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Title: Les Thibault: L’Été 1914 [Deuxieme Partie]

Date of first publication: 1936

Author: Roger Martin du Gard (1881-1958)

Date first posted: Jan. 29, 2021

Date last updated: Jan. 29, 2021

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LES THIBAULT


ROGER  MARTIN  DU  GARD

 

LES  THIBAULT

 

SEPTIÈME  PARTIE

 

L’ÉTÉ  1914

★★

 

nrf

 

GALLIMARD

PARIS, 43, rue de Beaune


Imprimé et publié en conformité d’une licence

décernée par le Commissaire des brevets sous le

régime de l’Arrêté exceptionnel sur les brevets, les

dessins de fabrique, le droit d’auteur et les marques

de commerce (1939). E. V. M.

 

Tous droits de traduction, de reproduction et d’adaptation

réservés pour tous les pays y compris la Russie,

Copyright by Librairie Gallimard 1936.

 

Imprimé au Canada    —    Printed in Canada


XXV

Dans le grand salon aux paravents de laque, (Antoine avait, une fois pour toutes, interdit à Léon d’introduire qui que ce fût dans son petit bureau), Mme de Battaincourt était assise et bâillait.

Les fenêtres étaient ouvertes. La journée s’achevait, sans un souffle d’air. Anne secoua le buste pour faire tomber sur le dossier du fauteuil son léger manteau du soir.

— «Il nous fait attendre, mon pauvre Fellow» dit-elle à mi-voix.

Les oreilles du pékinois, paresseusement échoué sur le tapis, eurent un faible frémissement. Anne avait acheté cette boule de soie blonde à l’Exposition de 1900, et elle s’obstinait à traîner partout avec elle cette merveille décrépite, aux dents gâtées, et au caractère grognon.

Soudain, Fellow souleva la tête, et Anne se redressa: ils avaient reconnu ensemble le pas rapide d’Antoine, sa manière brusque d’ouvrir et de fermer les portes.

C’était lui, en effet. Il avait son visage soucieux de médecin.

Le baiser dont il effleura les cheveux d’Anne glissa jusqu’à la nuque, et la fit tressaillir. Elle leva le bras, et promena lentement ses doigts sur le beau front carré, le bourrelet volontaire des sourcils, les tempes, la joue. Puis, un instant, elle garda dans le creux de sa paume, la mâchoire, cette forte mâchoire des Thibault, qu’elle aimait et craignait à la fois. Enfin, elle redressa la tête, se leva et sourit:

— «Regardez-moi donc, Tony!... Non: vos yeux sont posés sur moi, mais votre regard est ailleurs... Je déteste quand vous avez votre figure de grand homme!»

Il l’avait prise par les épaules, et la tenait devant lui, palpant de ses deux mains la saillie des omoplates. Il s’écarta légèrement, sans retirer ses mains, et la contempla, de haut en bas, en possesseur. Ce qui l’avait le plus fortement attaché à Anne, ce n’était pas tant qu’elle fût encore belle, mais qu’elle parût si manifestement construite pour l’amour.

Elle s’abandonnait à l’examen, fixant sur lui ses yeux pleins de vie et de joie.

— «Le temps de me changer, je suis à vous», fit-il, en la laissant doucement reculer, et en la forçant à se rasseoir.

Il se mettait maintenant si souvent en smoking, le soir, qu’il ne lui fallait guère plus de cinq minutes, pour passer sous la douche, se raser, enfiler la chemise glacée, le gilet blanc, les effets préparés d’avance, que Léon lui passait, pièce à pièce, les yeux baissés, avec des gestes godiches d’officiant.

— «Chapeau de paille et gants d’auto», fit-il à mi-voix.

Avant de quitter la pièce, il jeta vers la glace un bref regard d’ensemble, et tira ses manchettes. Il avait appris, depuis peu, à ne pas négliger ce surcroît d’aisance et de bonne humeur que confèrent une lingerie fine, un col ajusté, un vêtement de bonne coupe. Après la tâche quotidienne, s’offrir une soirée oisive et dispendieuse, lui semblait maintenant légitime, voire hygiénique; et il était heureux de partager ce délassement avec Anne, — bien qu’il fût parfaitement capable, comme il lui arrivait à l’occasion, d’en jouir égoïstement, tout seul.

— «Où m’emmenez-vous dîner, Tony?» demanda-t-elle, tandis qu’Antoine l’aidait à remettre son manteau, et déposait un rapide baiser sur le cou nu.

— «Pas dans Paris... Il fait si chaud... Si nous allions jusqu’à Marly, chez Prat? Ou plutôt: si nous allions au Coq? Ce sera plus gai.»

— «C’est loin...»

— «Qu’importe? Et puis, après Versailles, la route vient d’être refaite.»

