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Title: L'Abeille Canadienne Issue 11 of 12
Date of first publication: 1819
Author: Henri-Antoine Mézière (editor)
Date first posted: Mar. 25, 2020
Date last updated: Mar. 25, 2020
Faded Page eBook #20200354
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Quel doux attrait vers la beauté m’appelle?
Dans tous les lieux où je porte mes pas,
Quand, par malheur, je ne lui parle pas,
Je suis encor heureux de parler d’elle.
Oui, le prestige à la femme attaché
Sur notre cœur assure son empire,
Rend précieux le nœud qu’elle a touché,
Et se répand sur l’air qu’elle respire.
Dans un village, un rustique séjour
Est habité par quelques rêveurs sombres;
De leur tristesse, au défaut de l’amour,
L’amitié seule adoucira les ombres.
Là, tout-à-coup, arrivent la gaité,
Le doux plaisir, les jeux, le badinage;
L’humble maison est un temple enchanté,
Le verger triste est un riant bocage.
Ce changement, qui jamais l’eût prévu?
Qui dans ces lieux amène l’alégresse?
Un mot l’explique; une femme a paru;
Elle a tout fait, et c’est l’enchanteresse.
Sexe adoré! c’est pour plus d’un bienfait
Que l’homme ému vous offre ses hommages.
Cet univers semble un heureux banquet
Où vous daignez inviter tous les âges.
O mes amis! que ce sexe enchanteur
A droit de plaire à notre âme amoureuse!
Que dans ses dons j’aime le créateur!
Et que la femme est une idée heureuse!
La femme! aimable et céleste présent
Qu’il daigna faire à la terre embellie;
Charmante fleur dont ce dieu bienfaisant
Sema pour nous le jardin de la vie!
M. Creuze.
Quand la petite fille eut cessé de chanter, Isambard remarqua qu’Olivier essuyoit quelques larmes, que la fin du dernier couplet lui avoit fait répandre. Isambard alloit terminer cet entretien, lorsqu’Olivier lui-même pria Marianne d’achever l’histoire de Zoé. La bonne femme ne se fit pas répéter cette prière; elle se rapprocha avec empressement, s’assit sur une escabelle de bois en face de ses hôtes, et prenant aussitôt la parole: je voudrois, dit-elle, que ma voisine Simone fût ici; car, pour conter l’histoire de Tobie, il n’y a personne comme elle dans le village; mais enfin je ferai de mon mieux pour vous satisfaire. Vous saurez donc que Tobie s’en fut si loin, qu’on n’entendit plus du tout parler de lui. Zoé pleura, je ne sais combien de temps; on savoit ça, et pas moins chacun l’aimoit; on disoit: c’est plus fort qu’elle; mais si elle regrette Tobie, quoique ça elle soigne bien le vieux Robin; elle est bonne ménagère, humaine avec tout le monde: le bon Dieu lui fera la grace quelque jour d’ôter de sa fantaisie ce jeune homme.—Son père, qui l’aimoit comme ses yeux, à cause de son obéissance, lui disoit toujours: ça te passera, Zoé, ça te passera; le ciel bénit les enfans qui honorent leur père et mère:—et Zoé, qui faisoit contre fortune bon cœur, disoit: mon père le ciel me bénit puisque vous êtes content. A la fin son père fut prophète, car Zoé oublia tout-à-fait Tobie: quelquefois, quand on parloit d’amourette, elle faisoit un soupir par ci par là; mais Tobie ne lui tenoit plus au cœur, et elle n’aimoit plus que son père et son bon Robin. Il y avoit déjà sept ans que Zoé étoit mariée, lorsqu’un beau jour un ermite inconnu vint s’établir dans le village: vous ne devineriez jamais quel étoit cet ermite-là.—Oh! ma mère, interrompit vivement Colette, il ne faut pas dire encore que c’est Tobie.—Voulez-vous bien vous taire, petite fille, s’écria la vieille avec colère.—Dame, reprit la jeune fille, c’est que vous dites toujours son nom trop tôt, et la voisine Simone dit que cela gâte toute l’histoire.—A ce reproche, sans doute mérité, Marianne hors d’elle-même, se leva avec emportement, en menaçant l’imprudente Colette; mais Isambard arrêta la vielle femme, et la pria de continuer son récit. Colette demanda et obtint son pardon, et Marianne reprenant la parole: j’en étois, dit-elle, à l’arrivée de l’ermite; il avoit l’air d’un saint: il étoit pâle comme un linge, et il avoit une grande barbe blanche qui lui descendoit sur l’estomac. C’étoit un singulier ermite! il ne demandoit pas l’aumône, et il acheta un enclos sur le haut d’une colline; il y fit bâtir un ermitage, entouré d’un verger, et puis il s’enferma là pour prier le bon Dieu et cultiver son jardin: il ne sortoit que pour aller à l’église ou chez les pauvres et les malades; car il connoissoit toutes les herbes de la terre, et il guérissoit avec cela en un clin d’œil toutes les maladies du pays. On alloit le consulter, il ne prenoit point d’argent; mais jamais il ne recevoit de femmes, jamais il ne leur parloit; il ne visitoit que les garçons et les veufs; c’étoit, disoit-il, un vœu qu’il avoit fait; et quand il alloit dans les rues ou dans les champs, il étoit toujours embéguiné dans son grand capuchon. Tout le village avoit autant de foi à sa sainteté qu’à sa science et à ses herbages, et on lui demandoit autant de prières que de racines. Il étoit depuis un an dans ce bourg, quand tout d’un coup le bon Robin, qui avoit 76 ans, tomba malade, et il fut bientôt à l’extrémité. Alors Zoé toute désolée, prenant son parti: je suis sure, dit-elle, que l’ermite guériroit mon bon Robin; je m’en vais y aller; il me chassera s’il veut; mais je le prierai tant, je pleurerai tant, que j’obtiendrai de lui ou qu’il fasse une neuvaine pour mon bon Robin, ou qu’il me donne quelque herbe pour lui. La voisine Simone qui étoit là, et qui est avisée comme personne, dit: sans doute, Zoé, l’ermite guériroit Robin; c’est un saint homme qui n’a pas un cœur de roche, malgré son vœu; et si une fois il vous écoutoit et vous entendoit sanglotter comme ça, il vous accorderoit votre prière. Mais le tout c’est de pouvoir approcher de lui; il est toujours dans son jardin: du haut de sa colline, il aperçoit de loin tout ce qui vient; et s’il voit une femme grimper sa montagne, aussitôt il rentre dans sa maison, s’y enferme, et l’on a beau crier et taper, il ne répond non plus qu’un sourd. Voici donc ce que je vous conseille: j’ai un jeune garçon de votre taille, je vous prêterai son habit des jours de fête, et, déguisée ainsi, vous irez chez l’ermite. Simone, répondit Zoé, vous me proposez là un coup bien hardi; il faut que je consulte là-dessus mon mari et mon père. Qui fut dit, fut fait; le père approuva la chose, et Robin, qui étoit moribond, pressa sa femme d’aller bien vîte à l’ermitage: elle se déguisa donc comme le lui avoit conseillé Simone, et sous la figure d’un beau jeune garçon, mais bien pensive et toute honteuse au fond de l’ame, elle prit le chemin qui conduit à la maison de l’ermite; c’étoit à la brune, et pourtant le cœur lui battoit bien fort, dans la crainte de rencontrer quelqu’un et d’être reconnue. Enfin elle arrive, elle monte la colline, et la voilà tout près de l’ermite, qui étoit assis sur un banc de gazon, à quelques pas de sa cabane. Elle s’arrête, car elle n’osoit avancer: Venez, venez, mon fils, lui dit l’ermite, approchez; que me voulez-vous?.... Il ne voyoit pas bien son visage, parcequ’elle avoit un grand chapeau, et qu’il commençoit à faire nuit: mais quand Zoé entendit la voix de l’ermite, elle sentit comme un frisson qui lui couroit par tout le corps, sans qu’elle sût pourquoi.... et elle resta à sa place, sans mot dire. L’ermite se leva et vint à elle; alors elle se jeta à ses genoux: O mon cher père, s’écria-t-elle en pleurant, il y a dans le village un homme de bien qui se meurt.... sauvez-le.—L’ermite, tout interdit de l’entendre parler, lui demanda si c’étoit son père.—Non, répondit-elle, mais c’est tout de même pour moi.—Comment s’appelle-t-il?—C’est mon bon Robin.—Comment votre bon Robin? s’écria l’ermite d’un ton courroucé; et qui êtes-vous donc?.... A cette question la pauvre Zoé fut si saisie qu’elle tomba comme morte aux pieds de l’ermite. Lui, voyant qu’elle étoit en syncope, la porta sur le banc de gazon, et, lui ôtant son chapeau, il la reconnut tout-à-fait, mais ne fit pas semblant de rien; seulement il s’enveloppa avec soin la tête dans son capuchon. Dans ce moment Zoé rouvrit les yeux, en disant: mon très cher père, ne me chassez pas: je suis une femme, il est vrai, je vous en demande bien pardon.—Vous devez en effet me demander pardon, lui répond l’ermite: femme trompeuse!....—Mais c’est pour mon mari que je vous ai trompé....—Je ne le sais que trop.... et vous voulez que j’aille soigner et guérir ce mari?....—Mon père, faites seulement une neuvaine pour lui.... Là-dessus l’ermite resta pensif, et puis il dit: écoutez; pour que ma neuvaine le guérisse, il faut que vous en fassiez une aussi de votre côté....—Oh! je la ferai.—Cela ne suffit pas; votre prière ne sera point exaucée, si vous n’aimez pas uniquement votre mari....—Uniquement!.... Mais j’ai un père que j’aime autant que mon bon Robin....—Voilà tout ce que vous aimez?....—Je vous assure, répondit Zoé, en faisant un grand soupir, que je ne pense plus à autre chose....—Cela est-il possible! cria l’ermite d’un ton terrible, qui fit trembler Zoé.—Oh! mon père, dit-elle, je ne vous cacherai rien: j’ai une seule chose à me reprocher, mais promettez-moi que malgré cela vous ferez la neuvaine....—Oui, oui, je la ferai si vous me dites tout....—Hé bien, mon père, avant d’être la femme de Robin, j’avois un amoureux que j’aimois plus que moi-même!.... Un jour il me donna une petite croix d’argent: Zoé, dit-il, promets-moi de la porter tant que tu m’aimeras....—Oui, Tobie, lui répondis-je, oui, je fais serment de la porter toute ma vie; et je fis bénir cette petite croix.... et je l’ai encore à mon cou! j’aurois dû la quitter depuis mon mariage, mais je me suis dit à moi-même que je la gardois parce qu’elle est bénite; je crois bien pourtant que ce ne fut pas pour cela seulement.... Cette croix nuiroit à la neuvaine, je dois m’en priver; la voici, je vous la donne, mon père.... En disant cela, Zoé détacha de son cou la petite croix: l’ermite ne répondit rien, car il pleuroit.... Au bout d’un moment: Non, non, ma chère fille, dit-il, gardez votre croix, il n’y a pas de mal à cela; elle est bénite, gardez-la, portez-la toujours; je le veux. Je dirai la neuvaine, et je vais aller voir votre mari; mais pendant tout le tems que je le soignerai, je vous défends d’être auprès de lui; je veux être seul avec le malade, ni vous ni votre père ne paroîtrez dans la maison tant que j’y serai. Et d’ailleurs ne revenez pas ici, ne me parlez plus si vous me rencontrez; car je ne veux rien avoir de commun avec les femmes, puisque même la meilleure est trompeuse. Allez, Zoé, dans deux heures je serai chez vous.