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Title: Caligula suivi de Le Malentendu
Date of first publication: 1958
Author: Albert Camus (1913-1960)
Date first posted: Oct. 3, 2016
Date last updated: Oct. 3, 2016
Faded Page eBook #20161003
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CALIGULA suivi de LE MALENTENDU
Né en 1915 à Mondovi (Algérie), Albert Camus connaît à Alger, où il passe sa jeunesse, des années que la pauvreté et la maladie rendent difficiles. Il réussit à faire des études universitaires (licence et diplôme de philosophie), fréquente le groupe des écrivains dit «Ecole d’Afrique du Nord», se passionne pour le théâtre, écrit ses premières pièces.
Journaliste depuis 1938 à Alger, puis à Paris, il milite dans la Résistance pendant l’Occupation (Actuelles, éditoriaux publiés en 1950). Rédacteur en chef du journal Combat de 1944 à 1947, collaborateur de l’hebdomadaire l’Express en 1955, il abandonne le journalisme l’année suivante.
Essais, romans et pièces de théâtre alternent dans l’œuvre de cet écrivain moraliste et agnostique préoccupé de justice, de charité et de grandeur dans un «monde absurde»: l’Etranger (1942), La Peste (Prix des critiques 1947). L’Homme Révolté (1951), etc. Lauréat du Prix Nobel en 1957, Albert Camus a trouvé la mort dans un accident de la route en 1960.
Avec Le Malentendu et Caligula, Albert Camus fait appel à la technique du théâtre pour préciser une pensée dont l’Etranger et le Mythe de Sisyphe—sous les aspects du roman et de l’essai—avaient marqué les points de départ.
Est-ce à dire que l’on doive considérer le théâtre d’Albert Camus comme un «théâtre philosophique»? Non,—si l’on veut continuer à désigner ainsi cette forme périmée de l’art dramatique où l’action s’alanguissait sous le poids des théories. Rien n’est moins «pièce à thèse» que le Malentendu, qui, se plaçant seulement sur le plan tragique, répugne à toute théorie. Rien n’est plus «dramatique» que Caligula, qui semble n’emprunter ses prestiges qu’à l’histoire.
Mais la pensée est en même temps action et, à cet égard, ces pièces forment un théâtre de l’impossible. Grâce à une situation (le Malentendu) ou un personnage (Caligula) impossible, elles tentent de donner vie aux conflits apparemment insolubles que toute pensée active doit d’abord traverser avant de parvenir aux seules solutions valables. Ce théâtre laisse entendre par exemple que chacun porte en lui une part d’illusions et de malentendu qui est destinée à être tuée. Simplement, ce sacrifice libéré peut-être une autre part de l’individu, la meilleure, qui est celle de la révolte et de la liberté. Mais de quelle liberté s’agit-il? Caligula, obsédé d’impossible, tente d’exercer une certaine liberté dont il dit simplement pour finir «qu’elle n’est pas bonne». C’est pourquoi l’univers se dépeuple autour de lui et la scène se vide jusqu’à ce qu’il meure lui-même. On ne peut pas être libre contre les autres hommes. Mais comment peut-on être libre? Cela n’est pas encore dit.
ŒUVRES D’ALBERT CAMUS
nrf
Récits-Nouvelles |
L’Étranger. |
La Peste. |
La Chute. |
L’Exil et le Royaume. |
Essais |
Noces. |
Le Mythe de Sisyphe. |
Lettres a un ami allemand. |
Actuelles, chroniques 1944-1948. |
Actuelles II, chroniques 1948-1953. |
Chroniques algériennes, 1939-1958 (Actuelles III). |
L’Homme révolté. |
L’Été. |
L’Envers et l’Endroit. |
Discours de Suède. |
Carnets (Mai 1935-Février 1942). |
Carnets II (Janvier 1942-Mars 1951). |
Théâtre |
Caligula. |
Le Malentendu. |
L’État de siège. |
Les Justes. |
Adaptations et Traductions |
Les Esprits, de Pierre de Larivey. |
La Dévotion a la Croix, de Pedro Calderon de la Barca. |
Requiem pour une nonne, de William Faulkner. |
Le Chevalier d’Olmedo, de Lope de Vega. |
Les Possédés, d’après le roman de Dostoïevski. |
Parus dans Le Livre de Poche: |
L’Étranger. |
La Peste. |
ALBERT CAMUS
Caligula
suivi de
Le Malentendu
NOUVELLES VERSIONS
GALLIMARD
© Editions Gallimard, 1958.
Tous droits de traduction, de reproduction et d’adaptation
réservés pour tous pays, y compris l’U.R.S.S.
A MES AMIS DU THÉÂTRE DE L’ÉQUIPE
TABLE
CALIGULA. | ||
Acte I. | 13 | |
Acte II. | 47 | |
Acte III. | 89 | |
Acte IV. | 119 | |
LE MALENTENDU. | ||
Acte I. | 161 | |
Acte II. | 203 | |
Acte III. | 229 |
CALIGULA
Pièce en quatre actes
CALIGULA
a été représenté pour la première fois en 1945 sur la scène du Théâtre Hébertot (direction Jacques Hébertot), dans la mise en scène de Paul Œttly; le décor étant de Louis Miquel et les costumes de Marie Viton.
DISTRIBUTION
CALIGULA. | Gérard Philipe. | |
CÆSONIA. | Margo Lion. | |
HÉLICON. | Georges Vitaly. | |
SCIPION. | Michel Bouquet, puis Georges Carmier. | |
CHEREA. | Jean Barrère. | |
SENECTUS, le vieux patricien. | Georges Saillard. | |
METELLUS. | } | François Darbon, puis René Desormes. |
LEPIDUS. | } patriciens. | Henry Duval. |
OCTAVIUS. | } | Norbert Pierlot. |
PATRICIUS, l’intendant. | Fernand Liesse. | |
MEREIA. | Guy Favières. | |
MUCIUS. | Jacques Leduc. | |
PREMIER GARDE. | Jean Œttly. | |
DEUXIÈME GARDE. | Jean Fonteneau. | |
PREMIER SERVITEUR. | Georges Carmier, puis Daniel Crouet. | |
DEUXIÈME SERVITEUR. | Jean-Claude Orlay. | |
TROISIÈME SERVITEUR. | Roger Saltel. | |
FEMME DE MUCIUS. | Jacqueline Hébel. | |
PREMIER POÈTE. | Georges Carmier, puis Daniel Crouet. | |
DEUXIÈME POÈTE. | Jean-Claude Orlay. | |
TROISIÈME POÈTE. | Jacques Leduc. | |
QUATRIÈME POÈTE. | François Darbon, puis René Desormes. | |
CINQUIÈME POÈTE. | Fernand Liesse. | |
SIXIÈME POÈTE. | Roger Saltel. |
La scène se passe dans le palais de Caligula.
Il y a un intervalle de trois années entre le premier acte et les actes suivants.
Des patriciens, dont un très âgé, sont groupés dans une salle du palais et donnent des signes de nervosité.
Toujours rien.
Rien le matin, rien le soir.
Rien depuis trois jours.
Les courriers partent, les courriers reviennent. Ils secouent la tête et disent: «Rien.»
Toute la campagne est battue, il n’y a rien à faire.
Pourquoi s’inquiéter à l’avance? Attendons. Il reviendra peut-être comme il est parti.
Je l’ai vu sortir du palais. Il avait un regard étrange.
J’étais là aussi et je lui ai demandé ce qu’il avait.
A-t-il répondu?
Un seul mot: «Rien.»
Un temps. Entre Hélicon, mangeant des oignons.
C’est inquiétant.
Allons, tous les jeunes gens sont ainsi.
Bien entendu, l’âge efface tout.
Vous croyez?
Souhaitons qu’il oublie.
Bien sûr! Une de perdue, dix de retrouvées.
Où prenez-vous qu’il s’agisse d’amour?
Et de quoi d’autre?
Le foie peut-être. Ou le simple dégoût de vous voir tous les jours. On supporterait tellement mieux nos contemporains s’ils pouvaient de temps en temps changer de museau. Mais non, le menu ne change pas. Toujours la même fricassée.
Je préfère penser qu’il s’agit d’amour. C’est plus attendrissant.
Et rassurant, surtout, tellement plus rassurant. C’est le genre de maladies qui n’épargnent ni les intelligents ni les imbéciles.
De toute façon, heureusement, les chagrins ne sont pas éternels. Etes-vous capable de souffrir plus d’un an?
Moi, non.
Personne n’a ce pouvoir.
La vie serait impossible.
Vous voyez bien. Tenez, j’ai perdu ma femme, l’an passé. J’ai beaucoup pleuré et puis j’ai oublié. De temps en temps, j’ai de la peine. Mais, en somme, ce n’est rien.
La nature fait bien les choses.
Quand je vous regarde, pourtant, j’ai l’impression qu’il lui arrive de manquer son coup.
Entre Cherea.
Eh bien?
Toujours rien.
Du calme, Messieurs, du calme. Sauvons les apparences. L’Empire romain, c’est nous. Si nous perdons la figure, l’Empire perd la tête. Ce n’est pas le moment, oh non! Et pour commencer, allons déjeuner, l’Empire se portera mieux.
C’est juste, il ne faut pas lâcher la proie pou l’ombre.
Je n’aime pas cela. Mais tout allait trop bien. Cet empereur était parfait.
Oui, il était comme il faut: scrupuleux et sans expérience.
Mais, enfin, qu’avez-vous et pourquoi ces lamentations? Rien ne l’empêche de continuer. Il aimait Drusilla, c’est entendu. Mais elle était sa sœur, en somme. Coucher avec elle, c’était déjà beaucoup. Mais bouleverser Rome parce qu’elle est morte, cela dépasse les bornes.
Il n’empêche. Je n’aime pas cela, et cette fuite ne me dit rien.
Oui, il n’y a pas de fumée sans feu.
En tout cas, la raison d’Etat ne peut admettre un inceste qui prend l’allure des tragédies. L’inceste, soit, mais discret.
Vous savez, l’inceste, forcément, ça fait toujours un peu de bruit. Le lit craque, si j’ose m’exprimer ainsi. Qui vous dit, d’ailleurs, qu’il s’agisse de Drusilla?
Et de quoi donc alors?
Devinez. Notez bien, le malheur c’est comme le mariage. On croit qu’on choisit et puis on est choisi. C’est comme ça, on n’y peut rien. Notre Caligula est malheureux, mais il ne sait peut-être même pas pourquoi! Il a dû se sentir coincé, alors il a fui. Nous en aurions tous fait autant. Tenez, moi qui vous parle, si j’avais pu choisir mon père, je ne serais pas né.
Entre Scipion.
Alors?
Encore rien. Des paysans ont cru le voir, dans la nuit d’hier, près d’ici, courant à travers l’orage.
Cherea revient vers les sénateurs. Scipion le suit.
Cela fait bien trois jours, Scipion?
Oui. J’étais présent, le suivant comme de coutume. Il s’est avancé vers le corps de Drusilla. Il l’a touché avec deux doigts. Puis il a semblé réfléchir, tournant sur lui-même, et il est sorti d’un pas égal. Depuis, on court après lui.
Ce garçon aimait trop la littérature.
C’est de son âge.
Mais ce n’est pas de son rang. Un empereur artiste, cela n’est pas convenable. Nous en avons eu un ou deux, bien entendu. Il y a des brebis galeuses partout. Mais les autres ont eu le bon goût de rester des fonctionnaires.
C’était plus reposant.
A chacun son métier.
Que peut-on faire, Cherea?
Rien.
Attendons. S’il ne revient pas, il faudra le remplacer. Entre nous, les empereurs ne manquent pas.
Non, nous manquons seulement de caractères.
Et s’il revient mal disposé?
Ma foi, c’est encore un enfant, nous lui ferons entendre raison.
Et s’il est sourd au raisonnement?
Eh bien! n’ai-je pas écrit, dans le temps, un traité du coup d’Etat?
Bien sûr, s’il le fallait! Mais j’aimerais mieux qu’on me laisse à mes livres.
Je vous demande pardon.
Il sort.
Il est offusqué.
C’est un enfant. Les jeunes gens sont solidaires.
Solidaires ou non, ils vieilliront de toute façon.
Un garde apparaît:
«On a vu Caligula dans le jardin du palais.»
Tous sortent.
La scène reste vide quelques secondes. Caligula entre furtivement par la gauche. Il a l’air égaré, il est sale, il a les cheveux pleins d’eau et les jambes souillées. Il porte plusieurs fois la main à sa bouche. Il avance vers le miroir et s’arrête dès qu’il aperçoit sa propre image. Il grommelle des paroles indistinctes, puis va s’asseoir, à droite, les bras pendants entre les genoux écartés. Hélicon entre à gauche. Apercevant Caligula, il s’arrête à l’extrémité de la scène et l’observe en silence. Caligula se retourne et le voit. Un temps.
Bonjour, Caïus.
Bonjour, Hélicon.
Silence.
Tu sembles fatigué?
J’ai beaucoup marché.
Oui, ton absence a duré longtemps.
Silence.
C’était difficile à trouver.
Quoi donc?
Ce que je voulais.
Et que voulais-tu?
La lune.
Quoi?
Oui, je voulais la lune.
Ah!
Silence. Hélicon se rapproche.
Pour quoi faire?
Eh bien!... C’est une des choses que je n’ai pas.
Bien sûr. Et maintenant, tout est arrangé?
Non, je n’ai pas pu l’avoir.
C’est ennuyeux.
Oui, c’est pour cela que je suis fatigué.
Un temps.
Hélicon!
Oui, Caïus.
Tu penses que je suis fou.
Tu sais bien que je ne pense jamais. Je suis bien trop intelligent pour ça.
Oui. Enfin! Mais je ne suis pas fou et même je n’ai jamais été aussi raisonnable. Simplement, je me suis senti tout d’un coup un besoin d’impossible. (Un temps.) Les choses, telles qu’elles sont, ne me semblent pas satisfaisantes.
C’est une opinion assez répandue.
Il est vrai. Mais je ne le savais pas auparavant. Maintenant, je sais. (Toujours naturel.) Ce monde, tel qu’il est fait, n’est pas supportable. J’ai donc besoin de la lune, ou du bonheur, ou de l’immortalité, de quelque chose qui soit dément peut-être, mais qui ne soit pas de ce monde.
C’est un raisonnement qui se tient. Mais, en général, on ne peut pas le tenir jusqu’au bout.
Tu n’en sais rien. C’est parce qu’on ne le tient jamais jusqu’au bout que rien n’est obtenu. Mais il suffit peut-être de rester logique jusqu’à la fin.
Il regarde Hélicon.
Je sais aussi ce que tu penses. Que d’histoires pour la mort d’une femme! Non, ce n’est pas cela. Je crois me souvenir, il est vrai, qu’il y a quelques jours, une femme que j’aimais est morte. Mais qu’est-ce que l’amour? Peu de chose. Cette mort n’est rien, je te le jure; elle est seulement le signe d’une vérité qui me rend la lune nécessaire. C’est une vérité toute simple et toute claire, un peu bête, mais difficile à découvrir et lourde à porter.
Et qu’est-ce donc que cette vérité, Caïus?
Les hommes meurent et ils ne sont pas heureux.
Allons, Caïus, c’est une vérité dont on s’arrange très bien. Regarde autour de toi. Ce n’est pas cela qui les empêche de déjeuner.
Alors, c’est que tout, autour de moi, est mensonge, et moi, je veux qu’on vive dans la vérité! Et justement, j’ai les moyens de les faire vivre dans la vérité. Car je sais ce qui leur manque, Hélicon. Ils sont privés de la connaissance et il leur manque un professeur qui sache ce dont il parle.
Ne t’offense pas, Caïus, de ce que je vais te dire. Mais tu devrais d’abord te reposer.
Cela n’est pas possible, Hélicon, cela ne sera plus jamais possible.
Et pourquoi donc?
Si je dors, qui me donnera la lune?
Cela est vrai.
Caligula se lève avec un effort visible.
Ecoute, Hélicon. J’entends des pas et des bruits de voix. Garde le silence et oublie que tu viens de me voir.
J’ai compris.
Caligula se dirige vers la sortie. Il se retourne.
Et, s’il te plaît, aide-moi désormais.
Je n’ai pas de raisons de ne pas le faire, Caïus. Mais je sais beaucoup de choses et peu de choses m’intéressent. A quoi donc puis-je t’aider?
A l’impossible.
Je ferai pour le mieux.
Caligula sort. Entrent rapidement Scipion et Cæsonia.
Il n’y a personne. Ne l’as-tu pas vu, Hélicon?
Non.
Hélicon, ne t’a-t-il vraiment rien dit avant de s’échapper?
Je ne suis pas son confident, je suis son spectateur. C’est plus sage.
Je t’en prie.
Chère Cæsonia, Caïus est un idéaliste, tout le monde le sait. Autant dire qu’il n’a pas encore compris. Moi oui, c’est pourquoi je ne m’occupe de rien. Mais si Caïus se met à comprendre, il est capable au contraire, avec son bon petit cœur, de s’occuper de tout. Et Dieu sait ce que ça nous coûtera. Mais, vous permettez, le déjeuner!
Il sort.
Cæsonia s’assied avec lassitude.
Un garde l’a vu passer. Mais Rome tout entière voit Caligula partout. Et Caligula, en effet, ne voit que son idée.
Quelle idée?
Comment le saurais-je, Scipion?
Drusilla?
Qui peut le dire? Mais il est vrai qu’il l’aimait. Il est vrai que cela est dur de voir mourir aujourd’hui ce que, hier, on serrait dans ses bras.
Et toi?
Oh! moi, je suis la vieille maîtresse.
Cæsonia, il faut le sauver.
Tu l’aimes donc?
Je l’aime. Il était bon pour moi. Il m’encourageait et je sais par cœur certaines de ses paroles. Il me disait que la vie n’est pas facile, mais qu’il y avait la religion, l’art, l’amour qu’on nous porte. Il répétait souvent que faire souffrir était la seule façon de se tromper. Il voulait être un homme juste.
C’était un enfant.
Elle va vers le miroir et s’y contemple.
Je n’ai jamais eu d’autre dieu que mon corps, et c’est ce dieu que je voudrais prier aujourd’hui pour que Caïus me soit rendu.
Entre Caligula. Apercevant Cæsonia et Scipion, il hésite et recule. Au même instant entrent à l’opposé les patriciens et l’intendant du palais. Ils s’arrêtent, interdits. Cæsonia se retourne. Elle et Scipion courent vers Caligula. Il les arrête d’un geste.
Nous... nous te cherchions, César.
Je vois.
Nous... c’est-à-dire...
Qu’est-ce que vous voulez?
Nous étions inquiets, César.
De quel droit?
Eh! heu... (Soudain inspiré et très vite.) Enfin, de toute façon, tu sais que tu as à régler quelques questions concernant le Trésor public.
Le Trésor? Mais c’est vrai, voyons, le Trésor, c’est capital.
Certes, César.
N’est-ce pas, ma chère, c’est très important, le Trésor?
Non, Caligula, c’est une question secondaire.
Mais c’est que tu n’y connais rien. Le Trésor est d’un intérêt puissant. Tout est important: les finances, la moralité publique, la politique extérieure, l’approvisionnement de l’armée et les lois agraires! Tout est capital, te dis-je. Tout est sur le même pied: la grandeur de Rome et tes crises d’arthritisme. Ah! je vais m’occuper de tout cela. Ecoute-moi un peu, intendant.
Nous t’écoutons.
Les patriciens s’avancent.
Tu m’es fidèle, n’est-ce pas?
César!
Eh bien, j’ai un plan à te soumettre. Nous allons bouleverser l’économie politique en deux temps. Je te l’expliquerai, intendant... quand les patriciens seront sortis.
Les patriciens sortent.
Caligula s’assied près de Cæsonia.
Ecoute bien. Premier temps: tous les patriciens, toutes les personnes de l’Empire qui disposent de quelque fortune—petite ou grande, c’est exactement la même chose—doivent obligatoirement déshériter leurs enfants et tester sur l’heure en faveur de l’Etat.
Mais, César...
Je ne t’ai pas encore donné la parole. A raison de nos besoins, nous ferons mourir ces personnages dans l’ordre d’une liste établie arbitrairement. A l’occasion, nous pourrons modifier cet ordre, toujours arbitrairement. Et nous hériterons.
Qu’est-ce qui te prend?
L’ordre des exécutions n’a, en effet, aucune importance. Ou plutôt ces exécutions ont une importance égale, ce qui entraîne qu’elles n’en ont point. D’ailleurs, ils sont aussi coupables les uns que les autres. Notez d’ailleurs qu’il n’est pas plus immoral de voler directement les citoyens que de glisser des taxes indirectes dans le prix de denrées dont ils ne peuvent se passer. Gouverner, c’est voler, tout le monde sait ça. Mais il y a la manière. Pour moi, je volerai franchement. Ça vous changera des gagne-petit. (Rudement, à l’intendant.) Tu exécuteras ces ordres sans délai. Les testaments seront signés dans la soirée par tous les habitants de Rome, dans un mois au plus tard par tous les provinciaux. Envoie des courriers.
César, tu ne te rends pas compte...
Ecoute-moi bien, imbécile. Si le Trésor a de l’importance, alors la vie humaine n’en a pas. Cela est clair. Tous ceux qui pensent comme toi doivent admettre ce raisonnement et compter leur vie pour rien puisqu’ils tiennent l’argent pour tout. Au demeurant, moi, j’ai décidé d’être logique et puisque j’ai le pouvoir, vous allez voir ce que la logique va vous coûter. J’exterminerai les contradicteurs et les contradictions. S’il le faut, je commencerai par toi.
César, ma bonne volonté n’est pas en question, je te le jure.
Ni la mienne, tu peux m’en croire. La preuve, c’est que je consens à épouser ton point de vue et à tenir le Trésor public pour un objet de méditations. En somme, remercie-moi, puisque je rentre dans ton jeu et que je joue avec tes cartes. (Un temps et avec calme.) D’ailleurs, mon plan, par sa simplicité, est génial, ce qui clôt le débat. Tu as trois secondes pour disparaître. Je compte: un...
L’intendant disparaît.
Je te reconnais mal! C’est une plaisanterie, n’est-ce pas?
Pas exactement, Cæsonia. C’est de la pédagogie.
Ce n’est pas possible, Caïus!
Justement!
Je ne te comprends pas.
Justement! il s’agit de ce qui n’est pas possible, ou plutôt il s’agit de rendre possible ce qui ne l’est pas.
Mais c’est un jeu qui n’a pas de limites. C’est la récréation d’un fou.
Non, Scipion, c’est la vertu d’un empereur. (Il se renverse avec une expression de fatigue.) Je viens de comprendre enfin l’utilité du pouvoir. Il donne ses chances à l’impossible. Aujourd’hui, et pour tout le temps qui va venir, ma liberté n’a plus de frontières.
Je ne sais pas s’il faut s’en réjouir, Caïus.
Je ne le sais pas non plus. Mais je suppose qu’il faut en vivre.
Entre Cherea.
J’ai appris ton retour. Je fais des vœux pour ta santé.
Ma santé te remercie. (Un temps et soudain.) Va-t’en, Cherea, je ne veux pas te voir.
Je suis surpris, Caïus.
Ne sois pas surpris. Je n’aime pas les littérateurs et je ne peux supporter leurs mensonges. Ils parlent pour ne pas s’écouter. S’ils s’écoutaient, ils sauraient qu’ils ne sont rien et ne pourraient plus parler. Allez, rompez, j’ai horreur des faux témoins.
Si nous mentons, c’est souvent sans le savoir. Je plaide non coupable.
Le mensonge n’est jamais innocent. Et le vôtre donne de l’importance aux êtres et aux choses. Voilà ce que je ne puis vous pardonner.
Et pourtant, il faut bien plaider pour ce monde, si nous voulons y vivre.
Ne plaide pas, la cause est entendue. Ce monde est sans importance et qui le reconnaît conquiert sa liberté. (Il s’est levé.) Et justement, je vous hais parce que vous n’êtes pas libres. Dans tout l’Empire romain, me voici seul libre. Réjouissez-vous, il vous est enfin venu un empereur pour vous enseigner la liberté. Va-t’en, Cherea, et toi aussi, Scipion, l’amitié me fait rire. Allez annoncer à Rome que sa liberté lui est enfin rendue et qu’avec elle commence une grande épreuve.
