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Title: Lettre aux Américains
Date of first publication: 1949
Author: Jean Cocteau (1889-1963)
Date first posted: Nov. 10, 2020
Date last updated: Nov. 10, 2020
Faded Page eBook #20201119
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LETTRE
AUX
AMÉRICAINS
ŒUVRES DE JEAN COCTEAU
publiées chez Bernard Grasset
Les Enfants terribles, roman.
60 dessins pour les Enfants terribles.
La Machine infernale, pièce.
Portraits-souvenir.
A paraître:
Raymond Radiguet. — Le Bal du Comte d’Orgel, édition de luxe illustrée de dessins de Jean Cocteau.
LETTRE
AUX
AMÉRICAINS
PAR
JEAN COCTEAU
LIBRAIRIE BERNARD GRASSET
MCMXLIX
Il a été tiré de cet ouvrage vingt-cinq exemplaires sur Rives numérotés 1 à 15 et I à X, et cinq cent trente exemplaires sur vélin Johannot numérotés 1 à 500 et I à XXX, constituant l’édition originale. En outre, il a été tiré pour l’auteur et ses amis trois exemplaires sur vélin vert d’eau numérotés I à III.
Tous droits de reproduction, de traduction
et d’adaptation
réservés pour tous pays, y compris la Russie.
Copyright by Jean Cocteau
and Bernard Grasset, 1949
Américains,
Je vous écris de l’avion qui me ramène en France. J’ai passé vingt jours à New-York et j’ai fait tant de choses, vu tant de monde que je mesure mal si j’ai vécu chez vous vingt jours ou vingt ans. Vous me direz qu’on ne juge pas un pays d’après une ville, l’Amérique d’après New-York, et que mon séjour est trop bref pour que j’ose me le permettre. Mais il arrive que le premier coup d’œil qu’on jette sur un visage vous renseigne mieux sur ce qu’il renferme qu’une longue étude. Il arrive qu’on s’embrouille à la longue sur une personne, qu’on revise le jugement du premier coup d’œil et que le jugement du second coup d’œil nous trompe. Le troisième coup d’œil et la suite comportent de vivre définitivement avec les personnes et, de ce fait, de devenir un mauvais juge, puisqu’on ne juge bien que de l’extérieur. Si vous vivez avec les personnes, il se forme une pâte confuse où deux personnalités mélangent leurs contours. Il arrive aussi qu’une ville qui estime refléter mal d’autres villes, reflète même des territoires immenses dont les heures ne correspondent plus, de telle sorte que la nuit des uns est le jour des autres et que les uns veillent pendant que les autres dorment. Je veux dire que les uns sont occupés par l’absurde magnificence du rêve pendant que les autres agissent et ne rêvent pas. Ce qui provoque, sans que nul s’en doute, une circulation d’ondes contraires que l’âme enregistre alors que l’esprit ne les déchiffre pas. Il n’en reste pas moins vrai que ces ondes circulent et se livrent à un obscur travail. Il est possible que le goût des habitants de New-York pour un monde qui les arrache au leur vienne de cette considérable marée de songes et que le perpétuel interrogatoire qu’ils lui opposent représente l’arme défensive, le mur, le barrage qui les empêchent d’en être submergés.
Car cette attraction qu’exercent les énigmes et cette horreur des énigmes est la grande affaire de l’esprit américain.
A New-York, tout est paradoxe. On exige du neuf et l’on veut que rien ne change. L’échec provisoire par lequel toutes les hautes entreprises débutent vous demeure incompréhensible et ne s’offre à vous que sous l’aspect définitif. Le succès vous est obligatoire — et c’est le drame de l’industrie cinématographique, puisque toutes les muses savent attendre, doivent être peintes et représentées dans l’attitude de l’attente, rajeunissent à la longue au lieu de vieillir, et que si la peinture, la sculpture, la musique, la poésie peuvent attendre et triomphent tardivement après la mort de la personne qui les véhicule, un film ne peut pas attendre, coûte trop cher pour attendre, et doit réussir monstrueusement du premier coup.
Je reparlerai de ces choses. Pour l’instant, je me laisse aller au rythme des hélices et à ce règne étrange des souvenirs qui nous habitent. Ils bougent comme des herbes sous-marines et, chaque fois qu’ils se touchent, ils prennent d’autres directions.
New-York n’est pas une ville assise. Ce n’est pas une ville couchée. New-York est une ville debout et non à cause des gratte-ciel où les chiffres (qui dévorent New-York) ont établi leur fourmilière. Je parle d’une ville debout, parce que, si elle s’asseyait, elle se reposerait et réfléchirait, et que, si elle se couchait, elle dormirait et rêverait, et qu’elle ne veut ni réfléchir ni rêver, mais se partager debout entre les deux mamelles de sa mère, dont l’une lui verse l’alcool et l’autre le lait. Elle veut rester debout, oublier (quoi?), s’oublier, se fatiguer, s’épuiser, échapper, par la fatigue et ce balancement imperceptible des personnes qui boivent et des gratte-ciel dont la base est immobile et dont le haut ondule, échapper, dis-je, à l’interrogatoire qu’on se fait à soi-même, que vous craignez de vous faire et que vous faites subir aux autres continuellement.
L’homme est occupé par une ténèbre, par des monstres des zones profondes. Il ne peut y descendre, mais cette nuit, quelquefois, dépêche des ambassadeurs assez terribles, par l’entremise des poètes. Ces ambassadeurs vous intriguent. Ils vous attirent et vous répugnent. Vous cherchez à comprendre leur langue et, ne la comprenant pas, vous demandez aux poètes qu’ils vous la traduisent. Hélas! les poètes ne la comprennent pas davantage et se contentent d’être les humbles domestiques de ces ambassadeurs, les médiums de ces fantômes individualistes qui vous hantent, qui vous dérangent et que vous aimeriez bien syndicaliser.
New-York déteste le secret. Elle se penche sur celui des autres. Elle ne nomme pas plus le sien que l’Ennui qu’elle exorcise par une méthode d’optimisme.
New-York est une ville ouverte et grande ouverte. Les bras y sont ouverts, les visages y sont ouverts, les cœurs y sont ouverts, ouvertes les rues, les portes, les fenêtres. Il en résulte une euphorie pour le visiteur et un courant d’air où les idées ne peuvent pas mûrir et tourbillonnent comme les feuilles mortes[1].
Je le répète. Vous refusez d’attendre et de faire attendre. A New-York, chacun arrive en avance aux rendez-vous. La tradition vous répugne et le neuf. Votre idéal serait une tradition instantanée. Le neuf est tout de suite à l’école. De cette minute il cesse de l’être. Vous le classez, vous l’étiquetez et, comme vous n’admettez pas qu’un artiste expérimente, vous exigez de lui qu’il se répète et vous le remplacez lorsqu’il vous fatigue. Ainsi tuez-vous les mouches.
J’ai vu, au musée d’Art moderne[2], un spectacle inoubliable. Dans une nursery bien propre, cinquante petites filles peignent sur des tables chargées de pinceaux, d’encres, de tubes, de gouache. Elles peignent en regardant ailleurs et en tirant la langue à la manière des animaux savants qui frappent sur une sonnette, la langue tirée et l’œil vague. Des nurses surveillent ces jeunes créatrices de l’art abstrait, et leur donnent une tape sur la main si, par malheur, ce qu’elles peignent représente quelque chose et incline dangereusement vers le réalisme. Les mères (qui en sont restées à Picasso) ne sont pas admises. Dans les salles, à côté des chefs-d’œuvre de Rousseau, de Matisse, de Picasso, de Braque, de Bonnard, de Vuillard, on accroche le linge sale de notre jeunesse, nos taches d’encre et de vin sur les vieilles nappes de la Rotonde et du Dôme. Car New-York est une haute girafe, tachée de fenêtres, chargée de reliques.
Comment faire entendre à cette foule jeune qui prend des notes que l’audace ne porte pas obligatoirement les attributs de l’audace, qu’elle n’est qu’un esprit de révolte et qu’il nous faut maintenant nous contredire et dérouter encore la jeunesse par de nouvelles audaces qu’elle prend pour un recul?
[1] Pas d’arbres à New-York. Les arbres ont un air suspect de rêver.
[2] Grâce à Monroë Weeler, ce musée est un exemple d’ordre et de beauté. On y retrouve entre autres merveilles la Bohémienne endormie, de Rousseau, et le Guernica, de Picasso, attendant de prendre sa place dans une Espagne neuve.
