ne reste plus que Choapé, ici présent, et Masoaki. Tous deux occuperont les fonctions qu’ils remplissaient alors, dans le tribunal qui va statuer ce soir sur ton cas. Les quatre autres membres seront les trois chefs les plus âgés de mes tribus, et ton serviteur, qui présidera. As-tu quelque chose à dire?

— Rien, dit le Père d’Exiles en continuant sa lecture.


La portière de la tente se souleva pour livrer successivement passage à quatre hommes, quatre Indiens, vêtus de vieux habits européens. Rien n’aurait été plus burlesque que ces défroques, sans la majesté silencieuse des hommes qui les portaient. Ils avaient tous le bandeau de loutre avec le diadème de plumes. Mais tandis que celles de leur chef étaient blanches, les leurs étaient, alternativement, blanches et noires.

Ils s’assirent, muets et graves, autour de la table. Arapine parla.

— Le 24 janvier 1854, le Conseil suprême des Indiens Utahs, présidé par mon frère Wakara, a condamné à mort par défaut le Père Philippe d’Exiles, prêtre français, coupable d’avoir dénoncé au gouvernement américain, à la suite de la mort du capitaine Gunnison, les Indiens Utahs, chez lesquels il avait reçu l’hospitalité la plus confiante, je pense que vous vous rappelez tous cette affaire.

Ils firent un signe d’assentiment.

— Au reste, voici le dossier; Choapé est à la disposition des juges qui voudront prendre connaissance des pièces qu’il contient.

Un des juges se leva. Choapé, sur quelques questions qu’il posa, lui lut à voix basse plusieurs pièces. Il se rassit.

— Aujourd’hui, reprit Arapine, le Père d’Exiles est ici, entre nos mains. Je dois constater qu’il semble y être venu de lui-même. La question se pose de savoir si la sentence rendue jadis doit être exécutée, ajournée ou annulée. J’ajoute que nous sommes liés par les termes en l’état desquels elle a été rendue. Seul un fait nouveau pourrait motiver de notre part une décision différente. C’est à vous d’examiner si, depuis le 24 janvier 1854, il s’est produit un fait nouveau. Et, sur ce point, nous pensons que le condamné voudra bien nous aider des explications qu’il est en droit de fournir.

Parlant ainsi, il regardait le Père d’Exiles.

— Je n’ai aucune explication à fournir, dit froidement le jésuite.

— Le tribunal jugera donc d’après ses propres lumières, fit Arapine. Un de vous, fit-il en se tournant vers les Indiens, demande-t-il la parole? Parle, Masoaki.

Le plus vieux des juges se leva. Il devait avoir un grand âge, car ses mains, appuyées au rebord de la table, tremblaient.

— Je faisais partie, dit-il, du tribunal qui rendit l’arrêt du 24 janvier 1854, et je puis dire qu’alors je votai pour la mort. Mais aujourd’hui, des choses ont changé dans ma pensée. Me trouvant l’année dernière envoyé par toi, Arapine, aux sources du Humboldt, pour y négocier avec Sokopitz un achat de bétail, j’ai été témoin du bien qu’a fait là-bas l’homme que vous allez juger. Son nom n’est prononcé par tous nos frères Shoshonès qu’avec vénération. Je considère qu’il y a là le fait nouveau dont parlait Arapine, et je mettrai dans le sac du greffier une pierre blanche.

Masoaki se rassit.

— Quelqu’un veut-il la parole? demanda Arapine.

Un chef se leva, et celui-là était le plus jeune. Deux croix étaient tatouées en vermillon sur ses pommettes.

— Les Shoshonès, dit-il, sont les frères des Utahs, mais ils ne sont pas les Utahs. Nous n’avons pas à nous immiscer dans les jugements qu’ils rendent, mais nous n’avons pas non plus à tenir compte de ce qu’ils pourraient dire sur ceux que nous rendons. Les services dont ils ont pu bénéficier ne sauraient constituer un fait nouveau. S’il y a eu un fait nouveau que nous ayons à considérer, je le verrais dans les persécutions sans cesse grandissantes que nous ont infligées les Américains. Ces persécutions, elles ont été causées par la dénonciation de l’homme que voici, accueilli jadis par nous en frère. Je voterai la mort.