—Zoé s’en retourna toute joyeuse; elle dit à Robin que l’ermite alloit venir, et qu’il falloit qu’elle et son père sortissent de la maison, ce qu’ils firent tout de suite. L’ermite arriva, il passa trois nuits entières auprès de Robin; il lui fit avaler je ne sais combien d’herbes, et enfin il le guérit tout-à-fait. L’ermite aussitôt retourna dans sa maison, et Zoé avec son père revint dans la sienne. Robin vécut encore deux ans, et il vivroit peut-être encore, s’il n’avoit pas fait un voyage malgré sa vieillesse. Il avoit un frère à vingt lieues d’ici, qui mourut; Robin voulut aller lui-même receuillir son héritage: arrivé dans la ville, il tomba malade; il n’y avoit pas là d’ermite pour dire des neuvaines, le bon vieux Robin mourut. Quand la nouvelle en vint dans le village, Zoé en fut aussi chagrine que si elle eût perdu son père. Elle s’enferma plus de deux mois pour le pleurer tout à son aise. Pendant ce tems-là l’ermite ne pleuroit pas. Il apprit la mort de Robin par André, le fils de Simone, ce jeune garçon dont Zoé porta l’habit quand elle se déguisa en homme. André voyoit l’ermite, parcequ’il avoit la jaunisse; mais l’ermite avoit beau faire, André ne guérissoit pas; il étoit toujours jaune comme un citron. A la fin, l’ermite lui dit: Ecoutez, André, ça n’est pas naturel, vous êtes plus blême que jamais, il y a quelque chose là-dessous. André vit bien qu’on ne pouvoit rien cacher à l’ermite, et il lui avoua qu’il étoit malade de chagrin, qu’il aimoit Justine, et qu’on ne vouloit pas qu’il l’épousât, parcequ’elle étoit la jeune fille la plus pauvre du village. Il falloit donc me dire cela, répondit l’ermite, je ne vous aurois pas entrepris, car je ne sais pas comment on guérit de l’amour: mais tranquillisez vous, André, aimez toujours votre Justine, et quelque jour je tâcherai d’arranger votre mariage. Ce fut donc, comme je vous le disois, ce jeune garçon qui apprit à l’ermite la mort de Robin; là-dessus l’ermite parut tout saisi, et renvoya André: mais, quinze jours après, l’ermite voulut aller avec André chez la mère Simone, qui fut bien surprise de le voir entrer dans sa maison. Mère Simone, dit l’ermite, votre fils aime Justine, que vous trouvez trop pauvre: si vous consentez à son mariage, je donnerai à Justine ma maison, mon verger et mes deux vaches.—Vous jugez que Simone fut tout ébahie; elle donna sur le champ son consentement, et il fut décidé qu’André et Justine se marieroient dans six semaines; et comme Justine étoit orpheline, l’ermite promit de lui tenir lieu de père et de la conduire à l’église.—Un mois après cette aventure, un fameux chevalier (Ogier le Danois) passa par ici; et comme il y coucha, il apprit l’histoire de Justine et d’André. La constance d’André, dit-il, et son obéissance pour sa mère qui l’empêchoit d’épouser celle qu’il aime, méritoient bien une récompense: dans quinze jours je reviendrai à sa noce, et je lui donnerai comme une marque de l’estime que j’ai pour sa vertu, une superbe coupe d’argent, sur laquelle ces mots seront gravés: offert à la fidélité et à la piété filiale. Ce bon chevalier partit, après avoir fait dire à André, qu’il seroit certainement de retour pour son mariage. En effet, la veille, il arriva, et il fut convenu que pour mieux faire briller la vertu d’André, la coupe lui seroit donnée sur la grande place, en présence de tous les jeunes garçons du village.—Il y avoit plus de deux mois que Robin étoit mort; Simone pria Zoé, qui est sa parente, de venir au mariage, et Zoé y consentit, mais sur-tout pour revoir ce saint ermite qui guérissoit les bons maris, et qui marioit les jeunes filles. Hélas! dit-elle, s’il eût été ici dix ans plus tôt, j’aurois épousé mon doux Tobie; car je l’aimois encore mieux que Justine n’aime André; mais j’ai été heureuse avec Robin, je ne dois pas me plaindre.—Elle disoit cela en confidence à la mère Simone, qui étoit venue la chercher pour la mener chez Justine, et puis de là à la grande place, pour recevoir la coupe, et ensuite à l’église. Elles arrivèrent à neuf heures du matin dans la petite chaumière de Justine; l’ermite n’y étoit pas encore, mais au bout d’un quart d’heure il entra tout à coup; il étoit si enveloppé dans son coqueluchon, qu’on lui voyoit à peine le bout du nez; il avoit la tête et les yeux baissés, et il se tint contre la porte, sans ouvrir la bouche. Nous crûmes toutes (car j’étois aussi là) qu’il avoit honte d’être dans une petite chambre avec tant de femmes, et nous étions toutes édifiées de le voir si confus et si recueilli. Enfin nous partîmes pour nous rendre à la grande place: l’ermite, ma voisine Simone et les deux mariés marchoient à notre tête; Zoé donnoit le bras à son père, qui n’a que 66 ans, et qui est un beau vieillard, bien frais et bien vert; j’étois à côté d’eux, le reste de la noce nous suivoit derrière.—Nous trouvâmes tout le village rassemblé sur la grande place, car chacun vouloit voir Ogier le Danois donner la belle coupe au jeune André. Le chevalier, assis sur le gazon, nous attendoit; et aussitôt qu’il nous aperçut, il se leva, prit la coupe d’argent, et, montant sur un tronc d’arbre pour être vu de tout le monde, il appela André. Dans ce moment l’ermite s’avança, et demanda la permission de parler; on fit un grand silence, et l’ermite s’adressant au chevalier: Généreux Ogier, lui dit-il, je ne dispute point à André l’honneur de recevoir cette coupe de vos mains, mais je lui dispute la gloire d’être l’amant le plus fidèle du village. Il n’aime Justine que depuis deux ans, et il y en a dix que j’aime sans espérance!.... Enfin, ayant acquis assez de bien pour faire un riche établissement, j’ai renoncé au monde et à la société des femmes; j’ai pris ce déguisement, j’ai bâti une maison sur le haut d’une colline déserte, parceque de là je pouvois découvrir, dans le lointain, l’habitation de celle qui m’a trahi!.... Voilà mon histoire: qui oseroit me disputer le prix de l’amour et de la constance? En achevant ces mots, l’ermite se débarrasse de son capuchon, de sa robe et de sa fausse barbe; Zoé jette un cri perçant, en tombant tout en pleurs sur le sein de son père, et chacun reconnoît Tobie. Le père de Zoé prend sa fille dans ses bras, et, la portant vers Ogier: Oui, dit-il, Tobie est digne d’avoir le prix de la fidélité, mais ma fille Zoé mérite celui de la piété filiale: elle aimoit Tobie, et elle épousa et aima le vieux Robin, tant qu’il vécut, parceque je lui devois la vie.—Quand le bon père eut parlé, Tobie vint se jeter à son cou, et nous criâmes tous qu’il falloit que Zoé épousât Tobie. Oui, dit le vieillard, quand elle aura pleuré le bon Robin l’année entière, j’y consentirai de grand cœur. Pendant que tout cela se passoit, Ogier le Danois, sur son tronc d’arbre, étoit si émerveillé, qu’il en restoit immobile comme une souche; enfin Tobie lui mena André pour recevoir la coupe: le chevalier la donna à André, qu’il embrassa, ainsi que Tobie. Mes amis, leur dit-il, j’ai vécu parmi les grands et dans les cours; je n’ai vu là ni amour, ni amitié, ni fidélité; et je vois que la vertu, bannie des villes et des palais, s’est réfugiée sous le chaume. Bénissez votre condition; je l’envie, et croyez qu’il n’en est point de plus heureuse sur la terre.—Après ce discours nous fûmes à l’église, où se fit le mariage de Justine et d’André. Ogier le Danois promit de revenir encore pour les noces de Tobie et de Zoé: cependant nous ne l’avons plus revu; mais ce matin, après la messe nuptiale, quand Tobie et Zoé sont rentrés chez eux, ils ont trouvé dans leur chambre une grande coupe d’argent doré, bien plus belle que celle d’André, et on leur a dit qu’un inconnu l’avoit apportée de la part d’Ogier le Danois. A présent, continua la bonne femme, il ne me reste plus qu’à vous dire que Tobie, qui a appris dans ses voyages à connoître toutes les herbes et bien d’autres belles choses, a rapporté assez d’argent pour acheter un grand pré, une vigne et une ferme, sans parler de la maison qu’il a donnée à Justine. Toutes ces possessions, avec celles de Zoé, à qui Robin a laissé tout ce qu’il avoit, rendent Tobie le plus riche fermier du pays; mais il fait un bon emploi de sa fortune, il est bien charitable pour les pauvres et les malades; chacun l’aime et est charmé de son bonheur.
Ici Marianne cessa de parler; Isambard la remercia, et l’assura que la voisine Simone n’auroit pas mieux conté cette histoire. Oh! pardonnez-moi, reprit Marianne, il faut que vous sachiez que Tobie, qui a voyagé, parle comme un livre, et ma voisine Simone vous auroit conté bien plus au long ses discours et ceux d’Ogier le Danois; moi, je n’en ai retenu que la moitié, et j’ai oublié tout plein de belles paroles que vous auriez été bien aise d’entendre. Mais, poursuivit-elle, il se fait tard et vous avez besoin de repos; il est temps de s’aller coucher. En disant ces mots, elle se leva, prit la lampe qui étoit sur la table, et conduisit les chevaliers dans la petite chambre qu’elle leur avoit préparée.[1]
Les romans de Madame de Genlis ont le rare avantage de pouvoir être lus, sans inconvénient, par les personnes de tout âge et de tout sexe; tant l’auteur y montre de respect pour la religion, les bonnes mœurs et les bienséances.—(Note de l’Editeur.) |
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Les Perses vaincus par-tout et chassés de la Grèce.—Rivalité de
Sparte et d’Athènes.—Administration d’Aristide.
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Il y avoit eu un combat naval près d’Artémisium, promontoire de l’île d’Eubée, le jour même du combat des Thermopyles; sans remporter une victoire décisive, les Grecs y avoient appris qu’ils pouvoient vaincre, et que la manœuvre et le courage suppléoient aux forces. Ils le prouvèrent bientôt dans une journée plus mémorable.
Leur flotte étoit rassemblée dans le détroit de Salamine. Eurybiade, qui la commandoit en chef, étoit un Spartiate peu habile. Il vouloit absolument gagner le golfe de Corinthe, pour être à portée de défendre le Péloponnèse. Thémistocle soutint qu’il falloit rester dans le détroit, parce que la flotte ennemie, beaucoup plus nombreuse, ne pouvoit y manœuvrer librement. La dispute s’échauffe. Eurybiade s’emporte jusqu’à lever le bâton sur Thémistocle. Frappe, mais écoute, lui dit l’Athénien. Ce mot généreux le pénètre de respect, et il se laisse gouverner par un homme si supérieur. Que seroit-on devenu, si le faux honneur avoit exigé une funeste vengeance? Il y avoit bien plus de gloire à se venger par la raison et par les services.
Pour attirer les Perses dans le piége, Thémistocle fit annoncer secrètement à Xerxès que les Grecs alloient s’éloigner de Salamine, et que s’il ne se hâtoit pas de les attaquer, il perdroit l’occasion d’annéantir leur flotte. Aussitôt le roi ordonne de combattre. Aristide étoit venu joindre Thémistocle, lui avoit offert de servir sous lui, et avoit ainsi obtenu sa confiance. L’union de ces deux rivaux doit servir d’exemple à quiconque aime sa patrie.
Sans avoir le titre de général, Thémistocle en remplit les fonctions, et fit des prodiges à la bataille de Salamine. Il sut prendre l’avantage du vent: il disposa la flotte de manière à ne pas craindre la supériorité du nombre. Les vaisseaux des Perses, lourds et embarrassés dans le détroit, ne purent tenir contre la manœuvre des Grecs. Ceux-ci, avec moins de quatre cents voiles, dissipèrent une armée navale où l’on en comptoit plus de deux mille. Tandis que Xerxès regardoit d’une hauteur ce combat où il auroit dû se trouver, Artémise, reine d’Halycarnasse, combattit sur sa flotte avec une valeur héroïque. Elle donna lieu de dire que les femmes s’étoient montrées des hommes, et les hommes des femmes.