Je regarde, à ma droite, une dame qui somnole, la figure prise dans une barbe d’orchidées. Sur ses genoux est ouvert le Life Magazine. C’est, il me semble, la publication qui possède un des plus gros tirages d’Amérique. Et je revois, les yeux fermés à mon tour, ma journée et ma nuit de dimanche. Life Magazine m’avait prié de prendre de moi des photographies excentriques. Comme je disais aux journalistes que ni mon âge, ni ma situation de poète (c’est-à-dire d’ouvrier) ne m’autorisent à laisser prendre de moi des photographies excentriques, ils me répondirent que c’était l’usage et que leurs lecteurs ne s’intéressaient qu’à ces photographies-là. Étant l’hôte de New-York, je me pliai donc à leur demande et leur suggérai quelques thèmes propres à les satisfaire et à ne me compromettre que dans la mesure où j’admets d’être compromis.
Nous travaillâmes de trois heures de l’après-midi à sept heures. Je dînai avec Jacques Maritain. Nous reprîmes ensuite le travail de onze heures jusqu’à cinq heures du matin. Vers deux heures, il y eut trêve. Sandwiches et ginger ale. C’est alors que les journalistes et le photographe de Life me dirent cette chose surprenante: «Qu’est-ce qu’un homme chez le coiffeur, en train de regarder Life Magazine, dans le fin fond du Massachusetts, pourra comprendre à ces photographies? Ne craignez-vous pas qu’elles le déconcertent? — Mais, répondis-je, ces extravagances ne viennent pas de moi. Elles viennent de vous.» L’angoisse alternait en eux avec la certitude que des photographies de cette sorte étaient les seules valables. Ils soulevèrent alors le grave problème du texte, me demandant de quelle manière on pouvait expliquer l’inexplicable. Je suggérai de dire que les photographies qu’ils avaient faites étaient très normales, que l’appareil de prise de vues leur avait joué un tour, qu’ils s’en excusaient auprès du public, que les machines devenaient dangereuses à l’image de l’homme. Ajoutez, leur dis-je, une publicité pour le Rolleiflex. Par exemple: Le Rolleiflex pense.
Cette anecdote est l’exemple type du paradoxe américain. Sans cesse, chez vous, on se trouve nez à nez avec l’audace et la crainte de l’audace. C’est à ce point que, sur vos théâtres, la passion doit être maladive, guérissable ou, sinon, finalement punie. La passion doit se présenter avec une excuse. La passion doit résulter d’un désordre provoqué par la folie ou par l’alcool. L’imagination, dans les films, doit être mise sur le compte du rêve. Et, si un homme s’endort au commencement du film et se réveille à la fin, le cinéaste peut se laisser aller à n’importe quoi et n’importe où.
S’il vous faut des excuses, êtes-vous donc coupables? Vous reconnaissez-vous comme coupables? Lorsque votre censure, soumise à l’étrange psychose du lit en tant que meuble honteux, représentatif de l’amour et du rêve, vos deux hantises, vos deux épouvantes, me reproche la scène entre le fils et la mère dans mon film les Parents terribles, n’avez-vous pas honte, vous, peuple noble, d’une pensée ignoble, ne sentez-vous pas quel refoulement vous oblige à interprêter si mal la gentillesse et l’innocence?
Vous déifiez Van Gogh et je vous approuve.
Mais Van Gogh n’était-il pas l’exemple type de l’artiste qui meurt dans la misère? Ce que New-York méprise le plus.
En cela vous imitez le reste du globe, car si on ne brûlait pas Jeanne d’Arc, elle ne serait pas une héroïne et on ne pourrait pas faire de films avec[3].
[3] Je vous signale au passage que le champion du monde Al Brown, le génie de la boxe, traîne actuellement à Harlem, seul, inconnu, sans le son.
J’écris «vous,» et ce n’est pas de vous, peuple américain, que je parle. Je parle de ceux qui, possédant l’argent, craignent le risque et perdent la face parce que, seul, le risque rapporte à la longue. Je parle du monde de l’argent et du rendement immédiat, je parle du rideau d’or aussi dur que le rideau de fer, du rideau d’or qui sépare l’Amérique de l’Amérique, l’Amérique de l’Europe.
Le public de New-York est le meilleur public qui soit au monde. Je l’ai vu, empressé, attentif, rieur, enthousiaste, ne partant pas à la fin et acclamant les artistes qui lui plaisent. Mais le producer méprise ce public. Il le déclare incapable de comprendre les œuvres hautes et croit indispensable de lui présenter des œuvres basses. Si l’œuvre qu’il présente au public est haute, il la coupe, il l’arrange, il la perturbe, il la rabaisse, il tâche de la ramener au niveau d’un public qu’il juge à sa propre mesure et qui n’existe pas. Certes, il arrive que le public se trompe. On le trompe de longue date et il a des excuses. On ne cherche pas à l’éduquer. Mais il arrive que ce public instinctif ne se trompe pas et que le producer paye fort cher sa grande malice.
A Hollywood, après d’interminables débats et malgré sa répugnance à composer de la musique pour un film, Strawinsky allait se mettre d’accord avec Mr. G... — Mr. G ... déclara qu’il devait aussi payer l’arrangeur. «Quel arrangeur? demande Strawinsky. — Celui qui arrangera votre musique.»
Cette habitude d’arranger tout est votre méthode. Une œuvre ne doit à aucun prix demeurer ce qu’elle est. Hollywood est la source de ce phénomène. Phénomène qui s’explique par le sang pâle d’une aristocratie de cinéastes (techniciens et artistes) dont le royaume ne communique plus avec le dehors et dont la race s’épuise.
Cette aristocratie dont le sang devient fort pâle expulse les têtes trop mystérieusement couronnées. Greta Garbo, Charles Chaplin furent les victimes admirables de cette ruche impérialiste.
Américains, la dignité humaine est en jeu. Soyez ce que vous êtes. Un peuple qui a préservé son enfance. Un peuple jeune et honnête. Un peuple où circule la sève. Dénouez-vous. Interrogez moins les autres et interrogez-vous davantage. Confiez-vous à vos amis. Ne vous contentez pas de ces rencontres où l’on échange des alcools sans rien se dire. Ne vous étourdissez pas de démarches vaines. Ne vous livrez pas au vertige mortel de la radio et de la télévision. La télévision aide l’esprit à ne plus mâcher, à ingurgiter une nourriture molle et digérée d’avance. L’esprit a des dents robustes. Mâchez les choses avec ces dents robustes. Ne les laissez pas n’être que l’ornement du sourire des stars.
Je sais bien ce que vous allez me répondre: «De quoi vous mêlez-vous, homme de la vieille Europe?» Je sais bien qu’il est ridicule de prêcher quand je mérite qu’on me prêche. Je connais nos défauts mieux que je ne connais les vôtres. Mais il existe encore chez nous un désordre qui permet la naissance et lés surprises, un tas de fumier dans lequel notre coq ancre ses pattes et qu’il ne faudrait pas confondre avec un tas d’ordures, erreur fatale dont notre gouvernement s’est presque toujours rendu coupable.
Je n’ignore pas que nous habitons une basse-cour et que vous habitez une salle de bains. Mais, dites, n’est-il pas agréable à celui qui habite une basse-cour d’aller dans une salle de bains, à celui qui habite une salle de bains de se rendre dans une basse-cour? Voilà une base de notre échange. Voilà ce dont je rêve, moi, homme de la vieille basse-cour française, moi l’artisan qui fabrique son objet avec ses mains et le porte sous le bras, dans votre ville.
Et, dites, n’est-il pas nécessaire de vous déspécialiser un peu et de nous apprendre vos recettes de spécialistes? N’est-il pas nécessaire de nous confier un peu vos machines pour voir si nous saurons les humaniser, et de vous humaniser en diminuant les prérogatives de vos machines, bref, d’apprivoiser notre individualisme et d’exciter le vôtre, afin de nous insurger tous contre les fausses morales et les mauvaises habitudes, la main dans la main?
Richard Wright a parlé aux Français il y a quelques jours et les choses qu’il a dites ne sont agréables à entendre pour personne. Je connais cette trompette de la Bible, cette trompette chère au peuple noir. Lorsque Louis Armstrong l’embouche, elle monte jusqu’au cri de l’ange. Quel est le sens de ce cri? Ce que je tâche de vous dire. Ce qui résulte de ma visite à New-York. Un cri d’angoisse et d’amour.