Elle avait une façon à elle de moduler: «Si nous faisions ceci?» «Si nous allions là?», sur un ton désabusé, avec un regard câlin, un peu las; et elle proposait ingénument les escapades les plus saugrenues, sans jamais tenir compte de la distance, de l’heure, de la fatigue ou des goûts d’Antoine, non plus que des dépenses qu’entraînaient ces fantaisies.

— «Eh bien, va pour le Coq!» fit Antoine gaîment. «Debout, Fellow!» Il se pencha, prit le chien sous son bras, ouvrit la porte, et s’effaça pour laisser passer Anne.

Elle s’était arrêtée. Le bleu nocturne du manteau, le ton crème de la robe, la laque noire du paravent, faisaient resplendir d’un éclat sourd sa peau de brune. Tournée vers lui, elle le couvait d’un regard sans retenue. Elle murmura: «Mon Tony...», si bas qu’elle ne semblait pas avoir parlé pour lui.

— «Allons!» dit-il.

— «Allons...» soupira-t-elle, comme si le choix de ce restaurant à quarante-cinq kilomètres de Paris n’était qu’une concession de plus aux caprices d’un despote. Et, toute bruissante dans ses volants de taffetas, tête haute, le pas élastique, elle franchit allègrement le seuil.

— «Quand tu marches», lui glissa Antoine à l’oreille, «tu ressembles à une belle frégate qui prend la mer...»

Bien que la voiture fût puissante, amusante à mener, Antoine n’éprouvait plus guère de plaisir à conduire; mais il savait qu’Anne n’aimait rien tant que ces randonnées avec lui, sans chauffeur.

Le soleil était couché. La soirée restait chaude. Pour traverser le bois, Antoine choisit de petites routes peu fréquentées, sous la futaie. Par les fenêtres ouvertes, un air tiède et qui sentait le sous-bois entrait dans l’auto.

Anne bavardait. A propos de son récent voyage à Berck, elle parla de son mari, ce qu’elle faisait rarement.

— «Figure-toi qu’il ne voulait pas me laisser partir! Il m’a priée, menacée; il a été odieux! Pourtant il m’a conduite à la gare. Mais il avait son air de martyr. Et, sur le quai, au moment du départ, il a eu l’aplomb de me dire: “Vous ne changerez donc jamais?” Alors, du haut du wagon, je lui ai jeté un de ces: “Non!” Un “non” qui voulait dire des choses terribles!... Et c’est vrai, je ne changerai pas: je l’exècre; il n’y a rien à faire!»

Antoine souriait. Il ne détestait pas la voir en colère. Il lui disait parfois: «J’aime bien quand tu fais ton œil de pirate!» Il se rappelait Simon de Battaincourt, l’ami de Daniel et de Jacques, avec son nez de chevreau, ses cheveux couleur de ficelle, son air doux, un peu cafard; assez antipathique, en somme.

— «Dire que j’ai eu un vrai béguin pour cet imbécile», continua Anne. «Et peut-être justement à cause de ça...»

— «A cause de quoi?»

— «Eh bien, de sa bêtise... De ce qu’il avait eu si peu d’aventures dans sa vie... Ça me paraissait rafraîchissant; ça me changeait. C’était comme une occasion de recommencer mon existence... Hein, ce qu’on peut être idiote!»

Elle se souvint de la résolution qu’elle avait prise de parler plus souvent d’elle, de son passé; c’était l’occasion ou jamais. Elle s’installa commodément, appuya la tête contre l’épaule d’Antoine, et, les yeux sur la route, s’abandonna à des souvenirs:

— «Je le rencontrais quelquefois en Touraine, aux chasses. J’avais bien remarqué qu’il me regardait, mais il ne m’adressait pas la parole. Un soir, je rentrais, je l’ai croisé, en forêt. Il était à pied, je ne sais plus pourquoi. J’étais seule. J’ai fait arrêter l’auto, et je lui ai offert de le rentrer à Tours. Il est devenu cramoisi. Il est monté. Il ne disait rien. La nuit tombait. Et, brusquement, un peu avant l’octroi...»

Antoine écoutait distraitement, l’attention requise par la route, le rythme du moteur.

Anne... Après lui, elle en aimerait d’autres; elle suivrait son destin. Il ne s’illusionnait pas sur la durée de leur liaison. «Curieux», songea-t-il, «cet attrait que j’ai toujours eu pour ces émancipées au sang chaud...» Il s’était parfois demandé si ce compagnonnage amoureux dont il se contentait avec ses maîtresses, n’était pas une forme assez incomplète de l’amour. Assez indigente, peut-être. «Tu confonds l’amour avec la concupiscence», lui avait dit Studler, l’autre jour. Incomplète ou non, cette forme était la sienne, et il s’en trouvait bien. Elle lui laissait intacte sa force d’homme laborieux, qui se veut libre pour se consacrer sans marchandage à sa vocation. Sa récente conversation avec Studler, lui revint à l’esprit. Le Calife lui avait cité le mot d’un jeune écrivain de sa connaissance, un nommé Péguy: «Aimer, c’est donner raison à l’être aimé qui a tort.» La formule avait violemment choqué Antoine. Sous cette forme dévorante, éperdue, abêtissante, l’amour lui inspirait toujours de la stupeur, de l’effroi, et même une sorte de répugnance...

