* A Distributed Proofreaders Canada eBook *
This ebook is made available at no cost and with very few restrictions. These restrictions apply only if (1) you make a change in the ebook (other than alteration for different display devices), or (2) you are making commercial use of the ebook. If either of these conditions applies, please contact a FP administrator before proceeding.
This work is in the Canadian public domain, but may be under copyright in some countries. If you live outside Canada, check your country's copyright laws. IF THE BOOK IS UNDER COPYRIGHT IN YOUR COUNTRY, DO NOT DOWNLOAD OR REDISTRIBUTE THIS FILE.
Title: L'État de Siège
Date of first publication: 1948
Author: Albert Camus
Date first posted: Sep. 28, 2018
Date last updated: Sep. 28, 2018
Faded Page eBook #20180950
This ebook was produced by: Delphine Lettau, Al Haines, Cindy Beyer & the online Distributed Proofreaders Canada team at http://www.pgdpcanada.net
Tous droits de traduction, de reproduction et d’adaptation
réservés pour tous pays, y compris l’U.R.S.S.
© Éditions Gallimard, 1948.
à Jean-Louis Barrault
En 1941, Barrault eut l’idée de monter un spectacle autour du mythe de la peste, qui avait tenté aussi Antonin Artaud. Dans les années qui suivirent, il lui parut plus simple d’adapter à cet effet le grand livre de Daniel Defoe, Le Journal de l’année de la peste. Il fit alors le canevas d’une mise en scène.
Lorsqu’il apprit que, de mon côté, j’allais publier un roman sur le même thème, il m’offrit d’écrire des dialogues autour de ce canevas. J’avais d’autres idées et, en particulier, il me paraissait préférable d’oublier Daniel Defoe et de revenir à la première conception de Barrault.
Il s’agissait, en somme, d’imaginer un mythe qui puisse être intelligible pour tous les spectateurs de 1948. L’État de siège est l’illustration de cette tentative, dont j’ai la faiblesse de croire qu’elle mérite qu’on s’y intéresse.
Mais:
1o Il doit être clair que l’État de siège, quoi qu’on en ait dit, n’est à aucun degré une adaptation de mon roman.
2o Il ne s’agit pas d’une pièce de structure traditionnelle, mais d’un spectacle dont l’ambition avouée est de mêler toutes les formes d’expression dramatique depuis le monologue lyrique jusqu’au théâtre collectif, en passant par le jeu muet, le simple dialogue, la farce et le chœur.
3o S’il est vrai que j’aie écrit tout le texte, il reste que le nom de Barrault devrait, en toute justice, être réuni au mien. Cela n’a pu se faire, pour des raisons qui m’ont paru respectables. Mais il me revient de dire clairement que je reste le débiteur de Jean-Louis Barrault.
20 novembre 1948.
A. C.
LA PESTE | Pierre Bertin. | |
LA SECRÉTAIRE | Madeleine Renaud. | |
NADA | Pierre Brasseur. | |
VICTORIA | Maria Casarès. | |
LE JUGE | Albert Medina. | |
LA FEMME DU JUGE | Marie-Hélène Dasté. | |
DIEGO | Jean-Louis Barrault. | |
LE GOUVERNEUR | Charles Mahieu. | |
L’ALCADE | Régis Outin. | |
Éléonore Hirt. | ||
Simone Valère. | ||
LES FEMMES DE LA CITÉ | { | Ginette Desailly. |
Christiane Clouzet. | ||
Janine Wansar. | ||
Jean Desailly. | ||
Jacques Berthier. | ||
Beauchamp. | ||
LES HOMMES DE LA CITÉ | { | Gabriel Cattand. |
Jean-Pierre Granval. | ||
Bernard Dhéran. | ||
Jean Juillard. | ||
Roland Malcome. | ||
LES GARDES | { | William Sabatier. |
Pierre Sonnier. | ||
Jacques Galland. | ||
LE CONVOYEUR DES MORTS | Marcel Marceau. |
L’ÉTAT DE SIÈGE
a été représenté pour la première fois, le 27 octobre 1948, par la «Compagnie Madeleine Renaud-Jean-Louis Barrauil», au Théâtre Marigny (direction Simonne Volterra).
Musique de scène d’Arthur Honegger.
Décor et costumes de Balthus.
Mise en scène de Jean-Louis Barrault.
PROLOGUE
Ouverture musicale autour d’un thème sonore rappelant la sirène d’alerte.
Le rideau se lève. La scène est complètement obscure.
L’ouverture s’achève, mais le thème de l’alerte demeure, comme un bourdonnement lointain.
Soudain, au fond, surgissant du côté cour, une comète se déplace lentement vers le côté jardin.
Elle éclaire, en ombres chinoises, les murs d’une ville fortifiée espagnole et la silhouette de plusieurs personnages qui tournent le dos au public, immobiles, la tête tendue vers la comète. Quatre heures sonnent. Le dialogue est à peu près incompréhensible, comme un marmonnement.
—La fin du monde!
—Non, homme!
—Si le monde meurt...
—Non, homme. Le monde, mais pas l’Espagne!
—Même l’Espagne peut mourir.
—A genoux!
—C’est la comète du mal!
—Pas l’Espagne, homme, pas l’Espagne!
Deux ou trois têtes se tournent. Un ou deux personnages se déplacent avec précaution, puis tout redevient immobile. Le bourdonnement se fait alors plus intense, devient strident et se développe musicalement comme une parole intelligible et menaçante. En même temps, la comète grandit démesurément. Brusquement, un cri terrible de femme qui, d’un coup, fait taire la musique et réduit la comète à sa taille normale. La femme s’enfuit en haletant. Remue-ménage sur la place. Le dialogue, plus sifflant et qu’on perçoit mieux, n’est cependant pas encore compréhensible.
—C’est signe de guerre!
—C’est sûr!
—C’est signe de rien.
—C’est selon.
—Assez. C’est la chaleur.
—La chaleur de Cadix.
—Suffit.
—Elle siffle trop fort.
—Elle assourdit surtout.
—C’est un sort sur la cité!
—Aïe! Cadix! Un sort sur toi!
—Silence! Silence!
Ils fixent de nouveau la comète, lorsqu’on entend, distinctement cette fois, la voix d’un officier des gardes civils.
Rentrez chez vous! Vous avez vu ce que vous avez vu, c’est suffisant. Du bruit pour rien, voilà tout. Beaucoup de bruit et rien au bout. A la fin, Cadix est toujours Cadix.
C’est un signe pourtant. Il n’y a pas de signes pour rien.
Oh! le grand et terrible Dieu!
Bientôt la guerre, voilà le signe!
A notre époque, on ne croit plus aux signes, galeux! On est trop intelligent, heureusement.
Oui, et c’est ainsi qu’on se fait casser la tête. Bête comme cochon, voilà ce qu’on est. Et les cochons, on les saigne!
Rentrez chez vous! La guerre est notre affaire, non la vôtre.
Aïe! Si tu disais vrai! Mais non, les officiers meurent dans leur lit et l’estocade, elle est pour nous!
Nada, voilà Nada. Voilà l’idiot!
Nada, tu dois savoir. Qu’est-ce que cela signifie?
Ce que j’ai à dire, vous n’aimez pas l’entendre. Vous en riez. Demandez à l’étudiant, il sera bientôt docteur. Moi, je parle à ma bouteille.
Il porte une bouteille à sa bouche.
Diego, qu’est-ce qu’il veut dire?
Que vous importe? Gardez votre cœur ferme et ce sera assez.
Demandez à l’officier des gardes civils.
La garde civile pense que vous troublez l’ordre public.
La garde civile a de la chance. Elle a des idées simples.
Regardez, ça recommence...
Ah! le grand et terrible Dieu.
Le bourdonnement recommence. Deuxième passage de la comète.
—Assez!
—Suffit!
—Cadix!
—Elle siffle!
—C’est un sort...
—Sur la cité...
—Silence! Silence!
Cinq heures sonnent. La comète disparaît. Le jour se lève.
Et voilà! Moi, Nada, lumière de cette ville par l’instruction et les connaissances, ivrogne par dédain de toutes choses et par dégoût des honneurs, raillé des hommes parce que j’ai gardé la liberté du mépris, je tiens à vous donner, après ce feu d’artifice, un avertissement gratuit. Je vous informe donc que nous y sommes et que, de plus en plus, nous allons y être.
Remarquez bien que nous y étions déjà. Mais il fallait un ivrogne pour s’en rendre compte. Où sommes-nous donc? C’est à vous, hommes de raison, de le deviner. Moi, mon opinion est faite depuis toujours et je suis ferme sur mes principes: la vie vaut la mort; l’homme est du bois dont on fait les bûchers. Croyez-moi vous allez avoir des ennuis. Cette comète-là est mauvais signe. Elle vous alerte!
Cela vous paraît invraisemblable? Je m’y attendais. Du moment que vous avez fait vos trois repas, travaillé vos huit heures et entretenu vos deux femmes, vous imaginez que tout est dans l’ordre. Non, vous n’êtes pas dans l’ordre, vous êtes dans le rang. Bien alignés, la mine placide, vous voilà mûrs pour la calamité; Allons, braves gens, l’avertissement est donné, je suis en règle avec ma conscience. Pour le reste, ne vous en faites pas, on s’occupe de vous là-haut. Et vous savez ce que ça donne: ils ne sont pas commodes!
Ne blasphème pas, Nada. Voilà déjà longtemps que tu prends des libertés coupables avec le ciel.
Ai-je parlé du ciel, juge? J’approuve ce qu’il fait de toutes façons. Je suis juge à ma manière. J’ai lu dans les livres qu’il vaut mieux être le complice du ciel que sa victime. J’ai l’impression d’ailleurs que le ciel n’est pas en cause. Pour peu que les hommes se mêlent de casser les vitres et les têtes, vous vous apercevrez que le bon Dieu, qui connaît pourtant la musique, n’est qu’un enfant de chœur.
Ce sont les libertins de ta sorte qui nous attirent les alertes célestes. Car c’est une alerte en effet. Mais elle est donnée à tous ceux dont le cœur est corrompu. Craignez tous que des effets plus terribles ne s’ensuivent et priez Dieu qu’il pardonne vos péchés. A genoux donc! A genoux, vous dis-je!
Tous se mettent à genoux, sauf Nada.
Crains, Nada, crains et agenouille-toi.
Je ne le puis, ayant le genou raide. Quant à craindre, j’ai tout prévu, même le pire, je veux dire ta morale.
Tu ne crois donc à rien, malheureux?
A rien de ce monde, sinon au vin. Et à rien du ciel.
Pardonnez-lui, mon Dieu, puisqu’il ne sait ce qu’il dit et épargnez cette cité de vos enfants.
Ite missa est. Diego, offre-moi une bouteille à l’enseigne de la Comète. Et tu me diras où en sont tes amours.
Je vais épouser la fille du juge, Nada. Et je voudrais que désormais tu n’offenses plus son père. C’est m’offenser aussi.
Trompettes. Un héraut entouré de gardes.
Ordre du gouverneur. Que chacun se retire et reprenne ses tâches. Les bons gouvernements sont les gouvernements où rien ne se passe. Or telle est la volonté du gouverneur qu’il ne se passe rien en son gouvernement, afin qu’il demeure aussi bon qu’il l’a toujours été. Il est donc affirmé aux habitants de Cadix que rien ne s’est passé en ce jour qui vaille la peine qu’on s’alarme ou se dérange. C’est pourquoi chacun, à partir de cette sixième heure, devra tenir pour faux qu’aucune comète se soit jamais montrée à l’horizon de la cité. Tout contrevenant à cette décision, tout habitant qui parlera de comètes autrement que comme de phénomènes sidéraux passés ou à venir sera donc puni avec la rigueur de la loi.
Trompettes. Il se retire.
Eh bien! Diego, qu’en dis-tu? C’est une trouvaille!
C’est une sottise! Mentir est toujours une sottise.
Non, c’est une politique. Et que j’approuve puisqu’elle vise à tout supprimer. Ah! le bon gouverneur que nous avons là! Si son budget est en déficit, si son ménage est adultère, il annule le déficit et il nie l’accouplement. Cocus, votre femme est fidèle, paralytiques, vous pouvez marcher, et vous, aveugles, regardez: c’est l’heure de la vérité!
N’annonce pas de malheur, vieille chouette! L’heure de la vérité, c’est l’heure de la mise à mort!
Justement. A mort le monde! Ah, si je pouvais l’avoir tout entier devant moi, comme un taureau qui tremble de toutes ses pattes, avec ses petits yeux brûlants de haine et son mufle rose où la bave met une dentelle sale! Aïe! Quelle minute. Cette vieille main n’hésiterait pas et le cordon de la moelle serait tranché d’un coup et la lourde bête foudroyée tomberait jusqu’à la fin des temps à travers d’interminables espaces!
Tu méprises trop de choses, Nada. Économise ton mépris, tu en auras besoin.
Je n’ai besoin de rien. J’ai du mépris jusqu’à la mort. Et rien de cette terre, ni roi, ni comète, ni morale, ne seront jamais au-dessus de moi!
Du calme! Ne monte pas si haut. On t’en aimerait moins.
Je suis au-dessus de toutes choses, ne désirant plus rien.
Personne n’est au-dessus de l’honneur.
Qu’est-ce que l’honneur, fils?
Ce qui me tient debout.
L’honneur est un phénomène sidéral passé ou à venir. Supprimons.
Bien, Nada, mais il faut que je parte. Elle m’attend. C’est pourquoi je ne crois pas à la calamité que tu annonces. Je dois m’occuper d’être heureux. C’est un long travail, qui demande la paix des villes et des campagnes.
Je te l’ai déjà dit, fils, nous y sommes déjà. N’espère rien. La comédie va commencer. Et c’est à peine s’il me reste le temps de courir au marché pour boire enfin à la mise à mort universelle.
Tout s’éteint.
FIN DU PROLOGUE
Lumière. Animation générale. Les gestes sont plus vifs, le mouvement se précipite. Musique. Les boutiquiers tirent leurs volets, écartant les premiers plans du décor. La place du marché apparaît. Le chœur du peuple, conduit par les pêcheurs, la remplit peu à peu, exultant.
Il ne se passe rien, il ne se passera rien. A la fraîche, à la fraîche! Ce n’est pas une calamité, c’est l’abondance de l’été! (Cri d’allégresse.) A peine si le printemps s’achève et déjà l’orange dorée de l’été lancée à toute vitesse à travers le ciel se hisse au sommet de la saison et crève au-dessus de l’Espagne dans un ruissellement de miel, pendant que tous les fruits de tous les étés du monde, raisins gluants, melons couleur de beurre, figues pleines de sang, abricots en flammes, viennent dans le même moment rouler aux étals de nos marchés. (Cri d’allégresse.) O, fruits! C’est ici qu’ils achèvent dans l’osier la longue course précipitée qui les amène des campagnes où ils ont commencé à s’alourdir d’eau et de sucre au-dessus des prés bleus de chaleur et parmi le jaillissement frais de mille sources ensoleillées peu à peu réunies en une seule eau de jeunesse aspirée par les racines et les troncs, conduite jusqu’au cœur des fruits où elle finit par couler lentement comme une inépuisable fontaine mielleuse qui les engraisse et les rend de plus en plus pesants.
Lourds, de plus en plus lourds! Et si lourds qu’à la fin les fruits coulent au fond de l’eau du ciel, commencent de rouler à travers l’herbe opulente, s’embarquent aux rivières, cheminent le long de toutes les routes et, des quatre coins de l’horizon, salués par les rumeurs joyeuses du peuple et les clairons de l’été (brèves trompettes) viennent en foule aux cités humaines, témoigner que la terre est douce et que le ciel nourricier reste fidèle au rendez-vous de l’abondance. (Cri général d’allégresse.) Non, il ne se passe rien. Voici l’été, offrande et non calamité. Plus tard l’hiver, le pain dur est pour demain! Aujourd’hui, dorades, sardines, langoustines, poisson, poisson frais venu des mers calmes, fromage, fromage au romarin! Le lait des chèvres mousse comme une lessive et, sur les plateaux de marbre, la viande congestionnée sous sa couronne de papier blanc, la viande à odeur de luzerne, offre en même temps le sang, la sève et le soleil à la rumination de l’homme. A la coupe! A la coupe! Buvons à la coupe des saisons. Buvons jusqu’à l’oubli, il ne se passera rien!
Hourras. Cris de joie. Trompettes. Musique et aux quatre coins du marché de petites scènes se déroulent.
La charité, homme, la charité, grand-mère!
Mieux vaut la faire tôt que jamais!
Vous nous comprenez!
Il ne s’est rien passé, c’est entendu.
Mais il se passera peut-être quelque chose.
Il vole la montre du passant.
Faites toujours la charité. Deux précautions valent mieux qu’une!
A la pêcherie.
Une dorade fraîche comme un œillet! La fleur des mers! et vous venez vous plaindre!
Ta dorade, c’est du chien de mer!
Du chien de mer! Jusqu’à ton arrivée, sorcière, le chien de mer n’était jamais entré dans cette boutique.
Aïe, fils de ta mère! Regarde mes cheveux blancs!
Dehors, vieille comète!
Tout le monde s’immobilise, le doigt sur la bouche.
A la fenêtre de Victoria. Victoria derrière les barreaux et Diego.
Il y a si longtemps!
Fou, nous nous sommes quittés à onze heures, ce matin!
Oui, mais il y avait ton père!
Mon père a dit oui. Nous étions sûrs qu’il dirait non.
J’ai eu raison d’aller tout droit vers lui et de le regarder en face.
