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Title: De Livres en Livres
Date of first publication: 1929
Author: Maurice Hébert (1888-1960)
Date first posted: Feb. 12, 2019
Date last updated: Feb. 12, 2019
Faded Page eBook #20190221
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MAURICE HÉBERT
———
DE LIVRES
EN LIVRES
ESSAIS DE CRITIQUE LITTÉRAIRE
PRÉFACE DE MGR CAMILLE ROY
Président de la Société Royale du Canada
Recteur de l’Université Laval
LOUIS CARRIER & CIE
Les Éditions du Mercure
Montréal & New-York
MCMXXIX
Tous droits réservés
Copyright 1929.
A l’honorable M. Antonin Galipeault, |
conseiller du roi, |
ministre des travaux publics |
et du travail, |
en témoignage de respectueuse affection, |
M. H. |
M. Maurice Hébert publie son premier recueil d’articles de critique littéraire. L’entreprise est heureuse. La critique littéraire a pour effet certain d’attirer sur l’œuvre de nos écrivains canadiens l’attention du public, et nous sommes à un moment de l’histoire de notre littérature où il est nécessaire de tenir toujours en éveil cette attention trop distraite. Il faut continuer de créer autour du livre de chez nous la sympathie qu’on lui accorde assurément davantage aujourd’hui qu’hier, mais qu’il importe de multiplier encore. Rien ne peut mieux servir cette cause que la publication des études critiques déjà parues dans des journaux ou des revues, mais qui y sont trop dispersées ou perdues.
Lorsque ces études valent la peine qu’on les consulte, ou qu’on les discute, elles aident à former l’opinion, à classer les auteurs, à soutenir ou à entretenir la vie des œuvres qu’on allait peut-être oublier.
Les articles de Maurice Hébert valaient la peine qu’on les groupât en volume. Voici bien près de quatre ans que M. Hébert fait, dans la revue de l’Université Laval, le Canada Français, la recension des ouvrages littéraires qui paraissent. Il a mis à ce travail un soin et une conscience dont il faut bien le louer. Et il y a mis encore un esprit très préparé à comprendre la beauté de l’art aussi bien que la valeur des pensées.
Nous avons connu Maurice Hébert alors qu’il apportait, au pied de notre chaire de Rhétorique du Séminaire de Québec, l’intelligence vive, l’âme sensible et délicate de ses dix-huit ans. Déjà il allait tout droit à la beauté classique qui éclatait sous son regard, à l’art subtil que n’aperçoivent pas les distraits. Et peut-être, dès ce moment de sa jeunesse, conçut-il le rêve de tenir un jour une plume, et d’essayer lui-même d’exprimer en des formes heureuses les pensées ou les images qui déjà voltigeaient impatientes dans sa tête.
Ce qui est certain c’est que l’élève n’avait pas encore fini son cours classique que déjà il remplissait d’une prose hâtive, et parfois de strophes laborieuses, des cahiers qui restent le trésor caché de ses vingt ans.
Appelé, bien des années après, à faire de la critique littéraire au Canada Français, Maurice Hébert pouvait appliquer à ce travail un esprit qui n’avait pas cessé de se cultiver, de s’enrichir, de se corriger, de s’entraîner lui-même à la production artistique de la pensée. Il connaissait, pour l’avoir éprouvé, comme il est difficile d’achever dans une forme d’art l’idée qui bout au cerveau, et il savait mieux par quels procédés, qui se joignent aux dons naturels, l’écrivain peut réussir.
Et il se mit à la tâche. Et l’on vit paraître successivement dans la revue les études qui sont ici groupées.
Le critique s’y est occupé de tous les genres, et d’un très grand nombre d’auteurs qui sont aujourd’hui les ouvriers actifs de notre littérature. Peut-être que bien des œuvres dont il dut sonder la valeur ne survivront pas, ou seront emportées dans le cours rapide où s’engouffrent les médiocrités; mais les articles de Maurice Hébert restent, dans ce recueil, comme des témoins, ou plutôt des témoignages qui les jugent, et qui attestent l’effort multiple, parfois malheureux, rarement inutile, par lequel finit par se constituer une littérature.
Il est difficile assurément de juger la production littéraire qui se fait au jour le jour. Il faut pour cela, plus que l’intelligence qui comprend et qui mesure, il faut une sorte d’intuition qui permet de deviner tout ce qu’il y a de richesse d’avenir dans une œuvre présente. Il faut une aptitude à s’adapter à tous les progrès possibles de l’art ou de la pensée, à l’évolution même qui ne cesse de changer quelques-unes des conditions de l’art ou du progrès.
D’autre part, les auteurs se font parfois d’étranges illusions sur leurs livres. Ils sont tous impatients de devenir immortels. Le critique doit souvent heurter de sa plume rigide, ou de son jugement défavorable, des ambitions ardentes. Et cela est plus pénible dans une société comme la nôtre où les âmes se touchent, et où souvent l’amitié prochaine s’interpose entre l’œuvre et le critique.
Maurice Hébert, qui joint à une doctrine littéraire sûre, un sens très large de l’esthétique, a essayé de démêler les éléments variables dont se compose la valeur d’un livre. Il a jugé avec bon goût, avec prudence, et aussi avec la bienveillance qui convient encore chez nous, les auteurs étudiés. On verra dans ce recueil comme un tableau authentique de quelques-unes des principales activités littéraires de ces dernières années. Il y aura tout profit à le consulter. Et le succès qui attend cette première série d’études encouragera monsieur Hébert à continuer son œuvre délicate et consciencieuse.
Camille Roy, ptre.
Québec, 13 janvier 1929.
Octave Crémazie ne nous a légué que vingt poèmes. Car le Chant du vieux Soldat canadien, le Chant des Musulmans, etc., et les trois Envois de son recueil ne sont pas assurément des feuillets détachés. Il faut les relier aux pièces qu’ils achèvent, surtout le Chant du vieux Soldat qui,—de même que le Drapeau de Carillon,—a tant ému et émeut encore les vrais cœurs de chez nous.
Ces poèmes sont composés d’environ trois mille vers, écrits entre les années 1854 et 1876. On n’a point de notre auteur ce qui s’appelle des œuvres de prime jeunesse. S’il s’y est essayé, il les a dû détruire. Crémazie débute donc à vingt-sept ans. Il se montre romantique à souhait, mais point amoureux. Son romantisme a tous les caractères de l’héroïsme, au sens absolu autant qu’au sens littéraire. Et ainsi il alignera des strophes, dont la plupart ne manquent point de solennité, jusqu’en 1862; après quoi il écrira une seule pièce, trois années avant sa mort, laquelle survient en 1879. A vrai dire, sa carrière poétique est close au moment où sont tirés les volets sur la librairie de la rue de la Fabrique et où le barde s’exile, très douloureusement. Plus tard, il se montrera le ferme prosateur que l’on sait, par ses Lettres et son Journal du Siège de Paris. Hélas! de son propre aveu à l’abbé Casgrain, le rêve aura beau prendre dans sa vie «une part de plus en plus large . . .», «les poèmes les plus beaux» seront «ceux que l’on rêve mais qu’on n’écrit pas».[1] Et Crémazie ne les aura point écrits. L’Huissier ayant chassé la Muse, pour la postérité que nous sommes Crémazie poète n’aura vécu que de 1854 à 1862: soit huit courtes années!
Que se révèle-t-il donc lui-même dans son œuvre totale en vers, que celle-ci soit de valeur moyenne ou d’excellence relative?
Il s’y révèle d’abord l’évocateur d’amitié ou de circonstances honorables, ou mieux de personnages d’une importance fort locale, convenons-en sans ambages, ou encore d’un chef d’Eglise qui eût mérité une fortune poétique plus glorieuse. Et puis, le peintre de morceaux de genre, qui tente ensuite de s’élever jusqu’à la méditation philosophique et à la plus haute fantaisie. Enfin, le chantre de notre foi religieuse et de notre fidélité au Canada et à la France.
Voilà ce que nous montre son inspiration très peu compliquée, souvent impuissante à se dégager de certaines lourdeurs formelles et parfois susceptibles de nous faire entendre un accent très profond,—nous allions affirmer, et nous l’affirmons en effet, unique en notre pays jusque-là.
* * *
Or Crémazie avait une noble idée de la vocation poétique. Il croyait que le poète, fils des dieux, ne doit point s’en laisser imposer par les circonstances, et que le sujet de commande est habituellement un écueil où vont se briser les plus ardentes bonnes volontés. Aussi n’a-t-il pas réussi en ces poèmes-là.
Ecartons donc résolument les lignes consacrées à la mémoire de M. de Fenouillet (elles ne manquent pas de banalité). Ecartons celles qui commémorent le retour de l’Abeille, la gente feuille que publiaient les élèves de notre Petit Séminaire de Québec—lignes où il y a bien de l’érudition et aussi une sorte de pressentiment de l’exil:
Sous des cieux étrangers mon bonheur s’envola. (p. 142.)
mais, hors cette érudition et ce pressentiment, rien de tout à fait remarquable. Ne prêtons pas une attention trop soutenue au péan que Crémazie entonne pour célébrer le 200e anniversaire de l’arrivée de Mgr de Laval au Canada—et dont le poète lui-même n’était pas satisfait. L’envol du début s’y soutient mal; il y a des clichés («débris fumants», p. 159), des rimes conventionnelles («vagues mugissantes», «églises naissantes», p. 158.) et, pour couronner le tout, de la prose. Négligeons assez les sixains d’Un Soldat de l’Empire, dédiés à la famille Evanturel, et où l’on trouve, dès le premier, une construction de phrase amphigourique et ailleurs, seulement, quelques recoins perdus de poésie. Poussons le sans-gêne, jusqu’à escamoter les pages offertes à M. et Mme Hector Bossange, puisque Crémazie veut s’y acquitter d’une dette de gratitude, au moment où sa verve rimante l’a quitté depuis quatorze ans.
Voilà un peu de terrain éclairci. Ce n’est point assez, au gré de quelques-uns, fort difficiles. Selon eux, on devrait encore oublier de relire la Guerre d’Orient. Et le poète aima pourtant cette pièce, la première de son œuvre, où l’on distingue un souffle très généreux d’inspiration hugolienne. (Notez, au passage, combien notre barde est supérieur à ses devanciers: à Quesnel, à Mermet, à Denis-Benjamin Viger, à Bibaud et même à Lenoir.)
Si nous nous prêtions au rigorisme de certains, il faudrait encore sauter à pieds joints, et sans calembour, Sur les Ruines de Sébastopol (où il n’y a point que du verbiage héroïque), et tourner bride devant le poème qui s’intitule la Paix (où il se trouve des traces d’obscurité, une vive dose des Orientales d’Hugo, et fortuitement, une grammaire un peu faible). Cependant, ne découvre-t-on pas ici bien davantage que Crémazie n’est point un peintre de miniatures, mais de fresques virilement traitées et où l’élément intellectuel peut devenir plus évident que le sensible? Alors, sera-t-on contraint d’ignorer Castelfidardo, poème de vers uniformes, d’un intarissable débit, qui présente cette image forcée:
Prompte comme l’éclair, la vapeur condensée
Emporte dans ses bras une foule pressée. (p. 196.)
et de se récuser devant la Guerre d’Italie (pièce qui ne manque pas tant d’emphase que d’originalité)?
Au pis aller, fort bien. Mais que l’on reconnaisse au moins, d’abord, en Crémazie une fidélité parfaite à l’amitié, un culte des héros et un extraordinaire amour de la France, amour que nos ancêtres éprouvent si intensément, eux qui ont l’inguérissable nostalgie de notre Mère d’outre-océan et de Nos Gens, comme les appelle notre poète lui-même. Que l’on perçoive enfin cette ferveur encore maladroite à s’exprimer et, par échappées soudaines, ce mouvement qui est d’un poète-né, lequel n’a point donné en ces ouvrages toute sa mesure. On ne fera que rendre ainsi au barde canadien la justice la plus élémentaire.
* * *
Que reste-t-il donc, nous direz-vous, à quoi l’on doive s’attacher dans l’œuvre versifiée de Crémazie? Ses poèmes de genre? ses méditations? sa fantaisie macabre? Peut-être. Voyons cela ensemble, si vous le voulez bien.
C’est probablement faire erreur que d’appeler poèmes de genre les compositions qui se nomment la Fiancée du Marin, l’Alouette, les Mille-Iles, le Chant des Voyageurs. A coup sûr, ce sont des peintures de genre canadiennes, ou qui le veulent être. Et c’est là leur signe distinctif et leur intérêt propre. Nous rentrons graduellement, puis décidément chez nous, en ouvrant ces pages-ci.
Quoi qu’il en soit, la Fiancée du Marin est une adaptation d’une légende nébuleuse dont on découvre des indices en toutes les littératures nordiques. C’est une ballade du septentrion, à la manière romantique. Mais le faste des images et leur imprévu en est absent. Une étonnante construction y deviendra même une source de quiproquo:
Cette voix fraîche et sonore
C’était une pauvre orpheline. (pp. 170-1.)
et ces rimes historiquement appauvries de Lia et d’Ophélia (p. 171.) n’allégeront pas le sujet. Cependant, la dernière strophe indique déjà l’idée en germe de la Promenade des Trois Morts:
On dit que le soir, sous les ormes,
On voit errer trois blanches formes,
Spectres mouvants,
Et qu’on entend trois voix plaintives
Se mêler souvent sur les rives
Au bruit des vents. (p. 176.)
Il y a aussi ce déplorable lapsus qui consiste—et on le voit ailleurs—à mettre au centre d’un vers un mot dont la finale est identique à la rime, ce qui déroute extrêmement l’oreille. Ici, c’est l’adverbe souvent et le substantif vents.
L’Alouette est un petit poème gracieux, en mètres mêlés. Une strophe est de trois vers de trois syllabes et d’un vers de dix, le tout se répétant; et puis quatre strophes sont formées d’octosyllabiques, et deux strophes de deux alexandrins et d’un vers de six syllabes, un tel procédé se multipliant quatre fois en ces stances finales.
Voici la première strophe:
Alouette,
Gentillette,
Ta voix jette
Chaque matin un chant si radieux,
Si sonore
Que l’aurore
Doute encore
S’il naît sur terre ou s’il descend des cieux.
Il y a plus brillant, mais il y a pire. Plus loin, Crémazie ne craint pas l’emploi de quelques répétitions de mots. Son vocabulaire, étonnamment riche pour l’époque, est quand même, de temps à autre, indigent par quelque côté.
Les Mille Iles décrivent beaucoup d’accessoires géographiques «étrangers à la cause», et peu de tant d’îles. Fait intéressant, il y a, quelque part, l’une des très rares (pour ne pas dire l’unique) allusions à l’amour que Crémazie se soit permises:
O fleuve, témoin de l’ivresse
De nos jeunes cœurs de vingt ans. (p. 192.)
Il demeurera toujours cette ressource à nos érudits de graver des noms sur ces cœurs deux fois jeunes; à moins qu’il ne s’agisse d’une émotion devant un tableau de la nature!
Avec le Chant des Voyageurs commence, nous le pensons du moins, à se dégager vivement en Crémazie ce quelque chose qui chante un aspect de notre vie de plein air, de notre âme canadienne en mouvement à travers les grands espaces de notre pays. Ecoutez ce bref poème de cinq strophes, et figurez-vous entendre une page de folklore qui ravirait bien des étrangers curieux de nos mœurs pittoresques. Comme dans le folklore authentique, il y a ici un tour fruste et vigoureux, une cadence facile, un chant proche du cœur, au lieu d’un art consommé.
LE CHANT DES VOYAGEURS
A nous les bois et leurs mystères,
Qui pour nous n’ont plus de secret!
A nous le fleuve aux ondes claires
Où se reflète la forêt!
A nous l’existence sauvage,
Pleine d’attraits et de douleurs,
A nous les sapins dont l’ombrage
Nous rafraîchit dans nos labeurs! . . .
Dans la forêt et sur la cage
Nous sommes trente voyageurs.
Bravant la foudre et les tempêtes,
Avec leur aspect solennel
Qu’ils sont beaux, ces pins dont les têtes
Semblent les colonnes du ciel!
Lorsque, privés de leur feuillage,
Ils tombent sous nos coups vainqueurs,
On dirait que, dans le nuage,
L’Esprit des bois verse des pleurs . . .
Dans la forêt et sur la cage
Nous sommes trente voyageurs.
Quand la nuit de ses voiles sombres
Couvre nos cabanes de bois,
Nous regardons passer les ombres
Des Algonquins, des Iroquois.
Ils viennent, ces rois d’un autre âge,
Conter leurs antiques grandeurs
A ces vieux chênes que l’orage
N’a pu briser dans ses fureurs . . .
Dans la forêt et sur la cage
Nous sommes trente voyageurs.
Puis sur la cage qui s’avance
Avec les flots du Saint-Laurent,
Nous rappelons de notre enfance
Le souvenir doux et charmant.
La blonde laissée au village,
Nos mères et nos jeunes sœurs,
Qui nous attendent au rivage,
Tour à tour font battre nos cœurs . . .
Dans la forêt et sur la cage
Nous sommes trente voyageurs.
Quand viendra la triste vieillesse
Affaiblir nos bras et nos voix,
Nous conterons à la jeunesse
Nos aventures d’autrefois.
Quand, enfin, pour ce grand voyage
Où tous les hommes sont rameurs,
La mort viendra nous crier: «Nage!»
Nous dirons, bravant ses terreurs:
—Dans la forêt et sur la cage
Nous étions trente voyageurs.—
(pp. 198-9.)
Ne sentons-nous pas que ce qui fera durer Crémazie s’avère déjà en cette pièce? tout l’élan naturel du poète vers nos gens à nous, la pénétration de son esprit au fond d’eux-mêmes, et l’expression spontanée des âmes collectives. Crémazie s’identifie avec son peuple, il en glorifie un métier, comme il en glorifiera le plus constant travail: celui de la guerre, qui nous a faits, défaits, refaits et qui s’est enfin transportée dans le domaine politique et social, où nous ne cessons de lutter pour notre survivance française. Comme l’on voit par là qu’il nous faut un barde pour continuer l’œuvre de Crémazie où celui-ci l’a abandonnée! En certains poèmes de Crémazie tout un peuple est en rumeur. Et c’est à cause de cela que le peuple se plaît à lire Crémazie, comme il ne se plaira pas à lire M. Paul Morin, qui a la clientèle précieuse, enviable, mais restreinte, des mandarins de nos lettres.
Dans un autre ordre d’idées, le poème des Morts nous montre un Crémazie plus grave, occupé des choses de l’au-delà, religieusement recueilli et si désabusé, s’il n’avait la foi pour se relever!
Car vous n’entendez plus les vains discours des hommes,
Qui flétrissent le cœur et qui font que nous sommes
Méchants et malheureux. (p. 117.)
Mais ici encore, en ce poème de novembre, Crémazie ne s’isole pas de son peuple. Il a des accents si sincères pour dire la piété canadienne envers nos disparus! Et son sujet l’emportera jusqu’à lui faire transcrire le plus consolant symbole et le plus harmonieux de son livre, à savoir que nos prières raniment les âmes de nos défunts, comme nos larmes rafraîchissent (si on peut dire) les fleurs d’automne de leurs tombes, fleurs qui
Versent tous leurs parfums sur les morts endormis. (p. 123.)
Et cela nous amène à ce qui, dans la pensée de Crémazie, est son poème principal: la Promenade des Trois Morts.
Et d’abord, c’est une fantaisie, du moins au sens grec de phantasia, imagination. Et c’est une hypothèse macabre, en ceci que les corps, séparés des âmes jusqu’à l’instant de la résurrection, souffrent de tomber en pourriture. Hypothèse entièrement gratuite, et romantique sans romanesque. Et c’est cela que le poète développe en quelque six cent vingt vers, qui eussent été complétés par huit ou neuf cents autres, si Crémazie eût écrit tout ce qu’il avait en sa mémoire.
Il est difficile d’extraire de ce poème ce qui est le plus propre à une citation. Crémazie n’est généralement pas un poète dont on colporte telle beauté fragmentaire, tel éclat de génie, tel passage, tel mot. Son mérite est surtout—et nous l’avons remarqué ailleurs et autrement,—dans cette pensée continue, compacte et pesante, il est vrai, mais qui nous touche sûrement.
C’est donc peu de souligner ces alexandrins qui donnent le ton du poème:
Les morts soupirant une plainte inconnue
Se lèvent dans leur morne et sombre majesté. (p. 203.)
Ou cette réponse du vieux mort au jeune qui lui indique qu’un ver s’attache à sa joue flétrie:
La femme a sa beauté; le printemps a ses roses,
Qui tournent vers le ciel leurs lèvres demi-closes;
La foudre a son nuage où resplendit l’éclair;
Les grands bois ont leurs bruits mystérieux et vagues;
La mer a les sanglots que lui jettent les vagues;
L’étoile a ses rayons; mais la mort a son ver! . . .
Ou cette transposition des termes, où l’on voit Crémazie pratiquant l’antithèse et rendant ce quelque chose de flou que doit être la mort entrevue dans un rêve:
Un jour,—était-ce un jour ou bien une nuit sombre?
Je ne sais, car pour nous le temps n’a plus de nombre;
Nous n’avons qu’un seul jour, c’est l’éternelle nuit—
Les vers rassasiés dormaient sur mon suaire;
Ma tombe était muette, et là-haut sur la terre
On entendait la Mort qui moissonnait sans bruit.
Ou la ballade de la larme (un mort croit que sa mère pleure sur lui); ou ce cri désespéré:
. . . Ah! pour briser ma chaîne
Je ne puis plus même mourir! (p. 225.)
Ou la symphonie des vers rongeurs se répondant de proche en proche. (p. 226.)
Ou le vol de l’oiseau de proie suivant les spectres dans la nuit . . .
Tout cela n’est gai! M. Henri d’Arles l’a dit.[2] Et quand même, ce poème inachevé, inégal, extrême, redondant, simple, furieux, effarant, traversé de douleur et de douceur et d’angoisse a valu que Mgr Camille Roy en écrive, toutes restrictions établies: «Cette pièce témoigne d’une puissance de conception et d’idées générales qui auraient pu faire de l’auteur un très grand poète.» Rien de plus exact.
Figurez-vous, si vous avez l’âme forte, l’accueil qu’auraient reçu nos Trois Mousquetaires de la Mort, survenant en leurs anciennes demeures, où ils se croient encore aimés, et vous aurez le plan sommaire de la partie inédite de ce poème.
L’abbé Casgrain note que Crémazie s’inspire de la Comédie de la Mort de Gautier. Pas plus, sauf erreur, que Gautier ne s’inspire de Balzac et du Colonel Chabert de celui-ci. Vous vous souvenez, Chabert, le rescapé du cimetière d’Eylau, à cette différence près que le colonel est un faux-mort!
* * *
Mais Crémazie poète est bien nôtre en ses compositions purement nationales (où nous ferions revenir le poème à Mgr de Laval, si son cas littéraire n’était déjà réglé). Et l’influence du barde canadien se continue jusqu’en nos campagnes. Il est peu de maisons où l’on n’ait lu en nos veillées d’hiver, la Fête nationale, le Canada, et lu et relu et re-relu le Vieux Soldat et le Drapeau de Carillon. Car le vieux soldat, par exemple, qui veille aux remparts, n’y est point seul. Il porte en son cœur la race entière, dont il transmet le sang à son fils, la race qui attendait le retour de la France et qui par le guerrier chantait:
Dis-moi, mon fils, ne paraissent-ils pas?
La Fête nationale (p. 162.) est une timide ébauche, si on la compare au Vieux Soldat et à Carillon. Il y persiste un métier assez gourd. Hélas! c’est une pièce de circonstance, fourvoyée en ce lieu, mais qui a un peu de relief. Le Canada, malgré qu’il y soit question de gloire, de soleil et de fécondité, est un raccourci de tristesse. Il y a une angoisse sous-jacente, qui nous empoigne, si nous songeons à l’exil qui se préparait! Et c’est alors que s’analyse incidemment ce trait du talent de Crémazie: la peinture objective des choses et secrètement, aux tréfonds de tout cela, une palpitation d’âme désolée qui ne sait pas qu’elle traduit sa désolation, sans nous la dire, et comme bouche close. Douleur contractée et d’autant plus prenante. Qu’importent ensuite les lieux communs! Crémazie n’est pas un virtuose du moi. Il est un simple poète, très uni, très réservé, très humain, très vrai et très attachant, tout de même, pour qui s’ingénie à le découvrir.
Quant au Vieux Soldat canadien et au Drapeau de Carillon, répétons à dessein que chacun les connaît, au pays, à moins d’être ignare avéré ou coiffé de sottise. (Et, Dieu merci! personne n’est de cette façon-là parmi nos lecteurs.) Il n’est point nécessaire d’y chercher ce qui n’y est pas: l’éblouissement verbal, la forme impeccable. Il suffit d’y rencontrer une âme éprise de sa patrie et qui la chante assez haut pour être entendue de tous, d’un océan à l’autre, si tant est que tous aient un peu vif le sentiment canadien et français et donc la claire intelligence de
Tout ce monde de gloire où vivaient nos aïeux. (p. 136.)
* * *
Enfin, Crémazie poète n’a qu’une œuvre assez peu considérable et assez austère. Pourquoi donc a-t-il eu et conserve-t-il une vogue de bon aloi? C’est qu’il est facilement accessible et qu’il parle pour nous qui ne pouvons sortir de nous-mêmes nos émotions patriotiques. C’est qu’il a été un éveilleur, un moment, une date de notre histoire littéraire, et, au risque de le redire de si près, une voix de son peuple. Il a réalisé une entreprise unique, avec de bien rustiques outils et dans un temps où notre culture était encore moins générale qu’elle ne l’est aujourd’hui. C’est qu’il a été comme le centre de ralliement de l’Ecole de Québec, celle de 1860. Près de lui s’épanouissent ou autour de lui gravitent, l’inspirant ou s’en inspirant, les deux Garneau père et fils, Ferland, Jean-Charles Taché, Gérin-Lajoie, Fréchette et LeMay, prosateurs et poètes de chez nous. Sans doute Fréchette le dépassera-t-il pour la forme et LeMay pour la délicatesse; mais à Crémazie revient le premier succès dans la nationalisation de notre poésie. Sans doute, l’Ecole littéraire de Montréal, de 1900 à nos jours, produira-t-elle des ouvriers plus subtils—un Nelligan tourmenté, un délicieux Lozeau—mais ceux-ci se confineront plutôt dans le domaine psychologique. Sans doute M. Nérée Beauchemin et M. Albert Ferland seront-ils, au gré de plusieurs, les plus canadiens de nos poètes; mais ils ne continueront pas tout à fait l’accent héroïque crémazien: ils ne seront pas aussi absolument des bardes: il y aura plus de finesse en leur force poétique, plus d’art; chez M. Ferland, peut-être plus de dessin et moins de voix que chez Crémazie, mais quelle forte, quelle pieuse sensation poétique! et, chez M. Beauchemin, quelle délicatesse, quelle suavité de l’âme et du verbe! Sans doute, Madame Blanche Lamontagne, libre en sa lointaine Gaspésie, sera-t-elle un poète bien canadien encore; mais elle chantera, avec cette rustique douceur dont nous sommes vivement pénétrés, plutôt le terroir que la race et la patrie totales. Sans doute, l’actuelle Société des Poètes Canadiens-français, qui doit à d’audacieux fondateurs une vie pleine de promesses et dont l’action veut se répandre à toutes les provinces du pays, suscitera-t-elle quelque jour,—ou sera-ce l’Ecole littéraire, ou sera-ce le souffle des «quatre vents de l’Esprit»?—ici même, en la métropole, en la capitale fédérale, à Percé, en Saskatchewan, en la fraternelle Acadie ou n’importe où sous notre ciel, un poète absolument national, notre poète, Le Poète. Rien, ni personne n’empêchera tout de même Crémazie d’avoir été ce qu’il s’est révélé: un malheureux génie tronqué, dont la souffrance nous touche un peu à la façon d’une symphonie inachevée de Schubert.
Dans l’édifice littéraire national, les plus rudes pierres sont à la base. Et cela convient. Les plus fines seront au sommet, comme il conviendra aussi. Et il n’y aurait point de colonnes, de frises, ni de corniches ouvrées, ni de flèches ni d’élans vers la nue, s’il n’y avait eu auparavant l’humble, la solide, la dure assise que le temps a marquée et qu’il n’a point détruite. Et Crémazie, apercevant ceux qui sont à la tâche et ceux qui viendront, leur dira, en les reconnaissant pour ses frères de même race et d’expression plus déliée, il leur dira, lui qui n’a jamais eu d’égoïsme, ces mots canadiens qui sont exquis et qu’il ne nous faut point désapprendre de dire: «Je vous espérais».
[1] Lettre du 29 janvier 1867.
[2] «Un Barde précurseur»: Octave Crémazie. Conférence à l’Université Laval, Québec, 21 janvier 1910.
Maria Chapdelaine? Un roman du Canada français écrit par un Français de France. Ce livre est de chez nous, par plus d’un côté, s’il ne l’est pas tout à fait par d’autres. Et puis il nous offre un modèle de style. Il a sa place en notre recueil, où lui tiendront bientôt compagnie quelques romans qu’il a inspirés.
Monsieur François Veuillot, qui s’y connaît en livres et qui nous aime jusque dans nos défauts, a publié à Québec même[3] une solide défense de Maria Chapdelaine. Nous ne lui ferons pas l’injure de croire qu’il est habile, car la manière de cet écrivain si distingué ne s’inspire pas de petits procédés. M. François Veuillot, comme son oncle illustre, tire toute la vigueur probante de son style de la vérité bien dite: il y ajoute seulement les nuances d’un tact exquis qui tempère ce que la vérité a parfois de trop vif.
Ne brûlons pas à M. Veuillot la politesse. Il admet avec nous «les erreurs et les faiblesses» de l’œuvre de Hémon; ayons au moins la droiture d’en reconnaître avec lui les qualités.
On a groupé sous trois chefs les principales accusations contre Maria Chapdelaine. Ce n’est point notre intention de procéder suivant cet ordre. Nous nous contentons d’ajouter au débat quelques rapides considérations dont personne ne doit s’offenser et qui nous sont venues à la lecture des diverses critiques parues depuis un an.
Louis Hémon a fait mouvoir des personnages rudes et francs, graves et religieux, dans une nature sauvage très exactement et très admirablement décrite (souvenons-nous, par exemple, de la mélancolique brièveté de l’été péribonkais), et c’est notre «erreur» canadienne de chercher, à toute force, en ce livre ce que l’auteur n’a pas voulu y mettre. Car Maria Chapdelaine, tant pour les mœurs que pour le climat et le paysage, ne pouvait être qu’une peinture incomplète du Canada français. En effet, notre pays de Québec, l’une des neuf provinces de la Confédération, s’étend sur une surface de 703,653 milles carrés qui pourrait commodément loger à elle seule ce qu’on appelle l’Europe latine: la France, l’Espagne et l’Italie, auxquelles on adjoindrait l’Allemagne d’avant-guerre, moins toutefois 17,623 milles carrés, ce qui n’est pour nous qu’une bagatelle! Personne ne niera que notre territoire est trop vaste et que nos travaux y sont nécessairement trop variés, quoique nous n’y comptions que deux millions et demi d’âmes, pour que ce qui se passe en Péribonka soit l’image fidèle de l’ensemble. Afin de mettre le sujet plus au point, rappelons-nous aussi que, «à bien dire, seules les rives du Saint-Laurent, de la Baie-des-Chaleurs et de la rivière Ottawa ont une population vivant à l’état de communauté,» et que «l’extrême limite habitée au nord est le comté de Lac-Saint-Jean et l’Abitibi.»[4] C’est à la limite habitée du comté de Lac-Saint-Jean que Hémon a situé son roman; nous serions puérils de lui en chercher noise. A entendre certains censeurs, pour plaire à chacun il aurait fallu que Louis Hémon indiquât ces choses en détail ou qu’il écrivît une série de récits du Canada français . . . Il y a bien, en effet, chez nous, outre le colon, le cultivateur des vieilles paroisses, le villageois avec ses métiers intéressants, le bourgeois, le marchand, le financier, et tous ceux qui peuplent nos agglomérations urbaines telles que Montréal (760,000 âmes),[5] Québec (116,850 âmes),[6] etc.[7] Mais l’auteur de Maria Chapdelaine est disparu trop tôt, s’il a jamais rêvé d’élargir de la sorte son tableau. Il est plus sensé de croire que Louis Hémon a voulu faire une sorte de belle grisaille d’un fragment caractéristique de notre vie. Libre à nous de parachever l’œuvre par d’autres peintures et de donner de notre cher Canada français une fresque brillante où se distinguent les mille aspects de chez nous. Hémon ne nous a pas moins montré l’art de voir autour de nous les choses simples et celui de les exprimer; et même, par quelques inexactitudes d’observation auxquelles nous sommes très sensibles, ne nous a-t-il pas, par surcroît, mis en garde contre certaines généralisations trop faciles?
C’est une constatation singulière que, malgré les reproches formulés contre le fond de l’ouvrage, on en arrive cependant à ranger, au cours de la discussion et par un étonnant circuit, Louis Hémon entre Philippe-Aubert de Gaspé et Antoine Gérin-Lajoie, pour le fond même, et au-dessus de tous pour la perfection de la forme. Voilà de quelle façon ce Français est entré dans la littérature canadienne, comme Champlain, comme les annalistes jésuites, sans le savoir—et peut-être sans que nous voulions toujours en convenir, ce qui ne serait pas très honorable de notre part. Hémon, il est vrai, ne nous a point révélés à nous-mêmes: il nous a indiqué le parti littéraire que nous pouvions tirer de nous-mêmes. Il ne nous a pas davantage révélés aux Français de France: il a attiré leur attention sur une facette du Canada français. Quand débarrasserons-nous de sa gangue le diamant tout entier pour le faire étinceler dans le miracle de sa gloire? C’est précisément quelques-unes de ces facettes que tâchent de polir nos jeunes auteurs. Avec quel bonheur nous leur souhaitons de réussir, d’abord parce qu’ils le méritent, et ensuite afin que, par ce succès, l’élan soit donné à tous et la hardiesse de chacun récompensée! Mais avouons que nous avons été envers Hémon d’une absolue exigence et que, si nous demandons à nos écrivains nationaux le quart de ce que nous réclamons de celui-ci, nous leur imposerons l’impossible et nous tuerons du coup une littérature qui a, ce nous semble, déjà assez de peine à vivre.
Un fait est certain. Tandis que nous nous crevons les yeux à chercher à la loupe des imperfections en Maria Chapdelaine, cette œuvre demeure, plus noble et plus appréciée de ceux qui ne sont point myopes. Du haut de l’Olympe littéraire, Hémon doit s’amuser de notre querelle, et, se frottant les mains, s’écrier que ce charivari autour de son nom lui vaut une fameuse presse! Mais il faut bien quand même appliquer à Maria Chapdelaine une parole amère des Goncourt: «Un livre n’est pas un chef-d’œuvre: il le devient; le génie est le talent d’un homme mort.»[8] Car quelques-uns chez nous paraissent ne pas être encore assez sûrs qu’à Chapleau, en terre ontarienne, doit à jamais un Français qui a parlé avec un sentiment extraordinaire du Canada. Que M. François Veuillot et ceux qui nous témoignent comme lui de l’affection sachent du moins que, si profondément émus que nous soyons à l’idée que Louis Hémon ne nous enchantera plus d’œuvres nouvelles, nous voulons nous consoler en retrouvant en Maria Chapdelaine tout ce qu’un art sincère et qui s’est rarement égaré a pu nous laisser de meilleur et de plus grand.
[3] L’Action Catholique, 9 et 10 août 1922.
[4] L’Annuaire Statistique de Québec, année 1921, page 28.
[5] Les statistiques municipales de 1919.
[6] Les statistiques municipales de 1919.
[7] On sait que la population de Montréal est maintenant de 1,028,000 âmes et celle de Québec de 131,000 âmes, d’après les derniers recensements municipaux (1927).
[8] Rapprocher de ceci le vers suivant:
Maintenant, le génie est le talent des morts.
Maurice Rostand, le Phénix.
Sous un titre qui est en même temps une ingénieuse allégorie, et si agréablement expliquée dans une modeste préface qu’il faut relire, M. l’abbé Camille Roy[10] a récemment publié un nouveau volume de critique littéraire. Pamphile LeMay, Mgr Th.-E. Hamel, Napoléon Legendre, Raphaël Gervais, Mgr Lionel Lindsay, Mgr L.-A. Paquet, Albert Lozeau, l’abbé Arthur Lacasse, Blanche Lamontagne, l’abbé Alfred Tremblay, l’Appel de la Race, notre patriotisme littéraire en 1860 y font tour à tour l’objet de ces études fouillées, alertes, attachantes auxquelles le savant critique canadien nous a dès longtemps habitués et dont la manière semble toujours meilleure d’une fois à l’autre. C’est ainsi qu’aux Erables en Fleurs de 1923 succède, en 1924, A l’Ombre des Erables. On y voit d’emblée, par l’ampleur et la variété des sujets traités, pourquoi l’art de M. Roy n’a jamais été plus vigoureux (sauf dans la Critique littéraire au XIXe siècle, œuvre qui, d’une originalité de fond moins évidente, est cependant du style le plus solidement bâti qu’on puisse trouver chez nous). C’est que le livre à apprécier est la source essentielle d’inspiration du critique. A travailler sur des idées plus fortes, plus nettes et plus artistement exprimées, celui-ci sent tout naturellement se raffermir, se clarifier et s’embellir sa propre pensée et son propre style. L’auteur qu’il analyse devient alors son modèle; et, s’il arrive souvent, en un curieux parallélisme, que le modèle soit égalé, il est aussi possible, par l’effet d’un renversement plus curieux encore des valeurs, que le modèle soit dépassé. Certes il serait faux de conclure que le critique est un rival dangereux pour un auteur. Disons plutôt que le critique est lui-même un auteur, et qui veut s’ignorer, et dont on ne saurait pourtant empêcher les qualités littéraires de transparaître quasi spontanément.
C’est donc un régal pour un auteur d’être apprécié par M. l’abbé Camille Roy. L’attitude de celui-ci n’est jamais pédante, et il manie expertement une plume correcte, vive, souple et ferme à l’occasion. Le lire est déjà une leçon de bien écrire.
Emile Faguet a résumé dans son Art de Lire le rôle du critique. Un seul mot lui a suffi: Sympathie, un seul mot auquel s’adjoint de lui-même cet autre: Raison.
Or M. l’abbé Roy, qui possède son Faguet sur le bout de ses dix doigts, professe cette sympathie littéraire, cette charité de l’esprit. Et rien n’était plus urgent en notre jeune république des lettres qui sort à peine (si elle n’y est pas encore fortement engagée), de cet âge héroïque que quelques-uns ont osé appeler la période larvaire. Donc, lorsqu’ils le méritent tant soit peu, encourager les timides, aiguillonner les indolents, ramener les présomptueux au sens des réalités, applaudir ceux à qui la fortune sourit—sans toutefois leur celer leurs défauts—voilà l’excellente fonction de cet homme de bien qui a instauré chez nous la véritable critique et ajouté singulièrement à notre histoire littéraire,—quand il n’a pas dû les créer de toutes pièces, tellement elles étaient incomplètes jusqu’ici, et même sur quelques points, inexistantes. Ceci n’ôte en rien le mérite des devanciers et des contemporains qui se sont adonnés ou qui s’adonnent à une vocation de critiques ou d’historiens intermittents, mais du moins nous autorise à affirmer qu’à M. l’abbé Roy revient le courageux précédent d’avoir fondé au Canada un monument écrit qui se pourrait nommer, en transposant un terme légal, notre corpus juris littéraire.
C’est donc aussi, on le discerne déjà, un monument de raison, car le critique ferait besogne vaine si la sagesse de l’esprit ne s’alliait à la plus ouverte cordialité. Au reste, on n’en doit pas vouloir à M. Roy d’établir de péremptoires démarcations et de formuler des restrictions nécessaires. On en trouvera de bien opportunes, en parcourant A l’Ombre des Erables. Elles se manifestent tour à tour sous le couvert d’une douce ironie, d’une suggestion transparente, d’une élégante mise au point et d’une foule de conseils droitement donnés où la bonne foi ne fait aucun doute. Il faudrait suivre pas à pas M. Roy en son livre pour relever là-dessus des précisions qui étofferaient cet article. Nous en laissons le plaisir au lecteur, convaincu à l’avance qu’il sera comme nous charmé d’une méthode aussi pénétrante qu’elle est variée, aussi sincère qu’elle est nuancée. Repassez, par exemple, le chapitre où LeMay est évoqué, et où ses poèmes sont commentés; celui encore où Lozeau est harmonieusement expliqué; celui enfin où Blanche Lamontagne rencontre une si haute interprétation de son lyrisme rustique.