L’auto s’engageait sur le pont, franchissait la Seine, attaquait gaillardement le coteau de Suresnes.

— «Il y a là un petit caboulot où l’on mange des fritures», dit Anne, soudain, en tendant le bras.

(C’était là que, naguère, Delorme l’emmenait toujours, Delorme, un ancien étudiant en médecine, qui était devenu pharmacien à Boulogne, et qui, pendant plusieurs années, jusqu’à cet hiver, jusqu’à ce qu’Anne fût enfin délivrée de la drogue, avait payé les faveurs de cette maîtresse inespérée, en l’approvisionnant de morphine.)

Redoutant une question d’Antoine, elle se contraignit à rire:

— «La patronne vaut le déplacement! Une grosse mémère à bigoudis avec des bas roulés sur les chevilles... Moi, j’aimerais mieux aller pieds nus que d’avoir des bas qui tire-bouchonnent! Pas toi?»

— «Nous irons un dimanche», proposa Antoine.

— «Non, pas un dimanche. Tu sais bien que j’ai horreur du dimanche. Tous ces gens qui encombrent les rues, sous prétexte de se reposer!»

— «En somme, c’est une chance qu’il y ait six jours sur sept où les autres travaillent», fit Antoine, moqueur.

Elle ne sentit pas le reproche, et se mit à rire:

— «Bigoudi! J’adore ce mot-là. Ça fait un bruit de castagnettes dans la bouche. Quand j’aurai un autre chien, je l’appellerai Bigoudi... Mais je n’aurai jamais un autre chien», reprit-elle, gravement: «Quand Fellow sera vieux, je l’empoisonnerai. Et je ne le remplacerai pas.»

Le jeune homme sourit, sans tourner la tête:

— Vous auriez le courage d’empoisonner Fellow?»

— «Oui», fit-elle, d’un ton net. «Mais seulement quand il sera devenu tout à fait vieux et infirme.»

Il lui jeta un bref coup d’œil. Il se rappelait quels bruits étranges avaient couru, à la mort de Goupillot. Il y pensait de temps à autre. Pour en rire, le plus souvent. Parfois, pourtant, Anne l’effrayait. «Elle est capable de tout», pensa-t-il. «De tout, même d’empoisonner un mari devenu tout à fait vieux et infirme...»

Il demanda:

— «Et, peut-on savoir? Strychnine? Cyanure?»

— «Non; un barbiturique... Le meilleur de tous, c’est le didial. Mais il est inscrit au tableau B, il faut une ordonnance... Nous nous contenterons du simple dial! N’est-ce pas, Fellow?»

Antoine eut un rire un peu forcé:

— «Pas si facile que ça, à doser juste!... Un ou deux grammes de plus ou de moins, et tout est raté...»

— «Un ou deux grammes? Pour un chien qui ne pèse pas trois kilos? Vous n’y entendez rien, docteur!...» Elle fit un bref calcul, et déclara posément: «Non: pour Fellow, avec vingt-cinq centigrammes de dial, vingt-huit au maximum, il aurait son compte...»

Elle se tut. Lui aussi. Songeaient-ils aux mêmes choses? Non, car elle murmura:

— «Je ne remplacerai jamais Fellow... Jamais... Ça t’étonne?» Elle se serra de nouveau contre lui: «C’est que je suis capable d’être fidèle, Tony, tu sais... Très fidèle...»

La voiture ralentit pour prendre un virage et franchir un passage à niveau.

Anne, les yeux sur la route, souriait distraitement.

— «Au fond, Tony, j’étais née pour être la femme d’un grand, d’un unique amour... Ce n’est pas ma faute si j’ai eu cette existence-là... Tout de même», reprit-elle avec force, «une chose que je peux dire: je ne me suis jamais abaissée...» (Elle était de bonne foi: elle avait oublié Delorme.) «Je ne regrette rien», conclut-elle.

Une minute encore, elle demeura silencieuse, la tempe appuyée à l’épaule d’Antoine, regardant les sous-bois obscurcis, les nuées dansantes de moucherons que fendait l’auto.

— «C’est étrange», reprit-elle. «Moi, plus je suis heureuse, et plus je me sens bonne... Il y a des jours où j’aimerais tant pouvoir me dévouer, à quelque chose, à quelqu’un!»

Il fut frappé par la résonance nostalgique de sa voix. Il savait qu’elle était sincère; que son luxe, sa situation mondaine, — objectifs de quinze ans de calculs et de manœuvres, — ne lui avaient donné ni apaisement, ni bonheur.