Ils sortent. Caligula s’est détourné.
Tu pleures?
Oui, Cæsonia.
Mais enfin, qu’y a-t-il de changé? S’il est vrai que tu aimais Drusilla, tu l’aimais en même temps que moi et que beaucoup d’autres. Cela ne suffisait pas pour que sa mort te chasse trois jours et trois nuits dans la campagne et te ramène avec ce visage ennemi.
Qui te parle de Drusilla, folle? Et ne peux-tu imaginer qu’un homme pleure pour autre chose que l’amour?
Pardon, Caïus. Mais je cherche à comprendre.
Les hommes pleurent parce que les choses ne sont pas ce qu’elles devraient être. (Elle va vers lui.) Laisse, Cæsonia. (Elle recule.) Mais reste près de moi.
Je ferai ce que tu voudras. (Elle s’assied.) A mon âge, on sait que la vie n’est pas bonne. Mais si le mal est sur la terre, pourquoi vouloir y ajouter?
Tu ne peux pas comprendre. Qu’importe? Je sortirai peut-être de là. Mais je sens monter en moi des êtres sans nom. Que ferais-je contre eux? (Il se retourne vers elle.) Oh! Cæsonia, je savais qu’on pouvait être désespéré, mais j’ignorais ce que ce mot voulait dire. Je croyais comme tout le monde que c’était une maladie de l’âme. Mais non, c’est le corps qui souffre. Ma peau me fait mal, ma poitrine, mes membres. J’ai la tête creuse et le cœur soulevé. Et le plus affreux, c’est ce goût dans la bouche. Ni sang, ni mort, ni fièvre, mais tout cela à la fois. Il suffit que je remue la langue pour que tout redevienne noir et que les êtres me répugnent. Qu’il est dur, qu’il est amer de devenir un homme!
Il faut dormir, dormir longtemps, se laisser aller et ne plus réfléchir. Je veillerai sur ton sommeil. A ton réveil, le monde pour toi recouvrera son goût. Fais servir alors ton pouvoir à mieux aimer ce qui peut l’être encore. Ce qui est possible mérite aussi d’avoir sa chance.
Mais il y faut le sommeil, il y faut l’abandon. Cela n’est pas possible.
C’est ce qu’on croit au bout de la fatigue. Un temps vient où l’on retrouve une main ferme.
Mais il faut savoir où la poser. Et que me fait une main ferme, de quoi me sert ce pouvoir si étonnant si je ne puis changer l’ordre des choses, si je ne puis faire que le soleil se couche à l’est, que la souffrance décroisse et que les êtres ne meurent plus? Non, Cæsonia, il est indifférent de dormir ou de rester éveillé, si je n’ai pas d’action sur l’ordre de ce monde.
Mais c’est vouloir s’égaler aux dieux. Je ne connais pas de pire folie.
Toi aussi, tu me crois fou. Et pourtant, qu’est-ce qu’un dieu pour que je désire m’égaler à lui? Ce que je désire de toutes mes forces, aujourd’hui, est au-dessus des dieux. Je prends en charge un royaume où l’impossible est roi.
Tu ne pourras pas faire que le ciel ne soit pas le ciel, qu’un beau visage devienne laid, un cœur d’homme insensible.
Je veux mêler le ciel à la mer, confondre laideur et beauté, faire jaillir le rire de la souffrance.
Il y a le bon et le mauvais, ce qui est grand et ce qui est bas, le juste et l’injuste. Je te jure que tout cela ne changera pas.
Ma volonté est de le changer. Je ferai à ce siècle le don de l’égalité. Et lorsque tout sera aplani, l’impossible enfin sur terre, la lune dans mes mains, alors, peut-être, moi-même je serai transformé et le monde avec moi, alors enfin les hommes ne mourront pas et ils seront heureux.
Tu ne pourras pas nier l’amour.
L’amour, Cæsonia! (Il l’a prise aux épaules et la secoue.) J’ai appris que ce n’était rien. C’est l’autre qui a raison: le Trésor public! Tu l’as bien entendu, n’est-ce pas? Tout commence avec cela. Ah! c’est maintenant que je vais vivre enfin! Vivre, Cæsonia, vivre, c’est le contraire d’aimer. C’est moi qui te le dis et c’est moi qui t’invite à une fête sans mesure, à un procès général, au plus beau des spectacles. Et il me faut du monde, des spectateurs, des victimes et des coupables.
Il saute sur le gong et commence à frapper, sans arrêt, à coups redoublés.
Toujours frappant.
Faites entrer les coupables. Il me faut des coupables. Et ils le sont tous. (Frappant toujours.) Je veux qu’on fasse entrer les condamnés à mort. Du public, je veux avoir mon public! Juges, témoins, accusés, tous condamnés d’avance! Ah! Cæsonia, je leur montrerai ce qu’ils n’ont jamais vu, le seul homme libre de cet empire!
Au son du gong, le palais peu à peu s’est rempli de rumeurs qui grossissent et approchent. Des voix, des bruits d’armes, des pas et des piétinements. Caligula rit et frappe toujours. Des gardes entrent, puis sortent.
Frappant.
Et toi, Cæsonia, tu m’obéiras. Tu m’aideras toujours. Ce sera merveilleux. Jure de m’aider, Cæsonia.
Je n’ai pas besoin de jurer, puisque je t’aime.
Tu feras tout ce que je te dirai.
Tout, Caligula, mais arrête.
Tu seras cruelle.
Cruelle.
Froide et implacable.
Implacable.
Tu souffriras aussi.
Oui, Caligula, mais je deviens folle.
Des patriciens sont entrés, ahuris, et avec eux les gens du palais. Caligula frappe un dernier coup, lève son maillet, se retourne vers eux et les appelle.
Venez tous. Approchez. Je vous ordonne d’approcher. (Il trépigne.) C’est un empereur qui exige que vous approchiez. (Tous avancent, pleins d’effroi.) Venez vite. Et maintenant, approche, Cæsonia.
Il la prend par la main, la mène près du miroir et, du maillet, efface frénétiquement une image sur la surface polie. Il rit.
Plus rien, tu vois. Plus de souvenirs, tous les visages enfuis! Rien, plus rien. Et sais-tu ce qui reste? Approche encore. Regarde. Approchez. Regardez.
Il se campe devant la glace dans une attitude démente.
Caligula!
Caligula change de ton, pose son doigt sur la glace et, le regard soudain fixe, dit d’une voix triomphante:
Caligula.
Rideau
Des patriciens sont réunis chez Cherea.
Il insulte notre dignité.
Depuis trois ans!
Il m’appelle petite femme! Il me ridiculise! A mort!
Depuis trois ans!
Il nous fait courir tous les soirs autour de sa litière quand il va se promener dans la campagne!
Et il nous dit que la course est bonne pour la santé.
Depuis trois ans!
Il n’y a pas d’excuse à cela.
Non, on ne peut pardonner cela.
Patricius, il a confisqué tes biens; Scipion, il a tué ton père; Octavius, il a enlevé ta femme et la fait travailler maintenant dans sa maison publique; Lepidus, il a tué ton fils. Allez-vous supporter cela? Pour moi, mon choix est fait. Entre le risque à courir et cette vie insupportable dans la peur et l’impuissance, je ne peux pas hésiter.
En tuant mon père, il a choisi pour moi.
Hésiterez-vous encore?
Nous sommes avec toi. Il a donné au peuple nos places de cirque et nous a poussés à nous battre avec la plèbe pour mieux nous punir ensuite.
C’est un lâche.
Un cynique.
Un comédien.
C’est un impuissant.
Depuis trois ans!
Tumulte désordonné. Des armes sont brandies. Un flambeau tombe. Une table est renversée. Tout le monde se précipite vers la sortie. Mais entre Cherea, impassible, qui arrête cet élan.
Où courez-vous ainsi?
Au palais.
J’ai bien compris. Mais croyez-vous qu’on vous laissera entrer?
Il ne s’agit pas de demander la permission.
Vous voilà bien vigoureux tout d’un coup! Puis-je au moins avoir l’autorisation de m’asseoir chez moi?
On ferme la porte. Cherea marche vers la table renversée et s’assied sur un des coins, tandis que tous se retournent vers lui.
Ce n’est pas aussi facile que vous le croyez, mes amis. La peur que vous éprouvez ne peut pas vous tenir lieu de courage et de sang-froid. Tout cela est prématuré.
Si tu n’es pas avec nous, va-t’en, mais tiens ta langue.
Je crois pourtant que je suis avec vous. Mais ce n’est pas pour les mêmes raisons.
Assez de bavardages!
Oui, assez de bavardages. Je veux que les choses soient claires. Car si je suis avec vous, je ne suis pas pour vous. C’est pourquoi votre méthode ne me paraît pas bonne. Vous n’avez pas reconnu votre véritable ennemi, vous lui prêtez de petits motifs. Il n’en a que de grands et vous courez à votre perte. Sachez d’abord le voir comme il est, vous pourrez mieux le combattre.
Nous le voyons comme il est, le plus insensé des tyrans!
Ce n’est pas sûr. Les empereurs fous, nous connaissons cela. Mais celui-ci n’est pas assez fou. Et ce que je déteste en lui, c’est qu’il sait ce qu’il veut.
Il veut notre mort à tous.
Non, car cela est secondaire. Mais il met son pouvoir au service d’une passion plus haute et plus mortelle, il nous menace dans ce que nous avons de plus profond. Sans doute, ce n’est pas la première fois que, chez nous, un homme dispose d’un pouvoir sans limites, mais c’est la première fois qu’il s’en sert sans limites, jusqu’à nier l’homme et le monde. Voilà ce qui m’effraie en lui et que je veux combattre. Perdre la vie est peu de chose et j’aurai ce courage quand il le faudra. Mais voir se dissiper le sens de cette vie, disparaître notre raison d’exister, voilà ce qui est insupportable. On ne peut vivre sans raison.
La vengeance est une raison.
Oui, et je vais la partager avec vous. Mais comprenez que ce n’est pas pour prendre le parti de vos petites humiliations. C’est pour lutter contre une grande idée dont la victoire signifierait la fin du monde. Je puis admettre que vous soyez tournés en dérision, je ne puis accepter que Caligula fasse ce qu’il rêve de faire et tout ce qu’il rêve de faire. Il transforme sa philosophie en cadavres et, pour notre malheur, c’est une philosophie sans objections. Il faut bien frapper quand on ne peut réfuter.
Alors, il faut agir.
Il faut agir. Mais vous ne détruirez pas cette puissance injuste en l’abordant de front, alors qu’elle est en pleine vigueur. On peut combattre la tyrannie, il faut ruser avec la méchanceté désintéressée. Il faut la pousser dans son sens, attendre que cette logique soit devenue démence. Mais encore une fois, et je n’ai parlé ici que par honnêteté, comprenez que je ne suis avec vous que pour un temps. Je ne servirai ensuite aucun de vos intérêts, désireux seulement de retrouver la paix dans un monde à nouveau cohérent. Ce n’est pas l’ambition qui me fait agir, mais une peur raisonnable, la peur de ce lyrisme inhumain auprès de quoi ma vie n’est rien.
Je crois que j’ai compris, ou à peu près. Mais l’essentiel est que tu juges comme nous que les bases de notre société sont ébranlées. Pour nous, n’est-ce pas, vous autres, la question est avant tout morale. La famille tremble, le respect du travail se perd, la patrie tout entière est livrée au blasphème. La vertu nous appelle à son secours, allons-nous refuser de l’entendre? Conjurés, accepterez-vous enfin que les patriciens soient contraints chaque soir de courir autour de la litière de César?
Permettrez-vous qu’on les appelle «ma chérie»?
Qu’on leur enlève leur femme?
Et leurs enfants?
Et leur argent?
Non!
Cherea, tu as bien parlé. Tu as bien fait aussi de nous calmer. Il est trop tôt pour agir: le peuple, aujourd’hui encore, serait contre nous. Veux-tu guetter avec nous le moment de conclure?
Oui, laissons continuer Caligula. Poussons-le dans cette voie, au contraire. Organisons sa folie. Un jour viendra où il sera seul devant un empire plein de morts et de parents de morts.
Clameur générale. Trompettes au-dehors. Silence. Puis, de bouche en bouche un nom: Caligula.
Entrent Caligula et Cæsonia, suivis d’Hélicon et de soldats. Scène muette. Caligula s’arrête et regarde les conjurés. Il va de l’un à l’autre en silence, arrange une boucle à l’un, recule pour contempler un second, les regarde encore, passe la main sur ses yeux et sort, sans dire un mot.
Vous vous battiez?
Nous nous battions.
Et pourquoi vous battiez-vous?
Nous nous battions pour rien.
Alors, ce n’est pas vrai.
Qu’est-ce qui n’est pas vrai?
Vous ne vous battiez pas.
Alors, nous ne nous battions pas.
Peut-être vaudrait-il mieux mettre la pièce en ordre. Caligula a horreur du désordre.
Vous finirez par le faire sortir de son caractère, cet homme!
Mais enfin, que lui avons-nous fait?
Rien, justement. C’est inouï d’être insignifiant à ce point. Cela finit par devenir insupportable. Mettez-vous à la place de Caligula. (Un temps.) Naturellement, vous complotiez bien un peu, n’est-ce pas?
Mais c’est faux, voyons. Que croit-il donc?
Il ne croit pas, il le sait. Mais je suppose qu’au fond, il le désire un peu. Allons, aidons à réparer le désordre.
On s’affaire. Caligula entre et observe.
Bonjour, ma chérie. (Aux autres.) Cherea, j’ai décidé de me restaurer chez toi. Mucius, je me suis permis d’inviter ta femme.
L’intendant frappe dans ses mains. Un esclave entre, mais Caligula l’arrête.
Un instant! Messieurs, vous savez que les finances de l’Etat ne tenaient debout que parce qu’elles en avaient pris l’habitude. Depuis hier, l’habitude elle-même n’y suffit plus. Je suis donc dans la désolante nécessité de procéder à des compressions de personnel. Dans un esprit de sacrifice que vous apprécierez, j’en suis sûr, j’ai décidé de réduire mon train de maison, de libérer quelques esclaves, et de vous affecter à mon service. Vous voudrez bien préparer la table et la servir.
Les sénateurs se regardent et hésitent.
Allons, Messieurs, un peu de bonne volonté. Vous verrez, d’ailleurs, qu’il est plus facile de descendre l’échelle sociale que de la remonter.
Les sénateurs se déplacent avec hésitation.
Quel est le châtiment réservé aux esclaves paresseux?
Le fouet, je crois.
Les sénateurs se précipitent et commencent d’installer la table maladroitement.
Allons, un peu d’application! De la méthode, surtout, de la méthode! (A Hélicon.) Ils ont perdu la main, il me semble?
A vrai dire, ils ne l’ont jamais eue, sinon pour frapper ou commander. Il faudra patienter, voilà tout. Il faut un jour pour faire un sénateur et dix ans pour faire un travailleur.
Mais j’ai bien peur qu’il en faille vingt pour faire un travailleur d’un sénateur.
Tout de même, ils y arrivent. A mon avis, ils ont la vocation! La servitude leur conviendra. (Un sénateur s’éponge.) Regarde, ils commencent même à transpirer. C’est une étape.
Bon. N’en demandons pas trop. Ce n’est pas si mal. Et puis, un instant de justice, c’est toujours bon à prendre. A propos de justice, il faut nous dépêcher: une exécution m’attend. Ah! Rufius a de la chance que je sois si prompt à avoir faim. (Confidentiel.) Rufius, c’est le chevalier qui doit mourir. (Un temps.) Vous ne me demandez pas pourquoi il doit mourir?
Silence général. Pendant ce temps, des esclaves ont apporté des vivres.
De bonne humeur.
Allons, je vois que vous devenez intelligents. (Il grignote une olive.) Vous avez fini par comprendre qu’il n’est pas nécessaire d’avoir fait quelque chose pour mourir. Soldats, je suis content de vous. N’est-ce pas, Hélicon?
Il s’arrête de grignoter et regarde les convives d’un air farceur.
Sûr! Quelle armée! Mais si tu veux mon avis, ils sont maintenant trop intelligents, et ils ne voudront plus se battre. S’ils progressent encore, l’empire s’écroule!
Parfait. Nous nous reposerons. Voyons, plaçons-nous au hasard. Pas de protocole. Tout de même, ce Rufius a de la chance. Et je suis sûr qu’il n’apprécie pas ce petit répit. Pourtant, quelques heures gagnées sur la mort, c’est inestimable.
Il mange, les autres aussi. Il devient évident que Caligula se tient mal à table. Rien ne le force à jeter ses noyaux d’olives dans l’assiette de ses voisins immédiats, à cracher ses déchets de viande sur le plat, comme à se curer les dents avec les ongles et à se gratter la tête frénétiquement. C’est pourtant autant d’exploits que, pendant le repas, il exécutera avec simplicité. Mais il s’arrête brusquement de manger et fixe l’un des convives, Lepidus, avec insistance.
Brutalement.
Tu as l’air de mauvaise humeur. Serait-ce parce que j’ai fait mourir ton fils?
Mais non, Caïus, au contraire.
Au contraire! Ah! que j’aime que le visage démente les soucis du cœur. Ton visage est triste. Mais ton cœur? Au contraire, n’est-ce pas, Lepidus?
Au contraire, César.
Ah! Lepidus, personne ne m’est plus cher que toi. Rions ensemble, veux-tu? Et dis-moi quelque bonne histoire.
Caïus!
Bon, bon. Je raconterai, alors. Mais tu riras, n’est-ce pas, Lepidus? (L’œil mauvais.) Ne serait-ce que pour ton second fils. (De nouveau rieur.) D’ailleurs, tu n’es pas de mauvaise humeur. (Il boit, puis dictant.) Au..., au... Allons, Lepidus.
Au contraire, Caïus.
A la bonne heure! (Il boit.) Ecoute, maintenant. (Rêveur.) Il était une fois un pauvre empereur que personne n’aimait. Lui, qui aimait Lepidus, fit tuer son plus jeune fils pour s’enlever cet amour du cœur. (Changeant de ton.) Naturellement, ce n’est pas vrai. Drôle, n’est-ce pas? Tu ne ris pas. Personne ne rit? Ecoutez alors. (Avec une violente colère.) Je veux que tout le monde rie. Toi, Lepidus, et tous les autres. Levez-vous, riez. (Il frappe sur la table.) Je veux, vous entendez, je veux vous voir rire.
Tout le monde se lève. Pendant toute cette scène, les acteurs, sauf Caligula et Cæsonia, pourront jouer comme des marionnettes.
Se renversant sur son lit, épanoui, pris d’un rire irrésistible.
Non, mais regarde-les, Cæsonia. Rien ne va plus. Honnêteté, respectabilité, qu’en dira-t-on, sagesse des nations, rien ne veut plus rien dire. Tout disparaît devant la peur. La peur, hein, Cæsonia, ce beau sentiment, sans alliage, pur et désintéressé, un des rares qui tire sa noblesse du ventre. (Il passe la main sur son front et boit. Sur un ton amical.) Parlons d’autre chose, maintenant. Voyons, Cherea, tu es bien silencieux.
Je suis prêt à parler, Caïus. Dès que tu le permettras.
Parfait. Alors, tais-toi. J’aimerais bien entendre notre ami Mucius.
A tes ordres, Caïus.
Eh bien, parle-nous de ta femme. Et commence par l’envoyer à ma gauche.
La femme de Mucius vient près de Caligula.
Eh bien! Mucius, nous t’attendons.
Ma femme, mais je l’aime.
Rire général.
Bien sûr, mon ami, bien sûr. Mais comme c’est commun!
Il a déjà la femme près de lui et lèche distraitement son épaule gauche.
De plus en plus à l’aise.
Au fait, quand je suis entré, vous complotiez, n’est-ce pas? On y allait de sa petite conspiration, hein?
Caïus, comment peux-tu?...
Aucune importance, ma jolie. Il faut bien que vieillesse se passe. Aucune importance, vraiment. Vous êtes incapables d’un acte courageux. Il me vient seulement à l’esprit que j’ai quelques questions d’Etat à régler. Mais, auparavant, sachons faire leur part aux désirs impérieux que nous crée la nature.
Il se lève et entraîne la femme de Mucius dans une pièce voisine.
Mucius fait mine de se lever.
Oh! Mucius, je reprendrais bien de cet excellent vin.
Mucius, dompté, la sert en silence. Moment de gêne. Les sièges craquent. Le dialogue qui suit est un peu compassé.
Eh bien! Cherea. Si tu me disais maintenant pourquoi vous vous battiez tout à l’heure?
Tout est venu, chère Cæsonia, de ce que nous discutions sur le point de savoir si la poésie doit être meurtrière ou non.
C’est fort intéressant. Cependant, cela dépasse mon entendement de femme. Mais j’admire que votre passion pour l’art vous conduise à échanger des coups.
Certes. Mais Caligula me disait qu’il n’est pas de passion profonde sans quelque cruauté.
Ni d’amour sans un brin de viol.
Il y a du vrai dans cette opinion. N’est-ce pas, vous autres?
Caligula est un vigoureux psychologue.
Il nous a parlé avec éloquence du courage.
Il devrait résumer toutes ses idées. Cela serait inestimable.
Sans compter que cela l’occuperait. Car il est visible qu’il a besoin de distractions.
Vous serez ravis de savoir qu’il y a pensé et qu’il écrit en ce moment un grand traité.
Entrent Caligula et la femme de Mucius.
Mucius, je te rends ta femme. Elle te rejoindra. Mais pardonnez-moi, quelques instructions à donner.
Il sort rapidement. Mucius, pâle, s’est levé.
Ce grand traité égalera les plus célèbres, Mucius, nous n’en doutons pas.
Et de quoi parle-t-il, Cæsonia?
Oh! cela me dépasse.
Il faut donc comprendre que cela traite du pouvoir meurtrier de la poésie.
Tout juste, je crois.
Eh bien! cela l’occupera, comme disait Cherea.
Oui, ma jolie. Mais ce qui vous gênera, sans doute, c’est le titre de cet ouvrage.
Quel est-il?
«Le Glaive.»
Entre rapidement Caligula.
Pardonnez-moi, mais les affaires de l’Etat, elles aussi, sont pressantes. Intendant, tu feras fermer les greniers publics. Je viens de signer le décret. Tu le trouveras dans la chambre.
Mais...
Demain, il y aura famine.
Mais le peuple va gronder.
Je dis qu’il y aura famine demain. Tout le monde connaît la famine, c’est un fléau. Demain, il y aura fléau... et j’arrêterai le fléau quand il me plaira. (Il explique aux autres.) Après tout, je n’ai pas tellement de façons de prouver que je suis libre. On est toujours libre aux dépens de quelqu’un. C’est ennuyeux, mais c’est normal. (Avec un coup d’œil vers Mucius.) Appliquez cette pensée à la jalousie et vous verrez. (Songeur.) Tout de même, comme c’est laid d’être jaloux! Souffrir par vanité et par imagination! Voir sa femme...
Mucius serre les poings et ouvre la bouche. Très vite.
Mangeons, Messieurs. Savez-vous que nous travaillons ferme avec Hélicon? Nous mettons au point un petit traité de l’exécution dont vous nous donnerez des nouvelles.
A supposer qu’on vous demande votre avis.
Soyons généreux, Hélicon! Découvrons-leur nos petits secrets. Allez, section III, paragraphe premier.
«L’exécution soulage et délivre. Elle est universelle, fortifiante et juste dans ses applications comme dans ses intentions. On meurt parce qu’on est coupable. On est coupable parce qu’on est sujet de Caligula. Or, tout le monde est sujet de Caligula. Donc, tout le monde est coupable. D’où il ressort que tout le monde meurt. C’est une question de temps et de patience.»
Qu’en pensez-vous? La patience, hein, voilà une trouvaille! Voulez-vous que je vous dise: c’est ce que j’admire le plus en vous.
Maintenant, Messieurs, vous pouvez disposer. Cherea n’a plus besoin de vous. Cependant, que Cæsonia reste! Et Lepidus et Octavius! Mereia aussi. Je voudrais discuter avec vous de l’organisation de ma maison publique. Elle me donne de gros soucis.
Les autres sortent lentement. Caligula suit Mucius des yeux.
A tes ordres, Caïus. Qu’est-ce qui ne va pas? Le personnel est-il mauvais?
Non, mais les recettes ne sont pas bonnes.
Il faut augmenter les tarifs.
