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Title: L'Abeille Canadienne Issue 01 of 12
Date of first publication: 1818
Author: various
Date first posted: September 9, 2014
Date last updated: September 9, 2014
Faded Page eBook #20140912
This eBook was produced by: Marcia Brooks, Ronald Tolkien & the online Distributed Proofreaders Canada team at http://www.pgdpcanada.net
En rentrant dans notre patrie, après vingt-trois années d’absence, nous admirâmes la nouvelle physionomie qu’elle avoit prise, les édifices en tout genre dont elle avoit été enrichie, les moyens de communications qu’elle s’étoit créés, les améliorations introduites dans l’agriculture, l’extension du commerce, l’aisance des campagnes, le luxe des villes, et enfin le culte empressé que l’on y rendoit aux Sciences et aux Belles-lettres.
Au lieu de deux-minces journaux, seulement, que nous avions il y a vingt-cinq ans, il s’en imprime huit actuellement (non compris ceux du Haut-Canada, qui n’étoit pas alors défriché,) en langues Angloise et Françoise, dont quelques uns contiennent par fois des productions, que ne dédaigneroient point les littérateurs d’outre-mer. Nul doute que ces puissans véhicules aient plus ou moins contribué à faire naître une généreuse émulation, et à développer l’industrie: l’on ne sauroit donc trop encourager, sous ce rapport, les éditeurs de ces feuilles, utiles lorsqu’elles sont soignées et bien entendues. Mais comme l’abus se trouve toujours à côté du bien, on se sert quelquefois de la presse pour calomnier, pour outrager impunément les citoyens qu’on veut perdre dans l’opinion publique; pour flatter, pour tromper la multitude; pour lui persuader que tout doit céder à ses caprices, et qu’elle n’a d’autre loi à suivre que celle de sa suprême volonté.[2] Bientôt même les devoirs les plus sacrés de l’homme seront mis en question, tandis qu’on ne l’entretiendra plus que de ses droits; et en abjurant d’anciennes erreurs, on en adoptera qui ne sont pas moins dangereuses, si elles portent moins le sceau de la barbarie.
D’un autre côté nous ne sommes point sans crainte, relativement à la funeste influence que pourroient exercer, dans ces heureuses contrées, certaines productions repoussées de l’ancien monde à cause des sanglantes catastrophes qu’elles y ont occasionnées. Nous savons bien que dans notre patrie, (fière de relever du plus noble Empire de l’Univers,) les principes religieux marchèrent toujours de pair avec la loyauté envers le Prince; les fidèles trouvant à la fois, dans leurs pasteurs, le précepte et l’exemple. Cet état de choses devroit, ce semble, nous rassurer contre les bouffées d’une prétendue philosophie, où la Religion est remplacée par le pur déisme, pour ne rien dire de plus; la liberté par la licence; le respect pour l’autorité légitime, par l’insurrection; la sainteté des sermens, par l’incrédulité; les nœuds indissolubles du mariage, par le divorce; les liens de famille par l’insubordination; d’une philosophie, en un mot, qui soumettant tout au fatalisme, transforme en un être-machine, en un simple automate, l’homme lui-même, ce chef-d’œuvre de la création—l’homme dont le rang et la destination se trouvent si heureusement indiqués dans ces deux vers les plus sublimes peut-être que nous tenions de la belle latinité:
Os homini sublime dedit, cœlum que tueri Jussit, et erectos ad sydera tollere vultus. |
Néanmoins, pour ne pas être pris éventuellement au dépourvu par l’invasion subite de semblables doctrines, comme aussi pour remplir une lacune assez considérable dans notre domaine littéraire, il nous est venu en pensée de publier un ouvrage périodique, où, maintenant le respect dû à la Religion, aux mœurs, et à l’autorité légitime, nous pourrions retracer, avec critique et discernement, tout ce qui concerne les Sciences, les Arts, et la Littérature; moyennant quoi il fût facile au lecteur de suivre, dans ses découvertes, le génie éprouvé de la vieille Europe, et à la fois l’essor que prend, sur notre Continent, une jeune nation, dont l’esprit d’entreprise rappelle naturellement l’origine.
Mais une tentative de cette nature exigeoit l’établissement d’une correspondance avec des littérateurs du premier mérite,[3] soit en Europe, soit de ce côté-ci de l’Océan: c’est à quoi nous avons employé tous nos soins depuis plus d’un an. Aujourd’hui que nous sommes parvenus à intéresser les savans étrangers en faveur de nos essais littéraires, nous avons l’honneur d’offrir aux honnêtes gens ce Journal, le premier dans ce genre qui ait paru en Canada, et que nous produirons deux fois par mois, à dater de ce jour, sous le titre de L’ABEILLE CANADIENNE.
Présenter l’annonce raisonnée des ouvrages que produisent toutes les littératures étrangères, et spécialement l’Angloise et la Françoise; exposer les grandes découvertes qui intéressent les arts et la morale publique; emprunter aux sciences ce qu’elles offrent de plus applicable et de plus utile aux besoins journaliers de la Société; donner la note et l’explication de tous les procédés qui obtiennent, en Europe, des brevets d’invention; profiter des expéditions du commerce, pour faire connoître en même tems les mœurs, l’industrie, et la situation politique des peuples éloignés de nous et quasi inconnus: tel est, en peu de mots, le but que l’on se propose dans la rédaction de ce nouveau journal.
Nous y donnerons accessoirement l’analyse des Poëmes, des pièces fugitives de quelque importance, des traductions nouvelles de nos vieux auteurs classiques, des voyages qui, aux notions les plus utiles, joignent quelquefois tout l’intérêt du drame, et enfin des notices historiques ou biographiques sur les hommes célèbres de tous les pays, et spécialement sur ceux de nos compatriotes qui out servi ou illustré le nôtre, n’importe dans quelle profession. Nous sollicitons à cet effet les renseignemens nécessaires, et nous y attacherons d’autant plus de prix, que l’éloge de pareils hommes est en soi un appel puissant à la vertu des contemporains.
Dans les analyses annoncées, les formes un peu sérieuses de l’érudition sauront se dépouiller à propos de leur austérité. On évitera les détails puériles et fastidieux, pour n’offrir que des aperçus piquans, ou des résultats utiles.
Persuadé que si les vers sont en général peu goûtés, c’est beaucoup moins la faute des lecteurs que celle des poëtes, on ne s’engage à publier de pièces de poésie, qu’autant que l’on pourra en offrir où la grâce se trouve unie à la justesse. Si, dans ce genre, on n’ose toujours se promettre de présenter des morceaux au dessus de la critique, du moins est-on bien décidé à ne ja[4]mais insérer de ces vers, comme on en voit trop, que réprouvent à la fois le bon sens et les premières règles du langage. Quelquefois une historiette intéressante, des anecdotes peu connues, ou quelques fragmens inédits des plus célèbres écrivains, viendront occuper la place de ces bluettes poëtiques, qui ne donnent pas le même plaisir à toutes les classes de lecteurs.
Les productions de nos jeunes compatriotes, dans l’une et l’autre langue, seront acceuillies avec le plus vif intérêt, lors même qu’elles n’annonceroient encore que d’heureuses dispositions; pourvu qu’il y règne d’ailleurs cette teinte de modestie et de pudeur, qui convient sans doute à tous les âges, mais qui sied mieux, ce semble, à l’adolescence, dont elle fait ressortir le charme touchant. Que s’il y avoit lieu à des observations critiques de notre part, il seroit facile d’y apercevoir les ménagemens dus au talent naissant, et même cette mesure d’encouragement que sait distribuer la justice, sans offenser la science.—Jeunes Canadiens, espoir de la Patrie! pénétrez-vous bien de ce dire du sage Thales: "la félicité du corps consiste dans la santé, et celle de l’esprit dans le savoir." Mens sana, in corpore sano.
Les événemens politiques les plus remarquables seront aussi rapportés dans notre journal, mais succinctement, et dégagés des conjectures que se permettent volontiers les gazettiers: nous nous contenterons d’exposer simplement les faits, laissant à nos lecteurs le plaisir d’en tirer eux-mêmes des inductions. Non licet inter vos tantas componere lites.
Nous avons au surplus l’honneur de prévenir la portion du Public dont nous ambitionnons les suffrages, que des dispositions out été faites pour continuer la publication de ce journal, sur le même plan et d’après les mêmes principes, avenant la maladie, l’absence ou le décès de l’éditeur. Il n’y a donc pas lieu de présumer que l’entreprise actuelle, (honorable peut-être pour notre pays,) puisse éprouver aucune interruption.
Notre Cinquième Numéro, qui paroîtra le premier Octobre prochain, contiendra la liste des personnes qui auront bien voulu nous savoir gré de nos bonnes intentions, et que l’on pourra regarder, avec raison, comme les véritables fondateurs d’un premier établissement, destiné principalement à la culture des Belles-lettres, et au maintien des principes conservateurs de nos institutions les plus chères.
H. MEZIERE.
Avec l’Amour on perd à tous les Jeux.
La jeune Iris, la fleur, de nos campagnes,
Un certain jour, dans la belle saison, Voulut au bois, avec quelques compagnes, Aux quatre coins jouer sur le gazon. Il leur manquoit encore un personnage;
L’Amour dormoit, sous un chêne étendu: Iris le crut un berger du village; La pauvre enfant ne l’avoit jamais vu. Il se réveille—il boude—il se chagrine—
Il ne veut pas jouer à ce jeu-là: Plus il se fâche, et plus on le lutine. Ah! le frippon ne vouloit que cela! Il céde enfin—mais bientôt à Colette,
Tout en jouant, il vole ses rubans— La bague à Lise—à Chloé sa houlette— D’Iris, sur-tout, il attrape les gants. Le jeu fini, chaque belle, en colère,
Veut ses bijoux—l’Amour veut un baiser. [6] La nuit venoit—chacune craint sa mère— Pour tout ravoir, il fallut composer. Depuis ce tems, on dit qu’Iris soupire;
Chloé rougit—Lise baisse les yeux— Colette rêve—et tout leur semble dire Qu’avec l’Amour on perd à tous les jeux. |
Sur les Romans de Madame de Staël, suivies de deux lettres
inédites
de cette dame.
Nulli patientiùs reprehenduntur, quàm qui maximè
laudari merentur.
Pline le jeune, liv. vii, epis. 20.
Les personnes qui méritent le plus la louange,
sont aussi celles qui supportent le mieux la critique.
Quoiqu’on ait déjà beaucoup parlé du talent de Madame de Staël, il reste encore beaucoup à dire sur le même sujet. Ses qualités comme ses défauts ont en effet un caractère trop prononcé, pour ne pas commander à la fois tout l’intérêt et toute la sévérité de la critique.
Peu satisfaite d’avoir écrit différens traités de morale ou de littérature, sorte d’ouvrages vers lesquels sembloit l’appeler de préférence la nature de son talent, Madame de Staël a voulu publier aussi des romans, et peut-être est-il permis de douter que sa manière soit la plus favorable possible à ce genre de composition.