* * *
Or ce critique au grand cœur est un écrivain, l’un des meilleurs que nous ayons. L’austérité de la science historique, le déchiffrement des grimoires, la pratique de bien voir sous les troubles apparences des choses n’ont pas étouffé en lui les dons précieux de la plume. Au contraire, cela a soutenu ces dons et leur a fourni un aliment, puisque le talent sait tirer parti de tout. Le style a donc brillé. La phrase ordonnée suit son cours, brode en passant les méandres du développement logique, revient à son centre, puis va diligemment à son but. M. Roy ne s’abandonne pas au bel canto, mais il sait disposer où il convient d’appréciables ornements. Il y apporte autant de rhétorique qu’il le faut, et pas beaucoup davantage, car il sait vouloir substituer à la superfétation, au fade artifice du nombre et des fioritures la beauté réelle de l’art. Au besoin il parle net. Ne vous y trompez point: ici la douceur n’exclut pas la fermeté. Rappelez-vous saint François de Sales! Jamais agressif, M. Roy saura d’autant mieux réserver ses batteries pour défendre une cause chère, notamment ses vieux maîtres méconnus. Or c’est précisément dans son appréciation de l’Appel de la Race que M. Roy déploie l’énergie d’un style qui vit d’une énergique pensée. Aussi bien, et c’est par là que nous renforçons incidemment notre thèse du début, le livre d’Alonié de Lestres,—ce crâne petit roman où il y a tant de bon, et quelque mal, comme par hasard,—a permis à M. Roy de donner toute sa mesure. Partibus factis sic locutus est leo: il a mis chaque chose à sa place, et alors, mais pas avant, célébré Alonié de Lestres. C’est ainsi que nous entendons, avec beaucoup d’autres, le sens des remarques de M. Roy. Alonié de Lestres peut accomplir de plus parfaits travaux, refaire même en mieux son captivant bouquin. N’est-ce pas ce qu’espère de lui M. l’abbé Roy, pour avoir le plaisir de l’en doublement féliciter?
Ajoutons enfin que l’alacrité du style chez M. Roy se manifeste mêmement dans les larges tableaux d’histoire. Le dernier chapitre de A l’Ombre des Erables établit quel fut notre patriotisme littéraire en 1860. Il n’est rien de meilleur que ce retour en vol plané vers une époque déjà lointaine, sous la conduite d’un guide qui n’erre point. Nous avons une littérature, nous en apprenons les traditions, et nous, les tard venus, nous trouvons notre fierté, notre responsabilité à être de bonne lignée. Les anciens nous ont légué un héritage qu’il nous faudra léguer à notre tour, l’ayant accru selon nos forces. Certes oui, il y a une profonde dignité dans la continuité littéraire d’un peuple qui s’exprime pour prendre conscience de son tempérament et qui cherche dans d’art l’extériorisation de ses plus nobles destinées. L’art fut inégal à la tâche. Nous le savons. Mais l’âme nationale transparaissait quand même dans l’insuffisance de ceux qui furent nos courageux primitifs,—non point nos primaires, certes!
C’est l’âme canadienne-française que M. Roy, dans une langue savoureuse, nous invite à découvrir avec lui.
* * *
Personne n’ignore que M. l’abbé Camille Roy a mené une existence des plus occupées. Mais ses élèves anciens et actuels et ses confrères seuls savent que les dix volumes littéralement tombés de sa plume, au milieu des occupations les plus contradictoires en apparence, ne constituent qu’une parcelle de ses activités. C’est dans l’enseignement, en effet, qu’il s’est surtout dépensé. Combien alors il est doux pour nous tous qu’il a éclairés de son verbe et nourris de sa science de relire les pages émues où il retrace, dans l’Ombre des Erables, à l’occasion de son étude sur Mgr Hamel, la vie du maître au milieu de ses disciples. Ah! que nous avons revu en esprit et mieux compris, s’il se peut, l’admirable professeur que fut pour nous M. l’abbé Camille Roy! Pour notre part, il nous a paru, un trop court instant, que nous étions de nouveau au pied de sa chaire, avec tant de camarades qui furent aussi assoiffés que nous-même d’apprendre. Et nous écoutions, en si favorable compagnie, M. l’abbé Roy incarner l’orateur en Démosthène ou Cicéron, le poète en Virgile, le critique en Brunetière et l’aède canadien-français en Philippe-Aubert de Gaspé! C’est à cette formation discrète, et si profonde pourtant, dans une salle perdue, loin de tout bruit, que notre maître s’était consacré. Les livres ne devaient être qu’un écho public, trop rare à notre gré, de ce qui se passait sous les voûtes de la Rhétorique. Mais le Petit Séminaire et l’Université Laval ont reconnu en M. Roy des mérites qu’on estima plus éclatants, puisqu’on a distingué chez lui celui qui serait le grand maître de l’Université et du Séminaire. Supérieur de l’un, recteur de l’autre, M. l’abbé Roy devra maintenant élargir au delà de ses ambitions ses sollicitudes. Quelle âme éminemment préparée il consacrera à sa tâche! Que d’idées justes il fera entrer dans le domaine pratique des prudentes améliorations de notre enseignement! Que de zèle il déploiera en ses accablantes fonctions et combien il sera malgré nous distrait, arraché de ses préoccupations de la veille!
Pouvons-nous être étonnés que nos barbouilleurs canadiens, du même élan que nos auteurs de toutes marques, soit que ceux-ci publient des livres, soit qu’ils écrivent dans les revues (on a noté le soin avec lequel M. Roy a relevé les polémiques éparses d’un Raphaël Gervais, entre autres), forment un vœu égoïste dont ils veulent sur-le-champ indiquer les motifs?
Quelqu’un, en effet, qui manie en France le paradoxe, a eu beau jeu de dire:
Le sort des hommes est ceci:
Beaucoup d’appelés, peu d’élus;
Le sort des livres, le voici:
Beaucoup d’épelés, peu de lus!
Eh! bien, grâce à M. Roy, le sort des œuvres canadiennes nous semblait ici plus louable. Chacune avait au moins un lecteur, et tellement averti qu’il se muait aussitôt en critique. Or M. Roy y employait tout son cœur, toute sa vertu (Dieu connaît quelle somme de patience exige ce travail!), toute sa plume, car le critique lisait la plume à la main et transcrivait, pour les renseigner sur eux-mêmes, ses impressions si utiles aux écrivains. Considérant ces faits, qui ont leur importance, croyons-nous, que l’Université et le Séminaire ne fassent point aux auteurs canadiens le vilain tour de ne pas permettre à M. Roy d’achever le couronnement de sa doctrine critique. Que l’un et l’autre ne tentent pas surtout de ne point lui laisser le laborieux loisir d’être le Mentor attitré de nos littérateurs, le gardien auprès de tous du culte sacré des lettres qui nous peuvent sauver, l’animateur et le confident des choses ailées qu’on ne saurait entendre à leur diapason vrai qu’ A l’Ombre des Erables symboliques.
[9] Imprimerie de l’Action sociale, Québec, 1924.
[10] Cet article a été écrit avant que le Pape eût honoré M. Roy de la prélature, en le nommant protonotaire apostolique.
Lit-on davantage chez nous, depuis quelques années? Assurément. Est-ce un bien? Sans aucun doute, le choix des lectures étant présumé, à tous points de vue, judicieux. Lit-on davantage les livres canadiens? Certes oui, et la preuve est facile à établir: le dernier volume du révérend Père Adélard Dugré, par exemple, (c’est également d’ailleurs le sort qui attend, à brève échéance, nous assure-t-on, l’Appel de la Race), a atteint son quinzième millier en quelques mois. Quand on connaît la situation pénible faite par le public à nos courageux précurseurs, n’a-t-on pas le droit de conclure qu’il y a peut-être quelque chose de changé aujourd’hui dans l’air littéraire que nous respirons? Mais c’est parce que le livre du cru est mieux fait qu’il est plus lu; c’est aussi parce que les idées qu’il défend sont plus généralement acceptées qu’on le recherche. L’esprit canadien, le sens canadien veulent désormais des raisons de croire au Canada et de l’aimer. On ne se contente plus des redondances surannées des jours de fête. L’on veut, pour combattre, des armes sûres. Combattre? Rien de plus urgent, malgré les progrès accomplis. Car il y a encore trop de défections, à tous les étages de notre vie nationale.
Que vont donc accomplir ces quinze mille exemplaires de la Campagne canadienne, répandus aux quatre coins de notre territoire? Une mission: l’apostolat du bon combat. L’Ordre de la Compagnie de Jésus est assez militant pour que les fils de Jogues, Brébeuf et Lalemant tendent, d’un cœur toujours généreux, à faire leur part dans l’œuvre collective de nos écrivains. Il y a eu l’âge de l’épée, puis l’âge des martyrs. Ne sommes-nous pas arrivés à l’âge où la plume—sans préjudice à l’éloquence de la chaire, de l’agora ou de l’assemblée délibérante—entre pleinement en son rôle? C’est par là que la littérature serait une fonction de notre survivance ethnique,—où servir deviendrait le mot d’ordre, mieux servir toujours le but visé et où le travail du Père Dugré constituerait l’une des munitions de résistance qui servent le mieux la Patrie.
Au vrai, la thèse n’est pas nouvelle que présente l’auteur. Mais elle est opportune et il faut louer ceux qui tentent de la renouveler sous toutes ses formes. Penseur vigoureux, sociologue ému par un problème auquel on doit trouver une solution pratique, le Père Dugré a écrit un roman dénué de romanesque, tracé un double tableau qui ne dénote point de surcharge et prononcé une plaidoirie dépouillée d’artifices. Enfin, il a formulé tout le long de cette œuvre des leçons que l’on ne saura jamais assez, à moins de les savoir au point de les faire pénétrer jusqu’à la moelle, s’il se peut, en chacun de nous, et, de là, en chacun de ceux sur qui nous avons quelque influence pour le bien commun.
* * *
Ramené d’abord à la fable qui l’illustre, ce livre est l’histoire d’un mal-marié qui, ayant librement posé l’acte de son union à une étrangère, en subit les rigoureuses conséquences. Le volontaire direct et le volontaire indirect ont l’un et l’autre soudé les chaînes et appesanti le joug auxquels s’est rivé un malheureux Canadien français. Et celui-ci, fidèle à son devoir conjugal, devra tirer le meilleur parti possible des impasses où le conduira la vie: sa vie, pour mieux dire.
Rien de plus élémentaire que cette fable; rien de plus plausible aussi. Si le roman a pour objet de rendre l’image de la vie, il faut bien comprendre que la vie en soi est simple. Elle ne se complique, en effet, que relativement: c’est-à-dire dans la mesure où l’âme qui souffre est elle-même complexe en ses réactions devant la vie. Voilà pourquoi ce roman représente les conflits d’une âme et, conjointement, des conflits d’âmes. Le roman personnel de François Barré et de Fanny Brown s’élargira de la sorte en celui d’une famille divisée par le caractère et par le tempérament: François et sa fille Gladys, d’un côté; Fanny et son fils Harold, de l’autre. Car Gladys est l’âme-sœur de François autant que Harold est celle de Fanny. Mais comme le jet d’une pierre dans une eau calme trouble les ondes successives qu’il engendre, de même les épreuves de François et de sa famille immédiate auront leur répercussion fatale sur la vieille famille-souche laissée à la Pointe-du-Lac. C’est en Jean-Baptiste et en Marie Barré, père et mère de François, en tous ses frères et sœurs canadiens, que la race, autant quoique autrement qu’en François, souffre de la faute commise par ce dernier. Ainsi située en son vrai milieu sera plus sensible l’étroite relation d’une cause et de ses effets multiformes, puisqu’il n’y a de la fatalité que celle que l’homme s’est forgée ou a forgée aux autres. De cette façon encore apparaîtra pourquoi le Père Dugré, s’élevant par étapes à des considérations plus générales, oppose à notre civilisation celle des Etats-Unis, notre peuple au leur et notre saine campagne canadienne à toutes les attirances fallacieuses de leurs villes.
Pour cela, il n’a pas été nécessaire à l’auteur de forcer ses simples personnages à jouer une intrigue de mélodrame. Et l’analyse détaillée du récit, tout en nous permettant de pénétrer avec plus de profit la pensée du Père Dugré, n’ajoutera rien de théâtral à ce qui devait rester uni comme la vie et profond comme elle.
Le brillant docteur François Barré, issu d’honnêtes cultivateurs, instruit grâce aux sacrifices de tous les siens (solidarité dans le travail qui devrait avoir pour corollaire la solidarité, autant que possible, dans la jouissance des fruits du travail), abandonne un jour son pays pour tenter fortune à Superior, dans l’Ouest état-unien. Il y épouse une riche écervelée: riche des futurs deniers de son père,—un transfuge canadien du nom de Le Brun qui s’est fait appeler Brown et a épousé une Allemande—et si pauvre en esprit et en cœur que, en face de telle pénurie essentielle, ni l’argent ni la beauté n’auraient dû valoir aux yeux de notre héros. Fanny Brown n’entend pas le mariage tel que nous l’entendons en patrie canadienne. Son mari est attaché au célèbre hôpital Bloomfield, où sa compétence chirurgicale s’affirme chaque jour; il aura large carrière, imagine-t-elle; sur elle, Fanny, convergeront les avantages très appréciables d’une position sociale enviable; et l’argent abondera. Cela suffit. Tout se passera à l’américaine,—pardon! à la yankee-doodle, (puisque nous nous insurgeons contre cette prétention outre-quarante-cinquième que les Canadiens, les Mexicains, les Brésiliens et autres habitants d’Amérique aient cédé à nos voisins accapareurs le droit de se dire exclusivement Américains). Tout se passera donc comme dans la chanson. Et Barré sera Doctor Barry. Deux enfants naîtront, surnommés à l’étrangère: deux, le compte est fait. Et l’on parlera français une fois le mois, bon an mal an . . . Foin du reste: obligations envers les enfants, mutuel soutien du mari et de la femme, compréhension entre époux qui fait le prix du mariage, etc. C’est à peine si Gladys sera envoyée—par un heureux hasard—au couvent compléter ses études. Sa mère pensera que c’est pour y recevoir un vernis intellectuel et social!
Cependant Barré n’est point licencié aux Etats-Unis. Son diplôme canadien n’y vaut rien et les médecins, là-bas, sont assez jaloux de ses succès pour le bloquer aux examens. Qu’arriverait-il, au cas où Bloomfield qui lui sert de paravent disparaîtrait? Ce qui arrive quand celui-ci meurt tout à coup. Barré côtoie le néant, et d’autant plus que son beau-père, décédé antérieurement, a été ruiné par des spéculations. Avant d’aviser à mieux, François visite, après vingt ans d’absence continue, sa famille canadienne. Fanny, Gladys et Harold l’accompagnent. L’accueil est parfait. Tout est pardonné: l’oubli, l’ingratitude, la mésalliance, car le lecteur a vu vraiment de quel côté est la mésalliance désormais. On veut même se persuader que l’on aime Fanny. Celle-ci s’en amuse et la campagne canadienne va peut-être, sans la séduire, la toucher et par là la ramener à saisir ce qu’elle n’a su deviner: l’évident désir et l’intérêt de son mari à s’établir aux Trois-Rivières où on lui offre un lucratif engagement de chirurgien en chef. Or François, au temps des fiançailles, a leurré Fanny en lui contant des choses abracadabrantes sur la fortune de ses parents. Elle n’aperçoit plus que des cultivateurs à l’aise. Ce n’est point ce qu’elle avait rêvé. Et puis son fils, et des amies yankees rencontrées au cours d’une randonnée en auto, la persuadent de reprendre son existence d’activité désordonnée, à laquelle elle tient tant. Elle juge donc dédaigneusement et définitivement le Canada. Elle convoite moins de paix et moins de vrai bonheur qu’on n’en découvre ici. Au moment où François se lie à la pratique canadienne de sa profession, Fanny se cabre, fait la scène classique et s’enfuit avec Harold, en menaçant de divorcer.
Le docteur Barré pliera l’échine. Ou plutôt il se relèvera sous les coups. En retrouvant l’ambiance canadienne-française, il a senti se réveiller sa fierté nationale. En voyant son père, sa mère, sa propre fille prier, il a voulu prier. Et c’est armé de cette foi, consolé par elle et par Gladys qu’il réintègre son pénible devoir, avec la résolution de tenter au moins aux Etats-Unis une propagande française parmi nos émigrés.
C’est dans les mailles de cette action que vont s’accuser les caractères indiqués. François est intelligent mais faible. Son existence a été gâchée parce qu’il a manqué des influences naturelles nécessaires. D’ailleurs, il n’est pas bien sûr qu’une volonté mieux trempée eût résisté davantage en des circonstances identiques. Seulement, telle volonté mieux trempée ne se fût point dissoute en la faute initiale qui lança Barré en plein guêpier étranger. François est un symbole: il représente le Canadien qui a rompu ses attaches salutaires et qui n’a pas à s’étonner d’aller à la dérive vers une destinée hostile. Fanny n’est point sympathique, mais le Père Dugré a soin de nous laisser entendre qu’elle est le produit d’une éducation déformante—le mot est juste, même s’il est paradoxal—d’une éducation négative, et qu’enfin François n’avait qu’à ne pas en faire sa femme, lui qui quittait une promise au pays canadien. Gladys est délicieuse: en elle revivent des atavismes français. N’est-ce pas assez dire? Harold est une nullité complète dont François s’est désintéressé. Mais les parents Barré—les vieux—sont charmants. Et toutes les figures du second plan le sont aussi. Léon est un agriculteur modèle. Moïse, celui qui en a eu assez des Etats-Unis, est rentré dans sa vérité en retournant à la campagne canadienne. Louise, c’est la femme idéale: mère, épouse, associée. Idéale, elle le serait ailleurs; chez nous, son cas est coutumier. Et n’est-ce pas le plus pur éloge qu’on sache faire à sa race que de pouvoir affirmer que les types de cette trempe y sont quotidiens? Louis, frère aîné de François, est le prêtre canadien dont la sagesse, l’expérience des âmes, la droiture s’emploient à conseiller François. En Louis, qui à son heure devient l’un des personnages principaux, en «monsieur Louis», comme en Jean-Baptiste et en Marie Barré, le Père Dugré mettra le plus serré de sa dialectique. C’est par l’influence de la campagne canadienne que le docteur Barré sera d’abord amené à reconsidérer sa conduite et à chercher une autre orientation; c’est par l’intermédiaire de l’abbé que des arguments lui seront fournis qui raffermiront son sentiment; c’est dans le juste langage de Jean-Baptiste qu’il sentira sa faute lui devenir intolérable; et c’est dans les maternelles exhortations de Marie qu’il verra qu’une erreur n’en répare point une autre et qu’il ne doit point abandonner Fanny à son fantasque projet.
Ne constate-t-on pas, au défilé des personnages de chez nous, que le livre du Père Dugré constitue le roman de la famille canadienne, après avoir été celui de François et de Fanny, et avant d’être celui de la campagne canadienne.
* * *
Car la campagne est une entité, le personnage du livre. Elle vit d’une vie propre, rythmique, émouvante. Et c’est un des grands mérites du Père Dugré d’avoir donné l’impression très nette de cette vie, par le mouvement total, par la continuité dans ce mouvement qui dépasse singulièrement le jeu des caractères. Nos voisins états-uniens sont une force: on le prône assez. Mais la campagne canadienne en est une autre. Et nous ne savons pas si ce n’est point quelque chose de nouveau en notre littérature que cette respiration, cette large harmonie perçues et rendues par les procédés les plus directs, ou plutôt sans autre procédé que celui de la nature aimée, traduite et vivifiée au point de devenir un élément intense de rayonnement moral. Relisez, dans cet esprit, le premier chapitre: l’Arrivée, et quelques autres: A la maison, Dimanche, Le Souper, En Famille, ou la scène du marché, au chapitre X (qui a par ailleurs des faiblesses). Certaines pages vous emporteront bien au delà des événements. Et lorsque nous nommons la campagne canadienne, nous n’en séparons pas son peuple. C’est lui qui l’anime et qui en est animé. A tel point que nous pouvons, en effet, écrire du Canada français ce qu’un auteur français a dit de sa propre patrie: «Notre âme et le sol . . . sont comme deux frappes de la même médaille; et c’est pourquoi, à la bien regarder, elle nous révèle des empreintes fines et profondes que nous ne voyions pas sur notre cœur.»[12]
Voilà donc comment la peinture d’une campagne canadienne se recompose en celle de la campagne canadienne. Et la peinture de la civilisation yankee (avec le Père Dugré nous faisons abstraction de ce qui est valable en celle-ci, pour ne voir, dans le moment, que ce qui nous blesse au plus sensible), notamment dans le chapitre intitulé: Au Loin, met en relief la bonté, devrions-nous affirmer, de notre civilisation. Le génie contradictoire de deux peuples s’affronte ici. On connaît trop l’un et l’autre pour qu’il soit utile d’insister là-dessus en cette étude.
Et que de croquis achèvent en quelque sorte le détail de certains tableaux canadiens! Leur manière est personnelle.
Voici la rencontre de François et de Baptiste:
Baptiste, parti à la pluie, s’était à peine endimanché. François le reconnut vite cependant, et du cœur le cri de joie jaillit aux lèvres: Papa!
Il avait retrouvé l’accent d’autrefois. Laissant tomber paquets et parapluie, il courut saisir la main que lui tendait son père. Baptiste étreignit longuement son fils, faisant passer dans sa vigoureuse poignée de main vingt ans de souffrances secrètes et d’inquiétudes refoulées, le regardant fixement, les larmes aux yeux, la gorge serrée, secoué jusqu’au plus intime de lui-même par cette voix, par ce regard, qui n’avaient pas changé.
—C’est bien lui, dit-il enfin, presque tout bas. (p. 15.)
Et voici Marie, encore à la besogne quand tous se sont endormis:
Grand’mère, après un dernier coup d’œil sur les poules et le verger,—elle redoutait toujours les renards et les maraudeurs,—avait monté l’horloge et fermé le hangar à clef. (p. 27.)
Ou accueillant l’abbé Louis au jardin:
Marie, en le voyant venir, se leva, poussa un soupir de bien-être en se redressant et en s’appuyant les mains dans le dos, fit un bout de causette et reprit son travail. (p. 146.)
Or la grand’mère au grand cœur est une maîtresse-femme qui sait prier et vouloir.
Voyons-la à l’église, avec son mari et ses fils:
A ce moment, François prenait place avec son père dans le banc principal de la famille Barré, celui qu’on occupait depuis près d’un demi-siècle. Marie était déjà rendue, installée au fond, armée de son gros paroissien et de son lourd chapelet orné de médailles. Sur la tablette du banc elle avait déposé ses gants, son mouchoir, sa tabatière et son étui à lunettes. Quand Philippe arriva, un peu après les autres, Baptiste, au lieu de se ranger, sortit du banc et fit prendre à son fils la seconde place, celle du bord étant réservée au chef de la famille, comme celle du fond revenait à la mère. (p. 80.)
En le voyant [François] ainsi tourner les yeux de part et d’autre, sans livre et sans chapelet, Marie eut l’idée de lui glisser l’un ou l’autre de ses instruments de prière. Elle l’aurait sûrement fait, trente ans plus tôt, car elle voyait à ce que ses garçons fussent pieux et elle avait le commandement énergique. (p. 84).
Et voulez-vous entrevoir un coin de la maison où vivent nos braves gens?
. . . Philippe avait eu le soin de laisser à cette grande pièce, à la fois cuisine, salle à manger, résidence ordinaire de la famille, l’ancienne disposition et tout l’aménagement des maisons canadiennes du vieux temps. Aux poutres en saillie restaient accrochés les fusils de chasse, la planche de débarras et les fines éclisses de cèdre dont Baptiste aimait à allumer sa pipe; la vaste cheminée à crémaillère s’épanouissait au milieu de la muraille, à demi remplie de bon bois sec pour le poêle de cuisine; sous l’escalier reposait le rouet de Marie, près de la huche à pain, qui ne servait plus que de garde-manger. (pp. 25-26.)
Montrerons-nous Louis et François, sur le point de discuter la grave question qui les préoccupe?
Ils n’étaient plus bien sûrs de se reconnaître parfaitement et d’être au même diapason. Arrivés à l’extrémité de la ferme, sur le renflement de terrain où passe le chemin de fer, ils s’assirent dans l’herbe haute, au bord d’un fossé. Un brin de mil aux dents, ils regardaient au loin le fleuve comme on regarde la mer, sans but et sans fatigue, sans pouvoir se rassasier. (p. 105.)
Et répéterons-nous quelques observations dont l’innocente malice fera sourire?
Celle-ci, à l’église:
De sa voix puissante et fausse, le curé entonnait alors la préface et l’organiste, aux jours de grande solennité, faisait des modulations pour soutenir la lenteur de ce chant. (p. 83.)
Ces deux dernières, chez les vieux Barré:
Les garçons de Philippe entraînaient les voitures vers les granges, les voyageurs se débarrassaient de leurs manteaux. Quand les dames se furent époussetées, lavées et lissées, on proclama la nouvelle attendue de tous, le dîner était prêt. (p. 88.)
. . . Moïse contait des histoires. La pipe d’une main, son allumette de l’autre, le chapeau derrière la tête, il racontait ses aventures. Il imitait des voix, mimait les gestes, ménageait l’intérêt et masquait les dénouements, puis lançait le mot de la fin et provoquait une explosion de rires qui secouait toute l’assistance. (p. 96.)
C’est donc par l’accumulation des traits familiers, par leur disposition heureuse, que le Père Dugré révèle ses personnages et souligne leur psychologie.
* * *
Mais le réquisitoire du Père Dugré ne s’étoffe pas seulement de larges peintures et de croquis nombreux. Il présente aussi des arguments connus que le lecteur retrouvera avec plaisir dans le livre. Cependant il y a des idées neuves qui font image, entre autres celles-ci que Louis exprime: «Ce qui nous permettra de «former un peuple», c’est d’aller lentement, de «grandir normalement» par opposition à la croissance précipitée du melting pot voisin. (p. 110.) Hélas! que «la saignée vers les Etats-Unis nous fait de mal!» «Nous avons, nous, peuple pauvre, la charge d’élever les enfants et les Etats-Unis récoltent les adultes.» (p. 111.) Si, «entre 1850 et 1900», la «première vague d’émigration» semble avoir eu sa raison d’être, «les mêmes motifs n’existent plus désormais.» (p. 112.) «Ce n’est plus la misère qui chasse nos gens d’ici, c’est la jouissance qui les attire là-bas.» (p. 114.) Et comment nous reviennent-ils, lorsqu’ils nous reviennent? Usés par le labeur des ateliers clos, eux qui avaient respiré le grand air libre de nos campagnes. Eux qui «portèrent aux Etats-Unis une santé florissante, ils nous rapportèrent la tuberculose» (p. 114.) . . . Et notre peuple, par contact, «s’américanise, il devient cosmopolite. Pour moi, c’est le grand malheur de notre histoire, plus encore que la conquête anglaise.» (p. 115.) «Pourtant nous sommes ici chez nous. Nous sommes gouvernés par les nôtres, les écoles publiques sont sous notre contrôle, tout nous appartient, tout nous aide, tout est pour nous. C’est ici notre domaine, François, la demeure embellie, agrandie par dix générations de bûcherons et de laboureurs qui furent nos pères. Il ne faut pas que cette demeure prenne des airs de maison condamnée. Personne n’a le droit de se dérober à sa tâche.» (p. 115.) «C’est trop souvent le malheur de notre peuple de se voir abandonné par ceux qui lui doivent le plus.» (p. 117.)
Et la rude sagesse de Baptiste aura son tour également:
«C’est toujours nous autres (les Canadiens) qui avons le dessous dans toutes ces affaires-là.» (p. 221.) «Quand une femme est mariée . . . elle doit suivre son mari. C’est cela l’affaire. Seulement voilà: ta femme est une Américaine [l’italique est de nous], elle parle anglais, et ceux qui parlent anglais veulent toujours nous mener, c’est entendu.» «M’est avis à moi . . . que le mieux, pour être tranquille, c’est de ne pas se mêler aux Anglais, c’est de s’arranger entre nous autres. C’est ce que tu aurais dû faire, toi aussi. Si tu nous avais écouté, quand tu étais jeune, cela ne serait pas arrivé.» (p. 222.) «Un Barré ne se marie pas avec une Brown, ça, ça ne m’allait pas du tout. Voyez-vous, quand on s’unit, dans le mariage ou dans les affaires, si on veut que ça marche, il faut se faire des concessions des deux côtés. Les Anglais, eux, n’en font jamais de concessions. Ils veulent tout avoir, et c’est pour cela que ça va mal. Chaque fois qu’il y a, comme cela, un attelage dépareillé, c’est le plus malcommode qui l’emporte sur le plus tranquille, et la charrue va tout de travers.» (p. 223.) «Je n’ai jamais pu consentir à me faire mener par des étrangers. Il n’y a rien qui m’humilie comme de voir nos Canadiens faire les gros travaux et les Anglais empocher les gros profits. Autrefois, dans les chantiers, je m’irritais de voir nos bûcherons travailler comme des mercenaires et défiler comme des esclaves sous l’œil des entrepreneurs anglais; aujourd’hui j’éprouve toujours de la peine quand je vois nos pauvres gens s’engouffrer chaque matin dans les usines des Anglais, avec des airs d’écoliers en retard. C’est pour cela que j’ai voulu être mon maître à moi. L’indépendance d’abord, la liberté, c’est ce que j’ai voulu pour mes enfants. Ils l’ont. Chacun d’entre eux a son domaine où il commande en maître.» (p. 225.) «J’ai donné au bon Dieu un prêtre et deux religieuses; j’ai donné à mon pays six belles terres avec leurs habitants; je n’ai pas fourni à la société le chef que je lui préparais [François], mais ce chef se retrouvera parmi mes petits-fils; car la jeunesse d’aujourd’hui est belle. Je pourrai mourir content.» (p. 227.)
Cependant, c’est à Marie, gardienne du foyer canadien, que le Père Dugré laissera le soin de plaider, avec un cœur de femme et de mère, pour que François reste, et, voyant la décision de Fanny, pour qu’il s’éloigne de sa mère et demeure avec sa femme.
Il est vrai qu’une sorte de pudeur «empêche» son âme simple de dire les mots affectueux qui «se pressent» sur ses lèvres. Car «les gens de la terre qui vivent près de la nature gardent ainsi en eux-mêmes leurs grandes affections comme leurs grands chagrins et les satisfactions qu’ils éprouvent.» (p. 162.) «Quand on est marié, François, c’est pour la vie. Avant tout, il faut que vous restiez ensemble . . . N’empêche que c’est bien de valeur d’avoir à choisir entre sa mère et sa femme . . . Ah! Seigneur, ce serait bien facile de vous entendre, pourtant, si elle voulait. Je n’aurais pas de peine [à cause de toi] de l’aimer, ta femme.» (p. 169.) «Nous ferons encore notre sacrifice, s’il le faut. Nous l’avons déjà fait bien des fois, notre sacrifice, Baptiste et moi . . . Il me semble que celui-là sera le plus dur. Vois-tu, François, nous ne sommes plus jeunes. C’est notre vie à nous autres, nos enfants.» Et c’est là que «ces sentiments complexes de mère aimante et timide, semblent concrétiser ceux de la pauvre patrie canadienne-française envers ceux de ses enfants qu’une terre plus ensoleillée ou qu’une civilisation plus éblouissante a séduits.» (p. 171.)
Hélas! combien il semblerait fastidieux maintenant de rappeler, en regard de ces dignes pensées, l’agressive discussion où Fanny établit devant François, qui ose lutter enfin! un impudent ultimatum . . .
* * *
On a reproché à Maria Chapdelaine (à tort ou à raison n’est pas ce que nous examinons ici; quoique, à notre sens, une préface bien faite—et que Hémon eût sans doute écrite lui-même, si la mort ne l’eût si tôt ravi—eût expliqué beaucoup de choses tenues pour inexplicables), on a reproché à Maria Chapdelaine de n’offrir à ceux qui nous ignorent qu’une image étroite de notre vie nationale. Le fait invoqué est que le pays de Québec n’est point tout entier dans un moment de son évolution: le défrichement. Ce qui est juste. Au Père Dugré on devra faire l’éloge d’avoir voulu prolonger le cycle, en montrant la vie rurale canadienne-française dans son épanouissement moderne. C’est ainsi qu’un livre s’éclaire par un autre et qu’une civilisation ne s’exprime entièrement que par la succession des aperçus consciencieux de chacun.
Est-ce à dire que la Campagne canadienne soit un chef-d’œuvre,—et définitif,—sur le sujet de: Restons chez nous, développons notre patrimoine national et marions-nous à ceux de notre sang? Ce n’est point ce que nous avons dit. La leçon sera reprise. Nous atteindrons un jour son commentaire intégral. Le livre du Père Dugré marque en cette voie un acheminement précieux. Il est vaillant et fort. La composition en est assez soutenue, le style ferme, la pensée agissante. A chaque page de ce volume sont exposées ou sous-entendues des conclusions efficaces, impliquées, pour ainsi parler, dans le texte. Et c’est pour que l’admonition se glisse mieux en nous, que l’auteur a su l’envelopper ainsi dans une fable imagée.
La langue enfin est intéressante, claire et bien construite. Et le Père Dugré ne craint pas, à l’occasion, de faire sonner en la bouche de nos gens les expressions qu’ils affectionnent. Le ton local—et la couleur locale également—en sont accentués: «T’es ben jonglard, mon François», lancera Marie à son fils. (p. 160.) Et Baptiste: . . . «le petit garçon de Philippe ressoud avec une lettre . . .» (p. 13.) Et puis on allumera; tous les fumeurs entendent cette ellipse chez nous. Etc., etc. Mais le lecteur curieux sera un peu surpris que le Père Dugré dise lui-même que Baptiste «amarra son cheval avec un gros câble à l’une des crampes . . .» (pp. 9-10.); et le mot embarquer, souvent répété, en guise de monter. (pp. 206, etc.) C’est peut-être qu’il a voulu faire entrer de plain-pied dans la langue littéraire nos vocables maritimes . . . Il écrira aussi énervé (pp. 86, etc.) pour irrité, agacé, après avoir inscrit: veston de soie (p. 84), ce qui est très correct, aux lieu et place du mot gilet trop courant chez ceux qui ne s’observent pas, et avoir remplacé avec raison l’anglicisme base-ball par balle au camp (p. 91), mais peut-être à tort les (ha)ridelles de la grande charrette par les cadres de la fourragère. (p. 156.) Ce sont là, de même que quelques légères répétitions de mots, ce que nos anciens maîtres du Petit-Séminaire condensaient en un redoutable: lapsus calami. Cela n’infirme point cependant le mérite de l’ensemble. Pas plus que cette phrase, où le philosophe a précisé jusqu’à la sécheresse: «Seul un vieux prêtre, retiré du ministère, que François avait autrefois vaguement entrevu aux jours de séances solennelles, fumait paisiblement sur la galerie, causant avec un séminariste dont les parents demeuraient dans le voisinage» (pp. 185-6), n’enlève le bon souvenir de tant de passages alertes.
* * *
Et maintenant, en achevant de lire ce livre, s’ouvrent à notre contemplation des perspectives agrandies. Que deviendront les Barré et tous ceux qui sont fidèles à nos traditions? Des collaborateurs en l’œuvre de notre avenir. Nous les voyons croître, se multiplier,—croître et se multiplier avec eux l’emprise de la race, l’emprise du génie, l’emprise du parler français sur toute la terre canadienne. Quel sort sera celui de François ou de ses imitateurs? (Puisse François ne plus avoir de sosies et puissent les leçons du Père Dugré porter tous leurs fruits!) Le sort d’un soldat isolé du gros de l’armée, qui a tenté presque l’impossible en s’avançant périlleusement et dont la pensée fait retour vers ceux du pays quitté, pour qui, autant que pour lui-même, il veut désormais ne point faiblir en son rôle «infime et capital» dans le «grand mouvement en commun . . . l’action énorme combinée, mystérieusement unie . . .»[13]
Car qui sait enfin si Dieu ne compte pas à la race le sacrifice de l’un des siens?
[11] Imprimerie du Messager, 1300, rue Bordeaux, Montréal. 1925.
[12] Ernest Psichari, par A.-M. Goichon, p. 84.
[13] Op. cit., p. 74.
Sur notre table s’alignent trois volumes, lus ces semaines-ci: deux romans et un recueil de nouvelles. C’est, malgré les neiges, notre moisson canadienne récente. Le premier roman est le Français, de M. Damase Potvin; le second, l’Erreur de Pierre Giroir, de M. le docteur Joseph Cloutier; enfin, sous le titre d’Aux Bords du Richelieu, voici les bluettes et les contes de M. Eugène Achard, fort agréablement préfacés par l’honorable sénateur L.-O. David. Donc, trois volumes . . .
«Que vouliez-vous qu’il fît contre trois? . . .»
le pauvre critique-moissonneur que nous sommes? Rien autre que de se rendre, en s’exécutant de bonne grâce, et en vous invitant, selon la formule, ami lecteur, à partager avec lui cette grâce et cette moisson-là.
M. Damase Potvin est un auteur abondant qui ne craint pas la peine. Il a improvisé d’innombrables chroniques sur autant de sujets différents, tantôt à l’Evénement, tantôt au Soleil et enfin à la Presse. Mais cela ne suffit point à son excessive activité. Secrétaire de la rédaction au Terroir, il entasse ponctuellement, «d’un mois à l’autre», articles sur articles, sans jamais épuiser sa veine. Et il se sent même si carrément en forme (qu’on nous permette ce terme sportif) que, sa besogne terminée, il emploie ses veilles à composer des livres animés de la plus ardente piété envers la terre ancestrale. Qu’il s’agisse de n’importe lequel de ses six ouvrages principaux, on distingue en chacun de ceux-ci une variation sur un thème unique. Restons chez nous, que Monseigneur Camille Roy a déjà apprécié dans Erables en Fleurs, est un roman caractéristique de la manière de M. Potvin. Sous l’angle où nous devons nous placer pour examiner son œuvre, Restons chez nous ouvre la série des travaux régionalistes de notre auteur. Un roman politique, le «Membre», ne s’écarte pas de la carrière entreprise. Une troisième affabulation, l’Appel de la Terre, accentue cette inclination. Un autre appel, celui des Souvenirs, cette fois, petite étude historique, verse de nouveaux éléments au débat. Puis le Tour du Saguenay, brochure historique, légendaire et descriptive, circonscrit à un territoire donné la peinture des choses qui nous sont familières. Que sera donc le «Français», le dernier paru de la série? Un roman paysan du «pays de Québec», nous répond M. Potvin lui-même, au sous-titre de son livre.
Un jeune Français des Cévennes, la guerre finie (où il a été glorieusement blessé), vient s’établir, à la suite d’événements presque tragiques, dans le Témiscamingue québecquois. Il y rencontre une accorte Canadienne aux yeux doux (bien «bravette», comme dirait le romancier Ferdinand Fabre), dont il s’éprend. Marguerite Morel témoigne certes à Léon Lambert un égal amour. Mais le papa Morel ne peut pas céder sa fille à un inconnu. Ni sa fille ni sa terre! Car l’une et l’autre possèdent dorénavant le cœur de ce veuf tant éprouvé, qui a perdu sa femme et son fils, celui-ci précisément à la grande guerre. Or Léon Lambert acquiert si complètement l’estime de Morel, lequel apprend à juger équitablement son «engagé», qu’il épouse Marguerite, malgré les intrigues d’un rival; et que les enfants à naître hériteront de la ferme et des dépendances, en dépit de M. Larivé qui désire les acheter de Morel. Voilà le schéma du Français. Et noms voilà nous-même à bout de qui et de que pour notre usage personnel!
M. Potvin a tellement réussi à nous convaincre du désintéressement de Léon Lambert que pas un instant nous n’avons soupçonné celui-ci d’un vilain mobile. Le héros de ce roman est un rude travailleur, industrieux, honnête, chrétien, et si nous pouvions multiplier de telles recrues françaises, à l’avantage de nos régions de colonisation, nous devrions nous en estimer heureux. Le paysan catholique de là-bas est frère du nôtre. La France, en Léon Lambert, rend au Canada l’enfant que celui-ci a sacrifié à la France elle-même. Que cet exemple descende du domaine livresque pour entrer en plein dans la réalité, nous y applaudirons avec joie, en félicitant M. Potvin d’en avoir fait la thèse seconde de son livre.