Le grand roi (ce titre fastueux augmentoit sa honte) s’enfuit lâchement. Craignant qu’on ne rompît son pont de bateaux, parce que Thémistocle en avoit répandu le bruit à dessein, il repassa la mer avec précipitation; mais il laissa trois cent mille hommes à Mardonius pour finir la guerre.
Celui-ci s’efforce de mettre la division parmi les Grecs et de gagner les Athéniens. Aristide, devenu premier archonte, répond à ces offres avec un noble dédain: il fait prononcer des anathêmes contre ceux qui proposeroient une alliance avec les Perses. Un citoyen ayant été d’avis d’écouter un second député de l’ennemi, fut lapidé sur-le-champ: les femmes lapidèrent même sa famille dans un excès de colère.
Mardonius marcha bientôt, pour attaquer ceux qu’il ne pouvoit corrompre. Les Athéniens abandonnèrent leur ville comme la première fois, et se retirèrent à Salamine. Les Spartiates ne venoient point à leur secours, aimant mieux défendre le Péloponnèse. C’étoit un juste sujet de plainte. Sparte le sentit: elle envoya cinq mille de ses citoyens, suivis, chacun de sept esclaves armés. Les forces des confédérés, après la jonction, furent au moins de soixante mille hommes, parmi lesquels huit mille Athéniens seulement. Ceux-ci devoient être les plus ardens au combat; car Mardonius venoit de détruire les restes d’Athènes.
La Béotie étant un pays de plaine, découvert, avantageux pour une grande armée, les Perses y allèrent attendre les Grecs. Un sage officier conseilla en vain à Mardonius de ne pas risquer la bataille. Cet imprudent général fut vaincu à Platée, et périt dans l’action. La plus grande partie de ses troupes fut taillée en pièces.
Pausanias, tuteur d’un jeune roi de Sparte, commandoit alors les Grecs. Quelques jours après la victoire, il fit préparer un festin avec tout le luxe asiatique, et un petit repas conforme aux mœurs de sa patrie. Faisant remarquer la différence à ses officiers: Quelle folie, s’écria-t-il, pour ces Perses accoutumés à une vie si délicieuse, de venir attaquer des hommes qui savent se passer de tout!
La frugalité des Grecs, des Spartiates en particulier, leur donnoit sans doute un avantage sur des ennemis efféminés; mais ce fut peut-être la moindre cause de leurs succès. L’habitude des exercices militaires, la discipline, la valeur, la liberté, le noble désir de la gloire, l’habileté des généraux, y contribuèrent encore plus. D’ailleurs ils combattoient chez eux; ils avoient le plus grand intérêt à se défendre, et leurs ennemis n’en avoient presque aucun à les subjuguer. Les Perses ayant été plusieurs fois vaincus en attaquant des barbares, comment ne l’auroient-ils pas été en attaquant ces braves républicains? Ils furent encore défaits au combat naval de Mycale en Asie.
Xerxès s’enfuit de Sardes où il étoit; il donna ordre de brûler les temples des colonies grecques. Tout rendoit ce prince méprisable et même odieux. Tout annonçoit au contraire la magnanimité de ses vainqueurs. Les Spartiates et les Athéniens se disputèrent, après la bataille de Platée, le prix de la bravoure qu’on devoit décerner solemnellement. Cette dispute étoit dangereuse: pour en prévenir les suites, on décerna le prix aux Platéens. Pausanias et Aristide, généraux de Sparte et d’Athènes, y consentirent par sagesse. Quant à Thémistocle, sa victoire de Salamine lui procura l’honneur de voir, dans les premiers jeux Olympiques, tous les Grecs se lever en sa présence. Il avoua que cet honneur étoit au-dessus de tout ce qu’il pouvoit désirer. La gloire suffit aux vrais héros.
Une funeste jalousie éclata parmi les Grecs, lorsqu’ils devoient sentir le mieux les avantages de leur union. Les Athéniens vouloient rebâtir et fortifier leur ville. Rien n’étoit plus juste ni plus nécessaire. Mais Sparte, voyant d’un œil jaloux leur puissance maritime, et craignant qu’ils ne parvinssent au commandement, mit obstacle à ce dessein. Elle allégua de faux prétextes de bien public; elle soutint qu’on ne devoit point souffrir de place forte hors du Péloponnèse, de peur que les ennemis n’en fissent une place d’armes, en cas de nouvelle invasion.
Thémistocle opposa la ruse à l’injustice. Il négocioit avec les Spartiates. Pendant qu’il les amusoit par des lenteurs et des paroles, on travailloit avec ardeur aux murs d’Athènes. Les Spartiates le surent et s’en plaignirent. Il nia le fait; il demanda qu’on le fît vérifier sur les lieux: en même temps il avertit secrètement les Athéniens de retenir pour ôtages les députés qu’on y enverroit. Quand la ville fut en état de défense, il leva le masque, et déclara qu’Athènes avoit usé de ses droits; qu’on ne pouvoit la soupçonner de mauvais desseins après les services qu’elle avoit rendus; que Sparte ne devoit point chercher à se maintenir par la foiblesse de ses alliés; enfin, qu’il s’applaudissoit d’avoir employé la ruse, et que tout étoit permis pour le bien de la patrie.—Les Spartiates méritoient bien ce reproche: ils dissimulèrent leur chagrin; mais les cœurs étoient envenimés.
Le principe de Thémistocle, que tout est permis pour le bien de la patrie, conduiroit à d’énormes injustices, si l’on en faisoit de fausses applications. Ce grand génie en fournit la preuve. Il se proposoit de rendre Athènes supérieure à toutes les républiques de la Grèce. Il fit pour cela d’excellentes choses, comme de construire le port de Pirée, de faire augmenter la flotte de vingt vaisseaux par an, d’attirer un grand nombre d’ouvriers et de matelots par des priviléges. Mais il imagina un autre moyen, indigne de la véritable politique; c’étoit de brûler la flotte des alliés, pour donner aux Athéniens l’empire de la mer. Il dit au peuple qu’il avoit conçu un projet de la dernière importance, et que ne pouvant le divulguer, il demandoit qu’on choisît quelque citoyen avec lequel il pût conférer secrètement. On nomma aussitôt Aristide. Thémistocle lui communiqua son idée.
Le rapport d’Aristide fut dicté par la vertu: il déclara que le projet lui paroissoit fort utile, mais en même temps fort injuste. Sur ce rapport, tous les suffrages se réunirent pour le rejeter. Qu’auroit-on gagné, d’ailleurs, par une injustice si révoltante? Athènes auroit perdu sa gloire, auroit été en butte à la haine de la Grèce entière. Ce qui est injuste, n’a jamais qu’une apparence d’utilité.
Par sa réputation seule, par le mérite de quelques grands hommes, Athènes parvint au premier rang dont Sparte étoit si jalouse. Les Grecs avoient envoyé une flotte pour chasser les Perses des colonies où ils dominoient encore. Pausanias la commandoit. Sa victoire de Platée l’avoit rendu arrogant, et même voluptueux. Après avoir tant méprisé le luxe asiatique, il avoit été corrompu par les dépouilles de Mardonius. Son faste et la dureté de son commandement excitoient l’indignation des alliés. Aristide et Cimon, fils de Miltiade, généraux des Athéniens, s’attiroient au contraire l’estime, le respect et la confiance, par une conduite pleine de sagesse. Enfin on se mit sous la protection d’Athènes, on lui déféra le commandement.
Sparte eut assez de prudence ou de modération pour y renoncer. Elle rappela Pausanias, suspect d’intelligence avec les Perses. Il fut convaincu de trahison; il se réfugia dans un temple. Les Ephores, craignant de violer cet asyle, en firent murer les portes, et il y mourut de faim.
Thémistocle, déjà soumis à l’ostracisme, parce qu’il s’étoit rendu odieux par son orgueil, fut accusé d’être complice de Pausanias. On confisqua une partie des trésors qu’il avoit amassés. Il erra en fugitif hors de la Grèce, après tant de belles actions.
L’amour des richesses ternissoit la gloire de Thémistocle. Un désintéressement parfait augmenta celle d’Aristide, et l’éleva au-dessus de tous les Grecs. Jusqu’alors, la répartition des sommes que les alliés fournissoient pour la défense commune avoit excité beaucoup de murmures, parce qu’elle n’étoit pas réglée par la justice. Quand Athènes fut en possession du commandement, on résolut de mettre de l’ordre dans les finances, de fixer les taxes en proportion des revenus de chaque ville, et d’avoir un trésor où l’on pût puiser dans les besoins. Aristide fut chargé de l’exécution de ce plan. Il imposa les taxes, il mania les finances en homme aussi éclairé qu’incorruptible.—Chacun fut satisfait, tant on étoit sûr de son équité. Il soutint, avec quatre cent soixante talens, toutes les dépenses publiques. Le talent faisoit environ quatre mille francs de notre monnoie.
En disposant des revenus de la Grèce, Aristide conserva sa pauvreté. On voulut faire un crime à Callias, son parent, qui étoit fort riche, de le laisser dans l’indigence. Mais Callias lui avoit souvent offert de grosses sommes, et l’avoit toujours inutilement pressé de les recevoir. Aristide le déclara pour le justifier: il ajouta que le moyen de s’épargner des besoins et des embarras, étoit de se borner au pur nécessaire. Après la mort de ce grand homme, la république fit les frais de ses funérailles, et pourvut à l’entretien de sa famille. Quel respect, quelle reconnoissance ne devoit-on pas à tant de vertus!
Il étoit en partie redevable de son mérite à Clisthène, excellent citoyen, auquel il s’étoit attaché dans sa jeunesse. Quand un jeune homme avoit du talent et de l’émulation, il trouvoit toujours quelque illustre personnage qui se faisoit un plaisir de le former: il devenoit son disciple, son imitateur; il le suivoit constamment, le consultoit en tout, ambitionnoit de se montrer digne de lui. Prendre les grands hommes pour guides, pour modèles, c’est un des meilleurs exemples que les anciens pussent nous donner.
(A continuer.)
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Le guide chéri du premier âge, celui qui sut le mieux en mériter la confiance, en diriger les penchans, Berquin, que ses nombreux travaux ont fait surnommer, à si juste titre, l’ami des enfans, étoit d’une santé foible et chancelante. Il ne parvenoit à la ranimer que par les secours de l’art, et sur-tout par le bonheur inexprimable d’être utile et cher à tout ce qui l’environnoit.
Il demeuroit à Paris dans un hôtel garni, mais solitaire, où l’on conserve encore avec respect son souvenir. Cet hôtel est situé dans une petite rue du quartier Montmartre, et donne sur un jardin que sépare un seul mur du vaste hôtel d’un ancien duc de France.
Ce fut dans ce modeste asile qu’un hasard favorable me conduisit à cette époque, en arrivant à Paris. L’appartement que j’occupois, étoit immédiatement au-dessus de celui de Berquin, et ne m’en étoit devenu que plus cher. Là, chaque jour, parvenoient jusqu’à moi les cris joyeux des enfans du quartier, que leur ami se plaisoit à consulter sur les ingénieuses productions qu’il destinoit à leur bonheur. Combien de fois ai-je vu ce fidèle interprète de la nature courir dans le jardin de l’hôtel, avec ceux qu’il appeloit ses petits camarades, se mêler à leurs jeux, et sous les dehors du plus aimable enfantillage, observer leurs mouvemens, leurs caractères, leurs passions naissantes, recueillir les mots heureux qui s’échappoient de leurs bouches naïves; et rédiger ensuite ce recueil charmant de portraits variés, de dialogues attachans, qui conduisent insensiblement l’enfance à la douce habitude du bien, au désir d’imiter, au besoin de s’instruire!