— Quelqu’un veut-il encore parler? demanda le Président.

Les juges restèrent muets.

— Et toi, fit Arapine en s’adressant au Père d’Exiles, n’as-tu rien à dire pour ta défense? Je te préviens que l’heure en est venue.

Le jésuite secoua négativement la tête.

— La cause est entendue, dit Arapine. Choapé, distribue les pierres.

À chacun des cinq juges, le greffier remit deux cailloux, l’un blanc, l’autre noir. Ils les prirent, refermèrent leur main.

— Le sac maintenant.

À la ronde, Choapé présenta un petit sac en peau de buffle. Chacun des juges y mit un caillou. Arapine vota le dernier et garda le sac, car c’était lui qui devait proclamer la sentence.

Successivement, il retira deux cailloux noirs, puis deux cailloux blancs. Le cinquième caillou était un caillou noir.

— La mort, dit-il gravement.

— Pour quand? demanda le Père d’Exiles.

— La règle, dit le Président, est que la sentence soit exécutée le lendemain du jour où elle a été rendue, à l’aube. Il est neuf heures. Tu as donc encore neuf heures à vivre, jusqu’à demain matin six heures, où le jour naîtra. Toutefois, si tu désirais un délai d’un jour, je pourrais, avec l’assentiment du Conseil...

— Je ne demande rien, dit le religieux.

— À ton aise, fit Arapine. Vous pouvez vous retirer, dit-il, s’adressant aux juges. Choapé et moi veillerons sur le condamné.

Les quatre chefs sortirent en silence, comme ils étaient entrés.

Assis sur son escabeau, dans l’ombre, le jésuite priait. Arapine avait repris son calepin, le numéro du New York Spectator, et continuait de lire en prenant des notes.

Un petit ronflement retentit.

Arapine releva la tête en souriant.

— Choapé s’est endormi, dit-il.

Il se leva, ouvrit un coffre, en retira deux assiettes de fer-blanc, deux timbales, une bouteille de rhum et des conserves. Rapidement, il dressa un modeste couvert.

— Approche-toi, dit-il au jésuite, tu dois avoir faim.

Ils mangèrent et burent ensemble. L’Indien ne quittait pas des yeux son convive.

— N’as-tu aucune prière à m’adresser? demanda-t-il enfin.

— Si, dit le religieux, j’avais avec moi une mule. Elle est restée aux mains de ceux qui m’ont conduit vers toi. Je te demande de veiller à ce qu’on prenne soin de cette bête, bien qu’elle se fasse vieille et ne puisse plus guère rendre de services. Je sais que vous êtes bons pour les animaux, et que tu ne trouveras pas ridicule une requête de cette sorte.

— Je la garderai pour moi, dit Arapine, et malheur à qui la laissera manquer de quelque chose.

Il ajouta:

— Est-ce tout?

— Je ne vois rien d’autre.

— Ne désirerais-tu pas savoir, par exemple, quel genre de mort sera la tienne.

— Il est vrai, dit le Père d’Exiles, j’aimerais autant souffrir le moins possible.

— Je te le promets, dit l’Indien.

Ils continuèrent de manger en silence. Les ronflements du petit greffier se faisaient plus aigus.

— Bois encore ce verre de rhum, ordonna Arapine.

Il vida lui-même son verre.

— Maintenant, viens avec moi, veux-tu?

Ils sortirent. La nuit glacée fourmillait d’étoiles. Les chevaux à la corde se heurtaient vaguement dans l’ombre. Par terre les cendres des feux achevaient de mourir.

— Je vais inspecter mes sentinelles, expliqua l’Indien.