Cette manière, qui consiste à porter par-tout le scalpel de l’analyse, offre des inconvéniens qu’il importe d’autant plus de signaler, que dans ce siècle essentiellement dissertateur, elle a trouvé de nombreux copistes. Chacun des ouvrages de Madame de Staël révèle sans doute un écrivain très-accoutumé à réfléchir sur toutes ses impressions, et à les approfondir. Il est impossible de ne pas admirer en elle la sagacité pénétrante de certaines ob[7]servations, et le don de les exprimer quelquefois avec une rare énergie. Plusieurs questions de politique et de littérature sont tour à tour devenues l’objet de ses méditations. Elle les a considérées de toute la hauteur d’un esprit indépendant; et comme l’habitude de risquer beaucoup de paradoxes, est un moyen presque sûr de rencontrer quelques vues nouvelles et frappantes; on doit convenir que non-seulement Madame de Staël en a rencontré, mais qu’elle est même parvenue à leur assurer d’abord une sorte de fortune.
Il est pourtant vrai de dire, que si le prestige de son talent a obtenu cette première victoire, le défaut que j’indique n’en a pas moins été remarqué de cette classe de lecteurs qui, jaloux de cultiver leur goût, étudient avec soin dans les arts d’imagination, ce qu’on doit suivre et ce qu’on doit éviter. On a trouvé, je le répète, que Madame de Staël vouloit trop rendre compte de tout, et donner, comme on dit vulgairement, la raison de la raison.
Ce défaut devenoit peut-être moins sensible dans un roman par lettres, comme Delphine. Là, chaque personnage devant nécessairement exprimer tout ce qui se passe en lui, l’auteur étoit sans doute à son aise, et pouvoit, sans trop d’invraisemblance, s’abandonner à ce goût d’analyse, qui est une des premières qualités de son esprit. Mais comme on se plaît toujours à faire ce que l’on fait bien, le roman de Corinne est venu; et quoique par sa forme il diffère entièrement du premier, on y a pourtant retrouvé, au milieu des peintures les plus vraies des orages du cœur, un penchant trop habituel à la dissertation, et cette anatomie de tous les sentimens que vient souvent obscurcir une métaphysique trop recherchée. Outre qu’un pareil défaut imprime aux ouvrages de ce genre je ne sais quel air d’idéologie qui ne paroît pas de bon goût, il en résulte encore une surabondance de réflexions qui embarrassent et retardent continuellement la marche du récit. On diroit, en effet, que les aventures racontées par Madame de Staël, sont seulement des cadres qu’elle choisit, pour mieux nous faire savoir tout ce qu’elle a senti et pensé dans ses voyages, ou dans les différentes situations de sa vie. A l’exemple de Jean-Jacques et de Montaigne, Madame[8] de Staël se fait constamment le centre de tout ce qu’elle écrit, mais cette méthode, qui lui est sans doute naturelle, entraîne plus d’un inconvénient. De là naît un manque absolu d’illusion; les choses de sentiment semblent presque étouffées sous ce luxe de pensées et de définitions. C’est toujours la femme extraordinaire et l’habile métaphysicienne qu’on aperçoit: par-tout l’auteur se montre et plaide sa cause; par-tout Madame de Staël soutient la thèse de son caractère, de son goût et de ses talens; mais ses acteurs, et l’ouvrage lui-même, sont trop souvent sacrifiés à ce premier but de ses efforts.
Un autre reproche à lui faire, et qui n’est à vrai dire qu’une conséquence de celui qui précède, c’est de nous offrir toujours des êtres extraordinaires, auxquels personne ne ressemble. Les héroïnes de ses romans sont de véritables exceptions dans la société. Or, nous le savons tous, soit qu’on veuille instruire, soit qu’on veuille intéresser, ce ne sont point des exceptions qu’il faut peindre. L’on est d’autant plus fondé à faire cette critique, que lorsque Madame de Staël a daigné mettre en scène des personnages moins éloignés des proportions ordinaires, elle a prouvé qu’elle savoit unir à des observations pleines d’agrément et de justesse, un style plus naturel, plus simple et plus entraînant. "Le bon goût est, en littérature, ce qu’il est pour les femmes en ajustemens."
Mais les ajutemens de Madame de Staël ont par malheur plus d’éclat et de pompe que de véritable élégance; son style se ressent trop en général du système décomposition par elle adopté. De même que ses pensées paroissent trop souvent recherchées et problématiques, de même le goût s’étonne quelquefois de la bizarrerie de ses locutions. D’ailleurs, comme Madame de Staël semble redouter pardessus tout ce qu’elle nomme la vulgarité des pensées, il n’est pas toujours très-facile de suivre l’essor qu’elle prend. Chaque nouvelle phrase révendique, pour ainsi dire, une égale part d’attention: presque jamais la pensée ne s’y fond en sentiment; et si l’on aperçoit dans ses ouvrages beaucoup de ces traits qui font admirer, ils manquent en général de ce charme qui engage à relire.
Aussi, malgré toutes les ressources de son imagination brillante et passionnée, ne seroit-on pas embarrassé d’expliquer pourquoi la lecture de Delphine et de Corinne finit bientôt par nous paroître un peu laborieuse. Tant d’éclairs éblouissent, tant de réflexions fatiguent. Il vaudroit mieux, je crois, en présentant au lecteur des faits et des résultats, lui faire penser une partie de ce que Madame de Staël prend tant de peine à lui expliquer. Il seroit plus adroit en un mot, de ne pas affecter autant de montrer les ressorts et le mécanisme des passions, et de les peindre franchement par leur langage, leurs écarts et leurs effets sensibles. C’étoit la méthode de nos bons écrivains du temps passé: je soupçonne quelquefois qu’il conviendroit d’y revenir. L’auteur de Gil Blas, celui de Manon Lescaut, évitent avec soin de disserter, et n’en plaisent que mieux: moins modestes, Delphine, Corinne, et quelques autres romans que l’on peut regarder comme appartenant à la même famille, nous apprennent sans doute beaucoup de chose; mais il faut convenir aussi qu’en nous instruisant, ils ont l’air bien instructif; lorsqu’on les lit, on croit toujours écouter des professeurs d’analyse et d’entendement humain.
Telles sont les observations générales dont nous avons cru devoir faire précéder les deux lettres suivantes de Madame de Staël. Ces lettres, où l’on retrouve toutes les qualités et tous les défauts de sa manière, sont adressées de Lyon, au premier acteur tragique François, sous les dates des 4 et 5 Juillet 1809. Si quelques personnes s’étonnent, en les parcourant, d’y rencontrer certaines façons de s’exprimer un peu singulières, il est vraisemblable qu’elles y remarqueront aussi cette profondeur d’observations et cette vérité d’aperçus, par qui Madame de Staël s’est placée depuis long-temps au nombre des écrivains d’un ordre supérieur.
E.
Juillet 1816.
Ne craignez pas que je sois comme Madame Milord, que je mette la couronne sur votre tête au moment le plus pathétique: mais comme je ne puis vous comparer qu’à vous-même, il faut[10] que je vous dise, Talma, qu’hier vous avez surpassé la perfection et l’imagination même. Il y a dans cette pièce, toute défectueuse qu’elle est, un débris d’une tragédie plus forte que la nôtre, et votre talent m’est apparu dans ce rôle d’Hamlet, comme le génie de Shakespeare, mais sans ses inégalités, sans ses gestes familiers, devenu tout à coup ce qu’il y a de plus noble sur la terre. Cette profondeur de nature, ces questions sur notre destinée à tous, en présence de cette foule qui mourra et qui sembloit vous écouter comme l’oracle du sort; cette apparition du spectre, plus terrible dans vos regards que sous la forme la plus redoutable; cette profonde mélancolie, cette voix, ces regards qui révèlent des sentimens, un caractère au-dessus de toutes les proportions humaines, c’est admirable, trois fois admirable, et mon amitié pour vous n’entre pour rien dans cette émotion, la plus profonde que les arts m’aient fait ressentir depuis que je vis. Je vous aime dans la chambre, dans les rôles où vous êtes encore votre pareil; mais dans ce rôle d’Hamlet, vous m’inspiriez un tel enthousiasme, que ce n’étoit plus vous, que ce n’étoit plus moi; c’étoit une poësie de regards, d’accens, de gestes, à laquelle aucun écrivain ne s’est encore élevé. Adieu, pardonnez-moi de vous écrire quand je vous attends ce matin à une heure et ce soir à huit: mais si les convenances sociales ne devoient pas tout arrêter, je ne sais pas, hier, si je ne me serois pas fait fière d’aller moi-même vous donner cette couronne, qui est due à un tel talent plus qu’à tout autre; car ce n’est pas un acteur que vous êtes; c’est un homme qui élève la nature humaine, en nous en donnant une idée nouvelle. Adieu, à une heure. Ne me répondez pas, mais aimez-moi pour mon admiration.
[Extrait de la Ruche d’Aquitaine.
5 Juillet, Lyon, 1809.
Vous êtes parti hier, mon cher Oreste, et vous avez vu combien cette séparation m’a fait de peine: ce sentiment ne me quittera pas de long-temps; car l’admiration que vous inspirez ne[11] peut s’effacer. Vous êtes, dans votre carrière, unique au monde, et nul, avant vous, n’avoit atteint ce dégré de perfection où l’art se combine avec l’inspiration, la réflexion avec l’involontaire, et le génie avec la raison. Vous m’avez fait un mal, celui de me faire sentir plus amèrement mon exil. A peine étiez-vous parti, que le sénateur R—— est entré chez moi, venant d’Espagne pour aller à Strasbourg. Nous avons causé trois heures, et nous avons souvent mêlé votre nom à tous les intérêts de ce monde. Il étoit dimanche à Hamlet, et vous l’avez ravi. Nous avons disputé sur le mérite de la pièce en elle-même. Il m’a paru très-orthodoxe, et il prétend que N—— l’est aussi. Je lui ai développé mon idée sur votre jeu, sur cette réunion étonnante de la régularité Française et de l’énergie étrangère. Il a prétendu qu’il y avoit des pièces classiques Françaises, où vous n’excelliez pas encore; et quand j’ai demandé lesquelles, il n’a pu m’en nommer. Mais il faut qu’à Paris vous jouyez Tancrède et Orosmane à ravir: vous le pouvez, si vous le voulez. Il faut prendre ces deux rôles dans le naturel; ils en sont tous deux susceptibles; et comme on est accoutumé à une sorte d’étiquette dans la manière de les jouer, la vérité profonde en fera de nouveaux rôles. Mais je ne devrois pas m’aviser de vous dire ce que vous savez mille fois mieux que moi: il est vrai pourtant que je mets à votre réputation un intérêt personnel. Il faut que vous écriviez; il faut que vous soyez aussi maître de la pensée que du sentiment: vous le pouvez, si vous le voulez. J’ai vu Madame Talma après votre dernière visite. Sa grâce pour moi m’a profondément touchée; dites-la lui, je vous prie. C’est une personne digne de vous, et je crois louer beaucoup en disant cela. Quand vous reverrai-je tous les deux? Ah! cette question me serre le cœur, et je ne peux me la faire sans une émotion douloureuse. God bless you, and me also! Je vais écrire sur l’art dramatique, et la moitié de mes idées me viendront de vous. Adrien de Montmorency, qui est, le souverain juge de tout ce qui tient au bon goût et à la noblesse des manières, dit que Madame Talma et vous, vous êtes parfaits aussi dans ce genre. Toute ma société vous est attachée à tous les deux. On[12] raconte mes hymnes sur votre talent, par la ville, et Camille m’en a raconté à moi-même que j’ai trouvés pindariques; mais je ne suis pas Corinne pour rien, et il faut me pardonner l’expression de ce que j’éprouve. Le directeur des spectacles est venu me voir après votre départ, pour me parler de vous. Je lui ai su gré de si bien s’adresser. Sa conversation étoit comique; mais je n’étois pas en train de rire, et j’ai laissé passer tout ce qu’il a bien voulu me dire pour me donner bonne opinion de lui. Ainsi, chacun s’agite pour réussir; il n’y a que le génie qui triomphe presque à son insçu. Ainsi vous êtes. Adieu, écrivez-moi quelques lignes sur votre santé, vos succès et la probabilité de vous revoir. Mon adresse à Coppet, Suisse. Adieu, adieu; mille tendres complimens à Madame Talma.
