* A Distributed Proofreaders Canada eBook *

This eBook is made available at no cost and with very few restrictions. These restrictions apply only if (1) you make a change in the eBook (other than alteration for different display devices), or (2) you are making commercial use of the eBook. If either of these conditions applies, please contact a https://www.fadedpage.com administrator before proceeding. Thousands more FREE eBooks are available at https://www.fadedpage.com.

This work is in the Canadian public domain, but may be under copyright in some countries. If you live outside Canada, check your country's copyright laws. IF THE BOOK IS UNDER COPYRIGHT IN YOUR COUNTRY, DO NOT DOWNLOAD OR REDISTRIBUTE THIS FILE.

Title: Mademoiselle de la Ferté

Date of first publication: 1919

Author: Pierre Benoit (1886-1962)

Date first posted: March 30, 2024

Date last updated: March 30, 2024

Faded Page eBook #20240324

This eBook was produced by: Marcia Brooks, Mark Akrigg, John Routh & the online Distributed Proofreaders Canada team at https://www.pgdpcanada.net




 

 

 

A CLAUDE FARRÈRE


 

 

Les belles fantasques

À l’œil tendre et fou

Qui nouaient des masques

Derrière leur cou.


Madamoiselle de la Ferté

PREMIÈRE PARTIE

Que sont nos actes, nos pauvres actes? Il est éternel, le subtil mythe des Persans. Ormuzd et Ahriman continuent à se disputer les créatures humaines. Nous sommes les champs de bataille mystérieux où s’affrontent ces adversaires, sans qu’on puisse jamais savoir lequel des deux aura été le vainqueur. Où est l’ombre? Où est la blancheur? Telle chose que l’on prend pour l’œuvre d’un réprouvé, n’est-elle pas au contraire le fait d’un saint? En bien comme en mal, ne jugez jamais, vous qui avez, la plupart du temps, un si fort intérêt à ne pas être, à votre tour, jugés.

Anne-Charlotte-Élisabeth de la Ferté naquit le 26 novembre 1860. Je vois encore, comme si j’y étais, la demeure où s’écoula sa petite enfance. Quand, sortant de la gare, on entre dans Dax par le faubourg du Sablar, et qu’on a franchi le pont de l’Adour, on tourne à gauche, et l’on prend la promenade des remparts. C’est alors une descente à pic, entre deux rangées de maisons tristes, une descente de cinquante marches. Au bas de cette descente s’ouvre, presque tout de suite, la rue Large, une vieille rue aux pavés irréguliers, et que les rares voitures évitent, à cause de ces pavés. Une grande porte cochère laisse bientôt apercevoir une cour emplie de géraniums. Un escalier de pierre conduit au premier étage. Les pièces sont larges et sombres, avec des planchers d’un chêne infléchi par le poids des ans. La salle à manger, ronde, a gardé la forme de la tour à l’intérieur de laquelle elle fut ménagée. Les horloges, dans le silence, ont un bruit plus fort, et, semble-t-il, plus lent.

Cette demeure, ainsi que la maison de la Crouts dont il sera parlé bien souvent au cours de ce récit, furent données en dot à Mlle Germaine d’Arjuzanx, lorsqu’elle épousa, au printemps de 1857, le comte Michel de la Ferté. Il n’était pas du pays, et c’est par hasard qu’il y était venu. Une vague lettre d’amis communs l’avait envoyé chez le vieux M. d’Arjuzanx, en 1856, les médecins lui ayant ordonné les boues de Dax. Six mois après, il épousait la fille unique de son hôte.

Au moment de ce mariage, M. de la Ferté avait près de quarante-six ans. Jusque-là, qu’avait-il fait? Rien, si l’on s’attache aux résultats. Beaucoup de choses, si l’on a égard au mouvement qu’il s’était donné. Il est difficile de rêver plus parfait brouillon que ce gentilhomme. Il aurait pu vivre en paix dans le coin de Vermandois dont il était originaire, ou le représenter au Parlement, ou solliciter et obtenir du pouvoir central une place en rapport avec son nom. Son infatuation le dirigea vers des destinées qu’il se figurait moins terre à terre. De fait, dès qu’il eut légalement l’âge de déraisonner, il trouva le moyen de se mêler, autant qu’il le put, à toutes les folies de son époque, et Dieu sait si cette époque en a été fertile. La vie de Michel de la Ferté ne fut qu’une longue nuit du 4-Août. Très fier, au fond, que les armes des la Ferté fussent de sable à trois tours d’argent, il n’était pourtant jamais aussi heureux que lorsque l’occasion lui était donnée de déblatérer devant ses pairs sur les privilèges de leur ordre. Pour tout dire, il appartenait à cette noblesse libérale qui a trouvé plus commode d’abandonner ses droits que d’exercer les devoirs dont ils étaient la contrepartie. À ce reniement, on gagnait la réputation d’esprit libre, d’ami des lumières, du progrès. M. de la Ferté ne négligea aucune sottise pour s’acquérir ce titre. Il y réussit, mais sans jamais pouvoir se hausser au-dessus des rôles de second plan, auxquels une certaine médiocrité intellectuelle le condamnait.

Presque tous les hommes-flambeaux du siècle passé ont dans leur génie une part de ridicule qui nous emplirait aujourd’hui d’une joie illimitée si nous n’étions les héritiers sans bénéfice d’inventaire de ces magnifiques dissipateurs. M. de la Ferté eut le constant souci de ne se relier à ses modèles vénérés que par leurs côtés grotesques. Il ne lut jamais un vers des Contemplations, mais telle divagation sur la peine de mort ou l’origine des estuaires le comblait d’aise. Catholique convaincu, il trouva le moyen de se compromettre dans les différends de La Mennais avec Rome, au point d’être condamné, en 1840, à faire, en compagnie du misérable Félicité, un mois de prison à Sainte-Pélagie. En 1848, sur la place publique, il découvrit Lamartine. En 1851, le 2 décembre, Victor Hugo, dans une scène mémorable, lui confia en pleurant un de ses pistolets. Le comte Michel était brave, mais malhabile. Il ne réussit, carrefour Tiquetonne, qu’à éborgner une vieille crémière auvergnate qui prenait inconsidérément le frais sur sa porte. Il lui en coûta, par jugement du tribunal de la Seine en date du 6 mai 1852, une rente de neuf cents francs, que sa veuve, puis sa fille, durent assurer jusqu’en 1884, la crémière n’étant décédée qu’à cette date, quasi centenaire.

Le jugement dont il s’agit fut d’ailleurs rendu par défaut, M. de la Ferté se trouvant à cette date en Algérie où il avait été déporté précisément en raison de son attitude le jour du coup d’État. Il vécut là, au milieu de charmants officiers de l’armée d’Afrique, parmi lesquels il retrouva des parents et des amis, le temps le plus paisible de sa vie, ou, plutôt, il eût pu le vivre. Malheureusement, son enfantine cervelle d’utopiste ne se reposait jamais. Il avait besoin d’étonner, le soir, au cercle, les jeunes lieutenants avec lesquels une discipline assez lâche lui permettait de jouer au whist. N’était-ce pas de son devoir de montrer à ces militaires aimables certes, mais bornés, ce à quoi peut prétendre, dans les domaines de l’action et de la pensée, un aristocrate qui a suivi les cours de Victor Cousin et tutoyé Michel de Bourges? Bref, devant ces jeunes gens, M. de la Ferté tint à ne paraître que le front chargé de préoccupations. Ils n’eurent pas de peine à obtenir les confidences du proscrit: puisqu’un gouvernement sans foi lui interdisait de servir son pays dans la métropole, le comte Michel, dédaigneux et magnanime, étudierait, sur la terre même de l’exil, les moyens d’accroître le bien-être de la collectivité. C’est ainsi que les méthodes de culture employées par les colons de la Kabylie et de la Mitidja lui paraissaient prodigieusement retardataires. Sur les questions agricoles, comme sur toutes les autres, M. de la Ferté avait des idées. La clémence de Napoléon III ne lui laissa pas le temps de les mettre à exécution. Il fut gracié le 1er janvier 1855, et rentra en France avec un plan très complet d’acclimatation, dans la terre algérienne, de la culture du manioc, des crosnes et de la pomme de terre dite saucisse.

Ce plan devait comporter de graves lacunes, car les diverses sociétés d’agriculture auxquelles il fut successivement communiqué l’accueillirent avec une froideur qui eût découragé un homme moins persuadé de son mérite. M. de la Ferté ne vit dans cet accueil que la marque de l’indigne tutelle dans laquelle le gouvernement de décembre maintenait les institutions françaises. D’ailleurs, des soucis d’un ordre plus immédiat l’assiégeaient. Sa santé devenait mauvaise. Il consulta deux médecins. Leurs diagnostics furent différents. L’un attribuait les troubles dont souffrait M. de la Ferté au paludisme contracté dans les plaines de la Mitidja. Ce diagnostic émanait d’un médecin républicain. L’autre, qui émanait d’un praticien tout dévoué au gouvernement impérial, affirmait que les troubles dont il s’agissait étaient de nature goutteuse. Il en faisait remonter l’origine à un usage immodéré de l’alcool et du gibier, du temps où l’exil obligeait l’insurgé de la rue Tiquetonne à être le commensal des officiers africains. Chose extraordinaire, l’avis du bonapartiste dut être reconnu pour bon. Telles furent les circonstances qui motivèrent la venue à Dax du comte Michel de la Ferté.

Dès son arrivée, il s’ennuya prodigieusement. C’était un homme fait pour la vie de relations. La ville, petite et grise, semblait sinistre, avec son château que ne parvenaient pas à refléter, tant la fonte des neiges pyrénéennes les rendait jaunes, les eaux monotones de l’Adour. Toute une journée, infructueusement, le rhumatisant, ayant loué un vieux landau, s’appliqua à rechercher, sur les bords de la rivière, quelques-uns de ces saules chantés par Vigny. Vers le soir, écœuré de ce qu’il considérait comme un abus de confiance de la part de l’illustre pessimiste, il rentra à son hôtel de la place de la Fontaine-Chaude. Les buées de la source thermale étaient traversées par de petites hirondelles noires, qui passaient et repassaient avec des cris plaintifs.

On frappa à la porte de sa chambre. C’était un petit garçon porteur d’une lettre.

Le jour même de son arrivée, M. de la Ferté avait déposé chez M. d’Arjuzanx le mot d’introduction qu’un ami commun lui avait remis pour le vieux gentilhomme landais. À cette heure, M. d’Arjuzanx répondait. Il faisait savoir à M. de la Ferté qu’il serait le bienvenu chez lui.

Si le comte Michel s’était senti moins seul, il eût mis à répondre à cette invitation un temps égal à celui qu’on avait mis à la lui adresser. Mais, en cette minute de crépuscule et d’isolement, il s’en sentit incapable. C’était, je le répète, un homme fait pour la vie de relations.

La nuit tombait quand M. de la Ferté arriva devant la maison de la rue Large. Une vieille bonne, qui ne s’exprimait qu’en patois, vint lui ouvrir. Il fut introduit dans un salon sombre. Les cadres dédorés brillaient vaguement sur les murs. Mais déjà on ne voyait plus les portraits qu’ils encerclaient.

Au bout de dix minutes, quelqu’un entra. C’était Mlle d’Arjuzanx. Elle était suivie de la vieille bonne, qui alluma la lampe. Elle excusa son père: «À cette heure, comme chaque jour, il était à son cercle. Mais elle venait de le faire prévenir. Il ne pouvait tarder à être de retour...» Bientôt, en effet, il fut là.

M. de la Ferté resta à dîner chez les d’Arjuzanx. Le lendemain, il vint encore. Le vieux Landais l’avait déjà pris en amitié. Au bout de six mois, il lui donnait sa fille.

Ce n’était pas ce qu’on peut appeler un mariage de jeunes gens. Mlle d’Arjuzanx approchait de la quarantaine et, on s’en souvient peut-être, M. de la Ferté avait plus de quarante-six ans. Cette union n’en donna pas moins lieu à de grandes réjouissances, auxquelles fut conviée toute la noblesse du Marensin et de la Chalosse. De ces fêtes, M. de la Ferté fut le roi incontesté. Il avait tant d’esprit. Il avait été mêlé à des événements si considérables. Quand il commençait une de ses histoires, tout le monde avait coutume de se taire. Si, au bas bout de la table, un jeune homme s’oubliait encore à parler, il était vite rappelé à l’ordre par un terrible regard du vieux M. d’Arjuzanx. «Vous pouvez continuer, Michel, disait-il alors, en tournant vers son gendre des yeux mouillés d’admiration. Où en étiez-vous donc? Ah! oui... Que disiez-vous au Bonaparte?» M. de la Ferté souriait avec complaisance, et, regardant ses mains qu’il avait longues et belles: «Ce que je lui disais, oh! quelque chose de très simple: La différence, monsieur, qui existe entre moi et vous, c’est que ma noblesse est fondée sur le serment, tandis que la vôtre est fondée sur le parjure.» Un petit frisson d’admiration et d’épouvante circulait à travers l’assistance. «Vraiment, Michel! vous avez osé lui parler ainsi?—Comme j’ai l’honneur de vous parler, monsieur.—Et qu’a-t-il répondu?—Rien. Il est devenu très pâle, et il est sorti en tortillant sa moustache. Le lendemain j’étais appelé chez M. de Morny qui m’offrait un siège de sénateur, exactement dans la Seine-Inférieure.—Il est inutile de vous demander, Michel, le sens de la réponse que vous avez faite au tentateur.—C’est en effet complètement inutile, monsieur.»

La fortune de M. d’Arjuzanx se composait de 8 000 livres de rentes, plus les redevances en nature de ses terres. Ces terres comprenaient les soixante hectares de bois et de prairies attenant à la maison de la Crouts, située à deux lieues de Dax, à peu de distance de la ligne de chemin de fer de Bordeaux. Il y avait en outre la métairie d’Hinx, sur les confins nord de la Chalosse, celle de Rivière, à dix kilomètres à l’ouest, et, de-ci, de-là, quelques hectares de pignadars.

L’attention de M. de la Ferté, dès qu’il fut devenu le gendre de M. d’Arjuzanx, fut naturellement sollicitée par la façon fort archaïque dont les domaines de son beau-père étaient exploités. Il ne lui fut pas difficile d’obtenir carte blanche du vieillard pour travailler à leur assurer un meilleur rendement. M. d’Arjuzanx ne devait pas vivre suffisamment pour apprécier l’excellence des méthodes agricoles de son gendre. Il mourut au commencement de l’année 1860, toujours convaincu que ce gendre était un grand homme.

Dix ans plus tard, voici à peu près à quels résultats les idées de M. de la Ferté avaient abouti. Sa fortune personnelle, évaluée à 2 000 francs de rente, avait disparu. Les 8 000 francs de rente laissés par M. d’Arjuzanx à sa fille avaient pris le même chemin. La métairie d’Hinx avait été vendue et son prix avait sombré dans je ne sais quel gouffre mystérieux. La maison de la rue Large, estimée 80 000 francs, était hypothéquée pour 35 000. On aurait tort d’inférer de ces désastres que le comte Michel fût débauché. Il était exactement le contraire. Les sceptiques, à son sujet, auront beau jeu pour prétendre qu’il eût mieux valu mille fois qu’il eût eu des vices, les cartes, par exemple. On peut en effet admettre que, parfois, les cartes rapportent. Les idées fausses jamais.

Pour être équitable, d’ailleurs, il faut avouer qu’il n’avait pas eu de chance dans ses entreprises successives. Mille plants de cotonniers, achetés à grands frais en Amérique, avaient été précocement gelés dans les landes de Rivière, déboisées à cet effet, et qu’il fallut vendre à un prix dérisoire. Au bord de l’Adour, il y a de vastes prairies que chaque crue submerge, et où vit une curieuse espèce de petits chevaux sauvages. M. de la Ferté conçut l’idée d’améliorer cette race, puis de la fixer. Dans ce but, il fit venir à prix d’or d’Algérie douze étalons arabes. On ne sut jamais au juste ce que devinrent ces coûteux reproducteurs. Ils disparurent. Six ans plus tard, l’un d’entre eux put être identifié au nord du département, dans les forêts de chênes nains qui bordent l’étang de Cazaux. Il semait la terreur dans la région, assommant les moutons, donnant même parfois la chasse aux bergers qui fuyaient, éperdus, à grands coups d’échasse, devant le petit monstre. Une battue dut être organisée pour l’abattre, et la note de ses déprédations fut présentée, par les soins des communes d’Aureilhan et de Lit-et-Mixe, à M. de la Ferté.

Il ne se décourageait pas, cependant. Mais une affaire de fabrication d’allume-feu, pour laquelle il prit un brevet, ne fut pas plus heureuse. La métairie de Rivière dut être vendue. Quant aux pignadars, il y avait longtemps qu’ils avaient été liquidés pour faire face aux exigences des créanciers de Bordeaux et de Bayonne.

Mme de la Ferté assistait à cette ruine progressive sans un mot de blâme. De son mari, elle ne se fit peut-être jamais au juste une idée différente de celle qu’elle avait héritée de son père. Peut-être même l’aima-t-elle davantage, à mesure que le destin semblait vouloir plus l’accabler. «Vous aurez plus de chance la prochaine fois», lui disait-elle, sans se rendre compte de la responsabilité qu’elle assumait ainsi dans la continuation de ces folies. Jamais cette femme triste et douce ne s’accorda un plaisir. Deux fois, seulement, en douze ans, elle fit le voyage de Bordeaux. M. de la Ferté ne remarqua pas que ces deux voyages coïncidèrent avec la disparition, le premier d’une paire de dormeuses et d’une broche de diamants, le second d’une robe de point d’Angleterre, à trois volants, qui depuis deux siècles avaient toujours figuré dans la corbeille de noces de l’aînée des demoiselles d’Arjuzanx.

Ainsi, doucement, sûrement, cette famille s’acheminait vers la ruine. En 1874, comme il fallait vivre, et que les redevances des métairies avaient à peu près disparu, M. de la Ferté essaya d’hypothéquer la Crouts. Mais, en raison des malheurs publics, l’argent était si rare qu’il ne put obtenir qu’une douzaine de mille francs. Une petite spéculation qu’il réussit doubla cette somme. On connut, rue Large, quelques ultimes jours de répit. Ils ne furent pas de longue durée.

Les très vieilles gens du pays se souviennent encore d’un orage qui, dans la nuit du 10 au 11 octobre 1877, ravagea la forêt landaise. Le lendemain, quand le jour se leva, du Vieux-Boucau à Mont-de-Marsan, une armée de pins gisaient à terre. Leurs racines géantes hérissaient la lande dans laquelle elles laissaient d’énormes trous.

M. de la Ferté eut alors une idée de génie, la dernière. Tous arbres arrachés, inutilisables, il les acheta, songeant à se rendre, du jour au lendemain, par cette opération audacieuse, le maître du marché des bois dans le département. Il ne réussit qu’à payer fort cher ce qui ne valait pas grand-chose, car, dans sa hâte, il n’avait oublié qu’un point: l’impossibilité où la pénurie des moyens de transport le mettait, dans la plupart des cas, de tirer parti de ses acquisitions.

Il s’entêta. Pendant quinze jours, on le vit, sous la pluie et le vent, parcourant les landes, contemplant d’un œil terne ces arbres, les derniers lambeaux de sa fortune, qui pourrissaient sur le sol spongieux. Un soir, comme il revenait à Dax par la route de Magescq, en compagnie de deux résiniers, il entra dans un peut pignadar où il s’était rendu acquéreur de sept pins. Les six premiers étaient abattus. Mais le septième restait la cime en l’air, accroché aux arbres environnants par ses branches les plus élevées. M. de la Ferté, de par ses contrats avec les rares acheteurs, devait livrer les arbres couchés sur le sol, tout prêts à être enlevés. Il entreprit avec les résiniers d’attacher au tronc de l’arbre récalcitrant une corde pour l’amener à ras de terre. Les deux hommes s’y prirent-ils maladroitement? Lui-même commit-il quelque imprudence de manœuvre? Toujours est-il que l’arbre, en achevant de s’abattre, lui fracassa le crâne. Il expira le lendemain.

Au moment de la mort de son père, Anne allait avoir dix-sept ans. D’elle, avant toute chose, un hagiographe retiendrait le détail d’un parrainage illustre: elle était la filleule de Montalembert, d’où son second prénom de Charlotte. Le grand orateur avait connu, du temps de leur folle jeunesse commune, M. de la Ferté. Il avait pris son parti dans les journaux, lors de l’équipée menaisienne qui avait conduit cette pauvre tête à Sainte-Pélagie. Montalembert ne vit jamais sa filleule. Il répondit par de petits mots affectueux et rapides aux lettres qu’on lui faisait écrire par l’enfant, aux anniversaires de son baptême. Une fois, en 1868, il joignit à sa réponse un exemplaire de son Histoire de sainte Élisabeth de Hongrie. Sur la page de garde, il avait inscrit de son écriture fine et serrée, en manière de dédicace: A l’autre Élisabeth, dont j’espère bien faire un jour la connaissance. M. de la Ferté ne manqua pas d’exiger que sa fille apportât ce livre au couvent, où il lui valut, de la part de l’aumônier et des religieuses, un grand surcroît de considération.

Bien que ce couvent ne fût pas distant de plus de cinquante mètres de la maison de la rue Large, Anne y était entrée douze ans plus tôt en qualité de pensionnaire. C’était la règle dans la famille; sa mère et sa grand-mère y avaient été soumises. Anne traça ses premières lettres sur le pupitre qui avait été celui de Mme de la Ferté. Elle fut une élève quelconque. Les autres enfants disaient d’elle: «Anne, au fond, n’est pas méchante, mais elle est dissimulée.»

M. de la Ferté, en sa qualité d’esprit ouvert aux idées nouvelles, avait d’abord protesté contre cette claustration précoce. Puis, peu à peu, il ne dit plus rien. Chose curieuse, et que bien peu de gens remarquaient, à mesure qu’elle grandissait, il paraissait gêné, lui l’aisance même, devant sa fille. Il était moins disert, moins brillant, à table, les jours de congé, quand elle était là. Il commençait une de ses belles histoires, et soudain s’arrêtait net, en apercevant les yeux de l’enfant posés sur lui avec une fixité mystérieuse. Mme de la Ferté, étonnée de ce silence, questionnait de sa voix traînante: «Alors, qu’avez-vous dit, Michel, à M. de Lamartine?» Il atermoyait, changeait le fil de la conversation, pour ne la reprendre que lorsqu’on avait envoyé Anne se coucher.

En 1877, quand, à la rentrée d’octobre, elle revint au couvent, Mlle de la Ferté n’avait plus qu’une année à y passer. Cette année, la moins monotone, était celle au cours de laquelle on devait lui apprendre la peinture sur soie et la pâtisserie. Jamais Anne ne dut oublier la matinée de novembre où elle vit s’ouvrir la porte de la cuisine dans laquelle une sœur converse était en train de l’initier aux mystères de la pâte feuilletée. La mère supérieure entra: «Mon enfant, il va falloir avoir du courage.» Ces paroles étaient inutiles. Depuis qu’elle avait l’âge de raison, Anne vivait avec l’idée obscure d’une catastrophe. Quand elle l’entendit annoncer ainsi, elle eut un mouvement de tête qui était à la fois de résignation et de défi.

Une vieille parente l’attendait au parloir, qui la mit au courant. Durant le court trajet, Anne ne prononça pas une parole. La maison était pleine de chuchotements apitoyés lorsqu’elle y pénétra. «Ah! ma pauvre fille!» dit en l’apercevant Mme de la Ferté. Les deux femmes s’embrassèrent. «Où est-il?» demanda Anne. Elle alla dans la chambre où l’on avait déposé le corps de son père. Elle s’agenouilla auprès du lit, et resta là environ dix minutes, les dents serrées.

Puis, elle se releva. Alors on eut le spectacle imprévu de cette jeune fille, pensionnaire il y avait à peine une heure, et qui imposait sa volonté parmi ces gens à la dérive. Les clefs de la maison étaient restées, abandonnées, sur une table à ouvrage. Anne les prit. Elle commença par ouvrir l’armoire à glace, chercha, trouva dans un tiroir le pauvre argent immédiat de la famille. Elle donna un louis à chacun des deux bouviers qui avaient ramené le corps de son père, et qui attendaient depuis une heure, dans la rue, devant leur charrette, le béret à la main. Ils partirent en balbutiant de vagues paroles de remerciement.

Dans la cuisine, devant le feu, les métayers étaient assis sur des chaises de paille. Celui de la Crouts, venu le premier, et, bien qu’elles fussent vendues, ceux des métairies d’Hinx et de Rivière. Selon la coutume, ils venaient rendre leurs devoirs au maître mort. Ils se levèrent en silence et s’inclinèrent quand la jeune fille entra. Anne serra sans mot dire ces mains crevassées et descendit à la cave. Elle en remonta quatre bouteilles de vin: ces braves gens avaient parcouru au moins deux lieues.

Elle revint ensuite dans la chambre mortuaire. Là régnait en maîtresse la grande anarchie de la douleur. De vieilles personnes qui, de son vivant, n’avaient nourri que des sentiments fort tièdes pour M. de la Ferté se croyaient obligées de faire aux sanglots de la veuve un écho sonore. Entre leurs doigts mal joints, elles regardèrent Anne. Elles la virent ouvrir un placard, une armoire, en retirer toute la lingerie nécessaire. Une voix murmura: «Comme elle a sa tête à elle!» Anne feignit de ne pas entendre: «Maman, dit-elle, emmenez ces messieurs et ces dames.» Et, quand la titubante Mme de la Ferté eut obéi, elle resta seule avec les deux religieuses qui vaquaient dans la chambre aux soins de la mort.

Elle voulut aider à la toilette funèbre. Mais quand, à travers le bandeau qui cachait l’horrible blessure, elle sentit fléchir les os du crâne, elle frissonna, devint livide. On dut l’obliger à aller prendre l’air dans le petit jardin au-dessus duquel, à toute vitesse, des nuages bas et gris passaient.

Les obsèques étaient fixées au surlendemain. Anne veilla la première nuit. Pour la seconde, on exigea qu’elle se reposât. Elle obéit, mais seulement après avoir rassemblé tous les papiers qu’elle put trouver dans le coffre-fort de son père. Ayant fermé à clef la porte de sa chambre, elle se mit à les dépouiller.

Le désordre dont témoignaient ces papiers ne surprit pas la fille de M. de la Ferté. Elle n’eut pas de peine à se rendre compte qu’elle et sa mère étaient ruinées.

Elle se leva. Il pleuvait dans la nuit. Elle fit quelques pas à travers sa chambre, pour se réchauffer. La glace de l’armoire lui renvoya sa silhouette mince et noire, sa robe à petite pèlerine, le cercle de dentelle du col, ses mains croisées frileusement, blanches sur l’étroite poitrine sombre. Sans doute, en cette minute, son morne destin dut lui apparaître tout entier. Pas un pli pourtant ne vint déranger ce visage où la précoce gravité contrastait de façon si bizarre avec la jeunesse. Mlle de la Ferté tira un fauteuil au coin de la cheminée, jeta une bûche au feu, éteignit la lampe, s’assit et ne bougea plus.

L’enterrement eut lieu le lendemain à dix heures. Le même jour, vers trois heures, le notaire fut annoncé.

— C’est moi qui l’ai prié de passer, maman, dit Anne, comme sa mère faisait un geste pour signifier qu’elle n’était pas en état de recevoir.

— Ah! dit Mme de la Ferté avec abattement, ne pourrions-nous remettre à plus tard...

Anne l’interrompit non sans sécheresse:

— On peut, dit-elle, toujours différer le moment où l’on reçoit de l’argent, pas celui où l’on doit en donner. Faites entrer Me Destouesse.

Le notaire entra. Ce fut une longue conversation entre lui et Anne, conversation dans laquelle Mme de la Ferté, invitée à plusieurs reprises à intervenir, n’entrait que pour se récuser immédiatement: «Elle ne savait pas, elle ne se rappelait pas; et puis, réellement, le jour même des obsèques, exiger d’elle...» Anne n’insistait jamais. Détournant de la pauvre femme son regard pour le reporter sur le notaire: «Eh bien, maître Destouesse, admettons que ce soit ceci.» C’était toujours la supposition la plus défavorable à leurs intérêts dont elle proposait l’adoption comme base provisoire de ces calculs. Pas une fois, malheureusement, cette méthode, au cours de la liquidation, ne put être trouvée en défaut.

Au bout d’une heure, Me Destouesse se leva.

— Nous vous remercions, monsieur, lui dit Anne. J’irai vous porter demain notre réponse, car nous désirons que tout aille aussi vite que possible.

— Quelle réponse? interrogea Mme de la Ferté, quand le notaire les eut quittées.

— Il nous reste cette nuit, maman, repartit Anne impassible, pour décider quelle maison nous voulons vendre de celle de la Crouts, ou de celle-ci.

— Quelle maison nous voulons vendre? dit Mme de la Ferté. Mais, Dieu me pardonne, ma pauvre fille, tu deviens folle. Pourquoi veux-tu que nous vendions nos maisons?

— Parce que nous ne pouvons plus les garder. On a déjà vendu les métairies; maintenant, il faut vendre les maisons, une des deux, du moins.

— Vendre une maison, vendre une maison! Comme tu y vas. Les métairies, c’était autre chose. Mais une maison, ce n’est pas une petite affaire. Ton pauvre père n’a jamais voulu s’y résoudre. Encore une fois, pourquoi veux-tu que nous vendions une maison?

— Encore une fois, parce que nous y sommes obligées, maman. Vous n’avez donc pas entendu ce qu’a dit tout à l’heure Me Destouesse?

— Quoi? qu’a-t-il dit? Je vous ai entendus tous deux parler chiffres. J’ai pu ne pas bien saisir, penses-y, le jour même de l’enterrement de ton père. Vraiment, un étranger eût été là, il aurait cru que nous ne songeons qu’à l’argent...

Et Mme de la Ferté éclata, en sanglots.

Anne ne haussa pas les épaules. Lentement, nettement, elle expliqua à sa mère les détails de la conversation avec le notaire. Pour toute fortune, elles n’avaient plus que les deux maisons, celle de Dax et celle de la Crouts, évaluées chacune 80 000 francs. Mais toutes deux étaient hypothéquées, la première pour 35 000 francs, la seconde pour 20 000 francs. La sagesse commandait d’en vendre une pour dégager complètement l’autre. On placerait les 25 000 francs de reliquat, en tâchant d’obtenir du 6 ou du 7%. Me Destouesse affirmait que c’était dans les choses possibles.

Mme de la Ferté essuya ses yeux, embrassa sa fille.

— Je comprends, fit-elle, je comprends. Tu vois que, quand je veux m’en donner la peine, je ne suis pas si fermée que cela aux questions d’argent. Vendons, puisqu’il le faut. Mais tu es d’accord avec moi, je pense, pour conserver la maison de la ville, et vendre la Crouts...

Anne secoua la tête négativement.

— Comment, fit Mme de la Ferté, surprise du silence de sa fille et la regardant. C’est cette maison-ci que tu voudrais... Mais, mon enfant, tu n’y penses pas. La maison où ton père est mort, ton grand-père, ta grand-mère, où je suis née, où tu es née, une maison qui appartient depuis deux cents ans à notre famille... As-tu songé seulement à ce que l’on dira dans le pays? Non, non, jamais, tu m’entends, moi vivante... Mais parle donc, dis quelque chose. Pourquoi veux-tu que nous vendions cette maison, au lieu de vendre la Crouts?

Anne eut un sourire douloureux.

— Maman, dit-elle, vous oubliez qu’à la Crouts, il y a les redevances de la terre, et que nous en aurons besoin pour vivre.

Mme de la Ferté joignit les mains.

— Nous en sommes donc là, ma pauvre petite?

— Oui, maman, dit Anne.

Elles restèrent quelques instants sans parler. La nuit pénétrait dans la pièce. Au-dessus des vieilles armoires, les cuivres et les étains, enveloppés par l’ombre, avaient disparu.

— Il faudra donc aller habiter là-bas! dit-elle.

— La campagne autour de la Crouts est bien belle, en été, murmura Anne.

— En été, oui, ma pauvre fille. Mais... l’hiver!

Mlle de la Ferté ne répondit pas.

Sa mère dit encore, à voix presque basse:

— Et... ton couvent?

— Je n’y retournerai pas, dit Anne.

Elle ajouta.

— D’ailleurs, j’avais presque fini.

— Oui, dit sa mère, mais c’était précisément l’année la plus agréable qui te restait à faire.

Anne eut un geste vague.

Subitement Mme de la Ferté fondit en larmes.

— Maman, maman, dit la jeune fille, calmez-vous, je vous en supplie.

— Ma pauvre enfant, ma pauvre enfant, balbutiait Mme de la Ferté. Je te demande pardon... Quelle vie va être la tienne!... Tu risques de ne jamais te marier.

— Ah! fit Anne dans un cri qui glaça sa mère, mille fois plutôt rester fille que de risquer d’épouser...

Elles se turent toutes deux, l’une épouvantée de ce qu’elle allait dire, l’autre de ce qu’elle avait failli entendre. Mais déjà tout lecteur attentif aura retenu que le pardon des injures n’était pas, à cette époque, au nombre des mérites dont eût pu songer à se prévaloir Mlle de la Ferté.

Dans les premiers jours de janvier, tout fut fini. La maison de Dax, habilement mise en valeur par Me Destouesse, fut adjugée à 85 000 francs. Mlle de la Ferté était parvenue à décider sa mère à se défaire du mobilier, qu’elle ne pouvait songer à emporter à la Crouts. Elles se bornèrent à conserver l’argenterie.

Quand tout fut réglé, les dames de la Ferté, outre la maison de la Crouts, se trouvèrent posséder 3 000 francs de rente. Pour deux femmes décidées à ne plus sortir d’une campagne où elles devaient trouver leur subsistance, c’était le gage d’une vie désormais sans secousse.

Elles quittèrent Dax le 20 janvier, vers trois heures de l’après-midi. La vieille cuisinière était partie dès le matin pour préparer leur nouvelle demeure à les recevoir.

Un landau de louage attendait devant la porte. Les sabots du cheval claquaient paisiblement sur le pavé de la rue Large. Lorsque la voiture passa sur le pont de l’Adour, la nuit était à peu près tombée.

À partir de l’endroit qu’on appelle les Quatre routes, parce qu’il est le carrefour des routes de Mont-de-Marsan, de Bordeaux, de Bayonne et de Pau, les maisons se firent rares. Mlle de la Ferté abaissa une des vitres du landau. L’air froid de la lande entra.

Durant tout le parcours, elles ne rencontrèrent pas une voiture.

— Maman, dit Anne, voici les arbres de la Pelouse. Nous arrivons.

La Pelouse était le nom d’une propriété de plaisance en bordure de la route. Ses grands platanes se voyaient de fort loin. Ils faisaient maintenant sur le ciel gris la tache noire qu’Anne venait d’apercevoir.

La Pelouse fut dépassée. Cent mètres plus loin, il y avait, à droite de la route, un point brillant. Un homme, porteur d’une lanterne, était arrêté là.

La voiture s’arrêta. Les deux femmes descendirent.

— Bonsoir, Prosper, dit Mme de la Ferté à l’homme, qui était le jardinier de la Crouts.

— Bonsoir, madame, dit Prosper.

Anne paya le cocher. Elle compta les pièces et les sous, l’un après l’autre, dans la grosse main rugueuse, qui tremblait de froid. Puis, comme Prosper s’était chargé des quelques paquets qu’elles avaient, ce fut elle qui prit la lanterne.

La maison de la Crouts était distante d’un kilomètre de la route. Seul y amenait un petit chemin sablonneux, si mauvais, si mal entretenu, qu’il était seulement accessible aux chars à bœufs. L’obligation de faire à pied ce dernier kilomètre contribuait plus fortement que tout autre obstacle à l’impression d’isolement, de rupture avec le reste de l’univers que donnait cette terrible maison de la Crouts.

Le petit groupe se mit en marche. Anne allait devant, avec la lanterne. Sa mère et Prosper suivaient. Les pins, au-dessus de leurs têtes, gémissaient dans le ciel obscur.

Au bout d’un quart d’heure, elles arrivèrent. Sur la porte, Maria, la cuisinière, et Justine, la jardinière, les attendaient. De tristes mots brefs furent prononcés. Dans la cuisine, un grand feu de pignes brûlait, qui réconforta un peu ces pauvres cœurs glacés par la nuit.

Pendant que Justine retirait à Mme de la Ferté ses souliers trempés d’eau, maculés de sable, Anne monta dans sa chambre. Les ferrures étaient rouillées, aussi fut-ce difficilement qu’elle ouvrit la fenêtre. L’ombre était compacte. Elle ne vit rien.

La voix de Mme de la Ferté monta du rez-de-chaussée:

— Anne, viens dîner.

Une buée grise rôdait à travers la pièce. La fenêtre n’était pas restée ouverte plus de cinq minutes: elles avaient suffi au brouillard pour entrer.

Mlle de la Ferté referma la fenêtre en frissonnant.

Le lendemain, Mme de la Ferté ne se réveilla qu’assez tard. Il était près de neuf heures lorsque la vieille Maria, qu’elle avait sonnée, vint ouvrir ses contrevents. La morne lumière de janvier pénétra dans la chambre.

— Et Mademoiselle? demanda Mme de la Ferté d’une voix dolente.

— Mademoiselle est sortie un peu avant huit heures. Elle a dit que Madame n’avait pas besoin de l’attendre pour le petit déjeuner.

— Je l’attendrai, fit, avec une mine résignée, Mme de la Ferté.

Et elle commença sa toilette.

Le jour venait à peine de naître quand Anne sortit. Elle poussa le portail qui fermait, en face de la maison, le mince jardin, et se trouva sur le chemin par lequel elles étaient arrivées la veille. En sens inverse, elle se mit à le refaire.

Ce chemin, d’un sable fin, gardait encore, malgré la pluie qui avait dû tomber toute la nuit, les empreintes de leurs pas. Aucune autre ne s’y mêlait. Il allait, en contrebas, entre deux talus de terre rougeâtre, d’où sortaient, se tordant comme des couleuvres, des racines dans le sable, des trous béants qui se prolongeaient, sous le sol, Dieu sait où. On avait la sensation que des bêtes de cauchemar étaient là, en train de bâiller, au niveau de ces fenêtres de terre, et qu’en entendant venir la passante, elles s’étaient précipitamment reculées à l’intérieur de leurs demeures ténébreuses.

Dans les campagnes et les forêts de pins environnantes, aucun bruit ne retentissait. Au ciel laiteux et pâle, le soleil poursuivait son invisible course. Mlle de la Ferté hâta le pas. De petits oiseaux roux étaient perchés sur les pieux des claies qui jalonnaient le chemin. Ils surveillaient la jeune fille. Une fois, elle s’arrêta. Celui devant lequel elle fit halte s’envola, avec un mince cri, semblable à un toussotement.

En un quart d’heure, Mlle de la Ferté atteignit la grand-route. Cette route est celle qui unit Dax à Bordeaux à travers le pays des landes, le Marensin. On l’appelle la route de Castets, du nom d’une des bourgades les moins misérables qu’elle traverse. À l’endroit où Mlle de la Ferté la rejoignit, elle conservait, dans sa boue, la double trace ovale que, la veille, avait faite en tournant le landau qui les avait laissées là.

Sur une pierre, Anne s’assit et regarda la route. Vers le sud, du côté de Dax, elle était déserte. Vers le nord, vers Castets, elle le paraissait aussi. Il fallait des yeux bien exercés à ces solitudes pour y découvrir, à trois ou quatre kilomètres, un point noir, qui était un char à bœufs. Au bout de dix minutes, le vent ayant tourné, on commença à entendre, appuyé, rauque, régulier, le bruit des roues.

Avec un geste propre à faire croire que, sur cette pierre, elle avait froid, Mlle de la Ferté se leva et traversa la route. Elle se trouva alors dans une lande à peu près rase, hérissée par endroits de touffes d’ajoncs d’un vert sombre. Des flaques d’eau brillaient, glauques, sur le sable. Des mousses y baignaient, énormes éponges rousses, sur lesquelles rampaient des limaces rouges. De maigres pins composaient un paysage clairsemé où ne s’entendait pas d’autre bruit que celui du char qui, sur la route, derrière, insensiblement, se rapprochait.

Anne marcha une centaine de mètres encore. Les pins rabougris disparurent. Soudain, devant elle, à perte de vue, le marais de la Cible surgit.

On l’appelait ainsi, dans la région, du nom des deux buttes de sable jaune sur lesquelles, une fois par semaine, les chasseurs à pied de la garnison de Dax venaient faire leurs tirs. Un mauvais, un bien mauvais champ de tir sans doute, à cause des difficultés qu’avaient, sautant de motte en motte comme des hérons, les marqueurs à le traverser. Ces matins-là, l’immensité grise se réveillait, fouettée, claquée par le crépitement des fusils Gras. Puis, pour une semaine, tout retombait dans le silence.

Du haut de l’étroite corniche où elle s’était arrêtée, Mlle de la Ferté resta près de cinq minutes à contempler l’étrange désert marécageux. L’eau, présente partout, n’était visible nulle part. Seules la décelaient de façon à peu près certaine les taches sombres que faisaient les joncs, et celles, plus sombres encore, des nénuphars.

Un point blanc vaguait de droite et de gauche, disparaissant parfois au milieu des touffes de roseaux. Anne reconnut un chien, et, l’ayant cherché avec plus d’attention, elle aperçut le chasseur. Immobile, il surveillait les allées et venues de sa bête. Soudain, celle-ci s’arrêta. Alors ce fut au tour de l’homme de se mettre en marche. Avec des précautions et une lenteur qui disaient assez la nature mouvante du sol, il se rapprocha du chien. Quand il n’en fut plus qu’à une dizaine de mètres, il fit halte. Le cœur oppressé par ce petit drame, Anne distinguait la tige bleue et luisante du fusil, parallèle au sol.

Brusquement, le chasseur éleva cette tige à la hauteur de son épaule. Une sorte de vessie noirâtre se gonfla, devint énorme en s’éparpillant dans le vent. Puis, la détonation parvint aux oreilles de la jeune fille. Sur ces étendues aquatiques, le bruit du coup de feu était feutré, comme amorti.

Maintenant, avec des gambades, le chien revenait vers son maître. Celui-ci se baissa et lui prit quelque chose dans la gueule. Ensuite, tous deux, le chasseur prudemment, le chien continuant ses gambades, ils se dirigèrent vers le tertre d’où les observait Mlle de la Ferté. Mais elle ne les attendit pas. S’étant levée non sans précipitation, elle regagna le bois de maigres pins, et de là, la grand-route.

Il y avait toujours le même char, et lui seulement. La chanson de ses roues devenait plus perçante. Mais il devait être encore à un bon kilomètre de l’endroit où se trouvait Anne. La jeune fille lui tourna le dos et se mit à marcher sur la route.

Bientôt, elle se trouva devant une grande grille, la grille de la propriété dont elle avait la veille, dans la nuit, aperçu les arbres. Ces arbres étaient des platanes qui, sur double rangée, formaient une allée aboutissant à une villa à toit d’ardoise. De la route, on pouvait constater que cette villa, portes et fenêtres closes, n’était pas habitée.

À gauche et à droite de l’allée de platanes s’étendaient des prairies. L’herbe verte était trouée par endroits de taches noires arrondies: là, la terre remuée devait, au printemps, se parer de corbeilles de fleurs. Des bosquets correctement taillés entouraient la villa. Le gravier de l’allée était blanc et fin. On y voyait la trace d’un récent râteau. L’aubépine qui, du côté de la route, bordait les prairies, émondée impeccablement, disait les soins d’un jardinier soucieux de plaire à ses maîtres. Mais, lui aussi, ce matin, il restait invisible.

Telle apparut en cet instant à Mlle de la Ferté la villa de la Pelouse, comme on la nommait dans le pays. Anne ne lui accorda au passage qu’un regard furtif, juste de quoi constater que nulle fumée ne s’élevait au-dessus du toit d’ardoise. Elle ne ralentit pas sa marche. Elle sembla même, au contraire, la hâter.

— Bonjour, mademoiselle.

Anne avait dépassé le domaine de la Pelouse. Maintenant, elle se trouvait devant une pauvre maison recouverte de chaume, autour de laquelle tout un petit peuple de poules et de canards faisait grand bruit. Une vieille paysanne, vêtue de noir, assise sur le seuil, écossait des fèves dans un bol bleu et blanc. C’était elle qui venait de souhaiter la bienvenue à la jeune fille. Elle se leva, et, secouant son tablier, vint au-devant de Mlle de la Ferté.

— Bonjour, Isabeline, dit Anne.

Les deux femmes se regardèrent un instant en silence.

— Alors, vous voilà à la Crouts? dit Isabeline.

Anne eut un geste signifiant: comme vous voyez.

La vieille joignit ses mains rouges.

— Le pauvre monsieur est parti bien vite, murmura-t-elle.

Anne n’eut pas à répondre. En cet instant, le char passait sur la route, devant la maison. Deux bœufs blancs le traînaient avec une majesté lente. Un jeune paysan marchait devant, touchant alternativement de son aiguillon les cornes des bœufs.

Sans modifier le pas, il ôta son béret.

— Bonjour, Isabeline, dit-il, et la compagnie.

— Bonjour, Lucien, répondit Isabeline.

Mlle de la Ferté, muette, laissait errer son regard sur la route, déserte maintenant, depuis que le char les avait dépassées.

— Est-ce que Mademoiselle ne veut pas entrer une minute? demanda timidement Isabeline.

— Je veux bien, répondit Anne, machinalement.

L’intérieur de la maison était obscur, mais une flamme brûlait dans la cheminée. Anne s’assit sur un escabeau et tendit à la flamme ses mains tremblantes.

Isabeline vint la rejoindre et s’assit elle aussi.

— Si Mademoiselle me permet...

Elle avait coupé une tranche de méture et la trempait dans le bol de lait qu’elle tenait serré entre ses deux genoux.

Anne la regardait avec indifférence. Et tout à coup, elle se souvint qu’elle n’avait pas déjeuné: ce lait blanc et cette méture jaune se mirent à lui faire envie.

— J’en voudrais bien, dit-elle avec un faible sourire.

Déjà la petite vieille se confondait en excuses.

— Ah! Mademoiselle, si j’avais su... Il fallait le dire tout de suite.

Mais, à voix basse et confuse, elle ajoutait:

— C’est que... je dois le dire à Mademoiselle, je n’ai pas de pain à lui offrir. Je n’ai que de la méture.

— Ce n’est pas de pain que j’ai envie, Isabeline, c’est de cette belle méture.

— Ah! fit Isabeline, si Mademoiselle en mangeait matin et soir, et comme ça toute une existence, elle aurait vite fait de n’en avoir plus envie.

Le spectacle d’Anne mangeant sa méture et buvant son lait avec appétit rendait loquace la pauvre paysanne.

— Et, comme ça, demanda-t-elle, Mademoiselle est contente d’être à la Crouts?

— Très contente.

— Mais, dit Isabeline, ces dames ne comptent pas sans doute y rester toute l’année?

— Si, toute l’année, répondit, immobile, les yeux fixés sur la flamme, Mlle de la Ferté.

— Toujours, toute l’année! fit Isabeline.

Anne la regarda froidement. La paysanne perdit contenance. Elle se mit à tortiller le coin de son tablier.

— L’endroit est joli et la maison est grande, murmura-t-elle.

— Très grande, dit, d’un ton sec, Mlle de la Ferté.

Isabeline se leva, débarrassa de son bol la visiteuse, puis, ayant pris dans un coin obscur une brassée de brindilles, les jeta dans l’âtre. La cuisine ténébreuse s’éclaira.

— Et Mademoiselle a fait ce matin une bonne promenade? demanda encore Isabeline, pour rompre ce silence qui épouvantait son cœur enfantin.

— Une très bonne promenade, dit Anne, sortant de son rêve. Je suis allée jusqu’à la Cible.

— À la Cible! fit Isabeline.

Elle se tenait debout, derrière la jeune fille, et, comme Anne ne pouvait la voir, elle eut l’audace de faire un signe de croix.

— À la Cible! Si j’osais faire une observation à Mademoiselle...

Anne ne disant mot, elle répéta.

— Si j’osais... À la Cible! dans cette saison... Il monte des marais un froid de la mort... Et Mademoiselle qui n’a pas pris même un manteau.

Mlle de la Ferté ne l’avait pas écoutée.

— À la Cible, dit-elle, Isabeline, j’ai vu un chasseur, avec son chien.

— Un chasseur, mademoiselle, c’est bien possible. C’est la saison des bécassines. Le fils Claverie, hier, en a pris six.

— De quelle couleur est son chien?

— Noir et feu, mademoiselle.

— Alors, ce n’est pas lui. Le chasseur que j’ai vu avait un chien blanc.

— Un chien blanc, un chien blanc, répéta Isabeline.

Et l’on voyait qu’elle mettait toute sa conscience, toute sa mémoire à résoudre ce problème.

— Je ne vois pas, dit-elle enfin, je ne vois pas.

— Peut-être un de ces messieurs de la Pelouse, dit négligemment Mlle de la Ferté.

Isabeline secoua la tête.

— Non, mademoiselle, non. Pyrame, le chien de M. Jacques, est blanc. Mais M. Jacques n’est pas en ce moment à la Pelouse... Et il n’y viendra pas avant le mois de septembre, pour la caille et pour la palombe. Je le sais, parce que, quand il est là, c’est moi qui porte le lait à la Pelouse. Alors, vous voyez, ce n’est pas M. Jacques. Et les autres ne chassent pas...

Revenant à son idée, elle répétait:

— Un chien blanc! Qui ça peut-il être?

Mlle de la Ferté haussa tranquillement les épaules:

— La chose n’a pas d’importance, Isabeline, dit-elle.

— Eh bien, ma pauvre fille, dit Mme de la Ferté, lorsque Anne se fut assise à table, en face d’elle, pour le repas de midi, où donc es-tu allée pour être aussi en retard? Je t’ai attendue jusqu’à dix heures et demie pour prendre mon café au lait, de sorte que, maintenant, je n’ai plus faim. Où es-tu allée?

— Me promener, maman, répondit Anne posément.

Mme de la Ferté haussa les épaules. Il était visible qu’elle ne comprenait rien à sa fille.

— Je pouvais m’en douter. Et peux-tu me dire si tu as vu quelque chose d’intéressant, dans cette promenade?

— J’ai vu Isabeline, maman.

— C’est une brave, une très brave femme, fit Mme dé la Ferté.

Anne dit, sur un ton détaché:

— J’ai vu aussi la Pelouse. C’est une jolie propriété.

Mme de la Ferté poussa un soupir.

