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Title: La génie Européen
Date of first publication: 1926
Author: Nicolas Ségur (1874-1944)
Date first posted: April 12, 2014
Date last updated: April 12, 2014
Faded Page eBook #20140433
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J.-J. ROUSSEAU—TAINE—BERGSON ANATOLE FRANCE—MAETERLINCK Mme DE NOAILLES—PIERRE LOTI TOLSTOÏ—IBSEN—NIETZSCHE—EINSTEIN DANTE—KEATS—BAUDELAIRE |
J’essaye de fixer ici les traits essentiels de quelques grandes figures d’hier et d’aujourd’hui.
Ces esquisses publiées à diverses époques ont été réalisées d’après la même méthode. C’est là le principal lien qui les unit. Considérer l’histoire littéraire de l’Europe dans son ensemble et sa continuité, étudier impartialement les doctrines laissant parler autant que possible les œuvres, replacer surtout chaque écrivain dans son milieu et l’éclairer à la lumière de son époque afin de tirer de son exemple particulier des conclusions d’ordre plus général—telles ont été mes préoccupations.
L’exemple, en somme, que je voulus suivre fut celui de certains maîtres du siècle dernier pour qui la critique n’avait pas tant comme objet d’exprimer des sympathies ou des antipathies, de condamner ou d’absoudre, mais de saisir des caractéristiques, d’éclairer des rapports, devenant, en quelque sorte, une branche de la philosophie de l’histoire et aidant à dégager la physionomie et les tendances d’une époque.
J’espère que ces préoccupations qui passionnaient tant naguère, continuent à éveiller encore aujourd’hui quelque intérêt.
Jean-Jacques Rousseau | 9 |
Hippolyte Taine | 25 |
Henri Bergson | 49 |
Anatole France | 83 |
Maurice Maeterlinck | 111 |
Madame de Noailles | 145 |
Pierre Loti | 177 |
Tolstoï | 195 |
Henrik Ibsen | 207 |
Nietzsche | 239 |
Einstein | 267 |
Dante, Keats, Baudelaire | 277 |
«A la distance de quelques siècles du moment où il a vécu, il paraîtra un homme prodigieux et on regardera de loin cette tête universelle avec une admiration mêlée d’étonnement.»
Ce jugement de Rousseau sur Diderot s’applique par excellence à Jean-Jacques lui-même. A la distance d’un siècle, ce demi-fou tant vilipendé, ce malade plein de faiblesses, sur lequel s’est vengée et se venge toute l’humaine hypocrisie, nous apparaît grand, presque énorme à cause de son influence, révélateur de toute une littérature, semeur de tant d’idéaux, de tant d’utopies, créateur non seulement d’une manière de penser, d’un état de conscience, mais aussi d’un monde nouveau.
Et sa grandeur et sa force nous semblent plus évidentes, quand nous voyons qu’il est aujourd’hui aussi actuel et redoutable qu’au temps de Voltaire, que c’est Jean-Jacques qu’on découvre et que l’on combat sous tous les progrès et les idées nouvelles. Il demeure toujours le symbole de la liberté française et des ennemis nombreux[Pg 10] continuent encore contre lui la lapidation de Motiers Travers.
Et quoiqu’on ait écrit beaucoup sur Rousseau, il manque encore le livre synthétique qui nous retracerait, non point la physionomie de l’écrivain et le développement de son œuvre si souvent étudiée, mais sa vaste portée, mais sa mystérieuse puissance, cette germination continuelle, ininterrompue et splendide du grain fécond que Jean-Jacques a jeté et qui a envahi la terre. Et nous osons affirmer que malgré toute une bibliothèque sur Jean-Jacques, ce livre, qui résumerait les conclusions des travaux d’un siècle, reste encore à écrire et serait un livre nouveau.
Il n’est plus temps, en effet, de se contenter d’étudier les œuvres de Jean-Jacques, il n’est plus temps de critiquer son caractère ou ses actes, de l’accuser ou de le défendre. Bien plus grand par la destinée de son œuvre que par sa propre action, unique par la place qu’il conquit dans la pensée européenne du dix-neuvième siècle, Rousseau échappe désormais aux minuties de la critique et de la morale communes. Tâcher naïvement de le réhabiliter, comme Edouard Rod l’avait désiré, ou le diminuer, comme Jules Lemaître l’essaya, voilà des tentatives également puériles. Il y a un moment dans l’histoire[Pg 11] des grands hommes où l’influence ultérieure de leurs œuvres crée une légende inviolable, finit par englober la petite réalité de leur vie, couvre leur personnalité et ne les laisse plus subsister qu’en tant que symboles. On ne peut plus parler aujourd’hui de Jésus comme d’un petit illuminé galiléen, ni examiner sa vie dans sa stricte et modeste réalité, comme on ne peut se contenter d’étudier Martin Luther en sa traduction de la Bible ou en ses actes bourgeois. Ils furent tous deux des fondateurs, et leur œuvre est plus significative et grande par ses conséquences que par sa propre et intrinsèque valeur. Dans Jésus s’est personnifié la force immense et toujours vivante du christianisme; dans Luther, le gros levain de la Réforme.
Vouloir circonscrire la critique à leur personne et à leur action propre, ce serait vouloir se contenter d’étudier l’arbre au moment seul de sa semence.
De même pour Jean-Jacques. Pendant un siècle et demi, il vit, grandit, envahit le monde, et plus prodigieuses sont ses œuvres après sa mort que pendant sa vie. Il n’y a pas un coin du dix-neuvième siècle, pas un vagissement de pensée, pas une ligne de littérature, pas une trace d’action politique ou sociale, où on ne le retrouve.
Pour le juger équitablement, il faut considérer les innombrables ramifications de son influence, interroger le siècle, escompter aussi l’avenir qui sera encore plein de lui. Il faut, en somme, lui appliquer la méthode critique que Renan appliqua[Pg 12] à Jésus, cette critique qui tient autant compte des conséquences que des actes, qui accepte les idées comme des forces, qui voit continuellement, non seulement la personne, mais aussi l’auréole qu’elle a projetée, non la pensée, mais son rayonnement.
En 1778, le lendemain de sa mort, quand il n’avait encore occasionné ni la Révolution, ni le romantisme, ni la régénération sociale, on aurait pu se contenter de parler seulement de la pauvre vie de Rousseau, de ses livres inégaux, de sa valeur littéraire, de ses folies, de l’abandon de ses enfants ou de ses égarements de jeunesse.
Mais aujourd’hui, sans cesser d’être l’homme qu’il fut, il est aussi une figure consacrée par le temps. Parler de lui, c’est parler de toute une époque, d’un état de conscience de l’Europe, d’une ère nouvelle.
Jean-Jacques Rousseau vient, comme tous les semeurs d’idées, dans un moment critique et transitoire. Quand il arrive à Paris, après ses vagabondages en Suisse et en Italie, il se trouve devant un monde croulant, un passé qui finit, une pensée et un art caducs et qui défaillent. Mais aussi de vagues souffles féconds se laissent percevoir çà et là, de nouveaux courants d’idées. C’est pour la France l’heure où les fruits trop mûrs[Pg 13] et les fleurs décloses tombent, tandis que les germes aussi pénètrent la terre pour les fécondations nouvelles. Avec un pouvoir vieux et pourri, un art usé et désormais stérile se précipite dans la tombe. On dirait pour un moment que la littérature française va finir, épuisée, dans l’isolement. En effet, si les contemporains de Rousseau, Voltaire en tête, inaugurent le cosmopolitisme littéraire, étudient la pensée de l’Orient, découvrent l’Angleterre, ils s’obstinent pourtant à se fermer jalousement à toutes ces influences, imitent sans féconder, et persistent à s’emprisonner dans la vieille tour d’ivoire du classicisme français.
C’est Voltaire lui-même qui, après avoir pillé la pensée universelle, proteste contre l’envahissement des littératures étrangères et ébauche, cent trente ans avant Lemaître, un véhément et autrement injuste manifeste contre l’influence du Nord. En ses derniers écrits, comme dans ceux de tous ses contemporains, c’est encore le classicisme français, l’imitation esclave du XVIIe siècle qui fleurit et triomphe.
Car Voltaire, c’est en somme un génial dilettante, qui couronne et parfait un siècle de brillants imitateurs, un dilettante ouvert à tout, mais manquant de courage et de vraie conviction; ne faisant jamais la guerre ouverte contre les prêtres, dédiant Mahomet à Benoit XIV, pour en recevoir des médailles bénites, caressant nonchalamment et aristocratiquement la liberté, redoutant au fond toutes les nouveautés, devinant bien les courants vivifiants qui viennent de[Pg 14] l’étranger, mais ne les accueillant guère. Près de lui, Diderot, si avide d’idées, si novateur, reste cependant incertain, étincelant, universel, mais incomplet, ne faisant autre chose qu’intelligemment tâtonner pendant toute sa vie.
Et voilà que tout à coup le «garçon horloger» arrive du fond de la Suisse; il voit, il comprend, il sent, il transforme tout. Il respire l’air chargé de germes et tout entre en lui. Chaque semence étrangère s’y fait chair française, chaque idée nouvelle y grandit. Il est manifestement moins intelligent que Voltaire, beaucoup moins raisonnable aussi, mais il est autrement convaincu et plein d’inquiétude, avide de sentir, avide de souffrir, portant en lui un tempérament ardent; il est tout idéal, tout flamme.
Surtout, il n’est pas le produit artificiel de cette civilisation finissante qui façonne tous les esprits dans un même moule. Ayant, au contraire, conservé un fond idéaliste à travers une série de déchéances et de corruptions, s’étant fait à l’école de la douleur, il est homme. Il est même par nature l’homme, avec toutes ses faiblesses et ses aspirations, un homme dans lequel prend conscience, en sensations, en souffrances, en besoins et en rêves, le peuple français.
Il est, d’ailleurs, prématurément plein de cette sensibilité désordonnée qui sera la nôtre. A Venise, il pleure, attendri, sur la décadence d’une courtisane belle, et il la respecte. S’il tombe dans les bras de Mme de Warens, il en sent des remords infinis. Vicieux, il est aussi «enivré de vertu». «Rien de grand, rien de[Pg 15] beau, nous dit-il en parlant d’une époque de sa vie, ne peut entrer dans un cœur d’homme, dont je ne fusse capable entre le ciel et moi.»
Courageux, farouche, rassasié de malheurs, il ne connaît pas le sourire de Voltaire et n’est pas capable des mêmes ménagements. Les idées hardies retentissent sur ses lèvres, la vérité en sort, violente. Il embrasse le génie anglais, il dit oui au cosmopolitisme, il conduit jusqu’aux dernières conséquences toute idée nouvelle, et marque ses pensées au coin de l’exaltation et de l’idéal: au coin français.
On dirait qu’en lui se concilient toutes les contradictions et tous les rêves. Ennemi des prêtres, il est chrétien, mais d’une manière originale et farouche. Propre disciple mystique du Nazaréen, il dégage et précise pour la première fois tout ce qu’il y a d’humanité redoutable et de ferment social dans le christianisme, tous les germes élevés et riches d’impossibles idéalités qui s’y trouvent.
Il est chrétien, mais il a aussi une large conception du monde et de l’individu, une ardeur de vivre qu’on dirait antique, tant elle est indisciplinée, passionnée, véhémente, toute tournée vers la terre, réconciliée amoureusement avec la nature.
Ainsi, il est mystique et il est païen, il est Français par sa manière de penser, il est presque Germain par la matière toute nouvelle de ses pensées. Il est encore de tous les temps et il a une conscience européenne.
Avant tout il est homme, il est près de nous,[Pg 16] réalisant par excellence et pendant toute sa vie, par ses manières, par ses souffrances, par ses aspirations et ses abattements, par sa sensibilité et sa folie, l’Ecce homo de l’Evangile.
Bref, il a toutes les qualités pour conquérir par ses idées le monde, comme Napoléon va le conquérir, quelques années après, par la force. Et il vient à l’heure voulue.
Qu’est-ce qu’il fait pour transformer la pensée moderne? Presque rien. Il lui suffit de se donner lui-même; et imposant le silence à la voix froide de l’intelligence, qui était la seule voix permise en son siècle, il laisse parler son cœur. Il fait en somme du mystère chrétien, de la confession, un principe littéraire. Voilà la grande innovation, voilà ce qui doit changer et change l’ordre établi.
En effet, depuis la Renaissance, aucune découverte plus grande ne s’est accomplie, rien de plus fertile en conséquences.
A la littérature ordonnée et décente, tout objective que les Grecs léguèrent à l’Europe, le Genevois substitue, d’un coup de génie, le désordre véhément de la sincérité, le cri des passions et des faiblesses, le déchaînement des sens, la voix des appétits, ce multiple et tumultueux concert du Moi qui se lève dominateur, veut[Pg 17] créer une morale à lui, et se fait centre de l’univers.
Pour la première fois, c’est l’écrivain qui parle, se livrant sans voile et sans pudeur, étalant son cœur sans réticences. La littérature cesse d’être un artifice, cesse même d’être, en quelque sorte, un art: elle ne se base plus que sur la sincérité et le tempérament.
C’est merveille de voir ce qu’il a fallu de circonstances accumulées dans la vie et la nature de Rousseau pour que cette simple et énorme innovation se réalise. En dehors peut-être des hérédités et des hasards qui créèrent l’ambiguïté de Renan, je ne connais pas de formation plus complexe, plus rare, plus providentielle que celle de Jean-Jacques.
Tout concourt à le rendre original: la maladie et l’ignorance, sa provenance plébéienne et ses lectures désordonnées, ses phobies et ses vices. On dirait que la nature a devancé les temps en dotant ce vagabond de neurasthénie, en lui donnant cette hyperesthésie, qui devint la faculté dominante de notre époque. Il était nécessaire que, Suisse, il vînt souffrir, s’éblouir et se révolter, au milieu de cette civilisation avancée. Innocent au fond de l’âme, il connut tous les vices et se frotta à tous. Etudiant peu les livres, il observa beaucoup la nature. Mais, surtout, il lui a fallu cette anomalité maladive, qui mêla à la haute moralité foncière de son caractère un élément permanent d’impudeur et comme un besoin de nudité.
A force d’égarements, d’inconscience et de[Pg 18] génie, Jean-Jacques accomplit un miracle: il retrouve les sources lyriques et, reflétant le monde en lui afin de s’exalter davantage, opposant ses passions à la morale, il crée une nouvelle littérature.
Comme soutien à cette littérature qui naissait, éloquente et tumultueuse, il fallait une nouvelle morale, un idéal nouveau, capable de satisfaire aux besoins et aux aspirations qui se faisaient jour. Une pareille philosophie, Jean-Jacques Rousseau la conçoit dès ses premiers pas, l’énonce en ses premiers livres. C’est la doctrine même qui servit de levain au christianisme, les principes qui ébranlèrent, puis rénovèrent la vieille société romaine: l’égalité des hommes et la perversité originelle de toute civilisation. Rousseau ne fait que ressusciter les rêves qui tentèrent toutes les civilisations finissantes, les remèdes héroïques, vers lesquels se tournèrent désespérément toutes les générations hypertrophiées par la pensée, lassées de l’injustice, alanguies par la connaissance: le retour à la nature et à la candeur primitive, la fraternité de tous au milieu de la terre maternelle, l’amour de ce qui purifie et rajeunit.
En énonçant le principe redoutable de l’égalité des hommes, Rousseau retrouvait et faisait revivre la force mystérieuse qui avait causé la victoire de l’Evangile. Et quand il dénonçait la[Pg 19] civilisation et les arts, quand il regrettait l’antique innocence et la bonté naturelle que l’homme a perdue, dans la route artificielle où il s’est engagé, il ne faisait que proposer un remède dangereux, mais alléchant.
«Redevenez simples». Voilà ce que Rousseau répète après Jésus, et, comme lui, il se trouve qu’en prêchant la simplicité, en condamnant la civilisation, il condamne tout le passé, ébranle entièrement l’édifice social. La séculaire hiérarchie fondée sur l’inégalité, tous les principes de la société française ou plutôt européenne qui reposaient sur la civilisation acquise sont sapés un même temps. Voulant le retour de l’homme à la nature et réclamant la part égale de tous au soleil et au bonheur, Jean-Jacques Rousseau renverse le vieux monde.
Voilà les quelques semences, la substance élémentaire de son œuvre. Sous une autre forme, toutes ces choses étaient vieilles. Mais Rousseau les fait fructifier dans sa conscience moderne, les vivifie par son génie, les enrichit de sa sensibilité et hardiment, véhémentement, en fait ressortir les conséquences les plus éloignées.
C’est qu’il reflète ces vérités fécondes dans un esprit génial et plébéien, je veux dire dans un esprit qui sait convaincre et qui est en même temps tenace et têtu. Et comme il sait joindre à[Pg 20] cela l’éloquence et le style, ses principes littéraires, ses théories sociales vont changer l’Europe. On trouve dans la Nouvelle Héloïse et dans les Confessions, tout le XIXe siècle littéraire, et on trouve tout le XIXe siècle et peut-être le XXe siècle social dans le Contrat, dans le Discours sur l’inégalité et dans le Vicaire savoyard.
Son influence commence par transformer Voltaire, qui, esprit brillant et pur littérateur jusqu’en 1770, ne devient penseur et philosophe que par jalousie envers Rousseau. Chateaubriand est son enfant le plus direct et le plus cher, à moins que ce ne soit Byron ou Lamartine. Avec un dernier effort vers le classicisme, Gœthe essaie en vain de lui échapper.
Victor Hugo ne s’écarte de Rousseau que par son incohérence. Stendhal, le plus original et le plus indépendant des écrivains de sa génération, emprunte à Jean-Jacques le culte du moi. Sand et Zola, si proches, malgré leurs divergences, lui doivent tout et surtout la description; Musset, le lyrisme.
Par son respect pour la réalité, son souci de ne jamais écrire que des aventures véritables et personnelles, par la précision dans le détail, Rousseau est le père du réalisme, l’ancêtre de Balzac, de Flaubert, et, par sa sensibilité exagérée, par l’acuité et la perversion des sens, par son mysticisme dans la passion, il revendique Baudelaire et Verlaine et jusqu’à Maurice Barrès, son dernier enfant désordonné, jusqu’à Mme de Noailles, sa fille si proche, bien qu’elle lui vienne de l’Orient.
Et ce n’est pas seulement la France littéraire qui lui appartient mais toute l’Europe moderne. Eliot et Dickens, Hawthorne et Ibsen, Ruskin et Bjôrnson et d’Annunzio, les Russes aussi, Tolstoï surtout. Tous descendent un peu de Jean-Jacques.
Et que dire de son influence sociale, puisque tout lui revient, que sa postérité sociale est innombrable, depuis Robespierre jusqu’à Proudhon et jusqu’à Jaurès? Ce qui se fit de grand et encore ce qui se prépare de redoutable dans la France moderne et dans la société européenne, la Révolution, les républiques, et l’affranchissement social qui se fait, et la guerre sociale qui s’annonce, découlent en grande partie de ses principes.
Il y eut des écrivains plus grands que lui dans le passé, mais je ne connais pas, après Aristote, Descartes et Shakespeare, un génie plus influent, plus important par son retentissement. Même ceux qui créèrent du nouveau, Comte, et Renan, et Taine, même ceux qui s’opposent à lui, Bonald ou J. de Maistre, lui doivent beaucoup ou du moins quelque chose.
C’est pourquoi il demeure entre les plus grands et, avec Napoléon et plus peut-être que Napoléon, le pilier de la France contemporaine.
George Sand eut une pensée profonde et gracieuse[Pg 22] le jour où, aux Charmettes, elle cueillit un rameau de buis du jardin de Jean-Jacques, pour le mettre, dit-elle, en guise de signet dans sa vieille Bible hollandaise.
Associer Jean-Jacques à la lignée évangélique, c’est hardi, mais plus juste qu’il ne semble au premier abord.
Sa force cachée réside surtout dans l’Evangile, ses vérités sont simples et de celles qui transforment.
Il ne fut qu’un chrétien bizarre et fervent, qui ranima, dans sa conscience exagérée et trépidante les quelques principes redoutables qui firent la fortune du christianisme.
Avec beaucoup de littérature, et plus de pensée, il a réalisé quelque chose d’analogue à ce que voulurent faire innocemment Joachim de Flore et saint François, à ce que fit dans l’ordre religieux Luther.
Et il a réussi. Venu au moment nécessaire, profitant de tout, plein de génie, ayant le courage et la force, ayant aussi la folie, élément qui le servit plus que le courage et la force, il a inauguré une ère à lui.
Le siècle dernier et notre siècle ne portent pas seulement sa trace, mais sont encore pleins de lui.
Et nous ne demandons pas si son influence fut bonne, puisqu’elle fut fatale et inéluctable! La question de savoir si Rousseau est un malade, si le romantisme accuse la dégénérescence de l’Europe et si les démocraties et le socialisme en hâteront la fin, est pour aujourd’hui insoluble. Il faudrait, d’ailleurs, la poser d’une façon beaucoup[Pg 23] plus générale. Il faudrait alors se demander, avec Nietzsche, si Socrate n’est pas le premier annonciateur de la décadence du génie aryen, si le christianisme ne fut pas, en réalité, une maladie terrible et si l’enseignement du Galiléen n’a pas amolli le monde par sa morale d’esclaves.
Dans l’évolution de la conscience européenne, Rousseau marque simplement une nouvelle étape, qui se rattache strictement au passé et n’en est que la conséquence.
Il eut une part immense dans la formation de la société contemporaine, et les siècles qui vinrent après lui vécurent de sa pensée, suivirent son impulsion.
Voilà ce qui est établi et voilà qui sera désormais difficile de nier.
Il fut donné à Hippolyte Taine une des plus hautes consciences, et, après Renan, la plus vaste intelligence du dix-neuvième siècle.
Son influence et son rôle dans l’évolution de l’esprit littéraire peuvent se comparer par certains côtés au rôle et à l’influence de Claude Bernard dans la marche de la science.
Usant des mêmes méthodes, il voulut d’abord, à l’égal du célèbre expérimentateur, subordonner et sacrifier le sens commun et les idées fondamentales de la religion et de la morale à l’intérêt de la vérité. Aussi bien, il fut un des plus brillants initiateurs dans l’émancipation de la raison. Mais ce fut aussi lui qui, plus tard, étudiant l’histoire de la France et s’effrayant du désarroi où l’irreligion et l’amoralisme entraîneraient les sociétés, esquissa le premier mouvement de recul.
Parti en somme à la recherche de la vérité, il trouva au bout de son chemin la morale, et voulant servir les sciences, il fut guidé quand même par des principes et des axiomes.
Il n’aurait pas renouvelé la critique et reveillé[Pg 26] la philosophie française, qu’il serait encore une des physionomies lés plus représentatives de son époque, parce qu’il symbolisa fidèlement la crise des idées qu’elle a traversée.
Aucun exemple autant que le sien ne nous montre l’antagonisme originel qui existe entre la stabilité morale et sociale de l’humanité et le triomphe de la vérité et de la science.
La fin du monde païen offre de grandes et héroïques figures d’ascètes. Affranchis presque de la religion, conscients de la laideur du monde et de ses petitesses, n’espérant rien de l’au-delà, ces sages se vengeaient de la fatalité en se recueillant en eux-mêmes et en tâchant de se faire meilleurs. La fin du dix-neuvième siècle vit dans le naufrage et le doute des croyances un pareil spectacle se reproduire, et les grandes âmes, tourmentées par cette disparition de tout espoir religieux, puisèrent dans la seule foi qui leur restait: la foi en la vérité et la science, une force morale, une grandeur de caractère, une vertu d’héroïsme qui les fait ressembler aux grandes physionomies de l’antiquité.
Nous vîmes encore de notre époque se former ces caractères tout pétris dans un noble stoïcisme, par lesquels la décadence romaine égala et surpassa le christianisme naissant. Car ce qui fait la supériorité d’un Marc-Aurèle, comme d’un Renan, d’un Taine, c’est que leur renoncement moral, leur discipline dans la vertu, leur durée dans le bien ne se fondent sur aucun espoir, sur aucune confiance aux récompenses futures. Par le seul culte de la dignité humaine, ces grands chrétiens sans foi persistèrent à demeurer purs, sereins et vertueux.
Et je crois que c’est à ce petit livre de Pensées tant lu, relu, commenté et adoré par l’auteur de la Philosophie de l’Art qu’il faut songer, en parlant du caractère d’Hippolyte Taine. Marc-Aurèle fut son maître et avec Homère la lecture de sa jeunesse. Il resta toujours son guide spirituel. Empoisonné prématurément par le scepticisme, «flétri, comme il le disait lui-même, dans toutes ses croyances», il se réfugia comme le roi stoïcien dans le calme de la contemplation et retrouva toutes les forces de l’ascétisme, les grâces et les supériorités de la pure foi chrétienne dans le respect de soi et dans le culte de la vérité.
Autant que Renan, il remplaça la sainte ferveur par une dévotion à la science, fondant des espoirs illimités sur le vrai. Il en parlait avec émotion et il y mettait presque de l’amour. En évoquant la science, il disait à Prévost-Paradol:
«Il faut une longue assiduité et un sincère, amour pour mériter ses faveurs et les obtenir. C’est pour cela que je ne cesserai de t’exhorter à[Pg 28] te tourner vers elle et à te faire son fidèle serviteur. Je ne connais pas de joie humaine ni de bien au monde qui vaille ce qu’elle donne, c’est-à-dire l’absolue, l’indubitable, l’éternelle, l’universelle vérité.»
C’est presque l’accent mystique de Renan dans certaines pages de l’Avenir de la science et c’est la même foi, foi démesurée et sans espoir, seule foi demeurant debout au milieu d’un âcre pessimisme, d’une parfaite méfiance et d’une parfaite lassitude envers les hommes et l’humanité.
Le fond même du caractère d’Hippolyte Taine repose sur cette haute intégrité, cette passion fanatique pour la raison et la science. Ne croyant point à la bonté de la nature humaine, sûr au contraire de sa cruauté et de sa lubricité, de son double but de faim rapace et de brutal amour, il se retirera mentalement de la société, se fera ascète spirituel, vivant dans la communion de la nature.
«Je commence, écrivait-il en ses lettres de jeunesse, à renfermer mes désirs en un désir unique qui est celui d’éclairer mes idées et de résoudre mes problèmes... Je tâche de vivre en dehors du temps et de l’espace... Un travail acharné et une construction d’idées donnent un contentement profond et une paix absolue.»
Toutes ses joies sévères se résument dans la contemplation et il nous a laissé une page rappelant Epictète, où il parle de la seule vie digne du sage, qui est la vie solitaire et méditative, loin de la mêlée, dans la sereine et paisible immensité de l’univers. C’est la nature qui garde encore[Pg 29] une influence sur lui et lui expliquant les hommes, le console de leurs imperfections. Dans ses pages sur la forêt de Fontainebleau, il en parle avec grandeur et, plus jeune encore dans ses lettres, il en parle avec tendresse véhémente. «...Je sentis mon cœur battre et toute mon âme trembler d’amour pour cet être si beau, si calme, si grand, si étrange qu’on appelle nature. Je l’aimais, je l’aime; je le sentais et je le voyais partout: dans le ciel lumineux, dans l’air pur, dans cette forêt de plantes vivantes et animées et surtout dans ce souffle vif et inégal du vent de printemps.» Et parlant de la compagne: «Pourquoi l’aimé-je tant? s’écrie-t-il. Pourquoi, lorsque je la vois, suis-je ému comme un amant, auprès de sa maîtresse? Pourquoi suis-je tout entier rempli d’une joie calme et parfaite?»
Ce caractère d’héroïsme pessimiste et de rectitude morale ne se tempère pas et ne s’éclaircit pas d’un sourire comme chez Ernest Renan. Au contraire, Taine montre une certaine raideur dans les opinions, une sûreté persistante et inébranlable, une confiance absolue en ce qu’il croit démontré juste.
C’est qu’au fond et malgré les préoccupations scientifiques, Taine était un moraliste et son esprit, respectueux de l’ordre et de la tradition, sans être le moins du monde un esprit chrétien, était quand même un esprit dénué de tout scepticisme, un esprit affirmatif et catégorique.
Déjà dans son pessimisme âpre, absolu, exagéré, dans sa sainte horreur de l’homme,—animal carnassier et chasseur,—il y a une irritabilité[Pg 30] de prophète, quelque accent grave et biblique. C’est en moraliste qu’il parle quand il nous décrit notre férocité originelle, le triomphe omnipotent des instincts, la bête déchaînée qui dort ou s’éveille dans l’homme.
Il est vrai que dans ses commencements il affecte de ne pas se soucier des questions morales. Loin de les méconnaître ou de les mépriser, il les élimine, se contentant de faire, à propos des hommes, «de l’histoire naturelle».
Les préoccupations moralisatrices de Victor Cousin, l’abus d’abstraction utilitaire excitèrent même un jour sa verve et sa moquerie. Mais si on veut regarder attentivement dans sa pensée, on y verra que c’est par trop de probité et de rectitude qu’il s’efforce, à l’exemple des positivistes, de ne toucher à rien qui ne soit démontrable. Il veut que sa seule foi soit la foi scientifique. En morale comme en religion, il commence par vouloir ignorer «le dessous des cartes», comme disait Jouffroy; il ne s’intéresse qu’à en étudier le dessus, le seul que la nature consente à nous présenter.
Mais, peu à peu, les problèmes moraux se dresseront impérieux devant lui. Le philosophe qui voyait le bien et le mal, le vice et la vertu s’élaborer et se produire comme les substances chimiques, et n’étudiait dans l’homme que la sensation, sera bientôt attiré, par son honnêteté même, vers les questions sociales et sera amené à réfléchir sur le devoir et sur le bien.
Déjà devant une création d’art il commence à reconnaître le rôle prépondérant des sentiments[Pg 31] moraux et quand, dans l’Idéal dans l’Art, il voudra se prononcer sur la valeur d’une œuvre, il ne trouvera plus haute et plus constante mesure que le degré de la «bienfaisance des caractères.»
Plus tard, quand les événements de sa patrie l’arracheront quelque peu à la contemplation, quand, portant un regard effrayé sur la foule, il verra pendant la Commune les convulsions d’un peuple libéré de freins et se jetant dans la violence ou le crime, il ressentira le besoin impérieux d’examiner l’histoire de la France contemporaine et de tâcher d’entrevoir un fondement moral des sociétés. La religion le hantera alors, et tandis qu’il dira, dans une phrase trop significative, qu’il estime heureux ceux qui ont trouvé la «sérénité du cœur», il reconnaîtra dans la foi la force essentielle et comme le pilier d’une nation.
Ce n’est pas qu’il adhère au christianisme, malgré les pages éloquentes des Origines. S’il croit que celle religion est encore pour 400 millions de créatures humaines «l’organe spirituel, la grande paire d’ailes indispensable pour soulever l’homme au-dessus de lui-même», s’il affirme que «le vieil Evangile, quelle que soit son enveloppe présente, est encore aujourd’hui le meilleur auxiliaire de l’instinct social», c’est qu’il se place au point de vue historique.
Amené à étudier l’histoire de l’Angleterre, il était détenu aristocrate dans ses opinions et s’était persuadé qu’il n’y a que le gouvernement oligarchique, la prépondérance d’une classe[Pg 32] noble et éclairée, qui puisse aider à la prospérité d’une nation.
De même, quand il voulut se faire une opinion sur l’histoire contemporaine de la France, il crut y distinguer les suites funestes de la philosophie du XVIIIe siècle trop téméraire et qui prétendait abolir le passé, libérer les sociétés de toute contrainte et fonder une nouvelle Atlantide sur la raison instable de cette farouche et sanguinaire humanité. C’est alors qu’il se sentit pénétré de la force énorme de la tradition et de la foi. Les pages qu’il y consacra sont entre les plus profondes et les plus belles qu’il ait écrites et ne peuvent comporter, il faut le reconnaître, qu’une conclusion religieuse.
Aussi, se mettant à écrire Les Origines, il ne se soucie plus de la méthode de son cher Stendhal, il ne se résigne pas à nous montrer impassiblement les jeux des forces et le déchaînement des passions dans la Révolution. On le voit, au contraire, penché, inquiet, épouvanté, sur ses crimes et ses haines. Et il nous y apparaît enfin comme un moraliste farouche, maudissant, s’indignant, injuriant, éprouvant une aversion toute physique, la révolte de toute son honnêteté, de sa droiture, de sa pudeur morale devant «ce mardi-gras meurtrier et politique, cette formidable descente de la Courtille».
Dans son horreur de la force brutale, ce qu’il juge le plus capable de réprimer la bête, de la détourner du carnage, de la policer, c’est une religion, ce frein qui répond «à des besoins profonds, à des aspirations accumulées, à des facultés[Pg 33] héréditaires, à toute une structure mentale et morale».
La prédominance fatale des questions morales pour l’historien, la nécessité d’un idéal religieux pour le peuple, voilà ce qui se déduit le plus clairement de ses Origines, cette œuvre contradictoire, mal conçue peut-être, inégalement exécutée, partiale, pamphlétaire par moments à force d’indignation, mais si riche, si éloquente, si puissante et qui grouille de la plus intense et de la plus profonde vie.
Hippolyte Taine eut toute la superbe éloquence qui est l’apanage du génie français, et toute la solide faculté de raisonnement de la pensée allemande «La logique grandiose—pour lui appliquer ses propres paroles—et la science immense», voilà son fond.
L’éclat de son verbe n’avait d’égal que la vertu généralisatrice de son coup d’œil. On eut dit qu’il apercevait, par le don d’une vision complète, l’homme en ses attaches avec l’infini du passé, les faits dans leur enchaînement, chaque produit de la pensée, chaque œuvre de l’art dans sa dépendance avec l’évolution totale de l’intelligence.
Détaché de toute opinion reçue et pensant librement, il fut presque sans cesse original.
Comme élément tout à fait nouveau et frappant, ses œuvres apportaient l’usage des méthodes scientifiques, l’application des procédés exacts et mathématiques à l’esthétique, à la littérature et à l’histoire.
Lisant les Anglais et les Allemands et y découvrant, comme il dit lui-même, «des idées à défrayer tout un siècle», creusant et mettant au jour «les mines d’Outre-Rhin», Taine se dirigea dès l’abord vers les sciences. Il y forma son esprit, y trouva les éléments qui devaient donner une direction nouvelle à la critique et réveiller et effaroucher la philosophie française, endormie encore sur l’oreiller éclectique que Victor Cousin lui avait adroitement préparé.
Taine venait avec des idées toutes positives.
«Est-ce que la nature et l’homme ne sont qu’une même chose?» Voilà ce qu’il demandait dans une lettre à Prévost-Paradol, et nous croyons que, sous forme dubitative, c’est là l’âme de sa philosophie.
La conformité de l’homme et de la nature, leur unité primitive, la communauté des lois qui régissent le monde inorganique et le monde organique, l’influence de tous les agents de l’univers sur chaque être et ses réactions infinies, tel est le principe du système de Taine.
Comme les positivistes, il écarte d’abord toute préoccupation métaphysique. Son seul domaine philosophique sera celui qui résulte de la coordination du savoir humain et du savoir scientifique.[Pg 35] Il étudiera ce que l’observation sensible lui présente, ce que le monde des phénomènes lui révèle et verra l’univers dans ses relations variées, dans le jeu constant des actions et des réactions.
Procédant de la sorte, il eut de l’homme une conception nette et toute de clarté. «S’il n’est pas sûr que l’homme soit par le sang un cousin éloigné du singe, du moins il est certain que par sa structure il est un animal très voisin du singe, muni de canines, carnivore et carnassier, jadis cannibale, par suite chasseur et belliqueux.»
Taine le compare au gorille et à la panthère, et le suivant le long de l’histoire, le trouve destructeur «féroce, lubrique», traqué par la faim, concourant et luttant pour vivre, poussé par l’idée d’acquérir, d’amasser et de posséder. L’équilibre instable de son organisme le livre à la merci de la folie, des terreurs subites, des impulsions aveugles. «A proprement parler, l’homme est fou comme le corps est malade, par nature. La santé de notre esprit comme la santé de nos organes n’est qu’une réussite fréquente et un bel accident.»
Voyant l’homme tout abandonné aux forces extérieures, jouet continuel et résultante de son milieu, n’existant proprement, que par ses relations avec tout ce qui l’environne, Taine tâcha de le considérer non isolé mais en tant que partie d’un ensemble.
Ainsi considérée, la vie humaine, comme toute manifestation organisée de la nature, se résume en une somme de mouvements et elle[Pg 36] rentre dans l’ordre des phénomènes physiques et mécaniques.
L’histoire sera par conséquent pour Taine une géométrie des forces, l’étude de l’intelligence une analyse des sensations qui se réduisent aussi en dernier lieu en une série de mouvements, et l’apparition du génie artistique un effet et un produit des causes naturelles.
Si l’on veut donc étudier et définir l’intelligence de l’homme, il faut démêler la complexité des phénomènes mentaux, les sensations et les images, et reconnaître finalement dans toutes les manifestations de la conscience et de l’esprit, une répétition compliquée des mouvements élémentaires de la matière.
Et si d’autre part on veut expliquer et caractériser une œuvre d’art, il faut la suivre dans sa formation de même que le naturaliste suit une espèce dans sa genèse et ses origines. Comme une œuvre est l’expression, le reflet d’une pensée et d’un tempérament, et comme d’autre part le milieu environnant, la race et les circonstances du moment déterminent et créent cette pensée et ce tempérament, il faut expliquer et éclairer l’œuvre par «les conditions de la race, du milieu et du moment».
Les influences de ces agents, subordonnées à la «faculté maîtresse» de l’artiste, à sa qualité dominante qui fait l’essence et le pivot de son génie, forment l’objet de l’esthétique.
D’autre part, les conflits de l’égoïsme, la lutte des hommes, transformés par le pli social, tempérés par la force de la religion, le contraste des[Pg 37] appétits et la différence des idées, fera le tissu de l’histoire. Le véritable objet de l’historien sera non pas d’établir des théories abstraites mais de voir «la chose complète qui est l’homme agissant, l’homme corporel et visible qui mange, qui marche, qui se bat, qui travaille».
Décrire l’homme dans la vérité de ses actions et déduire les lois sociales et politiques que ces actions comportent, voilà l’œuvre historique.
Ces idées générales, Taine les a appliquées à tous les sujets, apportant le même esprit de recherche, les mêmes théories de la race, du milieu et du moment à l’examen de l’œuvre napoléonienne et de la peinture italienne, des drames de Shakespeare, de la sculpture de Phidias et de la politique de Robespierre.
Et pour démontrer le bien-fondé de ce qu’il affirme, il se sert de comparaisons empruntées à la zoologie, de termes chimiques, d’associations d’idées se rapportant à la biologie ou à l’histoire naturelle. La science minutieuse et impassible du botaniste, la rigueur du mathématicien, il les fait entrer en révolutionnaire dans le domaine de la littérature. A l’égal de Claude Bernard, il appuie sur l’importance des milieux et il se montre autant qu’Auguste Comte indifférent au pourquoi des causes. Sa préoccupation est de classer et de cataloguer les esprits en naturaliste et son rêve d’identifier, «de souder, comme il dit, le domaine des sciences morales, à celui des sciences exactes». Ferme dans son respect pour la vérité, il se détache de toute idée préconçue et ne veut pas se laisser influencer par les préjugés.[Pg 38] Il apprécie les hommes, leurs actions et leurs œuvres en algébriste, voilà tout. De cette méthode scientifique proviennent tous ses axiomes un peu paradoxaux qui frappèrent ou scandalisèrent ses contemporains: l’assimilation de l’homme «à un théorème qui marche» ou l’affirmation que «le vice et la vertu sont des produits comme le vitriol et le sucre».
C’est qu’il aime surtout à réduire tout à l’unité, à faire entrer toute une étude dans une seule proposition claire et fondamentale. L’art et l’histoire, il les explique par le milieu et les circonstances, toutes les complexités des talents il les réduit à «la faculté maîtresse», toutes les opérations de l’intelligence à une série «d’additions et de soustractions».
A cette pureté et cette simplicité des lignes, s’ajoute la clarté du langage, l’observation positive, une structure large et puissante. Ce qu’il avance, Taine sait le vivifier par des rapprochements heureux, par des images rigoureuses et saillantes.
S’il nous parle de l’évolution des caractères, il nous dira que le temps creuse sur nous comme un piocheur sur le sol. «Sous son effort nos terrains superposés s’en vont tour à tour les uns plus vite, les autres plus lentement. Les premiers coups de bêche râclent aisément un terrain meuble, une sorte d’alluvion molle et tout extérieure; viennent ensuite des grains mieux collés, des sables plus épais qui, pour disparaître, exigent un travail plus long. Plus bas s’étendent les calcaires, des marbres, des schistes étagés,[Pg 39] tous résistants et compacts. Plus bas encore s’enfonce en des lointains indéfinis le granit primitif.»
De même il définira l’intelligence en physiologiste et en mathématicien; il nous dira à propos de la machine intellectuelle: «Il faut laisser de côté les mots de raison, d’intelligence, de volonté, de vouloir personnel, et même de moi, comme on laisse de côté les mots de force vitale, de force médicatrice, d’âme végétative. Ce que l’observation démêle au fond de l’être vivant, en physiologie ce sont les cellules de diverses sortes capables de développement spontané et modifiées dans la direction de leur développement par le concours ou l’antagonisme de leurs voisines. Ce que l’observation démêle au fond de l’être pensant, en psychologie, ce sont, outre les sensations des images de diverses sortes primitives ou consécutives, douées de certaines tendances et modifiées dans leur développement par le concours ou l’antagonisme, d’autres images simultanées ou contiguës. De même que le corps vivant est un polypier de cellules mutuellement dépendantes, de même l’esprit agissant est un polypier d’images mutuellement dépendantes et l’unité, dans l’un comme dans l’autre, n’est qu’une harmonie et un effet.»
Si les procédés et la structure de ses œuvres sont scientifiques, le fond en reste, par un contraste remarquable, arbitraire et catégorique.
Confiant qu’il était dans les déductions psychologiques, procédant par le raisonnement et par la science, Taine croyait fermement aux vérités qu’il avait trouvées.
Ainsi qu’il a dit lui-même à propos d’un poète anglais, «l’homme qui se nourrit incessamment de démonstrations solides est capable de croire, de vouloir et de persuader dans sa croyance et dans sa volonté».
Bien qu’il ne fît en apparence qu’accumuler impartialement des faits pour en dégager les lois, il était pourtant épris d’idées et sous la logique impassible, il cachait une sensibilité frémissante, des convictions enracinées et têtues et un enthousiasme pour la raison que sa correspondance seule laisse apercevoir. Et c’est là, pour le dire en passant, l’explication de son style si passionné même dans l’abstrait, souvent lyrique, toujours impétueux, convaincant, irrésistible.
On peut dire que la clarté absolue de son intelligence[Pg 41] et cette sérénité dans la puissance qui tempérait et masquait l’émotion intérieure, s’alliaient chez lui à une façon véhémente de se donner au sujet, de le comprendre et de le faire comprendre, de créer une théorie pour ensuite la vivifier, la rendre saisissante.
Si l’on voulait lui appliquer sa méthode, on pourrait dire, sans crainte de paradoxe, que sa faculté maîtresse, fut un talent de démonstration, une manière rigoureuse et brillante d’exposer, de déduire, de simplifier et d’entraîner; il eut les dons du logicien et de l’orateur. Son œuvre tout entière forme un nouveau genre oratoire, s’alimentant de philosophie, de poésie et de science. Il suffit de réfléchir pour reconnaître que ce n’est pas tant le fond de ses critiques, souvent hasardées, ce n’est pas tant ses théories en histoire et en esthétique, mais la façon de les démontrer,—cette forme éclatante qu’il leur donnait, cette faculté de généraliser, de classer et de décrire, cette vie propre et cette poésie propre, communiquées à tout sujet,—qui font l’attrait de ses livres.
Il est éloquent autant que les plus grands de nos écrivains classiques et il a le talent d’ordonner, de concentrer à l’extrême une théorie, de l’isoler afin de l’éclaircir davantage, d’en réunir les preuves, de la faire persuasive, de la vivifier en quelque sorte et de la recréer vraie. Un talent de description massive mais puissante, une abondance d’adjectifs, le génie de l’exposition nette, qui va du particulier au général, du simple au multiple, des ressources infinies dans la[Pg 42] démonstration, une originalité propre dans l’art de déduire et de conclure, voilà ce qu’on remarque dans le Voyage en Italie autant que dans Les Origines de la France contemporaine, dans l’Essai sur Tite-Live aussi bien que dans la Philosophie de l’Art.
En définitive, bien que les formes de sa pensée soient scientifiques, le fond en reste quand même passionné et dogmatique.
Un puissant constructeur, élevant hardiment un édifice sur une hypothèse, tassant des faits sur une idée qu’il croit vraie, voilà ce qu’est Taine et il est impossible de ne pas le rapprocher de l’auteur de l’Ethique. Enivré comme Spinosa d’équations, de lois et de mathématique, bâtissant dans l’abstrait, faisant converger tout vers une même théorie préconçue, il se servait des faits avec la même témérité que Spinosa de l’argumentation métaphysique.
La démonstration de ce que la probité et l’examen des faits lui suggèrent, voilà sa préoccupation et voilà la base de son œuvre. La méthode positive, le procédé réaliste, les documents, l’histoire, la science, son éloquence, tout lui sert à dresser cette démonstration.
Soutenir, par exemple, que la Renaissance italienne se caractérise par le triomphe de l’individu et l’exaltation de la force, que le XVIIIe siècle est dominé par la «raison oratoire», que la faculté maîtresse de Shakespeare est l’imagination, et la préoccupation constante de Racine la bienséance, qu’à cause de la race, du milieu, du moment et des circonstances, la ligne triomphe[Pg 43] chez les Florentins et la tâche chez les peintres des Pays-Bas, tel est l’objet intéressé, la thèse de ses livres esthétiques. De même son Intelligence sert à démontrer l’abstraction et la sensation, comme seuls procédés et seule matière de la machine pensante, et ses deux volumes sur la Révolution, à prouver la fausseté de la conception qu’eurent de l’homme les philosophes du XVIIIe siècle.
Si ces thèses sont erronnées, toute sa démonstration historique et ses explications scientifiques se réduisent à néant. Et on pourrait avoir quelque surprise eu voyant ce penseur,—qui entra si avant dans la complexité de la biologie et y reconnut que la vie et la vérité des choses sont pas dans une idée ou une formule, mais dans l’harmonie infinie de toutes les parties, dans leur organisation propre—ériger ainsi des échafaudages scientifiques sur des hypothèses isolées qui, même vraies, seraient encore nécessairement partielles, et par cela même insuffisantes.
Pour s’expliquer cette persistance dans un système, dans une conviction, pour comprendre la cause de cette lucide, imperturbable et continuelle démonstration et cet attachement à des principes fixes, il faut encore se souvenir que Taine fut quand même un passionné. Il croyait à ses propres idées et il y croyait avec véhémence. Son système l’avait illuminé de certitude. La théorie du milieu et du moment une fois trouvée, il en fut inondé de clarté et de confiance. «La vérité ne me fuit pas, écrivait-il jeune à Prévost-Paradol,[Pg 44] j’en tiens le principe; je n’ai pas l’explication universelle mais j’ai le principe de cette explication et sans plus douter ni flotter, j’avance tous les jours dans la connaissance de la vérité. Je vois, je crois, je sais. Je crois de toute la puissance de mon être; je ne puis que croire, puisque toutes les certitudes logiques, psychologiques, métaphysiques se réunissent pour m’affermir dans l’absolue certitude où j’ai trouvé le parfait repos. Je ne puis pas croire que ma certitude me trompe parce que, sachant maintenant le principe et la cause de l’erreur, la méthode que j’ai suivie a été calculée nécessairement de manière à éviter d’elle-même l’erreur. Je ne puis pas être chassé de mes croyances par quelque contradiction avec un autre principe, puisque le mien est le seul que j’admette et dont je dérive tous les autres, puisque sa nature propre est la conciliation des contraires, puisque, enfin, toutes mes nouvelles recherches sur des sujets différents apportent de nouveaux soutiens à mes premières preuves. Crois que j’estime assez ma vie et mon bonheur pour ne pas les confier à quelque chose de fragile. J’ai voulu plus que de la géométrie et je l’ai.»
