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ÉDITIONS MONTAIGNE
Fernand AUBIER, Éditeur
QUAI DE CONTI, 13—PARIS (VIe)
de cette édition il a été tiré
25 exemplaires sur papier madagascar
:: :: numérotés de i à xxv :: ::
Copyright 1928 by Éditions Montaigne
Tous droits de reproduction et de traduction
réservés pour tous pays
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Le Snobisme
en dix leçons
Idées générales
du professeur Alcibiade
J'ai résolu d'être un type à part,—comme tout le monde.
On se rend ridicule, aujourd'hui, en affirmant que ce qui n'est pas clair n'est pas français, que Victor Hugo ne manquait pas de talent, que le théâtre a été inventé pour nous distraire, qu'un bon tableau ne peut pas être baptisé, indifféremment Coucher de soleil à Bercy ou Portrait de ma nourrice, que l'amour doit, en principe, être pratiqué par des personnes de sexe différent, que les fétiches des tribus congolaises sont d'un art moins élevé que la Vénus de Milo, que l'alcoolisme, la folie et la paralysie générale ne sont pas les marques indispensables du génie, que Stendhal est presque aussi ennuyeux que les membres de son club, que Mallarmé, professeur d'anglais, s'est moqué de ses admirateurs avec un humour tout britannique, que le vieil air: «J'aime mieux ma mie, ô gué!» vaut tous les sonnets d'Oronte, que la femme doit avoir des seins et des hanches, qu'un danseur nu et maquillé est odieux, que nous ne marchons pas sur la tête, enfin que deux et deux font quatre.
Ce ne sont plus là que des paradoxes élimés. Un nouveau bon sens s'est créé, de nouvelles vérités se sont révélées. À moins de se résigner à passer pour un imbécile et à n'être plus reçu nulle part—même à l'Académie—il faut se rallier à l'opinion générale, il faut marcher et courir avec son temps, il faut être snob.
Je serai donc snob.
Cela ne doit pas être difficile. Je vois tant de mes contemporains et de mes contemporaines—doués d'une intelligence assez ordinaire—se faire de très brillantes situations dans le snobisme que, ma foi, je peux bien, sans grande vanité, m'engager à mon tour dans cette carrière avec l'espoir d'une prompte réussite.
Le snobisme conduit à tout, à la condition d'y entrer.
J'y entrerai donc et le plus tôt possible, car j'ai déjà perdu bien du temps.
Un de mes amis, qui fait partie de l'«élite», m'a dit:
—Adressez-vous au professeur Alcibiade. En dix leçons, il fera de vous un snob accompli... Avec lui, jamais d'insuccès!
—Où habite cet homme précieux?
—Boulevard Montparnasse, près de la rue Vavin, en plein centre intellectuel et esthétique... Son école a un succès fou. Hâtez-vous, mon cher, de vous faire inscrire.
Je suis allé voir le professeur Alcibiade. Il est installé dans un hôtel particulier meublé et décoré d'une façon que je n'ose plus trouver extravagante: après tout, si M. Henri de Borniol était «à la page», il adopterait, lui aussi, ces tapis noirs bordés d'argent, ces tables genre catafalque, ces lampadaires verdâtres, ces statues macabres, ces tableaux de cauchemar représentant des noyés promis au scalpel du Dr Paul. Ayons du courage et proclamons tout de suite que cet «ensemble» a du caractère... Et je rougis, quand je pense à ma salle à manger Henri II, à mon salon Louis XVI!
M. Alcibiade est maigre, blafard, hautain: son visage est tourmenté, ses mains sont chargées de bagues et son pyjama rayé rappelle étonnamment le costume des détenus de la prison Sing-Sing, à New-York. (J'ai vu ça au cinéma.)
Le professeur, ayant écouté ma requête, m'a dit d'une voix lente, avec un accent exotique:
—Ah! Monsieur, les Parisiens et les Parisiennes ont résisté longtemps... Cette ville était rebelle au snobisme et, même aujourd'hui, la bataille n'est pas gagnée. Mais les progrès sont rapides... Les snobs se multiplient. J'ai beaucoup d'élèves... Mon école sera bientôt trop petite. Je deviens donc difficile... Avez-vous des dispositions?
—J'ai en tout cas de la bonne volonté.
—Je vais vous faire subir un petit examen. Quel est votre poète préféré?
Comme j'hésitais, M. Alcibiade reprit d'une voix sévère:
—Je vous demande d'être sincère avant tout. Il s'agit d'établir votre diagnostic... Vous êtes un malade et je suis médecin. Allons, répondez...
Je balbutiai:
—Je dois vous avouer que je ne lis jamais de vers... Ça me donne la migraine.
Le professeur, fronçant les sourcils, inscrivit une note dans son carnet, puis:
—Votre romancier préféré?
—Dumas père...
—Hum! Quel est, pour vous, le plus beau tableau de l'école contemporaine?
—Le... le...
—N'ayez pas peur. J'en ai entendu bien d'autres! Et, d'ailleurs, je suis tenu au secret professionnel.
—Eh bien, c'est... c'est le Rêve, de Detaille.
—C'est grave. Quels sont vos goûts en amour?
—Mes goûts?... Je ne comprends pas.
—Rien n'est cependant plus clair. Vous avez bien quelques préférences en matière sexuelle. Aimez-vous les femmes?
—J'aime la mienne.
—Pas de maîtresses?
—Si peu...
—Quel genre? Etoffées? Plates? Cheveux longs? Cheveux courts? Actrices, danseuses, dactylos?
—Des petites femmes quelconques... plutôt grassouillettes... sans profession...
—Compliquées? Vicieuses? Sataniques?
—Ah! non, Dieu merci... De bonnes filles!
—Diable! Vous m'inquiétez... Il va falloir soigner ça, sérieusement... Aucune curiosité divergente?
—Je ne comprends pas.
—La beauté masculine ne vous dit rien? Les danseurs suédois, les jeunes poètes modernes, les...
—Ah! ça, dites donc, pour qui me prenez-vous?
Le professeur Alcibiade, qui griffonnait fiévreusement des notes, répondit avec un sourire encourageant:
—Votre cas est grave, mais non désespéré, du moins, je l'espère... Ether? Coco? Opium?
—Comment?
—Vous fumez de l'opium?
—Non, je fume du caporal supérieur.
—Triste! Mon pauvre monsieur, vous filez un mauvais coton. Une question encore...
—Faites.
—Quelles sont vos opinions politiques?
—Je suis un bon bourgeois, ennemi de tous les désordres, partisan d'une politique qui, sagement, concilierait le respect des traditions avec l'amour du progrès.
Alcibiade fit une grimace et m'interrompit:
—Je m'en doutais... Il faudra que je vous guérisse de cela aussi. La politique du bon sens, ah! fi!... Un bon snob, monsieur, est pour la monarchie absolue ou pour le communisme.
—Alors, j'aime mieux la monarchie absolue.
—Nous en reparlerons... Car, je le crains, le traitement sera long.
—Vous croyez que je deviendrai un snob, un vrai snob?
—Sans doute, puisque je me charge de votre éducation.
—On dira de moi que je suis un «esprit curieux»...?
—Évidemment.
—Que j'ai une «sensibilité délicate et bien moderne»?
—C'est la moindre des choses.
—Si, par hasard, j'écris un roman—cela m'arrivera bien aussi, comme à tant d'autres!—M. Paul Souday trouvera que j'ai du talent?
—Il proclamera votre génie.
—Si je me mets à peindre—cela me sera d'autant plus facile que je n'ai jamais essayé—M. Louis Vauxcelles m'admirera?
—Il fera la préface du catalogue de votre première exposition et vous recommandera aux marchands de tableaux, en affirmant que vous êtes un maître.
—Je serai admis dans l'«élite intellectuelle»?
—Je vous le promets... Tous mes anciens élèves sont de l'élite. Ils font partie du Tout-Paris des premières au théâtre de l'Atelier... Récemment encore, ils étaient abonnés au théâtre des Champs-Elysées. Beaucoup ne lisent que la Nouvelle Revue française. Quelques-uns, les meilleurs sujets, il est vrai, ont pris le thé chez la princesse Murat...
—Quel honneur si, moi aussi, je...!
—Monsieur, répondit avec majesté le professeur Alcibiade, quand on est snob, snob de la tête aux pieds, on peut avoir toutes les ambitions, Paris n'est plus l'enfer des chevaux—il est l'enfer des piétons,—il n'a jamais été le paradis des femmes, mais il deviendra, c'est couru, le paradis des snobs. Heureux les snobs, le royaume des arts, des lettres, du monde est à eux! Ils sont seuls à avoir du talent, de l'esprit, de l'intelligence, de l'allure, du succès, du prestige! Les grands journaux, comme les petites revues, ne parlent que d'eux, n'encensent qu'eux, n'admettent qu'eux... Nous avons pris la plus puissante des forteresses du bon sens bourgeois: le Temps. Le Temps de Francisque Sarcey, est à nous!... Les deux grands critiques de ce journal sont des snobs et n'aiment que les snobs. M. Paul Souday prend au sérieux les dadaïstes, les surréalistes et impose Paul Valéry aux abonnés, aux dignes abonnés du Temps! M. Thiébault-Sisson, critique d'art, couvre de sarcasmes les dépouilles mortelles de Bonnat, de Cormon, et célèbre le génie de Vlaminck, de Lhote, d'Utrillo, de Foujita... Dans le Temps, monsieur, dans le Temps, organe quasi-officiel de l'Institut! Voilà-t-il pas de merveilleux résultats? Le snobisme l'emporte, le snobisme triomphe... Et lui aussi est arrivé par les femmes! Ah! c'en est fait des succès de M. Paul Bourget dans le noble Faubourg! En vain a-t-il demandé du secours à Francis Carco, romancier des apaches et des filles du trottoir... Il est démodé, usé, fini. Les duchesses lui préfèrent Marcel Proust et surtout—ah! surtout!—Jean Cocteau... De même, les portraitistes de l'Académie des Beaux-Arts n'obtiennent plus la moindre commande de nos grandes dames: elles veulent toutes se faire peindre par Van Dongen. Quel admirable progrès, vous ne trouvez pas? Il n'y a plus que quelques rares bourgeois pour résister au courant... Mais leur bloc s'effrite. Et d'ailleurs, leurs fils, leurs filles les abandonnent. Ah! nous les jetterons à bas, ces vieilles idoles françaises: la Clarté, la Mesure, le Goût, le Bon-Sens, la Raison!...
Alcibiade eut un rire silencieux, puis:
—Vous y venez, vous aussi... Parbleu!
—Hélas! J'ai beaucoup à apprendre.
—Dix leçons, pas plus, et vous serez aussi snob... tenez, aussi snob que moi!
Le professeur me lança un regard dans lequel—illusion sans doute—je crus lire quelque ironie...
À ce moment entra, dans le studio égypto-munichois où nous devisions, un chien bizarre, étonnant, paradoxal, sensationnel. En effet, ce fox avait une queue en trompette.
—Quelle idée! m'exclamai-je... Mais tous les fox ont la queue coupée.
Le docteur ès-snobisme répondit:
—Pas celui d'Alcibiade!
La maîtresse
Alcibiade m'avait donné rendez-vous, pour la deuxième leçon, à son studio, vers cinq heures.
—Tout d'abord, me dit le maître, il faut vous composer une originalité dans l'ordre sentimental.
—Je ne demande pas mieux, mais je vous rappelle que j'ai une maîtresse. C'est une bonne et brave fille que j'aime depuis dix ans, presqu'autant que ma femme!
Alcibiade eut une moue dédaigneuse pour me répondre:
—Monsieur, un snob digne de ce nom n'a pas, du moins officiellement, une maîtresse de ce genre... C'est d'un bourgeois inadmissible! Il vous faut des amours curieuses, singulières, exceptionnelles, en un mot dignes de vous et de moi qui suis votre initiateur à la vie inimitable!
Un peu inquiet, je balbutiai:
—L'amour, pour moi, est une habitude, une hygiène... Et je n'aime pas les histoires!
—Il faudra en avoir, comme tout le monde.
Puis, de l'air le plus naturel:
—Rien n'est mieux porté que la réputation d'anormal... Je vous dirai même que, dans nos milieux, elle est de rigueur ou presque. Un vrai snob doit avoir une liaison avec quelque danseur russe ou suédois, avec un jeune poète d'avant-garde ou avec un de ces petits comédiens qui portent avec tant de grâce le pyjama sur la scène de nos théâtres élégants. Je puis vous aider dans vos recherches. Et même, si vous le désirez, j'ai là un choix de photographies...
Mais, en dépit de mon fervent désir de devenir snob, snob de la tête aux pieds, je me récriai:
—Ah non, pas ça!
—Pourquoi?
—Parce que—excusez-moi—je préfère les femmes.
—Drôle d'idée!
—Il me serait impossible, tout à fait impossible, de...
Alcibiade haussa les épaules:
—Beaucoup de snobs gardent à ces liaisons artistiques et littéraires un caractère tout platonique. Ce sont, simplement, des amitiés plus tendres, plus abandonnées...
—Cela ne me dit rien.
—Elles permettent de sauver la face!
—N'insistez pas...
—Soit.
Alcibiade, surpris et mécontent, reprit après un silence:
—En tout cas, il vous faut rompre avec cette bonne fille... Vous devez avoir une maîtresse qui, au moins, rachète par quelques caractéristiques originales ce que son sexe présente de vieux jeu, de pompier...
—Cela m'est égal, pourvu que ce soit une femme.
—Il convient qu'elle le soit autrement que les autres.
—Ah! monsieur Alcibiade, ne sont-elles pas toutes les mêmes? J'ai fait plusieurs expériences...
—Pas chez moi, monsieur.
Et le professeur de snobisme pressa du doigt le bouton d'une sonnerie électrique...
Une dame un peu mûre entra. Elle était poudrée à frimas, vêtue d'une robe perlée de soie noire et légèrement décolletée. Sur sa poitrine avantageuse pendait une chaîne-sautoir, et elle tenait dans ses doigts potelés, couverts de bagues multicolores, un face-à-main d'écaille ou de celluloïd.
—Madame de Saint-Elme, dit Alcibiade, ces dames sont-elles arrivées?
—Oui, monsieur.
—Veuillez les faire venir, l'une après l'autre, comme d'habitude.
—Bien, monsieur.
Ce cérémonial me rappela certains souvenirs... D'autant plus que Mme de Saint-Elme, à la cantonnade, criait d'une voix aiguë:
—Allons, mesdames, dépêchons-nous... On vous attend au salon!
Mais le professeur avait un air si grave et le salon était orné de si peu de glaces, que je chassai bien vite l'idée irrespectueuse, déplacée, choquante qui m'avait assailli...
—J'ai toujours, me dit Alcibiade, un choix assez complet de femmes pour snobs... Je les ai éduquées moi-même. Grâce à moi, elles sont devenues dignes en tous points d'entrer dans la vie d'hommes soucieux de se créer une atmosphère sentimentale vraiment intéressante. Je les présente à mes élèves, ce qui simplifie les choses pour eux et pour elles.
—Alors... c'est le choix?
—C'est une présentation, rien de plus.
—Mais si j'allais déplaire à celle que...
—Monsieur, les élèves du professeur Alcibiade n'ont pas à redouter, ici, pareil échec. D'ailleurs, vous allez voir...
La portière de peluche noire lamée d'argent se souleva et je vis apparaître une créature très longue, très pâle et visiblement très lasse... Elle était enveloppée de voiles nuageux et son regard appuyé me troubla.
—Voici, me dit Alcibiade, un de mes meilleurs sujets... Mlle Hermine, poétesse, auteur de diverses plaquettes qui ne sont pas dans le commerce. Elle a eu un acte joué au Théâtre Esthétique et elle a été la maîtresse, pendant un an, de Séralino Planchart, l'illustre auteur de la Symphonie silencieuse... N'est-ce pas, Hermine?
—Voui, m'sieur, répondit la poétesse.
—Une liaison avec cette muse, ajouta Alcibiade, vous classerait tout de suite dans l'élite... Car dis-moi qui est ta maîtresse et je te dirai qui tu es.
—Et puis, fit Hermine, je serai bien gentille.
—Il suffit, dit Alcibiade... Monsieur décidera tout à l'heure. À la suivante!
Une petite femme garçonnière se présenta, la cigarette au bec.
—Mme Pyramidol, annonça le professeur... Un phénomène des plus remarquables. Son pseudonyme cache un nom très connu: notre jeune amie a été acquittée par le jury du chef de meurtre... Elle a, en effet, tué son mari.
Je sursautai en m'exclamant:
—Vous n'y pensez pas! Je tiens encore à la vie...
—Monsieur, rien ne vous donne une silhouette, une allure, un prestige comme d'être au mieux avec une criminelle célèbre... Et Mademoiselle est prête à reprendre le nom qu'elle a illustré. Toutes les jolies acquittées de la Cour d'Assises obtiennent un grand succès auprès des snobs convaincus et militants. Je pourrais vous en citer qui ont épousé des lords, des princes, des hommes politiques, des écrivains connus... Le souvenir du crime qu'elle a commis donne à la femme un charme saisissant, irrésistible, aphrodisiaque.
—Possible, mais j'ai peur des revenants.
—Pensez-vous! dit Mme Pyramidol avec un sourire, et en prenant dans la poche de son veston masculin un mignon browning nickelé...
Elle me mit en joue et tira... Je reçus en plein visage une vapeur parfumée. Puis, souple et légère, la charmante meurtrière s'éclipsa.
La troisième candidate semblait atteinte d'un incoercible coryza. Son visage maigre et ses yeux fiévreux m'impressionnèrent désagréablement... Alcibiade s'en aperçut et prononça:
—Mlle Blanchette Deneige vous ferait honneur... Songez qu'elle est notre plus grande priseuse de coco. Elle fume aussi de l'opium, aspire de l'éther, boit du chloral et se pique à la morphine. Elle est complète... Avec elle, on est en pleine idylle baudelairienne, bien qu'elle n'ait peut-être jamais lu Baudelaire. C'est la maîtresse rêvée d'un snob curieux de pamoisons raffinées, de spasmes littéraires, de voluptés cérébrales. Voilà qui vous permettrait de franchir rapidement les différents degrés du snobisme. Vous entreriez dans ces cercles très fermés où se rencontrent les amateurs de paradis artificiels, où l'amour s'idéalise en remplaçant les réalités vulgaires par des mirages, des...
—Ces réalités vulgaire me suffisent encore. Je ne veux franchir qu'un degré à la fois... Je ne suis pas pressé!
—N'insistons pas.
Je vis défiler ensuite une actrice spécialisée dans l'interprétation des pièces de Pirandello, une danseuse finlandaise qui avait servi de modèle au grand peintre cubiste Fabricius Bigorneau, une femme du monde qui prétendait avoir inspiré le manifeste de l'école contrenaturaliste et une jeune Moscovite qui me fit une profession de foi bolchevique...
—Une petite amie révolutionnaire, observa Alcibiade, voilà qui vous lancerait.
—Merci, l'amour et le communisme me paraissent incompatibles.
—Ils s'accordent cependant fort bien, croyez-moi. Hélas, monsieur, je n'ai plus grand'chose à vous montrer... Ah! si, pardon, la négresse!
—Vous avez aussi une...
—Naturellement! Le noir est très à la mode. Nos peintres modernes l'ont réhabilité et l'art nègre est admiré par tous les gens de goût... Une maîtresse hottentote vous classerait immédiatement parmi nos snobs les plus distingués. D'autant plus que celle que je vous propose n'est pas la dernière venue: elle a joué Ibsen!
—N'importe, je ne veux pas devenir le beau-frère de Batouala.
Vexé, le professeur se leva et me dit, non sans sévérité:
—Monsieur, vous semblez croire qu'on se fait snob pour son plaisir. Quelle erreur! Mais le snobisme est, avant tout, une discipline... Il exige de l'énergie et de l'abnégation. Vraiment, ce serait trop beau si notre élite était accessible à des gens qui veulent s'amuser! Le snob est, par définition, un monsieur qui s'ennuie mais qui ne l'avoue jamais, fût-il soumis aux pires supplices de l'Inquisition bourgeoise... Il ne voit que des pièces qui l'assomment, il n'écoute que de la musique qui l'embête, il ne voit que de la peinture qu'il déteste et, s'il veut remplir tout son devoir, il doit, même en amour, bouder son plaisir...
—Vous m'effrayez!
—Il en est ainsi, et c'est pourquoi je peux dire que les vrais snobs sont des saints!
—C'est que moi...
—Oui, vous n'avez rien d'un héros ni d'un martyr. Aussi ne serez-vous jamais qu'un snob médiocre... Mais c'est déjà beaucoup. Il n'en faut pas plus pour vous créer une jolie situation à Paris.
Et Alcibiade ajouta:
—J'espère, d'ailleurs, qu'au fur et à mesure des progrès que vous accomplirez sous ma direction, vous vous éleverez lentement mais sûrement jusqu'au plan des amours rares, complexes et artistes...
—Je ferai de mon mieux. J'ai du courage...
—Il vous en faudra, conclut Alcibiade, avec un sourire inquiétant.
Les plaisirs à la mode
—Aimez-vous le théâtre? me demanda le professeur Alcibiade.
—Beaucoup. Ah! le spectacle!...
—Où allez-vous?
—Vous voulez encore vous moquer de moi...
—Je ne me moque jamais d'un malade. Je le soigne, Dieu le guérit.
—Eh bien, je vais au Théâtre-Français quand on y joue les pièces que j'aime.
—Lesquelles? Ne me cachez rien...
—L'Abbé Constantin, Primerose, Le Monde où l'on s'ennuie...
—Naturellement. Pas de classique?
—Très peu... Le classique m'ennuie.
—Bon signe, cela. Et quels autres théâtres fréquentez-vous?
—L'Opéra-Comique... J'adore Puccini.
—Aïe!
—L'Opéra aussi... Mais vous allez me mépriser: j'ai vu Faust soixante-dix-sept fois.
—Continuez, fit Alcibiade avec un sourire satisfait.
—Vraiment? Vous me permettez Faust?
—Je vous le recommande... Gounod est admis et même admiré par la toute dernière école musicale, Ingres par les peintres cubistes, Gounod par les maîtres de la dissonance.
—Ah! ça, par exemple!...
—Ne cherchez pas à comprendre. Un vrai snob ne cherche du reste jamais à comprendre, il prend la file, il fait comme les autres, il est discipliné. Mais vous allez bien aussi dans d'autres théâtres?
—Oui, pour entendre les pièces de Sacha Guitry, de Mirande, les opérettes d'Yvain, de Christiné... Ah! Phi-Phi! Je l'ai vu soixante-quatorze fois, presque autant que Faust! Et j'aime aussi, beaucoup la Mascotte, le Grand Mogol...
Alcibiade eut un geste agacé. Puis:
—Décidément, vous n'y êtes pas... Le théâtre des snobs n'est pas du tout celui où vous passez vos soirées bourgeoises. Nous allons changer cela... Êtes-vous libre ce soir?
—Je le serai.
—Nous irons donc au «Génial-Théâtre»... Nous assisterons à la répétition générale du Cœur à quatre dimensions, le chef-d'œuvre de Girandollo... Vous connaissez Girandollo?
—Pas du tout.
—C'est inadmissible, mais vous le connaîtrez et vous l'admirerez. Girandollo est un type formidable... À ce soir!
Le Génial-Théâtre est installé dans l'ancien théâtre de Grenelle où, pendant tant de lustres, les Deux Orphelines, les Deux Gosses, les Trois Mousquetaires, les Quatre sergents de la Rochelle, et ainsi jusqu'à cent, firent couler les larmes et battre le cœur de Margot. Mais le grand art a, Dieu merci, expulsé le mélodrame... Le Génial-Théâtre est un des forts avancés de la littérature épicière dont se sont emparés, dans un élan irrésistible, les jeunes héros de la révolution intellectuelle.
Aussi, avec quelle fierté ai-je pris place, aux côtés d'Alcibiade, dans cette salle devenue chère à l'élite! Le public était, à vrai dire, assez mêlé... Des gens du monde et, semblait-il, du meilleur monde, coudoyaient d'étranges spectateurs, d'extraordinaires spectatrices qui s'exprimaient dans toutes les langues de l'univers.
—La princesse Murat! me dit Alcibiade en me montrant une dame très entourée dans une loge... Et voilà M. Philippe Berthelot, l'ambassadeur. Tenez, là, au deuxième rang de l'orchestre, Stanislas Kabalenski, le communiste... Auprès de lui, Stacia Malacéine, la danseuse d'art. Juste derrière, Léon Blum, un fidèle! Vous voyez, une très belle salle. Le vrai Tout-Paris: celui qui pense, celui qui va de l'avant, qui marche, un flambeau à la main, vers l'avenir!
—Il y a des snobs, ici?
—Rien que ça.
—Il y en a autant tous les soirs?
—Non, seulement aux répétitions générales. Nous composons l'aristocratie, le happy few... Soyez heureux d'y être admis.
—Cette soirée est le plus beau jour de ma vie, répondis-je avec conviction.
Le Cœur à quatre dimensions me parut cependant incompréhensible... Ces personnages qui ne disent jamais ce qu'on dirait à leur place, cette intrigue où rien n'est logique, naturel, raisonnable, vrai, ce parti-pris d'étonner et même d'agacer le public, tout cela me plongea bientôt dans un insondable ennui. Je m'endormis, un peu avant la fin du premier acte... Mais les applaudissements frénétiques qui saluèrent la chute du rideau me réveillèrent. Et Alcibiade me dit:
—Allons dans les couloirs.. Nous y rencontrerons nos critiques, nos auteurs d'avant-garde et nous communierons avec eux dans l'admiration de ce chef-d'œuvre.
—C'est que je n'y ai entravé que pouic. Je veux dire que je n'y ai rien compris.
Alcibiade haussa les épaules et répondit:
—La question n'est pas là... Il s'agit de vous comporter en snob, et de vous classer, dès ce soir, dans l'élite pensante.
—Comment vais-je faire?
—C'est très simple... Vous abonderez dans mon sens, vous répéterez mes mots, vous ferez comme moi.
Et, ayant été présenté à quelques messieurs au front vaste, je prononçai tout comme Alcibiade:
—C'est d'un art vraiment très curieux... On surplombe des abîmes de pensée... Ce Girandollo est prodigieux: quelles visions, quels raccourcis fulgurants!... Nous sommes dans l'au-delà de la passion humaine!... La quatrième dimension dans l'amour, quelle trouvaille!... Le subconscient... le dédoublement du moi... le complexe d'Œdipe... Très fort! Freud... Einstein... Einstein... Freud... La relativité... Einstein... Freud...
Au deuxième entr'acte, j'étais tout à fait au point. Je parlais d'Einstein et de Freud avec une autorité d'autant plus impressionnante que je ne connais rien, à vrai dire, de l'un ni de l'autre.
—Moi non plus, me dit Alcibiade... Mais peu importe, vous vous en tirez très bien et je suis content de vous.
Quelques jours après—nous avions été applaudir d'autres pièces de Girandollo dans divers théâtres réservés à l'élite—Alcibiade me fit cette déclaration surprenante:
—Le vrai grand art, c'est celui des clowns. Aimez-vous le cirque?
—Oui, à cause des chevaux... J'ai servi dans le train des équipages.
—Non. Au cirque, il n'y a que les clowns. Et en fait de clowns, il n'y a que les Macaronelli! Vous les connaissez, sans doute?
—Je les ai vus, l'autre jour, au Cirque Moderne où j'avais conduit mon petit neveu... Ils sont assez drôles.
—Assez drôles?... Ils sont shakespeariens!...
—Bah!
—Shakespeariens! Tout le drame humain est dans leurs grimaces, leurs culbutes. Ce sont des artistes de génie...
—Quoi, leurs petites farces...?
—C'est génial, monsieur, génial! Nous irons les admirer ensemble.
—Il me semble cependant que les clowns et les snobs ne sont pas faits pour...
—Les snobs ne placent rien au-dessus, ni même à côté, des Macaronelli... Shakespeariens, vous dis-je, avec quelque chose en plus, car Shakespeare est dépassé.
Nous sommes allés au Cirque Moderne. Et Alcibiade m'a montré, autour de la piste, de nombreux représentants de l'«élite»... Ils avaient un air extrêmement grave et les «entrées» des Macaronelli ne leur arrachèrent qu'un sourire amer.
—Ce sont, me dit Alcibiade, les fidèles du culte macaronelliste. Ils sont ici tous les soirs... La plupart ont peint, sculpté, célébré en prose ou en vers ces pitres sublimes.
—C'est exagéré.
—Non, car il fallait trouver un point de ralliement pour les snobs, qui sont divisés par toutes sortes de préjugés d'école, de rancunes, de sous-snobismes très compliqués. Nous ne sommes pas tous d'accord sur Paul Claudel, sur Paul Valéry, sur Vlaminck, sur Van Dongen, pas même sur Girandollo... Mais les Macaronelli ont fait parmi nous l'union sacrée. Nous vibrons ensemble en les voyant se barbouiller avec de la mousse de savon ou se flanquer de grands coups de pied dans le derrière...
—Moi, je me contente de rire de bon cœur. Cela doit suffire à ces braves clowns...
—Non, ils sont devenus plus exigeants, depuis qu'ils se savent shakespeariens. Au fait, allons donc les féliciter dans leur loge...
Les Macaronelli nous reçurent avec bonne grâce, mais ils étaient entourés d'une douzaine de snobs qui répétaient sur tous les tons:
—C'est du Shakespeare, du Shakespeare, du Shakespeare!
Et, pour ne pas me faire remarquer, je repris, à mon tour, ce refrain, tandis que les clowns, en gilet de flanelle, se démaquillaient au milieu de leurs admirateurs frénétiques...
Alcibiade m'a conduit à des concerts d'art où j'ai entendu des symphonies cubistes, futuristes, dadaïstes, superréalistes. Il m'a fait entendre, dans son studio, des récitations poétiques qui m'ont valu d'atroces migraines... N'importe, j'ai tenu bon, non sans dire parfois:
—C'est dur d'être snob!
—Vous vous y ferez... On s'habitue à tout!
Alcibiade se montre, en effet, d'une résistance admirable. Mais il est, lui, snob professionnel, tandis que je ne suis qu'un amateur débutant...
—Pour vous remettre, me dit-il, de tant d'efforts intellectuels, venez goûtez avec moi des plaisirs choisis...
—Encore des pièces d'art, de la musique d'art, des clowns d'art?
—Nous allons nous distraire sans nous soucier d'esthétique...
—Ah! enfin!
—Nous resterons des snobs, comme il convient... Le snobisme assaisonne une rigolade qui, sans lui, serait vulgaire.
Et nous avons passé des nuits étranges dans des bals-musette où des apaches et des filles, peut-être trop typiques, dansaient des javas passionnées aux sons de l'accordéon; nous avons fréquenté des dancings clandestins, quoique encombrés, à Montmartre et à Montparnasse et nous y avons bu, aux sons de la balalaïka, du mauvais champagne à deux cents francs la bouteille; nous sommes descendus dans des «caveaux» où de fausses Damias chantaient avec un contralto de tuberculeuse, des complaintes où il n'était question que d'assassinats et de guillotine... Partout, les snobs et les snobinettes abondaient: ce n'étaient que smokings et perles dans la salle, automobiles dans la rue.
—Il faut, m'expliqua le professeur, connaître ces endroits pour initiés... Un snob, digne de ce nom, a tout un répertoire d'adresses mystérieuses: cela le pose et lui vaut du succès auprès des femmes honnêtes qui, après minuit, veulent aller à Suburre.
—Mais il me semble qu'on refuse du monde, dans ces endroits pour initiés!
—C'est que le snobisme se développe à vue d'œil...
—Il va devenir banal.
—Non, car il se renouvellera.
Alcibiade ajouta à voix basse:
—Cela commence... Il y a des originaux, des excentriques qui ont songé à se réunir chaque soir pour jouer au loto en buvant du tilleul. Ce sont des précurseurs... Mais vous n'êtes pas encore de taille à pouvoir les imiter. Contentez-vous d'être un snob ordinaire, un snob comme tout le monde...
Et le Maître m'offrit une prise de coco.
Initiation à la «littératuture»
—Parlons un peu de littérature, prononça Alcibiade... Le goût littéraire est la pierre de touche du snob. Que lisez-vous?
Et comme je baissais le front, il ajouta:
—Soyez sincère, pas de fausse honte. Vous parlez à un médecin...
Je me décidai donc à avouer:
—À part les journaux, je ne lis pas grand'chose. De temps en temps, un roman, quand je n'ai rien de mieux comme distraction. Et encore, je me méfie des nouveautés depuis que, sur la foi des jurys littéraires, j'ai payé très cher des bouquins impossibles que j'ai laissé tomber dès la troisième page. J'ai coupé aussi dans certaines annonces... «Chef-d'œuvre immortel» affirmait la publicité en me montrant la tête de l'auteur. Ces expériences n'ont pas été plus heureuses... Alors, en désespoir de cause, je me suis rejeté sur les romanciers d'autrefois.
—Stendhal?
—Non. Dumas père—je crois vous l'avoir déjà dit—, Octave Feuillet, Gustave Aymard, Gustave Droz... J'ai même relu Jules Verne. Vous voyez où j'en suis... C'est grave, n'est-ce pas?
Alcibiade hocha la tête et répondit:
—Très grave.
Puis:
—Il faut vous stendhaliser, énergiquement. Un snob, un vrai snob doit être fou de Stendhal.
—J'ai essayé de m'y mettre... À force de lire dans les journaux des articles enthousiastes sur Stendhal, je me suis dit: «Évidemment, quand ces messieurs de la critique littéraire s'accordent pour célébrer un auteur, il faut se méfier... Leurs préférences ne sont jamais celles du public. Et moi, je fais partie de ce public dont l'avis ne compte pas, sauf cependant chez le libraire. Essayons cependant... Je suis jeune encore, plein de bonne volonté, disposé à m'amuser d'un rien, comme toutes les bonnes gens de mon espèce». Et j'ai acheté La Chartreuse de Parme...
—Magnifique, n'est-ce pas, merveilleux, profond, puissant, charmant, exquis, génial?
—Ça m'a embêté.
—Oh!...
Alcibiade s'était dressé dans un tel mouvement de révolte et d'indignation que, craignant d'être chassé sur le champ, je me mis à bafouiller:
—Je... Je veux dire que... que Stendhal m'amuse moins que... que Pierre Benoît!
—Malheureux!...
—Pardonnez-moi, maître.
Alcibiade, attristé, répondit:
—On ne pardonne pas à un malade, on le soigne. Vous prendrez désormais, à partir de demain, trois pages de Stendhal avant chaque repas. Je suis pour les potions énergiques et, d'ailleurs, vous êtes dans un tel état que mon devoir est de vous appliquer des remèdes héroïques, à doses massives.
Et, d'une voix chaude, il s'exclama:
—Stendhal, Monsieur, c'est le grand classique des snobs... Ah! Stendhal, Stendhal! Il est notre Dieu! Nous devons l'adorer à genoux... D'autant plus que ça classe tout de suite dans l'élite intellectuelle. Si vous aimez Stendhal, vous êtes un raffiné, un artiste, un lettré. Si vous n'aimez pas Stendhal, vous êtes un idiot.
—Je l'aimerai.
—Ça ne suffit pas... Il faut vous faire inscrire au Stendhal-Club—c'est le cercle de l'aristocratie littéraire—et, de plus, vous procurer tous les ouvrages hagiographiques consacrés à notre grand homme. Il n'y en a pas plus de cinq à six mille... Stendhal et sa blanchisseuse, Stendhal se rasait-il lui-même? Comment Stendhal se purgeait, Les dessous de Stendhal, Stendhal aimait-il le ris-de-veau? etc. Au fait, je vous dresserai le catalogue de la bibliothèque stendhalienne... Un petit rayon pour les chefs-d'œuvre du maître et une galerie pour les livres de ses admirateurs!
Je m'inclinais, très touché de la mansuétude et de l'obligeance de mon éminent professeur, quand celui-ci, brusquement, me lança:
—Et Marcel Proust?
—Marcel Prévost?
—Non, Proust, l'auteur de Sodome et Gomorrhe.
—Pardon, je déteste les bouquins obscènes...
—Vous n'y êtes pas. Sodome et Gomorrhe, c'est sérieux... C'est même d'une lecture très aride, très difficile. Vous en prendrez une page en vous mettant au lit, pour commencer... Après, nous tâcherons de vous en faire avaler deux. Et Paul Claudel?
—Ah! celui-là ne m'est pas inconnu. J'ai vu de lui, au théâtre des Champs-Elysées, une espèce de ballet charentonnesque où s'exhibait un homme tout nu qui semblait avoir la colique. On m'a dit que ce Paul Claudel était ambassadeur de France en Amérique. Mais je ne l'ai pas cru. Il est impossible que la France se fasse représenter par...
Alcibiade m'interrompit, très sec:
—Paul Claudel a du génie, tout simplement. Vous ne devez parler de lui qu'avec une admiration extasiée... C'est de rigueur chez les snobs. Tenez comme ceci: «Ah! Claudel!... Quels jaillissements mystiques dans son œuvre!... Quels éveils d'âmes! Quels frémissements du divin! Et quelles richesses sous-jacentes dans la forêt de ses symboles!» Il faudra apprendre ces phrases par cœur... Elles vous vaudront tout de suite l'estime de l'élite pensante.
—C'est mon ambition, maître.
—Avec Stendhal, Marcel Proust et Claudel, vous pouvez obtenir de très jolis résultats... Ah! j'oubliais André Gide... Vous êtes «gidard», naturellement, car vous avez pris parti dans la grande querelle des obèses et des longues figures.
—Je prends surtout du ventre...
—Peu importe, vous êtes classé parmi les maigres... Les snobs sont maigres, Monsieur, très maigres! Mais vous ne ferez pas mal de citer aussi de temps en temps ces formules. «Ah! Max Jacob... Prodigieux!», «Ah! Paul Morand... Inouï!», «Ah! Giraudoux... Fantastique!». Vous parlerez d'un air pénétré du «surréalisme»...
—Qu'est-ce que c'est que ça?
—Personne n'en sait rien et c'est justement pourquoi tout le monde en parle.
—Faudra-t-il que je lise les livres de tous les écrivains pour snobs?
—Non. Je ne veux pas vous soumettre à un régime par trop sévère. Les snobs n'ont pas lu tous les chefs-d'œuvre dont ils s'entretiennent dans leurs cénacles... Mais ils savent dire, au bon moment, les mots qu'il faut. Et surtout, ils exécutent, d'un mot dur, tous les écrivains dont le public aime les ouvrages. Règle générale: le succès est une tare. On a pardonné à M. Paul Morand un tirage à cinquante mille exemplaires, peut-être d'ailleurs parce que personne n'y a cru. Mais que M. Paul Morand ne recommence pas... Ce sont des plaisanteries qui ne se font pas deux fois.
—Ah! Monsieur Alcibiade, quel profane je suis!... Le monde dont vous me parlez me paraît aussi éloigné que la planète Mars...
—Que la lune, tout au plus, fit le professeur avec un étrange sourire.
—La lune? Pourquoi?
—Parce que... parce que la littérature pour snobs a vraiment quelque chose de lunaire. Et si nous n'avions pas attribué, je ne sais d'ailleurs pourquoi, le sexe féminin à cet astre qui nous montre, certains soirs, une rotondité si impudique, vraiment, nous pourrions choisir la lune comme symbole, emblème et blason de nos préférences, de nos dilections, de notre idéal!...
—La lune a toujours été chère aux poètes...
—Les poètes? Mon cher, nous irons les voir chez eux, ou plutôt chez Mme Petitfour, leur bonne hôtesse, leur protectrice, leur petit manteau rose...
J'ai passé, chez Mme Petitfour, trois heures inoubliables.
L'hôtel de cette dame était rempli, du haut en bas, de poètes... Des poètes à tous les étages, dans toutes les pièces, même dans la salle de bains! Il y en avait de très vieux, avec de belles têtes d'idéalistes, des yeux humides et des épaules tombantes couvertes de pellicules; il y en avait de très jeunes aux faces glabres et dures, aux yeux avides dans les hublots de vastes lunettes d'écaille, aux épaules carrées dans des vestons de coupe américaine... Des poétesses aussi, très maquillées, vêtues d'étoffes floues, couvertes de cabochons et très laides.
Tout cela bavardait, bavardait, bavardait... Les mêmes mots revenaient sans cesse:
—C'est idiot!
—Stupide!
—Grotesque!
—Aucun talent, mon cher!
Ou bien:
—C'est admirable!
—Merveilleux!
—Sublime!
—Il a du génie, c'type-là!
Mépris total ou enthousiasme convulsif, tels étaient les deux pôles critiques de ce monde étrange dans lequel je m'aventurais, piloté par Alcibiade qui serrait d'innombrables mains en prodiguant, lui aussi, les qualificatifs de rigueur. Il me présenta à Mme Petitfour:
—Un esprit très intéressant, chère Muse, épris d'art et de poésie modernes...
La Muse me tendit une petite main potelée, que je baisai.
—Vous êtes un ami, me dit-elle, et vous pouvez vous considérer comme invité perpétuel à ces fêtes de l'esprit... Le buffet ouvre à six heures. Prenez un numéro.
Hélas! Quand je pus aborder le buffet, le domestique, excédé, me dit:
—Il ne reste plus rien... Les poètes ont tout boulotté!
Heureusement, la nourriture intellectuelle ne manqua pas... Des lectures, des récitations poétiques nous furent prodiguées. Je ne comprenais rien, mais j'admirais tout. Alcibiade m'avait indiqué les formules d'usage:
—Vous avez une sensibilité très curieuse... Ces frémissements d'âme m'ont ému... Toute l'inquiétude moderne... Les mots ne valent que par leur sonorité musicale... Le subconscient, l'au-delà du rêve... Épatant, je vous assure!
Et je parlais, à tout hasard, de Rimbaud, de Lautréamont, d'Apollinaire, de Baudelaire, ah! Baudelaire!... de Valéry, ah! Valéry!
Je produisais le meilleur effet, tout marchait admirablement, quand j'eus le malheur de déclarer, au milieu d'un cercle attentif:
—Il y a aussi Victor Hugo...
Ce fut une explosion de cris d'horreur, de protestations indignées, d'injures, de menaces... En un instant, je fus saisi, entraîné et projeté violemment dans l'escalier, au bas duquel je me retrouvai, les reins meurtris et le nez en sang.
Alcibiade me rejoignit et me dit, sévère:
—Encore une gaffe comme celle-là, mon cher, et vous êtes perdu!
—Cependant, Victor Hugo...
Alcibiade me lança un regard froid et répondit:
—Victor Hugo? Connais pas!...
Alcibiade me parle politique
et me fait adorer Pantafou
—Vous m'avez avoué, me dit le professeur Alcibiade, que vous étiez, en politique, un modéré?
—Je suis un modéré en tout.
—Eh bien, il faut changer, car le vrai snob n'est un modéré en rien. Ses opinions politiques, comme ses goûts artistiques et littéraires, doivent être des frénésies.
—Diable! Comment vais-je faire?
—Nous travaillerons ensemble... D'abord, nous choisirons une opinion violente, intransigeante, extravagante qui fasse dire à tous nos amis et connaissances: «Comment, vous, vous avez ces idées-là? C'est fantastique!». Mais, au fond, ils seront impressionnés par notre audace et nous aurons à leurs yeux le prestige de l'homme que rien n'arrête... Les femmes nous admireront: elles raffolent de tout individu qui sort de la banalité, qui se moque de la norme, en un mot qui fait scandale.
—Bravo! j'ai toujours rêvé d'être admiré par les femmes.
—La politique ne les intéresse que lorsqu'elle est passionnée... Il en est de cela comme du reste: les femmes méprisent tous les modérés.
Je répliquai d'une voix douce:
—Je serai donc fanatique!...
—Nous avons le choix entre les deux extrêmes, la droite et la gauche.
—Je préfère la droite. Je suis bourgeois, rentier, officier d'administration de réserve... Si je me déclarais fasciste?
Alcibiade eut une moue dédaigneuse en prononçant:
—C'est une opinion de bourgeois. On ne rencontre que des bonnetiers qui, mécontents de vendre moins de gilets de flanelle, s'exclament: «Vivement un dictateur avec une bonne trique pour rétablir l'ordre et faire remarcher le commerce!» Le fascisme séduit les classes moyennes où les snobs n'ont que faire... La chemise noire manque d'ailleurs d'élégance: réservons-la aux maîtresses baudelairiennes, aux femmes damnées qui, entre cinq et sept, épuisent notre moelle épinière sur des divans profonds comme des tombeaux.
—Brr!... Non, pas de chemise noire, même pour ma petite amie. Ne parlons plus du fascisme. Mais je pourrais me faire bonapartiste!
Alcibiade haussa les épaules:
—On vous croirait un lecteur de feu Frédéric Masson. Le bonapartisme est réservé aux vieux militaires, aux admirateurs de la Belle Hélène, aux doyens du Jockey, de l'Artistique ou de l'Agricole, aux anciens habitués de la gantière de l'ancien passage de l'Opéra. Vous seriez obligé de porter des moustaches cirées, une cravate bleue à pois blancs et un pantalon damier... Vous seriez rococo et même rococodès. Cela ne se fait plus et il est trop tôt pour que cela se refasse.
—Alors... royaliste?
—C'est mieux. Le royalisme et le snobisme ont, en effet, quelques affinités... C'est ainsi que l'Action française admire Baudelaire, Gide, Proust: l'Action française est, au point de vue littéraire, une petite revue très rive gauche. Mais vous n'épaterez personne en vous disant royaliste... En politique, c'est devenu une opinion modérée, d'autant plus modérée que ceux qui la dirigent ont mis beaucoup d'eau dans leur vin de Jurançon. Non, ne soyez pas royaliste; cela ne vous donnerait pas cette allure originale, bizarre, inattendue et quelque peu agressive qui doit être celle d'un snob conscient et organisé.
—Alors?
—Allons à gauche, très à gauche, tout au bout de l'extrême-gauche.
—Comment, mon cher maître, vous me proposez de...?
—Je ne vous propose pas. Je vous ordonne d'être communiste!
—Communiste!... moi qui suis propriétaire?
—Justement, c'est ainsi que vous vous révélerez un grand snob.
—C'est que je ne suis pas du tout disposé à sacrifier ma fortune personnelle sur l'autel de Karl Marx.
—Qui vous parle de cela? Croyez-vous donc que les communistes mettent leurs biens en commun? Au surplus, si vous appliquiez leurs théories, vous cesseriez immédiatement d'être un snob. Le snob n'est pas un agent d'exécution, un réalisateur, un donneur d'exemple... C'est un dilettante, un frôleur, un amateur: il n'agit pas, il parle, il prend des attitudes, il se compose une silhouette morale, il est, somme toute, un dandy intellectuel. Mais dès qu'il est seul, il a le droit de passer une robe de chambre et de mettre les pantoufles d'un bon bourgeois...
—Vous me rassurez. Seulement ne trouvez-vous pas que le bolchevisme manque un peu de distinction? Ce n'est pas une opinion de dandy.
—Détrompez-vous. Nous avons, à Paris, quelques salons très aristocratiques où règne le snobisme communiste... Chez la comtesse de Plumoiseau, chez la duchesse de Chanterelle, chez la baronne Lévy du Pont d'Asnières, Lénine, Trotsky, Tchitchérine, Kameneff sont admirés, célébrés, glorifiés.
—Pas possible!
—Tout est possible, grâce au snobisme.
Le professeur Alcibiade m'ouvrit bientôt les portes du salon de la duchesse de Chanterelle, et je reconnus, en effet, parmi les invités, nos communistes les plus notoires... Les camarades Carcel Machin, Maboul, Berthon, Clamamus, Doriot prenaient le thé avec de beaux messieurs et de belles madames qui parlaient du Grand Soir comme d'une grande soirée. Rappoport flirtait avec la duchesse, qui lui disait en minaudant:
—Le communisme, ce sera délicieux... L'amour sans entraves, sans fausse pudeur, sans jalousie stupide, quel bonheur!
Rappoport répondait à travers sa barbe:
—Mais oui, camarade duchesse, la possession ne confèrera aucun droit de propriété. L'homme et la femme mettront en commun ce qu'ils ont de meilleur, puis ils le reprendront librement. Quelle simplification!
Et la duchesse, rêveuse:
—Dire que, depuis si longtemps, j'étais communiste sans le savoir!