Et peut-être y a-t-il dans mes paroles comme une crainte égoïste et comme une sorte d’instinct de conservation. Car notre sort à nous, Français, est lié au vôtre, et si les valeurs qui vous menacent triomphent, nous sommes perdus avec vous.
Américains, ni les confesseurs, ni les psychiatres de New-York ne suffisent à nous décharger la conscience. Celui qui se confesse et pèche et se confesse, celui qui se vide chez le psychiatre et se rassure d’être vide et s’encombre encore de complexes et va se vider de nouveau, s’imposent dans un monde qui les expulse.
Ni la confession, ni la psychanalyse ne doivent être envisagées comme un confort. C’est insulter les prêtres et les psychiatres et leur faire perdre leur temps. Je plains ceux, innombrables, qui se soignent pour se soigner et qui refusent de guérir.
Je ne crois pas beaucoup à vos statistiques. Un de vous s’attendait-il, la veille, à voir le président Truman réélu? Et les inspecteurs du rapport Kinsey ne sont-ils pas les psychiatres du pauvre, auprès desquels vous pouvez tous vous raconter, vous vanter, vous inventer, inventer un vous-même libre orné de vices imaginaires, comme il arrive lorsqu’un crime éclate à New-York, à Chicago, à San Francisco et que mille personnes s’en accusent?
Américains,
Admettez que le superflu allège l’âme. Le luxe est une vertu noble qu’il ne faut pas confondre avec le confort. Vous avez le confort. Il vous manque le luxe. Et ne me dites pas que la monnaie y joue un rôle. Le luxe que je préconise n’a rien à voir avec l’argent. Il ne s’achète pas. Il est la récompense de ceux qui ne redoutent pas l’inconfort. Il nous engage vis-à-vis de nous-mêmes. Il est la pâture de l’âme. Il fait qu’un jeune homme se réveille le matin dans un profond malaise et sans l’ombre d’amertume ni de dégoût.
Américains,
Je dois maintenant vous exprimer ma reconnaissance. New-York m’a reçu mieux qu’en hôte, en ami[4]. De la minute où j’ai posé le pied en ville, j’ai senti cette légèreté d’air où les gratte-ciel accrochent leur tulle, dressent leurs ruches d’où s’écoule le miel d’or. Je le répète, tout est grand ouvert à New-York. Ne me dites pas que c’est parce que New-York n’a pas souffert (c’est une phrase de politesse). La souffrance n’a jamais embelli personne. Les Français n’en sont pas embellis et c’est parce que notre plaie est laide qu’elle se cicatrisera. Non. Votre bonne grâce coule de source. Jamais, dans mes contacts avec les milieux les plus divers, je n’ai entendu médire du prochain. La médisance n’existe pas à New-York, et si elle existe, elle ne se donne pas en spectacle.
[4] Je devais, à Paris, recevoir une dépêche de Paul H. Buck me demandant de professer, en français, à l’Université de Harvard, de 1949 à 1950.
Le jour, le ciel de New-York est maritime. Le vent, la neige, le soleil, le ciel bleu y alternent à toute vitesse. On y crève de froid ou de chaud. La nuit, Broadway ressemble à une femme couverte de bijoux et agitée de tics nerveux. Votre rue est encombrée de taxis jaunes à diadème électrique qui se suivent jusqu’à s’emboîter et forment un lent cortège, encensé par les vapeurs mystérieuses qui s’échappent du sol. L’autre soir, je contemplais votre cité nocturne en roulant, centimètre par centimètre, jusqu’au cinéma où je présentais mon film l’Aigle à deux têtes. Je souhaitais que les obstacles de la route s’accumulassent. Vous aviez des raisons de me bouder. La pièce, adaptée en Angleterre, transformée en Amérique, montée vite et mal, coupée par des artistes qui cherchaient à sauver la mise et ne savent pas qu’on allonge ce qu’on coupe, avait eu un échec à New-York[5].
Mon anglais est trop pauvre pour exprimer les nuances difficiles auxquelles mon métier m’oblige. Je devais donc monter sur la scène et parler français. J’invitai Jean-Pierre Aumont à me rendre le service d’y monter avec moi et de me traduire. Dès la première minute, je n’avais plus l’ombre de gêne. La salle me portait et me transportait. Elle devinait si curieusement les phrases que ses applaudissements rendaient le traducteur inutile. Parfois je demandais à Jean-Pierre de me traduire. Il me répondait: «Ce n’est pas la peine.» La salle riait. Un Américain criait: «Si, si, traduisez!» et une Française traduisait de son fauteuil. L’atmosphère était celle qu’on souhaiterait avoir toujours en France où le public d’élite se tient sur ses gardes et craint qu’on ne se moque de lui.
[5] Au moment même où vos journalistes, à propos de l’Aigle à deux têtes (pièce), m’accusaient d’invraisemblance, la police de New-York recherchait deux frères disparus. Elle les retrouva, morts, dans leur maison bien close, où ils ne pénétraient plus que la nuit, par des trappes et des tobogans. L’un d’eux était mort de vieillesse. L’autre était victime d’une de ses trappes. Ils avaient encombré l’immeuble, d’étage en étage, d’automobiles mises les unes sur les autres, de boîtes à ordures, de chapeaux et de mille objets hétéroclites.
Si New-York vous accepte, il vous adopte. Je n’ai plus rencontré que gentillesses (au sens vrai du terme), aide, personnes qui se mettent en quatre pour vous rendre service, amitiés soudaines, curiosité attentive, tendre respect. Cadeaux et fleurs remplissaient ma chambre. Je n’arrivais à débourser nulle part, et si j’invitais à ma table, les maîtres d’hôtel déchiraient mes additions et refusaient que je les payasse.
Mon film n’a pas remporté le succès de la Belle et la Bête. Le critique du New York Times ayant écrit qu’il ne comprenait pas et que je devais m’expliquer, une quantité de lettres parvinrent au journal, déclarant que le métier de critique consistait à comprendre et qu’il était inadmissible de traiter un hôte avec cette désinvolture. A New-York, les journaux publient ces sortes de lettres et ne craignent pas de mettre leur critique officiel en mauvaise posture.
J’ai vite compris d’où venait l’incompréhension en face de l’Aigle. J’ai déjà dit que New-York adore les étiquettes. La mienne est celle de la singularité. Le Sang d’un Poète se donne à New-York depuis dix ans. Dans la Belle et la Bête, le public américain retrouve la singularité de mon vieux film sous une forme plus accessible. Il est donc normal qu’il s’y plaise. L’Aigle étant une histoire que j’invente et que je raconte, les juges américains y cherchent des sens cachés qui ne s’y trouvent pas et, de ce fait, le film les déconcerte plus qu’une énigme. Il devient une énigme plate.
J’ai reçu à l’hôtel de nombreuses exégèses du Sang d’un Poète. Ce film, tourné il y a dix-neuf ans, est devenu classique parmi les cinéastes américains. On l’a analysé, psychanalysé, ausculté, retourné sur toutes les coutures. On ne le comprend pas, mais c’est une table qui attire les mains des spirites et qu’ils interrogent. L’étude que le professeur Werner Wolff lui consacre me semble être la plus lumineuse, bien qu’il commette une erreur de bloc, mais une erreur qui n’en compromet pas les détails. En effet, le professeur, s’appuyant sur mon livre Opium, met sur le compte de l’opium les associations indirectes qui composent la trame du film. Or ce rythme m’est propre, c’est en quelque sorte la démarche, la dégaine de mon esprit, et s’il est possible que l’opium, que j’absorbais à titre médical et sans le moindre effet d’ivresse, ait pu faciliter les associations et dissociations d’idées auxquelles je m’abandonne corps et âme dès que je décide un travail, il n’est en rien responsable d’un mécanisme auquel je reste fidèle, même lorsqu’il ne saute pas aux yeux, depuis les longues années où je n’use plus de la drogue.
Chaque fois qu’on me parle du Sang d’un Poète, on emploie le terme «surréaliste». Il est peut-être commode, mais il est faux. A cette époque, le surréalisme n’existait pas, ou bien il existait depuis toujours et n’était pas nommé encore.