Je pars dans une heure. Les Templiers sont traduits en Espagnol, et se jouent à Madrid.
D’un nouveau Roman Anglais.
Le fragment que nous offrons ici à nos lecteurs, est extrait d’un roman Anglais, intitulé l’Antiquaire, qu’on avoit d’abord attribué à Walter Scott, auteur du poëme de Marmion, de la Dame du Lac, et de quelques autres ouvrages moins connus parmi nous; mais on s’accorde à dire aujourd’hui que ce roman est de l’un de ses frères. La scène qu’on va lire se passe en Ecosse, sur un rivage dont la description offre une grande vérité locale. Il est même remarquable que l’ouvrage est écrit en partie dans le dialecte Ecossais du Nord, que tous les Anglois n’entendent pas, et ce n’est pas là un petit obstacle à la traduction de ce roman; on assure cependant qu’on s’occupe de le traduire, et qu’il va paroître incessamment à Paris.
.... Quand cela fut arrangé, et que le commissionnaire eut été expédié, le chevalier Arthur et sa fille quittèrent la grande route, et prirent un sentier au travers des dunes, pour s’approcher de la mer et suivre le rivage. La marée montoit, et étoit déjà plus[13] avancée qu’ils ne l’avoient cru; mais cela ne leur donna aucune inquiétude. Il y avoit à peine dix jours de l’année où la mer s’élevât assez haut pour couvrir la plage, et ne pas laisser un chemin sec le long des rochers à pic. Dans les hautes marées du printemps, et quand il y avoit une forte houle de mer, ce passage n’étoit pourtant pas sans danger, et la tradition avoit conservé le souvenir de plusieurs voyageurs noyés dans cet endroit; mais ces événemens étoient anciens, on n’y croyoit qu’à demi, et ces histoires servoient plutôt à la conversation des paysans au coin du feu, qu’elles n’étoient des leçons de prudence. Cela n’empêchoit personne de prendre, dans l’occasion, le chemin le plus court, pour aller de Knockwinock à Mòukbarns, par l’estrand.
Sir Arthur et sa fille jouissoient de l’aspect des rochers et de l’agrément de marcher sur un sable frais et dur. Ils s’applaudissoient d’avoir choisi cette route; mais miss Wardour observa cependant que la marée précédente avoit laissé des traces à une beaucoup plus grande hauteur que les marques permanentes ne l’indiquoient. Le coucher du soleil étoit très-pittoresque. Son disque rougeâtre, et dont les dimensions paroissoient agrandies, alloit se cacher dans l’Océan. Ses derniers rayons doroient les nuages amoncelés. Il y avoit une sombre magnificence dans cet assemblage de vapeurs, qui représentoient des pyramides et des tours fantastiques, colorées des plus riches teintes. La vaste mer réfléchissoit tout cet éclat; sa surface étoit tranquille, et la vague de la marée envahissoit les plaines de sable d’un mouvement imperceptible, mais pourtant rapide.
Miss Wardour marchoit en silence à côté de son père. Elle admiroit ce paysage si nouveau pour elle; elle repassoit dans son esprit des souvenirs qui lui donnoient encore de l’agitation; et le chevalier, dont la dignité avoit été offensée quelques momens auparavant, n’étoit point disposé à entamer la conversation avec sa fille. Ils suivoient donc en silence les sinuosités de la côte. Ils dépassèrent successivement plusieurs parties saillantes des rochers, et ils se trouvèrent enfin dominés par une longue chaîne de précipices, qui ont fait surnommer ce rivage la côte de fer. Elle est redoutée par tous les pilotes, à cause de ses nombreux écueils. Les rochers, qui s’élevoient à deux ou trois cents pieds, étoient coupés de profondes anfractuosités,[14] dans lesquelles les oiseaux de mer venoient nicher par milliers; à l’abri des attaques de l’homme. Ces oiseaux, avertis par l’instinct qui leur fait présager les tempêtes, poussoient des cris aigus, et voloient en désordre autour de leurs nids. Une réverbération d’un rouge obscur teignoit la face des rochers, et donnoit au crépuscule qui commençoit, quelque chose de sinistre. Le vent s’éleva; mais ses mugissemens sourds et l’agitation de la mer précédèrent son arrivée sur la plage. Les vagues commencèrent à se briser sur les écueils, et leur fracas, renvoyé par les échos, imitoit le bruit d’un tonnerre lointain.
Miss Wardour éprouva quelque crainte. Elle prit le bras de son père, et se serrant contre lui, dit: Nous aurions mieux fait, je crois, de suivre la grande route. Sir Arthur regarda autour de lui, et prétendit qu’il n’y auroit point d’orage: mais pourtant il doubla le pas, et Isabelle avoit de la peine à le suivre.
Ils arrivèrent au centre d’une baie d’environ deux milles de largeur, qui figuroit un croissant. Les deux pointes de ce croissant étoient formées par des masses de rochers presqu’à pic sur la plage; et, aux progrès rapides de la marée, il devenoit incertain qu’il fût possible de doubler le cap qui se présentoit devant eux, ou de retourner à temps sur leurs pas; tous deux conçurent la même crainte, mais l’un et l’autre se gardèrent bien de l’exprimer. Ils marchoient en silence, et se sentoient déjà presque hors d’haleine.
Cependant, au travers de la pluie qui commençoit à tomber, et des tourbillons de poussière que le vent enlevoit au pied des rochers, ils découvrirent une figure humaine qui s’avançoit à leur rencontre. Ah! grâces à Dieu, s’écria Sir Arthur, nous doublerons Halket-head; voilà quelqu’un qui vient d’y passer. Dieu soit loué! répondit Isabelle à demi-voix.
L’homme qui venoit à eux faisoit des signes; mais ils le voyoient trop indistinctement pour y rien comprendre. Au moment de le joindre, Sir Arthur reconnut le vieux mendiant Ochiltree. On dit que dans un danger pressant et commun, les animaux eux-mêmes oublient leurs antipathies. Le juge de paix et le mendiant devinrent amis lorsqu’ils se virent également pressés par la mer montante, dans cette enceinte étroite qui n’offroit aucune retraite.
Pourquoi n’êtes-vous pas retournés quand je vous ai fait signe[15] s’écria le mendiant. Mon Dieu, nous n’avons pas compris, répondit le chevalier avec beaucoup d’émotion: nous voulions doubler la pointe de Halket.
Impossible! Au moment où nous parlons, la marée y est déjà. Il y a vingt minutes que j’y ai passé; la vague s’avançoit de la hauteur d’un homme. Il faut retourner vîte, vîte; il faut tâcher de pouvoir repasser là-bas à Ness-point: il n’y a pas d’autre salut.
Ils n’hésitèrent pas; et sans s’arrêter à des raisonnemens inutiles, ils se fièrent à l’expérience du mendiant. Pendant qu’ils revenoient sur leurs pas aussi rapidement qu’il leur étoit possible, et en cachant de leur mieux l’angoisse qu’ils éprouvoient, Ochiltree leur raconta qu’il avoit été informé de leur tentative, et que présageant le danger auquel ils alloient être exposés, il étoit accouru sur la plage pour les avertir, s’il étoit temps encore. Il exprima beaucoup de doutes sur la possibilité d’arriver à Ness-point. Il fit remarquer à Sir Arthur, qu’un certain rocher de Raton qui, dans les hautes marées, se voit encore comme la proue d’un vaisseau, étoit déjà couvert par les vagues. Courage! courage! Mademoiselle, ajoutoit-il, nous pouvons encore arriver. Prenez mon bras de l’autre côté, tenez: nous ferons tout ce que nous pourrons pour vous tirer d’affaires. Ce seroit, ma foi, bien dommage qu’il arrivât un malheur à une noble demoiselle comme vous, qui êtes si bonne aux pauvres! Puis il faisoit des observations inquiétantes sur le progrès rapide de la marée, en répétant que de sa vie il n’avoit rien vu de pareil.
Il est difficile, en effet, de se représenter une situation plus cruelle. Les mugissemens de la tempête, et les cris continuels des oiseaux de mer, sembloient de funestes présages pour ces trois êtres dévoués à la mort; car à chaque seconde ils voyoient resserrer le petit espace qui séparoit encore d’une mer furieuse les bancs de rochers à pic. Déjà ils se sentoient mouillés de l’écume que le vent enlevoit à la vague, et bientôt celle-ci arriva jusqu’à eux. Les yeux fixés sur la pointe de Ness, et nourrissant encore l’espoir d’y atteindre, ils couroient plutôt qu’ils ne marchoient; mais une projection du rocher leur en déroba la vue. Ce fut un surcroît d’angoisses. Cet objet en perspective soutenoit leur courage. Ils ne le perdirent pas néanmoins tout-à-fait, et ils poursuivirent leur marche précipitéé. Mais, helas![16] lorsqu’ils arrivèrent à cette projection du roc qui leur cachoit la pointe de Ness, celle-ci avoit entièrement disparu. Ce signal de salut étoit perdu au milieu de mille brisans; et les flots en furie frappant contre ce promontoire, marquoient sur le noir rocher une zone d’écume blanchissante.
A cette vue, le vieux mendiant perdit courage. Mon Dieu! aie pitié de nous! s’écria-t-il; qu’allons-nous devenir? Isabelle poussa un cri de détresse, et Sir Arthur, hors de lui-même, répéta: Nous sommes perdus!.... Ma fille! ma chère fille!... et l’émotion lui coupa la voix. Mon père! répondit Isabelle, en le pressant dans ses bras, et incapable d’en dire davantage........ Après un moment de silence, elle reprit, en s’adressant au vieillard: Et vous, pauvre malheureux, qui êtes ici pour nous! Oh! que cela ne vous inquiète pas, ma bonne demoiselle, répondit le mendiant. J’ai vécu assez long-temps pour être las de la vie. Quelques jours plutôt ou plus tard, sur un grand chemin, sous la neige, ou dans la mer, peu importe où que je meure.
Brave homme!.... reprit Sir Arthur. Mais n’avez-vous aucune idée? Inventez donc quelque moyen de nous sauver. Je vous enrichirai; je vous donnerai une ferme; je vous.....