Un autre jour, le professeur Alcibiade me dit:
—Êtes-vous théosophe?
—Qu'est-ce que c'est que ça?
—Spirite?
—Pas du tout.
—Occultiste?
—Nullement.
—Vous avez bien assisté à quelques messes noires?
—Jamais de la vie.
—C'était très couru quelques années avant la guerre. Les snobs de cette époque lointaine fréquentaient, sur la rive gauche, des chapelles désaffectées où se célébraient des cérémonies étranges et sataniques. Huysmans, qui fut le grand snob du mysticisme, avait lancé ce genre d'attractions... Mais c'est fini. L'occultisme n'intéresse plus personne. Le spiritisme bat de l'aile, depuis que ses ectoplasmes sont dégonflés. La théosophie ne rassemble plus que quelques rares fidèles. Il vous faut cependant choisir une croyance curieuse, qui vous pose et vous distingue du commun.
—Oui, mais que croire? à qui croire?
—Le bouddhisme a fait quelques adeptes à Paris, depuis que nous avons lancé le grand poète hindou Rhamanadanghor... Mais ce n'est pas très pittoresque. Ça manque de femmes.
—Je voudrais une religion amusante, autant que possible. Et la plupart des religions sont austères, ce qui nuit beaucoup à leur succès.
Alcibiade se frappa le front et s'écria:
—J'ai votre affaire!
—Quoi donc?
—Le culte du dieu Pantafou.
—Qu'est-ce que c'est que ce dieu-là?
—Le dieu adopté par l'élite de l'élite artistique et littéraire où votre place est tout indiquée.
—Je serais donc très flatté de compter parmi les adorateurs de Pantafou, mais c'est sans doute une divinité exigeante. Voudra-t-elle de moi?
Le professeur de snobisme me rassura en souriant:
—Pantafou est un dieu nègre, ou plutôt un fétiche... Son culte n'était célébré naguère que sur les rives du Victoria-Nyanza: devant son effigie, quatre fois par an, des vierges étaient égorgées aux sons des tams-tams, puis servies, avec des bananes frites, dans un grand banquet. Après quoi, les fidèles des deux sexes se livraient à une orgie indescriptible... Telle est la religion que nous avons importée à Paris. Voulez-vous en être?
—Je ne dis pas non, mais je n'aime pas les vierges, surtout avec des bananes frites.
—Nous avons supprimé les vierges, et pour cause. Les bananes aussi. Mais il reste l'orgie indescriptible... Vous savez que la sculpture nègre, la peinture nègre, la poésie nègre, la musique nègre sont à la mode. Notre art, notre littérature sont de bien pauvres choses, si on les compare aux chefs-d'œuvre nés dans la grande forêt équatoriale! La religion pratiquée au Congo est seule digne de ceux et de celles d'entre nous qui ont atteint le plan supérieur de l'intellectualité. Nous irons un de ces soirs dans le temple où se célèbrent les mystères du culte Pantafou.
—Faut-il s'habiller?
—Le moins possible...
Les sectateurs et sectatrices de Pantafou adorent leur dieu dans un atelier d'artiste du boulevard Raspail... À vrai dire, les rites de cette religion équatoriale se réduisent à une bamboula dansée, aux sons d'un jazz-band, autour d'un fétiche qui étale le signe le plus visible et le plus éloquent du désir masculin... Des snobs de toutes nationalités et de tous sexes—au moins trois—avaient, pour la plupart, laissé leurs vêtements, sans en excepter leur chemise, au vestiaire. Et ils gambadaient, en poussant des cris sauvages, avec des gestes de fous. Alcibiade, qui avait cru devoir garder, comme moi, son smoking, me dit:
—C'est l'orgie, l'orgie sacrée!
Et il me montra les couples qui s'étendaient, enlacés, sur des nattes, des tapis, des coussins bariolés.
—Nous revenons, ajouta le Maître, aux mystères du temple d'Eleusis, en faisant un détour par l'Afrique centrale.
Mais la migraine me martelait les tempes. Un vague dégoût me montait aux lèvres. Ce snobisme à l'état de nature n'était évidemment pas fait pour moi...
—Allons-nous-en, dis-je à mon professeur. J'ai besoin d'air. J'étouffe ici. Et puis, tout ça, c'est grotesque, c'est laid, c'est bête.
Alcibiade me répondit:
—Soit, partons... Mais je vous ferai observer que des artistes, des écrivains, des gens du monde, enfin des représentants de l'élite, pratiquent avec une pieuse ardeur la religion de Pantafou, les uns dans des temples comme celui-ci, les autres, la nuit, au Bois-de-Boulogne. Nous devons nous contenter du boulevard Raspail ou de l'avenue des Acacias. Que voulez-vous, le Congo est trop loin...
Et il ajouta, avec une sorte de rire sarcastique:
—Non licet omnibus adire «Cocorinthum...»
Les arts et le mobiller
Alcibiade, professeur de snobisme, me prodigue les trésors de son immense savoir et de son inlassable patience.
—Vous êtes atteint, m'a-t-il dit, de «béotisme» chronique... C'est, à vrai dire, un mauvais état général, comme le diabète ou l'albumine. Pour vous guérir et vous assurer cette belle santé intellectuelle qui s'appelle le snobisme, il faut renoncer à vos habitudes déplorables et suivre un régime sévère.
—Je croyais que ma maladie, c'était le bon sens. Mes amis m'ont souvent affirmé que j'avais quelque jugeote.
—Bon sens et béotisme, c'est tout comme. La jugeote est une insuffisance des centres nerveux, une impuissance du cerveau, une paralysie morale... Il faut soigner cela, énergiquement, avec méthode et persévérance.
—Je suis prêt à tout.
—Vous êtes courageux... Aussi, n'hésitons pas: je vous emmène au Salon.
À ces mots, mon front dut se rembrunir, car Alcibiade me dit:
—Que craignez-vous?
—La migraine... La peinture fraîche me donne mal à la tête.
—Il faut souffrir pour être snob.
Chemin faisant, mon bon maître me questionna:
—Quels sont les tableaux que vous préférez?
—Vous allez vous moquer de moi...
—Rassurez-vous et répondez-moi franchement.
—Eh bien, j'aime les toiles d'Édouard Detaille... Mais ne vous l'ai-je pas déjà dit? Ah! le Rêve! Je trouve ça merveilleux... J'en possède une copie qui est à la place d'honneur dans mon salon, entre un tableau d'Albert Guillaume intitulé le Vieux Marcheur et une aquarelle de Madeleine Lemaire...
Alcibiade fronça le sourcil et prononça:
—Vous avez bien aussi, je pense, quelques bruyères de Didier-Pouget, un petit télégraphiste et un enfant de chœur de Chocarne-Moreau?
—Comment le savez-vous?
—Le mal dont vous souffrez se révèle toujours par les mêmes symptômes. Et quand vous allez au musée du Louvre...
—Je n'y vais jamais.
—Très bien, ça. Car les snobs ne fréquentent pas les musées. Mais enfin, vous y êtes bien allé au moins une fois dans votre vie. Qu'est-ce que vous avez admiré au Louvre?
—La Joconde.
—Et puis?
Comme je fouillais vainement dans ma mémoire défaillante, Alcibiade déclara:
—Allons, c'est bien simple. Vous aimez le Radeau de la Méduse, le Sacre de Napoléon 1er, les Romains de la Décadence, enfin, tous ces tableaux anecdotiques et pompiers qui font dire aux bourgeois: «Comme c'est bien fait!... On croirait y être!»
—En effet.
—Mon cher, tout ça n'existe pas. Vous demandez à la peinture un plaisir vulgaire que vous trouverez tout aussi bien au musée Grévin. La peinture, la vraie peinture, est purement intellectuelle: elle ne nous offre pas de misérables images bonnes tout au plus pour les couvertures des cahiers scolaires; elle dédaigne la nature, elle méprise l'histoire, elle ignore la vie... La peinture ne doit pas plaire aux yeux, mais ouvrir à l'esprit le royaume des idées philosophiques. Et le vrai chef-d'œuvre, c'est la toile qui, ne représentant rien, permet à qui la contemple d'imaginer tout.
—Alors, ce n'est pas au peintre de faire un effort, c'est à qui regarde son tableau?
—Parfaitement. L'artiste peut ne disposer d'aucun moyen d'expression, ignorer la technique de son art, mais l'amateur doit être très calé...
—C'est le monde renversé?
—Non, c'est la nouvelle école... Et il en est de même en littérature, en musique, au théâtre, partout. L'œuvre d'art vraiment moderne est créée, non par l'artiste, mais par vous, par moi, par nous tous... Et c'est si vrai que l'école du Néant—c'est la dernière en date—organise une saison d'art où la peinture sera représentée par des toiles vierges, la sculpture par des blocs de pierre et le théâtre par des pièces exclusivement composées de silences...
Notre visite au Salon dura trois heures,—qui, je l'avoue, m'en parurent six.
Alcibiade ne me permit de m'arrêter que devant des tableaux indéchiffrables dus, évidemment, à des géomètres-arpenteurs enclins à la boisson, ou devant les effigies d'affreuses mégères dont les chairs flasques, verdâtres et velues m'inscitaient à prononcer des vœux définitifs de chasteté.
—Qu'en pensez-vous? me demanda le professeur Alcibiade.
—Je pense que c'est bien laid. Pourquoi peindre tous ces tas de pavés? Nous en avons bien assez dans les rues de Paris... Et pourquoi calomnier ainsi la femme, dont le corps est la grande merveille de la nature?
—Vous parlez en ignorant... Le cubisme est un retour à l'école classique.
—Vous plaisantez!
—Je ne plaisante jamais... Le cubisme se réclame d'Ingres. Il construit, il cherche dans la nature désordonnée la ligne pure, schématique, idéale. Le cubisme, c'est la probité de l'art. Quant à ces nus féminins qui vous déplaisent, sachez qu'ils atteignent leur but s'ils vous éloignent de l'amour normal... La plupart des peintres qui les ont signés n'ont que mépris et dégoût pour un sexe auquel ils ne doivent même pas leur tante.
Comme je gardais un silence quelque peu réprobateur, Alcibiade reprit:
—Et puis, le principal, pour un amateur d'art moderne, c'est la connaissance des mots, formules et locutions de la langue snob... Vous les trouverez au complet dans les articles de M. Thiébault-Sisson, critique du Temps. Placez-les dans la conversation, et vous passerez bientôt pour un connaisseur du dernier bateau.
Alcibiade me montra une toile sur laquelle gravitaient, autour d'un œil de pot de chambre, des becs de gaz, des pavés de bois, une mandoline, un fragment de journal, une clé de sol et un sémaphore.
—Il y a là, me dit-il, du rythme et une rare science des volumes... Notez ces mots: «rythme» et «volumes», ils vous serviront.
Devant un tableau où une grosse dame nue et eczémateuse rappelait, par l'abondance de ses appas défaillants, la légendaire nourrice de Ménélick, Alcibiade prononça:
—J'aime beaucoup cette «arabesque»...
—Quelle arabesque? Cette bonne femme n'a rien d'arabe.
—Arabesque (notez cela aussi sur votre carnet) signifie «dessin» ou «ligne»... C'est un mot dont raffole le critique du Temps. Vous parlerez aussi de «construction»...
—Oui, quand il s'agira d'architecture.
—Vous n'y êtes pas. M. Thiébault-Sisson n'écrit pas dix lignes sur la peinture sans répéter trois fois les mots «construction» ou «construire»...
—Malheureusement, ces constructions-là ne font ni chaud ni froid à la crise du logement!
Alcibiade ne parut pas goûter cette plaisanterie.
—Le snob, fit-il n'est jamais badin... Il redoute l'ironie, la blague et le rire. Le snobisme n'est pas gai.
—Je m'en aperçois, répondis-je en soupirant.
Alcibiade s'est chargé de transformer mon appartement, décidément indigne du snob que je promets d'être bientôt.
—Il vous faut un cadre, m'a-t-il dit avec autorité, un cadre digne de vous. Ce décor vous étouffe, vous paralyse... Ayez confiance en moi.
Mon professeur m'a fait admettre, sans discussion, ces grands principes:
1º La salle à manger est une tradition périmée. On mange n'importe où, sauf dans une salle à manger. Celle-ci doit donc disparaître.
2º La chambre à coucher est aussi un vestige ridicule du passé. Le lit, le lit surtout, est bourgeois... On ne dort plus dans un lit: on dort sur un divan, dans une pièce qui ne rappelle en rien l'alcôve de M. et Mme Denis. Finissons-en avec la chambre à coucher.
3º Le studio est indispensable: style nègre, avec beaucoup de noir, bien entendu.
4º Les styles Louis XV et Louis XVI sont indésirables. À bas la rocaille! À bas la guirlande!
—Je vous débarrasserai de toutes ces vieilleries, m'a promis Alcibiade, et je les remplacerai par des meubles qui feront honneur à votre goût.
—Vous me gâtez...
—Mais non, mais non. Votre bonne volonté me touche et je veux vous aider à devenir un snob intégral... Laissez-moi faire.
J'ai laissé faire Alcibiade.
Et je suis aujourd'hui logé dans un appartement vraiment up to date. La salle de bains est dans l'entrée, la cuisine est dans la salle de bains, la salle à manger est devenue un studio, le salon est transformé en bar américain, et je dors dans une sorte de case de roi nègre où, quand je me réveille, j'aperçois dans l'ombre des effigies de divinités cannibales aux yeux de cauchemar, aux bouches tordues par un rictus terrifiant.
N'importe! Mon intérieur passe pour une merveille de l'art décoratif contemporain et Alcibiade en a fait insérer la description abondamment illustrée dans une revue intitulée Le Home moderne: cela m'a d'ailleurs coûté 10.000 francs.
Quant à mes meubles anciens, ils sont chez Alcibiade, qui les a installés dans son salon.
—Vous songez donc à les garder? lui ai-je demandé, un peu surpris.
—Oui, mon cher. Vous comprenez, je veux pouvoir montrer à mes élèves un ensemble conçu selon les idées arriérées des bourgeois. C'est une démonstration par l'absurde...
—Ah!... Et dire que j'étais si fière de mes vieux meubles!
Alcibiade eut une moue dédaigneuse et ajouta:
—Vous me devez 150.000 francs pour votre nouvelle installation... Quant à tous ces rossignols, je vous les conserverai gratuitement. Cela vous économisera toujours les frais du grade-meuble!
Les collections, les sports, la gastronomie
—Êtes-vous collectionneur? me demanda le professeur Alcibiade.
—Ma foi, non.
—Il faut le devenir. Un vrai snob collectionne, quand ce ne serait que pour le principe.
—Au lycée, je collais des timbres, pour la plupart brésiliens, dans un album que je possède encore. Je pourrais continuer...
Alcibiade secoua la tête avec un sourire dédaigneux.
—Non, la philatélie, c'est vieux jeux... Il est d'ailleurs très difficile de se créer un type de collectionneur original. Les cannes, les pipes, les bilboquets, les gardes de sabres japonais, les miniatures, les autographes, les boutons d'uniforme, les prospectus, les programmes, les bagues de cigare, les papillons, les arbres nains, les éventails, les menus, les soldats de plomb, les poupées, tout cela est pris. Il y a, dans les deux mondes, des centaines d'amateurs qui se sont spécialisés dans les «reliques de Marie-Antoinette»: chacun d'eux possède le clavecin de cette reine infortunée. Le chapeau que portait Napoléon à Waterloo existe dans cinquante galeries privées... Je ne vous parle pas des pantoufles de Rachel: elles se vendent en gros. Pour mériter le titre de snob de première classe, il vous faut collectionner autre chose que ces babioles.
—Oui. Mais quoi?
—L'excentricité s'impose.
—Soyons excentrique!
—C'est très difficile, à notre époque où l'extravagance est tombée dans l'ordinaire.
—Une idée... Si je collectionnais les livres rares?
--- Les livres rares sont innombrables... Pas un nouveau riche qui n'en possède de quoi remplir une tapissière. Il y a des auteurs qui, désespérant d'être lus par leurs contemporains, se sont mis à publier des livres de luxe qui atteignent des tirages inespérés. À 12 francs, ils ne trouvent pas un acheteur. À 300 francs, ils vendent tout ce qu'ils veulent... C'est l'histoire de certaines petites femmes qui s'offraient vainement pour un louis, et qui, depuis qu'elles ont multiplié leur prix par le coëfficient cinquante, ne savent plus où donner de la tête. Non, mon cher, ne vous mettez pas à collectionner, comme tout le monde, des plaquettes de M. Valéry. D'autant plus que ça baisse sans aucun espoir de remonter jamais.
—J'ai un oncle qui possède plusieurs centaines de vases irisés persans... Ils sont tous les mêmes et cela lui a coûté une fortune.
—Les persâneries comme les japoniaiseries se vendent dans tous les bazars.
—Les silex préhistoriques...
—Cela n'amuse personne, et la plupart viennent du square d'Anvers, des chantiers du boulevard Haussmann ou, ce qui est moins rassurant encore, de Glozel.
—Les médailles, les monnaies...
Alcibiade se récria:
—Pourquoi pas les tabatières? Vous oubliez, mon cher, qu'il nous faut de l'étrange, du bizarre, de l'inattendu, n'en fût-il plus au monde!
—Les reliures en peau humaine...
—Cela date énormément. Un de mes amis possède une Bible reliée avec la peau de Papavoine et une Vie de Jeanne d'Arc dont les plats sont recouverts de l'épiderme satiné de Cora Pearl. Non, cherchons autre chose...
—J'ai entendu parler d'une collection de clystères du xviie siècle...
—Du bizarre, vous dis-je, et non pas du grotesque.
Le sourcil froncé, le regard lointain, Alcibiade se plongea dans une méditation profonde. J'attendis avec confiance l'éclair de son génie inépuisable.
Soudain, il s'écria:
—J'ai trouvé! Euréka!...
—Qu'est-ce que c'est?
—Les tickets de métro... Il y a là des merveilles!
—Comment, des merveilles? Mais, mon cher maître, rien n'est plus banal que ces bouts de carton... Tout le monde en a et personne ne les garde.
—Permettez, il y en a qui valent des prix fous.
—Que me dites-vous là?
Alcibiade, gravement, m'expliqua:
—Je connais une admirable collection de tickets de métro. Elle contient, par exemple, le ticket délivré au premier voyageur de la première ligne: Porte-Maillot-Vincennes. Ce ticket, daté du 11 avril 1900, porte le numéro 1. C'est vraiment une pièce unique... J'ai admiré aussi un ticket délivré à Obligado le 333e jour de l'année, portant le nº 333.333 et daté de 3 h. 30. C'est aussi une pièce introuvable. Le catalogue mentionne des tickets utilisés par des personnalités célèbres, M. Millerand après sa démission de président de la République, le maréchal Joffre trois jours avant l'armistice, Pierre Benoît, le boxeur Carpentier, Mme Lucie Delarue-Mardrus, le professeur Branly, Landru, etc...
—Mais qui prouve que ces tickets sont vraiment historiques?
—L'ami qui les a réunis est le plus honnête homme du monde et il est prêt à fournir toutes les attestations désirables... Justement, des embarras d'argent l'obligent à se défaire de cette collection si originale et si peu encombrante, car il suffit de passer une ficelle dans les trous percés par les poinçons des contrôleurs. Mon ami consentirait à céder le tout, ficelle comprise, pour 60.000 francs... C'est pour rien. Je vais l'acheter pour vous.
—J'aurais préféré collectionner autre chose, d'autant plus qu'ayant ma voiture, je ne prends jamais le métro.
—Mais vous ne trouverez rien de plus curieux, de plus amusant, de plus passionnant... Et que de pièces rarissimes à découvrir! Vous avez là un champ illimité. Vous serez l'homme qui collectionne ce que tout le monde jette. Voilà qui vous distinguera de la foule béotienne et vous créera une réputation de snob, que dis-je, de supersnob! Pour 60.000 francs, c'est une affaire...
J'ai acquis cette collection sans rivale et elle me vaut déjà une petite notoriété d'original: des journalistes sont venus m'interviewer et mes plus belles pièces ont été reproduites, en couleurs, dans l'Illustration.
Mais Alcibiade veut que mon snobisme soit intégral et il m'entraîne avec autorité sur le chemin de la perfection.
—Il convient, me dit-il, que vous vous adonniez à un sport, un sport rare, élégant, un peu précieux même.
—Je préfère ne pas me fatiguer, d'autant plus que j'ai le cœur plutôt faible.
—Qui vous propose de courir le Marathon? Les snobs du sport ne se livrent, personnellement, à aucun exercice physique. Ils assistent aux matches de boxe, mais ils ne boxent pas; ils se piquent d'aimer les courses de taureaux, mais ils ne songent pas une seul instant à descendre dans l'arène. Le snob, ne l'oubliez pas, est et doit rester, en tout, un amateur.
—Très bien, mais à quel sport de snob m'intéresser?
—Nous avons les courses de greyhounds. Des lévriers rattrapent des lièvres à la course et les déchirent à grands coups de crocs. C'est très distingué...
—Peut-être, mais toutes mes sympathies iraient aux malheureux lièvres.
—Vous n'avez pas l'esprit sportif qui consiste, au contraire, à préférer toujours le plus rapide, le plus fort, et à ne jamais s'attendrir sur le sort des vaincus.
—Proposez-moi plutôt un sport pacifique...
—Vous pourriez installer chez vous une piscine à la romaine et y donner des fêtes antiques. Le maillot de bain est de rigueur pour tout le monde. Les invitées ont le droit de l'enlever... Ce genre de soirées est à la mode. Des maîtresses de maison à la page ont même créé chez elles, à l'instar du concert Mayol, des piscines de cristal dans lequel évoluent de charmantes naïdes vêtues d'un rayon lumineux. C'est à la fois très sportif et très artistique... Devenez un mécène de la natation élégante et le Tout-Paris vous demandera de l'envoyer au bain. Si vous organisez des séances réservées aux messieurs seuls, vous vous ferez une réputation de snob à la Pétrone, sans être cependant obligé de vous ouvrir les veines dans un bain parfumé. Quoi que mieux?
Alcibiade me parla d'un architecte de ses amis qui avait installé des piscines privées dans maints hôtels particuliers, voire dans des appartements, des entresols... Mais j'ai demandé à réfléchir: j'hésite à transformer mon salon en aquarium pour poules d'eau et l'esthétisme des thermes romains ne me séduit guère.
Mon professeur n'a pas insisté.
—Le vrai sport, me dit-il, est l'amour...
—Hélas! Je n'ai jamais battu aucun record. Je ne suis pas de l'étoffe dont on fait les champions...
—Manque d'entraînement ou surentraînement, c'est tout comme. Heureusement il est un autre sport où vous pouvez exceller.
—Lequel, maître?
—La gastronomie.
—Car il y a, me dit-il, une gastronomie snob... Chose curieuse, elle recherche une certaine simplicité traditionnelle, classique, voire fruste et paysanne: le snob à table est Louis-Philippard, ennemi du cosmopolitisme rasta, du bizarre, du baroque et même de l'inédit. Il laisse les bourgeois manger des nids d'hirondelles dans les restaurants pseudo-chinois et va savourer dans des auberges à décor normand, de la blanquette de veau servie avec une rudesse savante par d'habiles metteurs en scène... Le snob déteste, dès qu'il devient gastronome, le modernisme: il veut manger dans de grossières assiettes, boire du vin en pichet et, si possible, s'éclairer aux chandelles. À lui les plats provinciaux! Il connaît des adresses étonnantes... Ses restaurants préférés sont situés dans l'île Saint-Louis, faubourg du Temple, à Grenelle,—ou dans de mystérieuses banlieues où il connaît des mastroquets à la fois inquiétants et amènes qui ont d'ailleurs été maîtres d'hôtel au café de Paris ou chez Paillard. Justement, je sais, à Aubervilliers, une boîte où le canard à l'orange est incomparable... Mais, je vous préviens, l'endroit est assez dangereux: les apaches y jouent parfois du couteau!
Nous sommes allés manger du canard à l'orange au «Cabaret des Zigottos», à Aubervilliers.
Tous les clients étaient en smoking, toutes les clientes en peau et en perles.
Mais les assiettes étaient épaisses, les verres ébréchés, les couverts en plomb et les garçons avaient des moustaches énormes.
Le patron, en manches de chemise, nous rudoya cordialement.
—F...-vous là, nous dit-il, en nous indiquant une table étroite, sous la cage de l'escalier en tire-bouchon, à côté des cabinets.
Nous avons aiguisé nos dents sur les tendons d'un canard squelettique et nous avons bu du vinaigre, sans oser nous plaindre.
Et j'en ai eu pour deux cent quarante francs, pourboire non compris.
Les relations; le snobisme à rebours
—Nous parlerons aujourd'hui des relations, me dit le professeur Alcibiade... Les relations jouent un rôle essentiel dans la vie du snob. Qui fréquentez-vous?
—J'ai de vieux amis avec lesquels je joue au bridge...
—Pourquoi pas à la manille? Et ces vieux amis, quelle sorte de gens?
—Un ancien magistrat, un professeur à l'école dentaire, un avoué, un...
—Assez! assez! Il faut rompre avec ces individus qui ne sont plus dignes de vous.
—Quoi? Vous me demandez de briser des amitiés anciennes et flatteuses, car enfin ces messieurs sont décorés...
—Je ne vous le demande pas, je vous l'ordonne!
Et le professeur Alcibiade articula, doctoral:
—Les relations d'un snob doivent être originales, piquantes, singulières, un peu scandaleuses même... Elles contribuent à la formation de la légende, à la publicité. Voyons, ne voulez-vous pas composer une personnalité pittoresque, curieuse, sensationnelle?
—C'est le but de mes efforts...
—Des miens aussi, mon cher élève. C'est pourquoi j'entends que vous cessiez de fréquenter ces bourgeois compromettants. Faites-vous des relations utiles...
—Les relations ne doivent-elles pas être, d'abord, agréables?
—Je vous ai déjà dit que le snobisme était une discipline, une lutte, une manière de sport... Il ne s'agit pas de s'amuser.
—Soit. Mais où recruter ces relations utiles?
—Nous les trouverons ensemble. J'en ai d'ailleurs, dès maintenant, tout un choix à votre disposition... Que diriez-vous, par exemple, de Kid Batouala?
—Qui est-ce?
—C'est un boxeur nègre... Vous l'ignorez donc?
—Je ne connais rien à la boxe et je ne me vois pas bien faisant d'un nègre mon ami intime...
—Qui vous parle de cela? Au surplus, Kid Batouala est très répandu et il n'aurait que peu de temps à vous consacrer... Votre ami intime, comme vous y allez! Non, mais vous pourriez vous montrer avec lui aux courses, à Montmartre, à Deauville... Cela vous poserait! Songez que Kid est champion des poids mi-lourds, qu'il a déjeuné avec le prince de Galles, qu'il a été l'amant de la duchesse de Hacksey-Bondy, qu'il s'habille chez Blackworth, enfin que c'est une illustre figure contemporaine. Quelques petites sorties avec lui et vous seriez lancé!
—Je préférerais m'exhiber avec Paul Bourget.
Alcibiade eut un sourire dédaigneux, et répliqua:
—Un académicien? Peuh!... C'est démodé. Les douairières elles-mêmes n'en veulent plus. Kid Batouala refuse chaque jour dix invitations à dîner chez de grandes dames, de très grandes dames... Mais je puis vous offrir mieux: Julot, dit le Frisé de la Popinque...
—Un apache?
—Oui, un apache et ce qu'on fait de mieux dans le genre: tatoué sur toutes les coutures, plusieurs fois condamné, et parlant admirablement l'argot. De plus, il est au mieux avec tous ces messieurs et toutes ces demoiselles de la Bastoche... Impossible de trouver mieux, même dans les romans de Francis Carco.
—Comment? Moi qui suis un honnête homme, je...
—Pardon, vous êtes un snob, avant tout. Et il y a un snobisme renaissant de l'apacherie... Si vous aviez l'honneur de devenir l'aminche de Julot, vous y gagneriez beaucoup en prestige et en considération. Les femmes, par exemple, vous regarderaient d'un autre œil... Elles se diraient: «Ce garçon-là n'est pas comme les autres... Il doit connaître, à Paris, des gens et des choses extraordinaires. Peut-être même est-il tatoué!»
—Oh!...
—Au fait, pourquoi pas? Un tatouage un peu leste, voilà qui vous classerait tout de suite parmi les grands snobs. Surtout s'il était cubiste...
—Vous croyez?
—J'en suis sûr... Nombre de Parisiens et de Parisiennes de la meilleure société se sont fait graver sur l'épiderme de véritables chefs-d'œuvre. Ah! on peut dire qu'ils ont l'art dans la peau... Et je me propose de créer, au prochain Salon des Indépendants, une section de tatouage. J'espère bien que vous y figurerez.
—Auprès de Julot?
—Pourquoi pas? L'art avant tout...
—Je préférerais avoir des relations plus élégantes. Le snobisme ne manque pas de gens chics, de jolies femmes... Ne m'a-t-on pas dit que Marthe Chenal adorait le cubisme, le dadaïsme, le surréalisme? J'irais plus volontiers aux courses ou à Montmartre avec elle qu'avec votre boxeur ou votre apache.
Alcibiade secoua la tête.
—Non, me dit-il, il vous faut de l'extraordinaire, du sensationnel.
—Maurice Rostand?
—Banal, mon cher, très banal... Tout ce qu'il y a de plus éculé!
—Pearl Withe ou quelque autre star de cinéma?
—Impossible au prix où est le dollar. Et puis, le snob dédaigne, par principe, le cinéma. Ce n'est qu'un art à deux dimensions... Ah! si je vous avais connu à l'époque où Einstein vint nous parler, à Paris, de la quatrième dimension! Einstein, la voilà la relation rêvée!... Pendant les quelques jours qu'il passa sur les rives de la Seine, ce fut, vers lui, une ruée de snobs des deux sexes, en admettant qu'il n'y en ait que deux. Tout le monde parlait de la relativité, de la lumière courbe, du temps-espace et de l'infini sphérique... Quel succès!
—Mais on m'a raconté que cet Einstein s'était montré un peu sauvage...
—Je vous aurais présenté à lui, quand même, et vous auriez pu vous dire l'ami d'Einstein. Cela vous faisait gagner plusieurs rangs dans l'armée des snobs et, pendant toute une saison, vous étiez quelqu'un... Tout le monde vous invitait pour vous entendre parler de la quatrième dimension.
—Je n'y entends rien.
—Raison de plus. Le snobisme ne consiste pas à comprendre, mais à faire semblant... Du reste, ce qui se comprend bien n'intéresse pas les snobs.
Alcibiade ajouta, solennel:
—Nous avons horreur de la clarté, du naturel, du bon sens...
Je poussai un soupir, en murmurant:
—Oui, il faut que je rompe avec mes amis, avec mes goûts, avec mes idées... C'est dur!
Le professeur m'observa un instant d'un air bizarre, puis, se dressant soudain, il s'exclama:
—Mais non, vous n'êtes pas obligé de brûler ce que vous avez adoré... Vos idées, vous pouvez les garder!
Je crus que, découragé, Alcibiade renonçait à faire mon éducation et qu'il me chassait de son école anormale supérieure. Mais il reprit aussitôt:
—Il y a un autre snobisme...
—Lequel, maître?
—Le snobisme réactionnaire et passéiste. J'ai peut-être eu tort de ne pas vous en avoir parlé, d'autant plus qu'il me paraît vous convenir beaucoup plus que le snobisme révolutionnaire et moderniste.
Et Alcibiade de me questionner:
—Aimez-vous Racine?
—Certes... Mais, au théâtre, je préfère les choses gaies.
—Chut! Et Ronsard?
—Je vous avouerai que je ne suis pas très renseigné...
—Et l'Ile-de-France?
—Très joli...
—Et la Loire?
—Magnifique.
—Et les jardins à la française?
—Cela ne me déplaît pas. J'ai une villa au Vésinet: mon jardin ressemble au parc de Versailles, en plus petit, bien entendu...
—Il suffit. Vous avez tout du snob classique, je veux dire du snob qui n'admire et n'admet que le classique. Mais, naturellement, il vous faut y mettre de la passion et même une frénésie quelque peu romantique. Ainsi, vous assommerez à coups de matraque quiconque ne prendra pas un air extasié quand vous lui réciterez ces vers de Racine.
Ariane, ma sœur, de quel amour blessée,
Vous mourûtes aux bords où vous fûtes laissée.
Ces deux vers suffisent... Inutile d'en apprendre d'autres. En les plaçant intelligemment dans tout ce que vous direz ou écrirez, vous vous ferez une réputation de racinien, de lettré délicat, de puriste et pour peu que vous habitiez Chantilly, vous pourrez dire: «Nous autres, gentilshommes du grand siècle...» Il vous faudra aussi affecter de lire Boileau, parler avec enthousiasme de la Princesse de Clèves et mettre au-dessus de tout un certain style froid, sec, dépouillé... «Dépouillé»,—retenez ce mot, il vous servira. À chaque instant, vous direz: «C'est dépouillé» ou «Ce n'est pas assez dépouillé» et vous ferez figure de snob traditionnaliste. Naturellement, vous serez fou de M. Ingres... Ainsi que de Picasso, Picabia et autres classiques du cubisme.
—Que me dites-vous là? Il y a un lien entre M. Ingres et le cubisme?
—Mais oui, et c'est ici que se trouve la finesse, le point délicat, l'anneau extrêmement ténu, mais solide, par lequel se tiennent les deux snobismes, le révolutionnaire et le réactionnaire. Les extrêmes se touchent, une fois de plus. De même, vous apprendrez que Boileau et Baudelaire, La Fontaine et Francis James, Bossuet et Claudel, Molière et Jules Romains, Racine et Verlaine se rejoignent...
—C'est très compliqué.
—Pas tellement... Et puis, je le répète, c'est comme au régiment, vous n'avez pas besoin de comprendre.
—Ah!
—Il suffit de marcher...
—Je marcherai donc!
Et le professeur Alcibiade, satisfait, prononça:
—Le vrai snob marche toujours, mais lui, au moins, ne grogne pas... Mon cher, vous ferez partie de l'avant-garde de notre élite et je pourrai vous dire, tel Napoléon: «Je suis content de vous!»
Le snob amateur et le snob professionnel
Cette leçon ne m'a pas été donnée par le professeur Alcibiade.
Traversant la crise à laquelle n'échappe aucun converti—quel que soit son nouveau credo—j'ai connu, soudain, les affres du doute... Prenant l'attitude du Penseur, mais avec moins de muscles et plus de linge, je me suis dit ceci:
«Les regards, les sourires d'Alcibiade m'inquiètent... J'y lis je ne sais quelle ironie. Croit-il lui-même à son évangile? Sa foi est-elle sincère? Son snobisme n'est-il pas, somme toute, un métier? Certes, le prêtre a le droit de vivre de l'autel et il est juste que l'art nourrisse l'artiste. Mais Alcibiade manque, me semble-t-il, de cette flamme intérieure qui fait les apôtres et les martyrs... A-t-il combattu, a-t-il souffert pour cet «idéal moderne» dont il parle avec une éloquence si apprêtée? Rien chez lui ne me permet de le supposer... Il vend du snobisme comme d'autres vendent de la moutarde, et tandis que moi, bon bourgeois, je romps héroïquement avec mes goûts, mes plaisirs, mes relations, mon passé, je le vois monnayer tranquillement une esthétique, une littérature, une philosophie qui, bien loin de troubler sa vie, la lui font gagner! C'est étrange...»
Les dieux bienveillants m'ont fait rencontrer un vieux Parisien de mes amis, personnage assez balzacien, qui a été, tour à tour, vice-consul au Guatémala, correspondant de guerre, chansonnier montmartrois, courtier de publicité, maître d'armes, metteur en scène de cinéma, financier, professeur de patinage à roulettes, croupier et secrétaire de demi-mondaine.
—Enchanté de vous revoir, lui dis-je... Quelle est votre dernière incarnation?
—Je suis expert.
—En quoi?
—En finances internationales... Je suis attaché à la Conférence de Genève. Voulez-vous que je vous parle de l'étalon d'or, de la créance américaine, du plan Dawes?
—Ah! non, merci!
—Vous avez raison... D'autant plus—entre nous—que je n'y connais absolument rien. Mais vous, mon cher, que devenez-vous?
—Snob.
—Comment?
—Je suis devenu snob.
Mon ami m'observait d'un regard quelque peu apitoyé. Après un instant, il me dit:
—En effet, vous avez maigri... Pauvre vieux! Comment cela vous est-il arrivé?
Je lui parlai du désir que j'avais eu d'entrer dans l'élite, des leçons que m'avait données Alcibiade...
—Alcibiade? s'exclama-t-il... Mais je ne connais que lui! Nous avons été ensemble prospecteurs au Transvaal, nous nous sommes revus à New-York où il était barman, je l'ai retrouvé en Suisse où il dirigeait un sanatorium pour femmes déçues, et la dernière fois que je l'ai rencontré, c'était en 1912, dans le faubourg Montmartre, où il expliquait, non sans éloquence, à un cercle de badauds les avantages d'un système de fixe-cravate.
—Comment? le maître Alcibiade!...
—C'est bien lui, j'en suis sûr. Il est resté camelot.
—Est-ce possible?
—Camelot, vous dis-je. Mais au lieu de vendre des fixe-cravate, de la pâte à rasoir ou des cartes transparentes, il débite du snobisme aux bourgeois qui veulent, comme vous, être gentilshommes. Après tout, pourquoi pas? C'est toujours un métier de bonisseur, et il doit être lucratif en ces temps où les innombrables fils de M. Jourdain rêvent, eux aussi, de briller dans le monde et dans les arts. Ah! certes, l'idée est bonne... Je vois très bien Alcibiade dans son rôle de maître à penser!
—Vous vous moquez de moi...
—Pas du tout. Et je vous félicite d'avoir un tel maître. Alcibiade a de la fantaisie, de la désinvolture, des connaissances incomplètes et multiples, un don particulier pour n'importe quoi. Il devait donc s'improviser professeur de snobisme. Vous ne pouviez trouver mieux, mon cher!...
Mais c'est en soupirant que je répondis:
—Je comprends... Alcibiade est un fumiste et il s'est moqué de moi!
Mon ami haussa les épaules, et reprit:
—Alcibiade est un snob professionnel et il faut lui savoir gré de sa discrétion... Car enfin il se contente de mettre au pas quelques élèves-amateurs. Ce n'est pas grave, ce n'est pas dangereux. Songez qu'il aurait pu s'improviser critique d'art, pontifier dans les journaux et aider, lui aussi, à la destruction du goût français. Qui l'empêchait de se faire critique littéraire et de se mettre au service des saboteurs de notre langue, des cocaïnomanes, des vésaniques, des alcooliques, des anormaux, des piqués et des dingos qui, après avoir séduit l'«élite», s'efforcent de conquérir le grand public? Alcibiade pouvait, comme tant d'autres, devenir critique dramatique et combattre pour les auteurs à quatre dimensions... Et qui l'empêchait d'exploiter le snobisme politique? Cet ancien camelot devenait député, ministre! Il troublait les cervelles populaires, faisait voter des lois grotesques, remplaçait par des idées fausses les bons vieux principes sur lesquels, de tout temps, ont été édifiées les nations, les sociétés... Quel mal il eût pu faire, cet Alcibiade, en imitant les snobs professionnels qui gouvernent, en France, la république des lettres et des arts, voire la République tout court!
—Les snobs professionnels sont donc si nombreux et si puissants?
—Ils ont fait leur révolution et vous les voyez aux meilleures places, celles où on peut faire ou beaucoup de bien ou beaucoup de mal. Les snobs professionnels sont devenus les maîtres. Pas un journal où ils ne soient installés dans les rubriques utiles, pas une grande école où ils ne commencent à exercer leur action redoutable pas un cercle politique où ils ne répandent leurs paradoxes, leurs folies, leurs bêtises... Ce sont les snobs professionnels qui organisent les expositions—voyez celle des Arts Décoratifs—qui dirigent nos théâtres subventionnés—voyez l'Opéra et même le Théâtre-Français—qui règnent à la Chambre—voyez Paul-Boncour, Léon Blum et bien d'autres—qui l'emportent finalement sur le bon goût et le bon sens... Les snobs professionnels forment une manière de syndicat dont la force est irrésistible: ils ont des émissaires, des alliés dans tous les partis, dans tous les milieux et ils disposent d'une incomparable publicité.
—J'ai donc eu raison de me convertir au snobisme?
—À quoi bon?
—Pour faire partie d'une forte organisation, d'une franc-maçonnerie merveilleusement disciplinée et armée... Cela peut toujours servir.
—À qui?
—À moi.
Mon ami eut une moue dédaigneuse qui me parut assez vexante et, ayant secoué la tête, il prononça:
—Cela ne vous servira à rien du tout.
—Pas possible, car enfin...
—À rien du tout, vous dis-je.
—Et pourquoi?
—Parce que vous ne serez jamais qu'un amateur. Vous faites partie du troupeau de Panurge, vous n'existez pas!
—Au moins, je passerai pour un esprit distingué, curieux, averti. Je serai de l'élite et j'épaterai mes contemporains.
—Vous n'épaterez personne, car le snobisme est tombé dans la confection. Les snobs amateurs commencent à pulluler. La soi-disant élite intellectuelle est aussi encombrée que le métro: on s'y bouscule, on y joue des coudes, on s'y fait écraser les pieds. C'est la foule...
—Et moi qui me croyais à l'avant-garde!
—L'avant-garde, mon pauvre ami, mais tout le monde en est. Il y a deux ou trois mille jeunes auteurs dramatiques qui forment l'extrême pointe; viennent ensuite cinq ou six mille jeunes ou demi-jeunes romanciers et poètes, vingt ou vingt-cinq mille peintres, sculpteurs et musiciens... Ils sont tous de l'avant-garde et entendent bien y rester: aussi courent-ils de plus en plus vite dans une bousculade éperdue en poussant des clameurs épouvantables.
—Les cénacles...
—On se croirait à la Bourse!
—Les petites chapelles...
—Ce sont des cathédrales... en ciment armé, il est vrai.
—L'aristocratie intellectuelle...
—Elle devient une démocratie, d'autant plus que tous les gens de gauche, tous les bousingots de la sociale s'y sont fourrés. Il y a un lien entre les communistes et les cubistes, entre le «théâtre d'art» et la révolution, entre la «littératuture» et l'internationalisme. Le snobisme est presque toujours cosmopolite, anti-français, orienté vers le «Grand Soir»...
—Alors, moi, je pactise avec les ennemis de la Société?
—Mais oui...
—Je fais de la révolution sans le savoir?
—Vous l'avez dit.
—C'est effrayant!
Je devais avoir un air bien comique, car mon ami ne put s'empêcher de rire.
—Enfin, repris-je, que dois-je faire? M'est-il donc défendu d'aimer ce qui, en art, en littérature, en musique, en politique même, est jeune, original, vivant?
—Pas du tout.
—Dois-je admirer exclusivement les peintres de l'Institut, les littérateurs de l'Académie, et les politiciens du centre droite?
—Nullement.
—Me faut-il choisir entre Mallarmé et François Coppée, entre Bouguereau et Picabia, entre Christiné et Darius Milhaud, entre Léon Daudet et le camarade Marcel Cachin?
—En aucune façon...
—Alors?
Mon ami me donna sur le ventre une tape cordiale, et répondit:
—Faites-vous, vous-même, une opinion; choisissez vos goûts sans suivre aucune mode; allez votre chemin sans suivre la foule; prenez votre plaisir où vous le trouvez, sans en demander la permission à personne; soyez sincère, soyez simple, soyez naturel...
—Autrement dit, ne vous singularisez pas, ne soyez pas snob!
—Pardon, si vous gardez cette magnifique liberté d'esprit, vous passerez pour un type extraordinaire, bizarre, inexplicable et même assez ridicule.
—Diable!
Mais mon ami, avec un sourire sarcastique qui me rappela Alcibiade, prononça:
—Vous serez alors au milieu de la cohue moutonnière, le snob, le vrai snob, le grand snob, l'homme qui n'est pas comme les autres et que les imbéciles se montrent du doigt.
La journée d'un snob
—Pour la dixième et dernière leçon, me dit le professeur Alcibiade, vous me remplacerez... Je vous ai indiqué les grands principes et les gestes essentiels du snobisme. C'est à vous de prouver que mes conseils ont été compris et que vous êtes de taille à les suivre. Le moment est venu de voler de vos propres ailes.
—Vous m'abandonnez déjà, moi qui ai encore tant de choses à apprendre?
—Il faut vous lancer hardiment dans la carrière... L'assurance, un certain toupet désinvolte et même quelque peu insolent, voilà ce qu'il importe de vous procurer au plus tôt si vous voulez réussir. Le snob est une manière d'incroyable intellectuel et la timidité n'est pas du tout son fait.
—Hélas!...
—Ne vous découragez pas. Affirmez, tranchez, improvisez des dogmes, lancez des pommes cuites aux dieux les plus vénérés, soyez cynique et faites le fou: vos contemporains vous prendront pour un homme de génie. Qu'attendez-vous pour exposer un chef-d'œuvre au Salon?
—Je n'ai pas appris à peindre.
—Justement... Si vous aviez appris, vous n'auriez aucun talent... Ou bien publiez un recueil de vers... un roman.
—Je n'ai rien à dire. Et je manque de style autant que d'imagination.
—Bravo! Créez donc une école et lancez un manifeste. Cent gazettes parleront de vous, et les critiques, craignant de ne pas être dans le mouvement, vous trouveront original, curieux, «riche de possibilités»... Pas d'idées, pas de talent et de la fortune... Mais il n'en faut pas plus pour devenir en huit jours un écrivain cher à l'élite!
—Non, je préfère rester un snob platonique... D'autant plus que je suis très paresseux.
—La paresse est incompatible avec l'état de snob. Mais je ne veux pas vous surmener... Et c'est pourquoi, pour cette dernière leçon, je vais vous livrer à vous-même. Pendant une journée, menez donc l'existence d'un membre de cette aristocratie intellectuelle dont vous faites aujourd'hui partie. Je ne vous guiderai pas, mais, de loin, je veillerai sur vous et, à l'occasion, j'interviendrai... Avez-vous votre permis de chauffeur?
—Oui... Je l'ai obtenu après avoir pris cinq leçons.
—Eh bien, il vous aura suffi de dix leçons pour mériter votre permis de snob.
Je me suis donc réveillé, vers dix heures du matin, dans ma chambre noir et or, ornée de tableaux cubistes et de fétiches nègres. Ayant sonné mon domestique chinois—car j'ai renvoyé Florent, mon vieux valet de chambre—je lui ai ordonné en anglais de m'apporter mon café au lait et mes journaux...
Le café au lait, c'est bien bourgeois, mais le snobisme n'a trouvé, pour le remplacer, que le thé sans sucre... Et j'avoue que je ne puis avaler cette eau chaude, même servie dans une tasse qui a failli figurer à l'Exposition des Arts Décoratifs.
Mes journaux, ce sont, naturellement, ceux où je peux lire des proses ultra-révolutionnaires ou férocement réactionnaires. Je passe de la prose de Marcel Cachin à celle de Charles Maurras. Mais je trouve aussi, dans les gazettes bourgeoises, des articles qui me raffermissent dans ma foi de néo-snob: G. de Pawlowski, le critique du Journal, affirme aux midinettes qui le lisent que, seules, les pièces à quatre dimensions de Pirandello sont intéressantes. Vive la comédie où Margot n'a rien compris! Dans l'Eclair nationaliste, M. Lugné-Poé démontre que l'art dramatique français serait tombé au-dessous de rien, si M. Crommelynk n'avait pas fait jouer a l'Œuvre l'immortel chef-d'œuvre intitulé le Cocu Magnifique... Des pages de Paul Souday, Fortunat Strowski, Louis Vauxcelles, Georges Pioch, etc., célèbrent le génie de romanciers pour les Finlandais neurasthéniques, de poètes pour les pensionnaires de Ville-Evrard, de dramaturges pour théâtres voués à la faillite, de peintres pour aveugles et de musiciens pour sourds... Tout cela me réconforte: je fais partie d'une organisation puissante, puisque cette «élite» fait la loi dans les arts et les lettres, puisque les avis, conseils et leçons d'Alcibiade, je les retrouve dans les colonnes des journaux lus par le grand public! Plus on de est fous, moins on rit... Et Alcibiade m'a fait comprendre que le snobisme ne comptait que des pontifes, des augures qui se regardent sans sourire.