— Tu n’as pas mauvais goût, dit-elle. Ah! si seulement la Crouts était, comme la Pelouse, en bordure de la route de Castets! Il y passe tout le temps du monde. Ce n’est pas un tombeau, comme ici. Ce que j’en dis, ma pauvre enfant, ce n’est pas pour moi, dont la vie est finie. C’est pour toi. Songer que tu vas enterrer ici ta jeunesse... Ah! je t’assure, quand j’y pense...

Elle se moucha.

Les mâchoires de la jeune fille se contractèrent imperceptiblement. Elle attendit une phrase de sa mère, qui ne vint pas. Mme de la Ferté achevait son assiette de pommes de terre en salade, mangeant d’une main, s’épongeant les yeux avec le mouchoir qu’elle tenait de l’autre.

Anne se résigna à faire les premiers pas.

— Nous sommes bien parentes, n’est-ce pas, de Mme de Saint-Selve?

Mme de la Ferté posa sa fourchette et regarda sa fille avec étonnement.

— Tiens! fit-elle, tu daignes t’intéresser à ces choses. Quand son mari a fait construire la villa de la Pelouse, en 1870, ma cousine de Saint-Selve est venue me voir. Tu étais dans ta chambre, je t’ai fait appeler pour te présenter. Tu n’as jamais consenti à descendre. Ton pauvre père était furieux. Je n’ai jamais pu comprendre comment un homme si sociable, si mondain, a pu avoir une fille aussi sauvage. Il est bien entendu que je dis cela sans chercher à te faire de la peine, ma pauvre petite.

Anne ne répondit pas. Elle sentait que c’était inutile; elle n’avait pas eu grand-peine à déclencher la machine aux souvenirs chez Mme de la Ferté.

— Je t’ai répété ces détails plus de vingt fois. Mais tu ne m’écoutais pas. Tu pensais à autre chose. À quoi? Je me le demande. Ton grand-oncle, Félix, le capitaine aux gardes du corps, frère de mon grand-père, a épousé une demoiselle de Pontonx. Elle avait deux sœurs, Inès et Madeleine. Madeleine de Pontonx est entrée chez les dominicaines. Elle est morte un an avant ta naissance. Inès s’est mariée. Elle a épousé André Lartigue, de Saint-Geours; ils ont eu deux enfants, Robert, qui a mal tourné, et Constance, dont je te parlais tout à l’heure, et qui a épousé un armateur de Bordeaux, M. de Saint-Selve. Comme tu le vois, Constance de Saint-Selve est ma cousine seconde, par alliance. Tu es donc, toi, cousine troisième de ses enfants, Jacques, Sabine et Marie-Louise. Ce n’est pas compliqué, et je pense que, maintenant, tu as compris.

— Je vous remercie, maman, dit Anne.

Et, comme Mme de la Ferté, les yeux perdus dans le vague, se taisait, la jeune fille demanda encore, à voix presque basse:

— Je crois que mes cousines de Saint-Selve sont mariées, n’est-ce pas?

Sa mère soupira.

— Avec la fortune qu’elles ont, mon enfant, cela ne leur a pas été très difficile.

— Ils sont très riches?

— Très riches. Ce n’est pas un million qu’ils ont, c’est trois ou quatre. Leur hôtel de la rue de Cheverus, à Bordeaux, voisin de celui de la Petite Gironde, est une merveille. Ils ont un château à la Tresne. Songe que, quand M. de Saint-Selve est mort, il y a sept ans, il était l’armateur le plus considérable du port. Outre trois bateaux à vapeur qui vont chercher le rhum aux Antilles, ils ont la sécherie de morues de Bègles, qui emploie je ne sais combien d’ouvriers. Je te le répète, ils sont très riches.

— Qui mes cousines ont-elles épousé?

— Marie-Louise, l’aînée, a épousé M. de Villerupt, un capitaine de hussards, qui est maintenant attaché militaire à Vienne. Ils sont très fiers de ce mariage, mais, dame, il coûte cher. M. de Villerupt est, paraît-il, joueur. Sabine n’a pu faire comme son aînée, d’autant que, sur ces entrefaites, M. de Saint-Selve est mort. Jacques n’ayant pas encore l’âge de diriger la maison, elle a dû se contenter du premier employé de son père, un Basque, Étienne Larralde. Ma cousine Constance, qui est pétrie d’orgueil, ne voulait jamais consentir à cette union. Mais le Basque a tenu bon: «Je n’accepte de diriger la maison, a-t-il dit, que si j’ai la fille.» Il a bien fallu en passer par sa volonté. C’est lui qui s’occupe de tout, en attendant la majorité de Jacques. Et peut-être, même après, continuera-t-il. Car, pour l’instant, Jacques est, paraît-il, surtout occupé à chasser et à s’amuser. C’est pour lui qu’ils ont fait construire la Pelouse. Il y a seulement cinq ans, ce n’était que de la lande. C’est même à cette occasion que ta tante est venue me faire à Dax la visite dont je t’ai parlé tout à l’heure. Depuis...

Elle s’arrêta brusquement, comme si elle en avait trop dit.

— Depuis, maman? demanda Anne d’une voix étrangement douce.

— Depuis... depuis... je n’ai pas eu l’occasion de la revoir.

— Elle n’est plus retournée à la Pelouse?

— Si, elle y est revenue. Mais je ne l’ai pas vue... Elle ne s’est pas arrêtée à Dax. Enfin, j’aime mieux te dire qu’ils n’ont pas été très bien pour nous.

— Qu’y a-t-il eu?

— Mon Dieu, ma pauvre enfant, fit Mme de la Ferté avec un peu d’énervement, qu’as-tu donc, toi qui d’ordinaire ne t’intéresses à rien, à me poser aujourd’hui toutes ces questions? Eh bien, puisque tu tiens à tout savoir, je te dirai donc qu’ils se sont dérobés à une demande que leur a adressée ton père.

— Ah! fit Anne, avec une exclamation de raillerie douloureuse, je comprends: papa a essayé de leur emprunter de l’argent.

Mme de la Ferté devint très rouge.

— Anne, je te prie, sois convenable. N’emploie pas de mots dont tu ne connais pas la valeur. Leur emprunter de l’argent, à ces marchands de rhum! Il aurait préféré vendre jusqu’à notre dernière métairie!

— Enfin, dit Anne sèchement, que s’est-il passé?

— Ma pauvre fille, je ne sais pas si tu te rends compte de la façon dont tu me parles!... Ce qui s’est passé? Il s’est passé cette chose fort simple que ton père, qui avait un sens hors ligne des affaires, a fait le voyage de Bordeaux uniquement pour leur proposer une combinaison qui, en moins de deux ans, aurait doublé...

— Et ils ont refusé! dit Anne.

— Crois-tu! fit Mme de la Ferté. Mais ils en ont été bien punis, car, à l’heure actuelle, ils sont...

— Oui, dit Anne, dans leur bel hôtel de la rue de Cheverus. Et nous, nous sommes ici.

Mme de la Ferté la considéra avec stupeur.

— Si tu ne me laisses même plus maintenant achever mes phrases...

Mais elle s’interrompit devant l’expression de désespoir qui tordait le visage de la jeune fille. Un sanglot secoua les étroites épaules d’Anne, mais elle ne pleura point. On eût dit que, dès sa plus lointaine enfance, la source des larmes avait été tarie chez Mlle de la Ferté.

Affolée, sa mère s’était levée et l’avait prise dans ses bras.

— Mon enfant, qu’as-tu? Si je t’ai fait de la peine, pardonne-moi.

— Ce n’est rien, ce n’est rien, maman, dit Anne.

Et elle lui rendit ses baisers.

Le déjeuner s’acheva moins tristement.

— N’empêche, dit Mme de la Ferté en se levant de table, que je suis curieuse de voir ce que sera l’attitude des Saint-Selve en septembre prochain, quand ils seront ici pour la chasse. Prosper m’a dit que le jeune Jacques venait trois fois par semaine à l’affût des palombes, dans le bois de Lamothe, qui nous appartient. Il lui sera difficile de passer devant la maison sans venir tout au moins me demander l’autorisation. N’es-tu pas de mon avis?

— Tout à fait, maman, dit Anne.

Elle répondit cela comme elle eût répondu autre chose. Son indifférence habituelle semblait l’avoir reprise tout entière.

Dès le mois de mai, on entendit les cailles s’appeler dans les champs de maïs vert. Le 20 août, Anne vit la première palombe. Elle était perchée sur un pin, où s’ébattaient de petites mésanges charbonnières. Elle lustrait en roucoulant sa belle gorge mauve et or.

Le second dimanche de septembre, vers neuf heures, comme Anne s’habillait pour la messe qu’il fallait aller entendre à Saint-Paul-lès-Dax, à quatre kilomètres de là, Maria pénétra en coup de vent dans sa chambre.

— Mademoiselle, mademoiselle, disait la vieille bonne d’une voix entrecoupée, descendez, vite, vite. C’est Madame qui vous le fait dire.

— Qu’y a-t-il?

— M. Jacques de Saint-Selve, mademoiselle. Il est au salon, avec Madame. Vite.

— Eh! fit Anne, ce monsieur n’est pas si pressé, je pense.

Et elle prit tout son temps pour nouer, défaire, et nouer de nouveau le large ruban de satin noir qu’elle portait sur sa robe d’étamine blanche.

L’épagneul blanc allait et venait sur l’immense plateau tapissé de fougères rousses. Le nez à terre, il suivait sa piste. Jacques avait de la peine à ne pas se laisser distancer. Sur le double canon du fusil, le pâle soleil déclinant mettait sa lueur rose.

— Pyrame, doucement.

Jacques, sans ralentir sa marche, se tourna vers Anne, qui le suivait de loin, en utilisant le sentier sablonneux tracé à travers la lande.

— Je crois que c’est un râle, lui cria-t-il, la main droite en cornet.

Elle fit signe qu’elle n’entendait pas: le vent allait vers Jacques. Et il n’avait pas osé crier aussi fort qu’il l’eût fallu, de crainte d’effaroucher l’invisible proie que Pyrame était en train de traquer.

Un pin, le seul de toute cette étendue marron et gris, se dressait à quelques pas du sentier, sur un petit tertre. Anne le gagna. Assise à son pied, elle voyait mieux que debout, sur le sentier.

Pyrame venait maintenant vers elle. Jacques manœuvra de façon à lui couper la route, pour ne pas être gêné par Anne, dans le cas où le gibier partirait dans sa direction. Il souriait. Son visage se contractait d’une anxiété bienheureuse.

— Pyrame, doucement! Là! là.

L’épagneul s’était brusquement arrêté. Le plumeau blanc de sa queue avait cessé de frétiller.

— Là! là.

Le jeune homme se rapprochait du chien. Quand il fut à portée de fusil, Anne lui vit faire le geste familier de tous les chasseurs, pour assurer sa casquette. Une fois encore, il se tourna vers Anne, lui adressa un clignement d’œil destiné à lui prouver que, dans cet instant important de sa vie, il n’avait garde de l’oublier.

— Va! Pyrame, va!

Le chien avait foncé.

— Eh bien, Pyrame? Eh bien? Ah ça, c’est trop fort!

— Quoi? demanda Anne qui, s’attendant à un coup de feu, s’étonnait qu’il n’eût pas déjà résonné.

— Anne, Pyrame a pris le râle.

— Comment cela?

— Oui, il n’a pas voulu s’envoler. Pyrame l’a pris.

Jacques revenait vers la jeune fille, tenant dans sa main le pitoyable oiseau rouge. L’épagneul bondissait autour de lui, aboyant les yeux en feu.

Anne se pencha sur l’oiseau. Il haletait. Ses petites paupières s’ouvraient et se fermaient.

— Laisse-le s’envoler, dit-elle.

Jacques la regarda, surpris.

— Tu le veux?

— Je le veux.

Il ouvrit la main. Le râle fit un effort, battit l’air de ses ailes rouges. Il était déjà à une dizaine de mètres. Ses longues pattes jaunes rasaient la cime des fougères.

Un tel spectacle dépassait les forces du chasseur. Il épaula son fusil. La détonation se répercuta à l’infini dans la lande silencieuse. Le râle avait culbuté. Il reparut bientôt, mort, dans la gueule de l’épagneul.

Jacques, un peu penaud, regardait Mlle de la Ferté.

— Ce n’était pas la peine de me demander si je tenais à ce que tu le laisses envoler, dit-elle sèchement.

Elle était assise au pied du pin et regardait le soleil qui était maintenant très bas sur la lande, près de disparaître. Jacques, lentement, mettait l’oiseau rouge dans son carnier. Il cherchait les yeux de la jeune fille sans parvenir à les rencontrer.

— Anne, tu m’en veux?

Il lui prit la main.

— Tu as froid, dit-il. La nuit va tomber. Rentrons, Anne.

Il répéta.

— Rentrons.

Elle ne répondit pas.

Il était à peine trois heures, mais la nuit commençait à gagner déjà toute la lande. On était au 5 décembre.

— Rentrons, Anne, dit Jacques une troisième fois.

Il eut la joie de l’entendre murmurer, d’une voix faible:

— Restons encore un moment, veux-tu?

Il s’assit à côté d’elle. Elle lui abandonna ses mains.

— Anne, tu es fâchée?

— Pourquoi serais-je fâchée, Jacques?

— À cause du râle.

— Non, je ne suis pas fâchée.

— Vrai?

— Vrai.

— Alors, Anne, dis-moi que tu ne veux plus que je te quitte jamais. Dis-moi que tu ne veux pas que je m’en aille, là-bas. Ah! tu vois, tu te tais. Mon Dieu! mon Dieu!

Il avait mis sa tête sur les genoux de la jeune fille. Il eut un sanglot pour dire encore:

— Mon Dieu!

Anne le repoussa doucement.

— Tu es un enfant, Jacques. Il faut être un homme. Répète-moi ce qu’hier, à Bordeaux, t’a dit ta mère.

— Je te l’ai dit.

— Redis-le-moi, exactement.

Jacques releva la tête.

— C’est simple; maman a dit quelle ne consentirait à notre mariage que lorsque je serais allé passer un an à Haïti, pour connaître les comptoirs que nous avons là-bas. Mais tu comprends bien que je devine son jeu. Elle espère que je t’oublierai.

— Il dépend uniquement de toi qu’elle se trompe, dit Mlle de la Ferté.

— Anne, dit Jacques sur un ton de reproche, ce n’est pas bien. Il y a plus d’un an que je t’ai dit que je voulais que tu sois ma femme. T’ai-je oubliée? Tu dis que dans un an je peux t’avoir oubliée, et c’est toi qui veux que je parte... Je ne comprends pas, Anne, je ne comprends pas.

— Je ne te dis pas que tu m’oublieras, Jacques. Je dis comme toi que ma tante l’espère, et c’est son droit. Écoute-moi. Ne t’énerve pas. Laisse-moi te poser une question. Ton père, au moment de sa majorité, est-il allé passer une année aux comptoirs?

— Oui.

— Et ton grand-père?

— Oui, dit-il encore, baissant la tête.

— Et ton arrière-grand-père?

— C’était lui qui les avait fondés.

— Tu le vois, dit la jeune fille avec fermeté, si c’est un prétexte qu’invoque ta mère, avoue qu’il est bien choisi. Qu’as-tu à répondre?

— Ceci, dit Jacques. Il y a deux ans, quand je ne te connaissais pas, je parlais souvent de ce voyage. Alors, elle s’y opposait. Elle disait que ce séjour était parfaitement inutile. Aujourd’hui, tout est changé. Je comprends trop bien pourquoi. Eh bien, c’est moi, maintenant, qui ne veux plus partir, qui ne partirai pas.

— Il faut que tu partes, dit Anne.

— Ah! fit-il, se révoltant, pourquoi veux-tu que je parte, à la fin? Pour la maison de commerce? Si tu savais comme je m’en moque, de la maison. Mon beau-frère Larralde suffit à la faire marcher. Tu tiens donc tant à me voir marchand de rhum? Tout cela pour permettre au beau capitaine de Villerupt de perdre cinquante mille francs de plus par an, à Carlsbad ou ailleurs!... Tu y tiens?

Elle lui posa la main sur l’épaule.

— Je tiens, dit-elle, à ce que personne chez toi ne puisse me reprocher de t’avoir détourné de ta destinée naturelle. Tu es riche. Je n’ai rien. Ne perds pas cela de vue. Quand je serai ta femme, je ne verrai plus ta famille, si bon me semble. Depuis un an qu’ils cherchent tous à t’éloigner de moi, tu peux te figurer que je n’ai pour eux aucune sympathie particulière. C’est pour cela qu’à l’heure actuelle, je tiens doublement à ne pas me mettre dans mon tort. Et je m’y mettrais, Jacques, si je t’empêchais de partir pour là-bas.

La nuit était tout à fait tombée. Un vent glacé courait sur le plateau. De toute part des buées, humides et bleuâtres, montaient.

— Ah! s’écria Jacques, sentant les mains de la jeune fille trembler dans les siennes, tu auras pris froid. Et nous sommes à plus d’une lieue de la Crouts! Rentrons, il n’est que temps.

Elle approcha ses lèvres de l’oreille de Jacques.

— Tu partiras? murmura-t-elle.

— Anne, supplia-t-il, nous reparlerons de cela demain, ou ce soir, à la Crouts. Ma tante doit être inquiète. Quand le brouillard monte sur la lande, il est parfois difficile de retrouver sa route.

— Non, dit-elle, obstinée, ici. Dis-le-moi. Tu partiras?

Il baissa la tête avec accablement.

— Je partirai.

Huit jours plus tard, le 12 décembre, Jacques de Saint-Selve, qui, le lendemain même de la chasse au râle, avait regagné Bordeaux, était de retour à la Pelouse. Une heure après, il entrait à la Crouts.

Son visage, son attitude étaient empreints d’une sorte de sérénité résolue qu’Anne aperçut dès le premier coup d’œil. Le bonheur qu’elle en ressentit sur-le-champ fut tel qu’elle fut prise d’un tremblement nerveux. Ni Mme de la Ferté ni Jacques ne le remarquèrent.

— Ma tante, dit-il avec un calme sous lequel il parvenait mal à cacher son accent de triomphe, je suis chargé par maman de vous inviter à venir avec Anne passer les fêtes de Noël à Bordeaux.

De saisissement, Mme de la Ferté s’enfonça dans le doigt l’aiguille avec laquelle elle était en train de broder. Ce fut cependant sur le ton le plus naturel qu’elle répondit:

— Ta mère est vraiment trop aimable, mon cher enfant. Tu la remercieras bien de notre part, mais...

— C’est elle, ma tante, dit Jacques, l’interrompant fougueusement, c’est elle qui tient à vous remercier pour les bontés que vous n’avez cessé d’avoir pour moi depuis un an. En outre...

— Mais, dit Mme de la Ferté lui coupant à son tour la parole, je crois qu’il va nous être bien difficile de profiter de son invitation. Songe donc. Les fêtes de Noël. C’est le moment des redevances. Enfin, nous allons réfléchir. Je n’ai pas besoin de te donner ma réponse avant demain, n’est-ce pas? En attendant, tu restes à déjeuner avec nous.

Et elle sortit pour donner des ordres à la cuisine.

Sans mot dire, Anne prit la main de Jacques et la serra longuement.

La joie du jeune homme était à la fois expansive et nerveuse.

— Mon départ est décidé pour le 15 janvier, Anne. Maman a su que c’était à toi qu’elle devait mon obéissance. Si tu savais comme elle s’en est montrée touchée! Elle a été très bien, je t’assure. Je serai de retour en janvier 1881, et nous nous marierons immédiatement. Cela fait un an et un mois, deux mois tout au plus. D’ailleurs, tout cela, elle te le dira elle-même, ou plutôt elle le dira à ma tante. C’est moi qui ai pensé à vous faire venir toutes deux chez nous pour Noël, mais maman a tout de suite trouvé que c’était une idée excellente. Elle a été très bien, je te le répète. Eh bien, je pense que tu es satisfaite.

— Très satisfaite, très heureuse, Jacques.

Les huit jours qui restaient furent employés en préparatifs. Il fallait qu’Anne pût paraître dignement devant ces juges sans indulgence que sont les Bordelaises élégantes. Elle y parvint, aidée sans doute par sa beauté, mais sans que la façon un peu antique de ses ajustements ait fait autre chose que d’ajouter à cette beauté un charme de plus, et non le moindre. D’ailleurs, cette jeune fille avait une façon de laisser peser son regard qui eût arrêté net toute plaisanterie déplacée chez les petites sottes des rues Porte-Dijeaux et Fondaudège. Bref, bien que ce fût là le dernier des qualificatifs qui convînt à Mlle de la Ferté, tout le monde fut d’accord pour la déclarer charmante.

Mme de la Ferté quitta Bordeaux le 2 janvier, y laissant Anne jusqu’au 15, date fixée pour le départ de Jacques. Mlle de la Ferté accompagna au paquebot celui qu’elle pouvait désormais appeler son fiancé. Elle regagna la Crouts le lendemain, par un temps horrible. Jamais la vieille demeure n’avait paru plus sinistre. Mais Anne la trouva pleine d’agrément et de pittoresque. À sa mère, qui, s’inquiétant un peu de l’exaltation de la jeune fille, croyait devoir proférer quelques lieux communs touchant la fragilité des bonheurs humains, elle faisait sans cesse la même réponse: «Jacques serait de retour dans un an, en janvier, février tout au plus. Au printemps de 1881, tous deux seraient, sans aucun doute, mariés...»

Au printemps de 1881, Jacques de Saint-Selve était en effet marié, mais il n’avait pas épousé Mlle de la Ferté.

La mère et la fille apprirent ce mariage pour ainsi dire par hasard.

Le curé de Dax, l’abbé Lafitte, vieil ami de la famille d’Arjuzanx, avait pour second vicaire un prêtre qui avait été, au collège de Larressore, professeur de Jacques de Saint-Selve. Le prêtre était resté en relation avec un certain nombre de ses anciens élèves. Directement ou indirectement, il sut avant tout le monde à Dax, vers décembre 1880, que Jacques allait bientôt épouser la fille du consul général d’Angleterre à Port-au-Prince, la capitale d’Haïti. Il crut devoir confier son information à l’abbé Lafitte, dont il connaissait les bons rapports avec Mme de la Ferté. Celle-ci venait à Dax tous les quinze jours pour assister à la réunion des dames de l’œuvre des Tabernacles. L’abbé Lafitte jugea préférable d’attendre sa première visite pour lui faire part de ce qu’à tout prendre il ne considérait que comme un bruit mal fondé.

Lorsque l’abbé Lafitte, après mille précautions, l’eut mise au courant, Mme de la Ferté éclata de rire.

— Mon Dieu, monsieur le curé, quelles histoires va-t-on chercher aujourd’hui! Si je vous disais que je suis presque heureuse de ne plus habiter Dax. Nulle part, il n’y a d’aussi méchantes langues.

— Ce n’est pas à Dax que ce bruit est né, madame, je puis vous en donner l’assurance.

— Il peut être né où il aura voulu. Ce n’est pas à nous qu’il faut donner des nouvelles de M. de Saint-Selve. Il s’en charge assez lui-même, croyez-le. Il n’y a pas quinze jours, Anne a reçu une lettre de lui. Et s’il y était question d’un mariage, je puis vous affirmer que ce n’était pas avec la fille d’un consul anglais.

— Madame, dit l’abbé Lafitte ébranlé, j’ai cru bien faire.

— Je ne vous en veux pas, mon cher curé. Au contraire. C’est égal, je vous le répète, il y a de bien méchantes langues.

Rentrant à la Crouts, Mme de la Ferté passa comme de coutume devant la Pelouse. Elle était habituée, depuis le départ de Jacques, à voir la villa fermée. Elle se sentit néanmoins désagréablement impressionnée par l’aspect de cette propriété déserte. Les rameaux décharnés des platanes avaient sous la lune froide des blancheurs d’ossements. Elle hâta le pas pour faire le kilomètre sablonneux qui la séparait de sa maison.

Anne lisait sous la lampe. Elle releva la tête quand elle entendit la voix de Mme de la Ferté. Quelque chose, dans cette voix, lui paraissait changé.

— Qu’y a-t-il, maman?

— Rien, ma fille, rien.

Mme de la Ferté, ayant ôté son manteau et son chapeau, tournait dans la salle. Anne ne perdait pas de vue un seul de ses mouvements.

— Vous cherchez votre ouvrage, maman?

— Oui. Non. Dis-moi, Anne, il n’y a pas plus de quinze jours, n’est-ce pas, que tu as reçu une lettre de Jacques?

— Il y a à peu près trois semaines. Pourquoi?

— Ah! C’est bien ce qu’il me semblait. Pourquoi? Pour rien, ma fille, pour rien. Et que te disait-il dans cette lettre? Il te parlait de son prochain retour, sans doute?

— Oui, maman. Mais pourquoi me demandez-vous cela?

— Pourquoi? Tiens, mon enfant, je préfère tout te dire; je ne vaux rien pour cacher les choses, décidément. Tu verras si les gens peuvent être mauvais. Nous qui vivons dans notre coin, sans demander rien à personne!...

Et d’un trait, elle raconta à la jeune fille la confidence de l’abbé Lafitte.

Tout l’empire que Mlle de la Ferté pouvait avoir sur elle-même, elle dut l’employer, pendant que sa mère parlait, pour rester calme. En réalité, ce récit à peu près sans queue ni tête confirmait les doutes atroces qui, depuis six mois, ne cessaient de grandir en elle. Les lettres de Jacques, longues et tendres au début, s’étaient faites peu à peu brèves et rares. Dans la dernière, il était vrai qu’il parlait de son retour, mais c’était pour répondre à une question de la jeune fille trois fois répétée. Évasivement, il faisait prévoir un retard probable. Quand sa mère était entrée, Anne était précisément en train de se demander si elle n’avait pas commis le péché d’orgueil en laissant cet enfant de vingt-deux ans aller vivre si loin d’elle, toute une année. Mais, pour rien au monde, elle n’eût avoué à personne son angoisse. Or, tout à coup, de façon tragique, cette angoisse venait de prendre corps. Mille petits détails se précisaient dans l’esprit épouvanté de la jeune fille. Les lettres de Jacques lui apparaissaient telles qu’elles étaient devenues de plus en plus depuis trois mois, pleines de redoutables réticences.

Mme de la Ferté continuait à parler toute seule, cherchant dans le flot même de ses paroles des raisons de se rassurer, et y parvenant à peine.

— Eh bien, Anne, ai-je tort? Le mieux est de rire, va, de ces vilenies. Fais comme moi, ris donc!

Avec un grand effort, Anne parvint à sourire.

— Vous avez raison, maman, dit-elle. Tout de même, cette histoire m’a forcée à me rappeler que la dernière lettre de Jacques remonte à trois semaines. Je crois que c’est la première fois qu’il reste si longtemps sans nous donner de ses nouvelles. Peut-être feriez-vous bien d’écrire à Bordeaux, pour savoir si on en a eu ces jours-ci. N’êtes-vous pas de mon avis?

Mme de la Ferté la regarda en hochant la tête.

— Ce sera bien pour t’être agréable, dit-elle. Car ne crois pas que j’éprouve beaucoup de plaisir à faire des avances à ma cousine. Depuis que Jacques est parti, ils n’ont plus mis le pied à la Pelouse, eux qui y venaient tous les ans. Je te le répète, ce sera bien pour t’être agréable.

Elle remit en place le tisonnier avec lequel elle n’avait cessé, depuis un moment, de tracasser le feu.

— En tout cas, j’attendrai le courrier de demain. S’il n’y a rien, j’écrirai.

Le lendemain, naturellement, au courrier, il n’y avait rien. Mme de la Ferté écrivit donc. Quatre jours après, au lieu d’une réponse, elle voyait arriver à la Crouts Étienne Larralde.

Quand il entra dans le salon où elle avait tenu à rester, Anne ne se fit plus illusion une seconde. Ce n’était pas au fond un mauvais homme, ce Larralde. Quoique ayant surtout l’intelligence des affaires, il lui en restait assez par ailleurs pour comprendre ce qu’avait d’odieux la mission dont il avait bien fallu qu’il se chargeât. Il s’en débarrassa brutalement, comme un fort de la Halle jette à terre, d’un seul coup, le ballot qui l’excède.

— C’est par les comptoirs, dit-il en terminant, que Jacques a été conduit à entrer tout naturellement en rapport avec la famille de miss Russell. Son père, Mr. Norman Russell, consul général d’Angleterre à Port-au-Prince, avant de se retirer des affaires, a été près de trente ans en relation avec notre maison pour les sucres et les cafés.

Anne, très maîtresse d’elle-même, l’écoutait.

— Et, dit-elle avec beaucoup de naturel, la dot de la fiancée de M. de Saint-Selve est sans doute fort belle?

— Fort belle, répondit Larralde, devenu soudain très rouge.

— Monsieur, dit Mlle de la Ferté, c’est tout ce que je désirais savoir.

L’attitude de sa fille rendit à Mme de la Ferté, effondrée dans un fauteuil, le souci d’une contenance digne d’elle.

— Avez-vous encore, monsieur, quelque communication à nous faire? demanda-t-elle.

— Non, madame, non.

— Nous vous remercions de vous être dérangé.

Il n’avait guère d’usage. Il ne savait comment partir.

Anne le raccompagna jusqu’à la porte du vestibule. Elle avait la main sur le loquet. Brusquement, il baissa la tête vers cette main, comme s’il eût voulu la baiser.

— Mademoiselle, murmura-t-il, je souhaite que vous ayez un jour le bonheur que vous méritez.

Et il sortit à reculons, en continuant de saluer.

La santé de Mme de la Ferté n’avait jamais été bien forte. Ce coup acheva de la ruiner.

Au début du printemps, l’abbé Lafitte, inquiet de ne l’avoir pas vue assister, depuis deux mois, à une seule séance de l’œuvre des Tabernacles, arriva à la Crouts, un matin, à l’improviste. Il trouva la pauvre femme si changée qu’il ne put s’empêcher de reprocher à Anne de ne l’avoir pas prévenu. Mlle de la Ferté ouvrit, en l’entendant, de mornes yeux étonnés. Elle ne s’était aperçue de rien.

Un médecin vint de Dax, le docteur Barradères, jeune, myope et blond. On en faisait le plus grand cas, car il avait été externe des hôpitaux de Paris. Il ne cacha pas à Anne la gravité de l’état de sa mère. En parlant, il regardait avec des yeux épouvantés les murs de la maison, pourtant fraîchement crépis et retapissés, mais où la terrible humidité mettait déjà partout ses hideuses lézardes, ses traînées verdâtres et salpêtreuses; et, comme Anne lui demandait ce qu’il y avait à faire:

— L’emmener immédiatement à Nice, pour deux ou trois mois, répondit-il sur ce ton péremptoire des gens qui raisonnent dans l’absolu, sans se préoccuper le moins du monde des ressources des malheureux auxquels ils s’adressent.

La porte de la chambre de Mme de la Ferté s’ouvrit. Elle apparut, défaillante et livide. Elle avait écouté et entendu.

— À Nice, docteur, à Nice! s’exclama-t-elle avec un rire navrant. Vous n’auriez pas un endroit plus cher à m’ordonner!

— Je reviendrai vendredi, dit précipitamment le petit médecin, à la fois ému et vexé. D’ici là, mademoiselle, ayez la bonté de bien veiller à l’exécution de l’ordonnance.

Quand il fut parti, Mme de la Ferté eut une crise de larmes dans les bras de sa fille.

— Calme-toi, maman, calme-toi, disait Anne. Tu verras, tu iras mieux. Nous ferons ce qu’il faudra.

— À Nice, ma pauvre enfant, répétait la mourante. L’as-tu entendu! Aller à Nice. Et te manger les derniers sous qui te restent, n’est-ce pas? Ma malheureuse petite fille? Ah! que du moins sous ce rapport, tu n’aies, à moi, rien à me reprocher.

Telle fut la seule allusion qui permit à Anne de comprendre que sa mère n’avait pas été sans quelques tristes lucidités au sujet des capacités financières du comte de la Ferté.

Le docteur Barradères revint le vendredi suivant, ainsi qu’il l’avait promis. Mais déjà la possibilité d’un voyage, si petit fût-il, ne pouvait plus être mise en question pour Mme de la Ferté.

Son agonie ne fut pas douloureuse. Elle mourut le dimanche matin, sans mot dire, des larmes aux yeux, en regardant sa fille.

C’était par l’abbé Lafitte qu’Anne avait connu le mariage de Jacques. C’était encore lui qui, l’année suivante, devait lui apprendre un nouvel événement.

Mlle de la Ferté avait remplacé sa mère comme sociétaire de l’œuvre des Tabernacles. Les dames de cette œuvre se réunissaient à Dax une fois la semaine, dans un local mis à leur disposition par les sœurs de la Croix. Là, pendant une matinée, on travaillait aux ornements du culte. On brodait des aubes, des étoles, des chasubles. On potinait aussi. Mlle de la Ferté n’assista jamais à une de ces réunions. Une fois par mois environ, elle venait chercher le travail qu’on lui laissait chez l’abbé Lafitte, et le remportait à la Crouts.

Ce fut lors d’une de ces visites que le curé, comme elle allait se retirer, lui tendit sans mot dire une lettre de deuil. Anne la prit et regarda d’abord l’enveloppe. La lettre était adressée à M. l’abbé Ducourau, vicaire de la cathédrale de Dax.

Anne lut, et ne comprit pas d’abord tout de suite. Des noms dansaient devant ses yeux: Mme Jacques de Saint-Selve... les familles de Saint-Selve, Russell, de Villerupt, Larralde... Elle affermit son regard... Ont la douleur de vous faire part de la mort de Jacques de Saint-Selve, leur époux, fils, frère, etc., décédé dans sa vingt-sixième année, le 8 juillet 1882, à Port-au-Prince (Haïti), muni des Sacrements de l’Église.

Mlle de la Ferté rendit la lettre à l’abbé Lafitte.

Le curé, longuement, regarda la jeune fille.

— Nous devons pardonner, mon enfant, finit-il par dire.

— Pardonner! fit Anne.

Elle se passa la main sur le front.

— Pardonner, pardonner, répéta-t-elle d’une voix éteinte.

— Pardonner, dit le prêtre. Il le faut. C’est notre devoir, à nous. Dieu, lui, a le droit d’être plus sévère. Il nous venge des offenses qui nous sont faites, et parfois avec une rigueur que nous souhaiterions moins implacable.

Anne partit d’un rire amer qui fit tressaillir l’abbé Lafitte.

— Monsieur le curé, monsieur le curé, croyez-vous sérieusement que Dieu ait le loisir de s’occuper d’aussi piètres choses?

Ceux qui liront l’histoire de Mlle de la Ferté ne connaîtront jamais sans doute la sombre maison de la Crouts. Il faudrait perdre une journée, s’enfoncer à l’intérieur des terres... Mais beaucoup d’entre eux ont pris ou prendront le chemin de fer qui, par Bordeaux, va de Paris à la frontière espagnole. Lorsqu’ils feront ou referont ce voyage, la gare de Morcenx passée, lorsque le train à toute vapeur file sur Dax, qu’ils s’accotent à la vitre de droite du compartiment. Après la station de Buglose, que leur attention se fixe. L’express court entre deux talus, puis, soudain, le paysage s’élargissant, franchit un pont sous lequel coule un mince ruisseau bleu. Ils auront le temps d’apercevoir une prairie, de claires eaux, une vieille masure brune recouverte d’un toit de briques. C’est le moulin de Cabanes, alimenté par le même ruisseau qui, deux kilomètres plus au nord, passe tout près de la Crouts.

Ce moulin, depuis qu’elle restait seule au monde, était un des buts favoris de promenade d’Anne de la Ferté. En toute saison, vers une heure de l’après-midi, elle partait, accompagnée par Pyrame, que Jacques lui avait laissé en s’en allant, et que personne n’avait songé à réclamer. À cette époque, il avait déjà huit ans. Maintenant, il en avait près de quinze. C’était un très vieux chien, à demi paralysé, et qui ne s’arrêtait même plus devant le portail fermé de la Pelouse, quand, d’aventure, avec sa maîtresse, il passait par là. Mais il aurait voulu encore chasser. C’est pourquoi Anne l’emmenait dans ses promenades. Quelquefois, dans la saison, il arrêtait une caille, une bécassine. L’oiseau s’envolait. Le vieil épagneul se retournait alors vers Mlle de la Ferté, avec un regard de reproche dans ses yeux de plus en plus pâles.

Un jour d’avril 1887, elle sortit comme d’habitude avec le chien, et se mit à longer le ruisseau en descendant vers Cabanes. Ce jour, point de départ véritable d’événements qui allaient maintenant se précipiter, était pur et tiède. Un temps presque beau pour la saison. Lorsque la forêt de pins faisait place à une éclaircie, on voyait, très loin, vers le sud, les petites Pyrénées bleues et blanches.

À un endroit où le ruisseau est traversé par un pont que les gens du pays appellent le pont d’Anguade, Anne tourna à main droite et s’enfonça dans la lande. Un minuscule lapin beige déboula devant elle. Le pauvre chien essaya de le poursuivre.

Au bout d’un kilomètre de marche à travers les pins, les platanes de la Pelouse apparurent.

Anne se trouva alors devant une haie touffue où se mêlaient des mûriers, des noisetiers, de jeunes acacias. Cette haie clôturait à gauche la Pelouse jusqu’à la route de Castets. Haute d’environ deux mètres, elle était rendue si épaisse par la profusion des nouvelles feuilles que, d’un côté à l’autre, on ne pouvait rien voir. Anne se mit à la longer, pour rejoindre la route.

Soudain, elle tressaillit, s’arrêta.

On parlait, de l’autre côté de la haie. Anne distinguait nettement deux voix: l’une, grave, était une voix d’homme; l’autre, jeune et rieuse, une voix de femme. Mais malgré toute l’attention qu’elle y mit, elle ne put saisir un mot dans la conversation des deux interlocuteurs invisibles.

Pour être certaine de ne pas être aperçue, elle s’agenouilla dans l’herbe; elle entoura de ses deux bras le cou de l’épagneul.

— Chut, Pyrame, chut.

Les deux voix diminuaient. Les promeneurs s’éloignaient de la haie. Bientôt Anne n’entendit plus rien.

— Couchez là, Pyrame, couchez là.

Et elle s’éloigna du chien, sur la pointe des pieds, se retournant pour lui faire signe de ne pas bouger.

Dans la haie, il y avait à quelques mètres de là, une brèche qu’elle connaissait bien. Elle se faufila par cette brèche. Les ronciers la retinrent une seconde par sa robe. Elle se dégagea et put regarder.

D’abord elle fut dépitée de ne voir personne. Mais, soudain, ses yeux se mirent à flamber d’une flamme étrange. Son cœur, elle le sentit battre tout à coup de façon si précipitée qu’elle dut porter la main à sa poitrine.

Les fenêtres de la Pelouse, fermées depuis sept ans, étaient ouvertes.

DEUXIÈME PARTIE

Lorsque, au printemps de 1881, elle épousa Jacques de Saint-Selve, moins âgé qu’elle de près de deux ans, miss Galswinthe Russell n’avait encore jamais quitté Haïti. Elle ne connut qu’à peine sa mère, partie une vingtaine d’années auparavant avec un officier de la marine de guerre espagnole, et qui ne donna qu’une fois de ses nouvelles, pour réclamer sa fortune. Mr. Norman Russell, consul général d’Angleterre à Haïti et père de Galswinthe, fit bien les choses. Dans le règlement de comptes qui intervint alors, il donna entière satisfaction à cette volage épouse. Il eut ainsi par la suite le plaisir de n’en plus entendre parler.

La petite Galswinthe fut élevée par Mrs. Calthorpe, femme de l’agent principal de Mr. Russell. Mrs. Calthorpe était une femme austère et digne, qui n’eut jamais la moindre influence sur l’enfant confiée à ses soins. Galswinthe grandit et devint belle sans que Mrs. Calthorpe s’en aperçût. Mr. Russell étant mort en 1879, le ménage Calthorpe continua à s’occuper de la jeune fille comme si rien ne s’était passé, comme si elle eût dû rester toute sa vie sous sa dépendance. Mr. Calthorpe était devenu avec le temps l’associé de Mr. Russell. Il géra comme la sienne propre la fortune de Galswinthe, plaçant ses revenus, lui donnant l’argent de poche qu’elle demandait, et se montrant tout à fait raisonnable quant au prix de pension qu’il exigeait de sa pupille. Un arrangement aussi favorable aux intérêts des deux parties eût dû, aux yeux satisfaits des Calthorpe, ne jamais cesser. On comprend s’ils se montrèrent décontenancés, ulcérés presque, quand Galswinthe leur manifesta de façon formelle son intention d’y mettre fin, en épousant Jacques de Saint-Selve.

— Mais il est catholique! dit Mrs. Calthorpe, avec cet art merveilleux qu’ont les Anglais pour draper d’un voile religieux et moral les préoccupations les plus terre à terre.

Galswinthe, se balançant dans son rocking, eut un geste d’indifférence absolue.

— Mais... les enfants? dit encore Mrs. Calthorpe.

La brise marine qui soufflait assez violente emporta la réponse fort désinvolte de Galswinthe. Mrs. Calthorpe, néanmoins l’avait entendue. Elle devint verdâtre.

— De telles paroles, chez une jeune fille!... fit-elle les lèvres pincées. Si votre mère, dont Dieu me garde pourtant de prendre la défense, avait eu des idées semblables, vous ne...

— Laissez ma mère tranquille, voulez-vous, madame Calthorpe, dit nonchalamment Galswinthe. Je vous ferai remarquer que je vais avoir vingt-quatre ans. Avez-vous espéré que je resterais toujours fille?

— Non, sans doute, non. Mais enfin, ce M. de Saint-Selve...

— Il est très gentil, dit Galswinthe. Il me plaît beaucoup. Je vous prie de n’en pas dire de mal.

— Ce n’est pas en dire du mal que de constater qu’il est presque un enfant. Vingt-trois ans. Et vous venez de rappeler vous-même que vous en avez vingt-quatre.

Galswinthe sourit, arrêta une seconde le balancement de son rocking. Le soleil couchant mettait des reflets rouges dans ses cheveux blonds ébouriffés par le vent. Elle noua ses deux mains derrière sa nuque. Les larges manches de mousseline blanche coulèrent le long de ses bras, qui devinrent nus.

Maussadement, Mrs. Calthorpe détourna les yeux.

Galswinthe sourit davantage.

— C’est tout ce que vous avez à reprocher à Jacques? demanda-t-elle.

Les doigts de Mrs. Calthorpe s’entrechoquèrent sur son ouvrage.

—Je ne lui reproche rien, dit-elle avec aigreur. Mais, enfin, il est de notre devoir de ne pas oublier que la maison d’exportation que dirige ce jeune homme est en concurrence directe avec la nôtre.

Galswinthe s’était remise à se balancer.

On aurait tort de prétendre que ce fut uniquement le désir de quitter un pays où elle s’ennuyait qui détermina miss Russell à devenir Mme de Saint-Selve. Mais il est certain que la perspective d’aller vivre en Europe fut pour beaucoup dans sa décision. Pareillement, on n’affirmerait pas sans injustice que la richesse de Galswinthe eut tôt fait de lever les scrupules de Jacques. Tout au plus, on peut dire que, lorsqu’il s’agit pour lui de soumettre à sa famille son nouveau projet, il ne se heurta point aux mêmes objections, qui avaient accueilli l’annonce de ses fiançailles avec Mlle de la Ferté. Hélas! là aussi, il fut sincère. Que vient-on d’ailleurs parler de sincérité? Il n’y a pas, la plupart du temps, de sincérité unique. Il y a des sincérités successives. Bref, quand Jacques et Galswinthe s’unirent, l’amour qu’ils échangèrent fut d’une fort honnête moyenne, et même un peu au-dessus.

La première déception de Galswinthe fut de ne pas partir pour la France sitôt qu’elle fut mariée. Mais Jacques ne fit rien pour abréger son stage à Haïti. Il semblait chercher au contraire tous les motifs de le prolonger une année encore. Peut-être désirait-il acquérir une connaissance plus approfondie de ses comptoirs d’outre-mer. Peut-être aussi pensait-il que plus on est loin, plus vite out chance de s’éteindre certains remords. En tout cas, malgré l’impatience de sa femme, il trouvait qu’il n’y avait rien de pressé. Ambassadeur de la famille de Saint-Selve, Étienne Larralde était venu assister à leur mariage. On pense si, pour lui, l’événement avait de l’importance. Un ennemi devenait un allié, la maison Russell fusionnait avec sa vieille concurrente, la maison Larralde et Saint-Selve. Il y avait bien les Calthorpe... Mais, en toute moralité, pouvait-on admettre que Galswinthe laissât dans leur affaire une fortune destinée entre leurs mains à battre en brèche les intérêts de son mari, c’est-à-dire les siens? Le mariage des deux jeunes gens n’était-pas encore célébré que Larralde avait déjà mis fin à une situation aussi paradoxale. Le vieux Calthorpe dut rendre ses comptes, d’ailleurs tenus de façon irréprochable. Galswinthe rentra en possession de sa fortune qui se montait à cette époque à soixante mille livres sterling. Au grand étonnement de Larralde, qui ne lui jugeait pas les reins assez solides pour rembourser d’un seul coup pareille somme et continuer son commerce, Calthorpe s’obstina. Mais il dut faire disparaître de la raison sociale Russell and Calthorpe le premier de ces deux noms. Toutes relations cessèrent entre Galswinthe et son tuteur. Mrs. Calthorpe n’eut même pas la satisfaction qu’elle s’était bien promise de ne pas répondre, le dimanche, à l’office divin, au salut de la jeune femme: du jour où elle fut mariée, l’ingrate ne mit plus les pieds au temple.

En juin 1882, Jacques finit par céder devant les instances de Galswinthe. Leur départ fut fixé au 15 juillet suivant, et les places retenues pour Bordeaux sur le paquebot. Les trois semaines qui restaient, Mme de Saint-Selve les passa dans une joie où entrait pour fort peu la perspective d’être présentée à sa belle-famille. Jacques, que la crainte des incartades de sa femme terrorisait par avance, lui avait trop souvent fait la leçon sur ce qu’elle aurait à dire ou à ne pas dire; Galswinthe avait fini par se représenter tous ces gens comme de maussades empêcheurs de danser en rond. Seul, le fameux capitaine de Villerupt trouvait grâce devant son imagination. Il venait justement de perdre encore une centaine de mille francs à Baden-Baden. Galswinthe en avait accueilli la nouvelle avec des battements de mains. Elle s’inquiétait souvent auprès de Jacques de savoir si on le verrait, cet automne, à Bordeaux. C’était à l’effet qu’elle produirait sur lui qu’elle songeait, lorsqu’elle essayait et réessayait les innombrables robes en vue de la confection desquelles avaient été, depuis un an, mobilisées toutes les couturières de l’île.

L’événement voulut que ce ne fût sous aucune de ces robes, où se jouait tout le charmant arc-en-ciel créole, que Galswinthe, à la date fixée, débarquât à Bordeaux. Dans l’intervalle, Jacques était mort, enlevé en quarante-huit heures par une insolation. Or le paquebot, sur lequel leurs deux places étaient retenues depuis un mois, partait le surlendemain. Pas un instant, la jeune femme n’admit que son départ pût en être retardé. Cette catastrophe l’aurait plutôt décidée à le hâter. Mrs. Calthorpe, allant aux nouvelles, apprit avec stupéfaction que Mme de Saint-Selve s’embarquait le lendemain avec le cercueil de son mari. Elle eut entre ses mains, chez la couturière aux abois, le voile de veuve de Galswinthe. Il était d’un tissu si charmant qu’elle ne manqua pas de conclure que jamais son ex-pupille n’avait aimé Jacques de Saint-Selve.

Un temps merveilleux vint ravir au voyage son caractère macabre. Sur la mer bleue et rose des tropiques, le navire s’avançait indolemment. Galswinthe s’était d’abord enfermée dans sa cabine. Mais il y faisait si chaud!... Le lendemain soir, elle monta sur le pont, au moment où le soleil se couchait dans une splendeur dont la description déborderait le cadre de ce récit. Le surlendemain, à l’heure du déjeuner, elle parut au salon.

Elle avait laissé son voile, mais elle continuait tout de même à être vêtue de noir. Les jeunes passagers la regardaient passer. Ils se figuraient lui faire leur cour en s’effaçant devant elle avec un air de discrétion compatissante. On pense si, au fond, ces adolescents râblés étaient indifférents au chagrin qu’ils présumaient chez cette délicieuse veuve. Double équivoque! Galswinthe leur en voulait de cette compassion. «Croient-ils donc que ma vie est finie?» se disait-elle. Par instant, il est vrai, de telles pensées lui faisaient horreur. C’était lorsque les hasards de la promenade la ramenaient aux alentours de la cale, dont l’embouchure quadrangulaire disparaissait sous une toile goudronnée. Alors, elle se remémorait le jeune mort aux traits crispés qui gisait là, dans un des étages inférieurs du paquebot, parmi les marchandises. De petites larmes fiévreuses lui venaient aux yeux. Brusquement, elle regagnait sa cabine. Mais il était rare qu’elle restât invisible plus d’une heure. Bientôt elle reparaissait, et on la voyait, avec un sourire voluptueux et triste, remercier l’heureux cavalier qui lui avait tendu le bras pour l’aider à franchir la dernière marche de l’escalier tournant qui menait à la dunette.

À Bordeaux, sous prétexte d’assister aux obsèques de Jacques, le ban et l’arrière-ban de la famille de Saint-Selve accourut pour examiner la belle créole. Seul, le capitaine de Villerupt ne vint pas. «Il n’avait pu, dit sa femme, obtenir de permission.» Galswinthe en fut comme mortifiée, et cette déception l’amena à abréger de moitié le temps qu’elle s’était proposé de demeurer en France. D’ailleurs, ce séjour, Larralde achevait de le lui gâter par son insistance à vouloir l’entretenir de questions d’argent. Galswinthe n’entendait rien à ces choses. Elle bâillait tandis que l’impitoyable Basque lui faisait ressortir les immenses avantages qu’elle avait, en ce qui concernait sa fortune, à ne rien modifier des dispositions prises par Jacques. C’est peut-être l’instant de noter que cette fortune avait été divisée en deux parts, d’environ 700 000 francs chacune. La première tranche avait été convertie en rente française de 5%. La seconde avait été placée dans la maison Saint-Selve et Larralde, où elle donnait du 7%. Larralde aurait naturellement désiré que la maison prît en charge toute la fortune de Galswinthe, et la jeune femme n’eût certainement pas fait d’objection à cette combinaison. Ce fut Jacques qui s’y opposa. Sans doute n’avait-il déjà que trop l’impression que son mariage ressemblait à une affaire. Lui mort, Larralde vécut trois semaines d’anxiété, dans la crainte que Galswinthe ne retirât de la communauté les 700 000 francs qui lui appartenaient. Si bien assise en effet que soit une maison de commerce, l’obligation de restituer du jour au lendemain une pareille somme ne va pas sans certains ébranlements... Le peu de peine qu’il eut à convaincre Galswinthe lui fut une heureuse surprise. Elle avait horreur des complications, elle tenait avant tout à pouvoir compter à date fixe sur des revenus déterminés, avec le minimum de formalités et de cassements de tête. Elle accueillit sans difficulté le maintien du statu quo. En quittant Bordeaux, elle savait qu’elle pouvait disposer d’une rente annuelle de 90 000 francs et qu’elle n’aurait aucune peine à en percevoir les mensualités. Elle n’en demandait pas davantage.