Tu as eu raison. Pendant qu’il réfléchissait, je fermais les yeux, j’écoutais monter en moi un galop lointain qui se rapprochait, de plus en plus rapide et nombreux, jusqu’à me faire trembler tout entière. Et puis le père a dit oui. Alors j’ai ouvert les yeux. C’était le premier matin du monde. Dans un coin de la chambre où nous étions, j’ai vu les chevaux noirs de l’amour, encore couverts de frissons, mais désormais tranquilles. C’est nous qu’ils attendaient.
Moi, je n’étais ni sourd ni aveugle. Mais je n’entendais que le piaffement doux de mon sang. Ma joie était soudain sans impatience. O cité de lumière, voici qu’on t’a remise à moi pour la vie, jusqu’à l’heure où la terre nous appellera. Demain, nous partirons ensemble et nous monterons la même selle.
Oui, parle notre langage même s’il paraît fou aux autres. Demain, tu embrasseras ma bouche. Je regarde la tienne et mes joues brûlent. Dis, est-ce le vent du Sud?
C’est le vent du Sud et il me brûle aussi. Où est la fontaine qui m’en guérira?
Il approche et, passant ses bras à travers les barreaux, elle le serre aux épaules.
Ah! J’ai mal de tant t’aimer! Approche encore.
Que tu es belle!
Que tu es fort!
Avec quoi laves-tu ce visage pour le rendre aussi blanc que l’amande?
Je le lave avec de l’eau claire, l’amour y ajoute sa grâce!
Tes cheveux sont frais comme la nuit!
C’est que toutes les nuits je t’attends à ma fenêtre.
Est-ce l’eau claire et la nuit qui ont laissé sur toi l’odeur du citronnier?
Non, c’est le vent de ton amour qui m’a couverte de fleurs en un seul jour!
Les fleurs tomberont!
Les fruits t’attendent!
L’hiver viendra!
Mais avec toi. Te souviens-tu de ce que tu m’as chanté la première fois. N’est-ce pas toujours vrai?
Cent ans après que serai mort
La terre me demanderait
Si je t’ai enfin oubliée
Que je répondrais pas encore!
Elle se tait.
Tu ne dis rien?
Le bonheur m’a prise à la gorge.
Sous la tente de l’astrologue.
Le soleil, ma belle, traverse le signe de la Balance au moment de ta naissance, ce qui autorise à te considérer comme Vénusienne, ton signe ascendant étant le Taureau, dont chacun sait qu’il est aussi gouverné par Vénus. Ta nature est donc émotive, affectueuse et agréable. Tu peux t’en réjouir, quoique le Taureau prédispose au célibat et risque de laisser sans emploi ces précieuses qualités. Je vois d’ailleurs une conjonction Vénus-Saturne qui est défavorable au mariage et aux enfants. Cette conjonction présage aussi des goûts bizarres et fait craindre les maux affectant le ventre. Ne t’y attarde point cependant et recherche le soleil qui renforcera le mental et la moralité, et qui est souverain quant aux flux du ventre. Choisis tes amis parmi les taureaux, petite, et n’oublie pas que ta position est bien orientée, facile et favorable, et qu’elle peut te garder en joie. C’est six francs.
Il reçoit l’argent.
Merci. Tu es sûr de ce que tu m’as dit, n’est-ce pas?
Toujours, petite, toujours! Attention, cependant! Il ne s’est rien passé, ce matin, bien entendu. Mais ce qui ne s’est point passé peut bouleverser mon horoscope. Je ne suis pas responsable de ce qui n’a pas eu lieu!
Elle part.
Demandez votre horoscope! Le passé, le présent, l’avenir garanti par les astres fixes! J’ai dit fixes! (A part.) Si les comètes s’en mêlent, ce métier deviendra impossible. Il faudra se faire gouverneur.
Un ami qui te veut du bien...
Une brune qui sent l’orange...
Un grand voyage à Madrid...
L’héritage des Amériques...
Après la mort de l’ami blond, tu recevras une lettre brune.
Sur un tréteau, au fond, roulement de tambour.
Ouvrez vos beaux yeux, gracieuses dames et vous, seigneurs, prêtez l’oreille! Les acteurs que voici, les plus grands et les plus réputés du royaume d’Espagne, et que j’ai décidés, non sans peine, à quitter la cour pour ce marché, vont jouer, pour vous complaire, un acte sacré de l’immortel Pedro de Lariba: Les Esprits. Pièce qui vous laissera étonnés, et que les ailes du génie ont portée d’un seul coup à la hauteur des chefs-d’œuvre universels. Composition prodigieuse que notre roi aimait à ce point qu’il se la faisait jouer deux fois le jour et qu’il la contemplerait encore si je n’avais représenté à cette troupe sans égale l’intérêt et l’urgence qu’il y avait à la faire connaître aussi en ce marché, pour l’édification du public de Cadix, le plus averti de toutes les Espagnes! Approchez donc, la représentation va commencer.
Elle commence en effet, mais on n’entend pas les acteurs, dont la voix est couverte par les bruits du marché.
—A la fraîche, à la fraîche!
—La femme-homard, moitié femme, moitié poisson!
—Sardines frites! Sardines frites!
—Ici, le roi de l’évasion qui sort de toutes les prisons!
—Prends mes tomates, ma belle, elles sont lisses comme ton cœur.
—Dentelles et linge de noces!
—Sans douleur et sans boniments, c’est Pedro qui arrache les dents!
Écrasez tout. Faites une purée des tomates et du cœur! En prison, le roi de l’évasion et cassons les dents de Pedro! A mort l’astrologue qui n’aura pas prévu cela! Mangeons la femme-homard et supprimons tout le reste, sinon ce qui se boit!
Un marchand étranger, richement vêtu, entre dans le marché au milieu d’un grand concours de filles.
Demandez, demandez le ruban de la Comète!
Chut! Chut!
Ils vont lui expliquer sa folie à l’oreille.
Demandez, demandez le ruban sidéral!
Tous achètent du ruban.
Cris de joie. Musique. Le gouverneur avec sa suite arrive au marché. On s’installe.
Votre gouverneur vous salue et se réjouit de vous voir assemblés comme de coutume en ces lieux, au milieu des occupations qui font la richesse et la paix de Cadix. Non, décidément, rien n’est changé et cela est bon. Le changement m’irrite, j’aime mes habitudes!
Non, gouverneur, rien n’est vraiment changé, nous autres, pauvres, pouvons te l’assurer. Les fins de mois sont bien justes. L’oignon, l’olive et le pain font notre subsistance et quant à la poule au pot, nous sommes contents de savoir que d’autres que nous la mangent toujours le dimanche. Ce matin, il y a eu du bruit dans la ville et au-dessus de la ville. En vérité, nous avons eu peur. Nous avons eu peur que quelque chose fût changé, et que tout d’un coup les misérables fussent contraints à se nourrir de chocolat. Mais par tes soins, bon gouverneur, on nous annonça qu’il ne s’était rien passé et que nos oreilles avaient mal entendu. Du coup, nous voici rassurés avec toi.
Le gouverneur s’en réjouit. Rien n’est bon de ce qui est nouveau.
Le gouverneur a bien parlé! Rien n’est bon de ce qui est nouveau. Nous autres, alcades, mandatés par la sagesse et les ans, voulons croire en particulier que nos bons pauvres ne se sont pas donné un air d’ironie. L’ironie est une vertu qui détruit. Un bon gouverneur lui préfère les vices qui construisent.
En attendant, que rien ne bouge! Je suis le roi de l’immobilité!
Oui, oui, oui! Non, non, non! Que rien ne bouge, bon gouverneur! Tout tourne autour de nous et c’est une grande souffrance! Nous voulons l’immobilité! Que tout mouvement soit arrêté! Que tout soit supprimé, hors le vin et la folie.
Rien n’est changé! Il ne se passe rien, il ne s’est rien passé! Les saisons tournent autour de leur pivot et dans le ciel suave circulent des astres sages dont la tranquille géométrie condamne ces étoiles folles et déréglées qui incendient les prairies du ciel de leur chevelure enflammée, troublent de leur hurlement d’alerte la douce musique des planètes, bousculent par le vent de leur course les gravitations éternelles, font grincer les constellations et préparent, à tous les carrefours du ciel, de funestes collisions d’astres. En vérité, tout est en ordre, le monde s’équilibre! C’est le midi de l’année, la saison haute et immobile! Bonheur, bonheur! Voici l’été! Qu’importe le reste, le bonheur est notre fierté.
Si le ciel a des habitudes, remerciez-en le gouverneur puisqu’il est roi de l’habitude. Lui non plus n’aime pas les cheveux fous. Tout son royaume est bien peigné!
Sages! Nous resterons sages, puisque rien ne changera jamais. Que ferions-nous, cheveux au vent, l’œil enflammé, la bouche stridente? Nous serons fiers du bonheur des autres!
Supprimez le mouvement, supprimez, supprimez! Ne bougez pas, ne bougeons pas! Laissons couler les heures, ce règne-ci sera sans histoire! La saison immobile est la saison de nos cœurs puisqu’elle est la plus chaude et qu’elle nous porte à boire!
Mais le thème sonore de l’alerte qui bourdonnait sourdement depuis un moment monte tout d’un coup à l’aigu, tandis que deux énormes coups mats résonnent. Sur les tréteaux, un comédien, s’avançant vers le public en continuant sa pantomime, chancelle et tombe au milieu de la joule qui l’entoure immédiatement. Plus un mot, plus un geste: le silence est complet.
Quelques secondes d’immobilité, et c’est la précipitation générale.
Diego fend la foule qui s’écarte lentement et découvre l’homme.
Deux médecins arrivent qui examinent le corps, s’écartent et discutent avec agitation.
Un jeune homme demande des explications à l’un des médecins qui fait des gestes de dénégation. Le jeune homme le presse, et encouragé par la foule, le pousse à répondre, le secoue, se colle à lui dans le mouvement de l’adjuration et se trouve, finalement, lèvres à lèvres avec lui. Un bruit d’aspiration, et il fait mine de prendre un mot de la bouche du médecin. Il s’écarte et, à grand-peine, comme si le mot était trop grand pour sa bouche et qu’il faille de longs efforts pour s’en délivrer, il prononce:
—La Peste.
Tout le monde plie les genoux et chacun répète le mot de plus en plus fort et de plus en plus rapidement pendant que tous fuient, accomplissant de larges courbes sur la scène autour du gouverneur remonté sur son estrade. Le mouvement s’accélère, se précipite, s’affole jusqu’à ce que les gens s’immobilisent en groupes, à la voix du vieux curé.
A l’église, à l’église! Voici que la punition arrive. Le vieux mal est sur la ville! C’est lui que le ciel envoie depuis toujours aux cités corrompues pour les châtier à mort de leur péché mortel. Dans vos bouches menteuses, vos cris seront écrasés et un sceau brûlant va se poser sur votre cœur. Priez maintenant le Dieu de justice pour qu’il oublie et qu’il pardonne. Entrez dans l’église! Entrez dans l’église!
Quelques-uns se précipitent dans l’église. Les autres se tournent mécaniquement à droite et à gauche pendant que sonne la cloche des morts. Au troisième plan, l’astrologue, comme s’il faisait un rapport au gouverneur, parle sur un ton très naturel.
Une conjonction maligne de planètes hostiles vient de se dessiner sur le plan des astres. Elle signifie et elle annonce sécheresse, famine et peste à tout venant...
Mais un groupe de femmes couvre tout de son caquet.
—Il avait à la gorge une énorme bête qui lui pompait le sang avec un gros bruit de siphon!
—C’était une araignée, une grosse araignée noire!
—Verte, elle était verte!
—Non, c’était un lézard des algues!
—Tu n’as rien vu! C’était un poulpe, grand comme un petit d’homme.
—Diego, où est Diego?
—Il y aura tellement de morts qu’il ne restera plus de vivants pour les enterrer!
—Aïe! Si je pouvais partir!
—Partir! Partir!
—Diego, où est Diego?
Pendant toute cette scène, le ciel s’est rempli de signes et le bourdonnement d’alerte s’est développé, accentuant la terreur générale. Un homme, le visage illuminé, sort d’une maison en criant: «Dans quarante jours, la fin du monde!» et de nouveau, la panique déroule ses courbes, les gens répétant: «Dans quarante jours, la fin du monde.» Des gardes viennent arrêter l’illuminé, mais de l’autre côté, sort une sorcière qui distribue des remèdes.
Mélisse, menthe, sauge, romarin, thym, safran, écorce de citron, pâtes d’amande... Attention, attention, ces remèdes sont infaillibles!
Mais une sorte de vent froid se lève, pendant que le soleil commence à se coucher et fait lever les têtes.
Le vent! Voici le vent! Le fléau a horreur du vent. Tout ira mieux, vous le verrez!
Dans le même temps, le vent tombe, le bourdonnement remonte à l’aigu, les deux coups mats résonnent, assourdissants et un peu plus rapprochés. Deux hommes s’abattent au milieu de la foule. Tous fléchissent les genoux et commencent à s’écarter des corps à reculons. Seule demeure la sorcière avec, à ses pieds, les deux hommes qui portent des marques aux aines et à la gorge. Les malades se tordent, font deux ou trois gestes et meurent pendant que la nuit descend lentement sur la foule qui se déplace toujours vers l’extérieur, laissant les cadavres au centre.
Obscurité.
Lumière à l’église. Projecteur au palais du roi. Lumière dans la maison du juge. La scène est alternée.
AU PALAIS
Votre honneur, l’épidémie se déclenche avec une rapidité qui déborde tous les secours. Les quartiers sont plus contaminés qu’on ne croit, ce qui m’incline à penser qu’il faut dissimuler la situation et ne dire la vérité au peuple à aucun prix. Du reste, et pour le moment, la maladie s’attaque surtout aux quartiers extérieurs qui sont pauvres et surpeuplés. Dans notre malheur, ceci du moins est satisfaisant.
Murmures d’approbation.
A L’ÉGLISE
Approchez et que chacun confesse en public ce qu’il a fait de pire. Ouvrez vos cœurs, maudits! Dites-vous les uns aux autres le mal que vous avez fait et celui que vous avez médité, ou sinon le poison du péché vous étouffera et vous mènera en enfer aussi sûrement que la pieuvre de la peste... Je m’accuse pour ma part, d’avoir souvent manqué de charité.
Trois confessions mimées suivront pendant le dialogue qui suit.
AU PALAIS
Tout s’arrangera. L’ennuyeux, c’est que je devais aller à la chasse. Ces choses-là arrivent toujours quand on a quelque affaire importante. Comment faire?
Ne manquez point la chasse, ne serait-ce que pour l’exemple. La ville doit savoir quel front serein vous savez montrer dans l’adversité.
A L’ÉGLISE
Pardonnez-nous, mon Dieu, ce que nous avons fait et ce que nous n’avons point fait!
DANS LA MAISON DU JUGE
Le juge lit des psaumes entouré de sa famille.
«Le seigneur est mon refuge et ma citadelle.
Car c’est lui qui me préserve du piège de l’oiseleur.
Et de la peste meurtrière!»
Casado, ne pouvons-nous sortir?
Tu es beaucoup trop sortie dans ta vie, femme. Cela n’a pas fait notre bonheur.
Victoria n’est pas rentrée et je crains le mal pour elle.
Tu n’as pas toujours craint le mal pour toi. Et tu y as perdu l’honneur. Reste, c’est ici la maison tranquille au milieu du fléau. J’ai tout prévu et, barricadés pour le temps de la peste, nous attendrons la fin. Dieu aidant, nous ne souffrirons de rien.
Tu as raison, Casado. Mais nous ne sommes pas les seuls. D’autres souffrent. Victoria est peut-être en danger.
Laisse les autres et pense à la maison. Pense à ton fils, par exemple. Fais venir toutes les provisions que tu pourras. Paye le prix qu’il faut. Mais engrange, femme, engrange! Le temps est venu d’engranger! (Il lit:) «Le seigneur est mon refuge et ma citadelle...»
A L’ÉGLISE
On reprend la suite.
«Tu n’auras à craindre
Ni les terreurs de la nuit
Ni les flèches qui volent dans le jour
Ni la peste qui chemine dans l’ombre
Ni l’épidémie qui rampe en plein midi.»
Oh! le grand et terrible Dieu!
Lumière sur la place. Déambulations du peuple sur le rythme d’une copla.
Tu as signé dans le sable
Tu as écrit sur la mer
Il ne reste que la peine.
Entre Victoria. Projecteur sur la place.
Diego, où est Diego?
Il est auprès des malades. Il soigne ceux qui l’appellent.
Elle court à une extrémité de la scène et se heurte à Diego qui porte le masque des médecins de la peste. Elle recule, poussant un cri.
Je te fais donc si peur, Victoria?
Oh! Diego, c’est enfin toi! Enlève ce masque et serre-moi contre toi. Contre toi, contre toi et je serai sauvée de ce mal!
Il ne bouge pas.
Qu’y a-t-il de changé entre nous, Diego? Voici des heures que je te cherche, courant à travers la ville, épouvantée à l’idée que le mal pourrait te toucher aussi, et te voici avec ce masque de tourment et de maladie. Quitte-le, quitte-le, je t’en prie et prends-moi contre toi! (Il enlève son masque.) Quand je vois tes mains, ma bouche se dessèche. Embrasse-moi!
Il ne bouge pas.
Embrasse-moi, je meurs de soif. As-tu oublié que hier seulement nous nous sommes engagés l’un à l’autre. Toute la nuit, j’ai attendu ce jour où tu devais m’embrasser de toutes tes forces. Vite, vite!...
J’ai pitié, Victoria!
Moi aussi, mais j’ai pitié de nous. Et c’est pourquoi je t’ai cherché, criant dans les rues, courant vers toi, mes bras tendus pour les nouer aux tiens!
Elle avance vers lui.
Ne me touche pas, écarte-toi!
Pourquoi?