Je me lève et je revêts un pyjama composé par Pommet, le rénovateur du costume. Ce pyjama est jaune serein, avec des broderies birmanes; il a été exposé au Salon des Indépendants et Alcibiade m'a laissé espérer que Van Dongen le peindrait, avec moi dedans, si ma tête lui paraissait suffisamment intéressante.
Jusqu'à midi, je reçois des marchands d'objets d'art, de livres, de curiosités, qui me sont envoyés par Alcibiade. J'achète quelques vases modernes. Je suis devenu connaisseur, car je sais qu'un vase moderne est réussi lorsque, précisément, il a l'air d'être raté: plus le décor est gauchement peint, plus les couleurs ont déteint les unes sur les autres, plus le vernis s'est agglutiné en croûtes rugueuses, plus le vase paraît avoir été saboté, plus il est admirable. J'ai naturellement ma collection d'objets d'art précolombiens...
J'achète aussi des livres d'art. C'est très cher, mais les «bois», qui ont été gravés avec un couteau de l'armée suisse, sont merveilleux... Impossible de distinguer quoi que ce soit dans ces gravures d'art. Il est vrai que le texte n'est pas plus compréhensible.
Entre midi et une heure, promenade au Bois, dans les sentiers de la Vertu. Le Tout-snob est là... Enfin, j'en suis! Je rencontre une des singulières amies d'Alcibiade. Elle était, la veille, à la répétition générale du «Théâtre de l'Élite».
—Une pièce admirable, mon cher... Sur l'inceste! Une mère est amoureuse de son fils, lequel est l'amant de sa sœur, laquelle est folle de son père. Il y a un second acte très émouvant... Freud était dans la salle. On lui a fait une ovation.
—Moi, vous savez, l'inceste...
—La libido, mon cher, la libido!
—Keksekça?
—Nous sommes gouvernés en tout par notre sexe.
—Autrement dit: l'instinct de la reproduction...
—Que dites-vous là? Il ne s'agit pas de cette horreur!
—Cependant, l'amour...
—L'amour? Vous croyez donc encore que c'est un moyen de faire des enfants?
—C'est même le seul.
—Voilà où vous en êtes, vous, un élève d'Alcibiade! Tenez, vous me dégoûtez!...
Et elle me quitta brusquement, pour rejoindre une manière de garçonne qui, en passant, lui avait lancé une œillade impérieuse...
J'ai déjeuné à la Girafe dans la Cave, un restaurant cubiste où les assiettes sont carrées. Mais les œufs à la coque ont gardé la forme ovale... Le gérant espère cependant les soustraire, eux aussi, à la tyrannie de la ligne courbe.
L'après-midi, j'ai visité, assez rapidement je l'avoue, deux expositions particulières: tableaux indéchiffrables, sculptures informes... Puisque je ne comprends pas, c'est que je dois admirer. J'admire donc, et même je traite de haut en bas un imbécile qui a osé proférer à mi-voix:
—C'est idiot!
Prestige irrésistible du snob: ce ridicule Béotien n'a pas osé me tenir tête... Il a balbutié, rougi et a fini par déclarer:
—Après tout, vous avez peut-être raison... C'est de l'art pour initiés!
Initié, moi, je le suis. Ou, du moins, c'est tout comme, puisque je fais semblant...
Je vais écouter une conférence sur la Musique de l'avenir, avec auditions. Il y a un monde fou... Le professeur Ladislas Delapardeki nous annonce que les bruits mécaniques remplaceront la phrase musicale, décidément trop fade. Nous applaudissons une courte symphonie de machines à écrire, un concerto de moteurs à explosions et un duo de scies à métaux.
Cinq heures, l'heure de la libido freudienne... Si j'allais rendre visite à cette étrange Sylvia de Sylve, que mon bon maître Alcibiade m'a recommandée, en vantant sa maison d'illusions pour snobs?
Sylvia m'offre, en effet, des voluptés de tous genres. Son personnel est nombreux, stylé et le décor ultra-moderne. Hélas! le snobisme le plus audacieux et le plus ingénieux ne peut rien ajouter de nouveau à la vieille gymnastique amoureuse...
—Au moment psychologique, me dit Sylvia, on te jouera du Debussy.
—Bah!
—Veux-tu voir des estampes galantes? Elles sont signées de fauves très appréciés par les critiques d'art...
—Ah! non, cela me refroidirait.
—Veux-tu qu'un jeune poète vienne, te réciter des vers dadaïstes?
—Ça ne me dit rien, votre jeune poète.
—Je peux te présenter une petite cocaïnomane vraiment très gentille...
N'osant pas m'en aller, j'ai accepté. La petite cocaïnomane ne m'a rien révélé d'extraordinaire: elle a été «très gentille», comme le sont toutes ses pareilles, avec les mêmes mots et les mêmes gestes.
Comme je sortais de chez Sylvia de Sylve, une main me toucha l'épaule. Je me retournai et reconnus le professeur Alcibiade.
—Je vous ai observé, me dit-il, grâce à un ingénieux dispositif qui permet de tout voir et de tout entendre.
—Eh bien? répondis-je, un peu gêné.
—L'amour n'est pour vous qu'une hygiène physique.
—Peut-être.
—Un peu de vice s'impose...
—Cela doit être bien tyrannique, et peut-être aussi bien cher. Et puis, quel vice? En est-il un qui vaille la peine d'être cultivé?
Pour la première fois, je lus quelque embarras dans le regard d'Alcibiade.
J'ai passé la soirée au Théâtre Cosmopolite, où je me suis efforcé d'admirer une pièce irlandaise jouée en un français approximatif par des acteurs polonais, tchéco-slovaques, italiens et suédois.
Vers trois heures du matin, en compagnie d'Américains ivres, je buvais du champagne à deux cents francs la bouteille dans un bal-musette de l'avenue de Saint-Ouen... J'avais la migraine et, bien que n'ayant pas lu tous les livres, je me sentais affreusement triste dans la chair et dans l'esprit.
Enfin, j'allais rentrer chez moi quand, une dernière fois, le Maître m'apparut.
—Eh bien? me demanda-t-il avec un regard étrange. Que pensez-vous de cette vie inimitable?
—C'est bien fatigant, balbutiai-je... Et je me figurais que c'était plus drôle.
Alcibiade garda le silence un instant, puis, d'une voix railleuse:
—Il faut persévérer.
—Hélas!...
—La foi, c'est aussi une habitude. Pratiquez et vous croirez...
—Ah! je le crains, j'aurai beau faire, je suis et je resterai bourgeois. J'ai heureusement gardé, dans un coin, ma robe de chambre, mes pantoufles et Les Trois Mousquetaires. Je vais les retrouver!
Et, d'un geste brusque, je repoussai Alcibiade qui, d'abord interloqué, haussa les épaules, puis, avec un rire sarcastique à la Méphisto, s'effaça dans la nuit...
Au pays des snobs
————
—J'ai beaucoup de talent.
—Vous avez beaucoup de talent.
—Il n'a aucun talent.
—Nous avons beaucoup de talent.
—Vous avez beaucoup de talent.
—Ils n'ont aucun talent.
Telle est la plus littéraire de toutes les conjugaisons. Les écrivains la manient avec beaucoup plus de virtuosité que celle de ce pauvre imparfait du subjonctif.
La première personne (elle parle d'elle-même, tout au moins en a parte) a toujours beaucoup de talent.
La deuxième, à qui elle parle, en a beaucoup aussi (moins cependant), mais enfin, il faut bien être poli.
La troisième, celle qui n'est pas là, n'en a pas du tout.
Mais que la deuxième personne s'en aille pour une raison quelconque, et elle cesse aussitôt d'avoir le moindre talent.
Si, la première, fort imprudemment, s'éclipse, et que la troisième, survenant, la remplace, l'accord se fera entre les deux rescapés sur ces formules:
—Vous avez beaucoup de talent.
—Nous avons beaucoup de talent.
—Il n'a aucun talent.
Règle Générale:
1º Les personnes présentes (du moins celles qui peuvent entendre) ont beaucoup de talent.
2º Les absents n'ont aucune espèce de talent.
Encore n'est-ce pas tout à fait cela. La vraie règle générale serait plutôt celle-ci:
«Avoir du talent» se conjugue exclusivement à la première personne.
—J'ai du talent!
Car pour un homme de lettres absolument sincère, il n'y a que lui qui, sans contestation possible, ait du talent.
Les autres en ont eu, en auront peut-être, pourraient en avoir, mais, au moment même où je parle, ils n'en ont pas.
L'écrivain qui a dit: «Nul n'aura d'esprit hors moi et mes amis» était un hypocrite.
De l'esprit, il est bien certain d'en avoir, mais il est non moins persuadé que ses amis n'en auront jamais.
Il en reconnaîtrait plutôt à ses ennemis.
*
* *
L'expression «aucun talent» est la plus communément usitée dans les milieux littéraires: on l'emploie même telle quelle, sans sujet, sans verbe, au nom du système Taylor, pour aller plus vite,—tout comme la mitrailleuse est plus expéditive que la guillotine.
Mais il y a des finesses... Vous pensez bien que s'il suffisait de dire ou d'écrire «aucun talent», comme de tirer dans le tas, ce serait trop facile. Il est donc un art de refuser le talent à ses confrères. Quelles sont les règles de cet art? Voici la principale:
N'a aucun talent, le confrère qui réussit matériellement, c'est-à-dire qui gagne de l'argent. Le succès, qui ne devrait rien prouver, ni pour ni contre, est considéré, sauf les rares exceptions qui confirment la règle, comme le signe de l'absence totale de toute espèce de talent.
Nous avons évidemment d'autres moyens de discerner l'absence de talent. Par exemple:
Le confrère dont on parle n'a vraiment aucun talent, mais ce symptôme n'est pas toujours très net, très visible: il y a matière à discussion, car le système métrique n'a rien de commun avec la critique littéraire et tel écrivain qui passe aujourd'hui pour stupide sera peut-être qualifié demain de génial, ou réciproquement.
Le confrère visé a été, par une sorte de convention tacite—vague mot d'ordre, esprit d'imitation, phénomène grégaire—affublé du «dossard»: Aucun talent. Dès lors, il est comme le condamné de l'Inquisition avec sa mitre en papier et son san-benito: seulement, lui, on le brûle tous les jours. Il est vrai que le gaillard ne s'en porte pas plus mal, au contraire!
Ledit confrère refuse de solliciter son admission dans l'une ou l'autre des congrégations littéraires qui distribuent, sinon le succès, du moins le talent: il ne baise aucun pied, il ne lèche aucune botte, il ne passe aucune casse, n'ayant besoin d'aucun séné, il ne suit la règle d'aucun jeu, il n'adopte aucun vice, littéraire, politique, sexuel ou autre... Alors, personne (sauf lui-même) ne trouvant qu'il a du talent—pourquoi lui en trouverait-on?—il se voit rangé, ipso facto, parmi ceux qui en sont complètement dénués. C'est un genre de réputation qui s'établit très vite, car, pour cette publicité-là, les Barnums bénévoles sont nombreux et diligents.
Le meilleur ami se sent extrêmement peu en train quand il s'agit d'écrire sur vous quelques lignes indulgentes: il préfère attendre une autre occasion, il craint d'être accusé de partialité, et puis—comme par hasard—il n'a pas d'encre dans son stylo!
Mais l'ennemi est plein de zèle... Vos amis sont souvent occupés ailleurs: vos adversaires ne pensent qu'à vous et ils répètent du matin au soir que vous n'existez pas pour eux. Tant il est vrai que, dans le monde littéraire aussi, la haine ressemble à l'amour, en étant cependant moins portée à l'infidélité.
*
* *
—Ne voit-on pas, me demandez-vous, des écrivains qui, avec toute la sincérité possible, reconnaissent du talent à leurs confrères?
Le cas s'est vu, en effet. Mais les gendelettres qui conjuguent: «Il a (ou ils ont) du talent» ne se livrent à cet exercice grammatical que:
1º Lorsqu'il s'agit de confrères qui «font» dans une autre spécialité: un critique littéraire reconnaît du talent à un poète, à un romancier, jamais à un autre critique. De même un poète admire pleinement un critique ou un romancier, jamais un autre poète. «Aucun talent», c'est pour ceux qui, comme lui, pincent de la lyre...
2º Lorsqu'il s'agit des morts, des quasi-morts (ceux qui n'écrivent plus) ou des «arrivés définitifs» qui peuvent faire obtenir des sièges académiques, des prix, des places, etc... Ajoutons, si vous y tenez, un ou deux écrivains de qui, décidément, il serait par trop arbitraire et injuste de dire, tout au moins en public, qu'ils n'ont aucune espèce de talent.
3º Enfin, des copains avec qui on fait équipe jusqu'au jour où, se détachant du peloton, ils prendront de l'avance vers le succès matériel, le succès purement littéraire n'ayant aucune importance et pouvant toujours être nié.
Mais, à la base de tout cela, demeure le grand principe, la grande loi que confirment les rares, très rares exceptions: «avoir du talent» se conjugue au présent de l'indicatif, à la première personne...
Sans doute, il en est de même dans tous les milieux: vanitas, vanitatum.. L'humanité n'est qu'une immense grenouillère d'où s'échappent, poussés par des millions de voix, ces cris monotones:
—Moi, moa, moaa!...
Mais ce sont les gendelettres qui «moassent» le plus fort. Il est vrai que c'est à leur excuse, car ils prouvent ainsi qu'ils sont moins hypocrites que les autres.
Notre confrère Gaston Picard nous pousse cette nouvelle colle:
—Quel mot, quel vocable proposez-vous pour désigner notre époque?
J'ai bien envie de lui répondre ceci:
—Baptiser le temps où nous vivons, est-ce bien notre affaire? Cela regarde plutôt ceux qui nous succéderont et qui, voyant les gens et les choses d'aujourd'hui avec le recul simplificateur du temps, trouveront la juste étiquette prématurément réclamée par notre confrère. Si nous choisissons dès maintenant le nom de notre époque, nous donnerons un pendant au fameux: «Nous autres gentilshommes du moyen âge!»
Mais nous sommes embarqués et il faut satisfaire Gaston Picard. Les premières réponses enregistrées par ce maître des enquêtes sont, pour la plupart, assez cocasses... C'est à qui donnera à notre siècle le nom de son dada: pour un peu il le baptiserait de son propre nom. Au fait, pourquoi pas? Si Louis XIV nous fait défaut, nous ne manquons certes pas d'Augustes!
*
* *
Quant à moi, je n'hésite pas: je propose l'«âge du laid».
Car il me semble que la laideur l'emporte.
Ce sera sans doute l'avis de nos descendants lorsqu'ils verront, par exemple, réunis dans une exposition rétrospective, les «chefs-d'œuvre» des «maîtres» les plus représentatifs de notre époque.
Imaginez l'aspect qu'auront, au Musée du Louvre, les salles réservées à la peinture des premiers lustres du vingtième siècle... Voyez-vous cette collection de monstres aux visages asymétriques et verdâtres, au front bas, à l'air idiot?
—Pauvre France! diront nos neveux devant le portrait d'Anatole, par Van Dongen.
Les têtes de jeu de massacre barbouillées par le douanier Rousseau leur donneront une idée plus navrante encore de ce que nous étions au point de vue physique et moral...
Quand à nos contemporaines, sous quel désolant aspect, elles apparaîtront aux yeux de cette race future!... Tous nos peintres vraiment à la page se sont ligués pour enlaidir cyniquement la femme moderne. Avec une implacable cruauté, ils lui ont inoculé les bacilles de toutes les maladies de la peau et du sang dont souffre l'Arabe portraicturé en pied dans les édicules trilobés, qu'une administration prévoyante a élevés à la mémoire de l'empereur Vespasien. C'est une horrible compagnonne, dont le corps entier bourgeonne et trognonne: l'éléphantiasis la déforme affreusement, elle louche, elle est couverte de toutes sortes de poils superflus et elle a les seins de la nourrice de Ménélick.
Chair de la femme, argile idéale, ô merveille, qu'es-tu devenue sous la brosse de ces calomniateurs?
Tristesse des innombrables Olympias de l'art moderne, avachissement de la Vénus des temps nouveaux! À ce spectacle, la postérité s'exclamera:
—Comment faisaient nos grands'mères pour être si laides que ça? Et comment nos grands-pères ont-ils eu le courage de nous engendrer?
*
* *
Si nos héritiers ouvrent nos bouquins, ils y trouveront aussi maintes raisons de nous croire épris de la laideur... Que de romans archi-littéraires où s'étale cette étrange perversion! Ce ne sont qu'études de maladies morales, étalages de plaies, de lupus, de cancers psychologiques, de cœurs malades, de cervelles détraquées... L'amour unilatéral est, paraît-il le plus ordinaire de nos divertissements sexuels et, dans notre existence familiale, l'inceste freudien a remplacé le jeu de loto.
Heureuse et brillante époque où les dieux nouveaux de la littérature sont choisis parmi les victimes de la paralysie générale et de la folie, parmi les suicidés, les homosexuels, les paranoïaques, les désaxés de tous genres... Vive ce qui attriste et enlaidit la vie! À bas la jeunesse, la santé, la joie! Si nous cueillons des fleurs, que ce soit celles du mal, et méprisons ceux qui ne goûtent pas les sombres voluptés décrites par nos Raspoutines, éditées sur papier de luxe. Tâchons même de mêler le diable à ces partouzes artistiques et littéraires. Satan est très demandé et l'odeur du soufre est à la mode. Mais vous me direz qu'en amour, les cornes sont de traditionnels accessoires!
Ainsi, ce qui est laid triomphe... Un écrivain, un artiste, qui produit des œuvres aimables, gracieuses, est condamné et exécuté sans retard. Les mots «charmant», «joli», «séduisant» ont pris un sens péjoratif sous la plume de nos critiques. Pour plaire, il faut choquer, scandaliser, rebuter... Allons chercher nos modèles de tableau et nos sujets de roman dans les bouges et les asiles d'aliénés. Installons au milieu de notre salon le fétiche obscène qu'a sculpté un Michel-Ange congolais, déclarons shakespeariennes les grimaces et les calembredaines des pitres, acclamons les danseurs de bamboulas, n'admirons que ce qui est primitif, larvaire, informe... Après tout, le beau et le laid ne sont que des conventions. Prouvez-moi que la Joconde est un chef-d'œuvre! Et s'il me plaît, à moi, de trouver plus de poésie dans une terrain vague de la «zône» que dans le parc de Versailles, de suivre plutôt la péripatéticienne unijambiste du boulevard de la Madeleine que la lauréate du concours de la plus belle femme de France?
L'amour du laid, c'est souvent un raffinement suprême, une dernière perversité. Don Juan, vieilli et blasé, doit faire la cour à un souillon...
*
* *
L'âge du laid? Eh bien, non... Ce n'est pas ainsi que sera baptisé notre temps, car il ne devra pas son nom à une littérature faisandée, à un art calomniateur.
Ce siècle vaut mieux que la réputation que nous lui faisons. Il est enthousiaste, audacieux, plein d'une magnifique vitalité. Il a créé une beauté sportive qui finira sans doute par trouver son Ingres, il a conquis l'espace, il joue avec la lumière, il est bien portant, il est optimiste.
Quoi qu'en disent certains membres de notre élite, il est viril.
Quoi que peignent ou sculptent certains de nos artistes, il a créé une femme qui ressemble plus à Diane qu'à la Vénus hottentote.
Et le masque baudelairien, grimaçant et douloureux, que certains prétendent lui imposer, ne nous cache pas son sourire jeune, héroïque et charmant. Le sourire de Lindbergh peut-être...
Tous comptes faits, nous n'avons, parmi nos contemporains, qu'un seul écrivain unanimement admiré, vanté, glorifié, autour de qui, sans cesse, s'élèvent des hymnes pieux, chantés avec ensemble par une gendelettrie agenouillée... Cet auteur ne connaît que l'odeur de l'encens, il n'avale jamais la moindre couleuvre, il n'a rien à redouter des critiques les plus sévères: pour lui, il n'est pas de tigres, pas même de moustiques, dans la jungle littéraire.
J'imagine que, de temps en temps, notre trop heureux confrère doit s'exclamer avec sa verdeur habituelle:
—Ah! zut, à la fin! Ont-ils fini de me casser l'encensoir sur le nez! Je demande un éreintement... Je le veux, j'y ai droit, car ils ont beau dire, je ne suis pas si épatant que ça! Leurs boniments ne me grisent pas, je ne m'en fais pas accroire à ce point-là et il y a des moments où je me demande si tous ces braves types ne se paient pas ma cafetière... Ah! vite, un éreintement, quand ce ne serait que pour m'empêcher de trouver ma gloire un peu fade!
Mais l'étreintement est impossible... Non parce que ce demi-dieu n'a écrit que d'incontestables chefs-d'œuvre—ce ne serait d'ailleurs pas une raison—mais parce qu'il y a, dans le monde et le demi-monde littéraires, une sorte de convention, de loi, de commandement de Dieu observé de tous et ainsi conçu:
De ce grand homme adoreras
Toutes les œuvres mêmement.
Un beau jour, las d'entendre l'ovation ininterrompue que soulevait sous ses pas le chantre de Lisette, Sainte-Beuve écrivit sur Béranger un feuilleton irrespectueux: cet attentat lui fut pardonné et même trouva quelques timides approbateurs... Aucun Sainte-Beuve—à vrai dire, nous n'en avons pas le moindre—n'oserait suivre pareil exemple en ce qui concerne notre actuel Béranger: s'il commettait pareil attentat, le mieux, pour lui, serait de fuir, en avion, vers quelque terre inconnue et de s'y condamner à l'exil sans le plus pâle espoir d'amnistie.
Un peu agacé, vous me demandez:
—De qui donc parlez-vous? Quel est ce Dieu qui, plus heureux que l'autre, ne trouve même pas un blasphémateur?
C'est le bon et brave Courteline, tout bonnement. Et reconnaissez que je n'ai rien exagéré... Avez-vous jamais lu, même sous la signature des pires iconoclastes, une seule ligne sur Courteline qui ne fût pas tissée des mots les plus élogieux, les plus enthousiastes, les plus délirants? Nommez-moi un seul auteur contemporain qui vive dans une pareille apothéose et je vous ferai parvenir, franco de port et d'emballage, un coquetier de porcelaine richement décoré.
—Ah ça, reprenez-vous en fronçant les sourcils, n'admireriez-vous pas intégralement l'auteur des Facéties de Jean de la Butte? Prenez garde... N'ajoutez pas un nouveau crime à la liste déjà longue de vos forfaits!
Rassurez-vous, je ne pousserai pas l'irrévérence jusque-là. Au fait, j'aime beaucoup l'excellent Courteline, ses amusants bouquins et ses joyeuses pièces et je suis même tout prêt à lui donner, comme tout le monde, du «Molière moderne», d'autant plus que, de nos jours, l'hyperbole est la plus commune des fleurs de rhétorique.
Mais enfin, je me demande ceci: quel est donc le secret de Courteline, comment cet homme a-t-il pu dompter ainsi la meute hurlante des confrères? Pourquoi le célèbre-t-on dans les mêmes termes lyriques au Figaro et à l'Humanité, à l'Echo de Paris et à l'Œuvre, chez les pompiers, les gagas, enfin les plus de trente ans et chez les étincelants génies nés avec le siècle. Pourquoi jouit-il d'une gloire dénuée de la moindre paille, pourquoi ne trouve-t-il pas une seule goutte d'angoustoura au fond de sa coupe d'ambroisie, pourquoi ne subit-il pas, comme d'autres grands écrivains, l'assaut de l'envie et de la haine, pourquoi ne sait-il même pas ce que c'est que l'injustice?
C'est là, me semble-t-il, le phénomène littéraire le plus étonnant de notre époque..
Mais, à toutes ces questions, qui n'en forment d'ailleurs qu'une, il convient sans doute de répondre ceci:
—Courteline ajoute à tous ses mérites, qui sont réels, un titre décisif à l'admiration de ses confrères, il n'écrit plus...
*
* *
Rien d'amusant comme l'étude de la carte des vents littéraires, lesquels sont, du reste, des vents artificiels, souvent produits par de simples ventilateurs installés aux bons endroits.
En ce moment, c'est un sirocco baudelairien, chargé d'effluves lourds et fiévreux, qui souffle dans le Bois Sacré... Mais il y a aussi—la girouette a ses caprices—la bise stendhalienne qui me paraît sèche et froide. En revanche, le grand vent hugolien s'est assoupi, la molle brise lamartinienne ne ride plus guère l'eau limpide du lac et c'est à peine si un courant d'air agite encore les feuilles poussiéreuses du saule planté au cimetière du Père-Lachaise par les amis d'Alfred de Musset.
Vous pouvez aujourd'hui affirmer que Hugo était un niais, cela vous vaudra de la considération chez nombre de ces messieurs de l'élite, lesquels ne vous pardonneraient pas si vous vous permettiez de douter du génie de Raimbaud, de Lafforgue ou de Verlaine. Nous avons des idoles nouvelles érigées par des Polyeuctes qui ont renversé les anciennes et qui, n'étant pas morts dans le cirque littéraire, sont devenus à leur tour d'intransigeants pontifes.
Et jamais, les syndicats de glorification réciproque, les entreprises de publicité à frais et à bénéfices communs (quoique inégalement partagés) n'ont fait preuve, autant que de nos jours, d'une inlassable et ingénieuse activité. Ainsi des idoles, qui ne sont parfois que des fétiches, nous sont proposées et imposées avec des procédés à la Barnum. On nous inflige des Credos.
Il y a des journaux, des revues qui semblent faits, uniquement, pour entretenir et propager le culte de «grands écrivains» aux narines de qui des enfants de chœur, des sous-diacres, des diacres font monter sans cesse la fumée odorante de leurs encensoirs. Certaines de ces fabriques d'idoles prennent un caractère de naïveté touchante: ce n'est plus du plat business à peine déguisé, c'est de l'admiration en famille, avec de la sincérité, de la foi, du sectarisme même, mais on est charmé de rencontrer, dans notre dure, notre implacable république littéraire, des gens qui parviennent à s'aimer ainsi. Je vous assure que je goûte toujours un délicieuse émotion en lisant, par exemple, dans le même journal, un article enthousiaste de Léon Daudet sur Charles Maurras, un autre article enthousiaste de Charles Maurras sur Léon Daudet et, à toutes les colonnes, des articles non moins enthousiastes sur les amis de la maison. Ah! l'admiration de Daudet pour Benjamin, l'emballement de Benjamin pour Daudet, tout cela s'exprimant en «papiers», conférences, bouquins où ces excellents confrères échangent publiquement la casse et le séné avec la gentille candeur de leurs débordantes affections... Vraiment, c'est attendrissant et même réconfortant, car, au spectacle de telles effusions, on est heureux de pouvoir se dire:
—Les hommes, même de lettres, ne sont donc pas si rosses que ça?
Je préfère, cependant, vivre en dehors de toutes ces combinaisons, équipes, cabales, chapelles et organisations où il faut suivre des consignes, admirer ou éreinter, aimer ou haïr par esprit de secte, voire par ordre supérieur. Je choisis mes idoles ou mes fétiches moi-même au bazar du coin; j'en change quand cela me plaît et je regarde avec le sourire passer les processions de dévots, parmi lesquels ne manquent d'ailleurs pas les Tartuffes.
Une des plus cocasses prétentions de certains critiques est celle qui consiste à tirer des traites sur la postérité avec la certitude que celle-ci les paiera rubis sur l'ongle.
Ce sont les Aristarques qui prophétisent:
«Voilà un incontestable chef-d'œuvre qui bravera les siècles: tant qu'il y aura une langue française, un tel livre sera lu et admiré de génération en génération.»
Ou bien:
«L'auteur peut compter sur les revanches qu'assure le juste avenir. Nos petits-neveux lui tresseront des couronnes en blâmant, avec une sévérité indignée, la scandaleuse indifférence de ses stupides contemporains.»
Ou encore:
«Ce livre peut avoir aujourd'hui un de ces gros succès qui, au fond, ne sont jamais très honorables, mais la postérité l'ignorera, je vous en donne mon billet.»
À ces prédictions, formulées par de braves types qui n'ont même pas interrogé préalablement les tarots ou le marc de café, on pourrait répondre:
—Qu'en savez-vous? Avez-vous des tuyaux personnels sur ces petits-neveux qui ne sont pas encore nés? Sur quoi vous basez-vous pour décider ainsi des goûts et des dégoûts de la postérité? Et qu'est-ce qui vous permet de supposer que les erreurs, gaffes et oublis du présent seront réparés par une justice immanente dont vous formulez, à vous tout seul, les arrêts?
Sur ce, les critiques en question répliqueraient sans doute:
—Combien d'auteurs méconnus dans le passé ont enfin obtenu la gloire qui est le soleil des morts! Combien d'écrivains admirés, déifiés de leur vivant, ont sombré, après avoir quitté la scène du monde, dans un oubli définitif!
Soit, mais ces caprices de la postérité, qui est femme, avaient-ils été prévus? Imprimait-on, au temps de Béranger, que l'auteur des Souvenirs du peuple emporterait, dans le grand tout qui n'est peut-être que le grand rien, le recueil de ses chansons si populaires pendant plus d'un demi-siècle? Quel critique a prédit que Candide survivrait à peu près seul à tous les gros bouquins, à toutes les tragédies de Voltaire? Quel est le texte du contemporain de Perrault où il est annoncé que nous lirions toujours Peau d'âne, sans cesser d'y prendre un plaisir extrême? Qu'on me cite le prophète du temps qui, ayant lu Manon Lescaut, a déclaré:
—Ce petit livre est immortel!
Autrefois, comme aujourd'hui, les magistrats de la critique compromettaient volontiers la postérité dans leurs vaticinations arbitraires, mais les petits-neveux se sont toujours assez peu souciés de ce que pensaient leurs grands-oncles: ils n'en font qu'à leur tête, sans aucun souci des prédictions qu'ils sont chargés de réaliser.
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Il faudrait d'abord savoir ce qu'est exactement la postérité. Quand commence-t-elle? Comment est-elle composée? À quoi voit-on qu'un écrivain l'a vraiment conquise?
Un auteur qui est encore lu vingt ans après sa mort, a-t-il franchi le barrage que lui opposaient ses contemporains de la critique littéraire? Ce délai est-il suffisant? Faut-il attendre cinquante ans? Alors, pourquoi pas cinquante-quatre ou soixante-sept? Et puis, qu'est-ce qu'on entend par «être lu»? Par quelle catégorie, par quel nombre de lecteurs? La postérité, cela peut se détailler... Il y a des postérités de tous genres, de toutes grandeurs. Et souvent même, pour telle malheureuse victime de son époque, la seule revanche fournie par la postérité, c'est deux ou trois articles publiés dans de vagues revues, à l'occasion de son centenaire. Il y a même une espèce de célébrité posthume pour certains auteurs qui la doivent à la faiblesse, devenue légendaire, de leurs ouvrages: on cite encore le nom de Campistron et Georges Ohnet sera conspué jusqu'à la consommation des siècles. À moins que la position de ces réprouvés ne change, précisément parce qu'elle est très mauvaise... L'espiègle postérité s'amuse volontiers à reviser les valeurs et elle a une façon de stabiliser la gloire qui ne manque pas de fantaisie. Qui sait si, un jour, quelque candidat au doctorat ès lettres ne soutiendra pas, en pleine Sorbonne, que le Maître de Forges est une admirable tragédie bourgeoise? Au fait, on lit et on joue toujours beaucoup Georges Ohnet: on le lit, on le joue peut-être même plus que Jules Lemaître. Et il y a déjà longtemps que cela dure...
—Nous verrons dans cent ans! réplique le contradicteur, qui ne manque pas de positions de repli.
Bon, voilà maintenant qu'il faut un siècle... C'est un terrible filtre, en effet. Nous pouvons en juger par ce qu'il a laissé passer de l'énorme production de nos plus belles époques littéraires: de quoi garnir une petite, toute petite bibliothèque.
En 2028, il suffira sans doute d'un rayon pour loger les «rescapés» provisoires de notre déluge de papier imprimé. Qui pourrait les désigner dès aujourd'hui? Et n'est-ce pas souvent par hasard qu'on se tire d'une catastrophe?
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Rien d'ondoyant et de divers comme la postérité. Impossible de la définir, de préciser ses limites, d'exposer sa psychologie. Elle est comme les nuées de demain... Bien malin le météorologiste qui peut nous dire quel vent les poussera!
—Voyons, il est entendu, déclare tel membre de l'«élite», que la vraie postérité, c'est celle des gens de goût (mettons les gens qui pensent comme lui).
Mais le goût s'améliore-t-il en vieillissant?
Sommes-nous plus intelligents, plus artistes que nos pères? Nos fils le seront-ils plus que nous? Cela ne me paraît pas certain, pas même probable... Le goût, ce n'est, au fond, qu'une mode. Au dix-huitième, le goût consistait à installer des chapelles à rocailles dans les églises gothiques, dont le style paraissait barbare. De nos jours, on a du goût, quand on affirme que Meissonnier jadis admiré, n'avait aucun talent, mais que Cézanne, naguère méprisé, avait du génie. Le chef-d'œuvre, ce n'est que pour qui veut bien. En art, en littérature, il n'y a pas de lois, pas de code, pas même de suite dans les idées. Et vous comptez sur la justice? Laquelle? Où ça? Non, mais chez qui?
La postérité, c'est peut-être tout bonnement dans les cabinets de lecture que nous parviendrons à l'apercevoir. C'est là, au milieu de bouquins d'autant plus chiffonnés qu'ils sont plus aimés, que nous la surprendrons en train de choisir entre tant de candidats à la survie... Le registre où la vieille demoiselle à lorgnons inscrit les titres des livres prêtés, n'est-ce pas aussi une manière de livre d'or de la littérature? Ô surprise, la postérité—ou, du moins, cette postérité-là—adore toujours Dumas père et ne fait pas fi, le moins du monde, de Paul de Kock. Alexis Bouvier a encore des amateurs et Fanny est aussi souvent en mains que Madame Bovary.
La postérité n'est, en somme, que le public qui continue... Autrement dit, elle n'est aux ordres de personne et nul ne peut prévoir ses lubies, ses réactions, ses coups de foudre ou ses coups de balai.. Et c'est pourquoi le critique, vraiment sage, doit se contenter de dire des auteurs qui comptent sur les faveurs de cette problématique Célimène:
—Beaucoup d'appelés, peu de lus!
J'ai l'habitude de fuir les salons littéraires avec une vélocité prodigieuse. Tout plutôt que ces réunions baroques où les gâteaux secs sont humides, où les babas au rhum sont secs et où des précieuses, entourées de jeunes intellectuels à lunettes de celluloïd, ronronnent:
—Valéry... André Gide... Claudel... Freud... Proust... Ah! Proust!
Mais on a beau avoir des principes, le moment vient toujours où le hasard, la fatalité, voire l'humaine faiblesse, vous les font mettre au rancart.
C'est ainsi que, l'autre jour, je me suis laissé entraîner chez une dame qui, dans un entresol obscur et poussiéreux, s'efforce de jouer, le plus économiquement possible, les Mme Aubernon. Il y avait là, entre autres bibelots démodés, quelques femmes trop maquillées, au profil oriental, qui parlaient de Baudelaire avec des petits cris extasiés... Un vieux monsieur se répandait en propos filandreux sur l'occultisme hindou; un poète nègre obtenait de temps en temps le silence pour réciter des vers blancs, d'ailleurs incompréhensibles, tandis que, dans un coin, faisant bande à part, des jeunes gens un peu maniérés établissaient les grandes lignes d'une esthétique basée sur la suppression définitive de l'amour entre personnes de sexes différents.
Je me disposais à cingler discrètement vers la sortie, quand la maîtresse de cette étrange maison me dit:
—Nous attendons Jacques Aldébaran... Vous le connaissez?
—Comment donc! L'auteur de Cœur trouble, du Vice innocent, de Satan et moi!
—Oui, le jeune romancier de l'inquiétude moderne!
—Je ne l'ai jamais rencontré. Trop heureux si ce soir...
À ce moment, entra un gaillard à carrure d'athlète, vêtu comme un entraîneur et qui avait une figure de grand gosse sain, réjoui et sympathique à la manière de Chevalier.
—Jacques Aldébaran, me dit la dame...
—Le romancier de l'inquiétude moderne?
—Soi-même, fit le nouveau venu avec un large rire..
Il me tendit une main puissante, puis s'adressant aux personnes présentes, il prononça:
—Je suis un peu en retard, excusez-moi... Une partie de golf à terminer. Dix-huit trous, vous comprenez!
Mais je vis bien que les jeunes gens un peu maniérés lui battaient un peu froid.
*
* *
Le jeune romancier de l'inquiétude moderne ne tarda pas à me dire, à voix basse:
—On se rase ici... Les poules sont moches et le porto manque de classe. Sortons ensemble, voulez-vous?
Deux minutes après, nous étions sur le trottoir devant une voiturette grand sport et rouge vif.
—C'est ma bagnole, me dit Aldébaran... Allons prendre quelque chose, je vous emmène!
Nous partîmes en pétaradant comme plusieurs canons-revolvers et en laissant derrière nous un sillage de gaz asphyxiants. Dans l'avenue à peu près déserte, nous établîmes le record de vitesse de notre cylindrée, puis ayant trépidé sur place à quelques carrefours encombrés, nous gagnâmes, rue Dauon, un grand bar américain, d'ailleurs exigu et pas américain du tout.
Deux coktails, dont j'ai oublié le nom, furent commandés par le jeune romancier de l'inquiétude moderne.
—C'est de ma composition, me dit-il, après avoir constaté que la première gorgée n'avait pas produit chez moi une réaction trop violente.
—Délicieux!
—N'est-ce pas?... Mais il faut un whisky spécial que le patron fait venir exprès pour moi. Ah! un bon coktail, c'est une des joies de la vie!
Une question me brûlait les lèvres, plus encore que ce breuvage infernal. Je la posai:
—Est-ce bien vous qui avez écrit ces livres pleins d'une angoisse si poignante, ces romans où l'âme contemporaine s'abandonne au découragement, au désespoir?
—C'est bibi...
—Et vous avez l'air si bien portant, moralement et physiquement! Je vous imaginais sous l'aspect d'un Manfred blafard, vivant loin de cet odieux tumulte moderne, cherchant en vain dans le ciel obscur l'étoile qui... que...
—À la gare! J'ai autre chose à faire... Moi, je conduis, je golfe, je boxe, je danse, je m'amuse... Dame, je suis jeune!
—Mais alors, cette inquiétude moderne?
—C'est pour mon public, pas pour moi... Vous ne voudriez pas!
—Et moi qui, en lisant Cœur trouble, me disais: «L'auteur finira par le suicide!»
—Ah! non, très peu... D'ailleurs, Cœur trouble a très bien marché; nous en sommes au cent dixième mille... Et j'ai vendu deux cent billets le droit d'adaptation au cinéma!
—Le Vice innocent, quelle plongée dans le gouffre de la perversion humaine, d'ailleurs rachetée par un sublime repentir!
—N'est-ce pas, c'est assez rigolo? Cent mille, mon cher... On va en tirer une pièce, peut-être pour les Variétés.
—Et le Diable et moi, cette introspection cruelle, cette étude du subconscient, cette invocation aux puissances mauvaises, mêlée d'élans vers la pureté première...
—Cent mille aussi, mon vieux. Est-ce que vous croyez que ça durera longtemps?
—Quoi donc?
—L'inquiétude moderne... Vous parlez d'un filon!
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* *
Aldébaran buvait coktails sur coktails, tous inédits et tous de lui. Il me prodigua ses confidences:
—Je travaille tous les matins de neuf à midi, exactement. Je tape ma copie à la machine... Avec mon éditeur, pas d'histoires. Moi, les traités, je les lis! Bien mieux, je les fais moi-même...
—Bravo! Décidément, vous ressemblez de moins en moins à l'image que je me faisais de vous. Vous êtes l'homme de la certitude... Quel sens pratique!
—Dame! Il faut se défendre. Seulement, je suis plus inquiet que vous ne croyez...
—Ah! enfin, vous l'avouez, vous la ressentez, au fond de vous-même, cette angoisse devant le mystère... cette souffrance de l'âme perplexe entre la négation et la foi...
À ces mots, Aldébaran sursauta, puis, avec son rire sonore:
—Vous avez mis le doigt dessus! Je me demande s'il faut, moi aussi, me convertir...
—C'est affaire entre votre conscience et vous.
—Mais non... Il s'agit de savoir si les retours littéraires à la foi sont encore à la mode. Tant de confrères ont lâché l'inquiétude moderne pour aller prier dans une église artistique! Est-ce que je peux encore risquer le coup? Je crains de louper mon effet... Voilà ce qui me préoccupe, pas autre chose!
Et le jeune romancier de l'inquiétude moderne commanda deux autres Oysters gin-coktails que nous bûmes—religieusement...
Le mari ou l'amant de la femme qui, vêtue d'un cache-sexe, descend l'escalier du finale de la revue, est sans doute très flatté d'entendre, au promenoir, ce cri du cœur de son voisin:
—Elle est bien balancée, cette poule-là!... Elle a tout ce qu'il faut pour faire mon bonheur!
Mieux vaut, certes, une belle fille qui exhibe ce qu'elle a, sans en excepter grand'chose, à deux mille inconnus rassemblés, qu'une laide qui se montre en chemise à ses amis et connaissances pris séparément. Il y a d'ailleurs dans la salle des spectatrices qui ne sont guère plus vêtues que l'«artiste» au cache-sexe. Sur les plages, l'été, les baigneuses font part au public de ce qu'il était jadis convenable de réserver au mari ou à l'amant, mettons aux deux. Othello lui-même trouve cela tout naturel, et, rien, en effet, n'est plus nature.
Le mari de la romancière est, lui, dans une situation infiniment plus délicate. Et je m'étonne qu'il ne dise pas à sa femme:
—En voilà assez, à la fin! Tu pousses l'impudeur jusqu'au cynisme et, par surcroît, tu me fais jouer un rôle ridicule... Aussi, c'est bien simple, je demande le divorce!
Car la femme qui écrit des romans va beaucoup plus loin que la Phryné des Folies-Bocagères dans les révélations d'ordre intime.
Non seulement elle montre son nu moral à tous les passants, mais encore elle fait voir celui de son mari. Bien mieux, ou bien pis, elle transporte son alcôve sur la place publique, avec le lit et tous les accessoires, sans oublier le bidet, qu'elle appelle peut-être Pégase. Et elle ne nous laisse rien ignorer de ses ébats amoureux: je crois même qu'elle en rajoute!
Sa seule concession au respect humain, c'est qu'elle change le prénom de son malheureux conjoint: celui-ci est Ernest dans son ménage et, dans le roman de sa femme, il devient Tancrède, Raphaël ou Mimi, ce qui est, paraît-il, plus littéraire.
Il y a bien aussi quelques autres enjolivements. Madame se raconte, mais en s'embellissant, en se peignant, sinon comme elle est, du moins comme elle croit ou voudrait être. Mais il y a toujours quelque ressemblance dans l'image idéalisée qu'on trace de sa propre personne, tant il est vrai qu'on ne peut rien imaginer qui ne soit un peu ce qu'on a déjà ressenti, vu, vécu... Les femmes, surtout, ne peuvent nous parler que d'elles, et c'est, du reste, fort intéressant. Elles n'ont pas d'imagination, du moins quand elles écrivent des romans, et même celles qui sont toujours sorties, comme Mme Benoîton, ne le sont jamais, en tout cas, d'elles-mêmes. Je ne sais pas quel critique a dit ou aurait pu dire:
—Il n'y a pas d'Alexandre Dumas mère!
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Je viens de lire, ou de feuilleter, quelques romans féminins qui pourraient être tous intitulés: Moi et Moi.
C'est effrayant! Jean-Jacques lui-même, qui prétendait tout avouer dans ses Confessions, paraît un petit cachottier si on le compare à ces dames.
Ce ne sont qu'accouplements frénétiques, recherches et complications voluptueuses, cris passionnés, soupirs extasiés et halètement de nymphomanes. Cela commence d'ordinaire par un récit très circonstancié de la première étreinte... La virginité aux abois se défend, puis se perd en quinze pages, sans points de suspension. Et comme documentation physiologique, c'est vraiment très complet. Vraiment, le lecteur a l'impression d'y être!
Quand on rencontre ces consœurs, on est parfois surpris de les trouver un peu différentes de l'image qu'on s'était fait d'elles... Leur âge, leur physique sont décevants. Mais n'en est-il pas de même de la plupart des romanciers et des poètes de l'amour? En tout cas, la désinvolture des romancières est complète... Elles ne songent pas à rougir des confidences inouïes qu'elles nous ont faites en mettant des points sur tous les i. Et cela n'a rien qui doive nous surprendre, la femme étant, au fond, beaucoup plus libre en ses propos et ses allures que l'homme... La nudité physique ou morale les gêne moins que nous: le geste de la Vénus de Médicis n'est pas une défense, mais une coquetterie, et c'est bien certainement Adam qui, le premier, s'est acheté une feuille de figuier à la Belle Jardinière.
Mais le mari de la romancière, quelle tête fait-il?
Pour lui, le mur de la vie privée a été transformé en une large baie vitrée par laquelle les gens peuvent le voir en caleçon, en gilet de flanelle et même dans un appareil plus simple encore.
Nous savons tous ce qu'il dit et fait «dans ces moments-là».
Nous savons même que sa femme l'a trompé tels jours, à telles heures, dans telles circonstances, avec des messieurs dont elle nous décrit aussi le nu physique et moral.
Ces confidences effarantes, elle ne les a pas murmurées à l'oreille d'une amie plus ou moins discrète; elle ne les a pas écrites dans quelque cahier bleu ou jaune voué, comme les derniers cahiers du Journal des Goncourt, à un éternel mystère... Non, non, elle les a fait imprimer, et plus elle en vend, plus sa satisfaction est grande. Celle de son mari aussi, d'ailleurs.
—Nous en sommes au cinquantième mille! déclare cet homme en se frottant les mains.
C'est un succès, mais il faut être diablement philosophe pour s'en accommoder, et surtout pour s'en réjouir.
Je ne sais pas, mais moi, à sa place, je trouverais que cet argent a une drôle d'odeur...
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Le mari de la romancière a, il est vrai, des compensations. D'abord, les droits d'auteur de sa femme, ce qui n'est pas toujours négligeable. Il partage aussi sa célébrité, si toutefois la dame n'a pas conservé son nom de jeune fille ou adopté un pseudonyme parfois masculin.
Dans ce dernier cas, il s'expose au ridicule supplémentaire de devoir dire aux admirateurs de Mes coucheries sentimentales:
—Si je connais l'auteur de ce roman vécu, Léopold de Mimosa? Je vous crois, c'est ma femme!
Enfin, ce prince-consort peut obtenir les faveurs de simples lectrices qui, émerveillées par ses exploits livresques, veulent goûter avec lui le plaisir d'être les rivales d'une célèbre femme de lettres.
Seulement, il lui arrive peut-être de s'entendre dire:
—Tu as inspiré à ta femme des tas de gros bouquins... Moi, je trouve que tu ne mérites qu'un petit chapitre!
Celui qui a épousé la plus belle femme de France ou, simplement, la reine des reines risque, évidemment, plus qu'un autre, d'être cocu, mais, d'autre part, que d'occasions s'offrent à lui de tromper celle qui croit n'avoir à craindre aucune rivale! Tous les princes-consort ont à leur disposition les sujettes de sa gracieuse Majesté...
N'importe, le métier de mari de la célèbre romancière ne doit pas être drôle tous les jours. Il faut, pour s'en tirer honorablement, une exceptionnelle dose de résignation, ne pas redouter certains sourires et, ce qui est plus sage encore, ne pas lire les bouquins de la dame.
Le bonheur est le plus souvent fait d'ignorance... Et c'est encore plus vrai dans les ménages où la femme se montre toute nue, au premier venu, pour douze francs, sans aucune espèce de cache-sexe.
Sous le titre: Demi-Vieilles, Mme Yvette Guilbert a écrit un livre sur l'existence mélancolique des femmes dont le cœur est resté plus jeune que le visage. D'après l'auteur, la demi-vieille avait quarante et quelques années. Aujourd'hui... Mais non, il n'est plus de demi-vieilles: nos contemporaines, ne faisant rien à moitié, sont ou des gamines charmantes ou des centenaires qui, escortées par les sapeurs-pompiers vont recevoir, des mains de M. le Maire, le prix de persévérance.
En revanche, les demi-vieux existent.