Ce fut à Londres qu’elle se rendit. Son père y avait une cousine, mariée à un membre de la Chambre des Communes, avec laquelle certains rapports avaient été conservés. Galswinthe n’avait certes pas l’intention de se lier de façon suivie avec cette famille, qu’elle savait puritaine et rigoriste à l’excès. Mais elle ne connaissait personne. Elle se disait à juste titre que les relations ne sont pas choses qui se créent de toutes pièces. Bref, très pratiquement, elle comptait sur la femme du député aux Communes pour les premières présentations, bien résolue à ne la voir que le moins possible dès qu’elle se serait constitué le petit cercle d’intimes répondant à ses aspirations de jeune veuve riche de 4 000 livres sterling de revenu, belle, et décidée désormais à ne connaître la vie que sous ses aspects les plus sympathiques.

Son plan réussit à merveille. En moins d’une année, Mme Jacques de Saint-Selve avait fait la conquête de cette portion de la bonne société londonienne, qui est réputée ne pas engendrer la mélancolie. A part deux ou trois femmes aux allures alanguies, son groupe était exclusivement composé de jeunes hommes, pour la plupart fort beaux. Galswinthe vécut au milieu d’eux dans l’insouciance de son corps, généreuse jusqu’à la prodigalité de ce corps charmant. Les flots noirs de la Tamise, des nuits entières, reflétaient les innombrables petits carreaux d’or de la somptueuse villa de Richmond où elle faisait ses folies. La pire fut sans doute, en plein mois de décembre, cette promenade aux flambeaux sur le fleuve, à l’issue d’un bal, en compagnie d’une demi-douzaine de lieutenants aux horse-guards, trop gorgés de whisky peut-être pour s’apercevoir que les belles épaules nues de leur radieuse amie frissonnaient parfois d’un frisson qui n’était pas celui de la volupté.

Cette vie dura environ deux années. Puis, vers le milieu de la troisième, un curieux changement se dessina dans l’existence de Galswinthe. Les habitués des petites fêtes de Richmond commencèrent par voir de moins en moins la jeune femme. Si bornés qu’ils fussent pour la plupart, ils furent bien obligés de s’avouer qu’elle se dérobait à leurs assiduités. Ils satisfirent généralement leur vanité en mettant cette disparition progressive sur le compte de la santé de Galswinthe. Mme de Saint-Selve, c’était indéniable, allait vers une maladie. On ne passe pas impunément de la vie qu’elle avait menée au bord de la mer des Antilles à celle qui était la sienne depuis trois ans sur les rives de la Tamise. Une curieuse toux s’était d’abord montrée. Puis, ç’avait été une bronchite négligée. La promenade en barque était venue sur ces entrefaites. Les premiers symptômes d’un terrible mal, au lieu de la modérer, n’avaient fait que stimuler chez Galswinthe la fièvre qui la poussait vers des expériences sensuelles de plus en plus ardentes. Dans ces conditions, le changement qui se produisait fut bien fait pour déconcerter tout le monde. La villa de Richmond fut fermée. Mme de Saint-Selve vint habiter Londres. Ses anciens amis ne l’y rencontrèrent plus que par hasard. Chaque fois, ils furent frappés de la transformation qui s’opérait en elle, et qu’il était impossible d’attribuer entièrement à la maladie. Les plus perspicaces furent d’avis qu’une influence d’un ordre tout nouveau était en train de s’exercer sur Galswinthe. Mais les tentatives qu’ils firent pour s’en assurer n’eurent d’autre résultat que de leur faire consigner définitivement la porte de la jeune femme. Ils ne s’entêtèrent pas. Ces jolis joueurs de golf se souciaient fort peu de problèmes psychologiques. Mme de Saint-Selve n’eut guère de peine à garantir le mystère de ses nouvelles amours.

Ceci se passait en 1886. Au début de 1887, l’état de Galswinthe étant devenu soudain assez inquiétant, elle consulta le premier spécialiste anglais des maladies de poitrine. Celui-ci lui prescrivit un changement de climat immédiat. La mer et la forêt, d’après lui, étaient à la fois nécessaires. Il prononça le nom d’Arcachon. Brusquement, Galswinthe se souvint que, depuis un an, elle était propriétaire de la Pelouse.

Il est difficile de faire le récit exact d’un drame intime de notre époque sans qu’à chaque pas intervienne la question d’argent. Que, du moins, les explications nécessaires pour l’intelligence de celui-ci soient aussi brèves que possible. L’année précédente, Étienne Larralde s’était décidé à augmenter le capital social de la maison de commerce de Bordeaux. En réalité, il avait à faire face à certaines difficultés financières: à son grand étonnement, Galswinthe, apparemment plus avertie des choses d’argent qu’elle ne s’était montrée à Bordeaux, ou guidée peut-être par quelqu’un, refusa l’apport de 200 000 francs que Larralde sollicitait. Sur de nouvelles instances de ce dernier, elle consentit au compromis suivant: elle acheta à la famille de Saint-Selve une maison de rapport, quai des Chartrons, qui fut évaluée 150 000 francs, plus la propriété de la Pelouse, où personne n’avait plus mis les pieds depuis le départ de Jacques pour Haïti. Ainsi fut parfaite la somme de 200 000 francs nécessaire à Larralde. De la Pelouse, et du rôle que cette demeure avait tenu dans la vie de son mari, Galswinthe n’était pas sans rien connaître. Avant de l’épouser, Jacques lui avait parlé de Mlle de la Ferté. Par probité, sans doute. Mais peut-être aussi une certaine vanité d’homme avait-elle trouvé son compte dans ces confidences, d’ailleurs peu précises. La curiosité de la jeune fille, un instant piquée, avait eu le temps de se rendormir. Depuis, tant d’autres soucis avaient occupé la jeune femme! Achetant cette propriété, Galswinthe n’avait pas pensé le moins du monde qu’un jour elle pourrait avoir à l’habiter. Or, voici que ce jour était venu...

Ces détails de la vie menée par Galswinthe de Saint-Selve antérieurement à son installation à la Pelouse, ainsi que d’autres concernant le personnage qui l’y accompagnait, Mlle de la Ferté ne devait les apprendre que plus tard. Pour le moment, elle ne savait même pas de façon certaine que la jeune femme dont elle venait d’entendre la voix, à travers la haie, était la veuve de Jacques de Saint-Selve.

— Pyrame, debout.

Doucement, Mlle de la Ferté était revenue auprès de l’épagneul. Elle l’aida à se mettre sur ses pattes. Puis, prenant un sentier à travers les maïs verts, elle s’éloigna de la haie. Pyrame allait devant, avec un halètement dans son gosier de pauvre vieille bête asthmatique. Des sauterelles grises, aux petites ailes bleues ou roses, s’envolaient sous ses pas.

Bientôt, la route de Castets fut atteinte. La maison d’Isabeline apparut. Anne pénétra dans la cour.

— Bonjour, Isabeline, dit-elle.

Après dix ans, la petite vieille semblait toujours la même. Peut-être était-elle seulement un peu plus ratatinée.

— Bonjour, mademoiselle.

Et elle s’arrêta de jeter du grain aux poules et canards rassemblés autour d’elle.

— Ne vous gênez pas pour moi, Isabeline, dit Anne, s’asseyant sur la margelle du puits et croisant ses pieds en suspens.

Pyrame, fier d’avoir effarouché la volaille, s’était couché auprès du puits. Isabeline le regarda.

— Il est vieux, dit-elle.

— Il a quatorze ans, Isabeline.

— Je me rappelle, dit la paysanne, je l’ai vu bien petit. Souvenez-vous, le premier jour que vous êtes venue ici, après votre arrivée à la Crouts, je vous ai parlé de lui. J’ai de la mémoire. Vous aviez aperçu un chien blanc à la Cible, et vous croyiez que c’était Pyrame. Et moi, je vous ai dit: «Pyrame n’est pas blanc.» Et j’ai cherché longtemps qui pouvait être le chasseur qui avait un chien blanc. Je l’ai su le soir même, mais j’ai toujours oublié de vous le dire. C’était...

— Peu importe, Isabeline.

Il y a des détails qui, par la suite, prennent de l’importance. Celui-là n’en avait pas eu.

Elle se tut. La vieille femme regardait le chien.

— Quatorze ans! quatorze ans! répéta-t-elle.

Elle parut réfléchir profondément, puis hésiter à poser une question. Elle finit par oser.

— Et, fit-elle, tordant le coin de son tablier noir, est-ce que vous allez le rendre?

Parlant ainsi, elle désignait les platanes de la Pelouse, dont on apercevait les cimes, là-bas, au-dessus des haies et des champs.

Anne feignit de ne pas comprendre.

— Le rendre, Isabeline, à qui?

— Dame, murmura la paysanne, gênée qu’on l’obligât à s’enfoncer davantage dans son indiscrétion, c’était le chien de M. Jacques.

Anne eut un sourire de défi.

— Soyez tranquille, Isabeline, Pyrame ne reviendra pas à la Pelouse.

Et elle se pencha pour caresser la tête du chien.

Au même instant, se dirigeant vers Dax, un cabriolet passait au trot sur la route. Un homme blond le conduisait. Il aperçut Mlle de la Ferté et lui adressa un salut gourmé.

— Tiens, le docteur Barradères, dit Anne.

Le docteur Barradères n’était plus revenu à la Crouts depuis la mort de Mme de la Ferté. Il en gardait rancune à sa fille, et croyait qu’elle lui en voulait. En réalité, Anne, d’une santé robuste, n’avait jamais eu besoin de ses bons offices.

— Il vient tous les jours à la Pelouse, dit Isabeline.

— Tous les jours?

— Tous les jours; Mme de Saint-Selve est malade.

— Ah! fit Anne, sur un ton d’indifférence parfaite. Et qu’a-t-elle?

Sans répondre, Isabeline plaça son index sur le creux de sa maigre poitrine, et, par deux fois, elle toussa.

— Ah! fit encore Mlle de la Ferté.

Et elle resta un instant songeuse.

— Elle est seule, à la Pelouse, Isabeline? demanda-t-elle enfin.

— Non, dit la paysanne, elle a avec elle une femme de chambre. Il y a aussi un vieux monsieur, qui ne la quitte pas.

— Un vieux monsieur?

— Je dis vieux, parce qu’il a les cheveux blancs, mais sa tête paraît jeune. Il est rasé, comme un curé.

Mlle de la Ferté regarda Isabeline.

— Vous êtes bien au courant de ce qui se passe à la Pelouse, dit-elle sèchement.

La vieille eut un geste de protestation.

— Ce n’est pas moi qui y suis allée la première, dit-elle, on est venu me chercher. Le jardinier a dit que, du temps de M. Jacques c’est moi qui fournissais les œufs et le lait, quand il n’y en avait pas assez à la Pelouse. On est venu me chercher...

— Et, dit Anne à voix basse, vous l’avez vue?

— Qui? demanda Isabeline.

— Elle, fit Anne, plus bas encore.

— Mme de Saint-Selve? dit la paysanne. Bien sûr, mademoiselle. Je lui ai parlé. On ne peut pas croire qu’elle est malade, tellement elle est rose et jolie. Elle m’a serré la main; elle m’a dit qu’elle voulait que tous les gens du pays fussent ses amis. Le vieux monsieur souriait en la regardant et il lui disait quelque chose que je ne comprenais pas, parce que, entre eux, ils parlent anglais.

Mlle de la Ferté n’avait pas écouté tout le discours de la paysanne.

— Elle est jolie, murmura-t-elle.

— Très jolie, dit la vieille.

— Plus jolie que moi, n’est-ce pas, Isabeline? fit-elle en lui saisissant la main.

Isabeline recula.

— Dame! ce n’est pas la même chose.

Mais déjà Anne éclatait de rire.

— Vous devez me trouver bien folle aujourd’hui, ma pauvre Isabeline. Allons, Pyrame, debout.

Et elle quitta la vieille.

Mlle de la Ferté traversa la route de Castets. Bientôt, elle fut en vue de la Cible.

Le marais était là, à son poste. Mais sous ce ciel tendre d’avril, jamais il n’avait paru plus inoffensif. Une sorte de prairie, d’un vert profond, trop profond peut-être, et semée çà et là de bizarres taches sombres. Aucune buée ne s’en élevait. D’autre part, il était certain que la Pelouse, située sur une éminence à un kilomètre de là, tout entourée de pins et d’arbres purificateurs, devait garder ses hôtes hors des mortelles atteintes.

Anne demeura immobile, près d’une demi-heure, devant l’étendue marécageuse. Sur son visage, aucun pli ne permettait de deviner ses pensées. Au ciel, les nuages, gris d’argent, devenaient roses. Soudain, une partie du marais s’estompa, ne fut plus si verte. Une sorte de taie blanchâtre, d’abord transparente, puis de plus en plus opaque, semblait s’étendre à sa surface. Le brouillard naissait.

Mlle de la Ferté sourit.

— Viens, Pyrame, dit-elle.

Le pauvre chien se releva, jetant à la jeune fille un regard de détresse.

— Nous rentrons, dit Anne.

Telle était, sans doute, en cet instant, son intention. Mais, arrivant au bord de la route, elle fit un crochet. Un baradeau se trouvait là. On nomme ainsi, dans les Landes, le fossé qui délimite les champs, longe les chemins, et qui est généralement embroussaillé de mûriers. Derrière ces mûriers, Anne voyait la grille de la Pelouse. À cent mètres, devant la villa, assis dans des fauteuils, elle aperçut une femme et un homme, ceux dont elle avait entendu les voix deux heures auparavant, à travers la haie. La femme était vêtue de blanc, l’homme de gris. Bien qu’elle ne pût rien discerner de leurs traits, Mlle de la Ferté resta dix bonnes minutes à les regarder, les yeux fixes, les dents serrées.

Un grognement de Pyrame vint la rappeler à la réalité.

— Nous rentrons, nous rentrons, lui murmura-t-elle. Ils refirent en sens inverse le chemin qu’ils avaient déjà parcouru en longeant le baradeau, et traversèrent la route à deux cents mètres environ en deçà des limites de la Pelouse. Une sorte de fièvre soulevait les pas de Mlle de la Ferté. Il fallut, à deux ou trois reprises, les gémissements exténués de l’épagneul pour qu’elle allât moins vite. Alors elle revenait vers lui, le caressait, lui parlant à l’oreille, comme pour le prendre en confidence de quelque grand changement survenu soudain. Une fois, elle mit ses lèvres sur le cou pelé du misérable chien.

Un peu avant d’arriver à la Crouts, un paysan traversa le chemin et la salua. Il ne put remarquer quelque chose de changé dans son attitude. Cette attitude, à l’apparition d’un être humain dans le sentier jaune, était redevenue ce qu’elle était pour tous les autres. Anne rendit au paysan son salut.

On entendait, dans la profondeur de la lande, les grelots des troupeaux, très disséminés, à cause de l’étendue de la forêt et de la pauvreté des métayers. À trois reprises, devant Anne, rasant le sol, le bizarre oiseau qu’on nomme l’engoulevent passa. Il annonce toujours la nuit. Celle-ci était tout à fait tombée quand Mlle de la Ferté poussa le portillon de la Crouts.

La vieille Maria l’attendait sur le seuil de la maison.

— Ah! Mademoiselle.

— Qu’y a-t-il? demanda Anne.

— M. le Curé est venu.

— L’abbé Lafitte?

— Non, M. l’abbé Vergez.

C’était le jour des événements. Anne réprima un geste de surprise.

— L’abbé Vergez est venu? dit-elle.

L’abbé Vergez, curé de Saint-Paul-lès-Dax, avait eu, depuis leur installation à la Crouts, les dames de la Ferté comme paroissiennes. Mais leurs relations s’étaient toujours à peu près bornées à l’audition de la messe du dimanche. Depuis la mort de sa mère, Anne avait, à deux ou trois reprises, découragé par une froideur marquée les tentatives qu’il avait faites pour être reçu chez elle. Il avait fini par comprendre et n’avait pas insisté. Il était loin d’être un méchant homme, mais abusait peut-être un peu du droit qu’a un curé de campagne de n’être pas aussi distingué qu’un sulpicien. Mlle de la Ferté allait à Dax quand il s’agissait de se confesser et de communier. Elle avait pour directeur de conscience un lazariste. L’abbé Vergez avait humblement pris son parti de cette disgrâce. Mais il gardait à la jeune fille un peu de la rancœur que nourrit un médecin rural pour la cliente qui s’adresse au docteur de la ville voisine.

— L’abbé Vergez est venu? répéta-t-elle.

— Oui, dit Maria, et sitôt après le départ de Mademoiselle. Mademoiselle a sûrement pris la lande, car, si elle était passée par le chemin, elle l’aurait rencontré. Il est reparti après avoir attendu près de deux heures. Il avait l’air contrarié.

— A-t-il dit ce qu’il voulait?

— Non. Il a dit seulement qu’il repasserait demain matin vers dix heures.

— Bien, fit Anne.

Et elle entra dans la salle à manger obscure.

Son modeste dîner apparaissait tout préparé sur un coin de la grande table, sous la lumière arrondie d’une lampe de porcelaine à abat-jour de papier vert: des haricots en salade, du café au lait.

Elle se servait elle-même, envoyant de temps à autre, d’un geste distrait, un morceau de pain à Pyrame, qui le happait avec un bruit mat.

Elle eut vite terminé. Maria entra pour desservir. Elle tournait, ombre courbée et noire, autour de la table, regardant, sans oser lui adresser la parole, sa maîtresse qui, accoudée, le menton dans ses mains songeait.

— Mademoiselle n’a besoin de rien? demanda-t-elle enfin.

— Non, dit Anne. Fermez les portes, puis allez vous coucher, Maria. Je ne tarderai pas à y aller moi-même. Je suis fatiguée.

Quelques instants après, on n’entendait plus un bruit dans la maison.

Alors, Mlle de la Ferté se leva, et, ayant allumé la petite lampe de nickel qu’elle prit sur le manteau de la cheminée, elle se mit en devoir de gravir l’escalier qui menait à sa chambre.

Cette chambre, très vaste, était celle où était morte Mme de la Ferté. Ni Maria ni les métayers n’auraient compris qu’Anne ne s’y installât pas. Avec son indifférence habituelle pour les détails de la vie courante, elle avait, laissant sa chambre de jeune fille, donné satisfaction à ces braves gens.

Sur le plancher, une dernière lueur de jour traînait encore. Anne éteignit sa lampe, alla vers le lit immense, dont les draps blancs luisaient doucement dans l’ombre. Elle commença à se déshabiller avec lenteur.

Soudain, elle se ravisa, rajusta la robe qu’elle était sur le point de quitter. Elle ouvrit une armoire, y fouilla, en retira une cape qu’elle jeta sur ses épaules. Cinq minutes après, ayant abandonné le sentier sablonneux, elle se trouvait en pleine lande.

On eût dit ce soir-là, que la nuit n’en finissait pas de tomber. Vers l’occident, au ras de la terre, une raie d’un rouge encore incandescent indiquait la place où le soleil, il y avait presque deux heures, avait sombré.

Anne avança à travers les pins. Lorsque leurs rangs venaient à s’éclaircir, au-dessus de sa tête, dans une trouée, elle apercevait les étoiles, peu nombreuses, mais d’un bleu dont la limpidité chancelante troublait l’âme, donnait envie de s’asseoir, de rester là, éternellement, à les regarder.

Bientôt apparut dans le ciel la masse des platanes de la Pelouse. Anne marcha plus vite.

La Pelouse avait deux portails. Le premier donnait sur la route de Castets, à l’ouest. L’autre, à l’est, s’ouvrait sur la lande. Ce fut lui qui surgit soudain devant Mlle de la Ferté.

Elle hésita. Allait-elle oser le franchir? Depuis huit ans, alors qu’elle savait la propriété déserte, bien souvent elle était passée devant lui, avait regardé son loquet rouillé sans que jamais l’idée de le lever lui fût même venue. Or, voici que ce soir, où elle savait la Pelouse habitée et par qui, par sa pire ennemie, elle portait la main sur le loquet.

Il bascula avec effort, dans une sorte de sanglot. Anne s’arrêta, frémissante. Mais aucun bruit, dans la nuit muette, n’avait fait écho. Seul, le mince cri des grillons montait en zigzaguant des bruyères ténébreuses.

Anne n’avait plus qu’à pousser la grille. Elle entendit alors le murmure du sable amassé depuis longtemps contre la barre de fer inférieure.

À deux cents pas environ, au bout d’une allée de pommiers qui faisait comme un tunnel à claire-voie, une fenêtre brillait: la villa.

Anne ne prit pas par cette allée qu’elle savait être une des promenades habituelles de la Pelouse. Que de fois elle y était passée avec Jacques, lorsqu’il venait la raccompagner à la Crouts. Mais, à droite de l’allée, il y avait un champ planté d’asperges, dont les touffes, d’un vert blanchâtre, luisaient doucement au milieu de l’ombre pâle. Anne entra dans ce champ. Sur la terre molle, ses pas devinrent silencieux. Du temps de Jacques, il y avait là les trappes d’osier d’une chasse aux ortolans. Il faut revenir sur les mêmes lieux pour que certains détails réapparaissent... Anne s’aperçut avec surprise qu’elle ne savait pas depuis combien de temps celui-ci était sorti de sa mémoire. D’autres surgirent, qui eurent pour effet de la distraire, de lui faire oublier la sorte de folie que constituait, à cette heure, dans de telles circonstances, sa marche vers la villa. Attentive aux minimes incidents de cette marche, elle en oubliait momentanément le but. D’ailleurs, ce but, dans son esprit, n’était-il pas encore bien vague? Savait-elle déjà au juste ce qu’elle venait chercher dans l’ombre de la Pelouse? Elle allait, voilà tout.

Elle parvint à la limite du champ. D’instinct, ayant ralenti le pas, elle se souvint que c’était parce qu’il y avait là un fil de fer, destiné à contenir les vaches qu’on amenait au pâturage. Encore un détail qu’elle avait oublié! Sa main tendue en avant n’eut dès lors aucune peine à retrouver le fil de fer à la hauteur où elle savait qu’il devait être. Elle se coula par en dessous.

La maison était à présent toute proche.

Par deux fois, se maintenant hors de la zone lumineuse de la fenêtre, Anne fit le tour de la villa. On eût dit un oiseau de nuit tournant avec circonspection autour d’une lanterne allumée.

Finalement, Mlle de la Ferté s’arrêta devant la fenêtre.

Avant d’aller plus loin, le moment est venu peut-être de dresser un plan aussi exact que possible de la villa de la Pelouse. Cette villa: un simple pavillon, plutôt. Un rez-de-chaussée sur-élevé, auquel on accédait par deux perrons de pierre. Pas de premier étage. Un simple grenier, où, du temps de Jacques, on serrait en hiver les jeux de jardin, et dans lequel deux chambres de domestiques avaient été mansardées.

Le rez-de-chaussée, d’un perron à l’autre, était traversé par un corridor. Sur ce corridor s’ouvraient les quatre portes des quatre pièces.

Les deux premières, celles qui faisaient face à la route de Castets, étaient les chambres. Les deux autres, celles qui faisaient face à la lande,—au côté par où arrivait Mlle de la Ferté,—étaient, l’une la cuisine, l’autre une pièce tenant lieu à la fois de salon et de salle à manger.

La fenêtre de la cuisine était sans lumière. L’heure était tardive. La cuisinière, depuis longtemps, avait dû monter se coucher.

Seule, la fenêtre de la salle à manger, celle devant laquelle Anne avait fait halte, était éclairée. Si les contrevents avaient été fermés, comme ils étaient de bois plein, Anne n’eût pu rien voir. Mais ils étaient restés ouverts.

Elle vit donc, ayant juste eu à monter sur un banc de bois placé là, à cinq ou six mètres, c’est-à-dire hors du rayon lumineux; et, comme elle connaissait par le menu les détails de la pièce dans laquelle plongeait son regard, son attention se trouva concentrée, d’emblée, sur les deux personnes qui se trouvaient là.

L’une était debout. C’était l’homme. Anne le voyait de face. Il fumait un cigare. Mlle de la Ferté nota avec regret la noblesse de son visage glabre. Elle eût désiré cet inconnu d’un premier aspect moins sympathique.

De l’autre, de la femme, qui, assise, lui tournait le dos, Anne ne voyait rien, sinon une sorte de mante dorée, qui, posée sur la tête, se répandait sur le dos du fauteuil. En regardant avec plus d’acuité, Mlle de la Ferté dut reconnaître que ce qu’elle avait pris pour une mante n’était autre chose, dénouée et flottant sur ses épaules, que la chevelure de Mme de Saint-Selve.

Trouble de la nuit. Mystère angoissant des mille petites voix fondues dans le grand silence. Ce silence, soudain, se rompit. Un roulement naquit là-bas, grandit, diminua, disparut... L’express, l’express de Bordeaux, qui entrait en gare de Dax à dix heures dix.

Puis, à travers les vitres de la salle à manger, Anne entendit la pendule qui sonnait onze heures. Il y avait plus d’une heure qu’elle était là.

Enfin, son attente fut récompensée. Elle vit le compagnon de la femme aux cheveux dénoués sortir de la salle à manger. Une raie lumineuse barra les volets de la chambre de gauche. Une lampe venait d’y être allumée.

L’homme reparut sur le seuil. Anne le vit aider Mme de Saint-Selve à se lever. Elle sortit, appuyée à son bras, sans s’être retournée. Mlle de la Ferté ne bougea toujours pas.

L’homme revint encore seul. Il éteignit la lampe à suspension de la salle à manger. Les carreaux devinrent noirs. Alors, Anne, descendant rapidement de son banc, fit le tour de la villa, et s’arrêta devant sa façade est, à l’endroit d’où elle pouvait voir les fenêtres des deux chambres.

Seule, la chambre de gauche continuait à être éclairée.

Au bout d’une heure, pendant laquelle le cœur de la jeune fille ne cessa de battre avec une extrême violence, la lumière s’éteignit dans cette chambre.

Elle ne se ralluma pas dans la chambre de droite.

Le lendemain matin, à dix heures moins un quart, Maria frappa à la porte de la chambre de Mlle de la Ferté.

— M. l’abbé Vergez est là, mademoiselle.

— Il est en avance, dit Anne. Qu’il attende.

Cinq minutes après, elle descendait. Elle prit posément son café au lait dans la salle à manger. La pendule du salon sonnait dix heures lorsqu’elle y entra.

Au premier coup d’œil, elle vit que le curé avait l’air gêné.

— Asseyez-vous, je vous en prie, monsieur le Curé.

Il avait gardé son parapluie. Elle l’en débarrassa.

— En quoi puis-je vous être agréable? demanda-t-elle, tout en arrangeant des fleurs dans un vase.

— Mademoiselle, c’est bientôt la Fête-Dieu. La procession, cette année, sera plus importante que les années précédentes. J’ai près de quarante petits enfants à habiller en anges. J’ai pensé...

Il s’embrouillait. Mlle de la Ferté ne vint pas à son secours.

— J’ai pensé, parvint-il à dire, que, peut-être, vous consentiriez à nous aider, pour les costumes.

— Il n’y faut pas compter, monsieur le Curé. Mon temps, vous le savez, est absorbé par l’œuvre des Tabernacles. J’ai promis à M. l’abbé Lafitte de lui donner, avant la fin du mois, deux chasubles auxquelles je suis en train de travailler. Vous le voyez, je ne suis pas en avance.

— Excusez-moi, murmura l’abbé Vergez. J’avais cru... Je suis désolé, vraiment.

— Je suis désolée moi-même, monsieur le Curé.

Elle ajouta:

— Je serais heureuse, si, d’une autre façon, je pouvais...

Elle traînait sur les mots, à dessein. Finalement, comme il ne se décidait pas à parler:

— Est-ce, dit-elle, tout ce que vous aviez à me demander?

L’abbé Vergez s’agita sur son fauteuil, à la recherche d’une contenance. On voyait qu’il était navré d’avoir abandonné son parapluie.

— Tout, oui, mademoiselle. Non. C’est-à-dire... enfin...

— Parlez, je vous en prie, monsieur le Curé, fit Anne avec un petit geste d’impatience.

— Eh bien, mademoiselle! Mais, d’abord, promettez-moi de ne pas m’en vouloir.

— Vous en vouloir, monsieur le Curé?

— Oui. Vous ne direz pas que je me suis mêlé de ce qui ne me regardait pas.

— Mon Dieu! fit Anne, avec un petit sourire agacé.

— Eh bien, mademoiselle, dit le malheureux prêtre, voici: vous savez sans doute que Mme Jacques de Saint-Selve est actuellement à la Pelouse.

— Je le sais, en effet, dit Mlle de la Ferté, impassible.

— Depuis dix jours, elle y est depuis dix jours. Elle doit y rester longtemps. Elle est malade. Les médecins espèrent que l’air des pins lui fera du bien.

— Je le souhaite, dit Anne.

— Elle est venue me voir, continua l’abbé Vergez. Elle m’a dit qu’elle était protestante, mais qu’elle tenait néanmoins à faire le plus de bien possible aux pauvres d’une paroisse dont son mari lui avait bien souvent parlé, qu’il aimait beaucoup.

— Elle en a les moyens, dit Mlle de la Ferté. Il ne faut pas, cependant, diminuer le mérite de son intention. Et croyez bien, monsieur le Curé, qu’en ce qui me concerne, je suis ravie pour vous...

Il la regardait avec des yeux suppliants. Elle fut impitoyable.

— J’avoue toutefois ne pas bien saisir le rapport de la visite que vous a faite cette dame avec...

— Mademoiselle, dit-il presque piteusement, elle m’a parlé de vous.

— Ah! fit, sur un ton sec, Mlle de la Ferté.

— Elle m’a parlé de vous.

— De moi, monsieur le Curé? Vraiment, vous m’étonnez. Qu’a-t-elle pu vous dire? Je ne la connais pas.

— Précisément. Elle désirerait beaucoup, beaucoup, faire votre connaissance.

La pluie qui tombait depuis le matin redoublait de violence. Des gouttes d’eau, chassées par le vent, commençaient à pénétrer dans le salon. Anne se leva et ferma la fenêtre.

L’abbé Vergez l’épiait avec anxiété.

— Me connaître, monsieur le Curé? Vous savez bien que je ne vois personne.

— C’est ce que je lui ai dit, mademoiselle. Mais ça n’a pas l’air de lui faire peur, au contraire.

— Elle est tout à fait aimable, dit Anne. Mais, en outre, je dois...

Ces paroles étaient accompagnées d’un sourire sur le sens duquel le prêtre se méprit. Il crut au succès de sa mission.

— Ah! Mademoiselle, je sais bien ce que vous allez m’objecter, allez. Croyez que, moi-même, je n’ai pas manqué de dire à Mme de Saint-Selve...

— Quoi? dit Anne, d’une voix glaciale.

— Mais, que..., autrefois, enfin, que, vous et M. Jacques, vous aviez été...

— Vous faites erreur, monsieur le Curé, dit Anne. Je ne songeais pas à ce détail. Mme de Saint-Selve le connaissait, j’en suis certaine, quand elle vous a demandé à me voir.

— Alors? demanda-t-il avec effarement.

— Monsieur le Curé, dit Anne d’une voix qu’elle fit très douce, connaissez-vous le nom de ce monsieur d’un certain âge qui habite actuellement à la Pelouse avec Mme de Saint-Selve?

L’abbé Vergez devint écarlate.

— M. Thomas Kennedy, balbutia-t-il. C’est le nom sous lequel elle me l’a présenté.

— Ah! fit Mlle de la Ferté. Il l’accompagnait dans sa visite?

— Oui, murmura le curé.

— Qui est-ce?

— Un parent, je pense, dit le prêtre.

— Je le souhaite pour vos pauvres, monsieur le Curé, dit Anne d’une voix cinglante.

L’abbé Vergez se redressa.

— Mademoiselle, dit-il, essayant de retrouver un peu de fermeté, je crois vous comprendre... Mais laissez-moi vous dire que j’ai causé avec ce monsieur, qu’il m’a paru parfaitement digne d’estime, que son âge, enfin...

Anne eut un ricanement. Le prêtre la regarda avec une surprise douloureuse. Sa rougeur l’avait abandonné. Il était devenu pâle.

— Mademoiselle, dit-il, il est vrai aussi que j’ai pensé à mes pauvres.

En même temps, il s’était levé.

Anne l’obligea à se rasseoir.

— Vous n’avez pas à vous justifier, monsieur le Curé, dit-elle. En ce qui me concerne, vous avez bien fait, sans doute. Mais vous voudrez bien admettre que ma conduite soit dictée par d’autres considérations.

— Vous refusez donc? dit-il.

Anne eut un geste par lequel elle marquait son regret.

— Que dirai-je? murmura-t-il.

— La vérité, répliqua-t-elle. Vous savez que je ne vois personne.

Elle s’était levée. Machinalement, il l’imita. Il avait l’air si décontenancé qu’elle en eut pitié.

— J’habillerai deux de vos petites filles pour la Fête-Dieu, monsieur le Curé, dit-elle.

Il la regarda comme s’il ne comprenait pas. Il avait pris le premier prétexte venu, et il ne se souvenait plus.

La visite de l’abbé Vergez à la Crouts avait eu lieu un mardi. Les trois jours qui suivirent, pas une fois, Mlle de la Ferté n’alla du côté de la Pelouse. Et, pourtant, elle ne fut presque jamais chez elle.

Elle partait le matin, rentrait pour déjeuner, ressortait vers une heure, et restait absente jusqu’au soir. À midi, elle demandait si le facteur n’était pas venu. Maria la regardait avec surprise. Le facteur? Pourquoi serait-il venu? Voilà si longtemps qu’il ne passait plus.

Le domaine de la Crouts, situé au fond d’une cuvette boisée, est entouré à peu près de toutes parts par des étangs, des landes, des marais. Il sembla, pendant ces journées, que Mlle de la Ferté eût eu à cœur de passer une sorte de revue de ce domaine, comme si elle devait bientôt être appelée à en faire les honneurs à quelque visiteur mystérieux. Elle errait dans les pins, s’attardait auprès des eaux mortes. Les bergers voyaient de loin sa silhouette sombre arrêtée au bord d’un étang. Mlle de la Ferté se penchait sur cette étrange flore marécageuse, née de l’eau et qui la voile. Autour d’elle le minusculte monde aquatique, que sa venue avait troublé, reprenait ses libres allées et venues. Les grenouilles qui avaient plongé réapparaissaient une à une. Leurs têtes mi-vertes, mi-blanches, trouaient l’eau de-ci de-là. Les yeux cerclés d’or ne quittaient pas la jeune fille. Voyant qu’elle ne bougeait pas, petit à petit, elles se haussaient, s’aidant de leurs minces pattes, sur les îlots vernissés des nymphéas. Les poissons, plus prudents encore, se risquaient à sortir de leurs retraites vaseuses. D’abord de très petits, tout blancs, que, dans les Landes, on appelle aubours, puis d’autres, plus ventrus, et qu’on nomme sergents parce qu’ils ont des nageoires vermeilles, les tanches enfin, avec leurs belles écailles de cuivre rouge. Parfois, en scrutant davantage le fond de l’eau, Anne apercevait le dos vert sombre d’une perche, rayé de noir comme le dos d’un tigre.

Là où la surface de l’étang apparaissait dépouillée de végétation allaient et venaient, tissant leurs trames imaginaires, ces bizarres araignées d’eau dont les amoureux des lacs et des ruisseaux ont bien souvent contemplé les chassés-croisés fébriles. D’immenses libellules faisaient, en s’y posant, courber les fleurs des joncs. Et parfois, du faîte de la forêt voisine, deux ramiers venaient en roucoulant s’abattre sur le bord opposé de l’étang. Il ne fallait pas plus d’une demi-heure à Mlle de la Ferté pour mettre fin au malentendu qui sépare l’homme des bêtes.

Le soir approchait. D’énormes bulles, qu’on eût dites produites par la respiration de monstres invisibles, venaient crever à la surface de l’étang. Il semblait alors que ces boues verdâtres, d’un attrait si prodigieux, s’animassent d’une vie propre. À côté de la perche toujours immobile, des grappes végétales, lichens pourris, mousses à la dérive, vagabondaient entre deux eaux. Puis ces eaux, dans la nuit commençante, perdaient de leur transparence. Les poissons se faisaient plus rares. On entendait de petits flocs très doux. C’étaient les grenouilles qui, une à une, avec le plus de discrétion possible, regagnaient leurs demeures aquatiques.

Puis, avec l’ombre grandissante, c’étaient les nénuphars qui disparaissaient, puis l’étang lui-même. Quand Mlle de la Ferté, qui s’était relevée, se retournait pour essayer de l’apercevoir encore une dernière fois, il semblait avoir fait place à une corbeille débordant d’une ouate floconneuse et blanche... Le brouillard n’avait pas mis cinq minutes pour naître et pour le recouvrir tout entier.

Le samedi matin, Mlle de la Ferté, suivant l’habitude qu’elle avait prise durant ces dernières journées, sortit de bonne heure. Il ne devait pas être loin de midi, lorsqu’elle se mit en devoir de rentrer à la Crouts.

La maison était close, au midi, par un jardin long de deux ou trois cents mètres. Ce jardin, fort mal entretenu, se terminait par une prairie en pente, traversée par un ruisseau au bord duquel poussaient des iris sauvages. Ce ruisseau avait un lit pierreux, profond par endroits de quatre à cinq mètres. Il marquait la limite de la propriété. On ne soupçonnait guère sa présence, ses rives étant hérissées d’une double rangée de jeunes châtaigniers fort touffus, entre lesquels il coulait comme dans un tunnel.

Anne le traversa pour rentrer chez elle. Il ne roulait qu’un mince filet d’eau. De grosses pierres obstruaient son lit. On pouvait le passer en toute saison sans se mouiller les pieds.

S’aidant des branches des châtaigniers, elle allait atteindre le haut de la seconde berge, après avoir descendu la première, lorsque, non loin de là, il lui sembla entendre un bruit. Elle s’arrêta, ne bougea plus.

Son attente fut vite récompensée. Le bruit se précisait, un bruit de pas. Quelqu’un avançait sur l’étroite corniche ménagée dans la berge, parmi les châtaigniers, entre le faîte formé par le rebord de la prairie et le lit du ruisseau. Anne lâcha les branches qui lui avaient servi dans son escalade. Le jeune feuillage reprit sa place en frémissant. Anne adossa son mince corps au mur de terre. On pouvait désormais passer devant elle sur la corniche, sans soupçonner la présence, à moins d’un mètre, de Mlle de la Ferté.

Bientôt, à travers les feuilles, Anne vit une silhouette blanche qui venait à elle. Une sorte de tremblement saisit Mlle de la Ferté. Mais il cessa, très vite, au moment précis où elle eut la certitude que c’était bien Mme de Saint-Selve qui allait passer à son côté.

La jeune femme avançait sans se presser, écartant les branches qui la gênaient, descendant de temps en temps jusqu’au ruisseau, sans doute pour cueillir une fleur, puis regagnant le sentier. Une ou deux fois, elle s’arrêta, et Anne put craindre que, rebutée par ce fouillis d’arbustes, elle ne revînt sur ses pas... Mais, reprenant sa marche lente, la promeneuse diminuait de plus en plus la distance qui la séparait de l’endroit du chemin au bord duquel Anne était blottie. Cet endroit, elle allait l’atteindre, le dépasser...

Alors, d’un geste brusque, Mlle de la Ferté saisit la branche de châtaignier derrière laquelle elle était restée dissimulée, et la ramenant à elle, surgit sur le sentier.

L’étonnement causé à Galswinthe par cette soudaine apparition ne fut pas de longue durée. Peut-être, ayant cherché à la provoquer, s’y attendait-elle. Toujours est-il que, s’étant arrêtée, elle regardait Anne, et lui souriait.

Ce fut à Mlle de la Ferté d’être décontenancée. Elle espérait sans doute un cri de surprise, une exclamation, quelque chose enfin qui lui eût permis de prendre immédiatement barre sur son adversaire. Au lieu de ce trouble, un sourire, des yeux curieux, presque tendres. Le bras gauche de Galswinthe, reployé, serrait les longues tiges des iris mauves qu’elle venait de cueillir. Sa main droite, comme celle d’Anne, retenait la branche de châtaignier qu’elle venait elle aussi d’écarter pour se frayer un passage. À moins d’un mètre, Anne voyait le beau visage qu’elle avait essayé vainement d’apercevoir l’autre nuit, par la fenêtre de la salle à manger de la Pelouse. Un collier de corail entourait le cou de Galswinthe. Les lourds grains en forme de poire étaient montés sur de petites coquilles d’or. Mlle de la Ferté discernait ces menus détails avec d’autant plus de netteté que, son regard, elle le tenait bas pour ne pas rencontrer le regard amollissant de Mme de Saint-Selve. Mais, à ce jeu, c’était aussi la gorge de son ennemie qu’elle voyait, entre les pointes du fichu à la Fanchon, noué assez bas, de Galswinthe. Elle frémit. Un flot de haine lui monta au cœur. Un instant, elle crut qu’elle allait tomber. Elle reprit un peu de force, en serrant davantage la branche du châtaignier.

— Vous êtes sur ma propriété, dit-elle d’une voix sourde.

Et les yeux fixés maintenant sur les pieds de Galswinthe, elle attendit le résultat d’une mise en demeure dont le caractère enfantin ne devait pas lui échapper.

Nulle réponse de Galswinthe. Anne, surprise, leva les yeux. Mme de Saint-Selve continuait à sourire, comme si elle n’avait pas entendu.

Une sorte de rage s’empara de Mlle de la Ferté.

— Vous êtes sur ma propriété, répéta-t-elle durement.

Cette fois, Galswinthe se décida à parler.

— Je l’ignorais, vraiment, dit-elle, d’une étrange voix douce qui appuyait sur la dernière syllabe des mots. Mais, puisque cela est, j’en suis heureuse.

Il n’y avait aucune ironie dans le ton qu’elle employait, mais Mlle de la Ferté crut en saisir dans la phrase. Elle devint livide. Ah! briser là, arrêter cette conversation imprudemment engagée et pour laquelle aujourd’hui elle ne se sentait pas de force. Aussi bien, la pire insolence, la plus commode, n’était-elle point de tourner le dos à sa rivale?

C’est ce qu’elle fit, abandonnant d’un geste nerveux la branche de châtaignier à laquelle elle s’était accrochée.

Ce geste, presque instantanément, fut suivi d’un cri, puis d’un léger gémissement. La branche qu’Anne venait de lâcher s’en était allée, tout empennée de ses jeunes pousses tranchantes, cingler avec violence le front de Galswinthe. Celle-ci, surprise, accomplit précisément le mouvement inverse de celui qu’elle aurait dû faire. Elle abandonna elle aussi la branche à laquelle elle se tenait d’une main, continuant de l’autre à presser contre elle son bouquet d’iris. Dès lors ébranlée par le choc, elle sentit le pied lui manquer, n’eut pas le temps de se raccrocher aux châtaigniers et roula sur la pente du talus jusqu’au lit de pierres du ruisseau.

Son gémissement, lorsqu’elle y atteignit, avait été précédé par le cri de Mlle de la Ferté.

Déjà celle-ci était auprès de Galswinthe.

— Mon Dieu, vous vous êtes fait mal!

Et elle ne savait que répéter, épongeant maladroitement le front de la jeune femme tout taché de sang:

— Mon Dieu, mon Dieu! vous vous êtes fait mal.

Comme on le voit, elle n’allait pas encore, dans cette débâcle subite de son amour-propre, jusqu’à dire «Je vous ai fait mal.»

Pour toute réponse, Galswinthe laissa sa tête peser de tout son poids sur l’épaule de Mlle de la Ferté.

Anne eut envie de se soustraire à cet abandon, d’accoter contre le talus le beau corps qui lui brûlait l’épaule. Mais elle craignit que ce mouvement ne fût interprété comme un aveu de faiblesse. Elle se raidit.

— Vous souffrez. D’où souffrez-vous? demanda-t-elle.

D’un regard, Mme de Saint-Selve indiqua sa cheville gauche.

— Peut-être vous êtes-vous foulé le pied? dit Anne.

— Peut-être, dit Galswinthe.

Sa tête s’appuya, plus fort encore, contre le cou de Mlle de la Ferté. Anne détourna les yeux, demandant au monde extérieur un prétexte quelconque, qui vînt au secours de son étrange désarroi.

— Ah! s’écria-t-elle, votre collier qui s’est cassé.

C’était vrai. Dans sa chute, Galswinthe avait rompu deux des fils qui retenaient les pendants de son collier de corail.

— Cela n’a pas d’importance, dit-elle.

— Je vois les grains qui manquent, fit Mlle de la Ferté.

Ils étaient tombés dans le ruisseau. Elle les ramassa. Du même coup, elle réussit à s’affranchir de son tendre fardeau. Maintenant, elle était debout devant Galswinthe. Celle-ci continuait à la regarder de la même façon, de cette façon qui comblait Anne, si cavalière d’ordinaire, de la plus mystérieuse confusion.

Il parut à Mlle de la Ferté que n’importe quoi était préférable à ce silence. Elle le rompit, au hasard.

— Pouvez-vous marcher? demanda-t-elle.

Galswinthe essaya de se lever. Elle eut un sourire douloureux pour signifier qu’elle n’y parvenait pas.

— Ma maison est tout près, dit Anne, les yeux mi-clos pour ne pas voir ceux de Galswinthe. Mais je n’aurai certainement pas la force de vous porter. Je vais aller chercher du secours, voulez-vous?

— Comme vous voudrez, dit Galswinthe, mais j’aimerais mieux que vous restiez avec moi. On finira bien par passer.

— Ah! fit Anne avec un cri de soulagement, voici quelqu’un.

C’était un paysan. Il avait entendu un bruit de voix dans le petit ravin, et venait de pencher sa tête au-dessus. Il restait là, interdit, ne sachant s’il devait demeurer ou partir.

— Julien! dit Anne, venez.

Il descendit jusqu’à elles. Il était fort. Il eut vite fait d’enlever dans ses bras Mme de Saint-Selve. Bientôt, tous trois, ils se trouvèrent sur la prairie.

— Pouvez-vous marcher, en vous appuyant sur nous? demanda Anne. Ou préférez-vous que Julien vous porte jusqu’à la Crouts?

Elle expliqua:

— La Crouts, c’est ma maison.

— Je sais ce qu’est la Crouts, dit doucement Galswinthe.

Elle ajouta:

— Je crois que je pourrai marcher.

Et elle put, en effet, s’appuyant du coude droit sur le bras de Julien, et ayant passé son bras gauche autour du cou de Mlle de la Ferté.

Quand elle fut étendue sur le canapé de reps vert du salon, Mme de Saint-Selve eut un léger frisson.

— Vous restez ici toute l’année? ne put-elle s’empêcher de demander.

Qu’il s’agît de deux interrogatrices aussi dissemblables que Galswinthe et la paysanne Isabeline, cette question était toujours la première que valait la Crouts à Mlle de la Ferté.

Éclairé par des portes-fenêtres, le salon semblait s’ouvrir sur un paysage sous-marin, glauque et verdâtre. La maison, située dans un bas-fond, était dominée de tous les côtés par la forêt. Parfois, la nuit, les habitants de la Crouts étaient réveillés par un bruit mat. C’était une racine d’arbre qui venait de faire sauter l’une des lamelles du parquet du salon ou de la salle à manger, posé à même le sol.

Anne arrêta sur la jeune femme un regard qui, cette fois, ne tremblait plus.

— Je reste ici toute l’année, dit-elle, martelant chacun de ses mots avec une dureté impitoyable.

Mais Galswinthe, attirant à elle la main de la jeune fille et la pressant contre son cœur, venait de trouver encore un moyen de sortir de ce mauvais pas d’une manière qui fut tout à la confusion de Mlle de la Ferté.

Celle-ci recula légèrement.

— Je vais faire avertir de votre accident à la Pelouse, dit-elle.

— Si vous voulez, répondit Galswinthe.

Et, à demi-voix, elle ajouta:

— Vous tenez donc à ce que je m’en aille si vite?

Anne ne répondit pas. Elle regardait Maria qui, à genoux, était en train de déchausser Mme de Saint-Selve. La cheville gauche apparut, plus gonflée qu’Anne, à un certain moment, ne l’avait cru. Certes Galswinthe devait souffrir. Il était certain aussi qu’elle avait plus de courage qu’on ne pouvait, au premier aspect, en supposer chez cet être indolent.

Anne voulut se rendre compte. Elle prit entre ses mains la mince jambe, à peine déformée, la serra avec plus de force qu’il n’eût convenu, peut-être. En même temps, elle regardait Galswinthe. La jeune femme pâlit un peu, mais sans cesser de sourire.

— Vous souffrez? demanda Anne.

— Je souffre, il est vrai, dit Galswinthe. Mais il me semble que vous me faites du bien.

Au même instant, des bruits s’entendirent. On frappait à la porte. Un homme fit irruption dans le salon.

Mlle de la Ferté, qui l’avait reconnu, s’était relevée brusquement. Si troublée qu’elle fût, et tout occupée par ailleurs à ne pas le laisser paraître, elle eut le temps de constater que cette subite intrusion avait provoqué chez Galswinthe un imperceptible mouvement de contrariété.

— Sir Thomas! dit la jeune femme, ah! comment avez-vous pu déjà être informé...

Sir Thomas s’était précipité vers Mme de Saint-Selve. Il lui avait saisi la main. Il parlait avec volubilité. Tout en lui révélait l’angoisse.

Galswinthe, toujours souriante, lui fit signe de se calmer.

— Ce n’est rien, dit-elle en français, tandis qu’il continuait à se répandre en exclamations anglaises précipitées, absolument rien, sir Thomas. Une petite foulure, tout au plus. Rien, vous dis-je... Pas, en tout cas, quelque chose qui puisse vous dispenser...

Parlant ainsi, elle lui désignait, dans un coin du salon, Anne, muette et droite. Sir Thomas se releva et salua avec confusion.

— Permettez-moi de vous présenter sir Thomas Kennedy, dit Galswinthe. Mlle de la Ferté, ajouta-t-elle, dont nous sommes les hôtes, et qui est venue à mon secours dans cette sotte affaire d’entorse.