Je ne me reconnais plus. Un homme ne m’a jamais fait peur, mais ceci me dépasse, l’honneur ne me sert de rien et je sens que je m’abandonne. (Elle avance vers lui.) Ne me touche pas. Peut-être déjà le mal est-il en moi et je vais te le donner. Attends un peu. Laisse-moi respirer, car je suis étranglé de stupeur. Je ne sais même plus comment prendre ces hommes et les retourner dans leur lit. Mes mains tremblent d’horreur et la pitié bouche mes yeux. (Des cris et des gémissements.) Ils m’appellent pourtant, tu entends. Il faut que j’y aille. Mais veille sur toi, veille sur nous. Cela va finir, c’est sûr!
Ne me quitte pas.
Cela va finir. Je suis trop jeune et je t’aime trop. La mort me fait horreur.
Je suis vivante, moi!
Quelle honte, Victoria, quelle honte.
La honte, pourquoi la honte?
Il me semble que j’ai peur.
On entend des gémissements. Il court dans leur direction.
Déambulations du peuple sur le rythme d’une copla.
Qui a raison et qui a tort?
Songe
Que tout ici-bas est mensonge
Il n’est rien de vrai que la mort.
Projecteur sur l’église et sur le palais du gouverneur.
Psaumes et prières à l’église. Du palais le premier alcade s’adresse au peuple.
Ordre du gouverneur. A partir de ce jour, en signe de pénitence à l’endroit du malheur commun et pour éviter les risques de contagion, tout rassemblement public est interdit et tout divertissement prohibé. Aussi bien...
Là! Là! On cache un mort. Il ne faut pas le laisser. Il va tout pourrir! Honte des hommes! Il faut le porter en terre!
Désordre. Deux hommes s’en vont entraînant la femme.
Aussi bien le gouverneur est en mesure de rassurer les citadins sur l’évolution du fléau inattendu qui s’est abattu sur la ville. De l’avis de tous les médecins, il suffira que le vent de mer se lève pour que la peste recule. Dieu aidant...
Mais les deux énormes coups mats l’interrompent suivis de deux autres coups cependant que la cloche des morts sonne à toute volée et que les prières déferlent dans l’église. Puis seul règne un silence terrifié au milieu duquel entrent deux personnages étrangers, un homme et une femme, que tous suivent des yeux. L’homme est corpulent. Tête nue. Il porte une sorte d’uniforme avec une décoration. La femme porte aussi un uniforme, mais avec un col et des manchettes blancs. Elle a un bloc-notes en main. Ils s’avancent jusque sous le palais du gouverneur et saluent.
Que me voulez-vous, étrangers?
Votre place.
Quoi? Que dit-il?
Vous avez mal choisi votre moment, et cette insolence peut vous coûter cher. Mais sans doute aurons-nous mal compris. Qui êtes-vous?
Je vous le donne en mille!
Je ne sais pas qui vous êtes, étranger, mais je sais où vous allez finir!
Vous m’impressionnez. Qu’en pensez-vous, chère amie. Faut-il donc leur dire qui je suis?
D’habitude, nous y mettons plus de manières.
Ces messieurs sont pourtant bien pressants.
Sans doute ont-ils leurs raisons. Après tout, nous sommes en visite et nous devons nous plier aux usages de ces lieux.
Je vous comprends. Mais cela ne mettra-t-il pas un peu de désordre dans ces bons esprits?
Un désordre vaut mieux qu’une impolitesse.
Vous êtes convaincante. Mais il me reste quelques scrupules...
De deux choses l’une...
Je vous écoute...
Ou vous le dites, ou vous ne le dites pas. Si vous le dites, on le saura. Si vous ne le dites pas, on l’apprendra.
Cela m’éclaire tout à fait.
Cela suffit, en tout cas! Avant de prendre les mesures qui conviennent, je vous somme une dernière fois de dire qui vous êtes et ce que vous voulez.
Je suis la peste. Et vous?
La peste?
Oui, et j’ai besoin de votre place. Je suis désolé, croyez-le bien, mais je vais avoir beaucoup à faire. Si je vous donnais deux heures, par exemple? Cela vous suffirait-il pour me passer les pouvoirs?
Cette fois-ci vous êtes allé trop loin et vous serez puni de cette imposture. Gardes!
Attendez! Je ne veux forcer personne. J’ai pour principe d’être correct. Je comprends que ma conduite paraisse surprenante, et, en somme, vous ne me connaissez pas. Mais je désire vraiment que vous me cédiez la place sans m’obliger à faire mes preuves. Ne pouvez-vous me croire sur parole?
Je n’ai pas de temps à perdre et cette plaisanterie a déjà trop duré. Arrêtez cet homme!
Il faut donc se résigner. Mais tout cela est bien ennuyeux. Chère amie, voudriez-vous procéder à une radiation?
Il tend le bras vers un des gardes. La secrétaire raye ostensiblement quelque chose sur son bloc-notes. Le coup mat retentit. Le garde tombe. La secrétaire l’examine.
Tout est en ordre, Votre Honneur. Les trois marques sont là. (Aux autres, aimablement.) Une marque, et vous êtes suspect. Deux, vous voilà contaminé. Trois, la radiation est prononcée. Rien n’est plus simple.
Ah! J’oubliais de vous présenter ma secrétaire. Vous la connaissez du reste. Mais on rencontre tant de gens...
Ils sont excusables! Et puis, on finit toujours par me reconnaître.
Une heureuse nature, vous voyez! Gaie, contente, propre de sa personne...
Je n’y ai pas de mérite. Le travail est plus facile au milieu des fleurs fraîches et des sourires.
Ce principe est excellent. Mais revenons à nos moutons! (Au gouverneur.) Vous ai-je donné une preuve suffisante de mon sérieux? Vous ne dites rien? Bon, je vous ai effrayé, naturellement. Mais c’est tout à fait contre mon gré, croyez-le bien. J’aurais préféré un arrangement à l’amiable, une convention basée sur la confiance réciproque, garantie par votre parole et la mienne, un accord conclu dans l’honneur en quelque sorte. Après tout, il n’est pas trop tard pour bien faire. Le délai de deux heures vous paraît-il suffisant?
Le gouverneur secoue la tête en signe de dénégation.
Comme c’est désagréable!
Un obstiné! Quel contretemps!
Je tiens pourtant à obtenir votre consentement. Je ne veux rien faire sans votre accord, ce serait contraire à mes principes. Ma collaboratrice va donc procéder à autant de radiations qu’il sera nécessaire pour obtenir de vous une libre approbation à la petite réforme que je propose. Êtes-vous prête, chère amie?
Le temps de tailler mon crayon qui s’est épointé et tout sera pour le mieux dans le meilleur des mondes.
Sans votre optimisme, ce métier me serait bien pénible!
La parfaite secrétaire est sûre que tout peut toujours s’arranger, qu’il n’y a pas d’erreur de comptabilité qui ne finisse par se réparer, ni de rendez-vous manqué qui ne puisse se retrouver. Point de malheur qui n’ait son bon côté. La guerre elle-même a ses vertus et il n’est pas jusqu’aux cimetières qui ne puissent être de bonnes affaires lorsque les concessions à perpétuité sont dénoncées tous les dix ans.
Vous parlez d’or... Votre crayon a-t-il sa pointe?
Il l’a et nous pouvons commencer.
Allons!
L’homme désigne Nada qui s’est avancé mais Nada éclate d’un rire d’ivrogne.
Puis-je vous signaler que celui-ci a le genre qui ne croit à rien et que ce genre-là nous est bien utile?
Très juste. Prenons donc un des alcades.
Panique chez les alcades.
Arrêtez!
Bon signe, Votre Honneur!
Puis-je quelque chose pour vous, gouverneur.
Si je vous cède la place, moi, les miens et les alcades aurons-nous la vie sauve?
Mais naturellement, voyons, c’est l’usage!
Le gouverneur confère avec les alcades, puis se tourne vers le peuple.
Peuple de Cadix, vous comprenez, j’en suis sûr, que tout est changé maintenant? Dans votre intérêt même, il convient peut-être que je laisse cette ville à la puissance nouvelle qui vient de s’y manifester. L’accord que je conclus avec elle évitera sans doute le pire et vous aurez ainsi la certitude de conserver hors de vos murs un gouvernement qui pourra un jour vous être utile? Ai-je besoin de vous dire que je n’obéis pas, parlant ainsi, au souci de ma sécurité, mais...
Pardonnez-moi de vous interrompre. Mais je serais heureux de vous voir préciser publiquement que vous consentez de plein gré à ces utiles dispositions et qu’il s’agit naturellement d’un accord libre.
Le gouverneur regarde de leur côté. La secrétaire porte le crayon à sa bouche.
Bien entendu, c’est dans la liberté que je conclus ce nouvel accord.
Il balbutie, recule et s’enfuit. L’exode commence.
S’il vous plaît, ne partez pas si vite! J’ai besoin d’un homme qui ait la confiance du peuple et par l’intermédiaire duquel je puisse faire connaître mes volontés. (Le premier alcade hésite.) Vous acceptez naturellement... (A la secrétaire.) Chère amie...
Mais naturellement, c’est un grand honneur.
Parfait. Dans ces conditions, chère amie, vous allez communiquer à l’alcade ceux de nos arrêtés qu’il faut faire connaître à ces bonnes gens afin qu’ils commencent de vivre dans la réglementation.
Ordonnance conçue et publiée par le premier alcade et ses conseillers...
Mais je n’ai rien conçu encore...
C’est une peine qu’on vous épargne. Et il me semble que vous devriez être flatté que nos services se donnent la peine de rédiger ce que vous allez ainsi avoir l’honneur de signer.
Sans doute, mais...
Ordonnance donc faisant office d’acte promulgué en pleine obéissance des volontés de notre bien-aimé souverain, pour la réglementation et assistance charitable des citoyens atteints d’infection et pour la désignation de toutes les règles et de toutes les personnes telles que surveillants, gardiens, exécuteurs et fossoyeurs dont le serment sera d’appliquer strictement les ordres qui leur seront donnés.
Qu’est ce langage, je vous prie?
C’est pour les habituer à un peu d’obscurité. Moins ils comprendront, mieux ils marcheront. Ceci dit, voici les ordonnances que vous allez faire crier par la ville l’une après l’autre, afin que la digestion en soit facilitée, même aux esprits les plus lents. Voici nos messagers. Leurs visages aimables aideront à fixer le souvenir de leurs paroles.
Les messagers se présentent.
Le gouverneur s’en va, le gouverneur s’en va!
Selon son droit, peuple, selon son droit. L’État, c’est lui, et il faut protéger l’État.
L’État, c’était lui, et maintenant, il n’est plus rien. Puisqu’il s’en va, c’est la Peste qui est l’État.
Qu’est-ce que ça peut vous faire? Peste ou gouverneur, c’est toujours l’État.
Le peuple déambule et semble chercher des sorties. Un messager se détache.
Toutes les maisons infectées devront être marquées au milieu de la porte d’une étoile noire d’un pied de rayon, ornée de cette inscription. «Nous sommes tous frères.» L’étoile devra rester jusqu’à la réouverture de la maison, sous peine des rigueurs de la loi.
Il se retire.
Quelle loi?
La nouvelle, bien sûr.
Nos maîtres disaient qu’ils nous protégeraient, et voici pourtant que nous sommes seuls. Des brumes affreuses commencent à s’épaissir aux quatre coins de la ville, dissipent peu à peu l’odeur des fruits et des roses, ternissent la gloire de la saison, étouffent la jubilation de l’été. Ah, Cadix, cité marine! Hier encore, et par-dessus le détroit, le vent du désert, plus épais d’avoir passé sur les jardins africains, venait alanguir nos filles. Mais le vent est tombé, lui seul pouvait purifier la ville. Nos maîtres disaient que rien ne se passerait jamais et voici que l’autre avait raison, qu’il se passe quelque chose, que nous y sommes enfin et qu’il nous faut fuir, fuir sans tarder avant que les portes se referment sur notre malheur.
Toutes les denrées de première nécessité seront désormais à la disposition de la communauté, c’est-à-dire qu’elles seront distribuées en parts égales et infimes à tous ceux qui pourront prouver leur loyale appartenance à la nouvelle société.
La première porte se ferme.
Tous les feux devront être éteints à neuf heures du soir et aucun particulier ne pourra demeurer dans un lieu public ou circuler dans les rues de la ville sans un laissez-passer en due forme qui ne sera délivré que dans des cas extrêmement rares et toujours de façon arbitraire. Tout contrevenant à ces dispositions sera puni des rigueurs de la loi.
—On va fermer les portes.
—Les portes sont fermées.
—Non, toutes ne sont pas fermées.
Ah! Courons vers celles qui s’ouvrent encore. Nous sommes les fils de la mer. C’est là-bas, c’est là-bas qu’il nous faut arriver, au pays sans murailles et sans portes, aux plages vierges où le sable a la fraîcheur des lèvres, et où le regard porte si loin qu’il se fatigue. Courons à la rencontre du vent. A la mer! La mer enfin, la mer libre, l’eau qui lave, le vent qui affranchit!
A la mer! A la mer!
L’exode se précipite.
Il est sévèrement interdit de porter assistance à toute personne frappée par la maladie, si ce n’est en la dénonçant aux autorités qui s’en chargeront. La dénonciation entre membres d’une même famille est particulièrement recommandée et sera récompensée par l’attribution d’une double ration alimentaire, dite ration civique.
La deuxième porte se ferme.
A la mer! A la mer! La mer nous sauvera. Que lui font les maladies et les guerres! Elle a vu et recouvert bien des gouvernements! Elle n’offre que des matins rouges et des soirs verts et, du soir au matin, le froissement interminable de ses eaux tout le long de nuits débordantes d’étoiles!
O solitude, désert, baptême du sel! Être seul devant la mer, dans le vent, face au soleil, enfin libéré de ces villes scellées comme des tombeaux et de ces faces humaines que la peur a verrouillées. Vite! Vite! Qui me délivrera de l’homme et de ses terreurs? J’étais heureux sur le sommet de l’année, abandonné parmi les fruits, la nature égale, l’été bienveillant. J’aimais le monde, il y avait l’Espagne et moi. Mais je n’entends plus le bruit des vagues. Voici les clameurs, la panique, l’insulte et la lâcheté, voici mes frères épaissis par la sueur et l’angoisse, et désormais trop lourds à porter. Qui me rendra les mers d’oubli, l’eau calme du large, ses routes liquides et ses sillages recouverts. A la mer! A la mer, avant que les portes se ferment!
Vite! Ne touche pas celui-ci qui était près du mort!
Il est marqué!
A l’écart! A l’écart!
Ils le frappent. La troisième porte se ferme.
Oh! Le grand et terrible Dieu!
Vite! Prends ce qu’il faut, le matelas et la cage des oiseaux! N’oublie pas le collier du chien! Le pot de menthe fraîche aussi. Nous en mâcherons jusqu’à la mer!
Au voleur! Au voleur! Il a pris la nappe brodée de mon mariage!
On poursuit. On atteint. On frappe. La quatrième porte se ferme.
Cache cela, veux-tu, cache nos provisions!
Je n’ai rien pour la route, donne-moi un pain, frère? Je te donnerai ma guitare incrustée de nacre.
Ce pain-ci est pour mes enfants, non pour ceux qui se disent mes frères. Il y a des degrés dans la parenté.
Un pain, tout mon argent pour un seul pain!
La cinquième porte se ferme.
Vite! Une seule porte reste ouverte! Le fléau va plus vite que nous. Il hait la mer et ne veut pas que nous la retrouvions. Les nuits sont calmes, les étoiles filent au-dessus du mât. Que ferait ici la peste? Elle veut nous garder sous elle, elle nous aime à sa manière. Elle veut que nous soyons heureux comme elle l’entend, non comme nous le voulons. Ce sont les plaisirs forcés, la vie froide, le bonheur à perpétuité. Tout se fixe, nous ne sentons plus sur nos lèvres l’ancienne fraîcheur du vent.
Prêtre, ne me quitte pas, je suis ton pauvre.
Le prêtre fuit.
Il fuit! il fuit! Garde-moi près de toi! C’est ton rôle de t’occuper de moi! Si je te perds, alors j’ai tout perdu!
Le prêtre s’échappe. Le pauvre tombe en criant.
Chrétiens d’Espagne, vous êtes abandonnés!
Enfin, et ceci sera le résumé.
La Peste et sa secrétaire, devant le premier alcade, sourient et approuvent en se congratulant.
Afin d’éviter toute contagion par la communication de l’air, les paroles mêmes pouvant être le véhicule de l’infection, il est ordonné à chacun des habitants de garder constamment dans la bouche un tampon imbibé de vinaigre qui les préservera du mal en même temps qu’il les entraînera à la discrétion et au silence.
A partir de ce moment chacun met un mouchoir dans sa bouche et le nombre des voix diminue en même temps que l’ampleur de l’orchestre. Le chœur commencé à plusieurs voix finira en une seule voix jusqu’à la pantomime finale qui se déroule dans un silence complet, les bouches des personnages gonflées et fermées.
La dernière porte claque à toute volée.
Malheur! Malheur! Nous sommes seuls, la Peste et nous! La dernière porte s’est refermée! Nous n’entendons plus rien. La mer est désormais trop loin. A présent, nous sommes dans la douleur et nous avons à tourner en rond dans cette ville étroite, sans arbres et sans eaux, cadenassée de hautes portes lisses, couronnée de foules hurlantes, Cadix enfin comme une arène noire et rouge où vont s’accomplir les meurtres rituels. Frères, cette détresse est plus grande que notre faute, nous n’avons pas mérité cette prison! Notre cœur n’était pas innocent, mais nous aimions le monde et ses étés: ceci aurait dû nous sauver! Les vents sont en panne et le ciel est vide! Nous allons nous taire pour longtemps. Mais une dernière fois, avant que nos bouches se ferment sous le bâillon de la terreur, nous crierons dans le désert.