On les rencontre surtout dans la vie littéraire où ils font figure de victimes sans inspirer la moindre pitié à qui que ce soit.
Le demi-vieux est un écrivain qui frise, faute de mieux, la cinquantaine: avant la guerre, il allait peut-être devenir quelqu'un; depuis la guerre, il s'efforce, d'ordinaire en vain, d'être encore quelque chose.
Sans doute, il y a des exceptions: quelques demi-vieux n'ont pas été complètement catastrophés pendant l'«épopée» et les charmantes années qui l'ont suivie, mais on compte ces rescapés dont l'obstination à durer quand même fait quelque peu scandale... En vérité, leur classe—qui est vraiment la classe moyenne—a été broyée, pulvérisée, anéantie. Les survivants ne sont que des unités errantes, flottantes, entre deux blocs homogènes et solides qui sont les «vieux» et les «jeunes»...
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Les «vieux»—puisqu'il faut les appeler par leur nom—détiennent ces situations acquises contre lesquelles se ruent en vain les vagues impatientes de l'envie et de l'ambition.
À la manière de l'Eternel, dont ils ont parfois la barbe, ils peuvent dire:
—Nous sommes ceux qui sont!...
Beaucoup sont d'ailleurs immortels. Ils ont les titres, les honneurs et cette espèce de gloire qui, pareille à la pipe, s'améliore en se culottant.
On ne les discute plus... Ils n'ont qu'à se laisser vivre ou à se laisser mourir, et c'est ce qu'ils font avec une endurance qui, dans d'autres milieux, forcerait l'admiration.
À l'autre pôle, il y a les «jeunes»... Et les temps leur sont merveilleusement favorables. Sous prétexte que le tremblement de terre de 1914-1918 a fait table rase de tout—c'est une des théories qui leur sont chères—ils ont prétendu s'emparer de toutes les positions sans coup férir...
—Nous avons moins de trente ans, disent-ils... Donc, à nous les femmes (ça, c'est bien naturel), le succès, la fortune et le reste, s'il y en a!
Ils crurent que c'était vrai, puisqu'ils le disaient. Mais il y avait les vieux, ceux qui persistent quand même... Contre ceux-là, rien à faire. Les jeunes s'en aperçurent bientôt et ils renoncèrent aux attaques inutiles en se disant, non sans raison, que le temps travaillait pour eux.
D'ailleurs, les vieux leur tendirent la main... On vit—on voit encore—des macrobites chargés d'honneurs officiels faire une cour empressée à ces «jeunes» dont, malgré leur inamovibilité, ils avaient peur. Les médecins de l'antiquité recommandaient aux vieillards de prendre des bains de Jouvence en faisant place, dans leur lit, à de très jeunes personnes: ce régime est encore suivi, parfois avec quelque exagération, par des messieurs âgés. C'est, sans doute, au nom de cette thérapeutique, que les doyens de la littérature ont cherché à ravigoter leur gloire fléchissante en attirant à eux les Eliacins, parfois même les Gitons, des nouvelles couches...
Quant aux demi-vieux, les anciens ne veulent pas en entendre parler, parce qu'ils trouvent que ces héritiers présomptifs les suivent de trop près; et les jeunes les détestent parce qu'ils craignent de trouver encombrée la route sur laquelle ils comptent brûler les étapes dans leur six-cylindres grand sport.
Bref, les demi-vieux entravent la circulation. Et on le leur fait bien voir...
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Cependant, ces demi-vieux ont, pour la plupart, fait la guerre, tandis que les anciens, assis sur les remparts, les encourageaient de la voix et du geste, et que les jeunes menaient l'aimable existence si allègrement décrite par Raymond Radiguet dans son roman sur les coucheries de femmes de mobilisés avec les moins de dix-sept ans.
Ces demi-vieux ont été soldats; pendant quatre ans, au moment psychologique de leur carrière, ils ont défendu, avec la Cité, ce Bois Sacré où ils espéraient trouver bon accueil à leur retour. Mais, pour eux, les années de campagne ont compté triple, quadruple et plus encore: ils ont vieilli avec une rapidité foudroyante. Ils n'ont plus d'âge, ils sont démodés comme ces vêtements de naguère qu'on trouve ridicules, tandis que ceux d'il y a longtemps semblent n'avoir rien perdu de leur élégance...
Pauvres demi-vieux qui attendent sur la banquette des éditeurs, des directeurs de théâtre, etc... pendant que passent devant eux les doyens illustres et les jeunes déjà célèbres!
Ils n'ont même pas le droit de sauver la face en disant, avec le proverbe: «On ne peut pas être et avoir été», car ils ont simplement failli être et ils ne seront jamais.
Saluons en eux des victimes de la guerre dont personne ne se soucie... Eux-mêmes ne songent pas à se plaindre. Vénus trop jeunes dans un monde trop vieux, puis trop vieux dans un monde trop jeune, ils subissent philosophiquement une ingrate destinée, sans avoir, pour se consoler, ni souvenirs flatteurs, ni brillantes espérances.
Dans certains milieux artistiques et littéraires, on se fait, sans peine, une réputation de finesse, d'intelligence, de supériorité aristocratique, en disant:
—Le public est stupide... Je méprise ce tas de concierges et d'épiciers... Je n'ai aucun souci de l'opinion du public... C'est pour moi que je mets du noir sur du blanc (ou des couleurs sur la toile, ou des notes sur le papier à musique), pour moi et pour quelques autres membres de l'élite, exclusivement. Le public? Ça n'existe pas, ça ne doit pas exister pour un véritable artiste!
Vous me permettrez—du moins, je l'espère—de n'être pas de cet avis.
Le public n'est pas stupide du tout: il a même, à lui tout seul, plus d'esprit que M. de Voltaire.
Le public n'est pas un ramassis de concierges et d'épiciers: il y a, du reste, pas mal de concierges qui sont aussi intelligents, sinon plus, que nombre de leurs locataires. Et les plus épiciers ne sont pas toujours ceux qu'on pense... Il est peut-être moins difficile de fourrer des épices grossières dans un roman ou une pièce de théâtre que de diriger la maison Potin ou Damoy.
Le public existe. Il existe même à ce point qu'il n'y a que lui, que tout dépend de lui, que personne n'est que par lui, pour lui, en lui... Le public, c'est nous tous, et nul ne peut s'en détacher en érigeant, au sein de cet océan immense, une orgueilleuse tour d'ivoire. Le public est l'élément où nous vivons et qui nous fait vivre: il est l'atmosphère que nous respirons, il nous imbibe, nous pénètre, nous domine, nous possède... Tout nous vient de lui, comme tout nous vient de la nature, dont il est une des formes essentielles, et le blasphémer, c'est faire preuve, non seulement d'ingratitude, mais de naïveté: le plus pur artiste est une fleur rare qui doit tout au sol où elle a trouvé les principes de la vie...
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Le public est un grand méconnu, un grand calomnié: rares sont ceux qui osent lui rendre justice.
Victimes d'innombrables légendes, il passe pour être ignorant, vulgaire, cruel, et pour n'aimer que les courtisans qui le flattent. Certains vont même jusqu'à considérer comme dégradants les succès qu'il fait, les consécrations qu'il accorde. Des lieux communs circulent:
—Ce public imbécile n'a jamais admis les vrais artistes, les créateurs originaux, les novateurs de génie... Il a sifflé les chefs-d'œuvre qui ont dû attendre longuement leur revanche!
S'il en était ainsi, le public n'aurait commis qu'une faute assez excusable: celle qui consiste à ne pas adorer tout de suite le Dieu inconnu. Et cette faute, il l'aurait, en tout cas, rachetée par la suite, en réhabilitant les victimes de son erreur... Péché avoué et réparé doit être pardonné.
Seulement, il n'en est pas ainsi, dans la plupart des cas. Si vous évoquez le souvenir des grandes iniquités artistiques, littéraires, scientifiques, etc... et si vous consultez le dossier de ces lamentables «affaires», vous constaterez que les vrais coupables ne sont pas les concierges, les épiciers, le public... Ce sont, au contraire, les «intellectuels» du temps: Carmen et Faust—pour citer deux chefs-d'œuvre incompris à leur naissance—furent éreintés férocement par la critique, mais le public leur assura, tout de suite, une carrière honorable et qui eût été brillante sans le coup de frein donné par les aristarques. Le public, qui n'a pas d'opinions préconçues, qui n'accepte pas le mot d'ordre des cabales, qui juge sur pièces—et surtout au théâtre—peut, certes, rendre des arrêts injustes, mais cela lui arrive certainement moins souvent qu'aux arbitres professionnels: quoi qu'il en soit, sa bonne foi est insoupçonnable et sincère, profond, touchant même, est son désir de comprendre, d'encourager, d'applaudir...
Des casuistes établissent des distinguos entre le public, le grand public, le gros public, un certain public, etc., etc... Ils disent:
—Ce public qui aime ce que nous aimons est intelligent... Cet autre public qui prend plaisir à ce que nous détestons est au-dessous de tout. Il y a public et public: il y a le gros et le fin...
Illusion! Le public est un et indivisible et s'il a beaucoup de têtes, c'est à la manière de l'hydre... Vous croyez pouvoir les reconnaître, les différencier, les choisir—mais, en vérité, elles sont toutes les mêmes et elles se confondent dans un mouvement perpétuel.
Le public innombrable ne tient aucun compte des classements théoriques et arbitraires. Il n'obéit qu'à sa propre loi, qu'il change selon les lieux, et les circonstances. Les mêmes spectateurs vont, dans le courant de la même semaine, écouter une «comédie super-littéraire» et un vaudeville, et les mêmes liseurs passent d'un livre ésotérique à un roman d'aventures. Le public, dans son immense majorité, n'a pas de système, pas de credo: au banquet des arts et des lettres, convive souvent infortuné, il mange de tous les plats, ce qui ne veut d'ailleurs pas dire qu'il en redemande toujours, ni qu'il digère tout.
Rien de faux comme cette phrase d'auteur plus ou moins méconnu:
—Telle pièce réussit, mais c'est auprès du gros public!
Dans ce «gros public»—que les concierges et les épiciers ne suffiraient pas à former—il y a aussi des représentants des classes les plus élevées de la Société, il y a des mandarins de l'Université, des praticiens célèbres, de hauts magistrats, des Parisiens raffinés, des femmes très spirituelles... Le gros public, c'est le grand public, c'est le public, et il faut de tout pour le composer. Les cénacles littéraires en font eux-mêmes partie, quoi qu'ils prétendent.. On découvrirait d'ailleurs aisément, dans ces élites un peu poseuses, pas mal de «traîtres» qui vont, en cachette, écouter Peau d'âne et qui y prennent, comme vous ou moi, un plaisir extrême.
*
* *
Le public a cependant dû se résigner, surtout depuis quelques années, à être ridiculisé, humilié, vilipendé... Dans des journaux fabriqués pour lui et qui—en dehors des questions d'art et de littérature—lui font une cour des plus empressées, des plus obséquieuses, le bon lecteur moyen se voit, d'ordinaire, traité de navrant imbécile, de béotien méprisable, d'illettré bon à pendre: tout ce qu'il aime et applaudit est bafoué, et il pourrait peut-être trouver étrange que les critiques les plus «à gauche», les plus prompts à réclamer la décisive «suprématie du Peuple», soient, en même temps, les plus épris d'une esthétique pour aristocrates entre tous infatués.
Mais le public a la patience et, si j'ose dire, le sourire des élément invincibles... Et les vaniteux esthètes qui l'injurient rendent par cela même hommage à sa toute-puissance, comme les athées prouvent que Dieu existe en le blasphémant.
J'ai deux points communs, deux seuls, avec M. Paul Valéry: Stendhal ne m'emballe pas énormément et mon nom revient presque aussi souvent que celui de l'auteur des Rhumbs dans les articles de M. Paul Souday.
C'est ainsi que ce prince des aristarques m'a entrepris, dans le Temps, à propos de l'article que j'ai publié sous ce titre: Éloge du Public. Inutile de dire que je suis vivement malmené: ma presse est abondante chez M. Souday, mais elle n'est pas bonne.
Cela ne m'empêche pas d'avoir du goût pour ce confrère batailleur, passionné, un tantinet sectaire. En cela, j'ai quelque mérite, car dans les matches qui me mettent aux prises avec ce poids lourd, je pourrais me plaindre de coups assez peu réguliers.
En effet, M. Souday ne manque jamais de m'attribuer des idées que je n'ai jamais exprimées, nulle part, sous aucune forme, pour m'en faire grief devant une galerie plus ou moins complaisante et les rétorquer sans péril, c'est-à-dire sans gloire. Mon cher Rempart de la rue Guénégaud, vous frappez trop bas... Ce n'est pas gentil, ce n'est pas sportif!
Ainsi, M. Souday me fait dire que le succès du public est la preuve suffisante de la valeur d'un livre ou d'une pièce de théâtre,—et il ajoute arbitrairement que si je suis de cet avis, c'est parce que mes bouquins et les pièces qui en ont été tirées obtiennent la faveur des «cochons de payants».
Cependant, ce n'est pas mon cas. Si j'ai fait l'éloge du public, c'est sans arrière-pensée courtisanesque: simplement parce que je crois, en toute sincérité, que le public est le plus grand des calomniés et des méconnus.
Quant au syllogisme: «Tout livre qui obtient un grand succès est excellent; celui-ci a dépassé le 500e mille, donc c'est un chef-d'œuvre!», je ne l'ai jamais accepté, et je défie M. Paul Souday de le montrer du doigt dans l'article où il prétend l'avoir trouvé. Je suis de l'avis de cet autre arbitre (Catulle Mendès?) qui disait:
—Le succès ne prouve rien, pas même contre...
Ou plutôt non,—soyons tout à fait sincère—la bonne formule me paraît être:
—Le succès ne prouve pas grand'chose, ni pour, ni contre...
Car l'argument succès ne peut pas être complètement, absolument écarté des débats littéraires. L'abus—que je n'ai pas commis—serait de soutenir que le chiffre du tirage répond à tout; un autre abus—que M. Paul Souday commet bel et bien—consisterait à affirmer:
—Ce bouquin se vend beaucoup, donc il ne vaut rien!...
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* *
Dans l'Éloge du Public, j'ai dit que le public était, non pas infaillible, mais plein d'une loyauté qui manque, le plus souvent, aux milieux littéraires et artistiques professionnels. Quand il se trompe, et cela lui arrive comme à tout le monde, puisque, précisément, il est tout le monde, c'est de bonne foi... Le public ignore les phobies personnelles, il ne se laisse pas séduire par le don répété d'exemplaires sur papier de luxe très cotés à la Bourse des bibliophiles,—car, lui, il achète ce qu'il lit—il ne songe pas à se présenter à l'Académie française, il n'est d'aucune chapelle, d'aucune cabale, d'aucune bande: il prend son plaisir où il le trouve et ne demande d'ailleurs qu'à l'y trouver, car son désir de ne pas être déçu est très vif et son indulgence des plus larges... J'ai dit—et je le répète—que la plupart des grandes injustices ont été commises, non par le public, mais par la critique, par la pseudo-élite du moment. Et ces injustices—dont la responsabilité ne lui incombe pas—c'est le public qui les répare en accordant aux victimes la compensation vengeresse, unique, indispensable, qui s'appelle le succès.
M. Souday cite toujours Candide comme type du chef-d'œuvre immortel qui l'a emporté sur les falotes productions du temps.
Mauvais exemple: Candide, qui est un roman d'aventures, passait à cette époque pour une simple amusette... Voltaire lui-même n'y attachait aucune importance. Comme les Paul Souday d'alors, il croyait à Zaïre, à Mérope, à La Henriade, à un tas de tragédies, d'épopées, d'«œuvres sérieuses» qui sont depuis longtemps tombées en poussière. C'est cependant Candide que les lecteurs du xviiie siècle parcouraient en disant: «C'est assez drôle» et qu'ils laissaient peut-être dans la diligence, c'est Candide qui survit. Paul Souday, critique littéraire au Mercure françois et homme soumis aux modes de cour, n'eût certes pas prédit pareil miracle...
Mais aussi quelle prétention saugrenue d'assigner des rendez-vous à la postérité, de lui donner des ordres; de faire à sa place un tri dont elle ne tiendra probablement aucun compte!
*
* *
«En fait, écrit encore M. Paul Souday, tout écrivain publie, donc souhaite d'avoir des lecteurs et de leur plaire. Mais quels lecteurs?»
Et notre confrère d'ajouter que l'écrivain les choisit ou doit les choisir. Mais non, ce sont les lecteurs qui le choisissent. Lui, il est comme le pommier qui produit certaine variété de pommes et est fort incapable d'en produire une autre. Ceux qui aiment ces pommes—M. Souday sera peut-être sensible à ces comparaisons normandes—les cueillent et les mangent, et qu'ils soient rares ou nombreux, l'arbre n'y peut rien: son succès au marché où tout va, les pommes et les livres, ne dépend pas de lui.
Je viens de relire les Souvenirs d'un homme de lettres, par Alphonse Daudet. J'y lis ceci:
«On a beau se mettre en dehors et au-dessus de la foule, c'est toujours, en fin de compte, pour la foule qu'on écrit... Nous jouons aux raffinés, mais le nombre nous tient; nous dédaignons le succès, et l'insuccès nous tue.»
Voilà un aveu sincère d'écrivain, voilà un vrai cri du cœur! Il n'y a pas de tours d'ivoire... En tout cas, s'il y en a, soyez tranquille, on a eu soin d'y faire installer le téléphone et même la T. S. F.—sans parler de la sonnette de nuit—pour pouvoir répondre au premier appel du public.
Le jeune Alcide Durand était romancier de son état: il n'avait ni plus ni moins de talent que pas mal d'autres fabricants d'anecdotes en deux ou trois cents pages.
À 29 ans, ce garçon avait déjà publié, outre l'obligatoire recueil poétique, six bouquins intitulés: Vicieuse, la Vierge inaccessible, Lit d'amour, Divine étreinte, Par les femmes et Ménage à cinq...
Malgré ces excellents titres et d'incontestables qualités d'imagination et de style, les œuvres d'Alcide Durand ne se vendaient pas. Dès le troisième mille, la vente fléchissait...
—Vous ne faites pas assez de publicité, disait le jeune écrivain à son éditeur... Les livres, c'est comme les pâtes dentifrices ou les apéritifs: ça se lance à coups d'affiches et d'annonces.
—Oui, répondait l'éditeur, mais la publicité coûte cher. Je crains de ne semer beaucoup de billets de cent francs que pour récolter quelques coupures de cent sous.
Et il ajoutait, comme tous les éditeurs:
—Je vous ferai beaucoup de réclame quand vous aurez beaucoup de succès!
Ce qui revient en somme à dire: «Devenez célèbre et je vous ferai connaître.»
Mais comme il portait, malgré tout, un certain intérêt à ce romancier évidemment plein d'avenir, il lui donna ce conseil:
—Tâchez donc de décrocher un prix littéraire... Rien de tel pour lancer un écrivain! Que votre prochain bouquin soit couronné, j'en vends 50.000, raide comme balle.
—Oui, acquiesça Alcide Durand, mais que d'obstacles!
—Essayez toujours... À votre place, je me mettrais en piste pour le prix Goncourt: c'est celui qui fait le mieux marcher la vente.
—Mon genre n'est pas tout à fait celui des Dix...
—Il n'y a pas de genre pour les braves. Choisissez un sujet qui convienne à ces messieurs. Et écrivez ça dans un style original, c'est ce qu'il y a de plus facile. Allez-y rondement! Dans trois mois vous me livrez votre manuscrit; un mois après, vous paraissez... Ce sera le bon moment: six semaines avant le déjeuner décisif!
Alcide Durand ne manquait pas de virtuosité. Il écrivit avec un grand luxe d'expressions techniques et d'adjectifs «savoureux» l'histoire d'une brunisseuse qui, séduite, puis abandonnée par un sergent-major des sapeurs-pompiers, s'asphyxie avec un réchaud dans une mansarde de la rue des Immeubles-Industriels. Et il intitula ce roman vécu: Sainte et Enceinte.
L'éditeur se montra ravi et édita le bouquin. Alcide Durand se mit en campagne... Il fit insérer, par les camarades qu'il avait dans les journaux, des petites notes où Sainte et Enceinte passait pour le plus génial chef-d'œuvre des temps modernes: les Dix se devaient de décerner à son auteur, par acclamations, le prix Goncourt.
Alcide Durand fit des démarches auprès des académiciens in partibus, mais il ne fut reçu que par J.-H. Rosny, lequel lui déclara simplement:
—Chaque jour, je lis vingt romans et je vois quinze auteurs... Que voulez-vous que je fasse?
—Votez pour moi!
—Ah! jeune homme, pourquoi n'embrassez-vous pas une profession manuelle?... L'avenir est aux littérateurs qui seront aussi savetiers, terrassiers, plombiers-zingueurs!...
Alcide Durand écouta respectueusement le Maître, puis rentra chez lui, un peu découragé.
Il n'obtint d'ailleurs pas le prix, qui fut décerné à un Lapon, auteur d'une sorte de roman autobiographique intitulé Blanc partout. Évidemment, les Goncourt en avaient assez de la littérature nègre...
—Quand même! s'exclama l'éditeur... Il n'y a pas, à Paris, que le restaurant Drouant. Mon cher, travaillez pour le prix de la Vie heureuse. Vous voyez cela d'ici: un roman plutôt poétique, vaguement colonial, avec de l'amour, du pittoresque, de l'élégance aussi... Rien de plus facile pour un garçon de talent comme vous.
Durand se mit à la besogne, résolument, et raconta l'aventure d'une femme du monde qui, prisonnière dans le harem d'un pacha à neuf queues—ça se passait avant la Révolution—garde son honneur et même décide le pacha à se placer sous le protectorat de la France. Titre: Tout mais pacha!
Hélas! en dépit de démarches multiples et malgré les promesses de la duchesse de Rohan, l'auteur de cette œuvre admirable n'obtint pas une seule voix: le prix fut décerné à un recueil poétique écrit par une femme de ménage sous le titre: la Vie malheureuse.
—Décidément, c'est la poisse! s'écria Alcide Durand.
—Obstinons-nous, répondit l'éditeur qui commençait cependant à douter du talent de son poulain.
—Que faire?
—L'Académie, l'autre, celle qui est au bout du quai, décerne un tas de prix... Ce serait bien le diable si vous n'en décrochiez pas un!
—Le genre académique n'est pas du tout mon fait.
—Bah! vous pondrez bien trois cents pages pour défendre l'armée, la propriété, l'Institut, le mariage, la tradition. C'est l'enfance de l'art... Allons, chaud, chaud, ou plutôt tiède, tiède! Je vous accorde un délai de deux mois...
En moins de huit semaines et de neuf mille lignes, Alcide écrivit l'histoire d'une suave infirmière, fille d'un général, qui soigne un jeune aviateur, fils d'un membre de l'Académie française, et finit par l'épouser en dépit des obstacles créés par un bolchevik, à la fois amoureux, perfide et très laid.
—Nous intulerons ça, dit l'éditeur, la Croix sur le voile, et je vous f... mon billet que, cette fois, nous décrochons la timbale.
Le croiriez-vous? La Croix sur le voile n'obtint pas le moindre des innombrables prix que l'Académie distribue chaque année. Rien! Pas même 500 francs-papier et une ligne dans le discours de M. René Bazin.
Alcide Durand songea un instant à entrer à la Trappe, à se faire professeur de shimmy; mais il avait du cran et il redressa la tête sous le vent de l'adversité.
Coup sur coup, il publia un roman spirite dans l'espoir d'obtenir le prix de «l'Académie psychique», un roman sur les joies de la maternité avec la certitude d'être couronné par la «Ligue des volontaires de la repopulation», un roman en espéranto pour le grand concours littéraire de la «Société espérantiste», un roman sur les collectionneurs de timbres-poste pour «l'Institut philatélique de France» qui avait créé un prix de 10.000 francs payables en timbres, etc...
Alcide Durand fut chaque fois blackboulé.
Mais, un jour, il lut ceci dans les journaux:
«Un prix de 50.000 francs vient d'être créé par M. Basoff Zaharil: il sera décerné au meilleur roman d'aventures. Le jury sera composé de dix écrivains connus.»
—Celui-là, dit Durand avec une résolution froide, celui-là, je l'aurai!...
En quinze jours, il écrivit 500 pages où il accumula les naufrages, les évasions, les assassinats, les enlèvements, les exécutions et les festins de cannibales. Et il baptisa de Tonnerre de Brest ou les aventures d'un forçat.
Le mois suivant, ce roman magistral paraissait au milieu de l'indifférence générale, car le public d'aujourd'hui est blasé et ne croit plus à rien. Mais l'ambitieux auteur entendait obtenir le prix et répétait à tout le monde avec une singulière assurance:
—Je vous assure, c'est comme si je l'avais!...
Au jour dit, l'aréopage se réunit autour d'une table à tapis vert et se mit à discuter les mérites de divers romans où les mêmes aventures se répétaient à peu près dans le même ordre et dans le même style. Une imposante majorité se dessinait pour le Tour du monde d'un cul-de-jatte, quand, soudain, la porte s'ouvrit et Alcide Durand, vêtu en boucanier et suivi d'une douzaine de brigands, apparut l'espingole au poing...
—Messeigneurs, s'écria-t-il, décernez-moi le prix ou vous êtes morts!
—Mais qui êtes-vous? bégaya le président.
—L'auteur du Tonnerre de Brest ou les aventures d'un forçat, un chef-d'œuvre! Allons, vite, votez, si vous tenez à l'existence!...
—Ce confrère, dit le président, a le sens du roman d'aventures... Messieurs, je crois que la cause est entendue!
C'est ainsi qu'Alcide Durand obtint son premier prix littéraire. Reconnaissez que si son stratagème a été quelque peu rude, il est tout de même préférable à l'intrigue, à la courtisanerie, à la mendicité, au léchage de bottes...
Pierre et Paul suivirent les cours du même lycée, mais non pas avec la même application.
Pierre était un excellent élève et ses professeurs lui prédisaient le plus brillant avenir.
Paul était l'«as» des cancres et M. Rosa-Larose, qui s'efforçait vainement de l'intéresser aux racines grecques et latines, lui répétait chaque jour:
—Vous êtes un cornichon et vous n'arriverez jamais à rien!
Les parents de Pierre étaient heureux d'avoir un tel fils.
—Je le pousserai, disait son père, jusqu'aux études supérieures... Après le bachot, la licence et même le doctorat. Pierre a la bosse de la littérature et de la philosophie. Déjà, il se passionne pour les idées générales. Grâce au latin et au grec, sans lesquelles on croupit dans le marécage des conceptions primaires, il deviendra un grand cerveau et, dominant les esprits qui n'ont pas été nourris de classiques, il parviendra aux plus hautes situations.
Pierre fit donc ses humanités et même ses surhumanités au milieu de l'admiration de ses parents, de ses amis et de ses maîtres: au Concours général, il obtint tous les succès et reçut, avec une poignée de main, les félicitations du grand-maître de l'Université.
Hélas! Paul ne suivit pas cette route fleurie, tracée à travers les jardins des racines grecques et latines...
Son père dut se tenir ce triste discours:
—Mon fils est un imbécile... Il ne pourra jamais traduire à livre ouvert Horace ou Virgile. Quant au grec, pour lui, c'est de l'hébreu. C'est désolant, car, on l'a dit bien souvent, quiconque n'a pas potassé avec succès les langues anciennes, est voué à la pire médiocrité intellectuelle. Je vais donc, à mon grand regret, mettre fin aux dérisoires études de mon stupide rejeton. Il ne sait à peu près rien, et il n'en saura jamais plus. Le malheureux ne sera qu'un raté!
À son père qui lui demandait ce qu'il voulait devenir dans la vie, Pierre répondit:
—Académicien!
À la même question, Paul répliqua:
—Réparateur de bicyclettes.
*
* *
À l'âge de trente ans, le fort en thèmes n'était pas encore académicien, mais il avait déjà publié, à ses frais, deux recueils de poésies et déposé trois pièces en vers chez le concierge de l'Odéon.
Pendant ce temps, Paul s'était, lui aussi, distingué dans sa partie... Après les bicyclettes, il avait réparé les motocyclettes, puis les autos. Son modeste atelier s'était agrandi et tournait à l'usine.
Pierre s'efforçait de maîtriser Pégase: Paul domptait sans peine quarante chevaux.
Survint la guerre...
Paul, n'étant que poète, ne pouvait servir la patrie qu'au front: il y alla et y resta quatre ans, dans l'infanterie, où il conquit les galons de sergent et la croix de guerre.
Pierre alla au front aussi, mais, en sa qualité d'usinier, il n'y resta pas.
Sa tâche à lui ne devait pas consister à lancer ou à recevoir des projectiles, mais à en fabriquer.
Il en fabriqua un peu, beaucoup, énormément.
Il gagna des tas d'argent.
Il reçut la croix de la Légion d'honneur.
Pierre s'était montré, dans les combats, digne de la culture classique qu'il avait reçue. En défendant un pont sur la Somme, il se souvint d'Horatius Coclès et l'imita... Il monta à l'assaut de Douaumont en songeant aux héros de l'Iliade et, sous les murs de Château-Thierry, aux sombres jours de la dernière ruée allemande, il se forgea une âme pareille à celle des trois cents qui moururent aux Thermopyles.
Paul, lui, agrandissait à l'infini ses usines.
Il ne vivait pas avec de sublimes souvenirs de l'antiquité, mais avec Mlle Liane des Bégonias, la charmante artiste.
Il ignorait Léonidas, mais tutoyait Séraphin Malpied, l'éloquent homme d'État.
Il reçut, un jour, la visite de Pierre qui était en permission.
—Eh bien, lui dit-il, ça va là-haut?
—Pas mal... et toi?
—Je tiens bon, mais c'est dur. Tu en as de la chance! Pas de soucis, pas d'embêtements. Tu n'as qu'a obéir et ton devoir est très simple: tuer ou être tué. Moi, j'ai des responsabilités.. Et un travail! Ah! il y a des moments où j'envie tes galons de sergent!
—Aurea mediocritas!
—Au fond, c'est une guerre de civils... C'est nous, à l'arrière, qui la gagnerons!
—Sic vos non vobis... Je parle pour nous.
—Un cigare, mon cher?
—Timeo Danaos...
—Non, ce ne sont pas des Danaos... Mais ceux-ci sont meilleurs!
Après l'armistice, Pierre toucha son pécule et ses primes mensuelles; quant à Paul, il était vingt fois millionnaire...
Pierre se mit à écrire un poème épique sur la guerre. Mais quand il l'eut terminé, il ne put le faire accepter par aucun éditeur.
—C'est magnifique, lui disait-on; on voit bien que votre lyrisme est encore embelli par un goût tout classique... Malheureusement le public ne s'intéresse pas à la poésie!
—J'écrirai donc en prose désormais, répliqua l'humaniste.
Et il commença un grand ouvrage intitulé la Gloire latine.
C'était un véritable monument d'érudition où Joffre était comparé une fois de plus à Fabius Cunctator, où Foch prenait l'allure d'un nouveau Marius, où Clemenceau se drapait dans le manteau d'un Sylla patriote, où tous les hommes et les événements de la guerre étaient comparés à des personnages ou de grandes actions de l'antiquité.
Mais les éditeurs repoussèrent aussi cet ouvrage.
—Faites-nous donc, lui dirent-ils, quelque chose de rigolo.
—Je vais tâcher...
—Oui, mais pas un mot de la guerre et pas de citations latines... Personne ne les comprend.
Hélas! Cette expérience ne réussit pas non plus... Le genre «rigolo» ne convenait pas à ce fervent de Tacite et de Plutarque. Si bien que Pierre se trouva tout heureux et tout aise d'entrer comme répétiteur dans une boîte à bachot pour «pays chauds».
Pendant ce temps, Paul prospérait toujours.
Il devint député.
Il fonda un journal qu'il intitula Le Latin (relié par sans-fil spécial avec toutes les grandes capitales, par fil spécial avec les petites).
Un jour, il reçut la visite de Pierre qui n'était guère reluisant, sauf aux coudes et aux genoux.
—Que puis-je pour toi, mon vieux? lui demanda le directeur du Latin.
—Eh bien, je voudrais collaborer à ton journal. Tu n'ignores pas que j'ai fait mes humanités... Alors, j'ai pensé que tu me ferais une place chez toi. Tiens, il me semble que l'article politique...
—C'est moi qui le fais!
—Toi? mais je croyais...
—Oui, mon vieux, je m'y suis mis. Pas besoin d'avoir fait ses humanités pour engueuler le gouvernement!
—La critique littéraire...
—J'en ai chargé un ami de Liane des Bégonias, un ancien coureur cycliste.
—Les échos, la critique dramatique...
—Non, mon petit, il me faut pour cela des types débrouillards, pratiques, modernes... Toi, tu es trop classique. Veux-tu faire les «chiens écrasés»?
Pierre accepta... Il mêle à ses faits divers toutes sortes de citations latines, ce qui attire au Latin maintes protestations de ses fidèles abonnés.
Victor Lardinois est auteur dramatique comme vous, comme moi, comme tout le monde.
Il a donc reçu cette lettre circulaire:
COMŒDIA
grand quotidien théâtral |
Paris, le 15 août 192... «Mon cher confrère, |
«Voulez-vous nous confier vos projets pour la saison prochaine?
«Sympathiquement à vous,
«Signé: JOSÉ MACHIN.»
Aussitôt Lardinois répondit:
«Mon cher confrère,
«Mes projets pour la saison prochaine? Ils sont peu nombreux, car, vous le savez, je ne suis pas de ces auteurs qui prétendent monopoliser le théâtre.
«Voici à quoi se résumera ma campagne d'hiver:
«J'ai terminé trois vaudevilles que je me propose de lire à M. Quinson. Cet avisé directeur se montre, en effet, très désireux de monter quelques-unes de mes œuvres. Titres provisoires: Aglaé, tu me chatouilles, La Mariée du XXIe et Une bonne tête de cocu.
«Je termine un autre vaudeville pour Déjazet: Ben, mon colon!
«J'ai confié à Gémier, qui a promis de l'inscrire à son programme, un drame social en cinq actes: la Sueur du peuple.
«Je suis en pourparler avec Régina Camier, directrice du théâtre des Nouveautés, pour la création, sur cette scène, d'une opérette intitulée: les P'tites dactylos, musique de Théo Durand, un jeune compositeur du plus bel avenir.
«Le Moulin-Bleu me jouera aussi une opérette assez folichonne: le Sire de Chabanais, musique de Mlle Mignon, pseudonyme d'une femme du monde.
«J'ai déposé au Théâtre-Français une tragédie en cinq actes et en vers, la Mort de Socrate, à laquelle s'intéresse beaucoup mon vieil ami Silvain.
«Alphonse Franck m'a promis de monter cet hiver, au théâtre Édouard VII, une comédie de mœurs que j'ai intitulée jusqu'à nouvel ordre: Madame Méphisto.
«À l'Ambigu, j'aurai les Damnées de la coco, pièce réaliste avec une reconstitution exacte de la place Blanche, vers deux heures du matin.
«M. Dullin me jouera, à l'Atelier, un drame einsteinien: la Cinquième dimension.
«Aux Variétés, vers la Noël, une opérette-revue à grand spectacle: les Mystères de Deauville ou (je ne suis pas encore fixé) la Duchesse de Toledo.
«Au Grand-Guignol, un drame noir, le Clown, et une pièce gaie, À la Morgue.
«Enfin, M. Volterra doit me monter une pièce de passion que je termine en ce moment et qui s'intitulera vraisemblablement: l'Amour bi-quotidien.
«Et voilà!
«Bien vôtre.
«Signé: Victor Lardinois.
«P.-S.—J'oublie une pièce lyrique, musique de Stanislas de Lapardeki, le grand compositeur tchéco-slovaque. M. Rouché l'a retenue pour l'Opéra. Titre: les Châteaux en Espagne.»
Cette lettre fut insérée, en bonne place, dans Comœdia. Et Victor Lardinois, qui siégeait au Café Napolitain chaque jour, de trois à sept, reçut de nombreuses félicitations. Maints artistes des trois sexes lui demandèrent une recommandation pour les différents directeurs qui se disputaient ses pièces.
—Entendu, mon petit! répondait à tous Lardinois.
Car «mon petit» s'applique indifféremment aux hommes, aux femmes et aux jeunes gens dont le genre, assez mauvais, n'est ni masculin, ni féminin.
Quelques jours après la publication de son plan de campagne, Lardinois recevait ce pneumatique:
«Cher ami,
«Rien à faire au Théâtre-Français avec votre admirable Mort de Socrate.
«Ces imbéciles ne veulent que du moderne.
«Triste! Mais nous prendrons notre revanche.
«Votre sympathiquement désolé,
«Signé: Silvain.»
Le même jour, Alphonse Franck téléphonait à Lardinois:
—Cher ami, je viens de lire votre Madame Méphisto. C'est très bien. Mais, vous savez, impossible de vous jouer ça. J'ai dix-neuf pièces de Sacha et comme chacune est jouée 300 fois, vous comprenez que...
—Il n'y a vraiment pas moyen?
—Pas avant 1941... Et encore en fin de saison, à la condition bien entendu que Sacha interrompe sa production. Or, pendant que je lui joue une pièce, il en écrit six...
—C'est dégoûtant!
—Ce n'est pas l'avis du public et ce n'est pas le mien non plus.
—Vous m'aviez promis...
—Je vous promets encore, je vous promettrai toujours! Que voulez-vous de plus, cher ami?
Lardinois, navré, ouvre le Figaro qui, justement, publie le programme de la prochaine saison de l'Odéon. Fiévreusement il parcourt du regard la longue liste des pièces qui doivent être montées par Gémier... Ô ciel! la Sueur du peuple n'y figure pas!
Lardinois pâlit, avale malaisément sa salive et s'élance sur la plate-forme de l'autobus Clichy-Odéon.
Au deuxième Théâtre-Français, un monsieur très aimable le reçoit au nom de Gémier et lui dit:
—Nous avons lu votre Sueur du peuple... Mais ce n'est pas notre affaire.
—C'est cependant social!
—Justement... Gémier préférerait du gai, avec de la musique.
—Je peux transformer la Sueur du peuple en quelque chose de très amusant.
—Si vous voulez... Mais à vos risques et périls. Nous ne pouvons nous engager à rien!
Lardinois sort de l'Odéon avec son manuscrit sous le bras.
Fatalité! Les déceptions se suivent et se ressemblent. Quinson fait dire à Lardinois que Mirande suffit à sa consommation et Dullin lui renvoie la Cinquième dimension, drame einsteinien, sous prétexte que son public préfère les farces littéraires, celles qui ne font d'ailleurs pas rire.
Max Maurey est invisible autant que le grand Lama. C'est mauvais signe.. Lardinois finit par apprendre que les Mystères de Deauville (ou la Duchesse de Toledo) n'ont aucune chance. Au fait, il s'en doutait bien un peu. Mais cela fait bien de passer pour l'auteur qui a «quelque chose aux Variétés».
Il y a trois grandes possibilités, voire probabilités: Ben mon colon, à Déjazet, les P'tites dactylos, au théâtre des Nouveautés et le Sire de Chabanais au Moulin-Bleu.
—Oui, soupire Lardinois, mais de tout ça, pas un mot n'est écrit!
Les Damnées de la coco, pour l'Ambigu, sont encore à l'état de scénario et d'ailleurs Lehmann a déjà déclaré, avec une moue peu rassurante:
—Votre drame me paraît un peu... coco, cher ami! C'est un mélo... Et vous savez que je veux faire de l'Ambigu un théâtre gai.
L'amour bi-quotidien, chez Volterra, n'est qu'un titre jeté dans une conversation avec cet éminent directeur, lequel a simplement répondu:
—Nous en reparlerons!
Choisy, au Grand-Guignol, a dit à Lardinois:
—Mon cher, il y a une idée dans votre drame, mais c'est une idée comique! Et dans votre pièce gaie, vous êtes passé à côté d'un magnifique sujet de drame... Arrangez-moi donc ça! Mais ne vous pressez pas... Pour cette année, mes programmes sont au complet.
Que reste-t-il? Les Châteaux en Espagne, la fantaisie lyrique «demandée» par le directeur de l'Opéra?
Hélas! M. Rouché n'a rien demandé du tout.
Et puis, ces Châteaux en Espagne, qui devaient avoir d'abord cinq actes et treize tableaux, ont été réduits à deux actes et trois tableaux, puis à un acte, sans musique. Puis à une pantomime équestre et nautique pour le Nouveau-Cirque.
Enfin ils sont devenus, tout bonnement, un monologue que Lardinois a récité au 287e dîner du Cornet.
Et c'est tout ce qu'on a entendu de lui cet hiver-là!
Ils rentrent, ils sont rentrés, ces messieurs et dames du Tout-Paris des répétitions générales.
Chacun et chacune a pris, naturellement, un air navré pour tenir ces propos:
—Ça recommence!
—Oui, il faut reprendre le collier!
—Ce n'est vraiment pas drôle... Quitter la mer pour venir s'enfermer dans un théâtre!
—Moi, j'étais dans la montagne... Des horizons splendides! Des glaciers... Et maintenant, le glacier du «Napolitain»!
—En voilà pour tout l'hiver... Des pièces, encore des pièces, toujours des pièces!
—Et dire qu'on nous envie!
—Nous faisons cependant un de ces métiers...
Au fond, l'immense majorité de ces «ayants droit» sont ravis d'être là... Beaucoup ont même fait des pieds et des mains, voire d'autre chose, pour figurer sur la liste des invités. Mais personne ne veut avouer qu'il serait désolé de n'avoir pas reçu «ses places»... Et il est de bon ton de faire le dégoûté.
C'est devant ce public que l'auteur doit jouer sa partie... Il est vrai que ce public de soi-disant blasés est le plus impulsif, le plus emballé du monde.
On n'est vraiment applaudi que par les sceptiques des répétitions générales: les spectateurs qui paient leur place sont plus froids et telle pièce, qui «triompha» le premier soir avec d'interminables rappels après chaque acte, se joue, par la suite, devant un public qui, si satisfait qu'il soit, craint visiblement de déchirer ses gants.
Tristan Bernard a dressé jadis la statistique, par catégories, des «privilégiés» qui assistent à une répétition générale. Il faudrait peut-être la mettre au point aujourd'hui,—car il y a eu la guerre!—Et voici comment on pourrait l'établir à l'ouverture de la saison 1922-1923:
Critiques influents | 6 |
Critiques sans influence | 34 |
Critiques sans journaux | 40 |
Agents de publicité (les courriéristes et soiristes ont, en effet, disparu) | 25 |
Auteurs joués | 12 |
Auteurs non joués | 150 |
Acteurs | 20 |
Actrices | 40 |
Fausses actrices et grues | 210 |
Femmes de chambre | 27 |
Commanditaires de la direction et protecteurs des dames de la troupe (ceux-ci plus nombreux que ceux-là) | 45 |
Homosexuels amateurs ou professionnels | 33 |
Boxeurs | 12 |
Sud-Américains | 31 |
Homme du monde (M. André de Fouquières) | 1 |
Membres du Parlement | 104 |
Ayants droit sans spécialité | 80 |
Faux ayants droit | 250 |
Dessinateurs qui dessinent | 8 |
Dessinateurs qui ne dessinent pas | 24 |
Vieux Parisiens à anecdotes sur José Dupuis et la Schneider | 3 |
Nègres | 8 |
Agitez et vous aurez une jolie salle de répétition générale. Il faut moderniser aussi le sens des diverses formules employées par les critiques dans leurs comptes rendus.
Avant la guerre:
«C'est un triomphe» signifiait: «C'est un vrai succès»;
«Un grand succès» signifiait: «La pièce a réussi»;
«Un réel succès» signifiait: «Ça n'a pas mal marché du tout»;
«Un franc succès» signifiait: «C'est un demi-four»;
«Un succès littéraire» signifiait: «C'est assommant»;
«Un succès d'estime» signifiait: «C'est un désastre».
Aujourd'hui, cette gamme de nuances n'est plus qu'un souvenir. En effet, il n'y a plus, au théâtre, que des «succès formidables» ou des fours caractérisés;
Le succès formidable, c'est 600 fois plus que le maximum;
Le four, c'est de 3 à 95 quarts de salle.
Le demi-succès n'existe plus. On met dans le mille,—et c'est parfois mille représentations,—ou on met complètement à côté.
Autrefois, la publicité théâtrale soutenait les pièces défaillantes, leur faisait des piqûres de caféine, leur procurait pendant quelques soirs une vie factice.
Maintenant, elle ne sert qu'à enfoncer le clou du succès: elle vole, elle aussi, au secours de la victoire. Et le directeur moderne dit à l'auteur:
—Mon cher, que votre pièce franchisse le cap de la centième et je la lance!
Le public des «générales» exprime son avis sur l'œuvre qui lui est soumise en employant l'une de ces deux formules:
—Ça va faire une galette folle!
Ou bien:
—Ça ne fera pas le sou!
C'est dire que les discussions littéraires ne risquent pas de provoquer des incidents pareils à ceux qui ont marqué la première d'Hernani.
On entend cependant quelques propos d'un ordre moins financier dans certains groupes, à l'entr'acte.
Règle générale.—Les artistes qui assistent à la représentation sont bienveillants. Il est extrêmement rare qu'un acteur ou une actrice éreinte la pièce et surtout ses interprètes. Leurs expressions les plus modérées sont:
—Il est prodigieux!
—Elle est sublime!
—Cette femme-là est inouïe!
—J'ai refusé le rôle, mais il faut reconnaître qu'elle en tire un effet énorme!
Auteurs, critiques et journalistes sont, en revanche, d'une sévérité extrême dans les couloirs:
—C'est idiot!
—On n'a pas idée de jouer une saloperie pareille!
—Je me demande ce que nous faisons ici...
Si la pièce «marche», les éloges prendront une forme prudente... Pas de danger que ces messieurs s'emballent, même s'ils viennent d'applaudir furieusement. Ils diront:
—Oui, c'est assez drôle!
«Assez drôle», signifie, pour une pièce gaie, que c'est vraiment à mourir de rire, mais aussi pour un drame que c'est une pièce à faire pleurer toutes les Margots de Paris... «Assez drôle» est une manière de locution qui s'emploie dans les occasions les plus différentes; et l'auteur le plus difficile doit s'estimer heureux si, caché dans quelque coin, il l'entend prononcer par un critique.
Après tout, lorsqu'il eut entendu Athalie, Louis XIV articula, sans plus:
—Ce Racine a bien de l'esprit!
Il est vrai qu'à l'auteur même, les confrères et les critiques prodigueront, pendant le défilé dans les coulisses, des éloges et des félicitations hyperboliques.
Ils sont entrés en murmurant: «Quelle tape!» et ils vont dire:
—Mon cher, c'est génial!... Si vous tenez le coup au «trois», ce sera même tout à fait bien.
Quant aux camarades des interprètes, c'est bien simple: l'enthousiasme, l'émotion, la joie, la chaleur communicative des banquettes les font délirer... Ils embrassent, ils pleurent, ils bégaient:
—Mon petit, tu as été formidable!...
Et le petit, laquelle est parfois une petite, répond sans ironie en épongeant sa sueur qui dégouline mêlée au fard:
—Tu crois?...
Le lancement d'un jeune écrivain
L'éditeur Lateigne n'a pas son pareil pour lancer, non le disque ou le javelot, mais un romancier. En huit jours, il en fait un homme célèbre.
Un écrivain arrivé n'a aucune chance de placer un manuscrit chez ce Barnum de la littérature.
—Non, lui dit Lateigne, je préfère un inconnu... Avec lui, je peux tout promettre au public, lequel sait bien ce qu'il peut attendre d'un Paul Bourget ou d'un Pierre Loti. Le type dont personne n'a jamais rien lu a plus de chance qu'un auteur illustre d'aguicher les foules, à la condition, bien entendu, qu'une réclame habile impose son nom et son bouquin à la masse des jobards...
Les derniers succès de Lateigne prouvent bien qu'il a raison. C'est ainsi qu'en peu de mois, nous avons vu arriver aux plus formidables tirages des livres voués, semblait-il, à un échec certain, mais que le plus audacieux des éditeurs a su lancer avec une incomparable virtuosité.
Rappelons simplement ces quelques titres:
Voluptés solitaires, curieux roman autobiographique écrit par un potache de quatorze ans. (Couronné par l'Association nationale des amateurs de bilboquet.)