Cette lettre de jeunesse nous paraît révélatrice, tant elle nous montre la capacité d’enthousiasme, les forces vives de croyance, cette foi violente à ses propres opinions qui se dérobait sous les apparences rigides et un peu froides du tempérament d’Hippolyte Taine. Et il faut tenir compte de cette confiance sacrée que Taine avait dans les théories qu’il croyait vraies, pour mieux[Pg 45] comprendre, et ses partialités inconscientes et la naïve tendance qui le poussa dans ses Origines à se servir de documents pour appuyer des jugements personnels, pour condamner et exécuter.
Ayant commencé par se moquer de la morale, faisant métier de démêler les causes de la bonté ou de la méchanceté, des crimes ou des folies des hommes, comme le chimiste démêle les éléments du vitriol ou du sucre, ayant la conscience la plus intègre qui fût jamais, Taine s’entraîne, par le respect de sa vérité qu’il croyait la vérité absolue, à des partialités assez violentes, à des excès marqués, et son histoire dégénère quelquefois en thèse, quand elle ne dégénère pas, par la force et la brutalité des expressions, en pamphlet.
On pourrait dire en somme, pour conclure, qu’une secrète opposition curieuse entre la méthode et les résultats, les principes et les conséquences, se dégage le long de l’œuvre de Taine.
Appliquant les procédés d’étude du naturaliste à l’esthétique, il y manifeste cependant des goûts et y défend des idées, et voulant disséquer, en anatomiste impassible, les origines de la France, il se rapproche, par ses conclusions, toutes morales, du froid et juste Tocqueville, et par ses emportements d’Edgard Quinet et de Carlyle.
Homme de science par la méthode, il était, par tempérament et par caractère, un passionné et, répétons le mot, un dogmatique.
S’il a influencé et paru nouveau par cette méthode hardie et en apparence objective, son œuvre vivra cependant par ce qu’il y met de passion, de tempérament, d’art subjectif.
En effet, si ses idées ne furent vraies que partiellement et si toutes ne résistèrent pas au temps, si son système fut peut-être un peu étroit, son œuvre n’en reste pas moins vivante et entière. C’est qu’il en avait fait, répétons-nous, une création, et qu’il était artiste. Ses théories, il savait les vivifier, les exposer en de grands tableaux, leur donner la nature comme cadre, tout le passé comme perspective et les fortifier par l’acquit, du savoir humain. Et cela avec un style prodigue et plein, qui éblouit malgré sa solidité et donne la sensation non seulement de la puissance mais de la verve. Charmant quelquefois, Taine subjugue presque toujours.
Ainsi le défaut constant, presque le seul de toute son œuvre, défaut qui consiste à donner la prépondérance à une partie, à ne voir qu’un aspect des choses, se trouve compensé par l’art, par la vie, par une continuelle et abondante création. Sa Philosophie de l’Art est un livre plein de vues nouvelles et d’aperçus profonds, un livre qui vit par lui-même et par ce qu’il énonce. Et il y a de même dans l’Histoire de la Littérature anglaise, dans ses Etudes de critique et d’histoire, non seulement des pages magnifiques, mais les éléments qui transformèrent la[Pg 47] critique, les prémices et le ferment d’une littérature positive et réaliste, les clartés qui devaient guider et le roman psychologique et le roman naturaliste.
A côté de Renan, ce charmeur ondoyant et souple qui joua avec la profondeur et qui fut capable de tout penser en grâce, Taine, ce Germain par le massif de l’érudition, par la sûreté de la déduction, eut une influence prépondérante sur notre époque.
Son œuvre, qui laisse en définitive une impression de foi robuste, de sereine sagesse, de stoïcisme et de rectitude, peut se confier à la durée.
Parfois, dans les bois, pendant les heures douces, le long de la saison des amours, un chant de rossignol domine les accords innombrables et mélodieux des oiseaux, monte purement vers le ciel et paraît la voix même et la conscience du printemps.
De même, au cours des siècles, dans le concert sans fin des intelligences, on perçoit, de-ci de là, des accents hauts qui dominent et subjuguent. Ce sont des voix mâles de grands chercheurs qui nous éclairent les routes: voix de Galilée, de Newton, de Darwin; puis des voix harmonieuses de chanteurs qui nous bercent ou nous élèvent: voix d’Homère, de Milton, de Lamartine et enfin des voix complexes qui participent de la recherche et de la création et qui généralisent les acquisitions humaines: voix de Platon, de Spinoza, de Kant, ou encore, voix de Plotin, de Schopenhauer, de Bergson.
Car M. Henri Bergson est de la lignée des hauts esprits spéculatifs et l’on doit le tenir de toute façon comme le plus hardi édificateur dans l’absolu que l’Europe eut après la mort de Schopenhauer.
Poète par le style, artiste par le don de perpétuelle invention, philosophe par la puissance du vol, M. Bergson non seulement renouvelle aisément les questions qu’il traite, mais il rend tout vivant par cette persuasion, par cette chaleur communicative qui caractérise les grands créateurs.
En plus il a eu la chance de venir à son heure, de répondre par sa philosophie aux anxiétés du moment et de nous proposer une de ces conciliations qui apaisent temporairement les éternels conflits de la science et de la conscience, accordent nos espérances avec nos doutes et font que la philosophie peut participer de l’action consolatrice et vivifiante de la religion.
C’est à cause de cette chance spéciale que M. Bergson a trouvé une si prompte audience parmi ses contemporains. Il a été, jusqu’à présent, peu compris, mais beaucoup approuvé. On y adhère par la croyance plutôt que par l’intelligence, on le célèbre beaucoup, et quoique sa valeur soit infiniment grande, il connaît, depuis plus de quinze ans, la vogue de salons, celle que Spinoza et Kant ne goûtèrent jamais, celle que les dames ont octroyée naguère abondamment à M. Caro, celle que Renan dut aussi subir à la fin de sa vie.
Pour s’expliquer les raisons de ce culte, il faut penser non seulement à l’infinie séduction de la philosophie bergsonienne, qui flatte nos fiertés d’homme et notre optimisme, non seulement au talent immense et très littéraire du philosophe, mais aussi, répétons-le, à la grande opportunité[Pg 51] de cette pensée originale qui vient à l’heure due et comme pour servir de réponse à nos interrogations.
Il y a bien longtemps déjà qu’à propos d’un livre de Renouvier, Ernest Renan énonçait des doutes sur l’avenir de la métaphysique. L’esprit critique et positif qui a dominé la fin du XVIIIe et tout le XIXe siècle est venu, en effet, ruiner les spéculations abstraites et proclamer la relativité fatale de nos connaissances.
L’intelligence humaine est incapable de penser l’absolu. En vain la science connaîtra de plus en plus les lois des phénomènes; leur essence nous échappera à jamais. La structure même de notre esprit, les cadres à l’aide desquels il pense, nous interdisent tout contact réel avec le monde extérieur et toute communication immédiate avec les causes premières. «La chose en soi», la vraie réalité du monde n’est pas un objet que notre intelligence atteindra difficilement, mais un objet qui lui est foncièrement étranger, et lui échappera à jamais.
Il y a deux mondes distincts: le monde des phénomènes, créé par notre esprit, relatif à notre cerveau, fiction et produit de nos sens,—et «la chose en soi», réalité inconnue, impensable, inaccessible. Rien ne nous renseigne, rien ne nous[Pg 52] renseignera jamais sur elle. Elle gît dans la région interdite, elle nous restera fermée à jamais. Tout essai d’atteindre le réel, tout effort pour penser l’univers et la matière, toute conception des origines et des fins demeurent illusoires et ne peuvent amener que des créations poétiques et arbitraires. Par cela même que l’absolu nous échappe, les tentatives de la métaphysique et les édifications de la morale ne peuvent être que vaines et mensongères.
Voilà les extrêmes conclusions de ce que Kant a définitivement et inébranlablement posé dans la Critique de la raison pure. Ces conclusions ont angoissé comme un cauchemar le XIXe siècle, ont hanté tous les philosophes, même ceux qui voulaient réagir contre le scepticisme kantien, de sorte que la pensée européenne s’est de plus en plus résignée à accepter un domaine interdit à ses investigations: le domaine de l’inconnaissable.
Le positivisme vint avec Comte et Spencer, pour préciser davantage les frontières de notre intelligence et admettre avec résignation l’existence de problèmes qui nous échapperont à jamais. «Il y a certes, semble dire le positivisme, un progrès infini et sans bornes pour l’esprit humain. Nous avançons chaque jour vers la perfection, relativement à la connaissance de nos rapports avec le monde extérieur. C’est là que la science doit se limiter. C’est là son objet. Quant aux problèmes de l’essence des choses, aux problèmes de notre origine et de notre destinée, il faut se résoudre à les ignorer à jamais. Ils doivent[Pg 53] être rejetés hors de la science, puisqu’elle est sûre de n’avoir pas de prise sur eux.»
Et à côté de l’agnosticisme, c’est-à-dire de l’acceptation d’une région interdite à la pensée humaine, la philosophie moderne, aidée en cela par la science, adoptait une seconde conclusion désespérante: la négation du libre arbitre. Devenant de plus en plus déterministe, elle refusait à l’homme toute liberté, tout choix dans ses actions. Une nécessité inflexible préside, assurait-elle, à notre vie et ce que nous appelons délibération n’est qu’un conflit entre des impulsions différentes, des motifs d’intensité diverse. Le plus fort décide de nos actes, et si on pouvait tenir tous les facteurs de la délibération, on en prédirait à coup sûr le résultat.
Cette négation de la liberté et du libre arbitre, ce fatalisme inflexible gagnant de plus en plus de terrain, accepté tacitement par tous, jeta un voile de tristesse sur l’âme humaine. Car cette certitude d’être libres, de même que le désir de connaître quelque chose de la nature et de la destinée sont pour nous des illusions instinctives et nécessaires. Comment, en effet, l’homme pourrait-il se résigner à se savoir la proie impuissante de la nécessité et à ignorer à jamais la réalité du monde qui l’entoure? Comment se conduire dans la vie; si on est pénétré de l’idée que l’on marche dans les ténèbres sans gouvernail, sans volonté, sans initiative, sans même l’idée d’un devoir et d’un but?
Et, peu à peu, une étrange révolte s’est dessinée contre les conclusions pessimistes de l’agnosticisme[Pg 54] et du déterminisme. L’aveu surtout de notre foncière ignorance était si contraire, répugnait tant à l’esprit humain, que même les philosophes qui l’avaient formulé s’appliquaient incontinent à se contredire et, après avoir avoué l’impossibilité de toute pensée métaphysique, ils s’acharnaient à construire des métaphysiques nouvelles.
Kant s’appuie sur le frôle fondement d’un impératif catégorique pour édifier toute une morale et pour affirmer Dieu et l’idéal; Schopenhauer, tout en acceptant les conclusions de la Critique de la raison pure, expose une théorie de l’absolu fondée sur la volonté; Comte crée une religion; Renan avoue l’ignorance inhérente à l’esprit humain, mais ne fait pas moins des rêves sur l’avenir; Spencer s’oublie jusqu’à vouloir connaître et définir l’inconnaissable, et Nietzsche, après avoir détruit tout vestige de certitude ou de morale, prophétise l’avènement consolant du Surhomme. De même la plupart des philosophes modernes s’efforcent de sauvegarder à tout prix le libre arbitre, malgré les arguments en apparence irréfutables et scientifiques des déterministes.
Malheureusement, autant la partie négative de tous ces systèmes est bien assise, autant leurs affirmations, leurs réédifications sur des ruines sont faibles, falotes et mouvantes. On sent que ce ne sont là que les tentatives désespérées de l’âme humaine qui veut sortir de sa prison, qui se refuse à se résigner, à tout ignorer, et qui est prête à accepter même le mensonge, si ce mensonge[Pg 55] peut l’éclairer dans la route à suivre et peut lui fournir une raison de croire et de conserver ses chères illusions.
Et jamais, peut-être, plus que dans les dernières années du siècle passé n’a éclaté si puissamment la dualité angoissante entre les conquêtes scientifiques, l’affranchissement religieux, le triomphe de la raison d’une part—et de l’autre notre besoin d’adhérer à quelque chose de solide, de pénétrer les énigmes qui nous entourent et de nous reposer dans la confiance d’une affirmation optimiste.
La qualité essentielle du bergsonisme c’est de séparer ingénieusement et résolument la philosophie de la science, de répondre à cet appétit de connaissance qui nous travaille, et par les voies non plus de la logique, mais de l’intuition, d’arriver hardiment et originalement à l’édification d’une méthode métaphysique nouvelle.
Il n’y a pas, chez M. Henri Bergson, cette contradiction entre la partie négative, analytique, et la partie positive de son système, cette sorte d’opposition foncière que l’on rencontre généralement chez les philosophes, depuis Kant.
Toute l’œuvre bergsonienne se caractérise par l’unité. Ses trois livres essentiels: l’Essai sur les données immédiates de la conscience, Matière et[Pg 56] Mémoire et l’Evolution créatrice, livres dont chacun résume et complète les précédents, ouvrent patiemment une route solide destinée à détourner l’impasse kantienne de la relativité de la connaissance et à nous conduire vers des conclusions affirmatives, et pourtant, dirait-on, évidentes.
M. Bergson prétend fonder plutôt une méthode philosophique qu’un système complet. Au lieu de remplir une fois encore les vieux cadres, il les brise et les renouvelle. Par cela même, il nous séduit davantage. En refusant de donner des réponses faciles à toutes les angoissantes demandes que nous lui posons, en avançant avec précaution dans la route, ou plutôt en nous indiquant tout simplement la route, il nous empêche de l’accuser d’être un idéologue arbitraire et d’ajouter un roman de l’infini à tant d’autres romans que la philosophie a construits dans le passé.
Et, de même, en se taisant jusqu’ici sur les questions les plus brûlantes, les plus pressantes, celles de Dieu, de l’âme, de la morale, il reste plus solidement dans le domaine de l’expérience et augmente notre confiance en sa philosophie.
De cette philosophie je ne puis indiquer ici que le noyau élémentaire, l’idée directrice.
Mais je désire qu’il me soit permis auparavant d’insister brièvement sur la nature et l’heureux génie de l’écrivain, sur les qualités complexes, presque contradictoires du penseur, sur l’ensemble de séduction et de profondeur qu’offre sa personnalité.
Et d’abord M. Bergson a des dons d’inventeur dans le domaine de la pensée. On sent qu’il procède par création, qu’il est un intuitif, qu’il trouve ses solutions originales tout naturellement et sans effort. D’autre part, sa sûreté d’intelligence, ses aptitudes de logicien, sa pratique des procédés scientifiques l’aident à entreprendre et à résoudre d’un côté inabordé les problèmes qui se posent devant lui.
Puis il sait communiquer la clarté de l’évidence à ce qu’il expose. Ses conclusions paraissent celles du bon sens. Il est difficile de trouver un livre plus pénétrant, plus subtil, plus dialectique que Matière et Mémoire, et pourtant le point de départ en est si conforme au sens commun, si élémentaires les déductions, que les résultats nous en paraissent irréfutables. Et de même il faudrait allier et réunir la force d’abstraction d’un Spinoza avec la déduction solide, scientifique et claire d’un Darwin ou d’un Taine, pour avoir une idée de cet autre livre admirable qu’est l’Evolution créatrice.
Et que dire de l’écrivain? M. Bergson n’excelle point par le lyrisme ou par des qualités éclatantes d’éloquence. D’autres furent bien plus brillants virtuoses du verbe que lui, et il suffirait d’ouvrir au hasard un livre de cet impétueux et fougueux Nietzsche pour trouver des dons de poésie auxquels M. Bergson ne peut pas prétendre.
Ce qui le caractérise, au contraire, c’est une netteté d’exposition, une absence de rhétorique qui sacrifie tout à la clarté, qui ne vise qu’à la[Pg 58] simplicité et un peu à la persuasion. La langue, chez lui, est un outil, le style un moyen et non un but. Il ne veut pas entraîner, il ne veut que convaincre et son continuel souci paraît être d’épouser exactement et étroitement par les mots la pensée qu’il exprime, de nous transmettre ses idées, d’établir, par des analogies, des images, des métaphores, un pont de communication entre notre intuition et sa pensée.
Mais comme sa pensée est fluide et profonde, comme ses déductions sont subtiles, comme les routes où il nous invite à le suivre sont nouvelles et imprévues, comme souvent il s’agît d’aller à l’encontre de ce qui est habituellement admis et reconnu, il lui faut des délicatesses infinies, une rare ingéniosité, une connaissance parfaite de toutes les ressources du verbe pour rester constamment non seulement compréhensible et clair, mais attrayant et agréable.
Il a surtout le don de s’insinuer dans l’inexploré, l’obscur ou l’inexprimable, et parlant des choses immatérielles, des sujets qui sont presque du domaine de l’occulte, des fonctions qui dépassent l’intelligence et qui semblent donc impropres à être intelligemment comprises, il sait évoquer sans cesse des images familières devant nous, et à l’aide de métaphores appropriées et abondantes, se servant de l’art, de la science, de l’organique et de l’inorganique, de la sensation et de l’abstraction, il rend tangible et concret ce que, par essence, on dirait destiné à nous échapper ou à rester nuageux et incertain.
Au fond de tout système, ainsi que M. Bergson le soutenait dans une de ses leçons sur Spinoza, on entrevoit toujours une simple idée fondamentale, une intuition centrale et originale que le philosophe ne fait qu’essayer d’établir, de développer le long de son œuvre.
Si on voulait aller au fond de l’œuvre de M. Bergson, si on voulait chercher la pensée essentielle qui anime ses quatre ouvrages, on arriverait à une simple et nécessairement infidèle formule qui s’énoncerait à peu près ainsi: «Il y a une séparation essentielle entre le monde de la matière, objet exclusif de notre intelligence, et les phénomènes de la vie et de la conscience, qui ne pourraient être saisis que par intuition. L’erreur des philosophes de tout temps fut de vouloir résoudre par l’intelligence, qui se déploie dans l’espace et n’est capable que de penser l’inerte, les problèmes de la vie qui se crée dans la durée et qui demande de tout autres outils d’investigation».
Tout le bergsonisme est dans cette idée simple et pourtant révolutionnaire.
En effet, depuis Descartes, et plus encore, depuis Zenon, la tendance de la pensée philosophique fut de se fier entièrement à la logique pour résoudre tous les problèmes.
Empiristes, dogmatistes, idéalistes, déterministes, tous les philosophes sceptiques et positivistes s’accordent en ce qu’ils désorganisent la vie afin de la penser. Adoptant l’intelligence comme suprême et seule forme de connaissance, ils sont obligés, d’après les habitudes foncières de l’intelligence, à voir les phénomènes comme discontinus, détachés de leur ensemble, projetés dans l’espace, alignés sur la trajectoire d’un temps mathématique et conventionnel, bref, faussés dans leur rythme secret, et dépourvus de cette continuité vraie, de cette mobilité réelle, de cette compénétration et de cette fluidité réciproque, de ce continuel devenir, de cette incessante évolution créatrice qu’est la vie.
Les grandes conclusions de la philosophie moderne, la relativité de la connaissance et la négation de la liberté, tiennent, selon M. Bergson, à ce malentendu, du reste foncier, qui nous pousse à confondre le monde de la matière inerte et celui de la vie, et à les livrer indistinctement aux opérations de l’intelligence qui, créée par l’action et essentiellement utilitaire, ne saisit que des relations, de simples rapports, et ne peut s’exercer que sur le domaine de la matière inerte sur lequel elle fut moulée.
Le mérite positif et fécond de la philosophie bergsonienne est de nous faire entrevoir d’autres moyens de connaissance que l’intelligence, et par conséquent de nous délivrer de la condamnation kantienne qui nous voue à l’ignorance éternelle.
En effet, après avoir établi qu’empirisme et dogmatisme se fondaient sur des erreurs analogues[Pg 61] et qu’en somme la philosophie critique qui tenait toute connaissance pour relative et le fond des choses pour inaccessible à l’esprit, était encore la plus logique, M. Bergson déclare dans Matière et Mémoire que tout n’est pas dit et qu’il y a une dernière entreprise à tenter.
Ce serait d’aller chercher l’expérience à sa source ou plutôt au-dessus de ce tournant décisif où, s’infléchissant dans le sens de notre utilité, elle devient proprement l’expérience humaine. L’impuissance de la raison spéculative, telle que Kant l’a démontrée, n’est peut-être au fond que l’impuissance d’une intelligence asservie à certaines nécessités de la vie corporelle et s’exerçant sur une matière qu’il a fallu désorganiser pour la satisfaction de nos besoins. Notre connaissance des choses ne serait plus alors relative à la structure de notre esprit mais seulement à ses habitudes superficielles et acquises, à la forme contingente qu’il tient de nos fonctions corporelles et de nos besoins inférieurs. La relativité de la connaissance ne serait donc pas définitive. En défaisant, ce que nos besoins ont fait, nous rétablirions l’intuition dans sa pureté première et nous reprendrions contact avec le réel.
Pourquoi en effet s’appuyer seulement sur l’intelligence pour interroger l’univers, si l’intelligence—et M. Bergson le démontre abondamment—n’est pas le résultat unique et suprême de l’effort vital?
Mais avant tout autre examen tâchons de préciser la nature et les caractères de l’intelligence et nous reconnaîtrons aisément qu’elle n’est pas capable de nous renseigner sur le sens de la vie. Tout autre est sa mission.
Et d’abord nous ne pensons qu’uniquement[Pg 62] pour agir. Développée pour seconder notre activité, l’intelligence n’a d’autre but que de nous aider à prendre possession de la matière. Son principal mobile est fabrication. De là ses qualités, de là ses vices inhérents. Elle est artisane par excellence, elle se nourrit de similitudes, elle est moulée sur l’action et son domaine originel et naturel est l’inerte.
Du reste, il suffit d’un moment de réflexion pour nous convaincre que ce qui caractérise l’homme, ce qui le distingue particulièrement parmi les espèces vivantes, ce qui le définit, c’est sa faculté d’inventer des outils. Seul parmi les êtres; il construit des objets qui lui permettent d’influer sur la matière.
Son intelligence, envisagée dans ce qui en paraît être la démarche originelle, est la faculté de fabriquer des objets artificiels, en particulier des outils à faire des outils, et d’en varier indéfiniment la fabrication.
Puisque l’intelligence humaine se plie docilement aux nécessités de l’action, elle doit y contracter des habitudes et des caractéristiques déterminées.
Et d’abord, la fabrication s’exerçant exclusivement sur l’inerte et le solide, l’intelligence est amenée à traiter tous les matériaux comme s’ils étaient inorganisés et solides.
Puis comme la matière brute sur laquelle notre intelligence doit agir a pour principale propriété l’étendue et que pour la façonner nous avons besoin de la découper, de la diviser en unités, de[Pg 63] la morceler, notre intelligence a pris l’habitude de ne pouvoir se représenter que le discontinu.
En plus, comme les nécessités pratiques de la vie nous forcent à ne nous intéresser qu’aux positions des objets mobiles, à la place où ils sont dans les divers moments de leur trajectoire et non au progrès par lequel ils passent d’une position à une autre, notre intelligence a pour caractéristique essentielle de diviser, de dénaturer le mouvement, de le concevoir comme une succession de positions et de ne se représenter, clairement, que l’immobilité.
Enfin, n’oublions pas qu’en définitive fabriquer veut dire tailler dans une matière la forme d’un objet. L’intelligence s’est donc exercée à considérer la matière comme taillable à volonté. Elle veut que nous envisagions la forme des choses comme artificielle et provisoire. Elle nous force à concevoir l’ensemble de la matière comme une immense étoffe où nous pouvons découper ce que nous voudrons pour le recoudre comme il nous plaira. D’où une troisième caractéristique de l’intelligence qui consiste en:
sa puissance indéfinis de décomposer selon n’importe quelle loi et de recomposer en n’importe quel système.
Il faut maintenant ajouter que l’homme vivant en société et l’intelligence étant obligée, en vue de l’action, à s’associer toujours à d’autres intelligences, le langage naquit, c’est-à-dire un ensemble de signes muables et symboliques désignant des objets et extensibles à une infinité[Pg 64] de choses. Car, une des propriétés essentielles du langage humain est la tendance des signes à se déplacer d’un objet à un autre. On l’observe excellemment chez le petit enfant qui étend, sans se lasser, le sens des mots qu’il apprend et transporte ailleurs le signe qu’on avait attaché devant lui à un objet.
N’importe quoi peut désigner n’importe quoi, tel est le principe latent du langage enfantin.
Cette mobilité foncière du langage, crée afin que les mots puissent se transporter d’une chose à une autre, eut pour conséquence de permettre à notre intelligence, originellement rivée aux objets matériels, de s’étendre aussi aux idées. Ainsi le langage a beaucoup contribué à libérer l’intelligence.
Le mot fait pour aller d’une chose à une autre est, en effet, essentiellement déplaçable et libre. Il pourra donc s’étendre, non seulement d’une chose perçue à une autre chose perçue, mais d’une chose perçue au souvenir de cette chose, du souvenir précis à une image plus fuyante, d’une image fuyante, mais pourtant représentée encore, à la représentation de l’acte par lequel on se la représente, c’est-à-dire à l’idée. Ainsi va s’ouvrir aux yeux de l’intelligence, qui regardait dehors, tout un monde intérieur, le spectacle de ses propres opérations.
C’est ainsi que notre intelligence, originellement destinée à embrasser la matière brute sur laquelle elle a naturellement prise, sera portée à vouloir étendre ses opérations sur la vie et la conscience.
Mais transportée dans ce nouveau champ de connaissance, elle ne changera pas ses moyens ni sa méthode et par cela même elle deviendra vicieuse. Elle appliquera en effet sur le vivant les instruments qui lui ont réussi sur l’inorganique. Lorsque même elle n’opérera plus sur la matière brute, elle suivra fatalement les habitudes qu’elle a contractées dans cette opération. Car il est de sa structure de ne pouvoir former des concepts que d’après la géométrie qui l’aide à traduire les rapports des solides et d’après la logique qui est une dérivation, une application plus large de la géométrie.
C’est de l’extension d’une certaine géométrie naturelle, suggérée par les propriétés générales et immédiatement aperçues des solides, que la logique naturelle est sortie. C’est de cette logique naturelle, à son tour, qu’est sortie la géométrie scientifique, qui étend indéfiniment la connaissance des propriétés extérieures des solides. Géométrie et logique sont rigoureusement applicables à la matière. Elles sont là chez elles, elles peuvent marcher là toutes seules.
Tout autre chose arrive lorsque l’intelligence, qui est si propre à remuer des faits astronomiques, physiques ou chimiques, veut s’appliquer à la vie. Fascinée par la contemplation de la matière inerte,
...elle résout l’organisé en inorganisé, car elle un saurait sans renverser sa direction naturelle et sans se tordre sur elle-même penser la continuité vraie, la mobilité, la compénétration réciproque et pour tout dire cette évolution créatrice qui est la vie.
Il y a en effet un abîme entre la vie et la matière. Et d’abord les corps inorganisés sur lesquels nous avons moulé nos façons de penser sont régis par cette loi simple: «Le présent ne contient rien de plus que le passé, et ce qu’on trouve dans l’effet était déjà dans la cause». Le temps est indépendant d’eux.
La vie est au contraire création continuelle, changement et enrichissement indéfini, amoncellement sans trêve du passé qui pénètre sans cesse dans notre présent.
Ayant comme rôle «d’insérer de l’indétermination dans la matière, la vie ne peut donc d’aucune façon être saisie par la pensée qui veut la morceler, la réduire en éléments, l’analyser.
«En vain, nous poussons le vivant dans tel ou tel de nos cadres intellectuels. Tous les cadres craquent. Ils sont trop étroits, trop rigides». Notre analyse tue l’indivisible, notre pensée géométrique étouffe la vie fluide, la gerbe mouvante de l’élan vital qu’il prétend fixer et étreindre.
L’intelligence, si habile à manipuler l’inerte, étale sa maladresse dès qu’elle touche au vivant. Qu’il s’agisse de traiter la vie du corps ou celle de l’esprit, elle procède avec la rigueur, la raideur et la brutalité d’un instrument qui n’était pas destiné à un pareil usage. L’histoire de l’hygiène et de la pédagogie en dirait long à cet égard. Quand on songe à l’intérêt capital, pressant et constant, que nous avons à conserver nos corps et à élever nos âmes, aux facilités spéciales qui sont données ici à chacun pour expérimenter sans cesse sur lui-même et sur autrui, ou dommage palpable par lequel se manifeste et se paie la défectuosité d’une pratique médicale ou pédagogique, on demeure confondu de la grossièreté et surtout de[Pg 67] la persistance des erreurs. Aisément on en découvrirait l’origine dans notre obstination à traiter le vivant comme l’inerte et à penser toute réalité, si fluide soit-elle, sous forme de solide définitivement arrêté. Nous ne sommes à notre aise que dans le discontinu, dans l’immobile, dans le mort. L’intelligence est caractérisée par une incompréhension naturelle de la vie.
Mais, heureusement, l’intelligence n’est pas, selon M. Bergson, la seule forme de la conscience. Ce n’est pas à elle seule que nous pouvons nous adresser pour approfondir la nature de la vie.
Manifestation partielle et locale de la vie, l’intelligence est l’épanouissement et le résultat d’une des lignes de l’évolution.
Car la marche de l’évolution—et M. Bergson a consacré un heureux chapitre à ce sujet—n’est pas comparable à un boulet plein, lancé par un canon. Elle est plutôt pareille à «un obus qui a tout de suite éclaté en fragments, lesquels étant eux-mêmes des espèces d’obus ont éclaté à leur tour en fragments destinés à éclater encore, et ainsi de suite pendant fort longtemps».
La force organisatrice,—l’élan vital, comme l’appelle M. Bergson,—étant une tendance et se proposant, semble-t-il, comme but de réussir le plus possible dans sa sublime gageure où il s’agissait de doter la matière de conscience et de[Pg 68] liberté, n’a pu suivre une trajectoire unique, mais s’est engagée dans plusieurs directions divergentes, échouant, réussissent, se trouvant tour à tour dans des impasses ou devant des succès et tâchant, par des manifestations et des essais divers, d’arriver à ses fins.
L’erreur capitale, celle qui, se transmettant depuis Aristote, a vicié la plupart des philosophies de la nature, est de voir dans la vie végétative, dans la vie instinctive et dans la vie raisonnable trois degrés successifs d’une même tendance qui se développe, alors que ce sont trois directions divergentes d’une activité qui s’est scindée en grandissant. La différence entre elles n’est pas une différence d’intensité, ni plus généralement de degré, mais de nature.
Si, en effet, nous jetons un regard sur la série animale, nous distinguons quatre directions égales et capitales que la vie a suivies. Deux d’entre elles, celle des Echinodermes et celle des Mollusques, semblent avoir été des insuccès et ont abouti à des impasses. Deux autres, celle des Arthropodes et celle des Vertébrés, se sont au contraire épanouies vers les formes les plus hautes et les plus parfaites de l’organisation. Le point culminant, le grand succès de ces deux directions, c’est l’homme et l’insecte. L’homme qui parfait une manifestation, une forme spéciale de la conscience: l’intelligence,—et l’insecte qui épanouit et achève une autre manifestation, une autre forme: l’instinct.
Ainsi, pour M. Bergson, l’instinct n’est pas une dégradation de l’intelligence, une fonction obscure et inférieure, mais tout simplement une[Pg 69] connaissance tout opposée à la connaissance intellectuelle, une différente et tout aussi heureuse solution du problème de l’activité psychique que la nature semble s’être proposé comme but.
Maintenant, en soumettant l’instinct à la même analyse que l’intelligence, nous arrivons à certaines conclusions qui sont entre les plus ingénieuses, les plus originales de la philosophie bergsonienne.
Si l’intelligence qui procède par analyse, qui voit les choses comme stables, qui les superpose dans l’espace et les assimile à des nombres, est d’une incompréhension foncière vis-à-vis de la vie, l’instinct, au contraire, se moule sur les formes vitales, est en contact avec elles, les devine et les pénètre sans cesse.
Tandis que l’intelligence traite toutes choses mécaniquement, l’instinct procède, si l’on peut parler ainsi, organiquement. Si la conscience qui sommeille en lui se réveillait, s’il s’intériorisait en connaissance au lieu de s’extérioriser en action, si nous savions l’interroger et s’il pouvait répondre, il nous livrerait les secrets les plus intimes de la vie. Car il ne fait que continuer le travail par lequel la vie organise la matière, à tel point que nous ne saurions dire, comme on l’a montré bien souvent, où l’organisation finit et où l’instinct commence.
Ainsi, autant l’intelligence qui a comme but de fabriquer des instruments inorganisés se trouve en relations étroites avec la matière inerte, autant l’instinct, qui a comme faculté d’utiliser et même de construire des instruments organisés, paraît en harmonie avec la vie.
M. Bergson donne d’admirables exemples de cette sorte de divination de la vie qu’implique la fonction de l’instinct chez les insectes:
Quand l’œstre du cheval dépose ses œufs sur les jambes ou sur les épaules de l’animal, il agit comme s’il savait que sa larve doit se développer dans l’estomac du cheval, et que le cheval, en se léchant, transportera la larve naissante dans son tube digestif. Quand un hyménoptère paralyseur va frapper sa victime aux points précis où se trouvent des centres nerveux, de manière à l’immobiliser sans la tuer, il procède comme ferait un savant entomologiste, doublé d’un chirurgien habile.
L’instinct paraît être ainsi la connaissance innée et naturelle d’une chose: elle est immédiate, elle n’a pas besoin d’effort comme l’intelligence; elle ne contourne ni ne sollicite son objet; elle le pénètre. L’instinct est en affinité étroite avec la vie, ou bien, plutôt, il fait partie de la vie même avec laquelle il se trouve en perpétuelle intimité, en stricte et pénétrante communion.
Pour détourner donc les difficultés kantiennes, pour dépasser l’intelligence, pour sortir de ses illusions, pour nous affranchir des symboles dans lesquels elle se complaît, nous n’aurions qu’à développer l’instinct qui serait capable de nous introduire d’emblée au sein de la vie.
L’instinct est sympathie. Si cette sympathie pouvait étendre son objet et aussi réfléchir sur elle-même, elle nous donnerait la clef des opérations vitales,—de même que l’intelligence, développée et redressée, nous introduit dans la matière. Car, nous ne saurions trop le répéter, l’intelligence et l’instinct sont tournés dans[Pg 71] deux sens opposés, celle-là vers la matière inerte, celui-ci vers la vie. L’intelligence, par l’intermédiaire de la science qui est son œuvre, nous livrera de plus en plus complètement le secret des opérations physiques; de la vie elle ne nous apporte, et ne prétend d’ailleurs nous apporter, qu’une traduction en termes d’inertie. Elle tourne tout autour, prenant, du dehors, le plus grand nombre possible de vues sur cet objet qu’elle attire chez elle, au lieu d’entrer chez lui. Mais c’est à l’intérieur même de la vie que nous conduirait l’intuition, je veux dire l’instinct devenu désintéressé, conscient de lui-même, capable de réfléchir sur son objet et de l’élargir indéfiniment.
Résorber l’intelligence dans son principe, faire revivre à rebours sa propre genèse, développer et amplifier la nébulosité vague de l’instinct,—cette intuition atrophiée et sacrifiée jusqu’ici au profit de l’intelligence,—telle sera, selon M. Bergon, la méthode qu’une philosophie digne de ce nom doit suivre.
Tandis que la science, c’est-à-dire l’ensemble de nos connaissances sur la matière inerte, continuera de se servir de l’intelligence, qui est là dans son domaine absolu, la philosophie doit être:
...le retour de l’esprit à lui-même, la coïncidence de la conscience humaine avec le principe vivant d’où elle émane, une prise de contact avec l’effort créateur.
Il s’agit là, vous le voyez, d’un programme tout nouveau, d’un travail de rééducation spéculative qui ne peut se réaliser en un jour.
La métaphysique nouvelle, telle que M. Bergson la conçoit, ne peut pas être l’œuvre d’un philosophe accouchant d’un système tout fait,[Pg 72] mais l’entreprise patiente et progressive des générations qui s’efforceront peu à peu à penser la totalité des phénomènes et à reprendre conscience du tout, dont elles sont une partie.
Ainsi la pensée centrale du bergsonisme semble résider dans ce déplacement de point de vue qui nous fait voir l’intelligence comme une des manifestations de la conscience et non comme l’aboutissement suprême de tout le travail de l’évolution, de tout l’effort créateur.
Cette pensée nouvelle et hardie, anime et soutient comme une solide armature les livres de M. Bergson. Elle s’épanouit et triomphe dans l’Evolution créatrice, mais elle existe déjà virtuellement dans ses œuvres précédentes.
Une autre pensée fondamentale, aussi nouvelle, aussi féconde, aussi révolutionnaire, et qui forme le second nœud vital de la philosophie bergsonienne, c’est la distinction entre le temps mathématique et la durée réelle.
En effet, une des illusions ou plutôt des infirmités essentielles de notre intelligence—illusions ou infirmités déterminées par sa mission qui n’est autre, nous le répétons encore une fois, que de nous donner prise sur la matière—consiste à nous représenter le temps comme séparable des phénomènes.
Toute notre croyance aux objets, toutes nos opérations sur les systèmes que la science isole reposent, en effet, sur l’idée que le temps ne mord pas sur eux.
Le temps, pour la science et surtout pour les mathématiques, consiste en un nombre déterminé de simultanéités, de correspondances. Ce nombre reste le même quelle que soit la nature des intervalles qui séparent ces correspondances les unes des autres. Pour nos opérations intellectuelles, de même que pour notre science, ces intervalles sont comme s’ils n’existaient pas. Le temps mathématique ne dure pas et le monde sur lequel le mathématicien opère, meurt et renaît à chaque instant. Nous ne pouvons penser la matière inerte qu’à ce prix.
Le sens commun, qui ne s’occupe que d’objets détachés, comme d’ailleurs la science qui n’envisage que des systèmes isolés, se place aux extrémités des intervalles du temps et non pas le long des intervalles mêmes. C’est pourquoi l’on pourrait supposer que le flux du temps prît une rapidité infinie, que tout le passé, le présent et l’avenir des objets matériels ou des systèmes isolés furent étalés d’un seul coup dans l’espace: il n’y aurait rien à changer ni aux formules du savant, ni même du langage du sens commun.
Mais autre est la durée réelle, inséparable de la vie, se lissant elle-même avec les événements, faisant partie intégrale de nos actions. Cette durée réelle—opposée et étrangère au temps mathématique que M. Bergson a identifié, à l’aide des analyses subtiles et lumineuses, à l’espace—est écoulement incessant, évolution sans[Pg 74] fin, progrès continu du passé qui s’accroît sans cesse.
Notre intelligence n’a qu’obscurément de prise sur cette durée, qu’elle est forcée de morceler, d’immobiliser, de complètement dénaturer, afin de la faire entrer dans ses cadres et de pouvoir la saisir.
Pour deviner la durée réelle, étoffe essentielle de notre vie, il faut surtout écarter l’idée de la succession qui entraîne à sa suite l’idée de la séparation. La durée des corps vivants, la durée réelle de notre conscience:
...c’est progrès sans fin, jaillissement imprévu, fusion et organisation incessante, compénétration perpétuelle de tout ce que nous sentons, pensons, voulons, de tout ce que nous sommes.
Cette notion de la durée réelle a donné, entre les mains de M. Bergson, des fruits merveilleux et inattendus, et l’a aidé à renouveler la métaphysique.
De même en effet que par sa distinction de l’intelligence et de l’intuition et par la détermination des fonctions de l’intelligence, M. Bergson a vaincu les difficultés de la relativité de la connaissance, par la distinction du temps mathématique et de la durée imprévisible il a résolu affirmativement et avec une très originale simplicité, le problème de la liberté.
Si en effet les arguments du déterminisme sont irréfutables et n’ont pu que prévaloir dans la philosophie moderne, c’est qu’ils s’appuient sur un principe élémentaire, toujours accordé et[Pg 75] pourtant faux: la relation mathématique entre les motifs et l’acte, entre ce que nous faisons et les forces qui nous déterminent.
Et ce ne serait pas autrement, en effet, si on pouvait appliquer aux états de notre conscience les règles que l’intelligence applique avec succès sur la matière inerte et si nous pouvions décomposer la durée comme nous décomposons le temps mathématique.
Mais contrairement à ce qui arrive avec les objets situés dans l’espace, où tout effet équivaut strictement à sa cause, où toutes les causes sont données et où tout se réduit à un ordre automatique, dans les états de conscience tout est création continue, invention, progrès imprévisible.
La liberté de nos actes découle, selon M. Bergson, de ce qu’ils sont nos actes, qu’ils portent notre sceau et que, ne pouvant se déployer en succession, s’analyser et s’ajouter les uns aux autres, ils sont essentiellement indéterminables dans leurs résultats. Il faut tuer la spontanéité de nos gestes, leur progrès, il faut les dénaturer, il faut les réduire en objets inertes pour les prévoir.
La liberté est produit organique, chose vivante et la preuve en est précisément qu’elle se refuse à toute définition.
Et M. Bergson démontre que dès qu’on essaye de définir l’acte libre, on tombe fatalement et par cela même dans le déterminisme, car de toutes les façons on réduit les actes de la conscience à des données mathématiques et on remplace insensiblement, invinciblement,—grâce à un[Pg 76] procédé fatal de notre intelligence,—la durée réelle hétérogène et créatrice par de l’espace homogène que nous sommes habitués à déterminer dans ses relations et ses résultats.
On appelle liberté, le rapport du moi concret à l’acte qu’il accomplit. Ce rapport est indéfinissable précisément parce que nous sommes libres. On analyse, en effet, une chose mais non pas un progrès; on décompose de l’étendue, mais non pas de la durée. Ou bien si l’on s’obstine à analyser quand même, on transforme inconsciemment le progrès en chose et la durée en étendue. Par cela seul qu’on prétend décomposer le temps concret, on en déroule les moments dans l’espace homogène; à la place du fait s’accomplissant on met le fait accompli et, comme on a commencé par figer en quelque sorte l’activité du moi, on voit la spontanéité se résoudre en inertie et la liberté en nécessité.
Bref, tout acte libre est libre, parce qu’il est l’image de nous-mêmes, parce qu’il nous reflète dans tout ce que nous avons de personnel, parce qu’il est une partie organique de notre moi.—le fruit original de ce que nous sommes, voulons et sentons,—et parce qu’enfin la liberté est qualité vivante, tandis que les causes que nous pouvons admettre comme déterminant nos actes ne seraient, que quantité et ne pourraient que se dérouler dans l’espace où en effet notre liberté est absente. Telles sont très sommairement les conclusions de l’Essai sur les données immédiates de la conscience.
Continuant plus tard à appliquer les vives et magiques lumières de cette même distinction entre la durée réelle et le temps mathématique,[Pg 77] M. Bergson a réussi à donner une brillante et nouvelle solution à l’autre troublant et éternel problème des relations du corps avec l’esprit.
C’est l’objet principal de son ouvrage subtil qui s’appelle Molière et Mémoire, livre plein de clarté et pourtant irrésumable, tant ses parties se correspondent et s’entre-pénètrent comme dans un organisme vivant. En le lisant on pense tout le temps à ces fugues de Bach où la musique touche à l’architecture, où tout est étroitement tissé, où tout respire un même souffle et paraît inséparable, irréductible, vivant.
Ecartant les deux conceptions classiques des relations du corps à l’esprit: la conception cartésienne du parallélisme et l’idée de l’harmonie préétablie de Leibnitz, M. Bergson arrive peu à peu, dans ce livre rigoureusement déduit, à éclairer et à simplifier le problème de la perception et celui de la mémoire et à montrer que la matière et l’esprit sont les extrémités contraires d’une même ligne qui va de l’inanimé à l’animé, de la fatalité à la liberté, à travers des graduations sans fin.
Je ne puis insister, même superficiellement, sur ce sujet. Du reste, mon but n’était point de donner un exposé de la philosophie bergsonienne. Ce que je me proposais, c’était de dégager[Pg 78] les deux semences nouvelles et fécondes qui vivifient tout le système de M. Bergson,—la distinction du temps mathématique et de la durée réelle, et la distinction du monde inorganique, proie normale de l’intelligence, et du monde vivant sur lequel seule l’intuition pourrait s’appliquer directement sans altération et désorganisation préalables.
Comme il ne m’est pas loisible de résumer la philosophie de M. Bergson, je suis obligé par cela même de me taire aussi sur les quelques objections qui me sont venues pendant que je lisais ses beaux livres.
Je désirerais pourtant dire combien la méthode de M. Bergson me semble plus rigoureuse que ses conclusions et combien je ne sais quel mysticisme optimiste vient, dirait-on affaiblir par moment ses admirables analyses. M. Bergson se montre curieusement finaliste dans l’Evolution créatrice et ses affirmations si flatteuses pour l’humanité me semblent appuyées souvent sur des métaphores séduisantes et sur des arguments de dialecticien fervent et convaincu. Il y a du bon sens dans son optimisme, mais aussi de la subtilité. M. Bergson réunit toutes sortes d’intelligences et il peut être, tour à tour et très aisément, Gorgias et Socrate.
J’aurais aussi voulu formuler quelques doutes sur cette fusion possible de l’instinct avec l’intelligence, fusion sur laquelle s’appuie toute la partie positive de la philosophie bergsonienne. Mais pour formuler tous ces doutes qui ne sont peut-être que des incompréhensions, il faudrait de[Pg 79] longs développements et il serait d’abord indispensable que j’expose fidèlement et avec plus de détail les théories de M. Bergson et que je présente au moins la marche et l’ascension de son beau livre sur l’Evolution créatrice.
Du reste, la discussion et les objections sont également oiseuses lorsqu’on parle d’un système philosophique. Tout système a fatalement des parties arbitraires, à moins d’enfermer la vérité absolue et immuable. Et comment un système refermerait-il toute la vérité, puisque la vérité elle-même est vivante comme la liberté? Elle marche avec nous, elle suit notre progrès, elle se déplace sans cesse et ne représente que la somme suprême et féconde de nos connaissances.
Ce qu’il faut donc demander à une philosophie c’est de porter le sceau d’une grande pensée et de répondre aux anxiétés, aux demandes, aux besoins du moment où elle paraît.
De ce point de vue la philosophie de M. Bergson, tour de force d’intuition et de science qui nous satisfait par son analyse rigoureuse et nous séduit par ses conclusions optimistes, qui place l’homme comme couronnement de l’évolution, qui distingue l’esprit de la matière que nous admet créateurs, affranchis de la nécessité, mettant librement notre sceau sur la nature et capables «de culbuter toutes les résistances et de franchir bien des obstacles, même peut-être la mort». est une philosophie puissante, originale et opportune.
Elle est plus qu’optimiste, elle est mystique, et M. Bergson, par l’élévation de sa pensée, par[Pg 80] sa puissante dialectique, par sa belle et vibrante originalité, par ses facultés de créateur, je veux dire d’artiste, nous rappelle l’école d’Alexandrie et Plotin qu’il aime du reste particulièrement et dont il s’est assez imprégné.