C’étoit sur-tout lorsque Berquin sortoit de sa demeure, qu’il éprouvoit les heureux effets de l’amour du peuple et de l’estime publique. “Voilà notre ami!” s’écrioient, en le voyant, les enfans qui se trouvoient sur son passage. Aussitôt la jeune fille de l’artisan quittoit la boutique de son père, et venoit offrir une fleur à celui dont elle lisoit à l’instant même les attachantes productions; un essaim de petits garçons se disputoient ses mains qu’ils couvroient de baisers, tandis que l’un d’eux, plus audacieux ou plus sensible, grimpoit à l’aide des vêtemens de Berquin, l’enlaçoit dans ses bras, et de ses lèvres innocentes essuyoit les douces larmes qui s’échappoient des yeux de son ami.... Spectacle touchant! honorable salaire! quelles faveurs du sort, quels prix, quelles couronnes académiques pourroient vous égaler?
L’ami des enfans étoit devenu, en quelque sorte, l’arbitre des familles, le juge de paix des habitans du quartier. La défiance ou l’intérêt élevoient-ils une querelle entre deux vieux amis, ils venoient consulter Berquin, et celui qu’il condamnoit, n’en appeloit jamais à un autre tribunal. Un mariage assorti par l’amour, éprouvoit-il les obstacles de l’ambition ou de la fortune; un fils avoit-il excité le juste ressentiment de l’auteur de ses jours; une fille avoit-elle oublié les droits sacrés d’une mère; Berquin, dans ses contes dialogués si naïvement, dans ses portraits frappans de ressemblance, savoit offrir à chacun de ceux qu’il trouvoit égarés sur la route, des sentiers couverts de fleurs, qui les ramenoient au devoir qu’ils avoient méconnu, au bonheur qu’ils regrettoient. Ce fut ainsi qu’il prit dans la nature les scènes intéressantes où il dépeint avec tant de vérité les premiers mouvemens du cœur humain; ce fut ainsi qu’en nous retraçant tous les charmes, toutes les jouissances de la vertu, Berquin fut son propre historien, et, sans y songer, nous révéla sa vie privée.
Un mérite aussi réel, une utilité si généralement reconnue, attirèrent chaque jour à l’ami des enfans une considération plus grande, et donnèrent lieu à l’anecdote mémorable dont le récit fidèle n’a pas besoin des prestiges de l’art pour intéresser vivement ceux qui cultivent les lettres, et leur consacrent leurs momens les plus chers.
Berquin, depuis plusieurs années, sollicitoit sa mère, qui habitoit Bordeaux, où il avoit reçu le jour, de venir le rejoindre à Paris; mais la force de l’habitude, si puissante sur les personnes d’un grand âge, le chagrin de se séparer de ses anciens amis, tout fit hésiter quelque temps cette mère si ardemment désirée, à combler par sa présence le bonheur de son fils. Cependant, malgré les obstacles qui se présentoient, cette dame respectable éprouva, de son côté, le besoin de se rapprocher de l’unique appui de sa vieillesse; et tout fut disposé pour son départ. Berquin, ivre de joie, comptoit avec impatience les jours, les heures, les instans. Il avoit fait préparer, tout près du sien, un appartement absolument semblable à celui que sa mère occupoit à Bordeaux. La tapisserie de point de Hongrie, les vieux vases de porcelaine du Japon, le christ d’ivoire sur un fond de velours noir encadré, la petite bibliothèque remplie de livres de dévotion et couronnée d’un buis bénit, le lit en tombeau, la commode en gondole, et jusqu’aux écrans à manche d’ébène, présentant les Indes galantes et les fêtes d’Hébé, avec les airs notés de Rameau.... Rien n’avoit été négligé pour surprendre agréablement la plus tendre mère, et lui faire trouver, au sein de la capitale, tout ce qui composoit son existence accoutumée et ses pieuses habitudes.
Mais le sort, qui permet rarement qu’on éprouve un bonheur parfait, priva Berquin de la plus douce jouissance que son cœur pût ambitionner. Le jour même fixé pour le départ de sa mère, elle fut atteinte d’une maladie qui la conduisit au tombeau. A peine eut-elle le temps de tracer, d’une main défaillante, ses derniers adieux à son fils, et de lui témoigner ses regrets de quitter la vie sans pouvoir presser encore dans ses bras celui qui, par sa tendresse et sa réputation, avoit embelli la fin de sa carrière.
La douleur de Berquin fut inexprimable. Il alloit, dans son délire, jusqu’à se reprocher la perte cruelle qu’il avoit faite.—Vainement les enfans du voisinage venoient-ils entourer leur ami; leurs jeux, leurs caresses ne pouvoient le distraire de son abattement; leurs questions ingénues sembloient même le fatiguer: rien ne pouvoit dissiper la tristesse profonde ou son âme étoit plongée. Ce qui effrayoit le plus en lui, c’est que ses yeux, qui si facilement se remplissoient de douces larmes, étoient secs, et n’exprimoient plus que la souffrance, le besoin de la solitude. Il restoit des matinées entières dans son appartement, seul, immobile, sans idées, sans aucune expression que celle de la douleur.
La santé foible et chancelante de ce fils inconsolable ne put résister à une atteinte aussi vive: il fut attaqué d’une fièvre ardente, qui mit ses jours dans le plus grand danger. Le célèbre Des Essarts, surnommé le Médecin des enfans, accourut offrir ses soins à leur ami: il ne put dissimuler que le malade, dont le délire augmentoit à chaque instant, lui laissoit peu d’espoir. Cette funeste nouvelle, répandue dans tout le quartier Montmartre, y jeta l’alarme et la consternation. Les enfans de tout sexe et de tout âge ne cessoient de se porter à la demeure de Berquin: les uns se mettoient en sentinelles à chaque bout de la petite rue qu’il habitoit, pour inviter les cochers à prendre une autre route et à ne pas troubler le repos de leur ami. Les autres, dès l’aube du jour, apportoient, des remises et des greniers du voisinage, de quoi former une épaisse litière le long des murs de l’hôtel, afin que les voitures, qu’il étoit impossible de détourner, ne pussent, par ce moyen, causer le moindre bruit. On eût dit, à l’aspect de cette litière abondante et renouvelée si souvent, que le malade étoit un grand seigneur, ou quelque riche traitant: mais c’étoit un simple littérateur, aussi modeste que chéri; c’étoit l’ami des enfans, qui tous s’empressoient de rendre ce touchant hommage à celui dont ils désiroient, au prix de leur sang, conserver la vie et calmer souffrance.
Ce fut sur-tout le septième jour de sa maladie que l’inquiétude de ses petits camarades fut portée au comble, et offrit à l’œil observateur le spectacle le plus attendrissant et le plus délicieux. Des Essarts, après avoir employé une grande partie de la journée auprès du malade, annonça qu’il reviendroit y passer toute la nuit, parce qu’il prévoyoit une crise forte et décisive. “Berquin, disoit-il, m’est confié par l’estime publique et l’amour des enfans; ce dépôt m’est trop cher, pour que je ne mette pas tous mes soins à le conserver.” En effet, dès que le jour fut sur son déclin, le docteur vint s’établir auprès du pauvre agonisant, alors sans connoissance et presque sans mouvement. Le plus grand silence régnoit autour de l’hôtel; tous les enfans du voisinage s’étoient distribué leurs postes, et formoient alors trois différens groupes: le premier se tenoit à la porte de l’appartement du malade, l’oreille attentive, respirant à peine, attendant la moindre nouvelle, qu’il transmettoit à l’instant même, et à voix basse, à un second groupe posté dans le jardin, au bas de l’escalier. Celui-ci la reportoit de même à un troisième groupe établi à la porte de la rue, et qui couroit à l’instant même répandre dans tous les environs l’espérance ou la crainte, la joie ou la douleur. Enfin, le médecin Des Essarts s’apercevant qu’une dernière potion qu’il avoit ordonnée, produisoit tout l’effet qu’il osoit en attendre, s’écria, dans le premier mouvement de sa joie: “Berquin est sauvé!....” Ces mots sont aussitôt répétés avec ivresse par tous les enfans réunis, confondus, joignant leurs mains innocentes, et mettant un genou en terre.... “Doucement, chers petits, doucement! vint leur dire le docteur; oui, j’ai l’espoir de vous rendre votre ami; mais songez que la moindre secousse pourrait achever de l’éteindre.—Nous nous taisons, M. Des Essarts; nous ne remuons plus....” A ces mots, ils se retirent en silence et vont répandre cet heureux événement dans leurs familles, en ajoutant: “Nous pourrons donc le voir encore, l’embrasser, jouer avec lui! Nous pourrons l’entendre nous lire Jacquot, le Petit Joueur de Violon, le Nid de Moineaux, la Petite Glaneuse, et toutes les jolies choses dont il nous régaloit sans cesse!.... Il est sauvé! Il est sauvé!”
La providence et les soins de Des Essarts rendirent en effet Berquin aux vœux de tous ceux qui le chérissoient; mais sa convalescence fut longue et pénible. On remarquoit dans son regard une sombre mélancolie, qui annonçoit que la guérison n’étoit pas complete. Une irritation de nerfs, qui lui causoit une insomnie continuelle, lui arrachoit souvent des cris douloureux qu’il ne pouvoit réprimer. Le médecin, après avoir employé divers secours de l’art, s’aperçut que l’aspect des fleurs et une douce harmonie pouvoient seuls adoucir les souffrances du convalescent; aussitôt ses petits amis font placer sur sa cheminée, sur son bureau de travail, les fleurs les plus fraîches, les plantes les plus rares! Tous s’empressent de se cotiser, selon leurs moyens respectifs. Les marchands de fruits et de gâteaux s’aperçoivent que leurs jeunes pratiques les négligent beaucoup; mais en revanche, la bouquetière du coin ne fit jamais de meilleures affaires.... Ces aimables enfans portèrent même le désir de soulager leur ami jusqu’à louer un jour trois orgues de Barbarie, qu’ils introduisirent sous ses fenêtres, et qui, à un signal donné, formèrent ensemble un charivari peu favorable à calmer les nerfs du cher convalescent; mais il excusa ce vacarme en faveur du motif: l’idée même de ses petits camarades lui parut si plaisante, qu’elle lui arracha le premier sourire qui, depuis long-temps, n’avoit paru sur ses traits décolorés.
Le lendemain, vers le soir, son oreille fut frappée d’une harmonie plus douce et plus propre à jeter le calme dans ses sens. Des Essarts étoit le médecin du duc et pair, tuteur ou proche parent de trois jeunes demoiselles, dont les talens égaloient l’éclat de la naissance et les hautes qualités du cœur. En leur rendant compte de l’état de Berquin, dont elles demandoient sans cesse des nouvelles au docteur, celui-ci leur avoit raconté la scène comique des orgues de Barbarie, ajoutant qu’il persistoit à croire qu’une musique suave et adroitement ménagée pouvoit seule achever de rétablir l’ami des enfans, de le rendre à tous les vœux. Aussitôt les trois charmantes sœurs projetèrent d’opérer en secret la guérison de celui dont les ouvrages leur avoient fait éprouver tant de douces émotions. Dès que le jour est sur son déclin, ces trois jeunes personnes font apporter, dans un bosquet qui se trouvoit au bout des jardins de l’hôtel du duc, à peu de distance des fenêtres de Berquin, les instrumens nécessaires à leur projet. L’aînée accompagne sur la harpe ses deux sœurs, qui exécutent sur le piano quelques morceaux de la plus douce mélodie.
La première fois que Berquin entend ces accords délicieux, il croit que c’est une faveur du hasard, et s’y livre sans réflexion. Le lendemain, il s’aperçut qu’on choisissoit les morceaux les plus suaves, les plus mélancoliques, et se douta que c’étoit pour lui qu’avoit lieu ce mystérieux concert. Ses soupçons devinrent une certitude, lorsque, peu de jours après, il entendit s’unir au son des instrumens trois voix ravissantes qui chantoient, sur des airs nouveaux, plusieurs de ses idylles. Celle, entr’autres, qui dépeint deux jolis petits enfans venant implorer le dieu des Bergers, pour leur pauvre père malade, fut chantée avec tant d’expression, que son auteur, tout modeste qu’il fût, ne put s’empêcher d’admirer son propre ouvrage, et d’être ému, jusqu’aux larmes, de cette idylle, chef-d’œuvre de sentiment et de naturel. Assis à sa croisée, et promenant ses regards avides sur le bosquet solitaire d’où sortoient ces divins accords, il s’écrie avec la plus touchante expression; “Merci! oh merci mille fois, célestes créatures, qui sans doute avez emprunté la voix des Anges pour me consoler et me guérir! Qui n’aimerait la vie, que vous savez rendre si chère? Ah! je n’imaginois pas inspirer tant d’intérêt.—Vous n’avez donc jamais relu vos ouvrages?” lui répondit une voix tremblante qui retentit sous le feuillage, et tout-à-coup se perdit dans le lointain.