La vérité, on le voit, dans la façon dont Galswinthe racontait l’histoire, souffrait du même mal que le pied de Mme de Saint-Selve. Mais Anne ne pouvait guère protester. Et l’eût-elle voulu, que les remerciements qu’était en train de lui prodiguer sir Thomas l’en auraient empêchée.

— Ah! mademoiselle, s’exclamait-il, en français alors, que d’excuses, à la fois, et de reconnaissance! Je vous demande pardon, j’ai frappé, je n’ai pas attendu qu’on me dise d’entrer...

Il continuait, ne prêtant pas attention, tant son émoi était grand, à la mine distante, presque revêche, de la jeune fille. Il serrait les mains de Mlle de la Ferté. Anne supputait avec une sorte de rancune inexorable quel degré de passion devait impliquer un tel trouble chez un homme à l’apparence si peu expansive. Elle regardait ses cheveux blancs, ses vieux doigts agités d’un tremblement... Tout cela dans son salon, à elle, dans ce salon où jadis Larralde était venu lui apprendre qu’elle pouvait, à tout jamais, faire son deuil de s’appeler un jour Mme de Saint-Selve. Et l’autre Mme de Saint-Selve, la véritable, voici que maintenant, elle était là, avec son pied nu... Et ce sir Thomas qui ne s’arrêtait pas de parler!...

— Je commençais à être inquiet; midi et demi! À cette heure, Galswinthe... Mme de Saint-Selve est toujours rentrée. Je savais qu’elle était venue de ce côté. J’ai marché vite. Dieu a voulu que je rencontre un paysan. C’était justement celui qui vous a aidée, mademoiselle, a la transporter ici. Mais il n’a su rien me dire, sinon qu’elle était blessée. Alors, j’ai couru, je me suis permis... Mademoiselle, encore une fois, toutes mes excuses, et soyez assurée...

Ne trouvant plus ses mots, il baisait les mains de Mlle de la Ferté.

— Sir Thomas, dit Galswinthe, qui ne perdait pas un détail de ce qui se passait sur le visage de la jeune fille, je vous en prie, calmez-vous. Je vous répète que ce n’est rien.

— Rien, dit-il, rien! Je suis certain, moi, que vous allez être deux jours sans pouvoir marcher. Heureusement que le docteur vient cet après-midi à la villa. Il doit y être vers trois heures. Il faut que nous ayons trouvé le moyen de vous transporter là-bas.

Galswinthe allait parler, élever peut-être une protestation, Anne ne lui en laissa pas le temps.

— Il y a, dit-elle (c’était la première fois qu’elle prenait la parole devant sir Thomas et sa voix était blanche et froide), il y a à la Pelouse deux voitures, une calèche à cheval et une carriole que traîne un âne. C’est la carriole qu’il faut faire venir pour vous chercher. La calèche ne peut pas circuler sur le chemin, à cause du sable. D’ailleurs, le jardinier de la Pelouse est au courant. Il n’y aura qu’à lui dire que c’est pour venir à la Crouts.

Ces dernières phrases, elle les prononça avec moins d’assurance: elle voyait Galswinthe qui, tandis qu’elle donnait ces détails, n’avait cessé de la regarder en souriant.

— Je ne me savais pas riche de tant de voitures, dit Mme de Saint-Selve.

— Eh bien donc, fit sir Thomas, qui était resté totalement étranger à cette petite scène, il faut faire prévenir le jardinier de la Pelouse. Puis-je vous demander, mademoiselle, de mettre le comble à vos bontés...

— Non, sir Thomas, non, dit Galswinthe. Mlle de la Ferté n’a, je crois, que des femmes à sa disposition. Il est plus naturel que ce soit vous qui retourniez à la villa. Vous reviendrez avec la carriole.

— Mais..., voulut-il objecter.

Mme de Saint-Selve eut un geste signifiant que tel était son désir, et qu’elle tenait à ce qu’il fût satisfait.

— Eh bien donc, dit sir Thomas en souriant, puisqu’on me chasse, je m’en vais. Mais je vous préviens que je vais faire diligence, et que je serai ici dans une demi-heure.

Quand il fut sorti, Galswinthe se retourna vers Anne, qui était restée, debout et muette, dans un coin du salon.

— Vous m’en voulez? demanda-t-elle.

— Moi! fit Mlle de la Ferté.

— Si, je sens que vous m’en voulez. Peut-être pour avoir ainsi forcé votre porte. Mais vous voyez que ce n’est pas tout à fait ma faute: et d’ailleurs, ceci,—elle montrait son pied bandé,—n’a fait que hâter des événements qui se seraient tout de même produits. Je désirais vous connaître, et j’avais prié M. le curé de Saint-Paul de vous demander pour moi l’autorisation de venir vous voir. Il ne s’est guère pressé de faire ma commission.

Mlle de la Ferté ne répondit pas.

Par la porte ouverte sur la salle à manger, on voyait la table mise, avec un seul couvert. Mme de Saint-Selve s’en avisa.

— Mon Dieu! fit-elle. Et moi qui vous empêche de déjeuner. Vous devez bien me maudire.

Anne eut un geste poli.

— Si, si. Mais je ne veux pas vous faire attendre plus longtemps. Je vous tiendrai compagnie pendant que vous déjeunerez. Aidez-moi, voulez-vous.

Déjà, elle faisait mine de se lever. Anne dut, à contrecœur, lui obéir. Galswinthe, appuyée sur le bras de la jeune fille, passa dans la salle à manger. Elle s’assit, à côté de la table, dans un fauteuil.

Mlle de la Ferté s’était assise, elle aussi, et avait machinalement déployé sa serviette. Son orgueil souffrait avec cruauté. Sans savoir ce dont il se composait, elle savait que son menu serait piètre. Il l’était, en effet: un œuf, des épinards à l’eau, du fromage.

Galswinthe regardait avec une sympathie souriante la vieille Maria qui étalait sur la nappe ces pauvres aliments.

— Si j’osais..., dit Mme de Saint-Selve.

Mlle de la Ferté ne comprit pas, ou eut l’air de ne pas comprendre.

— Si j’osais..., répéta Galswinthe.

Elle dit en riant:

— J’ai faim.

— Excusez-moi, dit Mlle de la Ferté, Maria, apportez un autre couvert.

Elle regarda Galswinthe, et dit d’une voix qui semblait s’être un peu radoucie:

— C’est une imprudence que vous faites là. Vous auriez sans doute mieux fait d’attendre, et de déjeuner à la Pelouse.

Galswinthe ne dit rien, mais elle prit la main de la jeune fille et la lui serra.

Profitant de ce que Maria revenait les bras encombrés, le vieil épagneul se glissa dans la salle à manger. Il vint poser sa tête sur le genou de Mme de Saint-Selve. Maria voulut le chasser.

— Laissez-le, laissez-le, dit Galswinthe.

Et, regardant Anne, elle lui demanda:

— C’est Pyrame, n’est-ce pas?

Mlle de la Ferté fit un signe affirmatif.

Galswinthe caressa la tête du chien. Il la regardait de ses yeux vitreux. Il happa un morceau de mie de pain qu’elle lui tendait.

— Il a quinze ans, n’est-ce pas? demanda encore Galswinthe.

— Quatorze, dit Anne.

— Quatorze ans, répéta Galswinthe.

Elle se tut. On voyait que sa pensée sondait les années, roulait des chiffres...

— Oui, murmura-t-elle, oui.

Sans transition, elle dit:

— J’ai trente-deux ans. Et vous devez en avoir vingt-huit?

Elles n’échangèrent plus d’autres paroles jusqu’au retour de sir Thomas, qui coïncida avec la fin du déjeuner.

Après le départ de ses visiteurs, Mlle de la Ferté monta dans sa chambre. Elle commença une lettre à l’abbé Vergez, dans laquelle elle essayait d’expliquer les raisons pour lesquelles, changeant d’avis, elle consentait à voir Mme de Saint-Selve. Puis, cette lettre à moitié faite, elle la déchira. Le temps était beau. Elle se sentait un grand désir de marcher à travers la campagne. Une visite à l’abbé Vergez serait plus habile. Elle ne tenait pas à laisser entre les mains du curé une trace écrite de ses fluctuations.

Elle partit, n’ayant pas emmené Pyrame, pour aller plus vite. Certes, elle ne pouvait plus être mécontente d’elle-même. Tout, dans cette journée, s’était passé selon son désir secret, avait cadré avec le plan qu’elle avait pu, d’avance, se tracer. À cette joie, néanmoins, elle sentait se mêler un certain dépit, en songeant que Galswinthe avait, de son côté, le droit de se dire la victorieuse... La victorieuse!... On verrait, peut-être... et Mlle de la Ferté, marchant, le long des haies une baguette de noisetier à la main, décapitait d’un coup sec les tiges tremblantes des menthes.

Elle ne fut de retour à la Crouts que fort tard, juste pour se mettre à table. Un petit paquet, noué d’une faveur bleue, était sur sa serviette. Anne jeta un coup d’œil interrogatif à la cuisinière.

— On a apporté cela de la Pelouse, mademoiselle, dit Maria.

Et la vieille servante eut un large sourire. Elle semblait saluer pour sa maîtresse la promesse d’une existence désormais meilleure ou,—c’était tout comme,—différente.

Anne déplia le paquet. Il contenait le collier qu’elle avait vu, au début de la journée, au cou de Galswinthe. Les trois grains dont le fil s’était rompu avaient été habilement remis en place. Une carte était jointe, sur laquelle Mme de Saint-Selve avait écrit:

À ma nouvelle amie, ce collier dont quelqu’un qui est mort avait coutume de dire qu’il n’irait jamais bien qu’à une brune.

Anne remit le collier dans son papier de soie et termina rapidement son dîner.

Quand elle fut dans sa chambre, de nouveau elle défit le papier et posa le collier sur la cheminée, à côté de la lampe. Puis, elle passa dans l’alcôve. Elle en revint avec une robe de satin bleu pâle, la robe qu’elle avait portée, à Bordeaux, lors de ses fiançailles, il y avait huit ans.

Anne revêtit cette robe, et se regarda dans la glace de son armoire. Mais l’image qui lui fut renvoyée ne dut pas la satisfaire, car, d’un geste nerveux, elle fit glisser à ses pieds la robe. Alors, à son cou mat, maintenant nu, elle agrafa le beau collier rouge.

Au cours des journées qui suivirent, Galswinthe et sir Thomas, joignant leurs instances, eurent toutes les peines du monde à obtenir d’Anne qu’elle consentît à revenir à la Pelouse, et encore ne parvinrent-ils jamais à la retenir à dîner. Tous deux alors, généralement, allaient la raccompagner jusqu’à la Crouts.

Il y avait dix jours que s’était produit l’accident dont Galswinthe était maintenant tout à fait remise. Le soir de ce jour, un des derniers d’avril, comme Anne se levait pour prendre congé, Mme de Saint-Selve, étendue sur une chaise longue, la retint par la main.

— Je me sens un peu lasse, dit-elle. Vous m’excuserez si je laisse à sir Thomas le soin de vous reconduire.

Anne eut un sourire plein de cette réserve qui ne la quittait jamais.

— Je puis rentrer seule, dit-elle.

— Non, non, dit sir Thomas. Je ne souffrirai pas...

Il insistait de façon assez maladroite pour que Mlle de la Ferté eût l’intuition soudaine que cette scène était préparée, que sir Thomas avait à l’entretenir en particulier.

Ils partirent tous deux. Quand ils eurent atteint le portail qui s’ouvrait sur la lande, Anne chercha à augmenter l’embarras de son compagnon.

— Rentrez, dit-elle. Il vaut mieux que Mme de Saint-Selve ne reste pas seule. Il m’a paru ce soir qu’elle était moins bien qu’hier.

Mais il n’eut pas l’air d’entendre cette phrase qui, en toute autre circonstance, eût absorbé toute son attention. Ils allaient, côte à côte, dans l’étroit sentier semé de brunes balles de pin. Le soleil, à l’horizon, mourait. Des oiseaux se perchaient dans les arbres pour s’y endormir.

Ils étaient déjà en vue de la Crouts, et sir Thomas n’avait pas encore rompu ce silence. Anne en venait à se demander avec inquiétude si elle ne s’était pas trompée dans ses prévisions.

Arrivée devant la maison, elle lui tendit la main.

— Je vous remercie, dit-elle.

Il restait immobile, sans prendre la main qu’elle lui tendait. Alors, elle sut qu’elle avait vu juste.

— J’ai à vous parler, murmura-t-il.

Sa voix était basse. Elle implorait.

Anne le regarda.

— Me parler? fit-elle, sur un ton de surprise parfaite.

— Oui, dit-il, j’ai à vous parler; je suis venu jusqu’ici, sans oser, comme un enfant. Excusez-moi. Il faut que vous m’écoutiez.

Il répéta encore.

— J’ai à vous parler.

Mlle de la Ferté fit un geste signifiant qu’elle était prête à l’entendre. Mais elle ne lui offrit pas de pénétrer dans la maison.

Enfin, il se décida.

— Comment trouvez-vous Galswinthe?

— Mme de Saint-Selve? dit Anne. Mais fort bien. Je vous ai dit tout à l’heure qu’elle m’avait paru un peu fatiguée. Mais ce doit être une fatigue toute passagère. Depuis dix jours que je la connais, certains progrès me semblent incontestables. La toux, notamment, paraît...

Sir Thomas avait saisi la main de la jeune fille. Il y avait dans ses yeux de l’émotion et du ravissement.

— N’est-ce pas? fit-il, n’est-ce pas?

Et comme elle cherchait à lui retirer sa main, il la serra plus fort.

— Cette amélioration, dit-il, elle vous la doit.

— À moi? fit Anne. Vraiment...

— Si, si, à vous, dit-il, s’exaltant peu à peu, à vous! Je la connais, allez. Depuis qu’elle vous voit, elle n’est plus la même. Avant de vous connaître, tout dans ce pays lui était importun. J’ai cru que j’allais être obligé d’interrompre ce séjour d’où dépend sa vie, de la remmener, de chercher autre chose. Maintenant, je suis tranquille. C’est-à-dire que je suis convaincu que, vous aidant, elle vivra...

Sa voix se cassa.

— Dites-moi, promettez-moi que cette aide ne lui fera pas défaut, surtout...

Un sanglot le secoua. Il put enfin achever sa phrase.

— Surtout maintenant? demanda Anne.

— Oui, dit-il à voix très basse, maintenant que je m’en vais.

Mlle de la Ferté eut de la peine à cacher un tressaillement. Elle y parvint, et ce fut sur un ton où il n’y avait plus que de la surprise qu’elle dit:

— Vous partez? Vous la laissez? Seule?

Il baissa la tête.

— Il le faut.

Anne se tut. Il crut que ce silence était un blâme.

— Ah! fit-il, si vous saviez, si vous saviez!

Son trouble était si violent que Mlle de la Ferté, une seconde, put croire qu’il allait parler, tout dire... Son espoir ne se réalisa pas.

Il se bornait à répéter:

— Si vous saviez! Des choses, il y a des choses que vous ne pouvez comprendre, que je ne puis dire.

— Monsieur, dit Anne, je ne demande rien.

— Mon Dieu! fit-il, voilà que je vous blesse, maintenant, vous dont j’attends tout, vous pour qui... Ah! je suis malheureux, bien malheureux.

Il semblait vieilli de dix années. Rien n’est plus déchirant, malséant presque, qu’une douleur, que des sanglots d’homme. Anne parut touchée.

— Les choses auxquelles vous faites allusion, dit-elle, je n’ai pas besoin d’en être instruite pour veiller de mon mieux sur Mme de Saint-Selve pendant votre absence, une absence qui sera sans doute de courte durée, n’est-ce pas?

Il hocha la tête avec accablement.

— Vous partez pour longtemps? demanda-t-elle.

— Pour longtemps.

— Pour un mois, peut-être?

— Peut-être pour un an.

— Ah! fit Anne.

Elle parut réfléchir.

— Et... quand partez-vous?

— Après-demain soir.

Ils se turent. Les cendres grises de la nuit commençaient à les environner.

Anne rompit le silence.

— J’irai demain à la Pelouse, dit-elle.

De nouveau, il lui avait saisi les mains. Les siennes n’étaient plus que de pauvres étaux tremblants.

— Merci! merci! Vous me promettez...

— Je ferai de mon mieux, dit simplement Mlle de la Ferté.

Et comme il se répandait en protestations de gratitude:

— Rentrez, dit Anne. Il ne faut pas qu’elle reste plus longtemps seule.

Il avait déjà fait une dizaine de pas dans le sentier. Elle le rappela.

— J’oubliais, fit-elle, et il faut tout prévoir. Vous parti, j’aurai peut-être à vous écrire.

Elle était aux aguets. Elle put constater l’angoisse où le jetait cet inoffensif préambule. Impitoyable, elle acheva.

— À quelle adresse devrai-je envoyer ma lettre?

Éperdu, il balbutiait:

— Mais, rien, je l’espère... Enfin, vous avez raison, il faut prévoir, tout prévoir... Vous n’aurez qu’à demander à Galswinthe.

Mlle de la Ferté n’insista pas davantage.

La gare de Dax est un triste bâtiment situé au bout d’une allée de platanes. Quand il a plu un jour, cette allée reste défoncée pendant huit jours, pleine d’ornières. Il avait plu la veille; il recommençait à pleuvoir quand la voiture de Mme de Saint-Selve arriva devant la gare.

La nuit était noire.

— Le train ne part qu’à neuf heures vingt, dit sir Thomas d’une voix mal assurée. Il est neuf heures à peine. Nous avons le temps.

Il descendit le premier et tendit la main à Anne, puis à Galswinthe. Mme de Saint-Selve avait tenu à venir l’accompagner à la gare. Après beaucoup d’efforts, ils avaient réussi à décider Mlle de la Ferté à se joindre à eux. Pour la première fois, elle avait dîné à la Pelouse.

Deux hommes d’équipe s’étaient emparés des bagages de sir Thomas.

— Rentrons, rentrons vite, dit-il. Que vous n’ayez pas froid, au moins.

Il n’y avait que peu de voyageurs dans cette pauvre gare: des paysans, des soldats à l’écusson portant le chiffre 49, qui regagnaient Bayonne, et d’autres, marqués du chiffre 34, qui rentraient à Mont-de-Marsan.

Sir Thomas prit son billet, puis, sur son banc, se mit à causer avec Galswinthe à voix basse. Discrètement, Anne s’était écartée.

À neuf heures dix, il y eut sur le quai un mince brouhaha. C’était l’express de Bordeaux qui partait, l’express qui menait vers l’Angleterre.

Le dos tourné, accoudée à la balustrade qui coupait en deux le hall de la gare, Mlle de la Ferté songeait. Derrière elle, elle avait sir Thomas et Galswinthe. Devant elle, c’était l’enregistrement des bagages. Elle reconnut ceux de sir Thomas: une grande valise fauve, et une malle d’osier dans une enveloppe de cuir de même couleur. Un employé était en train d’y coller l’étiquette portant le nom de la gare destinatrice. Elle était tout près de Mlle de la Ferté. Anne n’eut point de peine à lire sur les étiquettes cette indication: Revel-Sorèze.

Puis, la malle et la valise disparurent par la porte ouverte sur le quai noir.

Les voyageurs pour Pau, Tarbes, Toulouse, en voiture, s’il vous plaît.

Anne se retourna. Mme de Saint-Selve et sir Thomas s’étaient levés.

— Adieu! Au revoir! dit-il.

Ses bras, dans lesquels il pressait Galswinthe, étaient secoués d’un frisson continu, pitoyable à voir. Il s’attardait. Mme de Saint-Selve se dégagea.

Elle désigna Mlle de la Ferté.

— Embrassez-la aussi, dit-elle.

Anne, surprise, n’eut pas le temps de se refuser à l’humble baiser qu’il lui donna.

Il recommençait ses supplications de l’avant-veille:

— Promettez-moi, promettez-moi...

— On ferme les portières, dit Galswinthe.

Il ne retrouvait plus son billet. Il posa à terre son sac à main pour le chercher. Puis il finit par le découvrir dans une de ses poches. Il disparut en titubant. Moins d’une minute après, le train partait.

Anne et Galswinthe restaient maintenant seules dans la gare, avec un homme d’équipe qui, tranquille pour une heure ou deux, allumait sa pipe. La pluie, qui avait cessé quelques instants, recommençait à fouetter les vitres obscures.

Il semblait qu’un malaise étrange eût saisi les deux jeunes femmes. Elles demeuraient là, debout, immobiles, évitant presque de se regarder.

Puis Galswinthe dit:

— Partons, j’ai froid.

Elles remontèrent en voiture. La calèche, capote baissée, roula environ trois cents mètres, pendant lesquels elles ne s’adressèrent pas une parole, recroquevillées chacune dans son coin.

Comme elles traversaient le bourg de Saint-Paul-lès-Dax, Galswinthe ordonna au cocher de s’arrêter. La voiture fit halte devant les vitres pauvrement éclairées d’un café.

— J’ai froid, dit Mme de Saint-Selve. Entrons là un instant.

— Entrer là! murmura Anne.

Jamais encore, Mlle de la Ferté n’avait pénétré dans un café. Cette idée, une heure plus tôt, lui eût paru monstrueuse. Elle suivait Galswinthe, cependant.

Elle eut le soulagement de constater que, dans ce café, elles étaient seules. Anne inspecta d’un bref regard les tables, les murs où des chromos sans verre glorifiaient les prouesses de l’amiral Courbet, tandis que Galswinthe demandait qu’on leur servît des grogs.

Mme de Saint-Selve, pendant qu’on préparait les grogs, riait d’un rire nerveux.

— Ah! fit-elle.

En même temps, elle prenait à la vieille femme qui les servait la bouteille de rhum dont elle venait d’emplir à moitié les deux verres. Riant plus fort, elle la montra à Mlle de la Ferté.

Sur l’étiquette bariolée, on lisait, en lettres d’argent, cette inscription Silver Star et, tout en bas, en lettres plus petites, Edwin Calthorpe, Haïti.

— Eh bien? demanda Anne, qui craignait que sa compagne ne fût devenue folle.

— C’est vrai, dit Galswinthe, vous ne savez pas. Je vous expliquerai. C’est vraiment trop amusant.

Elle se retourna vers l’aubergiste.

— Et le rhum du Pélican? Est-ce que vous n’en avez pas?

La vieille femme, croyant à un reproche, se tenait devant elle, remuant des clefs dans les poches de son tablier.

— Le rhum Larralde? dit-elle.

— Oui, dit Galswinthe, ayant vidé d’un trait son verre, et jetant un coup d’œil joyeux sur Mlle de la Ferté.

— J’ai fini la dernière bouteille dimanche, fit l’aubergiste. Mais je n’en rachèterai pas. Il est trop cher. Il n’est pas meilleur; et les voyageurs de la maison ne passent plus.

— Vous avez encore cette bouteille? demanda Mme de Saint-Selve.

La vieille femme la lui apporta, après l’avoir longuement cherchée sous le comptoir, dans un grand bruit de verre remué. Galswinthe mit la bouteille à la marque du Pélican à côté de la bouteille à l’étoile d’argent, puis elle éclata d’un long rire.

— Buvez donc, dit-elle à Mlle de la Ferté.

Anne obéit. Quand elles remontèrent en voiture, il lui sembla qu’elle n’était plus tout à fait elle-même. Les objets, les lieux connus qui défilaient dans la nuit, à droite et à gauche de la voiture, lui paraissaient différents.

C’était Galswinthe qui avait étendu sur leurs genoux la couverture qui gisait sur le parquet de la voiture. Anne se laissa border, comme dans un lit.

Il pleuvait plus fort. Des souvenirs dansaient dans la tête de Mlle de la Ferté. L’un d’eux se précisa, devint tout-puissant. Passé qui imite l’avenir! Présent qui imite le passé! Oui, maintenant, elle se rappelait. C’était ici, ici même, voilà huit ans, dans des circonstances pareilles, ou presque, que Jacques lui avait dit qu’il l’aimait. Elle s’était laissé surprendre, sur la route de Castets, par la nuit et la pluie. Derrière elle, elle avait entendu le roulement d’une voiture, la voiture de la Pelouse. Jacques l’avait invitée à monter, suppliée même. La voiture était repartie. Jacques avait pris la main d’Anne. Elle ne la lui avait pas retirée.

Au même instant, sous la couverture de fourrure, Mlle de la Ferté sentit la main de Mme de Saint-Selve qui saisissait la sienne.

Elle ne la lui retira pas non plus.

TROISIÈME PARTIE

Il était certain que Galswinthe allait mieux. L’odeur sinistre de la créosote avait à peu près disparu de sa chambre. Le docteur Barradères, à partir de juin, ne vint plus qu’une fois par semaine à la Pelouse. Il causait avec Mlle de la Ferté, se félicitait de l’heureux succès du traitement, lui adressait des compliments pour qu’elle les lui retournât.

— Évidemment, disait-il, j’ai fait de mon mieux. Mais le climat y a été aussi pour beaucoup. Aujourd’hui, les progrès sont tels que toute trace de lésion a à peu près disparu. Un confrère non averti pourrait, de très bonne foi, jurer qu’il n’y a jamais eu infection bacillaire. Ce qui me chiffonne encore un peu, pourquoi le cacherais-je? dans le cas de Mme de Saint-Selve, c’est son extrême nervosité. Il faut redouter les poussées fébriles, susceptibles de tout remettre en question. Avec mes maîtres Bouchard et Gimbert, j’attribue, en matière de tuberculose, une grande importance aux influences psychiques. Ainsi, je vous poserai une question qui, sans doute, vous étonnera: Mme de Saint-Selve lit-elle?

— Lit-elle? disait Anne. Non, pas que je sache. Pourquoi?

Il toussait un peu.

— C’est assez délicat à vous expliquer, mademoiselle. Il est certaines excitations redoutables pour les tuberculeux, et que des lectures mal choisies peuvent fort bien créer, entretenir, développer. Le bromure et les douches froides s’imposent alors. Mais il est toujours regrettable d’avoir à compliquer un traitement. Il vaut mieux prévenir que guérir. Si Mme de Saint-Selve lisait, il y aurait lieu de veiller sur ses lectures. Quand j’étais à Paris, mon maître Gimbert m’avait donné l’idée d’un travail qui eût consisté à classer les ouvrages des littératures anciennes et modernes selon leur degré de nocuité par rapport aux tuberculeux excités. Pardonnez-moi d’entrer dans ces détails. Mais, enfin, il s’agit là des résultats indiscutables d’un grand nombre d’observations cliniques. Avez-vous lu Salammbô?

— Non, docteur.

— Eh bien, dans ce livre, la lecture de la scène du zaïmph entraînait,—toutes choses égales d’ailleurs,—chez certains malades, une instabilité thermique de trois à quatre degrés. Même constatation, avec un peu moins de gravité, peut-être, pour la promenade en fiacre, dans Madame Bovary, du même auteur. Instabilité thermique également très forte produite par la lecture de Monsieur de Camors, d’Octave Feuillet. Vous comprenez maintenant, sans doute, la valeur de la suggestion de mon maître Gimbert. J’aurais eu à dresser la liste des œuvres littéraires, en affectant à chacune d’elles un coefficient de nocuité. Mais, hélas! la vie est ainsi faite: les besognes terre à terre ont toujours raison des travaux d’un ordre supérieur. D’ailleurs, pour le cas qui nous occupe, puisque vous me dites que Mme de Saint-Selve ne lit pas...

— Je crois pouvoir l’affirmer, docteur.

— Très bien. Alors, je vous en prie, veillez à un autre détail. On peut, un jour ou l’autre,—les mauvais conseils ne manquent jamais,—pousser Mme de Saint-Selve à aller se faire soigner dans un sanatorium. En principe, je ne suis pas un adversaire du sanatorium. Ses avantages sont indiscutables lorsqu’il s’agit de tuberculeux isolés, sans fortune, dans l’impossibilité de se soigner chez eux. Mais ce n’est pas le cas, n’est-ce pas? Et croyez que, dans celui de Mme de Saint-Selve, la présence auprès d’elle, chaque fois que le besoin s’en fera sentir, d’un praticien jeune, actif, élève de Gimbert et de Bouchard... Je ne sais si je me fais bien comprendre.

— Parfaitement, docteur.

Chaque matin, de bonne heure, Mlle de la Ferté arrivait à la Pelouse. Elle trouvait d’ordinaire Galswinthe couchée. Elle l’aidait à s’habiller. Très souvent les deux femmes prenaient ensemble leur premier déjeuner, sur une table où l’ombre des platanes tamisait en pastilles d’or le soleil. Toute la journée, Galswinthe se montrait d’une gaieté folle. Anne, attentive à ses caprices, savait s’y plier. L’un des premiers avait été que son amie laissât les austères vêtures grises et noires qui la faisaient un peu ressembler à quelque oiseau nocturne. Désormais, pour des gens qui les eussent aperçues d’assez loin pour ne point distinguer leurs chevelures brune et blonde, il n’y aurait plus eu que deux Anne, ou deux Galswinthe. Ensemble, elles travaillaient à leurs robes d’été, et elles étaient de taille et de stature à ce point semblables que la robe de Galswinthe une fois terminée pouvait être revêtue par Anne, et de même la robe d’Anne par Galswinthe.

Seul, un événement venait, à des intervalles réguliers, mettre dans l’abandon de leurs conversations une note trouble: le passage du facteur. Deux fois par semaine, environ, il arrivait. On voyait sa blouse bleue s’approcher dans la grande allée. Puis, on distinguait son sac, une sorte de besace à carreaux de paille, jaunes et noirs, comme en ont dans les Landes les mendiants et les vagabonds. Il en tirait une lettre qu’il tendait à Galswinthe. La jeune femme la prenait, remerciait d’un air détaché, mais sous lequel Anne sentait de l’embarras. Mme de Saint-Selve affectait de n’être pas pressée de lire cette lettre, qui restait ainsi un quart d’heure, souvent davantage, non décachetée au milieu des linons et des mousselines jonchant la table. Mlle de la Ferté, relevant les yeux, ne pouvait pas ne pas reconnaître l’écriture, toujours la même, celle de sir Thomas. Quelquefois même, Galswinthe ayant dû, ces matins-là, par ordre du docteur, rester au lit jusqu’à midi, c’était Anne qui avait reçu la lettre des mains du facteur. Dans les dix premiers jours qui suivirent le départ de sir Thomas, les enveloppes avaient porté le timbre de départ, Sorèze, Tarn. Puis, il y en eut une qui fut datée de Paris. Toutes, maintenant, elles étaient, uniformément, datées de Londres. Peu à peu, d’ailleurs, Anne constatait que ce qui avait pu, à l’égard de ces lettres, être originairement chez Galswinthe détachement feint devenait indifférence réelle. Vers la fin juin, l’une d’entre elles resta toute une journée sans être décachetée. Galswinthe l’avait-elle oubliée véritablement? Avait-elle feint cet oubli, pour désarmer en Mlle de la Ferté la sourde hostilité qu’elle avait dû bien souvent lui sentir à l’égard de sir Thomas? Peut-être. En tout cas, le nom de celui-ci n’était jamais prononcé entre elles. Ses lettres, aussitôt lues,—et avec quelle rapidité,—étaient jetées par Galswinthe dans un coffret de thuya qu’elle avait sur la commode de sa chambre. Anne, de ce côté, eût donc pu se croire pleinement victorieuse, n’eût été un détail susceptible de lui faire douter de la réalité de sa victoire. Galswinthe, elle ne pouvait songer à s’en cacher, écrivait à sir Thomas, de plus en plus irrégulièrement sans doute, mais enfin, elle lui écrivait. Or, jamais Anne n’avait eu en main l’enveloppe contenant une de ces lettres. Toujours, Galswinthe avait évité de les lui confier, alors que, gardant le lit, elle chargeait Anne d’une commission quelconque pour Dax. Elle ne les faisait partir que lorsque, passant en promenade devant une boîte à lettres, elle pouvait conserver à cet acte son caractère secret. Il était difficile à Mlle de la Ferté de s’offenser de ce genre de précaution. Mais il était impossible à Galswinthe de ne pas constater qu’une heure de froid silence suivait implacablement le départ de chacune de ses lettres.

De sir Thomas, donc, elles ne parlaient, ni l’une ni l’autre, pas plus que s’il avait été mort. Par contre, il était un mort dont elles étaient venues à s’entretenir comme d’un vivant: c’était Jacques de Saint-Selve.

Ce Jacques, ce médiocre Jacques, avait fini par prendre dans leurs conversations une place prépondérante. Certes ce résultat paradoxal n’avait pas été atteint du premier coup. Chacune des deux femmes, désireuses autant l’une que l’autre d’aborder ce sujet qui pouvait devenir si vite scabreux, avait cherché à y parvenir par ses moyens propres, Galswinthe procédant généralement par allusions, et Anne par réticences. Ces dernières, de plus en plus lourdes de mystère, avaient eu pour effet d’exaspérer rapidement la curiosité fébrile de Mme de Saint-Selve. Insoucieuse désormais de la mesure, elle avait interrogé. Mlle de la Ferté s’était d’abord refusée aux confidences. Puis, petit à petit, avec une parcimonie savante, elle avait commencé à se les laisser arracher.

Maintenant, qu’il fît beau ou qu’il plût, qu’elles fussent tristes ou gaies, qu’elles passassent au bord d’un étang ou à travers une forêt, tout leur était prétexte à évoquer ce mort par lequel elles étaient unies aussi solidement que si elles avaient senti leurs mains jointes dans ses mains froides.

— Est-il venu dans cet endroit? demandait Galswinthe.

— Oui, répondait Anne. Je me rappelle. J’étais avec lui. C’était un dimanche. Il était à la fois heureux et en colère. Heureux, parce qu’il étrennait un joli costume de velours marron, qu’il portait avec une lavallière noire. Jamais je ne l’ai vu plus beau. En colère, parce que Pyrame, qui avait alors toute sa force et chassait un peu loin, avait fait partir une bécasse sans l’arrêter, et que nous n’avions pu aller à la remise. Il avait trop plu, par ailleurs, pour que le chien pût bien sentir la piste. Et puis, il avait peur de la colère qu’il avait vue dans les yeux de son maître. Il n’était plus bon à rien pour la journée. De là, le dépit de Jacques. Je le pris par le bras, et je lui dis: «Écoute, tu vas me laisser faire...»

— Est-ce qu’il est d’usage, disait Galswinthe, l’interrompant, est-ce qu’il est d’usage en France que les jeunes filles tutoient leurs fiancés?

— Assurément non, répondait Anne. Mais Jacques n’était pas pour moi un fiancé comme les autres.

Et elle achevait avec beaucoup de calme l’histoire de la bécasse dans la forêt mouillée.

Une autre fois, à brûle-pourpoint, Mme de Saint-Selve lui posa cette question:

— A-t-il beaucoup pleuré, quand il est parti?

— Beaucoup, dit Anne d’une voix faible.

Galswinthe la regarda tendrement.

— Ah! fit-elle, à sa place, je crois que j’aurais pleuré davantage encore.

C’était le soir. Les hirondelles, sur les eaux roses de l’étang, pourchassaient les éphémères. Anne et Galswinthe n’ajoutèrent pas une parole durant leur retour à la Pelouse.

Quelques jours plus tard arriva une lettre qui n’était pas de sir Thomas Kennedy.

L’ayant ouverte et lue, Galswinthe la tendit à Mlle de la Ferté.

C’était Mme de Saint-Selve, mère, qui écrivait. En quatre pages d’amabilités sucrées, elle faisait reproche à sa belle-fille d’être venue dans les Landes sans avoir même songé à s’arrêter à Bordeaux, où elle avait dû sûrement passer, et où toute la famille eût été ravie de l’accueillir. Mais ce n’était là que partie remise. Une triste circonstance allait lui en donner l’occasion. Le 8 juillet prochain, c’était l’anniversaire de la mort de Jacques. Elle savait que seule la santé de Galswinthe pourrait l’empêcher d’accomplir le pieux devoir de venir, en ce jour, prier sur la tombe de son mari. Si Galswinthe ne pouvait venir à Bordeaux, c’était elle-même qui viendrait à la Pelouse. Elle ne pouvait accepter l’idée que sa bru fût soignée par des mains étrangères, alors qu’elle-même et ses filles ne demandaient qu’à...

Anne rendit la lettre à Galswinthe.

— Que faut-il penser? demanda la jeune femme.

— Probablement que la chance n’a pas dû ces temps-ci favoriser au jeu le capitaine de Villerupt, dit Anne froidement.

Galswinthe sourit, parut réfléchir.

— Puis-je me dispenser d’aller à Bordeaux pour cet anniversaire?

— C’est affaire au docteur Barradères de le décider, dit Anne. Mais je crois fort qu’il ne sera pas de cet avis.

— Alors, dit Galswinthe, ma belle-mère en profitera pour venir ici. Et je n’y tiens pas autrement.

Mlle de la Ferté ne répondit pas directement.

— Si, dit-elle, Mme de Saint-Selve apprenait que sa belle-fille, au lieu d’habiter la Pelouse, était installée à la Crouts, je doute fort qu’elle mît à exécution son projet de voyage.

Galswinthe sourit encore.

— Nous avons le temps d’aviser, dit-elle. Nous ne sommes qu’au 20 juin.

Déchirant la lettre en petits morceaux, elle regardait, songeuse, Mlle de la Ferté qui s’était remise à son ouvrage. Anne lui apparut plus belle que de coutume, belle de la beauté de ces sardoines afghanes qui, parvenues à la moitié de leur carrière, se mettent à flamber tout à coup d’une flamme éclatante et triste.

Galswinthe n’alla pas à Bordeaux pour l’anniversaire de la mort de Jacques, et sa belle-mère ne vint pas à la Pelouse. Elle avait reçu de Galswinthe une lettre déférente, certes, mais qui rendait ce voyage difficile, même pour une personne moins orgueilleuse. Galswinthe avait lu cette lettre à Anne, et elle avait reçu pleine approbation de Mlle de la Ferté.

On était à la fin du mois d’août. Un matin, à l’heure habituelle, Anne arriva à la Pelouse.

— Il faut que j’aille demain matin à Dax, dit-elle.

— Pourquoi? demanda Galswinthe.

— Je viens de recevoir un mot de l’abbé Lafitte. Je fais partie de l’œuvre des Tabernacles, qui travaille à la confection des ornements du culte. Depuis huit ans, j’ai fait de mon mieux, avec beaucoup de régularité. Or, voici trois mois que je reste inactive. L’abbé Lafitte s’étonne. Il m’a écrit déjà une fois. Cette fois-ci, je le sens peiné. Il a toujours été très bon pour moi. Il faut que j’aille à Dax.

— J’irai aussi, dit Galswinthe. Je me promènerai, pendant ce temps, dans la ville. Je suis en parfaite santé, et je ne veux pas rester toute une matinée seule avec cette pauvre Célina.

Célina était la jeune paysanne que Galswinthe venait de prendre à son service. Jusque-là, et depuis son arrivée à la Pelouse, elle avait eu une femme de chambre ramenée de Paris. Mais cette fille de la grande ville s’était ennuyée à la campagne. Son service s’en était ressenti. En outre, elle avait peu de sympathie pour Mlle de la Ferté. Son renvoi avait été décidé. Elle était partie la semaine précédente. À sa place, Mme de Saint-Selve avait engagé Célina, nièce du jardinier de la Crouts. Célina ne parlait que patois, et sa rusticité eût désolé sa maîtresse, si Galswinthe avait jamais pu se plaindre d’une décision prise ou suggérée par Mlle de la Ferté.

Le lendemain matin, vers neuf heures, lorsque Anne arriva à la Pelouse pour y chercher Galswinthe, elle trouva celle-ci encore couchée. Le temps était humide. La pluie s’annonçait. Mme de Saint-Selve avait passé une assez mauvaise nuit. Elle toussait.

Elle voulut néanmoins se lever. Anne s’y opposa.

— J’irai seule à Dax, dit-elle.

Et elle se refusa à profiter de la calèche, déjà attelée sur l’ordre de Mme de Saint-Selve. Elle y fût montée avec Galswinthe; seule, non. Telle était la discrétion un peu affectée qu’elle n’avait jusqu’à ce jour cessé d’apporter dans ses rapports avec la propriétaire de la Pelouse.

Elle partit donc à pied. Elle marcha assez vite, pour éviter la pluie. Celle-ci la surprit néanmoins sur le pont du Sablar. Le manteau de Mlle de la Ferté était trempé quand elle arriva au presbytère.

L’abbé Lafitte la reçut avec des exclamations.

— Ma pauvre enfant, dit-il; par un temps pareil! Vous n’êtes donc pas venue en voiture?

Elle fit signe que non.

— Il ne fallait pas venir, dit-il. Il fallait attendre.

— Je n’ai que trop attendu, monsieur le Curé, dit Anne. Si j’en crois votre lettre, il doit y avoir du travail.

— Ah! ce n’est pas ce qui manque. Ces dames de l’œuvre sont pour la plupart en vacances. Celles qui restent doivent mettre les bouchées doubles. Elles n’y arrivent guère. On parle beaucoup, à leurs réunions, vous savez. Le meilleur ouvrage est fait par celles qui, comme vous, travaillent chez elles. Ma chère enfant, vous nous avez bien manqué.

— Je vais tâcher de regagner le temps perdu, monsieur le Curé, dit Anne. Vous me disiez, dans votre lettre, qu’on m’avait préparé du travail?

— On ne s’en est pas fait faute, dit l’abbé Lafitte. Venez voir, plutôt.

Et il la conduisit dans le salon du presbytère. Les tables, les fauteuils, les chaises étaient couverts d’ornements religieux sur lesquels les broderies n’étaient qu’ébauchées.

Anne sourit ironiquement à ce spectacle. L’abbé Lafitte, un peu confus, profita de ce que la sonnette de la porte d’entrée tintait pour s’éclipser.

Il revint quelques instants après, l’air plus penaud encore.

— Eh bien? dit-il.

Mlle de la Ferté n’était pas restée inactive. Elle avait rassemblé sur la table, en un seul paquet, toute cette chasublerie.

— Voici la liste des objets qu’on veut bien me confier, monsieur le Curé, dit-elle: trois garnitures d’autel, huit bourses à poches, trois pavillons de ciboire, onze bourses de salut, trois chasubles ordinaires, une chasuble moyen âge grande forme, une chape, six étoles pastorales, six écharpes de bénédiction, un dais, deux ombrellinos... On m’a, comme vous voyez, fait bonne mesure. Ces dames ne seront pas surprises si je les prie de ne plus rien m’envoyer avant le 1er janvier prochain.

— Il ne faut pas leur en vouloir, dit le curé. Je vous assure, mon enfant, elles ont fait de leur mieux. Aux dernières réunions, tout le monde s’y est mis, depuis Mlle Desbordes jusqu’à la petite Suzanne Jeandel. Mlle Loustalot et Mme Garat out même emporté du travail chez elles. À présent, je suis le premier à reconnaître... Enfin, au cas où vous ne pourriez pas...

— Je ferai de mon mieux, monsieur le Curé, dit Anne.

— Je sais, par ailleurs, dit l’abbé Lafitte, que vous avez moins de temps à vous que l’année dernière. Une amie à soigner... Et je suis informé du dévouement...

Anne releva la tête. Il s’embrouilla dans sa phrase.

— Oui, fit-il, le docteur Barradères m’a dit... Enfin, je sais que, grâce à vous, Mme de Saint-Selve est en bonne voie de guérison.

Et, comme Mlle de la Ferté ne disait toujours rien, il hasarda, avec un sourire:

— Qui sait? Maintenant qu’elle va tout à fait bien, peut-être consentirait-elle à vous aider.

Et il désignait le paquet de chasubles.

— Ce sont sans doute ces dames, monsieur le Curé, dit Anne sèchement, qui vous ont chargé...

Il eut un geste de dénégation.

— Non, non, ne protestez pas, dit-elle. Je sais qu’elles s’intéressent beaucoup à ce qui se passe à la Pelouse. Je m’étonne, dans ces conditions, qu’elles ne soient pas déjà informées d’un détail.

— De quel détail?

— Oh! d’une chose très simple: Mme de Saint-Selve est protestante. Il me paraît difficile, dès lors...

— Ce ne serait pas une raison, mon enfant, dit le curé, ravi de faire dévier la discussion dans le domaine des généralités. Ainsi, tenez, Mlle Crémieux-Dax... Elle a travaillé pour le culte.

— Rachel Crémieux-Dax est convertie depuis huit ans, dit Anne.

— C’est entendu, fit le curé triomphant. Mais elle ne l’était pas lorsqu’elle commença à travailler. Vous ignoriez ce détail. Elle avait demandé à nous aider. Votre présidente, Mme Garat, me consulta. Sur mon conseil, on lui confia une chasuble. Elle l’a commencée israélite. Quand elle l’a terminée, elle était catholique. Vous voyez, il y aurait double bénéfice à proposer à Mme de Saint-Selve...

— Je le lui proposerai, monsieur le Curé, dit Anne froidement, mais je doute fort que sa santé puisse lui permettre un travail régulier.

On sonnait de nouveau à la porte. L’abbé Lafitte sortit. Quand il rentra dans le salon, Anne avait déjà mis son manteau et son chapeau.

— Ma pauvre enfant, dit le curé, que faites-vous? A quoi pensez-vous! Il pleut à torrents. Vous ne songez pas à repartir?

— On m’attend, dit Mlle de la Ferté. Vous voudrez bien seulement me faire parvenir le paquet. On n’aura qu’à le déposer à la Pelouse. Je suis venue à pied.

— Et vous pensez que je vous laisserai repartir de même? s’exclama l’abbé Lafitte. Jamais de la vie. Écoutez, et soyez raisonnable. Deux sœurs de la Croix, de Buglose, sœur Nicole et sœur Albertine, sont venues ce matin à Dax en voiture. Elles doivent repartir à trois heures pour Buglose. Elles feront un crochet de deux kilomètres et vous déposeront à la Pelouse. Ne dites pas non. C’est la moindre des choses: le tiers des ornements que vous emportez est à destination de la chapelle de Buglose. Elles resteront toujours vos obligées. C’est dit, n’est-ce pas?

La pluie fouettait les vitres avec plus de violence.

— J’accepte, monsieur le curé, dit Anne, et je vous remercie. Mais vous n’avez personne à déjeuner?

— Mes deux vicaires, comme de coutume. Ah! vous me rappelez que j’ai invité aussi le père Divoise. Vous connaissez le père Divoise?

Mlle de la Ferté fit signe que non.

— C’est le Père jésuite qui a prêché le dernier carême à la cathédrale. Un homme tout à fait remarquable. Il est professeur au collège de New-Forest, en Angleterre. Il vient de nous revenir, en congé, pour soigner ses rhumatismes. En avril dernier, il a dit la messe ici, à la chapelle des lazaristes, avec une aube brodée par vous. Il sera ravi de faire votre connaissance, et de pouvoir vous remercier.

Elle restait indécise. L’abbé Lafitte la regarda avec tristesse.

— Ma pauvre enfant, murmura-t-il, savez-vous que vous devenez d’une sauvagerie qui me fait peur?

Anne se redressa.

— Excusez-moi, monsieur le Curé, dit-elle. Je vous assure que, pourtant, je vous suis bien reconnaissante.

Il était ému. Il se tira d’affaire en la laissant seule, alléguant quelques occupations.

Comme midi sonnait, la cuisinière introduisit dans le salon le père Divoise.

Il n’était pas prévenu de la présence de la jeune fille, et elle-même ne s’attendait pas à le voir entrer ainsi. Ils eurent tous deux un haut-le-corps. S’étant incliné l’un et l’autre, ils se mirent, lui à examiner avec attention une vilaine statue bariolée de l’Enfant Jésus de Prague, et elle, ayant relevé un rideau de la fenêtre, à regarder dans la rue les rares passants qui se hâtaient, parapluies noirs luisants, sous l’averse.

Le curé fit irruption. Il n’était pas averti de l’arrivée du jésuite. Anne sentit qu’il était ennuyé de n’avoir pu souffler au père Divoise le détail de la fameuse aube. Elle ne fit rien pour remédier à son désarroi. Au petit bonheur, il les présenta.

— Le déjeuner est servi, dit-il, tournant court avec une fausse désinvolture. À table, à table.

Et ils passèrent tous trois dans la salle à manger, où, debout, les attendaient les vicaires.

Anne les connaissait tous les deux. Le premier vicaire, l’abbé Ducourau, avait joué dans sa vie un certain rôle, puisque c’était par lui qu’elle avait appris le mariage de Jacques, puis sa mort. C’était un homme d’environ quarante ans, maigre et pâle. Sa santé était mauvaise. Elle l’empêchait d’être nommé à la cure où l’auraient appelé, depuis longtemps, son savoir, qui était grand, et ses autres mérites. Il ne s’en plaignait pas. Il n’avait pas d’ambition.

L’autre, l’abbé Tauziès, petit, râblé, commun, était fils de paysans du Marensin. L’évêque, qui s’intéressait aux sports, avait un faible pour lui, ayant assisté à deux parties de pelote contre des champions basques, dont l’abbé Tauziès, soutane retroussée jusqu’aux cuisses, était sorti vainqueur. On parlait de lui avec insistance pour la cure de Saint-Martin-de-Seignanx. L’abbé Lafitte, dans son cœur, préférait l’abbé Ducourau. Mais l’abbé Tauziès lui rendait plus de services.

Anne se trouvait assise entre le curé et le père Divoise. Elle observait ce dernier à la dérobée. Dès le premier abord, il lui avait été antipathique. Il semblait que chaque observation nouvelle vînt justifier cette impression. Émacié, blême, mal rasé, ses membres malingres flottant dans une soutane verdâtre, le père Divoise amalgamait un étonnant mélange de timidité et de suffisance. Pas de linge empesé à son cou, autour duquel le col de la soutane flottait, flasque, trop large de dix centimètres. Ce cou, pareil à celui d’un poulet, était affligé d’une menaçante pomme d’Adam, qu’agitait sans cesse un mouvement de va-et-vient grotesque. Tandis que les trois séculiers,—même l’ascétique abbé Ducourau,—absorbaient les bonnes choses qu’on leur servait avec une gravité recueillie, du meilleur aloi, lui, le régulier, il broyait, ingurgitait, mastiquait sans aucun style. Un observateur averti des choses de la table n’aurait pas manqué de se demander par quel paradoxe de la nature une maladie aussi raffinée, aussi sympathique que la goutte, avait bien pu échoir en partage à un si piètre mangeur.

Il écoutait avec un sourire lointain, amer, à peine poli, la conversation qui venait de s’engager entre le curé et l’abbé Tauziès.

— Eh bien? disait le curé. Où en est cette malheureuse histoire de balle?