Nous allons être aussi riches l’un que l’autre, interrompit le vieillard d’un ton solemnel. Ils étoient parvenus à un point du rocher un peu plus élevé, et ils s’y arrêtèrent dans la conviction que toute tentative pour aller plus loin ne feroit que hâter leur perte. La marée montoit toujours. Les vagues devenoient de plus en plus furieuses; et ils étoient là comme on nous peint ces premiers martyrs du christianisme, qu’on exposoit aux bêtes féroces, et qu’on forçoit à demeurer témoins de l’impatiente rage des animaux prêts à les dévorer, aussitôt que les barrières qui les contenoient seroient écartées.
Cependant l’ame énergique de miss Wardour n’étoit point abattue. Elle ne s’abandonnoit point au désespoir, et son imagination travailloit sur les moyens de salut qui pouvoient rester encore. Succomberons-nous, dit-elle, sans faire un dernier effort? Ne tenterons-nous point de trouver quelque passage dans les crevasses du rocher, et de nous élever assez haut du moins pour n’être pas entraînés par la marée? On s’occupe de notre danger: il n’y a pas de doute. On cherchera à nous donner des secours, si nous pouvons seulement les attendre.
Sir Arthur, découragé, n’entrevoyoit aucune possibilité de salut. Cependant, il se tourna machinalement vers le vieillard pour savoir son avis. Celui-ci répondit, qu’autrefois il avoit souvent hasardé sa vie dans ces précipices, en se faisant suspendre à une corde, pour enlever des nids d’hirondelles de mer; qu’il se rappeloit qu’il y avoit une certaine saillie du rocher à laquelle on attachoit la corde. Il achevoit à peine ces paroles, lorsqu’il crut apercevoir un objet suspendu au-dessus de leurs têtes. Dieu vient à notre secours, s’écria-t-il tout-à-coup, voilà qu’on nous aide! Puis, élevant la voix de toute sa force, il tâcha de faire connoître la direction à prendre pour arriver jusqu’à eux. Il réussit: l’homme qui s’exposoit pour les secourir, descendit par un grelin jusque sur une corniche élevée encore d’une vingtaine de pieds au-dessus de l’endroit où ils se trouvoient. Parvenu là, il leur jeta une corde à nœuds, après l’avoir fixée au rocher. Le mendiant commença par se dépouiller de son manteau bleu, pour en envelopper Miss Wardour; il fixa ensuite fortement l’extrémité de la corde autour d’elle; après quoi, il se mit à monter lui-même le long de cette corde, en s’aidant des pieds et des genoux contre la face du rocher. L’entreprise étoit forte et périlleuse pour un homme de son âge. Deux ou trois fois il faillit à tomber; mais son courage le soutint, et il parvint jusque sur une petite plate-forme, où Lovel (car quel autre qu’un amant auroit pu tenter une telle entreprise?) attendoit, dans de mortelles transes, le succès des moyens que l’amour lui avoit inspirés. Réunissant alors leurs efforts, Lovel et Ochiltree enlevèrent doucement Isabelle jusque sur la corniche où ils étoient placés. Lovel descendit ensuite pour aider Sir Arthur, en l’attachant sous les bras avec la corde de secours. Il remonta comme avoit fait Ochiltree; puis, joignant ses efforts à ceux du vieillard, et encourageant Sir Arthur à s’aider lui-même, il parvint à le hisser sur la saillie où ils étoient réunis.
En se voyant ainsi miraculeusement sauvés d’une mort qui paroissoit inévitable, le père et la fille éprouvèrent un mouvement subit d’attendrissement. Ils se pressèrent dans les bras l’un de l’autre, en pleurant de joie. Cependant ils avoient la perspective de passer cette nuit orageuse sur un espace resserré et glissant, qui leur suffisoit à peine. Ils étoient là suspendus entre le ciel et l’Océan, comme les oiseaux habitans de ces[18] lieux inaccessibles. L’écume des flots qui battoient avec fureur le pied du rocher, s’éleva bientôt jusqu’à cette saillie étroite, et les mugissemens de la vague sembloient redemander comme une proie les fugitifs qui lui avoient échappé.
C’étoit une nuit d’été; mais le vent étoit si violent, la pluie tomboit avec tant d’abondance, qu’il étoit difficile de comprendre comment une personne aussi délicate que Miss Wardour, pourroit survivre à une telle épreuve. Le mendiant en témoigna tout bas son inquiétude à Lovel. Il y a, entre les hommes d’une trempe d’ame courageuse, une sorte de sympathie secrète qui n’a pas besoin de préliminaires. Lovel avoit déjà apprécié Ochiltree, et il s’associoit de cœur à ses craintes et à ses vœux. Il proposa donc de remonter par le grelin qui étoit encore en place, et d’aller appeler du secours. Ochiltree s’y opposa vivement. Il lui représenta que c’étoit un miracle qu’il s’en fût tiré en descendant, quoiqu’il y eût encore du jour, et qu’il seroit impossible de remonter de nuit. D’ailleurs, ajouta le vieillard, c’est mon affaire à moi. C’est mon premier métier que de monter et de descendre par un grelin; laissez-moi faire, et tenez-vous ici. Il faut moudre le blé mûr, et épargner le blé vert.
Restez, restez tous deux, je vous en conjure, interrompit Isabelle; je suis bien, je ne souffre pas; je passerai ici la nuit, s’il le faut, je m’en sens la force. A peine achevoit-elle ces mots, qu’elle se trouva mal. Ses genoux fléchirent, et elle seroit tombée dans la mer, si Lovel et Ochiltree ne l’eussent soutenue et placée à côté de son père, qui lui-même n’ayant plus la force de se tenir debout, s’était accroupi contre le rocher.
Cependant Oldbuck et son neveu, dévorés d’inquiétude, erroient avec une troupe de matelots sur la crête des précipices, et poussoient des cris que répétoient les échos, mais que le bruit du vent et des vagues empêchoit de parvenir distinctement aux quatre personnes en péril. Toutefois Lovel crut entendre quelque chose qui ressembloit à des voix humaines; et joignant ses cris à ceux du vieillard, il eut bientôt la certitude qu’ils étoient entendus, et qu’on leur répondoit. Les matelots, qui connoissoient toutes les saillies de ces rochers, comprirent dans quel endroit Sir Arthur et sa fille devoient s’être placés, et avec leur adresse industrieuse, ils eurent bientôt construit, sur le bord de[19] l’abîme, une espèce de grue. Ils attachèrent fortement à la corde principale un fauteuil en bois; puis ils firent descendre avec ce fauteuil un grelin solidement fixé, qui étoit destiné à être maintenu roide par le poids d’un de ceux qui étoient en bas, et à servir ainsi de régulateur à la personne qui seroit sur le fauteuil, afin que le vent et le mouvement d’ascension ne lui fissent pas courir le risque de se froisser contre les aspérités du roc. Lorsque le fauteuil parvint à la portée de Lovel, il délibéra un moment avec le vieux mendiant s’ils confieroient à cette frêle machine le salut de Miss Wardour. Ils s’y résolurent cependant, par la considération des dangers qu’elle alloit courir en passant la nuit entière exposée à la pluie et à l’écume des vagues; mais il ne fut point facile de la décider à faire sa retraite avant son père. Elle s’y détermina enfin, lorsque Lovel lui dit qu’elle ne voudroit pas sans doute laisser faire à Sir Arthur le premier essai d’un moyen aussi périlleux. Lovel n’avoit pas négligé toutefois de s’assurer de la solidité de la grue, en joignant son poids à celui d’Ochiltree, pour donner à la corde une vive secousse à laquelle elle avoit fort bien résisté.
Sir Arthur les embarrassoit encore par l’opposition qu’il mettoit à l’ascension de sa fille. Tandis que Lovel, avec une sollicitude et un soin extrêmes, employoit son mouchoir, sa cravatte, et la ceinture de cuir du mendiant, pour attacher solidement Miss Wardour sur le fauteuil, Sir Arthur, qui n’avoit pas la force de se lever, lui répétoit sans cesse: Que faites-vous? Je ne veux pas qu’elle me quitte. Isabelle, restez avec moi, je vous l’ordonne. Mais Ochiltree tâchoit de le calmer, de lui faire entendre raison, et Isabelle s’en fioit à Lovel. Enfin, quand toutes les précautions eurent été prises, ce dernier, joignant sa voix à celle d’Ochiltree, poussa un grand cri qui signifioit qu’on étoit prêt. Isabelle, bien prévenue sur la manière d’éviter les froissemens contre le rocher, saisit le grelin que ses deux aides maintenoient tendu; elle dit adieu à son père, et s’abandonna à la Providence.
Après quelques minutes d’une attente pleine d’angoisses, ils entendirent pousser des cris de joie, qui leur annoncèrent l’heureuse réussite de l’entreprise.
(On comprend que les trois autres furent sauvés successivement et par le même moyen.)——
Il seroit curieux de rechercher l’influence des mœurs et de la civilisation sur la culture des terres. Les Gaulois, pendant plusieurs siècles, ne connurent point l’usage de la vigne, et ce ne fut même que l’attrait du vin qui les engagea à fondre sur l’Italie. Maintenant, au contraire, les vins les plus renommés sont ceux de France.
Les Romains marquoient les jours malheureux avec du charbon, et les jours heureux avec de la craie. Ils prirent cette coutume des Scythes, qui, avant de se coucher, mettoient dans leurs carquois une pierre blanche ou noire, selon qu’ils avoient passé une journée heureuse ou triste. Voltaire observe[1] que cette coutume de marquer de blanc les jours heureux, et de noir les jours funestes, s’est conservée chez les Persans avec scrupule.
La toge des Romains étoit blanche, mais ceux qui briguoient quelque magistrature, en augmentoient encore la blancheur en la frottant de craie, et de là on les appeloit candidats, ce qui signifioit blanchis, éclatans de blancheur. C’est pour cela que Perse[2] donne à l’ambition l’épithète de cretata, enduite de craie.
Nos candidats modernes ont adopté une autre mode. Ce n’est plus le blanc qui les distingue; on les reconnoît maintenant à leur costume noir, qui les feroit prendre pour des héritiers, s’ils avoient une figure moins chagrine. C’est en noir qu’ils font leurs visites, qu’ils colportent leurs pétitions, qu’ils assistent régulièrement aux audiences d’un ministre. La place leur échappe, leur costume se fane: ils ne se rebutent pas; et, comme le disoit Juvénal dans un autre sens, ils vieillissent en habit noir, in nigrâ veste senescunt.
Quand une femme Hottentote se marie en secondes noces,[21] elle est obligée de se couper une phalange du petit doigt; si elle se marie une troisième fois, il faut qu’elle se coupe le troisième doigt. Les Tucumans, au Pérou, ont une coutume semblable.
Il y a eu une époque qui n’est pas fort éloignée, où, si cette coutume eût existé en France, la main toute entière de certaines femmes n’y auroit pas suffi.