Elle soupira:

— «L’hiver prochain, tu sais, je suis décidée à me faire une autre vie... une vie sérieuse... une vie utile... Il faudra m’aider, Tony. Tu promets?»

C’était un projet qui revenait fréquemment dans ses propos. Antoine, d’ailleurs, ne la jugeait pas incapable de changer d’existence. Elle avait de grandes qualités, malgré ses travers: elle était douée d’une intelligence pratique assez vive, d’une ténacité à toute épreuve. Mais, pour réussir et pour persévérer, il eût fallu qu’elle eût auprès d’elle quelqu’un qui la guidât, et rendît inoffensifs ses défauts; quelqu’un comme lui. Il avait pu mesurer, cet hiver, son ascendant sur elle, lorsqu’il s’était mis en tête de lui faire abandonner la morphine: il avait obtenu qu’elle se soumît pendant huit semaines à une douloureuse cure de désintoxication dans une clinique de Saint-Germain, d’où elle était revenue épuisée, mais radicalement guérie; et, depuis, elle ne se piquait plus. Nul doute qu’il eût pu, s’il s’en était donné la peine, orienter vers des occupations sérieuses cette énergie inemployée. Un signe de lui, et tout l’avenir d’Anne pouvait être transformé... Ce signe, pourtant, il était bien résolu à ne pas le faire. Il imaginait trop bien ce qu’un tel «sauvetage» impliquerait pour lui de charges nouvelles, accaparantes. Tous les gestes engagent; surtout les gestes généreux... Or, il avait sa propre vie à conduire, sa liberté à sauvegarder. Là-dessus, il ne transigeait pas. Mais, chaque fois qu’il y pensait, c’était avec émotion, avec mélancolie: comme s’il détournait la tête, pour ne pas voir se tendre vers lui, à la surface de l’eau, une main de noyée...


Par extraordinaire, le Coq d’Argent était à peu près vide, ce soir-là.

A l’arrêt de l’auto, maître d’hôtel, garçons et sommeliers, s’empressèrent au-devant de ces clients tardifs, et leur firent cérémonieusement conduite, de bosquet en bosquet. Un petit orchestre à cordes, dissimulé dans la verdure, commença à jouer, en sourdine. Tous avaient l’air de se conformer à une mise en scène bien réglée; et Antoine lui-même, marchant derrière Anne, s’avançait avec le naturel assuré d’un acteur qui fait son entrée, dans un rôle à succès qu’il possède bien.

Les tables étaient discrètement isolées les unes des autres par des massifs de troènes et des jardinières de fleurs. Anne finit par choisir une place; et son premier soin fut d’installer son chien sur le coussin que le gérant disposait aimablement sur le gravier. (Un coussin de cretonne rose: car tout était rose, au Coq, depuis les plates-bandes de petits bégonias, jusqu’aux nappes, aux parasols, et aux lampions accrochés dans les branches.)

Anne, debout, épluchait avec méthode la carte. Elle se donnait volontiers des airs gourmands. Le maître d’hôtel, entouré des garçons, se taisait, attentif, le crayon sur la lèvre. Antoine attendait qu’elle s’assît. Anne se tourna vers lui, et, de sa main dégantée, désigna différents plats sur la carte. Elle s’imaginait, — et cela n’était pas totalement inexact — qu’il était jaloux de toutes ses prérogatives, et n’aimait pas qu’elle s’adressât directement aux gens de service.

Antoine transmit la commande sur le ton ferme et familier qu’il employait dans ces cas-là. Le maître d’hôtel écrivait, avec des signes respectueux et approbateurs. Antoine le regardait faire. L’obséquiosité du personnel lui était agréable. Il n’était pas loin, tant la chose lui semblait naturelle, de croire ingénument qu’on l’aimait.

— «Oh, l’adorable pussy!» s’écria Anne, en tendant le bras vers un diablotin noir, qui venait de bondir sur la desserte, et que déjà les garçons scandalisés chassaient à coups de serviette. C’était un chaton de six semaines, tout noir, d’une maigreur famélique, avec un abdomen ballonné et d’étranges yeux verts, enchâssés dans une tête énorme.

Anne le prit à deux mains et le souleva en riant jusqu’à sa joue.

Antoine souriait, un peu agacé:

— «Laissez donc ce nid à puces, Anne... Vous allez vous faire griffer.»

— «Non, tu n’es pas un nid à puces... Non, tu es un amour de pussy», protestait Anne, en serrant la petite bête crasseuse contre sa poitrine, et en lui caressant le crâne avec la pointe de son menton. «Ce ventre qu’il a! Est-il assez “commode Louis XV”! Et sa grosse tête! Il ressemble à un oignon qui germe... Vous n’avez pas remarqué, Tony, comme les oignons qui germent font une drôle de figure?»