On peut être régionaliste de parti pris, par snobisme, par accident ou par nature. M. Potvin l’est par vocation surévidente. Nous le voyons encore, lors de la crise d’après-guerre, aller, tous les soirs, la bêche sur l’épaule, en compagnie de notre sylvestre ami, M. Avila Bédard, vers son potager du coteau Sainte-Geneviève où l’histoire (c’est ici qu’il conçut l’idée de son Appel des Souvenirs) lui parlait en chaque motte retournée; ou bien, en 1920, penché sur ses plates-bandes de l’avenue Bourlamaque, s’occupant à sertir de cresson quelque radis phénoménal; de même que ces étés récents, dans le petit jardin qui entoure sa coquette demeure de l’avenue Désy, prodiguant ses soins aux fleurs qui lui font signe, comme les violettes du sous-préfet de Daudet, ou à l’arbuste qui lui jure de porter des fruits plus savoureux que tous autres. Ah! M. Potvin chérit fanatiquement la bonne terre plantureuse. Aussi est-ce avec une exubérance entière qu’il décrira le Témiscamingue, ses mœurs agrestes, en un goût du détail épisodique qui dépasse trop souvent son objet. Et puis, à courir de la sorte, et si loin, une plume peut bien faire, à l’occasion, sa tache d’encre. Que celui qui, même à dose plus congrue, n’a guère commis de pâtés, devant lesquels un typographe demeure perplexe, lance ici la pierre! Peut-être aussi l’accord rêvé n’est-il jamais assez étroit, dans aucun livre, entre l’auteur et le correcteur d’épreuves, surtout lorsque (et c’est, le plus souvent, le cas paradoxal en notre pays) l’un et l’autre ne sont qu’un même personnage. Peut-être aussi ces robustes gardiennes de la langue: l’orthographe et la grammaire, ne semblent-elles à trop de nos gens que des empêcheuses d’écrire en rond . . . Enfin, tel ne doit point être le cas de notre auteur. Mais il y a une telle vocation à la terre en l’âme de M. Potvin qu’il semble vouloir consacrer au Canada la religion du sol. Rien de plus méritoire que cette pensée qui n’est point nécessairement exclusive ni parfaitement inédite; rien de plus louable que cette intention, pourvu qu’elle soit bien entendue et amenée à pied d’œuvre littéraire. En effet, croit M. Potvin, pour qui cette intention et cette pensée priment tout, si nous n’aimons l’argile, l’eau, l’horizon, le ciel et la maison de chez nous, au moins autant que ce Français de mon cœur les a affectionnés, qui donc les préférera comme il faut qu’ils le soient? N’est-ce point une profession de foi rustique qui, si elle ne satisfait pas pleinement les puristes, touchera quand même plus d’un fidèle?
Lauréat de la Société des Ecrivains des provinces de France, M. Potvin a vu trois de ses récits insérés, au même moment, dans la Renaissance provinciale, à Bordeaux, le Fleuve, à Lyon, et les Primaires, à Paris. Incidence à noter, deux de ces morceaux étaient le Vieux Cheval et la Corvée des Foins, extraits du Français. Pour un terrien confirmé, sur tous points enraciné, et à qui certains se refusent à concéder le droit d’avoir le pied marin, c’est une fortune inopinée, n’est-ce pas? De traverser aussi prestement l’Atlantique et d’accomplir agréablement son tour de France. Là, Ernest Perrochon, Charles Sylvestre, Joseph de Pesquidoux et surtout Henri Pourrat n’auraient plus qu’à reconnaître en M. Damase Potvin un membre canadien de la famille régionaliste qui est légion de par le monde et à qui l’avenir sourit, si tant est que le roman s’abreuve enfin à des sources d’une exploitation fort délicate, tous en conviendront, mais sources à coup sûr plus limpides, plus saines et plus vraies que telles autres dont c’est la mode de faire seul cas.
L’Erreur de Pierre Giroir, telle que l’expose M. le docteur Joseph Cloutier, consiste en ceci: un cultivateur, cédant à des pressions diverses, déracine littéralement son fils (en qui l’on imagine avoir découvert une vocation sacerdotale que le jeune homme ignore complètement), pour l’envoyer, comme on dit, aux études, alors qu’en l’occurrence l’école primaire et le collège des Frères par lesquels il a passé eussent vraiment suffi. Le fils, Alfred, intellectuellement doué, mais de volonté faible, n’aurait jamais dû quitter une existence campagnarde qu’il aime, pour laquelle il est né et où il eût trouvé les garanties morales plus immédiates et le dérivatif du travail physique dont il avait besoin. Pierre Giroir se saigne à blanc, afin de défrayer le coût de ces études classiques et universitaires; il est même contraint, n’ayant plus personne qui l’aide à labourer sa terre, d’abandonner le domaine ancestral et d’émigrer aux Etats-Unis, où on lui a affirmé que la fortune court les rues . . . C’est donc l’exode et ses suites prévues que nous raconte ici l’auteur. Enfin, quand Alfred Giroir, après les privations que lui-même et les siens se sont imposées, aura biaisé vers la médecine et décroché ses titres de docteur, il prendra prétexte d’un long amour malheureux pour oublier ses devoirs religieux et se livrer tout à fait à une drogue, à laquelle sa curiosité malsaine l’a fait maintes fois goûter auparavant, le «cannabis indica», qui finira par le tuer.
Monsieur le docteur Cloutier a fait de ce sujet son premier roman. On relève certes en celui-ci les traces d’une inexpérience bien excusable, mais un souffle chaleureux, lequel est le correctif d’un certain pessimisme, circule en ces pages qui célèbrent l’amour, la terre et le fleuve. (L’action se déroule notamment au bord du Saint-Laurent, entre l’Islet et l’Anse-à-Gilles, et même sur ces deux îlots si connus des navigateurs: les Piliers et la Roche-à-Veillons.) Ce que l’auteur dit du fleuve est fort vivant, ce qu’il décrit de la terre est généreux et la manière dont il nous entretient de l’amour paraît acceptable; bien que, en fait d’amour, une religieuse comme Sœur Saint-Arthur ne puisse, croyons-nous, parler sur le ton que lui prête, à la fin d’une lettre fort dramatique, notre romancier.
Par ailleurs, M. le docteur Cloutier pose ce problème: Il peut arriver que nous ne choisissions pas toujours avec un discernement très sûr ceux des nôtres que nous destinons à la formation classique et supérieure. Il ressort de tout cela un fait capital: Nous ne comprenons pas assez que les cultivateurs, s’ils forment une réserve de forces nationales dont nous avons raison d’être fiers, sont aussi une sorte d’élite morale dont il est sage de vouloir continuer, autant qu’il est opportun, la droite lignée. Dès qu’un enfant se montre plus intelligent que ses voisins, ce devrait être, à moins que Dieu ne l’appelle très manifestement ailleurs, un argument de plus pour le laisser à la tête d’une exploitation agricole qui demande un talent réel. Et puis, n’oublions pas que la «Noblesse de la Charrue» n’est point une expression vide de sens.
L’auteur semble indiquer (nous lisons entre les lignes) que, lorsque l’on aura achevé de mettre au point, une méthode, un système, une éducation qui préparent l’enfant de la campagne pour la campagne, et non pour la ville; qui l’attachent au sol, en lui montrant, outre la beauté de sa tâche, les profits éventuels qui s’accroîtront selon que la culture sera plus scientifique et plus pratique (à la condition toutefois qu’une coopération de plus en plus efficace ouvre aux produits de la ferme des débouchés avantageux), l’auteur semble indiquer, en corollaire, que nous aurons de ce pas accompli quelque chose pour empêcher que l’erreur de Pierre Giroir ne se répète de la plus désagréable façon. C’est à quoi tend notre province et ce en quoi nous devons de notre mieux seconder nos dirigeants. Et, sans doute, pour aiguillonner les esprits vers cette route-là, faut-il au cultivateur une littérature qui mette en relief ce qui l’occupe si justement, et l’éclaire, au besoin, sur sa mission très digne, quoi qu’en aient pensé certains écervelés qui ne surent jamais ce que c’est que penser.
Pour cette fin, M. le docteur Cloutier, tout en tenant compte de la savoureuse parlure rurale, n’a pas voulu écrire en déformant l’idiome français. Son style est assez généralement soigné et la syntaxe y trouve aussi très généralement son compte. Mais l’auteur use volontiers du genre discursif. Une ordonnance plus serrée de la composition aurait été préférable.
Deux chapitres surtout, la Tempête et la Légende de Grand’Mère, nous ont intéressé. Des qualités y sont sensibles. Il y a un son particulier en ces narrations. On a dit chez nous si peu de choses de la vie côtière que c’est presque une originalité d’en chanter certains aspects, avec l’accent sincère de M. le docteur Cloutier. Dans la Tempête, nous avons reconnu, avec un plaisir très vif, le caractère courageux et débrouillard, toutes les vaillances enfin, de nos marins du Saint-Laurent et leur vocabulaire si pittoresque qui est de la meilleure langue maritime. Quant à la Légende, elle touche un point d’histoire si palpitant qu’on ne la lira pas sans en être profondément remué.
Pourquoi M. le docteur Cloutier n’écrirait-il pas maintenant un roman entier sur notre vie maritime? Il la connaît par cœur. Il en saisit le sens original. Il y développerait ses aptitudes littéraires qui ne demandent que leur plein épanouissement.
On a vu que M. Damase Potvin célèbre le pays neuf du Témiscamingue et M. le docteur Joseph Cloutier les rives historiques du Saint-Laurent. M. Eugène Achard, lui, célébrera la vallée du Richelieu, qui nous est, aussi, chère à plus d’un titre. C’est d’ailleurs la résolution qu’il prend, dès la couverture même de son livre, lorsqu’il inscrit ces vers empruntés au Chantecler de Rostand:
Je ne sais pas très bien ce que c’est que le monde,
Mais j’ai chanté, pour ma vallée, en souhaitant
Que dans chaque vallée chacun en fasse autant.
(Acte II, scène 3.)
Et la vallée de M. Achard est très belle et très pertinemment chantée: depuis la rivière qui la traverse, «long serpent aux écailles éblouissantes» s’échappant «du lac Champlain», se tordant «dans la plaine pour aller se perdre au nord, entre les monts Belœil et Saint-Bruno»; depuis Saint-Jean, Iberville, Sainte-Anne de Sabrevois, Saint-Georges et Versailles (eh! oui, un petit Versailles fort joli, sans être tout à fait l’autre), jusqu’à Farnham et Rougemont, tous ces villages dont les clochers sont visibles, ou à peu près, du sommet du Saint-Grégoire. Et lire le livre de M. Achard c’est presque gravir avec lui ce Saint-Grégoire, haut de six cents pieds bien comptés, pour contempler, à mesure que le cicérone nous les explique, les détails d’un pays magnifique. C’est encore pénétrer l’âme d’une région, les tournures d’esprit d’un petit peuple particulièrement aimable, malgré ses travers que compensent les plus robustes vertus. Que diriez-vous de la Puce, cette bonne femme toujours en retard à la messe, qui rêve de l’être aussi au ciel, et qui comprend la leçon? Ou de Zozor, ce presque païen, que le fardeau de ses sept ou huit prénoms n’a point réussi à mettre à mal? Ou de Grand-Père et de Mémère, les chers vieux du moulin où l’auteur vécut sa prime jeunesse? Ou de Jacques Revel, le financier perdu, qui allait se tuer, quand les dernières paroles de sa sœur admirable le retiennent miraculeusement? Ou de Raymond, d’Ernest, de Louis, de Sylvestre et de tant d’autres écoliers en vacances que grise la liberté des champs? Ou de sir Jojo, le revenant du Saint-Grégoire?
Evidemment, il vous faudra lire vous-même tout ce que nous ne pouvons commodément vous en décrire en si peu de place. Mais vous penserez comme nous que la gamme humaine s’y déroule, «du plaisant au sévère», en passant par le merveilleux. Car le merveilleux n’est point disparu de ce monde, au moins dans la vallée du Richelieu. M. Achard, en effet, doué d’une imagination dont il sait tirer bon parti, nous fait assister, dans deux nouvelles, à la plus riante comédie et à la plus poignante tragédie. Le merveilleux touche le cœur, suivant l’âge et le tempérament de chacun; mais, même en n’y croyant pas, on sait gré à l’auteur de nous donner l’illusion d’y vouloir croire.
Les récits sont intéressants, s’ils ne sont pas toujours assez ramassés pour atteindre à un maximum d’intensité dans l’expression. La nature est peinte en couleurs attrayantes. Les portraits sont, allions-nous dire (et en cela nous ne nous tromperions tout de même pas), ressemblants. Voyez, par exemple, celui du grand-père. (pp. 106-7-8.) Et l’esprit de M. Achard brille, bien que certains traits soient un peu trop appuyés. N’est-ce pas assez dire, sans qu’il faille dresser la liste de quelques vétilles de fond ou de forme, ni faire avec les Lettres de mon Moulin d’Alphonse Daudet une comparaison où pâlisse la manière de notre auteur?
Bref, on constatera que si ce livre est d’abord un chant, il est aussi un tableau. Et M. Achard a prouvé, par le choix des sujets dont il a fait la découverte, que nos écrivains ont tort de se lamenter «de ce que la vie de notre jeune pays n’offre à l’observateur rien qui vaille la peine d’être écrit. Aveugles qui accusent le soleil de leur cécité!...» (p. 132.) Et nous ajouterons que M. Achard, en soignant son dessin, en variant ses touches, en se conformant à la discipline d’un travail intelligent, n’a point desservi la vallée qu’il appelle amoureusement «la fleur du Canada».
A noter, toutefois, pour ceux qui ont charge d’âmes, que certains passages un peu voluptueux du Tombeau du Mont Saint-Grégoire ne destinent pas cette nouvelle à la lecture des écoliers.
[14] Editions Edouard Garand, Montréal, 1925.
[15] Imprimerie «Le Soleil», Limitée, Québec, 1925.
[16] Librairie Beauchemin, Limitée, Montréal, 1925.
Que les Canadiens soient fidèles à
eux-mêmes.
Garneau.
Laure Conan n’a trouvé qu’une parole et qu’un nom à graver en exergue de ce livre. Il était difficile, en effet, d’en inventer de plus propres à stimuler notre fierté. Garneau, c’est en soi, déjà, sur tant de points, une devise; et la fidélité des Canadiens à eux-mêmes, c’est l’héritage moral que le passé lègue au présent, que le présent léguera à l’avenir. De nos pères à nous-mêmes et de nous-mêmes à nos fils se continuera «imbrisée», si nous savons comprendre, la chaîne des labeurs, des peines, des réussites, des victoires, de tous les efforts éclatants ou obscurs par quoi nous nous maintenons. Et peut-être est-ce afin que le précepte soit mieux entendu que Laure Conan a écrit son livre ultime . . .
Aussi, pour que notre pensée se fixe au lieu de s’égarer, évoquons comme Conan les évoque, des personnages dans lesquels puisse s’incarner une méditation profitable. C’est la science de l’historien, il est vrai, d’exhumer avec précision les faits accomplis et de les grouper suivant une lumineuse logique; mais c’est l’art du romancier, par le sortilège d’une incantation littéraire, de faire courir à nouveau le sang en ceux qui ne sont plus et que l’on imagine être encore.
Est-ce à croire que l’auteur aurait composé un de ces ouvrages hybrides que l’on appelle romans historiques, où si fréquemment perce un irrépressible pédantisme? Dieu merci: non! Il n’y a point ici d’histoire romanisée ni de roman «historié». Non! Etablissons une nuance: sans doute y a-t-il un roman au service de l’histoire qu’il achève; ou mieux, au service de la patrie qu’il honore.
La femme qui, d’une délicatesse d’écriture presque voisine de la perfection, du moins chez nous, a fait un livre bien près souvent d’être exquis, n’y a mis que son cœur. Et ce cœur étant amoureux d’un beau passé sur lequel il a rythmé, oserait-on dire, chacun de ses battements, jusqu’au dernier, s’en est formé une image intérieure ineffacée. Celle-ci nous est offerte. Hésiterions-nous à reconnaître en l’âme d’une telle amante les traits ravivés du bien-aimé? . . . Or mettre tout son cœur dans une œuvre, sans y laisser glisser l’égoïsme, est une chose si hasardeuse que les privilégiés seuls y atteignent. Il en résulte alors un poème, même en prose, où la grâce s’unit à l’émotion, le naturel à la vivacité et l’inanalysable à la vérité la plus objective. L’inanalysable! Voilà, n’est-ce pas? qui déroute notre esprit et, dès l’abord, excuse les insuffisances de celui à qui incombe le devoir d’analyser.
Tout de même, considérons, aux points de vue successifs de l’action, des personnages et des qualités littéraires, ce noble, ce pieux, ce volontaire, ce suave et chevaleresque poème de la patrie canadienne en 1759-1760, tel que Laure Conan l’a incarné surtout en Jean de Tilly, Thérèse d’Autrée et Guillemette de Muy. Si nous inscrivons, à l’exemple de l’auteur, cet héroïsme et ces tendresses en nous-mêmes, nous n’aurons pas regardé en vain.
* * *
Jean Le Gardeur de Tilly, capitaine de vingt-deux ans, au moment où il entraîne ses grenadiers à la victoire de Sainte-Foy (victoire qui lui coûtera, pour sa part à lui, presque tout son sang), voit la jeunesse et la vie lui sourire. Est-ce la douce figure de Thérèse d’Autrée aperçue au retour triomphal de Carillon qui surgit en son souvenir? . . . Cependant l’officier chasse la trop ravissante apparition, entre au plus dur de la mêlée, se bat en lion et ne cesse de se battre que lorsque la mitraille l’a couché. Transporté à l’Hôpital-Général, il y est soigné par le docteur Fauvel, ami de la famille d’Autrée, et la bonne Mère Catherine. Or le colonel d’Autrée s’intéresse beaucoup à de Tilly dont le courage l’a ravi. Apprenant par Fauvel que la convalescence du blessé va s’affirmer, il voudrait griffonner à celui-ci un mot amical. Mais son bras rompu à la prise du Moulin Dumont se refuse à tout mouvement. C’est donc Thérèse qui écrira, au nom du colonel. Jean, avec l’ardeur de son âge, se reprend à vivre miraculeusement. Son esprit s’occupe même à parer de mille charmes l’épistolière inattendue. Il n’est point déçu, lorsque, ses forces étant suffisamment revenues, il accepte l’invitation de M. d’Autrée à l’aller visiter. Jean n’a d’yeux que pour Thérèse qui n’en a que pour Jean. Ces visites se multiplient, favorisées par Fauvel. L’inévitable survient, et M. et Mme d’Autrée s’inquiètent trop tard du sentiment si chaste, et pourtant si impérieux qui s’est emparé de leur fille et du fier capitaine. Eux sont Français: ils veulent rentrer en France; tandis que de Tilly est un authentique Canadien, attaché par mille fibres à notre pays. Et puis Jean est d’une noblesse évidente, mais celle-ci se trouve tellement démunie, dans une patrie plus démunie encore, s’il se peut, qu’un sort enviable ne saurait attendre la frêle Thérèse au Canada. Pourtant Thérèse est bien certaine qu’avec Jean «toutes les misères» seraient «délicieuses» . . . Les d’Autrée en jugeront autrement et ne permettront le mariage qu’à la condition que l’officier accepte de passer en France où s’ouvrira pour lui une carrière militaire enviable. Le jeune officier en est rendu au point où le sens de ses obligations envers la patrie, si vif jusque-là, s’oblitère momentanément. Pour l’heure, mademoiselle d’Autrée lui tient lieu de tout. Ni la Mère Catherine, ni le chapelain de Rigaudville, ni le frère aîné de Tilly, ni le rappel des paroles du marquis de Lévis, ni celui des résolutions antérieures n’y peuvent rien. Jean est désormais énamouré de son aveuglement. Il transige, il raisonne avec son devoir. N’a-t-il pas payé d’assez de sang son droit d’être heureux? D’ailleurs, il a beau quitter sa famille, son clocher, sa terre seigneuriale, les lieux où cinq générations d’ancêtres ont lutté, tout Canadien retrouve en France son autre patrie. Il ira donc dire adieu à madame de Tilly en lui annonçant son mariage. Il n’appréciera même pas la vue de Guillemette qui se sent rebutée par lui et refuse pourtant l’amour généreux du lieutenant anglais Laycraft, malgré les objurgations du major de Muy, afin de demeurer Canadienne. Alors s’engagera entre Mme de Tilly et son fils un dialogue d’une rare élévation. Ah! quelle est maternelle, cette seigneuresse, qu’elle accordera à Jean la permission requise! mais qu’elle défendra avec des mots profonds la Nouvelle-France qui n’est déjà plus la Nouvelle-France, tant elle est mutilée, et à qui l’on veut arracher un de ceux sans lesquels se détruirait d’elle-même l’idée d’un reste de patrie française en Amérique . . . Ah! que Mme de Tilly défend aussi, par un secret instinct, le rêve qu’elle a caressé de voir Jean épouser Guillemette . . . Et Jean, brisé de tant d’angoisses, épuisé par une montée trop rapide du coteau de Saint-Antoine de Tilly, voit se rouvrir sa plaie mal cicatrisée. Il est de nouveau pareil à ce qu’il était, le jour du 28 avril précédent, lorsque la joie de vivre s’écoulait avec son sang. Et puis, n’a-t-il pas, en outre, la blessure d’amour qui est la plus douloureuse?
Les d’Autrée quittent le pays. On dira à Thérèse que Jean, aussitôt rétabli, la suivra. En route, Thérèse mourra inopinément. Et Jean pensera mourir aussi . . . Avec le temps s’apaisera son chagrin. Vaincu par la discrète affection de Guillemette, la Canadienne admirable, de Tilly accomplira ce qui est sage: il épousera Guillemette qu’il aimera sincèrement.
Ainsi se sera accompli le roman de Laure Conan et commencera l’existence d’un vrai ménage de chez nous. Or le roman indique assez que cette existence sera toute dévouée au Canada et que, si la patrie semble plus forte que jamais, aujourd’hui, elle le doit à ceux qui, aux instants les plus décisifs de notre histoire, se sont unis dans la fidélité au plus pur idéal canadien.
* * *
Mais par quoi se révèlent plus exactement et plus complètement les caractères de nos héros, au cours du roman?
Aux yeux de Jean, la patrie représente certes le grand tout qui nous absorbe. Pour elle on lutte, pour elle on meurt, sans doute parce qu’on l’aime, mais encore parce qu’elle a le droit d’être exigeante envers ses enfants. Jean aime en soldat sa patrie guerrière. (Il convient de noter avec insistance que ce sentiment s’affirme à tel point, sous la domination française, que le colon, le laboureur, l’artisan sont soldats autant que colon, laboureur, artisan. Il ne faut pas s’étonner que l’élève du collège des Jésuites, de Tilly, soit officier. Depuis les débuts de la colonie on vit littéralement l’arme au poing, et jamais plus qu’en ces dernières années où agonise la puissance française.) Jean de Tilly, donc, formé par les disciplines les plus dignes, chérit le Canada d’une façon particulièrement militante: «. . . le sacrifice de son rêve d’amour à son devoir de soldat avait à ses yeux un grand prix et, dans le secret de son cœur, il l’offrit.» (p. 18.) Comment ce même jeune homme pourra-t-il entretenir pour Thérèse une passion qui risque de le forcer à abandonner la patrie? Que nous sommes naïfs de nous poser cette question! «Le cœur a des raisons que la raison ne connaît pas.» Voilà la clef romanesque. Cependant Laure Conan ne fausse pas, bien au contraire, la nature humaine en la montrant déchirée par des mobiles opposés. De cet antagonisme du devoir et de l’amour sont nées tant de belles œuvres! Ne cherchons pas noise à Conan d’avoir eu recours à ce puissant ressort dramatique. Soit, la fougue de la jeunesse était en Jean de Tilly; il espérait ces bonheurs dont le cœur a faim et soif, ici-bas; et, quand même, après avoir cédé à l’appel de l’amour, il se rendra à celui de l’austère devoir national. Ne nous étonnons pas que sa blessure se soit rouverte. Un pareil héroïsme exige du sang. Certes, dans le roman moderne, l’amour excuse à l’avance toute faiblesse. Ici, point. Laure Conan ne dédaigne pas les sentiments que d’aucuns raillent. Elle croit que l’honneur n’est pas périmé. Elle maintient la valeur morale à son plus haut sommet.
Thérèse est une âme délicate, récemment transplantée chez nous, à qui les raffinements de France ont longtemps paru nécessaires. Mais voilà que les choses changent, à mesure qu’elle aime plus ardemment de Tilly, et, en lui, par lui aussi, le Canada. Thérèse est une âme forte qui n’a point donné sa mesure et qui la donne dans son amour. La femme n’est vraiment elle-même, assurent les moralistes qui ne se trompent guère en cela, que dans ce don de soi jusqu’au sacrifice. Et Thérèse pourra dire avec sincérité à Mme d’Autrée qui ne s’explique pas que sa fille ne veuille point retourner en France: «. . . Il y a des plantes qui croissent et fleurissent très bien à travers les ronces et la pierraille». (p. 69.) Thérèse est une âme fervente qui ne défaille point dans l’épreuve. Sa dernière lettre à Jean exprime une douceur résignée, une foi, un amour qui ne sont déjà plus de ce monde: «Dieu n’a pas voulu que vous eussiez la douleur de me voir mourir. Si mon heure est venue, comme je le crois, ne me confondez pas avec mon cadavre. Je vous aimerai tant que mon âme vivra». (p. 228.) Oui, certes, cette petite fleur française a fleuri divinement dans la pierraille canadienne, et, si elle est morte, c’est sans doute d’avoir été arrachée de notre terroir où elle se fût épanouie dans sa libre beauté.
Si Thérèse d’Autrée est la Française qui désire devenir Canadienne, Guillemette de Muy est la Canadienne qui ne variera point. Gaie, alerte, robuste, industrieuse, elle met aux travaux du ménage, chez sa tante de Tilly, une application toujours éclairée d’un sourire, même à travers ses larmes, lorsqu’elle comprend que Jean aime ailleurs. Elle accepte sa tâche; elle s’y consacre; elle sait que le pays ne sortira pas d’ici longtemps des difficultés d’après-guerre, et, accomplissant son devoir, elle sent qu’elle ne fait que ce qui incombe à chacun. Ah! si Jean voyait clair en ce cœur transparent! Et point de dépit mesquin chez Guillemette. Laycraft s’avancera inutilement, riche, influent, vainqueur de la France et du Canada. A dix-huit ans, mûrie par les traverses nationales dont elle a souffert plus qu’à son tour, mademoiselle de Muy saura quel parti prendre: rester fille plutôt que de trahir la patrie. Tout de même, elle est femme, sensible aux hommages de l’officier britannique, touchée de sa correction. Laure Conan a fort bien rendu, incidemment, ce type de Laycraft. Il n’a point de morgue. Et c’est affirmer la vérité que de montrer chez les Anglais de remarquables qualités, lorsqu’ils veulent bien nous les témoigner. Le sacrifice de Guillemette n’en vaudra que mieux et l’art de Laure Conan n’aura rien de forcé.
Enfin, outre les Anglais, il y a trois groupements à effectuer parmi les personnages de ce livre: celui des Français, celui des Canadiens, celui de nos défaitistes. Voyons plutôt. Les Français, M. et Mme d’Autrée qui ont donné leur fils unique au Canada où les misères de la guerre l’ont tué, ont raison, avouons-le, de placer au-dessus du Canada leur doulce patrie. Ils n’oublient qu’une chose: que rester au Canada c’est encore accomplir une œuvre française. Et, s’ils ont raison dans leur préférence, combien les Canadiens, Mme de Tilly, Guillemette, le Gardeur, la Mère Catherine, l’abbé de Rigaudville et, finalement, Jean lui-même, sont aussi bien inspirés de considérer leur patrie à eux plutôt que la France. Quant aux défaitistes, ils sont résumés (ils étaient si peu aussi, relativement aux autres) en la personne du major de Muy qui n’est qu’un opportuniste de la dégringolade. Ce major-là compte parmi ceux qui, depuis 1760 jusqu’à nos jours, quoique de notre sang, sont sans cesse prêts à lâcher les leurs. Un défaitiste est une valeur à rebours; il emploie contre la race ce dont il est redevable à celle-ci; à lui s’applique, au péjoratif, la phrase que Laure Conan fait prononcer au chapelain de Rigaudville: «Monseigneur notre évêque a stigmatisé de retraite criminelle, de désertion le départ de quelques-uns des nôtres . . .» (p. 199.) Car ce n’est point encore le pire, pour certains, de déserter; c’est de rester, en tâchant de détourner l’effort d’autrui et de faire de la sorte déserter une part du courage national.
En vérité, ce roman de Conan arrive à son heure. Les personnages en sont de tous les temps, même si des d’Autrées n’existent plus. 1760 se perpétue dans la paix que nous semblons respirer. Il s’y perpétue, à cause de ceux qui hors de chez nous et chez nous, malheureusement, nous contestent à des degrés divers le droit de subsister en tant que race distincte, pour enrichir d’une civilisation qui vaut l’autre notre patrie commune.
* * *
On objectera peut-être que cette agréable affabulation est comme écrasée par son titre: La Sève immortelle. Ne serait-ce pas que l’abus des mots leur ôterait pour nous leur sens? Il n’en est pas de même de Laure Conan: les vocables, en son esprit, sont des signes d’idées. Ils ne sont pas emphatiques, ni contournés, ni faussés sous la plume de l’auteur. Cette sève, on voit assez qu’elle est, sans conteste, le sang français qui n’a point cessé d’être le nôtre et qui ne le cessera point, tant que nous nous refuserons à tout mélange. En second lieu, elle devient, par une transfusion morale, par la correspondance de notre caractère spirituel et de notre caractère physique, par la continuité historique de notre foi, de notre langue, de nos coutumes et par l’accroissement de nos influences, elle devient, cette sève, l’élément de notre persévérance, en dépit de tout, dans notre vocation ethnique providentielle. On doit ajuster au concept de la race ce que Vauvenargues écrit de l’individu: «Tout homme qui n’est pas dans son véritable caractère n’est pas dans sa force.» Et lorsqu’on songe à ce «miracle canadien» de soixante mille abandonnés qui, n’ayant pas consenti à périr, se chiffrent aujourd’hui à plus de deux millions en notre province, à un demi-million dans les provinces-sœurs et à un million six cent mille aux Etats-Unis, on ne doute plus que la fidélité des Canadiens à eux-mêmes, dont les héros de Laure Conan sont les archétypes, ne soit, décidément, l’indice d’une sève immortelle. L’érable national pourra étendre, même témérairement, ses ramures, il verra toujours, du moins nous le souhaitons fervemment, en son ombre s’abriter un peuple qui prend de lui sa leçon.
Or un autre aspect de l’ouvrage s’impose: la fusion adroite de l’histoire et du roman. Une seule citation, au style un peu abrupt, il est vrai, en indiquera ici le procédé. Nous sommes au moment où Jean, avec Fauvel, quitte l’Hôpital Général pour faire sa première visite aux d’Autrée.
Vous êtes prêt? . . . Allons, dit le docteur qui avait voulu le reconduire en voiture.
Les deux hommes échangèrent quelques saluts courtois avec les blessés anglais qu’ils rencontrèrent dans l’avenue.
Avec une émotion visible, Jean regardait vers les hauteurs de Sainte-Foy. Le docteur qui s’en aperçut jugea prudent de lui épargner la vue du champ de bataille.
Nous allons prendre la rue Sous-le-Coteau, dit-il, en détachant son cheval.
D’âpres et saines senteurs, des bruissements d’oiseaux montaient de la vallée encore boisée de la rivière Saint-Charles.
Le soleil resplendissait, une allégresse était dans l’air: tout ce qui avait des ailes était sorti des nids, mais malgré les six cents maisons recontruites par les Anglais, Québec était bien triste à voir.
Soixante-huit jours de bombardement avaient accumulé partout des décombres. Les églises, en partie démolies n’avaient plus de clochers, et le drapeau britannique flottait sur le château Saint-Louis.
Ce Québec si beau, que Lévis voulait brûler plutôt que de le livrer, l’Angleterre le tenait.
Jean serra les dents pour retenir le cri du sang. Sa fierté de race se révoltait: une âpre tristesse l’envahissait tout entier.
Un grand calme régnait dans la ville en ruines et cette paix l’accablait, l’étouffait. Il aurait voulu revenir aux longs jours du siège, entendre encore le sifflement des balles, le bruit sinistre de la mitraille, musique de mort. Alors,—si léger qu’il fût—un espoir restait. Maintenant, tout était fini. La terre natale, si jeune, si belle, il la voyait violée, livrée à l’étranger.
Cette douceur, ce charme que la pensée de Mademoiselle d’Autrée avait répandu sur sa tristesse, lui pesaient comme un remords. Il en ressentait une honte et se jugeait petit, puéril . . . (pp. 345-6-7.)
En ce court passage, on distingue déjà l’état d’âme de Jean, partagé entre Thérèse et la Patrie, et à qui la Patrie formule son muet reproche. L’Anglais est présent. On le salue courtoisement: cela ne change rien au fond des choses. Et voici la rue Sous-le-Coteau, les souvenirs exacts du bombardement. Donc, la psychologie des personnages, la situation des lieux, l’état sommaire de la question historique sont exposés, en s’éclairant les uns les autres. Non, l’histoire ne dessèche pas ce roman.
Dans le même esprit, il faudrait relire, par exemple, la scène où la Mère Catherine apporte à Jean son uniforme de guerre, raccommodé et lavé, et le pain de seigle dont elle peut disposer. (pp. 18 et ss.)
Mais dirons-nous quelles ombres sont au tableau? Il le faut bien. Laure Conan se plaît trop, alors que le roman va bon train, à tourner court. Ce grief est suffisamment fondé. Essayons toutefois de l’expliquer.
L’ellipse est une forme de style où la pensée éclate en raccourci. Conan use couramment de l’ellipse. Elle en a de fort jolies. Elle écrira (Jean annonce à son frère Le Gardeur qu’il abandonne le Canada): «Je devrais pleurer à creuser les pierres.» Ce qui est certainement une façon extrême de pleurer, et convenable au sujet. Ailleurs, Thérèse se lamentera, au milieu de son délire: «L’amiral me mettra sur une planche . . . me laissera glisser dans l’océan. Va, petite Française.» (p. 171.) N’est-ce pas que cette contraction presque infime est plus expressive que si tout était surabondamment commenté? Il n’empêche, cependant, que la suppression des idées intercalaires, lorsqu’elle s’applique à la composition, peut brusquer trop vivement l’action, au point de la rendre difficile à suivre? L’ellipse est, étymologiquement, une omission. Quelques bribes d’idées omises désorientent parfois le lecteur un peu exigeant. En voici un exemple: «Sous le chaud soleil, Jean repassait l’histoire de la Nouvelle-France, pleine d’orages, de sang, d’héroïsme. Comme les Français avaient été fraternels aux cruels indigènes». (pp. 27-28.) Nul ne songe à nier l’héroïcité de cette fraternité, encore faudrait-il lier plus étroitement le sens de cette exposition à celui de son apparente conclusion. Il est bien entendu que nous parlons encore au nom du lecteur un peu exigeant qui veut qu’on lui mette tous les points sur tous les i. Mais voilà, les transitions ne sont pas toujours assez marquées. Sont-ce chez l’auteur des indices de fatigue cérébrale? C’est possible, lorsque l’on sait à travers quelles difficultés et quelles souffrances fut écrit ce livre. Pourtant qu’on fasse bien attention à ceci que, le plus souvent, un fait d’apparence bénigne, et que nous avions oublié, eût été utile à noter pour l’intelligence complète du récit. C’est le mot, voire la phrase, qui forme clef de voûte dans un développement. Ainsi, si vous pensez que Jean, après avoir tant aimé Thérèse, se console un peu vite, n’allez pas perdre de vue qu’il s’est passé un an entre la mort de celle-ci et l’arrivée à Québec de la lettre de deuil. Et Laure Conan souligne, en outre: «Le temps s’écoula sans amener chez lui de changement.» (p. 230.) Il reste à notre imagination la ressource de fixer une durée à cet intermède, et suffisamment longue pour que Jean ne cesse point de nous demeurer sympathique, ce qui variera avec les lecteurs!
Il y a certes, toutes proportions gardées, un don en Laure Conan, un don de romancier, et un don de styliste aussi. Ce n’est point la phrase artificielle, mais l’art de dire joint à l’art de faire. Les préoccupations d’art sont certaines. Ce livre est un poème symphonique de sons et de couleurs. Tantôt il est symphonie d’amour, et tantôt symphonie martiale. Qu’une femme ait chanté l’amour, nul ne s’en étonne; qu’elle ait chanté la guerre, on se récrie. On a tort. Chanter la Patrie qui combat, c’est encore aimer et d’une façon plus généreuse et plus large encore.
Fauvel, allègre, murmurera bien:
Ah! si l’amour prenait racine,
J’en planterais dans mon jardin.
Ce ne sera qu’un air dans l’ensemble.
Mais deux vers surgiront répétés aux bons endroits, en leitmotiv:
Nous irons tous les deux
Dans le chemin des cieux.
Et ce sera, moins triste et pourtant avant la tempête également, une inspiration semblable à celle que Pierre Loti a eue, lorsqu’il fit entonner à ses marins, Yann et Sylvestre, dans Pêcheur d’Islande, le mélancolique Jean-François de Nantes.
Symphonie contrastée, vraiment, que celle du roman de Jean et de Thérèse, de Guillemette et de Laycraft, de Guillemette et de Jean. C’est, en tierce, le procédé de Tolstoï, dans Anna Karénine, où deux amours qui se voisinent sont racontées.
Effets d’art, toujours, et cette fois pastels délicats, les portraits de Thérèse et de Guillemette, tandis que celui de Jean sera formé d’études rapides, de hachures qui rappellent la pointe sèche. Bornons-nous à celui-ci de Thérèse, que Jean le retrouve en lui-même ou que Laure Conan le décrive directement:
La tendre douceur de sa voix lui restait dans le cœur. Il revoyait la fugitive rougeur à sa joue pâle, l’expression de ses yeux gris nuancés de ciel et d’eau, le trouble charmant qu’elle ne savait pas dissimuler. (p. 83.)
Elle était bien mince, bien frêle, dans sa robe noire très simple. Son teint avait perdu son éclat, mais sa pâleur restait fraîche; elle n’enlevait rien à la beauté de la peau et ajoutait au charme de son visage éclairé par de très beaux yeux.
Charmants tableaux aussi: l’aparté de Jean et de Thérèse, pendant que le colonel d’Autrée, en chaperon consciencieux, s’est endormi (pp. 43 et ss.); ou la scène de la confection du drapeau, pour le service anniversaire du marquis de Montcalm (pp. 84 et ss.); et, enfin, la peinture de nos saisons, de leurs progressions et régressions. (pp. 158-9, 160, 166, 167, 185.)
Les images justes abondent. Ainsi le Gardeur dira à Jean quelle peine il causera à madame de Tilly qui ne cesse d’assurer «. . . qu’il faut nous unir, nous ranimer, comme les tisons d’un même foyer.» (p. 202.) Lévis s’attendrira sur le sort de la Nouvelle-France qui lui apparaît «touchante comme une belle vierge qui vient de mourir» (p. 92), et s’exclamera: «Le poids de cette morte pèse sur moi.» (p. 97.) Et à Jean qui proteste Lévis répondra: «Dieu vous entende . . . C’est ici que votre sang a coulé.» (p. 97.)
* * *
L’élévation du sujet, l’abondance et la dignité des enseignements, l’habileté assez générale dans l’exécution, le sentiment très vif de l’histoire, le goût des détails précis (quoiqu’il arrive que certains d’entre eux puissent surprendre: un soldat de la trempe de Jean de Tilly ne se regarde pas autant dans le miroir que l’explique Conan, aux pages 33 et 34)! la spontanéité du débit, rapide et primesautier, avec les avantages et les défauts du primesaut, une psychologie suffisante qui ne s’embarrasse pas d’épiloguer, la grâce et la simple correction du style, la fraîcheur de l’émotion, voilà ce qui concourt à rendre plus qu’attrayante la lecture de La Sève immortelle. Peut-être aussi ce livre emprunte-t-il aux circonstances qui ont marqué sa composition une puissance de séduction plus grave.