Mereia, tu viens de perdre une occasion de te taire. Etant donné ton âge, ces questions ne t’intéressent pas et je ne te demande pas ton avis.
Alors, pourquoi m’as-tu fait rester?
Parce que, tout à l’heure, j’aurai besoin d’un avis sans passion.
Mereia s’écarte.
Si je puis, Caïus, en parler avec passion, je dirai qu’il ne faut pas toucher aux tarifs.
Naturellement, voyons. Mais il faut nous rattraper sur le chiffre d’affaires. Et j’ai déjà expliqué mon plan à Cæsonia qui va vous l’exposer. Moi, j’ai trop bu de vin et je commence à avoir sommeil.
Il s’étend et ferme les yeux.
C’est fort simple. Caligula crée une nouvelle décoration.
Je ne vois pas le rapport.
Il y est, pourtant. Cette distinction constituera l’ordre du Héros civique. Elle récompensera ceux des citoyens qui auront le plus fréquenté la maison publique de Caligula.
C’est lumineux.
Je le crois. J’oubliais de dire que la récompense est décernée chaque mois, après vérification des bons d’entrée; le citoyen qui n’a pas obtenu de décoration au bout de douze mois est exilé ou exécuté.
Pourquoi «ou exécuté»?
Parce que Caligula dit que cela n’a aucune importance. L’essentiel est qu’il puisse choisir.
Bravo. Le Trésor public est aujourd’hui renfloué.
Et toujours de façon très morale, remarquez-le bien. Il vaut mieux, après tout, taxer le vice que rançonner la vertu comme on le fait dans les sociétés républicaines.
Caligula ouvre les yeux à demi et regarde le vieux Mereia qui, à l’écart, sort un petit flacon et en boit une gorgée.
Que bois-tu, Mereia?
C’est pour mon asthme, Caïus.
Non, c’est un contrepoison.
Mais non, Caïus. Tu veux rire. J’étouffe dans la nuit et je me soigne depuis fort longtemps déjà.
Ainsi, tu as peur d’être empoisonné?
Mon asthme...
Non. Appelons les choses par leur nom: tu crains que je ne t’empoisonne. Tu me soupçonnes. Tu m’épies.
Mais non, par tous les dieux!
Tu me suspectes. En quelque sorte, tu te défies de moi.
Caïus!
Réponds-moi. (Mathématique.) Si tu prends un contrepoison, tu me prêtes par conséquent l’intention de t’empoisonner.
Oui..., je veux dire... non.
Et dès l’instant où tu crois que j’ai pris la décision de t’empoisonner, tu fais ce qu’il faut pour t’opposer à cette volonté.
Silence. Dès le début de la scène, Cæsonia et Cherea ont gagné le fond. Seul, Lepidus suit le dialogue d’un air angoissé.
De plus en plus précis.
Cela fait deux crimes, et une alternative dont tu ne sortiras pas: ou bien je ne voulais pas te faire mourir et tu me suspectes injustement, moi, ton empereur. Ou bien je le voulais, et toi, insecte, tu t’opposes à mes projets. (Un temps. Caligula contemple le vieillard avec satisfaction.) Hein, Mereia, que dis-tu de cette logique?
Elle est..., elle est rigoureuse, Caïus. Mais elle ne s’applique pas au cas.
Et, troisième crime, tu me prends pour un imbécile. Ecoute-moi bien. De ces trois crimes, un seul est honorable pour toi, le second—parce que dès l’instant où tu me prêtes une décision et la contrecarres, cela implique une révolte chez toi. Tu es un meneur d’hommes, un révolutionnaire. Cela est bien. (Tristement.) Je t’aime beaucoup, Mereia. C’est pourquoi tu seras condamné pour ton second crime et non pour les autres. Tu vas mourir virilement, pour t’être révolté.
Pendant tout ce discours, Mereia se rapetisse peu à peu sur son siège.
Ne me remercie pas. C’est tout naturel. Tiens. (Il lui tend une fiole et aimablement.) Bois ce poison.
Mereia, secoué de sanglots, refuse de la tête. S’impatientant.
Allons, allons.
Mereia tente alors de s’enfuir. Mais Caligula, d’un bond sauvage, l’atteint au milieu de la scène, le jette sur un siège bas et, après une lutte de quelques instants, lui enfonce la fiole entre les dents et la brise à coups de poing. Après quelques soubresauts, le visage plein d’eau et de sang, Mereia meurt.
Caligula se relève et s’essuie machinalement les mains.
A Cæsonia, lui donnant un fragment de la fiole de Mereia.
Qu’est-ce que c’est? Un contrepoison?
Non, Caligula. C’est un remède contre l’asthme.
Cela ne fait rien. Cela revient au même. Un peu plus tôt, un peu plus tard...
Il sort brusquement, d’un air affairé, en s’essuyant toujours les mains.
Que faut-il faire?
D’abord, retirer le corps, je crois. Il est trop laid!
Cherea et Lepidus prennent le corps et le tirent en coulisse.
Il faudra faire vite.
Il faut être deux cents.
Entre le jeune Scipion. Apercevant Cæsonia, il a un geste pour repartir.
Viens ici.
Que veux-tu?
Approche.
Elle lui relève le menton et le regarde dans les yeux. Un temps.
Froidement.
Il a tué ton père?
Oui.
Tu le hais?
Oui.
Tu veux le tuer?
Oui.
Alors, pourquoi me le dis-tu?
Parce que je ne crains personne. Le tuer ou être tué, c’est deux façons d’en finir. D’ailleurs, tu ne me trahiras pas.
Tu as raison, je ne te trahirai pas. Mais je veux te dire quelque chose—ou plutôt, je voudrais parler à ce qu’il y a de meilleur en toi.
Ce que j’ai de meilleur en moi, c’est ma haine.
Ecoute-moi seulement. C’est une parole à la fois difficile et évidente que je veux te dire. Mais c’est une parole qui, si elle était vraiment écoutée, accomplirait la seule révolution définitive de ce monde.
Alors, dis-la.
Pas encore. Pense d’abord au visage révulsé de ton père à qui on arrachait la langue. Pense à cette bouche pleine de sang et à ce cri de bête torturée.
Oui.
Pense maintenant à Caligula.
Oui.
Ecoute maintenant: essaie de le comprendre.
Elle sort, laissant le jeune Scipion désemparé. Entre Hélicon.
Caligula revient: si vous alliez manger, poète?
Hélicon! Aide-moi.
C’est dangereux, ma colombe. Et je n’entends rien à la poésie.
Tu pourrais m’aider. Tu sais beaucoup de choses.
Je sais que les jours passent et qu’il faut se hâter de manger. Je sais aussi que tu pourrais tuer Caligula... et qu’il ne le verrait pas d’un mauvais œil.
Entre Caligula. Sort Hélicon.
Ah! c’est toi.
Il s’arrête, un peu comme s’il cherchait une contenance.
Il y a longtemps que je ne t’ai vu. (Avançant lentement vers lui.) Qu’est-ce que tu fais? Tu écris toujours? Est-ce que tu peux me montrer tes dernières pièces?
J’ai écrit des poèmes, César.
Sur quoi?
Je ne sais pas, César. Sur la nature, je crois.
Beau sujet. Et vaste. Qu’est-ce qu’elle t’a fait, la nature?
Elle me console de n’être pas César.
Ah! et crois-tu qu’elle pourrait me consoler de l’être?
Ma foi, elle a guéri des blessures plus graves.
Blessure? Tu dis cela avec méchanceté. Est-ce parce que j’ai tué ton père? Si tu savais pourtant comme le mot est juste: Blessure! (Changeant de ton.) Il n’y a que la haine pour rendre les gens intelligents.
J’ai répondu à ta question sur la nature.
Caligula s’assied, regarde Scipion, puis lui prend brusquement les mains et l’attire de force à ses pieds. Il lui prend le visage dans ses mains.
Récite-moi ton poème.
Je t’en prie. César, non.
Pourquoi?
Je ne l’ai pas sur moi.
Ne t’en souviens-tu pas?
Non.
Dis-moi du moins ce qu’il contient.
J’y parlais...
Eh bien?
Non, je ne sais pas...
Essaie...
J’y parlais d’un certain accord de la terre...
... de la terre et du pied.
Oui, c’est à peu près cela...
Continue.
... et aussi de la ligne des collines romaines et de cet apaisement fugitif et bouleversant qu’y ramène le soir...
... Du cri des martinets dans le ciel vert.
Oui, encore.
Eh bien?
Et de cette minute subtile où le ciel encore plein d’or brusquement bascule et nous montre en un instant son autre face, gorgée d’étoiles luisantes.
De cette odeur de fumée, d’arbres et d’eaux qui monte alors de la terre vers la nuit.
... Le cri des cigales et la retombée des chaleurs, les chiens, les roulements des derniers chars, les voix des fermiers...
... Et les chemins noyés d’ombre dans les lentisques et les oliviers...
Oui, oui. C’est tout cela! Mais comment l’as-tu appris?
Je ne sais pas. Peut-être parce que nous aimons les mêmes vérités.
Oh! qu’importe, puisque tout prend en moi le visage de l’amour!
C’est la vertu des grands cœurs, Scipion. Si, du moins, je pouvais connaître ta transparence! Mais je sais trop la force de ma passion pour la vie, elle ne se satisfera pas de la nature. Tu ne peux pas comprendre cela. Tu es d’un autre monde. Tu es pur dans le bien, comme je suis pur dans le mal.
Je peux comprendre.
Non. Ce quelque chose en moi, ce lac de silence, ces herbes pourries. (Changeant brusquement de ton.) Ton poème doit être beau. Mais si tu veux mon avis...
Oui.
Tout cela manque de sang.
Scipion se rejette brusquement en arrière et regarde Caligula avec horreur. Toujours reculant, il parle d’une voix sourde, devant Caligula qu’il regarde avec intensité.
Oh! le monstre, l’infect monstre. Tu as encore joué. Tu viens de jouer, hein? Et tu es content de toi?
Il y a du vrai dans ce que tu dis. J’ai joué.
Quel cœur ignoble et ensanglanté tu dois avoir. Oh! comme tant de mal et de haine doivent te torturer!
Tais-toi, maintenant.
Comme je te plains et comme je te hais!
Tais-toi.
Et quelle immonde solitude doit être la tienne!
La solitude! Tu la connais, toi, la solitude? Celle des poètes et des impuissants. La solitude? Mais laquelle? Ah! tu ne sais pas que seul, on ne l’est jamais! Et que partout le même poids d’avenir et de passé nous accompagne! Les êtres qu’on a tués sont avec nous. Et pour ceux-là, ce serait encore facile. Mais ceux qu’on a aimés, ceux qu’on n’a pas aimés et qui vous ont aimé, les regrets, le désir, l’amertume et la douceur, les putains et la clique des dieux. (Il le lâche et recule vers sa place.) Seul! Ah! si du moins, au lieu de cette solitude empoisonnée de présences qui est la mienne, je pouvais goûter la vraie, le silence et le tremblement d’un arbre! (Assis, avec une soudaine lassitude.) La solitude! Mais non, Scipion. Elle est peuplée de grincements de dents et tout entière retentissante de bruits et de clameurs perdues. Et près des femmes que je caresse, quand la nuit se referme sur nous et que je crois, éloigné de ma chair enfin contentée, saisir un peu de moi entre la vie et la mort, ma solitude entière s’emplit de l’aigre odeur du plaisir aux aisselles de la femme qui sombre encore à mes côtés.
Il a l’air exténué. Long silence.
Le jeune Scipion passe derrière Caligula et s’approche, hésitant. Il tend une main vers Caligula et la pose sur son épaule. Caligula, sans se retourner, la couvre d’une des siennes.
Tous les hommes ont une douceur dans la vie. Cela les aide à continuer. C’est vers elle qu’ils se retournent quand ils se sentent trop usés.
C’est vrai, Scipion.
N’y a-t-il donc rien dans la tienne qui soit semblable, l’approche des larmes, un refuge silencieux?
Si, pourtant.
Et quoi donc?
Le mépris.
Rideau
Avant le lever du rideau, bruit de cymbales et de caisse. Le rideau s’ouvre sur une sorte de parade foraine. Au centre, une tenture devant laquelle, sur une petite estrade, se trouvent Hélicon et Cæsonia. Les cymbalistes de chaque côté. Assis sur des sièges, tournant le dos aux spectateurs, quelques patriciens et le jeune Scipion.
Approchez! Approchez! (Cymbales.) Une fois de plus, les dieux sont descendus sur terre. Caïus, César et dieu, surnommé Caligula, leur a prêté sa forme tout humaine. Approchez, grossiers mortels, le miracle sacré s’opère devant vos yeux. Par une faveur particulière au règne béni de Caligula, les secrets divins sont offerts à tous les yeux.
Cymbales.
Approchez, Messieurs! Adorez et donnez votre obole. Le mystère céleste est mis aujourd’hui à la portée de toutes les bourses.
Cymbales.
L’Olympe et ses coulisses, ses intrigues, ses pantoufles et ses larmes. Approchez! Approchez! Toute la vérité sur vos dieux!
Cymbales.
Adorez et donnez votre obole. Approchez, Messieurs. La représentation va commencer.
Cymbales. Mouvements d’esclaves qui apportent divers objets sur l’estrade.
Une reconstitution impressionnante de vérité, une réalisation sans précédent. Les décors majestueux de la puissance divine ramenés sur terre, une attraction sensationnelle et démesurée, la foudre (les esclaves allument des feux grégeois), le tonnerre (on roule un tonneau plein de cailloux), le destin lui-même dans sa marche triomphale. Approchez et contemplez!
Il tire la tenture et Caligula costumé en Vénus grotesque apparaît sur un piédestal.
Aujourd’hui, je suis Vénus.
L’adoration commence. Prosternez-vous (tous, sauf Scipion, se prosternent) et répétez après moi la prière sacrée à Caligula-Vénus:
«Déesse des douleurs et de la danse...»
«Déesse des douleurs et de la danse...»
«Née des vagues, toute visqueuse et amère dans le sel et l’écume...»
«Née des vagues, toute visqueuse et amère dans le sel et l’écume...»
«Toi qui es comme un rire et un regret...»
«Toi qui es comme un rire et un regret...»
«... une rancœur et un élan...»
«... une rancœur et un élan...»
«Enseigne-nous l’indifférence qui fait renaître les amours...»
«Enseigne-nous l’indifférence qui fait renaître les amours...»
«Instruis-nous de la vérité de ce monde qui est de n’en point avoir...»
«Instruis-nous de la vérité de ce monde qui est de n’en point avoir...»
«Et accorde-nous la force de vivre à la hauteur de cette vérité sans égale...»
«Et accorde-nous la force de vivre à la hauteur de cette vérité sans égale...»
Pause!
Pause!
«Comble-nous de tes dons, répands sur nos visages ton impartiale cruauté, ta haine tout objective; ouvre au-dessus de nos yeux tes mains pleines de fleurs et de meurtres.»
«... tes mains pleines de fleurs et de meurtres.»
«Accueille tes enfants égarés. Reçois-les dans l’asile dénudé de ton amour indifférent et douloureux. Donne-nous tes passions sans objet, tes douleurs privées de raison et tes joies sans avenir...»
«... et tes joies sans avenir...»
«Toi, si vide et si brûlante, inhumaine, mais si terrestre, enivre-nous du vin de ton équivalence et rassasie-nous pour toujours dans ton cœur noir et salé.»
«Enivre-nous du vin de ton équivalence et rassasie-nous pour toujours dans ton cœur noir et salé.»
Quand la dernière phrase a été prononcée par les patriciens, Caligula, jusque-là immobile, s’ébroue et d’une voix de stentor:
Accordé, mes enfants, vos vœux seront exaucés.
Il s’assied en tailleur sur le piédestal. Un à un, les patriciens se prosternent, versent leur obole et se rangent à droite avant de disparaître. Le dernier, troublé, oublie son obole et se retire. Mais Caligula, d’un bond, se remet debout.
Hep! Hep! Viens ici, mon garçon. Adorer, c’est bien, mais enrichir, c’est mieux. Merci. Cela va bien. Si les dieux n’avaient pas d’autres richesses que l’amour des mortels, ils seraient aussi pauvres que le pauvre Caligula. Et maintenant, Messieurs, vous allez pouvoir partir et répandre dans la ville l’étonnant miracle auquel il vous a été donné d’assister: vous avez vu Vénus, ce qui s’appelle voir, avec vos yeux de chair, et Vénus vous a parlé. Allez, Messieurs.
Mouvement des patriciens.
Une seconde! En sortant, prenez le couloir de gauche. Dans celui de droite, j’ai posté des gardes pour vous assassiner.
Les patriciens sortent avec beaucoup d’empressement et un peu de désordre. Les esclaves et les musiciens disparaissent.
Hélicon menace Scipion du doigt.
Scipion, on a encore fait l’anarchiste!
Tu as blasphémé, Caïus.
Qu’est-ce que cela peut bien vouloir dire?
Tu souilles le ciel après avoir ensanglanté la terre.
Ce jeune homme adore les grands mots.
Il va se coucher sur un divan.
Comme tu y vas, mon garçon; il y a en ce moment, dans Rome, des gens qui meurent pour des discours beaucoup moins éloquents.
J’ai décidé de dire la vérité à Caïus.
Eh bien, Caligula, cela manquait à ton règne, une belle figure morale!
Tu crois donc aux dieux, Scipion?
Non.
Alors, je ne comprends pas: pourquoi es-tu si prompt à dépister les blasphèmes?
Je puis nier une chose sans me croire obligé de la salir ou de retirer aux autres le droit d’y croire.
Mais c’est de la modestie, cela, de la vraie modestie! Oh! cher Scipion, que je suis content pour toi. Et envieux, tu sais... Car c’est le seul sentiment que je n’éprouverai peut-être jamais.
Ce n’est pas moi que tu jalouses, ce sont les dieux eux-mêmes.
Si tu le veux bien, cela restera comme le grand secret de mon règne. Tout ce qu’on peut me reprocher aujourd’hui, c’est d’avoir fait encore un petit progrès sur la voie de la puissance et de la liberté. Pour un homme qui aime le pouvoir, la rivalité des dieux a quelque chose d’agaçant. J’ai supprimé cela. J’ai prouvé à ces dieux illusoires qu’un homme, s’il en a la volonté, peut exercer, sans apprentissage, leur métier ridicule.
C’est cela le blasphème, Caïus.
Non, Scipion, c’est de la clairvoyance. J’ai simplement compris qu’il n’y a qu’une façon de s’égaler aux dieux: il suffit d’être aussi cruel qu’eux.
Il suffit de se faire tyran.
Qu’est-ce qu’un tyran?
Une âme aveugle.
Cela n’est pas sûr, Scipion. Mais un tyran est un homme qui sacrifie des peuples à ses idées ou à son ambition. Moi, je n’ai pas d’idées et je n’ai plus rien à briguer en fait d’honneurs et de pouvoir. Si j’exerce ce pouvoir, c’est par compensation.
A quoi?
A la bêtise et à la haine des dieux.
La haine ne compense pas la haine. Le pouvoir n’est pas une solution. Et je ne connais qu’une façon de balancer l’hostilité du monde.
Quelle est-elle?
La pauvreté.
Il faudra que j’essaie de celle-là aussi.
En attendant, beaucoup d’hommes meurent autour de toi.
Si peu, Scipion, vraiment. Sais-tu combien de guerres j’ai refusées?
Non.
Trois. Et sais-tu pourquoi je les ai refusées?
Parce que tu fais fi de la grandeur de Rome.
Non, parce que je respecte la vie humaine.
Tu te moques de moi, Caïus.
Ou, du moins, je la respecte plus que je ne respecte un idéal de conquête. Mais il est vrai que je ne la respecte pas plus que je ne respecte ma propre vie. Et s’il m’est facile de tuer, c’est qu’il ne m’est pas difficile de mourir. Non, plus j’y réfléchis et plus je me persuade que je ne suis pas un tyran.
Qu’importe si cela nous coûte aussi cher que si tu l’étais.
Si tu savais compter, tu saurais que la moindre guerre entreprise par un tyran raisonnable vous coûterait mille fois plus cher que les caprices de ma fantaisie.
Mais, du moins, ce serait raisonnable et l’essentiel est de comprendre.
On ne comprend pas le destin et c’est pourquoi je me suis fait destin. J’ai pris le visage bête et incompréhensible des dieux. C’est cela que tes compagnons de tout à l’heure ont appris à adorer.
Et c’est cela le blasphème, Caïus.
Non, Scipion, c’est de l’art dramatique! L’erreur de tous ces hommes, c’est de ne pas croire assez au théâtre. Ils sauraient sans cela qu’il est permis à tout homme de jouer les tragédies célestes et de devenir dieu. Il suffit de se durcir le cœur.
Peut-être, en effet, Caïus. Mais si cela est vrai, je crois qu’alors tu as fait le nécessaire pour qu’un jour, autour de toi, des légions de dieux humains se lèvent, implacables à leur tour, et noient dans le sang ta divinité d’un moment.
Scipion!
Laisse, Cæsonia. Tu ne crois pas si bien dire, Scipion: j’ai fait le nécessaire. J’imagine difficilement le jour dont tu parles. Mais j’en rêve quelquefois. Et sur tous les visages qui s’avancent alors du fond de la nuit amère, dans leurs traits tordus par la haine et l’angoisse, je reconnais, en effet, avec ravissement, le seul dieu que j’aie adoré en ce monde: misérable et lâche comme le cœur humain. (Irrité.) Et maintenant, va-t’en. Tu en as beaucoup trop dit. (Changeant de ton.) J’ai encore les doigts de mes pieds à rougir. Cela presse.
Tous sortent, sauf Hélicon, qui tourne en rond autour de Caligula, absorbé par les soins de ses pieds.
Hélicon!
Qu’y a-t-il?
Ton travail avance?
Quel travail?
Eh bien!... la lune!
Ça progresse. C’est une question de patience. Mais je voudrais te parler.
J’aurais peut-être de la patience, mais je n’ai pas beaucoup de temps. Il faut faire vite, Hélicon.
Je te l’ai dit, je ferai pour le mieux. Mais auparavant, j’ai des choses graves à t’apprendre.
Remarque que je l’ai déjà eue.
Qui?
La lune.
Oui, naturellement. Mais sais-tu que l’on complote contre ta vie?
Je l’ai eue tout à fait même. Deux ou trois fois seulement, il est vrai. Mais tout de même, je l’ai eue.
Voilà bien longtemps que j’essaie de te parler.
C’était l’été dernier. Depuis le temps que je la regardais et que je la caressais sur les colonnes du jardin, elle avait fini par comprendre.
Cessons ce jeu, Caïus. Si tu ne veux pas m’écouter, mon rôle est de parler quand même. Tant pis si tu n’entends pas.
Ce vernis ne vaut rien. Mais pour en revenir à la lune, c’était pendant une belle nuit d’août. (Hélicon se détourne avec dépit et se tait, immobile.) Elle a fait quelques façons. J’étais déjà couché. Elle était d’abord toute sanglante, au-dessus de l’horizon. Puis elle a commencé à monter, de plus en plus légère, avec une rapidité croissante. Plus elle montait, plus elle devenait claire. Elle est devenue comme un lac d’eau laiteuse au milieu de cette nuit pleine de froissements d’étoiles. Elle est arrivée alors dans la chaleur, douce, légère et nue. Elle a franchi le seuil de la chambre et, avec sa lenteur sûre, est arrivée jusqu’à mon lit, s’y est coulée et m’a inondé de ses sourires et de son éclat.—Décidément, ce vernis ne vaut rien. Mais tu vois, Hélicon, je puis dire sans me vanter que je l’ai eue.
Veux-tu m’écouter et connaître ce qui te menace?
Je veux seulement la lune, Hélicon. Je sais d’avance ce qui me tuera. Je n’ai pas encore épuisé tout ce qui peut me faire vivre. C’est pourquoi je veux la lune. Et tu ne reparaîtras pas ici avant de me l’avoir procurée.
Alors, je ferai mon devoir et je dirai ce que j’ai à dire. Un complot s’est formé contre toi. Cherea en est le chef. J’ai surpris cette tablette qui peut t’apprendre l’essentiel. Je la dépose ici.
Hélicon dépose la tablette sur un des sièges et se retire.
Où vas-tu, Hélicon?
Te chercher la lune.
On gratte à la porte opposée. Caligula se retourne brusquement et aperçoit le vieux patricien.