Il nous donne, en ce moment de fatigue matérialiste, en ce moment où nous sommes las des systèmes pessimistes et agnostiques, une philosophie presque scientifiquement appuyée, audacieusement élevée et qui, délimitant le rôle de l’intelligence et par conséquent le rôle de la science, glorifiant l’intuition, s’adressant aux profondeurs secrètes presque occultes du subconscient, peut remplacer la croyance et satisfaire même à nos besoins secrets de religion.
On peut entrevoir aisément par là, pourquoi le bergsonisme a tant de succès. Mais ce que je voudrais, quant à moi, ce serait de démontrer avec plus d’ampleur, plus de persuasion et de suite, pourquoi M. Bergson est réellement un grand philosophe et pourquoi, même si on n’admet pas son finalisme original, ses affirmations, ses espérances, il reste un révélateur par la façon nouvelle dont il a su scruter les problèmes de la vie et la structure intime de notre esprit.
Il a du reste à peine dépassé le milieu de sa carrière. Il est plein de vie, par conséquent plein d’œuvres. Il a publié récemment un volume substantiel de brèves études sous le titre de l’Energie spirituelle. Mais ce n’était là que «des copeaux de son atelier» comme disait Max Muller. J’attends avec curiosité son Esthétique. Il nous a dit déjà, dans son petit volume sur le[Pg 81] Rire, que l’art nous met face avec la réalité et qu’elle écarte ces symboles utiles, à travers lesquels notre intelligence perçoit le monde. Voilà le mariage idéal, me semble-t-il, de l’intelligence et de l’intuition. Ce que M. Bergson souhaite pour le philosophe, l’artiste le fait d’une façon moins réfléchie peut-être, mais plus naturelle. Le génie serait l’instrument merveilleux par lequel l’homme atteindrait la chose en soi. Le rêve du bergsonisme, l’artiste le réalise presque en entier.
M. Bergson nous donnera sûrement un livre passionnant là-dessus le jour où il le voudra et, à moins de manquer à ses promesses, il rapprochera l’art de l’intuition, le philosophe de l’artiste.
Nous ne verrons plus ses grands yeux, vifs et lumineux, éclairés tour à tour par l’indulgence et par l’ironie.
Ils s’étaient ouverts sur le mystérieux spectacle du monde et, pouvant voir au delà des apparences, ils avaient reflété d’une manière merveilleuse l’univers visible et l’univers intelligible. Pendant cinquante ans ils ont été comme des phares vigilants, projetant autant de clarté sur le passé que sur l’avenir. Maintenant, les voilà tournés vers les ténèbres, éteints par celle qui réussit à tout éteindre! Et de ce que ce regard n’est plus, la lumière intellectuelle de la France, de l’Europe, paraît diminuée.
Au lendemain de sa mort on ne peut juger son œuvre scellée d’une égale harmonie. Nous voulons plutôt définir la nature charmante de cet esprit qui a, telle une abeille, sucé tout le miel de l’intelligence, butiné dans le passé, mis à contribution les siècles obscurs, les arts disparus, les croyances évanouies, les grâces fanées et qui s’attarda sur toutes les fleurs.
Et encore, nous tâcherons de déterminer un peu le rythme de sa pensée fuyante, ondoyante,[Pg 84] subtile et desabusée, par laquelle il ressemblait à ce Zenon d’Elée qui, le premier, donna l’aile et le sourire à la pensée primitive des Ioniens, et dota la Grèce et le monde de la douceur de nier et d’étonner.
Par un hasard mystérieux Anatole France naquit, dépourvu de toute faculté d’illusion. L’existence lui révéla nu son visage de joueuse indiscrète. Il reconnut, à l’égal de Renan, que nous étions dans le monde pour éterniser la tâche ingrate des esclaves des Pharaons qui usaient leur vie à hisser de grosses pierres, contribuant à la construction d’une pyramide qui ne leur appartenait pas, et qu’il ne leur était guère donné de voir. De même il démêla promptement le jeu des mensonges sociaux, discernant les mille duperies des instincts qui créent nos joies et nos douleurs, et s’émerveilla à constater les roueries de la nature, comme nous nous émerveillons, nous autres, à voir ses couleurs.
Et constamment, tandis que nous restons au parterre, charmés par les décors, Anatole France s’insinue à travers les coulisses, discerne le ridicule des accessoires, déjoue les illusions et s’amuse[Pg 85] à nous en énumérer les trucs médiocres et les grossiers trompe-l’œil.
Ce qui nous paraît plus remarquable, c’est que France ne s’en indigne pas le moins du monde. L’attitude constante de tous les esprits qui virent clair dans la nature fut le désespoir ou la révolte. On éprouva toujours de l’amertume à constater que l’histoire humaine déploie un long tissu d’injustices et que l’homme sera éternellement le jouet des forces naturelles, qui ne se soucient pas de lui, et des fatalités héréditaires, plus impulsives encore et plus obscures, qui nous gouvernent et nous mènent tout en nous laissant l’ironique illusion de la volonté et de la conscience, De Schopenhauer à Hartmann, de Leopardi à Heine, on ne fit que projeter de grandes revanches monstrueuses contre la nature, méditer des suicides cosmiques, ou encore rimer des malédictions et ricaner de sataniques sarcasmes.
France, au contraire, eut le mérite de goûter avec calme sinon avec allégresse aux fruits amers de la réalité. Tout en ayant, de l’univers une vision remarquablement noire et nihiliste, il ne se fâcha pas contre les choses, sachant, comme dit Euripide, que «cela ne leur importe point».
Et je ne lui vois qu’un seul devancier, moins artiste, aussi intelligent que lui, également érudit et fin: l’auteur inconnu de l’Ecclésiaste, qui sut avoir la même noble attitude devant l’égale vanité des choses.
Si l’on veut trouver maintenant l’explication de cette belle sérénité, il faut surtout songer que[Pg 86] l’auteur de Thaïs, tout en s’inquiétant de tout problème, et en s’assimilant les progrès de notre siècle, conservait par un curieux et rare atavisme une âme gauloise et latine, l’âme limpide et riante d’un païen, dans laquelle le christianisme ne fit qu’ajouter les semences d’une sensibilité sensuelle.
Survivant des époques heureuses et disparues, France acceptait naturellement la fatalité, couvrait, de nobles draperies ses désillusions et illuminait d’un sourire d’épicurien toute pensée de tristesse ou de doute.
Mais, quand même, c’est la conséquence nécessaire d’une sagesse si clairvoyante et si privée de toute illusion que d’envisager les plus grandes choses sous leur aspect de néant. Aussi France fit de son œuvre une suprême, habile, éblouissante jonglerie avec les problèmes éternels. Sa délectation constante, est de jouer avec ces fantoches qui nous font peur, qui causent notre angoisse.
Il sait que tout dans l’homme n’est que pauvrement relatif, misérablement mensonger.
La justice humaine, source d’erreurs et résultat souverain de notre vanité, lui a toujours procuré des allégresses discrètes. Il sait que l’erreur nous est quotidienne comme le pain. Pour essayer d’être juste, il faudrait en effet posséder préalablement la connaissance absolue et totale de la vérité. Or c’est là une science qui nous manque et nous manquera éternellement. «Hélas! les lois sont de l’homme, dit l’abbé Coignard, c’est une obscure et misérable origine». Crainquebille, tout en gardant l’allure d’une[Pg 87] satire sociale, ne tient pas à nous montrer une erreur judiciaire qui pourrait être accidentelle, mais plutôt une juste iniquité. Avec douceur et sans pitié, France nous montre que l’erreur se confond avec l’injustice et qu’elle est inséparable de l’équité humaine. Crainquebille, mû par la fatalité comme les héros tragiques, a failli à une loi, celle qui ordonne à tout marchand des quatre-saisons de circuler. Sa condamnation est absurde, exagérée et révoltante, mais elle n’est pus tout à fait contraire à la loi et se conforme suffisamment à nos préjugés sociaux. L’agent Matra est sujet à des hallucinations, mais toute sa conduite reste juste et sincère. France, qui ne veut point le charger, nous montre à côté de lui un autre gardien de la paix, qui est plus doux sans être pour cela meilleur. Ainsi nous voyons que, dans la nature des agents comme dans celle des marchands des quatre-saisons, le bon et le mauvais se rencontrent, fleurissent et prospèrent dans les mêmes proportions, que le hasard et la fatalité jouent le rôle de notre volonté dans les actes de la vie, et que la raison humaine la plus sage et la plus scrupuleuse ne saurait être jamais équitable. «J’ai vu une seule fois des juges intègres, c’était en peinture.» Voilà le dernier mot de France sur la justice humaine.
Maintenant, il faut dire que l’iniquité individuelle ne forme qu’une partie des erreurs qui caractérisent par excellence les peuples et les races.
L’auteur de l’Anneau d’Améthyste contredit Ernest Renan, qui voyait dans la vérité «une[Pg 88] force qui la rend invincible et assure pour une heure plus ou moins prochaine son triomphe définitif», «Je pense tout au contraire, dit M. Bergeret, que la vérité est le plus souvent, exposée à périr obscurément sous le mépris ou l’injure. Cette croyance, je pourrais l’illustrer de preuves abondantes. Considérez, Monsieur, que la vérité a sur le mensonge des caractères d’infériorité qui la condamnent à disparaître. D’abord elle est une, comme dit M. l’abbé Laritaigne qui l’en admire. Et vraiment il n’y a pas de quoi. Car, le mensonge étant multiple, elle a contre elle le nombre. Ce n’est point son seul défaut. Elle est inerte. Elle n’est pas susceptible de modifications; elle ne se prête pas aux combinaisons qui pourraient la faire entrer aisément dans l’intelligence ou dans les passions des hommes, le mensonge, au contraire, a des ressources merveilleuses. Il est ductile, il est plastique. Et, de plus (ne craignons point de le dire), il est naturel et moral. Il est naturel comme le produit ordinaire du mécanisme des sens, source et réservoir d’illusions; il est moral en ce qu’il s’accorde avec les habitudes des hommes qui, vivant en commun, ont fondé leur idée du bien et du mal, leurs lois divines et humaines, sur les interprétations les plus anciennes, les plus saintes, les plus absurdes, les plus augustes, les plus barbares et les plus fausses des phénomènes naturels».
Et France se complaît malicieusement à dénombrer une foule d’erreurs collectives depuis longtemps relevées et toujours persistantes, depuis l’injustice relative à Macbeth, que nonobstant[Pg 89] les irréfutables documents de son innocence nous considérons éternellement, à cause de Shakespeare, pour un criminel, jusqu’aux mensonges de petits contes juifs ou chaldéens sur l’origine du monde, que les idées d’un Laplace font paraître «aussi puérils qu’un tableau à horloge, fabriqué par quelque ouvrier suisse», et qui pourtant n’ont rien perdu de leur crédit sur les hommes.
La morale et la vertu, fruits de notre hypocrisie et de notre vanité, la vertu qui n’est souvent qu’un aimable déguisement du vice, la morale qui change selon les climats, les pensées, les positions sociales, nous montrent leurs équivoques et apparaissent drapées de douce ironie, à chaque page de l’œuvre de France. Toute une galerie morale s’y déploie, depuis l’excellent abbé Coignard, que la philosophie et l’humanisme n’empèchent pas de voler un jour quelques diamants à M. Astarac, jusqu’à Mme Worms-Clavelin qui, «très douce et l’air ingénu sous les plumes noires de son chapeau», s’immole héroïquement dans un fiacre, du côté du Parc Monceau, à un secrétaire de ministre afin d’en obtenir une nomination d’évêque.
D’ailleurs, toutes les héroïnes et même les figurante de son œuvre sont dotées de vertus sublimes, en commençant par Mme de Gromance, «blanche dans ses vêtements sombres, les yeux comme des fleurs et vides de toutes pensées», et en aboutissant à sainte Marie l’Egyptienne qui se donna aux bateliers par mortification d’abord et aussi pour gagner plus vite la vie éternelle. Et je[Pg 90] n’y vois que la fille juive de la Rôtisserie, qui se trouve privée totalement d’honnêteté parce que, «son corps étant potelé et rond, la moindre parcelle de vertu ne saurait trouver un coin ou un pli commode pour s’y installer».
Si la morale est une hypocrisie, la croyance à l’immortalité est une illusion suggérée aux hommes par la peur de la mort. L’Anneau d’Améthyste et l’Histoire comique nous offrent dans des circonstances identiques, au cours d’un enterrement, les plus désespérantes et les plus sûres réflexions sur l’immortalité. Il arrive même à France de s’amuser de nos fières conceptions du progrès, de l’avenir et de la durée. Dans une page célèbre de l’Histoire comique, il se plaît à confondre d’une manière ingénieuse et assez originale les frontières de la mort et de la vie, du passé et du présent. Il y soutient l’illusoire de la durée, la relativité du temps, et la préexistence de ce que nous nous complaisons à appeler avenir.
Lentement, sûrement, devant la souplesse de son esprit, et cette clairvoyance qui va au delà des apparences et des formes, toute réalité devient discutable. Les connaissances acquises et les vérités prouvées, nos croyances ainsi que nos idées rentrent comme des fantômes dans le néant; le monde, qui ne se base au fond que sur nos sens illusoires, s’évanouit, et France nous laisse finalement apercevoir les seules réalités, les facteurs ancestraux, les véritables et les augustes, de toute l’histoire humaine: la peur, l’ignorance, la lubricité et la faim.
Et constamment, au bas de chaque page de son œuvre, nous voyons le visage de la faiblesse humaine nous sourire doucement, comme à des frères. France y reconnaît la véritable divinité tutélaire des humains. Sœur de l’ignorance et fille de la fatalité, la faiblesse nous attend près du berceau pour nous mener jusqu’à la tombe. L’auteur de l’Histoire comique apprécia sa toute-puissance et la magnifia pendant toute sa vie autant que François d’Assise la pauvreté. C’est elle qui régit ses héros les plus affranchis et les plus illustres. M. Silvestre Bonnard, membre de l’Institut; M. Jérôme Coignard, humaniste; M. Lucien Bergeret, maître de conférences, et en général tous ses personnages dialectiques et platoniciens, y sont soumis à l’égal de Mme Pechin ou du boucher Lafolie. Il n’y a pas, dans aucune littérature, une œuvre marquée si profondément du sceau de la fatalité, et si exclusivement consacrée à magnifier l’inconscient.
Les êtres divers qui s’agitent et agissent dans les livres de France, le chanteur de Cymée aussi bien que Paphnuce, Mme de Gromance, de même que Thaïs, Gallion et saint Paul, l’héroïne du Lys Rouge, comme celle de l’Histoire comique, nous apparaissent également inconscients, frappés de terreur et d’erreur, jouets sympathiques et pitoyables d’un destin qui s’en rit.
La suprême délicatesse de France, l’agilité de son esprit, la grâce de son verbe, nous empêchent de sentir ce qu’il pourrait y avoir d’irrespectueux et de téméraire à dévoiler de la sorte l’horrible visage de la réalité, surprenant la nature dans son vénérable dénuement.
Il y a en effet dans les affirmations les plus terribles et les plus nihilistes de France une légèreté attique et quelque chose de la grâce que mit l’aède homérique pour décrire Astyanax jouant, dans l’Iliade, avec le casque formidable de son père. Il y a surtout une atmosphère de bonté qui baigne toute son œuvre d’une immense bienveillance et ennoblit de douceur sa pensée. Cette bonté, qui joue un rôle progressif dans l’évolution de France, se manifesta tout d’abord sous une forme négative.
Planant dans un horizon abstrait où les ambitions, les calculs, les préjugés, toutes les faiblesses et les passions qui inspirent la bonté ou la méchanceté s’évanouissent, France considérerait plutôt les choses humaines du point de vue de l’éternité, «du point de vue de Sirius», comme disait Renan.
Il restait étranger aux humains et par cela[Pg 93] même il ne leur était pas compatissant. Il se contentait d’envisager l’humanité avec une immense indulgence.
Mais depuis, les jours critiques et tumultueux de l’affaire Dreyfus, un changement se produisit, une belle faiblesse, et France s’avisant de pencher son intelligence vers le siècle, connut humainement la pitié.
Ses yeux se détachèrent désormais de la contemplation désintéressée du passé, fixèrent la mêlée farouche et ardente de la société et s’intéressèrent presque exclusivement aux rumeurs de cette foule obscure qui tisse l’histoire. Voyant de près l’iniquité et le mal, France désira un peu de justice et de bonté, sentit le double besoin et d’agir dans le présent et de sourire à l’avenir.
Depuis lors, son talent devint moins calme, plus complexe, plus lyrique, plus humain. On a cru même, un moment, que France, subissant la loi commune, connaîtrait la noble fièvre qu’ont éprouvée fatalement les grands négateurs, les briseurs d’idéaux, les contempteurs de la nature,—la fièvre de créer quelque chose après avoir tout démoli.
Peut-être, se disait-on, France deviendra optimiste à l’exemple de Kant qui, constatant l’absence mathématique de toute raison et de toute réalité dans l’univers, inventa, épouvanté, l’impératif catégorique, un dieu gratuit et inexpliqué;—à l’exemple de Renan qui, après avoir savouré malicieusement la certitude de l’inexistence de toute volonté particulière, caressa tout de même la probabilité d’une immortalité finale[Pg 94] et rêva vaguement d’une conscience universelle;—à l’exemple enfin du farouche Nietzsche, repu de destruction, fatigué de démolir des dieux et qui finit cependant par saluer, joyeux, l’avènement du surhomme. Mais il n’en fut rien. Rebelle à toutes les lois, France ne s’épouvanta pas devant l’inconnu, ne se mit pas à créer des idoles, A peine s’il prophétisa un peu ou s’il manifesta de temps en temps quelques vagues espoirs en l’avenir.
Cependant, il était devenu tout de même plus doux dans ses négations et consentit quelquefois à se laisser bercer par des rêves. Jadis il avait été amené à dire des vérités effarouchantes et tristes. Donnant aux hommes comme seuls juges et conseillers l’ironie et la pitié, déclarant «que c’est faire un abus vraiment inique de l’intelligence que de l’employer à la recherche de la vérité», il avait fini par nous assurer que «le mal est nécessaire en tant qu’unique raison d’être du bien».
Vers la fin de sa vie, il faisait, au contraire, sourire de temps en temps devant nous maintes pensées optimistes et sereines, rêvait à des Atlantides, et, reposant la tête «sur la pierre blanche», décrivait les cités futures.
Mais ce n’était en réalité qu’un optimisme de surface et je ne pense pas qu’il avait oublié les paroles de miss Bell à Choulette l’utopiste: «M. Choulette, pourquoi nous condamnez-vous aux tristesses sauvages de l’égalité? Pourquoi? La flûte de Daphnis ne chanterait pas bien, si elle était faite de sept roseaux égaux? Vous voulez[Pg 95] détruire les belles harmonies du maître et des serviteurs, de l’aristocrate et des artisans. Oh! vous êtes un barbare, monsieur Choulette. Vous avez de la pitié pour les nécessiteux et vous n’avez pas de pitié pour la divine Beauté que vous exilez de ce monde. Vous la chassez, monsieur Choulette, vous la répudiez nue et pleurante. Soyez-en sûr; elle ne restera pas sur la terre quand les pauvres petits hommes seront tous faibles, chétifs, ignorants. Oh! défaire les groupes ingénieux que forment dans la société les hommes de conditions diverses, les humbles avec les magnifiques, c’est être l’ennemi des pauvres comme des riches, c’est être l’ennemi du genre humain.»
Si, en effet, France favorisait les idées socialistes, il ne se méprenait pas au point de vue de l’avenir. Dans le rêve ironique qui termine Sur la pierre blanche, il nous a bien montré ce qu’il en pensât et combien il était désabusé. Mais il se coiffait volontiers du bonnet du diable qui est, comme chacun sait, le suprême contradicteur.
Puisque, en somme, la vérité n’est qu’une blanche illusion composée des opinions multicolores et mensongères des hommes,—ainsi que France nous le montre dans la vision du saint homme Giovanni.—n’est-il pas légitime de jouir, de se jouer, de goûter de toutes les apparences n’ayant d’autre souci que l’art et que la beauté?
Souvenons-nous plutôt de Lucien Bergeret. Il assurait expressément son élève. M. Goubin, que les univers sont inhabités et que la vie, «telle[Pg 96] du moins que nous la concevons, devait être une maladie propre à notre planète, une moisissure répandue à la surface de notre monde gâté».
Cependant, un soir qu’il avait reçu l’avis de sa nomination comme professeur à Paris, il montra du bout de sa canne à M. Goubin une belle étoile rouge dans les Gémeaux:
—C’est Mars, dit-il; je voudrais bien qu’il y eût d’assez bonnes lunettes pour voir les habitants de cette planète et leurs industries.
M. Bergeret peuplait ainsi contre son habitude l’univers, car il venait d’être nommé professeur; il était plein de sagesse, mais il était homme.
Il en arrivait un peu de même quelquefois à France. La contradiction lui était indifférente et on peut le ranger parmi la respectable compagnie de Ruskin, de Nietzsche, de Renan, de tous ceux qui furent assez avisés et grands pour ne pas s’affermir dans le cercle, étroit d’un programme ou d’une seule théorie.
Gabriel d’Annunzio, dans une évocation lyrique, magnifia ses pères qui, ayant joui de la vie, lui affinèrent les cinq sens où il peut maintenant se refléter comme dans cinq riches et immenses[Pg 97] océans. Dans un hymne aussi beau mais moins fastueux, Anatole France chante les humbles bouquinistes des quais de la Seine, qui enrichirent son intelligence de toutes les formes du passé et alimentèrent sa multiple et inlassable curiosité. «Oh! bouquinistes des quais, mes maîtres, que je vous dois de reconnaissance. Autant et mieux que les professeurs de l’Université, vous avez fait mon éducation intellectuelle, braves gens qui avez étalé devant mes yeux ravis les formes mystérieuses de la vie passée et toutes sortes de monuments précieux de la pensée humaine. C’est en fouillant dans vos boîtes, c’est en contemplant vos poudreux étalages chargés de pauvres reliques de nos pères et de leurs belles pensées, que je me pénétrais insensiblement de la plus saine philosophie. Oui, mes amis, à pratiquer les bouquins rongés des vers, les ferrailles rouillées et les boiseries vermoulues que vous vendiez pour vivre, j’ai pris tout enfant un profond sentiment de l’écoulement des choses et du néant de tout».
Il vit la lumière, parmi les livres, au milieu de ces quais doctes et poudreux qui bordent l’Institut et regardent le Louvre des Valois. Naturellement, il se nourrit de livres, en fit sa principale délectation. C’est dans cette érudition précoce, en cette flânerie persistante à travers les siècles et les hommes, qu’il a puisé la maturité dorée de son esprit, et cette vertu généralisatrice qui le faisait refléter le passé dans chacune de ses phrases.
S’adonnant «aux silencieuses orgies de la méditation»,[Pg 98] capable d’ailleurs de tout comprendre, vivifiant par un flot de lyrisme ou de grâce la science et l’histoire, il se pencha de préférence vers les choses les plus obscures, entra successivement dans les mentalités les plus différentes et les plus reculées. Et, prenant finalement conscience de toutes les époques, abolissant le temps, il se fit tour à tour moine d’Antinoé, citoyen florentin, ami de Pilate, contemporain du grave Farinata et du souriant abbé Coignard. Les pensées du joyeux Bufalmaco, de Thaïs la courtisane, ou de Catherine la dentellière, lui devinrent aussi amicales et familières que celles de Crainquebille, M. Bergeret ou Mme Worms-Clavelin.
Il aima à se confondre avec les ancêtres, suivit la pensée universelle dans toutes ses évolutions, interrogea les siècles, vécut les successions de l’histoire.
C’est pourquoi nous vîmes son implacable scepticisme épargner presque toujours les bouquins. Quand M. Bergeret s’enfonçait dans quelque livre, «il doutait s’il devait s’y plaire puisque ce livre était encore une chose humaine, mais enfin il s’y plaisait». De même France conservait toujours la faiblesse de vouloir s’enivrer par l’intelligence, et il était enclin à aimer, comme M. Bergeret, jusqu’aux caractères de l’imprimerie, «ces signes de la pensée, ces saintes petites lettres de plomb, qui ont porté le droit et la raison par le monde».
Il avait de secrets penchants pour l’histoire, tout en ne la croyant pas exacte et en la tenant[Pg 99] pour une sœur du roman et une fille prétentieuse de l’épopée. Pendant toute sa vie il ne fit que marier l’art à la résurrection des âges disparus, et dans ses petits contes ou ses longs romans, il y a constamment à côté d’une philosophie ironique et d’une grande pénétration des âmes, un souci du milieu et un respect de l’époque qui en font de véritables chroniques.
C’est un modèle d’histoire idéale qu’il avait déjà tenté en ce récit de Gallion, où il a su faire revivre avec une simple exactitude, et sans autre préoccupation que la vérité, un moment fugitif de la pensée romaine.
L’étude la plus minutieuse du règne de Claude ne saurait sûrement nous donner une idée complète et large de l’époque, à l’égal de ce dialogue de quatre Romains qui s’entretiennent, un matin, à Corinthe, tandis qu’un vagabond obscur, traversant les mers et semant une pensée enfantine mais féconde, et qui peuplera l’avenir, les frôle, interrompt même leur conversation, sans les intéresser.
Négligeant enfin la Vie de Jeanne d’Arc, tentative malheureuse et manquée, livre commencé jadis sous d’autres idées, qui devait être une sorte de légende pieuse et vivante et qui devînt une froide et ironique explication simpliste du rôle de la Pucelle, arrêtons-nous devant Les Dieux ont soif, le meilleur roman historique d’Anatole France—qui a voulu cette fois peindre un tableau réel des mœurs, un vrai tableau historique et presque documentaire. Possédant à fond la période révolutionnaire—il rêvait[Pg 100] d’écrire l’histoire de Robespierre et celle de Proudhon il céda à l’envie de nous donner une fidèle évocation de ces temps troublés, fiévreux, tendus d’énergie, teints de sang.
Le lien qui réunit ces scènes de la Terreur c’est l’évolution psychologique d’Evariste Gamelin, élève de David, Evariste Gamelin, qui ne voit que la régénération du genre humain, rétablissement permanent de la justice et de la liberté sur la terre.
Son enthousiasme pour les idées de Rousseau et sa vénération autrefois pour Pétion et Brissot, aujourd’hui pour Marat, demain pour Robespierre, sont sans limites. «La Révolution fera pour les siècles le bonheur au genre humain, dit-il».
Il n’est pas doux, il n’est pas violent. Il est homme, et comme tout humain possédé par une idée, il devient fanatique. Nommé d’abord citoyen juré et ensuite membre du conseil général de la Commune, il est peu à peu gagné par cet âpre délire de cruauté qui fit couler tant de sang. Sa scélératesse progressive tient de l’illumination et du mysticisme. Il sacrifie devant l’idole de la révolution toute idée d’humanité, tout lien de famille, tout sentiment humain. Lui-même il prononce l’arrêt de mort contre ses amis, contre ses proches. Et, trempé de sang, ayant renié les siens, ayant même renoncé à l’amour de la maîtresse qu’il adore, il périt finalement sur l’échafaud qu’il a abondamment nourri de victimes. En tant que membre de la Commune, il est compris dans la grande hécatombe[Pg 101] qui suivit et compléta la chute de Robespierre.
France a ingénieusement figuré et éclairé la psychologie de ce farouche disciple de Jean-Jacques, de cet admirateur de Marat et de Robespierre. Tout l’essentiel de la mentalité révolutionnaire s’y reflète. Cette orgie d’idées humanitaires, de rêves sublimes et creux, cette phobie continuelle des conspirations et des complots, cette exaspération de sensibilité qui passe de la cruauté aux larmes, ce rapide changement d’idéaux, cette faculté de voir, à l’aide de la terreur, comme ennemis et traîtres les idoles de la veille, cette admiration mystique pour le héros du jour, ce fanatisme monstrueux qui fait répandre le meurtre comme un bienfait et considérer la guillotine comme le rachat fatal, le fondement nécessaire du bonheur universel et de l’affranchissement humain—tous ces éléments qui rapprochent la Révolution française des grandes époques d’exaltation religieuse ont été excellement mis au jour par France.
Car c’était sa préoccupation prédominante que d’élargir, animer, poétiser, doter de signification les anecdotes et les menus faits historiques.
Nous tenions plutôt l’érudition pour une dame lourde et austère, ennemie de la fiction et de la fantaisie. Il lui donna le charme et la jeunesse, la combla de poésie, en fit une inspiratrice et presque une dixième Muse.
A force de connaissances, la pensée de France s’approchait parfois, dirait-on, de cet état final[Pg 102] de l’évolution, rêvé par Renan, dans lequel l’homme prendrait conscience et revivrait en une seule existence tout le passé.
L’érudition et la clairvoyance caractérisent essentiellement le penseur. Mais France était surtout artiste. Il possédait par excellence le don de présenter les choses en images de beauté et en formes plastiques. Disons cependant que, loin de considérer l’art comme un sacerdoce, il était plutôt disposé à accepter les idées esthétiques de Schopenhauer. Pour lui aussi l’art était un suprême amusement, un élégant jeu d’enfant, une illusion qui nous sourit, nous enivre, et nous trompe dans le songe cruel de la vie.
Aussi il n’y conservait aucun préjugé. Quoiqu’amoureux de la perfection, il aimait à prendre envers les vieilles lois hypocrites de la composition et les règles aristotéliques de suprêmes libertés. Ses articles du Temps nous montrent la mesure large de ses goûts d’artiste, sa complaisance envers toute chose, son indulgence infinie, et sa seule préoccupation, qui est la beauté. Et ses romans remplis de flâneries délicieuses, traversés[Pg 103] d’ineffables dialogues, entrecoupés de beaux discours, paraissent étrangement composés, si déconcertants à première vue, qu’ils scandalisèrent maintes personnes candides. Ils valurent même à France la qualification de dilettante, au temps où ce mot était considéré comme une injure et qui en était une du fait que personne ne le comprenait de la même manière.
Cependant, il ne serait pas difficile de découvrir quelle sagesse harmonieuse, quelle eurythmie se cache souvent sous cette négligence apparente de la composition. Ainsi que sa pensée, l’art de France est subtil et aristocratique. Il possède à un degré rare l’harmonie intérieure et invisible qui caractérise le génie des architectes et des musiciens.
Lâche à première vue, rempli de dialogues, néglige dans ses chapitres, un roman de France se développe pourtant et se déploie comme une symphonie. Une pensée générale, une tendance dominatrice l’ordonne et le lie dans une vivante et savante unité. En somme, le drame psychologique de l’Histoire comique ou de Thaïs se noue et se dénoue sûrement, inexorablement sous l’œil immuable de la vieille Nécessité qui présidait à l’antique tragédie. Et les discours du docteur Socrate, où les propos subtils des sceptiques Alexandrins y remplacent les chœurs graves et harmonieux. Et il suffit de réfléchir un moment, pour reconnaître que la petite histoire du Lys Rouge. par exemple, qui commente les trois lignes célèbres de Spinoza sur la jalousie,[Pg 104] prend toute sa signification tragique et nouvelle dans cette atmosphère moderne, décousue en apparence, hachée, mais harmonieuse, dans laquelle un poète vagabond et sage, un savetier aimablement stoïcien, une Anglaise mystique et jusqu’à un moineau souffrant, expriment tour à tour et sous le ciel pur et désespérément beau de Florence, ce qu’il y a de misérable et d’irrémédiablement ironique dans la vie.
Quant au style de France, il faut songer à la complexité de la vie, au mystère des composés biologiques, pour comprendre ce qu’il a d’inanalysable. Il y entre de la poésie, encore plus il y entre de la musique. Les mots que l’auteur de Clio emploie, la valeur suprême qu’il leur donne, l’ironie ou l’ambiguïté dont il les enveloppe, la poésie qu’il sait en tirer, tout y participe du miracle.
On ne saurait en exprimer le charme, quand même on dirait que France reflétait en lui toutes les richesses du passé, possédait le don de présenter toute chose sous un éclairage approprié, savait user de la pénombre, du crépuscule et du soleil dans le style, et transfigurait par la beauté jusqu’à l’humble métier d’un Crainquebille portant «sur son étal roulant, aux citadins brûlés de veilles et de soucis, la fraîche moisson des jardins potagers».
Aussi faut-il désespérer de définir aisément la grâce éparpillée dans Thaïs, le charme ironique qu’on recueille dans la Rôtisserie de la reine Pédauque. Cela se rapproche des émotions complexes,[Pg 105] tendres et délicieusement amorties que nous éprouvons devant les crépuscules et les aurores, quand le soleil s’évanouit dans des limbes passionnés ou s’annonce dans les clartés naissantes qui émergent lentes et mystérieuses à l’horizon comme de l’intérieur d’une opale. Telle aussi la magie anatolefrancesque, fuyante et qui glisse. Elle est savamment pudique, elle est malicieuse. Participant trop de la vie, elle a l’agilité des papillons, la délicatesse des toiles d’araignée.
Encore plus, je la vois redoutable, puisqu’elle nous trouble comme les parfums jusqu’au fond de notre être, et qu’elle semble tenir de la sensualité et du péché charnel.
L’expression la plus parfaite de cet art magique d’Anatole France tout de grâce et de pureté, on la rencontre dans les deux volumes de souvenirs. Car, vers 1910, la vieillesse, les chagrins, sans changer les idées d’Anatole France, le poussèrent à évoquer plus amoureusement ses souvenirs d’enfance. Il avait de tout temps la tendance à y remonter. Le livre de Mon Ami et Pierre Nozière, nous avaient déjà donné un avant-goût de ce que serait Le Petit Pierre et la Vie en Fleurs. Mais ces deux volumes derniers, où le vieillard contemple avec tendresse et mélancolie les pas hésitants de l’Enfant, ses premières illusions, curiosités, passions et ignorances, compteront parmi les plus apaisées, les plus équilibrées, les plus harmonieuses œuvres qu’il ait écrites.
Ils couronnent paisiblement, majestueusement, dignement sa carrière.
On prend une joie raffinée et d’essence rare à lire ces livres de souvenirs et on s’y attarde avec délices tant est admirable l’art avec lequel l’auteur—par un chef-d’œuvre de science et de maîtrise littéraires—y atteint la simplicité et la naïveté.
France arrive en effet à raconter enfantinement les mémoires de son enfance et à nous présenter clair et naïf le miroir restreint et vierge du cerveau puéril ou les premières images de l’univers viennent se refléter. De tout temps les hommes se sont racontés volontiers. Mais d’habitude on écrit des mémoires de jeunesse ou d’âge mûr dans le but de communiquer et d’éterniser le souvenir des passions qu’on a éprouvées, des gestes qu’un a accomplis. On se raconte pour s’immortaliser et aussi on se raconte comme Saint-Simon ou les Goncourt pour se venger, pour juger les autres, ou pour en médire.
France était trop clairvoyant, trop sensible surtout aux ridicules de la vanité pour nous relater ses actes et vouloir fixer le détail de sa vie parmi les hommes. Il ne nous donne que les souvenirs de ce qui est le plus impersonnel et le plus féérique, le plus transfiguré et le plus épique de la vie consciente, je veux dire le premier contact de l’homme avec les choses, la prise de possession de l’univers par l’intelligence qui s’éveille. Il y a certes des figures humaines, il y a des portraits dans le Petit Pierre, comme Mélanie, la bonne, ou M. Bellaguet, le propriétaire, ou Marcelle, la marraine inoubliable et inoubliée, puis Delmas qui chasse ses perroquets. Mais précisément ces portraits,[Pg 107] vus à travers le prisme de l’entendement enfantin, perdent ce qu’ils ont de réel et finissent par faire partie d’une grande légende, d’une merveilleuse mythologie. Quant à moi, j’avoue que ces douces et falotes figures qui se mêlent à la vie de Pierre, je les vois se confondre avec les Amadryades, avec les Nymphes, avec Cendrillon et le Petit Poucet.
Et ainsi ces personnages transfigurés et ces faits arrachés de la réalité et du présent, finissent par avoir une portée, une signification plus générale. Et c’est toute l’Enfance que nous résume le Petit Pierre, l’Enfance insouciante, claire et heureuse avec sa perpétuelle création de fantômes et de légendes, avec son éternelle confiance, avec ses plaisirs toujours neufs—où tout est imprévu et tout est source de ravissement, de curiosité et de désir. A travers ce récit de France, nous retrouvons nos propres souvenirs, nos propres joies, nos propres étonnements devant la multiple et belle apparition de la vie.
Entendez, par exemple, cet harmonieux commencement de chapitre.
«En ces temps-là, le jour était doux à respirer; tous les souffles de l’air apportaient des frissons délicieux; le cycle des saisons s’accomplissait, en surprises joyeuses et l’univers souriait dans sa nouveauté charmante. Il en était ainsi parce que j’avais six ans. J’étais déjà tourmenté de cette grande curiosité qui devait faire le trouble et la joie de ma vie, et me vouer à la recherche de ce qu’on ne trouve jamais.»
Et cette autre page ou le petit Pierre demande[Pg 108] à sa bonne, Mélanie, de lui raconter un conte du pays inconnu.
«Hélas! la vie, cette reine des métamorphoses, m’a laissé semblable à l’enfant qui demandait à sa bonne ce que nul ne sait, ajoute l’auteur. J’ai traîné une longue chaîne de jours sans renoncer à trouver le pays inconnu. Dans toutes mes promenades, je l’ai cherché. Combien de fois, lorsque, au bord de la Gironde argentée, j’errais sur l’océan onduleux des vignes, avec mon compagnon, mon ami, le petit chien jaune, Mitzi, combien de fois n’ai-je pas tressailli au tournant de la voie nouvelle et du sentier inexploré. Tu m’as vu Mitzi, épier à tous les carrefours, à tous les angles du chemin, à tous les détours des sentiers dans les bois, l’apparition terrible, sans forme, et pareille au néant, et qui m’eût soulagé un moment de l’ennui de vivre. Et toi, mon ami, mon frère, ne cherchais-tu pas aussi quelque chose que tu ne trouvais pas? Je n’ai pas pénétré tous les secrets de ton âme; mais j’y ai découvert trop de ressemblances avec la mienne pour ne pas croire qu’elle était inquiète et tourmentée. Comme moi, tu cherchais en vain. On a beau chercher, on ne trouve jamais que soi-même. Le monde, pour chacun de nous, est ce que nous en contenons. Pauvre Mitzi, tu n’avais pas comme moi, pour conduire les recherches, un cerveau aux circonvolutions nombreuses, la parole, des appareils savants et ces trésors d’observation contenus dans nos livres. Tes yeux se sont éteints et le monde avec eux, ce monde dont tu ne savais presque rien. Oh! si ta chère petite ombre pouvait m’entendre,[Pg 109] je lui dirais: Bientôt mes yeux aussi se fermeront pour l’éternité, sans que j’en aie appris beaucoup plus que toi, sur la vie et la mort. Quant à ce monde inconnu que je cherchais, j’avais bien raison, quand j’étais enfant, de le croire près de moi. Le monde inconnu nous enveloppe, c’est tout ce qui est hors de nous. Et, puisque nous ne pouvons sortir de nous-mêmes, nous ne l’atteindrons jamais.»
Vous voyez par cette citation qu’aussi délicieuses que les descriptions et que les images qui frappent l’imagination de petit Pierre, sont les réflexions dont l’auteur commente son récit.
C’est même dans ce mélange de simplicité et de science, de gestes naïfs et de profondes réflexions—dans cet hermétique et inséparable ensemble d’enfantillage et de sagesse, dans cette alliance de la pensée la plus franche, la plus spontanée et de la pensée la plus réfléchie, la plus mûre que réside le vrai charme du livre.
Pour embrasser nettement et sans surprise la personnalité littéraire de France, il aurait fallu l’encadrer dans ces siècles de la Renaissance qu’il aimait et dont il procédait.
En effet, par la façon sérieuse avec laquelle il considérait les choses de l’esprit, par son respect vraiment inactuel pour la déesse Raison, par le[Pg 110] prix qu’il donnait à l’abstraction, France se rapprochait plutôt des humanistes.
Je le vois sans effort au xive siècle, ami de Boccace et de Pétrarque, s’intéressant à la traduction de l’Iliade de Léonce Pilate, choisissant prudemment pour résidence Venise à cause de l’Inquisition, et entaché un peu d’averroïsme.
Et je le vois davantage contemporain d’Erasme, railleur, ironiste, helléniste et épicurien comme lui, écrivant quelque Eloge de la Folie et se mêlant avec autant de scepticisme mais plus de courage à la Réforme, la grande «affaire» de l’époque.
Après la mort de Ménard, de Renan, il restait un des derniers survivants d’une époque que l’on caractérisera plus tard comme particulièrement portée à s’intéresser à toutes les manifestations de l’intelligence.
Nous le voyions avec émerveillement vaquer toute la journée aux affaires de l’esprit, vivre autant dans le siècle de Jeanne d’Arc ou de Cicéron que dans son siècle, attentif à recueillir et à résumer la beauté de tous les efforts humains.
Causant dans son fameux costume havane, ou écrivant de sa plume capricieuse et lente, il ne faisait que se saouler d’esprit, s’étourdir de grâce, se perdre dans l’énigme de l’univers,—exquis jongleur de la pensée, acrobate de l’ironie, artiste du mot, un des charmeurs les plus ailés que la France eût après l’auteur de Candide et celui de La Vie de Jésus.
Poète et penseur, marqué au coin du génie tragique, également épris de science et de mysticisme, aimant à dramatiser nos inquiétudes capable tour à tour de subtilité et de lyrisme, M. Maurice Maeterlinck innova heureusement dans le théâtre et enrichit la pensée moderne.
Il nous a même donné les prémices d’une esthétique vague mais profonde, d’un art suggestif et psychique qui devaient influencer et féconder la littérature française et la littérature européenne.
Flamand, on dirait que M. Maeterlinck se trouvait posé naturellement au confluent de l’esprit latin et de l’esprit germanique. Il n’eut qu’à se laisser conduire par sa nature pour ressentir toutes les influences et les nouveaux frissons que le vent littéraire apportait de l’étranger.
Ce qu’il y a de profond et de remarquable dans les littératures du Nord, il s’en assimila la fleur. Les formes charmantes et savamment naïves du préraphaélisme anglais, le gracieux symbolisme de Rossetti et de Morris, l’impressionnèrent. Les vieux mystiques flamands ou allemands lui ouvrirent de vastes horizons, et il aima aussi la fruste poésie des dramaturges du temps d’Elisabeth.
Mais surtout il sut heureusement se pénétrer de ces problèmes modernes de la liberté et de la conscience que la France avait agités la première et sur lesquels Germains et Scandinaves fondèrent récemment une littérature véhémente et nouvelle.
Incorporant tout à son puissant talent, s’imprégnant d’idées, M. Maeterlinck se fit ainsi une manière exquise, très complexe et chatoyante.
Malheureusement, il s’enveloppa au début de brumes et troubla ses premières œuvres de quelques mièvres et trop compliqués raffinements. Une légende d’obscurité se créa de la sorte autour de son théâtre et son art commença par désorienter quelque peu, sinon effarer la clarté française.
Mais il suffit de suivre l’évolution de M. Maeterlinck et d’interroger attentivement son œuvre. On saisit alors aisément la portée de son talent profond, tout gonflé de poésie, et le charme de mystère, le charme évocateur de ses livres qui sont parmi les plus suggestifs, les plus insinuants de la littérature contemporaine.
Le vent aride du scepticisme qui agita les dernières générations du siècle précédent, ce souffle de positivisme et de vérité scientifique[Pg 113] qui ébranla les vieilles croyances et fit chanceler les valeurs anciennes fondées sur la foi chrétienne et la morale, voilà ce dont il faut se souvenir si l’on veut comprendre l’âpre pessimisme des premières pièces de M. Maeterlinck.
Pour s’expliquer la violence et le désespoir avec lesquels la crise morale et religieuse se répercuta en son théâtre, il faut se souvenir que M. Maeterlinck est un dernier descendant des graves et pieux bourgeois de Gand, et qu’il résume cette âme flamande droite et profonde, prompte à la révolte et toute pénétrée du sérieux de la vie.
Devant ce souffle de vérité dispersant les vieux fantômes, les dieux familiers qui avaient soutenu l’existence de ses pères, M. Maeterlinck n’a montré ni la mélancolie attendrie de Renan, parfumée d’encens, ni le sourire narquois d’Anatole France. Une désolation amère et toute d’épouvante l’empoisonna jusqu’aux fibres les plus secrètes de son être. De cet univers énigmatique et dévasté, son esprit se fit une idée «hagarde». Le monde vide désormais de tout sens, ne laissant apparaître aucun dessein divin, livré à la destinée et au hasard, semé de douleur et de mort, lui donna une intense sensation de cauchemar.
Dans ses premiers essais dramatiques, qu’on a jugés étranges et un peu puérils et qui semblent pourtant assez sincères, M. Maeterlinck tâchait de nous tracer une esquisse de l’univers tel que le voyaient ses yeux de mystique Flamand, tel que son esprit désespérément éclairé par les lumières de la science le concevait.
Le long d’une préface ajoutée ultérieurement à ces pièces de jeunesse, il nous a d’ailleurs expliqué avec une rare acuité son état d’âme d’alors.
Les hommes «ignorants de l’origine et du but de la vie» lui apparaissaient, nous dit-il, «des précaires et fortuites lueurs, abandonnées sans dessein appréciable, à tous les souffles d’une nuit indifférente».
Il se complut, à nous montrer cette humanité vouée «aux caprices du destin» et, tourmentée par les «jeux cruels et inflexibles de l’amour et de la mort».
L’amour, source inépuisable de douleur; la mort sournoise et omnipotente dominant le monde de sa présence «infinie, ténébreuse, hypocritement active»—telles sont les divinités tutélaires de son théâtre de jeunesse.
C’est la mort qui mène l’intrigue et amène la catastrophe de ses pièces, personnage principal, envahissant et terrible de l’Intruse, d’Intérieur, de Sept Princesses, de la Mort de Tintagiles, de Pelléas et Mélisande. C’est la mort qui agit invincible sur le monde, qui l’épouvante et le domine. Autour d’elles, rien, sinon un chœur faible et pitoyable «de petits êtres fragiles, grelottants, passivement pensifs», dont «les paroles prononcées, les larmes répandues, ne prennent d’importance que de ce qu’elles tombent dans le gouffre au fond duquel se joue le drame et y retentissent d’une certaine façon qui donne à croire que l’abîme est très vaste parce que tout ce qui s’y va perdre y fait un bruit confus et assourdi».
L’Intruse, petit chef-d’œuvre de terreur, n’est remplie que de la Mort. Invisible, elle ouvre la porte, entre dans la maison où gît une malade et va l’abattre, tandis que les êtres attristés qui sont réunis sous la lumière de la lampe s’agitent douloureusement dans le pressentiment, comme dans un cauchemar, et que l’aïeul aveugle semble voir vaguement et suivre pas à pas, dans les ténèbres, la terrible visiteuse.
Dans Intérieur, c’est encore la mort qui précipite dans le fleuve une jeune fille et frappe ainsi de loin la maison que nous voyons tranquille et doucement illuminée, peuplée d’existences heureuses, se berçant encore dans l’insouciance, sans se douter qu’il existe des volontés «malveillantes, attentives à toutes nos actions, hostiles au sourire, à la vie, à la paix, au bonheur».