Gémissements et silence.
De l’orchestre, il ne reste plus que les cloches. Le bourdonnement de la comète reprend doucement. Dans le palais du gouverneur réapparaissent la Peste et sa secrétaire. La secrétaire avance, rayant un nom à chaque pas, tandis que la batterie scande chacun de ses gestes. Nada ricane et la première charrette de morts passe en grinçant.
La Peste se dresse au sommet du décor et fait un signe. Tout s’arrête, mouvements et bruits.
La Peste parle.
Moi, je règne, c’est un fait, c’est donc un droit. Mais c’est un droit qu’on ne discute pas: vous devez vous adapter.
Du reste, ne vous y trompez pas, si je règne c’est à ma manière et il serait plus juste de dire que je fonctionne. Vous autres, Espagnols, êtes un peu romanesques et vous me verriez volontiers sous l’aspect d’un roi noir ou d’un somptueux insecte. Il vous faut du pathétique, c’est connu! Eh bien! non. Je n’ai pas de sceptre, moi, et j’ai pris l’air d’un sous-officier. C’est la façon que j’ai de vous vexer, car il est bon que vous soyez vexés: vous avez tout à apprendre. Votre roi a les ongles noirs et l’uniforme strict. Il ne trône pas, il siège. Son palais est une caserne, son pavillon de chasse, un tribunal. L’état de siège est proclamé.
C’est pourquoi, notez cela, lorsque j’arrive, le pathétique s’en va. Il est interdit, le pathétique, avec quelques autres balançoires comme la ridicule angoisse du bonheur, le visage stupide des amoureux, la contemplation égoïste des paysages et la coupable ironie. A la place de tout cela, j’apporte l’organisation. Ça vous gênera un peu au début, mais vous finirez par comprendre qu’une bonne organisation vaut mieux qu’un mauvais pathétique. Et pour illustrer cette belle pensée, je commence par séparer les hommes des femmes: ceci aura force de loi.
Ainsi font les gardes.
Vos singeries ont fait leur temps. Il s’agit maintenant d’être sérieux!
Je suppose que vous m’avez déjà compris. A partir d’aujourd’hui, vous allez apprendre à mourir dans l’ordre. Jusqu’ici vous mouriez à l’espagnole, un peu au hasard, au jugé pour ainsi dire. Vous mourriez parce qu’il avait fait froid après qu’il eut fait chaud, parce que vos mulets bronchaient, parce que la ligne des Pyrénées était bleue, parce qu’au printemps le fleuve Guadalquivir est attirant pour le solitaire, ou parce qu’il y a des imbéciles mal embouchés qui tuent pour le profit ou pour l’honneur, quand il est tellement plus distingué de tuer pour les plaisirs de la logique. Oui, vous mourriez mal. Un mort par-ci, un mort par-là, celui-ci dans son lit, celui-là dans l’arène: c’était du libertinage. Mais heureusement, ce désordre va être administré. Une seule mort pour tous et selon le bel ordre d’une liste. Vous aurez vos fiches, vous ne mourrez plus par caprice. Le destin, désormais s’est assagi, il a pris ses bureaux. Vous serez dans la statistique et vous allez enfin servir à quelque chose. Parce que j’oubliais de vous le dire, vous mourrez, c’est entendu, mais vous serez incinérés ensuite, ou même avant: c’est plus propre et ça fait partie du plan. Espagne d’abord!
Se mettre en rangs pour bien mourir, voilà donc le principal! A ce prix vous aurez ma faveur. Mais attention aux idées déraisonnables, aux fureurs de l’âme, comme vous dites, aux petites fièvres qui font les grandes révoltes. J’ai supprimé ces complaisances et j’ai mis la logique à leur place. J’ai horreur de la différence et de la déraison. A partir d’aujourd’hui, vous serez donc raisonnables, c’est-à-dire que vous aurez votre insigne. Marqués aux aines, vous porterez publiquement sous l’aisselle l’étoile du bubon qui vous désignera pour être frappés. Les autres, ceux qui, persuadés que ça ne les concerne pas, font la queue aux arènes du dimanche, s’écarteront de vous qui serez suspects. Mais n’ayez aucune amertume: ça les concerne. Ils sont sur la liste et je n’oublie personne. Tous suspects, c’est le bon commencement.
Du reste, tout cela n’empêche pas la sentimentalité. J’aime les oiseaux, les premières violettes, la bouche fraîche des jeunes filles. De loin en loin, c’est rafraîchissant et il est bien vrai que je suis idéaliste. Mon cœur... Mais je sens que je m’attendris et je ne veux pas aller plus loin. Résumons-nous seulement. Je vous apporte le silence, l’ordre et l’absolue justice. Je ne vous demande pas de m’en remercier, ce que je fais pour vous étant bien naturel. Mais j’exige votre collaboration active. Mon ministère est commencé.
RIDEAU
Une place de Cadix. Côté jardin, la conciergerie du cimetière. Côté cour, un quai. Près du quai, la maison du juge.
Au lever du rideau, les fossoyeurs en tenue de bagnard relèvent des morts. Le grincement de la charrette se fait entendre en coulisse. Elle entre et s’arrête au milieu de la scène. Les bagnards la chargent. Elle repart vers la conciergerie. Au moment où elle s’arrête devant le cimetière, musique militaire et la conciergerie s’ouvre au public par un de ses pans. Elle ressemble à un préau d’école. La secrétaire y trône. Un peu plus bas, des tables comme celles où l’on distribue les cartes de ravitaillement. Derrière l’une d’elles, le premier alcade avec sa moustache blanche, entouré de fonctionnaires. La musique se renforce. De l’autre côté, les gardes chassent le peuple devant eux et l’amènent devant et dans la conciergerie, femmes et hommes séparés.
Lumière au centre. Du haut de son palais, la Peste dirige des ouvriers invisibles dont on aperçoit seulement l’agitation autour de la scène.
Allons, vous autres, dépêchons. Les choses vont bien lentement dans cette ville, ce peuple-ci n’est pas travailleur. Il aime le loisir, c’est visible. Moi, je ne conçois l’inactivité que dans les casernes et dans les files d’attente. Ce loisir-là est bon, il vide le cœur et les jambes. C’est un loisir qui ne sert à rien. Dépêchons! Finissez de planter ma tour, la surveillance n’est pas en place. Entourez la ville de haies piquantes. A chacun son printemps, le mien a des roses de fer. Allumez les fours, ce sont nos feux de joie. Gardes! placez nos étoiles sur les maisons dont j’ai l’intention de m’occuper. Vous, chère amie, commencez de dresser nos listes et faites établir nos certificats d’existence!
La Peste sort de l’autre côté.
Un certificat d’existence, pourquoi faire?
Pourquoi faire? Comment vous passeriez-vous d’un certificat d’existence pour vivre?
Jusqu’ici nous avions très bien vécu sans ça.
C’est que vous n’étiez pas gouvernés. Tandis que vous l’êtes maintenant. Et le grand principe de notre gouvernement est justement qu’on a toujours besoin d’un certificat. On peut se passer de pain et de femme, mais une attestation en règle, et qui certifie n’importe quoi, voilà ce dont on ne saurait se priver!
Cela fait trois générations qu’on jette les filets dans ma famille et le travail s’est toujours fait fort proprement; sans un papier écrit, je vous le jure bien!
Nous sommes bouchers de père en fils. Et pour abattre les moutons, nous ne nous servons pas d’un certificat.
Vous étiez dans l’anarchie, voilà tout! Remarquez que nous n’avons rien contre les abattoirs, au contraire! Mais nous y avons introduit les perfectionnements de la comptabilité. C’est là notre supériorité. Quant aux coups de filet, vous verrez aussi que nous sommes d’une jolie force.
Monsieur le premier alcade, avez-vous les formulaires?
Les voici.
Gardes, voulez-vous aider monsieur à avancer!
On fait avancer le pêcheur.
Noms, prénoms, qualité.
Passez cela qui va de soi. Monsieur remplira les blancs lui-même.
Curriculum vitae.
Je ne comprends pas.
Vous devez indiquer ici les événements importants de votre vie. C’est une manière de faire votre connaissance!
Ma vie est à moi. C’est du privé, et qui ne regarde personne.
Du privé! Ces mots n’ont pas de sens pour nous. Il s’agit naturellement de votre vie publique. La seule d’ailleurs qui vous soit autorisée. Monsieur l’alcade, passez au détail.
Marié?
En 31.
Motifs de l’union?
Motifs! Le sang va m’étouffer!
Cela est écrit. Et c’est une bonne manière de rendre public ce qui doit cesser d’être personnel!
Je me suis marié parce que c’est ce qu’on fait quand on est un homme.
Divorcé?
Non, veuf.
Remarié?
Non.
Pourquoi?
J’aimais ma femme.
Bizarre! Pourquoi?
Peut-on tout expliquer?
Oui, dans une société bien organisée!
Antécédents?
Qu’est-ce encore?
Avez-vous été condamné pour pillage, parjure, ou viol?
Jamais!
Un honnête homme, je m’en doutais! Monsieur le premier alcade, vous ajouterez la mention: à surveiller.
Sentiments civiques?
J’ai toujours bien servi mes concitoyens. Je n’ai jamais laissé partir un pauvre sans quelque bon poisson.
Cette manière de répondre n’est pas autorisée.
Oh! Ceci, je puis l’expliquer! Les sentiments civiques, vous pensez bien, c’est ma partie! Il s’agit de savoir, mon brave, si vous êtes de ceux qui respectent l’ordre existant pour la seule raison qu’il existe?
Oui, lorsqu’il est juste et raisonnable.
Douteux! Inscrivez que les sentiments civiques sont douteux! Et lisez la dernière question.
Raisons d’être?
Que ma mère soit mordue à l’endroit du péché si je comprends quelque chose à ce patois.
Cela signifie qu’il faut donner les raisons que vous avez d’être en vie.
Les raisons! Quelles raisons voulez-vous que je trouve?
Vous voyez! Notez-le bien, monsieur le premier alcade, le soussigné reconnaît que son existence est injustifiable. Nous en serons plus libres quand le moment viendra. Et vous, soussigné, vous comprendrez mieux que le certificat d’existence qui vous sera délivré soit provisoire et à terme.
Provisoire ou non, donnez-le-moi que je retourne enfin à la maison où l’on m’attend.
Certes! Mais auparavant, il vous faudra fournir un certificat de santé qui vous sera délivré, au moyen de quelques formalités, au premier étage, division des affaires en cours, bureau des attentes, section auxiliaire.
Il sort. La charrette des morts est arrivée pendant ce temps à la porte du cimetière et on commence à la décharger. Mais Nada ivre saute de la charrette en hurlant.
Mais puisque je vous dis que je ne suis pas mort!
On veut le remettre dans la charrette. Il s’échappe et entre dans la conciergerie.
Enfin quoi! Si j’étais mort, on le saurait! Oh! pardon!
Ce n’est rien. Approchez.
Ils m’ont chargé dans la charrette. Mais j’avais trop bu, voilà tout! Histoire de supprimer!
Supprimer quoi?
Tout, ma jolie! Plus on supprime et mieux vont les choses. Et si on supprime tout, voici le paradis! Les amoureux, tenez! J’ai horreur de ça! Quand ils passent devant moi, je crache dessus. Dans leur dos, bien entendu, parce qu’il y en a de rancuniers! Et les enfants, cette sale engeance! Les fleurs, avec leur air bête, les rivières, incapables de changer d’idée! Ah! Supprimons, supprimons! C’est ma philosophie! Dieu nie le monde, et moi je nie Dieu! Vive rien puisque c’est la seule chose qui existe!
Et comment supprimer tout ça?
Boire, boire jusqu’à la mort et tout disparaît!
Mauvaise technique! La nôtre est meilleure! Comment t’appelles-tu?
Rien.
Comment?
Rien.
Je te demande ton nom.
C’est là mon nom.
Bon cela! Avec un nom pareil, nous avons tout à faire ensemble! Passe de ce côté-ci. Tu seras fonctionnaire de notre royaume.
Entre le pêcheur.
Monsieur l’alcade, voulez-vous mettre au courant notre ami Rien. Pendant ce temps, vous, gardes, vous vendrez nos insignes. (Elle s’avance vers Diego.) Bonjour. Voulez-vous acheter un insigne?
Quel insigne?
L’insigne de la Peste, voyons. (Un temps.) Vous êtes libre de le refuser d’ailleurs. Il n’est pas obligatoire.
Je refuse donc.
Très bien. (Allant vers Victoria.) Et vous?
Je ne vous connais pas.
Parfait. Je vous signale simplement que ceux qui refusent de porter cet insigne ont l’obligation d’en porter un autre.
Lequel?
Eh bien, l’insigne de ceux qui refusent de porter l’insigne. De cette façon, on voit du premier coup à qui on a affaire.
Je vous demande pardon...
A bientôt! (Au pêcheur.) Qu’est-ce qu’il y a encore?
Je viens du premier étage, et on m’a répondu qu’il me fallait revenir ici afin d’obtenir le certificat d’existence sans lequel on ne me donnera pas de certificat de santé.
C’est classique!
Comment, c’est classique?
Oui, cela prouve que cette ville commence à être administrée. Notre conviction, c’est que vous êtes coupables. Coupables d’être gouvernés naturellement. Encore faut-il que vous sentiez vous-mêmes que vous êtes coupables. Et vous ne vous trouverez pas coupables tant que vous ne vous sentirez pas fatigués. On vous fatigue, voilà tout. Quand vous serez achevés de fatigue, le reste ira tout seul.
Puis-je du moins avoir ce sacré certificat d’existence?
En principe non, puisqu’il vous faut d’abord un certificat de santé pour avoir un certificat d’existence. Apparemment, il n’y a pas d’issue.
Alors?
Alors, il reste notre bon plaisir. Mais il est à court terme, comme tout bon plaisir. Nous vous donnons donc ce certificat par faveur spéciale. Simplement il ne sera valable que pour une semaine. Dans une semaine, nous verrons.
Nous verrons quoi?
Nous verrons s’il y a lieu de vous le renouveler.
Et s’il n’est pas renouvelé?
Votre existence n’ayant plus sa garantie, on procédera sans doute à une radiation. Monsieur l’alcade, faites établir ce certificat en treize exemplaires.
Treize?
Oui! Un pour l’intéressé et douze pour le bon fonctionnement.
Lumière au centre.
Faites commencer les grands travaux inutiles. Vous, chère amie, tenez prête la balance des déportations et concentrations. Activez la transformation des innocents en coupables pour que la main-d’œuvre soit suffisante. Déportez ce qui est important! Nous allons manquer d’hommes, c’est sûr! Où en est le recensement?
Il est en cours, tout est pour le mieux et il me semble que ces braves gens m’ont comprise!
Vous avez l’attendrissement trop prompt, chère amie. Vous éprouvez le besoin d’être comprise. C’est une faute dans notre métier. Ces braves gens, comme vous dites, n’ont naturellement rien compris, mais cela est sans importance! L’essentiel n’est pas qu’ils comprennent, mais qu’ils s’exécutent. Tiens! C’est une expression qui a du sens, ne trouvez-vous pas?
Quelle expression?
S’exécuter. Allons, vous autres, exécutez-vous, exécutez-vous! Hein! Quelle formule!
Magnifique!
Magnifique! On y trouve tout! L’image de l’exécution d’abord, qui est une image attendrissante et puis l’idée que l’exécuté collabore lui-même à son exécution, ce qui est le but et la consolidation de tout bon gouvernement!
Du bruit au fond.
Qu’est-ce que c’est?
Le chœur des femmes s’agite.
Ce sont les femmes qui s’agitent.
Celle-ci a quelque chose à dire.
Avance.
Où est mon mari?
Allons bon! Voilà le cœur humain, comme on dit! Qu’est-ce qu’il lui est arrivé à ce mari?
Il n’est pas rentré.
C’est banal. Ne te soucie de rien. Il a déjà trouvé un lit.
Celui-là est un homme et il se respecte.
Naturellement, un phénix! Voyez donc ça, chère amie.
Noms et prénoms!
Galvez, Antonio.
La secrétaire regarde son carnet et parle à l’oreille de la Peste.
Eh bien! Il a la vie sauve, sois heureuse.
Quelle vie?
La vie de château!
Oui, je l’ai déporté avec quelques autres qui faisaient du bruit et que j’ai voulu épargner.
Qu’en avez-vous fait?
Je les ai concentrés. Jusqu’ici, ils vivaient dans la dispersion et la frivolité, un peu délayés pour ainsi dire! Maintenant ils sont plus fermes, ils se concentrent!
Ah! Misère! Misère sur moi!
Misère! Misère sur nous!
Silence! Ne restez pas inactives! Faites quelque chose! Occupez-vous! (Rêveur.) Ils s’exécutent, ils s’occupent, ils se concentrent. La grammaire est une bonne chose et qui peut servir à tout!
Lumière rapide sur la conciergerie où Nada est assis, avec l’alcade. Devant lui, des files d’administrés.
La vie a augmenté et les salaires sont devenus insuffisants.
Nous le savions et voici un nouveau barème. Il vient d’être établi.
Quel sera le pourcentage d’augmentation?
C’est très simple! Barème numéro 108. «L’arrêté de revalorisation des salaires interprofessionnels et subséquents porte suppression du salaire de base et libération inconditionnelle des échelons mobiles qui reçoivent ainsi licence de rejoindre un salaire maximum qui reste à prévoir. Les échelons, soustraction faite des majorations consenties fictivement par le barème numéro 107 continueront cependant d’être calculés, en dehors des modalités proprement dites de reclassement, sur le salaire de base précédemment supprimé.»