Il répéta:

— Accompagne-moi.

Le jésuite le suivit. Cet air froid lui faisait du bien.

Sans échanger une parole, ils remontèrent pendant quelques minutes la rivière qui, à cet endroit de son embouchure, était large, mais très peu rapide.

Contre le tronc d’un saule, Arapine s’arrêta. Il tira une corde; une barque vint dans l’ombre frapper la rive avec un choc mou.

— Il y a un poste de l’autre côté de l’eau, expliqua le chef, on y oublie souvent les consignes — je vais voir. Sais-tu ramer?

— Oui, dit le religieux.

— Tu rameras.

Ils traversèrent la rivière, amarrèrent la barque.

— Assieds-toi à côté de moi, dit Arapine.

Le Père d’Exiles obéit. Ils restèrent ainsi une demi-heure, une heure peut-être, à voir la lune qui tournait dans le firmament.

De nouveau, la voix d’Arapine s’éleva.

— Nous sommes ici sur la rive sud de la rivière.

— Sur la rive sud, je le sais, dit le Père d’Exiles.

— Si tu te dirigeais vers l’est, vers Fillmore, en suivant la rive sud, jamais il ne viendrait aux Indiens l’idée de t’y chercher. D’ailleurs, tu aurais une telle avance...

— Ah! fit simplement le jésuite.

— Qu’attends-tu? fit la voix sèche d’Arapine.

— Je ne veux pas me sauver, dit le Père d’Exiles.

— Ah! dit, à son tour, l’Indien.

Il reprit.

— Et si je te laissais ici, et que je retourne seul au camp, avec la barque?

— Je resterais ici, et quand on me demanderait comment j’y suis venu, je le dirais, car ma religion interdit le mensonge.

— Elle interdit aussi le suicide, dit Arapine.

Un nuage passa sur la lune. Leurs visages furent un instant dans l’ombre. Quand la lumière reparut, ils étaient tous deux très calmes.

— Rentrons au camp, dit Arapine.


Quand ils furent de retour dans la tente, Arapine étendit par terre des peaux de bison.

— Couche-toi, dit-il, et tâche de dormir.

— Et toi?

— Je pars tout à l’heure, avec quelques cavaliers, voir un peu ce qui se passe sur la route de l’est. Je ne rentrerai pas avant midi. Adieu.

Il le quitta. Le jésuite s’allongea sur les fourrures, laissant la portière de la tente soulevée, pour voir le lac qui luisait entre les sapins comme une énorme turquoise lunaire. Le ronflement du petit Choapé s’était tu.


Vers quatre heures, il y eut dans le camp quelques appels sourds, des bruits de chevaux. C’étaient Arapine et son escorte qui partaient en reconnaissance vers l’est.


Deux heures plus tard, environ, un oiseau se mit à chanter dans un arbre. Puis, très vite après, le jour naquit.

ÉPILOGUE

‒ Et voici de nouveaux télégrammes de félicitations, cria le lieutenant Codrinton, aide de camp du général Rutledge, pénétrant en coup de vent dans le cabinet de travail de son chef.

— Enfant, dit le général avec un sourire.

— Huit, neuf, dix... quatorze, quinze, seize. Et quarante et un ce matin, cela fait cinquante-sept. Cinquante-sept télégrammes de félicitations en un jour, mon général, et ce n’est pas fini.

— Enfant, répéta Rutledge, qui avait un véritable plaisir à voir la joie du jeune homme.

— Ouvrons-les vite. D’abord ce télégramme officiel: Général Rutledge, Indianapolis, U. S. A. Ai été heureux signer votre nomination comme gouverneur territoire Utah et tiens à vous adresser personnellement félicitations ainsi que vœux de réussite... Ah! mon général. Savez-vous de qui c’est? C’est du président Chester lui-même.

— Le Président est véritablement trop bon, fit Rutledge avec émotion.

Mais déjà Codrinton avait ouvert une autre dépêche.