Antoine avait pris le parti de rire: un rire un peu forcé. Cela lui arrivait rarement; lui-même s’écouta, surpris; et, brusquement, il perçut le son particulier de ce rire. «Tiens», se dit-il, avec un bizarre serrement de cœur, «je viens de rire exactement comme Père...» De sa vie, Antoine n’avait prêté attention au rire de M. Thibault; et voici qu’il découvrait ce rire, ce soir, tout à coup, et dans sa propre bouche.

Anne voulait obliger l’affreux animal à demeurer sur ses genoux, au grand dommage du taffetas crème.

— «Oh, le vilain!» fit-elle, ravie. «Faites ronron, monsieur Belzébuth!... Voilà... Il comprend tout. Je suis sûre qu’il a une âme», fit-elle, sérieusement. «Il faut me l’acheter, Tony... Ce sera notre fétiche! Tant qu’il sera avec nous, je sens que rien ne pourra nous arriver de mal!»

— «Je vous y prends», dit Antoine, moqueur. «Et vous soutiendrez encore que vous n’êtes pas superstitieuse!»

Il l’avait déjà taquinée à ce sujet. Elle lui avait avoué que, souvent, le soir, quand elle tournait dans sa chambre, seule, sans se décider à se mettre au lit parce qu’elle croyait avoir le pressentiment d’un malheur, elle allait prendre dans un tiroir où elle conservait des reliques de son passé, un vieux recueil de cartomancie, et se tirait les cartes, jusqu’au moment où elle tombait de sommeil.

— «Vous avez raison», dit-elle, tout à coup. «Je suis idiote.»

Elle laissa partir le chat, qui fit deux ou trois bonds en chancelant, et disparut dans le massif. Puis elle s’assura qu’ils étaient seuls, et, plongeant son regard dans les yeux d’Antoine, elle chuchota:

— «Sermonne-moi, j’adore ça... Je t’écouterai, tu verras... Je me corrigerai... Je deviendrai comme tu veux...»

Il eut la pensée qu’elle l’aimait peut-être plus qu’il n’eût voulu. Il sourit, et lui fit signe de manger son potage: ce qu’elle fit, les yeux baissés, comme une enfant.

Puis elle se mit à parler de tout autre chose: des vacances, qu’elle avait décidé de passer à Paris, pour ne pas s’éloigner d’Antoine; puis du procès mi-politique, mipassionnel, dont les détails remplissaient depuis plusieurs jours les colonnes de tous les journaux:

— «Quel cran! Comme j’aimerais faire une chose comme ça! Pour toi! Tuer quelqu’un qui te voudrait du mal!» Au loin, les deux violons, le violoncelle et l’alto, attaquaient un air de menuet. Elle parut rêver quelques instants, et prononça, d’une voix caressante et grave: «Tuer par amour...»

— «Vous auriez assez le physique de ça», remarqua Antoine, en souriant.

Elle faillit répondre, mais le maître d’hôtel, avant de découper les pigeonneaux, lui présentait, comme un encensoir, le légumier d’argent, d’où s’échappait un fumet de salmis.

Antoine s’aperçut qu’elle avait des larmes brillantes au bord des cils. Il la questionna du regard. L’avait-il blessée involontairement?

— «C’est peut-être plus vrai que vous ne croyez», soupira-t-elle alors, sans le regarder, — et si bizarrement qu’il ne put s’empêcher, encore une fois, de penser à Goupillot.

— «Quoi, vrai?» fit-il, avec curiosité.

Frappée par l’intonation, elle leva les yeux et saisit dans le regard d’Antoine un trouble que d’abord elle ne s’expliqua pas. Tout à coup, elle songea à leur conversation sur les toxiques, aux questions d’Antoine. Elle n’ignorait rien des accusations qu’on avait colportées sur son compte, après la mort de son mari: un journal de l’Oise s’était même permis de transparentes allusions, qui avaient définitivement consacré dans le pays la légende du vieux multimillionnaire, séquestré dans son château par une jeune aventurière épousée sur le tard, et qui était mort, une nuit, dans des circonstances restées mystérieuses.

Antoine assura mieux sa voix, et répéta:

— «Quoi, vrai?»

— «Que j’ai le physique d’une héroïne de mélo», répondit-elle froidement, ne voulant pas lui laisser voir qu’elle l’avait deviné. Elle avait sorti un petit miroir de son sac, et s’y examinait distraitement: «Regardez... Est-ce que j’ai la tête de quelqu’un qui mourra bêtement dans son lit? Non: je finirai d’une façon dramatique, vous verrez! Un matin, on me trouvera, en travers de ma chambre, poignardée... Sur le tapis, toute nue... et poignardée!... D’ailleurs, j’ai remarqué: dans les livres, celles qui s’appellent Anne, elles finissent toujours poignardées... Vous savez», poursuivit-elle, sans quitter des yeux le miroir, «j’ai une peur atroce d’être laide quand je serai morte. Les lèvres blanches des morts, c’est tellement horrible... Moi, je veux absolument qu’on me farde. Du reste, je l’ai marqué sur mon testament.»