Mais quelle augmentation cela représente-t-il?
L’augmentation est pour plus tard, le barème pour aujourd’hui. Nous les augmentons d’un barème, voilà tout.
Mais que voulez-vous qu’ils fassent de ce barème?
Qu’ils le mangent! Au suivant. (Un autre homme se présente.) Tu veux ouvrir un commerce. Riche idée, ma foi. Eh! bien, commence par remplir ce formulaire. Mets tes doigts dans cette encre. Pose-les ici. Parfait.
Où puis-je m’essuyer?
Où puis-je m’essuyer? (Il feuillette un dossier.) Nulle part. Ce n’est pas prévu par le règlement.
Mais je ne puis rester ainsi.
Pourquoi pas? Du reste, qu’est-ce que cela te fait puisque tu n’as pas le droit de toucher à ta femme. Et puis, c’est bon pour ton cas.
Comment, c’est bon?
Oui. Ça t’humilie, donc c’est bon. Mais revenons à ton commerce. Préfères-tu bénéficier de l’article 208 du chapitre 62 de la seizième circulaire comptant pour le cinquième règlement général ou bien l’alinéa 27 de l’article 207 de la circulaire 15 comptant pour le règlement particulier?
Mais je ne connais ni l’un ni l’autre de ces textes!
Bien sûr, homme! Tu ne les connais pas. Moi non plus. Mais comme il faut cependant se décider, nous allons te faire bénéficier des deux à la fois.
C’est beaucoup, Nada, et je te remercie.
Ne me remercie pas. Car il paraît que l’un de ces articles te donne le droit d’avoir ta boutique, tandis que l’autre t’enlève celui d’y vendre quelque chose.
Qu’est-ce donc que cela?
L’ordre!
Une femme arrive, affolée.
Qu’y a-t-il, femme?
On a réquisitionné ma maison.
Bon.
On y a installé des services administratifs.
Cela va de soi!
Mais je suis dans la rue et l’on a promis de me reloger.
Tu vois, on a pensé à tout!
Oui, mais il faut faire une demande qui suivra son cours. En attendant, mes enfants sont à la rue.
Raison de plus pour faire ta demande. Remplis ce formulaire.
Mais cela ira-t-il vite?
Cela peut aller vite à condition que tu fournisses une justification d’urgence.
Qu’est-ce que c’est?
Une pièce qui atteste qu’il est urgent pour toi de n’être plus à la rue.
Mes enfants n’ont pas de toit, quoi de plus pressé que de leur en donner un?
On ne te donnera pas un logement parce que tes enfants sont dans la rue. On te donnera un logement si tu fournis une attestation. Ce n’est pas la même chose.
Je n’ai jamais rien entendu à ce langage. Le diable parle ainsi et personne ne le comprend!
Ce n’est pas un hasard, femme. Il s’agit ici de faire en sorte que personne ne se comprenne, tout en parlant la même langue. Et je puis bien te dire que nous approchons de l’instant parfait où tout le monde parlera sans jamais trouver d’écho, et où les deux langages qui s’affrontent dans cette ville se détruiront l’un l’autre avec une telle obstination qu’il faudra bien que tout s’achemine vers l’accomplissement dernier qui est le silence et la mort.
LA FEMME | ||
La justice est que les enfants | ||
mangent à leur faim et n’aient | ||
pas froid. La justice est que mes | ||
petits vivent. Je les ai mis | ||
au monde sur une terre de joie. | ||
La mer a fourni l’eau de leur | ||
baptême. Ils n’ont pas besoin | ||
{ | d’autres richesses. Je ne demande | |
Ensemble | rien pour eux que le pain | |
de tous les jours et le sommeil | ||
des pauvres. Ce n’est rien et | ||
pourtant c’est cela que vous refusez. | ||
Et si vous refusez aux | ||
malheureux leur pain, il n’est | ||
pas de luxe, ni de beau langage, | ||
ni de promesses mystérieuses | ||
qui vous le fassent jamais pardonner. |
NADA | ||
Choisissez de vivre à genoux | ||
plutôt que de mourir debout | ||
afin que l’univers trouve son | ||
ordre mesuré à l’équerre des potences, | ||
partagé entre les morts | ||
tranquilles et les fourmis désormais | ||
bien élevées, paradis puritain | ||
{ | privé de prairies et de pain, | |
Ensemble | où circulent des anges policiers | |
aux ailes majuscules parmi des | ||
bienheureux rassasiés de papier | ||
et de nourrissantes formules, | ||
prosternés devant le Dieu décoré | ||
destructeur de toutes choses | ||
et décidément dévoué à dissiper | ||
les anciens délires d’un monde | ||
trop délicieux. |
Vive rien! Personne ne se comprend plus: nous sommes dans l’instant parfait!
Lumière au centre. On aperçoit en découpure des cabanes et des barbelés, des miradors et quelques autres monuments hostiles. Entre Diego vêtu du masque, l’allure traquée. Il aperçoit les monuments, le peuple et la Peste.
Où est l’Espagne? Où est Cadix? Ce décor n’est d’aucun pays! Nous sommes dans un autre monde où l’homme ne peut pas vivre. Pourquoi êtes-vous muets?
Nous avons peur! Ah! si le vent se levait...
J’ai peur aussi. Cela fait du bien de crier sa peur! Criez, le vent répondra.
Nous étions un peuple et nous voici une masse! On nous invitait, nous voici convoqués! Nous échangions le pain et le lait, maintenant nous sommes ravitaillés! Nous piétinons! (Ils piétinent.) Nous piétinons et nous disons que personne ne peut rien pour personne et qu’il faut attendre à notre place, dans le rang qui nous est assigné! A quoi bon crier? Nos femmes n’ont plus le visage de fleur qui nous faisait souffler de désir, l’Espagne a disparu! Piétinons! Piétinons! Ah douleur! C’est nous que nous piétinons! Nous étouffons dans cette ville close! Ah! si le vent se levait...
Ceci est la sagesse. Approche Diego, maintenant que tu as compris.
Dans le ciel, bruit des radiations.
Nous sommes innocents!
La Peste éclate de rire.
L’innocence, bourreau, comprends-tu cela, l’innocence!
L’innocence! Connais pas!
Alors, approche. Le plus fort tuera l’autre.
Le plus fort, c’est moi, innocent. Regarde.
Il fait un signe aux gardes qui s’avancent vers Diego. Celui-ci fuit.
Courez après lui! Ne le laissez pas s’échapper! Celui qui fuit nous appartient! Marquez-le.
Des gardes courent après Diego. Poursuite mimée sur les praticables. Sifflets. Sirènes d’alerte.
L’autre court! Il a peur et il le dit. Il n’a pas sa maîtrise, il est dans la folie! Nous, nous sommes devenus sages. Nous sommes administrés. Mais dans le silence des bureaux, nous écoutons un long cri contenu qui est celui des cœurs séparés et qui nous parle de la mer sous le soleil de midi, de l’odeur des roseaux dans le soir, des bras frais de nos femmes. Nos faces sont scellées, nos pas comptés, nos heures ordonnées, mais notre cœur refuse le silence. Il refuse les listes et les matricules, les murs qui n’en finissent pas, les barreaux aux fenêtres, les petits matins hérissés de fusils. Il refuse comme celui-ci qui court pour atteindre une maison, fuyant, ce décor d’ombres et de chiffres, pour retrouver enfin un refuge. Mais le seul refuge est la mer dont ces murs nous séparent. Que le vent se lève et nous pourrons enfin respirer...
Diego s’est en effet précipité dans une maison. Les gardes s’arrêtent devant la porte et y postent des sentinelles.
Marquez-le! Marquez-les tous! Même ce qu’ils ne disent pas peut encore s’entendre! Ils ne peuvent plus protester, mais leur silence grince! Écrasez leurs bouches! Bâillonnez-les et apprenez-leur les maîtres-mots jusqu’à ce qu’eux aussi répètent toujours la même chose, jusqu’à ce qu’ils deviennent enfin les bons citoyens dont nous avons besoin.
Des cintres, tombent alors, vibrants comme s’ils passaient par des haut-parleurs, des nuées de slogans qui s’amplifient à mesure qu’ils sont répétés et qui recouvrent le chœur à bouche fermée jusqu’à ce que règne un silence total.
Une seule peste, un seul peuple!
Concentrez-vous, exécutez-vous, occupez-vous!
Une bonne peste vaut mieux que deux libertés!
Déportez, torturez, il en restera toujours quelque chose!
Lumière chez le juge.
Non, père. Vous ne livrerez pas cette vieille servante sous prétexte qu’elle est contaminée. Oubliez-vous qu’elle m’a élevée et qu’elle vous a servi sans jamais se plaindre.
Ce qu’une fois j’ai décidé, qui oserait le reprendre?
Vous ne pouvez décider de tout. La douleur a aussi ses droits.
Mon rôle est de préserver cette maison et d’empêcher que le mal y pénètre. Je...
Entre soudain Diego.
Qui t’a permis d’entrer ici?
C’est la peur qui m’a poussé chez toi! Je fuis la Peste.
Tu ne la fuis pas, tu la portes avec toi. (Il montre du doigt à Diego la marque qu’il porte maintenant à l’aisselle. Silence. Deux ou trois coups de sifflet au loin.) Quitte cette maison.
Garde-moi! Si tu me chasses, ils me mêleront à tous les autres et ce sera l’entassement de la mort.
Je suis le serviteur de la loi, je ne puis t’accueillir ici.
Tu servais l’ancienne loi. Tu n’as rien à faire avec la nouvelle.
Je ne sers pas la loi pour ce qu’elle dit, mais parce qu’elle est la loi.
Mais si la loi est le crime?
Si le crime devient la loi, il cesse d’être crime.
Et c’est la vertu qu’il faut punir!
Il faut la punir, en effet, si elle a l’arrogance de discuter la loi.
Casado, ce n’est pas la loi qui te fait agir, c’est la peur.
Celui-ci aussi a peur.
Mais il n’a encore rien trahi.
Il trahira. Tout le monde trahit parce que tout le monde a peur. Tout le monde a peur parce que personne n’est pur.
Père, j’appartiens à cet homme, vous y avez consenti. Et vous ne pouvez me l’enlever aujourd’hui après me l’avoir donné hier.
Je n’ai pas dit oui à ton mariage. J’ai dit oui à ton départ.
Je savais que vous ne m’aimiez pas.
Toute femme me fait horreur.
On frappe brutalement à la porte.
Qu’est-ce que c’est?
La maison est condamnée pour avoir abrité un suspect. Tous les habitants sont en observation.
La loi est bonne, tu le sais bien. Mais elle est un peu nouvelle et tu ne la connaissais pas tout à fait. Juge, accusés et témoins, nous voilà tous frères!
Entrent la femme du juge, le jeune fils et la fille.
On a barricadé la porte.
La maison est condamnée.
A cause de lui. Et je vais le dénoncer. Ils ouvriront alors la maison.
Père, l’honneur vous le défend.
L’honneur est une affaire d’hommes et il n’y a plus d’hommes dans cette ville.
On entend des sifflets, le bruit d’une course qui se rapproche. Diego écoute, jette de tous côtés des regards affolés et saisit tout d’un coup l’enfant.
Regarde, homme de la loi! Si tu fais un seul geste, j’écraserais la bouche de ton fils sur le signe de la peste.
Diego, ceci est lâche.
Rien n’est lâche dans la cité des lâches.
Promets, Casado! Promets à ce fou ce qu’il veut.
Non, père, n’en fais rien. Ceci ne nous regarde pas.
Ne l’écoute pas. Tu sais bien qu’elle hait son frère.
Elle a raison. Ceci ne nous regarde pas.
Et toi aussi, tu hais mon fils.
Ton fils, en effet.
Oh! Tu n’es pas un homme d’oser rappeler ceci qui avait été pardonné.
Je n’ai pas pardonné. J’ai suivi la loi qui, aux yeux de tous, me rendait père de cet enfant.
Est-ce vrai, mère?
Toi aussi tu me méprises.
Non. Mais tout croule en même temps. L’âme chancelle.
Le juge fait un pas vers la porte.
L’âme chancelle, mais la loi nous soutient, n’est-ce pas, juge? Tous frères! (Il dresse l’enfant devant lui.) Et toi aussi, à qui je vais donner le baiser des frères.
Attends, Diego, je t’en supplie! Ne sois pas comme celui-ci qui s’est durci jusqu’au cœur. Mais il se détendra. (Elle court vers la porte et barre le chemin au juge.) Tu vas céder, n’est-ce pas?
Pourquoi céderait-il et que lui fait ce bâtard qui prend ici toute la place!
Tais-toi, l’envie te ronge et te voilà toute noire. (Au juge.) Mais toi, toi qui approches de la mort, tu sais bien qu’il n’y a rien à envier sur cette terre, hors le sommeil et la paix. Tu sais bien que tu dormiras mal dans ton lit solitaire si tu laisses faire ceci.
J’ai la loi de mon côté. C’est elle qui fera mon repos.
Je crache sur ta loi. J’ai pour moi le droit, le droit de ceux qui aiment à ne pas être séparés, le droit des coupables à être pardonnés et des repentis à être honorés! Oui, je crache sur ta loi. Avais-tu la loi de ton côté lorsque tu as fait de lâches excuses à ce capitaine qui te provoquait en duel, lorsque tu as triché pour échapper à la conscription? Avais-tu la loi pour toi lorsque tu as proposé ton lit à cette jeune fille qui plaidait contre un maître indigne?
Tais-toi, femme.
Mère!
Non, Victoria, je ne me tairai pas. Je me suis tue pendant toutes ces années. Je l’ai fait pour mon honneur et pour l’amour de Dieu. Mais l’honneur n’est plus. Et un seul des cheveux de cet enfant m’est plus précieux que le ciel lui-même. Je ne me tairai pas. Et je dirai au moins à celui-ci qu’il n’a jamais eu le droit de son côté, car le droit, tu entends Casado, est du côté de ceux qui souffrent, gémissent, espèrent. Il n’est pas, non, il ne peut pas être avec ceux qui calculent et qui entassent.
Diego a lâché l’enfant.
Ce sont les droits de l’adultère.
Je ne nie pas ma faute, je la crierai au monde entier. Mais je sais, dans ma misère, que la chair a ses fautes, alors que le cœur a ses crimes. Ce qu’on fait dans la chaleur de l’amour doit recevoir la pitié.
Pitié pour les chiennes!
Oui! Car elles ont un ventre pour jouir et pour engendrer!
Femme! Ta plaidoirie n’est pas bonne! Je dénoncerai cet homme qui a causé ce trouble! Je le ferai avec un double contentement, puisque je le ferai au nom de la loi et de la haine.
Malheur sur toi qui viens de dire la vérité. Tu n’as jamais jugé que selon la haine que tu décorais du nom de loi. Et même les meilleures lois ont pris mauvais goût dans ta bouche, c’était la bouche aigre de ceux qui n’ont jamais rien aimé. Ah! le dégoût m’étouffe! Allons, Diego, prends-nous tous dans tes bras et pourrissons ensemble. Mais laisse vivre celui-ci pour qui la vie est une punition.
Laisse-moi. J’ai honte de voir ce que nous sommes devenus.
J’ai honte aussi. J’ai honte à mourir.
Diego s’élance brusquement par la fenêtre. Le juge court aussi. Victoria s’échappe par une porte dérobée.
Le temps est venu où il faut que les bubons crèvent. Nous ne sommes pas les seuls. Toute la ville a la même fièvre.
Chienne!
Juge!
Obscurité. Lumière sur la conciergerie. Nada et l’alcade se préparent à partir.
Ordre est donné à tous les commandants de district de faire voter leurs administrés en faveur du nouveau gouvernement.
Ce n’est pas facile. Quelques-uns risquent de voter contre!
Non, si vous suivez les bons principes.
Les bons principes?
Les bons principes disent que le vote est libre. C’est-à-dire que les votes favorables au gouvernement seront considérés comme ayant été librement exprimés. Quant aux autres, et afin d’éliminer les entraves secrètes qui auraient pu être apportées à la liberté du choix, ils seront décomptés suivant la méthode préférentielle, en alignant le panachage divisionnaire au quotient des suffrages non exprimés par rapport au tiers des votes éliminés. Cela est-il clair?
Clair, monsieur... Enfin, je crois comprendre.
Je vous admire, alcade. Mais que vous ayez compris ou non, n’oubliez pas que le résultat infaillible de cette méthode devra toujours être de compter pour nuls les votes hostiles au gouvernement.
Mais vous avez dit que le vote était libre?
Il l’est, en effet. Nous partons seulement du principe, qu’un vote négatif n’est pas un vote libre. C’est un vote sentimental et qui se trouve par conséquent enchaîné par les passions.
Je n’avais pas pensé à cela!
C’est que vous n’aviez pas une juste idée de ce qu’est la liberté.
Lumière au centre. Diego et Victoria arrivent, courant, sur le devant de la scène.
Je veux fuir, Victoria. Je ne sais plus où est le devoir. Je ne comprends pas.
Ne me quitte pas. Le devoir est auprès de ceux qu’on aime. Tiens ferme.
Mais je suis trop fier pour t’aimer sans m’estimer.
Qui t’empêche de t’estimer?
Toi, que je vois sans défaillance.
Ah! ne parle pas ainsi, pour l’amour de nous, ou je vais tomber devant toi et te montrer toute ma lâcheté. Car tu ne dis pas vrai. Je ne suis pas si forte. Je défaille, je défaille, quand je pense à ce temps où je pouvais m’abandonner à toi. Où est le temps où l’eau montait dans mon cœur dès que l’on prononçait ton nom? Où est le temps où j’entendais une voix en moi crier «Terre» dès que tu apparaissais. Oui, je défaille, je meurs d’un lâche regret. Et si je tiens encore debout, c’est que l’élan de l’amour me jette en avant. Mais que tu disparaisses, que ma course s’arrête et je m’abattrai.