Tu permets, Caïus?
Eh bien! entre. (Le regardant.) Alors, ma jolie, on vient revoir Vénus!
Non, ce n’est pas cela. Chut! Oh! pardon, Caïus... je veux dire... Tu sais que je t’aime beaucoup... et puis je ne demande qu’à finir mes vieux jours dans la tranquillité...
Pressons! Pressons!
Oui, bon. Enfin... (Très vite.) C’est très grave, voilà tout.
Non, ce n’est pas grave.
Mais quoi donc, Caïus?
Mais de quoi parlons-nous, mon amour?
C’est-à-dire... (Il se tortille et finit par exploser.) Un complot contre toi...
Tu vois bien, c’est ce que je disais, ce n’est pas grave du tout.
Caïus, ils veulent te tuer.
Sais-tu pourquoi je ne puis pas te croire?
Par tous les dieux, Caïus...
Ne jure pas, surtout, ne jure pas. Ecoute plutôt. Si ce que tu dis était vrai, il me faudrait supposer que tu trahis tes amis, n’est-ce pas?
C’est-à-dire, Caïus, que mon amour pour toi...
Et je ne puis pas supposer cela. J’ai tant détesté la lâcheté que je ne pourrais jamais me retenir de faire mourir un traître. Je sais bien ce que tu vaux, moi. Et, assurément, tu ne voudras ni trahir ni mourir.
Assurément, Caïus, assurément!
Tu vois donc que j’avais raison de ne pas te croire. Tu n’es pas un lâche, n’est-ce pas?
Oh! non...
Ni un traître?
Cela va sans dire, Caïus.
Et, par conséquent, il n’y a pas de complot, dis-moi, ce n’était qu’une plaisanterie?
Une plaisanterie, une simple plaisanterie...
Personne ne veut me tuer, cela est évident?
Personne, bien sûr, personne.
Alors, disparais, ma jolie. Un homme d’honneur est un animal si rare en ce monde que je ne pourrais pas en supporter la vue trop longtemps. Il faut que je reste seul pour savourer ce grand moment.
Caligula contemple un moment la tablette de sa place. Il la saisit et la lit. Il respire fortement et appelle un garde.
Amène Cherea.
Le garde sort.
Un moment.
Le garde s’arrête.
Avec des égards.
Le garde sort.
Caligula marche un peu de long en large. Puis il se dirige vers le miroir.
Tu avais décidé d’être logique, idiot. Il s’agit seulement de savoir jusqu’où cela ira. (Ironique.) Si l’on t’apportait la lune, tout serait changé, n’est-ce pas? Ce qui est impossible deviendrait possible et du même coup, en une fois, tout serait transfiguré. Pourquoi pas, Caligula? Qui peut le savoir? (Il regarde autour de lui.) Il y a de moins en moins de monde autour de moi, c’est curieux. (Au miroir, d’une voix sourde.) Trop de morts, trop de morts, cela dégarnit. Même si l’on m’apportait la lune, je ne pourrais pas revenir en arrière. Même si les morts frémissaient à nouveau sous la caresse du soleil, les meurtres ne rentreraient pas sous terre pour autant. (Avec un accent furieux.) La logique, Caligula, il faut poursuivre la logique. Le pouvoir jusqu’au bout, l’abandon jusqu’au bout. Non, on ne revient pas en arrière et il faut aller jusqu’à la consommation!
Entre Cherea.
Caligula, renversé un peu dans son siège, est engoncé dans son manteau. Il a l’air exténué.
Tu m’as demandé, Caïus?
Oui, Cherea. Gardes! Des flambeaux!
Silence.
Tu as quelque chose de particulier à me dire?
Non, Cherea.
Silence.
Tu es sûr que ma présence est nécessaire?
Absolument sûr, Cherea.
Encore un temps de silence.
Soudain empressé.
Mais, excuse-moi. Je suis distrait et te reçois bien mal. Prends ce siège et devisons en amis. J’ai besoin de parler un peu à quelqu’un d’intelligent.
Cherea s’assied.
Naturel, il semble, pour la première fois depuis le début de la pièce.
Cherea, crois-tu que deux hommes dont l’âme et la fierté sont égales peuvent, au moins une fois dans leur vie, se parler de tout leur cœur—comme s’ils étaient nus l’un devant l’autre, dépouillés des préjugés, des intérêts particuliers et des mensonges dont ils vivent?
Je pense que cela est possible, Caïus. Mais je crois que tu en es incapable.
Tu as raison. Je voulais seulement savoir si tu pensais comme moi. Couvrons-nous donc de masques. Utilisons nos mensonges. Parlons comme on se bat, couverts jusqu’à la garde. Cherea, pourquoi ne m’aimes-tu pas?
Parce qu’il n’y a rien d’aimable en toi, Caïus. Parce que ces choses ne se commandent pas. Et aussi, parce que je te comprends trop bien et qu’on ne peut aimer celui de ses visages qu’on essaie de masquer en soi.
Pourquoi me haïr?
Ici, tu te trompes, Caïus. Je ne te hais pas. Je te juge nuisible et cruel, égoïste et vaniteux. Mais je ne puis pas te haïr puisque je ne te crois pas heureux. Et je ne puis pas te mépriser puisque je sais que tu n’es pas lâche.
Alors, pourquoi veux-tu me tuer?
Je te l’ai dit: je te juge nuisible. J’ai le goût et le besoin de la sécurité. La plupart des hommes sont comme moi. Ils sont incapables de vivre dans un univers où la pensée la plus bizarre peut en une seconde entrer dans la réalité—où, la plupart du temps, elle y entre, comme un couteau dans un cœur. Moi non plus, je ne veux pas vivre dans un tel univers. Je préfère me tenir bien en main.
La sécurité et la logique ne vont pas ensemble.
Il est vrai. Cela n’est pas logique, mais cela est sain.
Continue.
Je n’ai rien de plus à dire. Je ne veux pas entrer dans ta logique. J’ai une autre idée de mes devoirs d’homme. Je sais que la plupart de tes sujets pensent comme moi. Tu es gênant pour tous. Il est naturel que tu disparaisses.
Tout cela est très clair et très légitime. Pour la plupart des hommes, ce serait même évident. Pas pour toi, cependant. Tu es intelligent et l’intelligence se paie cher ou se nie. Moi, je paie. Mais toi, pourquoi ne pas la nier et ne pas vouloir payer?
Parce que j’ai envie de vivre et d’être heureux. Je crois qu’on ne peut être ni l’un ni l’autre en poussant l’absurde dans toutes ses conséquences. Je suis comme tout le monde. Pour m’en sentir libéré, je souhaite parfois la mort de ceux que j’aime, je convoite des femmes que les lois de la famille ou de l’amitié m’interdisent de convoiter. Pour être logique, je devrais alors tuer ou posséder. Mais je juge que ces idées vagues n’ont pas d’importance. Si tout le monde se mêlait de les réaliser, nous ne pourrions ni vivre ni être heureux. Encore une fois, c’est cela qui m’importe.
Il faut donc que tu croies à quelque idée supérieure.
Je crois qu’il y a des actions qui sont plus belles que d’autres.
Je crois que toutes sont équivalentes.
Je le sais, Caïus, et c’est pourquoi je ne te hais pas. Mais tu es gênant et il faut que tu disparaisses.
C’est très juste. Mais pourquoi me l’annoncer et risquer ta vie?
Parce que d’autres me remplaceront et parce que je n’aime pas mentir.
Silence.
Cherea!
Oui, Caïus.
Crois-tu que deux hommes dont l’âme et la fierté sont égales peuvent, au moins une fois dans leur vie, se parler de tout leur cœur?
Je crois que c’est ce que nous venons de faire.
Oui, Cherea. Tu m’en croyais incapable, pourtant.
J’avais tort, Caïus, je le reconnais et je te remercie. J’attends maintenant ta sentence.
Ma sentence? Ah! tu veux dire... (Tirant la tablette de son manteau.) Connais-tu cela, Cherea?
Je savais qu’elle était en ta possession.
Oui, Cherea, et ta franchise elle-même était simulée. Les deux hommes ne se sont pas parlé de tout leur cœur. Cela ne fait rien pourtant. Maintenant, nous allons cesser le jeu de la sincérité et recommencer à vivre comme par le passé. Il faut encore que tu essaies de comprendre ce que je vais te dire, que tu subisses mes offenses et mon humeur. Ecoute, Cherea. Cette tablette est la seule preuve.
Je m’en vais, Caïus. Je suis lassé de tout ce jeu grimaçant. Je le connais trop et ne veux plus le voir.
Reste encore. C’est la preuve, n’est-ce pas?
Je ne crois pas que tu aies besoin de preuves pour faire mourir un homme.
Il est vrai. Mais, pour une fois, je veux me contredire. Cela ne gêne personne. Et c’est si bon de se contredire de temps en temps. Cela repose, j’ai besoin de repos, Cherea.
Je ne comprends pas et je n’ai pas de goût pour ces complications.
Bien sûr, Cherea. Tu es un homme sain, toi. Tu ne désires rien d’extraordinaire! (Eclatant de rire.) Tu veux vivre et être heureux. Seulement cela!
Je crois qu’il vaut mieux que nous en restions là.
Pas encore. Un peu de patience, veux-tu? J’ai là cette preuve, regarde. Je veux considérer que je ne peux vous faire mourir sans elle. C’est mon idée et c’est mon repos. Eh bien! vois ce que deviennent les preuves dans la main d’un empereur.
Il approche la tablette d’un flambeau. Cherea le rejoint. Le flambeau les sépare. La tablette fond.
Tu vois, conspirateur! Elle fond, et à mesure que cette preuve disparaît, c’est un matin d’innocence qui se lève sur ton visage. L’admirable front pur que tu as, Cherea. Que c’est beau, un innocent, que c’est beau! Admire ma puissance. Les dieux eux-mêmes ne peuvent pas rendre l’innocence sans auparavant punir. Et ton empereur n’a besoin que d’une flamme pour t’absoudre et t’encourager. Continue, Cherea, poursuis jusqu’au bout le magnifique raisonnement que tu m’as tenu. Ton empereur attend son repos. C’est sa manière à lui de vivre et d’être heureux.
Cherea regarde Caligula avec stupeur. Il a un geste à peine esquissé, semble comprendre, ouvre la bouche et part brusquement. Caligula continue de tenir la tablette dans la flamme et, souriant, suit Cherea du regard.
Rideau
La scène est dans une demi-obscurité. Entrent Cherea et Scipion. Cherea va à droite, puis à gauche et revient vers Scipion.
Que me veux-tu?
Le temps presse. Nous devons être fermes sur ce que nous allons faire.
Qui te dit que je ne suis pas ferme?
Tu n’es pas venu à notre réunion d’hier.
C’est vrai, Cherea.
Scipion, je suis plus âgé que toi et je n’ai pas coutume de demander du secours. Mais il est vrai que j’ai besoin de toi. Ce meurtre demande des répondants qui soient respectables. Au milieu de ces vanités blessées et de ces ignobles peurs, il n’y a que toi et moi dont les raisons soient pures. Je sais que si tu nous abandonnes, tu ne trahiras rien. Mais cela est indifférent. Ce que je désire, c’est que tu restes avec nous.
Je te comprends. Mais je te jure que je ne le puis pas.
Es-tu donc avec lui?
Non. Mais je ne puis être contre lui. (Un temps, puis sourdement.) Si je le tuais, mon cœur du moins serait avec lui.
Il a pourtant tué ton père!
Oui, c’est là que tout commence. Mais c’est là aussi que tout finit.
Il nie ce que tu avoues. Il bafoue ce que tu vénères.
C’est vrai, Cherea. Mais quelque chose en moi lui ressemble pourtant. La même flamme nous brûle le cœur.
Il est des heures où il faut choisir. Moi, j’ai fait taire en moi ce qui pouvait lui ressembler.
Je ne puis pas choisir puisqu’en plus de ce que je souffre, je souffre aussi de ce qu’il souffre. Mon malheur est de tout comprendre.
Alors tu choisis de lui donner raison.
Oh! je t’en prie, Cherea, personne, plus personne pour moi n’aura jamais raison!
Un temps, ils se regardent.
Sais-tu que je le hais plus encore pour ce qu’il a fait de toi?
Oui, il m’a appris à tout exiger.
Non, Scipion, il t’a désespéré. Et désespérer une jeune âme est un crime qui passe tous ceux qu’il a commis jusqu’ici. Je te jure que cela suffirait pour que je le tue avec emportement.
Il se dirige vers la sortie. Entre Hélicon.
Je te cherchais, Cherea. Caligula organise ici une petite réunion amicale. Il faut que tu l’attendes. (Il se tourne vers Scipion.) Mais on n’a pas besoin de toi, mon pigeon. Tu peux partir.
Cherea!
Oui, Scipion.
Essaie de comprendre.
Non, Scipion.
Scipion et Hélicon sortent.
Bruits d’armes en coulisse. Deux gardes paraissent, à droite, conduisant le vieux patricien et le premier patricien, qui donnent toutes les marques de la frayeur.
Mais enfin, que nous veut-on à cette heure de la nuit?
Assieds-toi là.
Il désigne les sièges à droite.
S’il s’agit de nous faire mourir, comme les autres, il n’y a pas besoin de tant d’histoires.
Assieds-toi là, vieux mulet.
Asseyons-nous. Cet homme ne sait rien. C’est visible.
Oui, ma jolie, c’est visible.
Il sort.
Il fallait agir vite, je le savais. Maintenant, c’est la torture qui nous attend.
De quoi s’agit-il?
La conjuration est découverte.
Ensuite?
C’est la torture.
Je me souviens que Caligula a donné quatre-vingt-un mille sesterces à un esclave voleur que la torture n’avait pas fait avouer.
Nous voilà bien avancés.
Non, mais c’est une preuve qu’il aime le courage. Et vous devriez en tenir compte. (Au vieux patricien.) Cela ne te ferait rien de ne pas claquer des dents ainsi? J’ai ce bruit en horreur.
C’est que...
Assez d’histoires. C’est notre vie que nous jouons.
Connaissez-vous le mot favori de Caligula?
Oui. Il le dit au bourreau: «Tue-le lentement pour qu’il se sente mourir.»
Non, c’est mieux. Après une exécution, il bâille et dit avec sérieux: «Ce que j’admire le plus, c’est mon insensibilité.»
Vous entendez?
Bruit d’armes.
Ce mot-là révèle un faible.
Cela ne te ferait rien de ne pas faire de philosophie? Je l’ai en horreur.
Entre, dans le fond, un esclave qui apporte des armes et les range sur un siège.
Reconnaissons au moins que cet homme exerce une indéniable influence. Il force à penser. Il force tout le monde à penser. L’insécurité, voilà ce qui fait penser. Et c’est pourquoi tant de haines le poursuivent.
Regarde.
Tu avais peut-être raison.
Il fallait faire vite. Nous avons trop attendu.
Oui. C’est une leçon qui vient un peu tard.
Mais c’est insensé. Je ne veux pas mourir.
Il se lève et veut s’échapper. Deux gardes surgissent et le maintiennent de force après l’avoir giflé. Le premier patricien s’écrase sur son siège. Cherea dit quelques mots qu’on n’entend pas. Soudain, une étrange musique aigre, sautillante, de sistres et de cymbales, éclate au fond. Les patriciens font silence et regardent. Caligula, en robe courte de danseuse, des fleurs sur la tête, paraît en ombre chinoise, derrière le rideau du fond, mime quelques gestes ridicules de danse et s’éclipse. Aussitôt après, un garde dit, d’une voix solennelle: «Le spectacle est terminé.» Pendant ce temps, Cæsonia est entrée silencieusement derrière les spectateurs. Elle parle d’une voix neutre qui les fait cependant sursauter.
Caligula m’a chargée de vous dire qu’il vous faisait appeler jusqu’ici pour les affaires de l’Etat, mais qu’aujourd’hui, il vous avait invités à communier avec lui dans une émotion artistique. (Un temps; puis de la même voix.) Il a ajouté d’ailleurs que celui qui n’aurait pas communié aurait la tête tranchée.
Ils se taisent.
Je m’excuse d’insister. Mais je dois vous demander si vous avez trouvé que cette danse était belle.
Elle était belle, Cæsonia.
Oh! oui, Cæsonia.
Et toi, Cherea?
C’était du grand art.
Parfait, je vais donc pouvoir en informer Caligula.
Entre Hélicon.
Dis-moi, Cherea, était-ce vraiment du grand art?
Dans un sens, oui.
Je comprends. Tu es très fort, Cherea. Faux comme un honnête homme. Mais fort, vraiment. Moi, je ne suis pas fort. Et pourtant, je ne vous laisserai pas toucher à Caïus, même si c’est là ce que lui-même désire.
Je n’entends rien à ce discours. Mais je te félicite pour ton dévouement. J’aime les bons domestiques.
Te voilà bien fier, hein? Oui, je sers un fou. Mais toi, qui sers-tu? La vertu? Je vais te dire ce que j’en pense. Je suis né esclave. Alors, l’air de la vertu, honnête homme, je l’ai d’abord dansé sous le fouet. Caïus, lui, ne m’a pas fait de discours. Il m’a affranchi et pris dans son palais. C’est ainsi que j’ai pu vous regarder, vous les vertueux. Et j’ai vu que vous aviez sale mine et pauvre odeur, l’odeur fade de ceux qui n’ont jamais rien souffert ni risqué. J’ai vu les drapés nobles, mais l’usure au cœur, le visage avare, la main fuyante. Vous, des juges? Vous qui tenez boutique de vertu, qui rêvez de sécurité comme la jeune fille rêve d’amour, qui allez pourtant mourir dans l’effroi sans même savoir que vous avez menti toute votre vie, vous vous mêleriez de juger celui qui a souffert sans compter, et qui saigne tous les jours de mille nouvelles blessures? Vous me frapperez avant, sois-en sûr! Méprise l’esclave, Cherea! Il est au-dessus de ta vertu puisqu’il peut encore aimer ce maître misérable qu’il défendra contre vos nobles mensonges, vos bouches parjures...
Cher Hélicon, tu te laisses aller à l’éloquence. Franchement, tu avais le goût meilleur, autrefois.
Désolé, vraiment. Voilà ce que c’est que de trop vous fréquenter. Les vieux époux ont le même nombre de poils dans les oreilles tant ils finissent par se ressembler. Mais je me reprends, ne crains rien, je me reprends. Simplement ceci... Regarde, tu vois ce visage? Bon. Regarde-le bien. Parfait. Maintenant, tu as vu ton ennemi.
Il sort.
Et maintenant, il faut faire vite. Restez là tous les deux. Nous serons ce soir une centaine.
Il sort.
Restez là, restez là! Je voudrais bien partir, moi. (Il renifle.) Ça sent le mort, ici.
Ou le mensonge. (Tristement.) J’ai dit que cette danse était belle.
Elle l’était dans un sens. Elle l’était.
Entrent en coup de vent plusieurs patriciens et chevaliers.
Qu’y a-t-il? Le savez-vous? L’empereur nous fait appeler.
C’est peut-être pour la danse.
Quelle danse?
Oui, enfin, l’émotion artistique.
On m’a dit que Caligula était très malade.
Il l’est.
Qu’a-t-il donc? (Avec ravissement.) Par tous les dieux, va-t-il mourir?
Je ne crois pas. Sa maladie n’est mortelle que pour les autres.
Si nous osons dire.
Je te comprends. Mais n’a-t-il pas quelque maladie moins grave et plus avantageuse pour nous?
Non, cette maladie-là ne souffre pas la concurrence. Vous permettez, je dois voir Cherea.
Il sort. Entre Cæsonia, petit silence.
Caligula souffre de l’estomac. Il a vomi du sang.
Les patriciens accourent autour d’elle.
Oh! dieux tout-puissants, je fais vœu, s’il se rétablit, de verser deux cent mille sesterces au trésor de l’Etat.
Jupiter, prends ma vie en échange de la sienne.
Caligula est entré depuis un moment. Il écoute.
J’accepte ton offrande, Lucius, je te remercie. Mon trésorier se présentera demain chez toi. (Il va vers le troisième patricien et l’embrasse.) Tu ne peux savoir comme je suis ému. (Un silence et tendrement.) Tu m’aimes donc?
Ah! César, il n’est rien que, pour toi, je ne donnerais sur l’heure.
Ah! ceci est trop, Cassius, et je n’ai pas mérité tant d’amour. (Cassius fait un geste de protestation.) Non, non, te dis-je. J’en suis indigne. (Il appelle deux gardes.) Emmenez-le. (A Cassius, doucement.) Va, ami. Et souviens-toi que Caligula t’a donné son cœur.
Mais où m’emmènent-ils?
A la mort, voyons. Tu as donné ta vie pour la mienne. Moi, je me sens mieux maintenant. Je n’ai même plus cet affreux goût de sang dans la bouche. Tu m’as guéri. Es-tu heureux, Cassius, de pouvoir donner ta vie pour un autre, quand cet autre s’appelle Caligula? Me voilà prêt de nouveau pour toutes les fêtes.
On entraîne le troisième patricien qui résiste et hurle.
Je ne veux pas. Mais c’est une plaisanterie.
Bientôt, les routes sur la mer seront couvertes de mimosas. Les femmes auront des robes d’étoffe légère. Un grand ciel frais et battant, Cassius! Les sourires de la vie!
Cassius est prêt à sortir. Cæsonia le pousse doucement.
Se retournant, soudain sérieux.
La vie, mon ami, si tu l’avais assez aimée, tu ne l’aurais pas jouée avec tant d’imprudence.
On entraîne Cassius.
Revenant vers la table.
Et quand on a perdu, il faut toujours payer. (Un temps.) Viens, Cæsonia. (Il se tourne vers les autres.) A propos, il m’est venu une belle pensée que je veux partager avec vous. Mon règne jusqu’ici a été trop heureux. Ni peste universelle, ni religion cruelle, pas même un coup d’Etat, bref, rien qui puisse vous faire passer à la postérité. C’est un peu pour cela, voyez-vous, que j’essaie de compenser la prudence du destin. Je veux dire... je ne sais pas si vous m’avez compris (avec un petit rire), enfin, c’est moi qui remplace la peste. (Changeant de ton.) Mais, taisez-vous. Voici Cherea. C’est à toi, Cæsonia.
Il sort. Entrent Cherea et le premier patricien.
Cæsonia va vivement au-devant de Cherea.
Caligula est mort.
Elle se détourne, comme si elle pleurait, et fixe les autres qui se taisent. Tout le monde a l’air consterné, mais pour des raisons différentes.
Tu... tu es sûre de ce malheur? Ce n’est pas possible, il a dansé tout à l’heure.
Justement. Cet effort l’a achevé.
Cherea va rapidement de l’un à l’autre, et se retourne vers Cæsonia. Tout le monde garde le silence.
Lentement.
Tu ne dis rien, Cherea.
C’est un grand malheur, Cæsonia.
Caligula entre brutalement et va vers Cherea.
Bien joué, Cherea. (Il fait un tour sur lui-même et regarde les autres. Avec humeur.) Eh bien! c’est raté. (A Cæsonia.) N’oublie pas ce que je t’ai dit.
Il sort.
Cæsonia le regarde partir en silence.
Serait-il malade, Cæsonia?
Non, ma jolie, mais ce que tu ignores, c’est que cet homme dort deux heures toutes les nuits et le reste du temps, incapable de reposer, erre dans les galeries de son palais. Ce que tu ignores, ce que tu ne t’es jamais demandé, c’est à quoi pense cet être pendant les heures mortelles qui vont du milieu de la nuit au retour du soleil. Malade? Non, il ne l’est pas. A moins que tu n’inventes un nom et dés médicaments pour les ulcères dont son âme est couverte.
Tu as raison, Cæsonia. Nous n’ignorons pas que Caïus...
Non, vous ne l’ignorez pas. Mais comme tous ceux qui n’ont point d’âme, vous ne pouvez supporter ceux qui en ont trop. Trop d’âme! Voilà qui est gênant, n’est-ce pas? Alors, on appelle cela maladie: les cuistres sont justifiés et contents. (D’un autre ton.) Est-ce que tu as jamais su aimer, Cherea?
Nous sommes maintenant trop vieux pour apprendre à le faire, Cæsonia. Et d’ailleurs, il n’est pas sûr que Caligula nous en laissera le temps.