Pendant près de quinze jours qu’eut lieu ce concert nocturne, Berquin éprouvoit un soulagement sensible. Un doux repos vint peu à peu rafraîchir ses paupières brûlantes. Ses jeunes amis l’aidèrent à descendre au jardin, où dans un grand fauteuil à roulettes, ils lui faisoient parcourir les allées, et se livroient autour de lui à leurs jeux accoutumés. Bientôt enfin revint le calme de l’âme, qui, secondé par tant d’égards et de soins, opéra la plus parfaite guérison.
Le premier usage que fit Berquin de ses forces nouvelles, fut consacré à la reconnoissance. Il se fit conduire par le médecin Des Essarts, qui l’avoit instruit de tout, chez le duc et pair, où il eut le bonheur de voir ses trois libératrices. Il trouva sur leurs figures charmantes l’expression des rares qualités qui les distinguoient et leur dit en les abordant: “Vous voyez votre ouvrage. C’est à vos ingénieuses consolations, c’est à votre infatigable bonté que je dois et le calme et la vie. Comment jamais pouvoir m’acquitter envers vous?—En reprenant vos utiles travaux, lui répondit l’aînée des trois sœurs: en faisant encore le charme et le bonheur de ceux dont vous êtes le guide et le plus tendre ami.—Ce ne seront pas uniquement les enfans qui m’inspireront désormais, reprit vivement Berquin; je veux, je dois consacrer aussi mes veilles à l’aimable adolescence, dont je suis devenu le débiteur. Ce que vous avez fait pour moi donne à mes idées plus d’étendue, et me fait concevoir un projet dont je vous devrai l’exécution.”
En effet, Berquin ne tarda pas à faire paraître l’Ami des Adolescens, qui bientôt fut suivi du Livre de Famille, et des Introductions à la Connoissance de la Nature; ouvrages inappréciables, où, sous l’attrait du plus aimable badinage et de la narration la plus naïve, la grande scène du monde physique et moral se trouve développée avec autant de charme que de charité. Chaque fois que Berquin travailloit à ces intéressantes productions, qui lui méritèrent de l’Académie Françoise le prix d’utilité, son âme s’épanchoit avec délices; et se rappelant alors le charivari des orgues de Barbarie et les accords mélodieux des trois sœurs lui chantant ses idylles, il répétoit ces mots remarquables, tracés par lui dans l’un de ses ouvrages....: “Quel doux encouragement pour mon cœur, lorsque je me représente dans la génération qui s’élève, des milliers d’êtres attachés à mon souvenir!”
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Le combat de Malo-Jaroslavetz nous démontra deux tristes vérités: la première, que les Russes, loin d’être affoiblis, avoient été renforcés par de nombreuses milices, et que tous se battoient avec un acharnement qui nous faisoit désespérer d’obtenir de nouveaux succès. Encore une autre victoire comme celle-ci, disoient les soldats, et Napoléon n’aura plus d’armée. La deuxième vérité nous prouvoit qu’il falloit renoncer à notre expédition sur Kaluga et Tula, et qu’ainsi nous n’avions plus l’espoir de faire une retraite paisible, puisque l’ennemi, à la suite de cette affaire, nous ayant débordé, nous réduisoit ainsi à la fâcheuse nécessité de retourner vers Mojaïsk.
Après ce mémorable combat, tous ceux qui ne jugeoient que sur les apparences et les bruits populaires, crurent qu’on se porteroit sur Kaluga et Tula; cependant, on s’étonnoit de voir une forte avant-garde ennemie, au lieu de prendre cette même direction, déborder notre droite en filant Sur Médouïn; alors ceux qui avoient l’expérience des manœuvres, comprirent que les Russes avoient pénétré les desseins de Napoléon, et que, pour les prévenir, il nous falloit faire une marche précipitée sur Viazma, afin d’y arriver avant eux. Dès-lors il ne fut plus question de Kaluga et de l’Ukraine, mais bien de revenir précipitamment par la grande route de Smolensk, c’est-à-dire par le désert que nous nous étions créé. Aussitôt que notre retraite fut décidée, le quatrième corps effectua son mouvement rétrograde, laissant à Malo-Jaroslavetz tout le premier corps et la division de cavalerie du général Chostel: ces troupes devoient former l’arrière-garde, en marchant loin de nous à la distance d’une journée.
Sur notre route nous vîmes à quoi se réduisoit la triste et mémorable victoire de Malo-Jaroslavetz: de toutes parts on ne voyoit que des caissons abandonnés faute de chevaux pour les traîner. Il y avoit aussi les débris de plusieurs voitures et fourgons, brûlés pour la même cause. De pareilles pertes, dès le commencement de notre retraite, nous faisoient entrevoir l’avenir sous les couleurs les plus sombres. Aussi ceux qui emportoient avec eux le butin de Moskou, tremblèrent pour leurs richesses. Mais chacun étoit inquiet en voyant l’état déplorable où se trouvoient déjà les restes de notre cavalerie, sur-tout en entendant l’explosion de nos caissons que chaque corps faisoit sauter, et qui retentissoit au loin comme des coups de tonnerre.
Il commençoit à faire nuit lorsque nous arrivâmes à Ouvarovskoé (26 Octobre); surpris de voir les villages en flammes, on voulut en connoître la cause, et l’on apprit que l’ordre avoit été donné de brûler tout ce qui se trouveroit sur notre chemin. Il y avoit dans le village où nous étions un château qui, quoique en bois, étoit d’une grandeur et d’une magnificence égales à celles des plus beaux palais d’Italie. La richesse de l’ameublement répondoit à la beauté de l’architecture; on y voyoit des tableaux estimés, des candelabres d’un grand prix, et quantité de lustres en cristal de roche, qui faisoient de ces appartemens, lorsqu’ils étoient éclairés, un véritable séjour enchanté. Tant de richesses ne furent point épargnées, et le lendemain on nous raconta que nos soldats, ayant trouvé trop lent de mettre le feu à ce château, avoient imaginé de le faire sauter, en plaçant au rez-de-chaussée des caissons remplis de poudre.
Les villages qui, quelques jours auparavant, nous avoient abrités, brûloient lorsque nous les revîmes. Sous leurs cendres encore chaudes, que le vent poussoit vers nous, étoient les cadavres de plusieurs soldats ou paysans; on y voyoit aussi des enfans égorgés, et des jeunes filles massacrées à l’endroit même où elles avoient été violées. Nous laissâmes à notre droite la ville de Borovsk, qui étoit également la proie des flammes, pour remonter la Protva, et chercher un gué favorable à notre artillerie; on en avoit trouvé un au-dessus de cette ville qui, quoique très-mauvais, devoit être frayé par tout notre corps; mais plusieurs caissons, restés dans la rivière, encombrèrent tellement le passage, qu’il fallut en chercher un nouveau. Ayant été reconnoître le pont de Borovsk, je trouvai qu’il existoit encore, et qu’il offroit à l’armée de grandes facilités pour les bagages.—Aussitôt le prince fit rétrograder la treizième division qui marchoit en tête, et qui, par le moyen de ce pont, ouvrit à notre corps une route meilleure et beaucoup plus courte. Le seul danger à craindre étoit de faire passer des caissons chargés de munitions au milieu d’une ville dont toutes les maisons étoient en feu.
Nos équipages filèrent à travers ce vaste incendie sans éprouver aucun accident; le soir, après, avoir franchi plusieurs défilés très-pénibles, nous arrivâmes au mauvais village d’Alféréva (27 Octobre,) où les généraux de division eurent peine à trouver une grange. Celle même du vice-roi étoit si affreuse, qu’on plaignoit le sort des pauvres paysans destinés à l’habiter. Pour comble de maux, le manque d’alimens redoubloit nos souffrances, les provisions de Moskou étoient sur le point de finir, et chacun, avare de ce qu’il avoit, commençoit à se retirer dans la solitude pour manger le morceau de pain que son industrie lui avoit procuré. Nos chevaux également souffroient beaucoup; de la mauvaise paille, arrachée de la toiture des maisons, étoit leur unique nourriture. Aussi la mortalité de ces animaux succombant à la fatigue, obligeoit l’artillerie de renoncer à ses équipages, et chaque jour redoubloit d’une manière effrayante la détonnation des caissons que l’on faisoit sauter.
Le jour suivant nous repassâmes la Protva au-dessous de Vereïa. Cette ville brûloit au moment de notre passage, et les flammes dévorantes, s’élevant en tourbillons, dans un instant la réduisirent en cendres: cité d’autant plus malheureuse qu’étant hors de la grande route, elle put se flatter un instant d’avoir échappé aux maux qui l’entouroient; car, à l’exception du combat livré entre les Russes et les Polonois, elle avoit foiblement ressenti les horreurs de la guerre: ses champs et ses jardins bien cultivés étoient couverts de légumes de toute espèce qui, dans un instant, furent enlevés par nos soldats affamés.
Le troisième corps ayant quitté Mojaïsk continua sa route et marcha en tête. La jeune garde, laissée à Moskou, nous rejoignit par le chemin de Fominskoé; Ce dernier corps emmenoit avec lui le trésor, l’intendance, et quantité de bagages.—C’est à Vereïa qu’on présenta à l’Empereur le général Winzingerode et son aide-de-camp, faits prisonniers dans Moskou par le duc de Trévise. Napoléon le reçut fort mal, et le traita d’une manière très-dure, lui disant qu’étant né Wurtembergeois, il le feroit juger par une commission militaire, comme sujet rebelle de la confédération du Rhin. Heureusement pour ce général, il fut repris aux environs de Minsk, par le colonel Czernichew, qui, comme nous le verrons par la suite, avec un nombreux détachement de kosaques, alloit à Tschachniki, annoncer au comte Wittgenstein le mouvement que faisoit l’amiral Tschichagow pour se réunir à lui, afin de nous couper la retraite sur les bords de la Bérézina.
On alla coucher dans un mauvais village, dont on ne put jamais savoir le nom; mais nous soupçonnâmes que c’étoit Mitïaéva, en apprenant que Ghorodok-Borisov n’étoit qu’à une lieue de là. Ce gîte étoit encore plus mauvais que celui où nous avions couché la veille: la plupart des officiers furent au bivac, situation pénible, car les nuits commençoient à être froides, et le manque de bois les rendoit insupportables. Pour s’en procurer, on démolissoit jusque aux granges où les généraux étoient établis; aussi plusieurs d’entre eux, après s’être endormis dans de bonnes cabanes, en se réveillant se trouvèrent à la belle étoile.
Napoléon, qui nous précédoit d’une journée, avoit déjà passé Mojaïsk, faisant brûler et détruire tout ce qui se trouvoit sur son passage. Les soldats de sa suite étoient tellement portés à cette dévastation, qu’ils incendioient aussi les lieux où l’on devoit s’arrêter; cela nous exposoit à de grandes souffrances; mais notre corps, à son tour, brûlant le peu de maisons qu’on avoit laissées, enlevoit à celui du prince d’Eckmühl, qui faisoit l’arrière-garde, la faculté de trouver un asile, pour se mettre à l’abri de l’inclémence de l’air. Outre cette souffrance, ce même corps avoit encore à lutter contre un ennemi acharné qui, en apprenant notre retraite, accouroit de tous côtés pour satisfaire sa vengeance. Le canon qu’on entendoit chaque jour, et à des distances très-rapprochées, nous annonçoit assez qu’il falloit déployer, pour le contenir, de grands et pénibles efforts.