La Princesse Maleine, Pelléas et Mélisande et jusqu’à cette douce Aglavaine et Selysette, nous montrent encore le caprice du sort et la malignité du hasard qui ne mettent en présence les hommes qu’afin de produire la mort, d’alimenter la douleur.
Nous voyons toujours dans ces pièces le choc «des destinées innocentes et involontairement ennemies qui s’y jouent et s’y dénouent pour la ruine de tous, sous les regards attristés des plus sages qui prévoient l’avenir, mais ne peuvent rien changer au jeu cruel et inflexible que l’amour et la mort promènent parmi les vivants».
Aglavaine et Selysette, la plus suave et la moins vivante des pièces de la première manière,[Pg 116] évoque devant nous des êtres d’exception, des lys humains rayonnants de beauté et de bonté. Ils n’aspirent qu’à l’idéal. Mais le destin se plaît à faire jaillir le malheur et la douleur de la rencontre de ces existences séraphines qui gardent encore quelque chose de l’imperfection de l’homme. D’avoir rêvé la noblesse et l’amour au delà de la chair, elles en moissonnent la mort et le remords.
Pour ce théâtre de douce épouvante et de calme désespoir, M. Maeterlinck a trouvé harmonieusement une poésie de pénombre, de vague effroi tragique, de suggestion et de rêve. On dirait qu’il découvrit le lyrisme de l’inquiétude, l’esthétique du cauchemar. Ses personnages ont l’apparence des somnambules «qui constamment s’arrachent à un songe pénible». Ils incarnent devant nous les paniques de l’isolement, l’insondable du destin, les vastes machinations de l’adversité, l’angoisse que nous inspire l’inconnu, ce qu’il y a de profondément tragique dans le sort de l’homme qui ignore le lendemain. C’est M. Maeterlinck qui donna pour la première fois à ces tristes énigmes une voix troublante et pleine de grave et insinuant lyrisme. A force de paroles brumeuses, étrangement suggestives, il nous fait voir l’univers entier, frappant aveuglément à toutes les issues fermées de l’inconnaissable. Il anime les choses inanimées, il nous rend perceptible le murmure des puissances fatales, fait partout gronder le vent du destin, et transforme ses pièces en des forêts mystérieuses remplies de floraisons tragiques.
Tout d’ailleurs y concourt savamment pour cette originale et puissante impression. Avant que nous soyons engagés dans l’action désolée et hagarde d’Intérieur, nous nous sentons déjà saisis d’anxiété par la mise en scène, par ces personnages silencieux et lointains qui nous apparaissent à travers les vitres des fenêtres et portent je ne sais quelle marque invisible de malheur. «Il semble, nous dit l’auteur, que lorsque l’un d’eux se lève, marche, ou fait un geste, ses mouvements sont graves, lents, rares et comme spiritualisés par la distance, la lumière et le voile indécis des fenêtres.»
Le dialogue de M. Maeterlinck, puéril en apparence, teinté d’une spéciale naïveté, rappelle assez la simplicité, délicieusement perverse, des préraphaélites anglais. Il y a des mots d’une résonnance étrange qui ouvrent subitement devant nous des aperçus brusques, sur l’âme égarée des personnages. Il y a surtout un continuel et impressionnant contraste entre le calme apparent de l’action et la tempête du destin qui gronde tout autour. Ces petits drames se nuancent ainsi de la tristesse anxieuse d’un cauchemar et les paroles dites prennent un caractère ambigu, participant de la prière et du délire.
Ces artifices, ces reflets tragiques, le lyrisme profond de M. Maeterlinck les revêt de beauté. Tout chez lui s’enveloppe et s’embellit d’une poésie intense qui exalte continuellement les mystères de l’âme, rehausse les paroles les plus indifférentes et nous fait pénétrer par des mots[Pg 118] pleins de suavité au delà de l’inexprimable, et jusqu’aux régions les plus reculées et les plus admirables de la conscience. Un simple portrait prend une étrange signification par cette acuité et cette harmonie: «Elle ne ressemble pas—dit de Selysette son ami—aux autres femmes. C’est une autre beauté, voilà tout, une beauté plus variable et plus nombreuse pour ainsi dire, une beauté qui laisse passer l’âme sans jamais l’interrompre. Et puis tu verras, elle a des cheveux singuliers; on dirait qu’ils prennent part à toutes ses pensées. Ils sourient ou ils pleurent, selon qu’elle est heureuse ou triste alors même qu’elle ignore si elle doit être heureuse ou s’il faut qu’elle soit triste. Je n’avais jamais vu des cheveux vivre ainsi. Ils la trahissent constamment, si c’est trahir quelqu’un que de révéler une vertu qu’il eût voulu cacher... Elle est un de ces êtres qui savent réunir les âmes à leur source.»
D’ailleurs les mots les plus insignifiants ont un retentissement particulier dans l’âme: «Il n’y a rien de plus beau, dit Selysette, qu’une clef tant, qu’on ne sait pas ce qu’elle ouvre.»
«Prenez garde, dit un personnage de l’Intérieur, on ne sait pas jusqu’où l’âme s’étend autour des hommes.»
«Chaque baiser qu’on donne peut réveiller un ennemi.»
Et il y a aussi d’autres paroles, pleines de grâce, paroles qui caressent, paroles irisées de nuances mystiques.
Pelléas demande à sa belle-sœur, qui devint[Pg 119] son amante: «Tu m’aimes? Tu ne mens pas un peu pour me faire sourire?—Non, je ne mens jamais, répond Mélisande, je ne mens qu’à ton frère.»
«—Oh! Selysette, que tes yeux sont clairs et sont grands, ce matin, dit Aglavaine.
«—C’est que j’ai eu une belle pensée, Aglavaine.»
De ces mots qui sourient mélancoliquement ou se crispent de tristesse, qui sont tragiques ou fleurissent d’innocence, il y a foule dans les œuvres de M. Maeterlinck. Ses livres en sont ornés et en resplendissent. On peut dire de l’auteur de Joyzelle qu’il a vraiment cueilli des fleurs inconnues et humbles qui se cachait jalousement au tréfonds mystérieux de l’âme.
Ce théâtre, rempli par l’inquiétude, est particulièrement original.
Octave Mirbeau avait salué l’apparition de la Princesse Maleine en disant, que cette pièce «est supérieure en beauté à ce qu’il y a de plus beau en Shakespeare». Depuis lors le rapprochement entre le petit Shakespeare belge et le grand, celui de l’Angleterre, est devenu lieu commun. Cette comparaison semble cependant bien inexacte.
Riche en beautés lyriques, ayant le sentiment de la tragédie, M. Maeterlinck n’a toutefois rien qui rappelle cette vie luxuriante et éclatante, ce débordement de sève, cette grouillante insanité du génie shakespearien. Rien ne lui est plus étranger, que cette façon complète, brutale, admirable d’embrasser l’existence et la violer, de l’enchaîner et la dompter, cette manière d’être[Pg 120] créateur près de Dieu, celle abondance et cette santé qui font de Shakespeare le miracle permanent et inaccessible de l’histoire littéraire.
M. Maeterlinck cisèle avec attention de petits actes, les polit minutieusement, en fait des bibelots achevés, remarquables, parce qu’ils ne contiennent aucune parcelle de réalité tangible. Ses drames ne sont que méditation et que symbole. Le souffle d’émotion, étrangement original d’ailleurs, qui ranime ses pièces, vient des régions étrangères à la vie, et les personnages en sont des ombres falotes qui s’agitent au delà du rêve. Rien de plus terrestre que le théâtre shakespearien, rien de plus symbolique, de plus hors de réalité que le théâtre de M. Maeterlinck. L’un nous donne le spectacle immense du monde et de l’humanité, tracé par des couleurs éclatantes dans des cadres qui dépassent celui du Paradis du Tintoret. L’autre, au contraire, nous donne un petit cauchemar intérieur ayant l’exiguïté et la perfection de tableautins hollandais.
Ainsi, l’esthétique de M. Maeterlinck est par essence opposée à la réalité de la vie matérielle. Il nous en a exposé les lignes générales dans son essai Du tragique quotidien.
Jusqu’ici, selon M. Maeterlinck, les dramaturges crurent que l’élément tragique ne se trouvait que dans les faits matériels et dans les passions. Shakespeare lui-même, dans Othello, ne fit autre chose que nous peindre le spectacle d’une vulgaire jalousie qui ne peut pas, par cela même, nous émouvoir, qui nous surpasse et nous est étrangère. Le meurtre, l’empoisonnement, les[Pg 121] violences bestiales de l’instinct et de la passion, l’opposition du désir et du devoir, voilà l’apanage des dramaturges modernes.
«Lorsque je vais au théâtre, il me semble que je me retrouve quelques heures au milieu de mes ancêtres, qui avaient de la vie une conception simple, sèche et brutale, que je ne me rappelle presque plus et à laquelle je ne puis plus prendre part. J’y vois un mari trompé qui tue sa femme; une femme qui empoisonne son amant, un fils qui venge son père, un père qui immole ses enfants, des enfants qui font mourir leur père, des rois assassinés, des vierges violées, des bourgeois emprisonnés, et tout le sublime traditionnel, mais hélas! si superficiel et si matériel, du sang, des larmes extérieures et de la mort. Que peuvent me dire des êtres qui n’ont qu’une idée fixe et qui n’ont pas le temps de vivre parce qu’il leur faut mettre à mort un rival ou une maîtresse?
«J’étais venu dans l’espoir de voir quelque chose de la vie rattachée à ses sources et à ses moyens par des liens que je n’ai l’occasion ni la force d’apercevoir tous les jours. J’étais venu dans l’espoir d’entrevoir un moment la beauté, la grandeur et la gravité de mon humble existence quotidienne. J’espérais qu’on m’aurait montré je ne sais quelle présence, quelle puissance ou quel dieu qui vit avec moi, dans ma chambre. J’attendais je ne sais quelles minutes supérieures que je vis sans les connaître au milieu de mes plus misérables heures; et je n’ai le plus souvent découvrit qu’un homme qui[Pg 122] m’a dit longuement pourquoi il est jaloux, pourquoi il s’empoisonne ou pourquoi il se tue.»
A ce théâtre, M. Maeterlinck voulut opposer les nouvelles notions de la conscience et créer des drames d’un ordre idéal ne nous donnant plus le choc des individus, mais des destinées, des tragédies traduisant l’effroi humain devant les forces latentes et omnipotentes qui nous mènent et nous guident: «Il s’agirait plutôt, dit l’auteur de Monna Vanna, de faire voir ce qu’il y a d’étonnant dans le fait seul de vivre. Il s’agirait plutôt de faire voir l’existence d’une âme en elle-même au milieu d’une immensité qui n’est jamais inactive. Il s’agirait plutôt de faire entendre par-dessus les dialogues ordinaires de la raison et des sentiments, le dialogue plus solennel et ininterrompu de l’être et de sa destinée.»
Voilà une conception hardie et originale. Plus que de Shakespeare elle relèverait, je crois, des Grecs, et rattacherait M. Maeterlinck aux classiques.
C’est la destinée du théâtre antique, avec la seule différence qu’elle ne domine plus d’une façon immédiate et au milieu des événements brutalement tangibles, mais plutôt au milieu des symboles et dans les régions de la conscience.
M. Maeterlinck a tout à fait raison quand il reconnaît dans la Puissance des Ténèbres de Tolstoï et dans les Revenants d’Ibsen les prémices de ce théâtre qu’il rêvait et que lui-même a réalisé. Pour laisser à part la Puissance des Ténèbres, c’est avec Ibsen et Hauptmann qu’il[Pg 123] faut ranger l’auteur de l’Intruse. Il a renouvelé, presque à l’égal du dramaturge norvégien, l’effroi tragique et l’idée de la destinée, et il a su autant que Hauptmann donner une force véhémente au lyrisme dramatique.
On regrette que ce théâtre si personnel et si élevé de M. Maeterlinck manque de simplicité. Autant les œuvres de l’auteur de l’Intruse ont une conception sereine et élevée, autant leur verbe est souvent envahi et comme étouffé par des flots de je ne sais quelle poésie trop raffinée, par de trop belles cadences, par des phrases excessivement subtiles et choisies.
L’auteur de Monna Vanna est surtout poète, et ses inventions dramatiques se refroidissent dirait-on, à force de lyrisme. Ayant le don des belles choses, il en abuse au dépens de la vérité et de l’action. Il s’éloigne de la sobriété, de la tension toujours égale, de la concentration poignante, de cette vérité véhémente du dialogue qui fait de Rosmersholm et de toutes les œuvres d’Ibsen autant de chefs-d’œuvre.
Le poète nuit à l’auteur dramatique, le domine et trop souvent finit par le submerger. Dans des petites pièces comme Intérieur, où le sujet tient à une impression d’effroi, à un seul effet de terreur, dans ces actes si courts qui ressemblent, je l’ai dit, à des cauchemars, la saturation lyrique ne gâte pas trop l’action.
Mais dans des pièces plus longues et plus humaines, comme Aglavaine et Selysette, Monna Vanna, Joyzelle, on regrette vraiment de voir ces excès de poésie gêner et étouffer toute vie[Pg 124] dramatique. Aglavaine et Selysette, malgré la beauté de la donnée principale, traîne dans d’exquises mais interminables longueurs. A côté des effets admirables qui révèlent le don tragique, on y trouve des dialogues forcément antidramatiques par la tension de leur beauté, par l’abus des images, par une longueur égale et monotone.
Quant à Monna Vanna, s’il s’agissait de la juger d’après sa seule conception, on la trouverait aussi belle que Maison de Poupée, ou Rosmersholm, tant l’inspiration est noble et le sujet original. Malheureusement les personnages vivent peu dans ce drame. Ils parlent un langage trop achevé pour être vrai et si l’œuvre nous charme à la lecture, elle nous fait peu d’impression sur la scène. Monna Vanna et Princivale, Marco et Guido Colonna ont le même parler surchargé de mots sublimes, d’images heureuses, de périodes harmonieuses. Ils semblent débiter un interminable et exquis poème en prose. L’effet, si tragiquement amené pourtant, de la rencontre de Princivale et de Giovanna, la tempête qui s’éveille dans l’esprit de la femme quand elle se voit incomprise par l’être qu’elle aimait et que ses yeux dessillés découvrent soudain la lumière de l’amour véritable,—tant de scènes éminemment dramatiques et originales, s’atténuent et pâlissent par les artifices et l’embellissement du dialogue. Tout nous y paraît parfait, mais presque rien ne nous émeut. Ibsen aussi est poète, lui aussi crée des symboles, amène de pareilles subtiles crises de conscience, mais ses personnages parlent simplement, sobrement une[Pg 125] langue où se concentrent, palpitantes, la vie et la vérité.
Pourtant, dans sa seconde période dramatique, M. Maeterlinck devait créer une œuvre assez simple, facile, pondérée, heureuse, et qui a eu un juste succès. Nous voulons parler de l’Oiseau Bleu où un conte enfantin se reflète délicieusement à travers un prisme d’indulgente philosophie et où une poétique mélancolie touche pour les ennoblir tous les mystères de la vie. Naïf et audacieux, ce rêve de deux enfants poursuivant la chimère émeut les petits et les grands. Remplie de trouvaille, l’œuvre est une des plus agréables de la littérature dramatique contemporaine.
Dans Joyzelle, dans l’Oiseau Bleu, M. Maeterlinck consentit enfin à sourire au bonheur et à l’espérance.
Mais déjà le Trésor des Humbles, la Sagesse et la Destinée, le Temple enseveli, ces livres remplis de douces et graves méditations qui lui valurent l’audience des femmes et des raffinés, nous avaient montré un revirement total de sa pensée.
Pour ne pas être trop surpris de ce changement, il faut se rappeler que l’esprit n’atteint les vérités négatives que par un effort héroïque[Pg 126] et en contrariant ses penchants naturels. Notre être qui veut durer et nécessite le bonheur tend constamment vers l’illusion et aspire à se cramponner aux mensonges consolants afin de pouvoir encore vivre et espérer. C’est pourquoi on voit tous les révoltés de la pensée, après avoir montré le néant de l’homme et de l’univers, capituler finalement et quand même avec l’optimisme. M. Maeterlinck suivit à son tour cette pente naturelle et invariable. Considérer ainsi le monde comme une vaste région de ténèbres où s’exerce le jeu de la mort et du destin, il s’en effraya enfin un jour.
Il voulut s’arracher à ce songe pénible et percevoir un soupçon d’aurore dans cette nuit sans fin. Après nous avoir inspiré le désespoir, il désira nous récompenser par une illusion et une consolation.
Il en vint à regretter les anciennes croyances, ce mystère et cet inconnu que la science moderne a voulu écarter. Ces fantômes et ces ombres étaient par excellence, nous dit-il, «l’élément de beauté et de grandeur de toutes nos illusions, la force cachée qui élevait nos paroles au-dessus des paroles de la vie ordinaire, et le poète semblait grand et profond en proportion de la forme plus ou moins triomphante, de la place plus ou moins prépondérante qu’il savait donner à ses incertitudes, belles ou effrayantes, pacifiques ou hostiles, tragiques ou consolatrices».
C’est par des raisons d’artiste qu’il commença de sourire à la croyance et à l’espoir. Sans cette[Pg 127] idée du divin qui préside, juge et domine les êtres et les choses, l’œuvre d’art, surtout l’œuvre dramatique, lui parut dépoétisée, inféconde et vaine. «Le poète dramatique doit nous montrer sous quelle forme, dans quelles conditions, d’après quelle loi, à quelle fin agissent sur nos destinées les puissances supérieures, les influences inintelligibles, les principes infinis dont, en tant que poète, il est persuadé que l’univers est plein.»
C’est pourquoi il voulut remplacer à tout prix, renouveler «cet ancien infini qui se mêlait aux actions des hommes». Il croyait faire œuvre de vie, et surtout œuvre de consolation et d’utilité, car il était noblement persuadé qu’on doit aider les hommes et leur donner de hautes raisons de vivre.
«Je ne crois pas qu’un poème doive sacrifier sa beauté à un enseignement moral, mais si tout en ne perdant rien de ce qui l’orne au dedans comme au dehors, il nous mène à des vérités aussi admissibles, mais plus encourageantes que la vérité qui ne mène à rien, il aura l’avantage d’accomplir un double devoir incertain. Chantons durant des siècles la vanité de vivre et la force invincible du néant et de la mort; nous faisons passer sous nos yeux des tristesses qui deviendront plus monotones à mesure qu’elles s’approcheront davantage de la dernière vérité. Essayons au contraire de varier l’apparence de l’inconnu qui nous entoure, et d’y découvrir une raison nouvelle de vivre et de persévérer, nous y gagnerons du moins d’alterner nos tristesses[Pg 128] en les mêlant d’espoirs qui s’éteignent et se rallument.»
C’est alors que M. Maeterlinck, qui demeurait tout de même trop avisé et trop intelligent pour revenir sur ses pas et accepter les vieux mensonges, se tourna vers le mysticisme, ce refuge commun de tous les incroyants passionnés.
Son état d’âme à cette époque était l’état d’âme des derniers alexandrins qu’il cite volontiers et qu’il aime, de Plotin, de Porphyre, de Proclus. Ainsi que ces esprits graves de l’hellénisme, qui ne pouvaient plus croire aux divinités trop caduques et qui voulaient les relever par le mystère, les ennoblir par la raison, et trouver dans les sources profondes de l’être les origines de la fatalité et le reflet du divin, M. Maeterlinck se pencha sur l’inconscient, s’abîma dans le mystère de l’âme et de la destinée.
Nous ne pouvons, en somme, adorer que ce qui reste inconnu. La science moderne, en nous éclairant et nous expliquant l’univers, nous défendit d’y abriter des dieux. La seule chose qu’elle nous laisse mystérieuse, c’est notre conscience, l’énigme de l’âme, l’hôte invisible qui gît en nous et nous fait agir et nous fait vivre. Ce qui reste encore de plus énigmatique pour l’homme, c’est l’homme lui-même. M. Maeterlinck voulut chérir le secret des consciences humaines et, depuis lors, ses essais philosophiques, ses méditations, exaltent l’âme et se prosternent devant ses mystères.
Il croit que la prochaine grande étape de la science, que l’immense conquête de l’avenir sera[Pg 129] la révélation profonde de l’âme. Jusqu’ici nous n’avons fait que vivre à côté de la connaissance réelle. Nous nous sommes contentés d’une existence lourde et matérielle, d’une conscience extérieure qui ne faisait qu’effleurer l’âme. Nous avons ignoré et ignorons encore nos trésors intérieurs, les mobiles cachés de nos actes, les harmonies de nos pensées et de notre destinée. Il y a toute une foule de mystères que nous pressentons sans pouvoir les expliquer et qui se perdent dans l’inconnu.
M. Maeterlinck croit que l’âme, ainsi qu’Emerson le disait, «est supérieure à ce qu’on peut savoir d’elle et plus sage qu’aucune de ses œuvres». C’est pourquoi il se consacra à sonder autant que possible son secret, interrogeant avec une pénétration admirable le silence, tâchant de démêler les lois de la destinée, allant jusqu’aux racines troubles et mystérieuses de la vie inconsciente.
Malheureusement on ne peut parler de ces régions imprécises et crépusculaires, interdites en quelque sorte à notre compréhension, qu’avec de pauvres mots trop précis et trop clairs.
«Ces mots, ainsi qu’il le dit lui-même, ont été inventés pour les usages ordinaires de la vie et ils sont malheureux, inquiets et étonnés, comme des vagabonds autour d’un trône lorsque de temps en temps quelque âme royale, les mène, ailleurs». C’est à cause de cela que l’auteur du Trésor des Humbles ne fut pas toujours trop clair en parlant des choses qui se refusent à la clarté. Mais étant poète et sachant le secret de se faire[Pg 130] suggestif, il parvint à trouver des harmonies troublantes, des lumières discrètes et, à force d’une rare pénétration, avec un sens aigu de la psychologie humaine, il sut reculer les limites de l’inconnu et nous permit de voir les couches lointaines et merveilleuses de notre âme où gisent, ainsi que dans le fond des océans, tout un monde obscur et plein de mystère, tout un trésor de puissances occultes et dormantes.
Il ne fait en substance, si vous voulez, que raviver délicatement des choses très anciennes que Navolis et Emerson, que les vieux alexandrins et les nouveaux préraphaélites, que les admirables mystiques du moyen âge tentèrent déjà d’exprimer par l’image ou la méditation. Mais il comprit tout cela avec une grande entente de la science et de la conscience modernes, il sut leur donner une grande force de suggestion, et parant ses essais d’un voile de poésie ténu et approprié, il les rendit originaux et en tout cas personnels.
Il y a dans le Trésor des Humbles des pages sur le silence et sur le tragique quotidien, sur le réveil de l’âme, où M. Maeterlinck croit percevoir «le murmure de Dieu qui va nous révéler l’avenir»; il y a des pages sur la vie profonde, la bonté invisible, la beauté intérieure, qui sont dans leur genre des chefs-d’œuvre. Et l’on peut en dire autant de maints essais du Temple enseveli, du Double Jardin, et aussi de la Vie des Abeilles, de l’Intelligence des Fleurs, ces deux livres lyriques et profonds, où l’auteur sut donner une conscience et prêta même sa pensée de[Pg 131] mystique aux parterres diaprés et aux essaims bourdonnants. S’initiant de la sorte aux méditations et aux joies ineffables des mystiques, M. Maeterlinck retrouva, comme par miracle, non seulement la sérénité, mais un art, surtout une morale et presque une religion nouvelles.
A interroger l’âme, il se pénétra de la grandeur de l’inconscient. Au bout de toutes ses méditations, il retrouvait la divinité redoutable des anciens, la seule que nous n’ayons pu détrôner: la destinée.
Dans un de ses livres, il tâcha d’éclairer avec un prudent, optimisme l’influence de la sagesse sur la destinée et voulut nous donner, pour ainsi dire, la Bible mystique d’une éducation idéale de notre conscience.
La pensée maîtresse de La Sagesse et la Destinée est très claire dans son essence. L’auteur part de l’idée qu’étant hommes, nous avons besoin de bonheur. Sans avoir encore aucune donnée scientifique pour déchiffrer l’énigme du monde, il faut cependant à tout prix, et ne serait-ce que d’une manière provisoire, nous fixer sur une morale.
«Est-il vain, nous dit M. Maeterlinck, dans la première page de son livre, de parler de morale, de justice, de bonheur et de tout ce qui s’y rapporte avant l’heure définitive de la science qui peut, tout bouleverser? Peut-être sommes-nous dans des ténèbres provisoires et bien des choses ne se font pas de la même façon dans les ténèbres qu’à la clarté du jour. Néanmoins les événements essentiels de notre vie physique et[Pg 132] de notre vie morale ont lieu dans l’ombre aussi nécessairement, aussi complètement que dans la lumière. Il nous faut vivre en attendant le mot de l’énigme, et c’est en vivant le plus heureusement, le plus noblement que l’on peut, qu’on vivra le plus puissamment et qu’on aura le plus de courage, le plus d’indépendance, le plus de clairvoyance pour le désir et la recherche de la vérité. Et puis, quoi qu’il arrive, le temps consacré à l’étude de nous-mêmes ne sera pas perdu. Quelle que soit la manière dont nous ayons un jour à envisager le monde dont nous faisons partie, il y aura toujours bien plus de sentiments, de passions, de secrets inaltérés, inaltérables, en l’âme humaine, qu’il n’y aura d’étoiles reliées à la terre ou de mystères éclaircis par la science.»
Après avoir établi ainsi la nécessité des croyances même provisoires, M. Maeterlinck s’applique à chercher les conditions du bonheur.
Il justifie tout d’abord son optimisme en énonçant que nous ne saurions pas «être meilleurs que l’univers» et que, par conséquent, il ne faut pas nous révolter contre lui. La seule amie de notre bonheur, la seule puissance que nous puissions opposer au destin, c’est la sagesse. Eclairer notre conscience, la faire attentive aux mouvements de notre âme, c’est influencer le destin. Le malheur est une force aveugle mais qui n’a de prise sur nous que lorsque nous sommes obscurs et dociles et que nous ne savons pas lui opposer la lumière et la sérénité de la connaissance.
Et M. Maeterlinck étudie dans son livre «l’influence que la sagesse peut avoir sur notre destinée», démontrant tour à tour que «rien n’arrive aux hommes que ce qu’ils veulent qu’il leur arrive», que «notre malheur est toujours de la même nature que nous-même» et que nous pouvons, par la seule présence de la sagesse, par l’exercice de la raison, par la connaissance parfaite de notre propre âme et de ses forces, anéantir ou paralyser le destin.
Grave d’ailleurs dans son optimisme, comme il le fut en son ancien pessimisme, il ne croit pas posséder la vérité et ne nous cache pas qu’il cherche des illusions consolatrices. De même que d’autres par des raisons théologiques, morales ou scientifiques, il tâche par des raisons mystiques à rétablir les vieilles puissances de la justice, de la bonté, de la pureté, de l’amour surtout, et à nous donner une sorte de stoïcisme moderne.
On pourrait lui reprocher des inconséquences, regretter qu’il s’acharne trop à nous trouver des consolations précaires. Il nous est difficile par exemple de le croire, lorsqu’il nous dit que la douleur ne frappe et n’agit pas d’une façon identique dans «la maison du juste et celle de l’injuste».
Quand il regardait d’une façon hagarde et terrifiée l’univers et n’y voyait que désolation et hasard, nous le jugions exagéré et en effet il l’était. Il l’est encore plus maintenant dans son noble, mais chimérique optimisme.
N’importe. M. Maeterlinck fait partie de la[Pg 134] noble phalange. Il est avec ceux, qui conçoivent l’art et acceptent le mystère de la vie d’une façon généreuse. Quand il parle de ce qu’il y a d’épouvantable dans l’effet simple de vivre, quand il fait entendre «au-dessus des dialogues ordinaires de la raison et des sentiments, le dialogue le plus solennel et ininterrompu de l’être et de sa destinée» et médite sur ce qu’il y a de tragique dans le pas hésitant d’un être qui s’approche ou s’éloigne de sa vérité, de sa beauté ou de son Dieu», sa voix acquiert une véritable grandeur.
Il me reste à parler des livres récents de M. Maeterlinck sur les problèmes de l’au-delà qui le passionnent particulièrement.
Le plus important est celui sur la Mort qui contient certains des plus parfaits parmi ses essais.
Dans l’Intelligence des Fleurs, il avait publié déjà une étude qui contenait ses idées principales et très intéressantes sur la question de la survivance après la mort.
Le volume consacré au même sujet touche[Pg 135] avec infiniment de bon sens, de profondeur et de tact à toutes les énigmes troublantes qui se rattachent à notre fin et à notre avenir au-delà du corps.
Ce qui nous préoccupe, relativement au problème de notre destinée après la mort, dit à peu près l’auteur de la Sagesse et la Destinée, ce n’est pas l’immortalité de notre âme ni la possibilité d’une existence nouvelle, mais seulement la persistance et la survivance de notre mémoire et de nos souvenirs. Que nous importerait, en effet, si nous revivions après cette existence et si notre conscience surnageait, puisque notre identité serait pour ainsi dire perdue pour nous, puisque nous ne saurions pas que nous survivons et que nous aurions cessé d’être nous-mêmes?
«De quoi donc se compose, se demande M. Maeterlinck, ce sentiment du moi qui fait de chacun de nous le centre de l’univers, le seul point qui importe dans l’espace et le temps?... Ce moi, tel que nous le concevons quand nous songeons aux suites de sa destruction, n’est ni notre esprit, ni notre corps, puisque nous reconnaissons qu’ils sont l’un et l’autre des flots qui s’écoulent et se renouvellent sans cause. Est-ce un point immuable qui ne saurait être la forme ni la substance, toujours en évolution, ni la vie, cause ou effet de la forme et de la substance? En vérité, il nous est impossible de le saisir ou de le définir, de dire où il réside. Lorsqu’on veut remonter jusqu’à sa dernière source, on ne trouve guère qu’une suite de souvenirs, une série d’idées d’ailleurs confuses et variables,[Pg 136] se rattachant au même instinct de vivre; un ensemble d’habitudes de notre sensibilité et de réactions conscientes ou inconscientes contre les phénomènes environnants. En somme, le point le plus fixe de cette nébuleuse est notre mémoire, qui semble d’autre part une faculté assez extérieure, assez accessoire, en tout cas, une des plus fragiles de notre cerveau, une de celles qui disparaissent le plus promptement au moindre trouble de notre santé. «Cela même, a dit très justement un poète anglais, qui demande à grands cris l’éternité, est ce qui périra en moi».
Toute autre immortalité que celle de notre mémoire nous laisse donc indifférents. En vain, la science nous a donné la certitude que notre anéantissement complet est impossible. En vain, nous sommes sûrs aujourd’hui que la matière évolue, change de forme sans jamais se perdre et que nous sommes des parties d’un infini, immuable en tant que quantité. Cela ne nous importe point.
L’anéantissement total est impossible, s’écrit M. Maeterlinck. «Nous sommes prisonniers d’un infini sans issue où rien ne périt, où tout se disperse, mais où rien ne se perd. Ni un corps, ni une pensée ne peuvent tomber hors de l’univers, hors du temps et de l’espace. Pas un atome de notre chair, pas une vibration de nos nerfs n’iront où ils ne seraient plus, puisqu’il n’est pas de lieu où rien n’est plus. La clarté d’une étoile éteinte depuis des millions d’années erre encore dans l’éther où nos yeux la rencontreront[Pg 137] peut-être ce soir, tandis qu’elle poursuit sa route sans terme. Il en est ainsi de tout ce que nous voyons comme de tout ce que nous ne voyons point. Pour pouvoir anéantir une chose, c’est-à-dire la jeter au néant, il faudrait que le néant pût exister: et s’il existe, sous quelque forme que ce soit, il n’est plus le néant.»
Mais cette certitude ne nous atteint point et ne calme pas en nous l’appréhension de la mort. «Il nous est indifférent que, durant l’éternité, notre corps ou sa substance connaisse tous les bonheurs et toutes les gloires, subisse les transformations les plus magnifiques et les plus délicieuses, devienne fleur, parfum, beauté, clarté, éther, étoile;—et il est certain qu’il les devient et que ce n’est point dans nos cimetières, mais dans l’espace, la lumière et la vie que nous devons chercher nos morts,—il nous est pareillement indifférent que notre intelligence s’épanouisse jusqu’à se mêler à l’existence des mondes, à la comprendre et à la dominer. Nous sommes persuadés que tout cela ne nous touchera point, ne nous fera aucun plaisir, ne nous arrivera pas, à moins que cette mémoire de quelques faits, presque toujours insignifiants, ne nous accompagne, et ne soit témoin de ces bonheurs inimaginables.»
Cette partie où M. Maeterlinck touche si justement le peu de choses et la fragilité de ce que nous désirons en souhaitant l’immortalité, est vraiment belle de mélancolie.
Il serait vain de promettre à l’homme qu’il nagera, après la mort, dans des mers de délices,[Pg 138] qu’il atteindra tout ce qu’il cherche ici-bas, la liberté, la beauté, la compréhension, toutes les félicités et toutes les allégresses. En quoi cela peut-il le toucher, puisque vous lui dites que cette fragile mémoire, cette faculté de se souvenir qui fait le centre de sa personnalité, sera détruite et que, par conséquent, il cessera de savoir qu’il est lui-même?
«La mort a tranché le réseau de nerfs ou de souvenirs qui les rattachait à je ne sais quel centre où se trouve le point que je sens être tout moi-même. Déliées ainsi et flottant dans l’espace et le temps, leur sort m’est aussi étranger que celui des plus lointaines étoiles. Tout ce qui advient n’existe pour moi qu’à la condition que je le puisse ramener à cet être mystérieux, qui est je ne sais où et précisément nulle part et que je promène comme un miroir par ce monde dont les phénomènes ne prennent corps qu’autant qu’ils y soient reflétés.»
Et il semble, comme dit encore M. Maeterlinck, que notre existence ne continuerait pas et même si elle continuait, ne nous serait désirable que si elle éternisait avec elle «la plupart des misères, des petitesses et des défauts qui la caractérisent».
Et nous pouvons dire en dernier lieu que nous ne nous intéressons vraiment au problème de notre destinée après la mort qu’en tant que cette destinée comporte la survivance de notre habit mortel, la survivance en tout cas des cellules de notre cerveau qui sont immédiatement, rattachées aux souvenirs. Une immortalité de sens,[Pg 139] une immortalité telle que les religions l’ont promise, où chaque âme réintégrerait son corps y retrouvant le souvenir des joies, des douleurs, des sensations vécues: voilà ce qui nous contenterait.
Malheureusement, parmi toutes les hypothèses les plus diverses, que l’on puisse concevoir concernant notre sort après la mort, celle-là est la plus insoutenable. La science l’a sûrement démolie.
Car la mémoire, et il ne nous semble pas que M. Maeterlinck l’ait assez dit, n’est pas un état permanent et ne constitue pas une entité définie. Notre moi, formé par l’amas des souvenirs du passé, change sans cesse et paraît s’enrichir de toute la durée qui s’écoule. Eminemment altérable, continuellement changeant, il doit être envisagé comme une série de personnalités, un être protéique soumis à toutes les influences, recevant toutes les empreintes et par cela même se teignant des couleurs de tous les événements qui se succèdent autour de nous. Et en plus, cette mémoire, ce moi moral et intellectuel meurt chaque jour et se renouvelle avec les cellules qui en sont le véhicule.
Dès lors, même si notre mémoire persistait au delà du tombeau, nous ne la reconnaîtrions guère et elle nous serait étrangère, puisqu’elle serait un de nos états innombrables de conscience, arrêté en route, figé et éternisé et non cet amas mouvant et en perpétuel devenir qui est notre vraie personnalité.
Une autre hypothèse que M. Maeterlinck tend[Pg 140] également à écarter, c’est la survivance possible de notre conscience, délivrée de toute mémoire d’actes ou de sensations. On pourrait, en effet, penser qu’il y a, en dehors de la personnalité pour ainsi dire inférieure, constituée par les souvenirs et mise en accord par la mémoire, un autre moi supérieur, une conscience plus haute. «Il y a en nous, dit M. Maeterlinck, beaucoup de choses que nos sens n’y ont pas mises, il s’y cache un être supérieur à celui que nous connaissons. C’est probable, voire certain; la part de l’inconscient, c’est-à-dire de ce qui représente l’Univers, est énorme et prépondérante».
Malheureusement, cette part ne paraît pas en rapport et en relation avec le moi familier dont nous avons connaissance, et qui, seul, nous importe. Cet être supérieur que nous abritons en nous, nous est un étranger. «Si l’on me dit, s’écrie M. Maeterlinck, que cet étranger c’est moi-même, je veux bien l’accorder; mais ce qui, sur cette terre, ressentait et mesurait mes joies et mes douleurs et faisait naître les quelques souvenirs et pensées qui me restent, était-ce cet inconnu immobile et invisible qui existait en moi sans que je m’en doutasse, comme je vais probablement vivre en lui sans qu’il s’occupe d’une présence qui ne lui apportera que la misérable mémoire d’une chose qui n’est plus? Maintenant qu’il a pris ma place en détruisant pour acquérir une plus vaste conscience tout ce qui formait ma petite conscience d’ici-bas, n’est-ce pas une autre vie qui commence, dont les bonheurs ou les malheurs passeront par-dessus ma[Pg 141] tête, sans effleurer de leurs ailes nouvelles ce que je me sens être aujourd’hui?»
Voilà donc que nous avons résolu par la négative la survivance de la mémoire—considérée comme à peu près impossible,—et la survivance d’un moi délivré de toute attache avec notre passé corporel, mais gardant pleine conscience de son identité—hypothèse assez peu probable et d’ailleurs peu désirable.
Maintenant, le problème de notre sort après la mort, tout en s’élargissant, paraît s’éloigner de nous, et nous confond davantage.
Car il ne reste plus comme supposition à notre imagination que d’admettre que la conscience, tout en perdant le souvenir du passé, tout en se détachant de nous au moment de la mort, et en nous rejetant comme partie négligeable d’elle-même, continue à évoluer, à se modifier et à progresser à l’infini. Mais, dans ce cas, se demande M. Maeterlinck, où est la fin, où est la mort? Si la conscience se perfectionne, elle doit fatalement arriver un jour à sa perfection et rester désormais parfaite, immuable, autant dire mourir. Tous les rêves des spirites et des théosophes qui nous proposent une évolution de l’âme aboutissent à une fin dernière qui équivaut encore à la mort. L’abîme de la mort égale ici l’abîme de la perfection. Tous nos avatars pendant l’intervalle entre notre mort corporelle et le perfectionnement dernier et définitif de notre conscience «nous intéressent sans nul doute, mais ne nous retiennent pas, n’étant pas éternels».
Et il reste enfin la dernière, la plus grandiose et la plus belle des hypothèses, aussi vague sans doute, aussi téméraire que les autres, celle de notre absorption dans la conscience universelle, de notre identification avec le moi cosmique. C’est cette hypothèse qui paraît séduire le plus M. Maeterlinck. «Bien que nous soyons incapables, nous dit-il, de comprendre l’acte d’un infini qui se replierait sur soi pour se sentir, par conséquent se définir et se séparer d’autre chose, ce n’est pas une raison suffisante pour le déclarer impossible; car, si nous rejetions toutes les réalités et impossibilités que nous ne comprenons point, il ne nous resterait plus de quoi vivre. Si, sous cette forme dont nous avons l’idée, il est évident que nous nous y trouverons et y prendrons part, s’il y a conscience en quelque lieu, ou quelque chose qui remplace la conscience, nous serons dans cette conscience ou cette chose, puisque nous ne pouvons être ailleurs. Et cette conscience ou cette chose, où nous nous trouverons, ne pouvant être malheureuse, puisqu’il est impossible que l’infini n’existe que pour son malheur, nous n’y serons pas malheureux non plus. Enfin, si l’infini où nous serons lancés n’a aucune espèce de conscience, ou ce qui en tienne lieu, c’est que la conscience, ou ce qui la pourrait remplacer, n’est, pas indispensable au bonheur éternel.»
Pour rendre un peu fidèle l’analyse très sommaire du livre de M. Maeterlinck, il faudrait parler aussi de ses considérations complémentaires sur les deux aspects de l’infini avec lequel[Pg 143] on peut associer le sort de notre conscience. Nous concevons, en effet, deux sortes d’infinis: l’infini tel que le saisit la pensée abstraite—puis l’infini qui se cherche, qui évolue et n’est pas encore fixé, celui que nous offrent nos sens.
Mais surtout, il faudrait résumer les nombreuses pages très pénétrantes, claires et modérées qu’il a écrites sur «l’hypothèse théosophique» et «l’hypothèse néospirite» sur les communications avec les morts, sur les faits très curieux et très nouveaux de la correspondance croisée, étudiés par les spirites anglais et enfin sur les troublantes recherches faites par le colonel de Rochas, relativement au souvenir d’existences antérieures qu’on peut susciter pendant l’état hypnotique.
Possédant merveilleusement la littérature spirite, lecteur évidemment assidu des publications de la célèbre société des Recherches Psychiques, M. Maeterlinck montrait impartialement et l’inattaquable authenticité, la probable réalité de bien des faits constatés par de scrupuleux expérimentateurs dignes de toute confiance—et l’insuffisance, la petitesse, le manque de cohérence, et surtout le manque d’intérêt de toutes les révélations spirites obtenues jusqu’ici.
Plus tard malheureusement, dans l’Hôte Inconnu et dans le Grand Secret, M. Maeterlinck parut moins impartial, plus conquis par le spiritisme et étudiant à fond et complaisamment les étapes et l’histoire de la révélation théosophique et spirite, depuis l’Inde et juqu’aux temps[Pg 144] modernes, il semble avoir abandonné un peu son scepticisme critique.
Du reste, il nous donnera certes d’autres études sur le même sujet.
Concluons en disant que M. Maeterlinck est parmi les écrivains les plus originaux de l’Europe. Il possède un de ces très rares, de ces exceptionnels tempéraments d’artiste qui, instinctifs, et gardant la sublime naïveté et spontanéité indispensables aux créateurs, ont en même temps toutes les capacités analytiques, et cette claire réceptivité intellectuelle, ce sens critique qui sont l’apanage de l’homme de science et du philosophe.
En ce renouveau d’activité féminine qui s’épanouit en dominant la littérature contemporaine, Mme de Noailles est, sans conteste, la rose épanouie, la fleur reine.
Entrée subitement il y a quelques trente ans dans les lettres françaises comme une brusque affluence de parfum, comme une belle clarté, elle surprit, elle émerveilla par un accent passionné, par un franc et ardent lyrisme, par un tempérament débordant et aigu.
On accueillit avec admiration cette jeune femme qui savait souvent allier la pureté de Ronsard au verbe brûlant de d’Annunzio, tout en y ajoutant une goutte de quelque philtre enivrant d’Orient.
Et elle eut dès ses débuts une juste célébrité.
Aimant la beauté et l’art, jusqu’à y mettre son âme et ses sens, sonore et tendre par nature et toute pareille à une harpe éolienne, délicate aussi et sensitive comme ces vases de porcelaine ancienne dont elle parle «et qui se fêlent d’entendre du bruit», Mme de Noailles participe de son «cœur innombrable» à tous les accords de la nature et de la passion.
Dominée d’ailleurs par les divinités fatales de son sexe—l’amour, la sensualité et la peur,—elle n’est guère capable de parler que la langue des émotions et de l’instinct. C’est pourquoi elle nous donna des livres peut-être faiblement composés, quelquefois un peu bizarres, mais où le cœur et la nature de la femme apparaissent avec une telle force lyrique dans une si âpre nudité, qu’on ne trouve dans toute la littérature moderne à en rapprocher que quelques-unes des plus belles pages de la jeunesse de George Sand et quelques effusions enflammées de cette autre passionnée, de cette admirable Emilie Brontë.
Chantant exclusivement la nature et l’amour en ses premières œuvres, s’exaltant à peindre l’univers percé de désirs et la femme pliée sous le poids de la passion, faisant de toute la création un fruit de sensualité ou un calvaire d’amour, Mme de Noailles semblait nous apporter en son lyrisme imagé et chatoyant quelques échos de la poésie reculée de l’Orient, l’accent vibrant de l’ancienne Ionie altérée par la fièvre de Sapho, ou encore l’anxiété sensuelle de cette mystique Judée qui sut accepter le désir bramant et impatient de la Sunamite comme une fervente et troublante prière.
Notre époque enfiévrée et inquiète, qui se voit choir mollement dans la décadence, fit de la femme un bibelot curieux et exquis, un produit plus admirable encore par ce qu’y ajoute l’artifice que par son charme vrai et naturel.
Les finesses multiples de la civilisation, les exigences toujours plus compliquées du dilettantisme moderne, le désarroi jeté dans notre âme par la littérature romantique et la philosophie nietzschéenne, les inventions toujours plus perverses de la mode et les trépidations toujours plus violentes du sport, enfin cette curiosité des sens qui est le signe principal de notre lassitude, transmuèrent la femme moderne en quelque chose de maladivement vibrant et de précieusement détraqué, en une orchidée bizarre et alanguie, en une fleur dénaturée, parce que trop exquise.
Fourvoyée ainsi quant à ses instincts, se sentant portée vers les exaltations les plus violentes, moins capable que l’homme de dominer ses nerfs, la femme d’aujourd’hui se voit de plus en plus éloignée de la santé et de la vie.
Mme de Noailles voulut réagir contre ce courant[Pg 148] et nous montra dès son premier livre une tentative sincère, passionnée, pour se délivrer de cette fièvre, pour rejeter le cauchemar de la civilisation et pour retourner à la saine quiétude, à l’innocence primordiale.
Elle s’efforçait d’oublier le monde, elle s’attachait à la terre qui guérit, elle voulait sourire aux existences arriérées, prisonnières du sol, qui vivent et meurent dans la douceur et l’immobilité.
Refaisant le rêve chimérique de toutes les civilisations crépusculaires, Mme de Noailles désirait reconquérir le paradis terrestre, se créant pour cela des sens obscurs et vierges, se confondant avec la végétation, se rapprochant de la sève et des racines:
Cette nostalgie pour les félicités simples et primordiales, cet appel filial à la nature, cette attention affectueuse, cette fraternité envers toutes les petites créatures infinies et humbles qui peuplent l’univers, communiqua une originalité fraîche et claire à la poésie et aux descriptions de Mme de Noailles.
En sa qualité de femme, l’auteur du Cœur innombrable et des Eblouissements voulut reconquérir la nature par l’amour et, se faisant sœur des plantes, elle chanta les saisons, adora les herbes, caressa les légumes, flirta presque avec les fruits. Se sentant un cœur simple et vaste, elle s’émerveilla en voyant les eaux couler heureuses des fontaines, les arbres croître, les fruits se dorer et mûrir. Elle n’ouvrit son intelligence qu’au mystère des sèves montantes, elle n’entendit que la poussée sourde des germes, et ne vit que les dessins occultes et confus tracés par les insectes sur le ciel bleu.
Arrivant ainsi à jouir d’une âme végétale et potagère, attentive à entendre
se constituant égale par la candeur nouvelle et la simplicité:
Mme de Noailles retrouva maintes fois le pur accent d’Assise et rappela la communion fervente[Pg 150] et mystique avec l’univers, qui se dégage du Cantique des Créatures.
Plus souvent encore, aidée par son beau lyrisme, elle parvint à nous faire voir dans ses descriptions l’âme secrète et belle des choses et nous permit de participer à la vie des saisons, au resplendissement des roses, au babil des eaux dans les jardins fleurissants.