Il est vrai. (Elle s’assied.) Et j’allais oublier les recommandations de Caligula. Vous savez qu’aujourd’hui est un jour consacré à l’art.
D’après le calendrier?
Non, d’après Caligula. Il a convoqué quelques poètes. Il leur proposera une composition improvisée sur un sujet donné. Il désire que ceux d’entre vous qui sont poètes y concourent expressément. Il a désigné en particulier le jeune Scipion et Metellus.
Mais nous ne sommes pas prêts.
Naturellement, il y aura des récompenses. Il y a aussi des punitions. (Petit recul des autres.) Je puis vous dire, en confidence, qu’elles ne sont pas très graves.
Entre Caligula. Il est plus sombre que jamais.
Tout est prêt?
Tout. (A un garde.) Faites entrer les poètes.
Entrent, deux par deux, une douzaine de poètes qui descendent à droite au pas cadencé.
Et les autres?
Scipion et Metellus!
Tous deux se joignent aux poètes. Caligula s’assied dans le fond, à gauche, avec Cæsonia et le reste des patriciens. Petit silence.
Sujet: la mort. Délai: une minute.
Les poètes écrivent précipitamment sur leurs tablettes.
Qui sera le jury?
Moi. Cela n’est pas suffisant?
Oh! oui. Tout à fait suffisant.
Est-ce que tu participes au concours, Caïus?
C’est inutile. Il y a longtemps que j’ai fait ma composition sur ce sujet.
Où peut-on se la procurer?
A ma façon, je la récite tous les jours.
Cæsonia le regarde, angoissée.
Ma figure te déplaît?
Je te demande pardon.
Ah! je t’en prie, pas d’humilité. Surtout pas d’humilité. Toi, tu es déjà difficile à supporter, mais ton humilité!
Cæsonia remonte lentement...
A Cherea.
Je continue. C’est l’unique composition que j’aie faite. Mais aussi, elle donne la preuve que je suis le seul artiste que Rome ait connu, le seul, tu entends, Cherea, qui mette en accord sa pensée et ses actes.
C’est seulement une question de pouvoir.
En effet. Les autres créent par défaut de pouvoir. Moi, je n’ai pas besoin d’une œuvre: je vis. (Brutalement.) Alors, vous autres, vous y êtes?
Nous y sommes, je crois.
Oui.
Bon, écoutez-moi bien. Vous allez quitter vos rangs. Je sifflerai. Le premier commencera sa lecture. A mon coup de sifflet, il doit s’arrêter et le second commencer. Et ainsi de suite. Le vainqueur, naturellement, sera celui dont la composition n’aura pas été interrompue par le sifflet. Préparez-vous. (Il se tourne vers Cherea et, confidentiel.) Il faut de l’organisation en tout, même en art.
Coup de sifflet.
Mort, quand par-delà les rives noires...
Sifflet. Le poète descend à gauche. Les autres feront de même. Scène mécanique.
Les Trois Parques en leur antre...
Sifflet.
Je t’appelle, ô mort...
Sifflet rageur.
Le quatrième poète s’avance et prend une pose déclamatoire. Le sifflet retentit avant qu’il ait parlé.
Lorsque j’étais petit enfant...
Non! mais quel rapport l’enfance d’un imbécile peut-elle avoir avec le sujet? Veux-tu me dire où est le rapport?
Mais, Caïus, je n’ai pas fini...
Sifflet strident.
Inexorable, elle chemine...
Sifflet.
Absconse et diffuse oraison...
Sifflet entrecoupé.
Scipion s’avance sans tablettes.
A toi, Scipion. Tu n’as pas de tablettes?
Je n’en ai pas besoin.
Voyons.
Il mâchonne son sifflet.
«Chasse au bonheur qui fait les êtres purs,
Ciel où le soleil ruisselle,
Fêtes uniques et sauvages, mon délire sans espoir!...»
Arrête, veux-tu? (A Scipion.) Tu es bien jeune pour connaître les vraies leçons de la mort.
J’étais bien jeune pour perdre mon père.
Allons, vous autres, formez vos rangs. Un faux poète est une punition trop dure pour mon goût. Je méditais jusqu’ici de vous garder comme alliés et j’imaginais parfois que vous formeriez le dernier carré de mes défenseurs. Mais cela est vain, et je vais vous rejeter parmi mes ennemis. Les poètes sont contre moi, je puis dire que c’est la fin. Sortez en bon ordre! Vous allez défiler devant moi en léchant vos tablettes pour y effacer les traces de vos infamies. Attention! En avant!
Coups de sifflet rythmés. Les poètes, marchant au pas, sortent, par la droite, en léchant leurs immortelles tablettes.
Très bas.
Et sortez tous.
A la porte, Cherea retient le premier patricien par l’épaule.
Le moment est venu.
Le jeune Scipion, qui a entendu, hésite sur le pas de la porte et va vers Caligula.
Ne peux-tu me laisser en paix, comme le fait maintenant ton père?
Allons, Caïus, tout cela est inutile. Je sais déjà que tu as choisi.
Laisse-moi.
Je vais te laisser, en effet, car je crois que je t’ai compris. Ni pour toi, ni pour moi, qui te ressemble tant, il n’y a plus d’issue. Je vais partir très loin chercher les raisons de tout cela. (Un temps, il regarde Caligula. Avec un grand accent.) Adieu, cher Caïus. Quand tout sera fini, n’oublie pas que je t’ai aimé.
Il sort. Caligula le regarde. Il a un geste. Mais il se secoue brutalement et revient sur Cæsonia.
Qu’a-t-il dit?
Cela dépasse ton entendement.
A quoi penses-tu?
A celui-ci. Et puis à toi aussi. Mais c’est la même chose.
Qu’y a-t-il?
Scipion est parti. J’en ai fini avec l’amitié. Mais toi, je me demande pourquoi tu es encore là...
Parce que je te plais.
Non. Si je te faisais tuer, je crois que je comprendrais.
Ce serait une solution. Fais-le donc. Mais ne peux-tu, au moins pour une minute, te laisser aller à vivre librement?
Cela fait déjà quelques années que je m’exerce à vivre librement.
Ce n’est pas ainsi que je l’entends. Comprends-moi bien. Cela peut être si bon de vivre et d’aimer dans la pureté de son cœur.
Chacun gagne sa pureté comme il peut. Moi, c’est en poursuivant l’essentiel. Tout cela n’empêche pas d’ailleurs que je pourrais te faire tuer. (Il rit.) Ce serait le couronnement de ma carrière.
Caligula se lève et fait tourner le miroir sur lui-même. Il marche en rond, en laissant pendre ses bras, presque sans gestes, comme une bête.
C’est drôle. Quand je ne tue pas, je me sens seul. Les vivants ne suffisent pas à peupler l’univers et à chasser l’ennui. Quand vous êtes tous là, vous me faites sentir un vide sans mesure où je ne peux regarder. Je ne suis bien que parmi mes morts. (Il se campe face au public, un peu penché en avant, il a oublié Cæsonia.) Eux sont vrais. Ils sont comme moi. Ils m’attendent et me pressent. (Il hoche la tête.) J’ai de longs dialogues avec tel ou tel qui cria vers moi pour être gracié et à qui je fis couper la langue.
Viens. Etends-toi près de moi. Mets ta tête sur mes genoux. (Caligula obéit.) Tu es bien. Tout se tait.
Tout se tait! Tu exagères. N’entends-tu pas ces cliquetis de fers? (On les entend.) Ne perçois-tu pas ces mille petites rumeurs qui révèlent la haine aux aguets?
Rumeurs.
Personne n’oserait...
Si, la bêtise.
Elle ne tue pas. Elle rend sage.
Elle est meurtrière, Cæsonia. Elle est meurtrière lorsqu’elle se juge offensée. Oh! ce ne sont pas ceux dont j’ai tué les fils ou le père qui m’assassineront. Ceux-là ont compris, ils sont avec moi, ils ont le même goût dans la bouche. Mais les autres, ceux que j’ai moqués et ridiculisés, je suis sans défense contre leur vanité.
Nous te défendrons, nous sommes encore nombreux à t’aimer.
Vous êtes de moins en moins nombreux. J’ai fait ce qu’il fallait pour cela. Et puis, soyons justes, je n’ai pas seulement la bêtise contre moi, j’ai aussi la loyauté et le courage de ceux qui veulent être heureux.
Non, ils ne te tueront pas. Ou alors quelque chose, venu du ciel, les consumerait avant qu’ils t’aient touché.
Du ciel! Il n’y a pas de ciel, pauvre femme. (Il s’assied.) Mais pourquoi tant d’amour, tout d’un coup, ce n’est pas dans nos conventions?
Ce n’est donc pas assez de te voir tuer les autres qu’il faille encore savoir que tu seras tué? Ce n’est pas assez de te recevoir cruel et déchiré, de sentir ton odeur de meurtre quand tu te places sur mon ventre! Tous les jours, je vois mourir un peu plus en toi ce qui a figure d’homme. (Elle se tourne vers lui.) Je suis vieille et près d’être laide, je le sais. Mais le souci que j’ai de toi m’a fait maintenant une telle âme qu’il n’importe plus que tu ne m’aimes pas. Je voudrais seulement te voir guérir, toi qui es encore un enfant. Toute une vie devant toi! Et que demandes-tu donc qui soit plus grand que toute une vie?
Voici déjà bien longtemps que tu es là.
C’est vrai. Mais tu vas me garder, n’est-ce pas?
Je ne sais pas. Je sais seulement pourquoi tu es là: pour toutes ces nuits où le plaisir était aigu et sans joie, et pour tout ce que tu connais de moi.
Il la prend dans ses bras et, de la main, lui renverse un peu la tête.
J’ai vingt-neuf ans. C’est peu. Mais à cette heure où ma vie m’apparaît cependant si longue, si chargée de dépouilles, si accomplie enfin, tu restes le dernier témoin. Et je ne peux me défendre d’une sorte de tendresse honteuse pour la vieille femme que tu vas être.
Dis-moi que tu veux me garder!
Je ne sais pas. J’ai conscience seulement, et c’est le plus terrible, que cette tendresse honteuse est le seul sentiment pur que ma vie m’ait jusqu’ici donné.
Cæsonia se retire de ses bras, Caligula la suit. Elle colle son dos contre lui, il l’enlace.
Ne vaudrait-il pas mieux que le dernier témoin disparaisse?
Cela n’a pas d’importance. Je suis heureuse de ce que tu m’as dit. Mais pourquoi ne puis-je pas partager ce bonheur avec toi?
Qui te dit que je ne suis pas heureux?
Le bonheur est généreux. Il ne vit pas de destructions.
Alors, c’est qu’il est deux sortes de bonheurs et j’ai choisi celui des meurtriers. Car je suis heureux. Il y a eu un temps où je croyais avoir atteint l’extrémité de la douleur. Eh bien! non, on peut encore aller plus loin. Au bout de cette contrée, c’est un bonheur stérile et magnifique. Regarde-moi.
Elle se tourne vers lui.
Je ris, Cæsonia, quand je pense que, pendant des années, Rome tout entière a évité de prononcer le nom de Drusilla. Car Rome s’est trompée pendant des années. L’amour ne m’est pas suffisant, c’est cela que j’ai compris alors. C’est cela que je comprends aujourd’hui encore en te regardant. Aimer un être, c’est accepter de vieillir avec lui. Je ne suis pas capable de cet amour. Drusilla vieille, c’était bien pis que Drusilla morte. On croit qu’un homme souffre parce que l’être qu’il aime meurt en un jour. Mais sa vraie souffrance est moins futile: c’est de s’apercevoir que le chagrin non plus ne dure pas. Même la douleur est privée de sens.
Tu vois, je n’avais pas d’excuses, pas même l’ombre d’un amour, ni l’amertume de la mélancolie. Je suis sans alibi. Mais aujourd’hui, me voilà encore plus libre qu’il y a des années, libéré que je suis du souvenir et de l’illusion. (Il rit d’une façon passionnée.) Je sais que rien ne dure! Savoir cela! Nous sommes deux ou trois dans l’histoire à en avoir fait vraiment l’expérience, accompli ce bonheur dément. Cæsonia, tu as suivi jusqu’au bout une bien curieuse tragédie. Il est temps que pour toi le rideau se baisse.
Il passe à nouveau derrière elle et passe son avant-bras autour du cou de Cæsonia.
Est-ce donc du bonheur, cette liberté épouvantable?
Sois-en sûre, Cæsonia. Sans elle, j’eusse été un homme satisfait. Grâce à elle, j’ai conquis la divine clairvoyance du solitaire. (Il s’exalte de plus en plus, étranglant peu à peu Cæsonia qui se laisse aller sans résistance, les mains un peu offertes en avant. Il lui parle, penché sur son oreille.) Je vis, je tue, j’exerce le pouvoir délirant du destructeur, auprès de quoi celui du créateur paraît une singerie. C’est cela, être heureux. C’est cela le bonheur, cette insupportable délivrance, cet universel mépris, le sang, la haine autour de moi, cet isolement non pareil de l’homme qui tient toute sa vie sous son regard, la joie démesurée de l’assassin impuni, cette logique implacable qui broie des vies humaines (il rit), qui te broie, Cæsonia, pour parfaire enfin la solitude éternelle que je désire.
Caïus!
Non, pas de tendresse. Il faut en finir, car le temps presse. Le temps presse, chère Cæsonia!
Cæsonia râle. Caligula la traîne sur le lit où il la laisse tomber.
La regardant d’un air égaré; d’une voix rauque.
Et toi aussi, tu étais coupable. Mais tuer n’est pas la solution.
Il tourne sur lui-même, hagard, va vers le miroir.
Caligula! Toi aussi, toi aussi, tu es coupable. Alors, n’est-ce pas, un peu plus, un peu moins! Mais qui oserait me condamner dans ce monde sans juge, où personne n’est innocent! (Avec tout l’accent de la détresse, se pressant contre le miroir.) Tu le vois bien, Hélicon n’est pas venu. Je n’aurai pas la lune. Mais qu’il est amer d’avoir raison et de devoir aller jusqu’à la consommation. Car j’ai peur de la consommation. Des bruits d’armes! C’est l’innocence qui prépare son triomphe. Que ne suis-je à leur place! J’ai peur. Quel dégoût, après avoir méprisé les autres, de se sentir la même lâcheté dans l’âme. Mais cela ne fait rien. La peur non plus ne dure pas. Je vais retrouver ce grand vide où le cœur s’apaise.
Il recule un peu, revient vers le miroir. Il semble plus calme. Il recommence à parler, mais d’une voix plus basse et plus concentrée.
Tout a l’air si compliqué. Tout est si simple pourtant. Si j’avais eu la lune, si l’amour suffisait, tout serait changé. Mais où étancher cette soif? Quel cœur, quel dieu auraient pour moi la profondeur d’un lac? (s’agenouillant et pleurant.) Rien dans ce monde, ni dans l’autre, qui soit à ma mesure. Je sais pourtant, et tu le sais aussi (il tend les mains vers le miroir en pleurant), qu’il suffirait que l’impossible soit. L’impossible! Je l’ai cherché aux limites du monde, aux confins de moi-même. J’ai tendu mes mains (criant), je tends mes mains et c’est toi que je rencontre, toujours toi en face de moi, et je suis pour toi plein de haine. Je n’ai pas pris la voie qu’il fallait, je n’aboutis à rien. Ma liberté n’est pas la bonne. Hélicon! Hélicon! Rien! rien encore. Oh! cette nuit est lourde! Hélicon ne viendra pas: nous serons coupables à jamais! Cette nuit est lourde comme la douleur humaine.
Des bruits d’armes et des chuchotements s’entendent en coulisse.
Garde-toi, Caïus! Garde-toi!
Une main invisible poignarde Hélicon.
Caligula se relève, prend un siège bas dans la main et approche du miroir en soufflant. Il s’observe, simule un bond en avant et, devant le mouvement symétrique de son double dans la glace, lance son siège à toute volée en hurlant:
A l’histoire, Caligula, à l’histoire.
Le miroir se brise et, dans le même moment, par toutes les issues, entrent les conjurés en armes. Caligula leur fait face, avec un rire fou. Le vieux patricien le frappe dans le dos, Cherea en pleine figure. Le rire de Caligula se transforme en hoquets. Tous frappent. Dans un dernier hoquet, Caligula, riant et râlant, hurle:
Je suis encore vivant!
Rideau
LE MALENTENDU
Pièce en trois actes
LE MALENTENDU
a été représenté pour la première fois en 1944, au Théâtre des Mathurins, dans une mise en scène de Marcel Herrand, et avec la distribution suivante:
MARTHA. | Maria Casarès. |
MARIA. | Hélène Vercors. |
LA MÈRE. | Marie Kalff. |
JAN. | Marcel Herrand. |
LE VIEUX DOMESTIQUE. | Paul Œttly. |
Midi. La salle commune de l’auberge. Elle est propre et claire. Tout y est net.
Il reviendra.
Il te l’a dit?
Oui. Quand tu es sortie.
Il reviendra seul?
Je ne sais pas.
Est-il riche?
Il ne s’est pas inquiété du prix.
S’il est riche, tant mieux. Mais il faut aussi qu’il soit seul.
Seul et riche, oui. Et alors nous devrons recommencer.
Nous recommencerons, en effet. Mais nous serons payées de notre peine.
Un silence. Martha regarde sa mère.
Mère, vous êtes singulière. Je vous reconnais mal depuis quelque temps.
Je suis fatiguée, ma fille, rien de plus. Je voudrais me reposer.
Je puis prendre sur moi ce qui vous reste encore à faire dans la maison. Vous aurez ainsi toutes vos journées.
Ce n’est pas exactement de ce repos que je parle. Non, c’est un rêve de vieille femme. J’aspire seulement à la paix, à un peu d’abandon. (Elle rit faiblement.) Cela est stupide à dire, Martha, mais il y a des soirs où je me sentirais presque des goûts de religion.
Vous n’êtes pas si vieille, ma mère, qu’il faille en venir là. Vous avez mieux à faire.
Tu sais bien que je plaisante. Mais quoi! A la fin d’une vie, on peut bien se laisser aller. On ne peut pas toujours se raidir et se durcir comme tu le fais, Martha. Ce n’est pas de ton âge non plus. Et je connais bien des filles, nées la même année que toi, qui ne songent qu’à des folies.
Leurs folies ne sont rien auprès des nôtres, vous le savez.
Laissons cela.
On dirait qu’il est maintenant des mots qui vous brûlent la bouche.
Qu’est-ce que cela peut te faire, si je ne recule pas devant les actes? Mais qu’importe! Je voulais seulement dire que j’aimerais quelquefois te voir sourire.
Cela m’arrive, je vous le jure.
Je ne t’ai jamais vue ainsi.
C’est que je souris dans ma chambre, aux heures où je suis seule.
Quel dur visage est le tien, Martha!
Ne l’aimez-vous donc pas?
Je crois que oui, pourtant.
Ah! mère! Quand nous aurons amassé beaucoup d’argent et que nous pourrons quitter ces terres sans horizon, quand nous laisserons derrière nous cette auberge et cette ville pluvieuse, et que nous oublierons ce pays d’ombre, le jour où nous serons enfin devant la mer dont j’ai tant rêvé, ce jour-là, vous me verrez sourire. Mais il faut beaucoup d’argent pour vivre devant la mer. C’est pour cela qu’il ne faut pas avoir peur des mots. C’est pour cela qu’il faut s’occuper de celui qui doit venir. S’il est suffisamment riche, ma liberté commencera peut-être avec lui. Vous a-t-il parlé longuement, mère?
Non. Deux phrases en tout.
De quel air vous a-t-il demandé sa chambre?
Je ne sais pas. Je vois mal et je l’ai mal regardé. Je sais, par expérience, qu’il vaut mieux ne pas les regarder. Il est plus facile de tuer ce qu’on ne connaît pas. (Un temps.) Réjouis-toi, je n’ai pas peur des mots maintenant.
C’est mieux ainsi. Je n’aime pas les allusions. Le crime est le crime, il faut savoir ce que l’on veut. Et il me semble que vous le saviez tout à l’heure, puisque vous y avez pensé, en répondant au voyageur.
Je n’y ai pas pensé. J’ai répondu par habitude.
L’habitude? Vous le savez, pourtant, les occasions ont été rares!
Sans doute. Mais l’habitude commence au second crime. Au premier, rien ne commence, c’est quelque chose qui finit. Et puis, si les occasions ont été rares, elles se sont étendues sur beaucoup d’années, et l’habitude s’est fortifiée du souvenir. Oui, c’est bien l’habitude qui m’a poussée à répondre, qui m’a avertie de ne pas regarder cet homme, et assurée qu’il avait le visage d’une victime.
Mère, il faudra le tuer.
Sans doute, il faudra le tuer.
Vous dites cela d’une singulière façon.
Je suis lasse, en effet, et j’aimerais qu’au moins celui-là soit le dernier. Tuer est terriblement fatigant. Je me soucie peu de mourir devant la mer ou au centre de nos plaines, mais je voudrais bien qu’ensuite nous partions ensemble.
Nous partirons et ce sera une grande heure! Redressez-vous, mère, il y a peu à faire. Vous savez bien qu’il ne s’agit même pas de tuer. Il boira son thé, il dormira, et tout vivant encore, nous le porterons à la rivière. On le retrouvera dans longtemps, collé contre un barrage, avec d’autres qui n’auront pas eu sa chance et qui se seront jetés dans l’eau, les yeux ouverts. Le jour où nous avons assisté au nettoyage du barrage, vous me le disiez, mère, ce sont les nôtres qui souffrent le moins, la vie est plus cruelle que nous. Redressez-vous, vous trouverez votre repos et nous fuirons enfin d’ici.
Oui, je vais me redresser. Quelquefois, en effet, je suis contente à l’idée que les nôtres n’ont jamais souffert. C’est à peine un crime, tout juste une intervention, un léger coup de pouce donné à des vies inconnues. Et il est vrai qu’apparemment la vie est plus cruelle que nous. C’est peut-être pour cela que j’ai du mal à me sentir coupable.
Entre le vieux domestique. Il va s’asseoir derrière le comptoir, sans un mot. Il ne bougera pas jusqu’à la fin de la scène.
Dans quelle chambre le mettrons-nous?
N’importe laquelle, pourvu que ce soit au premier.
Oui; nous avons trop peiné, la dernière fois, dans les deux étages. (Elle s’assied pour la première fois.) Mère, est-il vrai que, là-bas, le sable des plages fasse des brûlures aux pieds?
Je n’y suis pas allée, tu le sais. Mais on m’a dit que le soleil dévorait tout.
J’ai lu dans un livre qu’il mangeait jusqu’aux âmes et qu’il faisait des corps resplendissants, mais vidés par l’intérieur.
Est-ce cela, Martha, qui te fait rêver?
Oui, j’en ai assez de porter toujours mon âme, j’ai hâte de trouver ce pays où le soleil tue les questions. Ma demeure n’est pas ici.
Auparavant, hélas! nous avons beaucoup à faire. Si tout va bien, j’irai, bien sûr, avec toi. Mais moi, je n’aurai pas le sentiment d’aller vers ma demeure. A un certain âge, il n’est pas de demeure où le repos soit possible, et c’est déjà beaucoup si l’on a pu faire soi-même cette dérisoire maison de briques, meublée de souvenirs, où il arrive parfois que l’on s’endorme. Mais naturellement, ce serait quelque chose aussi, si je trouvais à la fois le sommeil et l’oubli.
Elle se lève et se dirige vers la porte.
Prépare tout, Martha. (Un temps.) Si vraiment cela en vaut la peine.
Martha la regarde sortir. Elle-même sort par une autre porte.
Le vieux domestique va à la fenêtre, aperçoit Jan et Maria, puis se dissimule. Le vieux reste en scène, seul, pendant quelques secondes. Entre Jan. Il s’arrête, regarde dans la salle, aperçoit le vieux, derrière la fenêtre.
Il n’y a personne?
Le vieux le regarde, traverse la scène et s’en va.
Entre Maria. Jan se retourne brusquement vers elle.
Tu m’as suivi.
Pardonne-moi, je ne pouvais pas. Je partirai peut-être tout à l’heure. Mais laisse-moi voir l’endroit où je te laisse.
On peut venir et ce que je veux faire ne sera plus possible.
Donnons-nous au moins cette chance que quelqu’un vienne et que je te fasse reconnaître malgré toi.
Il se détourne. Un temps.
C’est ici?