Enfin, après avoir traversé Ghorodok-Borisov (29 Octobre,) au milieu d’un vaste embrâsement, nous entrâmes une heure après dans une plaine qui nous parut avoir été saccagée depuis quelque temps. On rencontroit de distance en distance des cadavres d’hommes et de chevaux. Mais, à la vue de plusieurs retranchemens à moitié détruits, et sur-tout à l’aspect d’une ville ruinée, je reconnus les environs de Mojaïsk, où nous avions autrefois passé en vainqueurs. Les Westphaliens et les Polonois campoient sur ses décombres; comme ils alloient les abandonner, ils brûloient les maisons échappées au premier incendie; il en restoit si peu, qu’on voyoit à peine la lueur des flammes. La seule chose qui pût nous frapper, étoit de voir toutes ces ruines d’où sortoit une épaisse fumée, et dont la couleur noirâtre contrastoit avec la blancheur du clocher nouvellement construit. Ce seul bâtiment subsistoit en entier, et l’horloge sonnoit encore les heures lorsque la ville n’existoit plus!
L’armée ne passa point par Mojaïsk; mais en appuyant à gauche, nous arrivâmes sur l’emplacement de Krasnoé, où nous avions campé le lendemain de la bataille de la Moskwa: je dis emplacement, car le village avoit disparu, on n’avoit réservé que le château pour Napoléon. Nous bivaquâmes autour de ce château, et je me rappellerai toute ma vie que, transi de froid, on se couchoit avec plaisir sur les cendres chaudes des maisons qui avoient été brûlées la veille.
(30 Octobre.) Plus nous approchions et plus la terre étoit en deuil; toutes les campagnes foulées par des milliers de chevaux, sembloient n’avoir jamais été cultivées. Les forêts, éclaircies par le long séjour des troupes, se ressentoient aussi de cette affreuse dévastation; mais rien n’étoit horrible à voir comme la multitude des morts qui, depuis cinquante deux jours, privés de sépulture, conservoient à peine une forme humaine. Auprès de Borodino, ma consternation fut à son comble, sur-tout en retrouvant à la même place les vingt mille hommes qui s’étoient égorgés, et dont la gelée avoit arrêté l’entière dissolution; la plaine en étoit couverte: de toutes parts ce n’étoit que carcasses de chevaux ou cadavres à demi-enterrés: là étoient des habits teints de sang, et des ossemens rongés par les chiens et les oiseaux de proie; ici, des débris d’armes, de tambours, de casques et de cuirasses; on y trouvoit également des lambeaux d’étendards; mais, aux emblêmes dont ils étoient couverts, on pouvoit juger combien l’aigle moskowite avoit souffert dans cette sanglante journée.
Nos soldats, en parcourant le théâtre de leurs exploits, montroient avec orgueil les lieux où leurs régimens s’étoient battus, et presque tous rappeloient à chaque pas différent faits de valeur propres à flatter notre esprit national. D’un côté, ils faisoient remarquer les restes de la cabane où Kutusoff avoit campé; plus loin, sur la gauche, la fameuse redoute; elle dominoit toute la plaine, et, semblable à une pyramide, s’élevoit au milieu d’un désert. En songeant à ce qu’elle avoit été et à ce qu’elle étoit alors, je crus voir le Vésuve en repos. Mais ayant aperçu au sommet un militaire, dans le lointain, sa figure immobile me fit l’effet d’une statue. “Ah! si jamais on veut en élever une au démon de la guerre, m’écriai-je, c’est sur ce piédestal qu’il faut la lui dresser.”
Pendant qu’on traversoit ce champ de bataille, nous entendîmes de loin un malheureux qui appeloit à son secours. Touchés par ses cris plaintifs, plusieurs s’approchèrent, et, à leur grand étonnement, virent étendu par terre un soldat françois ayant les deux jambes fracturées. “J’ai été blessé,” dit-il, “le jour de la grande bataille, et me trouvant dans un endroit écarté, personne n’a pu venir à mon secours. Durant près de deux mois, ajouta cet infortuné, me traînant aux bords d’un ruisseau, j’ai vécu d’herbages, de racines, et de quelques morceaux de pain trouvés sur des cadavres. La nuit, je me couchois dans le ventre des chevaux morts, et les chairs de ces animaux ont pansé ma blessure aussi bien que les meilleurs médicamens. Aujourd’hui, vous ayant vus de loin, j’ai recueilli toutes mes forces, et me suis avancé assez près de la route, pour que ma voix fût entendue.” Etonné d’un pareil prodige, chacun en témoignoit sa surprise, lorsqu’un général, informé de cette particularité aussi singulière que touchante, fit placer dans sa voiture le malheureux qui en étoit l’objet.
Ah! combien ma relation seroit longue, s’il falloit raconter toutes les calamités qu’engendra cette guerre abominable; mais, si je voulois d’un seul trait faire juger de tous les autres, je parlerois de ces trois mille prisonniers amenés de Moskou. Pendant la marche, n’ayant rien à leur donner, on les parquoit comme des bestiaux; là, sous aucun prétexte, ils ne pouvoient s’éloigner de l’étroite enceinte qu’on leur avoit assignée. Sans feu, et mourant de froid, ils couchoient sur la glace; et pour assouvir leur faim dévorante, ils se jetoient avec avidité sur la viande de cheval qu’on leur distribuoit; faute de temps et de moyens pour la faire cuire, ils la mangeoient toute crue; on assure, mais je n’ose le croire, que lorsque ces distributions vinrent à manquer, plusieurs de ces prisonniers mangèrent la chair de leurs camarades qui venoient d’expirer à force de misère.
Nous repassâmes la Kologha avec autant de précipitation que nous en avions mis à la traverser, lorsque nous étions guidés par la victoire; la rampe qui conduisoit à la rivière étoit si rapide, et la terre gelée si glissante, que les hommes et les chevaux tomboient tous à la fois les uns sur les autres. Heureux si de pareils passages, souvent multipliés, n’eussent pas été plus dangereux que celui-ci! Nous revîmes aussi l’abbaye de Kolotskoï; depuis la guerre, dépouillée de sa splendeur, et n’ayant autour d’elle que des maisons consumées, elle ressembloit plutôt à un hôpital qu’à un couvent; car, depuis Moskou, c’étoit la seule maison qui n’eût pas été détruite: aussi tous les malades et blessés vouloient mourir dans cet asile.
Le quatrième corps allant toujours en avant, ne s’étoit arrêté qu’à un méchant hameau situé à une demi-lieue à droite de la route, entre cette abbaye et Prokofévo. De tous les gîtes que nous avions eus jusqu’alors, celui-ci fut le plus insupportable. Ce hameau n’avoit que de misérables hangars, dont on avoit enlevé la toiture en paille pour la donner aux chevaux: cependant ce fut là que reposa le prince avec toute sa suite.
Le lendemain (31 Octobre), nous en partîmes de bonne heure; arrivés à la hauteur de Prokofévo, nous entendîmes tirer le canon si près de nous, que le vice-roi, dans la crainte que le prince d’Eckmühl n’eut été enfoncé, s’arrêta sur une hauteur, et fit ranger ses troupes en bataille pour lui prêter secours. Depuis quelques jours l’Empereur se plaignoit de la lenteur avec laquelle marchoit le premier corps, et blâmoit le systême de retraite par échelons qu’avoit adopté son chef, disant qu’il avoit fait perdre trois jours de marche, et, par là, facilité à l’avant-garde de Milloradowitch les moyens de nous atteindre. Enfin, on alléguoit contre lui qu’on doit passer rapidement dans les pays où il n’y a pas de quoi vivre. Pour la justification de ce maréchal, envers qui le malheur nous rendoit injustes, je dois observer qu’une retraite trop hâtée eût redoublé l’audace de nos ennemis, qui, forts en cavalerie légère, pouvoient toujours nous rejoindre, et tailler en pièces l’arrière-garde, si elle eût refusé le combat. D’ailleurs ce grand capitaine, dans des temps heureux, avoit assez prouvé qu’on devoit se reposer sur ses talens; d’autant plus que dans cette circonstance il avoit pour lui cet axiôme de guerre: Que plus une retraite est précipitée, plus elle devient fatale, en ce que le découragement qui s’ensuit est plus funeste encore que tous les maux physiques.
Le vice-roi avoit fait ses dispositions sur les hauteurs de Prokofévo, pour secourir le prince d’Eckmühl; s’étant convaincu que ce Maréchal n’auroit point ce jour-là d’affaires sérieuses, il continua sa marche vers Ghiat, ayant soin d’ordonner à ses divisions de marcher dans le plus grand ordre, et de s’arrêter toutes les fois que le premier corps pourroit avoir besoin de son secours. En cette circonstance, on ne sauroit trop louer les vertus du prince Eugène, qui, pendant la retraite, non-seulement voulut toujours être un des derniers de sa colonne, mais encore bivaquer à une lieue endeçà de Ghiat, pour être prêt à repousser plus promptement les attaques de l’ennemi.
Ce bivac fit passer au vice-roi, et à tous ceux qui l’accompagnoient, la nuit la plus cruelle et la plus longue qu’on eût encore endurée. On étoit sur un tertre auprès de l’endroit où se trouvoit jadis le petit village d’Ivachkova: pas une seule maison n’existoit; depuis long-temps on les avoit brûlées. Pour comble de disgrace, il faisoit un vent affreux, et la nature, en privant de bois cet emplacement, sembloit lui avoir refusé l’unique ressource qui puisse adoucir l’âpreté du climat de la Russie.
Quoique nos maux fussent extrêmes, néanmoins les âmes généreuses n’étoient point insensibles à ceux qu’éprouvoient nos ennemis: aussi dès le matin, en approchant de Ghiat, nous fûmes saisis d’un serrement de cœur en voyant que cette ville avoit existé; on avoit beau la chercher, on ne la trouvoit plus, et si ce n’eût été les débris de quelques maisons en pierre qu’on rencontroit de distance en distance, on se seroit cru sur l’emplacement d’une forêt incendiée. Jamais la fureur et la barbarie ne poussèrent plus loin leurs ravages: Ghiat, tout construit en bois, disparut dans une journée, ne laissant que des regrets, aux uns sur la chûte de son industrie, aux autres sur la perte de ses richesses; car cette ville pouvoit être comptée pour une des plus commerçantes et des plus florissantes de la Russie. On y fabriquoit des cuirs, des toiles, et quantité de goudrons et de cordages destinés pour la marine angloise.
Le temps, qui étoit très-froid pendant la nuit, étoit superbe durant la journée: aussi nos troupes, quoique bien fatiguées par les souffrances que donnoient les privations de toute espèce, néanmoins conservoient une grande ardeur, persuadées que l’abattement seroit le principe de leur ruine. Depuis plusieurs jours elles n’avoient pour subsister que la viande des chevaux; à cette époque les vivres étoient devenus si rares, que les généraux mêmes commencèrent à manger de ces animaux: leur mortalité fut regardée comme un bonheur dans une pareille circonstance; car, sans cette ressource, le soldat auroit beaucoup plutôt ressenti les horreurs de la faim.