Car, en traçant ces lignes, nous ne pouvons nous empêcher de songer que l’œuvre posthume d’un auteur est la plus touchante de toutes celles qu’il a laissées. Et qu’on nous pardonne d’exposer ici une quasi analogie dont s’éclairera notre pensée. Omnis claudicat comparatio! Il est vrai. Nous savons autant que quiconque en quoi cloche celle-ci et en quoi elle est applicable. Si les choses diffèrent entre elles, elles ont quand même de ces correspondances intimes, grâce auxquelles on saisit mieux leurs caractères vrais. Voyons plutôt.
Le maëstro Puccini avait laissé un opéra posthume incomplet. Et lorsque celui-ci fut donné en public, le chef d’orchestre, au moment où les violons jouaient, comme un long sanglot, la dernière mesure de la partition, s’avança, au milieu du recueillement général, et dit ces simples mots: «Ici mourut Giacomo Puccini . . .»
Hélas! M. le sénateur Thomas Chapais n’accomplit-il pas envers notre romancière le même pieux office, en nous avertissant, dans une préface qui paraphrase en quelque sorte l’éloge funèbre si laconique ci-dessus, de quelle façon et à quel moment est morte Laure Conan? Plus heureuse pourtant que celui dont l’œuvre demeure tronquée, Conan aura du moins eu le court répit d’écrire son chant du cygne. Chant imagé, verset de quelque Cantique des Cantiques transposé à notre usage, qu’elle prête à la douce Guillemette de Muy, bien qu’il ne soit pas tout à fait au point d’excellence où elle l’eût voulu, et qui signifie, avant que la plume ne tombe de la main qui l’a si longtemps tenue, la joie surabondante d’un amour, le symbole de la fidélité canadienne.
Vous m’aimez, Jean? . . . Alors, croyez-moi, je porterai toutes les peines de la vie aussi facilement que le cap Tourmente les gouttes de rosée. (p. 231.)
Et le savant préfacier ajoute:
«Cela fait, et ses dispositions suprêmes étant prises,» Conan «se confia avec une résignation admirable à la volonté de Dieu. Quelques jours plus tard, elle n’était plus.»
L’honorable sénateur Chapais ne nous indique-t-il point que, à défaut des honneurs humains dont la Vie a refusé à Laure Conan les guirlandes périssables, c’est la Mort qui l’a voulu couronner, Elle qui éternise parfois ce qu’Elle touche? . . . Car il n’y a pas de plus pathétique laurier, ni de plus pur, que celui dont s’illustre désormais chez nous le souvenir de celle qui acheva, sous l’étreinte de la Camarde elle-même, le livre de la Sève immortelle.
[17] Bibliothèque de l’Action française, Montréal, 1925.
A la mémoire de nos aïeux qui, pour
leur foi et leur langue, ont su souffrir
et mourir.
O. L. G.
Le Père Orner Le Gresly, eudiste acadien, professeur de littérature française au collège du Sacré-Cœur, à Bathurst, présente au lecteur la deuxième édition de la thèse qu’il a brillamment soutenue en séance publique (novembre 1925), à l’Université de Paris, et qui lui a valu son titre de docteur ès lettres.
Evidemment, l’auteur ne se contente pas d’avoir écrit son ouvrage dans un style ferme, volontiers contenu, ni de manier une phrase dont on ne peut assez le louer, tant le scrupule syntaxique y est respecté (chose qu’il arrive, pour le plus cuisant supplice du critique, ne point trouver ailleurs, chez certains de nos scribes qui se croient écrivains). Il a fixé son travail sur une charpente solide et prouvé par une accumulation de faits ce qu’il avance. Ordonné dans sa forme et dans son fond, ce livre est de la sorte deux fois français. Que le Père Le Gresley ne partage peut-être point chacune des opinions de l’abbé Couillard-Després sur le fameux Latour, cela nous indiffère, à la vérité. Scinduntur doctores . . . L’Enseignement du français en Acadie n’en sera pas foncièrement affecté. Pour l’instant, cela seul nous importe.
Le Père Le Gresley, donc, établit d’une manière péremptoire qu’en arrivant au pays les Acadiens apportèrent le trésor de la bonne langue de France, langue qu’ils ne cesseront de faire entendre, même lorsque l’expulsion les aura conduits en Louisiane, au Labrador, dans les cachots d’Angleterre, ou disséminés dans les forêts de leur patrie. L’historien confirme, avec une sûreté égale, que tous ces «martyrs de l’honneur et de la probité» s’efforcèrent, outre qu’ils la gardèrent intacte, de répandre leur parlure, sous le régime français, et qu’ils la soutinrent contre l’oppresseur, la domination britannique venue, au point d’en affirmer auprès de celui-ci la vertu conquérante.
En cela, disons que les Acadiens se montrèrent Français autant que nous. Les accidents géographiques, les circonstances, non la désaffection, les séparaient de nous qui combattions ici pour la même cause sacrée. Et maintenant que la Providence nous rapproche, si bien que nous nous retrouvons côte à côte, le plus violent de la tourmente, souhaitons-le, étant passé, combien nous nous sentons tous Canadiens à jamais! Mais eux furent les premiers à la peine, les plus éprouvés, les plus miraculeusement conservés, et ce n’est guère assez que nous leur tendions une main fraternelle. Il faut que nous apprenions, pour les aimer, s’il se peut davantage et plus efficacement, à mieux connaître leur admirable histoire. Rien, en effet, par la noblesse et la constance, n’est au-dessus du triptyque des luttes que livrèrent pour notre idéal commun les Acadiens: de 1604 au Grand Dérangement, de 1755 aux lois de 1864-71-77, et de ces dernières à nos jours. Tous ceux que préoccupe la défense de la langue française au Canada, et par elle la défense de notre foi, s’assureront un réconfort précieux, à bien comprendre le sens des tableaux que nous offre, en soulevant les volets du triptyque, le Père Le Gresley.
* * *
«C’est la vieille langue nationale», au témoignage anglais de J. Geddes, que parlaient les Acadiens. En elle persistait la veine de Marot, de Ronsard et de Rabelais. (Souvenons-nous que Ronsard n’était disparu que dix-neuf années avant la fondation de notre Port-Royal.) Et telle veine heureuse s’enrichissait, avec le temps, d’apports inestimables. Car la colonisation de l’Amérique française, dont fait partie l’Acadie, est surtout l’œuvre du XVIIe siècle: c’est-à-dire de l’époque où la France s’avérera la nation-maîtresse d’Europe, par la population, la science, la politesse des mœurs, les lettres (on sait lesquelles et leur lustre immortel) et la perfection de l’idiome que reproduisent ces lettres. Cette colonisation est encore l’œuvre de la première moitié du dix-huitième siècle (Louisbourg date de 1713). Or, au contraire de la France qui, bien antérieurement à la révolution, «possédait des milliers d’écoles primaires» (Allain), «en Angleterre, aussi bien qu’en Irlande, pas même l’embryon d’un système digne du nom d’éducation n’exista avant 1808». (Campbell) Et «la situation du peuple en Ecosse était alors presque aussi lamentable qu’en Irlande». (p. 140.)
Chez nous, les Acadiens instauraient, avec le goût du savoir, quatre années avant que Champlain ne fondât Québec, le culte de Sa Majesté la Langue française. Bien plus, si Bougainville rapporte que «vers la fin du régime français il existait à Québec un cercle littéraire»,[19] le Père Le Gresley souligne qu’il y en avait un en Acadie (le premier du Nouveau-Monde), dès 1606-07: l’Ordre de Bon-Temps, dû à l’initiative de Marc Lescarbot, docte avocat de Paris et pionnier des instituteurs d’Amérique.
Or voici les Jésuites: Biard, «un savant»; Massé, «un ascète» (p. 13), qui complètent l’ébauche éducationnelle de Lescarbot. (Qu’eût dit Blaise Pascal de voir les Jésuites à Port-Royal!) Presque aussitôt, et comme nécessairement, derrière ces édificateurs de beauté, arrive la soldatesque conduite par Argall, qui fond (1613) sur Port-Royal et Saint-Sauveur. Leurs missionnaires prisonniers, les habitants se réfugient dans les bois pour éviter la mort. Cependant les Récollets reprennent la tâche, en 1618, et les Jésuites, en 1632. «C’est à ces missionnaires et aux Jésuites que nous devons, outre de nombreux ouvrages sur la langue indienne, les principales sources de l’histoire d’Amérique.» (p. 23.)
C’est l’heure (1632: traité de Saint-Germain-en-Laye) où de Razilly, avec trois cents hommes d’élite, accompagnés de Pères Capucins, rentre en Acadie. Une des obligations que la Compagnie de la Nouvelle-France accepte de Richelieu et que de Razilly délègue aux Capucins est d’enseigner le français. Les moines fondent le Séminaire de la Hève (1632-33), trois ans avant le collège des Jésuites de Québec et cinq ans avant celui de Harvard. «Grâce aux missionnaires capucins, c’est à l’Acadie que revient l’honneur d’avoir possédé les premières écoles et le premier séminaire en Amérique.» (p. 30.) Les laïcs, à leur tour, font leur part: le seigneur d’Aulnay sacrifie sa fortune à l’avancement de l’instruction et Madame de Brice dirige l’école des filles de Port-Royal.
Cependant (1643), «les Bostonnais, secondés par cent cinquante protestants de La Rochelle et guidés par le traître Latour, attaquent Port-Royal». (p. 38.) Et puis «la Nouvelle-Angleterre, malgré la paix qui régnait entre les deux métropoles» (p. 43), décrète la ruine de l’Acadie. Celle-ci, de 1654 au traité de Bréda (1667), restera au pouvoir des Anglais.
Les Capucins avaient été tués ou chassés. Mais, privés de leurs éducateurs, les Acadiens n’en demeurent pas moins attachés à leur langue qu’ils étudient de leur mieux, les laïcs suppléant les religieux. Tout de même, de 1667 à 1713, signalons le dévouement d’une sœur de la Congrégation de Notre-Dame (1686), du grand vicaire Petit, de l’abbé Geoffroy (dont l’œuvre est à deux reprises renversée par les Britanniques), soldats ou corsaires (1680 et 1691), de l’abbé Mondoux, de l’abbé Trouvé, sulpicien (écoles des Mines et de Beaubassin), du récollet Félix Pain (célébré par Longfellow sous le nom de Père Félicien) et des religieuses de la Congrégation des Filles de la Croix. Autant de personnes, autant d’éducateurs. Et, tandis que les troupes ennemies surgissent derechef pour saccager l’Acadie et ses écoles, l’évêque de Québec, Mgr de Saint-Vallier, tente encore de promouvoir l’instruction des Acadiens.
Investi, en 1704 et 1707, Port-Royal est pris en 1710. Le traité d’Utrecht (1713) livre l’Acadie. Le sulpicien Breslay, en dépit des attaques du gouverneur Armstrong,[20] reste à son poste d’éducateur. L’école de Port-Royal résistera jusqu’en 1755. En 1724, succombera «sous les balles anglaises, victime de son zèle et de ses succès» (p. 64), l’érudit Père Rasle, jésuite. Mais l’anglicisation des nôtres n’en sera pas hâtée d’un pas d’oie. Le caractère acadien sort plus pur de chaque épreuve.
Hélas! pourtant, la fin du régime français est imminente, malgré que Versailles implante une autre Acadie sur l’Ile Royale. Quoi qu’il en soit, les Récollets sont chargés de l’instruction dans l’île entière et l’évêque de Québec permet l’ouverture d’un noviciat à Louisbourg. Là, également, une sœur de la Congrégation Notre-Dame de Montréal fonde une école de filles à laquelle succédera un pensionnat. Or Louisbourg, pillé en 1744, est détruit en 1758. «. . . Les dernières maisons d’instruction complètement françaises furent englouties dans l’immense brasier.» (p. 70.) La déportation en masse a marqué le sort de l’Acadie.
Il est très difficile de retrouver les programmes scolaires acadiens, l’ennemi ayant détruit, «dans un dessein inavouable» (p. 76), les documents qui nous renseigneraient pleinement sur le sujet. Par un miracle de labeur, le Père Le Gresley a pu tout de même reconstituer quelques pièces du dossier. Les notaires et autres notables formés dans les écoles acadiennes d’alors sont une preuve de la qualité de l’instruction qu’on donnait: «leur style est simple, correct et parfois même élégant». (p. 78.) Et puis, certaines requêtes sauvées du désastre portent les signatures, non pas les croix, de 50% à 60% des requérants: pourcentages, et c’est merveille! qui dépassent ceux de France même, tels qu’établis par Maggiolo. (p. 81.) Les dénigreurs Brook, Watson, Wroth, des Deniers (quel nom symbolique pour un Judas!) sont contredits par ces faits autant que par le nombre d’écoles françaises et par les conclusions des historiens Bingay et Thibeau.
* * *
Examinons brièvement la situation pénible faite au français, dans les provinces maritimes, depuis 1755 (bien que les territoires propres à celles-ci n’aient été délimités que plusieurs années après la conquête), jusqu’à la promulgation des lois scolaires.
En Nouvelle-Ecosse, où les razzias continuent, on ne compte que quelques centaines d’Acadiens, réfugiés dans les forêts. D’autres sont prisonniers à Halifax «ou travaillent comme des mercenaires au profit de leurs maîtres». (Rameau.) Mais, en 1770, deux groupes se rencontrent déjà: à la baie Sainte-Marie et au Cap-Breton. Leur vitalité est telle qu’en 1805 ils forment un tout de 8,000 âmes. On ne réussit point à dénationaliser ces Acadiens qui ouvrent des écoles libres. La loi de 1766 est impuissante à les contenir. Ah! qu’ils parlent bien le français et qu’ils l’écrivent même. Lisez avec le Père Le Gresley, les livres de bord de leurs capitaines, surtout celui de Pierre Doucet «indiquant à la fois un esprit exercé et une main sûre». (pp. 89-90.) Apprenez enfin que 30% des signatures d’un règlement rédigé par le Père Sigogne sont de mains différentes. Et «il y avait pourtant cinquante ans qu’on avait enlevé aux Acadiens tout moyen de s’instruire!» (p. 90.) Avec quelle piété les Anciens, faute de mieux, ont souvent tenu lieu de maîtres à nos frères . . .
L’abbé Bourg, à qui toute l’Acadie est confiée, et le Père Sigogne,[21] éducateur-né, feront resplendir la lumière qui ne s’est pas éteinte. Qu’importe que la proportion des lettrés ait fléchi, depuis 1755, de 50% à 32%! L’effort sera plus digne des ouvriers: maîtres et élèves.
Aidé par un député protestant anglais, dont le nom mérite grand respect, Halliburton, le Père Sigogne pacifie d’abord les esprits. Puis il s’applique à l’instruction de ses ouailles. Il fonde des écoles (dix-sept écoles sont fréquentées par six cents Acadiens) et même un collège, pendant qu’un laïc, Louis Brunet, exerce le métier de professeur ambulant. A la vérité, le Père Sigogne a créé un mouvement intellectuel qui ne fait que s’accentuer. Et une loi de 1841 sanctionne l’usage de la langue maternelle dans les écoles. Mais le français, le gaëlique et l’allemand sont sur le même pied. En 1854, une école normale est fondée où l’on permettra aux nôtres de se préparer à l’obtention de diplômes d’instituteurs. Au fur et à mesure que nous faisons nombre, en Nouvelle-Ecosse, au Cap-Breton, partout en Acadie, on finit par nous céder un lambeau de nos droits. Ainsi, au Nouveau-Brunswick, lors de la Dispersion, il y a 2,500 Acadiens: Belcher décide d’achever ce que Lawrence a oublié. En 1761, autre orage. Or, en 1763, après le traité de Paris, 800 Acadiens environ reviennent en Acadie, dont plusieurs au Nouveau-Brunswick. En 1775, les loyalistes anglais inaugurent leur persécution. Cependant, les curés et les pédagogues enseignent le français aux petits Acadiens que rien ne peut empêcher de naître. C’est ainsi que dans le Madawaska où ils sont parqués, les Acadiens ont leurs écoles de Saint-Bruno, Sainte-Luce, Grand’-Isle, Saint-David, où professent les maîtres formés par le curé Lagarde.
Dans le nord de la province, même histoire. Des Barres et Seaman enlèvent aux Acadiens les terres que ceux-ci cultivent depuis quarante ans. On demeure pauvre mais Français! Othon Robichaud organise la paroisse de Neguac, Auguste Renaud une école, de même que le futur fondateur du collège de Caraquet, Mgr Allard. Mlle Doucet enseigne à Bathurst. Les laïcs précèdent ici les missionnaires, quatre prêtres français, qui seront accueillis avec la joie que l’on pense.
Une succession de lois 1802-5-16-19-47 (1847: Ecole normale) desserre graduellement l’étau juridique. La loi de 1871 accordera aux Acadiens, moyennant certaines obligations, «de puiser, eux aussi, au trésor provincial pour l’entretien de leurs écoles».
Quant à l’Ile du Prince-Edouard, elle était peuplée de 5,000 Acadiens en 1755. Leur déportation fut la plus brutale. Ceux qui restent sont l’objet du dévouement d’un prêtre écossais, l’abbé James MacDonald. Mais le gouverneur Fanning supprime leur langue. Il n’y a que de rares écoles françaises. En 1816, on remarque celle de l’abbé Beaulieu, à Rustico. Un protégé de Mgr McEachern, l’abbé Sylvain Poirier, instruit les siens et fonde pour eux une bourse au collège de Memramcook. En 1830, 4,000 des nôtres ont vingt écoles, quoique, officiellement, les Acadiens n’existent plus. La même année, l’établissement du bureau d’éducation chargé de conférer les brevets d’enseignement laisse les Acadiens devenir instituteurs eux aussi. En 1845, sur un total de 112 maîtres, on relève les noms de sept Acadiens. En 1847, un décret accorde dix livres sterling «aux instituteurs sachant le français et réunissant vingt élèves.» En 1852, la distinction entre instituteurs d’origine française et anglaise disparaît. Les uns et les autres ont même avantage auprès du trésor provincial. De 1830 à 1877, une certaine bienveillance gouvernementale s’accentue, de telle sorte qu’en 1855, il y aura dix-sept instituteurs français. En 1831, Mgr McEachern, grand ami des Acadiens, ouvre le premier collège catholique des provinces maritimes.
Ces provinces ont aussi des couvents: à Tracadie (religieuses acadiennes); à l’autre extrémité de la Nouvelle-Ecosse, la maison Sainte-Marthe du Père Sigogne; à Arichat, le couvent de la Congrégation Notre-Dame (1856); à Arichat et Acadieville, ceux des Filles de Jésus.
Il ne resterait plus qu’à signaler les tentatives, au Cap-Breton, de l’abbé Girouard, qui confie aux Frères des Ecoles chrétiennes sa maison d’Arichat (1861); l’essai de création, par les évêques de Québec, d’un collège à Memramcook, projet auquel s’opposèrent vivement les gouverneurs anglais; l’ouverture de l’Académie de l’abbé Lagarde, à Saint-Basile; la fondation de bourses, au collège de Sainte-Anne-de-la-Pocatière, par le grand vicaire Langevin; la construction du couvent des sœurs de la Charité, par l’abbé McGuirck; et puis, l’érection de l’école normale et du collège classique du Maine (situés dans la fraction du Madawaska cédée par l’Angleterre aux Etats-Unis, en 1842): et celle des collèges de Grande-Digue et de Barachois, de l’abbé Gagnon, et celle enfin du collège Saint-Louis, des abbés Richard et Biron. Nous pourrions voir surgir ensuite dans les provinces maritimes trois universités et de nombreux couvents, où le français a un sort parfois variable, mais où, si les Acadiens ont leurs franches coudées, il occupera la place d’honneur.
* * *
Enfin, au juste, que trouvons-nous, en raccourci, sous le régime des écoles officielles actuelles?
La loi de 1864, en Nouvelle-Ecosse, impose un programme unique: pas un mot de français avant le 9e degré. Celle de 1902 nomme une commission qui statue qu’à partir du 5e degré tout l’enseignement se fera en anglais.
La loi de 1871, au Nouveau-Brunswick, a d’égales sévérités. Les Acadiens s’en émeuvent. La troupe marche. Le sang coule à Caraquet. Mais 1874 est l’année d’un compromis: l’enseignement religieux sera donné en dehors des heures de classes et l’usage du français, comme langue de communication, sera toléré jusqu’au 6e degré.
Pour ce qui est de l’Ile du Prince-Edouard, la loi de 1877 supprime le français dans les écoles. En 1892, on concède l’usage d’un livre de lecture français. Les instituteurs se servent même de notre langue, pendant les premières années du cours. Un inspecteur français est nommé.
Les trois lois de 1864, 1871 et 1877 faisaient opérer à la cause acadienne un recul certain, que la vaillance de nos frères change lentement en avance progressive.
Dans les écoles officielles, il y a douze degrés: huit pour le cours primaire, quatre pour le supérieur. On ajoute aux matières ordinaires le chant, la gymnastique, l’histoire naturelle, la morale.
Quant aux fonds nécessaires à l’administration et à l’entretien des écoles, ils proviennent «de trois sources: de la province, du comté et du district». (p. 157.) L’assistance est obligatoire sous peine d’amende.
Dans les écoles normales, on enseigne même le français en anglais! Mais il y a au Nouveau-Brunswick des cours spéciaux de français pour préparer les Acadiens au brevet de 3e classe français.
Les Acadiens, toujours sur la brèche, vont donc fonder leurs collèges qu’ils soutiendront de leurs seules ressources. D’abord celui du curé Lafrance, à Memramcook (1854), qui compte aujourd’hui quatre cents élèves et quarante professeurs; puis celui de Sainte-Anne de la Pointe-à-l’Eglise (1891) où des Eudistes se prodiguent, au milieu de misères héroïques (collège purement classique, maintenant peuplé de deux cents élèves); enfin, encore une œuvre des Eudistes, celui du Sacré-Cœur, transféré à Bathurst, après divers incendies, et qui accommodera bientôt quatre cents élèves. Aux Eudistes également incombe le soin d’ouvrir le premier grand séminaire, celui du Sacré-Cœur, à Halifax.
Le programme des études secondaires en Acadie s’éloigne un peu du nôtre, de façon générale. Il convenait de l’adapter aux circonstances.
Les couvents fleurissent. La Congrégation Notre-Dame en a vingt à elle seule. Trois sont français, six bilingues et onze anglais, (huit sont libres). Puis viennent les couvents de la Congrégation Notre-Dame du Sacré-Cœur, d’un caractère si français; ceux des hospitalières montréalaises de Saint-Joseph (comprenant tous les degrés des écoles publiques); ceux de la Congrégation des Filles de la Sagesse (maison-mère en Vendée); et ceux des Sœurs de Jésus-Marie (filiales de notre établissement de Sillery). Ainsi la Province de Québec et la France servent notre chère Acadie.
* * *
C’est l’association, l’union étroite qui permettront aux Acadiens de vivre leur vie française. Voyez les succès remportés par la Société de l’Assomption dont on énumérait deux cents succursales! Voyez les résultats pratiques des conventions nationales et de la diffusion des journaux.
Certes, la fidélité acadienne a touché bien des cœurs anglais qui éprouvent que les Acadiens ont pardonné et ne désirent rien enlever à personne, mais simplement réclamer justice. Dalhousie, Kitchener, Mowatt, Graham, Grant, Baker, Magu, sans nommer tels évêques et prêtres, ont reconnu la justice de la thèse acadienne. (Il n’empêche encore que les Etats-Unis et l’Allemagne accordent plus large place au français que le Canada, hors Québec, n’en octroie, et que nous tenions nous-même d’un vieil Acadien instruit cette amère parole: «On ne nous cède que ce qu’on ne peut nous retenir.»)
Or c’est à l’élite qui sortira des universités de Halifax, d’Antigonish, de Memramcook et des collèges déjà cités, de faire magnifique une cause si méritoire. (Le clergé accomplit plus que sa quote-part en cela.) Et c’est le berceau acadien qui sera à la base de toutes les conquêtes.
Les proscrits de 1755 étaient, en 1921, 56,619 en Nouvelle-Ecosse (contre 467,218 Anglais), 121,111 au Nouveau-Brunswick (contre 266,765 Anglais), et 11,971 en l’île du Prince-Edouard (contre 76,644 Anglais), soit 189,701 (contre un total de 810,627). Et leur langue, amoureusement vénérée, garde leur foi, car ils n’ignorent pas les malheurs arrivés à d’autres. La Catholic Encyclopedia ne déclare-t-elle pas «qu’en 1900, sur trente millions d’Irlandais de naissance ou d’origine, on ne compte plus guère que cinq à six millions de catholiques» et qu’ «au Canada on estime à 50% le nombre des abjurations irlandaises»? (p. 240.) De son côté, la revue America, sous la plume du docteur James Walsh (1er mai 1926), ne déclare-t-elle pas que l’Irlandais, sa natalité diminuant sans cesse, est en train de disparaître d’Amérique, à mesure, concluons-nous, que s’émousse sa foi.
Pour nous, que la tâche est encore ardue! Que d’anglicismes à extirper, encore, sans doute, en certains quartiers! Notre confiance victorieuse est de savoir de quelle trempe est l’âme acadienne. Au moins, nous qui sommes de même souche, coordonnons nos efforts avec ceux de nos frères acadiens. Les frontières interprovinciales sont illusoires. Partout où est notre sang français et catholique, là est la patrie. La France, par l’Alliance française, l’Ecole Montalembert et le ministère des Affaires étrangères, a fondé des bourses acadiennes chez elle. Nous en avons fondé nous-mêmes chez nous, en l’Université Laval et en presque chacun de nos collèges.[22] Ne faudrait-il pas que nos Mécènes en fondassent davantage? Bourses universitaires surtout et même bourses pour les Acadiennes, dans nos couvents: «La main qui berce l’enfant fait plus pour la conservation de la langue que les professeurs des écoles et des collèges». (p. 240.) Par là nous travaillerons à la solidarité française au Canada. Ne nous contentant pas de la défense de la langue, nous reprendrons le titre que Joachim du Bellay choisit pour son livre-manifeste: nous nous appliquerons à la Deffense et à l’Illustration de notre parler. Nous fournirons à de jeunes Acadiens, et nous ne pouvons nous y refuser, l’occasion de suivre le haut exemple du Père Le Gresley, de devenir des maîtres supérieurs de français, et d’ajouter des traits inédits à l’épopée scolaire ou à l’épopée générale de notre pays. Puissent-ils y mettre la distinction qu’a employée notre auteur à illustrer lui-même, comme il l’a défendu, l’enseignement du français en Acadie. Puissent-ils ne jamais oublier non plus l’idée inspiratrice que le Père Le Gresley emprunte à Léon XIII et qu’il réalise sans défaillance: «La première loi de l’histoire est de n’oser rien dire de faux et d’oser dire tout le vrai.»
[18] Chez Gabriel Enault, Mamers, France, ou au Collège du Sacré-Cœur, Bathurst-Ouest, N.-B., Canada.
[19] Manuel d’Histoire de la Littérature canadienne-française, abbé Camille Roy, p. 13.
[20] «Cet Armstrong faisait insulter le curé de Port-Royal dans son église et même fouetter les Acadiens pour leur faire proférer des accusations contre leur curé.» (Casgrain, cité par le Père Le Gresley).
[21] Cette admirable figure est bien vivante aussi dans les Français du Sud-Ouest de la Nouvelle-Ecosse, 1905, Valence, par le Père P.-M. Dagnaud, curé-fondateur de la paroisse du Saint-Cœur-de-Marie, à Québec.
[22] M. l’abbé Arthur Maheux, préfet des études au Séminaire de Québec, ami très sûr des Acadiens, pour lesquels il a fondé à Québec le Cercle d’Aulnay, a bien voulu nous fournir des précisions là-dessus. Il y a actuellement dix-sept boursiers acadiens (deux bourses sont encore disponibles, qui auront des titulaires en septembre 1926), dans les collèges de la province de Québec, mais l’Université Laval ne dispose que d’une seule bourse pour les laïcs. Si ces jeunes gens veulent se perfectionner à l’Ecole normale supérieure, etc., il faudrait les y aider. Déjà, des Québecquois généreux défraient le coût des études théologiques de plusieurs séminaristes acadiens.
Il s’agit d’un pays immense.
Charlevoix.
Sous une rubrique fort ample, M. Robert de Roquebrune a abrité un alerte petit livre, soigneusement détaillé et curieusement agencé. Ce livre, pensez-vous, devait être un roman. Mais il s’est trouvé que le sujet a semblé tellement photogénique à notre auteur, que celui-ci, comme on le voit dans sa préface, n’a pu se tenir de mêler aux procédés habituels de la narration romanesque ceux qui sont assez propres au cinéma. Le livre, en tant que roman, y a perdu quelque chose: le charme du récit s’est parfois rompu, le mouvement lui-même a été fragmenté. Pourtant, certaines actions partielles ont acquis à ce jeu, M. de Roquebrune y concentrant les feux de sa lentille bien au point, une intensité de vie plus soudaine et plus nouvelle. Nous allions dire: une vivacité tout-à-fait dernier Cri . . . C’est que M. de Roquebrune n’est guère un classique attardé en notre siècle trépidant, et qu’il permet que nul n’en ignore. Or, s’il compose assez périlleusement, il écrit bien joliment: n’est-ce pas tout ce que, à notre tour, nous voulons que l’on sache aussi un peu davantage?
* * *
Nous sommes en décembre 1869, à Québec. Un érudit sauvagiste canadien, M. Augustin Ménard, découvre les lettres de noblesse, si on peut ainsi nommer les «armes parlantes», «peintes sur peau humaine»! d’un redoutable chef indien de l’Ouest: l’Ours. Sans plus tarder, le savant décide d’aller étudier sur place une tribu dont le capitaine paraît déjà si intéressant. Et M. Ménard se met en route vers le 110° degré de longitude, en compagnie de son neveu, Jacques, et d’un serviteur, Godefroy. Ils suivent Mgr Grandin, l’un des évêques du Nord-Ouest, qui retourne à ses missions. Après de longues semaines en traîneaux, au milieu des plaines glacées, ils atteignent un poste confié à la garde d’un certain Guilbault dont la fillette, Aline, deviendra, quinze ans plus tard, l’héroïne du roman. Après une halte nécessaire, les chiens attelés, on reprend la route vers le vaste inconnu. Route tragique: l’Ours flaire la petite troupe, vole un paquet de vivres et tue le guide. L’intervention de M. Ménard empêche que l’Ours ne soit occis par Donald Smith. Enfin, on arrive à Fort-Garry et à Saint-Boniface. La fonte des neiges survenant tout à coup, on doit retarder à l’été le reste du voyage qui s’effectuera, cette fois, en charrette de la Rivière-Rouge.
La première partie du livre de M. de Roquebrune est traitée comme un roman d’aventures. Et si le titre, l’Evêque du 110° degré de longitude, ne correspond pas entièrement à la matière enclose, ce n’est qu’un mince reproche à faire à l’auteur, et nous ne lui ferons point.
A Fort-Garry, de graves événements se préparent auxquels Augustin Ménard va prendre une part généreuse autant qu’irréfléchie. En effet, le colonel de Salaberry, ambassadeur du gouvernement auprès des Métis, entraîne notre sauvagiste parlementer avec Riel. Les rebelles sont irréductibles, à moins qu’on ne reconnaisse tous leurs droits acquis, et les parlementaires reviennent bredouilles. Or Ménard, dès qu’il rentre à Saint-Boniface, apprend que Thomas Scott, bien qu’il n’en ait pas le mandat, va s’emparer de Riel et de l’Ours. Bouleversé, il en avertit ceux-ci. Scott, pris à son propre piège, est jugé par un conseil de guerre métis et fusillé. Ottawa décide de sévir. Mgr Taché s’interpose. Riel en sera quitte pour l’exil. On promet justice aux Métis. Rien alors n’empêchera plus la compagnie du chemin de fer du Pacifique Canadien de commencer ses travaux. Quant à Ménard, Jacques et les Guilbault, ils s’établissent sur des terres, près de Saint-Boniface. Voilà la deuxième partie du livre.
Certes, il serait agréable d’analyser par le menu un ouvrage bourré d’épisodes. En faire une synthèse est plus onéreux. Et cela à mesure que progresse notre lecture. Ceux qui ont tenté de raconter un film, quel qu’il soit, comprendront notre embarras. Tout était si coloré sous les yeux, et tout se déteint et se fige au récit.
Dans la Prairie est la dernière pellicule de la série. Les années se sont écoulées, l’Ouest est en plein essor, des villes ont surgi. Mais, le gouvernement n’ayant pas tenu ses engagements envers les Métis, la révolte s’est rallumée. Riel est revenu. Ménard, lui, la conscience en paix, continue ses travaux d’ethnographe. Jacques fait de l’élevage et de la grande culture. Guilbault est mort; sa femme et sa fille administrent le ranch qu’il leur a laissé. Par surcroît de malheur, deux chevaux sont volés à Aline qui se précipite chez Jacques, son voisin très secrètement amoureux d’elle, demander de l’aide. Les jeunes gens, à pic de chevaux, courent à Winnipeg où sont temporairement campés les Cris. La police montée, débordée par la rébellion, ne peut les tirer d’impasse. Les voilà donc, nos deux jeunes gens, seuls auprès de l’Ours. Ce dernier admire tellement la beauté blonde d’Aline qu’il rend à celle-ci les bêtes dérobées, la laisse partir avec Jacques, mais se jure de la donner à son fils, après avoir fait d’elle l’épouse du Soleil que la tribu adore. La nuit suivante, Aline est enlevée de chez sa mère et emmenée au pays des Cris fuyant Winnipeg. C’est Augustin Ménard qui va sauver l’héroïne, assisté de Jacques et de l’ineffable Sancho Pança, Godefroy,—Augustin Ménard, muni de son parchemin sésame-ouvre-toi,—Augustin Ménard qui termine de la sorte, au milieu de la Pow-How rituelle ou fête du Soleil, le voyage vers la Saskatchewan commencé quinze ans plus tôt. Aline, peinturlurée à la mode crise, est déjà vêtue des ornements sacrés et prête à allumer le bûcher tandis qu’elle sait, d’une calme certitude toute cinématographique, que les siens vont l’arracher aux griffes de l’Ours avant que celles-ci ne se referment sur elle. Après trois jours de galop échevelé, les sauveurs font, effectivement, irruption à temps. L’Ours reconnaît en Ménard l’ami et l’historien des Cris. Il abandonne au sauvagiste Aline qui s’est, à l’instant, fiancée à Jacques. Aline, femme au prompt vouloir, épouse Jacques, en chemin de fer, dans le train même où sont les miliciens que le Père Lacombe a justement arrachés aux dynamitards métis. Subséquemment, Riel sera pris, la révolte matée et le rail qui fera l’Ouest, terre des grands blés, pénétrera jusqu’aux Montagnes Rocheuses et au delà, achevant de relier le Canada d’un Océan à l’autre.
* * *
Enfin, ce roman composite est tout ensemble celui d’Augustin Ménard et de son étrange parchemin; de Jacques et d’Aline; des grands évêques oblats, du Père Lacombe et de leurs héroïques émules; de la rébellion des Métis et de celle des Cris; et, en sous-ordre apparent, de la construction du Pacifique Canadien. Il est surtout, et voilà ce qui en peut faire la véritable unité, le roman de l’irrésistible poussée de la civilisation vers l’Ouest, avec ses heurts et son succès définitif. Qu’on prenne donc bien garde que ce livre, d’imagination si facile, un peu courte mais toujours preste, cache une somme surprenante de travail. Entendons par là qu’il n’a pas été mis en scène sans soin dans un décor de fantaisie. L’histoire, les personnages, la nature ont été bien étudiés.
Sans doute, le sentiment constant de Mgr Taché, et celui même de Donald Smith, à la fin du livre, sur le drame métis, sont partagés par M. de Roquebrune. L’histoire en confirme la sagacité, et notre romancier-cinémane apprécie la valeur de l’histoire qui est bonne conseillère:
L’évêque de Saint-Boniface n’ignorait pas les espoirs de ses compatriotes. Fils de découvreurs et de colonisateurs, il ne pouvait s’empêcher de trouver légitime la conquête de l’Ouest. Mais la brutalité du gouvernement canadien, le mépris où il tenait les réclamations des premiers occupants du pays avait fait de lui le défenseur des compatriotes de Riel. Il avait plaidé leur cause à Ottawa et il revenait avec des promesses du gouvernement. On respecterait les propriétés des Métis, on établirait même des titres pour que leurs terres ne fussent pas confondues avec le domaine national. C’était les enfermer dans une sorte de réserve, de territoire à eux, selon le procédé suivi pour les Indiens de toute l’Amérique. Les Métis n’en demandaient pas davantage. (p. 140.)
Il (Riel) défend une cause juste, après tout. Le malheur est que le Pacifique soit mêlé à cela. Mais Riel est un héros, en somme. Le gouvernement aurait dû lui tenir compte de sa noble conduite quand il chassa la petite invasion fénienne. Il y avait mieux à faire avec ces Métis que les pousser à la révolte par l’indifférence et l’injustice. Mgr Taché a fait entendre là-dessus des paroles de profonde sagesse. Un peu de diplomatie et même . . . une stricte observation des promesses faites à l’évêque de Saint-Boniface eussent tout arrangé. (p. 229.)
Et les portraits dessinés en pleine vie, et non sèchement isolés de l’action, ne sont pas moins authentiques, conviendra-t-on, que l’histoire n’est respectée. Bornons-nous à ceux-ci:
Mgr Grandin:
Son sourire, la douceur de sa figure, sa haute taille enveloppée de violet rendaient cet être infiniment imposant. Un charme inexprimable faisait de lui un homme unique et presque au-dessus de l’humanité. (p. 37.) Le ton de l’évêque, ses manières de grand seigneur contrastaient singulièrement avec le lieu. Ce prince de l’Eglise faisait de la plus pauvre cabane de bois une sorte de palais épiscopal. (P. 67.)
Mgr Taché:
Il était d’une taille moyenne, un peu obèse. A travers les lunettes, son regard brillait. Son visage avait une habituelle expression de bonté qu’un pli amer aux commissures des lèvres chargeait parfois de tristesse. Vieilli plutôt que vieux, l’évêque de Saint-Boniface semblait porter sur ses épaules voûtées toutes les misères de sa vie de missionnaire. (p. 179.)
Et Riel:
Celui-ci tendit la main d’une manière presque aimable. Sa haute taille parut fléchir légèrement. Ses yeux au regard un peu vague se fixèrent sur M. Ménard avec insistance. Il y avait beaucoup d’intelligence dans ce regard, mêlée à une sorte de rêverie continuelle. On eût dit que Riel n’avait pas une vision nette et qu’il considérait toutes choses à travers un voile de brume. Sa figure très belle accusait les traits de sa race.
M. Ménard ne pouvait cacher son admiration pour la beauté du chef métis. «Décidément, se disait-il, j’ai été injuste pour cette race. Ce Riel est un homme magnifique. Il a toute la fierté de ses ancêtres et toute leur noblesse dans l’attitude. Je suis certain que le lieutenant-gouverneur McDougall ferait pauvre figure à côté de cet homme.»
Les dialogues sont rapides, serrés et laissent deviner les caractères. Voyez, entre autres, ceux des gens rassemblés au poste des Guilbault (premier chapitre) et celui de Mgr Taché et de Riel, si poignant, dans la cathédrale de Saint-Boniface, où le Métis, debout parmi l’assemblée des siens, implore l’évêque: «Monseigneur, mets le signe de la croix sur nous». (pp. 179-185.) Et notez cette parole de l’Ours, cornélienne à sa manière: «Les Pères défendent la vengeance, la révolte, tout ce qui fait l’honneur». (p. 184.)
La nature est décrite en un tour où se trahit une observation attentive.
La neige couvrait les rues d’un blanc et moelleux encombrement. M. Augustin Ménard avait la sensation d’enfoncer et de s’embarrasser à chaque pas dans un édredon crevé. (pp. 33-34.)
Une petite fenêtre sans rideaux découpait sur la nuit d’hiver un carré bleuâtre. (p. 51.)
Les arbres, enfoncés dans la neige, dressaient leurs rameaux verts qui portaient sur le sol des ombres courtes et légères comme des fumées. (p. 75.)
Au tumulte du départ avait succédé l’étonnant silence du désert de neige. Les traîneaux glissaient avec régularité, presque sans secousses, comme entraînés vers un but prodigieux. La galopade des chiens ne produisait aucun bruit. Ils allaient sans efforts apparents sous les tires de cuir tendues. La neige fuyait sous les minces planchettes relevées à l’avant comme de petites proues. Attelées à la file, les bêtes couraient sans interruption en humant le vent et respirant le froid que leur haleine semblait chasser devant leurs museaux. (p. 73.)