Les Romains n’étoient pas aussi sévères: ils se contentoient de défendre aux femmes qui s’étoient mariées plus d’une fois, de toucher la statue de la Pudicité.[3]
Il y avoit, chez les Romains, une espèce de gladiateurs, nommés andabatæ, qui combattoient à cheval et les yeux bandés. Nous avons une espèce d’écrivains polémiques qui ont pris pour champ de bataille la politique, où ils ne voient goutte; il ne leur manque que le cheval.
Les Grecs étoient convaincus, par l’expérience, de l’empire que les chansons exercent sur le peuple; aussi le même mot signifioit, dans leur langue, loi et chanson. Les Français, sans avoir donné une même dénomination à ces deux moyens de puissance, n’en ont pas moins senti leur influence mutuelle, et c’est même cette considération qui avoit fait définir notre ancien gouvernement une monarchie absolue, tempérée par des chansons. Combien de fois, et sur-tout dans la révolution, n’avons-nous pas vu les chansons venir au secours des lois, ou les combatre avec l’arme du ridicule, et les faire bientôt tomber en désuétude? Fletcher de Salton, écrivain Anglois, disoit à ce sujet: "Donnez-moi le privilége de faire toutes les chansons d’une nation, et je céderai volontiers à tout autre le droit de faire ses lois."
La révolution ne s’est pas contentée de détruire nos institutions et de bouleverser nos mœurs. Comme dans l’état social tout est lié, la langue Française s’est fortement ressentie de la confusion qui régnoit par-tout à cette époque. Nos grammairiens[22] révolutionnaires, aussi barbares dans leurs expressions que dans leurs conduite, violoient les règles du discours comme les principes de la morale. Ils créoient au hasard les mots les plus étranges, changeoient la signification de ceux qu’ils conservoient, et choquoient toutes les lois du langage. S’il eussent plus longtemps souillé notre pays de leur honteuse tyrannie, d’un côté ils nous eussent fait rétrograder, par leur informe jargon, vers l’enfance des sociétés, tandis que de l’autre, leur férocité nous eût entraînés vers ces temps de dégradation; et de décadence, où vont quelquefois se perdre les empires les plus civilisés.
Quelle n’eût point été la douleur de l’abbé d’Olivet, s’il fût ressuscité à cette époque, et si son purisme se fût trouvé aux prises avec l’argot révolutionnaire! On sait combien il étoit châtouilleux sur la brève et sur la longue. Il n’eût pas craint sans doute de s’exposer à mourir une seconde fois, pour défendre l’intégrité du dictionnaire et l’honneur de la syntaxe.
Pythagore, qui avoit observé des temps semblables aux nôtres, disoit à ce sujet: "N’apprends pas la langue des peuples en révolution: chez eux le désordre des choses passe dans les mots."
Plusieurs savans modernes avoient élevé des doutes sur l’histoire de Héro et Léandre. Au mépris des traditions, des monumens, des médailles qui attestent ce fait, ils s’obstinoient à le nier, et se retranchoient dans l’impossibilité de traverser à la nage le bras de mer qui sépare Abydos de Sestos. Ils appuyoient même leur incrédulité de raisons qui ne laissoient pas que d’inquiéter certaines personnes amies des traditions amoureuses. Elles voyoient, avec un chagrin inexprimable, qu’on alloit leur enlever un des objets de leur culte, et convertir en fable ce qu’elles étoient accoutumées à regarder comme une histoire. Mais que de grâces elles doivent rendre au dévouement de Lord Byron, auteur d’un poëme intitulé Zuleïca et Selim, ou la Vierge d’Abydos! Ce courageux poète, (comme il nous l’apprend lui-même dans son poëme,) a entrepris de venger la mémoire des deux antiques amans. Rempli de cet enthousiasme pour les souvenirs de l’antiquité, qui malheureusement est devenu trop rare, il a traversé à la nage le détroit de l’Hellespont; et ce[23]pendant, nouveau Léandre, il n’alloit pas joindre sur le rivage opposé une amante chérie, qui lui offroit le prix de son audace et de ses fatigues. Maintenant, grâce à ce commentaire de nouvelle espèce, on ne doit plus conserver de doutes à ce sujet, et nous pourrons encore, sans craindre de les voir démentir, citer ces beaux vers de Virgile:
Quid juvenis, magnum cui versat ossibus ignem
Durus amor? Nempè abruptis turbata procellis Nocte natat cæcà seruse freta: quem super ingens Porta tonat cæli, et scopulis illisa reclamant Æquora; nec miseri possunt revocare parentes, Nec morilura super crudeli funere virgo. Georg. liv. III.
Que n’ose un jeune amant qu’un feu brûlant dévore!
L’insensé, pour jouir de l’objet qu’il adore, La nuit, au bruit des vents, aux lueurs de l’éclair, Seul traverse à la nage une orageuse mer: Il n’entend ni les cieux qui grondent sur sa tête, Ni le bruit des rochers battus par la tempête, Ni ses tristes parens de douleur éperdus, Ni son amante, hélas! qui meurt, s’il ne vit plus.—Delille. L. A.
[Ruche d’Aquitaine. |
Narration of a journey in Egypt, and the country beyond the Cataractes; by Thomas Legh, Esq. M. P.—London, 1816.
Voyage en Egypte et dans le pays situé au-delà des Cataractes; par Sir Thomas Legh, Ecuyer, membre du parlement d’Angleterre.
Sans examiner si l’Egypte tenoit ou non des Indous ses premières institutions, on peut assurer néanmoins que les prêtres chargés de ce dépôt ne le communiquoient qu’avec la plus grande réserve. Entretenues à l’ombre des autels, les connoissances utiles ne sortoient du temple que sous des figures allégoriques. On savoit déjà qu’il ne faut pas rendre le peuple trop raison[24]neur, et qu’en lui distribuant la lumière, il faut bien se garder de lui en livrer le flambeau, de peur qu’il n’allume autour de lui l’incendie.
Mais comme les meilleures méthodes ont leurs inconvéniens, il arriva que ces institutions, à force d’être mystérieuses, cessèrent bientôt d’être entendues. Déjà du temps d’Hérodote, les prêtres eux-mêmes ne comprenoient plus rien aux hiéroglyphes. L’Egypte sortoit alors d’une longue guerre, pendant laquelle on avoit tout négligé et presque tout oublié. Le père des historiens trouva cette terre classique sous un gouvernement pareil à celui des Mamelucks, et les parties voisines du désert étoient infestées de brigands, comme elles le sont aujourd’hui. C’est le propre de tous les longs troubles, d’anéantir les traditions antérieures; celles de l’Egypte primitive disparurent de la mémoire. L’histoire des Egyptiens ne commence pour nous qu’à l’époque de leur décadence.
En conversant à Memphis avec les prêtres, Hérodote s’aperçut bientôt qu’occupés presque exclusivement d’astronomie, ils ignoroient complètement les causes et les dates des premières révolutions arrivées à leur patrie.
Strabon et Diodore de Sicile ne nous éclairent pas davantage sur l’ancien état de l’Egypte. Alboufeda et les autres écrivains du douzième siècle nous donnent bien la géographie de leur temps; mais leurs conjectures sur ces époques antérieures ne supportent pas un examen sérieux.
Fameux dans l’histoire de la plupart des cultes, le Don du Nil, pour me servir de l’heureuse expression des anciens, après quelques jours brillans sous Alexandre et les Ptolomées, devint successivement la proie des Romains, des Arabes et des Turcs. Enfin, presque étrangère à l’Europe, Alexandrie recevoit à peine, et à de longs intervalles, quelques navires, lorsque la découverte du cap de Bonne-Espérance, loin de faire oublier l’antique projet d’ouvrir l’isthme du Suez, ranima au contraire les souvenirs et les espérances des peuples voisins de la Méditerranée.
Des savans se réveillèrent à leur tour, quoique un peu plus tard; mais depuis le seizième siècle, les écrits sur l’Egypte se sont tellement multipliés, que leur catalogue seroit plus fastidieux qu’instructif. Je rappellerai seulement parmi les moins connus, et à raison de leur rareté, une relation de Carlo[25] Passi[4], la Pyramidographie de Jean Greaves[5], et une histoire des Egyptiens, écrite en langue Turque, imprimée à Constantinople sous Achmet III[6].
Ainsi, tous les peuples et toutes les langues modernes ont concouru à former cette immense collection[7]; mais c’est à la France et à l’Angleterre que l’on doit les documens les plus étendus et les plus précieux; des considérations d’un grand intérêt ayant dirigé plus particulièrement leurs recherches vers les mêmes lieux, quoique avec des intentions totalement différentes.
De toutes les alliances de gouvernement à gouvernement, la plus constante et la plus religieusement observée, fut celle de la France avec la Turquie. Ce phénomène de fidélité politique s’explique facilement par l’absence de toute espèce de rivalité entre ces deux puissances, et par le besoin réciproque qu’elles out de leurs forces contre quelques ambitions Européennes. Depuis Achmet III sur-tout, la foi Turque a passé en proverbe dans la diplomatie.
Quelques nuages s’étoient élevés entre Louis XIV et Mahomet IV; des Français combattirent pour les Impériaux à la bataille de Raab. Sous Mustapha II, une affaire d’étiquette jeta encore de la froideur entre les deux cours; l’ambassadeur Feriol remporta les présens d’usage, plutôt que de paroître sans épée à l’audience du sultan: mais lorsqu’il fut question des véritables intérêts des deux peuples, on vit Louis XIV résister aux insinuations les plus adroites. Peu de gens savent peut-être, qu’effrayés des préparatifs du roi contre la Hollande, et ne sachant comment y faire diversion, les Hollandois lui députèrent Leibnitz pour l’engager à s’emparer de l’Egypte. On trouve dans la collection dite Leibnitienne, les mémoires présentés par cet homme célèbre. Le roi, qui vit le piége, en accueillant le mathématicien, éconduisit le diplomate.
Il n’a fallu rien moins qu’une révolution pour réaliser ce projet dangereux, mais qui convenoit fort bien au temps de délire[26] et d’inquiétade où il fut enfin résolu. Un général que l’on commençoit à craindre, partit en aventurier pour les bords du Nil. Les fruits de cette tentative furent la destruction d’une escadre, la perte d’une armée, l’humiliation inutile d’un ordre célèbre, et bientôt après l’occupation de Malte par une puissance jusqu’alors étrangère à la Méditerranée.
Innocens cette fois de toute influence, mais habitués à tirer un résultat utile des bouleversemens de toute espèce, les savans suivirent cette expédition. La riche moisson qu’ils en rapportèrent est principalement consignée dans la Décade Egyptienne, les œuvres de Denou, l’histoire médicale de l’armée d’Orient, le recueil des observations faites durant cette longue campagne, etc. Tel est le dépôt des seules conquêtes que nous ayons rapportées de l’Egypte: nos découvertes à cet égard s’arrêtent à 1801.
Mais dans le temps que, les armes à la main, nous explorions cette province Turque, les Anglais, guidés par d’autres motifs, étendoient leurs recherches sur toute l’Afrique.
Il y a moins de vingt ans que cette vaste péninsule ne marquoit encore dans les affaires politiques, que par quelques républiques de pirates, et dans la géographie commerçante, que par les deux passages aux Indes orientales, la traite des nègres, et quelques ports dans le voisinage de l’Europe; mais la guerre d’Espagne d’une part, et l’occupation du cap de Bonne-Espérance par un nouveau maître, viennent de donner un tout autre rang à cette vaste partie du globe.