On croit vraiment deviner les pas brûlants de l’été qui s’approche et toute l’anxiété du renouveau, dans ces lignes de la Domination:
«L’hiver passa... le printemps revint; il naissait sur toute la terre, petit, léger, vert et droit. On entendait dans les bois un cri d’oiseau incessant, cri de printemps aigre et clair. Il semblait qu’il eût, cet oiseau, dans son gosier irrité, une petite feuille nouvelle de délicieux térébinthe. Il jetait son cri sans arrêt, comme pour encourager dans le sol les faibles fleurs enfermées. Ce cri dit à la jacinthe, à la jonquille, à la tulipe: «Encore un choc, un effort, percez mieux la dure terre, élancez-vous; bientôt c’est l’air et le ciel, venez, je suis votre oiseau».
Et tout l’enchantement paradisiaque d’un jardin fleuri n’est-il pas contenu dans cette page de la Nouvelle Espérance:
«Tout le jardin coulait des gommes molles, sourdes, harmonieuses et de parfums de miel. A quelques places du jardin, l’arome de certaines fleurs—de l’œillet double et de la tubéreuse—était si fort que Sabine se sentait arrêtée brusquement par la présence de l’odeur, prise dans son cercle dense. Elle n’osait plus[Pg 151] bouger, émue vraiment de se trouver dans ce royaume, dans cette ronde du parfum comme au cœur même d’une rose énorme, car de quelque côté qu’on se tournât, il y avait du parfum.»
Et voici l’ardeur des roses et toute leur splendeur et tout ce qu’il y a en elles d’éclatant, de passionné et d’éphémère:
«Des roses et des roses. Entassées, oppressées, vives, décolorées, épuisées, se gênant les unes les autres, se prenant leur air et leur vie, s’empoisonnant, s’affaissant, ne pouvant, dans ce peu de terre, subsister toutes, si folles et si nombreuses, elles sont là qui règnent et qui meurent. Leur parfum est tel que la couleur et l’arôme se mêlant, l’air semble rose, tout devient rose par ces roses.»
Maintenant faut-il ajouter que dans le sanctuaire paisible et béat de la nature, Mme de Noailles émet des accents trop aigus ou trop frémissants? Attentive aux manifestations les plus cachées de l’univers, voulant jouir de tout et tout décrire, elle y met quelque chose d’impatient et de nerveux. Ambitionnant d’atteindre l’inexprimable, elle se sert de termes fiévreux, de tournures trépidantes,[Pg 152] de rapprochements téméraires. Pour nous traduire l’impression que lui donne une journée hivernale, elle nous dit, dans les premières lignes de la Nouvelle Espérance:
«Le matin était sec et craquant de froid. L’air glacé et contracté semblait souffrir, comme portant en soi de l’oppression, une fêlure... Le silence et la torpeur pendaient en lambeaux autour des villas mortes dans leur carré de jardin.»
De même, voulant porter plus loin que les mots ne portent, elle nous dit que «les violons sont enduits de rêve», que «les roses ont des pétales pénétrés d’une douce confiture d’odeur». Le bruit du train semble à la nonne du Visage Emerveillé, «beau comme un parfum traîné vite sur beaucoup d’espace, le parfum de la tubéreuse et de la jacinthe», et son couvent lui paraît «frais, doux, parfumé comme l’intérieur d’un melon blanc».
Cette hardiesse originale et souvent très réussie, n’est peut-être pas conforme à la calme solennité de la nature. Elle n’aide pas à recouvrer les joies apaisantes des forêts primitives et ne nous fait pas goûter la jeunesse immobile des floraisons et le tranquille épanouissement des fruits mûrs.
En somme, Mme de Noailles ne peut prêter à la nature que son âme passionnée et ne peut l’orner qu’avec le lyrisme qui lui est propre. Ainsi, elle nous fait voir un univers haletant et vibrant et nous montre dans les choses végétales une fureur de passion et de désir nous révélant[Pg 153] la volupté des fraises, la tristesse des digitales et les amours rouges et violentes de la pivoine.
Peu à peu, le melon et les reines-claude, «l’héliotrope mauve aux senteurs de vanille», le géranium et la verveine aux odeurs mystérieuses «qui échappent de leur cœur fermé», la menthe et le piment s’unissent et troublent l’univers d’un concert d’ardeur et de passion. Avec une netteté aiguë et obsédante, Mme de Noailles marie les parfums et le goût des fruits à la couleur des fleurs, le bruit des insectes aux effluves des saisons et ranime la nature et la transfigure par des tristesses, des pâmoisons ou des voluptés formidables.
C’est ainsi qu’elle nous fait voir les cloches molles des digitales où, adroit et ardent, «le lourd bourdon s’enfonce et tremble de volupté» et nous dit comment
L’été se transfigure de même par le lyrisme de Mme de Noailles en une chose ardente, violente et presque douloureuse:
Ou encore dans les Eblouissements:
Quand on demande à Sabine, de la Nouvelle Espérance, comment elle voit l’été: «Je le vois terrible, répond-elle, dans les provinces persanes, enfoui sous des feuillages d’un vert noir où fuse l’haleine des serpents... et puis de l’eau qu’on entend, qu’on ne voit pas, un bruit d’eau de source qui retombe par petites gouttes sur du marbre et qui rend fou, car on meurt de soif et du désir de tout dans mon été...»
Dans cette nature qui distille des parfums troublants, tout est animé d’une voix véhémente et d’un désir impétueux. Même les fruits les plus innocents prennent la saveur du péché et des fragrances alanguissantes.
«J’aime, dit sœur Sainte-Sophie, le raisin qui a le goût de musc et de cassis, l’abricot qu’on mange avec une telle douceur et tant de perfection, que ce sont, dès que mes lèvres le touchent, de beaux baisers et de beaux soupirs dans un[Pg 155] fruit; la prune verte, fendillée, décollée, crevée, qui est si petite qu’on ne goûte ni la première ni la seconde; les cerises, toujours trompeuses, qui ne sont jamais comme on les croit—ni sucrées, ni tendres, ni gonflées, ni juteuses, ni pleines—mais qu’on adore parce qu’elles sont le mois de mai, le pauvre, le clair, le cher mois de mai sur les ramures...
«Et je vous aime, vous aussi, petite nèfle déjà morte, morceau d’automne qui tient dans le creux de la main, petit cadavre de fruit qu’on a composé en pilant les feuilles moisies de la terre, et qui avez cinq beaux noyaux, ronds, lisses, vernis, luisants, joyeux comme de beaux hannetons vivants qui ont des ailes...»
Mme de Noailles nous donne même de cruels et délicieux conseils, nous indique des manières et des rites savants, des raffinements d’inquisiteur pour goûter un fruit et en jouir presque comme d’un massacre:
Et l’on voit finalement que c’est une fatale et lente sensualité qui régit et marque les livres de Mme de Noailles.
Désir, tel est le mot ardent et jeune que la terre tout entière, que les choses et les êtres laissent monter incessamment vers le ciel. Mme de Noailles nous parle des
Le printemps éveille les anciennes fureurs sacrées:
Plus encore que la nature, les villes sont d’immenses floraisons de désirs. Le héros de la Domination ne voit dans Venise que volupté—une volupté obsédante qui ressemble à un cauchemar. «Je vois, dit-il, une ville qui se caresse et se mord jusqu’à ce qu’on ait avec elle la même crispation, le même délire, la même dionysiaque ardeur... Point de hâte et d’ingéniosité; les lentes gondoles suffisent, les lits vont doucement vers d’autres lits. De l’eau à la demeure, le[Pg 157] désir se déroule et traîne. Ici l’amour et là l’amour, nulle autre besogne.»
De même à Genève, la nuit, tandis que les passants vont cherchant «de brèves aventures» et les chanteurs mendiants laissent trembler «leur musique lascive», le poète de l’Ombre des jours sent «son cœur se crisper aux gencives» et «le plaisir tendre en lui un arc surhumain».
C’est ainsi la nature vue à travers un immense miroir passionné, toute fourmillante de baisers, toute moite ou angoissée de caresses, qui triomphe et se déploie dans les poèmes et les romans de Mme de Noailles.
L’auteur de la Domination la voit belle, cette nature, et nous la décrit avec une grande véhémence, une extrême âpreté lyrique. Elle est en cela plus sensuelle et plus païenne que tous les poètes païens de la Renaissance.
Aimant les hardiesses, n’hésitant pas devant l’excès, pas même devant la bizarrerie, elle touche pourtant quelquefois les sommets lyriques et atteint la beauté pure.
La poésie qui ouvre Les Eblouissements et lui prête son titre nous donne assez la mesure de son beau talent. C’est un véritable et continuel éblouissement d’images et nous regrettons de ne pouvoir en citer que quelques vers:
Et je ne connais pas, dans les pages nombreuses des adorateurs de Venise, dans Gautier ou même dans Musset, beaucoup de vers qui surpassent en intensité ceux de Mme de Noailles:
Mais si Mme de Noailles est, par moment, un grand poète, et toujours un poète prodigue en beauté, en images, elle reste toujours le poète de[Pg 159] la sensation. Les sept cordes païennes de sa lyre ne vibrent que sous la volupté.
La force animatrice de l’univers, le flot vivifiant qui baigne toute la création, c’est le désir. Mme de Noailles l’exalte par des épithètes très douces, l’appelant tantôt «douloureux attrait qui joint les corps et les pensées», tantôt «joyeuse et grave défaillance» ou encore «lutte harmonieuse qu’il faut accepter sans trembler». Elle évoque la nuit, l’appelant «jardin d’épais ombrages, abri des corps déments» et demande à la lune si c’est de son vouloir que des hommes doux et tranquilles pendant la journée
Pourtant en ses récents recueils de poésie, les Vivants et les Morts, les Forces Eternelles, et le Poème de l’Amour, Mme de Noailles a changé un peu, non sa manière, mais ses thèmes.
Maintenant c’est moins la nature et plus la passion qui l’obsède. On voit par là qu’elle a été touchée par la grande Magicienne qui vivifie les inspirations, qui transforme les cœurs, qui amène tout à la maturité. C’est de la Douleur que je veux parler.
Ce n’est plus la fraîcheur des fruits et la verdure ordonnée des jardins potagers que chante la poétesse des Forces Eternelles, mais la peine de vieillir, l’angoisse des désillusions, puis la mort de l’amour et ce qu’il y aurait d’inassouvi, d’anxieux, de tragique et de torturant dans les grandes passions.
Mme de Noailles se penche encore curieusement[Pg 160] vers toutes les images de la vie, elle s’absorbe dans la contemplation de tous les signes de la terre, mais partout lui apparaît maintenant le visage tragique de la Passion et partout elle découvre avec angoisse ce qui est périssable. On dirait qu’elle est uniquement préoccupée de la flamme qui alimente notre existence en nous faisant désirer et de la cendre que les années apportent pour transformer tout foyer en tombeau.
Plus encore que dans les Vivants et les Morts, on voit dans les Forces Eternelles cette obsession de tout ce qui fait que notre vie n’est que le rêve d’une ombre.
Et pourtant, malgré ce grand changement qui s’est produit relativement aux motifs d’inspiration de Mme de Noailles, son talent, tout en s’assagissant et se refroidissant aussi, se définit toujours par le même mot: le désir.
Et c’est encore le désir, l’amour, «la passion dolente, sanguine, physique» qui, dominant comme nous l’avons vu la poésie, remplit aussi exclusivement les trois romans que nous a donné Mme de Noailles—pour laisser de côté un faible et peu significatif recueil de nouvelles.
Ces trois romans sans péripéties, sans événements, sont des calvaires sensuels et jamais peut-être œuvre littéraire, sans excepter la Vie Nouvelle et le Canzonière, ne fut si totalement consacrée à la glorification de l’amour.
Une maladie de tendresse frénétique, de farouche sensualité inassouvie qui s’empare d’une jeune femme, et à travers des expériences sentimentales[Pg 161] avortées, la conduit de la volupté à la mort, voilà le sujet de la Nouvelle Espérance.
L’amour perçant le cœur mystique d’une vierge consacrée à la religion, la transformant, la transverbérant, allumant en elle peu à peu une fièvre païenne, un désir de vivre, lui révélant une connaissance nouvelle de soi-même et de l’univers, tel est le sujet du second roman de Mme de Noailles, qui s’appelle le Visage Emerveillé.
Et la Domination nous montre encore une suite de luttes amoureuses entre l’homme qui aspire à dominer en amour et la femme qui s’y plie toujours et s’y abandonne.
«C’est Vénus tout entière à sa proie attachée». Voilà le mot qui, mieux encore que des citations de Nietzsche ou de Michelet, pourrait servir d’exergue aux fictions de Mme de Noailles.
Interprétant merveilleusement l’essence de son sexe, mettant à nu l’âme passive de la femme, Mme de Noailles fait de l’amour l’air et le pain, la fibre et le sang, toutes les délices et toutes les douleurs, la vie entière de ses personnages.
Mais l’amour que nous voyons dans ces romans est curieux et spécial, tout à fait original et imprévu, tenant de la maladie, de la folie.
L’amour, fièvre terrible, inguérissable, tel que les vieux poètes grecs l’avaient conçu, passion de fureur et de crime que les dieux envoient comme châtiment, voilà ce qu’on peut rapprocher de la Nouvelle Espérance ou de la Domination. Phèdre, qui se torture de fièvre amoureuse et qui en[Pg 162] meurt, Myrrha qui s’y brûle et s’y perd, sont les seules héroïnes dignes d’être comparées à Sabine de Fontenay et à donna Maria.
Sombre et ravageur, cet amour est soumis tout entier au destin. Il est, en effet, fort remarquable que toutes les héroïnes de Mme de Noailles subissent le coup de la passion comme un accident terrible et inattendu et au moment où elles le soupçonnent le moins.
Il n’y a jamais aucune préparation, aucune éclosion de sentiment, pas de fleurette, pas de cour, nul aveu dans ses livres. L’amour y arrive comme l’adversité,—comme le malheur échoit à Œdipe,—invincible, subit, inéluctable.
Esclaves dolentes de la sensation, soumises docilement à la destinée, sans se révolter un instant, les femmes plient et se donnent. Il n’y a pas, dans la Nouvelle Espérance, dans le Visage Emerveillé ou dans la Domination, une seule exception à cette règle et toujours l’amour y descend foudroyant comme la grâce et y est accepté avec soumission comme l’inévitable.
Sabine, l’héroïne de la Nouvelle Espérance, un soir se trouvant seule avec Jérôme, qui ne lui a jamais parlé d’amour et ne l’aime pas, s’abat sur sa poitrine. Et c’est le jeune homme qui, le premier, se dégage de l’étreinte. Plus tard, faisant une visite à Philippe Forbier, qui a la barbe blonde, Sabine se sent subitement sienne et s’évanouit dans son atelier. A la troisième visite, elle s’offre. «Elle sentait une sensualité grave s’élever autour d’elle, contre elle, comme une vague qui, montant, l’obligeait à renverser un[Pg 163] peu la tête, les narines battantes, pour respirer, résister à cet étouffement. Elle avait les yeux fixes et amincis, les lèvres un peu relevées sur les dents qu’elle tenait serrées, et comme mordant sur une admirable sensation de plaisir...»
Et pour laisser de côté sœur Colette qui se donne sans savoir pourquoi à son beau-frère, et Corinne, la vierge de la Domination qui, bien que «sage, furtive, modérée», chancelle un soir «épuisée, alourdie, molle et brûlante» et tombe dans les bras d’Antoine Arnault, j’arrive à l’exemple le plus lyrique et le plus caractéristique, au coup d’amour de donna Maria de la Domination.
Mme de Noailles nous montre cependant donna Maria «noble et sage», «grave et distante». Cette patricienne ne prête aucune attention à Antoine Arnault et ne nous fait aucunement voir qu’elle a le cœur sensible. Elle paraît la vertu même, la noblesse fière et hautaine. Mais un soir, à Venise, comme Antoine Arnault la reconduisait, par hasard, en gondole chez elle, il lui arriva d’entendre la triste mélodie: «Santa Luccia astro d’argento».
«Elle écoutait, les yeux embués. Et voilà qu’Antoine Arnault, qui n’avait aucun espoir d’émouvoir donna Maria, perçoit soudain d’ardents soupirs, et tandis que l’impudique pâmoison du chanteur italien contagionnait sa noble voisine, quelle stupeur, quelle jouissance n’eut-il soudain de l’entendre qui murmurait d’une voix livide: «Mon ami, je ne peux plus le supporter, j’aimerais mieux qu’on me tue».
«Renversée au dossier noir du bateau, éplorée, certes, elle s’attendait à recevoir le jeune homme sur son cœur...»
D’ailleurs, Mlle Tournay, la bonne de donna Maria, subit la passion de la même façon que sa maîtresse.
C’est encore par un soir vénitien.
Antoine Arnault, qui n’avait pas remarqué jusqu’alors la présence de la bonne, se tourne vers elle et lui dit, sans y faire autrement attention, quelques poétiques paroles.
«Et soudain, Mlle Tournay, dans les douces lumières apparaît brûlante. Avec son front bas et ses yeux dorés, et sa bouche d’appétit et de fête, cette autre Française apparaît brûlante. Les cheveux en désordre sur le front, le manteau glissé, elle est une Ménade que son ardeur dévêt. Elle regarde d’un net regard, et dans ses yeux on voit deux allées qui se perdent et disent: «Venez, venez, venez!...»
De cette divinité bizarre et foudroyante, de cet amour fatal, c’est encore Mme de Noailles qui nous donne la plus parfaite définition, en mettant dans la bouche de Sabine ces paroles désespérées:
«Voilà, on ne pense à rien, on est content, on s’habille le soir, on se met des couronnes de fleurs sur la tête, et des robes de tulle où l’on est à moitié nue, on se vide des flacons d’odeur sur les bras et on va à cela en riant, sans se douter comme on est brave. On n’entrerait pas dans la chambre d’un parent qui a la fièvre typhoïde, et on va à cela en riant... et c’est la plus affreuse[Pg 165] maladie avec toutes les taches bleues sur l’âme...»
Avec des expressions aussi tranquilles, plus mystiques, mais par cela même plus terribles, la sœur Sainte-Sophie nous expose la même théorie:
«Je pense aux femmes, dit-elle, à toutes les femmes, aux reines, aux épouses qui ont déjà plusieurs petits enfants, aux jeunes filles, à nous qui sommes vos fiancées, Seigneur.
«Un homme vient, qui leur tient les cheveux, la tête, la bouche renversée...
«...Un homme est là, qui a sa bouche collée contre leur oreille. Il les interroge:
«—N’est-ce pas, vous voulez bien que je vous aime, que je m’étende près de vous, que je me penche sur votre cœur?»
«Et elles disent «oui», doucement, mais c’est plus fort qu’elles, elles disent: «Oui».
Suivant, sans le savoir et peut-être par atavisme, l’exemple de la Grèce tragique, Mme de Noailles fait de cet amour prédestiné et inéluctable, une fureur paroxystique confinant à la maladie et se confondant avec le délire. Elle est en cela assez païenne, et pour comprendre ses héroïnes, il faut se souvenir des bergères et des déesses dont Parthenios d’Alexandrie nous a conservé les aventures sanglantes et les chauds ravages. Oui, la mythologie ancienne nous aiderait à comprendre l’héroïne du Visage Emerveillé[Pg 166] quand elle se sent, au sortir des bras de son amant, «comme une vallée étroite où un immense soupir est entré», et donna Maria se traînant aux pieds d’Antoine Arnault et lui disant: «Vous êtes mon jardin refleuri, ma maison retrouvée, ma volupté vivante. Vous êtes ma tristesse et ma bouche, je vous ai, ah! je vous ai, non pour ma vie, non pour toujours, mais pour une heure, mais pour une nuit. Cela suffit. Une nuit pour que je saccage mon rêve, une nuit pour me gorger, pour me lasser de vous, pour que je meure en moi jusqu’à la racine de ce désir, une nuit pour te voir comme tu es, faible, vieilli, oh! mon amour, oh! dieu terrible de mon souvenir!»
C’est que cet amour brûle, alanguit, dessèche, et affole.
Elisabeth, la belle-sœur d’Antoine Arnault, nous montre l’exemple le plus caractéristique, le plus curieux de ce désarroi. Elle est l’Iphigénie de Mme de Noailles, et son histoire est tout un accès de fièvre passionnelle. D’avoir vu, pendant un dîner qui suit les funérailles de son père, Antoine, elle est éblouie, elle devient ardente, audacieuse. Plus tard, quand Antoine ne veut pas aller jusqu’au bout de l’amour, elle se sent torturée, consumée, défaillante et près de la mort. Un soir qu’elle avait lu «une page de volupté qui venait briser son corps», elle lui dit «d’une voix ivre et basse»:
«—Qu’importe, aimez-moi, aimez-moi, j’ai bu d’un vin trop fort, aimez-moi. Voici le jour du destin.
«Aimez-moi, aimez-moi, répète-t-elle, comme, dans le silence et l’angoisse, les oiseaux, dans les nuits chaudes, soupirent: «De la fraîcheur! Qu’un vent s’éveille, qu’un nuage s’ouvre, de la fraîcheur!»
«Un tel excès épuisait la jeune fille, ajoute l’auteur de la Domination. Une maigreur de feu, un farouche étonnement du regard et ses sanglots ininterrompus qui, de son cœur, s’élançaient dans le cœur d’Antoine Arnault, tarissaient sa vie délicate.»
De pareilles brûlures mènent au délire. Un soir, Elisabeth, ayant reconduit un jeune homme jusqu’à la porte, retourne au salon où Antoine l’attire à lui.
«Elle respirait rapidement l’air chargé des arômes de la nuit. Comme elle bougeait, laissait glisser l’écharpe, nouée autour de son visage, il osa la regarder. Il la vit, ah! toute pâmée. Un de ses yeux était clair, l’autre foncé; son nez se crispait, s’ouvrait ainsi qu’un étrange sourire, et sa bouche semblait molle, desserrée, comme une rose sensuelle où l’amour avait passé sa main.
«—Hélas! qu’as-tu? sanglota-t-il?
«Et elle, montrant derrière elle la nuit, les arbres, le silence blanc, l’immense gonflement du monde:
«—Ah! s’écria-t-elle haletante,—nymphe qui a vu son dieu.—c’est l’été, l’été, l’été!»
C’est pourquoi, quand les femmes reçoivent enfin comme une aumône longtemps quêtée le don d’amoureux merci, pour parler la langue de[Pg 168] La Fontaine, c’est alors une folie mystique, un enivrement dionysiaque et terrible.
Antoine Arnault, recueillant dans ses bras une jeune veuve chancelante, rit avec un âpre plaisir «de la voir secouée de tant de rage, tirer de ses deux doigts vifs sa bouche passionnée et ressembler ainsi à un pâtre de Sicile qui, renversé, chanterait encore dans ses pipeaux.»
La passion n’est pas seulement l’essentielle, mais la seule préoccupation de la femme. Elle absorbe tout l’univers et la société et les arts et les sciences. La vie entière s’y rattache. Rien n’existe que par elle.
L’art n’est qu’un piment d’amour. Dans toute Venise le héros de la Domination ne voit qu’un saint Sébastien qui lui paraît défaillir de désir.
De même sainte Thérèse de Bernin apparaît à la sœur Sainte-Sophie comme une amoureuse délirante. «Sa bouche est bouleversée, dit-elle, comme un grand voilier dans un naufrage, et la petite tête dure, nette, arrêtée, défaille comme un oiseau qui mourrait de son propre chant... Bouche de sainte Thérèse, que buvez-vous dont vous ayez ainsi la figure parfaite, morte et noyée.»
Et c’est la musique qui rythme surtout le désir, c’est la musique qui le provoque, qui l’accroît, c’est la musique qui exaspère la volupté.
«Quand Jérôme jouait sur le piano la mort d’Iseult, Sabine se jetait sur le canapé, s’y tenait[Pg 169] de côté, les genoux ramassés contre elle, les bras fermés, et elle semblait souffrir, comme si elle se blessait à serrer la forme dure de son rêve.
«Tout son être se creusait d’un désir infini. Elle aspirait le souvenir des baisers de Philippe ainsi qu’une admirable boisson acide et glacée. Par moment la musique trop forte la tuait, alors elle soupirait ardemment. Elle buvait le vertige comme ceux qui se noient boivent la vague, du cri de toute la bouche et des poumons.»
Sans amour, la vie n’a aucun sens, aucun prix. Sœur Sainte-Sophie ne comprend pas comment les autres nonnes de son couvent peuvent vivre paisibles en buvant et en mangeant. «Ce n’est pas vivre», dit-elle; et s’adressant mentalement à sœur Catherine:
«Oh! ma sœur, il faut que vous connaissiez cette tendre tempête, je vous en supplie. Pourquoi n’allez-vous pas une nuit dans ma chambre à ma place quand vient mon ami. Je suis plus jolie que vous, je ne serai pas jalouse. Je resterai, moi, dans votre cellule, au pied de votre croix et vous, ma sœur, vous serez une reine belle et frissonnante. Vous serez un miracle brûlant comme une chaude nuit de Pâques, en septembre, vous serez ressuscitée.
Et il n’est pas étonnant que les métaphores mêmes et les comparaisons chez Mme de Noailles tiennent le l’amour, participent de la passion. Mme de Fontainay, se souvenant un jour de Michelet, voit tout de suite Danton «la tête renversée au bras de la chaude Révolution». De même Antoine Arnault nous dit «qu’il veut[Pg 170] sentir s’abattre et se pâmer la Marseillaise sur son cœur». Pendant les représentations d’une de ses pièces de théâtre, il voit «tous les soirs les planches poudreuses de la scène lui être comme un profond divan où il possède le cœur blessé, le cœur traîné de nerveuses spectatrices».
Naturellement, splendidement, une exaltation de la volupté, un hymne jeune et brûlant s’exhale de tous les livres de Mme de Noailles.
«—Sentez-vous, dit un de ses personnages à sa maîtresse, que toute la vie, toute la force, tout le rêve aboutissent à la volupté. Il n’est point de spectacle qui n’y conduise.
«Rumeurs, émotions des foules, hâtes, départs, nuit noire avec des feux rouges, paniques, tapages et cris dans les gares, ports étincelants où tous les bateaux se balancent et rêvent à des lointaines Guinées, vous récompensez le plaisir.»
Offerts à l’inexorable amour, chantant la nature et la passion, lyriques, exclusifs, désordonnés, à l’image des impulsions qu’ils dépeignent, les romans ainsi que les poésies de Mme de Noailles valent surtout par la sincérité et l’ardeur.
Il serait facile de leur trouver des défauts. La psychologie en est absente, la composition inexpérimentée, les événements ne se suivent pas et[Pg 171] échappent à toute logique. Rien ne s’y explique, tout est désordonné et n’a d’autre raison que le lyrisme ou la beauté de la phrase.
Il y a aussi des négligences, il y a des répétitions, il y a des tirades. Je ne veux pas en citer, parce que je crois qu’il est injuste de mentionner quelques mauvaises pages dans les livres qui en ont tant de belles. Je me souviens, par exemple, d’un monologue d’Antoine Arnault qui rapproche de sa maîtresse Elisabeth toutes les héroïnes de romans, toutes les reines d’Espagne, toutes les beautés de l’histoire et de la littérature, le long de quatre pages d’un dénombrement prosaïque et insupportable.
Dans la Nouvelle Espérance, quand un brave médecin vient voir Sabine qui est mourante d’amour, elle le prie de la guérir.
«Il lui conseilla le calme, le sommeil, la nourriture.
«Elle lui dit:
«—Alors, docteur, le soleil et les soirs violets et les bouts de nuit où semblent s’égoutter encore les lunes qui furent sur Agrigente et sur Corinthe ne vous font pas un mal affreux?...»
De même que M. d’Annunzio à ses premiers romans, Mme de Nouilles se montre docile à subir de multiples influences. L’auteur du Triomphe de la Mort, celui de Sœur Béatrice et de Monna Vanna, l’auteur Du Sang, de la Volupté et de la Mort lui firent une vive impression et lui laissèrent des empreintes. Celle des livres de Barrès est surtout évidente dans la Domination. Nous ne parlons pas seulement des coïncidences de[Pg 172] procédé ou de tempérament. De même que Barrès nous dit que Grenade «est une tente dans une oasis et, sous un parasol délicieusement brodé, un des plus mols oreillers du monde» et que «le port de Venise éveille en lui une sensation tiède et troublante comme la gorge d’une jeune femme», Mme de Noailles nous dit que Dordrecht «est pathétique comme une romance sous le feuillage» et qu’Amsterdam «lui apparaît libre et forte, reluisante comme mille miroirs». Mais ce ne sont là, en somme, que ressemblances fortuites.
Nous trouvons la trace d’une influence plus directe et nous nous souvenons inévitablement d’Un Amateur d’âmes en lisant cette belle page de la Domination;
«Dans l’antique Furnes gagnée par la mélancolie mystique, ils pleurèrent l’un sur l’autre à l’hôtel de la «Noble Rose» où la jeune femme pensait s’évanouir, lorsque le petit carillon de verre, toutes les dix minutes, jetait du haut du beffroi sa romance. Ils pleurèrent dans la vieille Ypres flamande, dure tourterelle que le soleil n’échauffe pas et Antoine, penché sur son amie, lui disait:
«—Oh! ma Vénus d’Ypres, ici et là, dans tout l’univers et partout, que nous sommes loin du bonheur!»
On croirait encore lire un passage Du Sang, de la Volupté et de la Mort, quand Mme de Noailles nous dit qu’Antoine Arnault, «par ce mois d’été, savourait cette maîtresse charmante avec un plaisir aigu et bien réglé ainsi qu’il goûtait[Pg 173] son sorbet à cinq heures et le déploiement d’un store d’osier vert devant le soleil.»
Je ne sais pas, quand même, si l’on ne pourrait appliquer à Mme de Noailles ce que Renan disait de George Sand: «Emue de tout ce qui était original et vrai, répondant par la richesse de son être intérieur à toutes les impressions du dehors, elle transformait et rendait ce qui l’avait frappée en harmonies infinies.» Mais aussi les qualifications «d’esprit ardent et inégal», d’imagination «fougueuse et incomplète, de raison faible» dont un autre critique caractérisait jadis l’auteur de Lélia, ne messiéraient pas trop à Mme de Noailles. D’ailleurs elle possède de George Sand la tendresse aimante pour la nature, un même penchant à se courber attentive sur le livre de l’univers, une même puissance d’exaltation outrée et de lyrisme.
Très jeune encore, Mme de Noailles avait déjà écrit de très belles poésies qui constituent la partie la plus essentielle, la plus brillante de son œuvre.
Et si dans ses œuvres en prose elle paraît privée totalement de psychologie et parle faiblement de tout ce qui n’est pas perception sensorielle, elle y montre cependant à merveille la connaissance qu’elle possède de la chair féminine et de tous ses replis obscurs, impulsifs, maladifs et compliqués.
C’est pourquoi nous avons insisté sur les[Pg 174] romans de Mme de Noailles. Inégaux dans leur valeur, ils nous précisent toutefois avec une force singulière et âpre certains côtés de la sensibilité moderne. Il y a certainement des choses dans ces romans qui déconcerteront toujours. Il est difficile de croire Mme de Noailles quand elle dit, par exemple, que dans l’amour c’est la femme qui s’offre, qui fait toutes les avances, qui demande et qui prie: On pensait jusqu’ici tout autrement.
Mais qu’importe? Mme de Noailles nous montre, d’autre part, une acuité de sens infinie. Elle a vu plus profondément que personne dans le naturel esclavage qui fait de la femme une éternelle malade, elle discerne et démêle le long écheveau des sens et les caprices sexuels, elle nous décrit, peut-être pour la première fois, les liens compliqués et infinis de la femme et de la nature, les parentés mystérieuses qui unissent la chair d’amour et le réveil obscur du printemps, les lassitudes vagues qui s’accordent avec les langueurs des crépuscules, les tyrannies des parfums, les concupiscences éveillées par la musique, les blessures que fait le soleil, l’inassouvissement des désirs, la fatalité terrible et occulte du regard et de la force de l’homme.
Il est vrai que, jusqu’ici, elle s’est consacrée à nous peindre au moins en ses esquisses réussies, un seul tempérament de femme, une sorte d’Iphigénie, vouée au sacrifice, pliée, renversée ou prête à se renverser sous la caresse de l’homme.
Mais qu’elles sont cependant sympathiques toutes ces prédestinées, Sabine et sœur Sainte-Sophie[Pg 175] et donna Maria, Corinne et Mlle Tournay et Elisabeth! troupeau offert à l’amour et tout pâmé sous le couteau du sacrificateur! Marchant droit vers les destinées cruelles de l’amour, elles nous apparaissent presque comme des héroïnes antiques, infortunées victimes qui vont s’offrir à notre animalité de mâles. Elles nous touchent, et nous troublent. En suivant au milieu de tant de créatures inférieures, tant de fleurs et tant de fruits, au milieu de tout le cortège de la nature, cette théorie de femmes défaillantes et qui succombent, on reste attendri et émerveillé.
D’ailleurs ces héroïnes de Mme de Noailles, que nous voyons toucher à l’affolement et au désordre, ne font en cela que nous ressembler. Elles sont le produit de notre civilisation et rendent quelques notes, des plus vibrantes, de l’hyperesthésie moderne, les derniers grincements du clavier nerveux qui fut si exaspéré, si tendu, si malmené vers la fin du XIXe siècle.
C’est en quoi Mme de Noailles nous a donné, en somme, l’image de l’idéal féminin, à l’aube du XXe siècle, George Sand, dans ses premiers romans, nous peignait la femme du commencement du XIXe siècle, l’être révolté et fier, tout enivré de liberté, qui voulait tenter une révolution, déclarer à son tour les droits de la femme et ne réussissait qu’à délirer. Assagie et affaiblie par un siècle de déceptions, Lelia finit par la docilité et paraît se faire païenne et sensuelle dans les livres de Mme de Noailles.
D’ailleurs, l’auteur de la Domination qui semblait avoir délaissé la prose, nous annonce la publication[Pg 176] prochaine d’un nouveau récit: Octave. On l’attend avec impatience. Je crois Mme de Noailles capable d’écrire un beau roman si elle rencontre un sujet s’accordant avec son tempérament sans pourtant trop la passionner, afin qu’elle puisse le traiter avec mesure. Déjà le Visage Emerveillé avait réalisé presque cet idéal et c’était une belle œuvre. Je souhaite qu’on puisse dire du même d’Octave.
De toute l’aventureuse famille romantique, de toute la postérité nombreuse de Jean-Jacques, Pierre Loti était l’enfant le plus primesautier et le plus sensuel.
C’est lui qui a découvert le secret de transformer les mots en caresses, c’est lui qui a trouvé le dosage exact des voluptueux breuvages de la mélancolie et du regret, c’est lui enfin qui sut exprimer, avec le plus de véhémence, les éternelles lamentations humaines sur l’immensité du monde et sur notre petitesse, sur la vanité de toute chose et sur la vigilance farouche de la mort, sur l’effroi de l’homme devant l’infini et sur l’implacable beauté de la nature qui demeure tandis que sans cesse nous passons.
Grand connaisseur en philtres littéraires, instinctivement musicien en sa prose, il parvint à allier tous les genres depuis l’idylle jusqu’à l’épopée. Il eut surtout le don ou l’adresse d’exclure de son œuvre toute préoccupation intellectuelle. Il parla exclusivement aux sens, laissa reposer le cerveau et ne fit appel qu’à notre sensibilité. Voilà sa caractéristique et, pour ainsi dire, la marque distinctive de son talent.
Grâce à cette inaptitude aux idées, à ce culte des émotions sensuelles, Loti apparut singulièrement[Pg 178] original et charma. Ses livres procurèrent des sensations enveloppantes et obscures, firent l’effet d’un continuel sortilège et opérèrent une incomparable séduction.
La grande querelle des classiques et des romantiques peut se réduire en définitive à une opposition entre la littérature d’idées et la littérature personnelle.
A l’exemple de la Grèce, le dix-septième et le dix-huitième siècles français parlèrent à l’intelligence, s’occupèrent de la logique des passions, s’adressèrent de préférence au jugement. Ils firent ainsi triompher la rhétorique et manquèrent nécessairement de lyrisme.
La nouveauté et l’excellence du romantisme fut, au contraire, d’avoir déplacé l’axe littéraire en négligeant le cerveau et en donnant toute maîtrise et prééminence au cœur. Depuis Jean-Jacques la littérature devint personnelle, remua le fond instinctif de l’homme, entreprit d’exalter les passions et empiéta sur le terrain de la musique, en émouvant les sens sans faire appel à la réflexion. Elle parvint de la sorte à être constamment lyrique. C’est en cela que Pierre Loti, qui écarte systématiquement de son œuvre les idées et excelle à susciter des images sensuelles, appartient essentiellement au romantisme. Il[Pg 179] faut, en effet, remonter à Chateaubriand et à Rousseau pour trouver l’origine de ces tendances. C’est l’auteur des Confessions et celui d’Atala qui évoquèrent par des mots les sentiments obscurs, les indéfinissables voluptés produites par les formes et les couleurs et qui eurent recours aux suggestions de l’harmonie afin de traduire de vagues dispositions de l’esprit, des vibrations nerveuses, moins des états d’âme que des états de chair. Mais Chateaubriand et Rousseau sont encore des raisonneurs. Par le respect qu’ils ont pour les idées, on voit bien qu’ils tiennent du dix-huitième siècle. Ils analysent, ils réfléchissent; adonnés aux sensations, ils continuent quand même de penser.
Pierre Loti échappa au contraire, et comme par miracle, à cette activité intellectuelle qui semble inhérente aux sociétés avancées. Il paraissait s’être délivré sans effort du fardeau pesant de nos acquisitions, de nos préoccupations modernes. L’eau de Jouvence qui ravive les forces et préserve l’esprit de la sénilité, il l’avait trouvée tout naturellement en se créant de saines et primitives jouissances, en se rapprochant de la nature par la naïveté, par l’insouciance, par les instincts.
Pour mieux s’expliquer cette disposition particulière qui accorde tant de jeunesse et de saveur aux écrits de Loti, il faut toujours se souvenir que les hasards et la fortune firent de lui un marin. Encore plus que son tempérament, ce fut la carrière qui façonna et détermina le talent original de l’auteur de Pêcheur d’Islande.
Le privant de lectures, l’isolant et l’éloignant de la civilisation, les longs voyages obligèrent Loti à devenir un contemplatif, à oublier nos manies modernes d’analyse et de réflexion. De même la succession perpétuelle de pays toujours nouveaux, toujours différents, permit à sa rare sensibilité de s’aiguiser, de s’affiner. Pendant les aventureux errements de port en port, le cerveau sommeille, l’âme s’abandonne tout entière à des grands soliloques devant l’espace. Et l’on peut dire qu’isolé, perdu au sein de l’immensité, l’homme recouvre son innocence et sa primeur et arrive à voir les choses avec des yeux libérés de tout artifice, de tout fard. Il fut ainsi loisible à Loti de considérer les grands spectacles du monde physique, avec le recueillement et l’intensité qu’y mirent les premiers hommes, lorsque, se trouvant ignorants et sans défense devant la nature, ils la regardèrent avec respect, ils la craignirent, ils l’adorèrent.
La mer, les montagnes, les villes disparues, l’infini des sables ou des plaines, objets exclusifs de ses émotions et de ses pensées finirent par le toucher et l’attirer plus que les êtres vivants. Ils lui parlèrent un plus clair et plus substantiel langage. Il vit le moindre brin d’herbe avec tendresse et attention et fut même porté à personnifier la mer, à donner une âme et des intentions aux choses, à adorer et à craindre le soleil. «Il m’a toujours attiré ce soleil, s’écrie-t-il, quelque part. Je l’ai cherché toute ma vie, partout, dans tous les pays de la terre... et j’oublie tout pour lui, quand il paraît. Et dans certaines contrées[Pg 181] de l’Orient, dans le grand ciel éternellement bleu, jamais adouci, jamais voilé, sa présence continuelle me cause une mélancolie inexprimable plus intime et plus profonde que la tristesse des hommes du Nord. Il est mon Dieu. Je le personnifie, et l’adore dans sa forme la plus animée, la plus terrible, la plus implacable: Baal».
Une sorte de fétichisme naïf, tel fut son habituel état d’âme. Païen, et ayant peu de goût pour la morale ascétique, il repoussa toute préoccupation transcendante. La même insouciance qu’il montrait envers les idées, il la manifesta aussi envers l’idéalisme:
«Laissons tout et jouissons seulement, au passage, des choses qui ne trompent pas, de belles créatures, de beaux chevaux, de beaux jardins et de parfums des fleurs.»
Et encore:
«Il n’y a pas de dieux, il n’y a pas de morale, rien n’existe de tout ce qu’on nous a enseigné à respecter; il y a une vie qui passe à laquelle il est logique de demander le plus de jouissances possibles en attendant l’épouvante finale de la mort.»
Nourri et retrempé dans la solitude, il a pu recouvrer la merveilleuse fraîcheur de sensation, la sauvage acuité, les dons purs et brillants qui nous éblouissent dans le printemps des littératures. Il parvint surtout à atteindre cet état voluptueux d’anéantissement, cet éparpillement de la pensée, ce silence parfait du cerveau qui permet de mieux percevoir et saisir par les sens le monde extérieur. Alors les nerfs se surexcitent,[Pg 182] l’être se réduit à une merveilleuse machine réceptive; toute impression, tout contact avec les choses semble une caresse matérielle et aiguë.
Et l’on comprend aisément que Loti cultiva exclusivement le genre descriptif. Voyant désormais la création avec des yeux dessillés et innocents, il trouva de nouveaux mots pour nous la représenter. Mais il ne décrit pas comme Gautier ou les Goncourt qui ambitionnaient de rivaliser avec la peinture en figurant la vision nette et plastique des objets. Loti ne cherche pas seulement à saisir et à fixer le paysage qu’il voit, mais aussi l’état d’âme que ce paysage provoque en lui et moins que la forme des objets il est occupé à nous communiquer la vibration intime et profonde que ces objets suscitent en ses sens. C’est pourquoi ses descriptions éveillent des émotions indéfinissables.
Du reste, même lorsqu’il se limite à nous peindre ce qu’il voit, il a plutôt tendance à transfigurer les objets, à élargir leur cadre, à les colorer intensément et à nous faire voir l’infini au fond de ses tableaux.
Les rochers de Monténégro éveillent en lui l’impression de tout un «cataclysme pétrifié qu’une main terrible aurait suspendu dans l’air». La tempête est «une clameur grande sortant des choses comme un prélude d’apocalypse.» De même, il voit le vol des ibis rouges comme des «traînées de feu». Les papillons lui apparaissent «semés de gouttes d’argent en relief».
Il sait rendre le vif et brillant émail des choses;[Pg 183] mais il excelle aussi à peindre délicatement les demi-teintes, à fixer des gradations habituellement insaisissables ou au moins intraduisibles. Ainsi il fera sentir les qualités de l’air, les vagues exhalaisons de la terre, les apparences muables de l’eau, les fraîcheurs changeantes de la forêt, les signes fugitifs du ciel, les éclats variés de la lumière. Et cela avec une extrême légèreté et des nuances infinies, trouvant généralement de nouvelles combinaisons de mots, inventant d’ingénieux artifices d’évocation, afin de mieux éclairer et mettre en relief ses impressions: «Deux heures du matin, le cœur de la nuit. L’étoile du berger, reine des instants plus mystérieux qui précèdent le jour, brille dans l’Est de tout son éclat blanc... L’atmosphère de la nuit à cette heure franche et vierge est dans certains fonds, au milieu des bois où les exhalaisons des mousses, du sol humide persistent encore ou dans le fouillis inextricable et léger des ramures d’hiver. Autrement rien. Il semble que l’on respire la pureté même, tellement, que l’on devinerait au flair, le long de la route, les rares métairies éparses d’où sortent par bouffées bientôt perdues des odeurs de brûlé, de fumée, de fauve, de repaire de bêtes.»
Et il évoque avec une finesse encore plus grande les solitudes océaniques, les mirages polaires, ces étendues crépusculaires sans forme ni variété, dont la beauté et la fascination ne paraissent pouvoir se traduire que par le rythme et la musique. C’est ainsi qu’il peignit les paysages islandais avec des mots simples à valeurs[Pg 184] atténuées et qui acquièrent sous sa plume un nouveau prestige et ont la vertu d’ouvrir subitement devant nous des perspectives insoupçonnées:
«C’était une lumière pâle, pâle, qui ne ressemblait à rien; elle traînait sur les choses comme des reflets de soleil mort... L’œil saisissait à peine ce qui devait être la mer; d’abord cela prenait l’aspect d’une sorte de miroir tremblant qui n’aurait aucune image à refléter; en se prolongeant, cela paraissait devenir une plaine de vapeurs et puis plus rien; cela n’avait ni horizon ni contours.
«La fraîcheur humide de l’air était plus intense, plus pénétrante que du vrai froid et en respirant on sentait très fort le goût du sel. Tout était calme et il ne pleuvait plus; en haut des nuages informes et incolores semblaient contenir cette lumière latente qui ne s’expliquait pas; on voyait clair en ayant cependant conscience de la nuit et toutes ces pâleurs des choses n’étaient d’aucune nuance pouvant être nommée.»
Pour exercer ce merveilleux talent de description, il fallait un champ inexploré et vierge. Pierre Loti a compris que ce n’est ni la Grèce, ni Rome, ni tout l’Occident qu’on peut saisir par les sens et sans l’aide de la pensée. Les[Pg 185] aspects divers de notre vieille Europe, toute spiritualisée par des siècles d’histoire et ou chaque site éveille une idée et possède une âme, étaient épuisés par les grands romantiques et n’offraient guère de prise au talent instinctif de Loti. Pour que cet admirable appareil à sensations pût vibrer avec nouveauté, il fallait des terres inconnues et primitives sans passé ni pensée, des contrées brillantes d’étrangeté, de verdeur. Loti ne s’occupa donc que de pays lointains et naïfs qui contrastent avec notre civilisation et nous charment par leur innocence. Ainsi il visita et figura dans toute leur naturelle et pure jeunesse les îles océaniques au printemps immarcescible, aux fleurs capiteuses, aux mœurs indolentes; et l’Asie passionnée aux rives dorées, à la douce lumière, aux femmes mystérieuses et tentatrices, et encore le Sénégal brûlé, criant de volupté et d’angoisse et le vieil Alger figé dans un songe immobile et tendu. Puis ce fut Stamboul frangé de minarets et de tours, et l’Egypte vénérable aveuglante de lumière; et les sables mouvants du désert et les terres sacrées de la Palestine et la Bretagne bleue et brumeuse au clair visage et à l’âcre senteur marine. Il visita encore l’Inde si alanguie, si puissante et grave par la pensée, aux aspects éternels; et la terre nitreuse de l’Espagne et les pays Dalmatiques et les Mers du Nord et les espaces polaires qui semblent encore incréés et paraissent se faire et se défaire sous les clartés phosphorescentes et vagues qui les illuminent.
Il nous décrit aussi des végétations ignorées,[Pg 186] des bois encore purs de tout contact humain, des mers d’un bleu laiteux, «d’un bleu de turquoise fondue», et des terres mortes et des terres vierges, toute une foule d’horizons et de spectacles grandioses et nouveaux.
Il nous a amusés et charmés en ranimant devant nous, par son prestigieux talent d’évocation, l’aspect de ces contrées, la faune et la flore de ces pays, les oiseaux brillants, les fleurs aux senteurs inconnues et tant d’autres choses exotiques dont il nous a appris avec quelque complaisance les noms étranges. Mais il nous a, encore plus, passionnés et intéressés en nous montrant des êtres vivants, des femmes surtout, qui nous faisaient sentir le parfum de leur chair et nous parlaient de voluptés inéprouvées. C’étaient des femmes blanches, noires, ambrées ou olivâtres; Malaises qui tenaient de l’oiseau, de l’ouistiti et de l’enfant; japonaises minces aux formes hiératiques; Géorgiennes qui emprisonnaient l’infini dans leurs yeux; filles prime-sautières et gracieuses de la terre basque ou des landes bretonnes.