— Quelle histoire? demanda l’abbé Ducourau.

— À quoi pensiez-vous donc hier soir? fit le curé. Nous en avons parlé pendant une heure, l’abbé Tauziès et moi.

Et il fit signe au second vicaire de mettre au courant ses convives.

— Eh bien, voici, dit l’abbé Tauziès, avec son terrible accent marensinois. Jeudi dernier, j’avais conduit les grands de l’école des Frères jouer à la balle au champ de Cuyès. Vous savez que le champ est limitrophe de la propriété de Peyrouton, qui appartient à M. Loustalot, notre député.

L’abbé Ducourau acquiesça pour montrer qu’il connaissait ces détails; Mlle de la Ferté et le père Divoise écoutaient avec indifférence cette pauvre histoire.

— Ce qui est arrivé est la faute du petit Peyré, dit l’abbé Tauziès. Étienne Peyré est sans contredit mon meilleur élève pour la pelote. Il joue bien, mais trop fort. Je le lui ai souvent répété. Dans le feu de la partie, il envoie fréquemment la balle par-dessus le fronton. C’est ce qui s’est produit jeudi. Mais ce jour-là, la balle est allée plus loin que d’habitude. Nous l’avons vue tomber dans les arbres de la maison de Peyrouton. Je ne sais pourquoi, j’ai eu tout de suite conscience de quelque chose de grave. Mais, comme nous n’avions pas cette balle, j’ai chargé le jeune Passicos d’aller la chercher, en lui recommandant d’être bien poli. Il n’en finissait pas. Enfin, nous l’avons vu revenir, sans la balle. Il nous a raconté la chose, tout ému. Il y avait du monde à déjeuner chez le député. Cette maudite balle est allée tomber parmi les invités, comme ils prenaient le café sous la charmille. Elle a cassé la cafetière et deux tasses.

— Tout cela est déjà très regrettable, dit le curé. Mais écoutez la suite.

— Au nombre des invités, continua l’abbé Tauziès, s’enfiévrant, il y avait, parait-il, le chef du cabinet de M. René Goblet, ministre de l’Instruction publique. Quand il a su que la balle avait été lancée par un élève d’une école libre, il a dit que c’était un abus intolérable. On lui a appris que nous touchions,—au titre de société de gymnastique,—une petite subvention de deux cents francs par an. Il a affirmé que, dès son retour à Paris, il nous la ferait supprimer. Voilà où en est l’affaire.

— Il fera comme il l’a dit, dit sèchement le père Divoise. Et il est probable que, par la même occasion, un certain nombre de patronages, subventionnés dans les mêmes conditions que le vôtre, perdront eux aussi leur subvention.

L’abbé Tauziès roulait des yeux navrés. Mais le curé, souriant finement, leva la main.

— Je n’ai pas les mêmes craintes que vous, mon révérend père. Je suis persuadé que le chef de cabinet du ministre y regardera à deux fois avant de nous supprimer notre subvention. Ses services ne manqueront pas en effet de lui apprendre de qui nous la tenons.

— Ah! fit avec ironie le père Divoise. De qui la tenez-vous donc? de M. Carnot?

— Mieux que cela, dit l’abbé Lafitte.

— Mieux que cela? De...

— Chut, fit le curé en mettant un doigt sur ses lèvres. Je vois que vous allez deviner. Parfaitement, de Gambetta. En 1881, l’abbé Tauziès a pris la liberté de lui écrire. Les choses n’ont pas traîné. En moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, la subvention a été accordée. Nous en avons été avisés par Gambetta lui-même. Monsieur l’abbé Tauziès, montrez donc au révérend père la belle lettre que vous avez reçue à cette occasion.

— Vous avez reçu une lettre de Gambetta? fit le jésuite, incrédule.

— De lui-même, dit le curé. Voyez plutôt.

L’abbé Tauziès avait déboutonné sa soutane et en retirait un extraordinaire portefeuille de toile bise. Il déploya une lettre.

— Lisez, dit le curé.

Le père Divoise, plus intéressé qu’il ne voulait le laisser paraître, avait mis une main à son oreille gauche qu’il tendait, en cornet, dans la direction du vicaire, rouge d’orgueil.

À M. l’abbé Tauziès, lut ce dernier, vicaire de la Cathédrale, Dax.—Monsieur, j’ai l’honneur de vous informer que, sur ma proposition, une subvention annuelle de deux cents francs vient d’être accordée par le ministre de l’Instruction publique au patronage de l’École des Frères de Dax. Je suis heureux d’avoir pu ainsi, tout en vous étant agréable, contribuer au développement de la culture musculaire, si nécessaire aux luttes que la République aura à soutenir dans l’avenir.

— Quel galimatias! dit le jésuite, qui décidément n’était content de rien. Les luttes, la culture! C’est du Kulturkampf qu’il s’agit, je pense.

— C’est de la Revanche! dit avec une assurance pleine de dignité l’abbé Lafitte.

L’abbé Ducourau eut son mince sourire.

— De la Revanche, dit-il. Oui. Ce serait assez cela. En parler toujours et n’y penser jamais.

Les regards ébahis de l’abbé Tauziès allaient de l’un à l’autre des convives.

— En tout cas, c’est signé Gambetta, dit-il, tapant du dos de l’index sur la lettre.

— Voulez-vous me passer cette lettre, dit le père Divoise.

Il avait mis ses lunettes, après les avoir retirées d’un étui qui ressemblait à un écrin à pipe.

— C’est signé Gambetta, répétait l’abbé Tauziès, têtu.

Le jésuite lui rendit son trésor.

— Oui, fit-il. C’est même, avec le style, tout ce qu’il y a de lui dans cette lettre.

Et il eut son insupportable petit rire méprisant.

— Que voulez-vous dire? demanda l’abbé Lafitte.

— Mon Dieu, rien, monsieur le Curé, sinon que Gambetta avait trois ou quatre cents lettres de ce genre à signer par jour. Cette lettre a été écrite par un de ses secrétaires. Il me semble même reconnaître l’écriture, celle de M. Thomson, je crois bien, ou de M. Joseph Reinach. Gambetta l’a signée. C’est déjà bien beau.

Il y eut un froid. Mlle de la Ferté, parfaitement indifférente, regardait son assiette vide, au fond de laquelle un coq bleu déployait ses ailes.

— Qu’il l’ait écrite, ou qu’il l’ait seulement signée, dit enfin le curé, pour consoler l’abbé Tauziès qui considérait avec abattement son document désormais sans prestige, peu nous importe. Ce qu’il y a de certain, c’est que la subvention a été accordée, et en quarante-huit heures.

— Gambetta est mort, et il ne faut que vingt-quatre heures pour qu’elle soit retirée, dit impitoyablement le jésuite.

Le silence recommença. Mlle de la Ferté avait croisé ses mains au bord de la table. L’abbé Lafitte s’aperçut soudain que le civet était fini par tous les convives depuis dix bonnes minutes. Il sonna nerveusement.

Il y avait un malaise dans la salle à manger. Le malaise consécutif à une discussion que l’on espère abandonnée, et qui renaît de ses cendres.

Le père Divoise était têtu. Il tint à en donner la preuve.

— Demander son appui à Gambetta, voilà une belle idée, fit-il. Et puis-je savoir, monsieur le Curé, qui vous l’a donnée?

— Je puis vous le dire, répondit l’abbé Lafitte. C’est Monseigneur.

— L’évêque d’Aire, dit le jésuite. Ah! vraiment.

Il sourit.

— Drôle de mélange, monsieur le Curé.

L’abbé Lafitte eut un geste de protestation.

— Ne dites pas de mal de Monseigneur, mon révérend père. Il a tant de sympathie pour vous.

— Tant que cela! fit le jésuite, avec un sourire impertinent.

— C’est moi qui vous l’affirme. Il a parlé, devant moi, de vos sermons d’une façon...

— J’en suis reconnaissant à Sa Grandeur, dit le père Divoise, très reconnaissant... Bien qu’à la vérité je craigne que le genre de sympathie qu’elle me porte soit un peu ejusdem farinae...

— Plaît-il?

— Oui, soit un peu de la même nature que celle que doit nourrir pour moi Son Éminence l’archevêque de Westminster.

L’abbé Tauziès n’avait pas abandonné tout espoir de s’instruire à table.

— L’archevêque de Westminster? fit-il.

Le père Divoise le regarda et sourit de façon compatissante.

— Monsieur l’Abbé n’a sans doute jamais entendu parler du cardinal Manning?

— Le cardinal Manning! répéta l’abbé Tauziès.

L’abbé Ducourau intervint.

— Vous ignorez peut-être, mon révérend père, dit-il de sa pâle voix grave, l’étendue des obligations d’un humble vicaire. M. l’abbé Tauziès, je vous le certifie, est fort excusable de n’être pas très au fait des démêlés de votre ordre avec l’archevêque de Westminster.

— Vous êtes sans doute très au courant vous-même de ces démêlés, monsieur l’Abbé, fit le jésuite, accentuant son ton pointu.

— Moins que je ne le désirerais, dit le vicaire. Assez, cependant, pour savoir que la question a été réglée une fois pour toutes par Sa Sainteté Léon XIII, et que la constitution Romanos Pontifices, qui décide en la matière, a été rendue à la requête du cardinal Manning sans doute, mais aussi à la requête des ordres religieux eux-mêmes.

— Qu’est-ce que cela prouve? dit le père Divoise. Je pourrais vous répondre bien des choses...

Le curé se pencha vers Mlle de la Ferté.

— Ma pauvre enfant, murmura-t-il. Vous ne devez pas beaucoup vous amuser...

Le jésuite avait entendu.

— Je m’excuse, monsieur le Curé, dit-il sèchement. Et je suis tout disposé pour ma part à arrêter une controverse dont l’intérêt...

L’abbé Lafitte rougit.

— Je vous en prie, mon révérend père. Je vous assure que rien n’est plus instructif...

— Vous disiez donc, monsieur l’Abbé? dit le père Divoise.

— Je disais, mon révérend père, que la constitution Romanos Pontifices aurait dû clore la querelle que vous rappelez. «Des fautes ont été commises des deux côtés, mais des deux côtés à bonne intention... Puissent désormais les deux clergés servir Dieu et son Église dans l’union et la paix, car une triste expérience nous a appris que nos dissensions nuisent aux âmes, et donnent aux ennemis de l’Église l’occasion de se réjouir de ses maux.» Vous savez sans doute de qui sont ces paroles?

— Ou je me trompe fort, dit le père Divoise, ou je reconnais là le ton de quelqu’un de l’Ordinaire.

— Elles émanent en effet d’un archevêque, dit l’abbé Ducourau. Mais cet archevêque est le révérend père Porter, de la Compagnie de Jésus. Vous voyez que l’on peut, de très bonne foi, et en tenant compte de l’intérêt des deux parties en présence, accepter les conclusions de la constitution Romanos Pontifices.

— Mon Dieu, fit le curé, qui sentait la conversation tourner à l’aigre, vous l’avouerais-je, j’ignore du tout au tout cette fameuse constitution Romanos Pontifices.

Ce n’était pas de l’eau qu’il venait ainsi de jeter dans le foyer. C’était des brandons.

— Votre vicaire se fera un plaisir de vous l’expliquer, monsieur le Curé, dit le père Divoise, avec la dignité d’Achille se retirant sous sa tente.

— Volontiers, fit l’abbé Ducourau, de plus en plus maître de lui. La constitution dont il s’agit, promulguée en mai 1881, par le pape Léon XIII, a eu pour but de régler les droits respectifs des moines, des membres des congrégations, des prêtres séculiers et des évêques.

— Eh bien, dit le curé, voilà qui est parfait.

— Sans doute, dit le jésuite. Demandez néanmoins à votre vicaire dans quel esprit cette constitution a été appliquée à notre ordre par l’archevêque de Westminster. Sait-il comment il nous a traités?

— Le savez-vous? fit le curé, se tournant vers l’abbé Ducourau.

— Il me souvient, dit le vicaire, d’une phrase du cardinal Manning, reproduite le 29 décembre 1886, dans le décret de béatification des martyrs anglais, où il est dit que les religieux de la Compagnie de Jésus «sur la terre portaient des vêtements de malfaiteurs, et au ciel brillaient dans des habits éclatants de blancheur».

— Voilà, dit l’abbé Lafitte, se tournant vers le père Divoise, qui me semble on ne peut plus honorable.

— Il n’est pas question de jolies paroles, fit le père Divoise vexé. Nous savons ce qu’en vaut l’aune. Il est question d’actes. M. l’Abbé s’est placé sur le terrain de la constitution Romanos Pontifices. Nous n’en sortirons pas, s’il y consent. Qu’il veuille bien vous dire ce que la constitution prévoit en matière de fondations de collèges religieux.

— Elle prévoit, dit le vicaire, que les ordres religieux ne peuvent fonder de collèges sans le consentement de l’Ordinaire.

— Bien, fit le père Divoise triomphant. Or, cette autorisation, que le cardinal Manning a toujours accordée aux autres ordres, il nous l’a, toujours et en toutes circonstances, refusée, à nous. Le reste est littérature. Je n’avais pas autre chose à dire.

Et il se mit, à grands coups de fourchette, à achever, de l’air le plus complètement désabusé, les haricots qui restaient dans son assiette, à côté de l’os de sa cuisse d’oie.

Le curé se tourna vers son vicaire, avec la gêne d’un Salomon ignorant tout du différend qu’il se juge tenu de trancher. Mais l’abbé Ducourau jouait avec son couteau. Il ne répondit pas.

Le père Divoise tint à poursuivre son avantage.

— Exclusion des jésuites seuls, lorsque l’autorisation d’enseigner est accordée aux autres religieux. Cela ne vous rappelle-t-il rien? Notre article 7, je suppose. Ainsi M. Jules Ferry proposait d’accorder l’autorisation d’enseigner à tous les religieux, à l’exclusion des seuls jésuites. Il est curieux de voir sur ce point l’accord du cardinal Manning avec les radicaux français. Nous nous chargerons, à notre heure, de prouver son accord, disons mieux, sa collusion, avec les radicaux anglais.

— Il me semble, mon révérend père, que vous portez là une accusation bien grave, fit le curé, qui trouvait, visiblement, qu’on ne faisait guère honneur à son repas.

Le père Divoise eut un sourire entendu. Il interpella l’abbé Ducourau qui, depuis quelques instants, n’avait rien dit.

— Vous si au courant des choses de l’Angleterre contemporaine, vous avez, je pense, monsieur l’Abbé, entendu parler de sir David Osborne?

— Je ne parle que des choses que je connais, autant que possible, dit le premier vicaire. Je sais qui est sir David Osborne, sans plus.

— Vous savez qui il est. Vous ne devez donc pas ignorer qu’il est un des membres les plus influents de la Chambre des Communes?

L’abbé Ducourau inclina la tête affirmativement.

— Vous ne devez pas ignorer non plus que, leader du parti radical anglais, protestant animé par ailleurs d’une espèce de sombre fanatisme, David Osborne englobe dans une haine farouche tout ce qui est catholique. C’est un homme du temps d’Elizabeth et de Cromwell. Séculiers et réguliers, il nous réconcilierait dans les prisons, s’il lui était donné de nous y jeter. Mais il y a des degrés dans son hostilité, et je regrette, monsieur l’Abbé, que sur la question dont il s’agit, vous soyez moins au fait que sur les précédentes. Car vous sauriez alors que c’est l’ordre de saint Ignace qui a l’honneur, plus que tous les catholiques réunis, d’être exécré par David Osborne.

— J’avais, à la vérité, oublié ces détails, mon révérend père, mais vous venez de m’en faire souvenir. Je me rappelle notamment que David Osborne s’est toujours opposé aux projets de loi destinés à permettre aux catholiques l’accès des fonctions de lord-chancelier d’Angleterre et de vice-roi d’Irlande.

— La charte anglaise, dit le jésuite, pose en principe la liberté individuelle, toutes les libertés. Si David Osborne en avait le pouvoir, d’un trait de plume, il nous exclurait de ce droit commun. C’est un ennemi comme nous n’en avons jamais eu. À la tête d’un parti puissant, il est respecté même par ses adversaires. Sans cela...

Les yeux du père Divoise étincelèrent.

— Sans cela! mon révérend père? dit le curé.

— Il serait peut-être possible d’avoir raison de lui, acheva le jésuite. Mais, je vous le répète, il est inattaquable, dans sa vie publique aussi bien que dans sa vie privée. Une sorte de puritain.

L’abbé Lafitte avait eu un haut-le-corps.

— Même si sa vie privée, mon révérend père, était sujette aux attaques dont vous parlez, je me demande quel parti il vous serait possible d’en tirer. Aussi bien que ceux contre qui on les dirige, de telles armes blessent ceux qui les emploient. En ce qui concerne votre ordre, notamment, ne croyez-vous pas que trop de gens seraient heureux qu’on leur fournisse ainsi une occasion de rééditer contre lui les stupides accusations portées par Eugène Sue, Michelet, et les autres?

L’abbé Ducourau souriait. Il était impossible de dire si ce sourire provenait de l’évocation de ces noms glorieux, ou de la naïve indignation de son curé.

Le père Divoise, lui, avait haussé les épaules.

— Mon Dieu, monsieur le Curé, vous pouvez être tranquille. Je vous le répète: il n’y a, hélas! rien à reprendre chez David Osborne. Mais sa moindre turpitude, en admettant qu’un jour elle surgisse, nous ne serions pas assez sots, en dehors de toute autre considération morale, pour la dévoiler nous-mêmes, et du même coup fédérer en faveur de notre ennemi toute la vieille hypocrisie protestante. Encore une fois, soyez en paix. Que sir David trébuche un jour, et il y a d’autres gens que nous qui se chargeront de crier sa défaillance sur les toits. Il est encore des tories en Angleterre, Dieu merci.

— Les whigs le défendront, dit l’abbé Ducourau.

Le père Divoise fit en souriant le geste de Ponce Pilate.

— Les whigs! fit l’abbé Tauziès, complètement désorbité.

— Je n’ai jamais pu, dit le curé, qui mettait une bonté de tous les instants à prendre à son compte les petites insuffisances de son vicaire, non vraiment, je n’ai jamais pu saisir la différence qu’il y a entre les whigs et les tories.

—Admettez que M. Jules Ferry soit whig, dit l’abbé Ducourau. Le due d’Audiffret-Pasquier sera tory.

Le père Divoise eut son premier sourire détendu.

— C’est à peu près cela, dit-il.

— Jamais je ne m’occuperai de politique, fit l’abbé Tauziès, dont les yeux s’écarquillaient de plus en plus.

—Pour en revenir à David Osborne..., reprit le jésuite.

— Oui, dit l’abbé Ducourau. Je serais bien heureux de connaître quel rapport il peut y avoir entre ce farouche no popery et le cardinal-archevêque de Westminster.

— Soyez donc satisfait, monsieur l’Abbé. Il n’y a qu’un point de contact, un seul, mais solide, je vous l’affirme, et c’est la haine des jésuites.

— Vous avez la preuve d’une alliance contre vous, mon révérend père, entre le cardinal Manning et le chef des radicaux anglais? demanda l’abbé Ducourau, dont c’était le tour d’ouvrir des yeux étonnés.

— Pas une preuve, monsieur l’Abbé, mais plusieurs, dit le père Divoise.

L’abbé Lafitte tenta de s’interposer. Depuis plusieurs minutes, il s’agitait sur sa chaise, il regardait la porte comme si l’évêque d’Aire flanqué de son vicaire général eût dû, d’un instant à l’autre, surgir dans la salle à manger.

— Je ne vois pas très bien l’utilité de cette discussion, tenta-t-il de dire. Mon révérend père, reprenez donc plutôt un peu de riz au lait.

Et, comme le jésuite repoussait la jatte, il la présenta à Mlle de la Ferté, sans se souvenir que la jeune fille lui avait déjà opposé un refus muet.

D’ailleurs le jésuite et le premier vicaire, dans le feu de leur entretien, ne s’occupaient plus de leur hôte.

— Je vous ai dit, monsieur l’Abbé, que nous avions de nombreuses preuves des bons rapports entretenus avec David Osborne par le cardinal. Écoutez d’abord cette petite histoire. En 1880, sir David perdit son petit-fils.

— David Osborne est si âgé que cela? dit l’abbé Ducourau. Je l’ignorais.

— Il doit avoir aujourd’hui cinquante-cinq ou cinquante-six ans, dit le jésuite. Il s’est marié très jeune. Il a eu une fille qui a épousé le major Simpson. Le petit Arthur Simpson, leur fils, a été enlevé par le croup en 1880. Or, à cette époque, le meilleur spécialiste pour les maladies de la gorge était, à Londres, notre ami, le professeur Bliss, catholique, et dont les enfants étaient élevés dans un de nos collèges.

— Malgré le cardinal Manning, vous avez donc trouvé le moyen d’enseigner, dit l’abbé Ducourau.

— Monsieur l’Abbé, fit avec humeur le père Divoise, si vous m’interrompez sans cesse, il me sera difficile de me souvenir des questions que vous voulez bien me poser. Je me borne à vous répondre que l’ostracisme jeté sur nous par le cardinal n’a d’effet que dans son diocèse, et que le collège où étaient élevés les fils du professeur Bliss se trouve situé en dehors de ce diocèse. Êtes-vous satisfait?

D’un geste, l’abbé Ducourau exprima son regret d’avoir interrompu à tort.

— Je reviens à mon histoire, dit le jésuite. Le petit Arthur Simpson était soigné chez son grand-père, dans la vieille maison de Curzon Street où David Osborne habite avec sa femme depuis qu’il est député aux Communes, c’est-à-dire depuis 1860. Tel est le fanatisme religieux de sir David, et surtout de sa femme, qu’ils s’étaient tous deux d’abord refusés à faire appel, pour soigner l’enfant, aux services du professeur Bliss, parce que catholique. Quand on se décida à l’envoyer chercher, il était trop tard. Soit dit en passant, ce trait vous édifiera sur la nature des sentiments que nourrit David Osborne à l’égard du catholicisme.

Le vicaire inclina la tête.

— Le professeur Bliss, continua le père Divoise, ne put, au chevet du petit mourant, que se convaincre de l’inutilité de ses efforts. Comme il quittait cette maison, où régnait le désarroi de la mort, il se trompa, n’étant pas raccompagné. Il ouvrit une porte au lieu d’une autre, pénétra dans un petit salon d’attente, où il trouva qui? M. Parnell, l’ami, le confident le plus intime du cardinal Manning. Très gêné, M. Parnell se répandit en explications, que le professeur ne lui demandait pas: «Il était venu prendre des nouvelles du petit Arthur... Il était ici à titre absolument personnel.» Il insista de façon peu naturelle sur ce dernier point... Je vous le demande, monsieur l’Abbé, en toute conscience, trouvez-vous normale la présence, en un tel instant, chez David Osborne, du confident du cardinal?

— La mort justifie bien des actes, dit le vicaire.

— On peut l’admettre, fit le jésuite. Aussi n’a-t-il jamais été fait état de cette histoire. Pas davantage, d’ailleurs, de la suivante: en 1882, David Osborne a soumis à la Chambre des Communes une proposition de loi tendant à interdire aux jésuites le droit d’enseigner dans tout le Royaume-Uni. Si contraire qu’elle fût aux principes anglais, cette proposition a failli être adoptée. Elle n’a été repoussée que grâce à la coalition tout occasionnelle du parti Parnell avec les tories. Or, la proposition de David Osborne était précédée d’un exposé des motifs très étudié, très complet. Eh bien, monsieur l’Abbé, dans cet exposé, des érudits à nous ont relevé des phrases entières, textuelles, vous m’entendez, absolument textuelles, qui figuraient déjà dans le rapport confidentiel soumis au Saint-Père par le cardinal, lorsqu’il se rendit à Rome en mars 1880, pour hâter l’élaboration de la bulle qui devait précisément être cette constitution Romanos Pontifices, dont nous parlions tout à l’heure. Que dites-vous de cette coïncidence?

— Il est certain qu’il ne peut y avoir là coïncidence, dit l’abbé Ducourau d’une voix grave. Mais ne peut-on admettre que le cardinal ait été en la matière victime d’une indiscrétion? Son rapport a pu tomber entre les mains de David Osborne.

— Ah! monsieur l’Abbé, dit le père Divoise, dont l’œil pétillait d’une ardeur joyeuse, vous me donnez envie de paraphraser ainsi l’histoire de saint Thomas: «Bienheureux les sceptiques, parce qu’ils seront convaincus.» Écoutez, écoutez encore. David Osborne, c’est sa force et ce sera peut-être un jour sa perte, est aussi entêté que vous. Sa proposition de loi ayant été repoussée en 1882, il n’a pas perdu l’espoir de la faire adopter en 1887. Depuis cinq ans, sans relâche, il travaille à compléter son exposé des motifs. Sa haine de nous le fait remonter à Louis XV, à Léopold, à Joseph II. Mais il sait qu’en matière canonique, on ne s’improvise pas historien du jour au lendemain. Plus que jamais, il travaille de concert avec l’archevêché de Westminster. Or, j’ai le regret de l’affirmer ici, dans cette lutte, il a pu compter sur d’autres appuis que celui du cardinal Manning. Des évêques français se sont faits ses complices.

— Des évêques français? fit l’abbé Lafitte, qui surveillait la porte d’un regard de plus en plus épouvanté.

— Notamment, mon révérend père? dit l’abbé Ducourau, toujours très calme.

— Notamment Mgr l’évêque de Castres, monsieur l’Abbé, dit le père Divoise.

— Vous avez la preuve d’un accord de ce genre?

— Je me fais un devoir de vous satisfaire. Au mois d’avril dernier, exactement par lettre en date du 23, l’évêque de Castres a fait savoir au cardinal Manning, qui l’en avait prié, qu’il se ferait un plaisir d’accueillir sir David Osborne dans son diocèse, et de mettre à sa disposition tous les documents dont celui-ci pourrait avoir besoin. C’est ainsi qu’au mois de juin dernier, David Osborne a passé quinze jours ou trois semaines,—nous ne savons pas exactement au juste,—à Sorèze, occupé à fureter dans la bibliothèque du monastère des dominicains. Inutile d’ajouter que ceux-ci ont été trop heureux de se mettre à l’entière disposition d’un homme qui les déteste,—c’est entendu,—mais qui déteste encore plus les jésuites.

Il y eut un silence. Puis, l’abbé Ducourau, que l’on sentait malgré tout impressionné, dit:

— Je ne vois pas très bien ce que David Osborne aura pu trouver d’intéressant dans la bibliothèque de Sorèze.

— Moi non plus, pour le moment, dit le jésuite. Je crois savoir cependant que cette bibliothèque contient pas mal de documents assez importants, notamment une correspondance de Lacordaire avec M. de Falloux, sur l’enseignement libre. Cela peut avoir un certain intérêt pour quelqu’un qui s’est donné pour but de juguler cet enseignement.

Le silence se fit de nouveau. À l’étonnement de tous, il fut rompu par Mlle de la Ferté.

— Revel, dit-elle, c’est une ville?

Elle avait posé cette question sans regarder personne, les yeux toujours fixés sur ses mains jointes au bord de la table.

Le père Divoise la regarda de travers. Que venait-elle faire dans cette discussion, où son interruption saugrenue risquait de faire oublier l’avantage manifeste qu’il venait de remporter?

Il ne se trompait pas. Jugeant sans doute que, dans le feu de la controverse, on avait un peu trop oublié à son égard, pendant le repas, certains principes élémentaires de courtoisie, l’abbé Ducourau répondait à la jeune fille:

— Revel, mademoiselle? Oui, c’est une petite ville de la Haute-Garonne. Tenez, précisément, c’est la gare de Revel qui dessert Sorèze, dont nous parlions tout à l’heure.

— Je vous remercie, monsieur l’Abbé, dit Anne.

Et elle retomba dans son mutisme.

— Eh bien, dit le père Divoise qui ne tenait pas à avoir parlé pour rien, monsieur l’Abbé, que dites-vous de ma dernière histoire?

L’abbé Ducourau hocha la tête.

— Tout cela, évidemment, est assez troublant, murmura-t-il.

— En tout cas, dit le curé, ces choses ne nous regardent pas.

— Parlez pour vous, monsieur le Curé, fit avec un sourire ironique le père Divoise.

— Pratiquement, dit le vicaire, que peut-il résulter d’heureux pour les catholiques de toutes ces... constatations?

Le père Divoise sourit encore.

— Rien, monsieur l’Abbé, rien n’en résulterait, si Dieu n’avait voulu qu’en même temps que notre ennemi, David Osborne fût celui des tories. Ils n’ont pas oublié qu’il a débuté dans la vie politique par une proposition de loi qui tendait à réduire à rien les privilèges de la Chambre des Lords. C’est ce que j’avais tout à l’heure l’honneur de dire à M. le Curé: nous pouvons nous en remettre à eux du soin, s’il fait quelque jour un faux pas, de casser les reins à David Osborne.

— J’aime mieux cela, dit l’abbé Lafitte; parce que nous, voyez-vous, réellement, ce n’est pas notre métier.

Le déjeuner était terminé. Les deux vicaires se levèrent, prirent congé, sortirent.

L’abbé Lafitte avait fait signe au père Divoise de rester. Dans son esprit timoré, il craignait qu’il n’emportât de toutes ces discussions un souvenir un peu aigre. Il tint à huiler les rouages.

— Chut, fit-il, un doigt sur les lèvres. Vous n’êtes pas si pressé, mon révérend père? Je vais vous faire goûter quelque chose... Rien de meilleur par ces temps de pluie. Et à vous aussi, mon enfant. Une eau de noix qui date de 1850. C’est votre tante de Pontonx qui me l’a donnée... Je reviens tout de suite.

Il sortit. À peine venait-il de refermer derrière lui la porte que la voix monotone de Mlle de la Ferté s’éleva:

— Mon Père, dit-elle au jésuite, j’aurais besoin de vous parler en particulier.

Octobre avait passé, doux, mais pluvieux. Les premiers froids n’apparurent que vers le 10 novembre. Galswinthe venait d’avoir toutes les peines du monde à esquiver, à l’occasion du jour des Morts, un voyage à Bordeaux. Sa belle-mère l’y avait conviée en termes sous lesquels transparaissait une certaine aigreur. La dernière lettre que Mme de Saint-Selve avait reçue, lorsqu’ella s’était définitivement récusée, contenait une allusion peu voilée aux mystérieuses influences qui s’employaient à détourner la jeune femme de sa belle-famille. Elle ne s’en alarma pas autrement. Elle allait mieux. Il s’agissait seulement que l’approche de l’hiver ne vînt pas compromettre une amélioration acquise au prix de tant de soins.

Le lendemain de ce jour, Mlle de la Ferté arriva à la Pelouse, comme de coutume, vers neuf heures. Il faisait un temps gris et brumeux. Anne trouva Mme de Saint-Selve encore couchée. Galswinthe s’occupait à broder, avec beaucoup de grâce d’ailleurs, une chape. Son goût créole reparaissait dans les ors et les argents dont elle parait, à profusion, son travail. Mais elle y joignait une telle ardeur, un tel désir de bien faire que Mlle de la Ferté eût eu mauvaise grâce à s’offusquer de cet excès de magnificence.

Anne ouvrit, toutes grandes, les fenêtres de la chambre. Surprise par l’air frais, Galswinthe, abandonnant la broderie, se blottit dans ses draps.

Du dehors, au ciel opaque, un bizarre cri rouillé pénétrait dans la chambre. Une sorte de roucoulement triste, qui semblait à la fois très proche et très lointain.

— Qu’est-ce que c’est? murmura Mme de Saint-Selve.

— Les premières grues qui passent, dit Anne. L’hiver.

Mme de Saint-Selve répéta:

— L’hiver.

Mlle de la Ferté était accoudée à la fenêtre. Ses yeux levés scrutaient le ciel. Le roucoulement des grands oiseaux de passage se faisait plus fort.

— Peut-on les voir? demanda Galswinthe.

— Peut-être, en regardant bien, dit Anne.

Mme de Saint-Selve s’était levée. Elle vint à la fenêtre. Elle passa son bras autour du cou de la jeune fille, et se mit, elle aussi, à regarder.

Le triste cri diminua, disparut.

— Elles étaient trop haut, dit Anne, et il y a trop de brouillard.

Et elle se mit à aider Mme de Saint-Selve à s’habiller.

Sur le gravier de l’allée, des pas crièrent. C’était le facteur. Elles l’entendirent repartir. Quelques instants après, la jeune bonne Célina entra. Le courrier se composait du journal auquel Galswinthe était abonnée, le Nouvelliste de Bordeaux, et d’une lettre, lettre habituelle de sir Thomas Kennedy.

Galswinthe eut l’imperceptible mouvement d’humeur qu’elle ne pouvait jamais éviter lorsqu’une de ces lettres lui était remise en présence d’Anne. Mais jamais indifférence ne fut plus complète que celle avec laquelle elle lança, sans l’avoir décachetée, la pauvre lettre sur la commode.

— Mon déjeuner! dit-elle.

Pendant que Mme de Saint-Selve mangeait, Anne avait fait sauter la bande du journal. Elle y jetait un coup d’œil. Mme de Saint-Selve tournait le dos à la jeune fille.

— Rien de nouveau, ce matin? demanda-t-elle.

Et, un peu étonnée de ne pas recevoir de réponse, elle répéta:

— Rien de nouveau?

— Rien de nouveau, dit Mlle de la Ferté, d’une voix à peine changée.

Vers onze heures, elles sortirent. Les grands platanes laissaient pleuvoir leurs dernières feuilles, tantôt vertes, qui tombaient lentement, comme de majestueux petits parachutes, tantôt rabougries, recroquevillées, pareilles à des oursins dorés, et dont la chute était alors soudaine et brusque.

Dans les massifs dénudés, on apercevait les escargots, luisants et jaunes.

Elles franchirent le portail, et, sans s’être concertées, prirent la route de la Cible. En un quart d’heure, elles furent au bord des eaux mortes.

Anne regardait, à la dérobée, sa compagne. Les yeux de Galswinthe erraient vaguement sur le marais. Les pommettes de la jeune femme étaient roses, un peu plus roses que d’ordinaire.

Au bout d’un instant, elle dit:

— Où est l’endroit où il manqua le tadorne?

— Vers la gauche, dit Mlle de la Ferté, dans cette petite gorge, dont on voit le trou noir, là-bas, dans le brouillard.

— Allons-y, dit Galswinthe.

— Je ne sais si nous pourrons y arriver, dit Anne. Il a plu l’avant-dernière nuit.

— Essayons toujours, dit Galswinthe.

Elles essayèrent. Elles ne réussirent qu’à tremper leurs chaussures. Un oiseau s’envola.

— Est-ce que c’est un tadorne? demanda Mme de Saint-Selve.

— Non, dit Anne. C’est une foulque.

— Est-ce qu’il a tué aussi des foulques?

— Oui, quand il avait dix-huit ans. Mais à la fin, il ne les tirait même plus. Ce n’est pas un coup de fusil digne d’un chasseur.

— Le tadorne, au contraire?

— Ah! le tadorne, c’est superbe. Un canard à tête rouge, plus gros que les canards ordinaires. Et si rare dans nos régions! C’est pour cela qu’il fut si contrarié, quand il manqua celui qui s’envola tout près de l’endroit où nous nous trouvons maintenant.

— Comment le manqua-t-il?

— Par ma faute. Il s’attendait à des bécassines. Il n’avait que deux cartouches de dix, dans son fusil. Quand il vit Pyrame se coucher de façon bizarre, il comprit que c’étaient les canards. Je portais son carnier, et les cartouches. «Du quatre, me cria-t-il doucement, deux cartouches de quatre.» De la motte de terre où j’étais arrêtée, je lui jetai les deux cartouches,—comme cela! Mais je me trompai, et ce furent deux autres cartouches de dix que je lui envoyai. Ah! il put bien doubler. Le tadorne fila comme si rien n’était. Le petit plomb glisse sur les plumes mouillées de ces oiseaux-là.

— Et... que dit-il?

— Voyant ma confusion, et que j’étais prête à en pleurer, il me prit dans ses bras, et m’y serra longuement.

Elles revinrent à la Pelouse et déjeunèrent sans qu’il fût survenu rien de particulier.

Après le déjeuner, Galswinthe, qui s’était déclarée un peu lasse, demanda à regagner sa chambre et à s’étendre quelques instants sur son lit. Anne l’accompagna, l’aida à s’allonger, puis s’installa elle-même dans un fauteuil, au coin de la fenêtre. Elle se mit à regarder avec beaucoup d’attention un vieux catalogue d’étrennes.

Elle fut tirée de cette occupation par un soupir, un soupir profond qui se transformait en plainte.

— Qu’y a-t-il? dit-elle, s’étant levée précipitamment.

Mme de Saint-Selve était toujours étendue, mais elle apparut à Anne d’une pâleur mortelle. Une de ses mains s’appuyait sur son cœur. L’autre pendait, inerte, le long du lit.

Par terre, Anne aperçut une lettre dépliée. Sur le drap, il y avait l’enveloppe, déchirée. Galswinthe venait de lire la lettre de sir Thomas, et c’était, selon toute vraisemblance, en la lisant, qu’elle avait été prise de syncope.

— Qu’y a-t-il? répétait Anne.

Elle prit dans ses bras la jeune femme, la redressa, l’accota contre l’oreiller.

Les yeux de Galswinthe s’entrouvrirent.

— Le Nouvelliste, murmura-t-elle, le Nouvelliste! Où est le Nouvelliste? Qu’y avait-il dans le Nouvelliste?

— Le journal d’aujourd’hui? fit Anne. Le voici.

Il était resté sur la commode. Mlle de la Ferté le tendit à Galswinthe, et comme Mme de Saint-Selve ne parvenait pas à l’ouvrir, tellement ses doigts tremblaient, Anne déploya elle-même le journal.

Du premier coup d’œil, Galswinthe trouva ce qu’elle cherchait.

— Mon Dieu! fit-elle. C’est épouvantable.

Et elle se rejeta en arrière, gémissant et se tordant les mains.

— Mais qu’y a-t-il? ne cessait de répéter Anne.

Incapable de répondre, Mme de Saint-Selve lui désignait du doigt un coin de la première page, où l’on voyait imprimé, en gros caractères:

Le scandale de la Chambre des Communes. Sir David Osborne, leader du parti radical anglais, pris à partie en pleine séance pour des motifs d’ordre privé. Il soufflette un député.

— Eh bien? dit Anne, s’interrompant de lire. Que veut dire? Quel rapport enfin...

Galswinthe sanglotait.

— Là, là, parvint-elle à dire. Par terre. La lettre...

— La lettre de sir Thomas Kennedy? dit Anne.

Galswinthe lui faisait signe de la lire.

— Lire la lettre de sir Thomas, moi! fit Anne. Je ne vois pas pourquoi... Que signifie!...

— Ah! dit Galswinthe, dans un cri déchirant, Thomas Kennedy, c’est... David Osborne.

— Ah! fit à son tour Mlle de la Ferté.

Elle se tut, puis elle répéta simplement:

— Thomas Kennedy! David Osborne!

Son intonation était telle que les larmes de Galswinthe s’arrêtèrent presque. Elle regarda Anne avec des yeux suppliants.

— Ce n’était pas mon secret, murmura-t-elle. Sans cela, il y a longtemps que je me serais débarrassée de ce poids, que j’aurais parlé. Mais je ne pouvais pas, je ne pouvais pas. C’était son secret, à lui.

Elle recommençait à se lamenter, et soudain elle porta son mouchoir à ses lèvres. Les veines du cou surgirent. Une crise de toux, sèche, atroce, secouait la malheureuse.

— Il faut être forte, dit Mlle de la Ferté.

Elle avait pris la lettre et la lisait, posément, à haute voix:

Mon amie bien-aimée, vous aurez déjà lu dans les journaux l’épouvantable catastrophe, l’ignominie de mes adversaires. Ma douleur ne serait rien si je ne pensais à la vôtre. Je dois me faire violence, songer uniquement à la lutte. Demain, aux Communes, je vais voir mes ennemis en face. Je me défendrai. A la face du pays, je crierai mon dégoût pour des procédés qui consistent à fouiller dans la vie privée d’un homme, à publier...

Mlle de la Ferté s’interrompit, prit le journal, lut, le reposa.

— Sa lettre est datée du 7 novembre, dit-elle. La séance dont il parle a eu lieu le lendemain. Les événements ont marché. Ils ont tourné contre lui.

Elle acheva la lecture de la lettre:

Je sortirai vainqueur de cette épreuve, je le sens, je le jure. Mais en ces minutes horribles, je tiens à vous dire, mon amie bien-aimée, que je serais le plus misérable des hommes, si je n’avais, pour me soutenir, la pensée de notre amour.

Anne remit la lettre dans son enveloppe. En même temps, elle regardait Mme de Saint-Selve. Effondrée parmi les coussins, Galswinthe n’était plus qu’une pauvre chose pitoyable, avec des épaules secouées alternativement par les sanglots et la toux.

— Il faut être forte, répéta Mlle de la Ferté.

Et, s’étant dirigée vers la commode elle alluma une lampe à alcool et se mit en devoir de faire bouillir de l’eau pour une tisane quelconque.

Célina venait d’entrer. Anne lui parla bas. La jeune bonne sortit. Un instant après, on frappait à la porte de la chambre.

— Qui était là? put murmurer Galswinthe, lorsque Mlle de la Ferté, qui était sortie à son tour, fut revenue.

— Le jardinier, dit Anne.

— Le jardinier? fit Galswinthe, découvrant ses yeux ravagés par les larmes.

— Il part pour Dax. Il en reviendra avec tous les journaux qu’il aura pu trouver. Les détails que donne le Nouvelliste sont insuffisants.

Elles restèrent sans parler. La nuit tombait. Sur la commode, la flamme de la lampe à alcool devenait rose, puis violette. Son reflet dansait, à l’entour, sur les fioles des médicaments.

— Voici les journaux, dit Anne.

Le jardinier avait fait diligence. Instantanément, le lit fut recouvert de dix ou quinze journaux déployés.

Galswinthe suivait avec angoisse les gestes de Mlle de la Ferté. Celle-ci parcourait rapidement un journal, passait à un autre. Dans tous, le scandale de la Chambre des Communes tenait la première place. Le Temps était celui qui donnait de l’affaire le résumé le plus complet, avec les commentaires des principales gazettes anglaises.

Mlle de la Ferté tendit à Galswinthe le numéro en lui signalant du doigt un passage. Elle approchait en même temps, pour que Mme de Saint-Selve pût lire, le guéridon où était la lampe.

Dès le 5 novembre, écrivait le Temps, les membres du gouvernement, les lords et les députés aux Communes ont reçu un factum anonyme reproduisant des lettres adressées par sir David Osborne à une femme inconnue, dont l’auteur du factum se défend de vouloir livrer le nom au public, à moins que David Osborne ne l’en somme. Le lendemain, un des journaux hostiles au leader radical, l’Evening, a reproduit lesdites lettres, avec le défi qui les accompagne. En faisant leurs réserves sur la correction d’un procédé si contraire aux mœurs anglaises, tous les journaux du soir ont reproduit à leur tour le factum...

Galswinthe saisit la main de Mlle de la Ferté.

— Le texte de ces lettres! dit-elle.

— Il n’y a que des extraits, dit Anne. Les voici.

— Je ne puis lire, fit Galswinthe, une main sur son cœur, l’autre sur ses yeux.

Londres 17 août, lut, de sa voix grave, Mlle de la Ferté. Mon amie bien-aimée, le mois que je viens de passer près de vous, sous cet adorable ciel de France, je n’en ai compris vraiment la beauté que depuis mon retour ici, dans ce Parlement où les plus bas intérêts sont rois, qu’il s’agisse de tories ou de whigs, de mes partisans comme de mes adversaires... Faut-il vous parler de ma maison, qui m’est devenue odieuse, au point que je me demande comment, avant de vous connaître, j’ai pu y vivre trente ans, côte à côte avec une épouse sans élan ni sensibilité.

Anne s’arrêta.

— Cette lettre? dit-elle.

Et elle regardait Galswinthe.

— Je ne sais pas! fit celle-ci, les yeux hagards. Elle est datée du mois d’août, j’étais arrivée à les lire avec si peu d’attention.

— Et celle-ci, alors? dit Anne.

Et elle reprit la lecture du journal.

Brighton, 7 septembre. Hier, ma bien-aimée, je présidais ici une manifestation antialcoolique. Le moyen d’aboutir à quelque chose d’utile, de sérieux, dans un pays où c’est d’en haut que part le mauvais exemple, où le dernier des dockers sait fort bien qu’il faut chaque soir sa bouteille de whisky à celle qui est assise sur le trône d’Elizabeth...

Galswinthe eut un geste d’épouvante pour faire taire la jeune fille...

— Je me rappelle, fit-elle. Oui, cette lettre-là, cette phrase du moins, je me la rappelle. La Reine! Mon Dieu!

Une crise de toux la précipita dans ses oreillers.

— Il y a encore deux lettres, dit Mlle de la Ferté.

Incapable de prononcer un mot, Mme de Saint-Selve fit signe que c’était inutile, qu’elle en avait assez entendu. Et puis elle se reprit à étouffer.

— De l’air! supplia-t-elle.

Mlle de la Ferté ouvrit la fenêtre. Mais le froid nocturne était tel qu’elle dut tout de suite la refermer.

— Le coffret? dit Galswinthe, quand elle put parler.

Mlle de la Ferté lui apporta le coffret de thuya qui contenait les lettres de sir David Osborne. Galswinthe l’ouvrit. Les lettres apparurent. En les voyant, Mme de Saint-Selve se remit à sangloter.

— Je ne peux pas, répétait-elle, au milieu de la toux et des larmes. Pour savoir s’il en manque, et lesquelles, il faudrait les relire, toutes, toutes. Je ne peux pas! je ne peux pas.

Sans mot dire, Anne prit le coffret et le remit sur la commode. Puis, revenue auprès de Galswinthe, elle continua la lecture du Temps.

Le scandale se serait peut-être arrêté là, si David Osborne, malgré les conseils discrets de ses amis, ne s’était obstiné à prendre la parole aux Communes, où son intervention était annoncée depuis plusieurs jours. Il s’agissait d’un projet de bill concernant la répression des audaces du clergé irlandais. Bien avant l’heure de l’ouverture de la séance, les tribunes étaient bondées, et tous les députés à leurs places. Quand David Osborne parut, horriblement pâle, un silence glacé l’accueillit. Quelques timides applaudissements retentirent, pour se taire aussitôt. Il parla, et bientôt ce fut le déchaînement du tumulte le plus effroyable que mémoire de speaker ait jamais enregistré. Comme David Osborne venait de dire que le clergé irlandais ne respectait pas même la Couronne dans ses attaques, des murmures coururent. Un des leaders irlandais, M. Biggar, lui coupant la parole, dit qu’en tout cas il n’était au pouvoir d’aucun député anglais d’apporter à la tribune des Communes une phrase d’un prêtre irlandais égale en rigueur à certaine phrase dont lui, Biggar, demandait l’autorisation de donner lecture à l’Assemblée. Effectivement, au milieu de clameurs furibondes, il lut la phrase dans laquelle David Osborne parlait «de la bouteille de whisky qu’il faut chaque soir à celle qui est assise sur le trône d’Elizabeth». La manœuvre des obstructionnistes irlandais avait réussi: le procès-verbal de la séance devait enregistrer la phrase infamante à l’égard de la reine. Tandis que le groupe Parnell applaudissait frénétiquement son orateur, que les whigs gardaient un silence atterré, les tories, debout, apostrophaient avec véhémence sir David Osborne: «N’avez-vous pas honte? lui criait-on. Votre présence ici est un scandale. Allez-vous-en. Disparaissez.» L’émotion ne connut plus de bornes lorsqu’un député whig, du parti de David Osborne, proposa de soumettre la question des lettres et des poursuites éventuelles contre l’auteur du factum anonyme à une commission parlementaire. De tous côtés, on criait à David Osborne: «Vous ralliez-vous à cette proposition?» Mais lui, à son banc, restait immobile et muet. C’était l’aveu de l’authenticité de ces lettres. Alors les huées se firent si violentes que le speaker dut suspendre la séance.

Anne s’arrêta de lire, et regarda Galswinthe.

Dans un râle, la jeune femme murmura:

— J’ai soif.

Mlle de la Ferté se leva. Elle tenta de rallumer la lampe. Mais il n’y avait plus d’alcool. Elle dut aller en chercher à la cuisine. Quand la tisane fut chaude, elle fit boire Galswinthe.

— Cette maison n’est pas faite pour qu’un malade y soit convenablement soigné, dit-elle. Seuls, des gens bien portants l’ont habitée jusqu’ici.

Galswinthe buvait avec effort, et, pendant qu’elle buvait, elle jetait à Anne des regards suppliants.

— Puis-je continuer? demanda Mlle de la Ferté.

Et comme Mme de Saint-Selve gisait, inerte, parmi ses oreillers, elle reprit sa lecture.

Le scandale a pris une forme particulièrement regrettable dans le vestibule des Communes où une altercation s’est produite entre sir David Osborne et M. Biggar. Le premier a giflé le second, qui a répondu par un coup de poing. Les huissiers les ont séparés. Pour qui connaît les mœurs parlementaires anglaises, la violence de ces incidents dépasse ce qu’il a été possible d’imaginer jusqu’ici.

A l’heure actuelle, la presse tout entière est unanime à constater la ruine de David Osborne. Jamais situation si considérable n’aura été en moins de temps réduite à rien. Le Times publie une parole de M. Gladstone aussi sévère dans le fond que modérée dans la forme. La retraite de David Osborne y est formellement exigée. «Malgré les splendides services rendus par sir David à son pays, j’estime, dit le chef du gouvernement, que son maintien à la tête du parti radical produirait, dans l’état actuel, des conséquences désastreuses au plus haut degré pour la cause de ce parti.» Seul, le Daily Chronicle tentait une timide défense du vaincu, en rappelant que Nelson continuait à être glorifié malgré l’histoire de lady Hamilton. Inutile fidélité! Sir David avait signé lui-même sa déchéance en ne réclamant pas l’enquête. La morale,—si l’on peut dire,—de ces déplorables événements a été tirée hier par lord Salisbury. Causant dans la cour des Pairs avec le marquis de Riversdale: «Midas, a-t-il dit, ne prenait pour confident que son barbier. Plus fous que lui, nos hommes politiques modernes se confient à des femmes. Et ce que Midas ne faisait que dire, eux, ils l’écrivent.»

Les gémissements de Galswinthe étaient moins forts, mais d’une continuité qui faisait peur. Impassible, Mlle de la Ferté termina la lecture du Temps.