(1er. Novembre.) Les kosaques, dont on redoutoit l’approche, ne tardèrent pas à réaliser nos craintes. Cependant, comme on ne les avoit point encore vus, le soldat marchoit avec sa confiance accoutumée, et les bagages, foiblement escortés, étoient si nombreux, qu’ils formoient plusieurs convois, allant à quelque distance l’un de l’autre. Auprès du village détruit de Czarevo-Saïmiché, étoit une chaussée en terre d’environ cinq cents pas de long, où passoit le grand chemin; nos équipages et l’artillerie l’avoient à tel point dégradée, qu’elle n’étoit plus praticable, et, pour continuer la route, il falloit descendre dans une prairie marécageuse, coupée par un large ruisseau. Les premiers le traversèrent aisément à la faveur des glaces; mais à force d’y passer, elles se rompirent, et il fallut alors s’exposer à franchir ce ruisseau, ou bien attendre que de mauvais ponts, construits à la hâte, fussent achevés. Pendant que la tête de la colonne étoit arrêtée, il arrivoit continuellement de nouvelles voitures; ainsi, artillerie, carosses et charrettes de vivandiers, tout étoit éparpillé sur la route, tandis que les conducteurs, selon leur coutume, profitaient de ce moment de repos pour allumer des feux, et réchauffer leurs membres engourdis par le froid. On étoit dans cette sécurité, lorsque tout-à-coup les kosaques, poussant des cris affreux, sortirent d’un bois épais qui se trouvoit à notre gauche, et fondirent sur tous ces malheureux: à cette vue, chacun, poussé par la crainte, agit selon sa première impulsion; les uns se réfugient dans les bois; les autres, courant à leurs chevaux, les frappent avec violence, et, sans savoir où ils vont, se dispersent dans la plaine; mais ceux-là furent le plus à plaindre, les ruisseaux, les marais, enfin tous les accidens du terrain, ne tardèrent pas à les arrêter, et à offrir aux ennemis qui les poursuivoient une capture facile. Les plus heureux furent ceux qui, à la faveur du grand nombre de voitures, se retranchèrent derrière elles, et attendirent leur délivrance, qui arriva promptement; car, sitôt que les kosaques virent venir l’infanterie, ils se retirèrent, n’ayant fait d’autre mal que de blesser des traînards et de piller quelques fourgons.
Depuis lors, ceux à qui l’on avoit laissé le soin d’escorter ou de conduire les bagages, profitoient du désordre qu’excitoit la présence des kosaques, pour s’approprier ce qui leur avoit été confié. Aussi le vol et la mauvaise foi se répandirent dans l’armée, et parvinrent à un tel degré d’impudence, qu’on n’étoit guère plus en sûreté au milieu des siens qu’on ne l’auroit été avec les ennemis. Quiconque convoitoit le bien d’autrui, à la faveur d’une alerte, s’en emparoit; et beaucoup, encouragés par un moyen si facile, se procurèrent des occasions plus fréquentes de voler, en répandant de fausses alarmes et en criant eux-mêmes, houra! houra!
Lorsque les équipages furent attaqués, la garde royale venoit de franchir le défilé de Czarevo-Saïmiché: aussitôt elle reçut l’ordre de s’arrêter: tandis qu’elle faisoit halte, on voyoit sur notre gauche, et à deux cents pas de nous, des kosaques venir nous observer; souvent ils déchargeoient sur nous leurs armes à feu, puis ils s’enfonçoient dans les bois: on dit même que plusieurs traversèrent la route en profitant d’un intervalle que laissoit notre longue colonne. Ces bravades, exercées avec succès envers nos domestiques, ne produisirent aucun effet toutes les fois qu’elles furent tentées contre des troupes armées. Aussi, quoique la garde royale vît les Tartares rôder sur ses flancs, elle ne pressa point son mouvement, et s’arrêta auprès d’une forêt voisine de Vélitschevo; les autres divisions campèrent autour du vice-roi, qui restoit constamment en arrière depuis que les Russes sembloient vouloir inquiéter notre retraite.
(2 Novembre.) Trois heures avant le jour, nous abandonnâmes cette position. Notre marche nocturne avoit quelque chose d’effrayant: la nuit étoit d’une obscurité affreuse, et chacun de nous, dans la crainte de se heurter contre son voisin, n’alloit qu’en tâtonnant et avec une lenteur qui permettoit de donner libre cours à nos tristes pensées. Malgré nos précautions, beaucoup tomboient dans les fossés qui encaissoient la route, d’autres rouloient dans les ravins dont cette même route étoit coupée; enfin, nous désirions le jour avec la plus vive impatience, espérant que sa douce clarté, rendant notre marche plus facile, nous mettroit en état de prévenir les embûches d’un ennemi qui, par l’entière connoissance du terrain, étoit pleinement favorisé dans toutes ses manœuvres.
Nous avions en effet la certitude d’être bientôt attaqués. Ceux à qui la topographie étoit connue redoutoient la position de Viazma, parce qu’ils savoient qu’auprès de cette ville étoit l’embranchement de la route venant de Médouin et de Ioukhnow, qu’une partie de l’armée russe avoit suivie après le combat de Malo-Jaroslavetz, et de beaucoup plus courte que la nôtre; aussi ceux-là regardoient les kosaques qui avoient paru la veille comme l’avant-garde de la nombreuse cavalerie commandée par Platow, et des deux divisions du général Milloradowitch, qui devoient déboucher auprès de Viazma.
Nos éclaireurs et les équipages du vice-roi n’étoient qu’à une lieue de cette ville, et rien ne signaloit encore la présence de l’ennemi. Le prince, selon sa coutume, étoit d’arrière-garde, avec le premier et le cinquième corps; l’éloignement des deux extrémités de sa colonne pouvant compromettre la sûreté de son armée, il envoya l’ordre aux troupes qui étoient en avant de s’arrêter. Dans cet intervalle arriva de Viazma le chef d’escadron Labédoyère. Au récit des dangers qu’avoit courus cet officier, nous ne doutâmes plus qu’il faudroit le lendemain se faire jour par la force des armes.
Le vice-roi s’arrêta à Fœdérovskoé, quoiqu’il fût attendu à Viazma: auprès de lui campoient ses divisions; à sa droite, faisant face à l’ennemi, étoit le corps des Polonois; et un peu en avant, les divisions du premier corps qui, quoique d’arrière-garde, touchoient presqu’aux nôtres, tant elles étoient vivement pressées; et ce fut pour les appuyer que le prince Eugène retarda sa marche.
(3 Novembre.) Le jour suivant, vers les six heures du matin, nos divisions se mirent en mouvement. On approchoit de Viazma, et déjà les équipages de notre corps étoient entrés dans cette ville, quand les kosaques signalèrent leur présence en attaquant, tout près de là, quelques voitures campées autour d’une petite église: l’arrivée de nos troupes les eut bientôt dissipés; mais lorsque ces mêmes troupes voulurent continuer leur route, la première brigade de la treizième division, commandée par le général Nagle, qui formoit notre arrière garde, fut attaquée sur son flanc gauche à une lieue et demie de Viazma; plusieurs escadrons de cavalerie russe qui débouchoient précisément par l’endroit qu’on avoit redouté, se jetèrent dans le court espace qui séparoit le quatrième corps du premier. Le vice-roi sentant le danger de sa position, fit faire halte à ses divisions, et donna l’ordre à l’artillerie de revenir, afin que des batteries bien dirigées pussent contenir l’ennemi, dont toutes les manœuvres tendoient à nous couper la retraite en s’emparant de Viazma.
A mesure que ces divisions faisoient diverses évolutions propres à renverser le plan des Russes, elles étoient suivies par celles du premier corps; dans cette occasion nous remarquâmes avec douleur que ces troupes, sans doute excédées par des souffrances inouies et des combats continuels, avoient perdu cette belle tenue qui, jusqu’alors, nous les faisoit admirer. Les soldats observoient peu de discipline, et la plupart, blessés dans différens combats ou malades par la diète et la fatigue, grossissoient la foule des traînards.
Notre corps soutint d’abord à lui seul, non-seulement le choc d’une nombreuse cavalerie, mais encore les efforts réitérés d’une division d’infanterie russe, forte de plus de douze mille hommes. Pendant ce temps, le premier corps ayant défilé sur nos derrières à droite de la route, vint ensuite prendre position sur la gauche de cette même route, entre Viazma et le point d’attaque, et c’est là qu’il remplaça les troupes du quatrième corps que le vice-roi avoit mises en bataille dès le principe de l’affaire.—Celles-ci occupèrent alors les positions qui se trouvoient endeçà de la ville, pour accepter, conjointement avec le premier corps, le combat que les Russes sembloient nous présenter.
La quatorzième division, qui étoit en avant de la treizième, laissa passer cette dernière, et la releva pour faire l’arrière-garde. La quinzième, qui suivoit la quatorzième, resta avec la garde royale auprès de Viazma, où elles demeurèrent toutes deux en réserve. Cet ordre de bataille étant ainsi réglé, l’infanterie ennemie s’avance, et l’action s’engage avec beaucoup de vivacité, mais avec une grande supériorité d’artillerie du côté des Russes; car le mauvais état de nos chevaux ne nous permettoit pas de faire manœuvrer nos pièces avec la même promptitude. Ce fut dans cette affaire que le colonel Banco, aide-de-camp du vice-roi, commandant le second régiment de chasseur à cheval italien, eut la tête emportée d’un boulet de canon.
Nos troupes, malgré leur infériorité sous plusieurs rapports, gardèrent leurs positions tout le temps qui nous étoit nécessaire pour faire filer nos bagages. Tandis qu’ils traversoient dans le plus grand ordre la ville de Viazma, une partie de la cavalerie ennemie cherchoit à déborder nos deux ailes; celle qui, pendant notre retraite, s’avançoit vers notre droite, fut arrêtée par un gros corps d’infanterie qui marchoit avec du canon sur le sommet d’un plateau; celle de gauche fut également arrêtée par la cavalerie bavaroise qu’on lui opposa, et par de nombreux pelotons de tirailleurs embusqués dans les broussailles dont ce champ de bataille étoit couvert.
Cette manœuvre des Russes répandit la consternation parmi ceux que la foiblessse du corps ou le manque de vivres avoit forcés de sortir de leur rang pour marcher à volonté; cette classe étoit considérable, sur-tout parmi la cavalerie, qui étoit presque toute démontée. Ces hommes isolés, devenus plus qu’inutiles, et même dangereux dans une pareille circonstance, non-seulement gênoient les manœuvres, mais encore portoient par-tout l’alarme et le désordre, en fuyant avec précipitation devant un ennemi que la misère leur rendoit redoutable; situation d’autant plus critique pour nous, que les kosaques, voyant fuir ces masses foibles et sans armes, redoubloient d’ardeur et de courage, croyant avec vraisemblance que ces colonnes de fuyards étoient des colonnes armées.
Heureusement le grand ravin situé sur la gauche de notre route, et sur-tout la belle position qu’occupoit le duc d’Elchingen, arrêtèrent les efforts des Russes, qui, dans cette circonstance, nous avoient amenés à une situation critique. Ainsi ce maréchal, laissé en position depuis la veille près de Viazma pour attendre le passage du premier corps, et le relever d’arrière-garde, eut la gloire de nous avoir tirés, par sa seule présence, du plus grand péril qui jusqu’alors se fût présenté. Durant toute l’action il y assista de sa personne, et long-temps marcha avec le vice-roi et le prince d’Eckmühl pour conférer avec eux sur les dispositions qu’on devoit prendre.
Il étoit près de quatre heures après-midi lorsque notre corps traversa Viazma. En sortant de la ville nous vîmes campé vers notre gauche et sur un plateau, ce troisième corps à qui nous devions de la reconnoissance pour avoir si bien gardé cette importante position; la ténacité avec laquelle il la défendit, rendit impuissante l’obstination que l’ennemi mettoit à l’enlever; et cette bravoure à laquelle on ne sauroit trop rendre justice, contribua beaucoup à sauver les premier, cinquième, et quatrième corps, facilitant à ce dernier les moyens de se retirer derrière la rivière de Viazma où le prince chercha à réparer le mal qu’avoit pu lui faire un combat malheureux, mais honorable, et soutenu dans des circonstances où les combinaisons les plus habiles ne pouvoient avoir aucune heureuse issue.
En traversant la forêt qui se trouve au-dessous du plateau de Viazma, nous rencontrâmes un convoi de malades parti de Moskou avant nous. Ces infortunés, depuis quelques jours privés de tout secours, bivaquoient dans cette forêt, qui leur servit d’hôpital et de tombeau; car la difficulté de faire aller les chevaux força les conducteurs à tout abandonner. Nous campâmes près de là, et aux approches de la nuit on fit un grand feu sur le revers d’une colline couverte de broussailles. La garde royale étoit autour du bivac du prince, tandis que les treizième et quatorzième divisions furent placées sur nos flancs. La quinzième division, quoique considérablement affoiblie, formoit notre arrière-garde.