Déjà le centre de l’Afrique communique avec le royaume de Fez par des caravanes. Ce pays, le Magreb al-Asca des Arabes[8], où régna jadis l’historien Juba, plus fertile et plus peuplé que tout le reste de la Barbarie, possède déjà des factoreries et une communication réglée avec les rives du Sénégal, par les gorges des deux Atlas; et tandis que le commerce descend de leurs cimes vers le midi de l’Afrique, et que le pays des Hottentots se couvre de vignobles, les Anglais colonisent Sierra-Leona, reconnoissent le Niger; et une société paisible, embrassant toute la péninsule, cherche aussi à travers l’Egypte, non une route, pour les Indes, mais une troisième ligne commerciale, qui réunisse le milieu de l’Afrique aux comptoirs de l’Europe.
Notre intention est d’indiquer successivement dans ce journal toutes les explorations qui auront lieu sur ces trois directions et sur leurs branches convergentes. C’est dans cette vue, et pour marquer avec précision notre point de départ, qu’avant d’analyser le Voyage de Sir Thomas Legh, nous avons indiqué à nos lecteurs les sources où ils pourront reconnoître le dernier état des découvertes Françaises en Egypte, et que nous donnons à la fin de cet article la note des ouvrages Anglais les plus récens qui soient venus à notre connaissance.
Ainsi les voyages en Egypte n’auront plus désormais pour unique but, la poursuite d’une brillante chimère ou l’étude stérile d’une antiquité devenue incompréhensible; mais ils concourront, par des recherches continues, à des résultats possibles, et à rendre l’Afrique à l’Europe, en réunissant, par une série de peuples policés, les bouches du Nil à celles de la Gambie, la montagne de la Table aux colonnes d’Hércule.
L’intention de Sir Legh étoit d’abord de se rendre, par la route de Smyrne, à la capitale de l’empire Ottoman, d’où il se seroit dirigé vers l’Egypte; mais la peste, qui dévoroit Constantinople en 1812, et étendoit ses ravages dans toute l’Asie mineure; força notre auteur et son compagnon de voyage le révérend M. Smelt, à prendre une autre route.
Bien que le communication entre Constantinople et Alexandrie n’eût point été interrompue, la contagion n’avoit pas pénétré dans cette dernière ville; car telle est l’inexplicable et capricieuse manière dont cette épouvantable maladie se propage, qu’un Grec qui faisoit les fonctions de consul Anglais à Scio, assura aux deux voyageurs qu’il n’avoit aucune crainte que le mal fût apporté de Smyrne. Cependant il mouroit chaque jour dans cette ville un grand nombre de personnes, et beaucoup de gens arrivoient de ce port, qui n’est éloigné que de quelques heures: mais ajoutoit-il, si la peste vient à se déclarer à Alexandrie, quoique distante de quelques cents milles de Scio, nous en serons très-sûrement frappés.
Il arriva, en effet, que la peste atteignit Alexandrie pendant que notre auteur étoit dans la Haute-Egypte, et emporta la moitié des habitans de cette malheureuse ville, dont la population, avant cette catastrophe, étoit déjà réduite à douze mille ames.
La nouvelle Alexandrie, dit Norden, peut-être regardée comme une pauvre orpheline qui n’a pour tout héritage que le nom d’un père respecté.
Cette ville, qui, sous la fille du dernier des Ptolomées, comptoit parmi sa population trois cent mille individus libres, et dans son enceinte un grand nombre de temples, de palais, de bains et de théâtres, n’est plus aujourd’hui qu’un vaste champ de ruines. La partie habitée se borne à l’étroite langue de terre qui joint le phare au continent. L’enceinte, d’environ cinq milles de circonférence, que défendoit la muraille aux cent tours, ouvrage des Sarrazins au treizième siècle, n’est plus qu’un désert, où parmi des monceaux de décombres, on voit répandus çà et là quelques restes d’anciens monumens. Ces vénérables ruines disparaissent même chaque jour. Les Turcs, insensibles au mérite de ces chefs-d’œuvre, scient les colonnes pour en faire des meules, et emploient leurs bases et leurs chapiteaux à construire de misérables habitations. L’obélisque de Cléopâtre et la colonne de Pompée ne doivent leur conservation qu’à leurs masses énormes.
M. Legh et son compagnon se pourvurent à Alexandrie de recommandations pour le Caire; une de ces lettres étoit adressée à un autre voyageur, connu en Egypte sous le nom de Chiek-Ibraïm. Cet homme, dont le véritable nom est Burchardi, poursuit encore ses voyages sous les auspices de l’association Africaine: il venoit alors de se sauver des mains des Bédouins, qui l’avoient pillé et retenu captif pendant six mois. Sir Legh et son compagnon de voyage lui durent par la suite quelques notions utiles; on a appris depuis qu’il avoit fourni des renseignemens précieux sur les Nubiens et les diverses tribus Arabes.
La population de l’Egypte, ajoute M. Legh, est composée de Coptes, de Juifs, d’Arabes et de Turcs. Nous ne rapporterons pas ce qu’il dit de ces trois classes, ni des Fellahs ou paysans, parce que loin d’ajouter à ce que nous connoissons déjà par Niébuhr et par les mémoires écrits sur les lieux pendant l’expédition Française, le Quarterly Review, auquel nous empruntons cet extrait, nous laisse bien en deçà de ce qu’on sait depuis longtemps, et que notre intention, ainsi que nous l’avons précédemment annoncé, est de ne publier que de nouvelles découvertes.
Située sur les hauteurs de Mokattam, la citadelle du Caire commande l’ouverture de la longue vallée où le Nil coule de la Haute-Egypte. Cette clef du haut fleuve fut fortifiée par les Français. Le pacha, qui y fait sa résidence, reçut les voyageurs avec affection, leur promit son appui, et tint parole.
Grâces à la fermeté de son administration, l’Egypte jouissoit enfin de la tranquillité long-temps troublée par la division qui régnoit entre les Turcs et les Mamelucks. L’expulsion de l’un ou de l’autre parti devenant nécessaire, les Mamelucks furent sacrifiés; un grand nombre d’entre eux fut massacré par les Turcs, le reste se réfugia dans la Haute-Egypte. Peu de temps après, les troupes Albanaises s’étant révoltées, rappelèrent les Mamelucks, et par leur secours déposèrent Mohamed-Pacha; mais ces dangereux alliés subjuguèrent les Albanais, qui, bientôt impatiens de ce nouveau joug, forcèrent les Mamelucks de rentrer dans la Haute-Egypte. C’est alors que parut à la tête de cette province un simple patron de pirates, Mahomet Ali-Pacha, qui, après avoir assuré la tranquillité de ses propres états contre les Wechabites, a fini par les chasser de la Mecque et de Médine, qu’il a remises au pouvoir de la Porte Ottomane.
Quant aux Mamelucks, complétement battus à Ibrim, ils se sont retirés sur Dongola, où réduits à environ cinq cents, et oubliant leur ancien luxe, ils se livrent aux travaux des champs et à l’éducation des troupeaux.
La ville de Dongola est la plus considérable de toutes celles de la Haute-Egypte; ils l’ont entourée de murs, après avoir armé quatre à cinq mille esclaves pour la défendre contre les Arabes de l’ouest, et contre une peuplade de noirs du côté de l’est: ils possèdent déjà quelques barques avec lesquelles ils trafiquent sur le Nil.
Le chef actuel des Mamelucks est Osman-Bey-Bardissy. Nos voyageurs apprirent à Dehr, qu’il avoit juré de ne raser ni sa tête ni sa barbe, jusqu’à ce qu’il fût rentré triomphant au Caire.
La Nubie est fameuse par la race de ses chevaux: un seul se vend, dit-on, sur les lieux, jusqu’à dix ou douze esclaves. Du temps des Mamelucks, un bon cheval de Dongola coûtoit jusqu’à mille livres sterling.
(La suite au numéro prochain.)
Traduction en vers des Odes d’Horace, par E. A. de Wailly,
livres I et II, chez Didot l’aîné, à Paris.
Autrefois, en rendant compte d’un livre, on donnoit au lecteur les moyens d’en concevoir une opinion qui lui fût propre. On lui soumettoit les principales pièces du procès, et selon que le jugement qu’on portoit lui sembloit impartial ou mal fondé, il pouvoit le confirmer ou le casser dans son petit tribunal. Maintenant c’est tout autre chose; le critique nous entretient d’un ouvrage, non pour le juger en motivant son arrêt, mais pour nous étaler ses opinions littéraires et un luxe de réflexions dont nous n’avons que faire. Ce sont des dissertations très-remarquables sans doute, mais dans lesquelles on trouve tout hors ce dont il est question. Le livre qui sert de texte est la chose dont on s’occupe le moins, ou si l’on en parle, ce n’est qu’en passant et comme d’un hors-d’œuvre. Il nous semble que ce procédé a quelque rapport avec celui d’un maître de maison qui, voulant faire les honneurs d’un repas à un étranger, ne le recevroit à sa table qu’au dessert. Nous nous sommes fait une autre idée de la critique; et si la méthode que nous avons embrassée est moins propre à faire briller l’auteur d’un article, elle sert à donner une connoissance plus exacte de l’ouvrage dont il rend compte, et nous pensons que c’est là l’essentiel. Après cette petite préface, qui nous fait peut-être tomber nous-même dans le défaut que nous censurons, nous nous hâtons d’arriver à Horace.
Le nom d’Horace rappelle involontairement à l’esprit de ses vieux amis, l’idée de la raison unie aux grâces les plus séduisantes et à la poësie la plus flexible et la plus harmonieuse. Voltaire, qui savoit si bien apprécier ce poëte, lui écrivoit, dans l’épître qu’il lui a adressée:
Je mettrai tous mes soins A suivre les leçons de ta philosophie, A mépriser la mort en savourant la vie, A lire tes écrits pleins de grâce et de sens, Comme on boit d’un vin vieux qui rajeunit les sens. |
Horace possède à la fois cet art d’exprimer de grandes pensées d’un style noble et élevé, os magna sonaturum, et cet air de[31] négligence et de facilité qui donne du prix aux plus petites choses, qui semble ignorer le travail, et que le travail ne sauroit imiter. On a comparé l’art de traduire à l’art de graver. Or, quand on grave comme lorsqu’on traduit, il faut au moins savoir rendre les principaux traits de son original. Voyons si le nouveau traducteur a rempli cette condition, et si nous trouverons dans sa gravure quelques traits de la physionomie d’Horace.
M. de Wailly, avant de lutter avec son auteur, nous semble en avoir fait une étude approfondie. Il a lu et comparé les meilleurs commentateurs, et paroît avoir sur-tout profité des excellentes notes de Dacier et de Mitscherlich, qui, à notre avis, sont ceux qui ont le mieux pénétré dans la pensée d’Horace. Depuis long-temps il s’est exercé sur ce poëte, et il cite des odes qu’il a traduites il y a une vingtaine d’années; quelquefois même il en rapporte deux ou trois traductions différentes. Nous sommes loin de voir dans ce soin minutieux le calcul d’un auteur qui veut grossir son volume, ou l’amour-propre d’un poëte qui ne veut perdre aucune de ses variantes. Nous rendons plus de justice à M. de Wailly, et nous n’attribuons ce surcroît d’abondance qu’à un sentiment de modestie et de défiance de lui-même, qui le fait flotter entre plusieurs versions, sans lui permettre de se décider pour aucune.