Paris, 26 Juillet 1882, lut-il. Amis et moi sommes ravis nomination qui sonne en Utah victoire idées progrès et glas réaction. C’est signé: Gambetta.

— Gambetta, Léon Gambetta, dit Rutledge, l’homme politique français le plus en vue. J’ai eu l’honneur de le connaître à Paris, quand j’y étais attaché militaire.

— Encore un télégramme de Paris, fit le lieutenant: Tous mes plus affectueux compliments, cher ami. A quand le très grand plaisir de vous revoir. Signé: Païva.

— C’est de Mrs. Païva, dit le général, l’exquise femme! C’est dans son hôtel des Champs-Elysées que j’ai eu précisément l’honneur d’être présenté à M. Gambetta, ainsi qu’au comte Henckel de Donnersmark, dont les félicitations me sont parvenues ce matin. Ah! Paris, Paris, l’adorable ville!

Il serrait en même temps le dernier télégramme dans son portefeuille.

— Il vaut mieux que Mrs. Rutledge ne le voie pas, dit-il avec un sourire, les femmes ont quelquefois des soupçons si étranges. Ah! Paris, Paris!

— C’est une belle ville? fit le jeune Codrinton qui, bouche bée, buvait les paroles de son chef.

— Une ville! Ah! une ville... Il faudra que vous y soyez un jour à votre tour attaché militaire, mon cher ami. Vous pouvez compter sur moi... Vous savez qu’on peut compter sur moi.

— Mon général, fit Codrinton, je ne veux pas vous quitter, jamais.

— Enfant, cher enfant, fit Rutledge.

Et il embrassa avec émotion son collaborateur.

— Continuons à ouvrir ces télégrammes, dit le général.

Suis heureux d’une nomination qui me donne l’assurance de la plus cordiale et de la plus efficace collaboration. Souvenirs distingués et sympathiques. Signé: Jemini Gwinett.

— Ah! fit Rutledge. Le Président de l’Église mormone... Voilà qui est intéressant.

— Vous le connaissez? demanda Codrinton.

— Un peu. C’est un fait qu’on ignore généralement: il faisait partie en 1858 de l’expédition Johnston, comme pasteur attaché à l’armée; j’étais moi-même lieutenant dans l’armée Johnston...

— 2e dragons, 1er peloton, dit Codrinton.

— C’est cela même, fit le général avec un bon sourire. Gwinett à Salt Lake fut touché par la grâce mormone. Depuis, il a fait son chemin. Il y a six ans, quand le président Brigham s’est éteint, chargé d’années et d’honneurs, le Collège des Apôtres, à l’unanimité, a élu Gwinett pour le remplacer. C’est un habile homme.

— Vous aurez les meilleurs rapports avec lui, dit le lieutenant.

— J’y compte bien.

Il eut un soupir.

— C’est égal. Tous ces souvenirs ne nous rajeunissent pas.

— Vous n’êtes pas revenu à Salt Lake depuis cette époque, mon général?

— Jamais.

— Quelle impression ce doit être, dit le jeune Codrinton, de rentrer comme chef suprême dans une ville où l’on a passé, vingt-cinq ans plus tôt, simple lieutenant!

— Cher enfant, vous connaîtrez un jour ce plaisir-là, dit le général. Mais ce qui est plus beau encore, croyez-moi, c’est de n’avoir pas les cheveux blancs.

Le gouverneur Rutledge fit son entrée solennelle dans Salt Lake City le 11 août 1882, à dix heures du matin.

À midi, un grand banquet, donné par le Président de l’Église, réunit toutes les personnalités civiles, religieuses et militaires du Territoire. Le président Gwinett avait à sa droite Mrs. Regina Rutledge. Le général gouverneur était à la droite de Mrs. Sarah Gwinett.

Vers trois heures, après les toasts, qui furent chaleureux et nombreux, le général Connor, commandant la garnison, s’approcha de Rutledge.