Ne tenons pas compte du mot sous répété et songeons que, dessous cette neige, dorment les sucs de la terre qui, aux étés futurs, seront devenus une mer de blé: «de quoi apaiser la faim de plusieurs millions d’hommes»! (p. 156.)
Il y a bien, au cours du livre, quelques invraisemblances, des amours escamotées, entre Aline et Jacques; certaines faiblesses de la phrase; des fléchissements de la syntaxe; un comique un peu forcé; une ou deux images inexactes; mais le ton habituel, le style rachètent amplement cela. Et c’est un plaisir de relire les développements (comme, celui qui va, en triple étape, de la page 44 à la page 56, de celle-ci à la page 75 et de là enfin à la page 99), de relire aussi des morceaux, comme l’ingénieuse transition suivante:
Il semble que le temps ne soit pas mesuré de façon semblable dans les pays neufs et dans les vieilles contrées. Il n’y possède ni la même valeur ni la même durée. Alors que dans les vieux villages de la province de Québec et des provinces atlantiques, la vie s’écoule lentement et doucement, ici, dans l’Ouest, elle semble rapide et fugitive. Sur ce grand espace infini de la Prairie, l’existence n’a pas où s’accrocher; il semble qu’elle coure à la vitesse des grands vents qui, en automne, surgissent tout à coup et emportent les splendeurs de l’été.
Ici, à la forme pléonastique («grand espace infini») et aux répétitions de mots près («semble», «semblable», «semble», «semble» et «grand», «grands»), nous aurions, pour un peu, le plus délicieux Maria Chapdelaine, celui de derrière les fagots. Ils ne sont pas nombreux chez nous les auteurs à qui l’on puisse faire sans mentir un pareil compliment, même accidentel.
* * *
Et, encore, ce livre de l’un des nôtres, s’il nous a rappelé, par le sujet seulement, un autre roman français, très vigoureux et qui annonce un maître (Vers l’Ouest, de M. Constantin-Weyer), s’éloigne de celui-ci par la délicatesse et le goût. Il y a bien, en notre roman-cinéma, une danse au Soleil; il n’y a point cependant de scène qui s’apparente à celle où M. Weyer nous exhibe sans cotillon une affreuse et sacrilège sorcière pruneau-moisi.
M. de Roquebrune a eu le souci patriotique de prouver, à nos cousins de France désireux de nous connaître plus amplement, ceci: que nous ne sommes ni des sauvages, ni des sang-mêlé. Aurait-il dû ajouter à cela des jalons qui marquassent les distances dans un pays presque aussi étendu que l’Europe entière? Il se peut. Car c’est à Paris où l’on cherche à nous étudier mieux que M. de Roquebrune écrit du Canada.
Là-bas, il s’essaie en divers sentiers littéraires. Nous sommes très fiers de lui et nous le suivons avec un intérêt croissant. Déjà, son roman des Habits Rouges, qui en est à sa 25e édition, lui a donné l’occasion de décrocher chez nous le Prix David (1923). Mais est-il très sûr qu’en composant indirectement pour le cinéma son volume sur l’Ouest (Un Hidalgo qui doit s’y connaître, M. Blasco Ibanez, jure que les écrivains travailleront bientôt directement pour l’écran), est-il très sûr que M. de Roquebrune s’engage dans sa vraie voie? Les images ont beau briller, ainsi qu’autant de pierres habilement taillées, le film ôte au récit une certaine profondeur. Mais l’auteur crayonne, esquisse, peint. Il a le sens du dialogue. Il sait user de l’histoire, s’il n’est pas, jusqu’à ce jour, un conteur au souffle soutenu. Quel riche scénario il bâtirait, ou quel parfait roman! celui-ci selon un goût contemporain qui se plaît à la juxtaposition de multiples tableautins se faisant suite logique,—ce qui est assez dangereux quand même. Or, il lui faudra prendre parti: soit pour le roman, soit pour le cinéma . . .
Au vrai, ses procédés, les formules, si l’on préfère, de son métier d’aujourd’hui nous désorientent légèrement. Et, pensant trouver dans le prochain roman qu’il annonce (les Dames Le Marchand) les qualités qui sont en lui et qu’il comprime pour taquiner son public, nous nous préparons à faire une lecture plus charmante, si possible, où le style se développera dans la belle logique qu’il mérite. Le plus précieux effort d’un auteur, en effet, n’est-il point de tendre à fondre ses pensées largement ordonnées en un harmonieux équilibre de l’expression?
M. de Roquebrune a si bien écrit, il écrit si bien, il a un talent si évident que nous n’hésitons pas à mettre en lui des espérances qui seront demain, nous le voulons souhaiter, de complètes réalités.
[23] Edition du Monde nouveau, Paris, 1924.
Dans la veillée on croit entendre
Palpiter l’âme des maisons.
Blanche Lamontagne-Beauregard.
La Muse de madame Blanche Lamontagne n’est ni faussement sublime, ni collet monté, ni quintessenciée. Elle ne se perd point dans les nues; elle n’affecte point d’être ce qu’elle n’est pas; elle ne pratique jamais l’énigme biscornue. C’est vraiment une personne d’agréable compagnie, qui nous met tout de suite à l’aise, avec ses manières unies, naturelles, honnêtes, discrètes. Là réside son charme. Tantôt Muse sylvestre ou bocagère, tantôt Muse océane ou fluviale, tantôt Muse champêtre ou agricole et tantôt enfin Muse domestique ou familière, elle s’exprime assez semblablement sous ces aspects multiples pour qu’on lui reconnaisse partout le même plaisant visage. Et puis son regard rayonne vers la forêt, les eaux, les monts et les plaines, d’un point unique qui est le seuil familial. En nous ouvrant sa porte sur le monde, elle ne peut s’empêcher de nous laisser apercevoir l’ordre de sa maison qu’elle ne se résout pas à quitter tout à fait. Le foyer canadien poétise son œuvre: il en est l’âme heureuse. Bien plus, il y a une vertu sociale dans les ouvrages de madame Blanche Lamontagne, car ceux-ci paraphrasent en quelque sorte la définition de l’économiste Le Play: à savoir que dans la société humaine la cellule n’est point l’individu mais la famille. C’est donc autour de la maison (et quelle plénitude de sens enferme pour nous tous ce mot que nos pères ont sanctifié!), c’est donc ici que notre poète, au risque de se répéter et de répéter même une certaine substance de ses livres antérieurs, fait sa nouvelle moisson littéraire. Les sous-titres du recueil sont: Patrie, Poèmes rustiques, Poèmes héroïques, Esquisses, Marines et, comme il convient, Maisons. Nous verrons ce qui justifie cet ingénieux pluriel. Peut-être aussi, par ailleurs, au gré de madame Blanche Lamontagne, la patrie ne serait-elle que la grande maison terrestre qu’habite une famille innombrable et pourtant de même cœur, de même foi, de même histoire, de même langue, de mêmes aspirations. Et cela ne serait-il point une idéale interprétation d’un vocable que d’autres emploient fort différemment?
* * *
Dès les Poèmes rustiques, se pose avec abondance le leitmotiv du livre, ou plutôt commence de résonner, en tant de lieux, en toutes saisons, cette tonale appréciée: la maison.
Le jour brille. Les portes s’ouvrent. Les coqs chantent.
Dans l’aube les maisons sont des fleurs de soleil.
...........................................................
La fermière gaiement à son vieux seuil se penche.
(Paysage, p. 15.)
Des senteurs de foin vert, des murmures étranges
Vont à l’assaut des toits, des seuils, des escaliers.
(Idem, p. 16.)
A ta blanche maison où la table se dresse,
Où la lampe ancienne éclaire doucement,
Va, tu retrouveras la fidèle tendresse
D’un cœur aimant!
(La fin du jour, p. 33.)
Les champs où les maisons s’allument une à une . . .
(Joies d’été, p. 37.)
..............Il neige, il neige en avalanches;
Les villages sont blancs, les montagnes sont blanches.
O vieillard qui reviens avec des fagots morts
Viens t’asseoir sous mon toit, car il neige dehors.
(Songe d’hiver, p. 51.)
La neige tombe. Assise et seule au coin du feu . . .
(Idem, p. 52.)
Dans les villages solitaires
Tous les vaillants semeurs de blés,
Fronts résignés, âmes austères,
Près du feu se sont rassemblés.
.......................................
Dans la veillée on croit entendre
Palpiter l’âme des maisons! . . .
(Hiver canadien, p. 56.)
Cette fondamentale est reprise, mais incidemment, dans les Poèmes héroïques, les Esquisses et les Marines:
La famine, le froid, la guerre—mais qu’importe!
Puisque tu vis, ô ma douce et ma sainte maison!
(Jeanne d’Arc, p. 72.)
En franchissant le seuil de cet autre Coppée . . .
(Albert Lozeau, p. 87.)
Une vigne accrochée aux maisons et qui dure . . .
(Idem, p. 88.)
Dans la paix de notre demeure
Coulent nos jours mystérieux.
(Jeune fille, p. 107.)
Morne, il revient s’asseoir sur le seuil qui flamboie.
(Le vieux paysan, p. 129.)
Terre de paix sublime et de sérénité,
Nid d’aigle que le ciel dans la mer a jeté.
(Gaspésie, p. 140.)
Et ce nid gaspésien, n’est-ce point déjà la petite patrie dans la grande,—un refuge, une maison particulièrement chère et comme un épitomé pittoresque où se retrouvent, plus accessibles, les mille et un traits de la plus large patrie de Québec et de la totale patrie canadienne qui va de la mer à la mer?
Mais voici où les maisons sont chez elles, dans une suite de poèmes qui leur est consacrée.
D’abord, la Maison solitaire qu’on rêve voisine d’
Un ruisseau gazouilleur, tortueux et vivant. (p. 160.)
Et au sujet de laquelle le poète formule ce beau vœu:
Dans ce recoin paisible où la broussaille pousse
Et tend ses clairs rameaux habillés de gazon,
Nous irons habiter, tous les deux, une douce
Maison.
Ce sera cette vieille maison décrépite
Dont le toit chaque jour par l’aube est rajeuni
Et dont les murs poudreux ont des trous où palpite
Un nid. (p. 162.)
Ensuite la Maison paternelle qui s’efforce de retenir tous ceux qu’elle a abrités:
Tu vas partir, quittant la maison et la ferme
Et la douce rivière à la voix de cristal,
Tu vas partir, hélas! car ton âme se ferme
Au tendre et vif appel du village natal. (p. 167.)
C’est cette maison qui veut que tu te souviennes, déserteur . . .
Du bosquet débordant de roses,
De l’aube dorant les volets;
Et du recoin où sont encloses
Les cerises que tu volais! . . . (p. 171.)
Et la pauvre Maison grise
Au seuil difforme, au sombre toit,
Si petite, hélas! sous la brise
Qu’avec peine en route on la voit. (p. 173.)
Puis la Maison des Collines, celle du bûcheron gaspésien à qui le poète adresse ces mots si sincères:
O colon, âme de poète,
Grand amoureux des sommets!
Que je te loue en ta retraite!
Que ma voix te chante à jamais!
Cette simple et tranquille vie
A l’ombre des feuillages frais,
Cette existence qu’on envie
Nous la rêvons, toi tu la fais! (p. 178.)
Et la Maison du Pêcheur, vers laquelle le tâcheron de la mer revient, le soir, cette maison qui nous vaut une marine bien vue et peinte en pleine pâte:
Cependant un filet de soleil brille encore
En arrière des caps aux abîmes secrets,
Et s’étend jusqu’au bord des grèves que décore
La sombre intybellie et les fenouils épais . . .
Une voile frissonne entre les vagues vertes;
Un bateau de pêcheur aborde le rocher.
L’homme se bat les mains, d’écailles recouvertes,
Et sous son lourd manteau tout son corps est penché . . .
Mais avant de plier ses agrès et ses voiles,
Il a jeté les yeux sur la côte, là-bas;
Il perçoit dans la nuit, à travers les étoiles,
Le foyer où les siens le rappellent tout bas . . . (p. 184.)
Certaine flore de la première strophe nous laisse un peu inquiets . . . Mais comme il est bien amené le moment où madame Blanche Lamontagne, pour lier plus étroitement sa conclusion aux prémisses de son livre, eût pu les convier tous: ceux de la maison solitaire, de la maison paternelle, de la pauvre maison grise; ceux de la maison des collines et de la maison du pêcheur, aussi; ceux encore des poèmes rustiques et des poèmes héroïques, des esquisses et des marines; ah! oui, les convier tous, ceux de toutes nos maisons où la vie villageoise canadienne s’ouvre, s’amplifie, se décuple et chrétiennement s’endort, les convier tous enfin à la maison divine vers laquelle le poète, en tournant son dernier feuillet, lève des yeux attendris! Cependant, madame Lamontagne a préféré condenser son inspiration en la personne d’un laboureur et d’un poète. Cela suffit à son talent fait de mesure le plus souvent exquise.
Derrière la brune colline
Nos yeux mourants, nos faibles yeux
Cherchent votre maison divine,
O vous, notre Père des cieux! . . . (p. 189.)
Une chose toutefois est remarquable dans cet emploi d’une image centrale qui cherche à se diversifier, c’est l’aisance avec laquelle le poète passe de la maison aux bois, à la mer, aux champs. Et si les meilleures poésies ne nomment pas toujours le foyer domestique, soyez bien sûr que celui-ci s’y incorpore avec toutes ses amours: témoins, le suave cantique aux Bois adorés, l’exaltant mouvement de Joie d’Eté, la chanson (presque du folklore) d’une Jeune Fille, les pieuses pages de l’Aïeule et du Vieux Paysan, l’émouvant appel des Arbres des Grèves et les strophes musicales de Jette ton Filet, pauvre Cœur:
A l’heure des claires trouvailles,
Tu verras paraître, vainqueur,
Un beau poème dans tes mailles;
Jette ton filet, pauvre cœur! . . . (p. 154.)
Patrie et la Maison divine sont des conceptions qui ne tiennent point sans défaillance leurs promesses. Ce dernier poème, en vers octosyllabiques, comporte même, aux strophes 1, 8 et 9, des mètres de neuf et dix syllabes qui désharmonisent l’ensemble. Sans doute y a-t-il là pur oubli. Pour le reste, une composition plus homogène, en vue d’un certain effet d’art à atteindre (et qui était si sensible dans le livre de la Vieille Maison auquel nous retournons souvent de préférence); une pensée plus nourrie et parfois des images plus originales eussent donné plus de prix à la Moisson nouvelle.
Par exemple, ces images-ci sont trop délayées:
Champ d’ombre qu’un soleil mourant vient embraser. (p. 37.)
Le soleil meurt au flanc des côtes ondulées. (p. 39.)
Quand le soleil, dans un flot de pourpre et de sang . . . (p. 43.)
Elles finiront par atteindre cette redondance:
Je voyais, des forêts sanglantes, la ruée
D’où sortent la détresse et les horreurs du sang. (p. 70.)
Et puis la facilité à rimer d’aimables pages—le vers coule de source, tout simplement—se déforme parfois en sermo pedestris. Mais nous avons assez dit qu’il est de belles choses en la Moisson nouvelle pour que le lecteur ne veuille voir que l’excellent qui est foison. Quel poète ne souhaiterait avoir écrit, entre autres, ces quelques vers sur un enfant?
Les anges près de lui s’empressent sans relâche.
L’aube rose et joyeuse l’entoure, et parfois
Il s’élève vers elle en souriant et tâche
De prendre du soleil avec ses petits doigts . . .
Ne font-ils point songer à la manière délicieuse de Desbordes-Valmore? Ce qui ne les empêche pas d’être personnels.
* * *
Madame Blanche Lamontagne-Beauregard ajoute ainsi un ouvrage gracieux à tant d’autres déjà parus, vers ou prose: Visions gaspésiennes (1913),—poésies couronnées par la Société du Parler français au Canada,—Par nos champs et nos Rives (1917), Récits et Légendes (1922), Les trois Lyres (1923), Un Cœur fidèle (1925), sans compter la Vieille Maison (1920), citée plus haut. Les principaux d’entre ces livres ont été l’objet des études de ce critique, esprit fin, juste et disert, qui ne peut désormais être séparé des lettres canadiennes qu’il illustre plus que tout autre: Mgr Camille Roy, en effet, a publié sur l’œuvre de madame Blanche Lamontagne des pages qu’on ne saurait trop méditer. Pour nous, qu’il nous soit seulement permis d’écrire, à l’occasion de la Moisson nouvelle, que madame Lamontagne demeure encore le plus lu, le mieux compris de nos poètes. Sa Muse est ici pareille au grillon champêtre et là surtout semblable au grillon du foyer. Au vrai, elle personnifie l’un et l’autre. Elle peut bien errer par les chaumes, les bois ou les grèves: elle reprend, à l’heure opportune, sa place auprès de l’âtre, et l’air auquel elle prélude vibre aussitôt dans les cœurs de toute la maisonnée. Muse délicate, fleur palpitante d’une chanson continue, le grillon ne chante bien que chez soi. Et c’est dans la Gaspésie maternelle où elle reçut d’ineffables impressions, mais de très longues saisons ques jours, voire quelques semaines, chaque année, mais de très longues saisons (de son propre aveu elle ne s’acclimate pas à la ville), si elle désire, en nous redisant ses strophes ailées et monocordes, aviver ses agrestes souvenirs et s’y renouveler.
[24] Bibliothèque de l’Action canadienne-française, Montréal, 1926.
Jusqu’à ce que mon cœur soit seul
avec les Vents. Robert Choquette.
C’est une singulière fortune, à vingt ans, d’être déclaré poète au Canada. A la vérité, il y a ceci de neuf sous nos climats: un jeune rimeur est enfin aimé des dieux du Nord. M. Robert Choquette n’a donc pas à regretter d’avoir enfourché Pégase et, tout bouillant de gravir les sommets, d’avoir pressé cette monture fringante et qui s’ébroue. Tel cavalier tel coursier. A certains moments, Pégase, éperonné, semble ragaillardi d’un siècle.
Ah! faut-il se scandaliser qu’un poète qui chante son cœur vermeil, sa patrie, la liberté et la vie, se trouve tant soit peu échevelé, en route, chevauchant à travers les vents; ou s’égare, ou force sa voix ou l’aile ou le pas du bidet sacré? Il a l’excuse de son zèle. Ensuite, s’il n’a point vu jaillir sous le sabot la fontaine d’Hippocrène, il a certainement bu à celle de Castalie. Une ivresse pénètre ses artères. Et, puisque les juges le couronnent, sa randonnée accomplie, n’est-ce pas censément qu’ils admirent en lui les grâces aventureuses de la jeunesse ou l’euphorie poétique, plutôt que l’art consommé d’être bien en selle, selon les disciplines éprouvées? Cet art et ces disciplines ne sont pas encore l’apanage total de M. Choquette. Cependant il est déjà un beau cavalier lyrique qui pourrait en devenir un très bon. Pour tout dire, ses avantages sont excessifs, au point que ses défauts soient ceux de ses qualités.
* * *
Partant pour la gloire, M. Choquette nous a laissé ses premières volontés littéraires. Elles figurent dans l’Avant-Propos où l’on aurait tort de croire qu’elles posent à faire figure de Préface de Cromwell. Leur tournure romantique ne les empêche point d’enfermer toute la sagesse du livre. Certes, on y relève une teinte de charge écolière, mais, cela passé, on y découvre expliquée cette idée essentielle que poésie n’est pas mignardise et qu’il y a en notre pays de grandes choses inaperçues de nos devanciers à célébrer en de mâles accents. Soit! une poésie nationale de plein air s’annoncerait . . . Il n’y aurait plus de maladif décalque chez nos polisseurs de strophes! Point de clinquant emprunté! Même point de clinquant du tout! Jupiter en soit loué . . . Quoique le vice de notre poésie canadienne ne s’avère pas nécessairement jonglerie, pleurnicherie ou minauderie, mais bien toute autre affaire que chacun connaît.
Le fait est que M. Choquette pour un, sachant être délicat à ses heures, est aussi éloigné que quiconque au monde de la gracilité littéraire. Il veut faire éclater la bonne santé au milieu des pages qu’il écrit. On n’y relève aucun pessimisme foncier. Les pages de Melancholia elles-mêmes (pp. 121 et ss.) ne sont point désespérées. Les humeurs peccantes, comme on les nommait jadis, n’ont guère de prise sur lui, car la foi moderne en soi-même ne s’accommode plus de ces lâchetés.
D’ailleurs, là où M. Choquette nous convie soufflent les quatre vents de l’esprit. Ceux de l’Ouest, de l’Est, du Sud et du Nord, nous apprend l’auteur. Essayons ensemble de rafraîchir nos fronts aux haleines de ces larges espaces, sans songer si tel poème ne figurerait pas mieux sous un vent que sous l’autre et s’il y a justement distinction à effectuer ici entre les influences littéraires de ces vents respectifs. Ce que nous constaterons mieux, c’est qu’une imagination quasi royale, furibonde, et si 1830! emporte le poète: c’est le trait signalétique de son talent, à moins qu’il ne s’agisse aussi d’influences des littératures étrangères, plus difficiles à déterminer.
Prenons, par exemple, la pièce qui succède immédiatement au prologue: Vivre et créer. Deux images, parmi tant d’autres, vous saisiront: l’une extrême, l’autre mieux ajustée à son objet.
Vivre, créer, aller où l’ouragan me mène!
Fouiller avec mes doigts dans le cerveau de Dieu,
Pour prendre une étincelle et faire une œuvre humaine
Qui soit presque divine et pareille au ciel bleu! (p. 21.)
.........................................................
Vent du Nord qui rugis comme un grand carnassier. (p. 22.)
Vous aurez aussitôt le sentiment des coloris successifs qu’emploie le poète et du mouvement qu’il donne à ses évocations, notamment en ce dernier vers aux coupes 3—3—3—3.
Il est constant que les images sont plus réelles pour M. Choquette que la réalité elle-même. En cela il est poète. Mais hélas! le vocable qui la traduit chez lui dépasse souvent son objet, le reprend, le démesure et le renvoie vers nous avec tant de frénésie qu’il le brise. Ainsi une image initiale:
Mais ma bouche qui s’ouvre est comme un antre vide. (p. 21.)
se défléchit, au vers suivant, en ceci:
Où la morne impuissance habite et fait son lit.
A la rigueur, la bouche peut être un antre. Or ce n’est point sans un malaise aggravé qu’on y tolérerait l’introduction du lit de l’impuissance, si impuissante soit celle-ci.
A ces formes étirées, comparez-en maintenant d’autres qui sont méritoires. Elles sont enrichies, dès le début, par des rimes dont la musicalité est délicieuse et se terminent par une pensée de séante ironie. Vous reconnaîtrez qu’un équilibre plus stable de l’inspiration et de la phrase ne nuit pas au tableau.
Etoiles du bon Dieu, gardiennes enfantines
Qui désertez le ciel à l’heure des matines,
Avant de vous enfuir sur votre pied d’argent,
Baissez, baissez les yeux sur le monde indigent,
Pour que l’homme vous aime, étoiles, lui qui pleure
Devant l’inanité de ses désirs d’une heure,
Lui le mobile insecte au cœur inapaisé
Perdu dans l’univers que son œil a toisé.
(L’Homme, p. 24.)
Il y en a partout de ces lignes enviables. Lisez celles-ci, dans l’Ode au Matin:
Un très doux vent roucoule, et les étoiles vagues
Se détachent du ciel comme une effeuillaison. (p. 29.)
Mais ne tardez pas à sauter quelques vers voisins:
Il [le jour] marche dans les flots qu’il empourpre de sang:
Car le soleil, son cœur monstrueux et puissant,
A fendu son poitrail et saigne sur son ventre,
Et sa gorge est ouverte aux brises comme un antre.
Nous atteignons là le goût le plus douteux. Qu’il est bon alors de faire, l’instant d’après, cette douce découverte d’une image elliptique:
O jeunesse du jour! ô premier sang versé! (p. 30.)
On n’a pas décrit plus succinctement chez nous le lever du soleil, ni plus poétiquement, bien qu’on ait fait servir d’aussi évidente prose que la suivante à dire:
Mon cœur bat du tambour sur mes côtes! . . (p. 31.)
Quittons cette Ode au Matin, non sans faire mémoire, comme il convient, d’une strophe charmante:
Car ce corps puéril où l’âme est en voyage,
Qui frissonne aujourd’hui des frissons du feuillage
Je sais bien sa faiblesse et qu’il mourra demain!
Mais je touche aujourd’hui la vie avec ma main,
Et je chante, et l’amour a fait mon âme pleine,
Et ma chaude jeunesse est un manteau de laine! (p. 31.)
Tiendrions-nous rigueur à la jeunesse de suffire à l’homme, tant que les années ne l’ont point dépouillé, au coin de quelque bois fatal? Un lyrisme éperdu, des féeries d’images, une poésie trépidante, autant de brins de laine au manteau symbolique de M. Choquette. N’évaluons pas à l’aune ce tissu merveilleux.
Mais enfin, on ne peut point ne pas avouer que le romanticisme de notre poète, si haut en couleur, soit assez faible de dessin et déborde généralement son maître (nous ne parlons pas ici de la dernière strophe citée). Le genre de M. Choquette diffère de ce qui se porte, littérairement parlant, chez nous, ces années-ci. Il y a peu de l’Ecole de Montréal, à laquelle nous devons pourtant un notoire renouveau poétique. Peut-être renoue-t-il la tradition de notre vieille Ecole de 1860, en transfigurant cette tradition par des prestiges qui ne doivent point aller jusqu’à l’outrance. Car, alors, s’il peint, ce cavalier vêtu de jeunesse, un verre grossissant et vite déformant s’interpose entre son œil et sa toile; s’il sculpte, il rompt le pseudo-carrare ou l’émiette; s’il chante, on pourrait affirmer que sa partition presque entière est coiffée de cette annotation:—Tout le chant bien en dehors.—Aussi cherche-t-on, après une lecture soutenue, le calme des vers plus vrais. Et ceux-ci, on les découvre tout à coup avec une joie puérile. Là s’entend un organe qui ne se blanchit pas à tonitruer, ou se palpent des statuettes fines et se déroulent des tableaux dont les éléments sont doucement fondus.
Cette douceur n’exclut pas la force. Ainsi:
Le cœur du peuple a pris racine dans ton cœur
Et tu nourris sa jeune vie.
(A la terre natale, p. 33.)
vous sera évidemment plus agréable que ne le saurait être:
Ton peuple chante et t’aime, ô mère en qui tout rentre,
Et tes épis nombreux sont les avant-coureurs
De l’humaine moisson qui germe dans son ventre! (Idem.)
Sans doute, le poète est fasciné par son auteur de choix qu’il aime jusqu’aux verrues. C’est le danger de ce culte d’hugolâtrie (et même de jean-richepinerie ou de n’importe quelle poésie au verbalisme excessif): une fois séduit le disciple, le sens critique s’abolit qui devrait quand même coexister avec l’abandon dont on n’ose raisonnablement se déprendre. Mais peut-on exiger d’un poète d’être aussitôt soi-même et soi-même seul? Et serait-il honnête de chercher querelle à quelqu’un d’être influencé, sans pastiche ni plagiat, par ses lectures d’un admirable poète vertigineux? L’un a commencé chez nous par s’inspirer de Verlaine et de Baudelaire; l’autre de Vermenouze et de Mercier; un troisième du Père et du Pontife, à son ordinaire, et de Lamartine, par accident. Chacun son affaire. Toutes les littératures ont de ces servitudes dont on s’affranchit quelque jour. Là n’est point le mal, pourvu qu’on s’affranchisse à temps. En ce sens, Dante n’est-il pas fils de Virgile? Et quel poète est plus personnel que l’Alighieri?
Pourtant M. Choquette apporte en ses pages une note moderne et canadienne qui le sépare déjà de ses modèles. Il dira:
Pourquoi mon cœur est-il vibrant comme une antenne?
(Prière aux aïeux, p. 35.)
C’est substituer à la harpe et au luth marqués de tant d’usure un heureux équivalent. De même l’orignal et le chevreuil remplaceront la biche, ou le cerf ou l’antilope, en maints endroits du livre que nous étudions. Ou bien, gagnant cette gageure qu’il a faite de mettre notre Nord en ses pages, M. Choquette s’écrira:
Le mal originel est-il en leur pensée
Comme des pas de loups sur les neiges du Nord?
(Ode aux Etoiles, p. 40.)
Et plus loin:
Tes yeux ont la couleur des étoiles d’hiver.
(Invocation, p. 46.)
Et vous percevrez sans peine quel parti littéraire on peut toujours tirer des choses de chez nous. Il suffit de les voir. M. Choquette en a bien vu plusieurs. Chacun reconnaîtra notre faune familière et rappellera en soi-même telle chasse, dans la forêt hivernale, où notre poète poursuit les images nordiques,—ou tels yeux dont on aura rêvé, aux clartés stellaires de février, après un aveu d’amour . . .
Mais cette poésie ne se maintient pas en ce caractère tranché. Elle retourne tôt à sa prime faute. Plus éclatante que juste, à l’occasion, elle ne réside parfois que dans les mots seuls. Elle entraîne le lecteur récalcitrant aux confins où la rhétorique devient péjorative. Par ailleurs, le verbe de M. Choquette revêt une plasticité que beaucoup de nos auteurs devraient étudier. Si notre poète, par un coup de pouce forcené à la glaise des vocables, gâte une figure qui s’annonçait souriante, il se rachète sans tarder par une joliesse. Nous verrons encore que c’est sa coutume. Ainsi vient-il de prononcer qu’aimer c’est avoir
. . . des ruts vers les étoiles. (p. 37.)
Ce qui est ingénument abominable.
Or il dira, à la suite, et Rostand lui-même s’en serait délecté, qu’aimer c’est
. . . monter toujours vers l’aurore, pareil
A l’oiseau matinal qui laisse les broussailles
Pour prendre sa gorgée à même le soleil! (Idem.)
Voilà qui est fort agréable, si nous concevons le soleil comme un fleuve lumineux dont les ondes coulent vers nous.
Ou encore, M. Choquette ordonnera à son orgueil:
Va boire ton soleil, magnanime jaloux,
Va remplir ta gorge romaine. (p. 39.)
Il n’est pas en nos lettres d’image plus appropriée au sujet que celle dont ce dernier vers est fait.
Et puis, à travers ces poèmes, il y a un entrain, un allant que nous voulons souligner. Trop de nos poésies canadiennes sont en vers figés sur place. Il nous plaît de rencontrer de la beauté en mouvement, dont on voudrait, si elle était parfaite, proclamer, tel Melchior de Vogüé de l’une de ses héroïnes: qu’elle est comme une mazurke qui marche. Toutefois, n’étant point parfaite, elle comporte plus d’agitation que d’action, la beauté dont nous vous entretenons.
Venons au fait.
Aigle de mon orgueil qui disposes ton nid
Sous le ventre noir des orages!
Hôte des glaciers froids, fils des pics de granit,
Robuste fendeur de nuages!
Oh! pars! puisque le monde est un bourbier stagnant! (p. 38.)
Ce ne sont pas tant les images qui valent en cela, c’est le mouvement suspendu jusqu’au dernier vers et résolu par ce rejet: Oh! pars! déployant l’explicative: puisque, etc.
Ailleurs, il suffira à M. Choquette d’un seul vers pour indiquer à la fois l’alanguissement d’un arpège assourdi et une image lamartinienne:
Un vent palpite aux bords de l’infini sans voiles.
(Ode aux étoiles, p. 41.)
Puis, tout à coup, cette musique nuancée se résoudra en un élan vers le Créateur:
Pouvoir, enfin pouvoir, parmi l’azur limpide,
Comme un oiseau de feu,
S’envoler vierge et libre et choir aux pieds de Dieu!
(Ode aux étoiles, p. 42.)
Sur les Rochers vous semblera médiocre, à côté de ce jet pur, et, cependant, même l’expression
L’arome des pins noirs
Reste aux mains du vent qui les touche. (p. 43.)
vous surprendra certes moins que celle-ci d’Invocation:
Ta bouche est entr’ouverte, et tes lèvres vermeilles
Sont comme une margelle autour d’un puits fécond. (p. 45.)
Mais vous retournerez volontiers à cette strophe des Rochers:
Nature maternelle,
Oh! calme nos cœurs dans nos seins,
Et comme de petits poussins
Quand l’épervier paraît cache-nous sous ton aile. (p. 40.)
Et à ce vers d’Invocation:
La forme de ton col est celle du bouleau. (p. 46.)
qui rappelle, d’assez près, cet alexandrin de Gabriel Vicaire en Jeunesse:
Ta sveltesse ineffable est celle du bouleau.
Si le propre du poète est d’évoquer quelque chose et de nous arracher à notre insignifiance en nous proposant de sentir plus intensément le beau, M. Choquette n’aura pas été dépourvu d’une faculté précieuse, Laissons de côté ce qui choque dans ses pièces, et goûtons seulement ce qui nous y séduit vivement:
Ce douzain:
Aube aux souliers d’argent, vestale en robe blanche;
Matin qui marches sur des pleurs,
Chansons qui frissonnez le long de chaque branche,
Parfums sortant du sein des fleurs;
Mobiles clairs-obscurs gravissant la colline,
Joncs d’où part un martin-pêcheur,
O soleil de corail, lune de mousseline;
Nature, immortelle fraîcheur,
Mère à jamais féconde, à jamais fleurissante,
Je t’aime d’un amour fervent,
O nature, et tu fais mon âme frémissante
Comme une feuille sous le vent!
(Le chant du coureur-de-bois, p. 49.)
Et ceci:
Qu’est-ce donc que l’homme ici-bas?
Est-ce un obscur atome
Qui vit quelques moments sous un abri de chaume
Et fait quatre ou cinq pas?
(Méditation, p. 57.)
Cela a déjà été pensé, évidemment, mais qu’on note le construction rythmique intéressante: 8 syllabes, 6 syllabes, un alexandrin et un retour au 6 syllabes qui semble le premier hémistiche d’un vers interrompu pour annoncer la strophe suivante. Voilà un souple agencement de mètres fort gentil.
Et tel vers:
Les derniers bruits semblaient marcher sur de la mousse.
(Le rossignol, p. 59.)
Et tel autre, bien isolé, et pour cause, de celui qui le précède:
Comme la moisson rousse assise dans les champs. (p. 60.)
Fermez les yeux, un instant. Considérez en vous-même le tableau de la dernière moisson qui se soit offerte à votre regard, et demandez-vous bien si les meules, régulièrement disposées, n’avaient point l’air, au crépuscule, de graves personnes silencieuses, drapées en leurs riches paillons.
Et ceci:
Je t’aime, ô vision, toi qu’en secret je nomme!
Qui ramassas mon cœur gercé comme une pomme!
(Nocturne, p. 63.)
ne manque certainement point d’originalité.
Et ces vers du Chant d’Amour, où le second alexandrin est si fortement coupé par deux césures 4—4—4, fixées par le sens et la ponctuation:
Tu dors. Mais le jour monte et c’est un branle-bas
Au fond des nids, / au fond des fleurs, / au fond des herbes.
(p. 66.)
Et ces autres:
Et la cigale aiguë et les criquets stridents
Seront pareils à des épingles dans les gerbes.
(Hymne à l’été, p. 69.)
Et cette strophe:
La mort ne détruit pas; tout se transforme en elle.
La cendre des oiseaux ajoute à la forêt;
Et le ver que l’oiseau becquète prend une aile
Et monte vers l’azur que son cœur désirait.
(La vie sort de la mort, p. 73.)
La cueillette serait aussi profitable, si vous poussiez plus loin votre recherche. Le Cantique au jeune Prêtre, la Chanson du Soleil, la Grand’Mère, la Vierge du Pérugin, la Prière du Matin, Dollard des Ormeaux et Albert Lozeau (deux sonnets bien construits), l’Eglise, le Pastel biblique, l’Ode aux Vents du Nord, la Nostalgie, les Iambes, et le Chant de l’Aigle rouge ne manqueraient point de vous fournir plus d’une jouissance esthétique appréciable. Mais toutes ces pièces ne sont pas exemptes non plus de prolixité ou d’exagération, encore qu’il serait fort difficile à plusieurs de nos poètes de verbiager comme M. Choquette le fait d’instinct.
* * *
Si tout a été dit en ce bas monde, il ne reste presque plus à M. Choquette qu’à dire autrement, et mieux et plus profondément. Ce n’est pas si facile qu’un vain peuple le croit. Et voici ce que, parmi quelques encombres, nous révèle le livre de notre poète: non pas une inspiration ou une pensée nouvelle, mais un brillant, un audacieux tempérament. Que l’instrument sur lequel l’auteur s’exprime ne soit pas toujours au diapason, c’est affaire de savoir régler le mécanisme. Cela s’acquiert. Or le don essentiel, M. Choquette l’a, sans conteste. Il est né poète. Sera-t-il le poète que le Canada français espère? L’avenir a son secret. Et l’avenir se formera dans le travail opiniâtre. Il n’y a point de don suprême qui dispense du labeur. L’Art est une si longue patience!
Que M. Choquette donc oublie ce souhait amusant que Jean Richepin s’adressait, le 1er de l’An 1926,
. . . d’écrire encore, et pas trop de travers,
Des vers, des vers, des vers, des vers, des vers, des vers!
et qu’il mette en acte la parole pondérée de l’un des nôtres:
Une œuvre d’ouvrier, forte de pensée, harmonieuse d’ordonnance, une œuvre de style, s’édifie dans le silence, le silence divin des œuvres de la nature. Fruit du talent et de la culture, l’étude et les veilles l’ont fait germer, mûrir et s’épanouir au soleil.[26]
Par là, M. Choquette rejoindra Théophile Gauthier qui prête la magie de son talent hors ligne à une idée semblable:
Les dieux eux-mêmes meurent,
Mais les vers souverains
Demeurent
Plus forts que les airains.
Sculpte, lime, cisèle.
Que ton rêve flottant
Se scelle
Dans le bloc résistant!
Ce n’est pas chagriner M. Choquette que de lui laisser entendre de la sorte que les amis des lettres canadiennes ne se contentent pas d’applaudir à son très légitime succès. Ils veulent encore le voir tenir la promesse littéraire constituée par son recueil de poèmes. Et cela, ils ont toute confiance qu’il le peut pleinement réussir, s’il le veut. Alors seulement saura-t-il planer jusqu’au soleil où n’atteignent point les vents adverses de la terre.
[25] Editions Edouard Garand, Montréal. Prix de Poésie au concours David, 1926. Une deuxième édition et une traduction anglaise (Athwart the Winds), par Edward E. Binns, M.D., ont été publiées au Mercure, Louis Carrier & Cie, Montréal, 1927.
[26] M. le chanoine N. Degagné, le Canada français, septembre 1926: La langue française.
Un dramaturge presque, s’inspirant de l’histoire à laquelle il surajoute sa fantaisie créatrice: M. Eugène Achard; un évocateur de silhouettes campagnardes, ou périmées ou sur le point de l’être: M. Georges Bouchard,—voilà les auteurs dont nous étudions brièvement aujourd’hui les livres récents. Le Secret de l’Ile-aux-Noix est l’ouvrage de M. Achard et Vieilles choses... Vieilles gens celui de M. Bouchard. Enfin, ces messieurs, sans se ressembler, font en cet article la rime. Pourquoi tergiverser avant de leur conférer, successivement, l’accolade littéraire?
M. Eugène Achard puise encore à la veine dont il s’était inspiré, en composant le Tombeau du Mont Saint-Grégoire, le sujet des nouvelles qui forment son dernier volume. Une de ces nouvelles, fort considérable, impose son titre au livre entier; l’autre, moins développée, s’appelle Noces tragiques. Quand nous disons que Sir Jojo, le Trésor et les Noces sortent de la même source, entendons-nous bien. Il y a parité de genre mais non d’espèce. La seule relation certaine qu’aient ces nouvelles est d’être fondées sur le merveilleux humain. Quant au reste, M. Achard est assez fécond pour éviter de se répéter.