Oui, c’est ici. J’ai pris cette porte, il y a vingt ans. Ma sœur était une petite fille. Elle jouait dans ce coin. Ma mère n’est pas venue m’embrasser. Je croyais alors que cela m’était égal.
Jan, je ne puis croire qu’elles ne t’aient pas reconnu tout à l’heure. Une mère reconnaît toujours son fils.
Il y a vingt ans qu’elle ne m’a vu. J’étais un adolescent, presque un jeune garçon. Ma mère a vieilli, sa vue a baissé. C’est à peine si moi-même je l’ai reconnue.
Je sais, tu es entré, tu as dit: «Bonjour», tu t’es assis. Tu ne reconnaissais rien.
Ma mémoire n’était pas juste. Elles m’ont accueilli sans un mot. Elles m’ont servi la bière que je demandais. Elles me regardaient, elles ne me voyaient pas. Tout était plus difficile que je ne l’avais cru.
Tu sais bien que ce n’était pas difficile et qu’il suffisait de parler. Dans ces cas-là, on dit: «C’est moi», et tout rentre dans l’ordre.
Oui, mais j’étais plein d’imaginations. Et moi qui attendais un peu le repas du prodigue, on m’a donné de la bière contre mon argent. J’étais ému, je n’ai pas pu parler.
Il aurait suffi d’un mot.
Je ne l’ai pas trouvé. Mais quoi, je ne suis pas si pressé. Je suis venu ici apporter ma fortune et, si je le puis, du bonheur. Quand j’ai appris la mort de mon père, j’ai compris que j’avais des responsabilités envers elles deux et, l’ayant compris, je fais ce qu’il faut. Mais je suppose que ce n’est pas si facile qu’on le dit de rentrer chez soi et qu’il faut un peu de temps pour faire un fils d’un étranger.
Mais pourquoi n’avoir pas annoncé ton arrivée? Il y a des cas où l’on est bien obligé de faire comme tout le monde. Quand on veut être reconnu, on se nomme, c’est l’évidence même. On finit par tout brouiller en prenant l’air de ce qu’on n’est pas. Comment ne serais-tu pas traité en étranger dans une maison où tu te présentes comme un étranger? Non, non, tout cela n’est pas sain.
Allons, Maria, ce n’est pas si grave. Et puis quoi, cela sert mes projets. Je vais profiter de l’occasion, les voir un peu de l’extérieur. J’apercevrai mieux ce qui les rendra heureuses. Ensuite, j’inventerai les moyens de me faire reconnaître. Il suffit en somme de trouver ses mots.
Il n’y a qu’un moyen. C’est de faire ce que ferait le premier venu, de dire: «Me voilà», c’est de laisser parler son cœur.
Le cœur n’est pas si simple.
Mais il n’use que de mots simples. Et ce n’était pas bien difficile de dire: «Je suis votre fils, voici ma femme. J’ai vécu avec elle dans un pays que nous aimions, devant la mer et le soleil. Mais je n’étais pas assez heureux et aujourd’hui j’ai besoin de vous.»
Ne sois pas injuste, Maria. Je n’ai pas besoin d’elles, mais j’ai compris qu’elles devaient avoir besoin de moi et qu’un homme n’était jamais seul.
Un temps. Maria se détourne.
Peut-être as-tu raison, je te demande pardon. Mais je me méfie de tout depuis que je suis entrée dans ce pays où je cherche en vain un visage heureux. Cette Europe est si triste. Depuis que nous sommes arrivés, je ne t’ai plus entendu rire, et moi, je deviens soupçonneuse. Oh! pourquoi m’avoir fait quitter mon pays? Partons, Jan, nous ne trouverons pas le bonheur ici.
Ce n’est pas le bonheur que nous sommes venus chercher. Le bonheur, nous l’avons.
Pourquoi ne pas s’en contenter?
Le bonheur n’est pas tout et les hommes ont leur devoir. Le mien est de retrouver ma mère, une patrie...
Maria a un geste. Jan l’arrête: on entend des pas. Le vieux passe devant la fenêtre.
On vient. Va-t’en, Maria, je t’en prie.
Pas comme cela, ce n’est pas possible.
Mets-toi là.
Il la pousse derrière la porte du fond.
La porte du fond s’ouvre. Le vieux traverse la pièce sans voir Maria et sort par la porte du dehors.
Et maintenant, pars vite. Tu vois, la chance est avec moi.
Je veux rester. Je me tairai et j’attendrai près de toi que tu sois reconnu.
Non, tu me trahirais.
Elle se détourne, puis revient vers lui et le regarde en face.
Jan, il y a cinq ans que nous sommes mariés.
Il y aura bientôt cinq ans.
Cette nuit est la première où nous serons séparés.
Il se tait, elle le regarde de nouveau.
J’ai toujours tout aimé en toi, même ce que je ne comprenais pas et je vois bien qu’au fond, je ne te voudrais pas différent. Je ne suis pas une épouse bien contrariante. Mais ici, j’ai peur de ce lit désert où tu me renvoies et j’ai peur aussi que tu m’abandonnes.
Tu ne dois pas douter de mon amour.
Oh! je n’en doute pas. Mais il y a ton amour et il y a tes rêves, ou tes devoirs, c’est la même chose. Tu m’échappes si souvent. C’est alors comme si tu te reposais de moi. Mais moi, je ne peux pas me reposer de toi et c’est ce soir (elle se jette contre lui en pleurant), c’est ce soir que je ne pourrai pas supporter.
Cela est puéril.
Bien sûr, cela est puéril. Mais nous étions si heureux là-bas et ce n’est pas de ma faute si les soirs de ce pays me font peur. Je ne veux pas que tu m’y laisses seule.
Je ne te laisserai pas longtemps. Comprends donc, Maria, que j’ai une parole à tenir.
Quelle parole?
Celle que je me suis donnée le jour où j’ai compris que ma mère avait besoin de moi.
Tu as une autre parole à tenir.
Laquelle?
Celle que tu m’as donnée le jour où tu as promis de vivre avec moi.
Je crois bien que je pourrai tout concilier. Ce que je te demande est peu de chose. Ce n’est pas un caprice. Une soirée et une nuit où je vais essayer de m’orienter, de mieux connaître celles que j’aime et d’apprendre à les rendre heureuses.
La séparation est toujours quelque chose pour ceux qui s’aiment comme il faut.
Sauvage, tu sais bien que je t’aime comme il faut.
Non, les hommes ne savent jamais comment il faut aimer. Rien ne les contente. Tout ce qu’ils savent, c’est rêver, imaginer de nouveaux devoirs, chercher de nouveaux pays et de nouvelles demeures. Tandis que nous, nous savons qu’il faut se dépêcher d’aimer, partager le même lit, se donner la main, craindre l’absence. Quand on aime, on ne rêve à rien.
Que vas-tu chercher là? Il s’agit seulement de retrouver ma mère, de l’aider et la rendre heureuse. Quant à mes rêves ou mes devoirs, il faut les prendre comme ils sont. Je ne serais rien en dehors d’eux et tu m’aimerais moins si je ne les avais pas.
Je sais que tes raisons sont toujours bonnes et que tu peux me convaincre. Mais je ne t’écoute plus, je me bouche les oreilles quand tu prends la voix que je connais bien. C’est la voix de ta solitude, ce n’est pas celle de l’amour.
Laissons cela, Maria. Je désire que tu me laisses seul ici afin d’y voir plus clair. Cela n’est pas si terrible et ce n’est pas une grande affaire que de coucher sous le même toit que sa mère. Dieu fera le reste. Mais Dieu sait aussi que je ne t’oublie pas dans tout cela. Seulement, on ne peut pas être heureux dans l’exil ou dans l’oubli. On ne peut pas toujours rester un étranger. Je veux retrouver mon pays, rendre heureux tous ceux que j’aime. Je ne vois pas plus loin.
Tu pourrais faire tout cela en prenant un langage simple. Mais ta méthode n’est pas la bonne.
Elle est la bonne puisque, par elle, je saurai si, oui ou non, j’ai raison d’avoir ces rêves.
Je souhaite que ce soit oui et que tu aies raison. Mais moi, je n’ai pas d’autre rêve que ce pays où nous étions heureux, pas d’autre devoir que toi.
Laisse-moi aller. Je finirai par trouver les mots qui arrangeront tout.
Oh! continue de rêver. Qu’importe, si je garde ton amour! D’habitude, je ne veux pas être malheureuse quand je suis contre toi. Je patiente, j’attends que tu te lasses de tes nuées: alors commence mon temps. Si je suis malheureuse aujourd’hui, c’est que je suis bien sûre de ton amour et certaine pourtant que tu vas me renvoyer. C’est pour cela que l’amour des hommes est un déchirement. Ils ne peuvent se retenir de quitter ce qu’ils préfèrent.
Cela est vrai, Maria. Mais quoi, regarde-moi, je ne suis pas si menacé. Je fais ce que je veux et j’ai le cœur en paix. Tu me confies pour une nuit à ma mère et à ma sœur, ce n’est pas si redoutable.
Alors, adieu, et que mon amour te protège.
Elle marche vers la porte où elle s’arrête et, lui montrant ses mains vides.
Mais vois comme je suis démunie. Tu pars à la découverte et tu me laisses dans l’attente.
Elle hésite. Elle s’en va.
Jan s’assied. Entre le vieux domestique qui tient la porte ouverte pour laisser passer Martha, et sort ensuite.
Bonjour. Je viens pour la chambre.
Je sais. On la prépare. Il faut que je vous inscrive sur notre livre.
Elle va chercher son livre et revient.
Vous avez un domestique bizarre.
C’est la première fois qu’on nous reproche quelque chose à son sujet. Il fait toujours très exactement ce qu’il doit faire.
Oh! ce n’est pas un reproche. Il ne ressemble pas à tout le monde, voilà tout. Est-il muet?
Ce n’est pas cela.
Il parle donc?
Le moins possible et seulement pour l’essentiel.
En tout cas, il n’a pas l’air d’entendre ce qu’on lui dit.
On ne peut pas dire qu’il n’entende pas. C’est seulement qu’il entend mal. Mais je dois vous demander votre nom et vos prénoms.
Hasek, Karl.
Karl, c’est tout?
C’est tout.
Date et lieu de naissance?
J’ai trente-huit ans.
Où êtes-vous né?
En Bohême.
Profession?
Sans profession.
Il faut être très riche ou très pauvre pour vivre sans un métier.
Je ne suis pas très pauvre et, pour bien des raisons, j’en suis content.
Vous êtes Tchèque, naturellement?
Naturellement.
Domicile habituel?
La Bohême.
Vous en venez?
Non, je viens d’Afrique. (Elle a l’air de ne pas comprendre.) De l’autre côté de la mer.
Je sais. (Un temps.) Vous y allez souvent?
Assez souvent.
Quelle est votre destination?
Je ne sais pas. Cela dépendra de beaucoup de choses.
Vous voulez vous fixer ici?
Je ne sais pas. C’est selon ce que j’y trouverai.
Cela ne fait rien. Mais personne ne vous attend?
Non, personne, en principe.
Je suppose que vous avez une pièce d’identité?
Oui, je peux vous la montrer.
Ce n’est pas la peine. Il suffit que j’indique si c’est un passeport ou une carte d’identité.
Un passeport. Le voilà. Voulez-vous le voir?
Elle l’a pris dans ses mains, et va le lire, mais le vieux domestique paraît dans l’encadrement de la porte.
Non, je ne t’ai pas appelé. (Il sort. Martha rend à Jan le passeport, sans le lire, avec une sorte de distraction.) Quand vous allez là-bas, vous habitez près de la mer?
Oui.
Elle se lève, fait mine de ranger son cahier, puis se ravise et le tient ouvert devant elle.
Ah! j’oubliais! Vous avez de la famille?
J’en avais. Mais il y a longtemps que je l’ai quittée.
Non, je veux dire: «Etes-vous marié?»
Pourquoi me demandez-vous cela? On ne m’a posé cette question dans aucun autre hôtel.
Elle figure dans le questionnaire que nous donne l’administration du canton.
C’est bizarre. Oui, je suis marié. D’ailleurs, vous avez dû voir mon alliance.
Je ne l’ai pas vue. Pouvez-vous me donner l’adresse de votre femme?
Elle est restée dans son pays.
Ah! parfait. (Elle ferme son livre.) Dois-je vous servir à boire, en attendant que votre chambre soit prête?
Non, j’attendrai ici. J’espère que je ne vous gênerai pas.
Pourquoi me gêneriez-vous? Cette salle est faite pour recevoir des clients.
Oui, mais un client tout seul est quelquefois plus gênant qu’une grande affluence.
Pourquoi? Je suppose que vous n’aurez pas l’idée de me faire des contes. Je ne puis rien donner à ceux qui viennent ici chercher des plaisanteries. Il y a longtemps qu’on l’a compris dans le pays. Et vous verrez bientôt que vous avez choisi une auberge tranquille. Il n’y vient presque personne.
Cela ne doit pas arranger vos affaires.
Nous y avons perdu quelques recettes, mais gagné notre tranquillité. Et la tranquillité ne se paie jamais assez cher. Au reste, un bon client vaut mieux qu’une pratique bruyante. Ce que nous recherchons, c’est justement le bon client.
Mais... (il hésite), quelquefois, la vie ne doit pas être gaie pour vous? Ne vous sentez-vous pas très seules?
Ecoutez, je vois qu’il me faut vous donner un avertissement. Le voici. En entrant ici, vous n’avez que les droits d’un client. En revanche, vous les recevez tous. Vous serez bien servi et je ne pense pas que vous aurez un jour à vous plaindre de notre accueil. Mais vous n’avez pas à vous soucier de notre solitude, comme vous ne devez pas vous inquiéter de nous gêner, d’être importun ou de ne l’être pas. Prenez toute la place d’un client, elle est à vous de droit. Mais n’en prenez pas plus.
Je vous demande pardon. Je voulais vous marquer ma sympathie, et mon intention n’était pas de vous fâcher. Il m’a semblé simplement que nous n’étions pas si étrangers que cela l’un à l’autre.
Je vois qu’il me faut vous répéter qu’il ne peut être question de me fâcher ou de ne pas me fâcher. Il me semble que vous vous obstinez à prendre un ton qui ne devrait pas être le vôtre, et j’essaie de vous le montrer. Je vous assure bien que je le fais sans me fâcher. N’est-ce pas notre avantage, à tous les deux, de garder nos distances? Si vous continuiez à ne pas tenir le langage d’un client, cela est fort simple, nous refuserions de vous recevoir. Mais si, comme je le pense, vous voulez bien comprendre que deux femmes qui vous louent une chambre ne sont pas forcées de vous admettre, par surcroît, dans leur intimité, alors, tout ira bien.
Cela est évident. Je suis impardonnable de vous avoir laissé croire que je pouvais m’y tromper.
Il n’y a aucun mal à cela. Vous n’êtes pas le premier qui ait essayé de prendre ce ton. Mais j’ai toujours parlé assez clairement pour que la confusion devînt impossible.
Vous parlez clairement, en effet, et je reconnais que je n’ai plus rien à dire... pour le moment...
Pourquoi? Rien ne vous empêche de prendre le langage des clients.
Quel est ce langage?
La plupart nous parlaient de tout, de leurs voyages ou de politique, sauf de nous-mêmes. C’est ce que nous demandons. Il est même arrivé que certains nous aient parlé de leur propre vie et de ce qu’ils étaient. Cela était dans l’ordre. Après tout, parmi les devoirs pour lesquels nous sommes payées, entre celui d’écouter. Mais, bien entendu, le prix de pension ne peut pas comprendre l’obligation pour l’hôtelier de répondre aux questions. Ma mère le fait quelquefois par indifférence, moi, je m’y refuse par principe. Si vous avez bien compris cela, non seulement nous serons d’accord, mais vous vous apercevrez que vous avez encore beaucoup de choses à nous dire et vous découvrirez qu’il y a du plaisir, quelquefois, à être écouté quand on parle de soi-même.
Malheureusement, je ne saurai pas très bien parler de moi-même. Mais, après tout, cela n’est pas utile. Si je ne fais qu’un court séjour, vous n’aurez pas à me connaître. Et si je reste longtemps, vous aurez tout le loisir, sans que je parle, de savoir qui je suis.
J’espère seulement que vous ne me garderez pas une rancune inutile de ce que je viens de dire. J’ai toujours trouvé de l’avantage à montrer les choses telles qu’elles sont, et je ne pouvais vous laisser continuer sur un ton qui, pour finir, aurait gâté nos rapports. Ce que je dis est raisonnable. Puisque, avant ce jour, il n’y avait rien de commun entre nous, il n’y a vraiment aucune raison pour que, tout d’un coup, nous nous trouvions une intimité.
Je vous ai déjà pardonnée. Je sais, en effet, que l’intimité ne s’improvise pas. Il faut y mettre du temps. Si, maintenant, tout vous semble clair entre nous, il faut bien que je m’en réjouisse.
Entre la mère.
Bonjour, Monsieur. Votre chambre est prête.
Je vous remercie beaucoup, Madame.
La mère s’assied.
Tu as rempli la fiche?
Oui.
Est-ce que je puis voir? Vous m’excuserez, Monsieur, mais la police est stricte. Ainsi, tenez, ma fille a omis de noter si vous êtes venu ici pour des raisons de santé, pour votre travail ou en voyage touristique.
Je suppose qu’il s’agit de tourisme.
A cause du cloître sans doute? On dit beaucoup de bien de notre cloître.
On m’en a parlé, en effet. J’ai voulu aussi revoir cette région que j’ai connue autrefois, et dont j’avais gardé le meilleur souvenir.
Vous y avez habité?
Non, mais, il y a très longtemps, j’ai eu l’occasion de passer par ici. Je ne l’ai pas oublié.
C’est pourtant un bien petit village que le nôtre.
C’est vrai. Mais je m’y plais beaucoup. Et, depuis que j’y suis, je me sens un peu chez moi.
Vous allez y rester longtemps?
Je ne sais pas. Cela vous paraît bizarre, sans doute. Mais, vraiment, je ne sais pas. Pour rester dans un endroit, il faut avoir ses raisons—des amitiés, l’affection de quelques êtres. Sinon, il n’y a pas de motif de rester là plutôt qu’ailleurs. Et, comme il est difficile de savoir si l’on sera bien reçu, il est naturel que j’ignore encore ce que je ferai.
Cela ne veut pas dire grand-chose.
Oui, mais je ne sais pas mieux m’exprimer.
Allons, vous serez vite fatigué.
Non, j’ai un cœur fidèle, et je me fais vite des souvenirs, quand on m’en donne l’occasion.
Le cœur n’a rien à faire ici.
Vous paraissez bien désabusée. Il y a donc si longtemps que vous habitez cet hôtel?
Il y a des années et des années de cela. Tellement d’années que je n’en sais plus le commencement et que j’ai oublié ce que j’étais alors. Celle-ci est ma fille.
Mère, vous n’avez pas de raison de raconter ces choses.
C’est vrai, Martha.
Laissez donc. Je comprends si bien votre sentiment, Madame. C’est celui qu’on trouve au bout d’une vie de travail. Mais peut-être tout serait-il changé si vous aviez été aidée comme doit l’être toute femme et si vous aviez reçu l’appui d’un bras d’homme.
Oh! je l’ai reçu dans le temps, mais il y avait trop à faire. Mon mari et moi y suffisions à peine. Nous n’avions même pas le temps de penser l’un à l’autre et, avant même qu’il fût mort, je crois que je l’avais oublié.
Oui, je comprends cela. Mais... (avec un temps d’hésitation) un fils qui vous aurait prêté son bras, vous ne l’auriez peut-être pas oublié?
Mère, vous savez que nous avons beaucoup à faire.
Un fils! Oh! je suis une trop vieille femme! Les vieilles femmes désapprennent même d’aimer leur fils. Le cœur s’use, Monsieur.
Il est vrai. Mais je sais qu’il n’oublie jamais.
Un fils qui entrerait ici trouverait ce que n’importe quel client est assuré d’y trouver: une indifférence bienveillante. Tous les hommes que nous avons reçus s’en sont accommodés. Ils ont payé leur chambre et reçu une clé. Ils n’ont pas parlé de leur cœur. (Un temps.) Cela simplifiait notre travail.
Laisse cela.
Et sont-ils restés longtemps ainsi?
Quelques-uns très longtemps. Nous avons fait ce qu’il fallait pour qu’ils restent. D’autres, qui étaient moins riches, sont partis le lendemain. Nous n’avons rien fait pour eux.
J’ai beaucoup d’argent et je désire rester un peu dans cet hôtel, si vous m’y acceptez. J’ai oublié de vous dire que je pouvais payer d’avance.
Oh! ce n’est pas cela que nous demandons!
Si vous êtes riche, cela est bien. Mais ne parlez plus de votre cœur. Nous ne pouvons rien pour lui. J’ai failli vous demander de partir, tant votre ton me lassait. Prenez votre clé, assurez-vous de votre chambre. Mais sachez que vous êtes dans une maison sans ressources pour le cœur. Trop d’années grises ont passé sur ce petit village et sur nous. Elles ont peu à peu refroidi cette maison. Elles nous ont enlevé le goût de la sympathie. Je vous le dis encore, vous n’aurez rien ici qui ressemble à de l’intimité. Vous aurez ce que nous réservons toujours à nos rares voyageurs, et ce que nous leur réservons n’a rien à voir avec les passions du cœur. Prenez votre clé (elle la lui tend), et n’oubliez pas ceci: nous vous accueillons, par intérêt, tranquillement, et, si nous vous conservons, ce sera par intérêt, tranquillement.
Il prend la clé; elle sort, il la regarde sortir.
N’y faites pas trop attention, Monsieur. Mais il est vrai qu’il y a des sujets qu’elle n’a jamais pu supporter.
Elle se lève et il veut l’aider.
Laissez, mon fils, je ne suis pas infirme. Voyez ces mains qui sont encore fortes. Elles pourraient maintenir les jambes d’un homme.
Un temps. Il regarde sa clé.
Ce sont mes paroles qui vous donnent à réfléchir?
Non, pardonnez-moi, je vous ai à peine entendue. Mais pourquoi m’avez-vous appelé «mon fils»?
Oh! je suis confuse! Ce n’était pas par familiarité, croyez-le. C’était une manière de parler.
Je comprends. (Un temps.) Puis-je monter dans ma chambre?
Allez, Monsieur. Le vieux domestique vous attend dans le couloir.
Il la regarde et veut parler.
Avez-vous besoin de quelque chose?
Non, Madame. Mais... je vous remercie de votre accueil.
La mère est seule. Elle se rassied, pose ses mains sur la table, et les contemple.
Pourquoi lui avoir parlé de mes mains? Si, pourtant, il les avait regardées, peut-être aurait-il compris ce que lui disait Martha.
Il aurait compris, il serait parti. Mais il ne comprend pas. Mais il veut mourir. Et moi je voudrais seulement qu’il s’en aille pour que je puisse, encore ce soir, me coucher et dormir. Trop vieille! Je suis trop vieille pour refermer à nouveau mes mains autour de ses chevilles et contenir le balancement de son corps, tout le long du chemin qui mène à la rivière. Je suis trop vieille pour ce dernier effort qui le jettera dans l’eau et qui me laissera les bras ballants, la respiration coupée et les muscles noués, sans force pour essuyer sur ma figure l’eau qui aura jailli sous le poids du dormeur. Je suis trop vieille! Allons, allons! la victime est parfaite. Je dois lui donner le sommeil que je souhaitais pour ma propre nuit. Et c’est...
Entre brusquement Martha.
A quoi rêvez-vous encore? Vous savez pourtant que nous avons beaucoup à faire.
Je pensais à cet homme. Ou plutôt, je pensais à moi.
Il vaut mieux penser à demain. Soyez positive.
C’est le mot de ton père, Martha, je le reconnais. Mais je voudrais être sûre que c’est la dernière fois que nous serons obligées d’être positives. Bizarre! Lui disait cela pour chasser la peur du gendarme et toi, tu en uses seulement pour dissiper la petite envie d’honnêteté qui vient de me venir.
Ce que vous appelez une envie d’honnêteté, c’est seulement une envie de dormir. Suspendez votre fatigue jusqu’à demain et, ensuite, vous pourrez vous laisser aller.
Je sais que tu as raison. Mais avoue que ce voyageur ne ressemble pas aux autres.