En dernière heure, on ne sait rien de sir David Osborne, sauf qu’il n’a pas reparu à son domicile, que sa femme a également quitté. Le solicitor de Mme Osborne, questionné par les journalistes, s’est refusé à toute déclaration. Mais on sait qu’il vient d’intenter, au nom de sa cliente, une action devant la Cour des Divorces. L’opinion anglaise tout entière est favorable à Mme Osborne.

Anne replia posément le journal, et attendit.

Galswinthe n’avait cessé de gémir que pour tomber dans une espèce de somnolence, affreuse, coupée d’exclamations incohérentes. Puis, le sommeil la terrassa.

Quand, beaucoup plus tard, elle rouvrit les yeux, elle vit, debout auprès d’elle, l’ombre mince de Mlle de la Ferté. Elle lui sourit, et fit un geste timide pour lui prendre la main. Anne sentit sur cette main les lèvres brûlantes et sèches de sa compagne.

— Cette lumière! murmura Mme de Saint-Selve, en désignant, avec un geste douloureux, la lampe, à l’abat-jour trop haut, qui lui brûlait les paupières.

Mlle de la Ferté alla éteindre la lampe.

Les langues du feu, dans la cheminée, se faisaient de plus en plus petites. Elles tournaient du rubis au rose tendre. À chaque fois, elles semblaient mourir pour ne plus renaître, avec des à-coups, qui, pour une seconde, embrasaient la chambre.

À travers la cloison contre laquelle la tête du lit était accotée, la pendule de la salle à manger sonna deux heures.

Réveillée par le tintement métallique, Anne, chancelante, se dressa. Galswinthe, maintenant, dormait; sa respiration était à peu près régulière.

Un rectangle bleu sombre se dessinait dans la paroi. On avait oublié de clore les volets de la fenêtre. Anne les ferma. Elle mit une bûche au feu, puis, quittant la chambre, alla à tâtons dans la salle à manger, où elle se souvenait que les volets étaient restés aussi ouverts.

La porte du corridor, qui donnait sur le parc, était vitrée. La lune froide d’automne passait au travers, luisait sur le parquet. Anne appuya son front à la vitre de la porte. Elle voyait le gravier de l’allée, blanc sous la lune, comme en plein jour. Des paillettes de mica étincelaient. Les massifs, tout autour, faisaient d’inquiétantes taches obscures.

Être seule, au milieu de ce paysage blafard, dans une maison mal fermée, seule avec une femme qui délirait et une paysanne endormie. Mlle de la Ferté, si peu impressionnable pourtant, frissonna.

Elle ne pouvait, cependant, arracher son front à la vitre. Combien de temps resta-t-elle ainsi? Un quart d’heure, tout au plus, sans doute. Soudain, elle sursauta. Une main venait de se poser sur son bras nu.

Galswinthe était derrière elle.

— Sortons, murmurait-elle.

— Sortir! dit machinalement Mlle de la Ferté.

Elle fit un mouvement pour se dégager de l’étreinte de la malade.

— Sortir! répéta-t-elle. Sortir! Es-tu folle?

Galswinthe souriait.

— Sortir, dit-elle, aller au bosquet des acacias. Tout à l’heure, tu m’as dit que c’était au bosquet des acacias que, pour la première fois, il t’avait prise dans ses bras. Me l’as-tu dit?

— Oui, fit Anne, qui parut, une seconde, hésiter.

— Alors, allons au bosquet des acacias, dit Galswinthe.

Elle ajouta, lui serrant fiévreusement la main:

— Je le veux.

Mlle de la Ferté avait repris tout son calme.

— Que dira le docteur Barradères? murmura-t-elle.

— Il ne le saura pas! fit Galswinthe.

— Allons, dit Anne.

Elles revinrent dans la chambre, chaussèrent des sandales, s’enveloppèrent dans leurs manteaux. Cette nuit de novembre à peine brumeuse, n’était pas trop froide. Les petits cailloux criaient sous leurs pieds. En quelques minutes, elles furent au bosquet des acacias.

Mlle de la Ferté fit asseoir Galswinthe sur un banc.

— Te sens-tu mieux? demanda-t-elle, ramenant autour du corps de la jeune femme les plis de son manteau. Quelle imprudence!

Mme de Saint-Selve eut un geste d’indifférence.

— C’est ici? dit-elle.

— C’est ici, dit Mlle de la Ferté.

— Quelle heure était-il?

— Minuit, peut-être.

— Quel âge avais-tu?

— Tu le sais bien, dix-neuf ans.

— Dix-neuf ans, dit Galswinthe. Tu étais venue le retrouver ici, la nuit?

— Oui.

— Et ta mère, fit Mme de Saint-Selve avec âpreté. Elle ne te surveillait donc pas?

— Maman avait confiance en moi. Et d’ailleurs, elle était déjà malade.

Galswinthe eut un petit rire, qu’une quinte de toux noya.

— Veux-tu que nous rentrions? dit Anne.

— Non. Et, dis-moi, vous êtes venus souvent ici?

— Souvent. La dernière fois, c’était la veille de son départ pour l’Amérique. Jusqu’au dernier moment, il ne voulait pas partir.

— C’est toi qui as obtenu qu’il parte?

— C’est moi.

— Jure-le.

— Je le jure.

Galswinthe se renversa en arrière. Mlle de la Ferté eut juste le temps de la retenir dans ses bras.

— Rentrons, dit-elle. L’aurore va venir. Elle est toujours froide.

— Pas encore, pas encore, murmura faiblement Galswinthe.

— Tu souffres? demanda Anne.

— Je souffre, il est vrai, dit Galswinthe.

— Tu souffres parce que tu tousses?

— Pas seulement pour cela.

— De quoi encore, alors?

— Ah! fit avec un grand soupir Mme de Saint-Selve, c’est une chose mystérieuse que la jalousie, quand on est comme moi!

— Comme toi?

— Oui, comme moi, qui ne sais pas au juste, qui ne sais pas du tout de qui je suis jalouse, si c’est de toi... ou de lui...

— Rentrons, dit Mlle de la Ferté.

Dans la chambre, le feu mourait. On voyait les journaux, déployés, sur le tapis.

... Quelque part, par-delà la mer, un misérable, en ces mêmes minutes, trouvait un réconfort dans la certitude où il était que celle qu’il chérissait n’avait pas cessé d’être, dans son malheur, la compagne fidèle de ses pensées...

Anne s’occupait à raviver le feu, à mettre de l’ordre sur la table qu’elle débarrassa des chasubles et des ornements religieux auxquels, la veille, Mme de Saint-Selve avait travaillé.

— Occupe-toi de moi, fit la voix rauque de Galswinthe.

Anne vint à elle, l’aida à se recoucher.

— Jamais tu ne me laisseras plus seule, jamais? murmura Mme de Saint-Selve. Promets-le-moi.

— Je te le promets, dit Anne.

Elle tint parole. Le lendemain, Mme de Saint-Selve était installée à la Crouts.

QUATRIÈME PARTIE

Le bruit de la pluie, uni et continu, devint plus distinct lorsque Maria entrouvrit la porte de la chambre.

— Mademoiselle, dit-elle, le docteur Barradères est au salon.

— Je descends, dit Anne.

Elle jeta un coup d’œil sur Galswinthe qui sommeillait, ouvrit doucement la porte, la referma sans bruit, gagna l’escalier.

Le docteur Barradères l’attendait, debout.

— Mme de Saint-Selve n’est pas bien, docteur.

Il eut un geste de mécontentement.

— Je le regrette, mademoiselle. Je regrette surtout que, sans me consulter, vous ayez pris sur vous de l’installer ici.

Anne le regarda froidement.

— Puis-je vous demander si cette installation doit être définitive? En effet, dans ce cas...

— Dans ce cas, docteur?

— Je serais obligé de décliner toute responsabilité.

— Vous avez des raisons, docteur?

— Des raisons! s’exclama-t-il.

Du doigt, il désignait les lézardes humides de la muraille, les coins noirs de la pièce, les vitres sur lesquelles la pluie ruisselait.

— Mes raisons, mademoiselle, les voilà. Avez-vous pensé que je continuerais d’assumer, dans des conditions pareilles, le traitement d’une maladie de poitrine aussi grave?

— À vrai dire, docteur, je ne l’ai guère espéré, fit Anne.

Il la regarda avec étonnement.

— Alors?

— Je ne suis ni médecin ni architecte, docteur, dit Mlle de la Ferté. Il m’a semblé néanmoins qu’il n’était besoin d’être ni l’un ni l’autre, pour admettre que Mme de Saint-Selve ne pût passer l’hiver dans une villa comme la Pelouse, dont les murs n’ont pas dix centimètres d’épaisseur, une villa qui n’a été construite que pour recevoir, l’été, des gens en parfaite santé. Il était certain qu’à la première rechute, il faudrait se préoccuper de trouver autre chose. Or, cette rechute vient de se produire. Je suis allée au plus pressé en faisant transporter ici Mme de Saint-Selve. Je n’ai nullement entendu préjuger votre décision. Je suis toute disposée à m’y ranger. Puisque, formellement, vous estimez que l’hospitalité de la Crouts doit être préjudiciable à la malade, je suis d’accord avec vous pour reconnaître que, désormais, une seule solution s’impose.

— Une seule solution! Et, à votre avis, mademoiselle, quelle est cette solution?

— Conduire Mme de Saint-Selve, le plus tôt possible, dans un sanatorium. On m’a dit qu’à Arcachon, il y en a qui ne laissent rien à désirer. D’ailleurs, vous serez le seul juge.

— À Arcachon, dit le docteur Barradères, évidemment.

Il répéta:

— Évidemment.

Comme Mlle de la Ferté se taisait, il dit, gêné:

— Pourrais-je voir Mme de Saint-Selve?

— Il me semble que c’est la première des choses à faire, docteur, dit Anne.

Et tous deux ils gravirent, en silence, l’escalier.

Galswinthe venait de se réveiller. Elle eut un faible sourire en apercevant Mlle de la Ferté.

Le docteur Barradères s’était incliné. Avant de s’occuper de la malade, il procédait à un rapide examen de l’appartement.

— Cette chambre est parfaite quant à la luminosité, dit-il. Deux fenêtres! Fort bien. Il y aurait lieu de supprimer les tentures, ainsi que les rideaux du lit.

Il alla vers la cheminée où brûlait un rapide feu de pignes.

— Bonne température. Température normale. Il faudrait un thermomètre.

Maintenant, penché sur Galswinthe, et ayant écarté la masse dorée des cheveux, il auscultait la jeune femme.

Une demi-heure plus tard, étant redescendu, il se lavait les mains à la fontaine de faïence du vestibule.

— Eh bien, docteur? demanda Anne.

— Eh bien, mademoiselle, j’aurais tort de vous cacher la vérité. Nous sommes en présence d’un retour assez grave du mal que nous avions pu espérer enrayé. Nous en viendrons à bout. Mais il faut revenir aux médications qui nous avaient conduits à l’amélioration de cet été. J’écris mon ordonnance. D’abord huile de foie de morue créosotée, quarante grammes par litre.

— De nouveau la créosote, docteur. Vous aviez constaté vous-même, en juillet, que Mme de Saint-Selve ne pouvait la supporter.

— Nécessité fait loi, mademoiselle. Si pourtant l’huile de foie de morue créosotée entraînait de l’anorexie et des troubles digestifs sérieux, nous emploierions les capsules de Sommerbrodt, où l’huile de foie de morue est remplacée par de l’huile d’olive, ou encore par du baume de Tolu. C’est une question d’appréciation. Si la répulsion de la malade pour ce dernier médicament restait la même, je serais contraint d’en arriver à l’injection par piqûres sous-cutanées. Mais je préfère n’avoir recours qu’en dernier lieu à ce procédé, en raison des accidents toujours regrettables,—abcès, escarres, embolies huileuses,—que les piqûres sont susceptibles de provoquer. Enfin, heureusement, nous n’en sommes pas encore là. Par contre, je tiens à ce que, le plus tôt possible, nous administrions du bromure. J’ai constaté, en effet, chez Mme de Saint-Selve, un énervement particulier qu’il faut à tout prix combattre. À cet égard, je juge en tout point favorable l’atmosphère dans laquelle elle va être désormais traitée. Absence absolue de bruit. Pas de sujets de surexcitation. Nature balsamique de l’air respirable. Sous ces divers rapports, le séjour de la Crouts est nettement préférable à celui de la Pelouse.

— Et l’humidité, docteur? dit Mlle de la Ferté.

— Eh! l’humidité! Mon Dieu, on la trouve partout, l’humidité! C’est une affaire d’attention. Il est certain que, quand le brouillard naît, les fenêtres, qu’on a tant d’intérêt, à d’autres moments, à laisser ouvertes, doivent être fermées. Il est certain aussi... Enfin, je vous le répète, mademoiselle, c’est une affaire d’attention, d’intelligence, d’opportunité. Oui, c’est bien cela, d’opportunité. Et je suis certain que, de ce côté, je puis, n’est-ce pas, absolument, compter sur vous.

— Absolument, docteur! fit Mlle de la Ferté.

Elle dit encore.

— Alors, vous estimez que, pour l’instant, l’état de Mme de Saint-Selve ne nécessite pas son entrée dans un sanatorium?

— J’en ai la conviction absolue.

— Quand reviendrez-vous, docteur?

— Demain, et les jours suivants. Pour le moment, la visite quotidienne s’impose.

— Je n’osais vous demander un tel dérangement, docteur, dit Anne. Mais, puisque vous voulez bien, vous-même, consentir à vous l’imposer, il me semble équitable de vous rappeler dès maintenant que vous allez avoir chaque jour, du fait de l’installation de Mme de Saint-Selve à la Crouts, deux kilomètres de plus à parcourir que lorsqu’elle était à la Pelouse. Deux kilomètres à pied, dans un sentier à peine frayé, sous la pluie la plupart du temps... Mme de Saint-Selve m’en voudrait si je ne vous priais pas d’en tenir compte dans le calcul de vos honoraires.

Le surlendemain, Galswinthe allant un peu mieux, il fut décidé qu’elle déjeunerait dans la salle à manger. Comme elle venait d’y pénétrer, soutenue par Anne, Maria entra.

— Le facteur! dit-elle.

Elle portait une lettre. Ne sachant pas lire, elle la remit à Mlle de la Ferté.

C’était David Osborne qui écrivait à Galswinthe.

Sans mot dire, Anne tendit la lettre à Mme de Saint-Selve. Mais celle-ci la refusa.

— Non, toi, murmura-t-elle, lis.

Mlle de la Ferté déchira l’enveloppe, lut.

— Eh bien? demanda Galswinthe.

— C’était à prévoir, dit Anne. Il arrive.

— Mon Dieu! fit Mme de Saint-Selve.

Anne la regardait.

— Que comptes-tu faire?

Galswinthe se raidit.

— Lui écrire, dit-elle. Je vais lui écrire qu’il ne vienne pas.

Mlle de la Ferté secoua la tête.

— Ce n’est pas de cela qu’il s’agit. Il écrit qu’il arrive. Il sera ici demain, ce soir, peut-être. Il ne serait plus temps de lui écrire. Et, d’ailleurs, il ne donne pas son adresse.

Elle répéta:

— Que comptes-tu faire?

— Ce que je compte faire? Le voir, lui dire... N’es-tu pas de mon avis?

— Non, fit Anne.

Elle dit encore.

— Si tu le veux bien, c’est moi qui le recevrai.

— Que lui diras-tu?

Mlle de la Ferté eut un sourire amer.

— As-tu confiance en moi?

— Si j’ai confiance en toi! Comment peux-tu me poser une telle question! Quand je suis ici.

— Alors tout ira bien, fit Anne.

— Que lui diras-tu? murmura Galswinthe.

— Ce qu’il faudra qu’il entende, dit Mlle de la Ferté. Ce sera ensuite à toi de faire que chacune des paroles que je lui aurai dites ne deviennent pas autant de mensonges.

Il arriva le lendemain, vers deux heures de l’après-midi. À travers les carreaux de la fenêtre près de laquelle elles étaient assises, elles le virent. Il avançait pesamment dans le sentier jaune, raviné par les ondées.

Mlle de la Ferté, un peu pâle, mais très calme, se leva.

Galswinthe lui saisit la main.

— Ménage-le, murmura-t-elle. Songe qu’il est malheureux. Songe...

— Que tu l’as aimé? dit Anne.

— Qu’il m’a aimée, fit faiblement Galswinthe.

Mais déjà Anne avait refermé la porte de la chambre et descendait l’escalier. Au même instant, le marteau de la porte du dehors retentissait. Comme elle était fermée à clef, Mlle de la Ferté ne se pressa pas d’aller l’ouvrir. Elle entra d’abord dans la cuisine. Maria, qui avait reçu l’ordre de ne pas bouger, s’y chauffait au coin du feu, en compagnie du jardinier.

— Prosper, dit Anne, si je vous appelle vous viendrez.

Il inclina la tête dans ses robustes épaules, pour montrer qu’il avait compris.

Alors, comme un nouveau coup de marteau, humble, discret, pitoyable, se faisait entendre, elle alla vers la porte d’entrée, l’ouvrit.

Si préparée qu’elle fût aux diverses péripéties qu’elle avait pu prévoir, elle recula en apercevant David Osborne. Tout à l’heure, de la fenêtre du premier étage, elle avait reconnu sa silhouette sur le sentier. Maintenant, elle l’avait là, devant elle, tout près, et ce n’était plus lui.

Il souriait, d’un air gêné, d’un navrant sourire, presque obséquieux.

— Mademoiselle, commença-t-il, je suis heureux...

Il avait vieilli d’un nombre d’années qui ne pouvait se dire. Les bords de ses paupières étaient d’un rose affreux. Il avait laissé pousser sa barbe, la barbe drue, inégale, mal plantée des hommes qui ont été rasés toute leur vie. Ses épaules, tout à coup, s’étaient voûtées.

— Mademoiselle, dit-il encore.

Anne le regardait avec une stupeur qu’elle n’essayait plus de cacher. Eh quoi! c’était donc là ce sir Thomas, si net, si correct, si soucieux de cette élégance anglo-saxonne qu’on imite mais qui ne s’égale pas. Un cache-poussière détrempé, des souliers sans cirage, un pauvre petit feutre verdâtre de rien du tout, et cet aspect des êtres qui, du paquebot, ont passé au chemin de fer, sans se refaire dans une chambre d’hôtel, sans dormir.

Il vit le mouvement de recul de la jeune fille. Il ne s’en offusqua pas. Il était désormais celui qui n’a plus droit de s’offusquer de rien.

Seulement, son sourire se fit plus humble encore.

— Elle est ici? murmura-t-il.

Et, comme Anne se taisait, il répéta.

— N’est-ce pas? Dites-moi qu’elle est ici.

Il n’eut toujours pas de réponse. Sa voix se fit un peu fiévreuse.

— Je sais qu’elle est ici. Je suis passé naturellement à la Pelouse, tout à l’heure. Là, on m’a dit qu’elle avait été malade, fort malade; alors, que pour la soigner mieux, il y a huit jours, vous l’aviez emmenée ici. Je vous remercie. D’ailleurs, elle a dû recevoir ma lettre. Une lettre que je lui ai écrite, avant-hier, du Havre, une lettre où je lui annonçais mon arrivée.

Il ajouta, à voix plus basse:

— Il me tarde bien de la revoir.

En même temps, il fit un pas timide, comme pour pénétrer dans la maison.

Sur le seuil de la porte, Mlle de la Ferté ne recula pas.

— Que voulez-vous? demanda-t-elle.

Il la regarda avec un étonnement qui devint vite de l’épouvante.

— Comment, ce que je veux! Mais... la revoir, naturellement. N’a-t-elle donc pas reçu ma lettre?

— J’ai fait suivre immédiatement votre lettre.

— Comment? Vous avez fait suivre ma lettre. Alors, elle, Galswinthe, elle n’est donc plus ici?

— Elle n’est plus ici.

— Elle n’est plus ici. Mon Dieu! Où est-elle? Donnez-moi vite alors son adresse. Je serais trop malheureux si, aujourd’hui même...

— Je ne suis pas autorisée à vous donner cette adresse, dit Mlle de la Ferté.

— Pas autorisée à me donner son adresse! Je ne comprends pas. Enfin, ce n’est pas elle qui a pu donner un ordre pareil. Où est-elle? Je veux savoir. J’en ai le droit.

Peu à peu, sa voix s’était élevée. Son regard terne devenait brillant. Il allait menacer.

— J’en ai le droit.

— Le droit? dit Anne.

Méprisante, elle laissa tomber:

— Vous n’avez même pas demandé, depuis que vous êtes là, une fois de ses nouvelles.

Il blêmit.

— Je n’ai pas à demander de ses nouvelles aux autres. J’ai à aller en chercher moi-même. Et d’abord tout cela n’est pas vrai. C’est un mensonge, un mensonge. Elle est ici, je le sens. Ah! vous ne m’empêcherez pas...

Bousculant la jeune fille, il essayait d’entrer. Mais il n’était plus qu’un vieillard sans force. Anne n’eut pas de peine à se dégager, à le repousser.

— Assez de scandales comme cela, monsieur, dit-elle durement.

Ils restèrent quelques instants, face à face, sans parler. Et soudain un mince sanglot s’éleva, un sanglot qu’on eût dit d’un enfant. C’était David Osborne qui pleurait.

— Pardon, pardon! suppliait-il. Il faut m’excuser. J’ai tant souffert depuis quinze jours. Vous, vous comprenez. Vous l’avez soignée. Vous êtes bonne. La voir, je veux la voir.

— Elle ne veut plus vous voir, dit Anne. Elle aussi, elle a souffert, par votre faute. Elle a compris. Elle ne veut plus vous voir.

— Vous mentez! cria-t-il.

— Monsieur, dit Anne, puisque je mens, il est inutile de me faire mentir davantage.

Elle eut le geste de refermer la porte.

Il lui avait saisi la main, couvrant cette main de ses baisers, de ses larmes.

— Non, par pitié, je vous en supplie. Restez. Comprenez bien que je ne veux pas que vous partiez! Vous partie, il ne me reste qu’à disparaître. Où est-elle? Je vous en prie, dites-le-moi: où est-elle?

Et comme elle se taisait:

— Vous pouvez parler, je vous le jure. Si elle était là, elle serait la première à vous dire de me donner son adresse. Car elle m’a aimé, vous entendez. Elle m’a aimé.

Sa douleur était à son comble. Il tenait à la main un petit sac de voyage en toile cirée. Ses mains tremblantes en cherchaient le fermoir, comme s’il eût voulu l’ouvrir.

— Elle m’a aimé. Vous ne pouvez savoir, vous, ce que ça veut dire. Tenez, dans ce sac, j’ai ses lettres. Si je vous les montrais, je suis sûr que vous comprendriez. Voulez-vous que je vous les montre? Une au moins. Une seule? Ce n’est pas pour les montrer, pour me vanter, vous saisissez bien. C’est pour avoir l’adresse, l’adresse.

— Monsieur, dit Anne, la pluie recommence. Vous n’allez pas étaler ces lettres sur le sentier. Soyez raisonnable.

Mais lui, avec un gémissement pitoyable, il ne cessait de répéter.

— L’adresse, l’adresse.

Mlle de la Ferté eut un geste pour lui signifier que la scène avait assez duré.

— Écoutez, fit-elle, je vous dis encore ce que je vous ai déjà dit: je ne vous donnerai pas cette adresse. Mais, même si je vous la donnais, vous ne reverriez pas Mme de Saint-Selve. Elle est soignée dans un établissement dont l’accès vous est interdit.

— Pourquoi? demanda-t-il à travers ses larmes.

— Pourquoi? fit Anne. Je n’ai que peu de mots à dire pour vous l’apprendre. Mme de Saint-Selve est à l’heure actuelle hospitalisée dans un couvent, et les religieuses qui la soignent ne toléreraient pas qu’une fois de plus sir David Osborne vînt compromettre à la fois sa vie et sa réputation.

Il avait sursauté. Cette fois, Anne recula, prête à appeler l’aide du jardinier.

— Dans un couvent! dit-il. Dans un couvent! Elle, aux mains de religieuses catholiques. Ah! vous êtes une misérable.

Tout, son fanatisme, son malheur, son amour, tout s’unissait dans la haine avec laquelle il regardait maintenant Mlle de la Ferté.

— Dans un couvent! Ah! oui, je comprends maintenant. Elle est perdue, perdue pour moi. Mes lettres sans réponses, pas un mot, pas un télégramme d’elle au moment de cette catastrophe. Je comprends, je comprends. C’est fini.

L’explosion de sa colère avait été trop subite, trop brusque. Désormais, David Osborne pouvait essayer de menacer; il n’était plus capable que de s’humilier.

— C’est fini, dit-il. Pardon.

Il était terrassé, plus du tout à craindre. Il regardait son petit sac noir avec un hochement de tête enfantin, et ne cessait de répéter:

— Je comprends. Je comprends.

Mlle de la Ferté le regardait en silence.

Il sourit humblement.

— Il faut que je m’en aille, n’est-ce pas?

Elle eut un geste vague.

— M’en aller. Oui, naturellement. Je m’en vais.

— Vous pouvez prier, dit-elle, le jardinier de la Pelouse d’atteler le landau pour vous conduire à la gare. La nuit va tomber. Adieu, monsieur.

Et elle referma la porte.

Derrière le lourd vantail de chêne, dans le vestibule noir, elle attendit le cœur battant, une, deux, cinq minutes. Mais nul coup ne fut frappé. Alors, vivement, elle gravit l’escalier, pénétra dans la chambre de Galswinthe.

La première chose qui frappa son regard fut le corps de Mme de Saint-Selve gisant devant la fenêtre entrouverte. Galswinthe avait essayé d’écouter. Elle n’avait pu y parvenir jusqu’au bout.

Anne écarta un des rideaux. Là-bas, dans l’obscurité commençante, au bout du sentier, une ombre, ombre courbée, ombre falote, se faisait plus petite. Bientôt, Mlle de la Ferté ne la vit plus.

Alors, elle appela Maria; elles déshabillèrent Mme de Saint-Selve et la couchèrent. Vers six heures, Galswinthe fut prise de délire. Anne dut la veiller toute la nuit.

Les jours qui suivirent, contre toute prévision, furent beaux, et Galswinthe se reprit à aller mieux. L’odeur de l’horrible créosote disparut, pour un temps, de la maison. Le docteur Barradères, surpris et charmé, parla même de ne venir que tous les deux jours. Une considération l’en empêcha: Mme de Saint-Selve ne se libérait pas comme il l’eût souhaité de son mystérieux énervement. Il maintint donc le bromure, s’étant assuré par ailleurs que la piètre bibliothèque de la Crouts ne contenait pas un seul ouvrage susceptible d’entretenir ou d’attiser le feu intérieur qui semblait brûler Galswinthe.

Pendant ces premières journées de décembre, la lande brilla d’un éclat inattendu. On semblait revenir en arrière, vers octobre, et même septembre. La migration vers le sud des oiseaux d’automne s’était arrêtée. Seul, le parfum âcre du bois brûlé indiquait la saison véritable où l’on se trouvait, et aussi les Pyrénées, qui, par les temps clairs, s’apercevaient dans le lointain, chargées de leurs premières neiges.

Vers une heure, Anne et Galswinthe sortaient, avec Pyrame. Il ne pouvait être question de priver le vieux chien de sa promenade habituelle. Elles le suivaient. Il les entraînait vers les lieux où, dix ans plus tôt, avaient retenti les coups de fusil du jeune homme sur le souvenir duquel elles se penchaient l’une et l’autre, chaque jour, avec une obstination grandissante.

Jacques avait été surtout un chasseur de marais. Aussi, c’étaient surtout les marais qui recevaient les visites assidues des deux femmes. Bientôt, à une lieue à la ronde, il n’y eut plus un trou herbeux, un ruisseau, un pré humide ignorés de Galswinthe. Chacun avait pour l’illustrer un épisode de la vie mêlée d’Anne et de Jacques. Souvent, tandis que Mlle de la Ferté racontait à sa compagne comment, devant le fusil de Jacques, un râle noir, une bécassine sourde s’étaient envolés là, au même instant, du même endroit, le même oiseau s’envolait. Une fois en se baissant brusquement, Anne avait ramassé dans la mousse une douille bleue, au carton délavé par dix hivers, au culot de cuivre terni... Toutes deux étaient restées muettes, longtemps, devant cette relique, avec l’espèce d’étonnement morne qu’on a devant les jours enfuis.

Un autre jour, Anne montra à Galswinthe, creusés dans le tronc d’un jeune chêne, un A et un J entrelacés. La croissance de l’arbre avait multiplié en longueur les deux lettres. Mais livides, déformées, c’étaient elles, cependant, et il était impossible de les confondre avec d’autres. Les ombres du soir couraient à ras de terre. Galswinthe étreignit en frissonnant Mlle de la Ferté.

Le lendemain, qui était le 15 décembre, comme elles terminaient leur déjeuner, Maria entra dans la salle à manger.

— Le facteur est là, dit-elle. Il y a une lettre qu’il faut signer.

Galswinthe signa, prit l’enveloppe aux cachets rouges que la servante lui tendait.

— Ce sont mes rentes de Bordeaux, dit-elle, M. Larralde est toujours très exact.

Elle ouvrit l’enveloppe, posa sur la nappe, sans les compter, les billets de banque.

— Tu me permets? demanda-t-elle à Anne.

En même temps, elle montrait la lettre jointe aux billets.

Mlle de la Ferté inclina la tête.

Galswinthe lisait. Son visage eut une expression de surprise et de contrariété.

— Lis, dit-elle à Anne.

Mlle de la Ferté prit la lettre, la lut, la lui rendit.

— Eh bien, dit-elle. Ils te demandent de l’argent. De quoi t’étonnes-tu?

— Trois cent mille francs. Ils me demandent trois cent mille francs.

— Ce pourrait être moins. Mais ce pourrait être plus, dit Anne. Combien as-tu déjà placé dans la maison?

— Cinq cent mille francs.

— Que comptes-tu répondre?

— J’ai envie de refuser.

Mlle de la Ferté hocha la tête.

— En 1885, dit Galswinthe, ils m’ont déjà adressé une demande analogue. On m’a conseillé de n’accepter que sous certaines conditions. C’est alors que je suis devenue propriétaire de la Pelouse, et de la maison du quai des Chartrons.

— Et, fit Anne, qui t’avait donné ce conseil?

Mme de Saint-Selve rougit.

— M. Osborne était un homme entendu, dit Mlle de la Ferté.

Il y eut un silence.

— Ils te demandent trois cent mille francs, reprit Anne. Mais ils te proposent du 8%.

— Eh bien, fit Galswinthe, tu me conseilles d’accepter.

— Je ne sais pas très bien comment tu t’y prendrais pour refuser, dit Anne. Après tout, c’est la famille de ton mari.

— Jacques, dit Galswinthe, m’avait maintes fois répété qu’il ne tenait pas du tout à ce que ma fortune dépendît d’une seule affaire.

— C’est une question d’appréciation, dit Anne. Le temps est beau. Si tu veux, nous irons cet après-midi à Dax, voir Me Destouesse, le notaire de ma mère. Tu pourras, en toute confiance, faire ce qu’il t’aura dit.

Comme la nuit tombait, elles sortirent de l’étude de Me Destouesse, où elles avaient passé près d’une heure.

— Ainsi, murmura Galswinthe, quand leur voiture repartit, ils en sont là. L’hôtel de la rue de Cheverus, les usines, hypothéqués!... Comment Me Destouesse l’a-t-il su?

— Il te l’a dit, répondit Anne. Il est notaire de M. Coyola, qui leur fournit les bois pour leurs barriques. M. Coyola n’a rien voulu entendre pour de nouvelles avances. C’est Me Destouesse qui a pris en son nom l’hypothèque sur l’hôtel de la rue de Cheverus. Il a eu raison de te dire de ne rien avancer que contre hypothèque.

— Cela me répugne un peu. J’aimerais mieux ne rien prêter que le faire dans de telles conditions.

— Larralde sera toujours libre de repousser la proposition que va lui faire en ton nom Me Destouesse, dit Anne. Mais je doute qu’il le fasse.

— Cette hypothèque, murmura Galswinthe, qu’est-ce que c’est?

Anne haussa les épaules.

— On vient de te le dire. Tu n’as donc pas écouté? Les immeubles de Saint-Selve sont hypothéqués pour des sommes qui dépassent presque leur valeur. En cas de catastrophe, tu ne viendrais pas en rang utile. Mais il reste les deux navires, la Constance et le Myrmidon, qui ramènent les rhums d’Haïti. Ils valent près d’un million. La loi de 1881 permet de gager sur eux une hypothèque. Si Larralde accepte, ils te répondront de tes 300 000 francs, à 8%, l’intérêt qu’on t’offrait.

— La loi de 1881, fit Galswinthe. Tu te rappelles tout!

— Il faut avoir de la mémoire, dit Mlle de la Ferté.

Elles arrivèrent en avance au point où le sentier de la Crouts rejoint la route de Castets. Prosper, le jardinier, avec sa lanterne, ne devait y être qu’à six heures. Il en était à peine cinq. Une froide lune brillait, qui ruisselait de haut en bas sur les troncs des pins englués de résine.

— Allons, dit Anne en descendant de voiture. Il fait clair comme en plein jour. Nous n’avons pas besoin d’attendre Prosper.

Galswinthe lui saisit le bras.

— La Cible est là, à gauche?

— Oui, dit Anne. Eh bien?

— Avec Jacques, souvent, m’as-tu dit, tu t’es promenée à la Cible la nuit. Je n’ai jamais vu le marais sous la lune. Allons-y.

Mlle de la Ferté eut un geste indécis.

— Que dira le docteur Barradères?

— Il ne le saura pas, murmura Mme de Saint-Selve. Allons.

Elles renvoyèrent le landau vers la Pelouse, et disparurent à gauche, dans la lande toute baignée de brume bleuâtre.

Quelques jours plus tard, Me Destouesse vint à la Crouts porteur d’une lettre de Larralde qui acceptait, de façon un peu rogue, la prise d’une hypothèque de 300 000 francs sur la Constance et le Myrmidon. En des termes qui voulaient paraître désinvoltes, mais sous lesquels on sentait la hâte d’aboutir, il ajoutait qu’il serait heureux que les fonds pussent être mis à sa disposition avant le 31 décembre. Galswinthe signa les ordres aux agents de change qui devaient permettre de donner, pour cette date, satisfaction à son beau-frère.

Presque en même temps, elle recevait de sa belle-mère une lettre où se trouvait affirmé une fois de plus l’intérêt que toute la famille de Saint-Selve prenait à sa santé. On l’attendait, rue de Cheverus, pour les fêtes. Elle pourrait profiter de l’occasion pour consulter le professeur Gourdon, une des sommités de la Faculté de Médecine, lequel, en sa qualité de vieil ami de la famille, ne demandait pas mieux que de faire bénéficier la jeune femme de lumières qu’on ne peut guère espérer rencontrer chez un petit médecin rural. Au cas où Galswinthe répugnerait à accomplir seule le voyage, Mme de Villerupt ou Mme Larralde se feraient un plaisir de venir la chercher à la Pelouse. Sauf contrordre, l’une ou l’autre quitterait Bordeaux entre la Noël et le 1er janvier, afin que Galswinthe pût fêter au milieu des siens le commencement de la nouvelle année.

Le contrordre, sec et net, ne se fit pas attendre: Mme de Saint-Selve n’allait pas assez bien pour faire ce voyage, mais, par ailleurs, son état de santé n’avait rien qui fût de nature à justifier les inquiétudes qu’on avait la grande amabilité de lui témoigner.

Sur ces entrefaites, l’hiver était venu, sans rémission.

La Crouts est entourée d’un cordon aquatique formé, à l’ouest, de marais: au nord, au sud, à l’est, de ruisseaux et d’étangs. De ruisseaux, non, d’un seul ruisseau. Il prend naissance quelque part, dans les Landes de Castets, à une vingtaine de kilomètres de là. Il se jette, à trois kilomètres de la Crouts, dans l’Adour, entre Pontonx et Thétieu. Sur son parcours, il fait tourner trois moulins: au sud, c’est le moulin de Cabanes, près de la voie ferrée. Au milieu, c’est le moulin de Lagardère, tout près de la Crouts, un moulin isolé, sombre, à l’aspect tragique. Vers le nord, dans une éclaircie de la forêt, c’est le moulin du Rancez. Celui-là est construit en briques roses. Il y a devant lui une prairie vert pâle, qui donne au paysage un aspect hollandais. Des canards domestiques se dandinent sur cette prairie, accueillant parfois dans leurs rangs leurs frères séparés, plus secs, plus minces, plus nerveux, les canards sauvages. Là, le ruisseau est semblable à un canal. Il est bleu, discipliné. Il sait qu’il ne lui est permis de bouillonner qu’à certaines heures. Mais, dès qu’il a quitté l’enclos du Rancez, il se rattrape en indépendance. Il coule dans une gorge sombre, la gorge du Brouch. Les ronciers et les ajoncs, de leurs griffes noires, égratignent ses eaux tumultueuses. Là, poussent, en septembre, les énormes champignons mous, dont l’envers de la calotte est de mousse jaune, les péraz. Là viennent, la nuit, voyageurs moroses et brutaux, les sangliers. Les canards polis font place aux poules d’eau, qu’on voit fuir, sous l’onde blafarde, petites boules huileuses et noires. Le râle gris se perche, oiseau morne, sur les maigres salicaires des rives escarpées. Toute une nature âpre et rébarbative, troublée seulement, quelquefois, par les cris furieux d’un berger de douze ans qui poursuit à travers les taillis une vache ou une brebis en mal de liberté.

De chaque côté, à droite, à gauche, des étangs sont là, qui communiquent avec le ruisseau par de minces canaux engorgés d’herbes aquatiques, des canaux où parfois les brochets s’engagent. On les voit naviguer dans le fouillis des lentilles d’eau, des prêles, des cardamines, des cirses, flore touffue et mystérieuse, qui reste vivace et verte malgré l’hiver. Tout à l’entour, dans la forêt immense et sombre, brûlent les feux des pâtres, les feux auprès desquels ils retirent, des sabots pleins de fougères, leurs pauvres pieds gercés. À l’heure où la nuit survient, ces fumées bleues se fondent avec le brouillard qui naît. Le ruisseau, élargi, poursuit sa route sous un dôme d’aulnes et de bouleaux. Il arrive ainsi au moulin de Lagardère. De la Crouts, quand la tempête ne souffle pas à travers les pins, on entend, la nuit, le hurlement qu’il a en s’enfonçant sous les meules ronflantes.

Fusion molle de l’eau et de la terre, humus spongieux né de la stratification successive des saisons, bizarre atmosphère sylvestre faite à la fois de pureté et de pourriture, sol qui ploie sous le pied, qui gémit, dans lequel on sent pleurer l’eau, étangs bourbeux où les foulques croisent les anguilles, et par-dessus toutes ces choses, ne les découvrant une heure que pour les ensevelir ensuite plus profondément, le brouillard, ce brouillard des marais et des eaux, qui se traîne par lambeaux, flotte, se déchire, s’agglomère... Ici, rien n’a changé. Les choses sont restées les mêmes que du temps où deux jeunes femmes fantasques murmuraient auprès de ces ondes croupissantes leurs confidences mystérieuses. De même que le carton des cartouches de Jacques de Saint-Selve, on pourrait à certains endroits où elles s’assirent retrouver un peigne d’écaille ayant appartenu à l’une de ces passionnées. Nul détail des lieux où elles s’affrontèrent n’est du domaine de la fantaisie. Le sentier qui mène à la Crouts est toujours encombré du sable dans lequel s’enchevêtrèrent jadis leurs pas. Le jardin, derrière la maison, a encore les tournesols qui accrochaient, aux premiers feux du jour, leurs regards harassés. Les pins, qu’elles connurent adultes, ne sont pas tous remplacés par d’autres plus jeunes. Dans les pots bistrés accrochés à leurs flancs, ils pleurent encore leurs larmes transparentes et blondes. Et qu’importe que ce ne soient plus les mêmes sarcelles qui gémissent sur l’étang proche, si ces gémissements sont les mêmes que ceux qui, la nuit, dans les bras de Mlle de la Ferté, faisaient tressaillir d’épouvante une Galswinthe déjà visitée par la mort.

Le jour, aux instants perdus, elles travaillaient à leurs broderies pieuses. Galswinthe aidait Anne. Anne d’autre part avait profité des moments que lui laissaient les somnolences de Galswinthe. Un peu avant la Noël, la tâche que les dames de l’œuvre des Tabernacles avaient imposée à Mlle de la Ferté fut achevée.

Un jour de pâle soleil fut choisi pour apporter à l’abbé Lafitte l’énorme paquet que faisaient tous ces ornements religieux terminés. La charrette de la Crouts le convoya jusqu’à la Pelouse, où le landau avait été attelé. Anne et Galswinthe y prirent place, Mme de Saint-Selve ayant tenu à accompagner Mlle de la Ferté. En passant rue des Carmes, Anne laissa la jeune femme chez Me Destouesse. Galswinthe avait manifesté le désir d’avoir avec le notaire un entretien particulier.

Le curé félicita longuement Mlle de la Ferté.

— J’étais confus, mon enfant, je puis bien vous le dire, quand, il y a trois mois, je vous ai confié tout ce travail. Je n’espérais pas que vous l’auriez achevé si tôt. Nous vous devons bien de la reconnaissance.

Parlant ainsi, il regardait Anne. Il était surpris, gêné peut-être, inconsciemment, du changement qu’il constatait en elle. Un changement analogue à celui qui survient chez les jeunes filles transformées par le mariage en jeunes femmes. Un certain empâtement des portions jadis enfantines, anguleuses, du visage. Un éclat inusité des prunelles. Les saccades des gestes, de la démarche faisant place à une sorte de mollesse. Tout un ensemble de détails auxquels une femme, un homme même, ne se tromperait pas, mais qu’un prêtre est excusable d’avoir de la difficulté à discerner, et surtout à motiver.

Il avait heureusement à sa disposition une explication tout à l’honneur de Mlle de la Ferté.

Il lui prit la main avec émotion.

— Je suis fier de vous, dit-il.

— Vous êtes fier de moi, monsieur le Curé?

— Fier de vous, mon enfant. Je sais tout.

Anne le regarda.

— Oui, je sais tout, dit-il, s’exaltant par degré. Pas plus que le mal, heureusement, le bien ne peut se cacher. J’ai causé avec le docteur Barradères. Il m’a tout appris.

— Vraiment, monsieur le Curé, fit Anne.

— Oui, dit-il. Toute autre que vous, qu’aurait-elle fait à votre place? Un de ces hasards où le doigt de Dieu se reconnaît vous a mise à même de rendre le mal pour le mal. C’est le bien que vous aurez fait. Tout ce qu’il était possible de tenter pour arracher Mme de Saint-Selve à la maladie qui va l’emporter, je sais que vous l’avez tenté.

La main de Mlle de la Ferté trembla dans la sienne.

— Le docteur Barradères vous a parlé, monsieur le Curé. Il vous a dit...

— Oui, mon enfant, ma pauvre enfant. Il m’a parlé. Il m’a tout dit. Des choses qu’il n’a pas cru devoir vous avouer, peut-être, parce qu’il les jugeait de nature à diminuer la force, le courage dont vous avez besoin dans l’accomplissement de votre dur sacrifice. Mais ces choses, moi, je juge de mon devoir de vous les dire: Mme de Saint-Selve est perdue.

— Perdue, répéta-t-elle, machinalement.

— Perdue, dit le prêtre. Elle ne passera pas l’hiver.

Mlle de la Ferté devint livide. Ses lèvres remuèrent, comme si elle allait parler. Elle ne dit rien, pourtant.

L’abbé Lafitte l’enveloppa d’un long regard compatissant.

— C’est à moi, maintenant, d’intervenir, fit-il, de vous dire ce qu’il est de mon devoir de vous dire. Le devoir, vous avez fait le vôtre, mon enfant, et bien au-delà de ce qu’on pouvait songer à vous demander. À présent, écoutez-moi. J’ai connu tous vos parents, votre père, qui n’a pas eu de chance, votre mère, qui a été tout près d’être une sainte. Ils sont morts. Je sens que c’est à moi de vous parler en leur nom, et je vous dis: pensez à vous.

— Je ne comprends pas, monsieur le Curé, murmura-t-elle.

— Vous comprenez très bien, au contraire, fit-il. Encore une fois, le docteur Barradères m’a tout dit. Je sais de quelle façon vous vous êtes dévouée pour Mme de Saint-Selve, pour une femme que toute autre que vous, à votre place, aurait haïe. Je sais que, trois fois sur quatre, à son chevet, vous avez passé des nuits blanches. Le docteur est parfois arrivé à la Crouts, à l’improviste, à huit heures du matin. Il est entré dans votre chambre. Jamais il n’a trouvé votre lit défait. C’était bien, tant qu’une lueur d’espoir pouvait encore être gardée. Maintenant, mon enfant, c’est fini. Mme de Saint-Selve va mourir. Le mal qui l’emporte est un mal terrible, un mal qui ne pardonne pas. Continuez à la soigner. Adoucissez ses derniers instants. Mais épargnez-vous.

Elle ne disait rien. De nouveau, il lui prit la main.

— Vous me le promettez?

Elle ne répondit pas davantage. Mais elle eut un geste qu’il put croire d’acquiescement.

— Maintenant, autre chose, dit-il, sur un ton où l’émotion avait fait place à la gravité. Vous n’auriez rien fait pour cette pauvre femme si vous vous étiez préoccupée uniquement de prolonger sa vie. Avez-vous songé quelquefois à son âme?

Anne le regarda comme si elle eût voulu ne pas comprendre.

— Mme de Saint-Selve est protestante, monsieur le Curé.

— C’est bien à quoi je pense en vous parlant comme je le fais, dit-il. Vous avez risqué votre vie pour sa vie terrestre. N’avez-vous jamais pensé à son autre vie?

— Je suis allée au plus pressé, dit-elle, presque sèchement.

— Hélas! fit-il. Sous ce rapport, votre tâche est terminée. Par ailleurs, elle commence. Je sais que vous avez sur Mme de Saint-Selve une très grande influence.

Elle eut un brusque geste de protestation.

— Si, si, dit-il. Ne vous en défendez pas. Qu’il en fût autrement, et elle serait ingrate. Mais, vous-même, ne me disiez-vous pas tout à l’heure qu’elle vous avait aidée, lors de ses moments de bien-être, dans la confection de ces aubes, de ces chasubles... Si minime que soit ce gage de succès dans l’œuvre qui nous reste à entreprendre, nous n’avons pas le droit de le sous-estimer. Rappelez-vous Mlle Crémieux-Dax.

— Elle était juive, dit Anne avec un geste de révolte.

— Elle était plus loin de nous que Mme de Saint-Selve, dit l’abbé Lafitte.

— Elle n’était pas malade, fit Anne. On n’a pas le droit de hâter la fin d’un malade par l’évocation des choses qui annoncent la mort. Une conversion doit être libre.

L’abbé Lafitte la considéra avec une surprise triste.

— Dois-je penser que le concours que vous avez prêté au docteur Barradères pour l’aider à accomplir sa tâche, vous me le refuserez dans l’accomplissement de la mienne?

Elle lui lança un regard égaré. Mais elle eut vite fait de recouvrer son calme.

— Monsieur le Curé, dit-elle de sa voix morte, je ferai de mon mieux, pour ce que vous voudrez.

Il pleuvait sans discontinuer depuis trois jours. Mais la pluie, si violente fût-elle, n’avait pu contraindre Galswinthe à renoncer aux pèlerinages dans lesquels elle réussissait toujours à entraîner Mlle de la Ferté.

Cet après-midi, elles s’en étaient allées à la recherche d’un marais minuscule, du côté de Buglose. Là, jadis, Jacques de Saint-Selve avait failli périr, en essayant de sauver un misérable mouton enlisé dans les sables mouvants.

Muettes, toutes deux, elles avaient contemplé le sol brouillé de vert et de jaune, si ferme, en apparence. S’en approchant avec précaution, Anne y avait lancé une lourde pierre. Elles l’avaient vue, insensiblement, s’enfoncer, disparaître.

— Il était très courageux? avait demandé Galswinthe.

— Très courageux, avait répondu Mlle de la Ferté.

En silence, elles avaient repris le chemin de la Crouts.

Comme elles arrivaient en vue de la maison, Anne tressaillit.

Là-bas, sur le sentier qui venait de la route de Castets, parmi les rafales, un parapluie luttant contre elles s’avançait. Quand le vent le redressait, on apercevait une silhouette noire.

— Tiens, dit Galswinthe, M. l’abbé Vergez.

Mlle de la Ferté secoua la tête.

— Ce n’est pas l’abbé Vergez. C’est le curé de Dax, M. l’abbé Lafitte.

— Ah! dit Galswinthe. Il vient ici. Moi qui, depuis si longtemps, désirais le connaître.

Anne lui avait pris la main. Elles ralentirent leur marche.

— Écoute, fit Mlle de la Ferté. J’ai quelque chose à te dire.

Et, comme Galswinthe la regardait avec étonnement.

— L’abbé Lafitte vient ici. Tu vas le voir. Il m’avait chargée d’une commission pour toi. Il faudra lui dire que je te l’ai faite.

— Une commission pour moi?

— C’est pour te voir qu’il vient, dit Anne.

— Pour me voir?

— Oui. Il veut te remercier, sans doute, de m’avoir aidée pour l’œuvre des Tabernacles. Il veut aussi te dire sa reconnaissance pour l’argent que je lui ai remis en ton nom. Rien de plus naturel. Mais il y a une chose sur laquelle je n’ai pas été de son avis.

— Et quelle est cette chose?

— Il veut que tu deviennes catholique.

— Mais, fit Galswinthe, tu sais bien, puisque, plusieurs fois, je te l’ai dit, que c’est mon désir, aussi.

Anne secoua la tête.

— Tu fais ce que tu veux, dit-elle, et lui aussi. Moi, je fais ce que je crois devoir faire. Tu étais malade. Le docteur Barradères me recommandait d’empêcher autant que possible que tu te surexcitasses. Tu sais si j’ai cherché à t’épargner tout sujet de ce genre. Bref, je ne t’ai pas parlé de l’abbé Lafitte, quoique lui ayant promis de te transmettre sa commission. Je ne pensais pas qu’il viendrait, du moins si tôt. Le voici. Tu feras ce que tu voudras.

Presque en même temps, le curé venant d’un côté, elles de l’autre, ils étaient arrivés devant le portail de la Crouts. L’abbé Lafitte bataillait avec son parapluie qu’il essayait de refermer. Anne lui présenta Mme de Saint-Selve.

— Nous vous remercions de votre visite, monsieur le Curé. Par un temps pareil!

— Mais vous? fit-il avec un étonnement qu’il n’essayait pas de dissimuler. Par ce temps, vous étiez sorties.