Le film de Bunuel, l’Age d’Or, commencé en même temps que le Sang, se tournait d’un côté pendant que je tournais le mien de l’autre. Nous ne vîmes nos films respectifs qu’après les avoir finis. Et je ne devais connaître le Chien Andalou, tourné avant l’Age d’Or, que dans la suite. C’est donc une erreur de chercher des influences de Bunuel dans mon film. Il importe de comprendre que des ondes analogues sont enregistrées par certains esprits à la même période et que ces ondes excusent la confusion qui risque de s’établir entre des œuvres qui s’opposaient assez férocement à l’époque et qui paraissent parentes, avec le recul.
Les critiques américains se représentent mal qu’on puisse être le lieu d’un profond mariage entre la conscience et l’inconscience. Par contre, le professeur Wolff, auteur d’un livre sur l’inconscient et d’un livre sur l’Ile de Pâques, se meut avec une agilité surprenante dans ce monde qui est le nôtre, qui ne relève ni du sommeil ni de l’état de veille et qui est peuplé de monstres adorablement ambigus. Jamais il ne cherche de symboles — ces symboles qui rassurent le public et lui permettent de trouver une explication à des entreprises dont le privilège est de n’en pas avoir. Jamais il ne cherche à déchiffrer quelques rébus de sexualité. Même, il remarque, contrairement à d’autres traducteurs de ma langue visuelle, que le film ne saurait s’analyser sous cet angle, puisque la ligne en est insexuée, glaciale et métaphysique[6].
Au reste, puis-je reprocher à qui que ce soit de mal comprendre un film que je comprends si mal moi-même, et de le mal comprendre en 1949 où les salles américaines le coupent pour simplifier le programme, et sans doute parce qu’elles estiment que le film ne veut rien dire et que ce «digest» n’y change rien? Or, si ce film me demeure souvent une énigme, il me le demeure comme la plupart de nos actes. Mais les actes sont liés les uns aux autres par un fil rouge que nous ne pouvons ni détendre ni raccourcir. Et voilà que des jeunes filles des Universités me reprochent de ne plus faire de films analogues et qu’il me faut leur expliquer: 1° que l’industrialisation du cinématographe et le prix que coûtent les films empêchent la jeunesse et moi-même d’user de ce véhicule confessionnel; 2° que ce film trouvé ridicule à l’origine est devenu bible et que le refaire serait profiter d’une chance au lieu d’en courir de nouvelles et de dérouter ceux qui l’aiment par des entreprises dont l’audace est plus invisible, puisqu’elle cherche à contredire une époque où l’audace s’affichait visiblement.
Est-ce ma faute, hommes de New-York et de Paris, si vous n’avez pas mon esprit agile et si vous me traitez d’acrobate, puisque voilà quarante ans que je m’exerce à ce que mon âme soit aussi bien faite que les acrobates out le corps? Et je me félicite que vous connaissiez si bien mon nom et si peu mes œuvres, car la connaissance de mes œuvres vous entraînerait sur des routes de somnambule qui vous donneraient le vertige et que vous ne me pardonneriez pas.
[6] Alors qu’en France on ne s’attache qu’à la sexualité du film.
Américains,
Il s’en faut d’un cheveu que vous puissiez comprendre ce que l’Europe ne comprend plus. Tout vous y prédispose et ma visite à New-York me prouve que vous marchez sans cesse de long en large devant cette muraille de papier de riz. Il faudrait si peu de chose pour que le prodige s’accomplisse, pour que votre faim d’énigmes vous pousse à trouer ce mur si mince et si subtil!
Alors, vous n’interrogeriez plus et vous vous diriez: C’était donc cela! et vous ririez — et votre rire étonnerait le vieux monde et la bombe atomique semblerait enfantine à côté de ce rire enfantin.
Nietzsche l’a dit: Les idées qui changent la face du monde viennent sur des pattes de colombe. Un explosif, si atroce soit-il, n’est qu’une petite affaire en comparaison de nos bombes sournoises et qui éclatent dans le cœur. Prenez exemple sur les races orientales qu’on opprime parce qu’elles refusent de participer au pacte avec le diable, au vertige des chiffres qui trompent les hommes, puisque deux et deux ne font pas quatre et que, sans arguer du deux et deux font cinq des poètes, je livre à la méditation des hommes d’affaires le deux et deux font vingt-deux, emblème de Rothschild.
Américains,
Vous frôlez le vrai monde. Vos sectes, vos religions clandestines, vos fantômes, vos fièvres, votre angoisse, votre inquiétude, vos crimes, et jusqu’à votre effroi de Harlem aux belles danses, me renseignent sur votre désir. Et vous en avez honte. Et vous le dissimulez. Et vous allez le renifler dans des spectacles troubles qui vous nourrissent en cachette.
Je vous ai vus, Américains, quitter vos places à la fin de A Street Car named Desire de Tennessee Williams, honteux et comblés, vous observant du coin de l’œil, voyant vos femmes et vos filles à la renverse entre les bras de l’extraordinaire acteur Marlon Brando. Je vous ai vus chercher votre pâture devant les magnifiques péchés mortels de Picasso. Je vous ai vus, Américains, laissant tomber vos masques et les rajustant par machine, comme on déclenche les disques dans vos bars populaires. Un jour, si vous admettez cet automatisme, vous commanderez votre dîner dans un de ces bars, vous le payerez, un autre le mangera pour vous et vous serez nourris, sans avoir à mâcher la viande. Ce sera la fin de votre monde — la fin du nôtre — la fin du monde que des siècles ont arraché au néant.
Américains,
Votre rôle est de sauver le vieux monde si dur, si tendre, qui vous aime et que vous aimez. Votre rôle est de sauver la dignité de l’homme. Votre rôle est de combattre et non d’admettre. Votre rôle est d’aider de toutes vos forces immenses les quelques héros qui saignent le sang blanc de l’âme et le sang rouge qu’on fige dans vos veines. Votre rôle est de vaincre la mort vivante qui descend les marches du monde avec la froideur méchante de ce jouet qui est un ressort et qu’on s’amuse à faire descendre les escaliers de chez vous.
Pour cela, il vous faudra vous secouer, vous éveiller, prendre conscience. Il vous faudra ne plus envisager l’art comme une distraction, mais comme un sacerdoce. Il faudra vous convaincre que l’artiste trouve d’abord et cherche après. Si vous arrivez à ce stade, si vous secouez le joug d’être trop libres, vous deviendrez extérieurs à l’ennui et vous vous moquerez de son triste visage. Vous vous direz: C’était donc ce triste visage qui m’effrayait, qui m’encombrait et me remplissait de vide. Et vous le nommerez, et parce que vous le nommerez il n’aura plus de prise sur vous.
Et vous trouerez le mur qui vous séparait des énigmes et, comme vous habiterez les énigmes, elles vous deviendront familières et vous ne les craindrez plus et vous ne les courtiserez plus et vous les posséderez à votre aise, sans le besoin d’interviewer le sphinx.
Américains,
C’est mon amour qui vous adresse ces lignes. C’est ma gratitude pour votre accueil qui vous conjure d’y prendre garde et de ne pas les lire distraitement, de ne pas les confondre avec un article de journal, un travail d’esthète. De ne pas me lire pendant que votre radio exécute un programme de musique dont le titre est: «Pour écouter pendant qu’on lit.»
L’avion traverse des aurores boréales. L’hôtesse nous les annonce. Mais je ne détourne pas la tête de ces lignes que je trace, car, selon moi, l’aurore boréale que j’espère est plus importante que les aurores boréales du ciel.
Américains,
Écoutez les quelques hommes d’Europe dont les mots ont force d’actes. Ne me reprochez pas mon insolence. Cette insolence je la dirige surtout contre ma personne et je ne cherche aucune excuse pour les fautes que j’ai commises et que je ne commettrai plus.
La seule chose dont je me vante c’est de n’être pas distrait, de dévorer ce que je regarde et d’en retenir les détails. Le péché contre l’esprit, c’est l’inexactitude en paroles. C’est le péché que propage la presse moderne qui croit à l’efficacité du mensonge, comme les sots croient que l’intelligence exige la méchanceté, que la bonté est synonyme de bêtise, alors que la bonté surprenante de l’intelligence l’emporte toujours sur l’intelligence conventionnelle de la méchanceté.
Voilà le seul point où je puisse me permettre de vous donner conseil. Le seul point sur lequel mon expérience soit grande et longue. Le seul point où la malice ne saurait m’atteindre, puisqu’elle se trompe sur ma personne et tourmente de moi une effigie fausse qui ne peut m’occasionner le moindre mal.