Oui, il est trop distrait, il exagère l’allure de l’innocence. Que deviendrait le monde si les condamnés se mettaient à confier au bourreau leurs peines de cœur? C’est un principe qui n’est pas bon. Et puis son indiscrétion m’irrite. Je veux en finir.
C’est cela qui n’est pas bon. Auparavant, nous n’apportions ni colère ni compassion à notre travail; nous avions l’indifférence qu’il fallait. Aujourd’hui, moi, je suis fatiguée, et te voilà irritée. Faut-il donc s’entêter quand les choses se présentent mal et passer par-dessus tout pour un peu plus d’argent?
Non, pas pour l’argent, mais pour l’oubli de ce pays et pour une maison devant la mer. Si vous êtes fatiguée de votre vie, moi, je suis lasse à mourir de cet horizon fermé, et je sens que je ne pourrai pas y vivre un mois de plus. Nous sommes toutes deux excédées de cette auberge, et vous, qui êtes vieille, voulez seulement fermer les yeux et oublier. Mais moi, qui me sens encore dans le cœur un peu des désirs de mes vingt ans, je veux faire en sorte de les quitter pour toujours, même si, pour cela, il faut entrer un peu plus avant dans la vie que nous voulons déserter. Et il faut bien que vous m’y aidiez, vous qui m’avez mise au monde dans un pays de nuages et non sur une terre de soleil!
Je ne sais pas, Martha, si, dans un sens, il ne vaudrait pas mieux, pour moi, être oubliée comme je l’ai été par ton frère, plutôt que de m’entendre parler sur ce ton.
Vous savez bien que je ne voulais pas vous peiner. (Un temps, et farouche.) Que ferais-je sans vous à mes côtés, que deviendrais-je loin de vous? Moi, du moins, je ne saurais pas vous oublier et, si le poids de cette vie me fait quelquefois manquer au respect que je vous dois, je vous en demande pardon.
Tu es une bonne fille et j’imagine aussi qu’une vieille femme est parfois difficile à comprendre. Mais je veux profiter de ce moment pour te dire cela que, depuis tout à l’heure, j’essaie de te dire: pas ce soir...
Eh quoi! nous attendrons demain? Vous savez bien que nous n’avons jamais procédé ainsi, qu’il ne faut pas lui laisser le temps de voir du monde et qu’il faut agir pendant que nous l’avons sous la main.
Je ne sais pas. Mais pas ce soir. Laissons-lui cette nuit. Donnons-nous ce sursis. C’est par lui peut-être que nous nous sauverons.
Nous n’avons que faire d’être sauvées, ce langage est ridicule. Tout ce que vous pouvez espérer, c’est d’obtenir, en travaillant ce soir, le droit de vous endormir ensuite.
C’était cela que j’appelais être sauvée: dormir.
Alors, je vous le jure, ce salut est entre nos mains. Mère, nous devons nous décider. Ce sera ce soir ou ce ne sera pas.
Rideau
La chambre. Le soir commence à entrer dans la pièce. Jan regarde par la fenêtre.
Maria a raison, cette heure est difficile. (Un temps.) Que fait-elle, que pense-t-elle dans sa chambre d’hôtel, le cœur fermé, les yeux secs, toute nouée au creux d’une chaise? Les soirs de là-bas sont des promesses de bonheur. Mais ici, au contraire... (Il regarde la chambre.) Allons, cette inquiétude est sans raisons. Il faut savoir ce que l’on veut. C’est dans cette chambre que tout sera réglé.
On frappe brusquement. Entre Martha.
J’espère, Monsieur, que je ne vous dérange pas. Je voudrais changer vos serviettes et votre eau.
Je croyais que cela était fait.
Non, le vieux domestique a quelquefois des distractions.
Cela n’a pas d’importance. Mais j’ose à peine vous dire que vous ne me dérangez pas.
Pourquoi?
Je ne suis pas sûr que cela soit dans nos conventions.
Vous voyez bien que vous ne pouvez pas répondre comme tout le monde.
Il faut bien que je m’y habitue. Laissez-moi un peu de temps.
Vous partez bientôt. Vous n’aurez le temps de rien.
Il se détourne et regarde par la fenêtre. Elle l’examine. Il a toujours le dos tourné. Elle parle en travaillant.
Je regrette, Monsieur, que cette chambre ne soit pas aussi confortable que vous pourriez le désirer.
Elle est particulièrement propre, c’est le plus important. Vous l’avez d’ailleurs récemment transformée, n’est-ce pas?
Oui. Comment le voyez-vous?
A des détails.
En tout cas, bien des clients regrettent l’absence d’eau courante et l’on ne peut pas vraiment leur donner tort. Il y a longtemps aussi que nous voulions faire placer une ampoule électrique au-dessus du lit. Il est désagréable, pour ceux qui lisent au lit, d’être obligés de se lever pour tourner le commutateur.
En effet, je ne l’avais pas remarqué. Mais ce n’est pas un gros ennui.
Vous êtes très indulgent. Je me félicite que les nombreuses imperfections de notre auberge vous soient indifférentes. J’en connais d’autres qu’elles auraient suffi à chasser.
Malgré nos conventions, laissez-moi vous dire que vous êtes singulière. Il me semble, en effet, que ce n’est pas le rôle de l’hôtelier de mettre en valeur les défectuosités de son installation. On dirait, vraiment, que vous cherchez à me persuader de partir.
Ce n’est pas tout à fait ma pensée. (Prenant une décision.) Mais il est vrai que ma mère et moi hésitions beaucoup à vous recevoir.
J’ai pu remarquer au moins que vous ne faisiez pas beaucoup pour me retenir. Mais je ne comprends pas pourquoi. Vous ne devez pas douter que je suis solvable et je ne donne pas l’impression, j’imagine, d’un homme qui a quelque méfait à se reprocher.
Non, ce n’est pas cela. Vous n’avez rien du malfaiteur. Notre raison est ailleurs. Nous devons quitter cet hôtel, et depuis quelque temps, nous projetions chaque jour de fermer l’établissement pour commencer nos préparatifs. Cela nous était facile, il nous vient rarement des clients. Mais c’est avec vous que nous comprenons à quel point nous avions abandonné l’idée de reprendre notre ancien métier.
Avez-vous donc envie de me voir partir?
Je vous l’ai dit, nous hésitons et, surtout, j’hésite.
En fait, tout dépend de moi et je ne sais encore à quoi me décider.
Je ne veux pas vous être à charge, ne l’oubliez pas, et je ferai ce que vous voudrez. Je dois dire cependant que cela m’arrangerait de rester encore un ou deux jours. J’ai des affaires à mettre en ordre, avant de reprendre mes voyages, et j’espérais trouver ici la tranquillité et la paix qu’il me fallait.
Je comprends votre désir, croyez-le bien, et, si vous le voulez, j’y penserai encore.
Un temps. Elle fait un pas indécis vers la porte.
Allez-vous donc retourner au pays d’où vous venez?
Peut-être.
C’est un beau pays, n’est-ce pas?
Oui, c’est un beau pays.
On dit que, dans ces régions, il y a des plages tout à fait désertes?
C’est vrai. Rien n’y rappelle l’homme. Au petit matin, on trouve sur le sable les traces laissées par les pattes des oiseaux de mer. Ce sont les seuls signes de vie. Quant aux soirs...
Il s’arrête.
Quant aux soirs, Monsieur?
Ils sont bouleversants. Oui, c’est un beau pays.
J’y ai souvent pensé. Des voyageurs m’en ont parlé, j’ai lu ce que j’ai pu. Souvent, comme aujourd’hui, au milieu de l’aigre printemps de ce pays, je pense à la mer et aux fleurs de là-bas. (Un temps, puis, sourdement.) Et ce que j’imagine me rend aveugle à tout ce qui m’entoure.
Il la regarde avec attention, s’assied doucement devant elle.
Je comprends cela. Le printemps de là-bas vous prend à la gorge, les fleurs éclosent par milliers au-dessus des murs blancs. Si vous vous promeniez une heure sur les collines qui entourent ma ville, vous rapporteriez dans vos vêtements l’odeur de miel des roses jaunes.
Elle s’assied aussi.
Cela est merveilleux. Ce que nous appelons le printemps, ici, c’est une rose et deux bourgeons qui viennent de pousser dans le jardin du cloître. (Avec mépris.) Cela suffit à remuer les hommes de mon pays. Mais leur cœur ressemble à cette rose avare. Un souffle plus puissant les fanerait, ils ont le printemps qu’ils méritent.
Vous n’êtes pas tout à fait juste. Car vous avez aussi l’automne.
Qu’est-ce que l’automne?
Un deuxième printemps, où toutes les feuilles sont comme des fleurs. (Il la regarde avec insistance.) Peut-être en est-il ainsi des êtres que vous verriez fleurir, si seulement vous les aidiez de votre patience.
Je n’ai plus de patience en réserve pour cette Europe où l’automne a le visage du printemps et le printemps odeur de misère. Mais j’imagine avec délices cet autre pays où l’été écrase tout, où les pluies d’hiver noient les villes et où, enfin, les choses sont ce qu’elles sont.
Un silence. Il la regarde avec de plus en plus de curiosité. Elle s’en aperçoit et se lève brusquement.
Pourquoi me regardez-vous ainsi?
Pardonnez-moi, mais puisque, en somme, nous venons de laisser nos conventions, je puis bien vous le dire: il me semble que, pour la première fois, vous venez de me tenir un langage humain.
Vous vous trompez sans doute. Si même cela était, vous n’auriez pas de raison de vous en réjouir. Ce que j’ai d’humain n’est pas ce que j’ai de meilleur. Ce que j’ai d’humain, c’est ce que je désire, et pour obtenir ce que je désire, je crois que j’écraserais tout sur mon passage.
Ce sont des violences que je peux comprendre. Je n’ai pas besoin de m’en effrayer puisque je ne suis pas un obstacle sur votre chemin. Rien ne me pousse à m’opposer à vos désirs.
Vous n’avez pas de raisons de vous y opposer, cela est sûr. Mais vous n’en avez pas non plus de vous y prêter et, dans certains cas, cela peut tout précipiter.
Qui vous dit que je n’ai pas de raisons de m’y prêter?
Le bon sens, et le désir où je suis de vous tenir en dehors de mes projets.
Si je comprends bien, nous voilà revenus à nos conventions.
Oui, et nous avons eu tort de nous en écarter, vous le voyez bien. Je vous remercie seulement de m’avoir parlé des pays que vous connaissez et je m’excuse de vous avoir peut-être fait perdre votre temps.
Elle est déjà près de la porte.
Je dois dire cependant que, pour ma part, ce temps n’a pas été tout à fait perdu. Il a réveillé en moi des désirs qui, peut-être, s’endormaient. S’il est vrai que vous teniez à rester ici, vous avez, sans le savoir, gagné votre cause. J’étais venue presque décidée à vous demander de partir, mais, vous le voyez, vous en avez appelé à ce que j’ai d’humain, et je souhaite maintenant que vous restiez. Mon goût pour la mer et les pays du soleil finira par y gagner.
Il la regarde un moment en silence.
Votre langage est bien étrange. Mais je resterai, si je le puis, et si votre mère non plus n’y voit pas d’inconvénient.
Ma mère a des désirs moins forts que les miens, cela est naturel. Elle n’a donc pas les mêmes raisons que moi de souhaiter votre présence. Elle ne pense pas assez à la mer et aux plages sauvages pour admettre qu’il faille que vous restiez. C’est une raison qui ne vaut que pour moi. Mais, en même temps, elle n’a pas de motifs assez forts à m’opposer, et cela suffit à régler la question.
Si je comprends bien, l’une de vous m’admettra par intérêt et l’autre par indifférence?
Que peut demander de plus un voyageur?
Elle ouvre la porte.
Il faut donc m’en réjouir. Mais sans doute comprendrez-vous que tout ici me paraisse singulier, le langage et les êtres. Cette maison est vraiment étrange.
Peut-être est-ce seulement que vous vous y conduisez de façon étrange.
Elle sort.
Peut-être, en effet ... (Il va vers le lit et s’y assied.) Mais cette fille me donne seulement le désir de partir, de retrouver Maria et d’être encore heureux. Tout cela est stupide. Qu’est-ce que je fais ici? Mais non, j’ai la charge de ma mère et de ma sœur. Je les ai oubliées trop longtemps. (Il se lève.) Oui, c’est dans cette chambre que tout sera réglé.
Qu’elle est froide, cependant! Je n’en reconnais rien, tout a été mis à neuf. Elle ressemble maintenant à toutes les chambres d’hôtel de ces villes étrangères où des hommes seuls arrivent chaque nuit. J’ai connu cela aussi. Il me semblait alors qu’il y avait une réponse à trouver. Peut-être la recevrai-je ici. (Il regarde au-dehors.) Le ciel se couvre. Et voici maintenant ma vieille angoisse, là, au creux de mon corps, comme une mauvaise blessure que chaque mouvement irrite. Je connais son nom. Elle est peur de la solitude éternelle, crainte qu’il n’y ait pas de réponse. Et qui répondrait dans une chambre d’hôtel?
Il s’est avancé vers la sonnette. Il hésite, puis il sonne. On n’entend rien. Un moment de silence, des pas, on frappe un coup. La porte s’ouvre. Dans l’encadrement, se tient le vieux domestique. Il reste immobile et silencieux.
Ce n’est rien. Excusez-moi. Je voulais savoir seulement si quelqu’un répondait, si la sonnerie fonctionnait.
Le vieux le regarde, puis ferme la porte. Les pas s’éloignent.
La sonnerie fonctionne, mais lui ne parle pas. Ce n est pas une réponse. (Il regarde le ciel.) Que faire?
On frappe deux coups. La sœur entre avec un plateau.
Qu’est-ce que c’est?
Le thé que vous avez demandé.
Je n’ai rien demandé.
Ah? Le vieux aura mal entendu. Il comprend souvent à moitié. (Elle met le plateau sur la table. Jan fait un geste.) Dois-je le remporter?
Non, non, je vous remercie au contraire.
Elle le regarde. Elle sort.
Il prend la tasse, la regarde, la pose à nouveau.
Un verre de bière, mais contre mon argent; une tasse de thé, et par mégarde. (Il prend la tasse et la tient un moment en silence. Puis sourdement.) O mon Dieu! donnez-moi de trouver mes mots ou faites que j’abandonne cette vaine entreprise pour retrouver l’amour de Maria. Donnez-moi alors la force de choisir ce que je préfère et de m’y tenir. (Il rit.) Allons, faisons honneur au festin du prodigue!
Il boit. On frappe fortement à la porte.
Eh bien?
La porte s’ouvre. Entre la mère.
Pardonnez-moi, Monsieur, ma fille me dit qu’elle vous a donné du thé.
Vous voyez.
Vous l’avez bu?
Oui, pourquoi?
Excusez-moi, je vais enlever le plateau.
Je regrette de vous avoir dérangée.
Ce n’est rien. En réalité, ce thé ne vous était pas destiné.
Ah! c’est donc cela. Votre fille me l’a apporté sans que je l’aie commandé.
Oui, c’est cela. Il eût mieux valu...
Je le regrette, croyez-le, mais votre fille a voulu me le laisser quand même et je n’ai pas cru...
Je le regrette aussi. Mais ne vous excusez pas. Il s’agit seulement d’une erreur.
Elle range le plateau et va sortir.
Madame!
Oui.
Je viens de prendre une décision: je crois que je partirai ce soir, après le dîner. Naturellement, je vous paierai la chambre.
Elle le regarde en silence.
Je comprends que vous paraissiez surprise. Mais ne croyez pas surtout que vous soyez responsable de quelque chose. Je ne me sens pour vous que des sentiments de sympathie, et même de grande sympathie. Mais, pour être sincère, je ne suis pas à mon aise ici, je préfère ne pas prolonger mon séjour.
Cela ne fait rien, Monsieur. En principe, vous êtes tout à fait libre. Mais, d’ici le dîner, vous changerez peut-être d’avis. Quelquefois, on obéit à l’impression du moment et puis les choses s’arrangent et l’on finit par s’habituer.
Je ne crois pas. Madame. Je ne voudrais cependant pas que vous vous imaginiez que je pars mécontent. Au contraire, je vous suis très reconnaissant de m’avoir accueilli comme vous l’avez fait. (Il hésite.) Il m’a semblé sentir chez vous une sorte de bienveillance à mon égard.
C’était tout à fait naturel, Monsieur. Je n’avais pas de raisons personnelles de vous marquer de l’hostilité.
Peut-être, en effet. Mais, si je vous dis cela, c’est que je désire vous quitter en bons termes. Plus tard, peut-être, je reviendrai. J’en suis même sûr. Mais, pour l’instant, j’ai le sentiment de m’être trompé et de n’avoir rien à faire ici. Pour tout vous dire, j’ai l’impression pénible que cette maison n’est pas la mienne.
Elle le regarde toujours.
Oui, bien sûr. Mais, d’ordinaire, ce sont des choses qu’on sent tout de suite.
Vous avez raison. Voyez-vous, je suis un peu distrait. Et puis ce n’est jamais facile de revenir dans un pays que l’on a quitté depuis longtemps. Vous devez comprendre cela.
Je vous comprends, Monsieur, et j’aurais voulu que les choses s’arrangent pour vous. Mais je crois que, pour notre part, nous ne pouvons rien faire.
Oh! cela est sûr et je ne vous reproche rien. Vous êtes seulement les premières personnes que je rencontre depuis mon retour et il est naturel que je sente d’abord avec vous les difficultés qui m’attendent. Bien entendu, tout vient de moi, je suis encore dépaysé.
Quand les choses s’arrangent mal, on ne peut rien y faire. Dans un certain sens, cela m’ennuie aussi que vous ayez décidé de partir. Mais je me dis qu’après tout, je n’ai pas de raisons d’y attacher de l’importance.
C’est beaucoup déjà que vous partagiez mon ennui et que vous fassiez l’effort de me comprendre. Je ne sais pas si je saurais bien vous exprimer à quel point ce que vous venez de dire me o touche et me fait plaisir. (Il a un geste vers elle.) Voyez-vous...
C’est notre métier de nous rendre agréables à tous nos clients.
Vous avez raison. (Un temps.) En somme, je vous dois seulement des excuses et, si vous le jugez bon, un dédommagement.
Il passe sa main sur son front. Il semble plus fatigué. Il parle moins facilement.
Vous avez pu faire des préparatifs, engager des frais, et il est tout à fait naturel...
Nous n’avons certes pas de dédommagement à vous demander. Ce n’est pas pour nous que je regrettais votre incertitude, c’est pour vous.
Oh! cela ne fait rien. L’essentiel est que nous soyons d’accord et que vous ne gardiez pas de moi un trop mauvais souvenir. Je n’oublierai pas votre maison, croyez-le bien, et j’espère que, le jour où j’y reviendrai, je serai dans de meilleures dispositions.
Elle marche sans un mot vers la porte.
Madame!
Elle se retourne. Il parle avec difficulté, mais finit plus aisément qu’il n’a commencé.
Je voudrais... (Il s’arrête.) Pardonnez-moi, mais mon voyage m’a fatigué. (Il s’assied sur le lit.) Je voudrais, du moins, vous remercier... Je tiens aussi à ce que vous le sachiez, ce n’est pas comme un hôte indifférent que je quitterai cette maison.
Je vous en prie, Monsieur.
Elle sort.
Il la regarde sortir. Il fait un geste, mais donne, en même temps, des signes de fatigue. Il semble céder à la lassitude et s’accoude à l’oreiller.
Je reviendrai demain avec Maria, et je dirai: «C’est moi.» Je les rendrai heureuses. Tout cela est évident. Maria avait raison. (Il soupire, s’étend à moitié.) Oh! je n’aime pas ce soir où tout est si lointain. (Il est tout à fait couché, il dit des mots qu’on n’entend pas, d’une voix à peine perceptible.) Oui ou non?
Il remue. Il dort. La scène est presque dans la nuit. Long silence. La porte s’ouvre. Entrent les deux femmes avec une lumière. Le vieux domestique les suit.
Il dort.
Non, Martha! Je n’aime pas cette façon de me forcer la main. Tu me traînes à cet acte. Tu commences, pour m’obliger à finir. Je n’aime pas cette façon de passer par-dessus mon hésitation.
C’est une façon de tout simplifier. Dans le trouble où vous étiez, c’était à moi de vous aider en agissant.
Je sais bien qu’il fallait que cela finisse. Il n’empêche. Je n’aime pas cela.
Allons, pensez plutôt à demain et faisons vite.
Elle fouille le veston et en tire un portefeuille dont elle compte les billets. Elle vide toutes les poches du dormeur. Pendant cette opération, le passeport tombe et glisse derrière le lit. Le vieux domestique va le ramasser sans que les femmes le voient et se retire.
Voilà. Tout est prêt. Dans un instant, les eaux de la rivière seront pleines. Descendons. Nous viendrons le chercher quand nous entendrons l’eau couler par-dessus le barrage. Venez!
Non, nous sommes bien ici.
Elle s’assied.
Mais... (Elle regarde sa mère puis, avec défi.) Ne croyez pas que cela m’effraie. Attendons ici.
Mais oui, attendons. Attendre est bon, attendre est reposant. Tout à l’heure, il faudra le porter tout le long du chemin, jusqu’à la rivière. Et d’avance j’en suis fatiguée, d’une fatigue tellement vieille que mon sang ne peut plus la digérer. (Elle oscille sur elle-même comme si elle dormait à moitié.) Pendant ce temps, lui ne se doute de rien. Il dort. Il en a terminé avec ce monde. Tout lui sera facile, désormais. Il passera seulement d’un sommeil peuplé d’images à un sommeil sans rêves. Et ce qui, pour tout le monde, est un affreux arrachement ne sera pour lui qu’un long dormir.
Réjouissons-nous donc! Je n’avais pas de raisons de le haïr, et je suis heureuse que la souffrance au moins lui soit épargnée. Mais... il me semble que les eaux montent. (Elle écoute, puis sourit.) Mère, mère, tout sera fini, bientôt.
Oui, tout sera fini. Les eaux montent. Pendant ce temps, lui ne se doute de rien. Il dort. Il ne connaît plus la fatigue du travail à décider, du travail à terminer. Il dort, il n’a plus à se raidir, à se forcer, à exiger de lui-même ce qu’il ne peut pas faire. Il ne porte plus la croix de cette vie intérieure qui proscrit le repos, la distraction, la faiblesse... Il dort et ne pense plus, il n’a plus de devoirs ni de tâches, non, non, et moi, vieille et fatiguée, oh! je l’envie de dormir maintenant et de devoir mourir bientôt. (Silence.) Tu ne dis rien, Martha?
Non. J’écoute. J’attends le bruit des eaux.
Dans un moment. Dans un moment seulement. Oui, encore un moment. Pendant ce temps, au moins, le bonheur est encore possible.
Le bonheur sera possible ensuite. Pas avant.
Savais-tu, Martha, qu’il voulait partir ce soir?
Non, je ne le savais pas. Mais, le sachant, j’aurais agi de même. Je l’avais décidé.
Il me l’a dit tout à l’heure, et je ne savais que lui répondre.
Vous l’avez donc vu?
Je suis montée ici, pour l’empêcher de boire. Mais il était trop tard.
Oui, il était trop tard! Et puisqu’il faut vous le dire, c’est lui qui m’y a décidée. J’hésitais. Mais il m’a parlé des pays que j’attends et, pour avoir su me toucher, il m’a donné des armes contre lui. C’est ainsi que l’innocence est récompensée.
Pourtant, Martha, il avait fini par comprendre. Il m’a dit qu’il sentait que cette maison n’était pas la sienne.
Et cette maison, en effet, n’est pas la sienne, mais c’est qu’elle n’est celle de personne. Et personne n’y trouvera jamais l’abandon ni la chaleur. S’il avait compris cela plus vite, il se serait épargné et nous aurait évité d’avoir à lui apprendre que cette chambre est faite pour qu’on y dorme et ce monde pour qu’on y meure. Assez maintenant, nous... (On entend au loin le bruit des eaux.) Ecoutez, l’eau coule par-dessus le barrage. Venez, mère, et pour l’amour de ce Dieu que vous invoquez quelquefois, finissons-en.
La mère fait un pas vers le lit.
Allons! Mais il me semble que cette aube n’arrivera jamais.
Rideau
La mère, Martha et le domestique sont en scène. Le vieux balaie et range. La sœur est derrière le comptoir, tirant ses cheveux en arrière. La mère traverse le plateau, se dirigeant vers la porte.