— Mme de Saint-Selve va assez bien, dit Anne, et le docteur Barradères exige qu’elle prenne le plus d’air possible. Aujourd’hui, j’avais pensé à la conduire du côté de Buglose. Il ne pleuvait pas quand nous sommes parties.

Elle les avait fait entrer dans le salon noir. Elle alluma une lampe. Petit à petit, la lumière grandit.

— Buglose, dit le curé. Mme de Saint-Selve n’a peut-être pas encore vu la chapelle?

— Non, monsieur le Curé.

— C’est un de nos pèlerinages les plus connus, madame. Il n’y a pas longtemps qu’il existe, mais on y vient déjà de tout le département, et même de la Gironde et du Gers. Je suis sûr que vous serez intéressée. Notre-Dame-de-Buglose est une vierge noire.

Il s’interrompit, Mme de Saint-Selve venait d’être saisie par un accès de toux qui la secouait impitoyablement.

— Une vierge noire, monsieur le Curé? finit-elle par pouvoir dire.

— Oui, madame, une vierge noire. La façon dont elle a été découverte est des plus curieuses. Un bouvier avait constaté que les bœufs de son attelage se refusaient à dépasser un certain endroit, dans la campagne. On creusa, et c’est alors... Mais je m’excuse...

Galswinthe était reprise par sa toux. Mlle de la Ferté se leva, sortit du salon.

— Je m’excuse, je m’excuse, répétait le pauvre abbé Lafitte. Madame, je vous en prie. Ne parlez pas, ne vous fatiguez pas.

Dans un grand effort, Mme de Saint-Selve était parvenue à maîtriser sa toux.

— Monsieur le Curé, monsieur le Curé. Je suis heureuse de vous voir. Si heureuse. Et si reconnaissante.

— C’est moi, madame, qui...

— Non, monsieur le Curé. C’est moi. Je sais tout. Mlle de la Ferté m’a parlé.

— Ah! fit le curé avec élan. C’est une sainte. La façon dont elle vous a soignée! Après ce qui s’était passé.

— Elle l’a beaucoup aimé, n’est-ce pas? fit Galswinthe.

— Plaît-il? murmura l’abbé Lafitte.

— Oui, lui, Jacques?

— Oui, beaucoup, balbutia le malheureux prêtre.

— Aussi, je l’aime beaucoup, elle, dit Galswinthe.

— Madame, dit l’abbé Lafitte avec ferveur, jamais vous ne l’aimerez trop.

Subitement, tous deux, ils se turent, comme pris en faute. Mlle de la Ferté venait de rentrer dans le salon. Elle portait une tasse de tisane, qu’elle fit boire à Galswinthe. Un silence gênant plana. L’abbé Lafitte s’était levé.

— Il va falloir que je m’en aille.

— Vous reviendrez, n’est-ce pas, monsieur le Curé? fit Galswinthe.

— Madame, commença-t-il, croyez que ce sera avec joie... le plus tôt possible.

Devant la porte, dans la nuit tombante, sous la bourrasque, il ouvrit avec des saccades son parapluie. Son émotion le rendait malhabile. À la même place que Larralde il y avait six ans, que David Osborne il y avait un mois, lui non plus, il ne parvenait pas à s’en aller.

— Ah! répétait-il, pauvre jeune femme, et si sympathique. Quelle épouvantable chose!

— Il fait nuit, monsieur le Curé, et vous avez plus d’une lieue à faire, à travers la pluie, dit Anne.

Mais lui, encore:

— Je n’ose revenir trop tôt, lui ouvrir les yeux, par une hâte maladroite, sur son véritable état. Vous, vous êtes le meilleur juge de l’opportunité, le seul juge. Vous me ferez signe. Il ne faut pourtant pas trop attendre. Vous me ferez signe. J’accourrai.

Il s’enfonça dans l’ombre. Elle attendit, jusqu’à ce qu’elle cessât d’entendre le choc des gouttes d’eau sur le parapluie. Alors, elle referma la porte.

Ce que Mlle de la Ferté avait prévu se produisait: Galswinthe ne pouvait plus supporter la créosote. Chaque nouvelle dose engendrait des nausées, un refroidissement général des membres, des troubles de la digestion. Le docteur Barradères dut se rendre à l’évidence, et recourir aux injections sous-cutanées.

Pendant les dix premiers jours, tout alla bien. Puis, deux injections d’huile créosotée faites trop superficiellement entraînèrent des escarres, peu importantes, mais douloureuses. Mme de Saint-Selve fut clouée sur son lit.

Alors, vraiment, commença la passion de Galswinthe. Ne plus sortir, lorsqu’il restait encore, de par la lande, tant de lieux pour elle inexplorés, tant d’endroits où Jacques et Anne avaient passé, et qu’elle s’était juré de connaître! Cette déception ne fit qu’accroître sa nervosité. Pas d’hémoptysies, cependant, ou guère. Galswinthe ne mourait pas comme les autres tuberculeux. Elle avait à peine dépéri. À certaines heures, elle paraissait même plus belle. Tandis qu’elle dormait, il arrivait à Mlle de la Ferté de la considérer avec stupeur. Anne regardait la gorge nue de la jeune femme. Elle se demandait comment un si charmant écrin pouvait recéler une gangrène aussi horrible. Les cheveux surtout lui étaient un perpétuel sujet d’étonnement tragique. À mesure que le mal grandissait, ils semblaient gagner en souple opulence. Ils étalaient, sous la demi-lumière de la lampe, leur nappe couleur d’or en fusion. Peut-être, tout au plus, ressentait-on, à leur contact, une bizarre sécheresse, une impression de rapporté, comme si, déjà, ils eussent appartenu à un corps étranger. A travers leurs boucles fluides, Anne promenait ses mains pensives. Il lui semblait caresser la chevelure d’une poupée que son père lui avait jadis donnée, et qui avait coûté très cher. Cheveux naturels, disait l’étiquette. Cheveux naturels! Étrange destinée, vraiment, que celle de cette Galswinthe qui mourait là, qui mourait là parce que, dix ans plus tôt, le comte Michel de la Ferté s’était ruiné dans des spéculations grotesques. Étranges cheveux, à la fois si lourds et si légers. Galswinthe se réveillait alors, et laissait errer sur sa compagne un long regard, fait tout ensemble de supplication et de reconnaissance.

Elle ne pouvait plus sortir, parce qu’elle ne pouvait plus marcher. Mais, en eût-elle été encore capable, que la tempête le lui aurait interdit.

Jamais un mois de janvier plus gonflé de bourrasques n’avait surgi sur les landes. L’hiver, déchaîné, hurlait. Quinze jours auparavant, il y avait encore, entre les deux femmes, tout l’imprévu que ménagent les grandes courses à travers la forêt, les rêveries au bord des étangs, les associations d’idées qui diffèrent, selon que c’est une macreuse qui s’envole, ou un goéland. Maintenant, plus rien, rien qu’un inexorable tête-à-tête, dans une chambre pleine d’ombres balancées par la flamme dansante des bûches croulantes..., et cette odeur de pharmacie, sinistre et fade.

Succombant presque à une crise abominable de toux, Mme de Saint-Selve n’y pouvait plus tenir. Elle ordonnait, elle suppliait qu’on ouvrît la fenêtre. Mlle de la Ferté obéissait, après avoir pris la précaution d’éteindre la lampe, de s’assurer que la porte était bien fermée.

Soudain, une rumeur folle emplissait la chambre. Rumeur faite de toutes les gammes du vent, selon qu’il souffle à ras de terre, dans les brandes, ou, tout en haut, parmi les frondaisons des chênes et des pins. Pour que l’une pût alors entendre ce que l’autre voulait lui dire, il fallait qu’elles se parlassent bouche contre oreille. Une hâte, une ardeur commune les aiguillonnait. Elles savaient que si elles voulaient arriver à se dire tout ce qu’elles avaient encore à se dire, il ne fallait plus perdre un instant.

Chose extraordinaire: à mesure que ses forces déclinaient, il semblait que chez Galswinthe une sorte d’amour-propre naquît, grandît. Elle ne voulait plus être l’éternelle sujette, la confidente obéissante d’un amour dans lequel, malgré tout, elle avait le droit, elle aussi, d’affirmer qu’elle avait joué son rôle. Ce rôle, elle le préciserait. Jacques, aussi bien, il avait été son mari, n’était-il pas vrai? Elle en conservait certains souvenirs qui lui permettaient, si elle voulait s’en donner la peine, de faire grelotter de jalousie son impitoyable partenaire. Elle n’avait qu’à parler, qu’à tout dire, dût l’évocation de ces détails la rejeter ensuite, pâmée et délirante, sur sa couche de douleurs.

— À Port-au-Prince, disait-elle, notre villa dominait la mer. De la terrasse nous assistions, vers trois heures du matin, au lever du soleil. Tous les oiseaux se mettaient à chanter à la fois dans les buissons pleins de fleurs rouges et blanches. Il me disait qu’il n’avait rien vu de plus beau, de sa vie. Nous allions ensuite nous recoucher, et je puis dire, moi, que je n’ai jamais rien vu de plus beau que son corps, endormi, entre mes bras.

Mlle de la Ferté avait un sourire de dédain.

— Entre les miens, disait-elle, je ne l’ai jamais vu dormir.

— Plus tard, reprenait fiévreusement Galswinthe, plus tard, dans la journée, bien las tous les deux, nous descendions au bord de la mer. Tu ne peux avoir idée d’une mer pareille, plus bleue que l’encre est noire. Ah! il était heureux, je te le jure. J’avais une robe de mousseline, et rien en dessous. Il passait ses bras autour de mon cou. Il jouait avec mon collier de corail.

— Oui, disait Anne, le collier que tu m’as donné.

— Justement.

— Celui-là dont il affirmait qu’il n’irait jamais bien qu’à une brune... Je ne te l’ai pas fait dire.

... Au-dehors, la tempête redoublait de violence. Galswinthe saisissait Anne dans ses bras. C’était sa façon de s’avouer vaincue, de reconnaître que ses souvenirs, à elle, n’avaient aucune importance, devant ceux que voulait bien lui confier Mlle de la Ferté.

Ainsi, pour elles, les nuits se succédaient, coupées d’alternatives hostiles et tendres. L’aube pluvieuse les retrouvait toutes deux, parlant encore de leur passé, évoquant ce passé charnel qui les opposait en les unissant. Était-ce la diminution physique produite par la maladie? Toujours est-il que Mme de Saint-Selve ne parvenait pas à battre sa compagne sur ce domaine des souvenirs voluptueux, où la belle débauchée de Richmond eût semblé pourtant devoir régner en souveraine. Ses nuits d’amour les plus mouvementées n’étaient plus que d’inoffensives berquinades, comparées à certains épisodes des amours de Jacques et d’Anne, épisodes dont la façon toute en sous-entendus dont ils étaient rapportés ne faisait qu’accentuer le mystère scabreux. Galswinthe pouvait protester avec véhémence. Anne opposait à ses dénégations un silence entendu et railleur. Puis, sur les prières de la mourante, elle consentait à continuer de parler. Jusqu’à ce que, finalement, elle s’effondrât, réduite à merci, parmi ses oreillers saccagés, Mme de Saint-Selve écoutait avec avidité les confidences monstrueuses issues de cette sombre imagination de vierge.

— Eh bien, docteur?

Le docteur Barradères, front soucieux, se lavait les mains à la fontaine de porcelaine du vestibule. Il prit la serviette qu’Anne lui tendait, s’essuya lentement.

— Elle est plus mal, beaucoup plus mal.

— Que faire? dit Anne.

Le docteur hocha la tête. Il paraissait véritablement inquiet.

— Hier, dit-il, j’ai rencontré l’abbé Lafitte. Il m’a demandé des nouvelles de Mme de Saint-Selve. Je n’ai pas voulu l’inquiéter, l’obliger, à son âge, à faire la route de la Crouts. Mais aujourd’hui, vraiment, je ne pourrais prendre sur moi... Ma responsabilité est engagée, mademoiselle, très gravement engagée. Je ne sais si vous vous en rendez compte.

— Je m’en rends parfaitement compte, docteur. C’est pourquoi, je vous répète: que faire?

Il la regarda de côté.

— Je crois que nous ferions bien d’avoir une consultation, finit-il par dire.

Elle eut un geste signifiant qu’elle n’y voyait pas d’inconvénient.

Encouragé, il reprit:

— Je ne suis pas infaillible. Personne n’est infaillible. D’autre part, ma responsabilité est engagée, très engagée. La consultation aura un double effet. D’abord, naturellement, elle nous donnera peut-être d’autres lumières sur l’état de Mme de Saint-Selve. En outre, elle nous permettra, le cas échéant, d’être en paix avec notre conscience. C’est cher, c’est entendu. Mais...

— On ne saurait payer trop cher un tel résultat, docteur.

Ils gardèrent un instant le silence.

— À qui comptez-vous faire appel? demanda Mlle de la Ferté.

— À tout ce qu’il y a de mieux. Il faut absolument un professeur de Faculté. J’ai pensé au docteur Grasset, de Montpellier. Mais c’est bien loin. En outre, il est très indépendant. Il est plus naturel que nous nous adressions à quelqu’un de Bordeaux. Le professeur Gourdon, par exemple.

— Bien volontiers, dit Anne. D’autant plus volontiers qu’il y a trois semaines, Mme de Saint-Selve a reçu une lettre de sa famille, où on lui proposait d’avoir, le cas échéant, recours au professeur Gourdon.

— Ah! fit le docteur Barradères.

Il parut réfléchir.

— J’y pense, dit-il, le docteur Gourdon est bien entier, dans ses opinions, et avec cela pas très au courant des nouvelles méthodes. Il en est encore à la médication arsenicale, qui est désastreuse pour le cœur. Mme de Saint-Selve n’a que trop de prédisposition à la tachychardie. Il vaut beaucoup mieux faire appel au docteur Bordenave, professeur lui aussi, et dont mon maître Gimbert m’a toujours dit le plus grand bien.

— Écrivez donc au docteur Bordenave, dit Anne.

— Ce sera cher, mademoiselle.

— Je sais que vous faites pour le mieux, dit-elle.

Trois jours après, le professeur Bordenave arriva à la Crouts en compagnie du docteur Barradères, qui était allé l’attendre à la gare. Il était de fort mauvaise humeur, ayant dû faire à pied le kilomètre sablonneux quis éparait la route de Castets de la maison.

— Vous m’auriez dit qu’il en était ainsi, ne cessait-il de répéter, je vous fiche bien ma parole que je ne serais pas venu.

Et, avant de voir la malade, il exigea que Maria lui brossât ses bottes.

En chemin, le docteur Barradères lui avait expliqué le cas, mais sans grand luxe de détails, probablement, car il jetait autour de lui des regards ébahis et furieux.

C’était un petit homme de cinquante ans, au crâne tondu, à la barbiche rousse. À la chaîne de son gilet, il avait, en manière de breloque, une boussole d’or, que les perpétuelles exclamations qu’il poussait faisaient bondir et rebondir continuellement.

— Sans blague, une tuberculeuse ici! fit-il.

Il jeta un regard dénué de bienveillance sur Mlle de la Ferté.

— Où est-elle?

Anne fit signe au docteur Barradères de donner les explications nécessaires, indiquant ainsi qu’elle ne tenait pas à entrer personnellement en relation avec ce turbulent personnage. Mais lui, saisi soudain par l’aspect glacial de la jeune fille, il continuait à la regarder, en silence, cette fois.

— Par ici, monsieur le Professeur, répétait obséquieusement le docteur Barradères, désignant l’escalier, par ici.

— Allons, grommela-t-il.

Ils montèrent au premier étage. Anne les suivit.

Au bout d’un quart d’heure, ils redescendaient. Mlle de la Ferté était restée auprès de la malade.

Le docteur Bordenave se lava en silence les mains à la fontaine. Le docteur Barradères le regardait faire avec une expression de crainte non dissimulée.

— Eh bien, monsieur le Professeur? commença-t-il.

— Eh bien quoi? fit l’autre, avec brusquerie.

Et, lui rejetant la serviette dont il venait de s’essuyer les mains:

— Lequel de nous deux est un imbécile? fit-il.

Prudent, le docteur Barradères avait conduit son illustre interlocuteur dans la salle à manger.

— Je ne saisis pas très bien, monsieur le Professeur. La situation est très grave, n’est-ce pas? Mais peut-être pas désespérée?

Le docteur Bordenave le regarda de travers.

— Combien de temps y a-t-il qu’elle est ici? demanda-t-il.

— Deux mois, environ, monsieur le Professeur.

— Bien, fit Bordenave.

Il alla vers la muraille, tira de sa poche un large mouchoir, en frotta vigoureusement la tapisserie, revint vers son confrère.

— Regardez, dit-il, lui mettant sous le nez le mouchoir, devenu aussi spongieux et verdâtre que s’il avait été frotté contre la margelle d’un puits.

— Il y a deux mois, dit-il—puisque c’est il y a deux mois, me dites-vous, qu’elle est arrivée ici,—si vous m’aviez fait venir, et si vous m’aviez demandé ce que vous deviez faire, je vous aurais répondu par une seule phrase: «Qu’elle refoute le camp, et tout de suite.»

Il haussait la voix.

— Qu’elle refoute le camp.

— Vraiment, monsieur le Professeur, murmurait le docteur Barradères, blême. Vraiment... Et... aujourd’hui?

Il haussa les épaules, secoua son mouchoir, le remit dans sa poche.

— Aujourd’hui? Rien. Ce que vous voudrez. Cela n’a plus d’importance.

Le misérable petit médecin restait décontenancé... Il fut tiré d’embarras par l’arrivée de Mlle de la Ferté.

Elle avait à la main une enveloppe.

— Je viens vous remercier, monsieur, commença-t-elle.

— C’est mille francs, dit Bordenave.

— Veuillez compter, fit-elle sèchement, en lui tendant l’enveloppe.

De son gros pouce, il feuilleta les billets, et les engouffra dans un portefeuille vaste comme une trousse de voyage.

— Maintenant, dit-il, de plus en plus bourru, autre chose. Mon train est à six heures dix. Je ne serai pas avant onze heures à Bordeaux. Je ne veux pas partir le ventre creux.

Elle s’inclina sèchement.

— On vous servira ce que vous voudrez. Docteur, dit-elle en s’adressant au docteur Barradères, voulez-vous avoir la bonté de donner des ordres, et de tenir compagnie à Monsieur. Je remonte auprès de Mme de Saint-Selve.

Les deux médecins achevaient un copieux repas arrosé d’un vin de sable que le docteur Barradères avait fait acheter pour Mme de Saint-Selve. Il s’était aperçu que son redoutable confrère était un gros mangeur, et, stimulant de son mieux Maria, il n’avait eu garde de laisser passer cette occasion de rentrer en grâce auprès de lui.

— Hum! fit Bordenave, vidant son verre. Voilà qui va mieux. Il me fallait ça. Hum. J’avais un peu la sensation d’être dans un aquarium. Alors, vraiment, vous n’avez pas eu trop d’ennuis avec la créosote?

— Le minimum d’ennuis, mon cher professeur, le minimum. Vous l’avez fort bien discerné, le cas était désespéré. Sans cela, je suis persuadé que...

— Pas d’escarres?

— Deux petites escarres de rien du tout. Cela tenait à la seringue. Et puis, vous savez, à la campagne, on n’est jamais certain de l’antisepsie. Mais, je suis sûr que si j’avais eu à ma disposition l’appareil de Burlureaux...

— Burlureaux, dit Bordenave, fichez-moi la paix avec Burlureaux. Je le connais. Nous avons passé ensemble l’internat. C’est un farceur, votre Burlureaux.

— Son appareil, cependant...

— Fichez-moi la paix, vous dis-je. Rien du tout. Tenez, versez-moi plutôt un peu plus de ce vin. La café est exécrable, ici. Le café, à la campagne, c’est comme l’antisepsie...

Ils rirent tous deux, Bordenave à gorge déployée, Barradères discrètement.

— Alors, monsieur le Professeur, vous admettez que j’ai eu raison de recourir à la méthode sous-cutanée?

— Est-ce qu’il n’y a pas moyen d’avoir un petit verre, ici? fit le professeur.

— Non, pas d’alcool. Du cassis, du cassis seulement.

— Va pour le cassis. Tiens, il n’est pas mauvais.

— Je vous avouerai, reprit Barradères, qui tenait à effacer certaines impressions, je vous avouerai que ce n’est pas de gaieté de cœur que j’ai eu recours à la méthode sous-cutanée. Mais la voie buccale s’était avérée impraticable. Et, par ailleurs, je suis un adversaire déterminé du mode d’administration par voie rectale.

— Eh, eh! pas moi, fit Bordenave, pas moi. C’est assez agréable, du moins quand la patiente est une belle fille, et ce devait être le cas, hé! il y a seulement un mois, pour votre malade. Dame, à présent, elle est un peu déjetée.

— Un peu, fit Barradères avec un sourire fin.

Ils heurtèrent leurs verres de cassis.

— Vous aimez à rire, mon cher Professeur.

— Il faut bien. Où irions-nous, sans ça! Je ne suis pas comme Burlureaux, moi. Il était sinistre, votre Burlureaux.

Il reprit du cassis.

— Oui, une belle fille, ça a dû être une bien belle fille. Je préfère les blondes, moi.

Ils rirent tous deux plus fort.

— Je présume, dit Bordenave, tournée comme elle est, et avec cette sacrée maladie qui vous fiche, c’est un fait, le feu quelque part, je présume que vous avez dû avoir les premiers temps fort à faire pour obtenir qu’elle reste tranquille. Le bromure à jet continu, hein?

Le docteur Barradères leva comiquement les yeux au ciel.

— À qui le dites-vous, mon cher Professeur? Il m’a été rarement donné de constater pareille excitation nerveuse. C’est au point que si je n’avais été certain, comme je le suis de vous voir là, que...

— Eh, eh, eh! fit Bordenave, de plus en plus gai, et lui donnant sur l’épaule de grandes tapes.

En même temps, il lui parlait à l’oreille.

— Quoi, comment? faisait Barradères, fort gai lui aussi, que dites-vous? Je ne saisis pas bien.

Le professeur, riant de plus en plus, lui réitérait sa mystérieuse explication.

— Non? s’exclama le jeune médecin abasourdi.

— Eh, eh, eh! mon petit, avec ces sacrées femmes, on aurait vu des choses plus fortes. Ah! mais, vous savez, tout n’est pas dans Burlureaux. Ce bon Burlureaux. Tenez, plus j’y pense...

Ils se regardèrent, clignèrent des yeux, et partirent d’un nouvel éclat de rire.

— Avouez, disait Bordenave, avouez que vous vous en étiez aperçu et que vous essayiez de me faire marcher.

— Je vous jure que non, mon cher maître, disait Barradères. Parole.

— Alors, vous comprenez, votre bromure. Je ne sais pas à quelle dose vous le donniez, votre bromure. Mais vous n’auriez rien risqué à la tripler, à la quadrupler...

— À la quadrupler, à la sextupler. Ah! ah! ah! elle est réellement bien bonne. Encore un peu de cassis, mon cher maître. Et à votre santé.

— À la santé de Burlureaux.

Ils choquaient de nouveau leurs verres. Maria entra dans la salle à manger.

— Monsieur, dit-elle au docteur Barradères, Madame sommeille, et Mademoiselle fait demander à ces messieurs s’ils pourraient parler un peu plus doucement.

Quand le lendemain, le docteur Barradères revint à la Crouts, il semblait assez penaud. Anne n’eut pas l’air de s’en apercevoir.

— Vous êtes satisfait de votre consultation? demanda-t-elle.

— Satisfait, oui, répondit-il. Très satisfait.

Il ajouta:

— C’est cher, tout de même.

— Monsieur le Curé! Vous ici.

Mlle de la Ferté, se réveillant sur le canapé du salon, venait de reconnaître auprès d’elle l’abbé Lafitte.

Il était assis dans un fauteuil au coin de la cheminée. Il se chauffait.

— C’est moi, mon enfant.

Mlle de la Ferté se releva, regarda le prêtre. La nuit était venue. Il n’y avait pas de lampe allumée dans le salon, que seule éclairait la flamme des bûches. Par la porte entrouverte, on apercevait la cuisine. Là aussi, des gens, dont on ne voyait que la silhouette noire, étaient assis devant l’âtre.

— Quelle heure est-il? demanda Anne.

— Six heures bientôt, répondit le curé.

— Mon Dieu, fit Mlle de la Ferté, et moi qui me suis endormie ce matin vers huit heures. Dix heures, j’ai dormi dix heures.

— Il y avait trois nuits que vous veilliez, dit l’abbé Lafitte. Les forces humaines...

— Comment va-t-elle?

L’abbé Lafitte secoua la tête.

— Je remonte auprès d’elle, dit Anne.

Le curé la retint.

— Attendez un peu. Vous êtes tout aussi utile en bas. Là-haut, il y a le docteur Barradères et une sœur.

— Une sœur?

— Oui, la sœur Luce, de Saint-Joseph. C’est moi qui l’ai envoyée chercher. Je suis venu ce matin, à dix heures, bien par hasard, car, soit dit sans reproche, ma chère enfant, vous m’aviez promis de me faire prévenir en cas d’aggravation subite du mal. Encore une fois, sans ce hasard que je bénis... Oui, je suis donc venu. Vous dormiez déjà depuis deux heures, ma pauvre petite. J’ai eu le temps de revenir à Dax, de commander deux sœurs gardes-malades, et d’être de retour ici pour quatre heures. Pauvre Mme de Saint-Selve! Quelle agonie que la sienne! Dans votre chagrin, mon enfant, vous aurez du moins la consolation de savoir que vous aurez contribué à lui ouvrir les portes du ciel.

— Vous l’avez vue? dit Anne.

— Je l’ai baptisée, tout à l’heure, mon enfant. J’attends maintenant que le docteur Barradères me fasse signe. Dès qu’elle sera en état de dire quelques mots, il m’appellera, et je la confesserai.

— Et, monsieur le Curé, dit Mlle de la Ferté, vous ne craignez pas, en un tel moment, de tarir ainsi ses dernières forces?

— Hélas! dit-il. Si sa vie s’en trouve abrégée, ce ne sera guère que de quelques minutes. Le mal a fait, depuis ce matin, des progrès effrayants, ma chère petite. Mon Dieu, dire qu’il y a huit jours à peine, je lui parlais, ici même. Nous ne pouvions guère nous attendre à une fin aussi rapide.

Maria entra. Elle venait demander à Mlle de la Ferté du linge, et ses ordres pour le dîner du soir: il y avait les deux sœurs gardes-malades, le docteur Barradères qui avait décidé de passer la nuit à la Crouts. En outre, dans la cuisine, le jardinier de la Pelouse et Isabeline attendaient. Ils étaient venus savoir si on n’avait pas besoin d’eux.

— Qu’ils restent à dîner, s’ils veulent, dit Anne. Voici les clefs. Prenez ce qu’il faudra. Vous restez aussi, n’est-ce pas, monsieur le Curé? Le jardinier de la Pelouse vous ramènera ce soir à Dax en voiture.

— Non, mon enfant. Je ne peux vraiment pas. Je ne resterai que si c’est absolument nécessaire, si, d’ici là, je n’ai pu arriver à confesser cette malheureuse enfant. On frappe, je crois. Tiens, mais c’est M. l’abbé Vergez.

Le curé de Saint-Paul entrait sur la pointe des pieds.

— Eh bien, comment cela va-t-il ici?

— Mais, très mal, dit l’abbé Lafitte.

— Vous m’excuserez, monsieur le Curé, dit Anne; j’ai tant de choses à faire. Voulez-vous tenir, au coin du feu, compagnie à M. l’abbé Lafitte? Je reviendrai dès que j’aurai un instant. Vous dînez avec nous?

— Volontiers, mademoiselle. Si je puis vous être utile à quelque chose.

— Le docteur Barradères m’appelle, dit-elle. Je reviens.

Les deux prêtres restèrent au coin du feu, tandis que dans la salle à manger les ombres silencieuses des femmes de la maison allaient et venaient.

— Je suis déjà passé avant-hier, dit l’abbé Vergez. C’est une bien terrible maladie. Déjà, elle commençait à étouffer. J’ai été témoin d’une crise qui lui faisait la figure presque violette. Pauvre, pauvre jeune femme. Si bonne avec cela. C’est horrible, cette mort par asphyxie. Je n’avais pas idée de cela, comme maladie de poitrine. Je croyais qu’on dépérissait, et qu’on mourait sans secousses, comme une lampe qui n’a plus d’huile. C’est ainsi qu’est morte, l’été dernier, la petite Antoinette Laussucq, du Sablar. Vous connaissez?

L’abbé Lafitte fit un signe affirmatif.

— Et, dit encore l’abbé Vergez, est-il vrai que vous vous occupiez de sa conversion? On me l’avait dit, et j’ai craint, naturellement, dans ces conditions, de marcher sur vos brisées.

— On vous a dit la vérité.

— Et... avez-vous pu faire quelque chose?

— Dieu me l’a permis. Tout à l’heure, j’ai eu la joie de la baptiser. Dans quelques instants, j’espère pouvoir la confesser.

— Ah! fit l’abbé Vergez, mes félicitations.

Il reprit, après réflexion.

— Je ne suis pas très au courant, en la matière, n’ayant jamais eu jusqu’ici l’occasion de convertir quelqu’un. Pourtant, dans ce que vous me dites, il y a quelque chose qui me frappe, m’étonne. Vous venez de la baptiser. Elle a, par conséquent, récupéré son innocence première dans l’eau lustrale. Elle n’a donc pas besoin du sacrement de la pénitence.

— Vous auriez raison, s’il s’agissait d’une païenne, dit l’abbé Lafitte non sans un petit ton de supériorité. Avec les païens, le baptême suffit. Leurs péchés antérieurs leur sont immédiatement remis. C’est même pour cela que les premiers catéchumènes essayaient de retarder leur baptême le plus longtemps possible: saint Augustin, par exemple.

— Saint Augustin a fait cela, dit l’abbé Vergez. J’ignorais ce détail. Il risquait gros.

— Comme vous dites. Revenons au point qui nous occupe. Mme de Saint-Selve, elle, est protestante. Mais à quelle église réformée appartient-elle? Je m’y suis pris trop tard pour le savoir. Or, de ces églises, vous ne l’ignorez pas, il y en a qui baptisent leurs fidèles, d’autres, non. C’est la véritable anarchie. Dans ces conditions, on doit administrer une sorte de baptême provisionnel. Si Mme de Saint-Selve a déjà été baptisée, seul, son premier baptême compte. Mais alors, les péchés qu’elle a pu commettre depuis restent entiers. Il faut les lui remettre. Comprenez-vous?

L’abbé Vergez inclina la tête.

— J’ai compris. C’est égal, heureusement que voilà des cas qui ne se présentent pas tous les jours dans les campagnes. Sans cela, nous absents à l’improviste, comment voudriez-vous que nos vicaires arrivent à se débrouiller?

— Il est probable qu’alors la miséricorde de Dieu jouerait, dit l’abbé Lafitte. Mais, quand on le peut, il est préférable de faire les choses régulièrement.

Au même instant, le docteur Barradères traversait le salon, se rendant à la cuisine.

— Eh bien, docteur, demanda l’abbé Lafitte, quoi de nouveau?

— Le mieux de la fin, monsieur le Curé. Tenez-vous prêt. La crise d’étouffement se calme. Je vous ferai signe dès que vous pourrez venir.

L’abbé Lafitte inclina la tête. Les deux prêtres reprirent leur conversation à voix basse.

— Qui sera tout de même bien heureuse de cette conversion, dit l’abbé Vergez, ce sera Mme de Saint-Selve mère. Pauvre dame, si pieuse! Ce sera une consolation, dans sa douleur. À propos, je serais heureux d’avoir votre avis sur quelque chose qui me tracasse.

— Dites?

— Avant-hier, j’ai reçu une lettre de Mme de Saint-Selve. J’ai toujours eu de très bons rapports avec eux, au temps où le petit Jacques venait à la Pelouse. Vous savez, depuis, ce qui s’est passé. Moi, vous comprenez, comme curé de Saint-Paul, je n’ai pas à prendre parti. Enfin, dans sa lettre, une lettre très digne, très douloureuse, Mme de Saint-Selve me disait qu’elle savait que sa belle-fille était malade, que les lettres qu’elle lui écrivait restaient sans réponse, qu’elle se doutait bien que quelqu’un était là auprès d’elle, pour lui monter la tête contre sa famille. Enfin, vous saisissez, une allusion à Mlle de la Ferté.

— Oui, dit l’abbé Lafitte. Eh bien?

— Eh bien, Mme de Saint-Selve me priait, dans cette lettre, de la prévenir si la maladie de sa belle-fille venait à s’aggraver. J’ai répondu que je n’y manquerais pas.

— Vous avez bien fait.

— Oui, mais hier, quand ma lettre est partie, j’ignorais que Mme de Saint-Selve jeune fût au plus mal. De toute façon, ce soir, j’ai envie de télégraphier à Bordeaux.

— La poste sera fermée, dit l’abbé Lafitte. Vous ferez partir votre dépêche demain matin. Votre devoir est de le faire, je vous le dis d’autant plus librement que j’ai pris, moi, et depuis longtemps, le parti de Mlle de la Ferté. Mon Dieu, voici qu’on m’appelle!

Au milieu de l’escalier, penché sur la rampe, le docteur Barradères faisait signe au curé de venir. Il obéit à la hâte, s’étant signé. Sur le seuil, il croisa Mlle de la Ferté qui descendait. Elle vint s’asseoir, très pâle, dans le fauteuil de l’abbé Lafitte, à côté de l’abbé Vergez.

Celui-ci avait tiré son chapelet et le disait silencieusement.

On entendait, dans la pièce voisine, Maria qui mettait le couvert. Une vingtaine de minutes, peut-être, s’écoulèrent. Puis, il y eut des bruits de pas dans l’escalier. C’était l’abbé Lafitte qui revenait.

— Alors, tout s’est bien passé? demanda l’abbé Vergez.

— Très bien, murmura l’abbé Lafitte.

— J’ai prié à cette intention, dit le curé de Saint-Paul, en montrant son chapelet.

— Elle a pu parler? demanda Anne.

L’abbé Lafitte ne répondit pas à Mlle de la Ferté.

— Il est près de huit heures, reprit-elle. Restez à dîner avec nous, monsieur le Curé. Vous rentrerez avec M. l’abbé Vergez.

Parlant ainsi, elle le regardait cette fois bien en face. Mais il évitait ses yeux.

— Non, balbutia-t-il, non. Il faut que je rentre à Dax. On m’attend. Il faut que je rentre.

— Comme vous voudrez, dit-elle.

Il mettait son manteau, prenait son chapeau. Elle se leva pour l’accompagner jusqu’à la porte. Il était déjà dans le couloir.

— À demain, monsieur le Curé, dit Anne.

Il lui jeta un regard épouvanté, et s’enfuit dans la nuit, laissant la porte ouverte.

À minuit, Anne prit la veille auprès de Galswinthe, en compagnie de la sœur Luce.

Vers une heure, Mlle de la Ferté entendit la respiration régulière de la religieuse. La sœur Luce, d’un sommeil d’enfant, dormait. Elle regarda Galswinthe. Elle vit que la mourante était réveillée.

Elle s’approcha d’elle.

— Donne-moi ta main, murmura Galswinthe.

Mlle de la Ferté mit sa chaise tout contre le lit et donna sa main à Galswinthe. Les yeux de Mme de Saint-Selve étaient fixés sur elle. Anne voyait, sous le halètement de la poitrine, le drap qui s’élevait et descendait.

Comme deux heures venaient de sonner, Anne constata que les yeux la regardaient toujours, mais que le drap ne remuait plus.

CINQUIÈME PARTIE

Le lendemain, de bonne heure, l’abbé Vergez arriva avec son vicaire. Le jardinier de la Pelouse les avait avertis. Il vint aussi l’abbé Ducourau qui excusa son curé: l’abbé Lafitte était rentré la veille sous la pluie; il se plaignait d’avoir eu froid; il avait été obligé de s’aliter.

Anne, silencieuse, allait et venait dans la maison. Elle avait repris le costume noir qu’elle portait lorsqu’elle était en deuil de sa mère, la robe étroite avec les minces manchettes blanches. En quelques heures, elle était redevenue la couventine d’autrefois. La parenthèse languissante ouverte par la douce créole venait, pour toujours, de se fermer.

Dans la cuisine, on entendait un murmure. C’étaient les paysans des environs qui étaient venus se mettre à la disposition de Mlle de la Ferté.

Les prêtres causaient entre eux, à voix basse, devant la cheminée du salon.

— La date des obsèques est-elle fixée? demanda l’abbé Ducourau.

— Oui, dit le curé, c’est pour après-demain matin, à dix heures. J’ai déjà donné les instructions nécessaires.

— On l’enterre à Saint-Paul?

— C’est assez naturel.

— Ce n’est pas parce que c’est ma paroisse, dit l’abbé Sansépé, le vicaire, mais j’aimerais beaucoup mieux, moi, être enterré dans le cimetière de Saint-Paul que dans celui de Dax. Au moins, il y a de la vue. À cause des parents, vous comprenez.

Le pâle abbé Ducourau eut un geste vague. Le lieu où il reposerait un jour le laissait indifférent.

— Et Mlle Anne? demanda-t-il après une pause.

— Elle? dit le curé. Admirable, comme toujours. De même que pour sa mère, c’est elle qui a voulu faire la toilette funèbre. Pauvre petite, on peut dire que jusqu’à présent sa vie n’a pas été couleur de rose. Ah! si celle-là ne va pas tout droit au ciel...

— Voici le docteur, dit l’abbé Sansépé.

Ils se levèrent pour serrer la main au docteur Barradères.

— Eh bien, docteur, c’est donc fini?

Le jeune médecin eut un haussement d’épaules impuissant.

— Que voulez-vous, monsieur le Curé, la science humaine a ses limites.

— Docteur, dit l’abbé Ducourau, l’abbé Lafitte est souffrant. J’ai envoyé quelqu’un chez vous ce matin pour vous prier de venir. Vous a-t-on fait la commission?

— Je viens d’y aller. Il dormait encore. Je n’ai pas voulu troubler un sommeil réparateur, et, d’autre part, je n’ai pu attendre. Mais je vous demande pardon, que je présente mes devoirs à Mlle de la Ferté.

Elle passait dans le vestibule, les bras chargés d’énormes camélias blancs que venait d’apporter le jardinier de la Pelouse. De ce fait, elle ne lui tendit pas la main. Il la suivit dans la chambre mortuaire.

La mise en bière eut lieu le lendemain matin, à onze heures. Il avait fallu renouveler deux fois déjà les camélias, dont les pétales jaunissaient dans cette atmosphère pesante avec une incroyable rapidité. Anne vit sans défaillance disparaître la tête pâle. Elle eut seulement une légère crispation des traits en entendant le sinistre petit sifflement du plomb qu’on scelle. Le cercueil venait à peine d’être clos que Maria, qui était redescendue, pénétra dans la chambre. Elle faisait des signes désespérés, n’osant parler, Mlle de la Ferté alla à elle.

— Eh bien?

— Mademoiselle, elles sont en bas.

— Qui?

— Elles, ces dames de Saint-Selve.

— Ah! fit Anne. Qu’elles montent.

La servante n’eut pas le temps d’exécuter l’ordre. Mme de Saint-Selve et ses filles venaient de faire irruption. Étienne Larralde fermait la marche. Il avait l’air inquiet d’un capitaine qui va assister aux évolutions de soldats encore insuffisamment exercés.

— Mon Dieu, ma pauvre enfant, quel malheur!

C’était Mme de Saint-Selve qui manifestait sa douleur avec tout un luxe de gémissements, de sanglots entrecoupés. Avant d’avoir pu faire un mouvement, Anne s’était vue saisie, embrassée à plusieurs reprises par Sabine Larralde et par sa mère. Mme de Villerupt, un peu à l’écart, restait droite, les lèvres serrées, les yeux fixés sur le drap noir.

— Mon Dieu, mon Dieu, nous arrivons trop tard! Trop tard pour l’embrasser une dernière fois! Quel malheur!

Larralde, à côté d’Anne, lui parlait à voix basse. Il lui disait que tous savaient la façon dont elle avait soigné sa malheureuse belle-sœur, et quelle reconnaissance la famille lui en gardait.

Mlle de la Ferté protesta d’un geste qu’elle n’avait fait que son devoir.

— Vous m’excusez, dit-elle. Quelques ordres à donner.

Dans l’escalier, elle rencontra l’abbé Vergez.

— Monsieur le Curé, vous trouverez en haut Mme de Saint-Selve, ses filles, son gendre. Je pense que c’est vous qui avez eu l’idée de télégraphier à Bordeaux pour les avertir.

Le ton était tel que le prêtre resta décontenancé.

— Mademoiselle, balbutia-t-il, tournant son chapeau entre ses doigts, vous m’aviez dit de faire le nécessaire... j’ai cru bien agir.

— Vous, avez bien agi, monsieur le Curé. Je tenais à vous remercier, voilà tout.

Dans la salle à manger, Maria était occupée à mettre le couvert. S’étant rendu compte que rien ne manquait, Anne remonta. Mme de Saint-Selve et Sabine étaient toujours agenouillées auprès du cercueil. Dans un coin, à voix basse, Marie-Louise échangeait quelques mots avec Larralde.

Mlle de la Ferté alla vers Mme de Saint-Selve.

— Venez, murmura-t-elle.

Et elle conduisit les trois femmes dans sa chambre. Seule, Sabine se défit de son chapeau et de sa fourrure. Mme de Saint-Selve, qui se plaignait d’un commencement de rhume, conserva son manteau. Marie-Louise préféra garder l’un et l’autre. Anne:

— Le déjeuner est servi, dit-elle. Voulez-vous descendre?

— La pauvre petite! s’exclama Mme de Saint-Selve en désignant le cercueil, la laisser seule! Descendez toutes trois, je resterai auprès d’elle.

— Les religieuses nous remplacent, dit Anne. Il ne s’agit que d’une heure, venez.

Mme de Saint-Selve tomba dans ses bras en gémissant.

— Mon enfant, que je vous remercie, que vous êtes bonne. Vous m’excuserez je n’ai plus ma tête à moi, je ne vous ai même pas encore parlé de vos malheurs. Votre chère mère, que j’aimais tant...

Elle continuait à se lamenter, appuyée sur le bras de Mlle de la Ferté qui l’aidait à descendre.

À table, pendant le repas, une place demeura vide. Mme de Villerupt était restée dans la chambre mortuaire.

Anne observait ses convives. Après huit ans, les femmes avaient bien changé. Mme de Saint-Selve était sans doute toujours la solennelle, la majestueuse Constance, à qui jadis tout avait souri. Mais beaucoup de cet orgueil, de cette morgue qui irritait tant la pauvre Mme de la Ferté semblait avoir disparu. Cette femme avait dû être réellement belle. À plus de soixante ans, elle le paraissait encore. Mais les joues s’étaient alourdies, les yeux avaient perdu de leur éclat. Telle quelle, cependant, Mme de Saint-Selve faisait, comme on dit, plus d’effet que ses deux filles. Le visage de Sabine, précocement flétri, portait la marque de soucis revenant sans cesse. Des couturières en chambre, dans une cité noire d’usines, ont un teint moins blafard que cette femme du plus gros armateur de Bordeaux, jalousée par toute une ville. Anne n’avait pas pu encore examiner à son gré Mme de Villerupt. Elle avait cru néanmoins constater qu’elle paraissait, elle aussi, vieillie avant l’âge. Contrairement à ce qui avait eu lieu pour sa sœur, ses traits, à elle, s’étaient figés dans une sorte de dureté douloureuse. Mlle de la Ferté attendait de la voir au grand jour pour savoir si elle ne s’était pas trompée en apercevant des fils blancs parmi ses magnifiques cheveux châtains.

Larralde, lui, était toujours à peu près le même. Les pans de sa redingote, froissée par la banquette du wagon, pendaient de chaque côté de sa chaise. Il mangeait lentement, le nez dans son assiette. Ses gros sourcils froncés attestaient une préoccupation de tous les instants.

Comme le repas touchait à sa fin, Anne se leva. Les deux femmes eurent un mouvement pour l’imiter.

— Restez, dit-elle. C’est mon tour. À trois heures, vous viendrez me remplacer.

Et elle gravit l’escalier, suivie par Larralde.

Moins d’une minute après, Mme de Villerupt entrait dans la salle à manger. Sans mot dire, elle prit une chaise et s’assit au coin du feu. Sabine vint l’y rejoindre.

— Tu ne manges pas, ma fille? demanda la dolente Mme de Saint-Selve.

Marie-Louise ne répondit pas. Mme de Saint-Selve poussa un soupir et retomba dans sa somnolence méditative.

Sabine, cependant, avait rapproché sa chaise de celle de sa sœur.

— Tu n’as pas entendu ce que t’a dit maman? murmura-t-elle, les dents serrées.

L’autre lui jeta un regard de défi qui fit éclater la sourde colère de Mme Larralde.

— Sais-tu que nous commençons à avoir assez de tes manières?

— Vraiment, fit Marie-Louise, avec un petit rire. Et moi, croyez-vous que je ne commence pas à avoir assez des vôtres?

— Explique-toi.

— M’expliquer. N’as-tu pas compris? Ne sentez-vous pas que c’est à donner la nausée de vous voir ici, dans la maison de cette intrigante? Ah! quelle revanche pour elle! Vous ne voyez donc pas son air? Vous l’embrassez comme du bon pain. Vous vous asseyez à sa table. Vous a-t-elle même priés de rester?

— Chut, fit Sabine. Plus bas, parle plus bas.

— Parler plus bas? Tu as donc bien peur qu’elle entende? Je parlerai comme il me plaira.

— Parle plus bas, parle plus bas, répétait Sabine, les lèvres tremblantes. Tu sais qu’Étienne...

— Laisse-moi tranquille avec ton Étienne. Il fait ce qu’il veut. Je n’ai pas à tenir compte de ses volontés. Il n’est pas mon mari.

— Il n’est pas ton mari, dit Sabine, devenue peu à peu livide, il n’est pas ton mari, c’est entendu. Mais ton mari, quand il en a besoin, est bien heureux de le trouver, pour payer ses dettes, ses dettes qui nous ruinent.

À son tour, la voix de Sabine s’était haussée, jusqu’à tirer Mme de Saint-Selve de sa torpeur.

— Mes enfants, supplia-t-elle, joignant les mains. Je vous en prie. Respectez ma douleur.

Marie-Louise eut un ricanement.

— Votre douleur, maman, à propos de cette créole! On dirait vraiment qu’il s’agit de l’une de nous deux.

— Marie-Louise, je te prie, je t’ordonne... Voyons, que fais-tu, maintenant, mon enfant?

Mme de Villerupt s’était levée.

— Je n’en puis plus, dit-elle. Au revoir.

— Où vas-tu, ma fille?

— À la Pelouse. Cela vaudra mieux pour tout le monde. Je vous rejoindrai demain matin, dans le cortège.

Et elle referma violemment la porte sur elle.

— Bon voyage, fit Mme Larralde.

— Sabine, mon enfant, gémit la mère, il ne faut pas lui en vouloir. Elle est malheureuse.

— Eh! dit âprement Mme Larralde, est-ce notre faute, à nous, si son bellâtre de capitaine la trompe? Nous pâtissons déjà assez des fredaines de ce monsieur, et il faut, par-dessus le marché, que nous supportions son caractère, à elle. Je vous préviens qu’Étienne commence à être à bout. La prochaine fois, il ne paiera pas.

Mme de Saint-Selve hocha douloureusement la tête. Elle, effondrée dans son fauteuil, sa fille, les bras croisés sur les genoux, le buste incliné vers le foyer, la tête appuyée au manteau de la cheminée, elles demeurèrent muettes, parmi l’ombre commençante de ce soir pluvieux.

À trois heures, Mlle de la Ferté descendit. Sabine se leva.

— Restez, dit Anne. Le feu s’est éteint au premier étage. Attendez qu’on le rallume. M. Larralde vous remplace auprès du cercueil.

Sabine se rassit machinalement.

Anne, pendant ce temps, avait ouvert la grande armoire qui renfermait le linge de la maison. Elle prenait des draps.

— Je n’ai que deux chambres à vous offrir, dit-elle à Mme de Saint-Selve. Je pense que cela ne vous dérangera pas de prendre avec vous Mme de Villerupt.

— Ma pauvre enfant, répondit Mme de Saint-Selve, vous êtes réellement trop aimable. Nous sommes navrés d’avoir à vous imposer...

Parlant ainsi, elle échangeait un regard de gêne avec Sabine. Mais elles n’eurent, ni l’une ni l’autre, à entrer dans l’explication qu’elles redoutaient.

La porte de la salle à manger venait de s’ouvrir. Sur le seuil, Mme de Villerupt apparut, blême. En apercevant Mlle de la Ferté, elle marcha vers elle. Les deux femmes se toisèrent.

— Je viens de la Pelouse, dit Marie-Louise.

Anne la regarda tranquillement.

— De la Pelouse, répéta Mme de Villerupt. La maison est fermée. De quel droit?

Mme de Saint-Selve voulut s’interposer.

— Tu n’as pas demandé la clef au jardinier? hasarda-t-elle d’une voix tremblante.

— Je la lui ai demandée. Il m’a répondu qu’elle était ici.

Sans mot dire, Mlle de la Ferté était allée à la cheminée. Cinq ou six clefs pendaient, accrochées à un clou. Anne en prit une, et la tendit à Marie-Louise.

— Voici cette clef, dit-elle.

Et, comme Mme Villerupt demeurait, pâle de rage, sans faire un geste pour la prendre, Anne mit la clef sur la table.

— Mme Jacques de Saint-Selve, dit-elle de sa voix la plus posée, avait quitté depuis trois mois la Pelouse. Il était naturel qu’en s’en allant elle fermât sa maison.

Brusquement, Mme de Villerupt se saisit de la clef.

— À demain, maman, fit-elle.

— Vous avez l’intention d’aller passer la nuit à la Pelouse? dit Anne. Je vous préviens que vous y serez très mal. Il y fait froid. Les tentures sont démontées. Il serait plus sage de rester ici.

Marie-Louise lui jeta un regard de haine. Sur le seuil de la porte, elle se heurta à Larralde, qui venait d’arriver juste à temps pour assister à la fin de la scène.

— Marie-Louise, voyons...

— Ah! vous, fit-elle, laissez-moi, n’est-ce pas. Je n’ai que faire de vos conseils.

Et elle disparut.

Discrètement, Mlle de la Ferté sortit elle aussi. D’ailleurs, elle avait à porter les draps dans les chambres.

Quand, au bout d’un quart d’heure, elle revint, Sabine essuyait ses paupières rouges. Larralde allait et venait de long en large. Mme de Saint-Selve, les mains sur les accoudoirs de son fauteuil, la tête renversée, ne bougeait pas.