Ah! Si du moins je pouvais me lier à toi et, mes membres noués aux tiens, couler au fond d’un sommeil sans fin!
Je t’attends.
Il avance lentement vers elle qui avance vers lui. Ils ne se quittent pas des yeux. Ils vont se rejoindre, quand surgit entre eux la secrétaire.
Que faites-vous?
L’amour, bien sûr!
Bruit terrible dans le ciel.
Chut! Il y a des mots qu’il ne faut pas prononcer. Vous devriez savoir que ceci était défendu. Regardez.
Elle frappe Diego à l’aisselle et le marque pour la deuxième fois.
Vous étiez suspect. Vous voilà contaminé. (Elle regarde Diego.) Dommage. Un si joli garçon. (A Victoria.) Excusez-moi. Mais je préfère les hommes aux femmes, j’ai partie liée avec eux. Bonsoir.
Diego regarde avec horreur le nouveau signe sur lui. Il jette des regards fous autour de lui, puis s’élance vers Victoria et la saisit à plein corps.
Ah! je hais ta beauté, puisqu’elle doit me survivre! Maudite qui servira à d’autres!
Il l’écrase contre lui.
Là! Je ne serai pas seul! Que m’importe ton amour s’il ne pourrit pas avec moi?
Tu me fais mal! Laisse-moi!
Ah! Tu as peur! (Il rit comme un fou. Il la secoue.) Où sont les chevaux noirs de l’amour? Amoureuse quand l’heure est belle, mais vienne le malheur et les chevaux détalent! Meurs du moins avec moi!
Avec toi, mais jamais contre toi! Je déteste ce visage de peur et de haine qui t’est venu! Lâche-moi! Laisse-moi libre de chercher en toi l’ancienne tendresse. Et mon cœur parlera de nouveau.
Je ne veux pas mourir seul! Et ce que j’ai de plus cher au monde se détourne de moi et refuse de me suivre!
Ah! Diego, dans l’enfer s’il le faut! Je te retrouve... Mes jambes tremblent contre les tiennes. Embrasse-moi pour étouffer ce cri qui monte du profond de mon corps, qui va sortir, qui sort... Ah!
Il l’embrasse avec emportement, puis il s’arrache d’elle et la laisse tremblante au milieu de la scène.
Regarde-moi! Non, non, tu n’as rien! Aucun signe! Cette folie n’aura pas de suite!
Reviens, c’est de froid que je tremble maintenant! Tout à l’heure, ta poitrine brûlait mes mains, mon sang courait en moi comme une flamme! Maintenant...
Non! Laisse-moi seul. Je ne peux pas me distraire de cette douleur.
Reviens! Je ne demande rien d’autre que de me consumer de la même fièvre, de souffrir de la même plaie dans un seul cri!
Non! Désormais, je suis avec les autres, avec ceux qui sont marqués! Leur souffrance me fait horreur, elle me remplit d’un dégoût qui jusqu’ici me retranchait de tout. Mais finalement, je suis dans le même malheur, ils ont besoin de moi.
Si tu devais mourir, j’envierais jusqu’à la terre qui épouserait ton corps!
Tu es de l’autre côté, avec ceux qui vivent!
Je puis être avec toi, si seulement tu m’embrasses longtemps!
Ils ont interdit l’amour! Ah! Je te regrette de toutes mes forces!
Non! Non! Je t’en supplie! J’ai compris ce qu’ils veulent. Ils arrangent toutes choses pour que l’amour soit impossible. Mais je serai la plus forte.
Je ne suis pas le plus fort. Et ce n’est pas une défaite que je voulais partager avec toi!
Je suis entière! Je ne connais que mon amour! Rien ne me fait plus peur et quand le ciel croulerait, je m’abîmerais en criant mon bonheur si seulement je tenais ta main.
On entend crier.
Les autres crient aussi!
Je suis sourde jusqu’à la mort!
Regarde!
La charrette passe.
Mes yeux ne voient plus! L’amour les éblouit.
Mais la douleur est dans ce ciel qui pèse sur nous!
J’ai trop à faire pour porter mon amour! Je ne vais pas encore me charger de la douleur du monde! C’est une tâche d’homme, cela, une de ces tâches, vaines, stériles, entêtées, que vous entreprenez pour vous détourner du seul combat qui serait vraiment difficile, de la seule victoire dont vous pourriez être fiers.
Qu’ai-je donc à vaincre en ce monde, sinon l’injustice qui nous est faite.
Le malheur qui est en toi! Et le reste suivra.
Je suis seul. Le malheur est trop grand pour moi.
Je suis près de toi, les armes à la main!
Que tu es belle et que je t’aimerais si seulement je ne craignais pas!
Que tu craindrais peu si seulement tu voulais m’aimer!
Je t’aime. Mais je ne sais qui a raison.
Celui qui ne craint pas. Et mon cœur n’est pas craintif! Il brûle d’une seule flamme, claire et haute, comme ces feux dont nos montagnards se saluent. Il t’appelle, lui aussi... Vois, c’est la Saint-Jean!
Au milieu des charniers!
Charniers ou prairies, qu’est-ce que cela fait à mon amour? Lui, du moins, ne nuit à personne, il est généreux! Ta folie, ton dévouement stérile, à qui font-ils du bien? Pas à moi, pas à moi, en tout cas, que tu poignardes à chaque mot!
Ne pleure pas, farouche! O désespoir! Pourquoi ce mal est-il venu? J’aurais bu ces larmes, et la bouche brûlée par leur amertume, j’aurais mis sur ton visage autant de baisers qu’un olivier a de feuilles!
Ah! Je te retrouve! C’est là notre langage que tu avais perdu! (Elle tend les mains.) Laisse-moi te reconnaître...
Diego recule, montrant ses marques. Elle avance la main, hésite.
Toi aussi, tu as peur...
Elle plaque sa main sur les marques. Il recule, égaré. Elle tend les bras.
Viens vite! Ne crains plus rien!
Mais les gémissements et les imprécations redoublent. Lui regarde de tous côtés comme un insensé et s’enfuit.
Ah! Solitude!
Nous sommes des gardiennes! Cette histoire nous dépasse et nous attendons qu’elle soit finie. Nous garderons notre secret jusqu’à l’hiver, à l’heure des libertés, quand les hurlements des hommes se seront tus et qu’ils reviendront alors vers nous pour réclamer ce dont ils ne peuvent se passer: le souvenir des mers libres, le ciel désert de l’été, l’odeur éternelle de l’amour. Nous voici, en attendant, comme des feuilles mortes dans l’averse de septembre. Elles planent un moment, puis le poids d’eau qu’elles transportent les plaque sur la terre. Nous aussi sommes maintenant sur la terre. Courbant le dos, attendant que s’essoufflent les cris de tous les combats, nous écoutons au fond de nous gémir doucement le lent ressac des mers heureuses. Quand les amandiers nus se couvriront des fleurs du givre, alors nous nous soulèverons un peu, sensibles au premier vent d’espoir, bientôt redressées dans ce second printemps. Et ceux que nous aimons marcheront vers nous et, à mesure qu’ils avanceront, nous serons comme ces lourdes barques que le flot de la marée soulève peu à peu, gluantes de sel et d’eau, riches d’odeurs, jusqu’à ce qu’elles flottent enfin sur la mer épaisse. Ah! que le vent se lève, que le vent se lève...
Obscurité.
Lumière sur le quai. Diego entre et hèle quelqu’un qu’il aperçoit, très loin, dans la direction de la mer. Au fond, le chœur des hommes.
Ohé! Ohé!
Ohé! Ohé!
Un batelier apparaît; sa tête seule dépassant le quai.
Que fais-tu?
Je ravitaille.
La ville?
Non, la ville est ravitaillée en principe par l’administration. En tickets naturellement. Moi, je ravitaille en pain et en lait. Il y a, au large, des navires à l’ancre et des familles s’y sont confinées pour échapper à l’infection. Je porte leurs lettres et je leur rapporte des provisions.
Mais c’est interdit.
C’est interdit par l’administration. Mais je ne sais pas lire et j’étais en mer quand les crieurs ont annoncé la nouvelle loi.
Emmène-moi.
Où?
En mer. Sur les bateaux.
C’est que la chose est interdite.
Tu n’as lu ni entendu la loi.
Ah! Ce n’est pas interdit par l’administration, mais par les gens du bateau. Vous n’êtes pas sûr.
Comment pas sûr?
Après tout, vous pourriez les apporter avec vous.
Apporter quoi?
Chut! (Il regarde autour de lui.) Les germes, bien sûr! Vous pourriez leur apporter les germes.
Je paierai ce qu’il faut.
N’insistez pas. J’ai le caractère faible.
Tout l’argent qu’il faudra.
Vous le prenez sur votre conscience?
Bon.
Embarquez. La mer est belle.
Diego va sauter. Mais la secrétaire apparaît derrière lui.
Non! Vous n’embarquerez pas.
Quoi?
Ce n’est pas prévu. Et puis, je vous connais, vous ne déserterez pas.
Rien ne m’empêchera de partir.
Il suffît que je le veuille. Et je le veux, puisque j’ai affaire avec vous. Vous savez qui je suis!
Elle recule un peu comme pour l’attirer en arrière. Il la suit.
Mourir n’est rien. Mais mourir souillé...
Je comprends. Voyez-vous, je suis une simple exécutante. Mais, du même coup, on m’a donné des droits sur vous. Le droit de veto, si vous préférez.
Elle feuillette son carnet.
Les hommes de mon sang n’appartiennent qu’à la terre!
C’est ce que je voulais dire. Vous êtes à moi, d’une certaine manière! D’une certaine manière seulement. Peut-être pas de celle que je préférerais... quand je vous regarde. (Simple.) Vous me plaisez bien, vous savez. Mais j’ai des ordres.
Elle joue avec son carnet.
Je préfère votre haine à vos sourires. Je vous méprise.
Comme vous voudrez. D’ailleurs, ce n’est pas très réglementaire cette conversation que j’ai avec vous. La fatigue me rend sentimentale. Avec toute cette comptabilité, des soirs comme ce soir, je me laisse aller.
Elle fait tourner le carnet dans ses doigts.
Diego tente de le lui arracher.
Non, vraiment, n’insistez pas, mon chéri. Qu’y verriez-vous d’ailleurs? C’est un carnet, cela doit suffire, un classeur, moitié agenda, moitié fichier. Avec les éphémérides. (Elle rit.) C’est mon pense-bête, quoi!
Elle tend vers lui une main, comme pour une caresse.
Diego se rejette vers le batelier.
Ah! Il est parti!
Tiens, c’est vrai! Encore un qui se croit libre et qui est inscrit, pourtant, comme tout le monde.
Votre langue est double. Vous savez bien que c’est cela qu’un homme ne peut supporter. Finissons-en, voulez-vous.
Mais tout cela est très simple et je dis la vérité. Chaque ville a son classeur. Voici celui de Cadix. Je vous assure que l’organisation est très bonne et que personne n’est oublié.
Personne n’est oublié, mais tous vous échappent.
Mais non, voyons! (Elle réfléchit.) Pourtant, il y a des exceptions. De loin en loin, on en oublie un. Mais ils finissent toujours par se trahir. Dès qu’ils ont dépassé cent ans d’âge, ils s’en vantent, les imbéciles. Alors, les journaux l’annoncent. Il suffit d’attendre. Le matin quand je dépouille la presse, je note leurs noms, je les collationne, comme nous disons. On ne les rate pas, bien entendu.
Mais pendant cent ans ils vous auront nié, comme cette ville entière vous nie!
Cent ans ne sont rien! Ça vous fait de l’impression parce que vous voyez les choses de trop près. Moi, je vois les ensembles, vous comprenez. Dans un fichier de trois cent soixante-douze mille noms, qu’est-ce qu’un homme, je vous le demande un peu, même s’il est centenaire! Et puis nous nous rattrapons sur ceux qui n’ont pas dépassé vingt ans. Cela fait une moyenne. On raye un peu plus vite, voilà tout! Ainsi...
Elle raye dans son carnet. Un cri sur la mer et le bruit d’une chute à l’eau.
Oh! Je l’ai fait sans y penser! Tiens, c’est le batelier! Un hasard!
Diego s’est levé et la regarde avec dégoût et effroi.
Le cœur me vient à la bouche tant vous me répugnez!
Je fais un métier ingrat, je le sais. On s’y fatigue et puis il faut s’appliquer. Au début, par exemple, je tâtonnais un peu. Maintenant, j’ai la main sûre.
Elle s’approche de Diego.
Ne m’approchez pas.
Il n’y aura bientôt plus d’erreurs. Un secret. Une machine perfectionnée. Vous verrez.
Elle s’est approchée de lui, phrase après phrase, jusqu’à le toucher. Il la prend soudain au collet, tremblant de fureur.
Finissez, finissez donc votre sale comédie! Qu’est-ce que vous attendez? Faites votre travail et ne vous amusez pas de moi qui suis plus grand que vous. Tuez-moi donc, c’est la seule façon, je vous le jure, de sauver ce beau système qui ne laisse rien au hasard. Ah! Vous ne tenez compte que des ensembles! Cent mille hommes, voilà qui devient intéressant. C’est une statistique et les statistiques sont muettes! On en fait des courbes et des graphiques, hein! On travaille sur les générations, c’est plus facile! Et le travail peut se faire dans le silence et dans l’odeur tranquille de l’encre. Mais je vous en préviens, un homme seul, c’est plus gênant, ça crie sa joie ou son agonie. Et moi vivant, je continuerai à déranger votre bel ordre par le hasard des cris. Je vous refuse, je vous refuse de tout mon être!
Mon chéri!
Taisez-vous! Je suis d’une race qui honorait la mort autant que la vie. Mais vos maîtres sont venus: vivre et mourir sont deux déshonneurs...
Il est vrai...
Il est vrai que vous mentez et que vous mentirez désormais, jusqu’à la fin des temps! Oui! J’ai bien compris votre système. Vous leur avez donné la douleur de la faim et des séparations pour les distraire de leur révolte. Vous les épuisez, vous dévorez leur temps et leurs forces pour qu’ils n’aient ni le loisir ni l’élan de la fureur! Ils piétinent, soyez contents! Ils sont seuls malgré leur masse, comme je suis seul aussi. Chacun de nous est seul à cause de la lâcheté des autres. Mais moi qui suis asservi comme eux, humilié avec eux, je vous annonce pourtant que vous n’êtes rien et que cette puissance déployée à perte de vue, jusqu’à en obscurcir le ciel, n’est qu’une ombre jetée sur la terre, et qu’en une seconde un vent furieux va dissiper. Vous avez cru que tout pouvait se mettre en chiffres et en formules! Mais dans votre belle nomenclature, vous avez oublié la rose sauvage, les signes dans le ciel, les visages d’été, la grande voix de la mer, les instants du déchirement et la colère des hommes! (Elle rit.) Ne riez pas. Ne riez pas, imbécile. Vous êtes perdus, je vous le dis. Au sein de vos plus apparentes victoires, vous voilà déjà vaincus, parce qu’il y a dans l’homme—regardez-moi—une force que vous ne réduirez pas, une folie claire, mêlée de peur et de courage, ignorante et victorieuse à tout jamais. C’est cette force qui va se lever et vous saurez alors que votre gloire était fumée.
Elle rit.
Ne riez pas! Ne riez donc pas!
Elle rit. Il la gifle et dans le même temps, les hommes du chœur arrachent leurs bâillons et poussent un long cri de joie. Mais dans l’élan, Diego a écrasé sa marque. Il y porte la main et la contemple ensuite.
Magnifique!
Qu’est-ce que c’est?
Vous êtes magnifique dans la colère! Vous me plaisez encore plus.
Que s’est-il passé?
Vous le voyez. La marque disparaît. Continuez, vous êtes sur la bonne voie.
Je suis guéri?
Je vais vous dire un petit secret... Leur système est excellent, vous avez bien raison, mais il y aune malfaçon dans leur machine.
Je ne comprends pas.
Il y a une malfaçon, mon chéri. Du plus loin que je me souvienne, il a toujours suffi qu’un homme surmonte sa peur et se révolte pour que leur machine commence à grincer. Je ne dis pas qu’elle s’arrête, il s’en faut. Mais enfin, elle grince et, quelquefois, elle finit vraiment par se gripper.
Silence.
Pourquoi me dites-vous cela?
Vous savez, on a beau faire ce que je fais, on a ses faiblesses. Et puis vous l’avez trouvé tout seul.
M’auriez-vous épargné, si je ne vous avais frappée?
Non. J’étais venue pour vous achever, selon le règlement.
Je suis donc le plus fort.
Avez-vous encore peur?
Non.
Alors, je ne puis rien contre vous. Cela aussi est dans le règlement. Mais je peux bien vous le dire, c’est la première fois que ce règlement a mon approbation.
Elle se retire doucement. Diego se tâte, regarde encore sa main et se tourne brusquement dans la direction des gémissements, qu’on entend. Il va, au milieu du silence, vers un malade bâillonné. Scène muette. Diego avance la main vers le bâillon et le dénoue. C’est le pêcheur. Ils se regardent en silence, puis:
Bonsoir, frère. Voilà bien longtemps que je n’avais parlé.
Diego lui sourit.
Qu’est cela?
Le ciel s’est éclairé, en effet. Un léger vent s’est levé qui secoue une des portes et fait flotter quelques étoffes. Le peuple les entoure maintenant, le bâillon dénoué, les yeux levés au ciel.
Le vent de la mer...