Or voici le roman du Trésor de l’Ile-aux-Noix. Car ce trésor-là est tout à fait romanesque. Ne sera-t-il pas caché en cette île que Champlain avait lui-même nommée, que le régime français avait fortifiée et qui, en 1759, résista à Amherst? N’est-il pas peut-être toujours enfoui, si nous en croyons M. Achard, sous les bastions que les Anglais, à leur tour, ont édifiés? Ne le retrouverons-nous point, en nous aidant tant soit peu de la carte topographique de notre auteur, intact, entre les squelettes des héros de cette aventure? Mais il est temps de nous taire. Nous allions, au fil rapide de la plume, vous révéler le trésor et son secret. Donnez-vous la peine de les chercher l’un et l’autre dans le volume de M. Achard, d’abord, puis sur les lieux mêmes où ils gisent. Dussiez-vous revenir le gousset vide, vous ne vous insurgerez guère d’avoir été envoûté par un habile homme de lettres qui fait miroiter sous vos yeux les vingt-cinq mille livres sterling destinées à la solde des troupes britanniques et, comme par dessus le marché, les cinq cent mille piastres d’or californien que Stormy vole à Herbert. Mais hélas! nous allions de nouveau éventer la mèche. Il est l’heure de tourner bride.
Et puis, au dessert, pour votre bonne bouche littéraire, vous lirez les Noces tragiques. Un fiancé s’y venge de sa belle et de celui qui la lui enlève, en les noyant sans oublier de se noyer avec eux. Ce petit frisson supplémentaire vous vaudra le meilleur pousse-café.
M. Achard fait de son doux pays du Richelieu, en passant, de jolies descriptions. Cependant c’est dans l’accumulation des situations tragiques, l’action, le dialogue qu’il exerce ici le plus volontiers sa plume. La scène du caveau (le Trésor) est ingénieusement bâtie. Et l’on ne saurait se défendre de penser qu’un scénario, d’une valeur très au-dessus de telles élucubrations yankees dont la toile de nos cinémas est encombrée, pourrait être extrait de cette nouvelle de M. Achard. A l’écran, quelques invraisemblances, audacieusement traitées avec tous les moyens dont dispose le cinéma actuel, s’expliqueraient aussitôt. Car les qualités littéraires de M. Achard: clarté, aisance assez habituelle du style, bien que celui-ci soit parfois forcé pour augmenter en nous l’impression d’effroi, tout cela ne suffit point à la tâche de nous halluciner sans retour.
Il est vrai que, au cas où notre imagination mélodramatique ne se mettrait point assez spontanément en branle, il faudrait nous en prendre à nous-même et non à M. Achard. Peut-être, d’un autre côté, avons-nous gardé une impression trop persistante de la fraîcheur imagée de plusieurs pages d’Aux bords du Richelieu. Mais voilà, un auteur se dédouble: il est lyrique ou ironiste, et, tout à coup, funèbre metteur en scène. Ne serait-ce point lui qui aurait raison de contenir en soi plus d’un trésor?
Madame Blanche Lamontagne-Beauregard a gentiment préfacé le livre de M. Achard. Sa fluide écriture est charmante. Ce n’est point la griffe d’un bas-bleu qui trace ces lignes égales. Là sont enfermés le naturel, une humeur engageante, une féminité sans afféterie. Les récits de M. Achard sont d’autant plus terribles qu’on y pénètre par cette riante arcade. Telle grâce n’empêche point madame Lamontagne-Beauregard d’exprimer de solides pensées. Ne trouverez-vous pas exacte celle-ci: que nos écrivains travaillent tous pour un lendemain littéraire qu’ils ne verront pas et qui sera glorieux?
Quand on réfléchit que le directeur de l’Ecole canadienne a déjà à son crédit, outre ce que nous savons ici de lui, une Histoire générale, qu’il met actuellement sous presse son grand roman des Northmans en Amérique, et trois contes pour les enfants, et qu’enfin il prépare cinq ou six autres livres, nous pouvons, à l’instar de madame Blanche Lamontagne, considérer M. Achard, quelles que soient les vicissitudes auxquelles il expose sa manière, et toutes restrictions faites, comme l’un de ceux dont il faut louer le «labeur nécessaire» à l’élaboration de l’avenir intellectuel du Canada français.
Décidément, n’est-ce point déjà le signe de beaucoup de tact pour un auteur de savoir choisir ses préfaciers? M. Georges Bouchard avait demandé à Monseigneur Camille Roy d’écrire l’avant-propos de Premières semailles, ce dont le distingué critique s’est acquitté avec l’autorité bienveillante qui lui est coutumière. Maintenant, M. Bouchard prie l’honorable M. Rodolphe Lemieux de tracer les pages liminaires de Vieilles choses . . . Vieilles gens. Le président de la Chambre des Communes peut conclure justement: «Vos impressions, vos souvenirs, que vous avez fixés avec tant d’âme dans ce livre, je les compare volontiers à des bijoux anciens. Leur éclat atténué par les ans nous jette sa note chaude et discrète. Ils étaient précieux: ils sont devenus inappréciables.» En fait de préfaces, M. Bouchard a deux fois frappé à bonne enseigne.
Eh! oui, ce sont des choses précieuses que ressuscite notre auteur: bijoux anciens, certes, mais surtout tranches de vie rurale dont la poésie est profonde. Ici, en effet, se dessine devant nous le Clocher où carillonnent les Cloches et s’édifie l’antique Eglise où officie un Vieux Curé comme on en fait cependant, Dieu merci! quelques-uns encore de nos jours. Et puis le Vieux Chantre file son motet, le Bedeau vaque à ses devoirs et, la messe finie, le Crieur à sa criée. Hélas! le lendemain s’en va le Vieux Terrien que tout ce bruit familier n’a point distrait de son rendez-vous avec la mort. Ah! la belle campagne que la nôtre, telle que la raconte M. Bouchard! La Ménagère au presbytère, le Forgeron à son enclume, le Cordonnier à ses bottes, le Meunier à sa farine: rien ni personne hors de son emploi. Le pain de blé entier est au Vieux Four, le Maquignon à ses trocs, le Violoneux à ses danses, le Rammancheux à ses éclopés, le Laboureur à ses sillons, le Semeur à ses guérets, les Coupeurs à leurs faucilles, les Engerbeurs à leurs gerbes, les Batteurs à leur blé, avec les Vanneurs, comme sont à la Brairie tous les faiseurs de lin et les Quatre Voisins aux points essentiels de la Rose des Vents. Il n’y a que les gens de la Maison condamnée qui chôment loin de nos frontières et la Cousine des Etats dont le fat langage détonne parmi celui des braves cœurs de chez nous.
Le talent de M. Bouchard n’a donc pas seulement consisté à être l’animateur d’un passé fragmentaire. Il a cimenté tant de parties de telle sorte qu’il en résulte un récit complet, à ce point que quelques morceaux trop pressés contre leurs voisins s’imbriquent les uns sur les autres ou se chevauchent, comme le chapitre du Clocher et celui des Cloches. Il faut avoir diablement le tour pour ne pas se répandre tout à fait en de pareils sujets connexes. M. Bouchard est en cela un peu le prestidigitateur du terroir, même s’il lui arrive de tenter le sort. Or son observation est précise et sa langue agréable, bien que parfois compliquée, non pas de maniérisme mais d’une hésitation à dire plus uniment ce qui est tout uni: «le bleu azur» (p. 150.), un «regard à l’interrogatif» (p. 75.), etc. Quant au ton, il est bien gradué. Ici badin, avec une savoureuse ironie, là grave, plus loin ému et, qui mieux est, émouvant.
Voulez-vous un bref aperçu du genre de M. Bouchard? Examinez avec nous ce passage:
Le son de l’Angélus qui monte calme dans la brume du matin, qui se précipite dans l’air agité du midi ou qui s’endort dans la quiétude du soir, révèle encore une qualité du bedeau: la ponctualité. (p. 32.)
L’ironie de la fin n’entache pas ce tableautin. Et ceci, qui en fera réfléchir plus d’un:
Que les apôtres du retour à la terre et les austères réformateurs de mœurs considèrent attentivement les traits joyeux de la grosse gerbe, pour ne pas oublier que les bons amusements et le bon rire sont aussi nécessaires aux habitants des campagnes qu’à ceux des villes! (p. 169.)
Et cette sage leçon, «fortifiant contre les séductions de l’oreiller et stimulant au travail»:
Regardez, votre père qui a déjà semé un arpent de blé avant le déjeuner! Quand vous serez grands, en ferez-vous autant! Le pain que vous mangez provient bien souvent de blé semé avant le jour, récolté à la brunante, battu au froid et moulu à la nuit blanche . . . (p. 153.)
Nous devons forcément nous limiter. Cependant, que de fines expressions de chez nous nous désirerions citer que nous ne citerons point! M. Bouchard n’a pas usé de n’importe lesquelles. Il les a triées, criblées, tout autant que son vanneur sépare le blé des fléchettes des chardons. Pas de ce choix pesant et grossier dont tant d’autres nous ont accablés. Pas non plus de «viandes à saouler», comme un Grec stigmatisait les épithètes oiseuses. La fière, la vive parlure que celle de nos gens, pour qui les écoute d’une oreille bien faite!
Lisez Vieilles choses . . . Vieilles gens. Soutenez de votre sympathie franche les auteurs qui, comme M. Bouchard, servent notre terre en même temps que nos lettres. Vous ne mériterez point alors ce reproche:
Ils ne sont que des semeurs d’ivraie ceux qui, par leur indifférence, leur égoïsme ou même leur hostilité, paralysent les efforts des semeurs de blé! (p. 153.)
M. Bouchard n’a visé là que les indigents pour lesquels nos terriens admirables sont inexistants. Qu’il nous accorde d’étendre ce conseil aux retardataires obtus qui repoussent, sans discernement, tous les livres de chez nous, quand ceux-ci seraient écrits de bien attachante façon.
Y aura-t-il toujours trop d’abusés qui ne voudront point apercevoir au Canada ce que la France vénérée, sous la face changeante des vieilles choses et des vieilles gens que nous aimons, nous a laissé du parfum de son âme éternelle?
Le progrès moderne peut détruire nos pittoresques métiers de jadis; la race, elle, s’efforce d’empêcher l’altération de son caractère ethnique. C’est pourquoi un bon livre canadien, qu’il soit celui de M. Bouchard, ou celui de M. Achard, ou de l’un quelconque de nos ouvriers consciencieux du rôle qui incombe à leur plume, est encore, à des titres variables, nous en convenons, l’un des témoignages de notre pérennité têtue.
Mais le témoignage de M. Bouchard est tel qu’avec le recul des années il deviendra classique chez nous. On ne pourra alors, sans invoquer Vieilles choses . . . Vieilles gens, bien comprendre notre vie rurale d’autrefois.
[27] Librairie Beauchemin Limitée, Montréal, 1925.
[28] Même librairie, 1926. Une traduction anglaise de cet ouvrage, par Alan Hunt Holley, ornée de bois gravés d’Edwin Holgate, a été publiée aux Editions du Mercure, Montréal, 1927, sous le titre: Other Days Other Ways.
. . . Partout où il y a un foyer heureux,
il y a une femme oublieuse de soi . . .
René Bazin.
. . . La vie, la vraie vie, consiste moins
dans la durée des années que dans l’intensité,
la noblesse et la beauté de l’effort
dépensé . . .
G.-M. Sencier.
On voit assez, par les épigraphes dont M. Harry Bernard a décoré son livre, qu’il n’est jamais entré en l’esprit de notre auteur d’écrire un roman frivole. L’idée de la Maison vide ne se prêtait guère non plus à quelque sentimentalité de boudoir. D’un autre côté, M. Bernard aurait pu rééditer même certains des meilleurs motifs du roman espagnol la Casa Seca. Mais, chez nous, il ne s’agit point de maison sèche, c’est-à-dire sans enfants. Chaque foyer a sa grappe vermeille de marmousets, s’il veut être dans la juste note du pays. Or tel foyer ne garde pas toujours ses enfants, lorsque ceux-ci grandissent. Et voilà où intervient logiquement la thèse de M. Bernard, généreux patriote aux claires pensées.
Sur quoi, sur qui retombe cette faute que nous étudions? Sur les influences du milieu, évidemment. Sur l’indiscipline moderne des fils et des filles, aussi évidemment. Sur les parents, davantage et sans discussion possible, eux qui ne doivent point céder aux ambiances délétères, mais plutôt faire en sorte que soit aimée et observée cette douce vie familiale qui, pleinement réalisée, serait la terrestre image du ciel. Et puis, sur la mère, surtout, gardienne de l’amour et de l’enfant. Pour sévère que paraisse cette doctrine, l’expérience sociale n’en confirme point d’autre.
* * *
Voici le cas bien concret des Dumontier.
Ces gens existent comme si leur demeure d’Ottawa, sise au plus chic endroit de la Côte-de-Sable, n’était que le lieu où dormir, le plus souvent, et, parfois, manger. Le père, intelligence cultivée et volonté faible, ne réagit point avec autorité contre les goûts mondains de son épouse, ni contre ceux de ses enfants qui se laissent emporter par le courant où leurs parents pataugent ridiculement. Par bonheur, pour faire contraste, il y a sous le même toit, une nièce de François Dumontier, qui, orpheline, élevée par un père de grand caractère, voudrait continuer chez son oncle la bonne vie, si remplie et si utile, qu’elle a connue chez elle. Hélas! le tourbillon des bals, réceptions et fêtes outaouaises de toutes sortes est tel que Marthe, à son tour, subit la contagion. Elle s’attache aux vanités, moins il est vrai que ses cousins n’y sont attachés, mais suffisamment pour que s’atténue en elle ce qui constituait son charme rare et délicieux.
Trois malheurs, à ce moment, fondent sur les Dumontier: 1º le père s’aperçoit que son traitement de fonctionnaire public, complété par quelques autres sources de revenus, ne suffit plus, loin de là, à la dépense effrénée; 2º l’aînée des filles, Raymonde, s’enfuit pour épouser un jeune homme qui n’est ni de sa race ni de sa religion et dont, par ailleurs, le mérite problématique ne consiste qu’à être un joli fox-trotteur; 3º François, après des velléités de luttes, se met à jouer et à boire.
Ces tristes avertissements ne ramènent pas tout à fait au foyer Mme Dumontier. Cependant ils frappent Marthe au plus profond du cœur. Aussi épouse-t-elle un fidèle ami d’enfance, bien résolue à ce que sa maison ne soit point vide comme celle de ses oncle et tante. Quant à François, par un sursaut d’énergie que Marthe aiguillonne discrètement, il tâchera de s’amender.
* * *
C’est un roman à thèse et un roman de mœurs que nous présente M. Bernard.
Sans doute existe-t-il beaucoup de familles urbaines où l’on se conforme à l’idéal de Marthe; cependant, il faut avouer qu’il en est trop dont les Dumontier sont les modèles. L’auteur analyse avec une psychologie fort déliée l’état de ces âmes ballottées dans le néant social. Il les peint en acte et les morigène surtout vertement. La plume de M. Bernard ne ménage pas les mots, pourvu qu’ils soient ceux de la dignité et du bon sens. En quoi elle a mille fois raison. Ainsi expliquera-t-elle que François, si clairvoyant, tandis que sa femme l’est si peu:
. . . en avait assez de cette vie insignifiante et fade de ces sottises en série qui sont les commandements du monde. Au fond de lui-même, il s’en voulait d’avoir donné sciemment, résolument dans ces multiples insanités que créent, pour occuper leurs loisirs, les fats et les oisifs. (p. 85.)
Cette même plume rappellera, plus loin, à Dumontier les «maux qui épuisent peu à peu l’énergie canadienne-française».
Avec la mortalité infantile et la tuberculose, le manque de fierté ethnique, une certaine paresse native, vice national,[30] il mentionnait les insuffisances de la vie familiale, l’absence, dans de trop nombreux foyers, d’une vie intérieure profonde. (p. 87.)
Sont-elles nombreuses, par exemple, les familles où les préoccupations d’ordre spirituel, l’éducation véritable des enfants, le développement du sens national, passent avant les soucis mondains, les rivalités vaniteuses et les toilettes de madame. (Idem.)
Certes, au cours de sa carrière, il avait vu des intérieurs vrais, en avait admiré, jalousé l’harmonie. Mais l’insignifiance générale de la vie familiale, surtout dans la classe aisée, de quels désastres n’était-elle pas responsable? Que voyait-il ordinairement dans son entourage? Des hommes mous, souvent passionnés pour des futilités; des femmes légères (au sens intellectuel), papillons resplendissants, mal préparées à leurs fonctions de mère et d’épouse. A quelques exceptions près, les familles ont tendance à descendre, plutôt qu’à monter. Les fils ne savent continuer leurs pères. Quel peuple nous serions aujourd’hui, si l’aristocratie bourgeoise avait toujours donné sa mesure? Si les familles, au lieu de se diminuer, avaient mis dans leur programme de développement les vertus de discipline et de continuité? A l’origine de toute déchéance, il y a un défaut d’ordre. L’ordre est à la base de la vie; il doit être dans les idées, dans le gouvernement de soi-même, les rapports de l’individu avec ses semblables, la famille, la société. (pp. 88-89.)
Après François, c’est Marthe qui nous fera toucher du doigt le mal dont souffrent ses hôtes, car Marthe et François occupent dans ce livre, si on veut bien tolérer la comparaison, le pôle positif, alors que Mme Dumontier s’y trouve au négatif. Ainsi Marthe, après un moment où Mme Dumontier a ressassé ses misères pour les jeter à la tête de son mari, réfléchira-t-elle à bien des choses très graves.
Ce n’était pas la première fois qu’elle avait connaissance des querelles de la maison. Elle se rappelait d’autres circonstances, où, pour un motif futile, la discorde avait montré sa tête hargneuse. Alors, la jeune fille avait tâché de s’écarter et de ne point paraître voir. Elle se gardait de juger. Elle connaissait trop peu, dans leur intimité, ces âmes qui s’agitaient en sa présence, souffraient à se meurtrir réciproquement, incapables l’une et l’autre[31] de l’abnégation qui les eût rapprochées.
Mais elle ne pouvait se dissimuler l’évidente réalité. Le drame silencieux qui se jouait. Marthe le comprenait chaque jour davantage. La cause du mal,—elle l’avait vue depuis longtemps,—c’était l’absence de courage devant les rigueurs de l’existence, l’inaptitude à souffrir discrètement pour le bonheur des autres. Cette maison où elle vivait, où on lui avait offert une place, était une maison vide, parce que la femme, celle qui devait faire trir réciproquement, incapables l’une et l’autre de l’abnalité[32] au bien de tous. Au lieu de garder les siens autour d’elle, de resserrer tendrement les liens de la famille grandissante, elle avait été la première à briser ces liens et à poursuivre le mirage des joies vaines. On l’avait imitée. Le foyer languissait par manque de vie intérieure. (pp. 111-112.)
Partout où il y a un foyer heureux, il y a une femme qui souffre, qui se dépense, qui se donne. Et cette femme, en créant du bonheur autour de soi, vit et grandit du bonheur des autres. Car tels sont les prodiges de l’amour. (p. 113.)
Quant à Mme Dumontier, on la reconnaît, avec sa seule crainte du monde comme règle de conduite sociale, en cette exclamation que lui arrache l’escapade de Raymonde:
Est-ce possible? Un pareil scandale! Que vont dire les gens? (p. 121.)
La progression de l’angoisse au cœur de cette mère selon le siècle suit un cours qui est dépeint au naturel.
Remarquons bien cependant que Mme Dumontier n’est point une mère perverse, ni une épouse infidèle. Elle représente cette anomalie que nos temps voient se répandre et que le philosophe Comte marquait déjà: Toute femme sans tendresse constitue une monstruosité sociale, encore plus que tout homme sans courage. C’est M. Bernard lui-même qui appuie sa thèse sur cette citation.
Ces longs extraits du livre de M. Bernard n’étaient pas inutiles pour montrer comment notre auteur pose la question. Il la résout, nous l’avons déjà entrevu, de la seule façon plausible, s’il ne veut pas être un pessimiste désespéré. François et Marthe serviront le devoir mieux compris. Et peut-être Mme Dumontier, assagie par ses épreuves, le fardeau des années et la considération du bonheur de Marthe mariée, ouvrira-t-elle les yeux enfin. Car il faut vraiment qu’une pareille leçon porte en chacun ses fruits. Or il y aurait là matière à un autre volume, que le lecteur peut composer en son esprit. Ce ne serait point là une peine perdue.
* * *
Les caractères de second plan sont dessinés où il convient et comme il convient. Ils n’embarrassent point la scène ni ne sont des fantoches. Qui d’entre nous n’a connu leurs sosies: Raymonde, Gisèle et Jules, enfants gâtés, sans ressort pour vivre courageusement? Et Gilbert Grenier, un amusard pommé; Henri Bégin, le fiancé si sérieux, si viril, si digne d’être cent fois aimé de Marthe; et jusqu’à la vieille servante, Elmire, qui, à un certain instant, est bien la seule à habiter cette maison vide?
Quelques-uns reprocheront à M. Bernard de n’avoir pas fait suffisamment «remuer» ses personnages et d’épiloguer comme un moraliste. Mais n’est-ce point quelque chose pour un romancier de moraliser avec rectitude, lorsque la force des situations ne dégage pas d’elles-mêmes toutes les leçons nécessaires aux plus difficiles? Et que le livre de M. Bernard en soit un où l’action ne prime point l’analyse, c’est que celle-là est intérieure et qu’il faut éclairer les âmes où le vrai drame se joue. Chaque rictus témoigne d’un repli secret de l’âme.
Il reste que cette lumière puisse être d’une nuance un peu chagrine, à l’endroit où elle nous montre les invités de Mme Dumontier buvant leur tasse de thé, et qu’elle généralise les défauts des comparses sans les équilibrer des qualités indispensables. Car nous ne pouvons croire que le monde dessèche chaque cœur aussi fatalement. Que de vertus, n’est-ce pas? se cachent dans le monde où elles sont déplacées! Quant à nous, à la réception de Mme Dumontier (après en avoir lu le récit, nous imaginons y avoir assisté), c’est vers «la petite dame Mousseau, digne et proprette, qui n’avait pas l’air de s’amuser» (p. 58.) que vont nos suffrages. Les autres sont des poupées peintes: «Madame Lamonde, célèbre par son appétit; madame Bigonesse, qui promenait la même robe depuis dix ans, toujours refaite, au goût du jour [au fait, cette personne-ci nous devient sympathique, au moins si son économie est motivée]; puis madame Bourget, toquée pour l’auteur du Disciple» (dit-on toquée pour ou toquée de?); et «le vieux couple Belhumeur, remuant et grincheux; la veuve Lemoyne»; «l’énorme madame Darveau» dont «les mains rouges, quand elle les élevait pour un geste, tremblaient comme de la gélatine». Pourtant, n’y aurait-il pas eu moyen de découvrir, en outre, quelques-unes de ces femmes dont la distinction est un charme bien près d’être une vertu, et que notre race possède encore pour l’honorer, même dans le monde?
La façon d’observer de M. Bernard est aiguë. Il ne veut point être moraliste indulgent. Pour renforcer sa thèse, il nous exhibe ces mondaines évadées de leurs foyers. Hélas! nous allions oublier que l’auteur satirise un salon politique féminin. Cela suffit.
Or nous ne traçons pas ces lignes pour marquer nos doléances contre le siècle. Lisons le livre de M. Bernard tel que celui-ci nous l’offre si gentiment.
* * *
Car M. Bernard écrit une langue châtiée qui nous repose de ces lâches tissus de phrases molles que l’on nous fait parfois lire chez nous. Il a un tour tout particulier de composer. Son plan arrêté, il procède par de courts ensembles, fort soignés, très serrés, très vus, et il lui arrive, en passant de l’un à l’autre, de laisser une solution de continuité. Cette composition rappelle parfois la manière de Laure Conan. Examinons ensemble un passage. Voici Marthe, Gisèle et Grenier qui dînent à l’Elégant.
Peu à peu les habitués entraient. Ils apercevaient une connaissance, échangeaient un mot à la volée. Quelques-uns se serraient la main par-dessus les tables. Le piano mécanique, au fond de la salle, commença de moudre ses notes métalliques. De sa cage suspendue, un serin répondit.
—La dernière fois que je vous ai vu, dit Gisèle à Louis Grenier . . .—(p. 33.)
Par quelle guigne ne pouvons-nous relire cela sans lier la parole de Gisèle à la réponse du serin? Il manque une transition qui serait la clef de tout.
La même chose se manifeste dans l’ordre d’une phrase où est tracé, en raccourci, le portrait de Marthe:
Elle avait vingt-trois ans et les yeux très bruns, les extrémités fines. (p. 14.)
Au seul point de vue du rythme, il y a ici deux syncopes. A celui de l’enchaînement rigoureux des termes, il y en a autant. Vingt-trois ans, yeux très bruns, mains et pieds fins, ce sont des notations sténographiques. Il ne fait point de doute que M. Bernard, observateur minutieux, a vu ce qu’il a inscrit en ses carnets. Il ne lui restait qu’à l’écrire, à styliser ce tableau pour qui le contemplerait.
Mais ce ne sont là que des bagatelles! Vaudrait-il mieux appuyer sur le fait que l’émotion se dérobe en ce livre et que la trame en est pâle? Ce ne serait point tout à fait équitable. Encore une fois, ce volume n’est pas un roman d’amour. Il est celui d’une maison vide, celle des Dumontier, et laisse deviner celui d’une maison remplie de joie, celle de Marthe. Nous étudions les Dumontier hors de chez eux, et chez eux, par hasard, avec toutes les causes morales de leurs malheurs. Que Marthe, à côté, aime ou non Henri Bégin d’un amour sensible, peu importe; elle est une aimable clarté au milieu de tant d’ombres. La froideur des Dumontier, père et mère, s’explique aussi. N’y insistons pas, à moins que ce ne soit pour dire que, si Mme Dumontier eût eu le cœur de Marthe, qui n’est point sensiblerie mais devoir, le ménage de François n’eût donné raison qu’au roman le plus riant. Enfin, si la passion ne projette point son rouge feu sur les pages de ce livre—tant pis pour ceux qui l’y cherchent!—c’est encore que le sens chrétien de M. Bernard lui conseille d’envisager un roman comme une œuvre délicate à traduire, lorsqu’on désire qu’elle soit une efficace morale.
Voilà la vérité sur ce livre. Et le scruter davantage ne révélerait que les autres formes d’un seul objet. Même les petites peintures d’une nature fort belle y sont brossées pour élever l’esprit et l’instruire de la beauté des choses de Dieu.
Créons-nous donc, pour mettre en pratique ce qu’enseigne ce roman, «une existence personnelle, parmi la rumeur du monde», car «si la foule garde ses faveurs au succès tapageur, souvent superficiel, elle renverse les idoles avec la même fureur aveugle qu’elle met à les élever.» (p. 151.) Et que les jeunes filles à venir, corrigeant l’erreur des Dumontier, apportent au foyer qu’elles orneront la pure flamme que Marthe retrouve en méditant les paroles de l’Esprit-Saint: . . . La grâce est trompeuse et la beauté est vaine; la femme qui craint le Seigneur seule sera dans la gloire.
* * *
Les livres de M. Bernard sont l’expression de nobles pensées. Aussi leur auteur va-t-il de cime en cime. Couronné par le Jury du Prix d’Action intellectuelle, et deux fois, en 1924 et 1925, par celui du Prix David, que lui reste-t-il à désirer? Beaucoup. A ne pas s’arrêter en chemin. Il n’est point de répit pour l’homme de lettres conscient de sa tâche. Notre littérature est pauvre en romans; M. Bernard l’enrichit. Rien de mieux? Si! Qu’il tente désormais, avec bien d’autres qui y travaillent obscurément, sinon vainement, de nous donner ce que nous n’avons point et sans quoi nous sommes si peu: un ouvrage plus patiemment mûri, plus plein, de main plus sûre et plus vigoureuse. Et puis, après? Après! Un chef-d’œuvre . . . Voilà la très large limite aux exigences artistiques d’un peuple qui prétend au triomphe chez nous de l’intelligence.
[29] Harry Bernard, Bibliothèque de l’Action canadienne-française, Montréal, 1926.
[30] Rapprocher de ces paroles celles du R. F. Marie-Victorin, E.C. (La Science et nous. Question d’attitudes.) prononcées, il y a peu de temps, devant la Société canadienne d’Histoire naturelle: «Déjà, en 1664, l’ancêtre Pierre Boucher écrivait des Canadiens:—Ils ont communément l’esprit assez bon, mais un peu libertin, c’est-à-dire qu’on a de la peine à les captiver pour les études.»—Et louons d’autant plus ceux qui tendent vers le mieux!
[31] L’auteur ici n’excuse pas plus Dumontier que sa femme. Chacun a sa part de responsabilité et répondra pour cette part.
[32] Est-ce bien là le mot propre?
Les Sacrifiés, de M. Olivier Carignan, ne sont pas du tout pitoyables en leur livrée gris bleu. Tout au contraire, ils ont excellente mine. Leur coquetterie est discrète. Ce genre d’éditions plaît certainement. Quant aux Médailles anciennes de M. Gouin, elles réclamaient une couverture vieil or, tant l’Histoire qu’elles illustrent est précieuse. On la leur a accordée. Cela fait très riche au tableau. Cela est si neuf chez nous que nous en sommes ébloui. Notre goût s’est formé à une école plus austère. Mais il est toujours temps d’accroître son avoir d’un beau grain d’art.
Sous des dehors très simples, M. Carignan a écrit un livre pour mettre forcément en branle votre imaginative.
Il vous laisse compléter, de temps à autre, ce qu’il se contente d’indiquer. Il assemble à votre intention vingt-trois petites tranches de vie que vous devrez parfois coudre ensemble pour en faire un roman. C’est là le procédé ultra-moderne de composition erratique. Pour nous tous, dénués de ces hautes intuitions romanesques qui dispenseraient un auteur d’agencer étroitement les parties de son ouvrage, nous faisons effort, nous cherchons ce mouvement, cette logique sans fissure selon lesquels se déroulerait un vigoureux récit imagé. Il n’est pas certain que nous n’ayons tort, par un ou deux côtés, ni que nous n’ayons raison par trois ou quatre. Mais enfin, voilà confessé notre cas à presque tous.
Quoi qu’il en soit, M. Carignan, qui se hâte avec lenteur d’arriver au nœud et à la solution de l’intrigue, y finit par arriver. Et, le long du chemin qu’il s’est choisi, il exprime de bonnes et de solides pensées. Il observe sans fausse pitié et sans malice. Il peint avec naturel. Il est simple, précis, consciencieux dans le détail; mais les touches fines qu’il accumule composent, jusqu’aux derniers chapitres de la conclusion, un tableau total assez indéterminé, parce qu’elles se couvrent parfois mutuellement ou marquent des incidences assez extérieures au sujet.
Tout de même, le livre, l’épilogue dénoué (ces derniers chapitres ont une valeur assurée et soutenue: ils éclairent comme il convient tout le volume), on garde une impression très tenace de l’idée inspiratrice de M. Carignan. Les sacrifiés qu’il a voulu nous rendre sympathiques (et il y a réussi) sont nos jeunes gens revenus d’Europe, ou encore nos jeunes gens du pays, cultivés en pure perte, qui, les uns et les autres, trouvent dans ce que M. Carignan appelle «le milieu canadien»—ces mots ont plus d’amertume fondée qu’on ne le croit communément—une incompréhension de leur rôle, un renversement de leur idéal, bref toutes les occasions du désenchantement. Et ces questions se posent en vous, sans même que l’auteur paraisse y tenir, mais comme on jurerait qu’il y tient: Façonnons-nous une élite littéraire pour lui refuser ensuite une vie conforme à ses disciplines? Sommes-nous une race trop jeune pour qu’une élite pareille nous soit donnée? Ou notre ingratitude est-elle si parfaite envers ceux que nous avons poussés dans la carrière des lettres, notre ingratitude est-elle vraiment si parfaite envers eux que nous ne nous souvenions plus d’eux, dès qu’ils nous font face, chargés de leurs richesses intellectuelles? Ou enfin l’indigence littéraire de nos jeunes auteurs est-elle si avérée que nous nous détournions sensément non pas d’eux-mêmes, car ils seraient dignes de commisération, mais de leurs œuvres? (On haît le péché, non le pécheur.) Le partage des responsabilités serait assez long à établir. Il déborde le cadre de notre étude succincte.
M. Carignan n’a pas un mince mérite d’avoir ouvert la porte à la discussion, et, souhaitons-le pour l’honneur de notre race, à la solution de ce problème mixte.
Le héros qu’il a choisi pour notre édification là-dessus se nomme Daniel Lussier. Il a fondé une revue. Il rêve de payer ses collaborateurs, et, ce qui est inouï, il y réussit pendant une année et cinq mois. Tel le Jean-Baptiste évangélique, il est un précurseur. Mais il y perdra la bourse, sinon la vie. Il succombera à la tâche, à cause d’autrui,—à cause de vous et de chacun de nous, et de quelques autres!—et non pas à cause de son manque de talent ou de courage. Et chose singulière, symbole bien changé depuis que notre Crémazie en a parlé avec tristesse, il devient, pour gagner de quoi subsister, un gentil épicier.
Peut-être fallait-il commencer, de toutes pièces, par fabriquer de bons épiciers qui ne manquassent point de culture intellectuelle en plus de la culture épicière, avant de créer des artistes qui ne trouvassent point d’épiciers pour les lire . . .
Le style de M. Carignan est clair, ramassé, abrupt, souventes fois elliptique. Il est sobre et sans pose. Certes, il n’est pas exempt de négligences et la langue a ses défaillances, ici et là. Mais les dialogues sont bien menés, tout vifs, tout courts, un peu semblables à ces paroles qu’on saisit au hasard d’une conversation étrangère et à propos desquelles on s’amuse à broder indéfiniment.
Ce roman constitue déjà un acquis relatif pour son auteur. Les autres bouquins en préparation vaudront sans doute mieux. Excelsior! Causer et Ces pauvres Riches nous ramèneront à une étude plus poussée de la manière de M. Carignan. C’est là que nous apprécierons ensemble ses rêves épanouis.
Mais retenons ceci, pour l’instant.
C’est, du point de vue littéraire, le milieu canadien que le romancier tente d’analyser. Il l’a marqué, pour le compte des sacrifiés, d’un stigmate certain. A chacun de nous, au contraire, incombe la tâche de battre sa coulpe et de pleurer, suivant ses péchés. M. Carignan, entre nous, n’en tirera point orgueil. Il jouit d’une compensation appréciable. Le sérieux de ses intentions, la nouveauté du sujet ainsi dessiné, le tact de ses procédés, lui ont assuré un éditeur, à moins que ce ne soit l’éditeur qui, à cause de tout cela même, l’ait déniché. Aussi combien l’on comprend que M. Louis Carrier ait choisi pour emblème de sa boutique littéraire Mercure, le dieu messager acclimaté au pays, qui prête aux revendications de nos jeunes auteurs des ailes!
Nul doute désormais! M. Paul Gouin est un numismate passionné. Considérez de quelle main il rejette les vieux sous et de quelle autre il collectionne les médailles, pourvu que celles-ci aient un caractère historique. Il les palpe, les soupèse, les vénère. Il en respecte la patine mais en proscrit la rouille, car toutes ne sont pas d’un métal identique. Alors, imbu de son sujet, lui-même se prend à manier le burin. Et, si son inspiration est du temps jadis, sa manière de composer et d’exécuter est toute moderne. Le graveur improvisé s’efforce de sortir du conventionnel. Ses personnages sont vrais mais autrement vus qu’on ne les voit d’habitude. Et il vernisse déjà si habilement ses œuvres que celles-ci présentent bien, ou presque, les tons atténués d’authentiques médailles anciennes.
Or, ces figures dûment fixées, M. Gouin désire que nous les cherchions un peu.
En effet, son recueil résulte d’une triple collaboration surévidente où les pièces sont assez noyées. Le numismate-poète a demandé à l’histoire des introductions très complètes sur chaque sujet; ensuite il a prié M. Jean Palardy de glisser entre les pièces et leurs introductions des fusains délicats; et puis il s’est assuré, grâce à un éditeur prodigue, une rare présentation typographique.
L’éditeur a donc fourni un luxueux effort, inaccoutumé chez nous. Le dessinateur a tracé de charmants croquis, mais il a poussé loin le souci de la naïveté, spécialement dans un groupe iroquois où la perspective est étonnante et où les personnages font songer à certains indigènes, sculptés sur bois, encore visibles à la porte de nos honnêtes marchands de tabac. Quant à l’histoire, elle s’est prodiguée en notes ou notices, lorsqu’un bref exergue eût généralement suffi à la tâche de suggérer l’intérêt et le principal.
Au total, vingt-trois petits portraits (il y a chez M. Gouin autant de médailles qu’il y avait de chapitres chez M. Carignan) se resserrent entre cent soixante-douze feuillets. Champlain lui-même, le premier médaillé du livre, ne survient qu’à la dix-septième page. L’erreur serait-elle grave d’écarter un peu les collaborateurs adventices, si respectables soient-ils (y compris le papetier), afin d’en arriver aux poèmes attendus?
Ceux-ci s’inscrivent sur des médailles de bronze, de fer et d’étain. Et plus solide est la matière, plus ferme est l’outil sous les doigts du graveur.
Dès Champlain et Louis Hébert apparaissent les indigences et les qualités de ce burin: il y a beaucoup trop de détails préliminaires pour préparer un vers final. Mais Jean de Brébeuf offre un poème mieux ordonné et plus viril. C’est un beau drame en raccourci. Et dans les strophes à Mère Marie de Saint-Joseph, commence à s’indiquer une grâce déjà mieux exercée. De même en la pièce à Maisonneuve.
Lambert Closse contient une très noble image: celle du héros protégeant de son ombre toute la bourgade. Par ailleurs, la pureté du soldat, son courage, son désir surhumain du martyre sont bien impliqués. M. Gouin a l’âme assez haute pour entendre ces choses en la vie de l’Immolé, comme il en entend de très nobles en celles de Brébeuf, de Maisonneuve, de Mère Marie de Saint-Joseph, et de tels et telles autres, ainsi que nous le constaterons. Les poèmes de M. Gouin peuvent être d’un art qui fléchit parfois; ils ne manquent jamais de santé morale.
Egalement distinguées sont les strophes à Marguerite Bourgeoys. Malgré quelques défauts, il y a de la poésie vraie en ces lignes.
Avec Maître Bénigne Basset, la manière de M. Gouin devient fantaisiste et souriante. Mais elle reprend le mode lyrique avec Dollard des Ormeaux dont la première et la dernière stances, se faisant question et réponse par dessus le poème, sont très jolies.
François de Laval est une pièce surabondante de clartés. Elle vaut d’être retenue presque entière. Le poème tourne autour de cette pensée que le grand évêque, à son arrivée à Québec, voit se présenter à lui notre Canada comme
le vitrail
Symbolique et troublant de quelque immense église!
Il est difficile de mieux imaginer la part religieuse de nos origines.
La Jeanne Le Ber de M. Gouin nous prouve encore que l’artiste sait pénétrer le sens mystique des choses. Et cela nécessite plus qu’une simple aptitude à versifier! Nous le répétons, il se rencontre mieux que d’agréables fragments au recueil de notre auteur. Ces dons certains nous attachent d’autant plus à l’âme de la jeunesse canadienne-française qui s’incarne en M. Gouin.
Jean Talon est d’une manière facile, naturelle. Et les éléments du poème sont bien disposés.
M. de Frontenac ne manque pas de genre. Catherine Tekawitha est plus faible, avec son image jolie, mais dépaysée ainsi que le serait Miguel Zamacoïs lui-même perdu au centre du plus sauvage de nos lacs:
Agile comme un clown qui bondit à travers
Son cerceau de papier, dans un cercle qui bouge.
Magdelaine de Verchères n’a pas tout le neuf qu’on lui souhaiterait. Michel Sarrazin de l’Etang n’a pas non plus un relief assez accusé. Même remarque au sujet de Paradis et de Cadieux.
Mais voici l’un des poèmes les plus ciselés du recueil: Madame Péan. Il contient en germe presque toute la manière la mieux réussie de M. Gouin et les promesses qu’il saura tenir, s’il veut ne point ménager le courageux labeur jamais lassé.
Assise au clavecin, au hasard d’un accord,
J’ai regardé mes mains, mes mains blanches et fines,
Dont Bigot couronna l’élégance divine
De volages baisers et de lourds anneaux d’or.
Et j’ai souri, coquette, aux reflets chatoyants
Des rubis caressés par la flamme des lustres,
Heureuse de mon sort de belle dame illustre
Par ses petits levers et ses soupers galants.
Mais soudain d’autres mains aux doigts tordus d’efforts,
Comme pour m’accuser de ma vie inutile
De poupée amoureuse, indolente et fragile,
Ont posé leur tristesse à côté de mon fard.