Il nous entretint naïvement et sensuellement de ses amours, nous invita à suivre les étranges rendez-vous qu’on lui donnait dans les hamacs d’aloès enivrants de parfums ou dans les forêts de cocotiers. Il nous fit part de ses longs repos près de la Circassienne Aziyadé et de leurs promenades secrètes dans une barque voluptueuse «remplie de tapis soyeux, de coussins et de couvertures de Turquie».
De même, il nous permit de humer la chair agile et capricieuse de Rarahu «aux yeux d’un[Pg 187] noir roux, pleins d’une langueur exotique, d’une douceur calme comme celle des jeunes chats quand on les caresse et aux longs cils si noirs qu’on les eût pris pour des plumes peintes». Et encore, il nous fit éprouver dans notre sang la morsure et la brûlure des caresses de Fatou Gaye, qui, nue, ceinte de grains de verroterie et de chapelets d’amulettes, «avait une voix grêle et flûtée, des minauderies d’ouistiti amoureux et une petite tête ébouriffée de mouton noir».
A côté de tant d’amours idylliques, tant de fraîches et éphémères liaisons d’où l’idée du péché et de la morale était absente, de tant de voluptés naïves ou sauvages, il nous peignit aussi les saines amitiés qui nouent les longues traversées, les forts sentiments qui éclosent dans les âmes primitives des marins et aussi les imperceptibles et délicates nuances de l’âme vierge de l’enfant.
Ces spectacles toujours divers de son kaléidoscope sensuel, Loti les ennoblit et nous les rendit plus intéressants en les animant et les enfièvrant de cette naturelle tristesse, de cet héréditaire pessimisme que l’homme ressent toutes les fois qu’il jette un regard pensif sur l’univers, ou s’interroge sur sa propre destinée. Ces rudiments de méditation philosophique qui ont le don de[Pg 188] nous émouvoir instinctivement, sans passer pour ainsi dire par la réflexion, Loti les répète sans cesse et en fait le commun refrain de toute son œuvre. Chacune de ses pages nous le montre anxieux de notre destinée, craintif devant l’infini, méditant la mort, associant les épouvantes du trépas et de l’anéantissement à toute sensation d’amour ou de plaisir.
En réveillant ce vieux fond d’angoisse, l’auteur d’Aziyadé a montré une parfaite entente de son époque et nous a dévoilé sa vraie nature de romantique. Car ces problèmes de l’universelle vanité, de l’inévitable mort qui préoccupaient déjà Homère et l’auteur de l’Ecclésiaste semblent défier la civilisation et se rire du progrès. Ils continuent à nous tourmenter comme ils tourmentèrent nos ancêtres et fournissent un thème éternel au lyrisme. C’est pourquoi, après les poètes latins et ceux de la Pléiade, après les orateurs chrétiens, les romantiques ne dédaignèrent point de puiser à cette vieille source d’émotion et de mélancolie. Mais tandis que Lamartine et Hugo méditent avec décence, la fuite du temps et le néant de notre destinée, Loti s’en plaint sans mesure, en semble hanté et peuple tout l’univers de ses regrets et de ses effrois pessimistes. Il finit même par trouver je ne sais quel trouble plaisir et quelle perverse volupté dans cette perpétuelle évocation de la mort. Qu’il voie une belle chose ou qu’il aime une chair fraternelle, qu’il se blotisse contre un être humain, ou qu’il recueille la volupté d’un coucher de soleil sur la mer, toujours l’idée de[Pg 189] la fin et de l’anéantissement le hante et l’épouvante.
«Hélas! dans vingt, dans dix ans, peut-être, où serons-nous, pauvre Aziyadé? Couchés en terre, deux débris ignorés, des centaines de lieues sans doute sépareront nos tombes et qui se souviendra encore que nous nous sommes aimés? Un temps viendra où de tout ce rêve d’amour, rien ne restera plus, un temps viendra où nous serons perdus tous deux dans la nuit profonde, où rien ne survivra de nous mêmes, où tout s’effacera, tout, jusqu’à nos noms écrits sur nos pierres.»
La pensée du trépas le poursuit toujours. Il parle immodérément de l’universelle loi de passer et de mourir, de l’épouvante finale, et, «aux dessins familiers des choses», il oppose toujours «les yeux humains sitôt fermés par la mort».
Comme les assistants de la grand’messe au cimetière dans Ramuntcho, il médite sans répit le grand mystère et l’inévitable mort. Cette hantise de la fin, cette perpétuelle tristesse semble décidément l’aider à s’exalter, à aviver ses sensations, et c’est à travers un voile de mélancolie, et habillés de deuil qu’il évoque ses souvenirs. Du reste, cette attitude macabre et résignée apparaît même jusque dans les titres de ses recueils d’impressions qu’il a appelés tour à tour: Le livre de la pitié et de la mort, les Fleurs d’ennui, les Reflets sur la sombre route. Ses écrits coulent ainsi tristement comme de silencieuses et voluptueuses larmes.
L’uniformité, voilà le redoutable écueil de ce perpétuel soliloque mélancolique, de cette sensuelle description où excellait Loti. Nous varions nos jouissances par le cerveau. Si les idées ne nous touchent pas autant que les sentiments, elles nous amusent davantage, elles nous permettent le changement et la diversité, elles rendent possibles toutes les transformations.
Aimer et confesser ses amours, contempler la succession des paysages et raconter les reflets qu’ils laissent dans l’âme, est un procédé vite épuisé, incapable de diversité et de mutation.
Mais afin de demeurer véhément et personnel, et de ne pas dépasser les limites naturelles de son talent, Pierre Loti dut accepter cette monotonie. Il ne recula point devant les répétitions, il recommença les mêmes romans, continuant de noter sans cesse son rêve intérieur.
Il comprit justement que son œuvre n’était neuve et singulière qu’à cause de cette originale uniformité. Il eut parfaitement conscience que le métier et les facultés du romancier réaliste lui manquaient. Il était peu capable de raconter une histoire, de représenter les faits, d’agencer un récit et de reproduire fidèlement la vie. Il perdait pied dès qu’il sortait de son âme, de sa vision particulière, de son harmonieuse et singulière tristesse. Et il faut le louer d’avoir exclusivement[Pg 191] exploité le beau et restreint le filon de son talent personnel. Il faut surtout l’admirer pour la science et l’adresse et la merveilleuse virtuosité qu’il développa afin de rompre autant que possible la monotonie fatale de son procédé et d’éviter l’ennui. Pour nous donner un plaisir toujours nouveau à l’aspect de son âme, à son monologue, à ses élégies, à sa complainte éternelle, il changea ses horizons, erra un peu partout, épuisa les beautés de la terre et de la mer, essuya les chaleurs torrides et les froids polaires.
Puis, voulant piquer et éveiller davantage notre intérêt, il essaya aussi de changer le miroir où tous ces paysages se reflètaient, et de varier les états de son âme. Nous le vîmes rouvrir audacieusement le poussiéreux magasin, plein de ferrailles et d’oripeaux, où se travestissaient les premiers romantiques. Il s’y affubla à son tour. C’est ainsi qu’il fit semblant de se donner comme proie au spleen et à la mélancolie, et qu’il se montra traversé par les angoisses du doute. Il arbora des goûts bizarres, déclara aimer la vie à la turque, parut un moment vouloir se faire musulman, et exagéra jusqu’à l’étrangeté son amour des choses simples.
Peu à peu il multiplia les poses, prépara un peu théâtralement ses voyages, et agrémenta son talent par les complications de ses attitudes. Il y avait d’ailleurs tant de puérilité, de candide innocence dans ces artifices qu’on ne pouvait les suivre qu’avec sympathie. Les subites angoisses, la gravité solennelle que cet aimable païen témoignait au moment où il prenait le bâton du pèlerin,[Pg 192] allant chercher en Palestine sa foi et sa spirituelle lumière, nous plurent. De même, plus tard, nous avons appris avec curiosité les mystérieux attraits que l’Islam exerçait sur lui. Ce grain de cabotinage pittoresque, à la Chateaubriand, ajoutait en somme au charme opéré par son œuvre.
Tels sont à peu près les éléments essentiels du breuvage savamment composé que Pierre Loti nous a offert. Nous y goûtâmes émerveillés, nous finîmes même par le boire à grandes gorgées. Il faut dire que pour la première fois on voyait une pareille richesse de sensations, une telle orgie de couleurs, de fraîcheur, de nouveauté, d’originalité. Il nous fallut créer un nom spécial pour désigner cette sensualité nouvelle. Loti fut le chef de l’exotisme. Nous eûmes de vrais frissons de volupté, à voir se succéder devant nous tant de vastes horizons, et à prendre contact d’une façon si intense avec le visage multiple de la terre, les mille variétés de l’âme et de la chair humaines, telles qu’on les rencontre sous toutes les latitudes, sous les climats où soufflent les autans et dans les mers polaires.
Notre curiosité était lasse des éternels adultères dont on nous entretenait régulièrement, et ne pouvait plus s’intéresser à la monotonie fatale du romanesque européen. En voyant donc ce[Pg 193] renouveau de sauvagerie qui avivait et rajeunissait l’éternel sujet de l’amour, en communiant ainsi avec un peu de chair khassoukhee, malaise ou marocaine et en suivant ces singulières liaisons où la langue ne pouvait point exprimer les sentiments, où seuls les instincts parlaient, où des sensualités diverses provenant des deux extrémités de la terre se rencontraient, se heurtaient et enfin se mêlaient dans des baisers aigus et sauvages, nous sentîmes un plaisir trouble, inquiétant où l’étonnement et un peu de perversité entraient comme éléments essentiels.
En tout cas, seule l’immense vogue, l’audience universelle accordée aux idylles de Gessner et aux poésies de Lamartine peut être comparée au succès franc, impétueux et général qui accueillit les premières œuvres de Pierre Loti. Une note nouvelle paraissait acquise à la littérature française; une séduction ignorée semblait s’offrir à nous.
Et l’on peut dire que ce grand succès était mérité et que Loti restera parmi les artistes les plus pénétrants, les plus personnels. Il nous révéla une oasis de fraîcheur et après avoir captivé une génération, son œuvre a quelques chances de survivre, et de rester comme tant d’autres créations savamment ouvragées et respirant néanmoins le naturel, tels Daphnis et Chloé ou le chef-d’œuvre de Bernardin-de-Saint-Pierre.
Fleurs charmantes et singulières, les poèmes de Pierre Loti exhaleront longtemps leurs parfums capiteux, presque vénéneux, mais irrésistibles.
Léon Tolstoï fut parmi ces élus que le Destin fait naître afin qu’ils résument une nation et passionnent une époque. De tels hommes, disait Renan, paraissent rendre la voix et l’expression à des millions de consciences. Ils pensent et sentent pour la multitude et sont le porte-voix d’un peuple entier.
Par la force et le son de ses paroles qui ressemblaient à des actions d’éclat, Tolstoï a fait, non certes pour la grandeur, mais pour la renommée et le prestige de la Russie, autant que Pierre le Grand. L’Europe avait pendant trente ans les yeux fixés sur cette plume, comme elle les fixe sur l’épée d’un conquérant.
Après avoir été sensibles à l’art de l’écrivain, nous nous sommes intéressés aux préoccupations, aux angoisses de l’homme. C’est là qu’il faut chercher le secret de son immense et persistante influence. Car nous disions que Léon Tolstoï a incarné l’âme russe. Pourtant il l’a incarnée[Pg 196] moins peut-être que Dostoïevski; il ne l’a incarnée qu’autant que Gogol ou Tourgueneff. Mais il a su faire plus. Il a été universel, il a été humain.
On sentait en lui un frère. Il avait passé par les mêmes angoisses que nous, par la même perte de la foi, par la même crise de pessimisme, de scepticisme et pourtant, au lieu de se résigner comme tous, au lieu de capituler et de vivre sans pensée, il s’est entêté héroïquement à frapper aux portes de l’inconnu, à s’inquiéter de tous les mystères, afin de trouver une raison et un but à son existence.
Emerson disait à propos de Shakespeare, «que la grande puissance géniale consiste à n’être pas original du tout, à être une parfaite réceptivité; à laisser les autres faire tout et à souffrir que l’esprit de l’heure passe sans obstruction à travers la pensée». Tout en restant l’homme de sa race, le génie représentatif de la Russie, Tolstoï a su résumer la crise morale de son époque et exprimer en les exagérant toutes les inquiétudes religieuses que la génération précédente a traversées et que tourmentent encore un grand nombre de nos contemporains.
Depuis déjà Jean-Jacques Rousseau, une grande partie de la littérature est devenue active et militante. Ecrire n’est plus amuser, ni chercher le beau, c’est prophétiser, agir, entraîner ou convertir. A la fin du XIXe siècle, l’on a vu trois hommes surtout, pour lesquels la plume était comme une croix ou une épée: Ibsen, Ruskin, Tolstoï...
Il y a, certes, bien des rapprochements à faire entre ces trois esprits qui ont presque également occupé leur siècle et qui se sont pareillement préoccupés des questions tragiques qui le tourmentaient. Tolstoï paraît, toutefois, le plus grand de la triade parce qu’il a été le plus absolu, celui qui a fait vibrer les fibres les plus profondes de l’âme et qui a reflété plus intimement la crise que son temps traversait. Puis, il lui a été donné, à lui, de délirer comme les fous et comme les prophètes. Il lui a été donné de pouvoir sortir de l’art et des artifices de pouvoir tout renier, de tout abandonner et d’arriver à cette exagération inhumaine, mais sublime, du mysticisme, que connurent les saints et les vrais réformateurs, un François d’Assise, un Savonarole.
Il a su nous figurer minutieusement la guerre dans son premier chef-d’œuvre, la vie de famille et de cour, dans son second, la vie de prison dans Résurrection. Il nous a présenté des caractères vivants et frappants comme Pierre Bezouchof et André Boltkonsky, de Guerre et Paix, comme Anna, Constantin Levine, et Alexis Vronsky, d’Anna Karénine; comme la Maslova ou Nekloudof de Résurrection. De même, il nous peignit de grandes et fidèles toiles où il savait admirablement conserver l’infini et la majesté des horizons sans sacrifier aucun détail.
Enfin, il nous a rendu inoubliables les scènes de la lutte de la Russie contre l’étranger, la fatalité et l’horrible angoisse des carnages humains, puis la tristesse des soirs dans la steppe, la grandeur des paysages du Caucase. Et plus encore, il[Pg 198] a pu figurer l’attrait infini de l’amour et le tout-puissant, simple et horrible mystère de l’homme. Car il y a partout dans son œuvre des récits consacrés à la mort et on voit que c’est une véritable hantise, une incessante obsession chez lui que cette image des derniers moments de l’être qui s’apprête à retourner vers l’infini.
Mais si tous les caractères, les mœurs et les paysages, tous ces groupes, tous ces grands tableaux sont évoqués avec parfaite maîtrise, et présentent un naturel éclat, ils se trouvent pourtant subordonnés à une pensée. Ils ne servent qu’à rendre plus intense les opinions de l’auteur.
Car plus encore qu’Ibsen, Tolstoï a eu le talent rare de copier fidèlement la nature sans, pour cela, cesser d’être un penseur. Il expose des thèses, il prêche, il endoctrine. Et cependant, il réussit à ne pas altérer en rien le caractère de ses héros, à ne point s’écarter de la vie, à respecter toute la vérité, tout le détail des mœurs et de l’ambiance. Ses personnages vivent d’abord, puis ils servent d’exemple. Les conclusions ne partent point de la bouche de l’auteur, mais se dégagent des faits. Ce n’est jamais là une thèse surajoutée à l’action, mais la réponse naturelle, le résultat fatal des événements.
Ruskin et Ibsen demeurent quand même des artistes. Tolstoï ayant commencé par être un créateur plus grand qu’eux, est devenu un illuminé. Il ne se préoccupe pas, lui, de mettre plus de liberté ou plus de beauté dans la vie. Il veut remonter aux sources profondes de la foi, réformer le monde, transformer les sociétés, trouver[Pg 199] le sens de l’existence et les lois qui doivent la régler et la régir.
Et, dans une sorte de délire sacré, avec la redoutable et vive confiance des prophètes, il brise tout, il renie la patrie, le progrès, la science, l’art, l’intelligence, la culture, la civilisation, tout le présent, toutes les acquisitions modernes, tout ce qui encombre ou offusque sa route ascendante vers l’absolu.
Et tandis que nous le voyons s’égarer parmi des décombres et tomber d’exagération en exagération, un respect immense nous saisit. C’est que nous sentons, malgré notre incroyance et notre scepticisme, que cet homme exalté et incohérent, vit pourtant la seule vie qui soit digne d’être vécue, celle qui est tournée vers le mystère, celle qui interroge l’infini, celle qui écarte les mensonges et les illusions du siècle, pour regarder l’éternel, pour sonder le néant, pour interroger la mort et trouver la vraie destinée de l’univers.
Et l’influence immense et singulière de Léon Tolstoï s’explique, croyons-nous, par cette véhémence du caractère, par cette téméraire ampleur des aspirations. Nous ne sommes grands et notre voix n’obtient l’audience du monde qu’en raison de notre capacité d’affronter les questions que l’homme se pose depuis son éveil à l’existence. L’humanité tournera éternellement ses regards vers ceux qui sauront lui enseigner comment il faut vivre, comment il faut espérer et croire.
L’ascète et le héros qui étaient en Léon Tolstoï[Pg 200] ont fini par effacer le romancier et par dépasser de beaucoup sa renommée. Longtemps avant sa mort, l’auteur d’Anna Karénine n’agissait plus sur l’imagination et le cerveau de ses lecteurs, il en influençait les âmes.
L’artiste pourtant est grand, et c’est lui qui restera quand les préoccupations de son époque ne pourront plus trouver d’écho dans l’âme des générations futures, quand les idées réformatrices de l’apôtre perdront de leur chaleur et de leur véhémence.
Nous sommes tentés presque à chaque page de Tolstoï, de crier comme Flaubert lorsqu’on lui traduisait la mort du comte Bezouchof, dans La Guerre et la Paix: «Mais c’est du Shakespeare, ça, c’est du Shakespeare!»
Et nous partageons aussi, volontiers, l’opinion de Melchior de Vogüe, qui «avouait tout bas» qu’il ne trouvait dans aucune littérature des morceaux pouvant rivaliser, pour l’épique grandeur et la force évocatrice, avec les chapitres de l’incendie de Moscou dans Guerre et Paix.
L’artiste est grand. Il n’a pourtant ni des dons lyriques,—au moins dans ses grands romans—ni la clarté et la cohérence dans la composition. Il ne se soucie guère du sujet ni de la forme. Il est privé de presque toutes les qualités latines.
Mais en revanche, ce qui le caractérise est un talent supérieur de scrutateur d’âmes, de remueur d’hommes. Il possède au plus haut degré la lucidité russe, cette vision précise implacable et pourtant frémissante et apitoyée qui ne laisse passer rien inaperçu, qui sait rendre la nature et le relief des objets, qui parvient à creuser les caractères, à évoquer les physionomies et les âmes, à éterniser et à fixer les gestes à reproduire la vie sans la désorganiser et sans interrompre, pour ainsi dire, son écoulement.
Il est naturaliste, et on l’a déjà dit abondamment. Mais encore une fois il y a un abîme entre lui et les naturalistes français et même anglais. La reproduction vraie et exacte de la réalité est, pour Tolstoï, un moyen et non une fin. Il n’écrit pas pour décrire, il n’évoque pas simplement des physionomies ou des paysages comme Flaubert ou Zola. Il reproduit exactement le vrai, afin de rendre ses pensées et ses opinions plus saisissantes.
Ainsi Tolstoï est un créateur, un créateur abondant qui communique la vie sans effort, qui insuffle l’âme naturellement, qui fait mouvoir les masses et agir les personnages selon les lois de la réalité et des passions.
Et, comme il y a en ses livres la même absence de plan, la même souveraineté du hasard, la même incohérence, abondance et complexité, que dans la réalité—comme Anna Karénine et Guerre et Paix ressemblent autant que le Roi Lear ou Hamlet à des forêts ou à des cathédrales gothiques—l’illusion de la vérité devient plus forte et plus intense. Ces romans touffus, fatigants,[Pg 202] tortueux, nous frappent comme des faits réellement arrivés, des vies humainement vécues. On en sort avec la même courbature et le même frémissement douloureux, qu’on ressent en voyant du Shakespeare sur la scène. Le récit de la mort d’Ivan Illits, de Nicolas Levine, de Pierre Bezouchof, l’évocation de l’incendie de Moscou, la description de l’entrée des Français au Kremlin sont d’inoubliables et terrifiantes visions.
Et s’il n’y avait, par-ci par-là, je ne sais quoi de barbare et de mal poli qui blesse et offusque la clarté latine, on serait peut-être tenté de comparer de telles pages aux récits homériques et aux chants dantesques.
Derrière cet art puissant, s’ouvre un infini et à travers les lignes de tous ces ouvrages évocateurs, nous apercevons une âme humaine qui combat et qui souffre. Aussi, ce naturaliste, au lieu d’être impassible et de rester étranger à son œuvre, intervient constamment afin de la réchauffer par sa pitié et ses inquiétudes. Il ne ricane pas comme Stendhal, il n’est pas impitoyable et glacial comme Flaubert; il sent, il pâtit avec ses héros.
C’est que l’histoire de ses œuvres suit l’histoire de sa pensée. Ses grands romans, la Guerre et la Paix, Anna Karénine, Résurrection, nous racontent une même aventure, qui est la sienne,—l’aventure[Pg 203] d’un gentilhomme sceptique et pessimiste qui, ballotté par la vie et éprouvé par le doute, trouve enfin sa voie au contact des simples et s’initie à la vraie religion de la souffrance humaine.
Tandis que les autres romanciers russes n’ont fait que méditer le mystère de la douleur et de la pitié, Tolstoï, après l’avoir vécu, a tenté de le résoudre.
La maladie du nihilisme, vraie maladie moscovite, l’a aussi visité comme elle a visité Tourgueneff et Dostoïevski. Mais au lieu de se résigner avec amertume et ironie aux misères de l’homme et à l’ignorance des causes, Tolstoï voulut aller témérairement jusqu’au but et se guérir de son tourment.
Il avait, d’abord, perdu la foi, il avait été influencé par le scepticisme moderne, il s’était rassasié de cette méditation du néant qui est propre aux esprits du nord.
Puis, un jour, la lumière descendit en lui et l’inonda. Comme Pierre Bezouchof, qui, au moment du suprême désespoir, de la grande lassitude, rencontre le paysan Platan Karataief, comme Levine qui découvre le sens de la vie au contact du moujik Fédor, comme Nekloudof, de Résurrection, Tolstoï aussi a trouvé son chemin, sous l’influence d’un esprit simple, sous la direction spirituelle du paysan Kutaïef.
Depuis lors, ce nihiliste, ce pessimiste, qui croyait que la vie est un mal et qui songeait à l’abréger par le suicide, trouva une réponse à cette angoissante demande. «Pourquoi je vis?»[Pg 204] à ce problème de l’existence devant lequel la science et l’art restent muets.
En regardant les simples «il a compris, dit-il, qu’il fallait rentrer dans la foi simple».
Il était sûr, enfin, d’avoir découvert le sens vrai de l’Evangile, d’avoir réussi à renouer la tradition des premiers chrétiens.
Maintenant, nous devons avouer que cette religion que Tolstoï a formulée et répétée dans plusieurs de ses ouvrages, se résume en quelques préceptes très simples, mais dont l’application détruirait tout l’édifice social.
Considérer que le paradis est sur cette terre, que nous sommes tous des fraternelles étincelles de la vie universelle, que l’intelligence est un mal, que tout est dans la pureté du cœur et la simplicité de l’esprit—telles sont, en un trop rapide résumé, les principales idées de Tolstoï.
Comme les millénaires, comme Joachim de Flore, comme les rêveurs du moyen âge, et les modernes sectaires mystiques que l’on rencontre en Italie et en Russie, Tolstoï a été vite emporté par les douces aberrations du fanatisme. Il n’a pu se rappeler quel esprit de conciliation et de tolérance exigent les durables édifices humains. Presque tout de suite en cherchant les extrêmes conséquences de ses principes, il a abouti à cette fureur d’ascétisme, à cette sorte d’hypertrophie du sentiment religieux, qui finit par devenir incompatible avec la vie et par se montrer hostile à toute joie humaine.
Et Tolstoï a nié l’idée de la patrie, en tant que contraire à la fraternité humaine. Il se méfiait de[Pg 205] l’éducation, qu’il considérait comme une vaine servitude, n’ayant d’autre résultat que l’innocence primitive. De même, il a méprisé le progrès, il a condamné la science, il a renié l’art, il a proscrit l’amour.
Comme Savonarole, il était prêt, lui aussi, à faire brûler sur le bûcher des vanités, toutes les choses douces éphémères et imparfaites qui constituent la civilisation.
Et sa fin fut digne de sa vie. Le geste de cet homme qui, dans un effort suprême, brise les derniers liens de la famille, de la patrie, de l’existence sociale et va se recueillir dans la solitude, attendant l’appel suprême de la mort, a frappé par sa désordonnée mais surhumaine grandeur. On s’est souvenu involontairement de Dante Alighieri, cet autre génie farouche qui, selon une légende, est allé frapper, lui aussi, un jour, à la porte d’un couvent pour y chercher la paix de l’âme.
Par sa belle fuite, le prophète de Iasnaïa Poliana a montré quel abîme le séparait de ses contemporains. Il n’y avait rien de commun, en effet, entre l’assourdissant bruit de la vie séculière et les méditations douloureuses de cet homme qui cherchait le sens et les fins de l’existence.
Il disait, dans ses Pages ultimes: «Arrêtons-nous[Pg 206] au milieu de nos occupations et de chacun de nos plaisirs, et demandons-nous: Faisons-nous tout ce que nous devons, ou bien dépensons-nous inutilement cette vie qu’il nous est donné de passer entre deux étreintes de néant.»
Et de sentir autour de lui les vanités du prix Nobel, les soucis d’argent, le son vil des pièces d’or que les éditeurs remuaient et faisaient tinter pour l’attirer, le coup de sonnette des reporters, la traîtrise sournoise des cinématographes qui le guettaient à la porte, les lettres des quêteurs qui le priaient de lancer un nouveau porte-plume ou une nouvelle poudre dentrifice, il a frémi de terreur et de dégoût jusqu’au fond de l’âme. Comme cet ascète byzantin du ve siècle qui fuyait avec sa colonne et s’enfonçait de plus en plus dans le désert pour se trouver seul avec son âme, Tolstoï s’enfuit loin, s’évada du siècle, voulant enfin vivre la vraie vie, celle qui le rapprocherait du silence et de la prière.
En mourant, il a laissé le monde amoindri, car une grande puissance de croire et de souffrir disparut, avec lui. Lorsqu’on parlera plus tard de cette immense crise d’inquiétude qui, commencée par Rousseau et la Révolution, a tourmenté tout le xixe siècle,—lorsqu’on fera l’histoire et le bilan de ce renouveau évangélique de pitié et de fraternité qui aspirait à transformer les sociétés modernes, le nom de Tolstoï apôtre sera cité parmi les premiers, car son rôle de précurseur dans le réveil désordonné et effrayant de la Russie mystique et communiste est aussi important que son rôle d’artiste et de romancier.
A en croire une ancienne légende grecque, c’est par un baiser de Bacchus, reçu en songe, qu’Eschyle eut la révélation de la tragédie.
Ce baiser d’initiation, privilège de très rares élus, Ibsen l’avait reçu au front comme une divine brûlure. Génie tragique par excellence, il y aurait chance qu’il restât dans l’histoire du théâtre, assez près de la triade grecque, à côté de Corneille—puisque Shakespeare demeure isolé et superbe—comme un des plus grands génies dionysiaques.
Mais nous sommes encore près de lui, de sorte que notre jugement doit nécessairement porter la marque de l’incertitude et de l’hésitation.
Peu préparé pour goûter et comprendre son théâtre consacré à la lutte titanique des idées, la critique jugea Ibsen étrange en son originalité. Il parut un peu obscur parce que grand. La poésie embrumée et allégorique de Peer Gynt, les idées généralisées jusqu’à paraître symboliques du Canard sauvage et du Constructeur Solness, la tragédie toute psychique de Jean-Gabriel Borkman déconcertèrent. Pour un moment, on douta qu’un chef-d’œuvre qui paraissait difficile à comprendre pût être un chef-d’œuvre durable. On n’avait pas songé que Prométhée ne semble[Pg 208] pas avoir livré son essence philosophique aux Athéniens du ve siècle, et qu’en tout cas l’époque d’Elisabeth ne fut pas en état de comprendre la portée psychologique d’Hamlet.
Néanmoins, si le drame ibsénien étonna auprès des comédies superficielles et légères auxquelles on était habitué et si Les Revenants ou Rosmersholm ont été jugés énigmatiques, nous eûmes cependant, à les voir et à les entendre, un vague frisson, une inexplicable secousse, la sensation de ce grand souffle de vie et de poésie qui caractérise les chefs-d’œuvre.
Théâtre psychologique, théâtre inquiet, remuant tous les problèmes qui hantèrent l’âme moderne, le théâtre d’Ibsen implique l’effort de la pensée et l’amour des idées. Encore aujourd’hui il demeure le théâtre d’une élite. Son créateur le destinait surtout à l’avenir. «Serons-nous de la fête? écrivait-il avec fierté et mépris dans sa fameuse Lettre par ballon. Oui, qui sait quand la colombe messagère nous apportera l’invitation? Nous verrons... Jusque-là, je me tiendrai dans ma chambre avec des gants glacés; jusque-là, je chercherai la retraite et j’écrirai des vers distingués sur le velin. Cela fâchera la vile multitude, on me traitera sans doute de païen. Mais la foule m’épouvante; je ne veux pas me laisser éclabousser par la fange; je veux, en habit d’hyménée, sans tache, attendre que les temps approchent[1].»
En habit d’hyménée, sans tache, isolé et seul, il travailla pour l’idéal et incarna, tragiquement, les plus nobles crises morales de l’humanité. Il fut même vaincu, comme Jacob, dans cette lutte surhumaine avec l’ange. Avant la mort, son esprit était déjà une haute tour démantelée. Vivant encore, Ibsen n’existait plus que dans l’immortalité.
Et nous pouvons dire, sans trop de témérité, que sur le seuil du XXe siècle, à côté de Renan et de Tolstoï, de Wagner et de Nietzsche, il restera un des grands créateurs, un des annonciateurs hardis, qui sillonnèrent le plus profondément les voies de l’avenir.
Quand nous nous réveillerons d’entre les morts, la dernière œuvre du dramaturge norvégien, porte le titre mélancoliquement prophétique d’«épilogue». Ibsen ne savait pas que cette œuvre serait son chant de cygne, mais il la donnait toutefois comme conclusion de la série inaugurée par Brand. «Si je conserve les forces de corps et d’esprit que j’ai la chance de posséder encore.—écrivait-il avec une incertitude qui semble un pressentiment,—il me sera bien[Pg 210] difficile de rester longtemps éloigné des vieux champs de bataille. Mais j’y reviendrai, en ce cas, avec un nouvel équipement et des armes nouvelles.»
Il ne lui fut pas donné de créer, comme Sophocle, dans un âge caduc, de jeunes chefs-d’œuvre. Heureusement, le cycle gigantesque de sa production est complet et nous pouvons en embrasser, d’un regard, la succession et le développement.
D’ailleurs, cette évolution de la pensée ibsénienne depuis Brand jusqu’à Quand nous nous réveillerons d’entre les morts, l’évolution idéaliste de cet esprit qui part révolté et avec confiance pour transformer le monde et qui échoue dans le découragement et le doute, est en elle-même une complète tragédie. Ibsen, dans ses derniers drames, ne fera qu’esquisser plusieurs fois avec douleur l’histoire de son âme, sa propre aventure et sa propre défaite.
Et pour le comprendre, pour entrer dans l’intimité de son esprit, il faut surtout étudier ses idées morales, suivre la progression de son œuvre, connaître, en ses lignes principales, cette tragédie humaine et vraie qui se passa dans la conscience intime d’Henrik Ibsen.
Né pendant une époque de révolte et de réveil, doué de cette imagination passionnée, et de ce goût de réalité précise qui constituent le génie même de sa race, Ibsen fut toujours assoiffé de liberté et de progrès.
Jaeger raconte qu’enfant encore, conduit par[Pg 211] sa sœur sur le sommet d’une montagne, Ibsen éprouva le vertige que Jésus avait connu et qui causera la mort du constructeur Solness. Il rêva et communiqua à sa sœur le rêve «d’atteindre les cimes les plus élevées pour ensuite mourir». Grandi dans le culte de la Révolution française, détestant l’Allemagne qu’il comparait, pour son organisme monarchique qui déprime l’initiative et annihile l’individu, à l’antique société égyptienne,—influencé surtout par la philosophie mystique et farouchement individualiste de Soeren Kierkegaard, le Nietzsche danois,—Ibsen se consacra d’abord à prêcher l’affranchissement humain.
Il écrivit pour ses débuts des pièces qui, tels les romans de la jeunesse de Balzac, seraient intéressantes si elles ne devaient être tellement surpassées plus tard par des chefs-d’œuvre.
Parti de la Norvège, où on ne le comprenait guère, il fit un long séjour à Rome et il y eut, comme Gœthe et comme Victor Hugo, la révélation féconde de l’Italie. C’est à Rome que la première œuvre considérable du dramaturge norvégien, la trilogie comprenant Brand, Peer Gynt et Empereur et Galiléen, fut écrite. Elle commence et résume sa grande révolte. Ainsi que Nietzsche pendant toute sa vie, Ibsen en ses premières œuvres veut la destruction de la «vieille table des valeurs».
Animé d’un noble idéalisme et avec la fureur de décision commune à sa race, il se consacra tout entier à relever l’homme, à l’initier au bonheur, à annoncer le progrès[Pg 212] futur par la liberté. Il croyait que l’oppression que la société, la famille, l’amitié exercent sur l’individu, était la principale cause du dépérissement de l’humanité. Fondée sur l’égalité chrétienne, aggravée depuis par les hypocrisies sociales, notre morale caduque asservissait l’homme et empêchait son développement, sa pleine expansion individuelle. Esclave de la religion qui devait être soumise, selon Ibsen, à la loi du progrès, esclave de l’Etat qui tue l’initiative, esclave de la famille, l’homme déroge à la loi naturelle qui veut le triomphe des individualités.
Or ce que, dans sa trilogie, prêche Ibsen, avec une ferveur farouche et intransigeante d’apôtre, c’est la rupture de tous les pactes sociaux, l’évangile individualiste de la domination du moi. Que l’humanité retrouve enfin, dit-il, la «beauté dans la liberté», qu’elle refuse de se soumettre «à des vérités qui ont cessé d’être vraies», et qu’elle «revienne à la nature par l’esprit».
Retrouver et suivre sa destinée, l’accepter tout entière, ne jamais pactiser, exiger «tout ou rien» et de la vie et des hommes: voilà l’idée maîtresse de Brand, voilà l’évangile d’Ibsen.
Brand est un homme d’action qui se fait prêtre d’une religion nouvelle et, par l’exaltation et le renoncement, tâche d’atteindre les cimes de la liberté et de l’idéal. «En un linceul et dans une bière, dit-il au peintre Einar, je déposerai à la lumière du grand jour le dieu des âmes mesquines et des vils esclaves. Il faut en finir. Vous concevez qu’il en est temps, car voilà déjà mille ans qu’il se meurt.» A ce dieu patriarcal et calme[Pg 213] que Einar peint dans ses tableaux, Brand oppose le sien. «Mon dieu est la tempête quand le tien n’est que du vent. Le mien est inflexible, le tien est faible; le mien est tout aimant, le tien sans ardeur. Le mien est jeune comme Hercule, et non un aïeul caduc. Sa voix retentissait parmi les éclairs et l’épouvante, alors que dans le buisson enflammé il se dressait devant Moïse sur Horeb, comme un géant se dresse devant un nain. Il arrêta le soleil dans la vallée de Gédéon, il fit des miracles innombrables et il en ferait encore de nos jours si les générations ne s’étaient pas amollies comme toi.» Toute la vie de Brand est un hymne farouche à cette farouche divinité. Renonçant aux attachements de la société et de la famille, ne dérogeant point à ses principes de l’émancipation de la volonté et de l’affermissement de la conscience humaine, il y sacrifie tout, jusqu’à la vie de sa femme, jusqu’à ses propres affections. Dans son œuvre, il ne s’arrête que par la mort.
Peer Gynt, le héros de la seconde partie de la trilogie, s’est adonné au rêve, n’ayant pas la force de marcher droit dans la vie. Ne voulant pas vaincre, mais seulement détourner «le grand tortueux» qui symbolise les préjugés contraires à l’épanouissement de la volonté libre, il gâche son existence en se débattant au milieu de ses propres faiblesses et ne parvient qu’à tracer une image sur le sable. Ayant manqué tout idéal, il n’existait déjà plus, bien avant de mourir. Et on aura raison d’écrire sur sa tombe: «Ici n’est enterré personne.»
Empereur et Galiléen, le drame le plus pessimiste et le plus mystique de la trilogie, nous montre l’idéal de la vie et de la volonté libre en lutte avec la morale ascétique et chrétienne. Si nous y voyons l’idéal galiléen triompher finalement, si Ibsen amène Julien l’Apostat lui-même à reconnaître sa défaite, c’est que la religion nouvelle était animée alors de la pureté énergique, de l’âpre volonté qui caractérise la jeunesse. Par cela même, elle devait vaincre fatalement l’idéal beau, mais vieilli, que l’empereur Julien défendait.
Dans ces premières œuvres dramatiques d’Henrik Ibsen, l’action est étouffée par les idées. L’abondance tumultueuse des choses nouvelles que l’auteur voulait formuler, contraint et absorbe la vie. Pour en arriver à l’expression de sa pensée totale, Ibsen recourait à l’allégorie, négligeait toute vraisemblance, se souciant peu des règles scéniques, et n’ambitionnant au fond que de nous donner des poèmes philosophiques. Mais après son retour en Norvège, enfiévré d’action, il porta ses efforts vers le théâtre. Sans changer d’opinions, sans modifier ses théories, rêvant toujours le beau rêve de l’individualisme, il l’incarna depuis lors dans de la chair humaine, le fit circuler à travers des actions vivantes. Ayant ainsi trouvé sa voie, parlant désormais la langue émouvante de la réalité, Ibsen ne créera plus que de véritables tragédies de fatalité et de souffrance.
L’Union des jeunes, Les Soutiens de la société, Maison de Poupée, Les Revenants, Un ennemi[Pg 215] du peuple dresseront encore l’individu révolté contre la société et la famille. Mais pour cela ils évoqueront devant nous des histoires palpitantes, nous montreront les injustices du sort et cette fatalité nouvelle qu’est l’héridité. Non plus des entités abstraites comme Brand ou Peer Gynt mais des êtres en chair et en os, vivant comme nous, agissant dans la douleur et le doute, peupleront à l’avenir le théâtre d’Henrik Ibsen.
Et voilà que, tout en demeurant profond agitateur d’idées, le dramaturge norvégien se révélera, dans ces nouvelles pièces, grand observateur des hommes, réaliste puissant, possédant par excellence le don de sculpter un caractère à l’aide de peu de mots, comme Corneille, et de fixer le ridicule presque naturellement, fatalement, à la manière de Molière. Rehaussant avec force les idées jusqu’à en faire des symboles, il saura, en même temps, nous donner, à l’égal des plus grands génies, l’illusion de la vie.
Dans la Comédie de l’amour, œuvre de jeunesse, Ibsen avait déjà formulé ses idées sur le mariage et avait proclamé le caractère sacré des droits de la femme.
Maison de Poupée et Les Revenants nous présenteront, avec un tout autre relief et dans des fables saisissantes, cette même théorie de l’émancipation individualiste de la femme. Tenant à sa propre dignité morale plus qu’à son foyer et ses enfants, Nora quitte sa maison, rompt moralement son mariage, dès qu’elle comprend la mésintelligence, le manque d’estime et d’accord qui la séparent de son mari. Elle rejette ainsi[Pg 216] une union qui ne repose que sur le mensonge. Elle fait bien. De ne pas avoir agi de la sorte, de ne pas avoir eu la force de suivre l’impulsion de sa volonté et de son cœur, Mme Alving, l’héroïne des Revenants, crée le malheur de sa vie. Après une existence désenchantée, elle voit son fils payer la rançon de sa faiblesse à elle, succomber aux fatalités de l’hérédité, finir dans la folie, comme son père.
Plus encore que l’immoralité et la servitude du mariage, Ibsen attaque l’hypocrisie et l’égoïsme qui régissent la société contemporaine. L’Union des jeunes, Les Soutiens de la société, Un Ennemi du peuple ne sont que des pamphlets sociaux dénonçant tout ce qu’il y a de vermoulu, de conventionnel, de mensonger dans la morale actuelle.
L’armateur Bernik, personnage principal des Soutiens de la société, est un homme considéré, arrivé à la fortune. Sa ville natale le comble de titres, l’honore par des fêtes et le regarde avec fierté. En réalité, c’est par l’hypocrisie qu’il parvint à tous ces honneurs. Ayant commis une action déshonorante dans sa jeunesse, il n’a pu sauver sa réputation que grâce à l’abnégation de son beau-frère qui partit pour l’Amérique afin de se laisser croire coupable. Bernik ne s’en contente pas, mais le charge encore sournoisement d’un vol qu’il avait lui-même accompli. Il pousse même la scélératesse jusqu’à commander et à forcer le départ d’un navire pourri et incapable de tenir la mer, sacrifiant ainsi à son caprice, à son égoïsme plusieurs vies humaines.
Le Dr Stockmann, au contraire, le héros d’Un Ennemi du Peuple, se voit banni de la société et s’attire la haine de tous à cause de son amour pour la vérité. Ayant été convaincu que les bains de la petite ville qu’il habite reposent sur un fond pestilentiel et nuisible, il proclame la vérité, préférant perdre sa place de médecin et nuire à une entreprise commerciale, plutôt que d’exposer la vie de ses semblables.
Mais ce qui transforme toutes ces fables dramatiques en chefs-d’œuvre, c’est que les idées découlent de l’action, qu’elles sont la chair et le sang, le tissu vivant des personnages.
Ce n’est pas une pièce à thèse que Les Revenants, mais une tragédie saisissante, où cette hérédité, que nous connaissions comme une théorie abstraite et scientifique, devient un spectre imposant prend les proportions de la fatalité antique et domine la pièce de la même majesté et de la même horreur sacrée dont la vieille nécessité remplit Œdipe roi et Iphigénie en Aulide.
De même le Dr Stockmann, champion de la vérité, qui ne se contente pas d’annoncer à ses concitoyens la mauvaise canalisation des bains de la ville, mais leur déclare que «toutes les sources de leur vie intellectuelle ont été empoisonnées et que leur société tout entière repose sur les assises pestilentielles du mensonge», se revêt d’une grandeur symbolique. Délaissé de tous, isolé, sans famille, sans pain, continuant quand même à lutter pour la vérité, Stockmann se transforme en une sorte de Prométhée et atteint la noblesse des héros tragiques.
Ainsi, c’est la réalité vivante, ennoblie par la poésie et généralisée jusqu’au symbole, qui caractérise et vivifie, dès cette époque, le théâtre ibsénien. Exempt de toute déclamation, plein de phrases familières, «mais rendues tranchantes comme la lame d’une épée», selon la propre expression de l’auteur, pleine de détails minutieux et qui paraissent quelquefois puérils, un drame d’Ibsen renferme toujours, et une saine semence de vie qui le fait exister comme un organisme, et un sens tragique et général qui le rend mystérieux et profond.
Mais voilà qu’après Les Revenants et Un Ennemi du peuple, vers 1884, un désenchantement progressif, une crise d’hésitation et de doute semble avoir transformé la conscience et les idées de ce fervent apôtre de l’individualisme.
Les causes de ce chancellement qui devait avoir des résultats considérables et qui communiqua une amertume ironique, un tragique abattement, à la pensée ibsénienne, nous sont imparfaitement connues. On nous dit que la Commune de 1871 avait déjà empoisonné ce rêve d’affranchissement social qu’Ibsen avait conçu, et que, d’autre part, la stupide exaltation et les malheureux excès que les revendications de Maison de Poupée avaient provoqués en Norvège et dans tout le Nord effrayèrent et dégoûtèrent son ardeur individualiste.
Le revirement, en tout cas, fut brusque et douloureux. Cet annonciateur d’une société nouvelle, ce combattant de la vérité et de la liberté non seulement changera d’idées, mais il commencera[Pg 219] à douter de lui-même. Nous le verrons maintenant persifler amèrement ses anciennes illusions. Nous montrant volontiers les ravages et les dangers de ses théories, il se châtiera en prenant part à l’action de ses propres pièces et en y apparaissant sous le masque d’un exalté téméraire ou d’un fou.
Dorénavant, son sujet de préférence sera l’histoire de sa propre déception, la tragédie de ses doutes ou de ses regrets. «Les hommes ont trouvé leur bonheur dans le mensonge; doit-on les éclairer?» Voilà le problème qui s’élèvera le premier devant la conscience d’Henrik Ibsen.
Et Le Canard sauvage, l’œuvre qui succède comme une réponse à Un Ennemi du peuple, est un hymne amer au mensonge. Ibsen s’y montre sous l’aspect de Grégoire Werlé qui est un «charlatan», «un de ces maudits créanciers qui viennent à la porte des pauvres gens pour leur présenter la réclamation de l’idéal». Avec sa passion ridicule pour la vérité, passion mal employée du reste, Grégoire Werlé tue le bonheur médiocre de la famille médiocre de Hialmar Ekdal, et amène le désespoir et le suicide d’un enfant innocent. Le Dr Relling, au contraire, revenu depuis longtemps de ces utopies dangereuses, tâche de conserver la vie des hommes en y entretenant soigneusement le mensonge vital.
Grégoire.—C’est un malade qu’Hialmar Ekdal?
Relling.—Hélas! tout homme est un malade.
Grégoire.—Quel traitement lui appliquez-vous, à Hialmar?
Relling.—Mon traitement ordinaire. Je tâche d’entretenir en lui le mensonge vital.
Grégoire.—Le mensonge vital? J’aurais mal entendu.
Relling.—Non. J’ai dit le mensonge vital. C’est ce mensonge, voyez-vous, qui est le principe stimulant.
Grégoire.—Oserai-je demander quel est en particulier le mensonge vital dont Hialmar est possédé?
Relling.—Ah non! Je ne révèle pas ces secrets aux charlatans. Vous seriez capable de m’abîmer mon patient encore plus qu’il ne l’est.
Ainsi, dans Le Canard sauvage, Ibsen prend le masque d’un superficiel et infatué idéaliste. Dans Rosmersholm, qui est peut-être son chef-d’œuvre, il s’humilie davantage en revêtant l’habit d’un fou. Ulrik Brendel, le précepteur de Jean Rosmer, trouble la vie de son disciple en essayant de l’affranchir des préjugés étroits, mais nobles, sous lesquels toute sa race avait vécu. Il ne prend pas en considération les racines séculaires qui attachent Jean Rosmer aux traditions de sa caste, comme Ibsen n’avait pas songé aux chaînes très anciennes du christianisme et de la morale convenue qui lient l’humanité. Révolté ainsi contre l’idéal de ses pères, incapable cependant de s’en délivrer tout à fait, Jean Rosmer créera le malheur de sa vie, et ses hésitations et ses luttes ne s’apaiseront que dans la mort.