Premiers essais, par un vieillard de cent sept ans. (Couronné par la société d'encouragement.)
Bouton de rose, impressions de pensionnat par une jeune personne de quinze ans. (Couronné par l'Académie de la Vie heureuse.)
Ma Tante Ernest, par un homosexuel nègre albinos. (Couronné par l'Académie Goncourt.)
Les Plaisirs de l'obèse, par une dame de 148 kilos. (Premier prix au Concours agricole.)
Lateigne collectionne, en effet, les plus hautes récompenses; son écurie triomphe dans toutes les courses de la season littéraire. Il gagne régulièrement le Grand prix Goncourt, le Derby Flaubert ou le prix des Dames...
*
* *
Jusqu'à présent, cet habile homme n'a édité que des auteurs phénomènes... Leur âge, leur couleur, leur poids lui ont permis d'organiser la retentissante réclame qui a lancé leurs ouvrages.
Mais Lateigne comprend que le moment est venu de renouveler son système. Les romanciers au berceau, les essayistes nés sous Louis XVIII, les nègres, les hermaphrodites, les géants, les nains et autres veaux à cinq pattes de la littérature ont fait leur temps.
Il faut chercher autre chose pour attirer la clientèle.
Lateigne a découvert un écrivain normalement constitué, d'âge moyen, de corpulence ordinaire, de couleur blanche. Et il a édité son premier roman, intitulé Simples amours, tout bonnement.
—Le bouquin n'est rien, dit Lateigne, la réclame est tout.
Pour lancer Simples amours, il a fait les frais d'une formidable campagne de publicité: des aviateurs écrivirent le titre du bouquin dans l'azur, des fanfares parcoururent Paris et les grandes villes de province, accompagnant des conférenciers qui, en plein vent et entre deux morceaux, vantaient, à l'aide d'un porte-voix, le nouveau chef-d'œuvre de la littérature française; dans les maisons dont les fenêtres sont toujours fermées et la porte toujours ouverte, Carmen, Gaby, Réjane et Manon portaient, peints sur leur poitrine et sur leurs hanches, ces mots peut-être déplacés: Simples amours... Lateigne faisait répéter chaque jour, par la Tour Eiffel, aux abonnés de la T. S. F., ce titre obsédant. Il encombra le boulevard d'hommes-sandwiches qui transportaient des transparents lumineux; il fit peindre Simples amours sur le toit des autobus; il lança un parfum, un two-step, un système de bretelles, une marque de cigarettes, une pâte épilatoire, un apéritif, un préservatif qui s'appelaient tous Simples amours.
Mais ce roman ne dépassa pas les deux cent mille... Et Lateigne, déjà, déclara:
—J'en suis de ma poche!... Il faut que je trouve autre chose.
*
* *
C'est alors que se présenta au grand éditeur le jeune Félicien Paturon, lequel avait un manuscrit sous le bras.
—Je vous apporte, lui dit-il, un roman... avec une idée.
—Ça ne m'intéresse pas, les livres à idées.
—Non, l'idée n'est pas dans le roman... Mais elle pourrait servir à sa publicité.
—Ah! c'est déjà mieux... Expliquez-vous!
—Voici... Que penseriez-vous d'un crime sensationnel commis par moi quinze jours avant la mise en vente de mon roman intitulé: L'Homme que j'ai assassiné?
—En effet, ce ne serait pas bête...
—En réalité, je n'assassinerai personne... Mais j'ai un ami qui est las de la vie et qui veut se suicider. Pour me rendre service, il quittera cette vie dans des conditions telles que la justice pourra croire à un crime. Je prendrai la fuite, je serai immédiatement soupçonné et poursuivi... Péripéties tour à tour comiques et dramatiques. Grands articles en première page, mon portrait partout. Enfin, je me laisse arrêter... Mon bouquin paraît en même temps. Naturellement, je laisse courir... Je comparais devant les assises, et comme tout m'accable, je suis condamné a mort. À ce moment, nous devons dépasser les 300.000... Et ce n'est que lorsque le bruit court de ma prochaine exécution que vous intervenez avec le document libérateur préparé par mon ami et que je vous ai confié. Hein, n'est-ce pas une bonne idée de lancement?
Lateigne, un peu humilié, s'exclama:
—Et dire que je n'avais pas encore pensé à ça! Mon cher auteur, j'envoie votre manuscrit à l'imprimerie... Nous paraîtrons dans un mois. Dites donc à votre ami de se suicider dans une quinzaine, au plus tard.
Et se frottant les mains, il ajouta:
—Je crois que nous tenons un succès!
*
* *
Les choses se passèrent exactement comme l'avait prédit Félicien Paturon.
Le désespéré donna sa démission de contemporain et la mise en scène fut si bien réglée que le docteur Paul lui-même ne douta pas du crime. Mais le faux assassiné avait préparé et dûment signé un document qui prouvait le suicide conscient et organisé. Ce texte fut remis par Félicien Paturon à son éditeur avec mission de le produire au bon moment.
Le jeune écrivain que tout accusait prit la fuite... La police se lança sur ses traces. Tintamarre dans la presse. Incidents multiples. Arrestation. Apparition aux étalages des libraires de L'Homme que j'ai assassiné. Succès énorme...
Quand le jeune Félicien fut condamné à mort, son bouquin atteignait les 400.000.
La veille de son exécution, les 500.000 étaient dépassés.
Mais Lateigne se garda bien de produire le «document libérateur». Quand il lut dans les journaux le récit de l'exécution du malheureux Paturon, il dit simplement, en se frottant les mains:
—Ça va nous faire une magnifique erreur judiciaire. Rien de mieux comme réclame pour l'auteur.
Et il téléphona à son imprimeur de remettre sous presse, pour cent autres mille exemplaires, le chef-d'œuvre de notre regretté confrère.
(Au Père-Lachaise)
Molière, sortant de sa tombe.—Le bruit fait autour de mon tri-centenaire a fini par me réveiller... Où suis-je ici? J'ai été enterré près de la Porte-Montmartre... Je ne reconnais pas le quartier!
Le Compère.—Vous êtes au Père-Lachaise... C'est un endroit très bien, où vous êtes en fort bonne compagnie.
Molière.—Si bonne soit-elle, je la quitte avec plaisir.
Le Compère.—Mon cher maître, allons, si vous le voulez bien, faire un tour dans Paris... Cela vous amusera peut-être de voir de près la postérité.
Molière.—Elle s'intéresse donc à moi?
Le Compère.—Énormément. Vous êtes l'homme du jour... Les Académies, les gazettes ne s'occupent que de vous. De grandes fêtes sont organisées pour célébrer le trois centième anniversaire de votre naissance.
Molière.—Comme le temps passe!
(Molière endosse un complet qui d'ailleurs lui va très bien et qu'il porte avec la désinvolture d'un comédien habitué à revêtir toutes sortes de costumes. Puis, en compagnie du compère, il commence sa promenade dans Paris.)
Molière.—Pouvais-je croire que ces pièces que j'écrivais à la diable, entre deux représentations et, le plus souvent, sur commande, plairaient encore, trois cents ans après, à la cour et à la ville?
Le Compère.—Nous les admirons autant que vos contemporains, et même beaucoup plus.
Molière.—Il est vrai que j'ai cherché à peindre, non pas l'homme de mon temps, mais l'homme tout court... Le misanthrope, l'avare, le pédant, l'hypocrite sont éternels.
Le Compère.—Ces caractères, vous les retrouverez sans peine parmi nous.
Molière.—Cependant, certains de mes personnages ont dû disparaître avec leur siècle... J'imagine que M. Jourdain vous paraît antique: la bêtise prétentieuse du bourgeois gentilhomme ne se trouve pas en 1928, époque où les progrès des mœurs ont effacé les...
Le Compère.—Pardon, nous avons le nouveau riche: notre M. Bourdin ressemble étonnamment à votre M. Jourdain.
Molière.—Diafoirus a certainement vieilli... Que diantre, vous avez dû parvenir, en trois siècles, à vous débarrasser de ces médicastres, de ces charlatans qui dépêchaient leurs clients dans l'autre monde en leur appliquant, sans contrôle, des remèdes pires que le mal!
Le Compère.—Hélas! non... Et je pense que Diafoirus, avec son clystère, était moins dangereux que certains de nos grands chirurgiens avec leur bistouri.
Molière.—En tout cas, vous en avez fini des pédants à la manière de Vadius et de Trissotin, des précieuses comme Philaminte... De mon temps, le mauvais goût régnait encore et nous avions maints poètes comme Oronte!
Le Compère.—Cela non plus n'a pas changé... Oronte, comparé à nombre de nos auteurs, est une manière de Boileau et son sonnet est un chef-d'œuvre de clarté, de simplicité auprès des poèmes symboliques, cubistes, dadaïstes que nos précieux et nos précieuses lisent en se pâmant. Quant aux pédants, ils abondent... Et précisément, vos pièces leur fournissent un aliment qu'ils grignotent dans leur bibliothèque comme des rats affamés. Que de notes érudites au bas des pages si limpides que vous lisiez à La Forêt, votre servante! Que de gros volumes laborieusement maçonnés à propos de vos impromptus! Et votre centenaire leur vaut une nouvelle occasion de nous écraser sous le poids de leur prose massive... Vadius et Trissotin ont pris leur revanche sur l'auteur des Précieuses!
Molière.—Le roi qui règne aujourd'hui sur la France daigne-t-il prendre autant de plaisir à mes pièces que l'illustre vainqueur de Namur?
Le Compère.—Nous n'avons plus de roi... Nous vivons en république. Mais c'est une république qui ressemble prodigieusement à une monarchie. Le monarque a disparu, mais les courtisans sont restés.
Molière.—Le théâtre ne peut cependant prospérer sans la protection d'un prince généreux et éclairé...
Le Compère.—Aussi ne prospère-t-il pas, tout au moins au point de vue littéraire.
Molière.—Il faut de grands seigneurs qui prennent sous leur protection les faiseurs de comédies.
Le Compère.—Nous ne manquons pas de grands seigneurs, seulement ils protègent plutôt les comédiennes.
Molière.—Il en était ainsi de mon temps... Mais allons dans quelque théâtre où l'on joue une de mes pièces: cela me rajeunira!
Le Compère.—J'y pensais... Allons chez vous.
Molière.—Chez moi?
Le Compère.—Oui... Allons dans votre maison, la maison de Molière!
(Mais l'auteur de Tartuffe, perdu dans la foule des spectateurs, manifeste bientôt son mécontentement.)
Molière.—Ces comédiens jouent avec une solennité insupportable... Ils ont l'air d'officier dans un temple. Ce n'est point ainsi que mes pièces, même les plus sérieuses, doivent être jouées. Le théâtre, c'est la fantaisie, la joie, la jeunesse... Quel âge a donc cette soubrette?
Le Compère.—Mais elle est toute jeune.
Molière.—Il me paraît qu'elle devrait porter la coiffe des duègnes.
Le Compère.—Je vous assure qu'elle n'a pas plus de cinquante-cinq ans.
Molière.—C'est l'âge auquel il faut songer à faire la retraite.
Le Compère.—De nos jours, une comédienne qui vient à peine de dépasser le demi-siècle est encore un tendron et les comédiens qui, sous le grand roi, eussent été, à quarante ans, des grisons, jouent des rôles de jouvenceaux...
Molière.—On m'a reproché de m'être marié à quarante-deux ans avec la fille de la Béjart qui avait cependant plus de quatre lustres!...
Le Compère.—Mais c'était là un mariage très raisonnable... Vous rencontrerez dans votre propre maison maints sociétaires qui ont épousé des actrices qui pourraient être leurs filles, sinon leurs petites-filles.
Molière.—Ils sont donc cocus, comme je l'ai été?
Le Compère.—Ce n'est pas sûr... Car nous avons reculé les limites de la jeunesse et c'est là, peut-être, le progrès le plus réel que nous ayons accompli,—à la ville comme au théâtre,—depuis le grand siècle!
(Molière qui, décidément, ne s'amuse pas au Théâtre-Français, va voir jouer le Malade imaginaire à Bobino. Là, le plus joyeux de ses chefs-d'œuvre est joué par des comédiens qui ne sont pas professeurs au Conservatoire, officiers de la Légion d'honneur et honorés de l'amitié du Président de la République, par des comédiennes qui n'ont pas été photographiées par Nadar sous MacMahon, pas même sous Félix Faure. Les artistes de Bobino sont jeunes, gais, dénués de toute morgue cabotinière.)
Molière.—Voilà des gens qui me comprennent, qui me jouent selon la vraie tradition! (Montrant le public) Et ces gens rient aux bons endroits...
Le Compère.—Ils n'ont cependant rien de commun avec les princes et les seigneurs qui vous applaudissaient au grand siècle.
Molière.—Possible, mais mon vrai public est très aristocratique ou très populaire... Au fond, j'ai raillé surtout la petite noblesse ou la bourgeoisie.
Le Compère.—Il y a du bolchevik chez vous!
Molière.—Bolchevik? Qu'est-ce que cela?
Le Compère.—C'est M. Jourdain devenu dictateur...
(Molière et son guide vont ensuite voir quelques pièces modernes, entre autre la Possession et Chéri.)
Molière.—La comédie n'est-elle plus le procès des mauvaises mœurs?... Mes pièces sont libres de ton, et souvent j'y ai montré de fausses ingénues, des séducteurs irrésistibles, des maris cocus dont tout le monde rit. Tout de même, mes dénouements donnent raison à la vertu: en tout cas, mes personnages sont sains, s'ils ne sont pas de saints personnages. La passion, dans ce que j'ai donné au théâtre, n'est pas perverse: j'ai montré la jeunesse faisant l'amour à la barbe des vieux, ce qui, somme toute, est naturel et moral... Une jeune femme qui fait son grison de mari cocu avec un jeune homme est, selon moi, une honnête femme. Mais il me paraît que vos auteurs ont changé tout cela. Dans la Possession, je vois un vieillard acheter une jeune fille d'ailleurs toute disposée à se vendre, et l'auteur lui-même n'a point l'air de s'en étonner. Dans cette pièce intitulée Chéri, c'est un jeune homme qui se livre à une vieille courtisane... Quelles étranges mœurs que les vôtres!
Le Compère.—Pardon ce sont nos mœurs... de théâtre!
Molière.—Le théâtre n'est donc pas, chez vous, l'image de la vie?
Le Compère.—Non..., heureusement!
Molière.—Je voudrais voir une pièce où se refléterait fort exactement la société française du xxe siècle.
Le Compère.—On n'en joue pas.
Molière.—Et pourquoi?
Le Compère.—Parce que les vrais sentiments du plus grand nombre sont simples, naturels, honnêtes, c'est-à-dire assez ridicules, et qu'une comédie où l'on ne verrait que de braves gens n'obtiendrait aucun succès.
Molière.—Vous aimez donc à vous calomnier?
Le Compère.—Peut-être...
Molière.—Je croyais que le théâtre était fait pour fouailler les fourbes et les méchants.
Le Compère.—À quoi bon? Est-ce que vos chefs-d'œuvre, ô Molière, ont amélioré l'humanité? Entre nous, je crois même que nous n'avons jamais eu tant de Diafoirus, de Philamintes, d'Orontes et de Tartuffes!
Comme Agnès Durand avait assez bien dit: «Le petit chat est mort», le jury du Conservatoire lui accorda un deuxième prix qui fut approuvé par tout le monde, même par M. Lugné-Poë.
Clorinde de Valdor (née Victorine Dupont), fut des plus mauvaises dans la Célimène du Misanthrope, mais, comme elle avait des protections politiques et mêmes diplomatiques, le jury lui décerna un deuxième accessit qui fut approuvé par tout le monde, y compris M. Antoine.
Agnès Durand fut aussitôt engagée au Théâtre-Français, à raison de 350 francs par mois.
Clorinde de Valdor, que sa modeste récompense ne désignait pas à l'attention des directeurs de théâtres subventionnés, entra sans tarder au théâtre des Amusements dramatiques, à raison de 200 francs par représentation (je veux dire qu'un banquier de ses amis versait à la direction 6.800 francs par mois, car il faut tenir compte des matinées).
Agnès Durand était jolie, mais un peu boulotte et dépourvue de chic, d'allure, de bagout: de plus, elle était ingénue au point de ne pas avoir d'amant.
Clorinde de Valdor était assez laide, mais d'une maigreur tout à fait élégante: elle avait, depuis deux ans déjà, petit hôtel et grosse voiture.
Agnès fit ses débuts dans le répertoire classique: elle avait du talent, mais personne ne s'en aperçut. La critique lui consacra quelques lignes rapides, et M. Émile Fabre lui dit, entre deux portes:
—Travaillez, mademoiselle. Vous avez quelque chose!
Clorinde débuta dans une pièce intitulée: La petite grue. Elle jouait le rôle de la petite grue. Au «un» elle était en pyjama, au «deux» en combinaison, au «trois» en chemise. La presse fut, pour elle, d'autant plus copieuse et laudative que Clorinde avait des protecteurs à la fois nombreux, puissants et riches... Son portrait en costume de bain fut publié par maints journaux et elle fut interviewée par une bonne douzaine de reporters à lunettes d'écailles. Son directeur M. Bordenave, la fit venir dans son cabinet et lui dit:
—Ton avenir est fait, ma petite, tu as quelqu'un!
*
* *
Après ses débuts officiels Agnès Durand retomba dans le silence et l'obscurité.
Pour elle, comme pour tant d'autres, le Théâtre-Français fut une sorte d'administration où la faveur et l'ancienneté l'emportaient sur les droits que devraient conférer le talent et la jeunesse.
Agnès ne joua que des rôles de troisième plan.
Et, pour son malheur, elle les joua avec une grande conscience.
Ses camarades disaient:
—Elle a du mérite.
Le directeur de la scène déclarait:
—Elle rend des services.
L'administrateur proférait:
—Elle a de l'étoffe.
Malheureusement, cette étoffe n'était que de la panne.
Personne ne parlait d'Agnès Durand qui, pour rentrer chez sa mère, rue Rochechouart, prenait l'autobus ou le métro et qui, en fait de bijoux, ne portait qu'un bracelet composé d'un poil d'éléphant avec fermoir en doublé.
En revanche, Clorinde de Valdor obtenait de grands succès au théâtre et à la ville.
Ses toilettes, sa ligne à la Rubinstein, sa voix pointue lui avaient valu, tout de suite, la faveur d'un public évidemment très amateur d'asperges à la vinaigrette.
Clorinde se fit peindre par Jean-Gabriel Domergue.
Aussi par Van Dongen.
Et Sem, à Deauville, la croqua.
On apprit que Clorinde avait été, pendant une nuit, la Pompadour du roi d'Andalousie.
Pendant une semaine la favorite du shah de Golconde.
Pendant un mois, la maîtresse d'Archibald W. Wilcox, roi du talon en caoutchouc.
Clorinde devait avoir toutes les chances: elle perdit, au Cambridge Palace, un collier de perles de 800.000 francs.
Un jeune idiot se tua pour elle.
Son amant de cœur, Kid Negro, le boxeur sénégalais, fut vainqueur, par knock out, de Battling Totor, l'espoir blanc.
Enfin, elle publia un volume de vers, intitulé Moi, toute nue, d'ailleurs écrit par sa femme de chambre, ancienne avocate, et elle obtint le prix Maxim's.
*
* *
Agnès Durand continuait à travailler avec ardeur; pour reconnaître ses efforts, le Comité du Théâtre-Français lui accorda une augmentation qui portait ses appointements à 550 francs par mois, plus les feux, mais moins la retenue réglementaire.
Clorinde de Valdor ne travaillait pas du tout, mais elle dépensait 80.000 francs par mois,—ce qui, à vrai dire, représente tout de même une certaine activité.
Agnès jouait des bouts de rôles.
Clorinde était devenue une vedette.
Un jour, l'ingénue se permit d'aller voir l'administrateur du Théâtre-Français pour lui dire, timidement:
—J'ai obtenu, jadis, un deuxième prix au Conservatoire... Je me suis vouée âme et corps à la Maison de Molière. J'y donne, j'ose le dire, l'exemple de l'assiduité et de la discipline. Mais on n'est pas artiste si on n'est pas ambitieuse...
—Arrivez au fait, Mademoiselle.
—Eh bien, voici: je rêve de devenir sociétaire.
—Vous?
—Moi.
L'administrateur haussa les épaules, sourit et demanda:
—Que jouez-vous ici?
—Les ingénues.
—Je m'en serais douté.
Et il ajouta:
—Laissez-moi, mademoiselle... On m'annonce l'arrivée d'une personne que je ne peux faire attendre.
Agnès sortit et reconnut dans l'antichambre Clorinde de Valdor, qui était couverte de fourrures précieuses et de joyaux sans prix.
—Toi! dit l'une.
—Toi! dit l'autre.
—Que viens-tu faire ici? demanda l'ingénue.
—Signer mon engagement.
—Ah!
—Oui, et avec promesse de sociétariat dans un an. Tu comprends, dans ma situation...
—Je comprends très bien et je te félicite.
—Merci, fit la grande artiste en lui tendant sa main lourde de bagues.
Agnès sortit, le cœur un peu gros. La limousine longue, basse et luisante de la coquette stationnait devant la porte.
Et l'ingénue alla attendre son autobus, qui, d'ailleurs, passa complet.
Je suis brouillé avec Ariel de Nevermore.
L'autre jour, au coin du boulevard et de la rue Vivienne,—je fréquente encore ces endroits-là,—j'aperçois Ariel qui, le front pâle, la lèvre plissée par un rictus satanique, se drapait, malgré une chaleur de 39°, dans une ample cape doublée de satin rouge.
J'aime beaucoup Ariel de Nevermore, malgré son front pâle, son rictus sarcastique et sa cape.
J'allai donc vers lui la main tendue, en disant:
—Comment, vous aussi, dans ce quartier de vils folliculaires et de plats vaudevillistes?
En m'apercevant, Ariel recula d'un pas et, de pâle qu'il était, il devint livide.
—Je ne vous connais plus, me dit-il d'une voix creuse. Un gouffre sans fond nous sépare à jamais!
—Pas possible? Depuis quand? Et pourquoi?
Son regard étincelant me fouillait comme une épée flamboyante et je voyais, sur sa cravate noire, une effrayante petite tête de mort en ivoire ou, du moins, en celluloïd.
—Vous le demandez? fit Ariel avec une sorte de pitié où il y avait, certes, pas mal de dégoût.
—Bien sûr, je vous le demande. Et même je vous requiers, au nom de notre vieille amitié...
—Elle est morte!
—...de notre ancienne amitié, si vous préférez, de me fournir des explications sur ce gouffre qui nous sépare. Qui l'a creusé?
—Vous!
—Moi?
—Oui, vous!
—Comment cela?
—Vous avez dit, et même imprimé dans une de vos gazettes, que vous vous refusiez à considérer Baudelaire comme le plus grand poète français!
—Le fait est que...
—Il suffit. Adieu, monsieur!
*
* *
Je suis brouillé aussi avec Marino de San-Stefani.
L'autre jour, dans le métro, je l'aperçus qui cherchait, comme moi, à perforer la foule compacte amassée devant une rame déjà débordante. Il était vêtu, comme à l'ordinaire, avec un chic extrêmement anglais, car Marino habite Chantilly.
Étant parvenu à le joindre, je lui tendis une main que je venais d'extraire, non sans peine, du magma humain où nous nous débattions.
Mais Marino fronça le sourcil et me dit, au moment même où la presse nous collait l'un contre l'autre:
—Je ne vous connais plus... Nous sommes séparés par tous les espaces interplanétaires!
—Que me dites-vous là? Que se passe-t-il? Keskignia?
Son regard froid et dur me traversait comme une aiguille de glace et je voyais scintiller, sur sa cravate de tricot, une petite dague en or ou, tout au moins, en titre Fix.
—Vous me le demandez? fit Marino avec une sorte de dédain où il y avait peut-être, tout au fond, quelques gouttelettes de pitié.
—Bien sûr, je vous le demande. Et même, je vous requiers, au nom de notre vieille amitié...
—Elle est morte!
—...de notre ancienne amitié, si vous préférez, de me dire pourquoi, dans cette bousculade où nous sommes cependant si serrés, vous vous prétendez séparé de moi par tous les espaces interplanétaires.
Nous étions parvenus à monter dans la voiture où la compressibilité humaine atteignait les dernières limites.
—C'est vous qui l'avez voulu, répliqua Marino.
—Moi?
—Oui, vous!
—Comment cela?
—N'avez-vous pas écrit dans une de vos feuilles que vous n'aviez jamais pu lire jusqu'au bout un roman de Stendhal?
—J'avoue que...
—Il suffit. Je descends à la prochaine. Adieu, monsieur!
*
* *
Fort heureusement, ces brouilles littéraires ne durent pas.
Je serais désolé de ne plus voir Ariel de Nevermore que de l'autre bord d'un gouffre sans fond, et d'être à jamais séparé de Marino de San-Stefani par tous les espaces interplanétaires.
C'est moi, certes, qui y perdrais, car ce sont deux types vraiment rigolos.
Ariel de Nevermore, baudelairien, s'appelle, de son vrai nom, Gustave Boudebrie et son amour de Baudelaire est une forme de son naïf cabotinage de poète à cape doublée de rouge et à épingle de cravate en forme de tête de mort.
Ariel de Nevermore est un brave type tombé dans la «littératuture» la plus puérilement prétentieuse... Il se croit un cerveau de première zone et s'imagine qu'il se classe dans l'élite intellectuelle en plaçant Baudelaire au-dessus de tout et de tous.
A-t-il vraiment lu Baudelaire? C'est peu probable... Il est de ces moutons de Panurge qui croient être de l'avant-garde et qui suivent, de ces originaux qui se fabriquent en série et se débitent à la grosse.
Ariel de Nevermore n'est «compliqué», «satanique» que dans ses allures, son regard, ses propos, son costume. En réalité, il vit de ses rentes bien loin du pays de bohème et sa maîtresse n'est pas «une goule aux yeux pers», mais une bonne fille un peu boulotte, qui lui préfère, à l'occasion, des gaillards vigoureux et simples. Pauvre Ariel de Nevermore! Il n'a même pas cette espèce de «supériorité intellectuelle» qui pourrait le conduire à la folie ou au suicide: il n'appartient pas à cette variété si admirée des «maudits».
Il n'est pas maudit du tout,—malgré son front pâle, son rictus diabolique et sa cape...
Ariel de Nevermore est, comme tant d'autres, un faux baudelairien, un baudelairien qui boit de l'eau de Vichy, fait l'amour à la papa et prend du ventre.
Et son rêve, c'est de porter sur sa cape doublée d'écarlate un modeste ruban d'officier d'Académie.
*
* *
Quant à Marino de San-Stefani, le stendhalien intransigeant, il provient aussi du magasin des Cent Mille Snobs.
Sa sthendhalomanie est une élégance de confection qui s'ajoute à celle de son veston cintré, de son pantalon retroussé, de ses guêtres blanches...
Il croit qu'on n'est rien quand on n'est pas stendhalien. Il est fier des colonies de stendhalocoques qui ont envahi sa cervelle.
Marino s'exclame d'un air extasié:
—Ah! j'adore la Chartreuse!...
—Verte ou jaune? lui demande quelque profane.
—Non, la Chartreuse de Parme.
—Je préfère celle de Tarragone...
Marino s'éloigne avec dégoût de ce Béotien... Il revient d'ailleurs de Grenoble où il a compulsé quelques manuscrits de son grand homme: il a ses poches pleines de revues où des compilateurs forcenés publient mille détails inédits sur les maîtresses, les domiciles, les chaussettes de Stendhal; il court après une édition rare de la Physiologie de l'Amour et croit avoir découvert une variante des trois dernières lignes du deuxième chapitre dans le Rouge et le Noir.
À vrai dire, Marino parade tout autant qu'Ariel.
L'un crie:
—Vive Baudelaire!
L'autre vocifère:
—Vive Stendhal!
Mais quand on les connaît bien, eux et leurs pareils, on a envie de leur lancer en pleine figure, par esprit de réaction contre leur insupportable cabotinage:
—Moi, je donne tout Baudelaire et tout Stendhal pour n'importe lequel des romans de Paul de Kock.
Même—et surtout—quand on n'a rien lu de Paul de Kock.
I
INCOMPRIS
Long et maigre, le visage ravagé, la lèvre amère, le cheveu en révolte, il entre en scène lentement, drapé dans sa cape doublée d'écarlate. Il promène sur le public un long et sombre regard, ricane sataniquement, puis, d'une voix creuse:
Je suis incompris!
Oui, oui, Athanaël Beaupoil, l'auteur de la Maîtresse hélicoïdale, des Voluptés saugrenues et des Sonnets pour le Peuple, moi, je suis incompris!
Car vous ne comprenez pas! Ce que j'écris vous échappe... et vous ne courez pas après!
Les titres de mes œuvres, de mes chefs-d'œuvre, ne vous disent rien. Mon nom même vous est inconnu.
Est-il ici une personne, une seule, qui ait jamais entendu parler d'Athanaël Beaupoil? Si cette personne existe, qu'elle se lève.
(Il attend un instant.)
Personne! Je m'en doutais... Athanaël Beaupoil est inconnu.
(Il se redresse avec orgueil.)
Magnifiquement, incomparablement inconnu. (Avec force.) J'en suis fier!... Car cette incompréhension qui m'entoure, cette obscurité qui m'enveloppe, sont les preuves mêmes de mon talent, que dis-je, de mon génie! Vous croyez que je vous en veux, tas de Béotiens, parce que vous ne prononcez jamais mon nom avec admiration, parce que vous ne vous êtes jamais précipités chez les libraires pour acheter les Sonnets pour le Peuple, les Voluptés saugrenues ou la Maîtresse hélicoïdale? Eh bien, pas du tout, je vous remercie... Je vous sais gré de votre incompréhension qui me flatte, de votre dédain qui m'honore.
(Il se promène de long en large.)
Croyez-vous donc que je voudrais être un de ces auteurs qui se prostituent au public? À d'autres! J'écris pour l'élite, et même pour l'élite des élites, puisque je n'écris que pour moi! Publicité, je repousserais tes propositions honteuses... si tu m'en faisais! Succès, je te tournerais le dos si tu t'offrais à moi! Non, Athanaël Beaupoil n'est pas à vendre... Et il ne se vend pas! Il ne se vend pas du tout! Ainsi dans cette foule vulgaire et stupide, je vais mon chemin, dans un splendide isolement. Je sais que j'ai du génie et cela me suffit. C'est une si belle, si consolante certitude! Je rencontre parfois de ces pauvres gens qui sont tombés dans la popularité, de ces infortunés à qui sourit la Fortune, de ces ratés qui connaissent les baisers répugnants de la Gloire... Je les plains! D'abord, ils n'ont aucune espèce de talent: quand on a du succès, on n'a pas de talent! Et puis, je me dis que la Postérité les rejettera dans le Néant. Oui, qui parlera d'eux dans cent ans? Ils sont voués à l'oubli... Tandis que moi, MOI, j'aurai ma revanche!...
(Il s'arrête et prend une pose sculpturale.)
J'aurai ma statue, mes statues, à tous les carrefours. Tout le monde lira les Voluptés saugrenues, les Sonnets pour le Peuple et la Maîtresse hélicoïdale, tout le monde prononcera avec respect et amour le nom glorieux d'Athanaël Beaupoil!
(Ironique et hautain.)
Vous en doutez? Pauvres gens! Vous me faites de la peine... Mais, au fait, vous n'existez pas, et vous n'existerez jamais! Vous n'êtes pas de l'élite, de cette élite intellectuelle dont je suis, MOI qui vous parle, le représentant le plus autorisé, puisque je suis l'écrivain le moins lu, le plus incompris! Ah! vous voudriez bien en être, n'est-ce pas, de l'élite?
(Un silence.)
Allons, avouez-le! Qui est-ce qui veut être de l'élite intellectuelle?
(Nouveau silence.)
Je demande une personne à droite ou à gauche... Qu'elle se lève et je m'engage à la faire admettre immédiatement dans l'élite. Voyons, une personne de bonne volonté!
(Un monsieur se lève, timidement.)
Vous voulez appartenir à l'élite, monsieur?
(Acquiescement timide du monsieur.)
C'est très facile. Achetez-moi ces trois volumes, les Sonnets pour le peuple, les Voluptés saugrenues et la Maîtresse hélicoïdale... Quinze francs les trois.
(Le monsieur se rassied, découragé.)
Douze francs! Dix francs! Cent sous... Et avec une dédicace sur chaque exemplaire. Vous refusez? Malheureux! Vous n'êtes donc qu'un bourgeois, un illettré, un primaire?... Qui sait, un journaliste? Au fait, j'aime autant que mes chefs-d'œuvre ne soient pas profanés. Je les garde... Vous n'entrerez pas dans le Temple, ni vous, ni vos pareils. Adieu!
(Il sort, puis rentre en scène.)
Incompris! Je suis incompris! Vous ne m'applaudissez pas, mais cela m'est égal, je serai acclamé par la postérité!
(Il sort définitivement d'un air digne.)
II
L'AUTEUR A SUCCÈS
Gros et gras, la figure épanouie, la lèvre souriante, le cheveu luisant, il entre en scène d'un pas précipité. Il porte un complet dernier cri, avec un large ruban rouge à la boutonnière, et tout, chez lui, respire le contentement de soi. Il parle d'une voix autoritaire.
Oui, c'est moi, MOI!
Voyons, vous me connaissez?... Ernest Pingoin, l'auteur de la Belle Gosse, de Petit passionné et du Cocu par persuasion! Tout le monde me connaît... Ma popularité égale celle de Charlot et de Mistinguett. Comme lui et comme elle, j'ai mon portrait affiché partout. On ne voit que moi au cinéma, on m'interviewe sur le nouvel uniforme des aviateurs, sur l'inflation monétaire, sur la crise des bonnes et même sur les questions qui touchent à la littérature.
Mon nom est sur toutes les lèvres, à la sixième page de tous les journaux: on l'a même inscrit dans le ciel, avec un avion en guise de stylographe.
Ernest Pingoin, le voici!
Regardez-le, de face, de profil, de trois quarts, de dos... Pour arriver dans la carrière littéraire, il faut parfois tendre le dos: on est toujours certain de recevoir quelque chose, soit d'un ami, soit d'un ennemi.
Messieurs et dames, admirez le grand auteur, le champion du succès, le recordman de la vente.
Mon dernier roman, les Confidences d'un bidet, est un triomphe: deux cent mille exemplaires vendus, et il a paru hier.
Que dis-je? Deux cent dix mille... Depuis que je suis ici, les libraires en ont bien vendu dix mille de plus.
Mis bout à bout, tous les exemplaires de mes prodigieux romans formeraient une ligne ininterrompue d'ici Marseille. Depuis que nous causons, ça se serait même allongé jusqu'à Aubagne. Empilés les uns sur les autres, ils dépasseraient le sommet du Gaurisankar! Leur poids total s'élève à 4.844 tonnes... Vous voyez, mon œuvre a du poids!
Je gagne des sommes fantastiques. Chaque mot que j'écris me rapporte 67 fr. 45.
Une virgule m'est payée 20 francs.
Je ne lâche pas une simple ligne de points à moins de 450 francs.
Et il y a encore des gens qui oseront soutenir que je n'ai pas de talent!
Si je n'avais pas de talent, est-ce que je serais célèbre?
Est-ce que je recevrais cinquante lettres d'amour chaque matin et chaque soir, sans parler de la distribution de midi?
Est-ce que je gagnerais toute cette galette-là?
(Un silence.)
On m'admire ou on m'envie, ce qui est encore une façon de m'admirer.
La foule m'admire,—n'est-ce pas, foule?—et l'élite m'envie.
L'élite? Est-ce que ça existe? En tout cas, je m'assieds dessus... Ou bien je l'écrase sous les roues de ma limousine de 40 chevaux. Entre nous, j'aime mieux 40 chevaux que Pégase... Ça va plus vite, sinon plus haut.
(On lui apporte un pneumatique.)
Les Confidences d'un bidet sont à leurs 250.000... Ou plutôt 260.000, car ce pneumatique a été mis à la poste il y a une heure.
Et cela augmente encore, cela augmente toujours!... 261.000..., 262.000..., 263.000... Ce soir, nous serons au million. Le premier million... Un million..., deux millions..., trois millions...
(Un coup de sifflet dans la salle.)
Hein! quoi? Il y a un critique ici? Un confrère? Tous jaloux, tous furieux! Crapauds! Mais cela m'est égal... Je suis célèbre, je gagne de l'argent, je suis décoré et je serai de l'Académie française!
(L'auteur incompris lui lance, dans la coulisse:
«Oui, mais moi j'aurai la postérité!»)
La postérité? Je m'en fous!...
(L'auteur à succès sort à grands pas pour
aller toucher un chèque.)
Des écrivains réclament la création d'un ministère des Lettres, qui n'aurait cependant rien de commun avec celui des Postes.
Le ministère des Lettres avait donc été créé à la suite d'une ardente campagne menée par divers écrivains d'un étatisme intransigeant.
Il fut d'abord question de mettre à sa tête M. Mandel, le plus «normalien» de nos députés. Mais aussitôt des protestations violentes s'élevèrent dans les clans, chapelles et cénacles de gauche.
—Ah! non, pas Mandel!... Vous voulez donc livrer la littérature à la réaction?
Le président du Conseil chercha, parmi les «vrais républicains» du Parlement, un littérateur suffisamment prestigieux: il ne trouva que M. Ferdinand Buisson.
Mais aussitôt des protestations violentes s'élevèrent dans les clans, chapelles et cénacles de droite.
—Ah! non, pas Ferdinand Buisson!... C'est ridicule!
—Après tout, dit le président du Conseil, le culte des compétences est une superstition... Les généraux ont toujours échoué au ministère de la Guerre et les navires de l'État n'ont jamais si bien navigué que lorsqu'ils étaient placés sous le commandement suprême d'un avocat. Je vais coller au ministère des Lettres un type qui n'a jamais fait de littérature...
Et c'est ainsi que M. Lépicier, marchand de bois et député, fut chargé de régenter les Lettres françaises. Il prit possession d'un magnifique palais de la Rive gauche,—la plus littéraire des rives de la Seine,—et lorsqu'il se trouva dans son cabinet, devant un bureau Colbert, au milieu de tapisseries des Gobelins, il ne put s'empêcher de dire:
—La littérature a du bon... Et il n'y a que les ratés qui prétendent le contraire!
Le nouveau ministère comportait un nombreux personnel dispersé dans les divers bureaux d'une organisation très complète.
Tous les services étaient répartis dans deux grandes directions:
Première Direction générale: PROSE
Deuxième Direction générale: POESIE
Le première se décomposait en:
Première section: Imagination.
Deuxième section: Histoire, Critique et Documents.
Les bureaux de l'Imagination étaient ceux du Roman (un sous-chef s'occupait du roman psychologique, un autre du roman d'aventures), du Théâtre, de la Chronique, de l'Humour, etc. Les bureaux de l'Histoire anecdotique, de l'Histoire philosophique, de l'Actualité rétrospective, etc.. relevaient de la deuxième section.
Pour la Poésie, deux sections aussi:
Poésie classique.
Poésie moderne.
Il y avait le bureau des Sonnets, le bureau des Acrostiches, le bureau de la Poésie patriotique, le bureau de la Chanson, le bureau du Vers libre, voire le bureau de la Poésie Dada.
Bref, tout était parfaitement réglé. Et quand un homme de lettres se présentait au ministère pour solliciter une commande, une sinécure, une subvention ou une décoration (parfois les quatre choses ensemble) le concierge lui demandait:
—Prosateur ou poète?
—Romancier...
—Quel genre?
—Gai.
—Traversez la cour, prenez l'escalier B, montez trois étages, enfilez le corridor S et frappez à la porte 27... Vous y trouverez le service des romans gais!
*
* *
M. Lépicier ne tarda pas à s'apercevoir que le ministère des Lettres n'était nullement l'Arcadie rêvée... Ses collègues lui avaient cependant dit et répété:
—Veinard! Vous l'avez, le filon! Vous êtes le plus heureux de nous tous... Songez donc! Si vous aviez, par exemple, les Finances!
Mais M. Lépicier n'avait pas besoin de faire une longue expérience pour pouvoir leur répondre:
—Si vous étiez à ma place, vous ne rigoleriez pas du tout! Mon ministère est le pire de tous...
Et M. Lépicier n'exagérait pas.
En effet, du matin au soir, ses bureaux, son antichambre et son cabinet étaient envahis par une horde de gendelettres, tous plus exigeants, plus nerveux les uns que les autres. Les uns demandaient ceci, les autres cela,—et toujours sur un ton surélevé:
—Nous sommes ici chez nous, déclaraient-ils, ce n'est pas trop tôt!
Tous voulaient être décorés de la Légion d'honneur, et quand ils l'étaient, ils réclamaient la rosette, la cravate, le grand cordon... Tous voulaient être nommés conservateurs de quelque chose et même de rien du tout. Il y en avait qui vociféraient dans les couloirs:
—Et dire que je ne suis pas de l'Académie française alors que Machin en est! Le ministre ne peut donc pas réorganiser l'Institut? En voilà une moule!
M. Lépicier recevait, nuit et jour, des aigris, des mécontents, des révoltés.
Tous lui disaient:
—Monsieur le ministre, je suis une victime... Mais vous allez me rendre justice, car vous, vous savez distinguer les gens de talent!
M. Lépicier devait faire semblant de les connaître et de les admirer, sous peine de se faire autant d'ennemis. Et Dieu sait s'il en avait déjà dans le monde littéraire!
Mais la phrase qu'il entendait le plus souvent était celle-ci:
—Ce type-là n'a aucune espèce de talent!
Les littérateurs ont, en effet, cette opinion-là dans le sang... Pour un homme de lettres conscient et organisé, il n'y a, au monde, qu'un écrivain de talent,—c'est lui.
M. Lépicier avait cru bien faire, au début, en proférant de temps en temps:
—Le grand Victor Hugo... quel homme!
Ou bien:
—Je relis, chaque soir, avant de m'endormir, une page de Michelet!
M. le ministre se vantait, car il ne lisait, en réalité, que le Temps et le journal de sa sous-préfecture.
Mais bientôt, il comprit que ces déclarations le compromettaient gravement. Des polémistes lui reprochèrent d'admirer Victor Hugo, ce vieux pompier; d'autres l'accusèrent de stendhalomanie qualifiée... Ses opinions ondoyantes et diverses sur Balzac, Mallarmé, Lamartine, Cocteau, Montépin, Claudel, France, Valéry, les ex-frères Fischer, etc., lui valurent maintes invectives ou railleries pareillement déplaisantes.
Si bien que M. Lépicier n'osa plus vanter que La Fontaine... Et encore, il se trouva des dadaïstes pour lui reprocher ce goût bizarre.
Le pire, c'est que l'infortuné ministre se trouvait aux prises avec des femmes de lettres... Elles prenaient d'assaut son cabinet et il n'arrivait pas toujours à s'abriter derrière son bureau Colbert.
Ah! les terribles poétesses, les effrayantes romancières!...
M. Lépicier s'était cependant dit, en devenant ministre:
—Je vais faire la connaissance de petites femmes charmantes... et très vicieuses, si j'en juge par leurs écrits!
Mais quelle déception! Rarement une jolie jambe dans ces bas bleus et guère de beaux yeux sous ces lorgnons... Toutes ces dames voulaient être décorées et prétendaient user de leurs charmes pour séduire le ministre. Malheureux Lépicier! Et, le soir, Mme Lépicier, affreusement jalouse, lui disait:
—Ah! tu ne leur résistes guère, j'en suis sûre, à ces sirènes de la littérature!...
*
* *
Cependant, le ministère des Lettres devenait une manière de champ clos où se heurtaient les ambitions, les rancunes, les appétits, les haines des diverses écoles...
Dans les escaliers, les corridors, les antichambres, les bureaux, des poètes, des prosateurs, des «jeunes», des «vieux», des «avancés», des «traditionalistes», échangeaient des injures, puis des coups... Des bandes armées se livraient bataille aux cris mille fois répétées de:
—Vive André Gide!
Ou:
—Vive Pierre Benoît!
Cela devait mal finir... Un beau jour, tout fut saccagé dans le ministère et le feu détruisit le palais où Marianne, bonne fille, hospitalisait les Muses.
M. Lépicier ne se sauva qu'à grand'peine. Il donna, le soir même, sa démission, et le gouvernement, dans sa sagesse, décida que le ministère des Lettres avait vécu.
Un poète âgé de douze ans va publier un recueil de vers sous ce titre néronien: Le Monocle d'émeraude.
(Courriers littéraires)
Le siècle avait dix ans lorsque naquit, rue des Épinettes, celui qui devait être le plus jeune poète du monde.
En le tirant de l'obscurité, la sage femme avait dit:
—Voilà un gaillard bien pressé d'arriver! Il ne perd pas son temps en route...
Cyprien Baliveau se montra, en effet, d'une étonnante précocité. Il n'avait pas atteint l'âge cependant bien tendre d'un an lorsqu'il donna les premiers signes de son génie en articulant ces vers auxquels ne manquent ni la cadence ni la rime et qui ont bien autant de sens que maints chefs-d'œuvre de l'école poétique moderne:
Meu... meu... Meu... meu... Bo... bo... bo... bo, Lo... lo... Lo... lo... Lo... lo... Lolo!...
Un ami de la famille qui avait entendu cette improvisation s'écria:
—Madame Baliveau, votre fils à déjà du talent!
—Comment cela?
—Il fait des vers!
La pauvre Mme Baliveau parut vivement émue et répondit:
—Je ne m'en étais pas aperçue... Je vais lui administrer bien vite un vermifuge!
—Gardez-vous-en bien, madame! Quelque chose me dit que les vers de votre fils feront sa gloire, la vôtre et celle de sa patrie!
À deux ans, le petit Cyprien rompit définitivement avec la prose: il parlait naturellement, sans le moindre effort, le langage des Dieux.
Doué d'une intelligence prodigieuse, le moutard sublime récita devant son père le poème qu'il avait écrit de sa main avec une plume d'aigle sur une feuille de papier simili-japon:
Papa, papa, papa, papa,
pa, pe, pi, po, pu,
Papa, papa, coco, cocu!
M. Baliveau, un peu éberlué, se récria:
—Comment tu me traites de cocu? Tu as de ces licences poétiques!...
Mais Mme Baliveau et l'ami de la famille expliquèrent avec volubilité à l'heureux père que la rime avait d'implacables exigences.
Et Cyprien reçut un bâton de sucre d'orge,—son premier prix littéraire!
*
* *
À cinq ans, le plus jeune poète du monde obtint une des couronnes mises au concours par l'Orphée de Bourg-la-Reine, publication qui ouvrait ses colonnes aux débutants disposés à prendre un certain nombre d'abonnements de propagande.
Cyprien Baliveau célébrait, en vers classiques, les seins de celle qui avait été sa nourrice; il révélait ainsi sa vocation de chantre de la femme.
Voici le début de ce poème intitulé: Entre deux seins.
Je chante les seins blancs, ronds, fermes et si doux
Que j'ai sucés cent fois d'une bouche innocente,
Caressés mille fois d'une main hésitante.
Mais je ne verrai plus les seins de ma nounou!
Je suis trop grand pour eux. Hélas! il faut attendre
Avant de retrouver d'autres seins plus menus
Que je saurai baiser d'une lèvre plus tendre
Et caresser avec des doigts moins ingénus.
Mais je suis trop petit pour ceux-là. C'est dommage!
Au banquet de la vie, encore petit garçon,
Pendant dix ans au moins, je devrai rester sage,
Et, déjà, je pressens que ce sera bien long!
Cela continuait pendant onze pages et cela se terminait par ces alexandrins magnifiques:
Allant ainsi, vainqueur, de caresse en caresse,
Des seins de ma nourrice aux seins de ma maîtresse!
À la suite de cette publication, le jeune Cyprien reçut de Mme Argentel un pneumatique ainsi conçu:
«Mon cher grand petit poète,
«Venez prendre le thé au milieu de vos admirateurs et admiratrices. Si, comme l'amour, le thé vous est encore défendu, je vous ferai faire du chocolat. Et il y aura des gâteaux préparés avec le miel des abeilles de l'Hymette.
«Vous avez le signe étoilé sur le front, et je salue en vous le génie-enfant.
«Argentel.»
«P.-S.—Cette invitation est valable pour toutes les réceptions littéraires de l'année.»
Cyprien Baliveau fut conduit rue de l'Été et reçu le mieux du monde par l'amphitryonne du Parnasse.