Vous voyez bien que cette aube est arrivée.
Oui. Demain, je trouverai que c’est une bonne chose que d’en avoir fini. Maintenant, je ne sens que ma fatigue.
Ce matin est, depuis des années, le premier où je respire. Il me semble que j’entends déjà la mer. Il y a en moi une joie qui va me faire crier.
Tant mieux, Martha, tant mieux. Mais je me sens maintenant si vieille que je ne peux rien partager avec toi. Demain, tout ira mieux.
Oui, tout ira mieux, je l’espère. Mais ne vous plaignez pas encore et laissez-moi être heureuse à loisir. Je redeviens la jeune fille que j’étais. De nouveau, mon corps brûle, j’ai envie de courir. Oh! dites-moi seulement...
Elle s’arrête.
Qu’y a-t-il, Martha? Je ne te reconnais plus.
Mère... (Elle hésite, puis avec feu.) Suis-je encore belle?
Tu l’es, ce matin. Le crime est beau.
Qu’importe maintenant le crime! Je nais pour la seconde fois, je vais rejoindre la terre où je serai heureuse.
Bien. Je vais aller me reposer. Mais je suis contente de savoir que la vie va enfin commencer pour toi.
Le vieux domestique apparaît en haut de l’escalier, descend vers Martha, lui tend le passeport, puis sort sans rien dire. Martha ouvre le passeport et le lit, sans réaction.
Qu’est-ce que c’est?
Son passeport. Lisez.
Tu sais bien que mes yeux sont fatigués.
Lisez! Vous saurez son nom.
La mère prend le passeport, vient s’asseoir devant une table, étale le carnet et lit. Elle regarde longtemps les pages devant elle.
Allons, je savais bien qu’un jour cela tournerait de cette façon et qu’alors il faudrait en finir.
Mère!
Laisse, Martha, j’ai bien assez vécu. J’ai vécu beaucoup plus longtemps que mon fils. Je ne l’ai pas reconnu et je l’ai tué. Je peux maintenant aller le rejoindre au fond de cette rivière où les herbes couvrent déjà son visage.
Mère! vous n’allez pas me laisser seule?
Tu m’as bien aidée, Martha, et je regrette de te quitter. Si cela peut encore avoir du sens, je dois témoigner qu’à ta manière tu as été une bonne fille. Tu m’as toujours rendu le respect que tu me devais. Mais maintenant, je suis lasse et mon vieux cœur, qui se croyait détourné de tout, vient de réapprendre la douleur. Je ne suis plus assez jeune pour m’en arranger. Et de toute façon, quand une mère n’est plus capable de reconnaître son fils, c’est que son rôle sur la terre est fini.
Non, si le bonheur de sa fille est encore à construire. Je ne comprends pas ce que vous me dites. Je ne reconnais pas vos mots. Ne m’avez-vous pas appris à ne rien respecter?
Oui, mais, moi, je viens d’apprendre que j’avais tort et que sur cette terre où rien n’est assuré, nous avons nos certitudes. (Avec amertume.) L’amour d’une mère pour son fils est aujourd’hui ma certitude.
N’êtes-vous donc pas certaine qu’une mère puisse aimer sa fille?
Je ne voudrais pas te blesser maintenant, Martha, mais il est vrai que ce n’est pas la même chose. C’est moins fort. Comment pourrais-je me passer de l’amour de mon fils?
Bel amour qui vous oublia vingt ans!
Oui, bel amour qui survit à vingt ans de silence. Mais qu’importe! cet amour est assez beau pour moi, puisque je ne peux vivre en dehors de lui.
Elle se lève.
Il n’est pas possible que vous disiez cela sans l’ombre d’une révolte et sans une pensée pour votre fille.
Non, je n’ai de pensée pour rien et moins encore de révolte. C’est la punition, Martha, et je suppose qu’il est une heure où tous les meurtriers sont comme moi, vidés par l’intérieur, stériles, sans avenir possible. C’est pour cela qu’on les supprime, ils ne sont bons à rien.
Vous tenez un langage que je méprise et je ne puis vous entendre parler de crime et de punition.
Je dis ce qui me vient à la bouche, rien de plus. Ah! j’ai perdu ma liberté, c’est l’enfer qui a commencé!
Vous ne disiez pas cela auparavant. Et pendant toutes ces années, vous avez continué à vous tenir près de moi et à prendre d’une main ferme les jambes de ceux qui devaient mourir. Vous ne pensiez pas alors à la liberté et à l’enfer. Vous avez continué. Que peut changer votre fils à cela?
J’ai continué, il est vrai. Mais par habitude, comme une morte. Il suffisait de la douleur pour tout transformer. C’est cela que mon fils est venu changer.
Martha fait un geste pour parler.
Je sais, Martha, cela n’est pas raisonnable. Que signifie la douleur pour une criminelle? Mais aussi, tu le vois, ce n’est pas une vraie douleur de mère: je n’ai pas encore crié. Ce n’est rien d’autre que la souffrance de renaître à l’amour, et cependant elle me dépasse. Je sais aussi que cette souffrance non plus n’a pas de raison. (Avec un accent nouveau.) Mais ce monde lui-même n’est pas raisonnable et je puis bien le dire, moi qui en ai tout goûté, depuis la création jusqu’à la destruction.
Elle se dirige avec décision vers la porte, mais Martha la devance et se place devant l’entrée.
Non, mère, vous ne me quitterez pas. N’oubliez pas que je suis celle qui est restée et que lui était parti, que vous m’avez eue près de vous toute une vie et que lui vous a laissée dans le silence. Cela doit se payer. Cela doit entrer dans le compte. Et c’est vers moi que vous devez revenir.
Il est vrai, Martha, mais lui, je l’ai tué!
Martha s’est détournée un peu, la tête en arrière, semblant regarder la porte.
Tout ce que la vie peut donner à un homme lui a été donné. Il a quitté ce pays. Il a connu d’autres espaces, la mer, des êtres libres. Moi, je suis restée ici. Je suis restée, petite et sombre, dans l’ennui, enfoncée au cœur du continent et j’ai grandi dans l’épaisseur des terres. Personne n’a embrassé ma bouche et même vous, n’avez vu mon corps sans vêtements. Mère, je vous le jure, cela doit se payer. Et sous le vain prétexte qu’un homme est mort, vous ne pouvez vous dérober au moment où j’allais recevoir ce qui m’est dû. Comprenez donc que, pour un homme qui a vécu, la mort est une petite affaire. Nous pouvons oublier mon frère et votre fils. Ce qui lui est arrivé est sans importance: il n’avait plus rien à connaître. Mais moi, vous me frustrez de tout et vous m’ôtez ce dont il a joui. Faut-il donc qu’il m’enlève encore l’amour de ma mère et qu’il vous emmène pour toujours dans sa rivière glacée?
Elles se regardent en silence. La sœur baisse les yeux.
Très bas.
Je me contenterais de si peu. Mère, il y a des mots que je n’ai jamais su prononcer, mais il me semble qu’il y aurait de la douceur à recommencer notre vie de tous les jours.
La mère s’est avancée vers elle.
Tu l’avais reconnu?
Non! je ne l’avais pas reconnu. Je n’avais gardé de lui aucune image, cela est arrivé comme ce devait arriver. Vous l’avez dit vous-même, ce monde n’est pas raisonnable. Mais vous n’avez pas tout à fait tort de me poser cette question. Car si je l’avais reconnu, je sais maintenant que cela n’aurait rien changé.
Je veux croire que cela n’est pas vrai. Les pires meurtriers connaissent les heures où l’on désarme.
Je les connais aussi. Mais ce n’est pas devant un frère inconnu et indifférent que j’aurais baissé le front.
Devant qui donc alors?
Martha baisse le front.
Devant vous.
Silence.
Trop tard, Martha. Je ne peux plus rien pour toi. (Elle se retourne vers sa fille.) Est-ce que tu pleures, Martha? Non, tu ne saurais pas. Te souviens-tu du temps où je t’embrassais?
Non, mère.
Tu as raison. Il y a longtemps de cela et j’ai très vite oublié de te tendre les bras. Mais je n’ai pas cessé de t’aimer. (Elle écarte doucement Martha qui lui cède peu à peu le passage.) Je le sais maintenant puisque mon cœur parle; je vis à nouveau, au moment où je ne puis plus supporter de vivre.
Le passage est libre.
Mais qu’est-ce donc qui peut être plus fort que la détresse de votre fille?
La fatigue peut-être, et la soif du repos.
Elle sort sans que sa fille s’y oppose.
Martha court vers la porte, la ferme brutalement, se colle contre elle. Elle éclate en cris sauvages.
Non! je n’avais pas à veiller sur mon frère, et pourtant me voilà exilée dans mon propre pays; ma mère elle-même m’a rejetée. Mais je n’avais pas à veiller sur mon frère, ceci est l’injustice qu’on fait à l’innocence. Le voilà qui a obtenu maintenant ce qu’il voulait, tandis que je reste solitaire, loin de la mer dont j’avais soif. Oh! je le hais. Toute ma vie s’est passée dans l’attente de cette vague qui m’emporterait et je sais qu’elle ne viendra plus! Il me faut demeurer avec, à ma droite et à ma gauche, devant et derrière moi, une foule de peuples et de nations, de plaines et de montagnes, qui arrêtent le vent de la mer et dont les jacassements et les murmures étouffent son appel répété. (Plus bas.) D’autres ont plus de chance! Il est des lieux pourtant éloignés de la mer où le vent du soir, parfois, apporte une odeur d’algue. Il y parle de plages humides, toutes sonores du cri des mouettes, ou de grèves dorées dans des soirs sans limites. Mais le vent s’épuise bien avant d’arriver ici; plus jamais je n’aurai ce qui m’est dû. Quand même je collerais mon oreille contre terre, je n’entendrais pas le choc des vagues ou la respiration mesurée de la mer heureuse. Je suis trop loin de ce que j’aime et ma distance est sans remède. Je le hais, je le hais pour avoir obtenu ce qu’il voulait! Moi, j’ai pour patrie ce lieu clos et épais où le ciel est sans horizon, pour ma faim l’aigre prunier de ce pays et rien pour ma soif, sinon le sang que j’ai répandu. Voilà le prix qu’il faut payer pour la tendresse d’une mère!
Qu’elle meure donc, puisque je ne suis pas aimée! Que les portes se referment autour de moi! Qu’elle me laisse à ma juste colère! Car, avant de mourir, je ne lèverai pas les yeux pour implorer le Ciel. Là-bas, où l’on peut fuir, se délivrer, presser son corps contre un autre, rouler dans la vague, dans ce pays défendu par la mer, les dieux n’abordent pas. Mais ici, où le regard s’arrête de tous côtés, toute la terre est dessinée pour que le visage se lève et que le regard supplie. Oh! je hais ce monde où nous en sommes réduits à Dieu. Mais moi, qui souffre d’injustice, on ne m’a pas fait droit, je ne m’agenouillerai pas. Et privée de ma place sur cette terre, rejetée par ma mère, seule au milieu de mes crimes, je quitterai ce monde sans être réconciliée.
On frappe à la porte.
Qui est là?
Une voyageuse.
On ne reçoit plus de clients.
Je viens rejoindre mon mari.
Elle entre.
Qui est votre mari?
Il est arrivé ici hier et devait me rejoindre ce matin. Je suis étonnée qu’il ne l’ait pas fait.
Il avait dit que sa femme était à l’étranger.
Il a ses raisons pour cela. Mais nous devions nous retrouver maintenant.
Cela vous sera difficile. Votre mari n’est plus ici.
Que dites-vous là? N’a-t-il pas pris une chambre chez vous?
Il avait pris une chambre, mais il l’a quittée dans la nuit.
Je ne puis le croire, je sais toutes les raisons qu’il a de rester dans cette maison. Mais votre ton m’inquiète. Dites-moi ce que vous avez à me dire.
Je n’ai rien à vous dire, sinon que votre mari n’est plus là.
Il n’a pu partir sans moi, je ne vous comprends pas. Vous a-t-il quittées définitivement ou a-t-il dit qu’il reviendrait?
Il nous a quittées définitivement.
Ecoutez. Depuis hier, je supporte, dans ce pays étranger, une attente qui a épuisé toute ma patience. Je suis venue, poussée par l’inquiétude, et je ne suis pas décidée à repartir sans avoir vu mon mari ou sans savoir où le retrouver.
Ce n’est pas mon affaire.
Vous vous trompez. C’est aussi votre affaire. Je ne sais pas si mon mari approuvera ce que je vais vous dire, mais je suis lasse de ces complications. L’homme qui est arrivé chez vous, hier matin, est le frère dont vous n’entendiez plus parler depuis des années.
Vous ne m’apprenez rien.
Mais alors, qu’est-il donc arrivé? Pourquoi votre frère n’est-il pas dans cette maison? Ne l’avez-vous pas reconnu et, votre mère et vous, n’avez-vous pas été heureuses de ce retour?
Votre mari n’est plus là parce qu’il est mort.
Maria a un sursaut et reste un moment silencieuse, regardant fixement Martha. Puis elle fait mine de s’approcher d’elle et sourit.
Vous plaisantez, n’est-ce pas? Jan m’a souvent dit que, petite fille, déjà, vous vous plaisiez à déconcerter. Nous sommes presque sœurs et...
Ne me touchez pas. Restez à votre place. Il n’y a rien de commun entre nous. (Un temps.) Votre mari est mort cette nuit, je vous assure que cela n’est pas une plaisanterie. Vous n’avez plus rien à faire ici.
Mais vous êtes folle, folle à lier! C’est trop soudain et je ne peux pas vous croire. Où est-il? Faites que je le voie mort et alors seulement je croirai ce que je ne puis même pas imaginer.
C’est impossible. Là où il est, personne ne peut le voir.
Maria a un geste vers elle.
Ne me touchez pas et restez où vous êtes... Il est au fond de la rivière où ma mère et moi l’avons porté, cette nuit, après l’avoir endormi. Il n’a pas souffert, mais il n’empêche qu’il est mort, et c’est nous, sa mère et moi, qui l’avons tué.
Non, non... c’est moi qui suis folle et qui entends des mots qui n’ont encore jamais retenti sur cette terre. Je savais que rien de bon ne m’attendait ici, mais je ne suis pas prête à entrer dans cette démence. Je ne comprends pas, je ne vous comprends pas...
Mon rôle n’est pas de vous persuader, mais seulement de vous informer. Vous viendrez de vous-même à l’évidence.
Pourquoi, pourquoi avez-vous fait cela?
Au nom de quoi me questionnez-vous?
Au nom de mon amour!
Qu’est-ce que ce mot veut dire?
Il veut dire tout ce qui, à présent, me déchire et me mord, ce délire qui ouvre mes mains pour le meurtre. N’était cette incroyance entêtée qui me reste dans le cœur, vous apprendriez, folle, ce que ce mot veut dire, en sentant votre visage se déchirer sous mes ongles.
Vous parlez décidément un langage que je ne comprends pas. J’entends mal les mots d’amour, de joie ou de douleur.
Ecoutez, cessons ce jeu, si c’en est un. Ne nous égarons pas en paroles vaines. Dites-moi, bien clairement, ce que je veux savoir bien clairement, avant de m’abandonner.
Il est difficile d’être plus claire que je l’ai été. Nous avons tué votre mari cette nuit, pour lui prendre son argent, comme nous l’avions fait déjà pour quelques voyageurs avant lui.
Sa mère et sa sœur étaient donc des criminelles?
Oui.
Aviez-vous appris déjà qu’il était votre frère?
Si vous voulez le savoir, il y a eu malentendu. Et pour peu que vous connaissiez le monde, vous ne vous en étonnerez pas.
Oh! mon Dieu, je savais que cette comédie ne pouvait être que sanglante, et que lui et moi serions punis de nous y prêter. Le malheur était dans ce ciel. (Elle s’arrête devant la table et parle sans regarder Martha.) Il voulait se faire reconnaître de vous, retrouver sa maison, vous apporter le bonheur, mais il ne savait pas trouver la parole qu’il fallait. Et pendant qu’il cherchait ses mots, on le tuait. (Elle se met à pleurer.) Et vous, comme deux insensées, aveugles devant le fils merveilleux qui vous revenait... car il était merveilleux, et vous ne savez pas quel cœur fier, quelle âme exigeante vous venez de tuer! Il pouvait être votre orgueil, comme il a été le mien. Mais, hélas! vous étiez son ennemie, vous êtes son ennemie, vous qui pouvez parler froidement de ce qui devrait vous jeter dans la rue et vous tirer des cris de bête!
Ne jugez de rien, car vous ne savez pas tout. A l’heure qu’il est, ma mère a rejoint son fils. Le flot commence à les ronger. On les découvrira bientôt et ils se retrouveront dans la même terre. Mais je ne vois pas qu’il y ait encore là de quoi me tirer des cris. Je me fais une autre idée du cœur humain et, pour tout dire, vos larmes me répugnent.
Ce sont les larmes des joies perdues à jamais. Cela vaut mieux pour vous que cette douleur sèche qui va bientôt me venir et qui pourrait vous tuer sans un tremblement.
Il n’y a pas là de quoi m’émouvoir. Vraiment, ce serait peu de chose. Moi aussi, j’en ai assez vu et entendu, j’ai décidé de mourir à mon tour. Mais je ne veux pas me mêler à eux. Qu’ai-je à faire dans leur compagnie? Je les laisse à leur tendresse retrouvée, à leurs caresses obscures. Ni vous ni moi n’y avons plus de part, ils nous sont infidèles à jamais. Heureusement, il me reste ma chambre, il sera bon d’y mourir seule.
Ah! vous pouvez mourir, le monde peut crouler, j’ai perdu celui que j’aime. Il me faut maintenant vivre dans cette terrible solitude où la mémoire est un supplice.
Martha vient derrière elle et parle par-dessus sa tête.
N’exagérons rien. Vous avez perdu votre mari et j’ai perdu ma mère. Après tout, nous sommes quittes. Mais vous ne l’avez perdu qu’une fois, après en avoir joui pendant des années et sans qu’il vous ait rejetée. Moi, ma mère m’a rejetée. Maintenant elle est morte et je l’ai perdue deux fois.
Il voulait vous apporter sa fortune, vous rendre heureuses toutes les deux. Et c’est à cela qu’il pensait, seul, dans sa chambre, au moment où vous prépariez sa mort.
Je suis quitte aussi avec votre mari, car j’ai connu sa détresse. Je croyais comme lui avoir ma maison. J’imaginais que le crime était notre foyer et qu’il nous avait unies, ma mère et moi, pour toujours. Vers qui donc, dans le monde, aurais-je pu me tourner, sinon vers celle qui avait tué en même temps que moi? Mais je me trompais. Le crime aussi est une solitude, même si on se met à mille pour l’accomplir. Et il est juste que je meure seule, après avoir vécu et tué seule.
Maria se tourne vers elle dans les larmes.
Ne me touchez pas, je vous l’ai déjà dit. A la pensée qu’une main humaine puisse m’imposer sa chaleur avant de mourir, à la pensée que n’importe quoi qui ressemble à la hideuse tendresse des hommes puisse me poursuivre encore, je sens toutes les fureurs du sang remonter à mes tempes.
Elles se font face, très près l’une de l’autre.
Ne craignez rien. Je vous laisserai mourir comme vous le désirez. Je suis aveugle, je ne vous vois plus! Et ni votre mère, ni vous, ne serez jamais que des visages fugitifs, rencontrés et perdus au cours d’une tragédie qui n’en finira pas. Je ne sens pour vous ni haine ni compassion. Je ne peux plus aimer ni détester personne. (Elle cache soudain son visage dans ses mains.) En vérité, j’ai à peine eu le temps de souffrir ou de me révolter. Le malheur était plus grand que moi.
Martha, qui s’est détournée et a fait quelques pas vers la porte, revient vers Maria.
Mais pas encore assez grand puisqu’il vous a laissé des larmes. Et avant de vous quitter pour toujours, je vois qu’il me reste quelque chose à faire. Il me reste à vous désespérer.
Oh! laissez-moi, allez-vous-en et laissez-moi!
Je vais vous laisser, en effet, et pour moi aussi ce sera un soulagement, je supporte mal votre amour et vos pleurs. Mais je ne puis mourir en vous laissant l’idée que vous avez raison, que l’amour n’est pas vain, et que ceci est un accident. Car c’est maintenant que nous sommes dans l’ordre. Il faut vous en persuader.
Quel ordre?
Celui où personne n’est jamais reconnu.
Que m’importe, je vous entends à peine. Mon cœur est déchiré. Il n’a de curiosité que pour celui que vous avez tué.
Taisez-vous! Je ne veux plus entendre parler de lui, je le déteste. Il ne vous est plus rien. Il est entré dans la maison amère où l’on est exilé pour toujours. L’imbécile! il a ce qu’il voulait, il a retrouvé celle qu’il cherchait. Nous voilà tous dans l’ordre. Comprenez que ni pour lui ni pour nous, ni dans la vie ni dans la mort, il n’est de patrie ni de paix. (Avec un rire méprisant.) Car on ne peut appeler patrie, n’est-ce pas, cette terre épaisse, privée de lumière, où l’on s’en va nourrir des animaux aveugles.
Oh! mon Dieu, je ne peux pas, je ne peux pas supporter ce langage. Lui non plus ne l’aurait pas supporté. C’est pour une autre patrie qu’il s’était mis en marche.
Cette folie a reçu son salaire. Vous recevrez bientôt le vôtre. (Avec le même rire.) Nous sommes volés, je vous le dis. A quoi bon ce grand appel de l’être, cette alerte des âmes? Pourquoi crier vers la mer ou vers l’amour? Cela est dérisoire. Votre mari connaît maintenant la réponse, cette maison épouvantable où nous serons enfin serrés les uns contre les autres. (Avec haine.) Vous la connaîtrez aussi, et si vous le pouviez alors, vous vous souviendriez avec délices de ce jour où pourtant vous vous croyiez entrée dans le plus déchirant des exils. Comprenez que votre douleur ne s’égalera jamais à l’injustice qu’on fait à l’homme et pour finir, écoutez mon conseil. Je vous dois bien un conseil, n’est-ce pas, puisque je vous ai tué votre mari!
Priez votre Dieu qu’il vous fasse semblable à la pierre. C’est le bonheur qu’il prend pour lui, c’est le seul vrai bonheur. Faites comme lui, rendez-vous sourde à tous les cris, rejoignez la pierre pendant qu’il en est temps. Mais si vous vous sentez trop lâche pour entrer dans cette paix muette, alors venez nous rejoindre dans notre maison commune. Adieu, ma sœur! Tout est facile, vous le voyez. Vous avez à choisir entre le bonheur stupide des cailloux et le lit gluant où nous vous attendons.
Elle sort et Maria, qui a écouté avec égarement, oscille sur elle-même, les mains en avant.
Oh! mon Dieu! je ne puis vivre dans ce désert! C’est à vous que je parlerai et je saurai trouver mes mots. (Elle tombe à genoux.) Oui, c’est à vous que je m’en remets. Ayez pitié de moi, tournez-vous vers moi! Entendez-moi, donnez-moi votre main! Ayez pitié. Seigneur, de ceux qui s’aiment et qui sont séparés!
La porte s’ouvre et le vieux domestique paraît.
Vous m’avez appelé?
Oh! je ne sais pas! Mais aidez-moi, car j’ai besoin qu’on m’aide. Ayez pitié et consentez à m’aider!
Non!
Rideau
TABLE
CALIGULA. | ||
Acte I. | 13 | |
Acte II. | 47 | |
Acte III. | 89 | |
Acte IV. | 119 | |
LE MALENTENDU. | ||
Acte I. | 161 | |
Acte II. | 203 | |
Acte III. | 229 |
BRODARD ET TAUPIN—IMPRIMEUR-RELIEUR
Paris-Coulommiers.—France.
1591-1-5-Dépôt légal no 5600, 2e trimestre 1966.
Le Livre de Poche-4, rue de Galliéra, Paris.
30-01-1261-02
Note de Transcription
Les mots mal orthographiés et les erreurs d'impression ont été corrigées. Lorsque plusieurs orthographes se produisent, l'utilisation de la majorité a été employé.
Ponctuation a été maintenue sauf si évidente erreurs d'impression se produisent.
[fin de Caligula suivi de Le Malentendu par Albert Camus]