La théorie de la liberté féminine, prêchée jadis par Nora Helmer et Mme Alving, se ressentira aussi de la déception ibsénienne. Voilà maintenant que nous voyons dans La Dame de la mer la résignation conseillée comme le seul ou du moins le plus sage parti à prendre dans le mariage.[Pg 221] Ellida, la dame de la mer, abandonne l’étranger qu’elle aime et qui l’attire et renonce du même coup à sa nature, à ses goûts de liberté et d’indépendance, pour vivre résignée près d’un mari bourgeois et ivrogne qui ne saura jamais la comprendre. Elle ne demande en souvenir de ses anciennes idées que de faire librement son choix et de déterminer elle-même sa défection.
Plus tard, dans Hedda Gabler, Ibsen, avançant encore plus dans son pessimisme, nous donna un autre aspect d’héroïne révoltée. Une sorte de Mme Alving que l’individualisme mal compris, l’idéal démesurée de liberté et de beauté rend malfaisante, voilà Hedda Gabler. Méprisant le sentiment et le cœur, pervertissant par l’égoïsme mal compris sa nature de femme, elle s’égare et se perd en un touchant mais monstrueux désarroi intellectuel.
Au temps de sa jeunesse, pendant qu’il vivait encore dans sa ville natale de Skien, Ibsen entendit la légende d’un sonneur qui avait trouvé la mort en tombant du haut de son clocher. Symbolisant maintenant dans cette légende l’impossibilité d’atteindre l’idéal et en en faisant l’essence de sa tragique déception, Ibsen écrit Solness le constructeur. Il veut encore, en effet, nous donner sa propre image dans cet architecte qui avait promis aux jeunes de leur bâtir une maison de bonheur et ne put jamais y parvenir. De même que Ibsen avait écrit des poèmes philosophiques, puis des œuvres réalistes et humanitaires, Solness bâtit d’abord des églises, puis des maisons. Mais il reconnaît n’avoir jamais[Pg 222] atteint son but et vient à regretter la vieille maison de ses pères qu’il avait brûlée, comme Ibsen qui détruisit l’ancienne morale chrétienne à laquelle tant de racines l’attachaient. Réunissant ses efforts, entraîné par Hilde qui personnifie l’imagination, Solness veut couronner le sommet de sa tour. Mais il est pris de vertige avant d’arriver au but, et tombe, nouvel Icare, symbole tragique de tous ceux qui voulurent atteindre l’idéal.
Cet amer désenchantement, enfiévré d’un vague regret de la vie perdue, inspirera encore les dernières œuvres ibséniennes.
Le petit Eyolf, le drame qui suivit Solness, est déjà une tragédie de passion et de douleur, une lutte poignante entre le désir dévorant de la chair et l’amour altruiste pour l’humanité.
Et voilà que des souvenirs ou plutôt des remords de jeunesse,—au temps qu’Ibsen était à Bergen et qu’il aimait une jeune fille dont la destinée le sépara,—émergeront de son passé et teinteront d’une farouche mélancolie Jean-Gabriel Borkman et Quand nous nous réveillerons d’entre les morts, sa dernière pièce.
—A-t-on le droit de dire non à l’amour et aux joies de la vie pour se consacrer à l’exaltation de son moi, pour suivre son ambition égoïste? Voilà la question que propose, sans la résoudre, Jean-Gabriel Borkman, la plus intense peut-être et une des plus belles créations ibséniennes.
Borkman, le héros sombre de la pièce, possédé par le génie de créer, par le désir d’extraire et de[Pg 223] répandre les trésors cachés de la terre, négligea Ella, la femme qui l’aimait, et ne voulut pas voir que, «près de lui, à la lumière du jour, battait un cœur humain, chaud et ardent de vie». Il n’aspirait qu’à la domination, croyant «qu’une femme, après tout, peut se remplacer par une autre femme». Il fit même un mariage qui convenait mieux à ses ambitions financières. Mais son œuvre échoua et, banqueroutier déshonoré, il ne vit dorénavant que dans le souvenir de son œuvre avortée. «Tu as tué la vie d’amour dans la femme qui t’aimait et que tu aimais aussi, autant qu’il était en toi, lui reproche Ella. Et c’est pourquoi je te le prédis, Jean-Gabriel Borkman, tu ne toucheras jamais le prix du meurtre. Jamais tu n’entreras en triomphateur dans le royaume de glace et de ténèbres.» Désespéré, mais fier comme un Titan vaincu, Borkman meurt, en effet, sans joie, sur la cîme de la montagne, devant le monde et la vie qu’il voulait dominer.
Quand nous nous réveillerons d’entre les morts, qu’Ibsen considérait comme épilogue de toute son œuvre, met encore plus nettement en lutte les tendances vers l’idéal et les saines joies de la vie.
Puissante, rapide ou plutôt vertigineuse dans sa désespérance, cette dernière œuvre ibsénienne, qui est encore la tragédie de l’amour méconnu, touche tour à tour le sublime et l’étrange.
Le sculpteur Arnold Rubek nia la vie et le bonheur afin de s’absorber en son art égoïste. Il avait rencontré jadis une jeune fille qui l’aima, «s’exposa à ses yeux tout entière sans réserve», se[Pg 224] résignant à devenir un modèle et était encore prête à s’adonner à lui, à le servir «avec tout le sang de sa palpitante jeunesse». Par égoïsme, il la respecte malgré sa beauté, voulant enrichir son œuvre de toute la force de la chasteté. Irène lui inspira son seul chef-d’œuvre, Le jour de la Résurrection, qu’il symbolisa sous la figure d’une vierge immaculée, «n’ayant rien connu de la vie terrestre et s’éveillant à la lumière sans avoir à se dépouiller de quelque laideur, de quelque souillure que ce soit».
Après une courte vie de rêve, il délaissa la jeune fille, poursuivant son égoïsme idéal, se refusant à goûter l’amour. Il se maria enfin à une femme qui lui était étrangère et qui ne voulait que jouir de tous les fruits âpres de la terre.
Dans la désillusion d’une vie gâchée, ne se sentant plus la force de faire des chefs-d’œuvre, Rubek s’épuise à sculpter des bustes sur commande en y exprimant toute l’ironie de son désenchantement.
Rubek.—Il y a dans ces bustes et derrière ces bustes quelque chose de suspect... quelque chose qui s’y dérobe, qui s’y cache sournoisement, et que les hommes ne peuvent distinguer.
Maïa.—Vraiment?
Rubek.—Je suis seul à le voir. Et je m’en amuse en secret. Extérieurement, on y remarque cette «ressemblance frappante» dont les gens s’ébahissent, s’émerveillent... (Baissant la voix.) Mais là, bien au fond, se dissimule tantôt une brave et honnête moue de cheval, tantôt le mufle d’un âne entêté ou une tête de chien au front plat, aux oreilles pendantes, ou bien encore un groin de porc engraissé, parfois aussi l’image d’un taureau stupide et brutal.
Maïa, avec indifférence.—En un mot, tous nos bons animaux domestiques.
Rubek.—Oui, Maïa, rien que nos bons animaux domestiques... ceux que les hommes ont défigurés à leur tour.
Et voilà que devant lui Irène, la jeune fille de jadis, l’abandonnée, lui apparaît ravagée par le désespoir. Elle se dit morte et l’est, en effet, quant à l’idéal. Ayant l’esprit dévasté par le blessant contact de la vie, elle reproche à Arnold dans un langage de folie de lui avoir gâché l’existence. «Je t’ai donné, lui dit-elle, une âme jeune et vivante et je suis restée avec un grand vide en moi, sans âme. C’est là ce qui m’a fait mourir, Arnold.»
Par des paroles mystérieuses ou insensées, elle fait entendre que son âme a passé dans cette figure de La Résurrection, cette œuvre qu’elle appelle son enfant et pour laquelle Arnold lui refusa le bonheur. Depuis leur séparation, sa vie ne fut que désenchantement, souillure et haine. Quand elle rencontre Rubek, elle pense un moment le tuer avec un stylet qu’elle porte toujours sur elle. Mais elle se ravise. «Je me suis aperçue tout à coup, lui dit-elle, que toi aussi tu étais mort comme moi. La vie tout entière m’apparaît comme un cadavre étendu sur un lit de parade.»
A cet homme qui pécha contre l’amour, à cette vaincue de l’idéal, Ibsen oppose Maïa, l’épouse d’Arnold, et Ulfheim le chasseur. Ils se rencontrent, ivres tous les deux de la joie de vivre, animés d’une fureur païenne et primitive, créés pour goûter toutes les joies de l’existence.
Et les deux couples suivent leur destinée.
Tandis que Rubek et Irène essayent désespérément de rejoindre le passé en une ascension symbolique dans les hauts plateaux, vers les cimes de la montagne, et que, entraînés par l’avalanche, ils se précipitent dans l’abîme, Ulfheim emporte comme une proie Maïa dans ses bras et s’enfuit vers la plaine basse et la vie.
«Que la paix soit avec nous», prononce la garde-malade d’Irène en voyant les deux vaincus disparaître dans l’abîme. Et d’en bas la voix de Maïa laisse monter son chant joyeux:
Telle fut l’évolution de l’esprit et la succession des œuvres d’Henrik Ibsen. Résumons la noble tragédie intellectuelle qui s’en dégage.
Epris d’idéal, traversé d’une noble ambition, il conçut dans sa jeunesse le rêve exalté et impossible d’éclairer les hommes dans la voie de la liberté, de les détacher des vieilles erreurs, de leur faire don du bonheur retrouvé. Il y travailla avec ardeur, méconnut la vie qui lui souriait et, tout adonné à sa prêtrise idéale, créa des poèmes de révolte, écrivit des drames, combattit pour ses idées.
Mais le jour vint où Ibsen entrevit la vanité de tout effort, reconnut, comme il le disait jadis par la bouche de Julien l’Apostat, «qu’ils sont rares dans l’humanité ceux qui ont soif», et commença à douter de ses propres idées.
Il lui vint même de regretter le vieil édifice social qu’il avait voulu ébranler, et se reprocha parfois de ne pas avoir «laissé aux hommes leurs vieux mensonges». «Tu n’aurais pas dû m’enseigner le doute, Almers», dit Rita, dans Le petit Eyolf.
—Aurait-il donc mieux valu te laisser vivre de chimères?
—Cela eût mieux valu pour moi, j’aurais eu du moins quelque consolation dans ma peine au lieu d’être là à ne pas savoir où je suis.
Et l’âme d’Henrik Ibsen, sans abandonner sa foi dans l’idéal, devint le théâtre de tous les doutes et de tous les désenchantements qui traversèrent la fin du XIXe siècle.
L’incompatibilité surtout de l’art et de la vie, de l’amour qui se répand et se donne et de l’individualisme qui se concentre et s’isole, apparut à Ibsen dans toute son énigmatique grandeur.
Et son génie, porté toujours vers les problèmes philosophiques, se complut et s’attarda à suivre ce vieux combat de la morale et de la nature, de l’idéal païen et de l’idéal chrétien, qui sépare depuis des siècles l’humanité.
On a dit que l’œuvre de Henrik Ibsen est par excellence norvégienne et qu’elle demeurera toujours fermée à nos mentalités d’Occidentaux. En réalité, ce n’est là qu’une apparence superficielle et inexacte. Peuplées de chambelans, d’armateurs et de pasteurs protestants, se passant près des fjords ou dans les hauts plateaux de la Norvège, les pièces d’Ibsen restent cependant dégagées de tout caractère particulier et local. Autant que la tragédie grecque, pleine de demi-dieux, de devins, de prêtresses et de suppliantes, le drame ibsénien demeure purement humain en son essence, consacré aux problèmes les plus généraux, aux questions les plus larges et les plus vivantes qui tourmentent l’humanité. Il n’y a guère dans la littérature moderne une autre œuvre d’une portée si mondiale.
Combattant le mariage, accusant la société, prêchant la recherche de la vérité ou constatant la déception qui succède à tout rêve, Ibsen imagine des fables et crée des personnages qui ne tiennent rien de la race et qui tiennent tout de l’humanité.
Ce n’est pas qu’il néglige les détails extérieurs. Il aime, au contraire, situer avec précision ses[Pg 229] personnages, désireux de nous faire voir, comme il disait, «jusqu’aux boutons de leur redingote». Mais ce qu’il précise excellemment et fait apparaître devant nous, c’est le fond de leur conscience. Il n’y a pas dans tout son théâtre de page plus norvégienne en ses plus petits détails que celle où Peer Gynt, de retour dans son pays, ayant déjà goûté toutes les déceptions, trouve sa mère mourante. Il veut du moins lui rendre doux le passage à la mort, la bercer dans ses derniers moments, ainsi qu’elle l’avait bercé et dorloté en son entrée dans la vie.
Il n’y a que traîneaux, fjords, neiges et légendes norvégiennes dans cette scène, mais elle est humaine, elle fait frissonner et atteint le sublime.
Peer Gynt.—As-tu soif? Comme ton lit est court! Laisse voir! Tiens! n’est-ce pas mon vieux lit d’enfant? Te souviens-tu du temps où tu t’asseyais à mon chevet, le soir? Après m’avoir couché sous ma couverture, tu me chantais une quantité de vieilles chansons.
Aase.—Tu t’en souviens donc? Et quand ton père partait pour une de ses longues campagnes, nous jouions le soir au traîneau. La couverture représentait la capote, le plancher un fjeld couvert de neige.
Peer Gynt.—Et l’attelage, mère? C’est encore là ce qu’il y avait de plus beau.
Aase.—Crois-tu que je l’aie oublié? Karl nous prêtait son chat, et nous le mettions sur un tabouret.
Peer Gynt.—Puis nous partions pour le château de Soria-Moria, tout là-bas, à l’ouest de la lune et à l’est du soleil. Par monts et par vaux, notre chemin nous y conduisait. Pour fouet, nous avions un bâton que tu serrais dans l’armoire.
Aase.—Moi j’étais assise sur le siège, là, au pied du lit.
Peer Gynt.—Oui, oui, et de temps en temps, laissant flotter les guides, tu te tournais pour me demander si je n’avais pas froid. Que Dieu te garde, vieille grondeuse, tu m’aimais bien tout de même! Qu’as-tu donc à geindre ainsi?
Aase.—C’est le dos qui me fait mal à force d’être couchée sur la dure.
Peer Gynt.—Attends! Là! Allonge-toi maintenant. Tu es bien comme ça, dis?
Aase, inquiète.—Non, Peer, je veux m’en aller!
Peer Gynt.—T’en aller?
Aase.—Oui, oui, m’en aller. Partir, partir...
Peer Gynt.—Allons donc! Tire la couverture. Je vais m’asseoir sur le siège, au pied du lit. Et en avant les contes bleus qui font passer le temps!
Aase.—Va plutôt à l’armoire chercher le livre de cantiques. Je me sens inquiète dans l’âme.
Peer Gynt.—
Au château de Soria-Moria,
Le roi va donner une fête.
Haï donc, hue! haïe donc, dia!
Nous allons partir, es-tu prête?
Aase.—Mais, Peer, suis-je invitée à cette fête?
Peer Gynt.—Certainement, nous y sommes invités l’un et l’autre! (Il passe une corde autour du cou de la chaise où le chat est pelotonné, prend un bâton et s’assied au pied du lit. Se retournant vers Aase:) Tu n’as pas froid, mère?
Aase.—Ecoute! J’entends sonner.
Peer Gynt.—Ce sont les grelots, mère.
Aase.—Oh! oh! comme ils sonnent creux!
Peer Gynt.—Nous voici sur le fjord.
Aase.—J’ai peur, on dirait le vent qui gronde.
Peer Gynt.—Ce sont les sapins dans la vallée. Ne fais pas attention, mère!
Aase.—Et là-bas, au loin, qu’est-ce qui brille si fort? D’où vient cette lumière?
Peer Gynt.—Ce sont les fenêtres du château. On y danse. N’entends-tu pas?
Aase.—Si.
Peer Gynt.—Je vois saint Pierre devant la porte qui invite les gens à entrer.
Aase.—Je suis bien lasse, bien moulue.
Peer Gynt.—Voici le château qui se dresse devant nous. Dans un instant nous serons arrivés.
Aase.—C’est bien. Je vais fermer les yeux, et me fie à toi, mon gars!
Peer Gynt.—
Haïe donc là! Hardi, ma bête,
Que tout le monde s’émerveille
En voyant venir à la fête
Peer Gynt escorté de sa vieille!
Saint Pierre, qu’est-ce que tu dis?
Tu défends la porte à mère Aase?
Qu’avez-vous donc au Paradis
Qui la vaille? Ah! Dieu! pas grand’chose.
Je ne te parle pas de moi.
Grand merci, si l’on me régale.
Autrement? Autrement, ma foi,
Je tourne bride et je détale.
C’est vrai, mes tours de sacripant
L’ont bien souvent mise en colère.
Elle poussait des cris de paon.
«Vieil oiseau!», disais-je à ma mère.
J’avais tort et veux, bon apôtre,
Qu’on l’honore et respecte ici.
Elle vaut bien autant qu’une autre;
Les bons, chez nous, sont faits ainsi.
Eh! voici venir Dieu le Père.
Il va te donner ton écot.
(Faisant la grosse voix.)
«Tu parles en portier, saint Pierre!
Laisse entrer Aase, et plus un mot!»
(Il rit tout haut et se tourne vers sa mère.)
Tu le vois bien! C’est tout de suite une autre chanson. (D’une voix anxieuse.) Qu’as-tu donc à regarder ainsi, comme si ta prunelle allait éclater? Mère, ne m’entends-tu pas? (Il s’approche du chevet.) Il ne faut[Pg 232] pas me fixer comme ça! Parle-moi donc, mère! C’est moi, ton garçon! (Il touche avec précaution le front et les mains d’Aase.) Ah! voilà donc ce que c’est! Allons, Bruneau, tu peux te reposer maintenant. Nous sommes arrivés. (Il ferme les yeux de la morte et se penche sur elle.) Merci pour tout ce que tu as fait, pour les coups et pour les caresses! Et maintenant remercie-moi à ton tour (Il presse son front contre les lèvres de sa mère.) de t’avoir conduite jusqu’au but.»
Il faudrait peut-être reculer jusqu’à Shakespeare pour trouver des pages si hardiment conçues, mêlant la fantaisie au tragique et provoquant un tel frisson de beauté!
C’est que ce Norvégien, grand créateur de personnages vivants, était aussi un des esprits les plus inquiets de son époque. Hanté d’idéal, il s’intéressait à toutes les questions sociales et philosophiques qui agitèrent les temps modernes.
De même qu’Euripide qui réflète dans son théâtre la pensée grecque de son temps, Ibsen résume les préoccupations intellectuelles, les questions sociales et philosophiques de son siècle. Car enfin cette alternative entre l’idéal du bonheur libre et naturel, de l’affirmation de l’individu dans le plein épanouissement de ses instincts et la notion héroïque du devoir et du renoncement, ce combat, qui remplit le théâtre ibsénien inspire aussi et enflamme la philosophie de Nietzsche, de Renan. C’est la grande énigme que le Sphinx propose à la conscience moderne.
Aristocrate dans ses opinions sociales, comme Renan et comme Nietzsche, le dramaturge norvégien a été hanté à leur exemple par le grand fantôme du christianisme. Empereur et Galiléen,[Pg 233] Rosmersholm ne sont que de sombres victoires de l’esprit chrétien sur la joie et la vie. Pour refléter davantage son époque, Ibsen passa finalement par la crise du doute qui nous trouble, sourit presque au mensonge ainsi que l’auteur de Zarathoustra, et s’angoissa devant le mystère.
Et l’on peut dire que l’auteur de Borkman ne se trompait pas tout à fait quand il se mettait en scène dans ses dernières pièces sous les traits des vaincus et des banqueroutiers. L’effort surhumain qu’accomplit le XIXe siècle dans la douleur pour atteindre un peu plus de certitude et de vérité, avait démâté et fit chanceler par moment cette noble intelligence...
Mais quoique novateur hardi et symboliste profond, Ibsen se rapproche cependant, par son art, des tragiques grecs et semble allumer le flambeau éteint qui éclaira jadis d’une pure lueur le théâtre antique.
Cela pourrait paraître étrange. Depuis la Renaissance, le théâtre classique n’eut, en effet, que des imitateurs. Ceux qui ne se révoltèrent pas contre lui, comme Shakespeare, Lessing ou Victor Hugo, tentèrent de l’imiter servilement et se soumirent à ses règles.
Tout en gardant, au contraire, le sens philosophique, la pureté de la forme, l’esprit de la fatalité qui caractérise la tragédie antique, Ibsen imprime sur son art le sceau d’un esprit libre. D’une part, il nous donne un théâtre moral, un théâtre d’idées comme Eschyle ou Sophocle, purifiant et anoblissant la vie jusqu’à n’en plus garder que l’essence. D’autre part, il renouvelle les[Pg 234] moyens dramatiques, pose l’hérédité comme une véritable puissance fatale, se sert des récentes acquisitions de la science pour suppléer au merveilleux des anciens et crée presque une nouvelle poétique posée sur le symbole.
Le théâtre antique était surtout une glorification de la destinée et mettait en jeu les forces puissantes et inconnues qui gouvernent le monde. Sous des noms plus scientifiques, le destin gouverne aussi le théâtre ibsénien. De même qu’Antigone ou Œdipe, Rébecca, l’héroïne de Rosmersholm, se soumet à la puissance de la fatalité. Voici la prière qu’elle lui adresse en avouant son crime et l’affaiblissement graduel de sa volonté: «A chaque pas que je tentais, que je hasardais en avant, dit-elle, j’entendais comme une voix intérieure qui me criait: Tu n’iras pas plus loin! Pas un pas de plus! Et néanmoins je ne pouvais pas m’arrêter. Je devais continuer encore quelques pas seulement. Rien qu’un pas, un seul. Et puis encore un, et encore un. Et tout a été consommé! C’est ainsi que ces choses-là se passent.»
Ibsen suivait encore les tragiques grecs quand il faisait une grande part au merveilleux dans son théâtre. Mais ce ne sont pas les Erinnyes ou les fantômes des morts qu’il évoque et fait apparaître devant nous. Nous ne pourrions plus y croire. Il sait, au contraire, nous frapper par des apparitions également mystérieuses et effrayantes quoique plus réelles.
Voilà Ellida, la dame de la mer, qui a promis de s’unir à l’étranger dont elle se sentait aimée[Pg 235] et attirée. Pendant qu’il est en voyage dans des contrées lointaines, elle finit par se marier et la fatale nouvelle arrive jusqu’à lui. Il ressent une irritation terrible et maudit l’infidèle. Ellida, enceinte en ce moment, éprouve comme un retentissement de cette douleur lointaine de l’amant. L’enfant qui naît a les yeux azurés et étranges de cet homme, yeux de sirène, changeants à l’égal de la mer, tranquilles tour à tour et sombres comme l’eau. Cette communion mystérieuse de deux êtres qui s’attirent, cette ressemblance des yeux repose sur des faits reconnus vrais par la science, mais demeurant toutefois impénétrables. Et cela donne au drame une force de terreur et de poésie inimitable.
«Dans tout ce qu’éprouve Ellida, dit le médecin Wangel, il y a quelque chose de secret qu’il m’est impossible d’éclaircir. Son cas présente certains symptômes qui ne se laissent pas expliquer, du moins jusqu’à nouvel ordre.»
Et quelle scène empreinte de tout l’effroi du merveilleux et, cependant, simple et naturelle, que celle ou Mme Alving, frappée d’entendre dans l’autre chambre son fils Oswald se comporter comme son père et se soumettre aux vices héréditaires, évoque avec terreur les revenants!
Et il y a mille autres exemples aussi frappants et aussi beaux dans le théâtre ibsénien, depuis les chevaux blancs qui apparaissent au domaine de Rosmersholm les jours où doit y arriver malheur et jusqu’à la femme aux rats qui entraîne vers la mer et la mort le petit Eyolf.
Exaltant ainsi le mystère, dramatisant la lutte[Pg 236] de la conscience humaine contre les impulsions intérieures ou les fatalités extérieures, Ibsen emploie une forme pure, sobre, concentrée, un style lapidaire, lyrique, et cependant naturel, qui se rapproche encore de l’esprit classique.
Empreinte de poésie, son œuvre est aussi exempte des tirades enflées du théâtre de Hugo que du lyrisme luxuriant des drames de d’Annunzio. C’est même la beauté la plus originale d’Ibsen que ce style concis, que cet emploi des mots usuels, éloignés en apparence de tout lyrisme et qui cependant évoquent l’inconnu, ouvrent de grandes perspectives ou créent devant nous des symboles.
Ces symboles, qui caractérisent par excellence le théâtre ibsénien, n’ont rien d’allégorique ni d’obscur. Le symbolisme de Solness ou de Borkman provient d’un penchant vers la généralisation, d’une habitude à voir les choses les plus indifférentes d’un point de vue universel et éternel. Ibsen ne fait que condenser devant nous en formes plastiques des idées générales. Choisissant un fait, particulier d’apparence, et quelquefois même insignifiant, il l’enrichit et le vivifie jusqu’à en faire le réceptacle d’une vérité éternelle. «Des symboles? disait-il à M. Prozor. Mais nous sommes tous des symboles vivants. Tout ce qui se passe dans la vie arrive, d’après certaines lois qu’on rend sensibles en les représentant fidèlement. Dans ce sens, je suis symboliste. Pas autrement.»
Par ce symbolisme, ses pièces prennent une force tout à fait nouvelle. A côté des personnages[Pg 237] réels qui nous donnent une image concrète et précise de la vie, nous entrevoyons dans le lointain un monde tout puissant de forces et de fatalités, que l’homme moderne pressent sans pouvoir le définir et qui communique au drame ibsénien cette grandeur oubliée propre au chœur antique. Le soleil des Revenants, les hauts plateaux de Borkman, le grand infini mouvant de La Dame de la mer; Rosmersholm, la vieille forteresse des préjugés, «qui anoblit, mais tue le bonheur», voilà quelques-uns des motifs que Ibsen relève et rend mystérieux en leur donnant une signification générale.
Ce ne fut pas, certes, un inventeur du symbolisme, vieux autant que l’art et que la pensée. Brand ou Borkman ne sont pas, en somme, plus symboliques que le Prométhée d’Eschyle ou le Tasse de Gœthe. Mais Ibsen agrandit et renouvela ce symbolisme, le perfectionna, en fit l’essence de tout son théâtre. Et de cette plus profonde et plus haute communion avec le mystère et avec la destinée que nous nommons symbolisme, tout le théâtre moderne, de Hauptmann jusqu’à M. François de Curel et de Henri Bataille jusqu’à Paul Hervieu, a profité. Et en cela Ibsen reste, comme un des plus grands maîtres de la pensée contemporaine.
Ce fut la grande originalité et la cause principale du succès de Frédéric Nietzsche que d’avoir su renouer en quelque sorte, la tradition des philosophes poètes de la Grèce antique. Comme Héraclite, comme Pythagore, il exprima, sous une forme frappante et dramatique, les vérités qu’il avait à nous dire, et, ayant le verbe suggestif et frappant, il fit de l’exaltation lyrique sa force principale. Sans se soucier de tout coordonner en un système, et sans trop redouter l’obscurité ou la contradiction, il sema dans ses ouvrages des observations profondes, et établit quelques théories toujours hardies, quelquefois même paradoxales et décevantes, mais qui ne manquent jamais d’intérêt ou de nouveauté.
Maintenant que le trop grand bruit suscité autour de sa philosophie s’est apaisé, on pourrait examiner l’influence, la fascination qu’exerça la civilisation hellénique sur le développement de ses idées. Frédéric Nietzsche se qualifiait lui-même de «philosophe tragique», et quand il avouait que «près d’Héraclite il se trouvait plus à l’aise que n’importe où», il nous dévoilait un trait essentiel de son esprit.
Sa jeunesse s’est passée dans une familiarité[Pg 240] constante avec le génie grec, et pendant son professorat à Bâle, il eut l’occasion de pénétrer plus avant dans la connaissance de la littérature hellénique.
Son œuvre porte l’empreinte de ces longues études classiques qui fécondèrent ses premières méditations. Un élément grec, ou, pour mieux dire, un élément dorien domina constamment en ses idées, et un dieu de l’Olympe, Dionysos, fut le génie tutélaire de sa philosophie, la source primordiale de sa poétique et mâle inspiration.
Il n’est pas dans nos intentions d’entreprendre l’étude de son œuvre, qu’on connaît mal, mais dont on a trop parlé. Nous nous bornerons à éclairer les origines helléniques de la philosophie nietzschéenne, en insistant, sur un livre traduit mais peu connu, une œuvre de jeunesse que la Grèce antique inspira à Nietzsche, et qui nous paraît contenir, en germe, ses doctrines futures.
C’est de l’Origine de la Tragédie que nous voulons parler, cet ouvrage consacré, en apparence, à la solution d’un problème de philologie et où se manifeste pourtant le riche tempérament d’un penseur et toute la fougue du futur révolutionnaire.
Commencé vers 1870, quand Nietzsche était encore professeur à l’Université de Bâle, l’Origine de la Tragédie était destiné, en l’esprit de son auteur, à faire partie d’une étude beaucoup plus développée sur l’antiquité hellénique. L’amitié de Wagner, l’admiration immodérée qu’inspira à Nietzsche la nouvelle musique, le détournèrent de ce projet et le poussèrent à[Pg 241] compléter cette étude sur les origines de la tragédie par un manifeste et une apologie du wagnerisme. C’est sous cette forme que le livre fut publié en décembre 1871.
Quinze ans plus tard, dans la préface de la seconde édition, Nietzsche regrettait vivement l’intrusion toute artificielle de ces questions modernes «qui lui avaient gâté, disait-il, le grandiose problème grec tel qu’il s’était révélé à lui». Mais tout en insistant, sur cette imperfection de son livre et tout en le déclarant trop ambitieux et trop obscur, il reconnaissait avec complaisance que c’était, tout de même, en sa partie purement hellénique, «un vrai livre, c’est-à-dire un livre qui, en tout cas, a donné satisfaction aux meilleurs de son temps». Et déjà, au mois de février 1872, écrivant à un ami, il lui parlait avec confiance de cette œuvre. «Elle fera, disait-il, son chemin, lentement, à travers les siècles. On y voit formulées pour la première fois quelques vérités éternelles qui retentiront certainement toujours plus loin.»
En effet, étudiant de passionnants et obscurs problèmes et y apportant des lumières nouvelles et inattendues, le livre eut un grand retentissement lors de sa première apparition.
S’il trouva de violents détracteurs, et, entre autres, Willamowitz Moellendorff, il rencontra aussi d’ardents défenseurs, non seulement parmi les poètes et les philosophes, mais aussi parmi de grands hellénistes comme Hervin Rohde.
C’est que, dans le petit opuscule de ce wagnerien enthousiaste, il ne s’agit point d’une simple[Pg 242] question d’art ou de littérature. A propos de l’origine de la tragédie, Nietzsche essaye de définir l’essence de la civilisation hellénique, et, allant plus loin encore, il touche aux problèmes de l’antagonisme de l’art et de la morale. La tragédie attique lui apparaît comme le triomphe suprême de la conscience saine et sagement pessimiste des Grecs, et il reconnaît les causes de sa déchéance dans la morale pratique et l’optimisme dissolvant de Socrate.
En définitive, c’est l’examen de la valeur propre de la science et de son rôle dans le progrès de la civilisation qui fait le véritable objet de cet ouvrage curieux que nous tâcherons de résumer en négligeant les derniers chapitres relatifs à Wagner, appendice forcé et terne que Nietzsche ajouta précipitamment en sa fougue de néophyte. Nous aurons pour principal soin de rendre clair ce livre malheureusement trop allemand dans sa forme, et nous en écarterons, autant que possible, les nuages d’hégélianisme que l’auteur, plus tard, qualifiait de «choquants», et ces formules obscures où il reconnaissait «l’odeur des pompes funèbres particulière à Schopenhauer[2].»
Et l’on verra, nous l’espérons, que ces pages de philologie grecque contiennent déjà virtuellement les idées principales de Nietzsche, et que c’est en méditant sur la Grèce tragique qu’il conçut ses théories hardies sur la morale actuelle et toute sa philosophie.
Pour oublier la cruelle réalité de la vie, pour échapper un moment au mystère angoissant de l’existence, l’homme s’abandonne à l’illusion des arts. Dans cette illusion, on peut distinguer, selon Nietzsche, l’influence de deux esprits différents: l’esprit Apollinien et l’esprit Dionysien. Le premier nous dispose à recréer le monde devant nous en images immuables et sereines; le second nous exalte en nous ravissant du domaine des apparences pour nous confondre avec l’âme de la nature. Apollon et Dionysos,—le dieu du rêve, des formes parfaites, et celui de l’ivresse et de l’enthousiasme,—servent ainsi à Nietzsche comme symboles de deux courants divergents, de deux éléments contraires, que nous voyons se développer isolément ou se confondre le long de l’histoire esthétique.
L’art apollinien, c’est l’art des formes, la représentation idéalisée du monde extérieur,—objet par excellence de la plastique et de la peinture. Sous l’empire de l’inspiration apollinienne, l’artiste, voulant oublier la réalité, s’offre le spectacle du monde et le contemple comme quelque chose d’étranger à soi-même, et qui ne lui est qu’une succession de belles images, une source de plaisir esthétique. D’autre part, l’art dionysien, dénué de toute forme, et réalisé par le lyrisme et la musique, laisse apparaître devant[Pg 244] nous le fond de l’homme. Sous l’influence de l’inspiration dionysienne, l’artiste ne crée point des images, mais semble dévoiler l’essence même de la vie. Il se sent en communion avec la nature, en fraternité avec tout ce qui existe, et par les sons ou par les rythmes, il traduit la voix profonde de la volonté éternelle dont il n’est qu’une des innombrables manifestations.
Sous l’empire de l’Apollon dorien, l’art grec conçut la sublime image des Dieux de l’Olympe, immortalisée par la poésie homérique et la plastique phidiaque. Sous la puissance contraire du dieu impétueux de la vigne, nous voyons se développer l’art objectif et musical, le lyrisme d’Archiloque et les airs de flûte orgiastiques d’Olympos.
Et quand, par un suprême élan, à l’apogée de sa force créatrice, la Grèce parvint à unir harmonieusement le monde du rêve et celui de l’ivresse, et à peupler de formes belles le fond tumultueux des chœurs bacchiques, la tragédie attique naquit, noble et sublime alliage de toutes les radieuses apparences apolliniennes et de toute la profonde et riche exaltation dionysienne.
Mais pour bien s’expliquer l’origine et la succession de ces deux influences jusqu’à la naissance de la tragédie, il faut interroger le caractère du peuple grec et approfondir aussi sa conception de la vie.
On fera un grand pas, selon Nietzsche, dans la compréhension de l’esprit hellénique, quand on cessera de le croire gai, optimiste et léger,—se fiant à l’opinion que la doctrine des épicuriens[Pg 245] et les polémiques des premiers siècles du christianisme ont répandue à tort dans le monde moderne. Nous avons pris, en effet, l’habitude de confondre les époques, en nous représentant l’hellène de tous les siècles sous l’aspect du græculus superficiel et efféminé de la décadence, ami des plaisirs et de la discussion, tel que les Romains l’ont connu. Nous oublions qu’avant l’époque dissolue des sophistes et des alexandrins, il y eut le sixième siècle, le siècle de Pythagore, d’Héraclite, et aussi le cinquième, celui de Pindare et d’Eschyle, le siècle de la bataille de Marathon, où l’on ne peut reconnaître aucun sensualisme, aucune faiblesse, aucune légèreté sénile, mais, au contraire, le sens le plus profond et le plus religieux de la vie. Les créations artistiques de ces époques ne sont, selon Nietzsche, qu’un exemple encore de la façon grave et généreuse dont le Grec considérait l’existence. «D’après l’antique légende, nous dit-il, le roi Midas poursuivit longtemps dans la forêt le vieux Silène, compagnon de Dionysos, sans pouvoir l’atteindre. Lorsqu’il eut enfin réussi à s’en emparer, le roi lui demanda quelle était la chose que l’homme devrait préférer à toute autre et estimer au-dessus de tout. Immobile et obstiné, le démon restait muet, jusqu’à ce qu’enfin, contraint par son vainqueur, il éclata de rire et laissa échapper ces paroles: «Race éphémère et misérable, enfant du hasard et de la peine, pourquoi me forces-tu à te révéler ce qu’il vaudrait mieux pour toi ne jamais connaître? Ce que tu dois préférer à tout,[Pg 246] c’est pour toi l’impossible: c’est de n’être pas né, de ne pas être, d’être néant. Mais, après cela, ce que tu peux désirer de mieux, c’est de mourir bientôt.»
Quelle mâle sagesse et quelle vision désabusée de la destinée humaine, dans cette légende populaire, qui nous montre combien le Grec ressentit l’angoisse de l’inconnu qui l’entourait!
Pour échapper à ces maux, pour oublier les affreuses conditions de la vie, le génie hellénique s’adonna aux arts, s’abandonna dans le rêve d’un monde idéal de calme et de beauté. C’est alors qu’il créa, sous l’empire de l’art apollinien, les Dieux de l’Olympe, cette vision heureuse et pleine de sérénité.
«Pour qu’il lui fût possible de vivre, il lui fallut l’évocation de cette protectrice et éblouissante splendeur du rêve olympien. Ce trouble extraordinaire en face des puissances titaniques de la nature, cette Moire trônant sans pitié au-dessus de toute connaissance, ce vautour du grand ami de l’humanité, Prométhée, cet horrible destin du sage Œdipe, cette malédiction de la race des Atrides, qui contraint Oreste au meurtre de sa mère, en un mot, toute cette philosophie du dieu des forêts avec les mythes qui s’y rattachent, cette philosophie dont périrent les sombres Etrusques—tout cela fut, perpétuellement et sans trêve, terrassé, vaincu par les Grecs, tout au moins voilé et écarté de leur regard à l’aide de ce monde intermédiaire et esthétique des dieux olympiens. ...Au clair soleil de ces dieux de lumière, l’existence apparaît comme digne en[Pg 247] soi de l’effort de la vivre, et la véritable douleur des hommes homériques est alors d’être privés de cette existence et, avant tout, de penser à la mort prochaine; de sorte qu’on peut dire maintenant, en renversant la sentence, de Silène, que «pour eux, la pire des choses est une mort rapide, et, en second lieu, de devoir mourir un jour».
Homère nous apparaît le créateur apollinien par excellence, l’artiste naïf et calme qui sut déployer le charme infini des belles formes. Faisant doucement descendre l’Olympe sur la terre, il permit à la Grèce de s’oublier complaisamment en l’image de ses dieux.
Mais tout en s’abandonnant à l’illusion apollinienne, l’Hellène sentait toujours au fond de soi-même le Sphinx éternel lui poser l’énigme de l’existence. C’est aux fêtes de Bacchus, le dieu de l’ivresse, quand, au milieu de l’exaltation religieuse, le chœur orgiastique se dépouillait des images du monde extérieur, que «l’on se sentait pénétré de tout l’excès démesuré de la nature en joie, douleur et connaissance.»
Alors, abandonné à l’influence du dieu terrible du renouveau, soulevé par cette plénitude de vie et d’ivresse qui le débordait, rentrant en lui-même et se sentant une parcelle de l’âme universelle, le Grec inventa le lyrisme. Et comme la poésie lyrique ne suffisait pas à traduire ce flot d’impressions qui lui envahissait l’âme durant l’exaltation orgiastique, il y ajouta une symbolique d’expressions et des gestes et un accompagnement de sons, toutes les ressources de la danse et tous les rythmes de la musique.
Telle est l’origine dionysienne du chant d’Archiloque, cet ancêtre du lyrisme, et de la musique de Terpandre. Nous voyons ainsi, à côté de l’art dorien d’Apollon,—par lequel le Grec serein des premiers temps se retrempait dans une beauté illusoire et idéalisait ses propres formes,—se développer un art plus pénétrant, plus symbolique, plus en communion avec l’infini et le mystère.
Enfin, l’union harmonieuse de ces deux tendances différentes que nous avons vues jusqu’ici se manifester séparément dans les arts plastiques et les arts du rythme, produisit la tragédie, suprême fruit du génie grec.
Nous avons essayé d’expliquer avec Nietzsche la naissance de la tragédie grecque et de préciser ses relations avec la musique et la danse dionysienne d’une part, et, de l’autre, avec les belles et sereines images apolliniennes,—son double caractère, épique en apparence et lyrique dans le fond. Nous pouvons maintenant la suivre à travers sa courte histoire, afin de saisir les causes qui l’amenèrent à déchoir et provoquèrent sa fin.
Nous savons, par la tradition, que Dionysos fut le héros exclusif de la scène grecque, et ses souffrances, ses diverses transfigurations, le vrai sujet de la tragédie en ses commencements. Mais plus tard, sans perdre la notion de[Pg 249] la divinité du héros tragique, Eschyle et Sophocle substituèrent au mythe asiatique de Bacchus des fables épiques, les transformant, les récréant et changeant leur limpidité apollinienne en un symbolisme profond et sacré.
Sous l’influence du poète dramatique, les épisodes de l’épopée s’agrandissent et s’idéalisent, et leurs personnages, se séparant des humains, s’identifient avec Dionysos.
Prométhée enchaîné, ou Œdipe à Colone nous présentent des héros apolliniens, et cachent pourtant une intention toute dionysienne. Ces tragédies si calmes, si sereines, soulèvent les problèmes les plus effrayants. Prométhée nous montre «la nécessité du crime imposée à l’individu qui veut s’élever jusqu’au Titan», et Œdipe la force toute puissante de l’homme voué, malgré sa sagesse, à l’erreur et à la misère mais qui, par ses épouvantables souffrances, finit par exercer autour de soi une puissance magique bienfaisante, dont la force se fait sentir encore lorsqu’il n’est plus. «L’homme noble et généreux ne prêche point, veut nous dire le poète profond. Toute loi, tout ordre naturel, le monde moral lui-même peuvent être renversés par ses actes; justement, ses actes eux-mêmes engendrent un cycle magique de conséquences plus hautes qui, sur les ruines du vieux monde écroulé, viennent fonder un monde nouveau.»
Ainsi, la tragédie conserva, avec Eschyle et Sophocle, ce caractère surhumain et grandiose qui la faisait planer au-dessus des choses réelles. Séparant, par le chœur, la vision tragique du reste[Pg 250] du monde, le poète évoquait devant nous des héros qui luttaient, souffraient, se jetaient dans l’erreur ou le crime comme les hommes, mais gardaient quand même le sceau d’idéal qui les rehaussait jusqu’aux Dieux et rapprochait leurs aventures des mystiques avatars de Dionysos.
Ce fut Euripide qui, le premier, frappa d’un coup mortel la tragédie en la rapetissant, en la réduisant à la mesure de l’homme et la faisant sortir du cercle magique où le chœur l’enfermait.
Chez Euripide, rien ne reste de l’illusion dionysienne, qui donnait à la tragédie l’apparence solennelle d’une révélation et la séparait nettement des choses humaines en en faisant un pur symbole. Transporter son spectateur sur la scène, telle fut la rénovation funeste du successeur de Sophocle. Au lieu du noble reflet d’une humanité idéale et symbolique, il nous donne la transcription servile, la copie minutieuse de la réalité.
«Quand dans les Grenouilles d’Aristophane, nous dit Nietzsche, on entend Euripide se vanter d’avoir délivré, à l’aide de ses remèdes de bonne femme, l’art tragique de son embonpoint pompeux, nous reconnaissons que, déjà, en présence des héros de ses tragédies, nous avons ressenti la même impression.» L’homme de la vie quotidienne monte désormais sur la scène, emploie le beau parler qu’enseignent les sophistes, et nous donne le spectacle «de la vie commune, familière, accessible au jugement de chacun».
Pour apprécier plus profondément cette innovation, il suffit de nous rappeler qu’Eschyle et Sophocle ont tâché, dans une création pondérée[Pg 251] et merveilleuse, d’unir l’esprit apollinien à l’esprit dionysien. Euripide ne fait autre chose que rompre l’enchantement en rejetant l’élément dionysien et en réédifiant la tragédie sur une base exclusivement épique et morale.
A la tragédie eschylienne, qui avait, dans chaque ligne, dans chaque trait, une profondeur énigmatique, une grandeur infinie et mystérieuse, et qui paraissait couverte d’un voile terrifiant, il substitue un drame, ou plutôt «une épopée dramatisée», toute dégagée «du mystérieux crépuscule de l’ivresse dionysienne».
Si l’on veut maintenant découvrir les causes qui poussèrent Euripide à rapetisser ainsi la tragédie, à la détourner de sa voie et à inaugurer sa décadence, il faut songer à l’esprit antidionysien par excellence, à l’esprit qui fourvoya de son chemin toute la culture grecque et donna le branle à une grande transformation morale: à l’esprit socratique.
Nous touchons ici à la partie la plus hardie et la plus intéressante de la théorie nietzschéenne.
Selon l’auteur de Zarathoustra, Socrate est l’ennemi du mystère, le créateur de la réflexion logique, le détracteur de l’instinct.
Pour Socrate, chaque chose doit avoir un sens et se fonder sur un raisonnement. Toute action intuitive indépendante de la raison est mauvaise en elle-même, et la poésie lyrique, en tant qu’inconsciente par excellence, paraît à Socrate tout à fait incompréhensible.
Nous savons qu’il méprisait la tragédie et qu’il ne s’intéressait qu’aux œuvres d’Euripide, auxquelles on dit même qu’il collaborait. Quand on demanda à l’oracle de Delphes quel était l’homme le plus sage, la Pythie proclama Socrate d’abord, et, après lui, Euripide. De même, les partisans des vieilles institutions accolaient leurs deux noms lorsqu’ils voulaient désigner les corrupteurs du peuple, ceux qui minèrent les forces vives de la nation. Le philosophe et le poète s’en vinrent ainsi unis jusqu’à nous, et ce n’est que tout à fait juste, puisque la tragédie d’Euripide, allégée de tout accessoire mystérieux et obscur, séparée de tout élément symbolique et dionysien, est une démonstration logique, un exercice socratique. Présenter un sujet clair, rendu encore plus clair par le prologue, par ce deus ex machina; ne laisser aucun doute dans l’esprit du spectateur, non seulement sur le passé des personnages, mais aussi sur leur avenir; exposer, dans la première scène, le sujet, et le développer ensuite avec de belles paroles, à l’égal du meilleur logicien et du meilleur sophiste; faire constamment œuvre de poète réfléchi et conscient,—telle fut la manière d’Euripide.
Mais, puisque nous sommes arrivés au point le plus essentiel de l’argumentation nietzschéenne,[Pg 253] essayons d’entrer plus avant dans l’esprit socratique, de voir plus clairement dans les idées du philosophe athénien. Nous serons en état de mieux comprendre ce que ses théories avaient de nouveau, d’inquiétant et de révolutionnaire, et quelle était cette force qui transformait ou plutôt fourvoyait la tragédie, et, en général, la pensée grecque.