RIDEAU
Les habitants de Cadix s’activent sur la place. Planté un peu au-dessus d’eux, Diego dirige les travaux. Lumière éclatante qui fait paraître les décors de la Peste moins impressionnants parce que plus construits.
Effacez les étoiles!
On efface.
Ouvrez les fenêtres!
Les fenêtres s’ouvrent.
De l’air! De l’air! Groupez les malades!
Mouvements.
N’ayez plus peur, c’est la condition. Debout tous ceux qui le peuvent! Pourquoi reculez-vous? Relevez le front, voici l’heure de la fierté! Jetez votre bâillon et criez avec moi que vous n’avez plus peur.
Il lève les bras.
O sainte révolte, refus vivant, honneur du peuple, donne à ces bâillonnés la force de ton cri!
Frère, nous t’écoutons et nous les misérables qui vivons d’olives et de pain, pour qui une mule est une fortune, nous qui touchons au vin deux fois l’an, au jour de la naissance et au jour du mariage, nous commençons à espérer! Mais la vieille crainte n’a pas encore quitté nos cœurs. L’olive et le pain donnent du goût à la vie! Si peu que nous ayons, nous avons peur de tout perdre avec la vie!
Vous perdrez l’olive, le pain et la vie si vous laissez les choses aller comme elles sont! Aujourd’hui il vous faut vaincre la peur si vous voulez seulement garder le pain. Réveille-toi, Espagne!
Nous sommes pauvres et ignorants. Mais on nous a dit que la peste suit les chemins de l’année. Elle a son printemps où elle germe et jaillit, son été où elle fructifie. Vienne l’hiver et la voilà peut-être qui meurt. Mais est-ce l’hiver, frère, est-ce bien l’hiver? Ce vent qui s’est levé vient-il vraiment de la mer? Nous avons toujours tout payé en monnaie de misère. Faut-il vraiment payer avec la monnaie de notre sang?
Encore une affaire d’hommes! Nous, nous sommes là pour vous rappeler l’instant qui s’abandonne, l’œillet des jours, la laine noire des brebis, l’odeur d’Espagne enfin! Nous sommes faibles, nous ne pouvons rien contre vous avec vos gros os. Mais quoi que vous fassiez, n’oubliez pas nos fleurs de chair dans votre mêlée d’ombres!
C’est la peste qui nous décharne, c’est elle qui sépare les amants et qui flétrit la fleur des jours! C’est contre elle qu’il faut d’abord lutter!
Est-ce vraiment l’hiver? Dans nos forêts, les chênes sont toujours couverts de petits glands bien cirés et leur tronc ruisselle de guêpes! Non! Ce n’est pas encore l’hiver!
Traversez l’hiver de la colère!
Mais trouverons-nous l’espoir au bout de notre chemin? Ou faudra-t-il mourir désespérés?
Qui parle de désespérer? Le désespoir est un bâillon. Et c’est le tonnerre de l’espoir, la fulguration du bonheur qui déchirent le silence de cette ville assiégée. Debout, vous dis-je! Si vous voulez garder le pain et l’espoir, détruisez vos certificats, crevez les vitres des bureaux, quittez les files de la peur, criez la liberté aux quatre coins du ciel!
Nous sommes les plus misérables! L’espoir est notre seule richesse, comment nous en priverions-nous? Frère, nous jetons tous ces bâillons! (Grand cri de délivrance.) Ah! sur la terre sèche, dans les crevasses de la chaleur, voici la première pluie! Voici l’automne où tout reverdit, le vent frais de la mer. L’espoir nous soulève comme une vague.
Diego sort.
Entre la Peste au même niveau que Diego mais de l’autre côté. La secrétaire et Nada le suivent.
Qu’est-ce que c’est que cette histoire? On bavarde maintenant? Voulez-vous bien remettre vos bâillons!
Quelques-uns, au milieu, remettent leur bâillon. Mais des hommes ont rejoint Diego. Ils s’activent, dans l’ordre.
Ils commencent à bouger.
Oui, comme d’habitude!
Eh bien! Il faut aggraver les mesures!
Aggravons donc!
Elle ouvre son carnet qu’elle feuillette avec un peu de lassitude.
Et allez donc! Nous sommes sur la bonne voie! Être réglementaire ou ne pas être réglementaire, voilà toute la morale et toute la philosophie! Mais à mon avis, Votre Honneur, nous n’allons pas assez loin.
Tu parles trop.
C’est que j’ai de l’enthousiasme. Et j’ai appris beaucoup de choses auprès de vous. La suppression, voilà mon évangile. Mais jusqu’ici je n’avais pas de bonnes raisons. Maintenant, j’ai la raison réglementaire!
Le règlement ne supprime pas tout. Tu n’es pas dans la ligne, attention!
Remarquez qu’il y avait des règlements avant vous. Mais il restait à inventer le règlement général, le solde de tout compte, l’espèce humaine mise à l’index, la vie entière remplacée par une table des matières, l’univers mis en disponibilité, le ciel et la terre enfin dévalués...
Retourne à ton travail, ivrogne. Et vous, allez-y!
Par quoi commençons-nous?
Par le hasard. C’est plus frappant.
La secrétaire raye deux noms. Coups mats d’avertissement. Deux hommes tombent. Reflux. Ceux qui travaillent s’arrêtent médusés. Les gardes de la Peste se précipitent, remettent des croix sur les portes, ferment les fenêtres, mêlent les cadavres, etc.
Vive la mort, elle ne nous fait pas peur!
Flux. Les hommes se remettent au travail. Les gardes reculent. Même pantomime, mais inverse. Le vent souffle lorsque le peuple avance, reflue lorsque les gardes reviennent.
Rayez celui-ci!
Impossible!
Pourquoi?
Il n’a plus peur!
Allons, bon! Sait-il?
Il a des soupçons.
Elle raye. Coups sourds. Reflux. Même scène.
Magnifique! Ils meurent comme des mouches! Ah! Si la terre pouvait sauter!
Secourez tous ceux qui tombent.
Reflux. Même pantomime inversée.
Celui-là va trop loin!
Il va loin, en effet.
Pourquoi dites-vous cela avec mélancolie? Vous ne l’avez pas renseigné au moins?
Non. Il a dû trouver ça tout seul. Il a le don, en somme!
Il a le don, mais j’ai des moyens. Il faut essayer autre chose. A votre tour.
Il sort.
Ah! (Soupir de soulagement.) C’est le premier recul, le garrot se desserre, le ciel se détend et s’aère. Voici revenu le bruit des sources que le soleil noir de la peste avait évaporées. L’été s’en va. Nous n’aurons plus les raisins de la treille, ni les melons, les fèves vertes et la salade crue. Mais l’eau de l’espoir attendrit le sol dur et nous promet le refuge de l’hiver, les châtaignes brûlées, le premier maïs aux grains encore verts, la noix au goût de savon, le lait devant le feu...
Nous sommes ignorantes. Mais nous disons que ces richesses ne doivent pas être payées trop cher. Dans tous les lieux du monde et sous n’importe quel maître, il y aura toujours un fruit frais à portée de la main, le vin du pauvre, le feu de sarments près duquel on attend que tout passe...
De la maison du juge sort par la fenêtre la fille du juge qui court se cacher parmi les femmes.
On se croirait en révolution, ma parole! Ce n’est pas le cas pourtant, vous le savez bien. Et puis, ce n’est plus au peuple à faire la révolution, voyons, ce serait tout à fait démodé. Les révolutions n’ont plus besoin d’insurgés. La police aujourd’hui suffit à tout, même à renverser le gouvernement. Cela ne vaut-il pas mieux, après tout? Le peuple peut ainsi se reposer pendant que quelques bons esprits pensent pour lui et décident à sa place de la quantité de bonheur qui lui sera favorable.
Je m’en vais éventrer sur l’heure cette murène vicieuse.
Voyons, mes bons amis, ne vaudrait-il pas mieux en rester là! Quand un ordre est établi, ça coûte toujours plus cher de le changer. Et si même cet ordre vous paraît insupportable, peut-être pourrait-on obtenir quelques accommodements.
Quels accommodements?
Je ne sais pas, moi! Mais, vous autres femmes, n’ignorez pas que tout bouleversement se paye et qu’une bonne conciliation vaut parfois mieux qu’une victoire ruineuse?
Les femmes approchent. Quelques hommes se détachent du groupe de Diego.
N’écoutez pas ce qu’elle dit. Tout cela est convenu.
Qu’est-ce qui est convenu? Je parle raison et ne sais rien de plus.
De quels arrangements parliez-vous?
Naturellement, il faudrait réfléchir. Mais, par exemple, nous pourrions constituer avec vous un comité qui déciderait, à la majorité des voix, des radiations à prononcer. Ce comité détiendrait en pleine propriété ce cahier où se font les radiations. Notez bien que je dis cela à titre d’exemple...
Elle secoue le cahier à bout de bras. Un homme le lui arrache.
Voulez-vous me rendre ce cahier! Vous savez bien qu’il est précieux et qu’il suffit d’y rayer le nom d’un de vos concitoyens pour que celui-ci meure aussitôt.
Hommes et femmes entourent le possesseur du cahier. Animation.
—Nous le tenons!
—Plus de morts!
—Nous sommes sauvés!
Mais la fille du juge survient qui arrache brutalement le cahier, se sauve dans un coin et, feuilletant rapidement le carnet, y raye quelque chose. Dans la maison du juge un grand cri et la chute d’un corps. Des hommes et des femmes se précipitent vers la fille.
Ah! Maudite! C’est toi qu’il faut supprimer!
Une main lui arrache le cahier et, tous feuilletant, on trouve son nom qu’une main raye. La fille tombe sans un cri.
En avant, tous unis pour la suppression! Il ne s’agit plus de supprimer, il s’agit de se supprimer! Nous voilà tous ensemble, opprimés et oppresseurs, la main dans la main! Allez! taureau! C’est le nettoyage général!
Il s’en va.
C’est vrai qu’il y a quelques nettoyages à faire! Et l’occasion est trop belle de ratatiner quelques fils de garce qui se sont sucrés pendant que nous crevions de faim!
La Peste qui vient de réapparaître éclate d’un rire prodigieux, pendant que la secrétaire regagne modestement sa place, à ses côtés. Tout le monde, immobile, les yeux levés, attend sur le plateau pendant que les gardes de la Peste se répandent partout pour rétablir le décor et les signes de la Peste.
Et voilà! Ils font eux-mêmes le travail! Crois-tu qu’ils vaillent la peine que tu prends?
Mais Diego et le pêcheur ont sauté sur le plateau, se sont précipités sur l’homme au cahier qu’ils giflent et précipitent à terre. Diego prend le cahier qu’il déchire.
Inutile. J’en ai un double.
Diego repousse les hommes de l’autre côté.
Vite, au travail! Vous avez été joués!
Quand ils ont peur, c’est pour eux-mêmes. Mais leur haine est pour les autres.
Ni peur ni haine, c’est là notre victoire!
Reflux progressif des gardes devant les hommes de Diego.
Silence! Je suis celui qui aigrit le vin et qui dessèche les fruits. Je tue le sarment s’il veut donner des raisins, je le verdis s’il doit nourrir du feu. J’ai horreur de vos joies simples. J’ai horreur de ce pays où l’on prétend être libre sans être riche. J’ai les prisons, les bourreaux, la force, le sang! La ville sera rasée et, sur ses décombres, l’histoire agonisera enfin dans le beau silence des sociétés parfaites. Silence donc ou j’écrase tout.
Lutte mimée au milieu d’un effroyable fracas, grincements du garrot, bourdonnement, coups de la radiation, marée des slogans. Mais à mesure que la lutte se dessine à l’avantage des hommes de Diego, le tumulte s’apaise et le chœur, quoique indistinct, submerge les bruits de la Peste.
Il reste les otages!
Il fait un signe. Les gardes de la Peste quittent la scène pendant que les autres se regroupent.
Il reste toujours quelque chose. Tout continue à ne pas continuer. Et mes bureaux continuent aussi. La ville croulerait, le ciel éclaterait, les hommes déserteraient la terre que les bureaux s’ouvriraient encore à heure fixe pour administrer le néant! L’éternité, c’est moi, mon paradis a ses archives et ses tampons-buvards.
Il sort.
Ils fuient. L’été s’achève en victoire. Il arrive donc que l’homme triomphe! Et la victoire alors a le corps de nos femmes sous la pluie de l’amour. Voici la chair heureuse, luisante et chaude, grappe de septembre où le frelon grésille. Sur l’aire du ventre s’abattent les moissons de la vigne. Les vendanges flambent au sommet des seins ivres. O mon amour, le désir crève comme un fruit mûr, la gloire des corps ruisselle enfin. Dans tous les coins du ciel des mains mystérieuses tendent leurs fleurs et un vin jaune coule d’inépuisables fontaines. Ce sont les fêtes de la victoire, allons chercher nos femmes!
On amène dans le silence une civière où est étendue Victoria.
Oh! Ceci donne envie de tuer ou de mourir! (Il arrive près du corps qui semble inanimé.) Ah! Magnifique, victorieuse, sauvage comme l’amour, tourne un peu vers moi ton visage! Reviens, Victoria! Ne te laisse pas aller de cet autre côté du monde où je ne puis te rejoindre! Ne me quitte pas, la terre est froide. Mon amour, mon amour! Tiens ferme, tiens-toi ferme à ce rebord de terre où nous sommes encore! Ne te laisse pas couler! Si tu meurs, pendant tous les jours qui me restent à vivre, il fera noir en plein midi!
Maintenant, nous sommes dans la vérité. Jusqu’à présent ce n’était pas sérieux. Mais à cette heure il s’agit d’un corps qui souffre et se tord. Tant de cris, le plus beau des langages, vive la mort et puis la mort elle-même déchire la gorge de celle qu’on aime! Alors revient l’amour quand justement il n’est plus temps.
Victoria gémit.
Il est temps, elle va se redresser. Tu vas me faire face à nouveau, droite comme une torche, avec les flammes noires de tes cheveux et ce visage étincelant d’amour dont j’emportais l’éblouissement dans la nuit du combat. Car, je t’y emportais, mon cœur suffisait à tout.
Tu m’oublieras, Diego, cela est sûr. Ton cœur ne suffira pas à l’absence. Il n’a pas suffi au malheur. Ah! C’est un affreux tourment de mourir en sachant qu’on sera oubliée.
Elle se détourne.
Je ne t’oublierai pas. Ma mémoire sera plus longue que ma vie.
O corps souffrant, jadis si désirable, beauté royale, reflet du jour! L’homme crie vers l’impossible, la femme souffre tout ce qui est possible. Penche-toi, Diego! Crie ta peine, accuse-toi, c’est l’instant du repentir! Déserteur! Ce corps était ta patrie sans laquelle tu n’es plus rien! Ta mémoire ne rachètera rien!
La Peste est arrivée doucement près de Diego. Seul le corps de Victoria les sépare.
Alors, on renonce?
Diego regarde le corps de Victoria avec désespoir.
Tu n’as pas de force! Tes yeux sont égarés. Moi, j’ai l’œil fixe de la puissance.
Laisse-la vivre et tue-moi.
Quoi?
Je te propose l’échange.
Quel échange?
Je veux mourir à sa place.
C’est une de ces idées qu’on a lorsqu’on est fatigué. Allons, ce n’est pas agréable de mourir et le plus gros est fait pour elle. Restons-en là!
C’est une idée qu’on a lorsqu’on est le plus fort!
Regarde-moi, je suis la force elle-même!
Quitte ton uniforme.
Tu es fou!
Déshabille-toi! Quand les hommes de la force quittent leur uniforme, ils ne sont pas beaux à voir!
Peut-être. Mais leur force est d’avoir inventé l’uniforme!
La mienne est de le refuser. Je maintiens mon marché.
Réfléchis au moins. La vie a du bon.
Ma vie n’est rien. Ce qui compte, ce sont les raisons de ma vie. Je ne suis pas un chien.
La première cigarette, ce n’est donc rien? L’odeur de poussière à midi sur les ramblais, les pluies du soir, la femme encore inconnue, le deuxième verre de vin, ce n’est donc rien?
C’est quelque chose, mais celle-ci vivra mieux que moi!
Non, si tu renonces à t’occuper des autres.
Sur le chemin où je suis, on ne peut s’arrêter même si on le désire. Je ne t’épargnerai pas!
Écoute. Si tu m’offres ta vie en échange de celle-ci, je suis obligé de l’accepter et cette femme vivra. Mais je te propose un autre marché. Je te donne la vie de cette femme et je vous laisse fuir tous les deux, pourvu que vous me laissiez m’arranger avec cette ville.
Non. Je connais mes pouvoirs.
Dans ce cas, je serai franc avec toi. Il me faut être le maître de tout ou je ne le suis de rien. Si tu m’échappes, la ville m’échappe. C’est la règle. Une vieille règle dont je ne sais d’où elle vient.
Je le sais, moi! Elle vient du creux des âges, elle est plus grande que toi, plus haute que tes gibets, c’est la règle de nature. Nous avons vaincu.
Pas encore! J’ai là ce corps, mon otage. Et l’otage est mon dernier atout. Regarde-le. Si une femme a le visage de la vie, c’est celle-ci. Elle mérite de vivre et tu veux la faire vivre. Moi, je suis contraint de te la rendre. Mais ce peut être ou contre ta propre vie ou contre la liberté de cette ville. Choisis.
Diego regarde Victoria. Au fond, murmures des voix bâillonnées. Diego se tourne vers le chœur.
C’est dur de mourir.
C’est dur.
Mais c’est dur pour tout le monde.
Imbécile! Dix ans de l’amour de cette femme valent autrement qu’un siècle de la liberté de ces hommes.
L’amour de cette femme, c’est mon royaume à moi. Je puis en faire ce que je veux. Mais la liberté de ces hommes leur appartient. Je ne puis en disposer.