Elle parlait vite, plus vite que de coutume, et en zézayant un peu, comme lorsqu’elle était intimidée. Avec le coin de son mouchoir, elle étancha délicatement les larmes restées entre les cils; puis elle se donna un coup de houppette, remit le tout dans son sac, et fit claquer le fermoir.

— «Au fond», reprit-elle (et, pour cet aveu, sa belle voix de contralto prit soudain un accent vulgaire) «je ne déteste pas tellement que ça d’avoir la tête d’une héroïne de mélo...»

Elle tourna enfin son visage vers lui, et s’aperçut qu’il continuait à l’épier. Alors, elle sourit lentement, et parut prendre un parti:

— «Mon physique m’a déjà joué quelques mauvais tours», soupira-t-elle. «Vous savez que j’ai passé pour une empoisonneuse?»

Un quart de seconde, Antoine hésita. Ses paupières battirent. Il déclara:

— «Je sais.»

Elle mit ses coudes sur la table, et, les yeux dans les yeux de son amant, elle articula, d’une voix traînante:

— «Tu me crois capable de ça?»

Le ton crânait, mais le regard avait fui et se perdait de nouveau dans le vague.

— «Pourquoi non?» fit-il, mi-plaisant, mi-sérieux.

Elle demeura quelques instants silencieuse, les yeux sur la nappe. La pensée que ce doute ajoutait peut-être un certain piment aux sentiments qu’Antoine éprouvait pour elle, lui traversa l’esprit; et la tentation l’effleura de le laisser à son incertitude. Mais, lorsqu’elle eut ramené sur lui son regard, la tentation s’évanouit.

— «Non», dit-elle alors, brutalement. «La réalité n’est pas si... romanesque: le hasard a voulu que je sois seule avec Goupillot, la nuit où il est mort; c’est vrai. Mais il est mort, à son heure, et sans que j’y sois pour rien.»

Le silence d’Antoine, la façon dont il écoutait semblaient indiquer qu’il attendait de plus amples détails. Elle repoussa son assiette devant elle sans y avoir touché, et prit dans son sac une cigarette, qu’Antoine lui laissa allumer sans faire un mouvement. Elle fumait souvent de ces cigarettes de thé, qu’elle se procurait à New-York, et qui répandaient un relent d’herbes brûlées, âcre et entêtant. Elle tira quelques bouffées qu’elle souffla longuement devant elle; puis elle murmura, avec lassitude:

— «Ça vous intéresse, ces vieilles histoires?»

— «Oui», fit-il, un peu plus précipitamment qu’il n’eût voulu.

Elle sourit, et haussa les épaules, comme devant un caprice sans conséquences.

Les pensées d’Antoine vagabondaient. Anne ne lui avait-elle pas dit, un jour: «Pour me défendre dans la vie, j’ai tellement pris l’habitude de mentir que, si jamais tu t’aperçois que je te mens, à toi, il faudra me le dire tout de suite, — et ne pas m’en vouloir...»? Il demeurait perplexe. Il se souvint, à l’improviste, de l’étrange familiarité qu’il avait surprise, jadis, entre Anne et miss Mary, la gouvernante de la petite Huguette. Il était bien certain de ne pas s’être trompé sur la nature de cette intimité. Pourtant, lorsqu’il avait, plus tard, en souriant, posé à sa maîtresse quelques questions précises, non seulement Anne s’était dérobée à tout aveu, mais elle avait protesté contre ce soupçon, avec une indignation, une apparence de sincérité, déconcertantes.

— «Non! Jamais d’os, voyons! Vous voulez l’étrangler!»

Un garçon venait de déposer une écuelle de pâtée devant le coussin de Fellow, et, pour faire du zèle, s’apprêtait à y ajouter les carcasses des pigeonneaux.

Le maître d’hôtel accourut:

— «Madame désire?...»

— «Rien, rien», dit Antoine, agacé.

Le pékinois s’était dressé sur ses pattes et flairait l’écuelle. Il s’étira, secoua ses oreilles, renifla l’air à petits coups, et tourna désespérément vers sa maîtresse sa petite truffe aplatie.

— «Qu’est-ce qu’il y a donc, mon petit Fellow?» fit Anne.

— «Qu’est-ce qu’il y a, petit filou?» répéta, comme un écho, le maître d’hôtel.