Soyez attentifs, Américains. Je veux dire d’une attention moins scolaire que la vôtre. Soyez attentifs à la ligne profonde des êtres plus qu’aux entreprises qui vous en découvrent des fragments. Nos actes ne valent que par la continuité, par les stades qui les provoquent. Il est naturel que les quelques très rares manifestations de nous qui vous parviennent vous incitent à nous prendre pour des girouettes. C’est la faute des échanges mal organisés, des traductions maladroites, des steppes mortes qui doivent s’étendre à vos yeux entre une de nos œuvres et une autre, qui vous sont parvenues sans lien entre elles et comme les épaves d’un navire.
Le fait que vous attachiez quelque prix à ces épaves suffit à vous expliquer notre reconnaissance et notre étonnement lorsque vous parvenez à reconnaître la forme d’un accessoire maritime.
Ce n’est donc pas votre attention que je vous demande, mais une aide, afin que le va-et-vient entre nos peuples se fasse moins insoluble, et plutôt que votre attention propre je vous demande d’attirer celle des hommes qui vous dirigent sur l’importance d’organiser une route libre où la culture ne se brise pas contre l’obstacle des douanes et de l’Office des Changes.
La France ne s’intéresse qu’à vos livres, jusqu’à lire passionnément des écrivains que vous estimez peu, et je connais des gens de New-York ignorant de récentes modes américaines qui sont déjà dans nos habitudes. Rendez-nous la pareille. Ne laissez pas l’obstacle s’épaissir et ne vous contentez pas de renifler la France à travers une visite rapide comme la mienne. Votre vente de livres traverse une crise. Soit. Et la nôtre? Cependant vos livres et vos poètes circulent en France, traduits partout.
Il est exact que notre vraie littérature est une musique de chambre, une musique secrète qu’il est bon de se passer de main en main, sous la table. Il est vrai que vos entreprises du même ordre ont toutes les peines du monde à prendre corps et que l’Amérique trouve plutôt des milliards pour commanditer une grosse catastrophe que la petite somme qui permettrait une naissance véritable. Il est vrai que la beauté reste maudite sous toutes ses formes et se glisse en fraude et que ce qui dure ne vient pas au monde avec l’aisance de ce qui ne dure pas. Mais vous êtes le peuple qui consacre les entreprises hasardeuses de l’Europe. Votre pouvoir est sans bornes. Mon ultime prière sera donc de vous prier d’être attentifs au neuf qui n’a pas fait ses preuves, et puisque vous accrochez aux murs de vos musées les merveilleuses sottises de nos vingt ans, de permettre à nos récentes merveilleuses sottises de se glisser en Amérique sur les pattes de colombe que Nietzsche oppose au vacarme des troupes et des canons.
Américains,
J’ai vu les premiers films. J’ai entendu les premiers phonographes. J’ai fait, avec Roland Garros, les premières acrobaties aériennes. Depuis, sauf en ce qui concerne l’atome, les progrès ont remplacé l’invention. Tout change. Un monde va finir. Un monde commence. Il est entre vos mains de décider s’il sera ténèbres ou lumières. Il n’y a pas une minute à perdre.
Quel est le cauchemar de votre ville qui dort debout, je vous le demande? La bombe atomique. Elle existe et vous ne voulez pas qu’elle existe. On n’en parle pas plus à votre table que de la corde chez le pendu. Et comme il vous faut des excuses à ce qu’elle existe, vous descendez inconsciemment cette pente moderne vers la pensée morte[7]. Car si la pensée était morte, les explosifs ne détruiraient que du vide et ne tueraient plus rien.
Je n’admire pas une race en tant que race. Une race n’est ni mauvaise ni bonne. Je n’aime une race que si elle est opprimée. Car, même innombrable, si elle est opprimée, une race figure une minorité. Or une minorité l’emportera toujours dans mon cœur sur une majorité, puisqu’une majorité opprime une minorité à cause de quelque supériorité sur elle et des remords que cette minorité lui donne.
Une race qui en opprime une autre est détestable. Si la race opprimée opprime à son tour, elle me deviendra détestable. Ne savez-vous pas que nous sommes éternellement du mauvais côté de la barricade, nous autres minoritaires de la vieille Europe, et que ce mauvais côté l’emporte à la longue dans ce temps qui vous dérange, vous qui voulez vivre la minute présente, épris de réussite et de succès?
Vous ne serez sauvés ni par les armes ni par la fortune. Vous serez sauvés par la minorité de ceux qui pensent. Par vos âmes secrètes, par vos petites bourses, par votre folie que résume Edgar Poë, bref par vos poètes, quelle que soit l’encre dont ils usent, et votre cinématographe n’est pas la moindre de vos encres, une encre de lumière que les fausses morales remplissent d’eau et empêchent de s’épanouir.
Partout, en Amérique, une minorité palpite et se trouve prisonnière d’une liberté factice.
Il suffirait d’un coup de chance pour que vos complexes, votre réserve protestante, vos craintes s’évanouissent, que votre esprit bourgeonne, pullule, explose sans contrôle avec le gigantesque érotisme du printemps de vos campagnes du Sud.
Ne l’oubliez pas, le rythme du monde est qu’il respire comme votre poitrine, que ses poumons se dilatent et se contractent tour à tour. Nous sommes victimes d’une période où les poumons se vident. Le monde expire. Il ne pense plus, il dépense. Son souffle détruit ses récoltes. Attendez qu’il emplisse de nouveau ses poumons.
[7] C’est la raison du succès des ballets à New-York où la gesticulation cherche à remplacer les mots.
Américains,
Votre questionnaire national débute, si je ne m’abuse, par: «Que pensez-vous de la femme américaine?» Ce n’est pas un séjour rapide à New-York qui m’autorise à répondre. Mais, si cette question ouvre le questionnaire, c’est sans doute que la femme occupe une grande place en Amérique et que le régiment des hommes y est mis au pas par la femme tambour-major.
En France, l’homme passe sans transition de l’état de collégien à l’état de vieillard. En Amérique, une âpre lutte oblige l’homme à vivre, dès l’enfance et jusqu’à la mort, dans l’âge du milieu, l’âge détaché de la mère. Il retrouve dans le mariage une mère devant laquelle il baisse la tête.
Lorsqu’un ménage de New-York nous invite, lorsque l’ascenseur nous jette dans l’antichambre, la maîtresse de maison vient à notre rencontre. Un peu courbé, un peu anonyme, le mari se dissimule derrière elle.
En France, avant 1900, la femme se soumettait aux exigences de la cuisine et de la procréation. Elle se déformait à l’usage. Elle était ustensile et pas encore objet d’art. Notre 1900 marque le triomphe de la femme. La Parisienne domine la porte monumentale de l’Exposition. Au Grand et au Petit-Palais, des femmes nues, de pierre et de bronze, chevauchent des coursiers, conduits par des hommes réduits à l’état de palefreniers qui tiennent les guides. L’impressionnisme sera la plus haute gloire du style féminin.
Lorsque les fauves et les cubistes rendent sa place au sexe fort, avec leurs chevaliers cruels bariolés et cuirassés de papier journal, le sexe faible, décidé à ne pas rompre d’un pouce, se change en garçon, se coupe les cheveux et se livre aux exercices sportifs.
Votre New-York offre le spectacle d’un mélange des femmes objets d’art, des femmes sur lesquelles l’homme affiche sa fortune, des femmes idoles, couvertes des dépouilles opimes de l’ennemi vaincu, et de ces filles sportives, telles que je les ai admirées, jouant une pièce qui se déroule dans un collège, où, plus terribles que des garçons terribles, elles nous charment par les tailles, les jupes et la superbe démarche des bohémiennes qui lisent dans la main.
Et ceci, puisque votre censure repose sur des tribunaux de femmes, me mène à reviser mon verdict et à supposer que la censure doit vous être favorable, puisque tout empêchement redresse une pente de luxe, oblige à vaincre des obstacles et que l’impossibilité où vous êtes de dire certaines choses vous pousse à en inventer d’autres, comme dans les films de Sturges, où il se glisse malicieusement entre vos juges avec une grâce insolente de danseur. Il ne faut pas oublier que le travail aime les contraintes et que la censure d’Église a donné lieu, chez les peintres de la Renaissance italienne, à des cachettes et rébus mille fois plus suggestifs que s’ils se fussent exprimés sans détours.