De cette colline on voyoit le ciel tout en feu; c’étoient les maisons de Viazma échappées au premier incendie, et que nous livrions aux flammes en nous retirant. Le troisième corps, qui conservoit toujours sa position pour protéger sa retraite, quoique séparé des Russes par un ruisseau et de profonds ravins, sembloit être fréquemment attaqué. Dans le silence de la nuit nous étions souvent réveillés par des coups de canon qui, tirés à travers d’épaisses forêts, éclatoient d’une manière horrible; ce bruit inattendu, répété par les échos de la vallée, se prolongeoit en longs mugissemens, lorsque nos sens fatigués commençoient à goûter le repos, et, à chaque instant, nous forçoit de courir aux armes, par la crainte où nous étions que l’ennemi, voisin de nous, ne s’avançât pour nous surprendre.
(4 Novembre.) C’est pourquoi vers une heure du matin, le vice-roi jugea prudent de profiter de l’obscurité de la nuit pour effectuer sa retraite, et obtenir ainsi quelques heures d’avance sur les Russes, qu’on ne pouvoit combattre, puisque la faim ne nous permettoit pas de nous arrêter dans des campagnes désertes. Nous marchions à tâtons sur la grande route, entièrement couverte de bagages et d’artillerie; les hommes et les chevaux extenués de lassitude se traînoient à peine, et à mesure que ces derniers venoient à tomber, les soldats se les partageoient entre eux, et alloient faire griller sur des charbons ardens cette viande, qui depuis quelques jours étoit leur unique nourriture. Beaucoup, souffrant plus encore par le froid que par la faim, abandonnoient leurs équipages pour venir se coucher auprès d’un grand feu qu’ils avoient allumé. Mais au moment du départ, ces malheureux n’avoient plus la force de se relever, et préféroient tomber entre les mains de l’ennemi, plutôt que d’essayer à continuer leur route.
Il y avoit long-temps qu’il faisoit grand jour, lorsque nous arrivâmes devant le village de Polianovo, auprès duquel passoit la petite rivière d’Osma. Le pont étoit très-étroit et fort mauvais; la foule pour le traverser étoit immense, et comme chacun se pressoit d’arriver, le vice-roi chargea des officiers d’état-major d’interposer leur autorité, afin de maintenir l’ordre dans ce passage difficile: lui-même ne dédaigna point de s’y arrêter, et de prendre toutes les précautions nécessaires pour faciliter les convois d’artillerie, au milieu de la cohue des équipages qui se pressoient d’entrer dans ce défilé. L’Empereur qui alloit en avant de nous, à une journée de distance, ayant appris que nous étions attaqués, s’arrêta entre Jalkow Postoja-Dvor et Doroghobouï; mais lorsqu’il sut que nous avions forcé le passage, il continua sa marche et se dirigea vers cette dernière ville.
Au-dessous du bourg de Semlevo passe une autre branche de la rivière d’Osma, beaucoup plus considérable que la première; néanmoins les troupes ne furent point retardées; elles profitèrent d’un pont large et solide, pour franchir une position dont l’ennemi auroit pu retirer de grands avantages s’il avoit pu s’en emparer.
Vers la fin de la journée, on avoit fait le logement du prince dans une petite chapelle située endeçà d’un grand ruisseau marécageux. On étoit à peine établi aux environs de cette chapelle, que des domestiques étant allés fourrager, furent attaqués par les kosaques, et revinrent avec précipitation; les uns avoient perdu leurs chevaux, leurs habits; d’autres étoient tout mutilés par les coups de sabre et de lance qu’ils avoient reçus. Il fallut alors songer à s’éloigner; et à mesure que les équipages du vice-roi évacuoient cette position, on voyoit des cavaliers ennemis s’avancer vers nous. C’est dans cette circonstance qu’on sentit combien, dans une retraite, il est essentiel d’assurer le passage des rivières. Celle-ci, quoique très-petite, étoit à peine guéable, et n’avoit point de pont: pour la traverser, hommes, chevaux et voitures, se jetoient à l’eau; situation d’autant plus pénible, que les Russes profitant de notre détresse, commençoient à harceler la queue de notre colonne, et répandoient la consternation parmi cette foule immense qui, restée sur l’autre rive, se voyoit arrêtée par un ruisseau large, profond, à moitié gelé, et entouré de marais. Pendant ce temps, elle entendoit voler sur sa tête les boulets que l’ennemi lançoit sur nous. Malgré cela ce passage n’eut rien de bien funeste; la nuit approchoit, et les kosaques, craignant de se compromettre, cessèrent leurs attaques: aussi nous ne perdîmes que quelques voitures, qu’on fut forcé de laisser au milieu de l’eau.
Cet obstacle étant surmonté, on entra dans une forêt; à son extrémité, vers la gauche, étoit un grand château en bois depuis long-temps saccagé, voisin du village de Rouibki: c’est là qu’on s’établit. Nous n’avions d’autre viande que du cheval; mais il restoit encore sur une voiture de l’état-major un peu de farine apportée de Moskou; pour mieux l’économiser, on en faisoit de la bouillie, et l’on régloit à chaque officier le nombre de cuillerées qu’il en devoit manger. Quant à nos chevaux on étoit bien content de pouvoir leur donner de la paille qui, lors de notre premier passage, avoit servi de litière.
(5 Novembre.) De très grand matin nous partîmes, et, sans rencontre fâcheuse de l’ennemi, nous arrivâmes d’assez bonne heure dans un grand village, dont quelques maisons avoient été épargnées; il y en avoit une qui étoit en pierre et assez grande: c’est par la Maison en pierre que depuis nous signalâmes ce village; car sachant rarement le nom des endroits où nous passions, on étoit dans la coutume de les désigner par ce qu’ils pouvoient avoir de plus caractéristique, soit par la configuration, soit par les maux qu’on y avoit endurés. On ne parloit point de ceux où l’on avoit souffert la faim, puisque cette calamité étoit commune à tous les villages où nous passions.
Jusqu’à ce jour chacun supportoit ses maux avec calme et résignation, dans la pensée flatteuse qu’ils alloient bientôt cesser. En partant de Moskou, on avoit envisagé Smolensk comme devant être le terme de notre retraite, et le lieu où l’on se réuniroit aux corps laissés sur le Dniéper et la Dwina, prenant pour ligne ces deux fleuves, et pour quartier d’hiver la Lithuanie. On disoit aussi que Smolensk abondoit en provisions de toutes les espèces, et qu’on y trouveroit, pour nous relever de nos travaux, le neuvième corps, composé d’environ vingt-cinq mille hommes de troupes fraîches. Ainsi cette ville étant l’objet de nos plus chères espérances, on brûloit d’y arriver, dans la persuasion qu’auprès des ses murailles cesseroient nos calamités; son nom voloit de bouche en bouche, et chacun le prononçoit de bonne foi à tous les malheureux accablés par la souffrance, comme l’unique et véritable consolation propre à leur faire oublier les misères passées, et leur rendre le courage nécessaire pour supporter les fatigues qu’il falloit endurer encore.
(6 Novembre.) Nous marchions vers Smolensk avec une ardeur qui redoubloit nos forces; nous touchions presqu’à Doroghobouï, qui n’en est éloigné que de vingt lieues, et la seule pensée d’y arriver dans trois jours excitoit en nos cœurs une ivresse générale, lorsque tout à coup l’atmosphère qui jusqu’alors avoit été si brillante s’enveloppa de vapeurs froides et rembrunies. Le soleil, caché sous d’épais nuages, disparut à nos yeux, et la neige, tombant à gros flocons, dans un instant obscurcit le jour, et confondit la terre avec le firmament. Le vent, soufflant avec furie, remplissoit les forêts du bruit de ses affreux sifflemens, et faisoit courber contre terre les noirs sapins surchargés de glaçons; enfin, la campagne entière ne formoit plus qu’une surface blanche et sauvage.
Au milieu de cette sombre horreur le soldat, accablé par la neige et le vent qui venoient sur lui en forme de tourbillon, ne distinguoit plus la grande route des fossés, et souvent s’enfonçoit dans ces derniers, qui lui servoient de tombeau. Les autres, pressés d’arriver, se traînant à peine, mal chaussés, mal vêtus, n’ayant rien à manger, rien à boire, gémissoient en grelottant, et ne donnoient aucun secours ni marque de pitié à ceux qui, tombés en défaillance, expiroient autour d’eux. Ah! combien de ces infortunés qui, mourant d’inanition, luttoient d’une manière terrible contre les angoisses de la mort! On entendoit les uns faire de touchans adieux à leurs frères, à leurs camarades; d’autres, en poussant le dernier soupir, prononçoient le nom de leur mère et du pays qui les vit naître: bientôt la rigueur du froid saisissoit leurs membres engourdis, se glissoit jusque dans leurs entrailles. Etendus sur les chemins, on ne les distinguoit plus qu’aux tas de neige qui recouvroient leurs cadavres, et qui, sur toute la route, formoient des ondulations semblables à celles des cimetières. Enfin, des nuées de corbeaux abandonnant la plaine pour se réfugier dans les forêts voisines, en passant sur nos têtes, poussoient des cris sinistres, et des troupeaux de chiens venus de Moskou, ne vivant que de nos débris ensanglantés, venoient hurler autour de nous, comme pour hâter le moment où nous devions leur servir de pâture.
Dès ce jour l’armée perdit sa force et son attitude militaire. Le soldat n’obéit plus à ses officiers, et l’officier s’éloigna de son général; les régimens débandés marchoient à volonté; cherchant pour vivre, ils se répandoient dans la plaine, brûlant et saccageant tout ce qu’ils rencontroient. Bientôt ces détachemens séparés de nous étoient assaillis par les restes d’une population armée pour venger les horreurs dont elle avoit été la victime; et les kosaques, venant au secours des paysans, ramenoient sur la fatale grande route, le reste des traînards échappés au carnage qu’ils en avoient fait.
Telle étoit la situation de l’armée, lorsque nous arrivâmes à Doroghobouï. Cette ville, quoique petite, eût dans notre détresse rendu la vie à bien des malheureux, si la colère de Napoléon ne l’avoit aveuglé au point de lui faire oublier que ses soldats seroient les premiers à souffrir de la dévastation que lui-même ordonna. Doroghobouï avoit été brûlé, ses magasins pillés, et l’eau-de-vie dont ils abondoient couloit dans les rues, pendant que le reste de l’armée mouroit faute de boissons spiritueuses. Le peu de maisons conservées furent occupées exclusivement par un petit nombre de généraux et d’officiers. Les soldats armés qui restoient encore, devant faire face à l’ennemi, étoient exposés à toutes les rigueurs de la saison, tandis que les autres, éloignés de leurs corps, se voyoient repoussés de par-tout, et ne trouvoient pas même place au milieu des bivacs. Qu’on se figure alors la situation de tous ces malheureux tourmentés par la faim, ils couroient auprès d’un cheval aussitôt qu’il étoit tombé, et, comme des chiens affamés, ils s’en disputoient les lambeaux: excédés par le sommeil et les longues marches, ils n’apercevoient que de la neige, et autour d’eux pas un seul point où l’on pût s’asseoir ni se reposer; transis de froid, ils erroient de tous côtés pour avoir du bois; la neige l’avoit fait disparoître, et s’ils en trouvoient, ils ne savoient sur quel point l’allumer; à peine le feu commençoit-il à prendre, que la violence du vent et l’atmosphère humide détruisoient le fruit de leurs fatigues, et leur unique consolation dans ce malheur extrême. Aussi tous les hommes demeuroient serrés comme des bestiaux, se couchoient au pied des bouleaux, des sapins, ou sous des voitures; il y en avoit qui arrachoient des arbres; d’autres, de vive force, brûloient les maisons où les officiers étoient logés; et quoique excédés de lassitude, on les voyoit droits, semblables à des spectres, rester immobiles toute la nuit autour de ces immenses bûchers.
(A continuer.)
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[The end of L'Abeille Canadienne Issue 11 of 12 edited by Henri-Antoine Mézière]