Nous allons d’abord nous occuper de quelques critiques de détails, et nous ferons ensuite connoître notre opinion sur l’ensemble de l’ouvrage.
La première ode du lyrique Romain est adressée à Mécène. Voici la traduction de la première strophe:
O de mes doux loisirs, vous, la source chérie, Mécène, illustre ami, qui voyez vos aïeux Remonter jusqu’aux rois de l’antique Etrurie, De ma muse appui glorieux! |
Le premier vers ne se trouve pas dans le Latin. Ce seroit là sans doute un bien léger inconvénient, si le second hémistiche en étoit plus heureusement tourné, et s’il ne présentoit pas une figure si incohérente avec le dernier vers:
De ma muse appui glorieux. |
Nous ne concevons pas trop comment une source peut être un appui.
Tel admire Olympie et sa noble poussière. Qu’il ait impunément doublé l’écueil fatal, etc. |
Il y a du malheur à commencer une stance par ce mot tel, pris dans un sens absolu. Il résulte d’ailleurs de la tournure de ces vers, une obscurité dont l’attention est effrayée. Nous trouvons, de plus, que le Latin n’est nullement rendu.
Sunt quos curriculo pulverem Olympicum
Collegisse juval, etc. L’autre veut des moissons que la Sicile enfante.
|
Nous savons très-bien que la Sicile produisoit beaucoup de blé pour l’empire Romain; mais Horace parle ici des blés récoltés, dans la Lybie, de Lybicis areis, et nous ne voyons pas pourquoi M. de Wailly a cru devoir s’écarter du texte.
Puisse, avec la reine de Gnide, Et des fils de Léda le couple radieux, Le seul Zéphire être ton guide!—--Ode 3. |
Si Horace eût parlé la langue de son interprète, il se seroit bien gardé d’adresser de pareils vers au vaisseau que devoit porter Virgile à Athènes, et sur-tout de mettre le seul Zéphire après avoir parlé de la reine de Gnide et des fils de Léda.
Dans cette grotte demi-close.——Ode 5. |
M. de Wailly ne s’exprimeroit pas autrement, s’il s’agissoit d’une fleur ou d’une jolie bouche.
Dans l’ode 13 du premier livre, Horace s’est attaché à peindre la jalousie par tous ses effets sensibles et apparens. M. de Wailly, au contraire, n’emploie que des généralités dans ces deux premières stances, ce qui répand de la froideur et du vague dans sa traduction.
Quand, devant moi, tu viens sans cesse Vanter avec tant de chaleur D’Acis la brillante jeunesse, D’Acis l’éclatante blancheur. |
Il n’est pas ici question de la brillante jeunesse d’Acis, mais de la beauté de son cou, cervicem roseam; de son éclatante blancheur, mais de la blancheur et de la forme de ses bras, cerea brachia.
Pour calmer mon sang qui bouillonne, Tous mes efforts sont impuissans; Et la raison qui m’abandonne Me livre au trouble de mes sens. |
Horace n’avoit point autant d’esprit; il se contente de dire que son esprit s’égare, tunc nec mens mihi, et ne se livre pas à ces petites oppositions de la raison et des sens.
Quand le fils de Japet, par un triste assemblage, Mêlant les corps créés au limon créateur, Fit l’homme, son dernier ouvrage, Du fier lion il prit la rage, Et la souffla dans notre cœur. Livre 1, ode 16. |
Ordinairement, on a recours à la traduction quand le texte offre quelque difficulté; mais ici, au contraire, c’est le texte qu’il faut consulter pour comprendre la traduction. Sans ce moyen, nous défions le lecteur le plus intelligent de pénétrer le sens du second vers. Horace dit que Prométhée, après avoir consacré le meilleur limon à former l’homme, fut obligé d’emprunter aux différens animaux les qualités qu’il destinoit à son ame:
Fertur Prometheus, addere principi Limo coactus particulam undique Desectam, etc. |
Est-il possible de retrouver cette pensée dans ce vers dur et inexplicable:
Mêlant les corps créés au limon créateur? |
Nous ne pouvons également approuver le quatrième vers, dans lequel le fils de Japet prend la rage du lion aussi froidement que s’il s’agissoit de tout autre chose.
M. de Wailly a mis un soin tout particulier a traduire l’ode charmante qu’Horace adresse à Barine.[9] On jugera de ses efforts, quand on saura qu’il en rapporte trois traductions différentes. Je ne dis point qu’il ait tout à fait échoué; mais combien il nous semble loin de la grâce et du naturel que La Harpe a mis dans l’imitation qu’il en a faite! Pour donner la palme à ce dernier morceau, nous pensons qu’il suffiroit de mettre les concur[34]rens en présence mais c’est un genre de critique que nous épargnerons au nouveau traducteur.
Nous lui adresserons un autre reproche; c’est d’avoir changé la plupart des noms dont Horace s’est servi. Il emploie Hylas au lieu de Lycidas, Acis au lieu de Télèphe, Eglé au lieu de Pholoë et de Chloris. J’avois Barine dans l’original, c’est Phryné qu’on me donne dans la traduction. Cette inexactitude nuit à la ressemblance de la copie, et déroute celui qu’une longue habitude a rendu familier avec le poëte Latin.
Une autre cause qui contribue quelquefois à effacer jusqu’aux moindres traits de l’original, c’est le peu d’attention que M. de Wailly a mis à se rapprocher des différentes mesures de vers dont Horace s’est servi. Il devoit s’y assujettir, autant du moins que le permettait notre système de versification. Chez un poëte qui a un juste gentiment de son art, la nature du sujet qu’il traite lui indique naturellement le mètre dont il doit se servir, et le mètre exerce à son tour une véritable influence sur la manière de traiter un sujet. Il suffit, pour s’en convaincre, de relire deux de nos chefs-d’œuvre, dans la poësie lyrique, le cantique d’Ezéchiel et l’ode au comte du Luc. J. B. Rousseau s’est bien gardé d’employer la même nature de vers pour les plaintes de la douleur et pour les chants les plus nobles et les plus élevés. S’il l’eût fait, chacune de ces pièces eût perdu de son genre pour prendre un caractère qui lui étoit étranger, et pour offrir des beautés qui ne lui étaient point propres, et non sua poma. Il est donc essentiel, lorsqu’on traduit, de ne point s’écarter de cette règle. Comment se fait-il que M. de Wailly l’ait méconnue, ou du moins l’ait négligée? Il lui arrive souvent de rendre des vers courts et inégaux, par de grands vers dont la mesure égale et soutenue n’offre aucun rapport avec l’original. Nous lui citerons entre autres l’ode 18 du livre II. dans laquelle ce manque d’exactitude se fait sentir d’une manière désagréable.
Nous craindrions de fatiguer nos lecteurs en nous livrant à un examen plus long et plus circonstancié de cette traduction: elle n’est point sans mérite. Le sens est assez fidèlement rendu; mais ce qui lui manque, c’est une couleur plus originale et une allure plus indépendante. Le texte est souvent paraphrasé, et les vers en sont quelquefois pénibles et durs. Tout annonce le travail trop opiniâtre auquel M. de Wailly s’est livré pour que son[35] ouvrage fût digne du public; mais on ne rend pas la grâce par l’effort, l’inspiration par des combinaisons de mots, et des expressions trouvées par des expressions cherchées.
Ces défauts se font sur-tout remarquer dans les odes, dont le naturel et un certain air de négligence font le principal mérite. Madame de Lafayette comparoit un traducteur à un valet que sa maîtresse envoie faire un compliment à quelqu’un. Plus le compliment est délicat, disoit-elle, plus il s’en tirera mal. Nous ne voulons pas faire à M. de Wailly, l’application de ce mot; mais il conviendra lui-même qu’il a mieux réussi dans quelques odes d’un style tempéré et d’un ton philosophique. Nous lui citerons entre autres l’ode six du deuxième livre, qui nous paroît une des mieux rendues.
En général, les reproches que nous faisons à cette traduction sont moins dirigés sur le talent de M. de Wailly que sur son entreprise Nous ne croyons pas qu’il soit possible de traduire Horace en vers: il faudroit pour cela être un autre lui-même, et encore ne réussiroit-on pas.
En effet, si ce poëte avoit eu à s’exprimer en Français, il n’est pas douteux que ses idées n’eussent revêtu d’autres images, que son style n’eût pris un autre coloris. Ainsi, vouloir faire ce qu’Horace n’eût point fait s’il eut été à notre place, c’est s’exposer à succomber, en supposant même qu’on ait tout ce qu’il faut pour réussir.
Il faut donc laisser à ceux qui sont initiés dans les mystères de la langue Latine, le plaisir de lire et de goûter Horace. Si nous voulons en donner une idée aux profanes, gardons-nous bien de le traduire; pénétrons-nous de son esprit, et livrons-nous aux inspirations dont-il échauffera notre ame. On peut traduire les prosateurs, mais il faut imiter les poëtes, et sur-tout les poëtes comme Horace. Bertin et Parny se sont bien gardés de traduire Tibulle et Properce; ils se sont remplis de leur manière et de leur génie, et c’est en les imitant avec autant de grâce que de chaleur, qu’ils ont naturalisé l’élégie parmi nous. Boufflers disoit qu’une bonne traduction étoit une résurrection, c’est-à-dire, sans doute, (humainement parlant,) une chose impossible; et dans ce cas, M. de Wailly doit se consoler de n’avoir pas mieux réussi.
A. L.
[Ruche d’Aquitaine.
Missionnaires persécutés, et triomphes récens de la Foi.
Nos lecteurs peuvent se rappeler que des lettres de la Chine, datées de l’année 1815, faisoient mention du martyre souffert par le vénérable Gabriel Taurin Dufresse, Evêque de Tabracca et Vicaire Apostolique de Su-tchuen. Ce prélat, arrêté le 18 Mai 1815, fut transféré dans la capitale de la province, où la prison devint dès lors son partage. Le Vice-Roi, qui fait profession de haïr les Chrétiens, le condamna, le 14 Septembre 1815, à avoir la tête tranchée; et cette sentence fut exécutée le même jour, nonobstant les lois et les coutumes de la Chine, qui veulent que l’Empereur ratifie tout jugement portant peine capitale, avant que l’exécution puisse avoir lieu. Ainsi l’on dérogea, dans ce cas, à l’une des maximes de l’état, de peur de perdre l’occasion de répandre le sang d’un Chrétien et d’un Evêque.—L’Empereur alla même jusqu’à louer la conduite du Vice-Roi, et il approuva et sanctionna tout ce qu’avoit fait et prescrit le Mandarin contre les Chrétiens, notamment la condamnation du saint Evêque.