On ne peut pas être heureux sans faire du mal aux autres. C’est la justice de cette terre.
Je ne suis pas né pour consentir à cette justice-là.
Qui te demande de consentir! L’ordre du monde ne changera pas au gré de tes désirs! Si tu veux le changer, laisse tes rêves et tiens compte de ce qui est.
Non. Je connais la recette. Il faut tuer pour supprimer le meurtre, violenter pour guérir l’injustice. Il y a des siècles que cela dure! Il y a des siècles que les seigneurs de ta race pourrissent la plaie du monde sous prétexte de la guérir, et continuent cependant de vanter leur recette, puisque personne ne leur rit au nez!
Personne ne rit puisque je réalise. Je suis efficace.
Efficace, bien sûr! Et pratique. Comme la hache!
Il suffit au moins de regarder les hommes. On sait alors que toute justice est assez bonne pour eux.
Depuis que les portes de cette ville se sont fermées, j’ai eu tout le temps de les regarder.
Alors tu sais maintenant qu’ils te laisseront toujours seul. Et l’homme seul doit périr.
Non, cela est faux! Si j’étais seul, tout serait facile. Mais de gré ou de force, ils sont avec moi.
Beau troupeau, en vérité, mais qui sent fort!
Je sais qu’ils ne sont pas purs. Moi non plus. Et puis je suis né parmi eux. Je vis pour ma cité et pour mon temps.
Le temps des esclaves!
Le temps des hommes libres!
Tu m’étonnes. J’ai beau chercher. Où sont-ils?
Dans tes bagnes et dans tes charniers. Les esclaves sont sur les trônes.
Mets à tes hommes libres l’habit de ma police et tu verras ce qu’ils deviennent.
Il est vrai qu’il leur arrive d’être lâches et cruels. C’est pourquoi ils n’ont pas plus que toi le droit à la puissance. Aucun homme n’a assez de vertu pour qu’on puisse lui consentir le pouvoir absolu. Mais c’est pourquoi aussi ces hommes ont droit à la compassion qui te sera refusée.
La lâcheté, c’est de vivre comme ils le font, petits, besogneux, toujours à mi-hauteur.
C’est à mi-hauteur que je tiens à eux. Et si je ne suis pas fidèle à la pauvre vérité que je partage avec eux, comment le serais-je à ce que j’ai de plus grand et de plus solitaire?
La seule fidélité que je connaisse, c’est le mépris. (Il montre le chœur affaissé dans la cour.) Regarde, il y a de quoi!
Je ne méprise que les bourreaux. Quoi que tu fasses, ces hommes seront plus grands que toi. S’il leur arrive une fois de tuer, c’est dans la folie d’une heure. Toi, tu massacres selon la loi et la logique. Ne raille pas leur tête baissée, car voici des siècles que les comètes de la peur passent au-dessus d’eux. Ne ris pas de leur air de crainte, voici des siècles qu’ils meurent et que leur amour est déchiré. Le plus grand de leurs crimes aura toujours une excuse. Mais je ne trouve pas d’excuses au crime que de tous temps l’on a commis contre eux et que pour finir tu as eu l’idée de codifier dans le sale ordre qui est le tien. (La Peste avance vers lui.)
Je ne baisserai pas les yeux!
Tu ne les baisseras pas, c’est visible! Alors, j’aime mieux te dire que tu viens de triompher de la dernière épreuve. Si tu m’avais laissé cette ville, tu aurais perdu cette femme et tu te serais perdu avec elle. En attendant, cette ville a toutes les chances d’être libre. Tu vois, il suffit d’un insensé comme toi... L’insensé meurt évidemment. Mais à la fin, tôt ou tard, le reste est sauvé! (Sombre.) Et le reste ne mérite pas d’être sauvé.
L’insensé meurt...
Ah! Ça ne va plus? Mais non, c’est classique: la seconde d’hésitation! L’orgueil sera le plus fort.
J’avais soif d’honneur. Et je ne retrouverai l’honneur aujourd’hui que parmi les morts?
Je le disais, l’orgueil les tue. Mais c’est bien fatigant pour le vieil homme que je deviens. (D’une voix dure.) Prépare-toi.
Je suis prêt.
Voici les marques. Elles font mal. (Diego regarde avec horreur les marques qui sont à nouveau sur lui.) Là! Souffre un peu avant de mourir. Ceci du moins est ma règle. Quand la haine me brûle, la souffrance d’autrui est alors une rosée. Gémis un peu, cela est bien. Et laisse-moi te regarder souffrir avant de quitter cette ville. (Il regarde la secrétaire.) Allons, vous, au travail maintenant!
Oui, s’il le faut.
Déjà fatiguée, hein!
La secrétaire fait oui de la tête et dans le même moment die change brusquement d’apparence. C’est une vieille femme au masque de mort.
J’ai toujours pensé que vous n’aviez pas assez de haine. Mais ma haine à moi a besoin de victimes fraîches. Dépêchez-moi cela. Et nous recommencerons ailleurs.
La haine ne me soutient pas, en effet, puisqu’elle n’est pas dans mes fonctions. Mais c’est un peu de votre faute. A force de travailler sur des fiches, on oublie de se passionner.
Ce sont des mots. Et si vous cherchez un soutien... (Il montre Diego qui tombe à genoux.) prenez-le dans la joie de détruire. Là est votre fonction.
Détruisons donc. Mais je ne suis pas à l’aise.
Au nom de quoi discutez-vous mes ordres?
Au nom de la mémoire. J’ai quelques vieux souvenirs. J’étais libre avant vous et associée avec le hasard. Personne ne me détestait alors. J’étais celle qui termine tout, qui fixe les amours, qui donne leur forme à tous les destins. J’étais la stable. Mais vous m’avez mise au service de la logique et du règlement. Je me suis gâté la main que j’avais quelquefois secourable.
Qui vous demande des secours?
Ceux qui sont moins grands que le malheur. C’est-à-dire presque tous. Avec eux, il m’arrivait de travailler dans le consentement, j’existais à ma manière. Aujourd’hui je leur fais violence et tous me nient jusqu’à leur dernier souffle. C’est peut-être pourquoi j’aimais celui-ci que vous m’ordonnez de tuer. Il m’a choisie librement. A sa manière, il a eu pitié de moi. J’aime ceux qui me donnent rendez-vous.
Craignez de m’irriter! Nous n’avons pas besoin de pitié.
Qui aurait besoin de pitié sinon ceux qui n’ont compassion de personne! Quand je dis que j’aime celui-ci, je veux dire que je l’envie. Chez nous autres conquérants, c’est la misérable forme que prend l’amour. Vous le savez bien et vous savez que cela mérite qu’on nous plaigne un peu.
Je vous ordonne de vous taire!
Vous le savez bien et vous savez aussi qu’à force de tuer, on se prend à envier l’innocence de ceux qu’on tue. Ah! pour une seconde au moins, laissez-moi suspendre cette interminable logique et rêver que je m’appuie enfin sur un corps. J’ai le dégoût des ombres. Et j’envie tous ces misérables, oui, jusqu’à cette femme (elle montre Victoria.) qui ne retrouvera la vie que pour y pousser des cris de bête! Elle, du moins, s’appuiera sur sa souffrance.
Diego est presque tombé. La Peste le relève.
Debout, homme! La fin ne peut venir sans que celle-ci fasse ce qu’il faut. Et tu vois que pour l’instant, elle fait du sentiment. Mais ne crains rien! Elle fera ce qu’il faut, c’est dans la règle et la fonction. La machine grince un peu, voilà tout. Avant qu’elle soit tout à fait grippée, sois heureux, imbécile, je te rends cette ville!
Cris de joie du chœur. La Peste se retourne vers eux.
Oui, je m’en vais, mais ne triomphez pas, je suis content de moi. Ici encore, nous avons bien travaillé. J’aime le bruit qu’on fait autour de mon nom et je sais maintenant que vous ne m’oublierez pas. Regardez-moi! Regardez une dernière fois la seule puissance de ce monde!
Reconnaissez votre vrai souverain et apprenez la peur. (Il rit.) Auparavant, vous prétendiez craindre Dieu et ses hasards. Mais votre Dieu était un anarchiste qui mêlait les genres. Il croyait pouvoir être puissant et bon à la fois. Ça manquait de suite et de franchise, il faut bien le dire. Moi, j’ai choisi la puissance seule. J’ai choisi la domination, vous savez maintenant que c’est plus sérieux que l’enfer.
Depuis des millénaires, j’ai couvert de charniers vos villes et vos champs. Mes morts ont fécondé les sables de la Libye et de la noire Éthiopie. La terre de Perse est encore grasse de la sueur de mes cadavres. J’ai rempli Athènes des feux de purification, allumé sur ses plages des milliers de bûchers funèbres, couvert la mer grecque de cendres humaines jusqu’à la rendre grise. Les dieux, les pauvres dieux eux-mêmes, en étaient dégoûtés jusqu’au cœur. Et quand les cathédrales ont succédé aux temples, mes cavaliers noirs les ont remplies de corps hurlants. Sur les cinq continents, à longueur de siècles, j’ai tué sans répit et sans énervement.
Ce n’était pas si mal, bien sûr, et il y avait de l’idée. Mais il n’y avait pas toute l’idée... Un mort, si vous voulez mon opinion, c’est rafraîchissant, mais ça n’a pas de rendement. Pour finir, ça ne vaut pas un esclave. L’idéal, c’est d’obtenir une majorité d’esclaves à l’aide d’une minorité de morts bien choisis. Aujourd’hui, la technique est au point. Voilà pourquoi, après avoir tué ou avili la quantité d’hommes qu’il fallait, nous mettrons des peuples entiers à genoux. Aucune beauté, aucune grandeur ne nous résistera. Nous triompherons de tout.
Nous triompherons de tout, sauf de la fierté.
La fierté se lassera peut-être...
L’homme est plus intelligent qu’on ne croit. (Au loin remue-ménage et trompettes.) Écoutez! Voici ma chance qui revient. Voici vos anciens maîtres que vous retrouverez aveugles aux plaies des autres, ivre d’immobilité et d’oubli. Et vous vous fatiguerez de voir la bêtise triompher sans combat. La cruauté révolte, mais la sottise décourage. Honneur aux stupides puisqu’ils préparent mes voies! Ils font ma force et mon espoir! Un jour viendra peut-être où tout sacrifice vous paraîtra vain, où le cri interminable de vos sales révoltes se sera tu enfin. Ce jour-là, je régnerai vraiment dans le silence définitif de la servitude. (Il rit.) C’est une question d’obstination, n’est-ce pas? Mais soyez tranquilles, j’ai le front bas des entêtés.
Il marche vers le fond.
Je suis plus vieille que vous et je sais que leur amour aussi a son obstination.
L’amour? Qu’est-ce que c’est?
Il sort.
Lève-toi femme! Je suis lasse. Il faut en finir.
Victoria se lève. Mais Diego tombe en même temps. La secrétaire recule un peu dans l’ombre. Victoria se précipite vers Diego.
Ah! Diego, qu’as-tu fait de notre bonheur?
Adieu, Victoria. Je suis content.
Ne dis pas cela, mon amour. C’est un mot d’homme, un horrible mot d’homme. (Elle pleure.) Personne n’a le droit d’être content de mourir.
Je suis content, Victoria. J’ai fait ce qu’il fallait.
Non. Il fallait me choisir contre le ciel lui-même. Il fallait me préférer à la terre entière.
Je me suis mis en règle avec la mort, c’est là ma force. Mais c’est une force qui dévore tout, le bonheur n’y a pas sa place.
Que me faisait ta force? C’est un homme que j’aimais.
Je me suis desséché dans ce combat. Je ne suis plus un homme et il est juste que je meure.
Alors, emporte-moi!
Non, ce monde a besoin de toi. Il a besoin de nos femmes pour apprendre à vivre. Nous, nous n’avons jamais été capables que de mourir.
Ah! C’était trop simple, n’est-ce pas, de s’aimer dans le silence et de souffrir ce qu’il fallait souffrir! Je préférais ta peur.
Je t’ai aimée de toute mon âme.
Ce n’était pas assez. Oh, non! Ce n’était pas encore assez! Qu’avais-je à faire de ton âme seule!
La secrétaire approche sa main de Diego. Le mime de l’agonie commence. Les femmes se précipitent vers Victoria et l’entourent.
Malheur sur lui! Malheur sur tous ceux qui désertent nos corps! Misère sur nous surtout qui sommes les désertées et qui portons à longueur d’années ce monde que leur orgueil prétend transformer. Ah! Puisque tout ne peut être sauvé, apprenons du moins à préserver la maison de l’amour! Vienne la peste, vienne la guerre et, toutes portes closes, vous à côté de nous, nous défendrons jusqu’à la fin. Alors, au lieu de cette mort solitaire, peuplée d’idées, nourrie de mots, vous connaîtrez la mort ensemble, vous et nous confondus dans le terrible embrassement de l’amour! Mais les hommes préfèrent l’idée. Ils fuient leur mère, ils se détachent de l’amante, et les voilà qui courent à l’aventure, blessés sans plaie, morts sans poignards, chasseurs d’ombres, chanteurs solitaires, appelant sous un ciel muet une impossible réunion et marchant de solitude en solitude, vers l’isolement dernier, la mort en plein désert!
Diego meurt.
Les femmes se lamentent pendant que le vent souffle un peu plus fort.
Ne pleurez pas, femmes. La terre est douce à ceux qui l’ont beaucoup aimée.
Elle sort.
Victoria et les femmes gagnent le côté, emmenant Diego.
Mais les bruits du fond se sont précisés.
Une nouvelle musique éclate et l’on entend hurler Nada sur les fortifications.
Les voilà! Les anciens arrivent, ceux d’avant, ceux de toujours, les pétrifiés, les rassurants, les confortables, les culs-de-sac, les bien léchés, la tradition enfin, assise, prospère, rasée de frais. Le soulagement est général, on va pouvoir recommencer. A zéro, naturellement. Voici les petits tailleurs du néant, vous allez être habillés sur mesure. Mais ne vous agitez pas, leur méthode est la meilleure. Au lieu de fermer les bouches de ceux qui crient leur malheur, ils ferment leurs propres oreilles. Nous étions muets, nous allons devenir sourds. (Fanfare.) Attention, ceux qui écrivent l’histoire reviennent. On va s’occuper des héros. On va les mettre au frais. Sous la dalle. Ne vous en plaignez pas: au-dessus de la dalle, la société est vraiment trop mêlée. (Au fond, des cérémonies officielles sont mimées.) Regardez donc, que croyez-vous qu’ils fassent déjà: ils se décorent. Les festins de la haine sont toujours ouverts, la terre épuisée se couvre du bois mort des potences, le sang de ceux que vous appelez les justes illumine encore les murs du monde, et que font-ils: ils se décorent! Réjouissez-vous, vous allez avoir vos discours de prix. Mais avant que l’estrade soit avancée, je veux vous résumer le mien. Celui-ci, que j’aimais malgré lui, est mort volé. (Le pêcheur se précipite sur Nada. Les gardes l’arrêtent.) Tu vois, pêcheur, les gouvernements passent, la police reste. Il y a donc une justice.
Non, il n’y a pas de justice, mais il y a des limites. Et ceux-là qui prétendent ne rien régler, comme les autres qui entendaient donner une règle à tout, dépassent également les limites. Ouvrez les portes, que le vent et le sel viennent récurer cette ville.
Par les portes qu’on ouvre, le vent souffle de plus en plus fort.
Il y a une justice, celle qu’on fait à mon dégoût. Oui, vous allez recommencer. Mais ce n’est plus mon affaire. Ne comptez pas sur moi pour vous fournir le parfait coupable, je n’ai pas la vertu de mélancolie. O vieux monde, il faut partir, tes bourreaux sont fatigués, leur haine est devenue trop froide. Je sais trop de choses, même le mépris a fait son temps. Adieu, braves gens, vous apprendrez cela un jour qu’on ne peut pas bien vivre en sachant que l’homme n’est rien et que la face de Dieu est affreuse.
Dans le vent qui souffle en tempête, Nada court sur la jetée, et se jette à la mer. Le pêcheur a couru derrière lui.
Il est tombé. Les flots emportés le frappent et l’étouffent dans leurs crinières. Cette bouche menteuse s’emplit de sel et va se taire enfin. Regardez, la mer furieuse a la couleur des anémones. Elle nous venge. Sa colère est la nôtre. Elle crie le ralliement de tous les hommes de la mer, la réunion des solitaires. O vague, ô mer, patrie des insurgés, voici ton peuple qui ne cédera jamais. La grande lame de fond, nourrie dans l’amertume des eaux, emportera vos cités horribles.
RIDEAU
Avertissement. | 9 |
Distribution. | 11 |
Première partie. | 13 |
Deuxième partie. | 85 |
Troisième partie. | 165 |
Ce volume,
le deux cent vingt et unième
de la collection Soleil,
a été tiré à trois mille cent exemplaires
dont cent hors commerce
numérotés de 1 à 3 100
et imprimé sur bouffant alfa Calypso
des Papeteries Libert
par l’Imprimerie Floch à Mayenne.
La reliure a été exécutée par Babouot à Paris
d’après la maquette de Massin.
Les exemplaires hors commerce sont numérotés
de 3 001 à 3 100.
No d’éd.: 12809; dép. lég.: 4e trim. 1967; imprimé en France.
Note de Transcription
Les mots mal orthographiés et les erreurs d’impression ont été corrigées. Lorsque plusieurs orthographes se produisent, l’utilisation de la majorité a été employé.
Ponctuation a été maintenue sauf si évidente erreurs d’impression se produisent.
[Fin de L'État de Siège par Albert Camus]