Et depuis le remords a ridé mon front blanc;
Car vos doigts fatigués, Jeanne l’Hospitalière,
Vos mains noires de poudre, ô Vierge de Verchères,
N’avaient point de rubis mais des taches de sang!
François Bigot a de la couleur. La troisième strophe de Montcalm est énergique. Lévis est un poème plus musical que bien d’autres; il nous donne confiance en l’avenir poétique de M. Gouin.
Voilà, pêle-mêle, comme nous les présente l’auteur, les médailles de bronze, de fer et d’étain. Or l’artiste gardait, pour clore son recueil, une médaille dorée à l’usage de son fils. Elle est gentille, sauf peut-être que le vers final eût gagné à être mieux cadencé. Il est vrai aussi que le langage direct au petit Pierre pourrait être entre parenthèses. Mais cela n’est que pour les yeux. Car la voix fait sentir la double inflexion, l’une propre au conte, l’autre aux conseils du papa. Une page semblable doit être lue avec soin. Harmonie des tons, contrastes des personnages, progression mélodique, tendresse paternelle, amour de l’histoire et du pays, tout cela palpite en l’âme du poète. Lisez donc fervemment Vauquelain:
Il était une fois, fais dodo petit gars!
Pour tout dire, celui-ci et quelques autres poèmes, quelques strophes en certaines autres pièces également, rachètent trop de stances ternes, et trop de rimes pauvres, trop d’enjambements inutiles de couplets à couplets qui rompent le rythme, trop de clichés, trop de sons formant fausse-rime et certaines images mal venues, enfin un métier forcément incomplet. Il est bon de graver, mais le trait doit être juste et net. Et les médailles heurtées doivent rendre le son des parfaits alliages. Puisque celles de M. Gouin forment des poèmes, ou qu’on veut qu’elles en forment, elles ne peuvent qu’être agréables à l’œil et à l’oreille. Pourtant, elles ne le sont pas toujours.
Mais faites luire devant vous la médaille de Vauquelain. Et faites-la chanter aussi. Les médailles-poèmes sont des chansons, n’est-ce pas? Et conservez cette impression délicate.
Cependant, comme Petit Pierre, vous entendrez de bien autres berceuses, de bien autres contes, à mesure que M. Gouin, s’étant perfectionné, les composera.
On dit qu’il y eut, voilà très longtemps, des fées aux berceaux des mioches. De nos jours, il y a quelquefois un poète! Et M. Paul Gouin, en chantant pour son cher fils, a chanté aussi pour tous les nôtres, et pour nous tous qui avons été enfants et qui le sommes encore sous les rudes écorces dont la vie nous a couverts. Grâces donc en soient rendues au poète . . .
Ah! M. Paul Gouin porte un nom considérable chez nous. Cependant il croit que ce n’est point déchoir que d’être poète.
Il a quelques mille fois raison.
Aussi, la Muse le taquinant, il cède avec joie à celle-ci. Mais surtout il donne à chacun le digne exemple de vouloir ne point se contenter d’être né et de sentir en soi des aptitudes latentes. Il entreprend de consacrer, au mépris de l’argent que ne récoltent point les strophes—même lorsqu’elles se veulent profiler comme des médailles; et malgré que le petit Pierre, s’il veut grandir, ait besoin de beaucoup plus que des chansons—, M. Paul Gouin donc entreprend de consacrer le plus ardent de son âme au plus difficile, au plus profond des arts: la Poésie.
Que les dieux l’entendent et le récompensent comme nous le lui souhaitons de grand cœur.
* * *
L’art sourit donc à M. Gouin, entre ses plus belles médailles. Puisse le graveur bénévole faire sourire aussi et quand même la Fortune aux auteurs canadiens!
Avec M. Carignan dont le zèle s’emploie, et non sans motif, à empêcher le sacrifice des innocents, il aura changé d’un premier iota le sort des lettres chez nous.
[33] Les Editions du Mercure, Louis Carrier & Cie, Montréal, 1927.
[34] Same as above.
Nous nous faisions fête de lire ce livre. Etait-ce naïveté? nous croyions trouver le romancier poète. Et cela ne présentait point le caractère d’incompatibilité qu’une vaine tourbe (au sens le plus latin du mot) imagine. Aussi bien, le charme opérait encore en nous du petit recueil d’A travers les Vents où le lyrisme laissait voir, comme par transparence assurément, l’âme d’un très jeune auteur, pleine de foi artistique, embarrassée tout de même de quelques exagérations. Celles-ci, verbales ou autres, déviaient parfois l’art de son cours naturel; mais, à peine chassé, l’art revenait—ainsi que se fût écrié Destouches et non Boileau ou La Fontaine—«au galop»! Et tout rentrait en sa vérité.
Or M. Choquette se montre aujourd’hui si différent que nous le reconnaissons à peine. S’est-il retourné si vite contre son âme pour vouloir la muer en une étrangère? A-t-il résolu, à toute force, de parti archi-pris, de composer un roman réaliste, selon les trucs répandus? Le romancier aux analyses dispersées a-t-il chassé le poète qui coordonne, transpose et transfigure sans défigurer? Nous n’en savons trop rien. La seule affaire qui nous soit permise est de prendre le livre tel quel et de l’apprécier sans préjugé. Un poète qui romance n’est pas nécessairement un poète-romancier ni un romancier-poète. Il a le droit d’être ce qu’il lui plaît, si sa joie est de se montrer sincère et non d’épater. Enfin, «mieux vaut chercher dans une œuvre le renouvellement de soi que la critique», «car la vérité d’hier éblouit toujours, empêchant de voir la vérité de demain».[36]
Ainsi, table rase des poétiques souvenirs! Cherchons des clartés insoupçonnées. Il sera bien temps de raisonner, au cas où elles ne nous seraient point offertes. Et parlons franchement. Ce serait une sottise de flagorner un beau talent que l’absence de critique peut fausser. Pour notre humble compte, voici ce que nous apercevons en ce bouquin, soit dans l’affabulation et l’étude des caractères, soit dans la description, le style et la langue.
* * *
L’histoire est apparemment toute simple, mais on ne tarde guère à distinguer de quelles complications sentimentales elle se charge. Si bien que les mille intentions de sécheresse chez l’auteur n’empêchent qu’il ait écrit une sorte de petit vade-mecum hétéroclite de la passionnette.
Une jeune femme mariée, Marcelle Nantel, mère de Monique, est aussi oisive, désaxée et lointaine de sa famille qu’on commence à les fabriquer à la ville, chez nous, ces années-ci. Elle profite de ses vacances à Saint-Vivien, en la pension du lieu, pour aguicher un freluquet campagnard, Rosaire Leblanc. Celui-ci, dont les gens disent qu’il est «frais», a le «caractère flasque». Il convoite de déserter son village et se prend avidement à la glu de notre citadine, experte en psychologie amoureuse. Et, un jour, la belle s’en va! Rosaire, plus englué que jamais, pleure; et se déprend un peu et se console, «fatigué d’être triste»; et se remet au supplice parce que Marcelle lui a griffonné une carte-postale, où elle s’attendrit tardivement, en trois mots. Alors, comblé de plaisir, Rosaire se tue en un accident de chasse, ce qui est, a exprimé quelqu’un, «le comble du réalisme».
Et Rosaire n’a rien eu de Marcelle qui n’a rien donné.
Ce récit, qui met en présence des gens auxquels il est défendu de s’amouracher l’un de l’autre, M. Choquette le traite avec une intention de délicatesse qui est d’un honnête homme. Seulement, le fond même des faits subsiste, et c’est à peu près ce qui ne recommande pas le volume aux adolescents.
Marcelle ni Rosaire ne sont attachants. Leur aboulie vous crispe. Mijaurée, pétrie de contradictions, cérébrale au nervosisme aigu,—mobile, égoïste jusqu’à la cruauté, âme à qui manque l’équilibre, la santé du dévouement,—fleur de serre chaude et fleur à la sève pauvre,—Marcelle est tout cela, même davantage. Et M. Choquette l’exprime avec une incroyable subtilité, parfois avec une pénétration vive. Quant à Rosaire, fort en sang et en instinct, mais «cœur de guenille», paysan de carton-pâte qui n’est point chez soi à la pension, ni à Saint-Vivien, ni dans le «Petit Nord» des Laurentides ou dans la plaine, lui qui a sous son hâle d’emprunt bien des raffinements de la grande ville,—quant à Rosaire, le déplorable Rosaire, il est le prototype ambulant d’un corps et d’une âme désaccordés.
Ah! M. Choquette s’éprend de difficultés à vaincre. Il réussit à nous intéresser souvent à ses personnages. Et il a encore sans doute plus de talent qu’il n’en convient.
Ses analyses sont ténues, non pas tant profondes que multipliées, jusqu’à ce que la plume, de mille coups incisifs, ait découvert une large plaie morale. Analyses si justes, dès qu’il le veut; si erronées, dès qu’il ne le veut point; si prenantes, dès qu’on lui cède en la recherche de quelque problème vraisemblablement insoluble, et qui s’explique de façon très curieuse; si puériles, dès qu’il ne se gare point! Ce livre abonde en psychologies qu’on n’a pas accoutumé de voir chez nous et qui relèguent en leur niaiserie nos psychiatres de cabinet. M. Choquette n’a-t-il pas été jusqu’à réaliser des oppositions, sinon vigoureuses du moins fort déliées, au milieu même de sa peinture alanguie? Voyez Marcelle, oubliant son mari et son enfant et aimée de Rosaire et de Berthe Dubois: lassitude amoureuse, atrophie du sentiment maternel, amour, amitié-amoureuse et jalousie (Berthe étant jalouse de Rosaire et non de Marcelle). Voyez Rosaire, entre Marcelle qu’il aime et Florida qui l’aime: incohérences de l’amour. Voyez Antoinette, si généreuse: amour fraternel très compatissant. Et c’est en elles, Antoinette et Florida, personnages secondaires, que résident les affections les plus humaines du livre. Il y a inversion: Antoinette et Florida n’embellissent, par contraste, ni Marcelle ni Rosaire; ce sont ceux-ci qui font repoussoir à celles-là. Les personnages sympathiques sont au second plan. Et cela arrive en l’existence, quelquefois. Et ce ne peut être que d’un observateur impitoyable de la vie cette façon de faire tort au roman pour être plus réel. Ne devrait-on pas s’écrier plutôt ici qu’ailleurs: «Le comble du réalisme» . . .
Vous pourrez être froissé du genre et de la manière de M. Choquette, et vous sentir les oreilles cornées d’une persistance extrême à ouïr raffiner sur le surfin. Vous serez choqué que l’auteur raille en catimini, et même ouvertement, de braves gens de chez nous et qu’il se soit contenté trop fréquemment de n’apercevoir sur nos «habitants» que des verrues. (Nous ne parlons évidemment pas ici des meilleures parties de certains chapitres: les noces chez Aline Picard; et telles et telles autres pages en tels et tels chapitres). Vous serez éberlué à l’idée que nos paroissiens campagnards n’auraient à Saint-Vivien qu’une religion dont toute la consistance réside, ou à peu près, en des pratiques extérieures. Le curé vous paraîtra ridicule et lâche (il atermoie autant qu’il peut, au lieu de prendre parti et de se mettre aussitôt à la recherche de Rosaire qu’il devine mort, certes); encore qu’un curé ait loisir d’être ridicule, et même d’être pasteur d’ânes. Mais il ne saurait être lâche, s’il est pasteur d’âmes.
«Quand mes amis sont borgnes, je les regarde de profil», a prononcé le sage. Hélas! plus ses amis sont borgnes, plus M. Choquette les regarde de travers. Il n’a point assez pénétré l’âme vraie de nos ruraux.
Ah! les grands romanciers russes ont raillé (bien qu’aussi ils aient été réalistes sans ironie, comme Tolstoï dans sa merveilleuse et si élémentaire nouvelle d’Aliocha-le-Pot); et Cervantès, et Dickens et Balzac ont raillé (mais Cervantès soutenait une note si humaine qu’on n’a point cessé de l’entendre, et Dickens, on l’a dit, «loved his fellow men and wrote from a full bosom»,[37] et Balzac gémissait secrètement sur la mort de son héros fictif); et les réalistes contemporains ont raillé, non sans émotion, si contenue, si sourde soit-elle—du moins ceux qui survivront!
C’est le cœur et non l’esprit qui nous rend plus humains. L’esprit nous fait anges ou bêtes. Et l’on n’est accessible aux hommes, on ne les touche que dans la mesure où on est selon leur cœur. Ce besoin de dessication de soi, chez M. Choquette, nuit au livre et à son auteur. Se peut-il que nous aimions ce qu’il ne montre point aimable, par quelque côté? Trop de ses bonshommes l’agacent, tout au moins, lorsqu’ils ne l’imprègnent point de ce qu’il appelle lui-même, à propos de la pension Leblanc, «un ennui rance, inconsolable, qui collait à la peau». Et tel chapitre s’en allait d’un bon mouvement, qui tourne court au milieu de la sottise villageoise où il étouffe. Relisez, par exemple, l’épisode de la disparition de Rosaire et de la battue qu’organisent de jolis nigauds.
Or vous aurez tôt convenu, si rebuté que vous soyez ici, que M. Choquette possède assez, par ailleurs, le secret d’autres cœurs, et qu’il a fait, pour commenter celui de Marcelle, le livre de la Pension Leblanc. Ombres et clartés, contrevents, et voire même contre-jour, savantes précautions alambiquées, traits et pointes, abus de l’estompe, gradation et dégradation des teintes; tout ce labeur assidu, et celui de l’exposition, des poses, des reliefs suraccusés ou des coups de crayon redoublés sur les mêmes lignes, tout cela ne sert point à rendre Marcelle séduisante, mais à composer et décomposer son cas amer, trouble et douloureux. M. Choquette est encore plus l’analyste d’un tempérament morbide de femme que l’annaliste d’un cœur à la poursuite quotidienne de l’aventure.
Le «Petit Nord», Saint-Vivien, la pension Leblanc (guère plus que nos paysans eux-mêmes) ont plutôt peu que prou à voir en cela, puisqu’enfin le roman de Marcelle eût presque aussi bien pu se dérouler au Kamtchatka, sans en être essentiellement altéré.
* * *
Et, tout de même, ils sont décrits, le «Petit Nord», Saint-Vivien, la pension Leblanc, et l’attention du lecteur est éparpillée entre cent facettes que l’auteur a polies et repolies. Surtout, ils sont parfaitement décrits, à moins qu’ils ne le soient trop et trop en surface. Et M. Choquette échappe, par intermittences, à sa consigne: il y est poète et réaliste à la fois, aux premières lignes, ou ici et là; puis il exécute de faux bonds, et, à mesure qu’il fait du réalisme, il s’éloigne du naturel.
Voici une page où se révèle, dès les touches originelles, la façon la plus caractéristique de M. Choquette, lorsqu’il entend établir une exceptionnelle et pittoresque synthèse,—voici le fameux «Petit Nord»:
Irrégulier, percé d’une part d’éclaircies brusques, enfermé d’autre part en le tableau noir des pins où les bouleaux tracent des lignes à la craie, ondule ce pays du «Petit Nord» des Laurentides, défriché aux environs de 1875, à la voix colonisatrice du curé Labelle. Hors quelques bons lopins de terre, dans les bas-fonds, le sol y est généralement pauvre. Les moins chanceux travaillent ce qu’ils peuvent, des mamelons, des pans de collines; et, vus de loin, ces morceaux de terre retournée, couleur peau d’éléphant, semblent des fourmilières géantes, assises dans la verdure générale. En revanche, c’est le triomphe du feuillage, le ravissement de l’œil. Les arbres se pressent les uns sur les autres, pareils à quelque armée formidable aux cuirasses vertes. Du haut des collines, ils dévalent parmi des roches énormes, jusqu’au bord de la route qui mène à Mont-Laurier. Et, par delà ces premières rangées d’aulnes et d’épinettes et de sapins bleuâtres, là-bas, tout alentour, avec leurs lacs en étages, les pics chevelus se dressent, colosses de la nature éternellement tranquilles, debout dans leur beauté sereine. (p. 11.)
Ce qui est très beau, malgré que ce soit un peu tendu.
Et voici l’aspect de Saint-Vivien. «Le village du «Petit Nord», au sens universel», comme nous en avertit M. Choquette, en nous disant que «pour le bâtir» il «a emprunté à plusieurs paroisses de la région, ici tel trait, telle scène, là tel effet, tel paysage»:
On fit le tour du village, c’est-à-dire on alla jusqu’au bout de la rue principale, sans hâte, au pas. Inégales en joliesse comme en hauteur, peinturées de jaune, de vert, de blanc, quelques-unes à toiture carrée, les autres en pignon et couvertures de bardeaux noircis par l’âge, les maisons de Saint-Vivien se rangeaient derrière un mince trottoir de bois. Ici demeurait le ferblantier, avec la traditionnelle paire de ciseaux dessinée sur une pancarte. On passa devant l’hôtel Canada, tenu par le frère du maire, une façade longue, carrée, percée à distances égales de plusieurs fenêtres qui dénombraient les chambres. Au rez-de-chaussée s’allongeait un châssis vitré où, derrière deux hommes en train de causer, Mme Nantel devina le nom Loiselle. Trois maisons plus loin, se trouvait une masure abandonnée, la famille qui l’habitait jadis étant partie pour les filatures de la Nouvelle-Angleterre; en face une cheminée se dressait encore sur des ruines calcinées. D’autres habitations suivaient, dont le perron de quelques-unes, mal peinturé, faisait mine d’envahir le trottoir. Plusieurs avaient tout de même un brin de coquetterie: blanches, plus reculées de la rue, elle montraient une galerie basse, munie de deux ou trois chaises, et dans les fenêtres une rangée de boîtes de conserves où vivotaient des géraniums. Rosaire indiquait le nom des résidents, leurs titres, leurs métiers, leurs tares.
—Pas une seule maison de pierre, remarqua Mme Nantel.
—Ça coûte trop cher, répondit le jeune homme: il faut faire venir ça de Montréal. Du bois, par exemple, on en a en masse, plein les montagnes; et sa large main montrait les Laurentides.
De temps à autre, le bras d’une femme remuait un rideau, et Marcelle voyait apparaître un visage d’enfant aux joues gonflées, qui collait sa bouche contre la vitre. Ou bien, quelque chien, sortant de dessous la galerie, survenant du fond d’une cour, venait aboyer près des roues, sans malice, par désœuvrement. Chaque porte avait son image du Sacré-Cœur, en tôle, et de toutes les cheminées montait une fumée paisible qui se désagrégeait dans le ciel bleu. (pp. 85, 86, 87.)
Et puis la pension, non moins fameuse que le village:
C’était une construction à deux étages, carrée comme un bloc et peinturée de blanc. La véranda et la marquise, reliées par une demi-douzaine de poteaux verts, rayaient de deux lignes horizontales cette véritable boîte.
Une mince allée, bordée de pierres ou blanchie à la chaux, conduisait du chemin à la maison. Le gravois mêlé de mâchefer craqueta sous les chaussures poussiéreuses du bonhomme [Leblanc]. A ce bruit familier, Collie accourut du fond de la cour, où sur la dalle du puits qu’il s’était faite sienne le pauvre animal coulait ses heures vides. Il était inutile, les Leblanc ayant trois vaches seulement, et dociles à prendre le chemin de la cour,—ce qui ne l’empêchait pas, quand le petit Denis allait chercher les bêtes, d’y aller aussi, juste pour s’en faire accroire, pour avoir une occasion de remuer la queue.
Au coin de la maison, le bonhomme mit la main à son chapeau et sourit aux pensionnaires sans les regarder. Il longea le mur, se hâtant de dépasser les fenêtres, mais il s’arrêta bientôt à l’entrée de la cour, entre la brouette et le chevalet. La même peur vague de tous les jours l’avait saisi, bien qu’en vérité il n’eût rien à craindre. Le cœur lui mollissait dans la poitrine, comme un plongeur novice qui examine l’eau et retient son haleine pour la dixième fois. Il glissa la main dans sa poche et agrippa instinctivement sa pipe, pour se protéger.
C’était journée de blanchissage. Lourdes du poids du linge mouillé, mais relevée chacune par une gaule en forme d’Y, deux cordes étaient tendues à travers la cour, du tambour au hangar. Toinette venait de traire les vaches qui se tenaient devant le poulailler, à gauche. Le bonhomme s’approcha et se mit à causer avec sa fille.
—As-tu envie de mourir au village? criailla une voix derrière eux. Tu as encore passé l’après-midi à l’hôtel, je suppose. Tu ferais bien mieux de t’occuper de tes tomates!
Dans la porte du tambour un écrémoir s’agitait.
Il . . . s’arrêta dans le tambour, où des bassines, des lèche-frites, des fers à repasser pendaient au mur, puis, hardiment, passa le seuil de la cuisine. Une armoire, à droite de la porte, accrochait le coude quand on entrait. A gauche, le poêle rapetissait la pièce de moitié. Des torchons à vaisselle séchaient là, jetés sur des baguettes mobiles fixées au mur. Sous de multiples chaudrons et des casseroles de granit bleu à taches blanches, le fourneau chauffait comme une locomotive: Léocadie, la servante, préparait le souper des pensionnaires. La plinthe de la cuisine était peinturée de jaune, comme le plancher; les murs blanchis à la chaux. On voyait, contre la paroi, un Wilfrid Laurier en cravate plastron, fronçant les sourcils, un drapeau du pape sur lequel un enfant de chœur en soutane écarlate tenait un gros cierge, un chapelet de verre, un autre calendrier, à la page celui-là, de 1919, une pelote en forme d’étoile de mer, hérissée d’épingles et d’aiguilles. (pp. 12 à 17.)
La salle à manger était deux fois plus vaste que la cuisine. (p. 23.)
Et cætera; et cætera.
Et voici la chambre de Marcelle:
A la tête du lit simple à poteaux blancs était le portrait de sainte Cécile entourée de petits anges qui jettent en riant des fleurs sur les notes. Le dos du cadre retenait contre le mur un rameau bénit: les deux bouts dépassaient. Du même côté, vis-à-vis la garde-robe, il y avait la toilette portant une lampe et un broc plein d’eau, debout dans une cuvette blanche. Une berceuse manchote, un calendrier d’un gros épicier de Ste-Agathe-des-Monts, le portrait de saint Joseph tenant un lis au bout des doigts, et, de chaque côté du lit, sur le linoléum à dessin bleu prune, une catalogne ovale: c’était tout. Derrière la porte deux crochets. (pp. 43-44.)
Ouf! Quelle relation y a-t-il entre le récit entamé et les deux bouts de rameaux qui «dépassaient» ou les deux crochets «derrière la porte»? Peut-être ne sommes-nous pas assez de notre siècle pour le comprendre. Enfin, nous avouons manquer d’oxygène à voir l’accumulation des détails, quand nous ne manquons pas d’autre chose entre des lignes comme celles-ci:
Trois jours s’écoulèrent, indécis, torturants, interminables.
Aucun événement extraordinaire ne troubla la routine quotidienne. Le lundi soir seulement, à l’heure de l’angélus, le bedeau Alcide Chamberland lâcha soudainement son câble pour courir vers le fin-fond de son jardin, où son cabanon particulier haussait les épaules par delà les feuilles de rhubarbe. En conséquence, chaque famille de la paroisse, étonnée, mais docile à la voix de l’église, recula ses horloges de dix minutes. (p. 203.)
L’angoisse de Rosaire, au départ de Marcelle, l’angélus et le «cabanon particulier» qui hausse les épaules, le cabanon du bedeau Alcide Chamberland, s’il vous plaît! quel salmigondis où la prière et l’angoisse amoureuse n’ont point place.
Ce don de voir (pour ne point parler du don olfactif ci-dessus!), si bien prouvé dans la description du «Petit Nord», notre auteur le gaspille, peu à peu, à vouloir ne rien oublier de noter.
Ainsi, prenons au hasard,—et tenons compte toutefois de cet étrange mécanisme identiquement répété de la perception visuelle:
Chaque wagon, peinturé de rouge, amenait les éternelles lettres blanches, Canadian Pacific . . . (p. 34.)
Sur la vitrine de droite, derrière laquelle s’étalait de la verrerie commune, on lisait le nom du marchand. Les lettres en peinture blanche, s’écaillaient par endroits. Ceux qui ne faisaient que traverser le village restaient sous l’impression que le monsieur s’appelait Jopin. L’autre vitrine présentait en caractères moins hauts: Salada Tea. (p. 84.)
Les pantalons de Rosaire, étroits du bas et tirés par le genou, découvraient une chaussette de coton qui disparaissait sous la languette tordue de la chaussure rouge. Marcelle releva l’œil. Avec la demeure de Jos. Parent, c’était la fin du village. Au-dessus de la porte on lisait, sur une planche clouée: Chartier. (p. 88.)
Même chose, et mêmes caractères gras, et mêmes majuscules, à moins que ce ne soient des italiques, au sujet du Public Telephone Station (p. 121);—ou du caractère ordinaire pour la «bière Molson». (p. 190.)
Et cætera.
Ou bien, par un moyen différent, notre auteur voudra encore corriger son récit de tout mouvement émotif, auquel on pourrait croire qu’il ose succomber:
Des pleurs tremblaient aux cils de la jeune femme qui fixait le linoléum à dessin bleu prune. (p. 148.)
Ce même besoin de détruire le roman, en renversant ce qui s’y élève d’humain, est notable dans la composition aussi. Par exemple, au chapitre qui suit la classique scène d’amour, entre Marcelle et Rosaire, Marcelle «se souvient avec plaisir que les boutons de manchettes du pauvre garçon étaient dépareillés». (p. 150.)
Plus loin, on lira: «une épingle traînait au pied de la toilette, sur le linoléum à dessin bleu prune [encore!]. Rosaire la ramassa avidement. Elle avait touché ses cheveux!» (p. 156.)
Et ce sera l’épingle de Léocadie, la servante, et non de Marcelle. (p. 206.) Rosaire s’était trompé d’épingle!
Le sentiment de Rosaire porte à faux. Le romancier s’en moque à cœur joie.
Ah! nous n’entendons pas qu’un romancier pleurniche. Nous prétendons qu’il ait du naturel: ce qui est la réalité la plus réelle qu’on ait encore découverte sous le soleil, et la plus humaine. Et à la description, aussi bien et beaucoup plus même qu’à la psychologie d’un romancier, s’appliquent les paroles suivantes:
Les passions les mieux connues nous réservent assez de surprises pour peu qu’on les observe avec attention. Mais voilà! la plupart des jeunes romanciers—et sans doute représentent-ils leur génération—ne sont plus capables d’une attention quelque peu soutenue. Ces mille petites rêveries, les mille petits gestes, petites velléités, paillettes de pensée, de souvenirs, tout l’enchevêtrement de détails sans suite . . . forment la substance de leurs romans. Ils notent, au hasard, tous les petits traits . . . L’action leur est totalement étrangère, de même que la concentration de l’esprit. Leurs journées sont pleines, à déborder, de grains de sable dont l’irisation, sous les éclairages les plus savamment artificiels, les amuse . . .[38]
N’est-ce point assez le défaut de la Pension Leblanc? si riche par tant d’autres côtés.
Mais, aussi, que de choses exquises, que de style! que de vocabulaire! Fines pages qui donnent de l’air au roman et au lecteur. Lignes précises, agréablement ironiques et remplies d’effets inattendus ou simplement mélodieuses:
Mme Gendron: «Un cœur de fée garni de bon sens.»
Berthe Dubois: «Naïve comme un homme.»
Mme Gélinas: «se montrait convenablement choquée.»
Le temps: «Gris couleur de vieille grange.»
Les arbres: «. . . allongeaient leurs branches comme un homme qui se sèche au soleil, les bras écartés.» Ou encore: «Les arbres d’alentour, pareils à de nonchalants éventails, balançaient leurs têtes feuillues où chantaient des oiseaux.»
Et beaucoup de passages charmants sont illustrés des dessins si nets de M. Paul Lemieux.
Mais la langue? Elle est extraordinairement souple et variée, pour une langue canadienne, soit dit sans offenser personne. Elle est correcte, sauf quand elle se néglige ou se gourme.
Et les qualités de style et de langue sont ce que chacun reconnaît aussitôt à M. Choquette.
Cependant, pourquoi commet-il encore quelques anicroches?
Et puis, s’il cite de l’anglais, ce dont il est bien libre, pourquoi écrit-il: «Keep your mouth close», quand il veut signifier: «Keep your mouth closed»? (p. 133.) Sans doute sont-ce des malices typographiques, car M. Choquette est, chacun le sait, un bilingue accompli.
* * *
Fermons le livre. Mais gardons mémoire des plus réussies descriptions et des analyses d’âmes les plus justes. Et songeons à ce quasi miracle d’un jeune homme de vingt-trois ans, chez nous, au Canada neigeux, qui travaille à dégager son style et à affermir sa personnalité. Style multiforme, coupé, plein et vide, harmonieux et heurté, mûr et écolier, qui prête parfois de la valeur à des insignifiances. Cependant, reprenons demain le livre pour y chercher des leçons de réalisme: qualités dont il faut s’enrichir, défauts qu’on évitera à l’égal de la peste.
M. Choquette accomplit ce rêve que personne, ou à peu près, n’a réalisé chez nous: être un homme de lettres comme celui qu’a peint Jules Renard, et ne point être autre chose: ni commis de magasin, ni industriel, ni homme d’argent, ni gratte-papier, ni médicastre, ni épicier, ni avocat! Il peut besogner librement, jour et nuit. Et il a devant soi sa libre vie!
Certes, son talent a plusieurs aspects. A travers les Vents, c’était l’orient vermeil. La Pension Leblanc, c’est le nord, le «Petit Nord», clair ou brumeux, selon les heures ou les saisons, selon l’âme du romancier qui l’interprète. Mais ici le romancier, par le manque de discrétion et d’art, pèche lourdement. Il ne sait pas encore, en naturaliste de bon goût, fortifier et aérer le récit pour le dégager. Il n’a point le courage de retrancher ce qui n’est pas essentiel. Son roman est lent à partir, long à développer ses trois cents et quelques pages. Le réel que nous cherchions avec lui, il l’a parfois masqué ou manqué.
Son originalité n’a donc pas été de peindre facilement et prolixement le monde extérieur, mais de transcrire des états psychologiques,—et surtout un état psychologique—, bien qu’il y excède parfois le nécessaire.
Nous croyons bien humblement que ce n’est pas la Pension Leblanc qui consacrera M. Choquette mirifique romancier. Nous sommes en droit d’attendre davantage de notre auteur. Il poursuivra bientôt sa «chaîne d’études» et tâchera «d’encercler, au cours des années à venir, les physionomies diverses de la province de Québec».
C’est dire qu’il aura inventé la formule littéraire, réaliste si l’on veut, mais du meilleur réalisme, et poétique tant qu’il voudra! ajustable à son très riche tempérament. Il reprendra même l’œuvre laissée en panne par Louis Hémon! Quoi de plus désirable au pays canadien?
Enfin, M. Choquette nous offrira de sa personnalité littéraire une physionomie complète.
Somme toute, rappelons-nous la pensée de Pascal:
On ne peut faire une bonne physionomie qu’en accordant toutes nos contrariétés, et il ne suffit de suivre une suite de qualités accordantes sans accorder les contraires. Pour entendre le sens d’un auteur, il faut accorder tous les passages contraires.
Et cela seul (sans faire toutefois le procès d’une Ecole surréaliste dont notre romancier se réclame et que, hormis ses excès, nous estimons) nous excuse un peu déjà de n’avoir présenté du peintre de la Pension Leblanc qu’une image que le temps seul aussi, et M. Choquette aidant! nous accordera de perfectionner.
[35] Louis Carrier & Cie, les Editions du Mercure, Montréal, 1927.
[36] Germaine Dulac, Essai sur le Cinéma, «Le Rouge et le Noir». Paris, oct.-nov. 1927.
[37] The Immortality of Dickens, «Montreal Star», 17 fév. 1928.
[38] Robert Guiette, Adrienne Mesurat, revue «Le Rouge et le Noir», même date.
Et j’accuse l’Amour qui toujours en fut cause.
Jovette-Alice Bernier.
Un peu d’amour, de fleurs, de chansons et d’azur.
Pour se sentir heureux, que faut-il au cœur pur? . . .
Alice Lemieux.
En guise d’étrenne, Madame la Littérature canadienne eut la visite rapide de deux poétesses. Leurs fronts étaient couronnés chacun d’une étoile, cristal de lune ou cristal de neige. La poétesse de l’Oiseau de Feu,—des feux, comme disaient les classiques amoureux; et celle des Heures effeuillées qui glissent au fil d’une eau suave, chantante et souvent colorée de tous les tons du prisme: voilà nos visiteuses. Voulez-vous qu’ensemble, puisqu’il nous faut une étrenne aussi, nous rejoignons ces bonnes fées, déjà parties, et que nous vous les présentions avec les livres dont leurs bras étaient chargés, avant que ne pâlisse au soleil l’étoile de leurs jeunes fronts?
Ce livre est écrit sous le signe, tantôt radieux, tantôt désenchanté, de l’Amour. Voilà qui suffit à Mademoiselle Jovette-Alice Bernier. Elle ne s’embarrasse donc pas d’y tracer un avant-propos,—chacun connaît Eros, si chacun y perd son grec; ni d’en composer des sous-titre où se développe un plan bien conçu,—«l’Amour est un oiseau rebelle»; ni d’en établir la table des matières,—la page la plus lue se rouvrira d’elle-même; ni surtout d’en aligner régulièrement les vers,—les zig-zags graphiques doivent ainsi désorienter le lecteur qui se plaît aux conventions honorables, afin que, hors des formes symétriques, il aperçoive en sa clarté propre l’Amour, règle et désordre de la vie, selon que l’homme en use bien ou mal.
Et pourtant une sorte de psychologie spontanée préside à l’arrangement de ces poésies du cœur. Elles s’ordonnent dans la vie, comme la vie, puisque celle-ci termine toujours sa tâche en mettant chaque chose à sa plus convenable place. Elles se rangent, imaginons-nous: 1º là où l’on aime le mieux: dans la nature; 2º là où l’on s’illusionne sur son cœur et sur celui des autres: dans l’abandon, à travers le rêve, aux jeux de l’Amour; 3º là où nous guette la déception: dans la réalité; 4º là où se dessillent les yeux et veut se reprendre le cœur trop donné: dans les larmes; 5º là où la lassitude impose son faix: dans le désabusement; 6º là enfin où la sagesse recouvre ses droits: dans la lumière.
La claire sagesse, il est vrai, sous le vocable de la raison, quelqu’un l’a déjà appelée un «guide-ânes». Mademoiselle Bernier en pense autrement. Elle croit que la lumière lui vient de l’expérience enfin comprise et de la considération de ceux que l’amour n’a point encore fait souffrir. C’est alors auprès de ses neveux et nièces, Corbin-Roch, Jocelyne et Rachel, délicieux ingénus, qu’elle cherche la paix de l’âme et, puisqu’elle ne peut s’empêcher d’aimer, se console, en aimant mieux, d’avoir aimé. Et cela est tellement exact qu’elle a pu dire de ces mioches le vers de Victor Hugo, si plein de sens:
Quand vous serez plus grands, c’est-à-dire moins sages . . .
Penchée sur ses neveux, Mademoiselle Bernier nous marque également, et sans qu’elle s’y applique, combien l’homme est déraisonnable qui ne songe qu’à soumettre à son égoïsme le cœur d’une femme. La femme, elle, à son amour mêle une pensée maternelle qui s’auréole d’une dignité dont nous devrions être extrêmement touchés.
Voilà peut-être l’ordre du livre étudié, sa trajectoire, sa parabole et sa leçon. Or la vie n’en présente guère d’autre. La souffrance a beau attendre le cœur, aux carrefours où elle s’embusque, on ne saurait empêcher de vivre ni d’aimer ceux qui, comme Mlle Bernier, pleureront, s’ils veulent trop vivre leur rêve sentimental. Il faut seulement, en face des candides berceaux, souhaiter à nos angelets de garder, parmi leurs amours terrestres, plus tard, la sagesse qui sauve les vaillants.
Considérons aussi que Mademoiselle Bernier parle de l’amour, non pas d’une passion coupable. Sa muse veut être chaste, malgré tant de baisers étourdissants. C’est même une honnête Muse canadienne. Et si elle prononçait le mot: amant, l’on devrait toujours l’entendre suivant l’acception du XVIIe siècle, que répète notre chanson populaire:
Je n’ai point vu mon amant ce matin,
C’est ce qui cause tout mon chagrin!
Hélas! que d’alarmes causeront à Mademoiselle Bernier ses intempestives amours! Avec quelle frénésie lyrique se déchirera aux ronciers le petit cœur de Ninon et quels cris sincères tout cela nous vaudra! Qu’il y ait une mesure d’exaltation livresque chez cette Muse, nous l’accordons. Mais certains accents ne trompent pas. L’on voit cette dualité d’un tempérament où le blond rêve du Nord se marie à l’atavique ardeur de nos ancêtres latins. Il subsiste, en effet, bien du vague à l’âme en cette Muse-là, et puis, tout à coup, quels orages et quels regrets!
Mademoiselle Bernier se résume d’ailleurs assez bien elle-même en quelques vers.
Voici son âme:
Toi mon âme trop gaie, et trop triste et trop tendre,
O mon âme diverse. (p. 38.)
Et son cœur:
Tu le reconnaîtras sans doute
A son battement inquiet,
Furtif, farouche, loin des routes.
En déroute,
Chercheur fuyant, toujours muet.
(Inquiétude, p. 49.)
Il n’est point même bègue, ce cœur, si nous prenons à la lettre ce que la Muse en affirme autre part! Un sonnet ne le prouve-t-il pas? qui s’intitule Quos ego . . . (A remarquer pourtant que ce quos, dans l’Enéide, I, 135—Quos ego . . . Sed motos praestat componere fluctus—dont il est tiré, a pour objet les vents contre lesquels Neptune s’irrite, les vents qui ont bouleversé la mer: Eurum ad se Zephyrumque vocat; c’est-à-dire que quos est pluriel, tandis que l’objet du courroux de Mademoiselle Bernier est singulier, la volupté du second quatrain n’étant qu’un caractère du même amour.) Mais voyons le sonnet qui est l’un des pièces les plus énergiques du recueil.
Je voudrais t’arracher de mon cœur indompté,
Fatal amour, vain mal, tyran insatiable!
Maître, c’est bien assez pleurer l’irréparable,
Quelle rançon te faut-il pour ma liberté?
Je voudrais te bannir, menteuse volupté,
Je voudrais oublier, je me sens incapable,
Une lourde puissance amoureuse m’accable,
Je voudrais te maudire, et tu me fais chanter.
Je fus assez longtemps à tes coups une cible,
J’ai peur de ton empire, oui, je le sais terrible.
Qui attends-tu pour sortir de mon cœur révolté?
«J’attends, me dit l’Amour, ta détresse suprême
Dont je me ferai gloire avant de te quitter;
J’attends qu’à mes genoux tu redises: «Je t’aime!»
(p. 71.)
Il serait préférable d’écrire: je m’en sens incapable au lieu de: je me sens incapable. Mais ne poussons pas la critique plus outre. Notons seulement que la dissymétrie des lignes donne l’impression du vers libre. Un sonnet en vers libres serait attentatoire à la sérénité de José Maria de Heredia, par delà le royaume des Ombres! Aussi Mademoiselle Bernier se contente-t-elle des apparences. Au fond, son poème, dont elle n’a pas essayé de faire un sonnet irrégulier, est assez orthodoxe, si ce n’est que la rime A (té ou ter) des quatrains ne devrait point se quintupler et sextupler, en D, aux tercets.
On citerait encore un douzain Lassitude, qui est un poème d’excellente carrure, auquel le Recueillement de Baudelaire n’est sans doute pas étranger tout à fait. (Vous vous souvenez de ce vers du poète tourmenté: Ma Douleur, donne-moi la main; viens par ici . . .), et citer telles et telles pages formant très agréable effet dans l’ensemble.
Mais voici l’instant de conclure.
Comme l’Oiseau, qui succède à Roulades,—le premier ouvrage de notre auteur,—dénote un progrès littéraire sensible. Le métier y est plus juste, plus expérimenté, bien qu’il ne soit pas constamment assez juste ni assez expérimenté. La rime y est plus ferme, sans être toujours irréprochable.
Ailleurs, la césure, obligée ou facultative, devrait s’appuyer sur un temps fort; témoin, ce vers:
. . . M’ont laissé le stigmate de quelque souffrance. (p. 59.)