—Les poètes, lui dit-elle, sont tous à mes genoux... Vous, vous serez dessus!
En effet, elle prit l'enfant des Muses sur son giron en ajoutant:
—Souvenez-vous que vous êtes le premier poète à qui j'ai accordé cette suprême consécration!
Cyprien fut le grand homme de la journée. Mais pareil succès devait lui valoir des ennemis. Dans les coins, tout en dévorant les derniers gâteaux secs, les autres bardes échangèrent ces appréciations sur l'auteur d'Entre deux seins:
—Aucun talent!
—Idiot! Stupide! Ridicule!
—Plus mauvais encore que du Victor Hugo!
—Et vous avez remarqué? Il a mangé tous les éclairs... Ces jeunes sont décidément féroces!
*
* *
À sept ans, Cyprien Baliveau donna une plaquette poétique sous ce titre: Toutes les femmes. C'était une espèce d'encyclopédie amoureuse en trente-deux sonnets.
—Où a-t-il appris tout ça? se demandaient les admiratrices de l'étonnant galopin.
Ce à quoi Mme Baliveau répondait fièrement:
—N'est-ce pas qu'il a de l'imagination? Il tient de son père...
À huit ans, le plus jeune poète du monde publiait les Voluptés infernales. C'était à la fois très osé et très naïf. Le succès fut grand. Et l'auteur en culottes courtes obtint le prix littéraire fondé par son propre éditeur: ce succès ne surprit donc personne.
L'année suivante, nouveau chef-d'œuvre: Baisers partout. Cyprien fut présenté à Mme de Noailles qui le félicita et à M. Émile Fabre qui lui dit:
—Apportez-moi une pièce au Théâtre-Français... Je n'ai pas de chance avec les auteurs nouveaux, mais c'est sans doute parce que je ne les prends pas assez jeunes... Avec vous, j'aurai peut-être plus de chance!
Cyprien répliqua:
—J'ai une pièce en train, une pièce où je dis son fait à la Société!
Cette pièce en cinq actes et en vers, intitulée Mort aux bourgeois! fut jouée sur notre première scène dramatique avec un vif succès cependant tempéré par des sifflets, des huées et des vociférations. M. Antoine affirma que Cyprien Baliveau était à la tête de sa génération et que les vieux auteurs dramatiques, de Brieux à Sarment, n'avaient qu'à bien se tenir...
Mais Cyprien Baliveau devait connaître les cruels effets de la glorieuse incertitude des lettres.
Son dernier recueil poétique, Sapho s'étire, a été sévèrement critiqué... Et sa pièce la Fin de tout, jouée au théâtre des Champs-Elysées, a sombré au milieu des sarcasmes.
À douze ans, le plus jeune poète du monde peut s'attendre à être rangé bientôt parmi les pompiers: il date!
Du reste, il a cessé d'être le plus jeune poète du monde, car on annonce qu'un enfant de trois ans va publier un recueil de vers dada intitulé la Muse de Bébé et termine un drame social qui s'appellera le Chambardement.
Il va sans dire que cette pièce révolutionnaire sera jouée au Théâtre-Français.
—Soyons nègres!...
Le monsieur qui m'adressait, très impératif, cette invitation assez embarrassante, n'était, d'ailleurs, pas nègre du tout: très blond, presque albinos, les yeux bleu clair, les lèvres minces et le teint transparent, il ressemblait, certes, beaucoup plus à Footitt qu'à Chocolat.
—Soyons nègres, reprit cet inquiétant personnage avec plus de force encore, parce que ce n'est plus du nord que nous vient la lumière, c'est du midi et même de l'Afrique centrale. Connaissez-vous M'Rakoko?
—Pas le moins du monde.
—C'est le plus grand poète des temps passés, présents et même futurs.
—Peut-être, répondis-je, mais je n'entends pas le congolais! Et puis, qu'est-ce que vous voulez, je crois que nos poètes français Victor Hugo, Lamartine...
—Ça n'existe pas! Il n'y a qu'une poésie et c'est la poésie nègre. De même, il n'y a qu'une peinture et qu'une sculpture: c'est la peinture et la sculpture nègres. Ah! les arabesques de M'lépatafou! Ah! les fétiches de Bouyé-Bouya! Voilà de l'art! Quelle originalité, quelle puissance! Et dire que nous en sommes encore à admirer Rodin, Degas et Picasso! C'est attristant, ma parole...
Mon interlocuteur me lança, d'un air méprisant:
—Vous n'avez pas l'air très initié...
—Ma foi...
—Eh bien, sachez que l'avenir est, en littérature et en art, à ce qui est nègre... Nous remontons aux vraies sources de la beauté!
—Ce sont les mêmes que celles du Nil?
—Ne plaisantez pas, Béotien! Du reste, vous allez assister à un mouvement extraordinaire, irrésistible... Une campagne formidable s'organise pour élever les Parisiens jusqu'à la compréhension de l'esthétique congolaise. Il y aura des expositions d'art nègre, des représentations de pièces nègres...
—Oui, des drames noirs!
—...des concerts de musique nègre.
—Nous avons déjà les jazz-band!
—Vos sarcasmes faciles n'empêcheront rien. L'art nègre est en route et rien ne l'arrêtera! Vous verrez, vous verrez...
Et comme je haussais les épaules, le prophète ajouta:
—Nous remplacerons la Vénus de Milo par la Vénus hottentote... En vérité, je vous le dis, soyons nègres!
*
* *
Il y avait, en 1919, toute une école d'artistes, d'écrivains, de critiques renforcés par des gens du monde, qui ne plaçait plus la capitale des arts en Grèce, en Italie ou en France... Ces novateurs avaient même renoncé à Munich... Leur Athènes était située dans la grande forêt équatoriale: le temple de Minerve devait être définitivement démoli... C'est dans la hutte du dieu Glonoui-Mpé qu'il fallait aller s'initier aux mystères de la Forme, du Rythme, de l'Harmonie. Nous avions assez admiré les colonnes du Parthénon: l'heure était venue de méditer au pied des cocotiers!
En 1919, la campagne en faveur de l'art nègre a commencé par une exposition... J'y suis allé et, tout de suite, j'ai été conquis. Évidemment, ces Botocudos sont des maîtres! J'ai vu là des fétiches bariolés qui, certainement, valent bien les marbres de l'antiquité... Quelle admirable simplicité, quelle synthèse, quel sens des volumes dans ces effigies de dieux adorés sur les bords du Nyanza! Les yeux étaient représentés par des têtes de clous, entourées de cercles blancs et rouges; le nez avait la forme gracieuse et pure d'un pied de table rustique; la bouche était adorablement fendue d'une oreille à l'autre... Quel Michel-Ange lui donna cette expression à la fois terrible et joviale? Cela nous changeait, je vous assure, du fade sourire de la Joconde.
Et que dire de ces noix de coco si ingénieusement décorées d'arabesques multicolores, de ces vases d'argile qui ne devaient rien, Dieu merci! à la manufacture de Sèvres! Celle-ci devrait bien s'inspirer un peu des potiers africains... Son fameux «bleu» n'est rien à côté de celui des céramistes bambaras!
Converti à l'esthétique nouvelle, je pris part, dès 1919, à toutes les manifestations nègres de Paris. J'assistai à la soirée nègre organisée au Théâtre des Champs-Elysées: la bamboula finale m'enthousiasma et je partageai l'avis de mon voisin, critique d'art des plus écoutés, qui me dit:
—Le corps de ballet de l'Opéra sera nègre ou ne sera plus!...
La négromanie se répandit à Paris avec une rapidité extraordinaire... Beaucoup de Parisiens et de Parisiennes suivaient, sans s'en douter, l'irrésistible mouvement. Certes, ils ne devenaient pas des Botocudos intégraux, mais ils formaient d'importantes concessions à la doctrine nouvelle.
Certaines pièces représentées sur des «théâtres d'art» rappelaient incontestablement les chefs d'œuvre de Soun-Ralétoto, le Shakespeare des bords du Zambèze. L'Odéon lui-même n'hésita pas à devenir certains après-midi, une sorte de deuxième Théâtre-Nègre,—le premier étant situé, comme chacun sait à Pfou-N'sénoni, capitale littéraire au pays des M'pépé.
Les jazz-band, musique nègre-américaine, firent retentir dans tout Paris leurs tintamarres captivants... Les Parisiens écoutaient avec volupté les accords produits par le choc rythmé des tisonniers sur des couvercles de marmite et quand les virtuoses, dans leur délire sacré, poussaient des cris aigus à la manière des sauvages de l'Afrique Centrale, les citoyens de la Ville-Lumière s'exclamaient:
—C'est délicieux... La voilà, la vraie musique moderne!...
On vit aussi en cette année 1919, nombre d'élégantes adopter une mode assez équatoriale: elles s'habillèrent de plus en plus légèrement et parurent en public, la gorge, les bras, et les mollets nus,—jusqu'à l'aine.
Beaucoup se couvrirent le visage d'une épaisse couche de poudre couleur ocre...
—Soyons nègres! avait dit l'apôtre de l'esthétique congolaise.
Les Parisiennes donnaient l'exemple...
*
* *
En 1920, le genre nègre triompha.
Le grand poète M'Rakoko, vint à Paris, où il fut reçu avec enthousiasme. Les Salons les plus fermés s'ouvrirent pour lui... Très sommairement vêtu—le noir est toujours habillé—il fréquenta les five o'clock littéraires; chez Mme Aurel, son succès comme conférencier fut d'autant plus vif que personne ne put saisir un mot de ce qu'il disait en roulant des yeux effroyables. Quand Mme Aurel lui présenta les petits gâteaux traditionnels, M'Rakoko fit un geste dégoûté et, désignant les belles épaules de sa poétique hôtesse, il se fit, cette fois, parfaitement comprendre: le, «cher nègre» préférait goûter à ce qu'il montrait du doigt...
—Chez nous, remarqua un jeune fils d'Apollon, les poètes se dévorent aussi entre eux, mais c'est d'une façon encore toute métaphorique!...
Les peintres et sculpteurs nègres furent invités à exposer au Salon. Ce fut un grand succès d'art et d'argent. Le public se bousculait devant les chefs-d'œuvre de ces maîtres, qui n'avaient fichtre pas appris leur métier rue Bonaparte et n'avaient rien de commun avec les pontifes de l'Institut.
Le fameux M'lépatafou, portraitiste attitré des mondaines de la Nigeria fut prié par plusieurs jolies Parisiennes de peindre leur effigie en costume africain. Il choisit Mlle Zizi des Enclos, de la Comédie-Française, et la croqua: on n'en a, d'ailleurs, retrouvé que quelques vertèbres.
La musique était tout à fait dans la note: l'orchestre de l'Opéra, transformé en jazz-band, tapait à tour de bras sur les casseroles et les bouteilles vides de l'art moderne. Les ballerines officielles, qui avaient définitivement renoncé au tutu et aux pointes, paraissaient en pagne devant les abonnés et dansaient des ballets extrêmement nègres.
La poudre ocre était remplacée par la poudre brune: toutes les femmes à la mode semblaient avoir été trempées dans un bain de chocolat. Leur costume, de plus en plus échancré en haut, de plus en plus écourté en bas, rappelait aux explorateurs les élégances des mondaines de l'Ouganda. Le couturier Poiret lança de délicieux petits pagnes, qui coûtaient, d'ailleurs, un prix fou.
Les maîtresses de maison qui tenaient à être dans le mouvement, donnèrent des «soirées nègres»: les salons étaient meublés et décorés à la manière des cabanes du centre africain et les invités, entièrement passés à la poudre d'ivoire calciné, écoutaient les virtuoses du tam-tam...
Le romancier mondain, le vieux général, le monsieur qui raconte des histoires si drôles, l'académicien solennel, tous ces figurants classiques du dîner en ville avaient été remplacés par des nègres qui, venus directement des bords de l'Oubanghi, régnaient sans conteste sur les bords de la Seine. Ces dîners étaient combinés et servis à la manière africaine: des mets étranges, d'un goût douteux, étaient servis dans des récipients grossiers et arrosés de boissons inqualifiables. Mais ces horreurs paraissaient délectables, et victime comme tant d'autres d'un snobisme tyrannique, je repoussais notre bon vieux vin de France, pour réclamer du lait fermenté,—que je déclarais exquis!...
Naturellement, ces soirées nègres se terminaient par une bamboula générale où chacun et chacune se tortillaient en poussant des clameurs sauvages.
Et des invités moroses, de ces mollusques qui restent figés dans un traditionnalisme intransigeant, déclaraient, en hochant tristement la tête:
—Autrefois, on dansait le tango, le fox-trot et le charleston... C'était familial, c'était gentil. Maintenant, on danse la bambara et la nyam-nyam. En quels temps vivons-nous...
Puis la poudre chocolat fut remplacée par la poudre noire—pas explosive, heureusement,—et nos jolies incroyables parurent à Longchamp, le jour du Grand Prix, avec un épiderme couleur d'encre.
Beaucoup de ces petits nez bien parisiens étaient percés et supportaient un large anneau de bronze signé Lalicoco, le délicat bijoutier d'Oudfidji.
La Comédie-Française jouait Les mangeront-ils? grand drame écrit en style nègre par un jeune auteur qui défendait avec talent l'anthropophagie... Au souper de centième, quelques critiques vieux jeu furent servis avec une sauce au piment: les convives les trouvèrent un peu coriaces. En politique, les mœurs de l'Afrique Centrale l'emportaient. Les partis étaient devenus des tribus qui se faisaient la guerre, non pour des idées, mais pour des noix de coco et des assiettes remplies de beurre de palmes. Les chefs de ces tribus avides s'entouraient de «griots», manières de sorciers dont les grimaces et les pirouettes attiraient la foule des simples électeurs. Chaque tribu avait ses fétiches,—sortes de bons dieux de bois qu'on adorait à dates fixes et dont on citait avec admiration des mots historiques, d'ailleurs forgés de toutes pièces.
Le spectacle de la Chambre, les jours de grande interpellation, avait évidemment un caractère des plus botocudos. Ces hommes, qui hurlaient en gesticulant comme des fous, imitaient admirablement les grands orateurs de l'Afrique Equatoriale. Peut-être même exagéraient-ils un peu, car un chef nyam-nyam, qui assistait à une de ces séances de mabamboulisme, déclara, un peu scandalisé:
—Palabre m'tapa Somoutali palabre toti.
Ce qui, paraît-il, voulait dire:
—Nos palabres sont infiniment plus dignes que les vôtres!
Les arts se botocudifiaient de plus en plus. Seuls passaient pour avoir du talent les peintres qui barbouillaient de couleurs crues des morceaux de cotonnades tendus dans des cadres de bambou; les sculpteurs copiaient les fétiches qui avaient remplacé, au musée du Luxembourg, les marbres et les bronzes de la vieille école... La prédiction s'accomplit: au Louvre, la Vénus de Milo, ce triomphe du pompiérisme rondouillard, fut supplantée par la Vénus hottentote.
Peu de jours après, le Journal officiel insérait un décret qui supprimait les prix de Rome et les remplaçait par les prix de Roma: la Villa Médicis devenait la Hutte Mossotolou, du nom d'un célèbre mécène congolais qui avait délégué à sa ville natale une collection d'objets d'art indigène.
Ce fut la consécration de l'école nouvelle.
—Soyons nègres! avait dit l'annonciateur de cette victoire des vrais primitifs.
Nous étions, en effet, aussi nègres que possible.
Et, très contents de nous-mêmes, nous nous félicitions d'êtres revenus à la Beauté naturelle, sauvage, parfaitement ignorante, purement instinctive.
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Mais l'humanité ne s'arrête jamais dans sa marche vers le mieux.
En 1933, l'art nègre tomba, à son tour, dans le pompiérisme. Les Parisiens ne croient pas longtemps aux mêmes fétiches et les Parisiennes aiment que les modes, en se suivant, se contredisent.
Des esprit audacieux avaient découvert, dans le passé, trois maîtres extravagants, baroques, presque inintelligibles,—enfin, des phénomènes bien faits pour réussir dans le monde des snobs.
Et c'est ainsi que, brusquement, les «critiques d'avant-garde», les «artistes indépendants», les «esprits novateurs», enfin les ennemis du vieux jeu, lâchèrent l'art, la littérature et la musique de l'Afrique équatoriale pour ne plus jurer que par Thomas Couture, Ponsard et Boïeldieu.
Le cocotier du Théâtre-Français
Dans certaines îles océaniennes, les indigènes emploient un système assez ingénieux pour supprimer les vieillards encombrants. Ils les font monter au sommet d'un cocotier qu'ils secouent ensuite, vigoureusement. Les macrobites qui lâchent prise et tombent sur le sol sont aussitôt étranglés et mis à la broche. Après quoi, ils font les frais d'un banquet de «jeunes» qui est, d'ordinaire, marqué par la plus franche gaieté.
(Récits de voyageurs.)
Un cocotier vient d'être planté sur la place du Théâtre-Français.
C'est un très bel arbre, dont les larges feuilles, un peu décontenancées sous notre ciel hivernal, se balancent à quinze mètres au-dessus de l'asphalte.
Son inauguration n'a pas manqué de solennité. Les membres de la nouvelle société des «Moins de trente ans», les Fauves du Salon d'Automne, les Montparnos, les Dadas, les Surréalistes, les auteurs dramatiques joués à l'Atelier, les rédacteurs de diverses revues illisibles mais très littéraires, les Canaques des groupements d'avant-garde enfin, les Jeunes, les «petits Jeunes», étaient là et formaient le cercle.
Il y avait aussi quelques-uns de ces quinquagénaires bien conservés qui, en toutes circonstances, s'efforcent de se faire pardonner leur âge en admirant, célébrant, glorifiant les plus inconsistants essais des prétentieux apprentis de l'art et de la littérature: citons nos distingués confrères Paul Souday, Vandérem, Louis Vauxelles, Thiébault-Sisson, etc.
Un éloquent discours fut prononcé par M. André Lang, qui est, comme chacun sait, très jeune.
—Salut, s'écria-t-il, salut, cocotier justicier et vengeur!... Nous comptons sur toi pour nous débarrasser des vieux et mêmes des vieilles... Tu es l'arbre de notre jeunesse, tu es le cocotier de nos légitimes espérances, de nos impatientes ambitions? Nous t'avons planté devant l'une des plus puissantes citadelles de la tyrannie des anciens, des vétérans, des pontifes: cocotier, aide-nous à en finir avec cette gérontocratie dans laquelle nous étouffons... Place aux jeunes! Les vieux, il faut les faire dégringoler... On les aura, après quoi on les bouffera!...
*
* *
M. Silvain fut le premier vieillard qui—à l'aide d'une échelle de pompier—grimpa bon gré mal gré au sommet du cocotier.
Il protesta, non sans quelque grandeur pathétique.
—Songez à mes cheveux blancs... heu! aux services que j'ai rendus... heu... à la Mmmmaison! De mon temps, messieurs, les jeunes respectaient les maîtres... heu... Et puis, est-ce la place du doyen de la Comédie-Française au sommet d'un cocotier? Vous me prenez donc pour un vieux sapajou?
Voyant que toute résistance était vaine, il déclara:
—Je ne veux pas monter sans ma Louise!
Mme Louise Silvain, aussitôt capturée, le rejoignit, non sans peine, au sommet de l'arbre flexible et vertigineux.
Mais des voix de «jeunes» retentirent, impérieuses:
—Et le Bargy?
—Et Mme Piérat?
—Et Mme Segond-Weber?
—Et Mlle Cerny?
Une clameur s'éleva, formidable:
—Et Cécile Sorel?
La malheureuse Célimène—surprise dans son lit historique du quai Voltaire—fut entraînée par une bande de jeunes des trois sexes jusqu'au pied du fatal cocotier.
—Il faut monter, lui dit-on.
—Jusqu'où ne monterai-je pas? répondit-elle fièrement... Mais je ne vois pas l'ascenseur!
Il lui fallut gravir l'échelle, ce qu'elle fit avec décence et noblesse.
M. Le Bargy la suivit, dignement.
M. Émile Fabre, qui sortait du Théâtre-Français et qui demandait en ajustant ses lorgnons: «Que se passe-t-il?» fut saisi et mis en demeure d'escalader à son tour l'arbre des Jeunes.
—C'est complet! fit un critique adolescent... Maintenant, agitez le cocotier.
Et une bande de jeunes comédiens, auteurs, journalistes, etc., se mit en devoir de secouer l'arbre... Leur ardeur était merveilleuse mais, là-haut, ils tenaient bon.
—Plus fort! dit M. Antoine qui assistait à la scène et qui regardait l'infortuné M. Émile Fabre désespérément accroché à une branche fléchissante.
Hélas! les «vieux» devaient finir par lâcher prise... Tous tombèrent, l'un après l'autre sauf M. Émile Fabre qui avait opéré un admirable rétablissement.
Les malheureux furent massacrés, dépecés sur-le-champ au milieu des cris de joie et des acclamations.
Le soir même, ils figuraient, en vedette, sur le menu d'un banquet de jeunes, présidé par M. François-Albert. Pour la première fois, les invités, trouvèrent M. et Mme Silvain excellents: ceux-ci étaient, il est vrai, accommodés à la sauce provençale...
*
* *
Depuis, le cocotier du Théâtre-Français a rendu beaucoup de services à la cause des jeunes, et il continue...
Nous y avons vu monter M. Paul Bourget,—et Francis Carco lui-même aidait à secouer l'arbre. L'auteur de Mensonges n'a dégringolé qu'après une longue résistance.
Citons parmi les «vieux» qui subirent la fatale épreuve la plupart des membres de l'Institut et même de l'Académie Goncourt M. J.-H. Rosny se montra fort étonné quand il se vit au sommet du cocotier:
—Et moi, soupira-t-il, qui me croyais aimé des jeunes!
Le lendemain, il assistait à son dernier banquet littéraire, mais cette fois en qualité de rôti.
Ces pogroms d'anciens ont fait de nombreuses victimes... Mais la limite d'âge baisse à vue d'œil. Des écrivains, des artistes de soixante, de cinquante, de quarante-cinq, de quarante sont hissés au sommet du cocotier et finissent, malgré leur résistance, par tomber au milieu du cercle formé par les jeunes, les petits jeunes aux longues dents...
Puis ces loups vous les croquent avec un bruit joyeux de mâchoires puissantes et d'os broyés... Quel appétit! Il est vrai que ce tendron d'Abel Hermant est délicieux. Goûtez-moi de ce cuissot de Pierre Veber? Reprenons de cette tête de Francis de Croisset. Que dites-vous de ce râble de Vautel?
Et voici que montent sur le cocotier Sacha Guitry, Pierre Benoît, Henri Béraud lui-même... Les cannibales qui les attendent en bas ont vingt ans à peine et ils secouent l'arbre avec un entrain, une vigueur incroyables.
Hardi, les jeunes!... Mais vous y grimperez à votre tour, sur le cocotier et peut-être plus tôt que vous ne croyez.
À la lanterne, les aristarques!
M. Louis Forest, auteur d'un Faust odéonien qui ne ressemble pas du tout à celui de l'Opéra, se plaint amèrement de la sévérité des critiques qu'il traite d'«ignares» et qu'il voudrait voir à tous les diables, y compris Méphistophélès.
MM. Armont et Gerbidon, auteurs de Jeunes filles de palace, ont exclu M. André Beaunier de leur répétition générale, sous prétexte que cette vieille perruque se montre systématiquement hostile à leurs productions. Sur ce, chichis du cercle de la critique qui n'admet pas une telle proscription... Pareils à Perrin Dandin, ses membres veulent aller juger: pour un peu, ils déclareraient qu'en n'envoyant pas de «service de générale» à un critique, MM. Armont et Gerbidon se sont rendus coupables d'un odieux attentat à la liberté du travail.
M. Sacha Guitry, mécontent d'un propos tenu par le critique Nozière, lui a répondu avec quelque vivacité.
D'autres incidents ont mis aux prises auteurs et critiques... MM. Antoine, Max Maurey, Paul Souday, Henri Bidou, etc., sont intervenus et ont donné leur avis avec tout le sérieux qui convient à ces fariboles.
D'une façon générale, on peut résumer comme ceci les opinions émises dans les deux camps:
1º Tous les auteurs ont horreur de la critique (sauf quand elle leur est favorable, bien entendu).
2º Tous les critiques estiment que leurs «papiers» sont indispensables, que le public les attend avec impatience, les lit avec voracité, que, sans eux, l'art dramatique tomberait bientôt dans le trente-septième dessous—car il est déjà dans le trente-sixième—que les droits de la critique sont imprescriptibles, inaliénables et qu'ils devraient être reconnus par la Constitution.
Mille choses, parfaitement sensées et d'ailleurs contradictoires, peuvent être dites sur un conflit qui dure depuis qu'il y a des hommes de lettres et qui écrivent des pièces de théâtre ou des articles de critique, souvent même ceux-ci et celles-là.
Prenons donc part à cette querelle tragi-comique qui rappelle assez celle du Lutrin.
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* *
Les auteurs dramatiques se plaignent? De quoi? Est-ce que la mariée serait trop belle?
Le moindre de ces privilégiés fait jouer un banal vaudeville dans un théâtricule; le lendemain de la première, tous les journaux de Paris consacrent à son «œuvre» de longs articles, et il ose se plaindre de son sort?
Mais ce garçon devrait, au contraire, remercier les dieux qui lui ont permis d'entrer dans une carrière où, dès la première tentative, on est assuré d'une telle réclame! Même si la critique l'a traité sans indulgence, elle a parlé de lui: tout plutôt que le silence, d'autant plus que, même éreintée, une bonne pièce fera, contre vents et marées, son chemin.
J'estime que les auteurs dramatiques sont les enfants gâtés de la critique. Songez donc, les plus orgueilleux aristarques se déplacent, tous en chœur, de leur personne, pour aller entendre la plus négligeable pièce! Bien mieux, ils protestent quand ils ne sont pas invités! Que veulent-ils donc, ces auteurs insatiables, à qui le succès apporte la fortune et qui trouvent même le moyen de devenir célèbres en collectionnant les fours?
Heureux dramaturges, comparez plutôt votre sort à celui des faiseurs de livres.
Je ne parle pas des historiens, des philosophes, des essayistes qui n'ont pas à compter sur trois lignes dans les journaux. Mais les romanciers, eux-mêmes, ne peuvent espérer, en fait de comptes rendus, que les rares «papiers» de leurs amis et connaissances... Ah! le cercle de la critique littéraire ne songe guère à créer, comme le cercle de la critique dramatique, un incident chaque fois qu'un de ses membres n'a pas été invité à donner son avis sur la dernière production de Chose ou de Machin! Bien au contraire, ce tribunal est composé de juges qui préfèrent être négligés, oubliés, récusés par leurs justiciables...
S'il m'est permis de citer un cas personnel, je vous raconterai l'histoire de Mon curé chez les Riches, roman et de Mon Curé chez les Riches, pièce de théâtre.
Mon bouquin n'a obtenu, dans la presse, que de très rares et très brefs comptes rendus. Nulle conspiration du silence, évidemment, mais enfin, nul empressement non plus. Un roman, s'il n'a pas obtenu un prix dit littéraire ou s'il n'est pas écrit par un de nos cinq ou six «hommes de génie» pour quinze cents personnes, n'a aucune chance de retenir l'attention de nos Sainte-Beuve en réduction et en simili.
Or, de ce livre, deux auteurs dramatiques firent une pièce. Et cette pièce obtient aussitôt, dans tous les journaux et revues de France et de Navarre, sans parler des publications étrangères, d'innombrables et copieux articles... Si je les avait gardés, j'aurais de quoi en remplir plusieurs caisses! Mais les «papiers» inspirés par le livre tiendraient à l'aise dans un porte-cartes...
Écrivains de théâtre, mes amis, ne vous plaignez pas: il n'y en a que pour vous!
*
* *
Autre question souvent discutée:
—Un auteur peut-il être aussi, décemment, critique?
Les auteurs qui ne tiennent aucune férule répondent:
—Non... La lutte pour la vie est si féroce au théâtre qu'un critique usera, inévitablement, de son influence pour faire ses affaires d'auteur. Il éreintera ses rivaux, il flattera les directeurs qui le jouent ou s'efforcera de démolir ceux qui refusent ses manuscrits. L'auteur malheureux sera un critique amer, injuste, méchant... Et s'il a du succès, il n'en trouvera pas moins haïssable celui des autres!
Les auteurs-critiques répondent:
—Calomnies! Nous sommes purs, nous sommes sincères, et même nous sommes bons!... Car nous connaissons les difficultés du théâtre, nous ne sommes pas des théoriciens chercheurs d'absolu et le souvenir des batailles que nous avons livrées ainsi que le souci de celles que nous livrerons encore, nous incitent plutôt à l'indulgence qu'à la sévérité. Craignez plutôt les critiques qui ne font pas de pièces mais qui, d'ailleurs, en feraient volontiers, s'ils osaient ou s'ils pouvaient... C'est dans leurs rangs que vous trouverez les aigris, les envieux, les malfaisants: mal nourris dans un sérail dont ils connaissent les détours, ces eunuques aiment à étrangler, dans les coins, les auteurs qui leur paraissent trop heureux!...
Je crois, pour ma part, qu'il y a d'excellents critiques-auteurs et de très bons, très justes critiques qui ne sont que critiques.
S'il me fallait répartir en deux grandes catégories les neveux de feu Sarcey, voici comment je m'y prendrais:
1º Il y a les critiques qui aiment le théâtre;
2º Il y a les critiques qui n'aiment pas le théâtre.
Les premiers sont toujours bienfaisants, même dans l'injustice ou l'incompréhension. Les autres sont des ennemis dangereux pour tous les auteurs, même et surtout pour ceux qu'ils louent.
Soixante-six auteurs à la recherche d'un public
Ils sont soixante-six auteurs dramatiques, plus ou moins jeunes, plus ou moins ignorés, qui viennent de se former en colonne d'assaut pour briser la résistance des directeurs de théâtre et s'installer à leur tour, dans la forteresse du succès.
Voulant être conduits par un général éprouvé, ils ont très logiquement fait appel à notre confrère Henri Bidou, qui s'est illustré comme stratège pendant la guerre. M. Bidou n'a pas son pareil, en effet, pour raisonner sur l'art de vaincre: les enveloppements d'ailes, les formations en profondeur, les cheminements, les infiltrations, les offensives-défensives, les défensives-offensives, les attaques, les contre-attaques, les têtes-de-pont, etc., etc., n'ont pas de secrets pour ce Jomini des salles de rédaction... Il était tout indiqué pour conduire au feu de la rampe la phalange des soixante-six auteurs, car le succès se conquiert, et surtout sur la scène, par une série d'opérations qui ressemblent assez aux marches, contre-marches, défilements, ruées soudaines, traîtrises, victoires éclatantes, désastres sans nom qui sont au programme du théâtre de la guerre.
M. Henri Bidou, porté au commandement par le vœu unanime des soixante-six auteurs, s'est chargé de la besogne la plus délicate, la plus ingrate, la plus dangereuse aussi.
—Je lirai, a-t-il déclaré, les manuscrits et c'est moi qui désignerai les œuvres dignes d'être représentées.
Les mots me manquent pour exprimer l'admiration que m'inspire un tel geste.
Lire des manuscrits, c'est déjà très courageux, très beau (j'ai grand peur des manuscrits et c'est pourquoi, sans doute, je finirai directeur de théâtre). Mais jouer le rôle de juge unique au milieu de soixante-six dramaturges pareillement orgueilleux, ambitieux et pressés d'être joués, c'est de l'héroïsme.
Monsieur Bidou, je salue en vous une manière de saint et même de martyr... Volontairement, vous vous infligez un travail sans joie et sans profit et vous vous exposez aux haines les plus atroces, aux vengeances les plus cruelles. Chaque fois que vous aurez choisi un auteur, vous vous ferez soixante-cinq ennemis... Vous arriverez même à vous en faire soixante-six, car vous les désignerez tous, l'un après l'autre, et votre position, au milieu de ces jeunes loups, sera affreuse. Monsieur Bidou, vous finirez par être dévoré. Mais vous le savez, vous prévoyez votre sort lamentable et, avec un sang-froid émouvant, vous lisez des comédies, des drames, des tragédies.
Des tragédies? La plus pathétique, la plus effroyable, sera celle où vous jouerez le rôle de victime sacrifiée sur l'autel des vanités et des rancunes littéraires.
*
* *
Je voudrais croire au succès de l'entreprise de ces soixante-six «jeunes», qui se heurtent, en effet, dans leur progression, vers les positions ennemies, aux réseaux de «barbelés», aux tranchées puissamment organisées du théâtre contemporain. Je déteste autant qu'eux les directeurs à la Bordenave et leurs «combinaisons boulevardières»: je voudrais, tout comme eux, voir la scène française enfin débarrassée de ses auteurs à façon, de ses avilisseurs de l'esprit public, de ses mercantis. Mais encore faut-il les combattre de la bonne manière... Et je crains que celle des soixante-six ne soit la mauvaise,—encore qu'ils marchent sous le commandement du général, voire du maréchal Bidou.
D'abord, ils sont trop.
Soixante-six auteurs incompris et méconnus?
C'est impossible. Et si c'était vrai, cela se saurait.
Il n'y a jamais eu, en même temps, aux plus belles époques du théâtre, soixante-six dramaturges dignes du succès... Et surtout, il n'y a jamais eu soixante-six auteurs à la fois incompris et capables d'écrire de bonnes pièces, jouables et injouées! Je pense qu'une telle entreprise, bien loin de diminuer le nombre des méconnus, ne peut que l'augmenter... Elle attire, elle recrute elle rassemble, autour de quelques rares auteurs qui n'ont besoin de personne pour arriver, de pauvres diables plus riches d'illusions et de vanité que de talent: elle crée des vocations de ratés.
Sur ces soixante-six syndiqués, il y en a peut-être soixante qui, pour des raisons diverses, doivent rester en route... Que dis-je? Ce serait admirable, ce serait prodigieux-si d'une telle cohue sortaient six «as» capables d'obtenir, dans de vrais théâtres, devant le vrai publie, de vrais succès.
Mais ces «auteurs de demain» seraient sortis tout seuls. Je me demande même si leur adhésion au groupement des soixante-six ne risque pas de les retarder... Ils croient prendre un raccourci et ils vont peut-être perdre du temps.
Car, au théâtre plus qu'ailleurs, il est imprudent de se ranger parmi les méconnus, les incompris, les malchanceux qui attendent leur revanche d'on ne sait quelle justice immanente.
Le théâtre est le royaume des heureux; il faut faire figure de veinard et y parader avec le sourire. Les directeurs n'aiment pas les victimes toutes faites: ils se chargent de les faire eux-mêmes.
C'est donc une erreur d'avoir baptisé: «Théâtre des Jeunes auteurs», cette salle où les soixante-six vont s'efforcer d'attirer un public et même—cette ambition les honore—le public.
Les «jeunes», le «Théâtre des Jeunes».... Mauvais cela! On pense à des apprentis, à des-débutants maladroits, on redoute des excentriques, des incohérents, des hurluberlus, des incompréhensibles. Tant de «Jeunes» affectent de mépriser la foule, cette foule sans laquelle le théâtre ne peut vivre ni matériellement, ni intellectuellement!
Et puis, de quoi donc est fait, sauf exceptions, le public qui, le soir, paye sa place au guichet? De femmes qui «veulent aller voir ça» et d'hommes qui les accompagnent. Ce sont les femmes qui font le succès des pièces, comme d'ailleurs le succès des romans. Combien en est-il qui décideront tout à coup d'aller au «Théâtre des jeunes auteurs»? Nous le verrons bien... Mais il y en aurait, certes, beaucoup plus si ce théâtre portait un nom moins inquiétant... Je ne sais pas, mais je l'aurais plutôt appelé «Théâtre des meilleurs auteurs», ou «Théâtre des Illustres», ou «Théâtre des Maîtres contemporains».
Sans compter que cela n'aurait pas déplu à la plupart des soixante-six...
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* *
Et maintenant, permettez-moi de faire une prédiction: il y a, quelque part, de jeunes auteurs de génie et même de talent, qui, demain, feront rire, pleurer, rêver le public et seront les rois nouveaux du théâtre éternel. À eux le succès, la gloire, la fortune et le reste!
Où sont-ils? L'un est peut-être chansonnier à Montmartre, comme le fut Maurice Donnay; l'autre est à la Bourse comme y fut Mirbeau; le troisième fait des mots de la fin dans les gazettes comme Alfred Capus; il en est même qui se contentent de faire la noce comme Henry Bernstein... Ces vainqueurs ne sont d'aucune chapelle, ne se soucient en rien des critiques à quatre dimensions, ne rêvent pas d'être joués, au «Théâtre des Jeunes», et il ne leur viendra probablement jamais à l'idée de soumettre leurs pièces à l'excellent M. Bidou.
Plus passionnant que les mots croisés
Je viens de rencontrer dans l'allée centrale du vieux parc de Vichy, mon ami Célestin qui a de plus en plus le chic anglais.
—Quel drôle de pantalon tu portes-là! lui dis-je familièrement... On pourrait loger dedans une famille nombreuse.
Célestin me répondit avec un léger accent britannique—il est de Romorantin—mais fréquente assidûment le cirque Médrano:
—Mon cher, c'est le pantalon Oxford... D'où sortez-vous donc?
Puis, mystérieusement:
—J'arrive d'Angleterre... Il y a du nouveau...
—Ah! Les dettes interalliées... l'accord naval...
—Bagatelles! Non, une nouveauté sensationnelle qui fera, cet hiver, fureur à Paris.
—Qu'est-ce que c'est?
—Un jeu... Ah! ces Anglais! Nous leur devons déjà le tennis, le football, le footing, le coursing...
—Ils ont encore inventé un sport?
—Cette fois, il s'agit d'un jeu de société comme le puzzle et les mots croisés. Tu sais que les mots croisés nous viennent d'Angleterre?
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* *
L'anglomanie de Célestin m'agace un peu. Je m'exclamai:
—Les mots croisés? Mais ce sont, à peine modifiés, les bons vieux carrés syllabiques qui, de tout temps, en France, ont fait la joie de l'œdipe du café du Commerce! Le puzzle, c'était notre casse-tête chinois, antique comme le Pont-Neuf. Le tennis, c'est l'ancien jeu de paume de nos rois. Le football...
Mais Célestin ne veut pas en entendre plus long.
—Jamais de la vie! En tout cas, le jeu dont je te parle est bien anglais. Il a été inventé tout récemment Ramsgate (mon ami prononce «Raïmsgaïte» avec un accent clownesque) par le duc de Connaught!
—En quoi consiste-t-il?
—Je réunis demain soir, au «Royal» quelques amis... Nous ferons quelques parties. Viens défendre ta chance... Tu verras, c'est très amusant, A very original play, indeed!
*
* *
Je suis allé au «Royal». Dans un salon réservé, Célestin avait réuni quelques amis et amies, que j'avais d'ailleurs rencontrés autour des sources.
—Plaçons-nous, dit-il avec gravité, autour de cette table ovale... La table ovale est de rigueur. Peu importe le genre du bois. De même pour le tapis. Connaught le conseille vert et blanc, mais ce n'est pas une règle formelle. Mesdames, messieurs, asseyons-nous...
—Je suis peut-être en surnombre?...
—Pas du tout, me répondit Célestin... Le nombre des joueurs est variable. Et même plus on est de partenaires, plus c'est intéressant.
Quand nous fûmes installés autour de la table, Célestin apporta une grande boîte d'acajou verni et en tira des cartons rectangulaires qu'il nous distribua, à raison d'un carton par personne.
—Ce sont, expliqua Célestin, les cards (il prononçait cords) et, comme vous voyez, ils sont divisés en cases carrées disposées par rangées de sept... Dans chaque case, il y a un dessin colorié représentant une tête d'animal, dont le nom est indiqué, en anglais, naturellement.
Une petite femme s'écria:
—J'comprends pas l'engliche, moi!...
Célestin fronça le sourcil:
—Madame, vous avez grand tort... Mais, enfin, vous pourrez jouer quand même. Pas besoin de comprendre le mot horse pour reconnaître une tête de cheval... Les dessins sont très explicites par eux-mêmes. C'est même ce qui donne à ce jeu son caractère nettement international. Et les personnes qui ne savent pas lire peuvent gagner tout aussi bien que le directeur du Zoological garden! Et maintenant, commençons... Play!
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* *
Je me récriai:
—Je ne connais pas les règles du jeu!
—C'est en jouant, fit Célestin, qu'on devient joueur. Mais, je vous demande pardon, j'ai oublié de vous distribuer des marques... C'est indispensable!
Et il nous remit, à chacun, une poignée de boutons... Non pas de simples boutons de culotte, mais des boutons d'ordonnance de l'armée anglaise.
Après quoi, prenant un sac de toile verte, orné du blason britannique, il l'agita longuement, y plongea la main, en tira un dé cylindrique d'ivoire et, lui ayant jeté un bref regard, s'écria d'une voix forte:
—Taïgueur!...
—Hein? Quoi? fis-je en sursautant, comme d'ailleurs mes voisins et voisines.
Célestin me montra successivement les deux faces planes du jeton. Sur chacune, il y avait une tête de tigre et même ce mot tiger.
—Vous voyez, prononça-t-il, c'est un tigre...
—En effet.
—Taïgueur en anglais. Maintenant consultez vos cards... Y a-t-il des personnes qui ont, dans leurs cases, une tête de tigre?
—Moi! Moi! Moi! firent des joueurs et des joueuses.
—All right! Couvrez-la avec un bouton... very well. Continuons... Play!
Et Célestin, après avoir secoué le sac, en tira un autre jeton.
—Fiche! Fiche! vociféra-t-il.
—Quelle fiche?
—Tête de poisson... Fish en anglais. Un bouton sur chaque tête de poisson... All right!
Célestin tira du sac un cat (chat), un monkey (singe), un dog (chien), un camel (chameau), un fox (renard), une mouse (souris) ce qui fit même pousser des cris aigus par plusieurs dames de l'honorable société.
*
* *
Du sac de Célestin, autre arche de Noé, sortirent encore, toujours en anglais, un papillon, une moule, un kangourou, un coq, un serpent, une baleine, un veau... Je couvrais d'un bouton chaque tête d'animal correspondante sur ma card. À un moment donné, je m'exclamai:
—Avec cette tête de veau, j'ai une rangée pleine!
Alors, Célestin me dit:
—Criez Quouine!
—Pourquoi Quouine?
—Parce que vous avez gagné et que c'est la règle du jeu. Quouine, cela veut dire «reine» en anglais. Quouine! Quouine!
Je me dressai et avec une belle indignation française, je m'écriai:
—Je ne dirai pas Quouine, je dirai Quine... Car votre jeu anglais, c'est, au fond, notre bon vieux loto familial et national!
Ce à quoi Célestin, très dignement, au milieu de l'approbation générale:
—Pas du tout... Ce jeu n'a rien de commun avec votre stupide loto français et s'appelle d'ailleurs le loting... Et c'est bel et bien une invention de Connaught!
Elle ne l'a pas perdu dans un taxi, comme un banal collier de perles ou comme un tout petit pantalon de soie crème.
Son sexe, elle l'a perdu comme on perd un chat, volontairement, parce qu'elle en avait assez.
Si vous le trouvez, n'allez pas le lui rapporter, en honnête homme que vous êtes. Vous seriez mal reçu. La dame vous dirait:
—Qu'est-ce que vous voulez que je fasse de ça!... Je suis bien trop contente de m'en être débarrassée. Mon sexe? Ah non... Il m'en reste d'ailleurs un peu, malgré tout; et c'est bien ce qui m'embête!
Cette dame, vous la connaissez ou, du moins, vous la rencontrez au théâtre, au restaurant, dans le métro, dans le monde, dans le demi-monde, sur le trottoir, partout... Elle s'appelle Mme Légion (Gaby).
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Pour esquisser son portrait, empruntons les pinceaux d'un de ces peintres à la mode qui ont le mieux compris la Vénus moderne, c'est-à-dire la Vénus extra-plate.
La dame qui a perdu son sexe est à peu près totalement dépourvue de seins et de hanches.
Les seins, dit-elle, ça ne se porte plus. Les hanches, cela tient trop de place... J'ai rompu avec la ligne courbe. Vive la ligne droite! Mon rêve serait d'avoir tout d'un petit jeune homme... Car ce que, jadis, on appelait nos appas ont je ne sais quoi d'humiliant: ils nous rappellent que nous sommes destinées par la nature aux choses ingrates, pénibles et, somme toute, animales, de la maternité. La maternité? Non, mais, pour qui nous prend-on? Aussi la fonction étant supprimée, convient-il d'en finir avec ses organes, du moins avec ceux qui, vraiment, ne servent plus à rien.
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La dame qui a perdu son sexe s'est, naturellement, fait couper les cheveux et dès les premiers jours de cette mode du scalp... Mais, au fur et à mesure que les femmes restées féminines sacrifiaient leurs tresses pour faire comme tout le monde et surtout comme tout le demi-monde, la désexuée gardait son avance: elle se fit tondre à la garçonne. Et maintenant qu'elle voit les simples bourgeoises suivre son exemple, elle songe à s'offrir une gentille petite calvitie qui lui ira sans doute fort bien.
Naturellement, elle fume... Mais la cigarette est bien vieux jeu, même quand on la fume en plein air, à la terrasse d'un café. Alors, à nous le cigare!... On commence à rencontrer des dames, somme toute très distinguées, qui, après dîner, farfouillent dans la boîte aux havanes comme dans une boîte à crottes de chocolat. Et elles vous disent:
—Je les aime très gros et pas trop secs!...
Le jour viendra où la dame qui a perdu son sexe se mettra à fumer la pipe,—une gentille petite pipe qu'elle portera dans son sac, entre le bâton de rouge et le revolver.
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La «libérée» a pris les allures, le ton, le vocabulaire du sexe d'en face.
La mode du smoking féminin n'a trouvé chez elle aucune résistance. Malheureusement la robe est encore de rigueur... Mais tout permet d'espérer que ce souvenir des plus tristes jours de l'histoire de la femme ne tardera pas à disparaître... Pareille à la peau de chagrin, elle se rétrécit, elle s'écourte à vue d'œil. La jupe se meurt, la jupe sera bientôt morte! Et nous verrons l'Ève nouvelle en pantalon: s'il est à la mode d'Oxford, ce sera un vêtement plus chaste que la jupe actuelle. Mais je pense qu'il sera collant... C'est d'ailleurs très rassurant pour les maris. Un pantalon collant, c'est moins pratique pour l'adultère dont Napoléon, grand psychologue, disait:
—Ce n'est qu'une affaire de canapé!
La dame qui a perdu son sexe parle comme les hommes et, cela va sans dire, comme ceux qui parlent le plus mal. Car l'esprit d'imitation, en ce qui concerne le langage, fait toujours grand succès aux vocables les plus vulgaires. C'est le plus mal embouché qui donne le ton...
Notre contemporaine à la page s'exprime donc comme un portefaix ou comme un homme du monde, ce qui, souvent, revient au même. Elle en dit des vertes et des pas mûres... Elle pourrait en remontrer à Mme Angot, car elle a d'autant moins sa langue dans sa poche qu'elle n'a pas de poche.
Déjà, nous connaissions, avant la guerre, la duchesse authentique qui disait:
—Ce soir, je me fous en rose!
La dame qui a perdu son sexe va infiniment plus loin... Et on s'étonne de voir tant d'affreux crapauds sortir de cette bouche charmante.
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En amour, cette désexuée fait l'homme aussi... Entendons-nous: elle ne se consacre pas, nécessairement, au culte mystérieux des prêtresses de Mytilène,—ce ne sera, et, en tout cas, que pour y goûter,—mais elle mêle aux choses de l'amour cette curiosité physique, ce dilettantisme, ce souci de ne pas perdre de temps, ce dédain de tout sentimentalisme superflu qui caractérise de plus en plus la conception de l'amour chez la plupart des hommes.
La dame qui a perdu son sexe le retrouve pour faire la garçonne dans sa garçonnière... Elle «s'envoie» qui lui plaît sans attacher la moindre importance à ce qui n'est pour elle, selon la définition de Chamfort, que l'échange de deux fantaisies et le contact de deux épidermes.
Elle s'est masculinisée au point de ne plus voir dans l'amour que le plaisir... Elle ne recule devant aucun programme. On la voit franchir, la cigarette au bec, les seuils les plus compromettants: ne faut-il pas qu'elle entre partout comme un homme? Les bonnes parties, avec de joyeux camarades qui ont le tact de ne s'étonner de rien finissent en «partouses». N'est-il pas permis de s'amuser un peu? Et pourquoi se gêner entre amis?