— «Montrez-moi ça», dit Anne, au garçon. Elle toucha l’écuelle avec le dos de sa main: «Parbleu, elle est toute refroidie, votre pâtée! Je vous ai dit: chaude... Et aucune graisse», ajouta-t-elle sévèrement, en pointant le doigt vers un fragment de gras. «Du riz, des carottes, et un peu de viande hachée fin. Ça n’est pourtant pas sorcier!»

— «Remportez ça!» ordonna le maître d’hôtel.

Le garçon ramassa l’écuelle, considéra un instant la pâtée; puis, docilement, il repartit vers les cuisines. Mais, avant de s’éloigner, il leva une seconde les yeux vers la table, et Antoine croisa son regard glissant.

Dès qu’ils furent seuls:

— «Chérie», fit-il, avec un accent de reproche, «vous ne pensez pas que monsieur Fellow se montre un peu bien difficile...»

— «Ce garçon est idiot!» interrompit Anne, courroucée. «Vous l’avez vu? Il restait là, planté devant cette terrine!»

Antoine dit, doucement:

— «Il pensait peut-être que, en ce moment, dans quelque soupente de banlieue, sa femme et ses gosses, eux, sont attablés devant...»

La main d’Anne, chaude et vibrante, se posa vivement sur la sienne:

— «Mon Tony, c’est vrai, c’est affreux, ce que vous dites là... Pourtant, voyons, vous ne voulez pas que Fellow tombe malade?» Elle semblait en proie à une perplexité réelle. «Pourquoi riez-vous, maintenant? Ecoutez, Tony: il va falloir lui donner un pourboire, à ce pauvre garçon... A lui, spécialement... Un gros pourboire... De la part de Fellow...»

Elle rêva quelques secondes, et dit soudain:

— «Mon frère aussi, figurez-vous, il avait commencé par être garçon de restaurant... Oui, garçon, dans un bouillon de Vincennes.»

— «Je ne savais pas que vous aviez un frère», fit Antoine. (L’accent, le jeu de physionomie, semblaient sousentendre: «D’ailleurs, je sais si peu de chose de vous...»)

— «Oh, il est loin... Si seulement il vit encore... Il était parti en Indochine, il s’était engagé dans la coloniale... Il a dû se faire une vie là-bas. Je n’ai jamais eu de ses nouvelles...» Elle avait baissé le ton, progressivement. Sa voix n’était jamais plus émouvante que dans les notes graves. Elle dit encore: «C’est bête, j’aurais si bien pu l’aider...» Puis elle se tut.

— «Alors», attaqua Antoine, après être resté quelques instants silencieux, «il est mort, sans que vous soyez là?»

— «Qui?» fit-elle, en battant des cils. Cette insistance l’étonnait. Toutefois, elle éprouvait une satisfaction à sentir l’attention d’Antoine si fortement accrochée.

Elle se mit soudain à rire, d’un rire inattendu, léger, communicatif.

— «Le plus bête, figure-toi, c’est qu’on m’a accusée de ce que je n’avais pas fait, de ce que je n’aurais peut-être jamais eu le cran de faire: et personne n’a su ce dont j’étais réellement coupable. Je vais te le dire: je me méfiais du testament que Goupillot avait pu écrire; alors, pendant les deux ans où il a été gâteux, munie d’une procuration que je lui avais extorquée avec l’aide d’un notaire de Beauvais, je me suis froidement approprié une grande partie de la fortune. Bien inutilement, d’ailleurs: car le testament était tout en ma faveur, et ne laissait à Huguette que sa part légale... Mais j’estimais que, après ces sept années d’enfer, j’avais bien le droit de me servir moi-même!»

Cessant de rire, elle ajouta, tendrement:

— «Et tu es le premier, mon Tony, à qui je raconte ça.»

Elle eut un brusque frisson.

— «Froid?» dit Antoine, cherchant le manteau des yeux. La nuit devenait fraîche; il se faisait tard.

— «Non: soif», fit-elle, en levant sa coupe vers le seau à champagne.

Elle but avidement le vin qu’il lui versa, ralluma une de ses âcres cigarettes, et se leva pour jeter son manteau sur ses épaules. En se rasseyant, elle rapprocha son fauteuil, pour être tout près d’Antoine.

— «Tu entends?» dit-elle.

Des papillons de nuit voletaient autour des lampions, et criblaient de coups la toile du parasol. L’orchestre s’était tu. Dans l’«hostellerie», la plupart des fenêtres s’étaient éteintes.

— «On est bien ici, mais je sais un endroit où l’on serait encore mieux...» reprit-elle, avec un regard plein de promesses.

Comme il ne répondait pas, elle lui saisit le poignet, et lui posa la main, retournée, sur la nappe. Il crut qu’elle voulait lire son horoscope:

— «Non», fit-il, en cherchant à se dégager. (Rien ne l’agaçait autant que les prophéties: les plus belles lui paraissaient toujours si médiocres, auprès de l’avenir qu’il se destinait!)