Elle se redressa en entendant entrer Mlle de la Ferté. Anne la vit, d’un geste las et frileux, ramener contre elle les plis de son immense manteau d’astrakan, un manteau qui avait dû être jadis somptueux, mais dont maintenant les coutures, à la lumière, présentaient, roussâtres, des traces de fatigue.

— Vous avez froid? demanda Anne.

Mme de Saint-Selve ne répondit pas. Mais Mlle de la Ferté s’aperçut qu’elle s’était mise à trembler plus fort.

Sans mot dire, Anne se rendit à la cuisine. Elle en revint avec une chaufferette. Puis, agenouillée devant la cheminée, elle se mit à chercher de la braise parmi les cendres. Pour y arriver, il lui fallut écarter le vieux chien, qui somnolait sur la plaque de fonte, entre les chenets.

— Pyrame, pousse-toi.

Mme de Saint-Selve sortit de sa torpeur.

— Pyrame, répéta-t-elle, Pyrame, le chien de Jacques. Mon Dieu, je l’avais oublié. Je ne l’ai pas reconnu.

Et elle fondit en larmes.

— Calmez-vous, voyons, maman, calmez-vous, répétait Mme Larralde.

Et, pour essayer de cacher l’émotion qui venait de la saisir elle-même dans cette atmosphère de catastrophe, elle appelait, d’une voix où perçaient des sanglots:

— Pyrame, viens ici, Pyrame! Viens, mon bon chien.

L’animal la regardait, de ses yeux éteints. Il ne bougeait pas.

— Viens, Pyrame, viens.

— Il a plus de quinze ans. Il est devenu sourd, dit Mlle de la Ferté.

Le jour de l’enterrement, le temps fut assez beau au début de la matinée. Mais il avait plu à peu près sans discontinuer pendant quarante-huit heures. Il était impossible d’amener le char funèbre jusqu’à la Crouts. Les ordres avaient été donnés en conséquence pour que le cortège se formât devant la Pelouse, à l’endroit où le chemin de sable rejoint la route de Castets.

Le cercueil fut placé sur une charrette traînée par des bœufs. L’abbé Sansépé, en surplis, avait avec lui un bedeau portant la croix et deux minuscules enfants de chœur. L’abbé Ducourau était venu, excusant l’abbé Laffite toujours souffrant.

Péniblement, Mme de Saint-Selve avançait, appuyée sur le bras de Larralde. Mlle de la Ferté et Sabine marchaient côte à côte. Les essieux de la charrette, mal graissés, criaient. Au passage, les premiers chardonnerets s’envolaient.

On mit ainsi près d’une demi-heure pour faire moins d’un kilomètre.

Sur la route de Castets, outre le corbillard, cinq voitures étaient rangées. Il y en avait une pour le clergé, deux pour la famille. Les deux autres appartenaient à des gens de Dax, amis des Saint-Selve. C’était un monsieur insignifiant, deux dames, une vieille demoiselle. Mme de Villerupt était avec eux. Tous les cinq, ils attendaient arrêtés devant le grand portail de la Pelouse. Quand la tête du cortège déboucha sur la route, le petit groupe se porta à la rencontre de Mme de Saint-Selve. De nouveau, il y eut des embrassements, des exclamations, des pleurs. Quelques robustes vérités premières furent échangées.

— Ce ne sont pas ceux qui partent qui sont le plus à plaindre.

— Je suis bien de votre avis. Mais tout de même, à cet âge, c’est horrible.

— Vous aurez du moins, ma chère Constance, dit la vieille demoiselle, la consolation de penser que la chère petite est au ciel, en train de prier pour vous. Savez-vous que c’est miraculeux, cette conversion?

Mme de Saint-Selve poussa un profond soupir.

— C’est la seule pensée qui soit capable d’adoucir ma douleur, dit-elle.

Étrangère à cet échange de condoléances, Mlle de la Ferté s’occupait de faire hisser la bière sur le corbillard. Elle rectifia les plis du drap, disposa les camélias: une couronne et deux bouquets. Il y avait aussi un troisième bouquet, une humble chose faite de clochettes de bruyère entourées de larges feuilles de fougère. C’était une petite fille infirme, pour laquelle la morte avait été bonne, qui était venue, au départ de la Crouts, le déposer timidement sur la charrette. Clopin-clopant, elle avait suivi. Elle était là, parmi les paysannes, suivant d’un œil anxieux le sort de ses pauvres fleurs.

Offusqué, un croque-mort saisit le misérable bouquet et le lança dans le fossé. Anne le ramassa et le plaça sur le char, à côté des splendides camélias blancs. Puis, toujours à l’écart, elle attendit que les effusions fussent terminées entre les Saint-Selve et leurs amis.

— Mesdames, si vous voulez bien...

C’était l’abbé Sansépé, ordonnateur de la cérémonie, qui intervenait.

Pour la première fois, Mme de Saint-Selve remarquait le corbillard. Elle eut un haut-le-corps en constatant que c’était un service de deuxième classe qui avait été commandé. Elle chercha des yeux Mlle de la Ferté. Quittant son entourage, elle s’approcha d’elle.

— On aurait peut-être pu, dit-elle, avoir un enterrement un peu moins modeste.

Parlant ainsi, elle avait retrouvé son ton altier.

Anne l’enveloppa de son froid regard.

— Tout ce qui a été fait, dit-elle, l’aura toujours été selon les volontés expresses de votre belle-fille.

— Mesdames, je vous en prie...

Le cortège s’organisait. L’abbé Sansépé, avec son chantre, occupait la voiture de tête, Mme de Saint-Selve et Sabine étaient dans la seconde. Marie-Louise fit monter avec elle, dans la suivante, une des trois dames. Mlle de la Ferté venait dans la quatrième, avec une vieille fille bavarde.

Larralde, l’abbé Ducourau, les paysans au nombre d’une dizaine, allaient à pied.

Lentement, on se mit en marche.

Dans leur coupé, la vieille demoiselle commença par essayer d’engager la conversation avec Anne. Mais elle eut vite fait de comprendre qu’elle perdait sa peine. Alors, elle tira un chapelet de la poche de son jupon, et Mlle de la Ferté ne fut plus troublée dans ses pensées.

Le temps était doux, trop doux presque. Le paysage était gris et blanc. Par les vitres des portières grandes ouvertes, Anne voyait, de chaque côté, défiler avec la même lenteur régulière les détails familiers de cette route sur laquelle les événements capitaux de son existence se seraient déroulés. D’abord, la chaumière d’Isabeline, où, pour la première fois, elle avait prêté de l’attention au nom de Jacques de Saint-Selve. Plus loin, c’était la maison du couvent avec son grand jardin, un jardin où les religieuses de Dax conduisaient, le jeudi et le dimanche, leurs pensionnaires en promenade. Pendant dix ans, Anne avait accompli ce trajet deux fois par semaine. C’était l’époque où on la menaçait de la punir, parce qu’elle refusait de jouer dans une partie où le sort lui avait adjoint des compagnes qui ne lui convenaient pas. Plus loin encore, mais à droite, c’était l’auberge de Tâchoires. Du jardin du couvent, les fillettes entendaient, le dimanche, s’élever là un joyeux concert de chansons à boire, de verres choqués, de quilles abattues... Le soir, quand elles reprenaient en rangs le chemin de Dax, elles se sentaient vaguement tristes au son du violon rustique qui s’accordait, en hiver au fond de la grange, en été sous les charmilles, pour le bal de nuit.

On atteignait maintenant, entre l’auberge et les Quatre-Routes, l’endroit où Jacques, la rejoignant comme elle revenait à pied à la Crouts, l’avait invitée à monter dans sa voiture. Elle lui avait abandonné sa main, comme elle l’avait abandonnée, huit ans plus tard, à celle qui, avant une heure, pour toujours, serait devenue la proie de la terre.

À partir de cet endroit, Mlle de la Ferté se renfonça dans la voiture et ne regarda plus la route.

À l’entrée du bourg de Saint-Paul, il fallut descendre. On pavait la rue principale. Le corbillard dut s’arrêter. Le cercueil acheva le parcours de trois cents mètres qui le séparait de l’église sur les épaules de quatre paysans. Mme de Saint-Selve eut la mortification d’être obligée de paraître à pied dans un cortège dont elle jugeait qu’un métayer riche aurait rougi. Sur les portes, devant les boutiques, les gens regardaient. Chacun de ces regards augmentait le supplice de l’orgueilleuse femme.

Sous son voile de crêpe, elle observait, à droite, à gauche. Elle épiait ces petits artisans, ces ménagères. Quand elle les voyait échanger entre eux un mot furtif, comment ne pas être certaine de ce qu’ils se disaient: «C’est la belle-fille de Mme de Saint-Selve, de Bordeaux, qu’on enterre ainsi? Pas possible. Qu’est-ce qu’ils pensent d’avoir autorisé une chose pareille!»

Devant l’église, un groupe noir attendait. Il y avait là une quinzaine de personnes: le docteur Barradères et Me Destouesse, en redingote et chapeau haut de forme, un commandant retraité, le Colonel, qui faisait jadis sa partie de piquet avec M. de la Ferté, l’abbé Tauziès nommé depuis peu curé de Saint-Martin-de-Seignanx, la présidente de l’œuvre des Tabernacles et des dames de cette œuvre. Anne eut à serrer quelques mains.

L’abbé Vergez, sous le porche, reçut le corps.

L’église de Saint-Paul est triste et nue. Seules l’égaient, de façon imprévue, deux statues de saints. L’une est celle de saint Antoine, accompagné d’un petit cochon miraculeusement rose. Jamais Mlle de la Ferté ne sut le nom du saint qui lui fait vis-à-vis, un personnage en robe verte, ayant à ses pieds un volatile tenant de la corneille et de la poule d’eau.

La messe fut désespérément longue. On eût cru que l’abbé Vergez, convaincu de la nécessité de faire bonne mesure à une convertie, y avait ajouté des prières inédites. Vers la fin, glaçant les cœurs les plus indifférents, un navrant Requiem s’éleva, nasillé par deux jeunes filles du bourg.

On se leva. Le goupillon passa de main en main. Il ne se peut imaginer geste de plus douloureuse noblesse que celui par lequel Mme de Saint-Selve aspergea d’eau bénite le cercueil.

On sortit. Il commençait à pleuvoir. Quatre ou cinq parapluies s’ouvrirent.

Le cimetière de Saint-Paul n’est guère distant de l’église de plus de cinquante mètres. Il s’élève au flanc de la colline qui domine la voie du chemin de fer de Bayonne. L’abbé Sansépé n’avait pas exagéré en vantant ses mérites pittoresques. De là, on voit la ligne argentée des peupliers, annonciatrice du lit de l’Adour, le sombre coteau des lazaristes, et, plus loin, la ceinture lilas des hauteurs de la Chalosse. C’est un paysage d’une douceur silencieuse, trouée seulement le matin, de-ci de-là, par des chants de coq qui pointent.

À gauche du calvaire qui occupe le centre du champ des morts, dans la deuxième allée latérale, la fosse béait, fraîchement creusée, dominée par un tas de terre jaunâtre qui paraissait tenir deux fois plus de place que le trou d’où l’on venait de l’extraire. Il pleuvait moins. Un à un les parapluies se refermèrent.

Alors, ce fut la scène habituelle, dans toute sa médiocre désolation: les cordes que l’on passe sous la bière, un des fossoyeurs qui se trouve être moins robuste que l’autre, ce qui fait qu’une seconde on redoute quelque macabre basculade, le choc sourd du bois, sur la molle glaise du fond.

Mme de Saint-Selve, en une attitude toujours un peu théâtrale, se tenait au bord de la fosse, la regardant comme si elle se sentait attirée par elle. Autour de ce grand premier rôle, les autres s’empressaient, sa fille, ses amies. Elles semblaient être prêtes à s’interposer. Mlle de la Ferté se trouvait de l’autre côté du rectangle sombre, seule avec le vieil officier. L’attitude de l’assistance était empreinte de ce recueillement, de cette compassion qui ne mentent guère en cette minute, où chacun est occupé à songer que ce sera un jour son tour.

C’était fini. Soutenue, par Larralde et par Sabine, Mme de Saint-Selve se baissa, ramassa une poignée de terre qu’elle laissa couler dans la fosse. Il y a toujours, dans cette terre-là, de petits graviers qui s’en vont résonner sur le cercueil de façon lugubre. Anne demeurait, droite et blanche, appuyée au caveau voisin. Elle semblait ne plus songer à partir. Ce fut le retraité qui lui mit dans la main la poignée de terre rituelle. Elle la jeta dans le trou, au hasard.

— Mademoiselle, permettez-moi... Votre châle est plein de plâtre.

C’était vrai. Le mur du caveau, fraîchement recrépi, était la cause de ce mince désastre. Anne eut un léger mouvement d’impatience. Mais lui, le vieux brave homme, il s’entêtait. Il lui donnait dans le dos toute une série de petites tapes.

— Ça s’en va, ça s’en va.

Il tenait à son idée. Elle se résigna. Ils rejoignirent les autres à la porte du cimetière. Là, il tint à s’assurer une dernière fois qu’il avait bien vaincu le plâtre.

— Il n’y a plus rien. Sur du drap militaire, ça aurait mis une heure à partir, et encore avec une brosse.

Devant l’église, les groupes s’étaient reformés. Mais, maintenant on parlait haut. Le docteur Barradères, très entouré, expliquait les circonstances de la mort. Larralde s’entretenait, un peu à l’écart, avec Me Destouesse. Mme de Saint-Selve épanchait sa douleur dans le sein des vieilles dames, ses amies d’enfance.

— Est-ce juste, je vous le demande? De pauvres enfants, à qui tout sourit, qui n’ont pas pour ainsi dire vécu, s’en aller de la sorte. C’est nous qui devions partir.

— C’est la volonté de Dieu, ma chère Constance. Il faut s’incliner.

— Ah! ma pauvre Élisa. Dire que nous ne nous étions pas vues depuis sept ans. Il faut des circonstances pareilles pour se retrouver. Et ta fille va-t-elle bien, et ses beaux bébés?

— Très bien. Elle n’a pas pu venir, parce qu’elle est sur le point d’en avoir un autre.

— Tant mieux, tant mieux. Qu’il y en ait qui aient du bonheur, au moins!

— Et quand repartez-vous pour Bordeaux?

— Oh! dès ce soir. Par le train de neuf heures dix.

— S’il ne pleut pas, nous tâcherons d’aller vous embrasser à la gare.

On se quitta. Pour regagner sa voiture, à l’entrée du bourg, Mme de Saint-Selve obligea ses compagnons à prendre un sentier à travers champs. Elle ne voulait pas repasser par la rue où elle avait été vue tout à l’heure, conduisant cet enterrement de pauvres.

Elle invita Mlle de la Ferté à monter avec elle et Sabine. Larralde et Marie-Louise prirent la seconde voiture.

On arriva à la Crouts pour se mettre à table. Anne constata que Mme de Villerupt avait cette fois consenti à être du nombre de ses invités. Larralde, au cours du trajet de retour, avait fait sans doute valoir des arguments de poids.

Mlle de la Ferté dut comprendre à quel sentiment de curiosité fiévreuse correspondait cette modification d’attitude lorsque, vers trois heures, Maria pénétra dans la salle à manger.

— Mademoiselle, Me Destouesse est là.

— C’est juste, fit Larralde. Me Destouesse m’avait averti ce matin qu’il passerait à la Crouts dans l’après-midi. J’avais totalement oublié de vous le dire.

Et, comme Mlle de la Ferté le regardait, il répéta, balbutiant un peu:

— J’avais totalement oublié.

— Faites entrer Me Destouesse, dit Anne.

Ceux qui, ayant une âme d’une certaine qualité, veulent se donner pour toujours le mépris, le dégoût de l’argent, ceux-là n’ont qu’à assister, je pense, à cette cérémonie de famille qui s’appelle l’ouverture d’un testament. Des gens que tout condamne à s’aimer, à se manifester du moins les marques apparentes de l’affection, on les voit affrontés, près de trépasser sous le poids de l’attente horrible. Et ces deux sortes de soupirs qui accueillent la lecture du verdict, soupir de joie, soupir de haine, aussi hideux l’un que l’autre.

En l’espèce, dans l’obscure salle à manger de la Crouts, l’anxiété vient d’atteindre son diapason le plus intense. On sent que c’est une question de vie ou de mort. La disparue avait bien des parents éloignés, en Angleterre, une cousine, une tante. Mais des renseignements ont été pris. Elle était brouillée avec eux. Si elle s’en était allée la première, aucun doute n’est possible, elle aurait laissé toute sa fortune à son mari, qu’elle aimait tant, qu’elle avait épousé par amour. Eh bien! la famille de ce mari, aujourd’hui c’est la sienne. L’oublier aurait été une mauvaise action. Elle ne s’en sera certainement pas rendue coupable, cette petite créole que l’on a accueillie à Bordeaux, à qui on a versé pendant six ans de si belles rentes, pour laquelle tout compte fait, on a été si bon.

Le notaire vint s’incliner successivement devant chacune des quatre femmes. Il serra la main de Larralde.

— Mesdames, M. Larralde a dû vous mettre au courant de l’objet de ma visite. Il y a environ trois mois, Mme Jacques de Saint-Selve, pressentant sa fin prochaine, a manifesté l’intention de faire son testament. Elle a choisi la forme mystique. Les prescriptions légales ont été suivies régulièrement. Voici le testament en question.

En même temps, il tirait de son portefeuille une enveloppe. L’obscurité grandissait.

— Il faudrait une lampe, dit Mme de Saint-Selve, d’une voix un peu sourde.

Anne s’était levée; elle alluma la lampe de la suspension. Lentement, lentement, les divers personnages qui composaient cette scène sortirent de l’ombre.

Mme de Saint-Selve cherchait à paraître indifférente. Tout, dans son attitude, révélait une tension que cachait mal son apparente désinvolture. Du geste, elle avait appelé Sabine auprès d’elle, l’avait fait asseoir sur le bras de son fauteuil. Une main posée sur l’épaule de sa fille, elle attendait, avec un sourire lassé qui voulait signifier son détachement complet des choses d’ici-bas.

Mme Larralde ne prenait pas tant de peine pour dissimuler son émotion. Sur ses genoux, on voyait ses mains trembler.

Larralde, lui, les sourcils rapprochés jusqu’à se mêler, regardait ses gros pouces, qu’il tournait.

Anne n’apercevait qu’à peine Mme de Villerupt. À mesure que la lueur diffuse de la lampe avait formé un cercle lumineux plus étendu, Marie-Louise avait reculé sa chaise vers la zone restée sombre. Cette précaution seule en disait long sur les pensées qui devaient, en cette minute, bouleverser la malheureuse. Frappé de mesures disciplinaires de plus en plus sévères, son mari avait été finalement, six mois plus tôt, envoyé en Tunisie. Il lui avait interdit de le suivre. Depuis, elle ne cessait de le supplier de revenir sur sa décision. Mais lui, avec le plus parfait cynisme, mettait des conditions pécuniaires exorbitantes à la reprise de la vie commune. Larralde, excédé, se refusait absolument à débourser la grosse somme réclamée par son beau-frère. Or, plus graves étaient les outrages dont il l’abreuvait, plus l’altière Marie-Louise se sentait devenir la chose de ce mari infâme. Elle en était arrivée à haïr sa sœur et sa mère, qui la soutenaient trop mollement dans sa lutte contre Larralde. À plusieurs reprises, elle avait essayé de rentrer en rapport avec la femme de Jacques. On sait comment ses avances avaient été accueillies à la Pelouse. Il est, dès lors, aisé de saisir la nature des sentiments qu’elle devait nourrir pour Mlle de la Ferté.

— Si vous voulez bien vérifier?

Me Destouesse venait de retirer une autre enveloppe de la première. C’était cette seconde enveloppe qu’il tendait à Larralde. Celui-ci la prit et l’examina méticuleusement.

— Vous pouvez constater, dit le notaire. Les signatures requises y sont: celle de Mme Jacques de Saint-Selve, celles des témoins, la mienne.

Larralde lui rendit l’enveloppe en s’inclinant.

Me Destouesse l’ouvrit. Il lut la brève formule par laquelle Galswinthe léguait la totalité de sa fortune, meubles et immeubles, à Mlle de la Ferté.

Un silence glacial accueillit cette lecture. Me Destouesse, qui exerçait pourtant ses fonctions depuis trente ans, en parut gêné.

Il interrogea du regard chacun des assistants.

— Personne, je le vois, conclut-il, n’a d’objections à présenter. Il ne me reste, donc, mesdames, qu’à m’excuser de vous avoir dérangées.

Aucune réponse ne lui ayant été faite, il se dirigea vers la porte. Il ne permit pas que Mlle de la Ferté, qui s’était levée, le raccompagnât plus loin.

— Non, mademoiselle, je vous en prie.

Et il ajouta, à voix plus basse, avec espoir que les autres entendraient le moins possible:

— Je vous attends à mon étude le plus vite que vous pourrez, pour les formalités d’envoi en possession.

— Eh bien! dit, au bout de cinq minutes, avec un petit ricanement, Mme de Saint-Selve, voilà au moins une question réglée. Tant mieux, n’est-ce pas, mes enfants? Qu’en dites-vous, Étienne? Qu’en dis-tu, Sabine?

Larralde ne répondit pas. Sa femme regardait droit devant elle, comme hébétée.

Tout à coup, le silence fut rompu par une sorte de hoquet atroce.

— Qu’y a-t-il? s’écria Mme de Saint-Selve.

C’était Mme de Villerupt qui venait d’éclater en sanglots. Elle s’était contenue trop longtemps. Maintenant, elle pleurait, elle pleurait avec des gémissements plaintifs, comme un petit enfant.

Sa mère et sa sœur s’étaient précipitées auprès d’elle.

— Mon Dieu! s’exclama Mme de Saint-Selve, elle a les mains glacées.

Anne, ayant pris la lampe dans la suspension, s’était approchée. Sabine l’écarta rudement.

— Nous n’avons besoin de personne pour la soigner, dit-elle.

Sans s’émouvoir, Mlle de la Ferté alla à la cuisine. Elle en revint, au bout de quelques minutes, avec une chaufferette et un bol de tisane brûlante. Marie-Louise pleurait toujours; mais les façons de sa mère et de sa sœur s’étaient faites moins provocantes. Larralde avait dû profiter de ces minutes pour les rappeler à un sens plus sain de la réalité.

Pendant que Sabine plaçait la chaufferette sous les pieds de Mme de Villerupt, Mme de Saint-Selve s’efforçait de lui faire avaler la tisane. En même temps, elle remerciait avec effusion Mlle de la Ferté.

— Nous vous donnons bien du mal, ma chère petite. Nous n’oublierons pas combien vous avez été bonne, allez. Bois, Marie-Louise, bois, ma fille. C’est ta mère qui est près de toi, mon enfant.

Tandis qu’elles faisaient ainsi de leur mieux pour conjurer la syncope, Larralde avait réussi à prendre à part, dans un coin, Mlle de la Ferté.

— Il serait peut-être bon, disait-il, que, d’ores et déjà, nous nous entretenions de certaines questions. Ma belle-sœur, vous ne l’ignorez pas, avait placé chez moi une partie de la fortune dont vous venez d’hériter. De ce fait...

D’un signe de tête, elle lui désigna le groupe formé par les trois femmes.

— Plus tard, rien ne presse, dit-elle sèchement.

Un peu avant sept heures, quand l’instant fut venu de partir pour la gare, il ne put être question de faire franchir à pied à Marie-Louise le kilomètre sablonneux qui sépare la Crouts de l’endroit de la grand-route où attendait la voiture. Le jardinier dut atteler le char à bœufs qui avait servi, le matin, pour le cercueil. On y installa, à l’aide d’une bâche, un abri de fortune. Mme de Saint-Selve y monta avec sa fille. Mme de Villerupt était reprise, à chaque instant, par des crises de larmes. Elle ne s’arrêtait de pleurer que pour grelotter.

— Au revoir, ma cousine, dit Sabine en embrassant timidement Anne.

Mme de Saint-Selve était tombée dans les bras de la jeune fille.

— Ma chère enfant, je vous le répète, jamais je n’oublierai votre accueil. Si je vous disais que cela me fait de la peine de vous abandonner ici, toute seule, dans cette maison noire? Vous n’avez pas l’âge de vivre de la sorte. Pourquoi ne viendriez-vous pas chez nous, à Bordeaux, quand il vous plaira, pour autant de jours que vous voudrez? La maison, hélas! n’est plus aussi gaie qu’autrefois. Mais en comparaison d’ici... Ne dites pas non. Personne ne se gênera pour vous: vous êtes de la famille, n’est-il pas vrai? Allons, c’est promis.

Quand elle eut cessé d’entendre le grincement des roues du chariot, Anne monta au premier étage. La chambre funèbre était dans le même état que le matin. Les deux chaises, sur lesquelles la bière avait été posée, se faisaient toujours vis-à-vis. Anne les remit en place.

Elle s’était occupée, vers six heures, de faire dîner la famille de Saint-Selve. Mais elle-même n’avait encore rien pris. Lorsqu’elle redescendit à la salle à manger, Maria était en train de mettre son couvert.

— Désormais, dit-elle à la vieille bonne, vous me servirez le soir des légumes et du café au lait, comme avant.

Lorsqu’elle eut achevé son repas, elle alla s’asseoir au coin du feu, près de Pyrame, qui dormait. Au-dehors, on entendait le vent souffler en tempête sur la lande.

Un peu après neuf heures, elle vint s’installer devant la table, prit de l’encre, un porte-plume, une boîte de papier. S’arrêtant fréquemment pour méditer la phrase suivante, elle se mit à écrire une lettre, dont elle prit ensuite copie.

Onze heures sonnèrent. Ayant mis l’un des deux exemplaires de cette lettre dans une enveloppe, Anne écrivit l’adresse du destinataire: Mr. Edwin Calthorpe, Port-au-Prince, Haïti.

Avril finissait. Le vieux Pyrame était mort le mois précédent. On l’avait enterré dans un coin du jardin. N’ayant plus à aller le promener, Mlle de la Ferté ne sortait guère.

Un après-midi, pourtant, elle se rendit à la Pelouse, ordonna d’atteler les chevaux et partit pour Dax. Elle fit arrêter la voiture devant chez Me Destouesse.

Le notaire la reçut immédiatement.

— Eh bien? demanda-t-elle.

— Eh bien! mademoiselle, je n’ai rien encore. Nous sommes le 28. Je suis tout à fait étonné.

— Je ne le suis pas outre mesure, dit Anne.

— Les rentes de Mme Jacques de Saint-Selve lui avaient pourtant toujours été payées très régulièrement. Les vôtres aussi, le mois dernier et le précédent.

— Les choses peuvent changer du jour au lendemain. C’est bien d’une somme de 8 000 francs qu’il s’agit?

— Exactement. 6 000 francs pour les rentes mensuelles, plus les 2 000 francs du loyer trimestriel de la maison du quai des Chartrons, échu le 15 avril. J’ai pensé que M. Larralde aurait différé le payement des rentes jusqu’à l’échéance du 15, pour tout régler à la fois. Mais je ne vois rien venir. Que dois-je faire?

— Attendez jusqu’au 5 ou 6 mai, dit Anne. Si à cette date, vous n’avez pas reçu les 8 000 francs, plus les 6 000 francs d’avril, vous enverrez une petite lettre de rappel, très courtoise naturellement.

Le 7 mai, Anne eut un mot de Me Destouesse, l’informant qu’aucune somme d’argent ne lui étant parvenue à cette date de Bordeaux, il avait exécuté ses instructions. Il la tiendrait au courant.

Quatre jours après, Larralde frappait à la porte de la Crouts.

Il leur était impossible à tous deux d’avoir oublié sa visite d’il y avait huit ans, lorsqu’il était venu annoncer officiellement le mariage de Jacques. Cet homme avait toujours eu la spécialité des missions désagréables. Mais, la première fois, si convaincu qu’il fût du caractère peu sympathique du rôle qu’on lui faisait jouer, il était tout de même le maître de la situation. S’il avait témoigné de la pitié, c’est qu’il l’avait bien voulu. Aujourd’hui les rôles étaient changés.

Il entama néanmoins la conversation avec aisance.

— Vous vous figurez, peut-être, ma chère cousine, que ce sont des excuses que je vous apporte pour le petit retard que vous savez. Eh bien, détrompez-vous. Ce sont des reproches.

— Vraiment, fit Anne, avec un sourire pâle.

— Oui, des reproches. Vous aviez formellement promis à votre tante de venir nous voir à Bordeaux. Elle vous a écrit au début de février pour vous rappeler votre promesse. Puis, c’est ma femme qui a envoyé une lettre en mars. Rien, pas de réponse.

— J’ai répondu à Mme de Saint-Selve, dit Anne.

— Oui, mais vous n’avez pas répondu à Sabine. Alors, nous nous sommes figuré que vous arriviez. Vous passiez chez nous deux bonnes semaines, bien tranquille. Par la même occasion, nous réglions ensemble nos petites affaires.

— C’est aimable à vous, dit Mlle de la Ferté, d’avoir compris que j’étais une sauvage, et d’être venu.

— Je suis venu, en effet, dit-il, car nous avons à causer sérieusement.

Sa voix s’était un peu altérée; il la raffermit.

— Très sérieusement, répéta-t-il.

— Je vous écoute.

— Je suis venu, dit Larralde délibérément, vous proposer une affaire intéressante.

— À moi, une affaire intéressante?

— Oui, mais auparavant, j’ai à vous poser une ou deux questions. Si vous me trouvez indiscret, bien entendu, ne répondez pas. Quand miss Russel est devenue la femme de Jacques, ses paraphernaux, ses biens propres, vous comprenez, étaient de 1 500 000 francs. À cette époque, 800 000 francs furent convertis en rente française de 5%. Les 700 000 qui restaient furent placés dans ma maison, où ils donnèrent tout de suite du 7%. Par un arrangement postérieur, ma belle-sœur, soucieuse de son véritable intérêt, mit chez moi une nouvelle somme de 300 000 francs, et je rendis hommage à cette marque de confiance en lui donnant pour cette somme du 8%. Notons que, dans l’intervalle, elle avait disposé de 200 000 francs en acquisitions d’immeubles. Vous avez donc dû trouver, dans votre héritage, un reliquat de 300 000 francs, en rente française à 5%.

— Un peu plus, même, dit Anne. Depuis qu’elle vivait à la campagne, Mme de Saint-Selve ne dépensait pas tous ses revenus. J’ai trouvé 340 000 francs.

— À merveille, dit Larralde. Eh bien, j’ai réfléchi, et j’ai jugé anormale cette situation. D’une part, vous avez chez nous deux tranches de votre fortune placées à deux taux différents, 7 et 8%. Je vous propose d’aligner le tout à 8%, soit pour vous un bénéfice net de 7 000 francs par an. Cela vous va-t-il?

— Vous êtes réellement trop bon, dit Anne. J’accepte, mais à une condition.

— Laquelle?

— La condition de savoir celle que vous mettez vous-même à ce cadeau.

— Je n’y mets aucune condition. J’estime seulement que vous n’avez pas intérêt à laisser 340 000 francs continuer à produire du 5%, alors que vous pouvez en retirer immédiatement du 8 chez nous, soit une différence de 10 000 francs en votre faveur. 10 000, plus les 7 000 de tout à l’heure, soit 17 000 francs de plus par an. C’est intéressant.

— Parlons net, dit Anne. Vous désirez que je mette 340 000 francs de plus dans votre maison.

— Je vous le répète, c’est votre intérêt. Car, en ce qui me concerne, vous admettrez...

— Je vous remercie. Et puis-je vous demander l’emploi que vous comptez faire de cette nouvelle somme?

Il sourit d’un air protecteur.

— S’il me fallait entrer devant vous dans ces détails, commença-t-il, vous auriez vite fait de me demander grâce.

— Je vous en prie, dit-elle. Je viens de me découvrir depuis quelque temps un goût tout particulier pour ces détails. Au reste, rien ne sert de nous leurrer l’un l’autre. Vous me consentez une augmentation d’intérêts de 7 000 francs, pour que je vous consente, moi, un prêt de 340 000 francs. Rien de plus naturel. Je vous répète donc ma question: à quoi comptez-vous employer cette somme? À un accroissement de votre exploitation, je suppose?

— Il y a plaisir à causer affaires avec vous, dit Larralde. Vous l’avez deviné: à un accroissement d’exploitation, ou plutôt à certaines modifications dans les méthodes que j’ai employées jusqu’à maintenant.

Il se lança alors dans toute une série de considérations techniques bien faites pour dérouter un auditeur, même beaucoup plus au courant du commerce des rhums que ne pouvait l’être Mlle de la Ferté. Il lui parla de la création d’une manufacture où il ferait fabriquer directement pour lui tout ce qui était nécessaire à la livraison du rhum au commerce de détail: étiquettes, factures, cachets, bouchons, paillons, caisses, bouteilles.

— C’est surtout sur les bouteilles que les plus grosses économies peuvent être réalisées. Figurez-vous bien qu’à l’heure actuelle un ordre de 100 000 bouteilles est exécuté à 30 centimes la bouteille. Je peux, faisant fabriquer à mon compte, obtenir la bouteille à 22 centimes. Vous comprenez qu’il serait criminel...

Anne l’interrompit en souriant.

— Vous allez me trouver bien de la suffisance, fit-elle.

— Dites.

— Eh bien, j’ai un peu peur, je l’avoue, que cette affaire de paillons et de bouteilles ne soit du même genre que celle que vint, il y a une douzaine d’années, vous proposer mon pauvre père.

— De quelle affaire s’agissait-il? fit Larralde, devenu subitement très rouge.

— Je l’ignore, dit Anne. J’étais malheureusement trop jeune à cette époque pour qu’on songeât même à me consulter. Mais vous, il est impossible que vous ne vous en souveniez pas. Vous n’avez pas eu d’autres occasions de causer avec mon père. Voyons, cherchez bien. Ce devait être en 1872 ou 1873.

— Je crois me rappeler, dit-il gêné. Oui, j’y suis maintenant. Mais c’était de la folie pure. Il s’agissait d’une tentative pour acclimater la canne à sucre dans les dunes du littoral landais. Pensez donc, des endroits où rien ne pousse. Je ne vous apprendrai pas grand-chose en vous disant que Monsieur votre père ne s’entendait guère aux affaires.

— En effet. Et c’est même pour cela que moi, sa fille, j’ai conçu à l’égard des affaires une répugnance que seuls de gros avantages pourraient me décider à surmonter.

— Ceux que je vous ai offerts en commençant ne vous paraîtraient-ils pas satisfaisants? demanda-t-il, en essuyant ses tempes, sur lesquelles la sueur commençait à perler.

— Non, dit-elle nettement.

— Est-ce que, par hasard, vous pensiez trouver mieux ailleurs?

— Oui.

— On vous aurait fait d’autres propositions?

— Oui.

— Ah! fit Larralde.

Il parut réfléchir.

— Puis-je les connaître?

— Sans inconvénients. On m’a offert du 10%.

Il sursauta.

— Du 10%? Ce n’est pas sérieux?

— C’est très sérieux, au contraire.

— Écoutez, on a pu vous raconter des histoires. Pas à moi. Voilà trente ans que je suis dans le commerce. Je puis vous affirmer que sur la place de Bordeaux...

— Aussi n’est-ce pas de Bordeaux que cette offre vient.

— Ah! fit-il encore.

— Du 10%, reprit Anne. 27 000 francs par an de plus que chez vous.

Une lueur de soulagement avait passé dans les yeux de son adversaire.

— Allons, dit-il sur un ton bon enfant, je m’en doutais. Vous vous êtes embrouillée dans vos calculs. 27 000 francs, disiez-vous? Cela ne fait pas 27 000 francs. Cela n’en fait que 7 000.

— J’ai bien dit: 27 000 francs.

— Mais non, voyons: 340 000 francs à 8% font 27 000. À 10, 34 000. Soit 7 000 francs de plus seulement, je vous le répète, 7 000.

— Pardon, dit Anne, qui vous parle de 340 000 francs?

— Comment?

— C’est de 1 340 000 francs qu’il s’agit, 1 340 000 francs m’auraient rapporté chez vous, à 8, 107 000 francs. Ailleurs, à 10, ils me donneront 134 000 francs. J’ai bien dit: 27 000 de plus.

— Un million trois cent quarante mille francs, répéta Larralde comme dans un rêve, 1 340 000 francs.

— Dame!

— Mais ce total comprend l’argent placé chez moi par ma belle-sœur.

Mlle de la Ferté inclina la tête.

— Alors, vous auriez songé à me le reprendre, tout?

— Pourquoi pas? dit Anne. 27 000 francs de plus par an, c’est intéressant.

Larralde se passa la main sur le front...

— Eh! dit-il, d’une voix qui commençait à se voiler, bien que ce soit presque de la folie de ma part, si j’arrivais, moi, à pouvoir vous les donner, ces 10%?

— Je vous répondrais qu’il est trop tard, dit Mlle de la Ferté.

— Trop tard. Comment, trop tard? C’est signé?

— C’est signé.

— C’est signé. Ah! alors, si c’est signé... Et est-ce que je le connais, celui avec qui vous avez signé? Vous me disiez tout à l’heure qu’il n’était pas de Bordeaux?

— Il n’est pas de Bordeaux.

— Qui est-ce?

— M. Edwin Calthorpe, de Port-au-Prince.

— Calthorpe! s’écria Larralde.

De saisissement, il s’était levé. Anne, qui ne cessait de l’observer, le vit chanceler, se rasseoir.

Avec lenteur, avec méthode, il replia son mouchoir, le mit dans sa poche.

— Je suis perdu, murmura-t-il simplement.

— Perdu? fit-elle. Que voulez-vous dire?

— Perdu, répéta-t-il, sans aucune nuance de haine, de colère, ou même d’amertume dans la voix. Perdu. Quand un commerçant vous dit qu’il est perdu, est-ce que vous ne comprenez pas ce que cela veut dire?

— Vraiment, je ne comprends pas. Ce ne peut être qu’un moment dur à passer. Il n’y a pas dix minutes, vous me parliez d’extension à apporter à vos affaires, d’améliorations. Vous en serez quitte pour remettre vos projets à plus tard.

Il secoua la tête.

— Il s’agit bien d’améliorations, dit-il.

— De quoi, alors?

— Oh! ne rusons plus. Vous avez transféré vos créances sur moi entre les mains de Calthorpe, Calthorpe qui a déjà réduit à peu près à rien mes comptoirs d’Haïti, Calthorpe qui a transporté la guerre à Bordeaux même en y créant une succursale, Calthorpe qui veut ma peau, enfin. Qu’il soit tranquille, il va l’avoir. Ah! il peut bien perdre dans le coup son million, et vous le remplacer par deux. Il y gagnera encore. Plus de concurrent, la place nette. Il ne sera pas à plaindre du tout.

— Perdre son million, dit Anne. Je vous l’aurais donc réclamé, pour le placer ailleurs que chez lui, vous n’eussiez pas été en mesure de me le rendre?

— Ce sont choses que l’on voit tous les jours dans le commerce, dit-il.

— Vraiment, fit Mlle de la Ferté, et c’est dans ces conditions que vous vouliez néanmoins essayer d’obtenir de moi 300 nouveaux 1 000 francs?

Il la regarda dans les yeux.

— Je voulais essayer de ne pas sauter, dit-il d’une voix profonde.

— Grand merci pour moi, fit-elle.

Il ne répondit pas. Il levait et abaissait tour à tour ses doigts comme s’il y eût compté d’invisibles sommes. Puis, il haussa les épaules, murmura:

— C’est dur, tout de même.

— Croyez, commença-t-elle, que je regrette...

Il la regarda.

— Non, dit-il, il ne faut plus parler ainsi. Ce n’est plus la peine, à présent. Vous ai-je suppliée? Vous ai-je menacée? Ai-je essayé de vous fléchir? Non, n’est-ce pas? J’ai bien compris que c’était inutile, allez. Je me résigne, j’accepte. Mais, à votre tour, comprenez-moi.

Elle était interdite du tour que venait de prendre l’entretien. Elle était comme une frégate qui vient de hisser toutes ses voiles et qui tombe dans le calme.

Maintenant, Larralde parlait avec un détachement qui n’était pas sans grandeur.

— Écoutez, écoutez-moi bien. J’y ai droit. Puisque c’est signé, je puis vous dire des choses qu’avant on m’aurait coupé en morceaux plutôt que de me faire dire. J’aurais eu l’air de mendier. Écoutez. Vous rappelez-vous, le jour où je suis venu ici vous dire que Jacques se mariait? Eh bien, il faut tout vous avouer, j’avais beaucoup insisté pour que ce mariage se fît. Il faut me comprendre. Je suis un commerçant, avant tout un commerçant. Ce mariage était pour moi une chose inespérée. Pensez donc, 1 500 000 francs de dot. Dès cette époque, Calthorpe commençait sérieusement à me battre en brèche. C’était de l’argent qui sortait de chez lui pour venir chez moi. Bénéfice double, le contraire de ce qui va se passer... J’ai donc tout mis en œuvre. Oui, mais quand la chose a été décidée, quand je me suis trouvé ici, dans cette même pièce, quand je vous ai vue, si digne, si pâle, et aussi, ne dites pas non, avec tant de chagrin, j’ai compris la femme que vous étiez. Quand vous m’avez raccompagné, j’ai failli vous embrasser la main. Pendant le trajet de retour, il m’a fallu joliment penser au million du vieux Russel pour arriver à oublier tout cela. N’empêche que, rentré à la maison, j’ai dit à Sabine: «Nous venons de commettre une mauvaise action. J’ai peur que cela ne nous porte pas bonheur.»

— Monsieur..., dit Anne.

Et elle eut un geste pour manifester son désir qu’il en restât là.

Il ne l’entendait pas, il ne la voyait pas. Il continuait de parler, comme s’adressant à lui-même. On sentait que c’était toute sa vie qu’il évoquait.

— C’est dur, tout de même, dit-il.

Il reprit:

— Remarquez que, pour moi-même, je ne me plains pas. Je n’ai que ce que je mérite. Demain, je serais sans le sou, que je recommencerais. Regardez mes mains. Elles ne sont pas belles, les pauvres. C’est qu’elles en ont abattu, de la besogne. Je sors de rien, vous savez. J’ai été vacher, du côté de la Sauve, puis, à quinze ans, je suis entré, à Bègles, à la sécherie de morues. Ce que j’en aurai plongé, de ces gros poissons, dans le dessaloir. À ce jeu-là, mes doigts sont devenus tout crevassés; comme vous les voyez. Mais, entre-temps, je m’instruisais. Je travaillais la nuit, à la chandelle: les quatre règles, un peu de tenue des livres. Il faut bien commencer, n’est-ce pas? De la morue, je suis passé au rhum. Déjà, je n’étais plus dans les emplois subalternes. M. de Saint-Selve, le père, m’avait pris en amitié. Je ne peux rien dire, il a toujours été très bon pour moi. Et puis, il sentait venir sa fin; son fils trop jeune, sa femme qui dépensait plus que de raison. Moi, en dix ans, j’avais trouvé le moyen de passer de 60 francs à 2 000 francs par mois, puis d’être intéressé aux bénéfices. Dès ce moment, il avait des idées sur moi. Jamais je n’oublierai le jour où il me dit: «Larralde, si vous n’avez rien à faire, vous viendrez dimanche déjeuner à la maison, rue de Cheverus.» Moi, mon Dieu! Dans cette maison? Je sentis que mon invitation n’avait pas marché toute seule. Marie-Louise était déjà mariée. Le capitaine de Villerupt était justement en permission. Pendant le repas, tous les deux, ils échangeaient des plaisanteries. Je comprenais bien que c’était à mon sujet, mais le vieux M. de Saint-Selve était un homme peu commode. Il ne fallait pas trop rire devant lui. Et Madame, ma belle-mère, fut tout à fait aimable. D’ailleurs, ils auraient pu être pour moi comme ils auraient voulu. Rien n’y aurait fait. Je l’aimais.

— Qui?

— Elle, Sabine, tiens.

Il continua, se parlant de plus en plus à lui-même.

— Elle, m’a-t-elle aimé? Ou a-t-elle été la victime, la sacrifiée de la famille? Vous comprenez, le père venait de mourir, on augmentait les droits d’importation, un de nos bateaux avait coulé, la concurrence commençait à se faire terrible. Il fallait quelqu’un qui prît les rênes de la maison. J’étais là, on m’a pris. Le moyen de faire autrement? Jacques n’était pas encore sorti du collège! Vous qui êtes certainement une des personnes qui l’ont le mieux connu, vous savez qu’il n’avait pas beaucoup de dispositions pour le commerce. Je crois bien, pourtant, qu’elle m’a aimé. Et puis, d’ailleurs, qu’importe, puisque je l’aimais, moi. Je l’aimais. Mais il faut être tout à fait franc: en elle, je n’aimais pas qu’elle. J’aimais aussi le sentiment de ma propre élévation. Pensez donc, en moins de vingt ans, le petit vacher de la Sauve devenu le mari d’une des demoiselles de Saint-Selve. Il y avait de quoi en avoir la tête un peu tournée. La mienne l’a été, je le reconnais, complètement. Mon malheur est sorti de là.

L’ombre commençait à venir. Il poursuivit:

— Mon malheur, je dis mal, car je ne me plains pas, je n’en ai pas le droit. Toute ma vie, quoi qu’il arrive, je verrai les landes et les marais de la Sauve, où huit ans durant, j’ai pataugé, couchant dehors, craignant sans cesse de revenir à la métairie sans une de mes bêtes. Mais, enfin, il faut aussi dire la vérité: si, à partir d’un certain degré, je n’avais pas cherché à monter encore, je viendrais demain dans la liquidation comme créancier, non comme débiteur. Car il y a aussi de mon argent dans l’affaire, vous savez: 300 000 francs, et 300 000 francs qui comptent, je vous prie de le croire, bien des privations, bien des veilles, bien du travail, alors qu’il faisait beau dehors, et que j’aurais eu bien du plaisir à sortir. Et, maintenant, comme récompense, quoi? Le syndic, la faillite, qui sait peut-être, la prison.

Anne le vit frissonner. Il sauta une étape dans le développement de ses pensées.

— Ah! ce capitaine de Villerupt. Non, jamais vous ne pourrez vous imaginer ce qu’il a fallu faire pour lui. Une fois, moi qui vous parle, juge au tribunal de commerce, proposé depuis trois ans pour la croix de la Légion d’honneur, j’ai dû courir dans Bordeaux toute une matinée, à la poursuite d’une traite fausse. Je suis arrivé juste à temps. Un jour, c’était cela, le lendemain, autre chose, car il a de l’imagination, le misérable. J’ai payé, j’ai payé, j’ai payé. Par moments, je me révoltais. Mais je m’apaisais vite. Je sentais trop bien qu’autour de moi, ma belle-sœur, ma belle-mère, ma femme même trouvaient cela tout naturel. J’ai fini, ma parole, par en être aussi convaincu. Sa destinée, à lui, était de faire des dettes, la mienne était de les payer. Tant que c’est votre argent qui marche, cela va encore. Mais après, j’ai continué, pourtant. Il me semblait qu’en agissant autrement, j’aurais rompu le contrat qui m’avait fait entrer dans la maison de Saint-Selve. Pour ces pauvres femmes, qu’étais-je, sinon une machine à fabriquer de l’argent? L’argent, il paraît qu’il donne aux autres le repos, le bien-être, le luxe. Moi, je n’en ai jamais rien su. Je n’ai jamais vu que des factures, que j’ai payées, payées. Mon amour-propre y était engagé. Je m’en rends compte, tout de même, on a tiré sur moi à boulets rouges. De la fausse monnaie, vous m’entendez, j’aurais fait de la fausse monnaie. D’ailleurs, vous le savez bien, puisque je suis ici.

On n’y voyait plus. Ils restèrent ainsi longtemps, muets tous deux. Puis, Anne alluma la lampe.

Larralde demanda:

— Et Pyrame?

— Il est mort.

— Ah!

Timidement, il dit encore:

— Et puis-je savoir à quelle époque ça se passera, à peu près? Vous comprenez ce que je veux dire?

— Je l’ignore, répondit Mlle de la Ferté. Je ne m’occupe plus de cette affaire, Mr. Calthorpe a pleins pouvoirs.

— J’attendrai, dit-il.

Elle l’accompagna jusqu’à la porte, à l’endroit où, sept ans plus tôt, ils s’étaient quittés.

Au mois d’octobre, le Myrmidon, ayant eu une voie d’eau, vint s’échouer sur la côte des Canaries. Il ne put être renfloué.

Calthorpe profita de cet accident, qui faisait disparaître un de ses gages, pour engager la procédure d’où la ruine de son rival devait sortir. Le 10 novembre, Larralde cessait ses paiements. Quinze jours plus tard intervenait le jugement déclaratif de faillite. Le failli n’arriva que difficilement à éviter la banqueroute dont il se trouvait menacé en raison des dépenses excessives qu’il avait engagées au profit de sa famille. Les experts constatèrent notamment que près d’un million avait passé à régler les dettes de son beau-frère. Il se vit refuser son concordat.

Quand tout fut terminé, il entra comme comptable dans un magasin de quincaillerie de la rue Sainte-Catherine. À force d’économie, ils parvinrent, lui et sa femme, à entretenir, tant qu’elle vécut, Mme de Saint-Selve et à payer la pension et le traitement de Marie-Louise dans la maison de santé où on avait dû la faire entrer, à la suite de l’arrestation pour escroquerie de l’ex-capitaine de Villerupt.

Mlle de la Ferté ne quitta jamais la Crouts. Ses revenus, solidaires de l’incroyable prospérité de la maison Calthorpe, reine des rhums sur les marchés de Port-au-Prince et de Bordeaux, gérés d’autre part avec habileté par le scrupuleux Me Destouesse, s’étaient trouvés, en moins de vingt ans, presque quintuplés. Seul le bien qu’elle faisait autour d’elle fut la marque extérieure de cet accroissement.

Elle s’éteignit à l’automne de 1914. Sa mort, en raison des événements, passa à peu près inaperçue.

Ainsi vécut, ainsi mourut, cette fille qui, épouse et mère, eût été sans doute le modèle des mères et des épouses. Sa fortune entière fut convertie par testament en bonnes œuvres, notamment en petites dots de 15 000 à 20 000 francs, qui devaient chaque année permettre à une dizaine de jeunes filles pauvres de trouver un mari.

Notes de la transcription

Les mots mal orthographiés et les erreurs d’impression ont été corrigés. En cas d’orthographe multiple, l’usage majoritaire a été utilisé.

La ponctuation a été respectée, sauf en cas d’erreurs d’impression évidentes.

[La fin de Madamoiselle de la Ferté par Pierre Benoit]