La dame a perdu son sexe, mais il n'est pas perdu pour tout le monde. Qui en veut? C'est le moment... Mais dépêchons-nous: les gardes du Bois de Boulogne pourraient venir troubler la petite fête. Ces gens-là fourrent leur nez partout...
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La dame qui a perdu son sexe est un des types de l'après-guerre. Saluons en elle, galamment, le produit de la révolution formidable à laquelle nous assistons et qui est en train de tout chambarder, les États, les fortunes, les idées, les sentiments, les mœurs, les sexes...
Mais voici que la curieuse créature me répond avec une émotion soudaine, inattendue, inespérée:
—C'est votre faute à vous, messieurs, si je suis, si nous sommes ainsi... Car nous ne sommes que par vous et pour vous. Les vraies femmes, simples, naturelles, sont celles qui vous plaisent le moins... Si nous avons modelé notre corps comme vous le voyez, c'est parce que vous l'avez voulu. Et croyez que, pour nous, ce n'est pas drôle. Il faut souffrir pour être plate... Nos allures cavalières, nos audaces, nos excentricités vous séduisent, vous attirent et vous retiennent. Avouez-le, vous aimez ça! Il vous faut des épices, l'amour devient pour vous une cuisine de plus en plus compliquée... Alors que nous reprochez-vous? N'est-ce pas vous qui faites le succès des plus cyniques d'entre nous? Et pourquoi aurions-nous du cœur? Ce n'est pas cela que vous nous demandez...
*
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Elle a peut-être raison.
Et cette révolte nous prouve qu'elle est restée femme, malgré tout.
La dame qui a perdu son sexe le retrouvera demain si nous l'y obligeons: il suffira de le remettre à la mode.
J'ai tort de ne pas emporter mes classiques en voyage. En ce moment, la Belle Hélène, chef-d'œuvre immortel, me fait défaut. C'est donc très approximativement que j'évoquerai la scène où le roi Agamemnon propose à ses invités, Ajax, Achille et autres personnalités bien connues, ces bouts rimés: chaîne, poids, peine, trois.
Vous vous souvenez que c'est Pâris qui sort vainqueur de ce tournoi, premier des Prix Goncourt. Mais le beau berger est le dernier à se faire entendre... Avant lui, un des concurrents a déclamé d'un air inspiré:
Toute chaîne
A deux poids,
Toute peine
En a trois.
Le monarque, président du jury, s'écrie tout d'abord:
—Très bien... c'est très musical... cela flatte l'oreille!
Et après un instant de réflexion:
—Oui, mais qu'est-ce que cela veut dire?... Pourquoi une chaîne a-t-elle deux poids et pourquoi une peine en aurait-elle trois? Ces vers sont idiots, jeune homme! À un autre!...
Si, par hasard, M. l'abbé Brémond, auteur de l'Histoire du sentiment religieux en France et membre de l'Académie française, assiste quelque soir à une représentation de la Belle Hélène, il se lèvera à ce moment-là et s'écriera:
—Pardon, sire!... Ces vers ne sont pas idiots du tout... Ils sont admirables justement parce qu'ils ne signifient rien: c'est le premier essai de poésie pure!
Après quoi, je pense, le garde municipal de service, casqué comme Achille, le fera sortir vivement.
*
* *
M. l'abbé Brémond—qui doit bien dédaigner la poésie simple et populaire de l'Evangile—s'est fait l'exégète de cette poésie pure, ou soi-disant pure, dont tout le monde discute mais que personne ne lit, d'autant plus qu'elle ne se vend que sous forme de plaquettes extrêmement coûteuses.
Mais qu'est-ce donc que la «poésie pure»?
C'est une poésie qui s'enorgueillit de n'avoir aucun sens précis, qui emploie les mots non pour ce qu'ils signifient exactement, mais pour leur sonorité, peut-être aussi pour les images lointaines, vagues, capricieuses qu'ils évoquent dans le subconscient, etc., etc. M. l'abbé Brémond a tenté d'expliquer ces choses inexplicables en des «éclaircissements» qui ont fait l'obscurité complète sur la question.
La poésie pure est à l'autre pôle de celle de Victor Hugo, d'Alfred de Musset, d'Alfred de Vigny et de tous les poètes qui ont fait du vers l'expression voulue et rythmée d'une pensée ou, tout au moins, d'un sentiment. Elle réprouve, abomine, méprise le programme bourgeois du bon vieux Boileau:
Et mon vers, bien ou mal, dit toujours quelque chose.
La poésie pure ne dit rien et ne veut rien dire. Elle a parfois les rimes, mais elle n'a jamais de raison. Elle emploie encore des mots français, mais l'abbé Brémond lui prédit un tel avenir, lui ouvre une telle carrière dans je ne sais quel néant traversé d'ondes musicales que, sans doute, elle finira par s'exprimer avec de simples sons, de vagues onomatopées qui ne figurent pas dans le dictionnaire de l'Académie française.
Nous lirons des «vers» de ce genre:
Ziou-Miou-Fiou-Tsamoul-Pia-Piu-Pio
Mali-Mala-Malou... Foutamarafichou
Sizurmio
Tatachouchou!...
Et ce sera un chef-d'œuvre—le chef-d'œuvre peut-être—de la poésie pure, car la poésie pure trouve toujours une plus pure qui l'épure. Au surplus, lisez ces «vers» à haute voix, lentement, en appuyant sur certaines syllabes, en syncopant à certains endroits et vous constaterez que c'est très musical...
Avec un peu d'imagination, vous trouverez même que c'est très évocateur... Seulement, c'est à vous d'évoquer ce qui vous fait plaisir: le poète pur ne se charge pas du tout de vous guider dans le royaume des mirages, des souvenirs, des nostalgies, des rêves. Il compte sur votre subconscient...
Mais avec votre goût bien français, bien béotien, de la clarté, vous vous écriez, tel Agamemnon:
—En effet, c'est musical, cela flatte l'oreille... Seulement cela ne veut rien dire!
Ce à quoi je vous répondrai:
—Lisez les vers de M. Paul Valéry, le nouvel immortel, et vous constaterez qu'ils ne disent rien non plus, bien qu'ils prétendent le dire en français!
*
* *
Est ce donc que la Muse doit être une personne avant tout raisonnable, élevée à l'école de Boileau? Je ne le crois pas non plus... Entre le vers insignifiant, puisqu'il ne signifie rien, que préfère l'abbé Brémond et le vers plat qui n'est que de la prose rimée, je n'hésite pas: j'en choisis un troisième, le vers qui exprime dans une langue intelligible un sentiment.
La raison et la musique verbale ne peuvent suffire à la poésie... C'est par l'émotion qu'elle vit et tout le reste n'est que littérature.
J'ai recopié des vers de Charles Nodier qui me paraissent très bien dire ce qu'il faut dire sur une question certes moins palpitante que celle du change ou du logement, mais dont l'importance est grande, car il s'agit tout bonnement de la défense de la clarté, du goût, de l'esprit français contre une bande d'esthètes sans race et souvent même sans sexe:
«Tout bon habitant du Marais
Fait des vers qui ne coûtent guère.
Moi, c'est ainsi que je les fais,
Et si je voulois les mieux faire,
Je les ferois bien plus mauvais.»
C'est ainsi que parlait Chapelle,
Et moi, je pense comme lui.
Le vers qui vient sans qu'on l'appelle,
Voilà le vers qu'on se rappelle.
Rimer autrement, c'est ennui.
Peu m'importe que la pensée
Qui s'égare en objets divers,
Dans une phrase cadencée
Soumettre sa marche pressée
Aux règles faciles des vers;
Ou que la prose journalière
Avec moins d'étude et d'apprêts,
L'enlace, vive et familière,
Comme les bras d'un jeune lierre,
Un orme géant des forêts,
Si la manière en est bannie
Et qu'un sens toujours de saison
S'y déploie avec harmonie,
Sans prêter les droits du génie
Aux débauches de la raison!
La parole est la voix de l'âme,
Elle vit par le sentiment;
Elle est comme une pure flamme
Que la nuit du néant réclame
Quand elle manque d'aliment
Elle part, prompte et fugitive,
Comme la flèche qui fend l'air,
Et son trait vif, rapide et clair,
Va frapper la foule attentive,
D'un jour plus brillant que l'éclair.
Si quelque gêne l'emprisonne,
Défiez-vous de son lien.
Tout effort est contraire au bien,
Et la parole en vain foisonne,
Sitôt que le cœur ne dit rien.
Le simple, c'est le beau que j'aime,
Qui sans frais, sans tours éclatants,
Fais les charmes de tous les temps.
Je donnerais un long poème
Pour un cri du cœur que j'entends.
En vain, une muse fardée
S'enlumine d'or et d'azur,
Le naturel est bien plus sûr.
Le mot doit mûrir sur l'idée
Et puis tomber comme un fruit mûr.
Ces simples vers du bon Charles Nodier valent beaucoup plus—à mon sens—que toutes les prétentieuses absconneries chères à l'abbé Brémon et à son ennemi Paul Souday.
Un beau matin, les murs de Paris furent couverts d'affiches dont voici le texte:
Écrivains!
Depuis assez longtemps vous êtes les vrais parias de l'après-guerre.
La République, qui se dit athénienne, vous ignore.
Les éditeurs, directeurs de journaux, de théâtre, etc., vous exploitent.
Vous seuls, parmi les travailleurs, n'avez pas vu vos ressources s'accroître au fur et à mesure que montait le prix de la vie.
Vous souffrez et vous vous taisez. Ou si vous parlez, c'est au milieu de l'indifférence, parfois des sarcasmes, d'une société où le nouveau riche, le mercanti sont rois.
En voilà assez!
Vous êtes des hommes de lettres.
C'est bien, mais cela ne suffit pas: prouvez que vous êtes des hommes!
Écrivains!
Tous debout pour la défense de nos droits qui ne sont pas seulement d'auteur!
L'heure de la lutte a sonné.
Venez tous à la grande réunion organisée pour samedi prochain, à neuf heures du soir, à la salle des Mille-Colonnes, rue de la Gaîté.
des décisions énergiques seront prises!
Le secrétaire du groupement
des écrivains mécontents
(Signé) Séraphin Plumoiseau,
officier de l'instruction publique.
Le samedi suivant, dès sept heures, la rue de la Gaîté était envahie par une foule compacte dont les flots ne tardèrent pas à inonder tout le quartier.
On peut estimer qu'il y avait là cent mille hommes et femmes de lettres, celles-ci dans la proportion d'un bon tiers. Romanciers, poètes, auteurs dramatiques, journalistes, etc., piétinaient en échangeant les propos les plus amers sur les temps difficiles... Déjà, la salle des Mille Colonnes—tout indiquée pour une réunion où devaient abonder les journalistes—était archi-comble. Impossible d'y faire entrer un seul écrivain, si amaigri qu'il fût par les privations.
Enfin, la séance commença. Elle fut longue, bruyante, orageuse. Vingt-neuf discours furent prononcés, tous plus véhéments les uns que les autres. Un seul eût pu suffire, car ils exprimaient tous la même idée:,
—Nous avons assez demandé, imploré, supplié... De nos jours mieux vaut violence que douceur. Assez de phrases bien que nous en vendions. Proclamons la grève, la grève générale et à outrance des écrivains!...
La grève fut décidée à l'unanimité.
Georges Pioch, qui avait parlé plus longtemps à lui tout seul que les vingt-huit autres orateurs réunis, s'écria au milieu d'une ovation indescriptible:
—Cessons d'écrire et nous vaincrons... Dès ce soir, je me croise les bras autant que ma rotondité me le permet. Personne ne lira, demain, d'article de Georges Pioch. Nous verrons combien de temps le public supportera cette privation!
*
* *
À vrai dire, la grève des écrivains ne fut pas générale. Maints pauvres diables de journalistes, après l'avoir votée, se dirent: «C'est très joli, mais si le patron me flanquait à la porte? La profession est encombrée et ce ne sont pas les remplaçants qui manquent.»
Les rédacteurs en chef ne se crurent pas non plus obligés de suivre le mouvement. Étaient-ils du même côté de la barricade que les grévistes?
—Et puis, dirent-ils, c'est quand l'équipage abandonne le travail, que le pilote doit veiller au grain... Avant tout, que le journal paraisse!
Il parut—car les typos et les imprimeurs n'avaient pas abandonné le travail au nom d'une solidarité impossible avec des intellectuels qui, à leurs yeux, étaient des bourgeois.
Il parut et rien n'était changé dans son aspect, dans sa rédaction. L'article du député ou du sénateur était à sa place, la première, comme d'habitude... Le reportage sur les inondations, le «filet» sur le «règlement de la paix», les «papiers» sur la crise financière, sur la disette de logements vacants, sur le mendiant trouvé mort de faim et de froid avec 37.000 francs en pièces de cent sous dans sa besace, sur le dix-huitième divorce de Jessie Blackburn, la star américaine, sur les troubles en Chine, sur la mauvaise foi allemande, etc.—toute cette copie sensationnelle remplissait les colonnes comme si de rien n'était.
Que s'est-il donc passé? Des traîtres avaient-ils rafistolé leur plume après l'avoir brisée?
Non... Le rédacteur en chef avait tout bonnement republié des articles découpés dans des journaux de l'année précédente. Rien de nouveau sous le soleil! L'actualité tourne infatigablement dans le même cercle. Les journaux se suivent et se ressemblent.
Mais le compte-rendu de la Chambre?
On vous le prit dans le Journal officiel dont les collaborateurs oratoires ne chômaient pas.
Mais le compte-rendu des procès?
Les avocats le firent eux-mêmes en n'oubliant pas leur petite réclame personnelle.
Mais le compte-rendu des séances de l'Institut?
D'illustres savants le téléphonèrent en donnant tant de détails qu'il fallut couper la communication.
Les agences d'informations françaises et les agences étrangères, profitant des circonstances, prodiguèrent à la presse parisienne leurs télégrammes palpitants sur la santé de la reine de Malabar, la crise ministérielle mexicaine, etc...
Dans chaque journal, il y avait un stock formidable de manuscrits qui, n'ayant pas été insérés, n'avaient pas été rendus. On vous les déterra... Il y avait là de remarquables papiers sur le drame de Meyerling, sur la disparition de Jean Orth, sur la blanchisseuse et le perruquier de Stendhal, sur le serpent de mer, etc.
—Nous sommes sauvés! dit chaque rédacteur en chef. Nous avons de quoi faire cinq cents canards... Je crains même de manquer de place!
Au surplus, il y avait cent cinquante candidats-rédacteurs dans l'antichambre... Tous les fonctionnaires qui noircissent de leur prose le papier de l'administration, tous les messieurs et dames riches qui, ne sachant comment tuer le temps, veulent assommer le public avec leurs productions littéraires, tous les militaires qui transforment leur sabre en stylographe, et même, ce qui est plus difficile, en machine à écrire, tous ceux et toutes celles qui se sentent quelque chose là, tous les amateurs et amatrices apportaient de la copie.
De la copie à n'importe quel prix et même, à la rigueur, pour rien.
Que dis-je, il y en avait qui était accompagnée de billets de banque!
*
* *
Cependant, chez les éditeurs, la même légion d'amateurs se présentait, armée de manuscrits en tous genres, y compris l'ennuyeux.
En une seule matinée, cinquante-trois officiers de marine offrirent à Albin Michel cinquante-trois romans qui racontaient tous l'histoire d'une femme de couleur aimée puis abandonnée par un blanc. Cela s'appelait Madame Fleur-de-Lotus, Madame Boudoubou, Madame Y-a-bon, etc., etc. Et cent dix-huit femmes du monde proposèrent, le même jour, à Bernard Grasset, trois cent vingt-deux romans (elles sont très fécondes au point de vue littéraire) intitulés: Jouisseuse d'amour, Les souvenirs d'un matelas, Sexe inassouvi, Baiser et mourir, La caresse secrète, Je suis nue, etc., etc.
Bernard Grasset les flanqua d'ailleurs toutes à la porte, en leur disant:
—Ce n'est pas mon genre!
Quant aux théâtres, jamais ils ne furent aussi encombrés de manuscrits.
—N'en jetez plus, dit Bordenave, la cour est pleine... Et le jardin aussi!
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Georges Pioch n'écrivait plus,—et pas un député ne songeait à interpeller le gouvernement sur cette catastrophe nationale!
Il ne fut même pas question de faire appel à la Ligue Civique ou à la troupe pour remplacer les romanciers, poètes, auteurs dramatiques et journalistes défaillants!
En vérité, tout le monde se moquait parfaitement de la littérature et des littérateurs. Or, qu'est-ce donc qu'une grève qui ne prive pas le public d'un service ou d'un produit indispensable?
Les malheureux écrivains étaient vaincus d'avance. Ils le comprirent, n'insistèrent pas, et reprirent le chemin de leurs usines, où ils eurent d'ailleurs beaucoup de mal à se faire réembaucher.
Ce titre n'est pas de moi, il est de mon confrère et ami de vieille date Valmy-Baysse, mais je le trouve si bien que je le réimprime, en aussi gros caractères que possible.
Pourquoi donc faut-il qu'elle crève, cette pauvre diablesse de littérature?
Pour sauver sa dignité qui me paraît diablement compromise.
Et par qui?
Par les littérateurs.
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L'excellent Georges Lecomte est un de ceux qui ont le plus fait, sans le vouloir, sans le savoir, pour humilier la littérature, pour l'abaisser devant nos contemporains.
L'hiver dernier, me trouvant à Nice, j'ai entendu, dans un cercle composé de bons bourgeois, commerçants, industriels, avocats, médecins, etc., une conférence de M. Georges Lecomte.
De quoi parlait donc M. Georges Lecomte qui parle d'ailleurs fort bien?
De la misère des gens de lettres.
Pendant une heure, M. Georges Lecomte décrivit en termes pathétiques, l'effroyable situation des écrivains brimés par la société d'après-guerre. Il représenta la plupart de ses confrères sous l'aspect de parias lamentables, obligés, pour ne pas mourir de faim, de travailler cinq fois plus (je n'invente rien) qu'avant 1914...
—Le croiriez-vous? s'exclama l'orateur, il y a des romanciers qui ne gagnent même pas de quoi s'offrir le mois de vacances à la mer dont ils ont cependant tant besoin!... Nuit et jour, ils sont enchaînés à leur table de travail où, prenant leur cervelle de leurs deux mains amaigries, ils noircissent de la troisième des pages, encore des pages, toujours des pages... Existence de forçats! Destinée affreuse! Honte de notre époque!... Et notre république soi-disant athénienne ne fait rien pour ces malheureux! Et le public se désintéresse de leur sort! Et vous-mêmes qui m'écoutez, cela vous est peut-être égal! (Vifs applaudissements.)
En effet, les auditeurs de M. Lecomte ne paraissaient pas touchés du tout. Il n'y avait peut-être que moi dans la salle (le conférencier était sur la scène) qui ressentais quelque émotion...
Seulement, cette émotion, c'était de la gêne, c'était ce sentiment qu'on éprouve quand on voit livré à la curiosité publique, le secret d'existences difficiles, sans doute, mais fières et dignes, rebelles en tout cas à une pitié d'ailleurs toute platonique.
Non, les bons bourgeois qui étaient là ne s'attendrirent pas sur le sort des martyrs de l'écritoire. Je les entendis, après la conférence, tenir ces propos:
—Travailler cinq fois plus qu'avant la guerre? Ah! ça, ils ne faisaient donc pas grand'chose en ce temps-là!
—Qui les oblige à écrire des romans si la littérature ne les nourrit pas?
—Qu'est-ce que vous voulez que nous y fassions? Faut-il donc que l'Etat entretienne les gens de lettres incompris, méconnus, malchanceux?
—Pourquoi ne s'organisent-ils pas? Voilà des gaillards qui prétendent nous donner des conseils, nous critiquer, nous blaguer, régenter la société, et ils sont incapables de faire eux-mêmes leurs petites affaires!
—J'ai cru que ce bon M. Lecomte allait faire la quête ou proposer une «journée des gens de lettres»!
—Et puis, nous avons aussi nos difficultés... Est-ce que nous allons pleurnicher en public?
Telle fut l'impression générale, quasi unanime. Cette conférence ne pouvait rien donner, sinon l'occasion à M. Georges Lecomte d'aller manger une succulente bouillabaisse au Cap d'Ail et de goûter pendant quelques heures les charmes de Nice-la-Belle.
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* *
Récemment, M. Georges Lecomte, qui est aussi académicien, a refait la même conférence devant les cinq académies réunies...
Ce discours a été très applaudi par les académiciens,—lesquels, entre parenthèses, ont des millions à distribuer, mais ne les prodiguent pas aux écrivains, et nomment conservateurs du musée de Chantilly, non pas des romanciers ou des poètes méconnus, mais M. Paul Bourget et le maréchal Pétain, ce qui n'a peut-être pas été très heureux pour le diamant rose.
Des applaudissements, oui, mais après?
Après, rien du tout.
La littérature reste aussi miséreuse qu'avant, mais elle a fait figure, en public, de lamentable mendigote.
La Revue des Deux Mondes, commentant cette inutile et humiliante harangue d'un arrivé (d'ailleurs sympathique), au milieu d'autres arrivés, a terminé sa dissertation académique, non par un philanthropique appel à la collaboration d'auteurs malheureux, mais par ces lignes désinvoltes:
«C'est donc que s'imposera de plus en plus la nécessité de l'«autre métier». Fonction, place, emploi, travail ou besogne, l'écrivain lui demandera des ressources d'existence, résolu à n'attendre de son œuvre que les jouissances spécifiques de l'art et les satisfactions d'une vaine gloire.»
Il est vrai que la plupart des collaborateurs de la Revue des Deux Mondes sont ambassadeurs, maréchaux de France, hommes du monde ou tout au moins politiciens... Aucun, cependant, n'est coltineur aux Halles, receveur de tramway ou même, simplement, rédacteur des «chiens écrasés» dans un vulgaire journal d'informations.
Aussi suis-je de l'avis de Valmy-Baysse qui, ayant cité cette phrase de la revue «acadoumique», écrit:
«Vous ne trouvez pas cela énorme? Nous n'avons pas sans doute assez de fonctionnaires qui ne sont pas tout à leurs fonctions?
«Et pourquoi? Parce que, paraît-il, la littérature ne doit pas périr! Mais, bon Dieu, qu'elle crève, la littérature, si on ne veut pas la payer! Quand le fabricant de papier, l'imprimeur, les typos, les dactylos, les administrateurs, les cyclistes et quelques autres gagnent leur vie dans le livre, le journal ou la revue, seul, l'écrivain, celui sans qui le livre, le journal ou la revue ne seraient pas, devrait renoncer à tout profit normal? Ou, titulaire d'une fonction pendant le jour, il lui faudrait prendre sur ses nuits pour instruire, émouvoir ou divertir ses contemporains? Ah! je ne pense pas, certes, à rejeter les fonctionnaires de la République des lettres![*] Tout homme qui a quelque chose à dire a droit à la lettre moulée... Mais, fonctionnaire ou non, cet écrivain a le devoir d'exiger un salaire honorable pour son effort...»
[* Heureusement, car notre confrère vient d'être nommé Secrétaire général de la Comédie-Française.]
«Exiger un salaire honorable»,—voilà qui vaudrait mieux, en effet, que de gémir au milieu des passants indifférents ou gouailleurs:
—Ayez pitié des pauvres écrivains, m'sieurs et dames!...
*
* *
Au surplus, il faudrait d'abord être bien certain que la littérature est plus malheureuse de nos jours qu'avant la guerre.
M. Georges Lecomte dit: «oui», parce qu'il a vu, à la Société des gens de lettres, maints pauvres confrères victimes de la dureté des temps. Mais, avant la guerre, ils n'étaient sans doute pas plus brillants. La corporation littéraire a comporté, à toutes les époques, un nombreux et lamentable prolétariat... Hélas! Il y a eu, il y a et il y aura toujours des Malfilâtre et des Gilbert! Mais il y a aussi les impuissants, les paresseux, les bohèmes par vocation et les ratés par destination. Et s'il y en a plus aujourd'hui, c'est peut-être, tout bonnement, parce que la littérature est surencombrée, parce que n'importe qui est encouragé par toutes sortes d'éditeurs, de directeurs et même d'académies, à écrire n'importe quoi, n'importe comment, pour n'importe qui,—lequel n'est pas obligé de marcher chaque fois!
Cela dit, il faut être juste avec notre temps et même avec le public qui se montre d'une insatiable avidité intellectuelle.
Et j'ajoute que, le vrai talent—à la condition de faire, avec persévérance, l'effort nécessaire—n'a jamais été aussi favorisé par la curiosité partout répandue, l'appétit de lecture de toutes les classes sociales, l'audace des éditeurs, la multiplicité des journaux et revues et, enfin, par la réclame...
Des romans de débutants sont lancés, aujourd'hui, comme le furent les Misérables... Et des auteurs de vingt-cinq ans font jouer leur première pièce dans les grands théâtres!
Ce n'est tout de même pas la faute du public—ou du gouvernement—si ces expériences ne réussissent pas toujours.
Ah! Georges Lecomte, les temps étaient plus difficiles autrefois... Je me souviens. Souvenez-vous!
La Planète «grand journal politique, littéraire et financier» traversait une crise économique des plus graves: quotidienne en principe, elle ne paraissait plus que trois ou quatre fois par semaine, son caissier avait perdu le sens de l'échéance mensuelle, ses rédacteurs ne touchaient plus que des acomptes dérisoires, ses locaux étaient envahis par les créanciers et son unique garçon de bureau méditait tristement dans une antichambre poussiéreuse où ne retentissait plus la sonnerie du téléphone, où ne brillait plus aucune ampoule électrique,—tous les fils ayant été coupés par les administrations impayées et dégoûtées...
Mais il est un dieu—Mercure sans doute—pour les journaux dans le marasme... M. Mercanteau, le directeur de la pauvre Planète, rencontra un sauveur en la personne de M. Piédoux, riche marchand de cuirs qui avait des ambitions politiques et qui était peut-être prédestiné par sa profession au rôle de mécène du journalisme.
M. Piédoux consentit à faire les frais d'une «réorganisation» et d'un «lancement» de la Planète qui devait devenir l'«organe des intérêts supérieurs du commerce et de l'industrie» et atteindre rapidement—Mercanteau le garantissait, fort de son expérience—un tirage de 500.000 exemplaires.
M. Piédoux ne formula qu'une exigence précise:
—Mon fils est un jeune idiot qui s'est entiché de littérature... Impossible de lui faire comprendre que ce n'est pas sérieux. J'ai donc consenti à vous demander pour lui une place de rédacteur à la Planète.
—Comment donc! Tout ce que vous voudrez... Envoyez-moi votre fils!
Ernest Piédoux fut, cela va sans dire, reçu le mieux du monde par M. Mercanteau. C'était un jeune homme blafard, à grosses lunettes d'écaille, qui avait de sa personne et de son talent la plus flatteuse opinion.
—Cette maison est la vôtre, lui dit M. Mercanteau... Avez-vous déjà publié quelque chose?
—Non, rien.
—Tant mieux... Vous pourrez ainsi développer plus librement votre personnalité. Toutes les rubriques sont à votre disposition... Voulez-vous la Chambre, le Sénat, l'Institut, le Palais, le Salon?
—Non, je désire la critique... la critique dramatique.
—Je m'en doutais, fit avec un sourire M. Mercanteau... Va pour la critique! Inutile de vous dire que votre indépendance sera complète. Cependant, je vous demanderai de ne pas trop éreinter les pièces jouées dans les théâtres qui font de la publicité chez nous ou qui pourraient en faire... Et soyez indulgent, à l'occasion, pour Mlle Zizi Monœil, c'est ma petite amie. Cela dit, allez-y, jeune homme, et faites oublier Sarcey!
—Sarcey? répondit Ernest Piédoux avec mépris... C'était un vieux c..!
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* *
Le nouveau critique de la Planète entra donc ainsi, tout de go, dans cette élite intellectuelle qui s'appelle le Tout-Paris des répétitions générales.
Il eut tôt fait, car c'est une élite des plus accueillantes, de ne compter que des amis parmi les habitués de ces réunions artistiques et littéraires. Il serrait d'innombrables mains dans les couloirs, mains de critiques plus ou moins notables, d'auteurs plus ou moins joués, de book-makers, de mères d'actrices, d'acteurs sans engagement, d'impresarii bizarres, de nègres, de danseurs professionnels, de «vieux Parisiens» fertiles en souvenirs sur Gil Perez et Lassouche, de grues, de tapettes, de politiciens collés avec des poules de théâtre, bref de tous les ayants droit et de toutes les «hirondelles»...
Le jeune Ernest Piédoux avait choisi la critique dramatique parce qu'il aimait le théâtre, son atmosphère, ses pompes, ses œuvres, peut-être aussi parce que, tout en méprisant Sarcey, il songeait au fameux canapé du petit hôtel de la rue de Douai... Disposant d'un sceptre, il espérait bien s'en servir à l'endroit, sinon à l'envers, des jolies débutantes avides de réclame et même—pourquoi pas?—des actrices célèbres toujours prêtes, croyait-il, à échanger leurs faveurs contre les bonnes grâces d'un critique.
Mais Ernest Piédoux constata bientôt que les manifestations de la reconnaissance de ces demoiselles se traduisaient—et encore, pas toujours—par de simples cartes de visite sur lesquelles les mots: «Avec ses sincères remerciements» n'étaient suivis d'aucune offre de rendez-vous.
Et le critique de la Planète ne fut pas plus long à s'apercevoir que, pour être dans le ton adopté par ses confrères, il fallait exercer son métier, cependant librement choisi, avec l'air le plus désabusé, le plus dégoûté...
Modelant son facies d'après celui des critiques en vue, Piédoux devint, lui aussi, impassible, renfrogné, hostile... Ne pas rire, sous aucun prétexte. Ne pas avouer la moindre émotion aux scènes pathétiques. Ne se permettre que des bâillements distingués... Un critique ne peut tout de même pas «se laisser aller» comme un simple cochon de payant!
Le nouveau membre de l'élite intellectuelle connut aussi d'autres règles du jeu:
Toute pièce qui «menace» de plaire au public est méprisable.
Les pièces ennuyeuses sont toujours d'un «ordre supérieur».
Le genre comique est bas: le grand art est austère.
Il est permis d'approuver des «farces», dites littéraires, et qui ne sont cependant que de mauvaises farces auxquelles personne ne rit, surtout le directeur du théâtre qui les joue.
La première pièce d'un «jeune auteur» c'est toujours du Shakespare et du Musset... La seconde est toujours au-dessous de tout.
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* *
À vrai dire, les critiques influents ou célèbres—ce qui n'est pas toujours la même chose—ignoraient ou dédaignaient Ernest Piédoux. Mais les aristarques de deuxième zone le reconnaissant comme l'un des leurs, tenaient avec lui des conciliabules où leurs médiocrités et leurs impuissances se mettaient en cercle pour éreinter, hacher, piler et réduire en chair à pâté ces misérables qu'on appelle «auteurs» et qui, en effet, se permettent de faire des pièces, des pièces pour le public!
Le critique de la Planète était donc au mieux avec ces vibrions et savourait la voluptueuse sensation d'être quelque chose, voire quelqu'un... Son nom ne figurait-il pas dans les «soirées parisiennes»? Un pauvre vaudevilliste ne lui avait-il pas fait demander par sa maîtresse—malheureusement vieille et laide—d'être indulgent pour ses trois actes joués à Bobino? Sans doute, la Planète était un astre sans éclat—les 500.000 lecteurs promis se faisaient attendre—mais Ernest Piédoux voyait sa prose imprimée dans les grands journaux, et en caractères gras, je vous prie... Comment n'eût-il pas été grisé en contemplant dans le Journal ou le Matin ces textes sensationnels:
IMMENSE SUCCÈS!
MA FEMME
A
DÉCOUCHÉ!
C'est très amusant!
Antoine (L'Information)
Il y a dans cette comédie beaucoup de
fantaisie et d'esprit.
Ernest Piédoux (La Planète)
Interprétation très homogène.
Edmond Sée (L'Œuvre)
Piédoux entre Antoine et Edmond Sée, quelle consécration!... Et le jeune critique respirait l'enivrant parfum de la gloire...
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* *
Hélas! M. Mercanteau et le papa Piédoux viennent de se brouiller. Question d'intérêts, procès... Et le jeune Ernest a été privé, brusquement, de son sceptre!
Il ne reçoit plus de «service» pour les générales, il ne fait plus partie du Tout-Paris, il ne serre plus la main aux membres de l'élite... Il a été précipité dans le néant. Si jeune et déjà déchu, oublié, fini! Quantum mutatus!... Sic transit...
C'est l'histoire de maints critiques, jeunes et vieux, qui furent pleins de morgue et de superbe et qui, aujourd'hui, ne sont rien, tandis que maints auteurs «exécutés» par eux sont académiciens.
Comme chaque année, je publie, à la veille des fêtes de Pâques, un nouveau roman.
Mais vous me demandez peut-être:
—Pourquoi publiez-vous, chaque année, votre nouveau bouquin à la veille de Pâques? Est-ce la conséquence d'un vœu?
Pas du tout, c'est tout simplement parce que les vacances printanières décident beaucoup de gens à prendre le train. Quand on prend le train, on prend aussi, à la librairie de la gare, un ou plusieurs romans pour se désennuyer en route. On ne se désennuie pas toujours, mais enfin, on essaie... Bref, la vente des livres est très active—tout au moins dans les gares—au moment où, les cloches revenant de Rome, les Parisiens vont en province et les provinciaux à Paris. Et voilà pourquoi, chaque année, je publie, aux approches de Pâques, un de ces romans que Paul Souday déclare dédaigneusement «faits pour être lus dans les trains», oubliant, l'excellent homme, que les compartiments de chemin de fer sont nos derniers cabinets de lecture et que, étant lui-même exclusivement journaliste, il est surtout lu, quoi qu'il en dise, dans les trains et même dans les cafés.
Sur ce, vous m'interrompez encore:
—Comment, vous osez avouer que vous faites sciemment coïncider le «départ» de votre livre avec celui des touristes en qui vous voyez des acheteurs possibles?
Pourquoi pas?
Quand il est imprimé, le plus pur chef-d'œuvre du membre le plus éthéré de l'élite intellectuelle est un simple article commercial: la preuve, c'est qu'il a son prix affiché sur le dos et qu'il est mis en vente dans des boutiques appelées «librairie».
Un livre, c'est une marchandise, comme un tableau, une pièce de théâtre, une partition ou une boîte de conserves. Et il faut la vendre... Alors, pourquoi ne pas choisir les occasions favorables?
Et puis, dites-moi, est-ce qu'il est plus indécent de faire paraître un livre au moment propice des vacances que de le lancer—pas bien loin, d'ordinaire—à la veille du prix Goncourt?
*
* *
Mon éditeur m'a téléphoné:
—Quand venez-vous signer votre service de presse?
—Quel service de presse?
—Enfin, les exemplaires destinés aux critiques?
—Quels critiques?
—Vous savez bien que cela se fait toujours...
—Possible, mais moi, je ne le fais plus jamais. Mon service de presse sera donc réduit à sa plus simple expression... Quelques exemplaires à des amis personnels et ce sera tout. Belle économie de temps et même d'argent! Et quel bonheur de couper à cette odieuse corvée qui consiste à exprimer, sur un papier ingrat, toutes sortes de sentiments de sympathie ou d'admiration à des gens qu'on ne connaît guère et qu'on n'admire pas du tout.
J'ai depuis longtemps renoncé à ces simagrées, à ces simulacres... Bon pour un débutant de s'imaginer que les critiques parlent, en bien ou en mal, d'un livre sans qu'il y ait, pour cela, quelque raison spéciale. Dans le flot des bouquins nouveaux, l'aristarque choisit, non pour les lire, mais pour les feuilleter et y trouver le prétexte à quelques lignes rapides:
1º Les produits de ses amis personnels, de ceux de son patron et des auteurs que publie son propre éditeur;
2º Les œuvres des critiques (à charge de revanche);
3º Les livres primés aux concours des auteurs maigres (prix Goncourt, Vie Heureuse, de l'Académie, etc.);
4º Les petits derniers des académiciens (Sait-on jamais?);
5º Les romans d'une demi-douzaine d'auteurs adoptés par la mode, imposés par une réclame obstinée ou doués d'un talent exceptionnel.
Et voilà! Le reste de la «production» n'a aucune chance ou, du moins, elle n'en a que fort peu... Le naïf auteur, qui a compté sur je ne sais quel miracle, retrouve, quelque jour, chez le bouquiniste, l'exemplaire qu'il a envoyé à son «éminent confrère» avec ses «sentiments de réelle sympathie et de profonde admiration». Le bouquin, non coupé, et les sentiments parfois caviardés, tout ça moisit dans la boîte à quarante sous!
J'ai donc décidé, et depuis longtemps, de suivre l'exemple d'Hector Malot, qui écrivait dans le Roman de mes Romans:
Je n'étais plus au temps déjà lointain où j'imaginais qu'on parle d'un livre dans un journal par bienveillance, par justice, parce qu'il a plu, pour le plaisir de dire ce qu'on en pense; et quelques années d'expérience m'avaient appris que si un article a toujours sa raison d'être, cette raison bien souvent doit être cherchée en dehors de celles qu'un esprit simple serait disposé à trouver. La bienveillance? Que viendrait-elle faire dans la mêlée littéraire? Le plaisir de dire ce qu'on en pense? Mais à côté de ceux qui exercent un sacerdoce (ça existait donc encore au temps de Malot?), est-ce que bien nombreux sont ceux qui prennent un plaisir sincère à établir la réputation d'un confrère qu'on coudoie tous les jours et l'aider ainsi à occuper une place qu'on voudrait pour soi? Ce confrère est un camarade qui vous rendra demain ce qu'on fait aujourd'hui pour lui, très bien; mais s'il ne peut rien ni pour ni contre vous, n'est-ce pas duperie de s'occuper de lui? Ennuyeux les succès des autres quand ils ne sont pas exaspérants, tandis qu'il est amusant de marquer son dédain par le silence quand on ne veut pas aller jusqu'à l'hostilité déclarée. Mes idées là-dessus était si bien arrêtées, que chaque fois que je publiais un nouveau volume, au lieu d'augmenter les envois d'auteur, je les diminuais...
Et le bon Hector Malot d'ajouter:
Et puis, que produisent les articles quand ceux qui les signent manquent de l'autorité que donnent la conscience et le talent? Combien plus efficace est la propagande que fait le lecteur à qui a plu le livre qu'il vient d'acheter! Sincère, celle-là: pas de défiance, pas de dessous à craindre, pas de tromperie: «Avez-vous lu?—Non—Eh bien, lisez.»
Et pour les esprits évidemment supérieurs qui dédaignent sans doute Hector Malot, je reproduirai ces lignes extraites des Nouvelles littéraires, moniteur des intellectuels à quatre dimensions:
Un jeune romancier belge envoie son livre, un recueil de nouvelles, à un célèbre critique français: celui-ci, dans le feuilleton hebdomadaire qu'il donne à un grand quotidien, fait un vif éloge du volume: «C'est, écrit-il, notamment, un émouvant petit chef-d'œuvre... La langue française s'est enrichie d'un sobre, d'un pur joyau... etc...» Suivent quatre colonnes de feuilleton. Savez-vous combien il s'est vendu d'exemplaires du livre en France? Un.
Mais c'est peut-être parce que, justement, le public s'est méfié... Les éloges de la critique de plus en plus férue de littérature hermétique l'ont rendu méfiant.
*
* *
Et alors?
Alors, puisque nous sommes en veine de citations, risquons-en encore une:
Si j'avais un petit frère en mal de lettres, je lui dirais:
—Voici, mon petit, les deux façons de procéder en art: ou passer toute sa vie à composer pour soi-même, pour se satisfaire, un chef-d'œuvre unique, qu'on ne publie jamais, qu'on ne montre à personne, entends-tu? à personne, et qu'on brûle en mourant: ou bien écrire pour quelqu'un. De là, deux catégories d'hommes de lettres à distinguer. Ceux qui pourraient composer la première n'existent pas; c'est regrettable. Le monde attend encore le toqué assez peu sujet au vertige pour avoir de son art une idée aussi haute. La seconde catégorie, et la dernière, comprend tous les littérateurs. Elle est pleine et craque de toutes parts comme un tonneau aux douves pourries. Du point de vue du désintéressement, toutes les unités de cette classe se valent. Ecrire pour une cousine, pour le prince de la critique, pour les purs et pour la galerie, est toujours écrire pour quelqu'un; c'est commercer, c'est utiliser sa pensée, c'est la vendre, l'échanger contre une risette, un compliment, ou des sous. Ergote, hausse ta dignité, trie tes goûts parmi les meilleurs goûts, élève ton âme à bras tendus, à ton aise et à ton choix! mais, quelle que soit ton enseigne, te voilà marchand. Tâche que tes affaires aillent bien, sois adroit, c'est-à-dire oublie ta maîtresse (on ne fait pas un livre pour une femme), dit flûte à la chapelle des purs (ils y sont quatre pelés, le tondu ne vient jamais) et adresse-toi directement au public.
De quel sale épicier de lettres cette cynique profession de foi? De Jules Renard.
Je suis un vieil amateur de théâtre. Depuis quarante ans et plus, je passe mes soirées au spectacle... Quoique sérieusement écornée par demi-faillite de l'Etat, ma fortune me permet de figurer parmi ces «cochons de payants» qui font vivre les directeurs, les auteurs, les acteurs, les régisseurs, les souffleurs, les critiques, etc., et qui n'ont cependant pas droit au vélum et au tapis réservé aux invités des répétitions générales. Je me soumets à toutes les tyrannies, je m'expose à toutes les vicissitudes qui sont le lot des spectateurs ordinaires...
J'aime le théâtre et ses rebuffades ne me découragent pas plus que celles d'une femme adorée... Au contraire, elles donnent peut-être plus de prix encore au coûteux plaisir que je ressens quand, assis dans mon fauteuil, j'attends avec impatience le lever du rideau. Car j'arrive toujours à temps pour entendre la première scène... Jadis, je ne ratais même pas la petite pièce, exemple qui, parfois, n'était pas suivi par l'auteur.
Le théâtre a été et est encore ma passion, ma vie... Et je m'étonne que tant de mes contemporains, de mes contemporaines—plus jeunes que moi, il est vrai—lui préfèrent le dancing, les parties fines et prolongées au restaurant où le sport, ce sport encombrant dont les adeptes se lèvent trop tôt pour s'attarder jusqu'à minuit dans des salles où leurs poumons manquent, paraît-il, d'oxygène.
Mais je dois vous faire un aveu qui, en d'autres temps, n'eût scandalisé personne: je vais au théâtre pour me distraire.
Le théâtre, pour moi, n'est et ne doit être qu'un plaisir.
Je demande à ses fictions de me faire rire ou pleurer, mais j'entends qu'il m'arrache aux préoccupations de la vie sans m'imposer un effort désagréable. Je ne vais pas au théâtre pour ajouter une fatigue à celles que m'a apportées la journée.
Pour tout dire, j'estime que le théâtre doit être digestif... Au fait, quoi de plus honorable pour lui? Empêcher les gens de digérer c'est peut-être plus grave encore que de leur couper l'appétit.
*
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Hélas! depuis quelques années, mon plaisir est gâté... Le théâtre me fournit de moins en moins l'occasion de dire en reprenant mon vestiaire:
—J'ai passé une bonne soirée!
Les déceptions suivent les déceptions. Il est des semaines d'un creux effrayant. Pas une pièce vraiment amusante! Je pourrais, comme le général Gourgaud dans son journal de Sainte-Hélène, écrire: «Ennui, ennui, ennui.» Et il faut que j'aie le goût du théâtre chevillé au corps pour persévérer...
On croirait, vraiment, que certaines organisateurs de spectacles ont le secret désir de décourager les amateurs. Ce sont, par exemple, ces «rénovateurs» qui montent des pièces lugubres dans des décors qu'ils ont sans doute commandés à M. Henri de Borniol. Nous voudrions des lambris dorés, des couleurs vives, de la lumière... Mais dans une demi-obscurité sépulcrale, nous voyons des fantômes écarter des draperies funéraires et paraître aux feux verdâtres de la rampe dans les visages de noyés... Ô théâtre! sont-ce là tes artifices? Est-ce pour nous inciter aux méditations les plus macabres que tu nous convies à passer quelques heures dans le royaume des illusions?
Je me plaindrai aussi de ces acteurs, de plus en plus nombreux, qui jouent, semble-t-il, pour les deux premiers rangs de fauteuils... Ils se croient dans un petit salon, au milieu d'intimes, et murmurent leur texte avec une effrayante rapidité. Que disent-ils? Nous l'ignorons... Ces artistes ont fait, paraît-il, leurs classes à l'«école de la vérité»: ils parlent comme dans la vie! Mais dans la vie, on parle pour se faire comprendre. Et d'ailleurs, le théâtre, ce n'est pas la vie même: tout doit y être monté de ton, le teint des artistes, le dialogue, l'action, les gestes et la voix.
Nous avons pire encore: ces comiques qui s'efforcent, avant tout, de faire rire leurs camarades... Ils inventent un texte de circonstance où ils parlent de leurs petites histoires de coulisses, exhibent des accessoires inattendus et sont ravis quand le souffleur lui-même se tire-bouchonne dans son trou. Sur la scène, c'est une folle rigolade... Quant au public, tant mieux pour lui s'il amuse aussi, mais ça n'a pas d'importance.
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* *
Parlerai-je de ces pièces qui, pareilles aux robes à la mode, commencent de plus en plus tard et finissent de plus en plus tôt? À neuf heures dix, les trois coups... À onze heures et demie, après deux entr'actes de vingt-cinq minutes, la «charmante comédie parisienne» en un lit et deux pyjamas est jouée: la petite grue a plaqué son vieux monsieur, son gigolo et sa prisonnière pour faire un mariage d'amour avec un riche industriel. Peu de poissons—à part ceux qu'on voit sur la scène—mais beaucoup de sauce, laquelle n'est même pas toujours ravigote. Et les fauteuils coûtent soixante francs, plus les taxes!
Ce théâtre au compte-gouttes est une duperie, une escroquerie, et je suis surpris que ses victimes ne protestent pas. Il est vrai que le public contemporain est d'une patience, d'une résignation, d'une complaisance extrêmes... Seulement, il finira peut-être par s'apercevoir qu'on se moque de lui. Comme l'honnête homme trompé, il ne dira mot et s'éloignera.
*
* *
Mais il est une plus grave complication de mon existence de spectateur et c'est à la critique que je la dois.
Autrefois, la critique guidait, conseillait les amateurs de théâtre avec lesquels, traditionnellement, elle sympathisait... Sans doute, elle commettait des erreurs, des injustices, et il fallait parfois reviser ses arrêts. Mais on pouvait la consulter à l'heure de la question toujours embarrassante:
—Où irons-nous ce soir?
Aujourd'hui, il y a mésentente complète entre la critique et le public. Pour ma part, je ne suis presque jamais d'accord avec elle, et si j'en juge par les succès réels et fours certains auxquels j'assiste, l'immense majorité des spectateurs est également brouillée avec nos étonnants aristarques.
Bien souvent, sur la foi d'articles enthousiastes, je me suis précipité au guichet de théâtres où je croyais d'ailleurs trouver une foule immense... Enfin, j'allais pouvoir applaudir un indiscutable chef-d'œuvre! Hélas! la magnifique, l'étourdissante pièce annoncée à l'extérieur par tant de boniments lyriques m'a presque toujours cruellement déçu... Quoi, c'était ça, la comédie qui devait «relever—enfin!—le niveau de la production dramatique contemporaine»? Et après avoir bâillé à me décrocher la mâchoire, les tempes martelées par une migraine de chercheur de mots croisés, je rentrais chez moi en me disant: «On ne m'y reprendra pas de sitôt à écouter les critiques!»
Enfin, quel est ce malentendu? Est-ce que la critique et le public sont aujourd'hui deux mondes séparés par tous les espaces interplanétaires?
S'il en est ainsi, devons-nous admettre qu'il y a des pièces pour le public et des pièces pour la critique, qu'il est sage de prendre à rebrousse-poil les avis de celle-ci en adorant ce qu'elle brûle, en brûlant ce qu'elle adore?