Charles Baudelaire, qui nous a donné votre Edgar Poë, parle, dans la préface qui le présente, de la décadence comme preuve: d’extrême civilisation. Moi, vieil Européen, moi décadent et fier de l’être, au risque de vous paraître pessimiste (le pessimiste est un homme, chez vous, qu’on se montre du doigt, un homme à l’index), au risque, dis-je, de me rendre coupable du crime de pessimisme, ce qui m’advient à force d’optimisme et par crainte que les choses ne se présentent pas mieux qu’elles ne le sont, je vous conseille de lire cette préface.
J’en cite un paragraphe:
Mais ce à quoi les professeurs jurés n’ont pas pensé, c’est que, dans le mouvement de la vie, telle complication, telle combinaison peut se présenter, tout à fait inattendue pour leur sagesse d’écoliers. Et alors leur langue insuffisante se trouve en défaut, comme dans le cas — phénomène qui se multipliera peut-être avec des variantes — où une nation commence par la décadence et débute par où les autres finissent.
Que parmi les immenses colonies du siècle présent des littératures nouvelles se fassent, il s’y produira très certainement des accidents spirituels d’une nature déroutante pour l’esprit de l’école. Jeune et vieille à la fois, l’Amérique bavarde et radote avec une volubilité étonnante. Qui pourrait compter ses poètes? Ils sont innombrables. Ses bas-bleus? Ils encombrent les revues. Ses critiques? Croyez qu’elle possède des pédants qui valent bien les nôtres pour rappeler sans cesse l’artiste à la beauté antique, pour questionner un poète ou un romancier sur la moralité de son but et la qualité de ses intentions. Il y a là-bas comme ici, mais plus encore qu’ici, des littérateurs qui ne savent pas l’orthographe; une activité puérile, inutile; des compilateurs à foison, des ressasseurs, des plagiaires de plagiats et des critiques de critiques. Dans ce bouillonnement de médiocrités, dans ce monde épris des perfectionnements matériels, — scandale d’un nouveau genre qui fait comprendre la grandeur des peuples fainéants, — dans cette société avide d’étonnements, amoureuse de la vie, mais surtout d’une vie pleine d’excitations, un homme a paru qui a été grand, non seulement par sa subtilité métaphysique, par la beauté sinistre ou ravissante de ses conceptions, par la rigueur de son analyse, mais grand aussi et non moins grand comme caricature. — Il faut que je m’explique avec quelque soin; car récemment un critique imprudent se servait, pour dénigrer Edgar Poë et pour infirmer l’insincérité de mon admiration, du mot jongleur que j’avais moi-même appliqué au noble poète comme un éloge.
Ce texte sensationnel et préambulaire pourrait servir à notre défense à nous autres qu’on traite de décadents. Il éclairera votre lanterne. Vous verrez, sous la lumière étincelante de l’homme qui en est responsable, ce que vaut cette éternelle confusion entre le jongleur et le penseur, une pensée agile et le geste d’un illusionniste.
Si vous l’écoutez — et je n’en doute pas — d’une oreille attentive, vous y trouverez pourquoi, qu’il s’agisse de Picasso, de Paul Eluard, d’André Breton, d’Aragon, de Sartre, de Jean Genêt ou de moi-même (je cite exprès des hommes dont les activités s’opposent), l’allure singulière d’un artiste et l’angle sous lequel il s’exprime et qui le singularise passe si vite aux yeux frivoles pour un procédé magique grâce auquel il évite les angoisses du travail. Bref, pourquoi l’allure d’aisance qui couronne tout labeur véritable trompe le monde et ne lui offre en surface que l’aspect de la facilité.
Plus un homme est doué, plus il se surmonte, plus il lutte contre ce don qui prédispose son encre à couler trop vite, plus il s’efforce de la dompter et de la contenir.
La France est perpétuellement en lutte contre elle-même. Voilà ce qui me frappe. La grande tradition française est une tradition d’anarchie. C’est de toutes la plus solide. Le désordre permet à la France de vivre comme l’ordre est indispensable à d’autres peuples. Les gens m’amusent qui craignent que la France ne devienne un village. Elle l’a toujours été. Elle le sera toujours. Elle l’était sous Louis XIV.
Un village avec son café du Commerce, son kiosque à journaux et son bureau de tabac où chacun discute et dispute.
C’est de cette dispute perpétuelle que naît le feu qui lui vaut sa douce lumière intense dont Guillaume Apollinaire disait que l’œil la scrute sans fatigue jusqu’au fond.
Du dehors cela consterne et imite une brume confuse. L’étranger ne voit que groupes qui s’opposent, que personnalités qui se contredisent, qu’individus qui s’insultent. Mais se rend-on bien compte que c’est une eau qui bout et qu’il nous en arrive des bulles dont l’irisation ne se constate nulle part ailleurs?
Chacun pense chez nous. Même la bêtise pense. Tout le monde occupe la scène. Peu de monde occupe la salle et il est rare que notre public ne décrète pas qu’il pourrait faire bien mieux que nous. Mais cette étonnante indiscipline offre des avantages. La France actuellement est un des seuls pays où la foule puisse faire le succès d’une pièce parce que les journalistes la condamnent. Personne ne croit personne et j’ose dire que l’esprit de contradiction porté à cet extrême pousse la foule à prendre le contrepied des conseils qu’on lui donne et à applaudir contre les siffleurs.
J’ai souvent écrit que l’esprit de création n’est autre que l’esprit de contradiction sous sa forme la plus haute. En effet, une grande œuvre s’oppose à l’œuvre précédente et la contredit — ce qui n’empêche pas cette œuvre précédente de vivre, de respirer, de prendre racine et de fleurir à ses dates. Et ainsi de suite. Il faudrait se rappeler sans cesse ce proverbe hébreu: «L’équilibre engendre l’inertie. C’est du déséquilibre que naissent les échanges.»
C’est le secret des architectures les plus célèbres. Celles de Versailles, de Venise, d’Amsterdam. Le fil à plomb a tué cette vie humaine des façades qui offraient le spectacle inégal et charmant d’un visage. Chacune exprimait et boitait divinement.
Il y a grand danger à vouloir l’ordre et à ne pas mettre en œuvre une manière de désordre où l’âme se débrouille au lieu de se dessécher dans les lignes mortes.
Je suis tombé à la campagne sur un vieil exemplaire du Journal des Goncourt. Je l’ouvre et j’y rencontre cette note: «Un ami arrive de New-York et nous annonce une nouvelle que nous n’osons pas croire et qui serait la fin de tout. Les lavabos tiennent aux murs.» Sur le moment, une telle remarque fait rire. Ensuite on y songe et on commence à craindre que certains de nos malheurs ne viennent de là.
L’homme doit obéir à l’ordre que lui donne le lavabo de s’y rendre comme le bœuf à l’étable, comme le cheval au râtelier. Sa volonté cède et le rend infirme. Jadis on nous apportait l’eau, la lumière, la nourriture, nous n’avions pas à changer de place. Nous étions libres de ne pas quitter notre fauteuil et notre livre. La main-d’œuvre était innombrable et gracieuse. Chacun y trouvait son compte. Mais la main-d’œuvre a disparu. La mécanique la supplante. Le robinet a tué le porteur d’eau. Et voilà le drame. Si le robinet marche bien en Amérique, il marche fort mal en France.
Notre faiblesse sera donc d’envier et d’imiter des nations de discipline et d’ordre. Notre force sera d’admettre notre indiscipline et notre désordre et d’en tirer des ressources.
C’est ainsi que le travail du cinématographe étant à mes yeux un travail manuel de chaque seconde et portant sur le moindre détail, il me serait impossible de m’y exprimer dans un pays d’ordre, c’est-à-dire de travail spécialisé, divisé en cases et sévèrement distribué à tel ou tel par les lois syndicales. Je me ferais vider du plateau ou j’obligerais mon équipe à se mettre en grève. C’est ce qui me conseille à refuser les offres de Hollywood où le syndicalisme s’exerce avec rigueur.
Ici, en France, le désordre dont je parle me permet de toucher à tout dans un film et de me glisser à travers les obstacles. En outre, si quelque chose est du domaine de l’impossible par la faute de notre vieux matériel, je l’expose à mes ouvriers. Le moindre d’entre eux tâche de rendre possible l’impossible. Ils y parviennent presque toujours, grâce à ce génie débrouillard qui leur est propre, et le plus souvent c’est un électricien qui aide le machiniste ou un machiniste qui aide l’électricien. Il m’est arrivé avec Christian Bérard de choisir mes figurants parmi les machinistes et d’obtenir de leur bonne grâce un passe-droit inimaginable dans une nation soumise à des règles strictes.