Des lettres de Macao et de Su-tchuen, écrites en 1816, confirment cet événement si glorieux pour la Religion; mais elles laissent malheureusement beaucoup de détails à désirer. Le missionnaire François chargé provisoirement de la mission de Su-tchuen, comme Pro-vicaire, n’a pas encore obtenu tous les renseignemens qu’il lui importe de receuillir. Lorsque la persécution se sera rallentie, il rendra compte, comme par le passé, du véritable état de la vigne du Seigneur dans ces vastes contrées, et il suppléera les détails qui nous manquent actuellement.
Il paroît néanmoins qu’en l’année 1816, il s’est opéré une révolution favorable dans l’esprit des infidèles de Su-tchuen, du moins parmi la grande majorité. Les ministres des autels étoient déjà rentrés dans l’exercice de leurs fonctions augustes, et la prédication évangélique fructifioit journellement. Il n’en est pas de même dans la province de Yun-nan; les Chrétiens y souffrent encore toute sorte d’exactions et de vexations, au point[37] que Mr. Fontepa, qui s’y est tenu caché depuis le commencement de la persécution, a couru maintefois les plus grands dangers.
Dieu, dont les voies sont impénétrables, a fait tourner au profit de la Religion les troubles qui avoient affligé la mission du Su-tchuen: un nombre considérable de payens est venu se ranger sous le joug doux et salutaire de la Foi. Le district même du Mandarin persécuteur a vu se former une nouvelle accession au Christianisme, que l’on attribue à la circonstance suivante. Un Chrétien, privé du sens de la vue, mais doué d’une excellente mémoire, étoit parvenu à apprendre et a réciter par cœur plusieurs livres de piété: tout en les expliquant avec clarté et précision, il se faisoit rechercher et goûter par les infidèles. En parcourant ce district, il s’arrêta et séjourna quelque tems dans un endroit, où l’on ne comptoit plus de Chrétiens depuis environ trois ans: là il prêcha avec tant de succès qu’il convertit plus de cinquante personnes, dont six reçurent presque incontinent le sacrement de baptême. Il en est un parmi ces derniers qui montre même plus de ferveur que celui qui l’a initié à nos saints mystères, et dans la bouche duquel la parole divine n’a pas moins d’efficacité. La Providence a daigné en faire l’instrument de sa miséricorde, par la conversion de plusieurs payens, et de deux femmes entr’autres dont la conduite jusqu’alors avoit été peu régulière, mais qui mènent aujourd’hui une vie si exemplaire, qu’on les cite comme des modèles de vertu. Le fils d’une de ces femmes étoit absent, lorsque sa mère embrassa le Christianisme: profondément affligé de la voir ajouter aux déréglemens de sa vie précédente, ce qu’il regardoit comme un nouveau crime, il conçut le projet de porter une accusation contre les Chrétiens.—Mais, ô ascendant de la vertu qui prend sa source dans le ciel! Bientôt subjugué et touché lui-même par la réforme de sa mère, il en conclut qu’une Religion capable d’opérer de pareils changemens, devoit être en effet la Religion par excellence; et, nouveau Paul, le voilà devenu aussi l’apôtre de la foi dont il alloit se déclarer ouvertement l’ennemi. Toute sa famille a suivi son exemple.—Ces conversions nous font présumer que la Providence a encore des desseins miséricordieux sur la mission de Su-tchuen, et que le sang des martyrs y deviendra, comme dans les tems primitifs du Christianisme, la semence féconde de l’Eglise.
L’Evêque de Trabacca n’est pas le seul missionnaire qui ait obtenu la couronne du martyre, durant cette persécution. Le révérend Père Jean de Friora, de l’ordre de St. François, missionnaire Italien de Chon-si, a eu aussi le bonheur de mourir pour la foi. Arrêté le 8 Juillet 1815, dans un village de la province de Honan, avec un Chrétien qui lui donnoit asyle, tous ses effets, sacrés et temporels, devinrent la proie des soldats qui s’étoient emparés de sa personne. Ce révérend Père et son hôte furent envoyés dans les prisons de Hong-chou, et chargés de fers, de manière à ne pouvoir se permettre un seul mouvement. Le 29 Août suivant, on les transféra dans la capitale (Chang-xa,) où, durant un examen qu’on leur fit subir, ils restèrent à genoux pendant quatre heures consécutives. A la suite d’un autre examen, également remarquable par ses formes barbares, le Mandarin ordonna au missionnaire de fouler aux pieds le signe auguste de notre rédemption. Cette infâme proposition, ayant été acceuillie avec toute l’horreur qu’elle devoit inspirer, ses persécuteurs employèrent la force pour le faire passer pardessus le crucifix,.... tandis que notre martyr protestoit hautement contre cette profanation. Enfin, après avoir souffert celle de toutes les épreuves la plus poignante pour un Chrétien, ce saint Pasteur fut condamné à être étranglé; et, le 13 Février 1816, il fut se reposer dans le sein de Dieu.—L’on rapporte qu’avant d’être exécuté, il disposa de sa bourse et de ses vêtemens en faveur du bourreau. Espérons que ces précieuses reliques ne seront point stériles.——Mr. Lamiot, missionnaire à Pékin, mande dans une lettre du 20 Janvier 1816, que le Gouverneur de la province, qui faisoit un cas particulier de notre saint homme, auroit bien désiré de lui sauver la vie, et qu’il avoit intercédé à cet effet auprès de l’Empereur; mais que la réponse de celui-ci avoit été de procéder sans délai à l’exécution du missionnaire.
Nous regrettons vivement que les lettres venant des missions de Tonquin et de la Cochinchine aient été perdues, le navire à bord duquel on les avoit mises ayant fait naufrage: nous apprenons toutefois par une lettre de Mr. Marchini, datée de Maoso, le 6 Octobre 1816, que Mr. Charles Lamothe, Evêque de Castoria, et Coadjuteur du Vicaire Apostolique, avoit été enlevé par la mort à la mission du Tonquin Occidental: ainsi une mission qui compte deux cent mille Chrétiens, n’a plus aujourd’hui,[39] pour directeurs spirituels, que le Vicaire Apostolique, et trois prêtres François, âgés et infirmes.
La mission Françoise du Carnatique, dans l’Indostan, sur la côte de Coromandel, est peu connue. Elle fut fondée, en 1691, par des Jésuites, qui furent chargés de la direction de quelques Indiens Ghrétiens établis à Pondicherry, et qui travailloient en même tems à la conversion de ceux qui étoient encore idolâtres. Quelques années ensuite, Louis XIV, de religieuse mémoire, autorisa les Jésuites, par des Lettres Patentes, à s’établir à Pondicherry, et il ordonna aux Gouverneurs des colonies Françoises de les protéger d’une manière efficace.
Les missionnaires ne bornant point leurs travaux à la mission de Pondicherry, furent aussi prêcher l’évangile chez les peuples de Madura, de Mysore, du Carnatique, et d’autres pays sur la côte de Coromandel. Dieu bénit leurs travaux: des milliers d’infidèles ouvrirent les yeux à la lumière, et, en moins de trente ans, leur mission embrassoit une étendue en territoire de deux cents lieues, depuis la côte jusque dans l’intérieur. Indépendamment de deux églises à Pondicherry, on en érigea seize autres dans divers districts, dont quelques uns ne comptoient pas moins de dix mille Chrétiens—mais la guerre ayant éclaté dans le pays, les ravages et les bouleversemens qui en sont le résultat, eurent bientôt converti la mission en une affreuse solitude.—Un nombre considérable de Chrétiens se dispersa; il en périt un aussi grand nombre; et cette accession au Christianisme, qui faisoit concevoir les plus brillantes espérances, se trouva réduite au nombre de vingt mille fidèles.
Tel étoit l’état de la mission du Carnatique en 1777, lorsqu’elle fut réunie aux célèbres missions étrangères de la rue du Bacq, et que Mr. Brigot, Evêque de Tabracca, et ci-devant Vicaire Apostolique de Siam, fut autorisé par sa Sainteté et par le Roi à en prendre possession.
Depuis la prise de Pondicherry par les Anglois, en 1796, la mission a éprouvé quelques pertes, mais elle a beaucoup acquis dans le Mysore. Elle se compose aujourd’hui de dix districts. Pondicherry, l’un d’eux, comptoit avant la Révolution Françoise vingt mille Chrétiens: depuis il n’y en a jamais eu plus de dix mille; mais nous avons lieu d’espérer qu’un grand nombre, qui avoit quitté la ville, ne tardera pas à y retourner. Le nombre[40] des Chrétiens dans l’intérieur est de trente deux mille, répandus sur un territoire de plus de deux cents lieues. Il y avoit, en 1802, dans cette mission, un Evêque, quinze missionnaires Européens, (la plupart avancés en âge,) et quatre prêtres Indiens.
En 1794, Mr. Champenois, Evêque de Dolêche, alors Supérieur de la mission de Pondicherry, fit bâtir un collège dans cette ville, consacré à l’instruction des enfans d’origine Européenne. Il y a quelques années que le petit nombre de missionnaires destinés à d’autres soins, les avoit forcé d’abandonner cette institution: mais depuis que la colonie est rentrée sous la domination Françoise, les nouveaux administrateurs royaux ont reçu l’ordre de rétablir le collège, et d’en confier la direction aux missionnaires: en quoi nous reconnoissons la sagesse et la piété du Monarque, qui, rentré dans sa patrie après un long exil, et y rapportant les leçons du malheur avec sa grandeur d’ame, l’a gratifiée enfin de la seule constitution convenable à un peuple amant de tous les genres de gloire, et qui n’a besoin, pour être désormais véritablement heureux, que de se tenir en garde contre les perfides suggestions de l’amour propre, ou contre les illusions décevantes d’un mieux idéal.—Mais nos généreux missionnaires peuvent-ils se charger du nouveau fardeau, qui vient de leur être imposé, si Dieu ne leur suscite des coadjuteurs? Les missions de l’Inde, quoique éprouvant encore le besoin de plusieurs apôtres, ne sont cependant point persécutées comme celles de la Chine. Là, les missionnaires sont non seulement tolérés, mais honorés, mais favorisés; particulièrement dans les terres d’obéissance de Sa Majesté Britannique, où ils reçoivent des témoignages non équivoques de cette vénération, qu’inspire à tout homme généreux leur dévouement sublime.—Une observation que les voyageurs ont été à-portée de faire dans ces contrées, c’est que si les bonnes mœurs y sont généralement corrompues, du moins les convertis à la foi s’y font distinguer par la régularité de leur conduite, et l’innocence de leur déportement.
Il ne reste plus au lecteur religieux, après ces détails, qu’à offrir ses prières les plus ferventes au Dieu de toute miséricorde, pour qu’il lui plaise de bénir les travaux de ses dignes ministres, dans les contrées lointaines où les a portés la charité Chrétienne.
H. M.
[1] Essai sur les mœurs, tom. IV, page, 310.
[2] Sat. v.
[3] Festus.
[4] Relationi delle cose natabili delle provincia de Egypto. Venetia, 1564.
[5] In-4o. London, 1646.
[6] In-4o. 1729.
[7] Elle excède trois cents volumes.
[8] Le dernier occident.
[9] Ode 8, livre II.
[The end of L'Abeille Canadienne Issue 01 of 12 by various authors]