L’auteur de l’Origine de la Tragédie s’efforça, dans une des pages les plus pénétrantes de son livre, de scruter «l’âme socratique», d’interroger le maître mystérieux de la morale nouvelle, et nous n’hésitons pas à donner cette page en entier. «Ce fut Socrate qui prononça la parole la plus décisive à l’égard de la nouvelle et extraordinaire valeur accordée à la connaissance et au jugement. Il était le seul, en effet, qui s’avouât à lui-même ne rien savoir, tandis que, se promenant à travers Athènes, en observateur critique, visitant les hommes d’Etat, les orateurs, les poètes et les artistes célébrés, il rencontrait chez tous la prétention à la sagesse. Il reconnut avec stupéfaction que, même au point de vue de leur activité spéciale, toutes ces célébrités ne possédaient aucune connaissance exacte et certaine, et n’agissaient qu’instinctivement. «N’agissaient qu’instinctivement»: cette parole nous fait toucher du doigt le cœur et la moelle de la tendance socratique. Par ces mots, le socratisme condamne aussi bien l’art existant alors que l’éthique de son temps: de quelque côté qu’il dirige son regard scrutateur, il constate le manque de jugement et la puissance de l’illusion, et[Pg 254] il en conclut à l’absurdité, à la condamnation de se qui l’entoure. Partant de ce point de vue, Socrate crut devoir reformer l’existence: comme précurseur d’une culture, d’un art et d’une morale tout autres, il s’avança seul, la mine hautaine et dédaigneuse, au milieu d’un monde dont les derniers vestiges sont pour nous l’objet d’une profonde vénération et la source des plus pures jouissances. Aussi, en présence de Socrate, un trouble profond nous envahit et, sans cesse et toujours de nouveau, nous pousse à pénétrer le sens et la portée de cette énigmatique figure de l’antiquité. Quel est-il, celui qui, à lui seul, ose désavouer l’essence même de l’hellénisme; qui, à lui seul, ose se substituer à Homère, à Pindare, à Eschyle, remplacer Phidias et Périclès, supplanter la Pythie et Dionysos, et qui, comme l’abîme le plus insondable et la cime la plus haute, est certain par avance de notre admiration et de notre culte? Quel est ce demi-dieu auquel le chœur invisible des plus nobles d’entre les humains doit crier: «Malheur! malheur! Ce monde de beauté, tu l’as renversé d’un bras puissant; il tombe, il s’écroule!»?
«Un phénomène étrange, qui nous est parvenu sous le nom de «Démon de Socrate», nous permet de voir plus à fond la nature de cet homme. Dans certaines circonstances, lorsque l’extraordinaire lucidité de son intelligence paraissait l’abandonner, une voix divine se faisait entendre, et lui prêtait une assurance nouvelle. Lorsqu’elle parle, toujours cette voix dissuade. Dans cette nature tout anormale, la sagesse[Pg 255] instinctive n’intervient que pour entraver, combattre l’entendement conscient. Tandis que chez tous les hommes, en ce qui concerne la genèse de la productivité, l’instinct est précisément la force positive, créatrice, et la raison consciente une fonction critique, décourageante, chez Socrate, l’instinct se révèle critique, et la raison est créatrice—véritable monstruosité per defectum! Et, en effet, nous constatons ici un monstrueux défaut de toute disposition naturelle au mysticisme, de sorte que Socrate pourrait être considéré comme le non-mystique spécifique, chez lequel, par une particulière superfétation, l’esprit logique eût été développé d’une façon aussi démesurée que l’est, chez le mystique, la sagesse instinctive.»
Toute l’œuvre de Socrate, de même que l’œuvre de ses disciples, consiste à nier l’instinct et le mystère et à prescrire, au contraire, une sagesse consciente et pratique.
Bien qu’il trouve antihellénique et troublante cette morale socratique, destinée à tuer fatalement tout élan de l’individu, toute réaction spontanée, toute inspiration, Nietzsche ne la combat, ne la condamne point, dans l’Origine de la Tragédie.
Socrate était tout simplement un phénomène nouveau. «Ses théories, nous dit-il, auraient pu le rejeter au delà des frontières, comme quelque chose d’absolument énigmatique, d’inexplicable, sans que la postérité se fût trouvée en droit de les accuser d’un acte odieux.»
Le maître de Platon inaugurait simplement un état d’esprit qui allait révolutionner le monde.[Pg 256] Devant l’horreur de l’existence, l’homme antique ne connaissait d’autre refuge que l’illusion de l’art. Socrate inaugura l’illusion de la science. Au lieu de s’abandonner désormais aux images qu’on crée, on s’abandonne et on s’oublie dans la recherche théorique de la vérité. «Socrate est le premier modèle de l’optimisme théorique qui attribue à la foi, à la possibilité d’approfondir la nature des choses, au savoir, à la connaissance, la vertu d’une panacée universelle, et tient l’erreur pour le mal en soi.» Cette soif de connaissance procure des jouissances infinies, et l’homme examinant les choses et tâchant de pénétrer de plus en plus dans la vérité, se fait les mêmes illusions que le créateur de fables. La recherche est, pour lui,—telle la fiction pour l’artiste,—une source continuelle de plaisir.
Malheureusement, il y a des limites où l’optimisme scientifique vient fatalement se briser. «Car la circonférence du cercle de la science est composée d’un nombre infini de points, et cependant qu’il est encore impossible de concevoir comment le cercle entier pourrait être jamais mesuré, l’homme supérieur et intelligent atteint fatalement, avant même d’avoir accompli la moitié de sa vie, certains points extrêmes de la circonférence où il demeure interdit devant l’inexplicable. Lorsque, plein d’épouvante, il voit, à cette limite extrême, la logique s’enrouler sur soi-même comme un serpent et se mordre la queue—alors surgit devant lui la forme nouvelle de la connaissance, la connaissance tragique, dont il lui est impossible de supporter seulement l’aspect[Pg 257] sans la protection et le secours de l’art.»
Et de toute façon nous pouvons être sûrs que l’essence de l’enseignement socratique, que l’esprit scientifique en général est contraire à la vitalité luxuriante que suppose la tragédie. Euripide, en supprimant le chœur qui lui apparaissait comme quelque chose de fortuit, une réminiscence inutile, tandis qu’en réalité il était la cause première, le fondement musical de la tragédie, en donnant un sens moral aux actions des héros, en prônant en ses œuvres la vertu et la sagesse, se montre disciple fidèle de l’esprit socratique. Aux créations sublimes, instinctives et non raisonnées d’Eschyle, il oppose une œuvre de dialectique, claire, subtile, et qui peut se rapprocher des Dialogues de Platon.
Philémon et Ménandre peuvent maintenant parfaire la révolution qu’il a inaugurée et qui mène directement jusqu’au drame bourgeois de nos jours. La tragédie, en tant que création musicale et lyrique, en tant que révélation dionysienne, en tant que vision idéale et symbolique des choses, finit avec Sophocle.
Il nous a paru intéressant d’exposer la théorie de Nietzsche sans entrer dans aucune discussion et en n’ayant d’autre préoccupation que reproduire avec clarté sa pensée.
La valeur du livre étant surtout philosophique,[Pg 258] nous remarquerons à peine combien cette théorie se trouve d’accord avec ce que nous savons sur l’histoire de la tragédie chez les Grecs. Les traditions que nous a léguées l’antiquité, de même que les opinions des historiens modernes de la littérature grecque, rattachent la tragédie au chœur orgiastique et en admettent la parenté étroite avec les fêtes de Bacchus. Selon Ottfried Müller, qui suit en cela les idées d’Hérodote et des anciens, le dithyrambe fût appliqué pour la première fois par Arion de Méthyme à l’hymne chanté aux fêtes dionysiaques, et depuis lors, ce genre de poésie prit chez les Doriens le nom de chœur tragique. Au commencement, c’était tout simplement une forme chorale et religieuse, puis, peu à peu, dans cette création toute dorique, le génie ionien ajouta le dialogue.
La théorie de Nietzsche, même en ses détails, ne blesse donc point les faits historiques, et elle ne nous paraît pas non plus incompatible avec les explications morales et esthétiques qu’on a donné jusqu’ici du théâtre grec.
Quand Aristote nous dit que la tragédie a pour but, non pas de satisfaire l’intelligence, mais de soulager l’âme par la terreur et la pitié, il nous offre précisément une définition presque nietzschéenne de l’illusion tragique qui exaltait le spectateur en lui dévoilant le visage terrible de la destinée et le fond mystérieux des choses.
L’auteur de l’Origine de la Tragédie affirme encore que le chœur élevait une barrière idéale entre le spectateur et la scène, et rehaussait le caractère des personnages jusqu’à en faire des[Pg 259] abstractions symboliques et presque des demi-dieux. Mais c’est en somme, ainsi que lui-même l’indique, une idée émise par Schiller dans la préface de La Fiancée de Messine, et qui se trouve aussi en accord avec la célèbre formule de Schlegel, qui donnait comme règle de l’art dramatique grec «la subordination de la passion au caractère et du caractère à l’idéal».
Il est inutile de multiplier ces rapprochements et de rappeler que déjà, depuis Aristophane, on impute à Euripide la décadence de la tragédie. Du reste, ce n’est pas par sa vraisemblance ou parce qu’il éclaire un problème philologique, que ce livre nous intéresse. De ce point de vue, à côté des aperçus originaux, on pourrait lui trouver plusieurs défauts—des affirmations téméraires, des généralisations trop arbitraires, des conclusions subtiles. L’auteur lui-même avouait plus tard qu’il s’était montré trop «absolu en présence d’un problème aussi compliqué que les origines de la tragédie chez les Grecs».
Intéressant par ses vues sur la civilisation hellénique, le livre prend surtout une toute autre signification quand on le considère dans ses relations avec la philosophie postérieure de Nietzsche. On y reconnaît alors ses idées sur la culture et la morale actuelles et on y voit les germes de toutes ses théories, la substance—la meilleure,—de sa philosophie.
Dans le courant de sa vie, Nietzsche ne devait changer d’opinion que sur la partie moderne de son livre. Mû par son besoin de respect et de vénération, il avait consacré les pages finales de[Pg 260] l’Origine de la Tragédie à saluer en Schopenhauer l’initiateur de la culture tragique, et à voir en Wagner le restaurateur du génie antique, celui qui devait opérer une fois encore la synthèse de l’épopée, et de la musique.
S’il renia plus tard ces maîtres en les déclarant décadents et malades, il ne s’écarta point de sa première conception de la tragédie.
Et même, ce qui est plus remarquable, il fit des deux idées originales qui dominent et résument son livre: de la distinction de l’esprit apollinien et dionysien et de la définition du socratisme, les fondements de sa philosophie.
Aussi, nous pouvons affirmer sans grande crainte de nous tromper, que le jeune professeur de Bâle traçait, sans le savoir, dans ce petit opuscule de philologie grecque, les lignes générales de son œuvre future. Il n’en sortit guère, et pendant vingt ans, il ne fit, croyons-nous, que développer, élucider et surtout exagérer les idées de «l’origine de la tragédie». Il suffira, en effet, d’un peu de réflexion pour convenir que les maximes de démolition sociale qui remplissent ses livres depuis les Considérations Inactuelles et jusqu’à Humain trop Humain, sont contenues en germe dans sa polémique contre Socrate. Toutes les anciennes valeurs que Nietzsche combattra tour à tour,—l’ascétisme et la religion de la souffrance, l’égalité sociale et le culte de la science, l’illusion de la vérité et la morale de la pitié,—c’est Socrate qui les a fait entrer dans le monde. Le procès que lui faisait Nietzsche dans l’Origine de la Tragédie, c’était déjà le procès[Pg 261] contre la culture scientifique et l’optimisme moderne.
Nous avons d’ailleurs, en faveur de notre affirmation, le témoignage de Nietzsche lui-même. Dans sa tardive préface, il déclare avoir conçu dans l’Origine de la Tragédie «quelque chose de terrible et de périlleux... un problème nouveau, le problème de la science elle-même, considérée pour la première fois comme problématique, discutable». Et il ajoutait: «Ce dont mourut la tragédie, le socratisme de la morale, la dialectique, quoi? ce socratisme ne pourrait-il pas être justement le signe de la décadence, de la lassitude, de l’épuisement, de l’anarchisme dissolvant des instincts? La «sérénité hellénique des derniers Grecs ne serait-elle pas un crépuscule? L’effort épicurien contre le pessimisme, seulement une précaution de malade? Et la science elle-même, notre science—oui, envisagée comme symptôme de vie, que signifie, au fond, toute science? Quel est le but, pis encore, l’origine—de toute science? Quoi? L’esprit scientifique n’est-il peut-être qu’une crainte et une diversion en face du pessimisme? un ingénieux expédient contre la vérité? Et, pour parler moralement, quelque chose comme de la peur et de l’hypocrisie? et immoralement: de la ruse? O Socrate, Socrate, était-ce là peut-être, ton secret? O mystérieux ironiste, était-ce là ton ironie?»
Ainsi, Socrate est pour l’auteur de l’Origine de la Tragédie le promoteur de la morale des esclaves, et il est encore un des premiers initiateurs[Pg 262] de l’optimisme scientifique qui tue le pessimisme de la force, rend impossible toute exubérance profonde de la vie et éteint le besoin du tragique qui fut la marque de la santé grecque, le signe distinctif de cette race supérieure.
D’autre part, quand Nietzsche s’avisera d’opposer une réaction victorieuse contre la dégénérescence que le socratisme a provoquée dans le monde, il écrira Zarathoustra, qui n’est autre chose qu’un développement poétique de sa conception de l’art dionysien.
Et comme nous avons résumé les griefs de Nietzsche contre la société et la morale modernes, en résumant ses griefs contre le socratisme, nous pouvons définir l’Evangile de Zarathoustra, la théorie du surhomme en disant qu’elle est une résurrection moderne de l’exaltation bacchique.
Nietzsche persiste à voir la guérison de l’humanité malade d’aujourd’hui dans la renaissance de l’idéal tragique des Grecs. Retourner à la santé, vaincre la souffrance, approuver la douleur, affronter toute l’horreur de la vie et l’accepter joyeusement,—voilà le bréviaire du surhomme, voilà l’enseignement de Zarathoustra. Embrasser l’illusion avec tous ses maux dans une étreinte d’ivresse, dire oui à l’existence, un oui profond et orgiastique, «ressentir la souffrance éternelle et la faire sienne», telle était la définition même de l’idéal dionysiaque que le philosophe allemand nous avait donné dans l’Origine de la Tragédie et tel est aussi le moyen qu’il conçut plus tard pour détourner l’humanité de la décadence optimiste où elle se trouve actuellement[Pg 263] et la faire se surpasser. «Celui, écrivait-il vers la fin de sa vie, qui non seulement comprend le mot dionysien, mais encore se comprend sous ce mot, n’a plus besoin de réfuter et Platon et le christianisme et Schopenhauer, il sent qu’il est en face de sa décomposition».
Après avoir reconnu dans l’Origine de la Tragédie le principe des idées les plus originales du futur philosophe allemand, nous ne pouvons que juger légitimes ses préférences, sa faiblesse pour ce livre. Il avait raison d’écrire plus tard, en 1888, au moment où son intelligence allait sombrer définitivement, ces paroles enthousiastes retrouvées parmi ses notes:
«Un prodigieux espoir parle dans ce livre. Lorsque je décrivais la musique dionysiaque, je décrivais ce que j’avais entendu et qu’instinctivement je devais traduire et transfigurer toute chose pour lui donner l’esprit nouveau que je portais en moi».
Nous avons voulu indiquer dans ces quelques pages l’influence considérable qu’exerça la culture hellénique, l’art grec, sur l’inspiration et le développement de la philosophie de Nietzsche.
Il n’entre point dans le cadre de cette étude[Pg 264] de discuter ou de juger cette philosophie. Ce que nous devons seulement remarquer, c’est combien la pensée de Nietzsche nous apparaît plus tolérante, plus ordonnée, plus calme, plus logique, dans ses écrits de jeunesse et principalement dans l’Origine de la Tragédie. L’essentiel de ses théories s’y trouve, mais exempt de toute exagération, sans la forme violente, sentencieuse et maladive des derniers écrits, sans les fureurs délirantes contre la pitié et le christianisme, sans cette manie de tout nier et de tout détruire que Nietzsche montra plus tard.
Ce premier nietzscheïsme, beaucoup plus conséquent et raisonnable malgré sa hardiesse, nous pouvons le considérer surtout comme une réaction salutaire et nécessaire contre l’optimisme scientifique qui berça le milieu du dix-neuvième siècle. A cet engoûment pour la philosophie positive, à ces fols espoirs conçus par la science qui nous promettait la solution de tous les problèmes, et l’avènement du règne de la félicité, Nietzsche opposait dans l’Origine de la Tragédie la sagesse de l’instinct, la sainteté de la vie, la nécessité de toutes ses illusions et encore la beauté des visions tragiques qui ne nous laissent pas nous amollir et nous étioler. Ainsi réduit, son idéal est tout simplement un idéal de force destiné à contrebalancer notre surcharge de culture.
Nietzsche avait surtout horreur de cet «homme théorique», héros de notre société moderne, lequel prétend écarter ce qui n’est pas accessible à l’intelligence et résoudre par la froide raison[Pg 265] tous les problèmes. Avec une rare clairvoyance, l’auteur de l’Origine de la Tragédie reconnaissait déjà et redoutait les dangers de notre esprit actuel. «Tout notre monde moderne est pris dans le filet de la culture alexandrine et a pour idéal l’homme théorique, armé des moyens de connaissance les plus puissants, travaillant au service de la science, et dont le prototype et ancêtre originel est Socrate... Une disposition d’esprit presque effrayante fait qu’ici, pendant un long temps, l’homme cultivé ne fut reconnu tel que sous la forme de l’homme instruit... Et l’on ne doit plus se dissimuler désormais ce qui est caché au fond de cette culture socratique: l’illusion sans bornes de l’optimisme!
«Il ne faut plus s’épouvanter si les fruits de cet optimisme mûrissent, si la société, corrodée jusqu’à ses couches les plus basses par l’acide d’une telle culture, tremble peu à peu la fièvre de l’orgueil et des appétits, si la foi au bonheur terrestre de tous, si la croyance à la possibilité d’une semblable civilisation scientifique, se transforma peu à peu en une volonté menaçante... Aussi, lorsque l’effet est usé de ces belles paroles trompeuses et lénitives sur la «dignité de l’homme» et la «dignité du travail», cette civilisation s’achemine peu à peu vers un épouvantable anéantissement.
«...Rien n’est plus terrible qu’un barbare peuple d’esclaves, qui a appris à regarder son existence comme une injustice et se prépare à en tirer vengeance, non seulement pour soi-même, mais encore pour toutes les générations à venir».
Pour parer à tous ces dangers, Nietzsche proposait la santé de la culture grecque, qui retrempait l’individu dans l’ivresse dionysiaque et ne craignait point d’admettre même le merveilleux et l’irraisonnable afin d’y puiser de la force et d’embrasser la vie avec simplicité et ferveur.
S’initier à la joie, ne point fuir la douleur, communier avec la nature, accepter la vie et ses mystères et ses angoisses, comprendre surtout que la vérité et la science sont des choses relatives dont les bornes reculent sans cesse et qui ne servent, en définitive, qu’à opposer une autre illusion, aussi vaine et plus ingrate à l’illusion féconde de l’art; voilà l’enseignement de Nietzsche tel qu’il le conçut d’abord en ce livre de début.
Et l’on peut juger impossibles ou chimériques les théories de cet adorateur fervent de la Grèce antique. Ce retour à une vie plus intense et plus saine, cette acceptation joyeuse de la destinée que rêvait Nietzsche, ne sont pas peut-être choses réalisables. N’importe! Son livre, qui venait, poser le problème inquiétant de la valeur de la science, ce livre plein de vie, de poésie et de témérité qui osait pour la première fois prononcer le mot de «faillite» à propos de la culture moderne, ne nous paraît pas moins digne d’intérêt, et peut-être même de méditation.
A la séance solennelle de la Société Royale et de la Société Astronomique qui discutèrent réunies les résultats des observations de l’éclipsé solaire du 29 mai 1919 et mirent sur le tapis la théorie de la relativité, le président sir Franck Dyson, directeur de l’observatoire de Greenwich, a déclaré que personne n’avait encore pu définir en langage compréhensible la théorie d’Einstein.
Depuis lors, de toute part on essaya de vaincre cette difficulté et devant les vérifications multiples qui venaient fortifier et rendre éclatantes les découvertes d’Einstein, les hommes de science comme M. Nordmann, voire les littérateurs comme Alfred Capus, essayèrent de transposer plus ou moins en termes ordinaires, ce qui jusqu’alors n’était saisissable et intelligible qu’à l’aide de chiffres. Les livres, les articles de journaux se succédèrent abondamment sans que l’on puisse dire que la théorie soit devenue claire et que l’on se trouve devant une parfaite réussite.
C’est que la théorie d’Einstein contrarie le sens commun, ébranle tout l’édifice héréditaire de l’habituel syllogisme humain et nécessite une[Pg 268] violation totale de nos habitudes, une conciliation de notions contraires, un oubli préalable de tout ce qui est acquis et accepté au point de vue de nos données sur le monde extérieur.
Il faut noter en effet, qu’à côté du langage qui nous permet, selon la définition bergsonienne de nous étendre des choses aux idées et qui arme tout l’édifice logique, il y a une langue mathématique capable de se développer en dehors de l’expérience, de ne pas suivre la pente séculaire de l’entendement et d’avancer d’après des règles évidemment intellectuelles mais qui paraissent indépendantes du témoignage de nos sens et par cela même des lois de notre compréhension habituelle.
C’est dans cet ordre d’idées qu’on pourrait, comme Pythagore, attacher une essence mystique ou divine aux chiffres, puisque à leur aide on s’élève abstraitement plus haut que le commun entendement.
En tous cas, tandis que jusqu’ici les grandes découvertes physiques et cosmogoniques, la théorie de Copernic et de Galilée, celle de Newton, celle de Laplace étaient suggérées par l’intelligence et ne blessaient point le sens commun, la théorie d’Einstein est une théorie dont l’exposition et la démonstration sont purement mathémathiques et ne se fondent que sur des équations.
C’est en cela même que la découverte d’Einstein est remarquable et exceptionnelle dans le domaine des acquisitions humaines. Pour la première fois peut-être, l’homme, se dégageant[Pg 269] en partie de la prison étroite de son bon sens, essaye de saisir une donnée plus immédiate de la réalité et tout en affirmant nettement ce qu’il y a de relatif dans nos observations des choses, il rend ces observations plus profondes, plus proches aussi, dirait-on, de l’essence de l’univers.
Toujours est-il que la théorie d’Einstein qui, vérifiée par des épreuves et des constatations multiples, n’a pas besoin de s’appuyer sur des déductions logiques, défie quelque peu le langage et le raisonnement habituels.
Il est vain de se le dissimuler. Si l’on veut être parfaitement clair et intelligible et ne pas aligner à propos de la Relativité des mots vides de sens, jurant entre eux et formant des périodes obscures, il faut se limiter sagement aux résultats, aux conséquences de la théorie d’Einstein sans se risquer dans l’explication de son point de départ, sans surtout vouloir rendre aisément compréhensibles les bases et les démonstrations du physicien de Berlin.
Mais encore une fois cela est fatal. Songez plutôt que le fond de la découverte d’Einstein est que la figure de l’espace, de même que l’écoulement du temps ne sont pas toujours les mêmes.
Il n’y a pas de temps et d’espace absolus.
Et voilà déjà de quoi effrayer notre entendement!
Evidemment, au point de vue philosophique, nous savions que le temps et l’espace n’étaient que des cadres de notre cerveau et n’existaient que par rapport à nos sens. Mais toute l’expérience séculaire, quoique simplement approximative[Pg 270] de l’homme, nous avait enraciné dans l’esprit l’idée que dans toutes les conditions un chronomètre marche toujours de la même façon, de même qu’un objet, qu’il soit immobile ou en mouvement, a constamment les mêmes dimensions.
«Vous avez tort, nous dit Einstein, votre expérience héréditaire est complètement erronée.»
Le temps et l’espace ne sont que des relations qui varient d’après la position et l’état de l’objet observé et de celui qui l’observe.
Surtout, nous dit Einstein, le temps et l’espace ont entre eux des relations inséparables. Ce n’est qu’en alternant, en immobilisant, en figeant le temps et l’espace que nous les dissocions par une opération mentale. Tandis que réellement ils sont en rapports étroits, en pénétration réciproque et constante.
L’union, le mariage du temps et de l’espace, que Minkowski formulait déjà, est devenu vérité. Tout se passe dans les théories d’Einstein, comme si le temps n’était qu’une quatrième dimension de l’espace.
Mais par cela même que le temps est une dimension de l’espace, il modifie sans cesse la forme de l’espace et il est lui-même différent dans chaque point de l’espace que l’on considère. Le temps n’est donc pas universel, il est local. Il dépend du mouvement des corps par rapport à l’observateur et peut s’écouler plus ou moins vite.
De ces affirmations d’Einstein, qui déjà étonnent, qui ébranlent l’entendement, mais que de[Pg 271] multiples expériences ont vérifiées, découlent bien des résultats étranges.
Et d’abord on peut affirmer que la vitesse raccourcit le temps et rétrécit l’espace. Un voyageur qui monterait dans un train extrêmement rapide et qui serait muni d’un chronomètre pareil à celui que tiendrait un observateur immobile verrait dans son chronomètre le temps couler moins vite que dans le chronomètre de l’observateur immobile.
M. Langevin s’est plu à faire à ce point de vue des calculs rigoureusement basés sur les théories einsteiniennes et qui nous bouleversent. Sur une étoile qui marche plus rapidement que la terre, le temps s’écoule moins. Et nous pouvons ainsi, à la suite du savant français, refaire une sorte de rêve d’Epiménide vraiment stupéfiant.
Supposez qu’un homme âgé de vingt ans parvienne, par un moyen quelconque, à quitter ses semblables et à se détacher de l’orbite terrestre. Marchant à une vitesse voisine de celle de la lumière, il consacrerait deux années de sa vie à parcourir vertigineusement les espaces célestes.
Et bien! En revenant après ces deux ans sur notre terre, il constaterait que tous ses parents sont morts et que six générations ont succédé à la sienne. Car, tandis qu’au milieu de la vitesse vertigineuse dans laquelle il avait vécu, deux ans seulement s’étaient passés pour lui, sur la terre s’étaient déjà écoulés deux cents ans.
En prolongeant la supposition einsteinienne, nous pouvons aussi dire qu’un contemporain de César ou de Jésus qui aurait quitté notre globe[Pg 272] au commencement de notre ère et participé à de pareilles vertigineuses vitesses, pourrait revenir sur terre aujourd’hui. Parti à vingt ans, il aurait maintenant quarante ans et serait encore à la force de l’âge, tandis que soixante générations se seraient succédé sur notre planète pendant cet intervalle.
Inutile d’ajouter que ces changements du temps et de l’espace sont imperceptibles aux allures ordinaires. Cela explique pourquoi l’humanité a vécu jusqu’ici sans les saisir. Ces changements ne deviennent saisissables qu’à de grandes vitesses infiniment supérieures à toutes celles que nous pouvons obtenir sur la terre par nos machines et nos projectiles. Tranquillisons-nous! Les théories d’Einstein ne s’appliquent qu’à des allures planétaires ou à des allures moléculaires et atomiques.
En plus, comme le hollandais Lorenz le remarquait, ces changements de l’espace sont indiscernables parce que universels.
Comment mesurer une dimension qui varie, si nos instruments de mesure varient proportionnellement.
Je suis en train de mesurer une pièce d’étoffe devant un miroir qui diminue les objets. L’étoffe se réflète raccourcie sur la surface de ce miroir, mais comme mon mètre, refleté sur ce même miroir, devient plus petit d’autant, les rapports restent toujours les mêmes.
Il faudrait sortir d’un système en mouvement pour mesurer la différence que la vitesse imprime sur le temps et l’espace de ce système.
Disons maintenant que si le temps est relatif, si les dimensions des objets sont fonction de la vitesse et par cela même changent sans cesse, il y a quelque chose qui ne change point. C’est l’intervalle des événements d’Einstein, une donnée constante qui résulte des rapports changeants de l’espace et du temps.
Les calculs de la relativité de l’espace-temps, qui s’altèrent sans cesse, fournissent au contraire une donnée absolue, solide, indépendante de l’observateur et qui est l’intervalle.
Par la nouvelle évaluation de la relativité du temps et de l’espace on peut projeter ainsi une vue plus réelle et plus profonde sur les secrets de la nature. En appliquant ce merveilleux et fécond principe de l’intervalle, que je ne pourrais vous préciser mieux sans de longs développements, Einstein a pu prévoir que, contrairement aux principes de Newton, les rayons lumineux émis d’une étoile doivent être déviés lorsqu’ils côtoient le soleil, ce qui a été vérifié merveilleusement pendant l’éclipse de soleil du 29 mai 1919. C’est aussi en appliquant le principe de l’intervalle qu’Einstein a expliqué une anomalie dans le mouvement de la planète Mercure qui était inexplicable selon la loi de Newton[Pg 274] avant qu’Einstein corrige et précise cette loi. Les observations exactes de cette variation de la périhélie de Mercure ont encore prouvé l’exactitude des prévisions du génial physicien de Berlin.
Du reste, l’ancienne théorie de la gravitation, tout le système Newtonien peut être considéré désormais comme un cas particulier de la nouvelle théorie d’Einstein qui pense que toutes les planètes décrivent des courbes autour du soleil du fait que l’univers entier ne peut être imaginé, d’après sa théorie, que comme un tout incurvé. Il n’y a point de ligne droite dans l’espace, et toute trajectoire de masse, et toute trajectoire de lumière tend à former un cercle. La lumière retourne exactement après avoir formé un cercle à l’endroit d’où elle est partie, de même qu’au vélodrome le cycliste qui suit la piste arrive fatalement, insensiblement, à son point de départ.
On a même pensé, d’après la théorie d’Einstein, que plusieurs étoiles que nous voyons ne sont que des fantômes d’étoiles. Si, en effet, la lumière décrit un cercle, le rayon parti d’une étoile finit par revenir à la place où il a été émis et où l’étoile, emportée par sa marche, ne se trouve plus depuis longtemps.
Enfin, en admettant la nouvelle théorie de la gravitation d’Einstein, nous pouvons affirmer que l’univers, tout en étant sans limites, puisqu’il est incurvé et circulaire, n’est point infini.
Mais je devrais surtout parler, si j’avais la moindre prétention de faire un résumé, même très superficiel, de cette nouvelle conception du monde—de la théorie de l’équivalence par laquelle Einstein a rattaché génialement à la relativité le phénomène de la pesanteur. Il faudrait aussi que je vous dise quelles révolutions ses théories ont opéré dans le domaine de la physico-chimie.
Je me borne à remarquer que le principe de la contraction des dimensions de l’espace, je veux dire l’intervention du temps dans la dimension de l’espace, a reçu une éclatante vérification par l’étude des mouvements des molécules et des fragments de molécules qui émanent des rayons cathodiques et des rayons de radium.
Mais si l’on voulait jeter un vrai coup d’œil sur l’ensemble de l’édifice Einsteinien, il faudrait prendre la théorie à son origine, expliquer ses bases. On en saisirait mieux la fécondité et l’ampleur.
Mon intention n’était point de donner le moindre aperçu des découvertes du grand physicien, je désirais seulement noter la grandeur de la révolution, la véritable débâcle que le génie d’Einstein a opérée dans l’ensemble de l’ancienne[Pg 276] physique que l’on devra maintenant reconstruire sur de nouvelles bases.
J’ai aussi passé sous silence les retentissements possibles de la théorie au point de vue philosophique. Il serait pourtant très intéressant de considérer, par exemple, le temps d’Einstein et la durée de M. Bergson, les contradictions et aussi les analogies des deux conceptions. Et je crois que l’on pourrait trouver quelques points de contact entre le philosophe de l’Evolution créatrice et le physicien de la relativité.
Mais M. Bergson lui-même nous a donné tout un livre sur ce sujet.
Trois anniversaires poétiques se sont succédés en 1920: Le centenaire de la mort de Keats, le centenaire de la naissance de Baudelaire et le sixième centenaire de la mort de Dante Alighieri.
Triade auguste, incarnant trois nations différentes, trois aspects distincts de l’évolution poétique de l’humanité.
Je vais jeter un pieux regard sur ces créateurs, victorieux du temps, inégaux entre eux, quant à l’inspiration et l’éclat, mais qui ont tous les trois réalisé un haut idéal.
Est-ce le sixième ou plutôt le premier anniversaire de Dante? On peut dire, en effet, que nous ne connaissons bien que depuis un siècle la vraie figure du poète de la Divine Comédie et que c’est depuis Fauriel et de Witte, depuis Carlyle, Rosetti, depuis Arrivabene, Foscolo, Cesare Balbo[Pg 278] que nous saisissons le sens précis de sa grande vision qui réunit la terre, le ciel et l’enfer.
Je n’entends pas par là que Dante ne fut admiré qu’à notre époque. Mais sa gloire connut de si grandes fluctuations, de tels moments d’oubli que l’on peut dire qu’elle ne se trouva définitivement consacrée qu’au siècle dernier.
Jusqu’au temps de Michel Ange on avait apprécié, tant bien que mal, le poète que Machiavel appelait «le père Alighieri» et dont Galilée expliquait la cosmographie.
Mais déjà au XVIe siècle, la Divine Comédie, sur laquelle on amassait des commentaires tout en en perdant la vraie signification, fut méconnue, puis négligée. Des jours difficiles vinrent pour Dante. Guichardin nous raconte qu’il a dû faire de grandes recherches dans toute la Romagne pour dénicher un exemplaire de la Comédie. Bientôt l’Italie, adonnée au gongorisme, à l’euphuisme, au marinisme, oubliait le grand Florentin, l’Europe la suivait dans cette voie, et Voltaire, le plus intelligent des hommes et le plus borné parmi les critiques, traitait le poète de la Divine Comédie comme il avait traité celui d’Hamlet, et félicitait le jésuite Bettinelli d’avoir dit que Dante était un fou et son poème une monstruosité.
Au contraire, quel merveilleux réveil de la gloire dantesque au XIXe siècle! Si éloignés du «très haut poète» par le temps, il semble pourtant que nous l’atteignions pleinement par le cœur et l’intelligence. Le renouvellement de la critique historique, les études de littérature comparée,[Pg 279] l’approfondissement du moyen âge ont permis enfin de comprendre le temps et les idées de Dante. Que de sondages révélateurs depuis cent ans, quelle juste appréciation de l’énorme savoir du poète, quel merveilleux discernement de ce qui reste vrai et essentiel parmi tant des traditions fausses sur sa vie!
Nous pouvons donc mieux commémorer après six siècles ce nouveau Prométhée qui escalada les cieux, ce nouvel Ulysse qui visita l’Enfer.
Il fut vraiment de ceux qui ennoblissent la nature humaine par le seul fait qu’ils existent.
Au seuil de la littérature moderne, fermant le moyen âge et le résumant, il fait parler, comme le dit si bien Carlyle, «dix siècles muets».
A l’image de son époque il est délicat et farouche, dur et doux, implacable envers ceux qu’il veut châtier, caressant et suave pour ceux qu’il aime. Tout ce qu’il y a d’enfantin et de ravissant dans les siècles de fer qui furent aussi les siècles de la chevalerie et de l’amour mystique, se retrouve dans Dante et l’on rencontre aussi chez lui cette cruauté impitoyable de l’homme envers son ennemi et aussi cette haine inapaisable et farouche qui caractérisent l’époque d’Ugolin et de Farinata di Uberti.
Mysticisme et satire, amour divin et colère humaine, tout cela fond et s’amalgame dans le poème admirable.
Mais plus que tout cela, on perçoit dans la Divine Comédie le cri d’une âme fière, passionnée d’équité et de justice. Jamais homme ne fit un emploi plus hardi et plus magnifique de son[Pg 280] génie et n’eut plus parfaite conscience de sa force que ce Gibelin ombrageux qui, hésitant à partir comme ambassadeur à Rome, répondait à ses compatriotes: «Si je pars, qui restera ici, et si je reste qui partira?»
Il se sentait seul à Florence, il se sentait seul au monde, par la grandeur des connaissances, la puissance de la sensibilité, l’immensité du génie.
Il se voyait même si seul, si élevé au-dessus de tous, que peu à peu, après avoir lutté, aimé, souffert, il se dressa comme justicier des hommes, comme contempteur de son siècle!
Banni, proscrit, errant, misérable, il avait la conscience de son immortel pouvoir et comme son ancêtre Cacciaguida, il pouvait dire: «Il est beau d’être seul parmi les autres et d’être son propre parti à soi-même».
Désormais il se dépouille de son habit humain. Franchissant les limites du réel, il entreprend de devancer le tribunal divin, de fixer les arrêts de l’histoire et d’accomplir avant la fin des siècles le jugement dernier.
Les foudres de Jupiter sont entre ses mains et entre ses mains aussi le glaive de l’archange.
Le Ciel et l’Enfer, éternel espoir et éternelle crainte de l’homme, il les crée par la puissance de son verbe et il les illustre par tout ce que l’imagination poétique peut concevoir de plus terrible ou de plus doux.
Il les crée et il place à sa guise ses ennemis dans la géhenne, ses amis au séjour lumineux. Il ose absoudre, il ose foudroyer. Tous les droits[Pg 281] suprêmes que les mortels réservaient à Dieu, Dante se les attribue. Et tel est l’éclat de son intelligence et la force de sa parole qu’aujourd’hui encore ses damnés se tordent dans les flammes en nous épouvantant, et ses bienheureux, assis au sein de la rose radieuse qu’illumine le regard de Dieu, nous éblouissent et nous ravissent.
Oui, ses jugements sont sans appel! Il avait vraiment raison lorsqu’il se déclarait plus haut que le Pape et que l’Empereur et qu’il montrait Virgile lui remettant à la porte du paradis la «couronne et la mitre», symboles du pouvoir temporel et du pouvoir éternel.
«Je te donne la couronne et la mitre», dit le poète de l’Eneide à celui de l’Enfer, et, en effet, le fier gibelin a su laisser par son génie une telle empreinte sur la mémoire des hommes que son œuvre qu’il avait appelée Comédie tout court, le monde chrétien en a changé le nom et l’appelant Divine Comédie.
La Divine Comédie!
Que j’aimerais avoir le loisir de suivre la vie de Dante et la genèse de son chef-d’œuvre.
Nous aurions d’abord jeté un regard sur le XIIIe siècle où, pour la première fois, s’agite l’idée de la liberté et qui, tout adonné aux convoitises, aux déchirements, aux colères, est pourtant traversé par la passion de la justice.
Nous aurions suivi Dante le long de son ascension. Après les rêveries amoureuses qui lui inspirent son poème printanier, nous l’aurions suivi luttant dans cette Florence qui est «un navire[Pg 282] sans pilote, mené par la tempête horrible». Il n’était que poète, le voici citoyen! Il se battra contre l’ennemi, il sera frappé par l’injustice de ses compatriotes. Exilé, séparé des siens, il élargira ses vues et s’occupera désormais de la chrétienté et du monde. De Florentin, il deviendra Universel.
Et je voudrais vous le montrer indomptable dans la misère, dans l’isolement, à Ravenne, à la cour des Polenta lorsqu’il répondait d’une plume si fière aux Florentins qui lui proposaient de rentrer en suppliant dans sa ville natale.
Mais je ne vous aurais pas dit qu’il mourut en 1321. J’aurais plutôt terminé en vous racontant l’anecdote de Sachetti qui nous peint une femme de Ravenne montrant à son enfant le vieux poète dans la rue et disant: «Mon fils, regarde, regarde celui qui est revenu des Enfers!»
Il était revenu des Enfers, vainqueur de la mort, ayant fondé son œuvre surhumaine où «le ciel et la géhenne avaient mis la main».
A l’aide de quelques agencements de ces caractères de l’écriture dont l’homme a su faire un si merveilleux usage, il s’était assuré une splendide immortalité. Il allait désormais voir les siècles couler, les générations se succéder et tout homme digne de ce nom s’incliner devant lui, devant ce Minos altier qui continue sans cesse à châtier les vivants et les morts.
Après l’homme grand, couronné d’amers lauriers, voici le frêle enfant rêvant sous les rosiers d’Amathonte!
De Dante à Keats, quel écoulement de temps et aussi quel changement d’esthétique, quelle évolution de la mentalité européenne!
Au seuil de la Renaissance, Dante manie la plume comme une épée et écrit pour hâter l’avènement de la justice et de la vérité.
Au seuil du XIXe siècle, le fiévreux jeune homme qui écrit Endymion, n’a d’autre aspiration que rêver. Il sait que la vérité est inatteignible, que la pensée fatigue. Il se hâte de sortir du réel et d’oublier le monde décevant des idées. «La vie, nous dit-il, est le sommeil de l’Indien au fond de sa pirogue au-dessus du rapide qui va l’engloutir». Il s’étonne que l’on puisse «reconnaître la vérité d’une chose par suite de raisonnement» et, lassé de l’intelligence, il demande éperdûment «une vie de sensation plutôt qu’une vie de pensée». Il ne veut plus espérer que de la beauté.
«C’est le beau qui est le vrai, écrit-il hardiment dans l’Ode à une Urne grecque, et dans Endymion il commence le poème par le vers célèbre: «Une chose belle est une joie à jamais!»
Il croit ressaisir l’idéal antique et trouver la clé magique qui ouvre le royaume enchanté du paganisme en cultivant la beauté. Il s’y adonne. Ne voulant rien attendre de l’intelligence il s’endort pour faire un rêve merveilleux de printemps et d’amour.
Et c’est précisément là la caractéristique de Keats, cet éloignement de la réalité, ce mépris du raisonnement, cette inaptitude intellectuelle. S’envolant sur les ailes de l’imagination, fuyant la vie, il crée un paradis idéal où tout est parfums de fleurs, bruissement d’abeilles, échange de baisers. Plus de haines ni de luttes, plus de courage ni d’héroïsme, plus d’étude ni de sagesse. Un parterre diapré, où renaissent les Oreades et les Dryades, où tout est magie et délices, où ruissellent les clairs de lune, où se nuancent les arcs-en-ciel, où se tissent légèrement les nuages et où des amours éthérées s’épanouissent sous un éternel et radieux printemps.
«Penser», disait Dante; «sentir», dit Keats. Non point vivre mais imaginer, savourer la beauté, reconstruire un monde illusoire afin de s’évader de cette infructueuse recherche du vrai, afin de goûter au lotus de la perfection qu’on ne peut cueillir que sur l’aile de la Chimère.
Keats ne songe pas à annoncer la naissance d’un monde nouveau. Il n’est point armé pour les luttes intellectuelles, cet adolescent sans muscles et sans substance, qui ne veut rien connaître de la vie, qui se figure l’amour comme «un contact vermeil de lèvres et de cœurs» et qui s’enivre sans cesse d’olympien nectar!
Mais le rêveur d’Hyperion fut doté d’une force d’imagination et d’une acuité nerveuse vraiment surhumaines. En plus, je ne sais quelle vertu de divination a permis à Keats, qui n’a connu la Grèce qu’à travers Fénelon et Chapman, de ravir une étincelle de soleil attique et d’en éclairer toutes les visions ravissantes de son esprit.
Le divin Euphorion, ce demi-dieu que Gœthe, dans son Faust, fait naître des embrassements du génie du nord et de la divine Hélène, c’est bien moins Byron, que Keats. C’est lui qui a su allier la délicatesse et l’idéalisme propres aux celtes, avec la pureté grecque. A travers sa poésie on entend je ne sais quel bruissement d’ailes, quel son de lyre céleste et on éprouve en lisant l’Ode à une Urne grecque ou l’Ode au Rossignol, ou Endymion, cette douce mélancolie que nous inspirent les génies précoces que la mort visite à leur printemps.
Il avait vingt-cinq ans lorsqu’il mourut et éprouvait l’amour pour la première fois. Heureusement, il ne voyait pas juste lorsqu’il demandait que l’on écrivît sur sa tombe «Ci-git un homme dont le nom fut tracé sur l’eau».
Je ne songe pas à m’étendre sur Baudelaire. C’est là un grand sujet qu’on doit traiter tout au long et qui se rattache à maintes questions de l’histoire morale et littéraire du xixe siècle.
Je ne veux donc que constater l’éclat de sa gloire, l’affirmation de son influence.
Tandis que le ver de l’oubli est en train «de manger de baisers» la mémoire de tant d’autres poètes qui se croyaient ses supérieurs et ses maîtres, la renommée de Baudelaire croît de jour en jour.
Nous sommes loin du temps où Sainte-Beuve parlait de lui sur un ton protecteur et réservé, loin aussi de l’époque où Brunetière le traitait avec mépris.
Lentement, après tant de luttes et de contestations, il s’est affirmé et voilà qu’il domine presque son siècle.
A cause de sa maîtrise, à cause de la perfection de son œuvre, à cause surtout de la véhémence et de la chaleur de son accent, Baudelaire est en train de conquérir une place parmi les quelques rares poètes de tout temps qui parlent le plus intensément à notre cœur. Je le vois plus haut que l’inégal Verlaine, à côté de Villon, de Ronsard.
Il est déjà incontestablement, non pas peut-être[Pg 287] le plus puissant, le plus riche ou le plus varié, mais le plus original, le plus «lyrique» des poètes français du XIXe siècle.
Il est romantique par sa tendance à se confesser, par la nostalgie qu’il éprouve envers tout ce qui est naturel, par son étrangeté et ses artifices.
Il incarne souverainement la révolte satanique de l’homme moderne, lassé de tout, ennuyé de vivre, haïssant ce monde vieilli et toujours incompréhensible qui l’entoure, effrayé de se voir plus seul et plus en détresse à mesure que les horizons intellectuels s’élargissent devant lui.
En relisant l’autre jour Les Fleurs du Mal, il me souvint de cette saisissante gravure où le vieux géant de Nuremberg, romantique à sa façon, nous a figuré la Mélancolie méditant sinistrement, tel un ange déchu, au milieu de tous les instruments de la connaissance et de la science, tandis que le temps fuit dans la clepsydre et que le soleil décline à l’horizon!
Oui, Baudelaire a définitivement exprimé ce que le XIXe siècle a ressenti: la satieté, le doute, le besoin du rêve et cette soif maladive, presque sadique, qui pousse à désirer des parfums inconnus, des fleurs plus larges, des plaisirs inéprouvés.
Mais, génie conscient, il a pu maîtriser son inspiration. Plus mesuré que Byron, cet autre révolté, il parvint à enfermer tout le grondement de ses passions et de son désenchantement en des courtes pièces achevées qui nous offrent une sorte de quintessence de désespoir et d’amertume, d’amour déçu et d’inassouvissement. Il[Pg 288] n’y a point de désordre, ni d’excès, ni des scories, ni des faiblesses en lui. A l’égal de Flaubert, Baudelaire réussit à adapter parfaitement sa forme à sa pensée. Il nous a laissé un seul volume, mais presque irréprochable, éloquent, aussi intense par le fond qu’il est musical à force d’harmonie et de mesure.
Aussi, répétons-nous, plus qu’aucun autre poète du XIXe siècle, Baudelaire a chance de rester. Nous lisons avec admiration Hugo, nous sommes remués par les rares pièces parfaites de Lamartine, nous aimons profondément Musset. Mais Baudelaire nous atteint au plus vif de notre sensibilité et de notre âme; nous reconnaissons en lui un frère; ses accents nous pénètrent.
Il personnifie nos aspirations, notre fatigue, notre ennui, il clame notre soif inextinguible, il est le miroir tragique où nous nous regardons.
[1] Nous citons Ibsen d’après les traductions de M. Prozor et le livre excellent de M. A. Ehrhard: Henrik Ibsen et le théâtre contemporain.
[2] Nous citons l’Origine de la Tragédie, d’après la traduction française de MM. Jean Marnold et Jacques Morland. (Société du Mercure de France, 1 vol. in-18.)
[The end of La génie Européen by Nicolas Ségur]