Il est, hélas! normal lorsqu’un pays ingénieux est empêché de toute sorte, imposé jusqu’à l’absurde, creusé de chausse-trapes par le fisc et la police, que l’ingéniosité s’y dépense sous forme d’escroquerie et que les escrocs y deviennent en quelque sorte des poètes. On n’imagine pas ce qui se dépense par jour en France de génie à duper le monde et à profiter de sa routine pour lui opposer des méthodes analogues à celle du poète maniant les nombres. On devine que les poètes sont les premières victimes du lyrisme mystérieux des escrocs et il m’est arrivé souvent d’être dupe, d’admirer mon voleur et de me dire: il faudrait trouver pour mon œuvre, qui consiste à donner, des ressorts aussi prestes que ceux d’une œuvre qui consiste à prendre.
Non pas que je fasse ici l’éloge des escrocs; mais je constate que, même lorsque la France penche d’un mauvais côté, elle y penche encore avec un certain génie et trouve le moyen de mettre en marche à contre-sens un vieux mécanisme qui lui est propre et qui a toujours étonné le monde.
Américains,
Notre univers se développe en ondes et en nœuds. S’il y a nœud, il y aura onde. C’est affaire de patience et je ne crois pas qu’un pays blessé, qu’une plaie qui travaille, se guérisse en quelques semaines. Il est donc absurde de prétendre que la France périclite. La France, après ce qu’elle a souffert, est une plaie qui travaille. C’est le terme que la médecine emploie pour constater qu’une plaie se porte bien. Ce qui ne veut pas dire que la plaie soit laide et tourne à la gangrène. Au contraire, une plaie qui ne travaille pas est une plaie dangereuse et qui n’affiche que l’apparence de l’hygiène. Elle trompe les personnes que le statisme rassure et qui n’observent pas le terrible travail des plantes, des sèves et des écorces.
Serge de Diaghilew promenait à travers le monde la troupe multicolore et fameuse du Ballet Russe. Il me déclarait n’avoir jamais montré vraiment un spectacle avant de l’avoir montré à Paris. C’est, disait-il, la seule capitale où les œuvres suscitent des disputes d’amoureux.
Je sais bien qu’en 1949 la politique joue un rôle considérable et que les disputes de partis l’emportent sur les disputes d’amoureux; mais, entre nous, ces disputes-là n’offrent-elles pas les apparences d’injustice et de mauvaise foi qui caractérisent les disputes d’amoureux? C’est encore un bon désordre, une bonne casse, une bonne tempête, un fumier riche, un engrais grâce auquel des plantes éclatent, à gauche, à droite, en bas, en haut, et envoient leurs graines n’importe où. Et c’est ce «n’importe où» qui compte.
La propagande use de cette méthode, mais elle en use consciemment et c’est lorsqu’ils se font inconsciemment que ces envois de graines réussissent à la longue.
Il serait drôle de vous citer, entre autres, les noms des poètes qui honorent la France et assurent son véritable prestige. Ce sont des hommes qu’elle poursuivait de sa police ou de son mépris: Racine, Villon, Baudelaire, Rimbaud, Ducasse, Nerval, Verlaine..., le jeu est trop facile. Autant de chutes, d’hôpitaux, de retraites désespérées dans des cloîtres, de fuites, de suicides, de catastrophes.
Si cela changeait, il y aurait discipline, ordre, crainte, confort..., toutes qualités que la France, je le répète, ne possède pas et qui causeraient sa perte. La France est hérissée de reliefs et de pointes. On n’imagine pas une France plate. Du reste, voudrait-on l’aplatir qu’on n’y parviendrait pas. Si on essaye, elle se hérisse. Et il est fort bien qu’on la veuille aplatir. Car un pays qui constaterait et honorerait son désordre deviendrait un pays de mort. Ses hasards s’y érigeraient en principes et ses hommes y ressembleraient à des plantes en train de lire des traités d’horticulture.
La France aurait tout à perdre en aspirant à des ressources qui lui sont impropres — à vouloir par exemple prétendre à une grosse industrie. Ses prérogatives sont l’artisanat, l’invention, la trouvaille, l’accident. L’accident surtout, fils du désordre, qui brise la ligne droite et amène ces surprises que la France continue naïvement d’appeler des miracles, et qui impriment aux choses un sens que nul ne pouvait prévoir.
Américains,
Une certaine manie de nous décrier en France est encore une de nos armes secrètes. Si la France ne méprisait pas ses produits, elle serait la nation la plus vaniteuse et la plus insupportable. Mais elle imite les fleuristes qui ne mettent pas de fleurs dans leur maison, les parfumeurs qui craignent les parfums, les couturières qui ne portent pas leurs robes. Cela lui vaut un air de réserve et permettrait à ses produits de s’épanouir en dehors, si l’Office des Changes ne s’opposait pas à ce rythme.
La France, depuis plusieurs siècles, se croyait aimée. Elle ne l’était point. Maintenant qu’on l’aime, elle croit qu’on la méprise.
Il est vrai que certains de ses produits, qu’elle dédaigne, y perpétuent sa gloire profonde. Les cas sont innombrables de graines qu’elle laisse tomber de son sac, qui s’envolent et qui la servent sans qu’elle s’en doute.
Les échanges entre pays, dès qu’ils ne relèvent plus d’un système de finances, sont presque impossibles, et le cinématographe reste peut-être le seul domaine où la syntaxe visuelle (sa véritable syntaxe) établisse une sorte d’épouvante.
C’est alors que commence la mise en branle de ces ondes que peu de postes enregistrent, qui s’opposent au contrôle officiel du succès ou de l’insuccès et dont l’influence est sans analyse et sans limite. On aurait bien tort de n’y point prendre garde et de ne pas se méfier d’elles, car elles se glissent en silence au milieu des tumultes de l’actualité. Qu’atteignent ces ondes? Les rares oreilles qui écoutent partout ce que les autres oreilles n’écoutent point. Et ce sont ces oreilles qui comptent, et les véritables bouches françaises ne parlent que pour ces oreilles-là. Ce doit être ce que Nietzsche appelait notre musique de chambre. Ce doit être ce qui fait dire, à tout âge de notre Histoire, que l’art y est mort et qu’il ne s’y passe plus rien.
Ce nez écrasé sur les perspectives — ce manque de recul sauve chaque époque, puisque l’art ne saurait s’épanouir au soleil et qu’il s’arrange mystérieusement pour croître en cachette dans l’ombre, même si son auteur est dangereusement en vue. Dans ce cas, le nom de l’auteur masque ses écrits et lui épargne les doryphores.
L’étude de ces mécanismes de l’art devrait fasciner les critiques. Ils en deviendraient les chimistes et les naturalistes au lieu d’en être les chroniqueurs.
Ceci dit, j’ajoute, car le Français ne se résigne jamais à quitter son interlocuteur et s’attarde en fausses sorties et en «allez, au revoir», phrase méditerranéenne qui en amène une autre sur les marches de l’escalier, et ainsi de suite, — j’ajoute, dis-je, que j’ai acquis la certitude — certitude qui m’est propre et que je ne demande à personne de partager avec moi — que le système auquel appartient la planète que j’habite n’est autre qu’un solide, que tout solide est fait du même mécanisme d’astres, et que ses molécules sont séparées par les mêmes espaces et par ce même éther que notre petitesse nous fait croire insondables. Que ce système astronomique auquel appartient notre monde n’est qu’une matière de quelque partie, de quelque objet, de quelque monde supérieur au nôtre et qui se trouve lui-même dans quelque très modeste situation par rapport à d’autres systèmes, et cela sans fin aucune. Bref, que Dieu nous pense et ne pense pas à nous. Il est donc honnête que je vous avoue avec quelle réserve je discute sur des problèmes d’ordre terrestre, continentaux en quelque sorte et sans la moindre importance sinon que le devoir de l’homme est de vivre à son échelle et de se mêler de ce qui le regarde (qui est encore du ressort de ce que nous croyons qui ne le regarde pas). C’est ainsi que les bombes atomiques les plus effroyables doivent n’être que quelque pétard sur le cuir d’un rhinocéros, ne présentent d’horreur qu’à notre petite échelle, et même en admettant que leur explosif démaille notre système céleste, il ne démaillerait pas grand’chose et ne formerait que rouille sur la matière de l’objet qui nous contient.