— Vous vous rappelez, mon général, que vous avez promis à nos braves officiers de venir prendre le champagne avec eux, au camp de Douglas.

— Je n’aurai garde de l’oublier, dit Rutledge.

À quatre heures, en compagnie du général Connor, du jeune Codrinton et de deux officiers, il prit congé du Président de l’Église, qu’il devait d’ailleurs retrouver le soir, au dîner qu’il offrait lui-même au palais du gouvernement.

Deux voitures attelées chacune de quatre mules les emportèrent vers le camp, situé à 1 600 mètres d’altitude. À mesure qu’ils montaient, Rutledge se retournait pour contempler l’immense panorama. Le Lac Salé, sous le soleil, étincelait.

Jusque-là, la journée avait été fort belle. Soudain, des nuages parurent au ciel. Un orage se préparait.

— Vite, vite, cria le général Connor aux cochers.

Les deux voitures précipitèrent leur course.

— Ce sont de véritables trombes d’eau que ces orages, dit Connor au Gouverneur. Heureusement que nous voici tout près de l’hospice d’East Temple. Nous pourrons nous y arrêter et laisser passer la tornade.

— L’hospice d’East Temple? demanda le Gouverneur.

— C’est un établissement destiné aux vieillards dans le dénuement, dit le général Connor, moitié hôpital, moitié asile. Le directeur sera heureux et fier...

— Je serai moi-même heureux de m’arrêter pour visiter cet établissement, dit Rutledge. Une démocratie consciente de ses devoirs ne saurait montrer un souci trop vif pour les déshérités de ce monde.

Le vent et la pluie noyèrent à torrents ces dernières paroles. La petite escorte eut juste le temps de sauter de voiture et de se précipiter dans le parloir de l’hospice.

Déjà le directeur, averti par Connor, surgissait, rouge d’émotion.

Son établissement était d’ailleurs tenu d’une façon qui justifiait tous les éloges. Le Gouverneur ne les lui ménagea pas. Successivement, avec ses officiers, il parcourut les dortoirs, immenses et bien aérés, les préaux, les cours, le réfectoire...; les hospitalisés, vieilles podagres, vieillards retombés en enfance, les regardaient passer en silence, de leurs yeux morts...

Déjà le soleil reparu riait sur les vitres.

— Nous allons pouvoir repartir, mon général, murmura Codrinton.

— Les cuisines encore, monsieur le Gouverneur, je vous en prie, les cuisines, supplia le directeur, suffoquant d’orgueil.

— Voyons encore les cuisines, dit Rutledge avec affabilité.

Ils entrèrent. Un cuisinier géant, devant une marmite de cuivre qui eût pu contenir un bœuf, se tenait au port d’armes.

Dans un coin, un groupe d’hospitalisés, dans leurs vêtements de bure brune, sous la surveillance d’une sorte de diaconesse, étaient employés à l’épluchage des légumes.

Il y avait là trois vieux et deux vieilles, misérables déchets humains. Ils relevèrent à peine le front lorsque le brillant état-major marcha vers eux.

— Je ferai remarquer à M. le Gouverneur, commença le directeur... sans s’apercevoir que son hôte illustre avait blêmi soudain.

Il n’eut pas le temps de terminer sa phrase. Ramassant une poignée de détritus qui jonchaient le sol, une des deux vieilles venait, en poussant un cri strident, de les lancer à la figure de Rutledge.


Note de Transcription

Les mots mal orthographiés et les erreurs d’impression ont été corrigées. Lorsque plusieurs orthographes se produisent, l’utilisation de la majorité a été employé.

Ponctuation a été maintenue sauf si évidente erreurs d’impression se produisent.

L’orthographe et la ponctuation reflètent les moments où le livre a été écrit et ou publié.

Une couverture a été créée pour ce livre électronique et est placée dans le domaine public.

 

[Fin de Le Lac Salé par Pierre Benoit]