C'est à quoi j'ai dû me résoudre, non sans regret, car il m'est pénible de constater cette rupture entre deux forces qui sont, l'une et l'autre, quoique à un degré moindre, nécessaires au théâtre. Je crains même qu'un tel divorce ne soit la principale raison du malaise qui inquiète directeurs, auteurs, acteurs et spectateurs et dont le symptôme le plus clair est la diminution des recettes dans maints théâtres autrefois très achalandés.
Le public n'ose plus aller aux pièces dont la critique dit tant de bien et il hésite à dépenser tant d'argent pour aller à celles dont elle dit tant de mal... De là, le succès croissant du cinéma, du music-hall et du cirque.
Mais peut-être est-ce là un résultat voulu par certains critiques qui sont blasés de l'art dramatique au point de ne plus prendre de plaisir qu'aux farces des Fratellini. Tels ces gourmets désabusés et fatigués qui ne mangent plus que du bœuf gros sel...
Nos aristarques qui sont un peu orfèvres, répondent à leurs vils calomniateurs:
—La critique est nécessaire, indispensable... C'est elle qui entretient le feu sacré dans le temple de l'Art! Nous sommes chargés d'une mission essentielle et nous empêcher de la remplir serait pécher contre l'Esprit que nous incarnons face à la Bêtise et au Business! Saluez en nous de purs lettrés, des arbitres-nés du goût, des chevaliers du Saint-Graal lyrique et dramatique... Nous formons un Sacré-Collège contre lequel ne peuvent s'insurger que de méprisables mécréants. Vive la critique, mossieu!
Oui, vive la Critique!
Mais il y a les critiques, et ce n'est pas du tout la même chose.
La Critique est une entité, une sorte de vision suave, un idéal lumineux et sublime, en fin un truc épatant.
Les critiques ne sont, eux, que des hommes.
Que dis-je? Des hommes de lettres!
Bref, rien de suave, d'idéal, de lumineux, de sublime, ni même—dans la plupart des cas—d'épatant.
Et cependant, je rêve d'un critique qui serait tout cela... Rêvons ensemble, voulez-vous?
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* *
Ce critique-là, est-il lui-même auteur?
Non, évidemment. D'abord, parce qu'il est un peu déplacé—pour ne rien dire de plus—de juger le travail de ses concurrents et d'en dire du mal, surtout en public.
Un critique-auteur qui éreinte un auteur non critique abuse assez lâchement de son sceptre, lequel ressemble aussitôt à une espèce de matraque. C'est un homme armé qui assomme un rival désarmé. Rien de plus vilain.
Le critique-auteur pourrait peut-être justifier sa prétention de juger ses confrères en faisant jouer lui-même d'incontestables chefs-d'œuvre. Mais, outre que les incontestables chefs-d'œuvre ça n'existe pas, il est à remarquer que les grands auteurs—à part ce pauvre Robert de Flers—ne se mêlent jamais de critique, de critique écrite bien entendu. Ce sont les auteurs de seconde zone qui jouent les Perrin Dandin au théâtre et, d'ordinaire, se montrent d'une extrême sévérité.
De plus, personne ne peut-être à la fois juge et partie. Or, un auteur-critique est toujours un peu partie dans le procès des pièces nouvelles. Car tandis qu'on joue les pièces des autres, on ne joue pas les siennes... Et on jouera d'autant plus vite (sinon plus longtemps) celles-ci que celles-là, congrument éreintées, disparaîtront plus tôt de l'affiche.
Bref, le critique-auteur est un ponte à cartes biseautées... Il ne pratique pas le fair play, il triche.
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Alors, le critique ne doit pas être auteur?
Impossible de répondre «non» catégoriquement. D'abord, il faudrait savoir si, n'étant pas auteur, il ne songe pas à le devenir, s'il n'a pas, lui aussi, dans quelque tiroir secret, quelque manuscrit qu'il portera, un jour ou l'autre, à un directeur diplomatiquement ménagé, vanté, avec un feint désintéressement. Or, tout homme de lettres a, dans le cœur tout au moins, une pièce en trois actes qui sommeille...
Admettons cependant que cet aristarque ne pense pas le moins du monde à descendre dans l'arène. D'une telle supposition découlent ces logiques conséquences, au choix et même en bloc:
1º Le critique ne se doute pas de la difficulté du métier d'auteur, il ne connaît rien de la technique d'un art qu'il a la prétention de conseiller, de gouverner, il ne sait pas ce que l'élaboration du moindre vaudeville représente d'efforts;
2º N'ayant jamais assisté à de vraies répétitions de travail, il ignore tout des réalités du théâtre; il juge dans l'absolu, il est pareil à ce profane qui discute chirurgie sans être jamais entré dans une clinique, du moins quand on y fait une opération;
3º N'étant pas auteur, il a une tendance à préférer le théâtre impossible, c'est-à-dire purement littéraire, dégagé de cette gangue où l'art dramatique, soumis à l'implacable loi de la recette, ne peut que se retourner sans espoir de libération;
4º S'il n'a pas d'autres ressources extra-littéraires ou journalistiques, on peut craindre qu'il ne nourrisse (c'est même tout ce qu'il peut nourrir copieusement) une secrète et envieuse animosité contre les gens qui gagnent des argents fous en écrivant des pièces de théâtre... À moins d'être un saint—et la sainteté est rare ici-bas—un pauvre diable de critique mal payé ne peut que détester ces auteurs qui ont tout, la galette, la gloire et les poules de luxe! Et dame, quand il en trouve l'occasion (occasion qui se présente d'autant plus souvent que l'auteur est plus à la mode), il ne l'envoie pas dire à Louis Verneuil.
Comme vous voyez, le critique pur est dangereux aussi... Son impartialité n'est pas moins douteuse que celle du critique impur. Et c'est lui, au fait, qui détient le record de la sévérité, voire de la malveillance systématique... Il ne tarde d'ailleurs pas à verser dans le mépris du théâtre «genre inférieur», à réserver ses éloges pour les expériences les plus baroques tentées dans les laboratoires de l'asile de Charenton.
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Au surplus, un critique soi-disant pur peut être, en réalité, assez impur par le fait qu'il a sa femme ou sa maîtresse au théâtre.
Dès lors, il est tout pareil au critique-auteur, lequel peut d'ailleurs être aussi, par surcroît, mari ou amant d'actrice.
En effet, le voilà forcé de ménager:
Les auteurs qui peuvent faire jouer leur femme ou leur petite amie (parfois les deux);
Les directeurs qui peuvent engager cet être adoré, lui accorder la vedette, la nommer avec insistance dans leurs communiqués, etc...
Ah! elle en ferait une musique, la femme ou la petite amie si saint Aristarque lui disait:
—Ma conscience avant tout... Quand je prends ma plume, je ne me soucie pas de tes intérêts, de ta carrière. Ton «fromage» qu'est-ce que tu veux que ça me fasse?
Non, mais l'entendez-vous, la réplique de la «jeune et charmante artiste»?
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Et puis, il y a la question d'estomac.
L'estomac du critique.
Un critique qui ne digère pas bien est un mauvais critique.
Allez donc vous intéresser à des histoires de coucheries plus ou moins sentimentales—et ce n'est que ça, en somme, le théâtre—quand vous sentez que ça ne passe pas...
Comment rire à un vaudeville, pleurer à un drame et même «penser» à une comédie très littéraire, si vous êtes angoissé par cette question: «Quel sera le dénouement?» Le dénouement de votre essai de digestion, bien entendu.
La gastralgie—de même que la colique, le mal de dents, le souci du terme et les peines de cœur—est contraire à la critique dramatique.
On va au théâtre pour digérer, en attendant mieux... Les critiques qui ne digèrent pas sont donc, par définition, des ennemis du théâtre.
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Résumons-nous... Le critique idéal est un lettré d'âge mûr (la jeunesse et la vieillesse sont pareillement récalcitrantes) qui a obtenu d'immenses succès au théâtre, qui y a renoncé délibérément, qui n'est plus candidat à rien, qui a un parfait système digestif, qui jouit de rentes confortables, qui a des lettres (mais pas trop) et qui approche, sans regrets ridicules, sans espoirs grotesques, de l'âge heureux de l'impuissance.
Tous les critiques qui ne ressemblent pas à celui-là sont suspects.
Vous me permettrez, cette semaine, de me faire remplacer... J'ai un vaudeville en cinq actes, avec des tas de spectres comme les aimait François de Curel, à terminer au plus tôt pour le Théâtre-Français, à moins que ce ne soit pour Quinson.
Du reste, soyez tranquille, vous ne perdrez rien au change, ce qui, reconnaissez-le, est assez rare depuis quelques années.
Mon double—encore du François de Curel, à moins que ce ne soit du Salacrou—mon double est un garçon de talent, comme vous allez pouvoir en juger.
—Surtout, lui dis-je, inspirez-vous de l'actualité! Je sais bien qu'elle est victime, elle aussi, du chômage, mais...
—Mais non, me répondit-il avec cette belle assurance de la jeunesse, les sujets d'article abondent.
—En tout cas, soyez gai, sans être drôle, comme disait mon ancien patron Arthur Meyer, lequel valait bien Mossieu Coty.
—Je ferai de mon mieux...
—Allez-y, je vous passe la plume.
Voici donc le texte de mon remplaçant...
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On a causé un peu des théâtres subventionnés, au Palais-Bourbon. Plusieurs députés ont paru insister pour le maintien des subventions, sous le prétexte que, Corneille et Racine n'attirant plus guère dans les salles que les souris qui viennent faire la partie sous les banquettes, les directeurs laisseraient les chefs-d'œuvre de ces grands hommes se rouiller au magasin des accessoires, s'il n'y avait pas une somme annuelle destinée à combler les vides que les représentants de Britannicus creusent dans l'orchestre.
Du moment que Britannicus a pour effet d'éloigner le public, je ne vois pas, pour ma part, où est la nécessité de dépenser des sommes importantes pour faire réciter des vers devant des petits bancs. Encore si les petits bancs y prenaient un plaisir quelconque! Mais comme ils n'ont jamais donné la moindre marque d'approbation ou d'improbation, c'est inutilement jeter son argent dans le trou du souffleur.
Mais, viendra-t-on me dire, faut-il donc alors retirer du répertoire français ces ouvrages qui perpétuent la tradition des belles choses?
Je ne sais pas ce qu'il faut faire, mais de même qu'on ne peint pas de tableaux pour les accrocher dans une cave, de même les traditions littéraires ne peuvent se perpétuer que si le public va écouter les pièces qu'on lui offre. S'il passe sa soirée au café à jouer au jacquet pendant que Phèdre raconte à Œnone ses plans de séduction, la tradition des belles choses se perpétue uniquement pour les ouvreuses. Quand on joue des pièces à succès, la subvention est bien inutile, puisque le caissier du théâtre se frotte les mains. Quand on joue Andromaque, la subvention n'a plus de raison d'être, puisque, tout le monde restant chez soi, la représentation ne profite à personne.
Si j'étais directeur, ce qui ne m'arrivera probablement jamais, et qu'on voulût me donner une subvention, j'offrirais de payer pour ne pas l'avoir. Le public ne peut pas se douter de la lourdeur du cahier des charges attachées aux fausses libéralités du gouvernement. Il n'y a plus alors de jour où l'administration ne voie s'abattre sur la coupole de son théâtre des nuées de grues venant toutes de la part des gens les plus influents, se faire engager comme grands premiers rôles, bien qu'elles soient à peine capables de dire:
—Madame est servie!
Si encore la subvention vous contraignait seulement à engager des non-valeurs artistiques, le directeur se contenterait de les remiser derrière ses décors sans jamais leur confier le moindre bout de scène; mais quand vous touchez sur la cassette de l'Etat, allez donc refuser une pièce au fils du cousin d'un ministre!
En comparant, avec la somme allouée tous les ans à un théâtre, le chiffre des appointements donnés par ordre à des incapacités féminines, celui des loges envoyées quotidiennement aux illustrations administratives et celui des débours opérés sans résultat pour monter des ouvrages imposés sinon imposants, il serait aisé d'établir que ce n'est pas l'Etat qui subventionne le directeur, mais le directeur qui subventionne l'Etat.
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À la vente Salamanca, les moindres morceaux de peinture ont monté a des prix fantastiques. Ce qui m'effarouche dans ces exagérations, ce n'est pas de voir payer cher les choses réussies, c'est de me dire que les mauvais tableaux s'achètent quelquefois au même prix que les bons. Mieux vaut évidemment pour un jeune homme riche acheter cinquante mille francs une toile qui lui fait honneur, que de les donner à une femme qui le rend malade. En revanche, c'est une réelle douleur pour nous de constater jusqu'où va quelquefois l'extravagance des enchères unies à la perversion du goût.
Je crains, du reste, que nous n'ayons plus longtemps à nous occuper des questions de ce genre, les étrangers nous enlevant peu à peu nos tableaux anciens, comme ils nous enlèvent depuis longtemps les modernes. Nous avons tant fait pour attirer nos voisins d'outre-Manche et d'ailleurs qu'ils finiront par emporter chez eux toutes nos richesses.
J'avais un ami qui, sans rien dire à personne, épousa un jour une demoiselle hors d'âge, avec des yeux à fleur du nez, et, comme couronnement de l'édifice, légèrement gondolée. Le mot de la fin, c'est qu'elle possédait trois cent mille francs en crédits mobiliers, achetés à dix-huit-cent-soixante-quinze francs, et en actions de la société immobilière souscrites à l'émission, c'est-à-dire à cinq cents francs.
Aujourd'hui, ses mobiliers font deux cent vingt-cinq francs, ses immobilières quatre-vingt-quinze, et à la prochaine liquidation, il restera à mon ami, qui rêvait la députation, tout juste la somme nécessaire pour l'acquisition d'une brouette à légumes, que vous rencontrerez prochainement traînée par sa femme, laquelle se gondole chaque jour davantage.
Tel est l'avenir réservé aux gens qui placent leur confiance dans ces feuilles de papier qu'on appelle des valeurs, sans doute parce qu'elles ne valent absolument rien. Les débâcles qui ont révolutionné, ces jours-ci, le péristyle de la Bourse, prouvent une fois de plus le besoin inné qu'a le peuple français de se faire rouler par quelqu'un. Il y a toujours chez nous un banquier Law quelconque qui continue à vous glisser des actions du Mississipi. Il change seulement le nom de l'affaire et fait imprimer les titres en caractères neufs. La seule différence sérieuse qui existe réellement entre la rue Quincampoix et la place de la Bourse, c'est que, à la rigueur, dans le Mississipi, on pourrait prendre des bains, tandis que dans les combinaisons nouvelles, on ne peut boire que des bouillons.
À notre époque, il en est d'une invention financière comme de la créance d'un joueur: le premier jour, avant midi, elle n'a subi encore aucune dépréciation; à deux heures, elle est déjà au-dessous du pair. Le lendemain matin, on peut s'en servir pour tapisser son cabinet de toilette. En attendant, que faire? Faut-il immobiliser son argent dans un pot à beurre ou l'enterrer au pied d'un platane? Jamais je n'ai mieux senti l'énorme avantage de n'avoir pas un sou de côté.
Autrefois, les directeurs d'une société en commandite mettaient quelque cérémonie à vous demander votre saint-frusquin, ce saint le plus respecté de tous, bien que le calendrier n'en fasse aucune mention. Ils annonçaient des carrières de marbre rose à exploiter ou des fouilles à organiser pour retrouver le trésor des Pharaons. Aujourd'hui, les compagnies qui s'établissent n'ont aucun programme. Elles se contentent de vous dire:
—Donnez-moi votre argent, nous le ferons travailler.
Au bout d'un temps aussi court que possible, les compagnies vous écrivent que votre argent n'a décidément aucun goût pour le travail, que, loin de profiter des soins maternels de la maison, votre magot s'est affaibli à vu d'œil, et que le peu qu'il en reste ne mérite pas que vous preniez une voiture de deux francs vingt-cinq pour venir le chercher.
Remarquez qu'il n'existe aucun remède contre cette maladie de peau qui pousse les gens à se faire tondre par des inconnus.
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Avant de l'envoyer à l'impression, j'ai relu la copie de mon intérimaire.
En somme, du brio et le sens de l'actualité. Il faut dire que l'auteur de cette chronique d'occasion est un jeune confrère plein de talent et d'avenir.
N'organisons pas contre lui la conspiration du silence. Il s'appelle Henri Rochefort et écrivait ces lignes dans le Figaro, en 1867.
Rien n'a changé depuis, si ce n'est, peut-être, le Figaro...
Notre éminent confrère M. Paul Souday vient d'être interné à la Malmaison, non pas comme conservateur, mais comme victime d'une idée fixe qui a fini par lui troubler la cervelle.
Il y a d'ailleurs deux Malmaisons: c'est à l'autre, celle qu'illustra le séjour d'un ex-président de la République, réputé pour son élégance, qu'a été conduit le critique du Temps. Il y recevra les soins de nos psychiatres et neurologistes les plus distingués.
Et nous formons le vœu que M. Paul Souday, dont nous avons souvent admiré le talent et l'érudition, sorte bientôt, avec toute sa belle intelligence recouvrée, de cette maison de santé qui devient, décidément, très parisienne.
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* *
C'est à la suite d'accès particulièrement inquiétants de la psychose, causée sans doute par le surmenage, dont souffre le plus célèbre de nos arbitres littéraires, qu'il a fallu prendre cette énergique mais affligeante détermination.
—Il faut le faire enfermer, ont décidé, la mort dans l'âme, les parents et les amis de M. Paul Souday.
M. Hébrard, directeur du Temps, a estimé, lui aussi, que pareille mesure s'imposait. Il a même déclaré:
—Elle est urgente... Depuis quelque temps, la folie de mon infortuné collaborateur a fait des progrès effrayants. Nos lecteurs eux-mêmes s'en sont aperçus et Dieu sait cependant s'ils sont peu disposés à douter de l'équilibre intellectuel des rédacteurs du Temps!
Les manifestations dernières du dérangement cérébral de M. Paul Souday avaient pris, en effet, un caractère de violence extraordinaire. Notre malheureux confrère remplissait sa vieille et paisible maison de la rue Guénégaud de cris effroyables.
—Ce sont des chiens enragés, vociférait-il, des chiens, des chiens, des chiens, enragés, enragés, enragés!
Et allant et venant dans son vaste salon, il faisait un véritable carnage d'objets d'art, bibelots, etc., qui, entre parenthèses, ont, pour la plupart, une origine religieuse et même ecclésiastique.
Sortant de chez lui, M. Paul Souday ne retrouvait nullement son calme en respirant l'air à la fois vif et classique des quais de la Seine. Au contraire, sa surexcitation grandissait encore... Au milieu des badauds attroupés, il répétait: «Des chiens enragés, ce sont des chiens enragés!» Rencontrant un de ses amis, vieux penseur de gauche, d'ailleurs revenu de tout et de loin, il le saisit par le col de son pardessus en hurlant:
—Êtes-vous aussi un de ces chiens enragés?
—Moi? Pourquoi me demandez-vous cela?
—Parce que, vous savez, les chiens enragés, on les abat... à coups de revolver!
Et le critique du Temps tira de sa poche un énorme browning...
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* *
Mais quels sont donc ces «chiens enragés» auxquels en veut tant M. Paul Souday?
Le Temps, daté du 28 novembre 1927, publiait un article signé des initiales P. S. (pas besoin d'être épigraphiste pour découvrir le prénom et le nom de l'auteur), publiait, dis-je, ces lignes:
«Ils sont en ce moment toute une bande à se déchaîner contre Valéry. On pourrait même parler d'une meute, car certains de ses ennemis ressemblent à des chiens enragés.»
Les chiens enragés de M. Paul Souday, ce sont les réfractaires à la poésie—si poésie il y a—de M. Paul Valéry.
Pour parler de «chiens enragés» à propos de fariboles littéraires et cela dans le journal le plus réservé, le plus courtois, le plus prudent aussi de la presse française, il faut incontestablement avoir perdu tout sens de la mesure et même toute raison.
Passe encore de traiter ainsi, verbalement, les antivalérystes, mais dans le Temps, c'est de la folie pure, elle aussi.
Tel fut l'avis de ceux qu'inquiétaient depuis longtemps la surexcitation, l'exaltation de notre moderne Gustave Planche. Et voilà pourquoi, au lendemain de cet article inouï, la Malmaison compta, dans la section des agités, un pensionnaire de plus.
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* *
À vrai dire, depuis longtemps, les vers—si ce sont des vers—de M. Valéry avaient dérangé le cerveau de notre confrère. Et il serait facile de suivre, dans la collection du Temps, les progrès d'une folie qui, de douce, est devenue furieuse.
M. Paul Souday a d'abord parlé de M. Valéry et de sa poésie pure à de longs intervalles et en termes modérés quoique déjà fort élogieux. Puis, traitant l'auteur de Rhumbs de «prince de l'esprit», il lui a consacré des articles de plus en plus nombreux et enthousiastes... Tel un amant qui dispute à un rival sa maîtresse, le critique du Temps déclara la guerre à l'abbé Brémond qui faisait profession d'aimer aussi les bouts rimés de M. Valéry: encore un peu et cette dispute finissait par un drame passionnel. M. Souday a, sans doute, vaincu dans ce tournoi dont une Chimène à moustaches était le prix, car il ne pouvait plus, à la fin, écrire trois lignes sur n'importe qui ou n'importe quoi sans y introduire le nom de son idole.
Le Temps était devenu, dans sa partie littéraire, une espèce de prospectus pour M. Valéry et ses œuvres complètes en trois plaquettes sur papier des manufactures impériales du Japon.
La Fontaine célébrant Baruch, Sarcey glorifiant Gandillot, Léon Daudet vantant Charles Maurras, Charles Maurras admirant Mistral, Clément Vautel mettant Paul de Kock au pinacle n'ont jamais manié l'encensoir que d'un geste étriqué si on les compare à Paul Souday adorant Paul Valéry.
—Valéry seul est Dieu, disait-il, et j'entends être son prophète!
En vain M. Hébrard, directeur du Temps, objectait parfois, timidement, à son irascible collaborateur:
—Il n'y a peut-être pas que Valéry dans la littérature française... Nos lecteurs, qui se souviennent des enseignements d'Anatole France, de Jules Lemaître, et même—excusez-moi, cher ami,—de Gaston Deschamps, s'étonnent de voir le Temps, organe quelque peu bourgeois, se vouer ainsi à une religion célébrée, en France, dans une petite, toute petite chapelle d'esthètes. Un universitaire, qui est le doyen de nos abonnés, vient même de m'écrire pour protester, au nom d'Alceste, de Molière, de l'école du bon sens, dont le Temps est un des pilliers traditionnels, contre Oronte, c'est-à-dire contre Valéry!
—Le sonnet d'Oronte, répondit Paul Souday, vaut mille fois mieux que tout ce que débite ce béotien, ce philistin d'Alceste... Vive Oronte! Vive Valéry!
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Le ver était dans le fruit, l'araignée était dans le cerveau.
La folie, comme les coureurs, augmente sa vitesse au fur et à mesure qu'elle approche du but.
Le but, c'est aussi un fil qu'elle casse.
Le fil qui tenait les idées de M. Paul Souday vient d'être cassé.
Espérons que nos spécialistes des maladies mentales parviendront à le renouer... Ils comptent beaucoup, nous dit-on, sur les effets bienfaisants d'une plante essentiellement antispasmodique et fébrifuge qui s'appelle—comme par hasard—la valériane.
Désintoxication de M. Paul Souday
Ainsi que j'ai eu la douleur de l'annoncer, ici même, il y a quinze jours, M. Paul Souday a été interné dans cette maison de santé, lancée par Paul Deschanel, Viviani, etc., qui a été baptisée la Malmaison.
Notre éminent et infortuné confrère présentait, depuis de longs mois, les symptômes de plus en plus graves d'un dérangement cérébral. Victime d'une idée fixe qui lui taraudait la cervelle, il ne parlait plus, dans ses articles, que de Paul Valéry, dont il avait fait son idole... Sa belle intelligence sombrait ainsi dans une sorte de fétichisme inquiet, jaloux, bientôt délirant. J'ai raconté comment notre moderne Gustave Planche avait soudain rempli sa tranquille maison de la rue Guénégaud de cris furieux: «Ce sont des chiens, des chiens, des chiens, enragés, enragés, enragés!», traitant ainsi de justiciables de l'institut Pasteur des confrères—vraiment très calmes—qui ne partagent pas sa frénétique passion pour l'auteur de Rhumbs. À la suite de cet accès de fièvre chaude qui pouvait être suivi—qui sait?—d'une distribution de balles blindées dans les organes essentiels des récalcitrants aux bouts rimés de M. Valéry, l'internement de notre dangereux confrère s'imposait... Aux grands maux, les grands remèdes!
*
* *
Je l'avoue, j'ai été très affecté par cet événement littéraire, plus pénible encore que le couronnement, par les Goncourt's, du roman anti-scandinave de M. Bedel. En effet, M. Paul Souday m'est sympathique, n'en déplaise à M. Léon Daudet. C'est un brave confrère, grand pondeur de copie, non dénué, à l'occasion, de cet esprit tortonisant qu'il fait semblant de dédaigner, mais dont il s'efforce—parfois avec assez de succès—d'imprégner des «papiers» auxquels je l'ai vu s'appliquer en mâchonnant un cigare éteint, dans l'atmosphère bien parisienne de l'ancien café Cardinal. J'ajoute qu'il a le courage de se faire beaucoup d'ennemis, ce qui est assez rare en ces temps de prudence stratégie littéraire.
C'est donc mû par un sentiment tout confraternel que je suis allé dare-dare à la Malmaison pour prendre des nouvelles de M. Paul Souday.
J'ai été reçu par un soupçonneux psychiâtre (ces gens-là voient des fous partout) qui a cependant fini par me dire:
—Il va mieux.
—Ses accès de folie furieuse sont moins fréquents?
—Il est entré dans la période de l'abattement... C'est bon signe. Le premier jour, nous avions dû lui passer la camisole de force... Figurez-vous que le pauvre homme voulait nous tuer tous—comme des chiens enragés, disait-il—parce que nous n'admirions pas comme lui le vers où M. Paul Valéry parle des phoques qui se promènent, tel le bœuf de Cocteau, sur le toit...
—Ah! oui, le toit sur lequel picorent les focs...
—Quelque chose comme ça... Maintenant c'est plaintivement, qu'il s'efforce de nous faire goûter cette loufoquerie pour plombiers-zingueurs. Il semble même ne plus y attacher grande importance...
—Merci, mon Dieu!...
—Le diagnostic est donc devenu favorable. Nous administrons à votre confrère, et en doses massives, de la valériane, antipasmodique et fébrifuge tout indiqué. Le malheur, c'est que ce pauvre garçon n'est pas seulement paranoïaque... Il souffre d'autres maux.
—Diable! Lesquels?
—Nous avons trouvé chez lui des stendhaloccoques virulents...
—Il a dû attraper ça au Temps, où ces microbes sévissent.
—Et je prévois que nous serons obligés de l'opérer de la proustate.
—La proustate?
—Oui, c'est une maladie qui doit son nom à Marcel Proust.
—Il paraît que c'est gênant pour s'asseoir.
—Non, pas dans le cas de M. Paul Souday... Soyez rassuré à ce point de vue.
Je poussai un soupir de soulagement. Puis:
—Nous rendrez-vous bientôt notre grand critique?
Le psychiatre eut un hochement de tête et répondit:
—Pas de sitôt... La désintoxication sera longue. Vous comprenez, ce n'est pas en quelques jours que nous pouvons extirper de cette cervelle l'araignée qui y frétille de ses trente-six pattes. Nous traitons M. Paul Souday exactement comme un vieil abonné à la bigornette... C'est progressivement que nous arriverons à le guérir de sa valéryte aiguë.
—Comment vous y prenez-vous?
—Il serait impossible, naturellement, de le priver tout à coup de ses rhumbs quotidiens... Nous lui accordons son indispensable ration de poésie pure, mais, cette ration, nous la diminuons un peu chaque jour. Bientôt, nous la remplacerons par des produits qui seront de moins en moins toxiques.
—Ah!... Comme c'est curieux!
—Oui, nous lui ferons priser des vers de Mallarmé, de Rimbaud, de Laforgue, de Henri de Régnier, de Verlaine, de Baudelaire... Vous comprenez, de la poésie de moins en moins congestionnante et nocive.
—Vous ferez de la désintoxication par étapes?
—C'est cela même... La privation brusque de coco poétique pourrait précipiter M. Souday dans l'abîme de la folie définitive. C'est tout une rééducation à faire. Dans quelques mois, je pourrai peut-être lui administrer ces vers d'Alceste:
Ce style figuré, dont on fait vanité,
Sort du bon caractère et de la vérité:
Ce n'est qu'un jeu de mots, qu'affectation pure,
Et ce n'est pas ainsi que parle la nature.
Le méchant goût du siècle, en cela, me fait peur.
Nos pères, tout grossiers, l'avaient beaucoup meilleur,
Et je prise bien moins tout ce que l'on admire
Qu'une vieille chanson que je m'en vais vous dire:
Si le Roi m'avait donné, etc.
—C'est un remède que ce pauvre Souday n'avalera pas facilement!
—Et ces bienfaisantes pilules de Boileau:
Si le sens de vos vers tarde à se faire entendre,
Mon esprit aussitôt commence à se détendre,
Et, de vos vains discours, prompt à se détacher
Ne suit point un auteur qu'il faut toujours chercher.
Il est certains esprits, dont les sombres pensées,
Sont d'un nuage épais toujours embarrassées...
...Ce que l'on conçoit bien s'énonce clairement,
Et les mots pour le dire arrivent aisément.
—Vous croyez que votre malade prendra cette potion?
—Il y viendra.. J'espère même lui faire gober ceci, qui est de La Bruyère: «Tout écrivain, pour écrire nettement, doit se mettre à la place de ses lecteurs... et se persuader qu'on n'est pas entendu seulement à cause que l'on entend soi-même, mais parce qu'on est en effet intelligible. L'on n'écrit que pour être entendu...» Et voici un remède vraiment héroïque que Paul Souday finira par ingérer, bon gré mal gré: «Ce qui n'est pas clair n'est pas français».
—Aïe!...
—Rien de tel pour guérir la valéryte!...
*
* *
Un peu rassuré, j'ai quitté la Malmaison, sans avoir pu, cependant, approcher notre cher malade, auquel un complet isolement est encore nécessaire.
J'espère être plus heureux une autre fois. Et si je peux avoir un entretien avec le critique du Temps, je vous le rapporterai aussi fidèlement que possible.
La Malmaison a été le théâtre de bien des entrevues historiques: le tsar Alexandre 1er avec Joséphine, le même Alexandre avec la reine Hortense, Napoléon 1er avec les émissaires du gouvernement provisoire, Georges d'Esparbès avec Jean Ajalbert, etc., etc.
La dernière en date est celle que j'ai eue avec Paul Souday.
Au fait, j'y pense, je me trompe de Malmaison. Celle où j'ai pu converser avec le critique du Temps n'est pas située à Rueil, mais à Neuilly. C'est une discrète et confortable maison de santé où un autre Paul—qui fut tout, même académicien—dut aller chercher un asile en quittant l'Élysée, exactement comme le vaincu de Waterloo, mais pour d'autres raisons.
Je n'ai pas à rappeler ici comment M. Paul Souday, pris d'un accès de valéryte aiguë,—plus dangereuse encore pour lui que pour nous—dut être conduit dans cette Malmaison illustrée par le séjour de tant de personnalités bien parisiennes.
Le médecin-chef de l'établissement m'avait toujours refusé la permission d'approcher notre éminent confrère, me disant:
—Il est encore très agité... La nuit, il réclame une carabine pour tuer les «chiens enragés», c'est-à-dire les gens qui se permettent de ne pas aimer la poésie de M. Paul Valéry et de l'avouer publiquement. Or, vous en êtes...
—C'est vrai, mais je suis venu avec une cotte de mailles.
—Cela ne suffirait pas... Mieux vaut revenir. Nous soignons très énergiquement le pauvre homme. Les douches lui font du bien. Des comprimés de Boileau et de La Bruyère aussi... Mais il faut du temps!
J'ai eu plus de chance à ma dernière tentative. Des infirmiers m'ont conduit dans un vaste parc où allaient et venaient de nombreux mabouls, dingos et piqués parmi lesquels j'ai reconnu plusieurs membres de notre élite intellectuelle. Paul Souday était parmi eux... Coiffé d'un vaste chapeau à la Rubens, l'allure très gendelettre à la mode de 1895, il semblait fort guilleret et fredonnait un refrain de son temps:
Je m'appell' Popol
Et j'habite à l'entresol!
—Ce n'est pas du Valéry! fis-je en m'approchant de lui, la main tendue. Au moins, ça dit bien ce que ça veut dire!
Je m'attendais à être assez mal reçu, en ma qualité de réfractaire à toute poésie, surtout quand elle est pure. Mais pas du tout... Il serra vigoureusement mes phalanges et, partant d'un large rire, s'exclama:
—Ah! non, la barbe avec Valéry!
*
* *
Un instant après, nous étions assis sur un banc de pierre moussue (c'est poétique aussi, mais ça tache les pantalons) et nous entamions une conversation marquée au coin de la plus vive cordialité.
—Alors, dis-je à l'aristarque du Temps, vous vous sentez plus calme?... Vous dormez bien? Vous n'avez plus de cauchemars?
—Mais mon équilibre mental a toujours été parfait, je vous assure, je ne suis pas fou du tout...
—On dit ça!
—Oui, je sais, dans une maison comme celle-ci, le seul moyen de prouver qu'on ne devrait pas y être, c'est de déclarer: «Je suis fou à lier!». C'est ce que je répète au médecin-chef qui commence à me croire raisonnable... Mais à quoi bon jouer cette comédie avec vous? Mon cher, je n'ai pas la moindre araignée au plafond...
—Vous nous avez donc mystifiés avec ce Paul Valéry et son loufoque qui picore les toits?...
—Avant de vous répondre, il faut que je vous pose moi-même quelques questions.
—Je vous en prie, mon cher Souday.
—Allez-vous dans les salons littéraires?
—Ah! non... Pour qui me prenez-vous?
—Moi, j'y vais... Et dans les salons tout court?
—En fait de salons, je ne fréquente que ceux de coiffure. Pas même ceux de peinture!
—Avez-vous fait de la critique?
—Jamais! Il n'y a pas de sot métier, mais enfin...
—Eh bien, vous allez comprendre ce qui m'est arrivé: je suis un critique qui va dans le monde, dans un certain monde, enfin, qui raffole des salons littéraires. Qu'est-ce que vous voulez? Cela ne se raisonne pas. D'ailleurs, tenant le plus beau sceptre de la critique contemporaine il est bien naturel que je recueille les avantages moraux—pas la peine, hélas! d'insister sur les avantages matériels—de ma situation. Où en jouirais-je plus que dans les salons littéraires où ma puissance est connue et reconnue, où pullulent les gens de tous sexes—et il y en a plus de deux—qui me feraient n'importe quoi pour obtenir deux lignes favorables dans le Temps? Je vais donc dans ces endroits-là pour éprouver ma force...
—Soit. Mais je ne vous envie pas.
—Vous avez raison, car cette force n'est, si j'ose dire, que de la faiblesse... Mais on ne s'impose dans le monde qu'en pensant comme lui, en flattant ses goûts, ses caprices et aussi ses erreurs. Le genre paysan du Danube n'y est pas du tout apprécié et Diogène ne serait pas reçu dans nos salons les plus esthétiques, même s'il s'y présentait en disant: «Je cherche un homme!». Il m'a donc fallu, pour plaire à ces messieurs et dames dont je ne peux me passer, adopter, sinon leurs manières, du moins leurs idées... Or ce sont des snobs épris de toutes les excentricités littéraires, artistiques, et même politiques. Salons aristocratiques du vieux faubourg Saint-Germain ou salons de la grande bohème contemporaine, c'est tout comme. Ah! c'est bien changé depuis le temps de Paul Bourget! On n'y jure—dans toutes les langues—que par Cocteau, Van Dongen, Darius Milhaud, Vlaminck, Max Jacob, Machingore, Isnai Patati Patata, etc. Et Valéry, naturellement Valéry par dessus tout et tous!... Que vous vouliez que je fisse? Je suis le directeur littéraire de tous ces gens-là... Il faut donc bien que je les suive! Mon prestige intellectuel en dépend... Que deviendrais-je à leurs yeux lunettés d'écaille, si je leur avouais que je ne comprends rien—comme eux d'ailleurs—à Rhumbs, au Cimetière marin, à la jeune Parque et au reste? Je n'ose même pas leur dire que j'aime Victor Hugo!... J'ai peur d'être ridicule et, surtout, de n'être plus invité à l'hôtel de Rambouillet. Et alors, quand je ne vais pas au théâtre, où passerais-je mes soirées?
*
* *
—Du reste, reprit Paul Souday après un instant de silence, les opinions littéraires, c'est comme les opinions politiques... Les circonstances vous en font choisir une, sans trop savoir pourquoi, et puis on s'y attache, on s'y cramponne par habitude. Surtout quand s'en mêle l'instinct de contradiction! On aime toujours un peu contre quelqu'un... Le jour où tout le monde récitera le Cimetière marin comme la Cigale et la Fourmi, je lâcherai Paul Valéry, d'autant plus que l'exemple m'en aura été donné par Bélise, Philaminte, la princesse Murat, et je m'attellerai à la réhabilitation de l'école du bon sens!
Puis, ayant allumé un banal «voltigeur», notre confrère persécuté ajouta avec amertume:
—Qui sait, je reviendrai peut-être ici parce que j'aurai traité de «chiens enragés» les détracteurs de Ponsard, de François Coppée et même de Paul Déroulède!
Ce jeune auteur que je viens de rencontrer était comme tous les jeunes auteurs: il avait un visage glabre et vaguement cubiste, un regard de penseur, des cheveux lisses rejetés en arrière, des soupçons de pattes de lapin et d'énormes lunettes présumées d'écaille.
Et il me parut très embêté.
—Qu'avez-vous? lui demandai-je... Un «moins de trente ans» doit avoir l'air plus gaillard.
—Ce temps me dégoûte.
—Fichue saison, en effet.
—Je parle du temps où nous vivons. Cette époque est inhabitable et je souffre...
—Ah! oui, l'inquiétude moderne, le mal du siècle, l'angoisse devant le grand X... Bah! du romantisme, tout ça!
—Il ne s'agit pas de romantisme. Ma nouvelle œuvre est un four: hier soir nous avons fait des haricots et si nous allons jusqu'à la dixième, ce sera tout le bout du monde!
Ce jeune auteur venait de faire représenter une pièce au Théâtre Littéraire et je n'y songeais pas! Je cherchai à me rattraper en disant:
—Mais il paraît que c'est très bien, votre Amour au microscope... La scène où l'amant est entouré de la farandole des microbes est, paraît-il, magnifique.
—Qui dit cela?
—Mais il me semble avoir lu des critiques qui déclarent cette scène très originale, très moderne...
—Rien du tout. Les critiques m'ont éreinté, abîmé, piétiné. Pas un seul article élogieux. J'ai même été traité de «primaire»... Un primaire, moi, qui ai étudié Freud et qui passe mes veilles à potasser des tas de bouquins sur le subconscient! Qu'est-ce qu'il leur faut, à ces vaudevillistes, à ces journalistes?
—Vous savez, la critique...
—Un tas de vieilles ordures!
—J'allais vous le dire.
—Et nous faisons des haricots! Alors, quoi, où allons-nous? Faire des haricots, cela peut s'admettre quand on a la critique pour soi, bien que ce ne soit pas un métier d'être un auteur qui ne touche jamais de droits d'auteur... Mais s'il faut être raillé, bafoué, exécuté par surcroît, non, ça ne va plus!
—Vous prendrez votre revanche, vous êtes jeune...
—Jeune, jeune! J'en ai assez d'être jeune! Je ne peux pas être toute ma vie un jeune auteur!
—Ne vous plaignez pas... Vous êtes joué, connu, célèbre même à un âge où, jadis, on allait déposer en tremblant le manuscrit d'un acte en vers chez le concierge de l'Odéon! Voilà au moins quatre ou cinq pièces que vous donnez...
—Pour le cas qu'on en fait!
—Vous avez obtenu des succès...
—Un seul, et encore ça n'a été qu'un succès de presse. Ma première pièce m'a valu d'être traité de nouveau Shakespeare par Henry Bidou, de nouveau Musset par Pierre Brisson. Depuis, Bidou et Brisson, comme les autres d'ailleurs, m'ont lâché... Je suis écœuré! Ah! si je ne me retenais pas, je...
—Voyons, vous n'allez pas vous suicider pour si peu?
—Me suicider? Non, mais j'ai bien envie d'écrire des vaudevilles, tenez, comme Mirande, comme Mouézy-Eon, comme Pierre Veber lui-même! Je me déshonorerais, c'est entendu, mais, au moins, je toucherais des droits d'auteur.
—Allez-y!
—J'ai déjà essayé... Et je me suis aperçu que c'était assez compliqué à faire, un vaudeville. Ce n'est que du métier, un bas métier. Encore faut-il l'apprendre... Tandis que les pièces d'art, ça s'écrit librement. Il suffit d'avoir du génie... Et puis, moi, j'aime mieux faire penser.
Et le jeune auteur ajouta en soupirant:
—Seulement, voilà veut-on penser?
*
* *
—Ce que je ne comprends pas, reprit-il, c'est ce régime de la douche écossaise auquel la critique nous soumet, nous, les «moins de trente ans». Je ne vois partout que des articles où le jeune théâtre est traité d'irrésistible triomphateur... Les vieux sont considérés comme usés, vidés, finis. Cela se dit, cela s'imprime partout. Antoine passe son temps à répéter que la partie est, pour nous, définitivement gagnée. Quand nous lisons cela, c'est comme si nous buvions du champagne... Nous sommes grisés, nous ne doutons plus de rien, ni surtout de nous-mêmes, nous croyons que c'est arrivé. Mais ce n'est pas arrivé du tout... Car nos pièces ne réussissent guère: qu'est-ce que c'est que des triomphateurs qui, en fait de triomphes, ne ramassent à peu près que des tapes?
—Vous exagérez...
—Mais non! Quand nous obtenons un succès, c'est toujours avec notre première pièce... Citez-moi les jeunes auteurs qui en ont eu plusieurs. Où sont-ils? Et si vous en dénichez un ou deux, vous constaterez qu'ils ont réussi dans des théâtres à côté, des théâtres à clientèle spéciale, des théâtres, enfin, où il faut se contenter de la gloire parlée, imprimée, jamais monnayée. Nous, nous avons des fours qui sont de vrais fours, des fours comme tous les fours, mais nous n'avons jamais de vrais succès, des succès comme les autres, car les vrais succès, ça doit pouvoir se toucher aussi, à partir du 14, à la caisse de la Société des auteurs.
—Patientez...
—Il le faut bien, mais je constate qu'on nous bourre le crâne... On nous attire sur un tapis de roses et, dessous, il y a une trappe où nous dégringolons tous, les uns sur les autres. Pendant ce temps, le vieux théâtre continue à attirer la foule et à faire des recettes, sans être plus éreinté par la critique que ne l'est le jeune théâtre: au contraire, sous prétexte qu'il n'est que commercial, on le traite avec une indulgence souriante... Les vieux auteurs usés, vidés, finis, font jouer des pièces partout et roulent carrosse: nous, qu'on dit vainqueurs, nous allons à pied porter nos manuscrits à des directeurs de scènes confidentielles, à des sociétés d'amateurs qui nous jouent une seule fois devant trois pelés et un tondu... Enfin, qu'est-ce que cela signifie? De qui se moque-t-on? Car je commence à croire que nous sommes les victimes d'un vaste bateau...
—Mais non, vous aurez votre heure. Vous êtes jeune, l'avenir est à vous!
—L'avenir! Il y a déjà dix ans qu'on me dit ça... Vous me faites penser à ce colonel qui disait, en plein désert, à ses zouaves: «Mes amis, vous boirez demain!»
*
* *
Et le jeune auteur, après avoir poussé un profond soupir, ajouta:
—Le désert? J'y suis, nous y sommes...
—Soit répondis-je, mais nous, au moins, nous boirons tout de suite.
Et j'entraînai le désespéré dans un bar américain où il ne consomma, du reste, qu'un quart Vichy.
À la fin du dîner, un de nos confrères des Echos parisiens a posé aux convives cette question: «Qu'est-ce que le bon sens?» question peut-être assez déplacée, car c'est à l'heure du champagne que le bon sens, précisément, perd la plupart de ses droits. Cela se voit bien aux banquets politiques.
M. Henry Bordeaux a répondu:
—Le bon sens, c'est le premier étage du génie.
Ce qui veut dire, je pense, que le génie ne peut être bâti sur un premier étage et à plus forte raison sur un rez-de-chaussée de folie.
M. Strowsky a déclaré:
—Le bon sens, c'est ce que je pense quand j'ai raison.
Oui, mais quand a-t-on raison? Et puis, ce professeur, qui connaît cependant bien Pascal, définit à coups de synonymes.
D'une femme de lettres, Mme Gadala:
—Le bon sens, c'est le sixième.
Moi, au contraire je crois que c'est le sens unique.
Pour un avocat, M. Prud'hon, c'est l'eau tiède dans la douche écossaise.
Pas toujours vrai, le bon sens ayant aussi son enthousiasme, sa foi, sa brûlante ardeur.
Je n'assistais pas à ce dîner, mais la question m'étant posée, j'y répondrai par ces lignes que j'emprunte à Alphonse Karr:
«À ma naissance, mes parents convoquèrent les fées, comme il était d'usage en ce temps-là, elles eurent la bonté de me combler d'une foule de dons les plus brillants dont je m'enorgueillirais de faire ici l'énumération, s'ils n'avaient été immédiatement annulés par la circonstance que voici: une vieille petite fée qu'on avait négligé d'inviter, descendit par la cheminée sur un char formé d'une grosse coquille de noix traînée à la fois par des papillons et par des escargots. «J'arrive à temps, dit-elle, pour accorder au marmot un don que mes sœurs avaient oublié; ce don, le voici: Il aura du bon sens!» et, ajouta-t-elle en ricanant: «Vous verrez ce que deviendront vos dons à vous autres!» Puis elle repartit comme elle était venue.
«Mes parents étaient atterrés, les bonnes fées ne pouvaient leur donner que des consolations banales; les uns et les autres savaient bien que ce don funeste me condamnait, en un pays d'engouement, et le dénigrement qui en est l'envers, à la situation perpétuelle de quelqu'un qui va du Palais-Royal à la Bourse à l'heure où la foule va de la Bourse au Palais-Royal,—c'est-à-dire à avoir ses côtes vouées aux coudes de ses contemporains.
«Sans compter qu'il n'y a pas grand honneur à en retirer. On dit quelquefois d'un homme qui joue ce rôle: «Il a eu raison il y a dix ans, l'année dernière, hier!» mais presque jamais on ne trouve qu'il a raison aujourd'hui.»
Et Alphonse Karr d'ajouter:
«Pour cet emploi, il faut être décidé à n'être rien, à ne faire partie de rien et à marcher seul dans la vie.»
Mais l'auteur des Guêpes ne me paraît pas croire suffisamment à l'irrésistible puissance de la plus grande des vertus puisque, sans elle, tout est erreur, déraison, malheurs et catastrophes. En vérité, pour le bon sens, le triomphe est certain, incessant et perpétuel... Rien n'y fait, l'équilibre se rétablit toujours en vertu d'une loi naturelle, inéluctable, absolue, sans quoi, ce serait la fin du monde.
Il n'y a pas d'exceptions. Celles que nous croyons apercevoir sont fausses... Nous avions pris pour du bon sens ce qui n'en était pas.
FIN
Imp. de la Seine 24, Rue J.-J.-Rousseau, Montreuil-sous-Bois.
DU MÊME AUTEUR
(Chez Albin Michel)
La Réouverture du Paradis terrestre, roman.
Les Folies Bourgeoises, roman.
Mademoiselle Sans-Gêne, roman.
Madame ne veut pas d'enfant, roman.
Mon Curé chez les Riches, roman.
Mon Curé chez les Pauvres, roman.
Je suis un affreux bourgeois, roman.
L'Amour à la Parisienne, roman.
Avec G. de la Fouchardière
Monsieur Mézigue, roman.
Le Bouif chez mon Curé, roman.
Chez Pierre Laffite (Idéal Collection)
La Machine à fabriquer des rêves, roman.