Partant, puisque le jeu mené par l’homme n’a d’importance que celle qu’il lui accorde, il m’est difficile de prendre au sérieux les préoccupations des dictateurs et de toute personne éprise de gloire, et les réflexions que je viens de vous faire sur la France, l’ordre, le désordre, le vieux monde, le nouveau monde, le théâtre et le cinématographe doivent s’entendre, de Michel-Ange au lapin mécanique, comme un hommage à l’adresse vertigineuse dépensée par mes semblables pour se distraire dans le train qui les emporte tous vers la mort.
La Terre doit être beaucoup plus jeune qu’on ne le pense en général et ceux qui aiment détruire ou construire ont encore beaucoup de temps pour inventer strophes et catastrophes.
La terre nous semble vieille. Elle doit avoir seize ans par rapport à la durée d’une vie d’homme. C’est l’âge de la bagarre dans les cours de collèges, des jeux de mains et de vilains. Sans doute était-elle, au moment de l’ancienne Égypte, à l’âge des pâtés de sable au bord de la mer. Au moment de la Grèce des philosophes, à l’âge où l’on interroge les parents. Notre chance sera de ne pas vivre sur la terre lorsqu’elle aura l’âge de raison. C’est l’âge le plus morne.
Je sais bien qu’il est ennuyeux de vivre à des époques dangereuses. Je n’ai pas la naïveté de croire que le temps des guerres est fini, que le monde compte vivre la main dans la main. Et la faute n’en incombe à personne. La responsabilité dans cet ordre de choses est encore une manière de se rassurer et de nourrir son orgueil. Les hommes se battent à l’exemple des animaux, des plantes et des microbes. Mais je regrette la tendance à craindre qu’une guerre n’en suive une autre. Cette crainte est néfaste aux entreprises qui honorent un globe que la guerre déshonore. Elle sert d’excuse à la paresse et nombre de personnes se disent: à quoi bon travailler et créer puisque la destruction vient?
Je salue votre optimisme. Mon pessimisme n’est qu’une forme de l’optimisme. Je voudrais que les choses se passassent autrement qu’elles ne se passent et il m’arrive de pleurer sur les ruines. Ensuite je pense que les ruines ont une grande beauté surprenante et excitent les hommes dans quelque sens d’art inattendu. Des villes en or massif doivent dormir sous les sables. Les premiers âges sont peut-être les derniers vestiges de civilisations extrêmes. Habituons-nous à devenir modestes en face de ce mécanisme incompréhensible, et puisque nous ne pouvons pas prendre l’échelle des anges, résignons-nous à cette échelle qui est la nôtre et que nous nous devons de monter jusqu’à l’échelon le plus haut.
Il est fort drôle, en outre, de parler de décadence sur une terre qui résulte d’une décadence. En effet, la lumière ne résulte que d’une décomposition. Dès qu’un astre cesse d’être à l’état de nébuleuse (qu’il vieillit en quelque sorte), il se décompose et s’enflamme. Lorsque le feu se minimise et se pelotonne, l’astre se croûte. Il est en décadence et la vie se forme. Il grouille de vermine. C’est nous.
Américains,
J’écris, j’écris, et les passagers dorment, recroquevillés dans une pénombre. Je profite de n’être sur aucun territoire pour écrire, mais dans un ciel nocturne qui simule encore quelque zone de liberté. J’écris volontairement comme on bavarde, comme si ma voisine pouvait m’entendre et me répondre. J’écris en me répétant, en me contredisant, en ne cherchant à mettre en œuvre que ces idées légères qui se glissent mal au travers des canalisations modernes: celles du politicien ou du philosophe. J’évite la doctrine et sans doute verrez-vous mal ce qui se dégage de mes paroles, puisque je souhaite ne pas le dégager moi-même et que si quelque chose s’en dégage, il se dégage tout seul.
Au spectacle du dirigisme universel nos libertés françaises rétrécissent. Je crois, il me semble, avoir bien expliqué ce qui nous protège encore. Mais votre exemple serait décisif si vous constatiez que votre liberté veut dire que vous êtes libres de n’être pas libres et que sous cette forme vous acceptez qu’on vous dirige et qu’on vous prive de liberté.
C’est un des derniers hommes libres qui vous parle, libre avec tout ce que cela comporte de solitude et de manque d’électeurs. Je ne peux prétendre à être soutenu par aucun groupe, par aucune école, par aucune église, par aucun parti. Ma tribune est dans cet éther que l’avion ravage avec ses hélices, tribune entourée d’astres cruels et de personnes qui dorment et qui toutes, sur le plancher des vaches, ont un milieu et une opinion. Je ne possède ni opinion ni milieu. Je m’adresse toujours à ceux qui tâchent désespérément d’être libres et qui doivent, à ma ressemblance, attendre de partout la gifle, au point de se demander, lorsqu’on les complimente, s’ils ne se sont pas rendus coupables de quelque erreur.
Américains,
Je vais essayer de dormir et de rêver. J’aime vivre mes rêves et les oublier au réveil. Car j’y habite un monde où le contrôle n’existe pas encore. Il existera si votre pente s’allonge. On contrôlera les rêves — et ce ne sera pas le contrôle des psychiatres, ce sera celui de la police. On contrôlera les rêves et on les punira. On punira les actes du rêve.
Bonsoir.
Jean Cocteau.
Paris — New-York (Air-France), 12-13 Janvier 1949.
TABLE | ||
Je vous écris de l’avion qui me ramène en France | 9 | |
A New-York tout est paradoxe | 12 | |
New-York n’est pas une ville assise | 13 | |
New-York déteste le secret | 15 | |
Je regarde, à ma droite, une dame qui somnole | 18 | |
J’écris: vous, et ce n’est pas de vous, peuple américain, que je parle | 23 | |
Le public de New-York est le meilleur public qui soit au monde | 24 | |
Américains, soyez ce que vous êtes: un peuple qui a préservé son enfance | 26 | |
Je n’ignore pas que nous habitons une basse-cour et que vous habitez une salle de bains | 27 | |
Ni les confesseurs, ni les psychiatres de New-York ne suffisent a nous décharger la conscience | 30 | |
Admettez que le superflu allège l’âme | 32 | |
Américains, je dois maintenant vous exprimer ma reconnaissance | 33 | |
Le jour, le ciel de New-York est maritime | 34 | |
Si New-York vous accepte, il vous adopte | 37 | |
Il s’en faut d’un cheveu que vous puissiez comprendre ce que l’Europe ne comprend plus | 45 | |
Américains, vous frôlez le vrai monde | 47 | |
Votre rôle est de sauver le vieux monde | 48 | |
Américains, c’est mon amour qui vous adresse ces lignes | 50 | |
Écoutez les quelques hommes d’Europe dont les mots ont force d’acte | 51 | |
La France ne s’intéresse qu’a vos livres | 55 | |
Américains, j’ai vu les premiers films | 57 | |
Votre questionnaire national débute, si je ne m’abuse, par: «Que pensez-vous de la femme américaine?» | 61 | |
Charles Baudelaire, qui nous a donné votre Edgar Poë | 65 | |
La France est perpétuellement en lutte contre elle-même | 70 | |
L’esprit de création n’est autre que l’esprit de contradiction sous sa forme la plus haute | 72 | |
Notre univers se développe en ondes et en nœuds | 78 | |
Une certaine manie de nous décrier en France est encore une de nos armes secrètes | 83 | |
Car le Français ne se résigne jamais à quitter son interlocuteur et s’attarde en fausses sorties et en «allez, au revoir» | 86 | |
La Terre doit être beaucoup plus jeune qu’on ne le pense | 89 | |
J’écris, j’écris, et les passagers dorment. Bonsoir | 92 | |
Bonsoir | 95 |
ACHEVÉ D’IMPRIMER SUR LES
PRESSES DE J. DUMOULIN,
H. BARTHÉLEMY ÉTANT
DIRECTEUR, LE 15 MARS 1949,
POUR BERNARD GRASSET.
PREMIER TIRAGE
DÉPÔT LÉGAL 1er TRIMESTRE 1949
NUMÉRO D’ÉDITION 474
Note de Transcription
Les mots mal orthographiés et les erreurs d’impression ont été corrigées. Lorsque plusieurs orthographes se produisent, l’utilisation de la majorité a été employé.
Ponctuation a été maintenue sauf si évidente erreurs d’impression se produisent.
L’orthographe et la ponctuation reflètent les moments où le livre a été écrit et ou publié.
[Fin de Lettre aux Américains par Jean Cocteau]