Il y a là une fausse césure et une vraie. La fausse est à l’hémistiche: . . . te de quelque souffrance. C’est une claudication. N’oublions pas que la césure est «un repos placé dans un vers pour produire sur l’oreille une impression cadencée». Le génie rythmique du grand vers français exige que l’on élide cette muette—qui tombe ici entre les deux dentales si dures: t et d. Nous entendons bien qu’il n’est pas nécessaire que l’alexandrin comporte une section rigoureusement médiane. Mais il ne faut point égarer une sonorité neutre à la césure habituelle, si la coupe s’effectue, ou même si les coupes s’effectuent, en deçà ou au delà. A moins que . . . Mais ce serait trop étendre ces considérations.
Quant à la langue, elle est supérieure à celle de Roulades. Elle le sera entièrement lorsque des vers comme celui-ci seront extirpés:
Malgré l’apothéose éblouissante et belle. (p. 58.)
Apothéose éblouissante contient cent fois belle. La valeur de la phrase est diminuée par un tel surpoids.
Or, avec la facilité d’écrire et le vocabulaire qu’elle a, si elle consent à travailler sans relâche et continue à affermir son cœur, du même coup que son style, Mademoiselle Bernier verra ses poèmes de demain se polir comme il est bon qu’ils le soient. Car il y avait quelques dièses entre Roulades et Comme l’Oiseau. Il y en aura davantage entre Comme l’Oiseau et les nouvelles strophes qui, déjà, s’élaborent en l’âme si mobile de notre auteur. Le poète—et celui-ci est deux fois petit oiseau! ne peut se tenir de chanter, ni de voler aimablement. Mademoiselle Bernier ambitionne d’ajouter quelque chose à l’harmonie du monde, sans quoi elle pense que la terre aurait souvent l’aridité des sables infinis . . .
Lorsqu’un poète en célèbre un autre, la Muse sourit à tous les deux. Elle aura un sourire engageant pour Mademoiselle Alice Lemieux, auteur des Heures effeuillées, et pour M. Alphonse Désilets, enthousiaste préfacier de celles-ci. Disons tout de suite que M. Désilets n’a pu faire son boniment en prose pure et simple. Il est poète malgré soi, et croit qu’il ne se fait jamais une si grande violence que lorsqu’il parle en prose! . . . Aussi a-t-il écrit au moins en prose rythmée,—ce qui constitue, assez probablement, une innovation préfacière chez nous. Qu’eût pensé Emile Faguet, s’il eût découvert au Canada, non plus accidentel mais voulu, ce dont il relevait des traces en la comédie-ballet de Molière, intitulée: Le Sicilien ou l’Amour peintre? (Et dont il y a toujours des signes, ici et là, dans toutes les bonnes proses.) Ce texte de Molière, Faguet le disposait ainsi, en vers:
Il fait noir comme dans un four.
Le ciel s’est habillé ce soir en Scaramouche,
Et je ne vois pas une étoile
Qui montre le bout de son nez.
Rythmez tout haut les alexandrins de notre préfacier. Vous en aurez l’oreille surprise et caressée, un peu comme notre préfacier en a surpris et caressé les siennes propres. Certes, M. Désilets n’a point la fatuité puérile de croire qu’il est Molière! Il ne se décide pas davantage à soutenir exagérément une virtuosité qui peut devenir une sorte de tour de passe-passe. Même, ayant arrangé les plis de sa fort notable cravate à la Lavallière, il s’éloigne à temps, sur une dernière cadence, et la petite féerie des Heures effeuillées débute à point.
Mademoiselle Lemieux a composé son livre des Heures jolies, des Heures chéries, des Heures bénies, que sa jeunesse toute fraîche a effeuillées. A l’arbre de la vie, Dieu permette qu’il n’y ait jamais autres feuilles que celles-là pour ce tendre poète!
La feuille, au déroulement progressif des saisons, prend les couleurs les plus exquises, et ce sont de légers pastels en demi-teintes ou de rutilantes pâtes que Mademoiselle Lemieux y voudrait inscrire. Le vent a brouillé un peu toutes ces feuilles qui n’entrent pas exactement sous leurs rubriques générales ou qui se répètent, de l’une à l’autre. Mais tout cela, quand même, est assez gracieux. Les couchers de soleil, les étoiles, les roses de la terre et celles des lèvres humaines ont grande place en l’inspiration du poète. Il y a cependant une certaine variété d’éclats. Mademoiselle Lemieux a vécu sous des cieux divers: le nôtre, du royal Saint-Laurent; et celui des mesas et mesetas du Nouveau-Mexique où flambe la lumière. Son herbier est rempli de feuilles qui ne sont point identiques. L’exotisme est-il donc entré comme un hors-d’œuvre en son livre canadien? Point du tout. C’est une âme sœur de la nôtre qui raconte un pays lointain.
Mais ces feuilles n’ont pas toutes le même charme littéraire. Il en est sur lesquelles on relève encore une pointe «écolière», et l’auteur, en une seconde édition, en laisserait plusieurs de côté, d’autres (n’y a-t-il pas un langage des feuilles?) dont la langue gagnerait à être plus exacte, ou dont la ponctuation, cette bouche par où respire la phrase, est trop peu flexible; d’autres enfin où le dessin est flottant. La force de pensée de quelques Heures bénies n’est point non plus suffisante. (Pourquoi, dites-vous, exiger qu’une poétesse de vingt ans soit philosophe consommé?) Et puis la rime d’«amie» et de «mie», p. 69, est trop facile et certains vers ont la fausse césure médiane dont nous avons suffisamment parlé plus haut.
Or Mademoiselle Alice Lemieux chante autant qu’elle peint. Elle est une petite source de chansons: courtes, allègres, émues, non point factices, mais ingénieuses. Voilà ce qui est charmant. Le reste s’acquerra sans peine, car notre poète a un réel talent. C’est une âme qui vibre avec des douceurs éoliennes.
Ainsi, elle écrira simplement:
Et toujours l’automne s’invite
Au premier déclin de l’été. (Tes Roses, p. 50.)
Ou bien elle imaginera cette joliesse:
Ayant rêvé d’amour, une rose s’éveille
Les cils bordés de pleurs. (Matin, p. 24.)
Et celle-ci dont nous vous invitons à analyser les nuances et à prolonger en votre esprit le murmure discret:
Rien ne bouge, tout rêve, et le silence écoute
Le bruit que fait soudain une rose en s’ouvrant;
Et le songe de l’heure et le doux glissement
D’un nuage qui met de l’ombre sur la route.
Les roses sont pour ce poète des confidentes assurées:
Et j’enfouis, soudain, la tête dans mes roses,
Pour cacher mon émoi même au regard des choses.
(Aveux, p. 37).
Pour la musique, Mademoiselle Lemieux est debussyste, comme le prouvent ceci et bien d’autres passages:
Un oiseau dont le chant découpe le silence
En dentelle enroulée aux contours de la nuit.
(Nocturne, p. 39.)
Le verlainien Debussy a mis en musique les sons et les parfums tournent dans l’air du soir. Comment Mademoiselle Lemieux ne chercherait-elle pas où elle le croit trouver son délicat bonheur poétique? Et puis l’un de nos compositeurs les plus avisés, d’un goût très moderne, M. Omer Létourneau, n’a-t-il pas fait quatre romances d’autant de poèmes des Heures effeuillées? C’est qu’il en a goûté la musique intérieure.
Mademoiselle Lemieux ne désire point rimailler. Elle est poète. Et, si la Muse le lui accorde, elle voudrait, d’une pieuse main,
Draper de poésie un être que l’on aime,
Et d’immortalité ceux que l’on voit partir.
(Faire des vers, p. 54.)
Et cette gravité d’accent dispense même de commentaires:
Prier, chanter des vers dans un beau paysage,
Et sentir tout-à-coup glisser sur mon visage
Des larmes qui tout bas traduisent mon émoi.
(Envoi, p. 69.)
L’auteur identifie plus étroitement encore la poésie et la prière, comme en avait l’habitude le doux poverello d’Assise:
Chaque âme porte en elle un sublime poème.
C’est par lui que l’on prie et par lui que l’on aime.
(Impuissance, p. 75.)
C’est aussi par un poème que Mademoiselle Lemieux dit à sa mère qu’elle la chérit. Ah! c’est un mal des temps que les mères semblent moins aimées et moins obéies. Celle de notre poète trouve en un cœur filial une généreuse dilection. (N’est-ce pas de cette manière que Desbordes-Valmore souhaitait que son enfant l’aimât?) Il n’en est point de meilleure en ce monde.
Maman, tu m’as donné l’amour de la nature,
Et l’amour de Celui que l’on appelle Dieu,
Qui de fleurs étoila les tapis de verdure
Et qui fleurit d’étoiles le firmament bleu.
(A ma mère, p. 86.)
Et n’est-ce pas encore ainsi que Dieu souhaite qu’on le prie en l’aimant?
Mon Dieu, je viens à Toi, je t’offre ma pensée,
Je t’offre les désirs de mon âme angoissée,
Je t’offre mon chagrin;
Familièrement ma tête se repose
Sur ton Cœur indulgent, Jésus, et ma main ose
Se glisser dans ta main.
Dans un geste d’amour Tu m’as brisé les ailes.
Je voulais m’envoler, et tes mains paternelles
M’ont gardé sur ton Cœur;
Je voulais m’enivrer de joie et de lumière,
Mais Toi, Tu m’as donné, secourant ma misère,
La paix dans la douleur. (Prière, p. 126.)
C’est donc la souffrance qui a révélé à elle-même l’âme du poète, où Dieu se fait sentir d’une touche qui n’est qu’à Lui.
Vous lirez ces pages et vous composerez des plus belles effeuillaisons une gerbe unique. La fraîcheur de Neige printanière, le symbole de Nos arbres, l’ardeur juvénile d’Aubade, le recueillement de Soir, l’assomption de l’âme de Quand vient l’heure, la fluidité de Sommeil, l’ingéniosité de Violettes et du poème dédié à M. Jean Charbonneau, la tendresse de Bords des Eaux, la ferveur de Je crois et d’Actes, la finesse de Maturité, la grâce d’Intimité, l’attachante féminité de Notre heure, l’harmonie de Feuilles, la pureté de Vain rêve, l’ivresse de Promenade et les qualités d’autres pièces, n’est-ce pas assez pour vous contenter suffisamment?
Peu vous chaut, ensuite, (quoique vraiment il devrait vous chaloir), si tels passages semblent grêles, mièvres ou couventins, ou si une strophe, la seconde de Quand vient l’heure, est surtout composée de désinences an en, etc. Le poète ici, essaie de vous emporter avec lui, sans que vous vous arrêtiez à ses broutilles. Ne perdons pas de vue que ce recueil est le premier de Mademoiselle Lemieux et que, si le nom—de même que les promesses—y est pour quelque chose, le deuxième volume sera, souhaitons-le, plus que gentil. Il n’est pas moins vrai que, dès aujourd’hui, en plusieurs pièces, comme en Maturité, le sentiment est tel qu’il paraît, en une certaine façon bien relative, certes, à son mieux. Il y a un je ne sais quoi, une ferveur ailée, dans cet élan vers la beauté. De combien de nos vers de jeunesse pourrions-nous affirmer cela? nous qui avons toujours souffert la malchance d’avoir plus de versificateurs que d’artistes . . . Mais Mademoiselle Lemieux a l’âme enivrée d’un poète en qui commence de bouillonner la grâce sacrée.
* * *
Et puis allez chez le libraire de la rue Buade, à Québec, ou chez un libraire de Montréal. Dites à cet homme qui vit des livres comme nous de l’air du temps: —Une petite source fidèle, portant des feuilles odorantes, est ici, sur vos rayons. Il vous tendra les Heures effeuillées. Et vous serez rafraîchi, débarbouillé, si vous tolérez cette métaphore audacieuse, des soucis de votre métier qui vous encombre, et assagi, si vous êtes un peu fol encore.
Chez le même marchand, dites aussi:—Un oiseau turlute, perché là, sur la tablette de gauche. Je voudrais l’avoir. Donnez-moi l’inconstant Oiseau de Jovette.—Eh! quoi? s’écriera le Barbin moderne, la Source et l’Oiseau, l’Eau et le Feu: ce qui dure et ce qui se dévore soi-même!—Pourquoi pas? Ce n’est qu’entre poètes que s’accordent ces éléments, comme deux rimes de la même stance où la flamme qui vacille et la lumière d’une onde miroitante ne sont point synonymes, mais sœurs, par quelque côté.
Et vous serez deux fois un sage.
[39] Jovette-Alice Bernier, de la Société des Poètes canadiens-français. Imprimerie de L’Eclaireur, Beauceville, P. Q., 1926.
[40] Alice Lemieux, de la Société des Poètes canadiens-français. Imprimerie Ernest Tremblay, Québec, 1926.
Nationaliser la littérature
par l’étude de l’histoire.
Monsieur Harry Bernard a emprunté cette maxime à M. Léo-Paul Desrosiers; Mlle Marie-Claire Daveluy, son tour venu, se l’est appropriée, sinon expressément, du moins très effectivement. Or personne n’a volé son voisin. Car il en est de ce manifeste de foi comme de l’amour maternel: tous en ont leur part et chacun l’a tout entier. Un poète ne l’a-t-il point dit avec une grâce qu’aucune prose ne saurait avoir?
Donc, il s’agit de nationaliser notre littérature par l’étude de l’histoire canadienne. Ah! féconde est la doctrine. Une vivace famille littéraire chez nous, une école, et même presque une littérature, s’en peuvent réclamer. D’ailleurs, les Feux de la Rampe et la Dame blanche ne sont-ils point, à ce propos, ce que, selon des termes juridiques un peu solennels, on appellerait l’heureuse continuation d’«un commencement de preuve par écrit»? Et certes, les directeurs de la Bibliothèque d’Action française qui publient les livres précités désirent que la preuve soit de jour en jour plus complète. Aussi adressent-ils à nos auteurs le mot si vibrant, si vaillant et si prenant, leur mot à la Dollard: Jusqu’au bout! Quel amoureux de l’histoire et des lettres canadiennes aurait le piètre goût de ne point entendre, au-dessus de la mesquinerie de nos temps, cette claironnante injonction?
Mlle Daveluy et M. Bernard, chacun pour son compte et chacun à sa manière, ne se sont point fait faute d’avoir entendu.
En son dernier livre, Mlle Daveluy est encline au théâtre. Elle s’essaie à mettre en action notre histoire déjà si mouvementée. Or, notre théâtre étant fort pauvre et notre histoire milliardaire, le théâtre doit puiser en l’histoire, sans vergogne. Le raisonnement n’est point chétif. Il part d’un bon naturel et d’une connaissance aiguë des réalités nationales. En plus, le syllogisme est honnête. Notre histoire gagne à être connue; elle n’est point de celles qui ont des vices secrets. Et c’est aimer l’histoire (la grande ou la petite) que de lui prêter les tréteaux où paraître avec avantage. Alors, pour que l’exemple atteigne d’abord des âmes sans préjugé, plus fines, plus sensibles, Mlle Daveluy l’offre surtout à la jeunesse, puisqu’en celle-ci repose l’avenir que nous souhaite notre auteur. Cependant, Mlle Daveluy s’efforce aussi d’atteindre les plus grands. Il n’y a pas dans son livre que des pièces pour pensionnats, comme on a coutume de dire avec trois p minuscules.
Son Cours improvisé nous montre de gentilles écolières qui finissent par comprendre l’intérêt très vif des faits et gestes canadiens d’autrefois. Il y a des incidents, tel l’héroïsme de Marie-Anne de Saint-Ours, si simples et si profonds qu’on ne saurait les faire revivre sans en être ému, dès le jeune âge. C’est leur simplicité qui rend leur profondeur si accessible, pourrait-on dire, à des cœurs naïfs. Et, répétons-le sans arrêt, il y a en notre histoire sujets à s’émerveiller, à toutes les étapes de la vie, selon toutes préférences, tous sexes et tous tempéraments. Voilà les idées maîtresses et le deus ex machina de cet auteur. Et le secret de Mlle Daveluy est qu’il n’y ait point de machine en ceci, ou si peu, tout juste le nécessaire habituel.
Voyez le joli miracle en un acte de Jeanne LeBer, pensionnaire des Ursulines; voyez la saynète de Louise de Gannes de Falaise, Jeanne Bizard et leurs compagnes, dans Cœur d’Enfant; voyez le tableau de Mme Gamelin, Mme Gauvin, la bambine Sophie Longtin, le petit commis et la sentinelle, dans l’Ange des Prisonniers politiques. Cela est agréable comme l’âme enfantine qui y est racontée, en rôle principal et en rôle secondaire. Cela est délicieux! surtout le miracle de Jeanne LeBer, quoique le messager céleste, à l’instant où il souffle à la Mère de l’Annonciation de permettre à Jeanne le sacrifice que celle-ci demande, soit un peu trop visible. La première apparition, tandis que Jeanne dormait, n’est-elle pas suffisamment suave et bien amenée? A la scène, la bonne religieuse ne serait-elle pas un tantinet embarrassée par cet ange qu’aperçoit le public et qu’elle-même verrait, en osant se retourner, elle qui ne sommeille pas le moins du monde? Au vrai, nous n’oublions point que ce procédé de merveilleux redoublé se rencontre au théâtre chrétien et que les mystères du moyen âge en regorgent. Nous n’ignorons pas non plus, si parva licet . . . qu’un ange conseille encore plus familièrement l’évangéliste saint Mathieu, tel que le peint Rembrandt. Mais les mystères du moyen âge constituaient l’enfance de notre art scénique; et, pour ce qui est de la peinture, celle-ci a ses ressources propres. Quant à l’inspiration divine de Mère de l’Annonciation, elle se fût contentée d’être intime, pourvu qu’on l’expliquât. Du moins, notre psychologie moderne s’en fût mieux accommodée. Peut-être y avait-il une certaine mesure à garder en cela.
Hélas! nous ergotons, au lieu de nous avouer vaincu, quand nous le sommes d’emblée par cette Petite Pensionnaire des Ursulines, aussi pure qu’un lys de mai. Les critiques sont de bien ténébreux bonshommes. Et tout cela est digression biscornue. La mystique Jeanne LeBer fait même pâlir la mignonne Sophie Longtin.
Ailleurs, voyez encore Jules de Lantagnac, dans le Petit Cancre; voyez nos écoliers, dans la Répétition; et nos jeunes filles dans le Cadeau et la Preuve. Il y a un fonds d’histoire à ces pièces et de la fantaisie, pour l’usage de chacun. (Au cas où vous seriez papa d’un gosse momentanément rebelle à l’étude, lisez-lui le petit Cancre. L’effet sera magique. Nous l’avons tenté!)
Quant à Thérèse donne et reçoit, ce morceau n’aura qu’une portée morale; et Cheveux longs et Esprit court (l’esprit court les rues!) de même qu’Attisez le Feu seront des comédies sentimentales, de la meilleure espèce, sans histoire et sans histoires. Ce qui est un tour de force accompli. De telles pages serviront à interrompre le mode habituel de Mlle Daveluy, lequel serait devenu monotone, à la longue.
Voilà donc sommairement parcouru le cycle de toutes les pièces qui nous sont ici offertes.
Mais il importe d’ajouter que le dialogue est généralement bon, qu’il y a partout une émotion discrète, souvent de l’entrain; qu’on rencontre des traits délicats, poussés jusqu’à la joliesse parfois même; et puis une psychologie assez déliée, ou mieux un véritable sentiment de la vie surnaturelle; enfin de l’esprit, un tour amusant d’observer et beaucoup de tact dans la manière de tirer des événements les leçons opportunes. Prudente habileté, le désir de moraliser n’a point trop cette insistance qui ferme les cœurs qu’on voudrait s’ouvrir.
Non! la pensée féminine n’est ni maladroite ni superficielle. Il faut en rabattre sur ce que les pédants à manchette imaginent par hasard des femmes-auteurs canadiennes. Ainsi, Mlle Daveluy écrira de la modestie qu’«elle ne se trouble pas des témoignages extérieurs» et «qu’elle les subit pour entraîner les faibles». La formule est pleine de sens.
Nous ne nous étonnons pas que Laure Conan ait distingué notre auteur, autant parce qu’il est canadien que parce qu’il n’est point futile. Et lorsque la race a tant de choses à accomplir, en dépit de telles traverses! ne faudrait-il pas que «Canadien» et «sérieux» (le tout sans pédanterie, mais comme le réalise Mlle Daveluy) fussent toujours d’heureux synonymes?
L’auteur d’Aux Feux de la Rampe est sur la brèche depuis la première heure. On lui doit des œuvres d’intention sociale et littéraire: l’Orphelinat catholique de Montréal et la Société des Dames de charité de 1827; les Aventures de Perrine et de Charlot; Dix Fondatrices canadiennes; le Filleul du Roi Grolo et la Médaille de la Vierge. C’est un écrivain de patient vouloir et de prolifique plume, au point que Mlle Daveluy prépare déjà les profils des Femmes du Montréal héroïque et une suite aux Aventures, intitulée Dans la Forêt canadienne. Plus d’un homme de lettres convoiterait un pareil sort littéraire, si modeste, si tenace, si persévérant.
Par surcroît, Mlle Daveluy s’exerce à écrire de façon châtiée, sans faire trop sentir le soin qu’elle y apporte. Sa phrase est ferme, équilibrée, et elle a un certain style bien à soi. Lors même ensuite que l’auteur laisse mettre aux Feux de la Rampe, par inadvertance évidemment, hors pour or (p. 213.) ou s’asseoyant pour s’asseyant ou même s’assoyant (p. 216.), etc., c’est un si rare lapsus qu’il est juste de ne le presque point noter. Ailleurs, elle fera bien des anges de braves personnages féminins (ne dit-elle pas de l’Ange aux Roses qu’«elle agite doucement sa gerbe»? p. 43.), mais elle n’ira point jusqu’à insinuer, afin de se moquer des solitaires qui le méritent assez, qu’il leur manque une ange gardienne. C’est une sagesse, ami lecteur, dont notre mâle orgueil est assurément gonflé.
Bref, sujets et exécution sont intéressants dans Aux Feux de la Rampe. Ce théâtre peut sembler, en de certains endroits, légèrement compliqué (le Cadeau), un peu lent et compliqué aussi (l’heure du thé dans Attisez le Feu), un peu mêlant (la Répétition, dont le dénouement est de si agréable comédie); il y a quand même de l’allant, du cran, du ton.
Or la véritable épreuve du théâtre ne consiste point à être lu, mais à être joué. Alors en parlerait-on avec sûreté. Quelle est donc la valeur scénique des pièces de Mlle Daveluy? On la pressent: elle s’indique en vingt endroits.
«Si Peau d’Ane m’avait conté . . . » A la vérité, si nous étions présents aux Feux de la Rampe, pas trop loin des meilleurs quinquets, nous aurions assez la joie du fabuliste, mais pour de bien autres motifs. Nous prierions surtout qu’on nous donne le Cours improvisé, la Petite Pensionnaire des Ursulines, Cœur d’Enfant, le Petit Cancre, la Répétition, et aussi Cheveux longs et Esprit court . . . Et nous serions peut-être exaucé.
Voilà ce qu’il faudrait permettre à tout critique d’un livre composé pour la scène et dont la lecture est déjà plus qu’intéressante. Ce n’est point assez de rêver qu’on assiste à la pièce; il faut encore y assister. L’imagination pèche toujours par quelque côté imprévu.
Y a-t-il une histoire pure, comme M. l’abbé Henri Brémond entrevoit une poésie pure? Or M. Etienne Gilson affirme qu’on a voulu définir une chose qu’on ne connaissait pas très exactement.[43] Ce serait là une affaire bien épineuse à établir par a plus b. Mais ce qui est limpide et plus proche du sujet ici traité, c’est que M. Harry Bernard ne nationalise point notre littérature par l’unique étude de l’histoire. Ne l’écrit-il pas lui-même? les petits tableaux qu’il a composés sont «en marge d’ouvrages d’histoire ou de la légende» et suggèrent des aspects variés, à des époques différentes de la vie canadienne». (p. 7.) Au vrai donc, trois fois romancier, deux fois titulaire d’un prix officiel pour ses romans—à l’époque où le Prix David s’émiettait encore—, M. Bernard continue, en des cadres historiques fort nets, et enfin assez minces, à peindre les mœurs de quelques gens de chez nous; «mais les gestes des personnages, les objets qui les entourent restent en harmonie avec l’époque évoquée». (pp. 7-8.) C’est cela, en une exacte et sobre mesure, qui confère à la lecture de telles pages un agrément inédit.
Les scènes d’autrefois sont illustrées dans la Dame blanche, la Mort d’Oendraka, le Petit Chesne, le Fournisseur Perrault, D’une Ordonnance de 1706 et Capuchon tourne. Plus loin, la Bataille de Jérémie, le Professeur d’italien et les Vitres du missionnaire font la transition entre le passé et le présent. Et celui-ci est esquissé dans Hommes du Nord, Périls de la Gat’, Vers la gloire, Billets de faveur et le Chien.
La Dame blanche s’inscrit en marge des Relations des Jésuites, année 1665. Voici le motif enluminé. Marie Haslé a dû s’absenter, pour aller à l’église. A son retour, elle trouve le ménage fait et ses enfants, qu’elle avait laissés endormis, debout et habillés. Les bambins apprennent à leur mère qu’une belle dame blanche l’a gracieusement remplacée auprès d’eux. Or, dans le temps, on crut, à Québec, et pour de sages raisons, que ce fut la Vierge elle-même qui récompensa ainsi la ferveur de notre brave femme. Et voilà autant de prétextes que saisit M. Bernard pour établir un commentaire bien lié et joli. Les détails sont familiers et il n’y a point de désordre en l’imagination de notre auteur. Tout s’y classifie et s’y décomplique. De menus faits sont logiquement déroulés. Même l’allusion aux tourtes de la région québecquoise est à point. Chacun ne sait-il pas que jadis ces oiseaux devinrent tellement nombreux qu’il fallut les conjurer?
Notez ces traits élémentaires, si précis:
Jacquot a pleuré quand la Dame a lavé son visage, et elle a caressé ses cheveux. Ensuite, elle a été chercher du lait et du pain, elle a fait manger Jacquot, qui avait beaucoup plus faim que moi. Après, nous autres, on a mangé aussi. La Dame a lavé tous les plats avant de partir . . . (p. 15. Narration de la petite Marie.)
La jeune femme marcha dans la pièce où elle reconnut que rien n’était dérangé. Sur une chaise basse, dans un coin, des vêtements d’enfant avaient été laissés. Des bûches de hêtre étaient empilées tout près. Seulement, du pain avait été pris dans la huche, du lait dans les vaisseaux. Marie Haslé, ne sachant que penser de l’aventure, décida de questionner les voisins. (p. 17.)
M. Harry Bernard sait ce qu’écrire veut dire. On ne nous a point gâtés là-dessus, chez nous, depuis que tant de barbouilleurs manient la plume sans se douter de la valeur des mots, et surtout de l’ordonnance du sujet!
La mort d’Oendraka, en marge aussi des Relations, nous montre la conversion et la fin d’une Huronne, émigrée, à cause des Iroquois, «au nord du lac Supérieur»,—et, tout à côté, la dure existence et le martyre des missionnaires. Peut-être un peu trop d’histoire donne-t-il quelque sécheresse à certaines pages de ce récit, par ailleurs intéressant.
Le Petit Chesne, sujet puisé parmi les Faits curieux de l’histoire de Montréal, par E.-Z. Massicotte, et les archives judiciaires du même lieu, est un pâle sujet, en ce sens qu’il ne caractérise pas tout à fait l’époque. Mais il permet de noter des noms anciens et de dessiner autour quelque chose du vieux Montréal et de l’hiver au Canada. Ce récit au grain serré va droit son bonhomme de chemin. Une petite phrase de rien du tout, par exemple, en accentue le mouvement qu’on dirait comme feutré par la neige elle-même:
Elle ne songea point qu’un malheur pouvait arriver, et n’essaya pas de retenir l’enfant. D’ailleurs, elle ignorait qui il était. Probablement aussi qu’il plaisantait, quand il disait vouloir se rendre à Longueuil. Elle le regarda un moment s’éloigner, tourna le dos, monta le raidillon qui conduisait au moulin.
—Il y a un petit garçon, dit-elle comme ça au meunier, en entrant, qui m’a dit qu’il allait à Longueuil . . . (p. 39.)
Ne vous assurions-nous pas que chaque mot porte, tels que les emploie M. Bernard. Ceux de «Jeanne Guiberge, femme de Pierre Cabassier, sergent royal et substitut du Procureur du Roy», donnent ici un léger coup d’épaule (si les mots ont une épaule!) au récit et celui-ci progresse d’un tour de roue.
Notre auteur, depuis son livre de la Maison vide, a pratiqué la transition. Il y montre ce je ne sais quoi de dégagé et de sûr qui fait plaisir à voir.
Le Fournisseur Perrault (en marge du Mémoire du Canada, 1760) a plus de coloris, et nous l’avons relu, rien que pour le plaisir de goûter une langue gentiment imagée sans y prétendre.
Mais Perrault fut ruiné, ou quasi, par Cadet, munitionnaire général du Canada. Il s’en consola virilement. Toutefois, M. Bernard suit de si près ses archives et dramatise si peu le sujet que celui-ci nous paraît incomplet. On attend une conclusion plus vivement énoncée. Un document peut devenir un embarras pour un écrivain. Il n’empêche, encore une fois, que ces pages, tracées avec habileté, soient d’un style charmant.
Très drôle est l’Ordonnance de 1706, malgré la cruauté de ceux qui se vengent d’un plaideur. Ici, le document étoffe le récit, et l’on est amusé vraiment d’apprendre à la fin, ce que l’intendant Raudot avait défendu en son ukase, transgressé par le malheureux Saint-Amant.
Nous ne faisons que piquer votre curiosité. Il vous faudra, chers lecteurs, lire vous-mêmes tout cela.
D’une veine parente est Capuchon tourne (inspiré par les Mémoires de Philippe-Aubert de Gaspé). Il y a de l’art en la façon de traiter ce sujet: il n’est point du tout figé. Et le Coq Sarrazin, qui volait le chien Capuchon, le dimanche, pendant la messe, au moment où les récollets de Québec l’avaient enfermé pour qu’il fût prêt à tourner leur broche devant le feu,—Coq Sarrazin est doublement puni. Cela fait songer à tous les ouvrages que nous connaissons où l’on met en scène avec humour et tact de bons moines, mais cela aussi a un quelque chose de particulier et d’inimité. Le ton est parfait, l’observation riante sans qu’elle aille jusqu’à blesser.
Nous aimons bien ces deux contes et le prochain: la Bataille de Jérémie. Figurez-vous que le pauvre Jérémie voulait se battre, en patriote de ’37, et c’est son père qui l’a botté! Cette intrigue fournit l’occasion à M. Bernard de dessiner l’état des esprits, au cours des Troubles, et de faire, au milieu de tout cela, des croquis amusés. C’est l’aspect déridant d’une action où se déploya, par ailleurs, un si tragique héroïsme.
A travers les Vitres du Missionnaire se découvre un aperçu sur l’extrême nord-ouest canadien. Figurons-nous ceci, nous qui vivons parmi tout le confort d’une civilisation matérielle raffinée: Le Père Denis, oblat de Marie, attend pendant plus de dix années des vitres pour sa cabane, les loups mangeant les parchemins d’orignal qu’il pose à son unique fenêtre! On ne peut lui expédier les fameuses vitres, ou elles arrivent brisées, et, lorsqu’elles sont enfin arrivées en bon état le vieux Père presque aveugle les donne à de jeunes missionnaires en route vers un autre poste. Un point. C’est tout. Mais il y a tant de choses sous un si élémentaire canevas! M. Bernard l’a bien deviné. Pourtant, est-ce un effet des glaces? la façon un peu froide dont il peint empêche que le drame, qui se passe vraiment au fond de l’âme du Père, nous soit tout à fait communiqué. Ce récit est trop objectif, semble-t-il. Et puis, décrivant la marche du prêtre vers sa mission, est-il bien juste d’écrire que le traîneau, tiré par les quatre chiens, était «allégé de deux cents livres de poisson séché»? N’en était-il pas plutôt chargé? (p. 143.)
Le sujet des Vitres du Missionnaire est «en marge du Père Duchaussois: Aux glaces polaires».
Hommes du Nord raconte l’odyssée de Josaphat Cléroux, «guide, trappeur et bûcheron» du Nominingue et de son rival Pierre Boisvert. Ce dernier a épousé celle que Cléroux aimait. Cléroux jure de se venger. Mais Boisvert le tire d’un mauvais pas, et Cléroux, touché, signe la paix. Ce sont de rudes et solides gars dont on trouve ici les portraits. Il y a beaucoup de bonnes choses en ce conte-là. Les caractères sont bien étudiés.
Voici un petit crayon, à propos de Cléroux:
On le voyait rarement dans les villages, si ce n’est pour acheter du tabac ou des balles. Au flanc d’un coteau hérissé de roches et de souches, à sept milles de Kiamika, il demeurait dans une cabane de billes mal équarries, trouée d’une fenêtre, seul avec deux grands chiens roux, également dressés pour la perdrix, le chevreuil ou le caribou. Il vivait de chasse et de pêche, il fumait devant sa porte, le soir, cherchant au-delà des arbres la lueur vacillante des étoiles. (p. 165.)
Le ton change avec les Périls de la Gat’, Vers la gloire, Billets de faveur et le Chien. Désormais, ce sont des gens que l’on coudoie presque chaque jour qui sont dépeints. D’abord, Marcel Leroux, le veilleux d’Ottawa, va voir sa blonde à Hull, mais ses camarades lui font une peur de l’autre monde; et puis Mme Dieudonné Beaubien pousse son mari vers la politique et la gloire problématique; et puis encore Alphonse Leroy, petit fonctionnaire, tente de s’attacher Mme Duquette et n’y gagne qu’une hideuse balafre; enfin, Mme Lefrançois, veuve d’un notaire, quitterait bien la petite ville qu’elle habite, si son caniche le lui permettait . . .
La manière de M. Bernard s’étrique un peu en ces derniers sujets. Mais il y a une ironie sourde, un humour effacé, oblique, à l’anglaise, comme d’une poule regardant le grain de mil suspect, avant de l’avaler.
Si M. Bernard s’abandonne à ce genre, il y deviendra facilement une sorte de pince sans rire. Son don de persiflage concentré lui sera précieux.
Cependant, en tous ces contes et nouvelles, on désirerait plus de relief, plus d’accent et plus d’ardeur.
* * *
On juge assez en quoi s’apparentent ou diffèrent Aux Feux de la Rampe et la Dame blanche qu’un hasard du courrier a jetés le même jour sur notre table et qu’une dévotion aux choses canadiennes, dévotion parallèle et différente, marque essentiellement.
Certes, il y aurait un danger pour nos littérateurs à faire usage à jet continu de l’histoire. On pourrait donner l’impression que l’histoire n’est plus une très haute inspiratrice mais une somme de thèmes à exploiter. Les excessifs iraient même jusqu’à vouloir établir une mode exclusive et restreindre notre domaine intellectuel. La Bibliothèque d’Action française n’en est point là; ni ne le sont Mlle Daveluy et M. Bernard, puisqu’il n’y a pas une once de cabotinage historique en leurs récits et qu’ils n’entendent ostraciser aucune forme littéraire.
Chacun est persuadé que tout excès appelle un excès contraire. Autant un régionalisme absolu provoquerait un tollé motivé, autant l’histoire à toutes sauces lasserait les mieux intentionnés,—comme un exotisme outré ramènerait au régionalisme et à l’histoire, notre point de départ. Notre littérature ne peut négliger aucune source honnête, si elle est vraiment humaine, et donc «vraiment vraie». C’est la fortune des lettres d’osciller d’un genre à l’autre ou de les contenir tous successivement, parfois même (les XIXe et XXe siècles européens nous l’enseignent) presque simultanément.
Chez nous, tout auteur qui tente une voie nouvelle est un pionnier respectable, sous bien des angles. Nous n’avons pas tant l’embarras de rafraîchir les genres que la tâche d’épurer, de fortifier ceux qui sont établis, de créer ceux qui nous manquent et d’être, en chaque entreprise, originaux et personnels. (C’est en quoi Maria Chapdelaine nous est un si précieux exemple.) Or, un de ces beaux dimanches, on passera, du patriotisme à laCrémazie, de la terre de nos régionalistes et des archives de nos historiens et de nos historiologues, à cette impalpable et évidente entité: l’âme humaine au Canada. Et pourquoi pas ensuite à l’âme universelle? Rien que ces deux impondérables et ce serait toute une invention! Qui plus est, le rêve élyséen de M. Jean-Charles Harvey[44] serait réalisé! notre littérature psychologique en prose étant née. (Car, en vers, elle existe, comme l’ont prouvé Nelligan, Lozeau, etc.; comme, en prose, M. Robert Choquette le prouvera, s’il arrive à faire beaucoup mieux que la Pension Leblanc.) Le tout sans nuire aux quelques autres genres viables, certes, bien que le manque d’art, de langue et de goût puisse finir, si l’on n’y remédie à temps, par rendre illisibles certains sujets campagnards.
La fleur littéraire canadienne-française s’épanouira lentement; et c’est la sagesse même, sous notre climat intellectuel. Il faut que cette littérature subisse, en s’embellissant, la rosée du régionalisme et du sentiment patriotique et le soleil revigorant de l’histoire. Nous n’irons pas d’un bond à la psychologie surfine toute pure (s’il se trouve une psychologie pure, au même degré où il y aurait une poésie et une histoire pures,—ce qui est jongler avec l’abstrait). Il y aura toujours correspondance entre notre maturité nationale et celle de nos lettres. Il ne cessera même jamais, la part étant faite et l’avenir assuré de la rosée et du soleil, il ne cessera jamais d’y avoir place pour tous les genres, en tous les temps, si ceux-ci se veulent perfectionner continûment.
Mais, dès aujourd’hui, pour ce qui est des œuvres à base ou à condiment historique, ne venons-nous pas d’étudier ensemble, chez Mlle Daveluy et M. Bernard, de sensibles témoignages, assez heureusement et fort diversement présentés? Que nos auteurs donc persévèrent et qu’ils triomphent! Car ils méritent de vivre intégralement leur devise: Jusqu’au bout!
Et puisque, dans sa lutte pour la vie—une vie nécessaire à toute la race—notre Littérature canadienne éprouve, à de certaines heures, le besoin d’exiger le mot de passe qui distingue les bons soldats des mercenaires ou des faibles, et même, à de certaines autres, celui de pousser le cri de ralliement qui suscite les vaillances indomptées, pourquoi ne le choisirait-elle pas ce Jusqu’au bout?
Pour gagner la partie, dussent-ils y succomber, peut-être faut-il encore à nos écrivains quelque chose du courage de Dollard au Long-Sault.
[41] Marie-Claire Daveluy, Bibliothèque l’Action canadienne-française, Montréal, 1927.
[42] Harry Bernard, même Bibliothèque et même année.
[43] Conférence de M. Etienne Gilson, au Cercle universitaire, Montréal. Compte rendu du Devoir, 5 décembre 1927.
[44] Pages de Critique. Imprimerie Le Soleil, 1926.
FIN
TABLE DES MATIÈRES
PAGES | |
Préface | 9 |
L’œuvre poétique de Crémazie | 15 |
A propos de Maria Chapdelaine | 33 |
A l’ombre des érables | 39 |
La campagne canadienne | 48 |
Le français—L’erreur de Pierre Giroir— Aux bords du Richelieu | 69 |
La sève immortelle | 83 |
L’enseignement du français en Acadie | 103 |
D’un océan à l’autre | 121 |
La moisson nouvelle | 134 |
A travers les vents | 145 |
Le trésor de l’Ile-aux-Noix— Vieilles choses . . . Vieilles gens | 162 |
La maison vide | 171 |
Les sacrifiés—Médailles anciennes | 184 |
La pension Leblanc | 196 |
Comme l’oiseau—Heures effeuillées | 216 |
Aux feux de la rampe—La dame blanche | 232 |
Achevé d’imprimer
à Montréal (Canada)
le vingt juillet
mil neuf cent vingt-neuf
pour
Les Éditions du Mercure
Thérien Frères, Limitée
Imprimeurs
Printed in Canada
Note de Transcription
Les mots mal orthographiés et les erreurs d’impression ont été corrigées. Lorsque plusieurs orthographes se produisent, l’utilisation de la majorité a été employé.
Ponctuation a été maintenue sauf si évidente erreurs d’impression se produisent.
Une couverture a été créé pour cet eBook.
[Fin de De Livres en Livres par Maurice Hébert]