— «Tu es bête!» lança-t-elle, en riant, sans lâcher le poignet. «Tiens, voilà ce que je veux...» Elle se pencha brusquement, colla sa bouche à l’intérieur de la main, et demeura une minute ainsi, sans bouger.

Lui, de sa main libre, caressait doucement la nuque ployée. Il comparait la sourde passion qu’elle avait pour lui, aux sentiments si mesurés qu’il éprouvait pour elle.

A ce moment, comme avertie par une intuition, Anne souleva légèrement la tête:

— «Je ne te demande pas de m’aimer comme je t’aime; je te demande seulement de me laisser t’aimer...»

XXVI

Vanheede allait sortir, et il se confectionnait, comme chaque matin, une tasse de café sur son réchaud à pétrole, lorsque Jacques, sans avoir pris le temps d’aller déposer son bagage dans sa chambre, vint frapper à sa porte.

— «Quoi de nouveau à Genève?» fit-il joyeusement, en laissant choir son sac sur le carreau.

L’albinos, au fond de la pièce, plissait les yeux dans la direction du visiteur, qu’il reconnut à sa voix.

— «Baulthy! Déjà de retour?»

Il s’avançait vers Jacques, tendant vers lui ses petites mains d’enfant.

— «Bonne mine», fit-il en dévisageant de près le voyageur.

— «Oui», reconnut Jacques, «ça va!»

C’était vrai. Contre toute attente, cette nuit de voyage avait été mieux que bonne: libératrice. Seul dans son compartiment, il avait pu s’allonger, s’endormir presque aussitôt; et il ne s’était éveillé qu’à Culoz, reposé, plein d’ardeur, exceptionnellement heureux même, comme délivré d’il ne savait quoi. A la portière, en respirant à larges traits l’air matinal, tandis que le premier soleil achevait de dissiper au fond des vallées les ouates laissées par la nuit, il s’était penché sur lui-même, cherchant à s’expliquer cette joie intérieure, dont, ce matin, il se trouvait comblé. «Fini», s’était-il dit, «de se débattre dans la confusion des idées, des doctrines; un but précis s’offre enfin: l’action directe contre la guerre!» Certes, l’heure était grave; décisive, sans doute. Mais, lorsqu’il faisait le bilan des impressions qu’il rapportait de Paris, la fermeté de la position du socialisme français, l’accord des chefs, réalisé autour de Jaurès et soutenu par sa combativité optimiste, la soudure qui semblait se faire entre l’activité des syndicats et celle du Parti, tout contribuait à accroître sa confiance dans la force invincible de l’Internationale.

— «Asseyez-vous là», dit Vanheede, en rabattant les draps sur le lit défait. (Il ne s’était jamais décidé à tutoyer Jacques.) «Nous allons partager le café... Tout a bien marché? Racontez! Qu’est-ce ça est qu’on dit, là-bas?»

— «A Paris? Ça dépend... Dans le public, personne ne sait, personne ne s’inquiète. C’est effarant: les journaux ne s’occupent que du procès Caillaux, du voyage triomphal de monsieur Poincaré, — et des vacances!... On dit, d’ailleurs, qu’un mot d’ordre a été donné à la presse française: ne pas attirer l’attention sur les affaires balkaniques, pour ne pas compliquer la tâche des diplomates... Mais, dans le Parti, on se démène! Et, ma foi, on a tout l’air de faire bonne besogne! Le problème de la grève générale est nettement remis au premier plan. Ce sera la plate-forme française au congrès de Vienne. Evidemment, le point d’interrogation, c’est la position que prendront les social-démocrates: ils sont d’accord, en principe, pour reprendre la question. Mais...»

— «Nouvelles d’Autriche?» questionna Vanheede, en posant sur la table de nuit, encombrée de livres, un verre à dents plein de café.

— «Oui. Nouvelles assez bonnes, si elles sont exactes. Hier soir, à l’Huma, on paraissait sûr que la note autrichienne à la Serbie n’aurait pas un caractère agressif.»

— «Baulthy», fit soudain Vanheede, «je suis content, ça me fait bon de vous voir!»

Il souriait pour excuser son interruption. Il reprit aussitôt:

— «Ici, Bühlmann est venu. Il a raconté une histoire qui vient des bureaux de la Chancellerie, à Vienne; et ça prouverait, au contraire, que les desseins de l’Autriche sont diaboliques... et très prémédités... Tout est corrompu!» conclut-il sombrement.

— «Explique-moi ça, mon petit Vanheede», lança Jacques.

Le ton marquait moins de curiosité que de bonne humeur et d’affection. Vanheede dut le sentir, car il vint en souriant s’asseoir près de Jacques, sur le lit:

— «Ça est que, cet hiver, des médecins, appelés auprès de François-Joseph, ont diagnostiqué une affection des voies respiratoires... Une maladie incurable... Tellement grave, que l’Empereur doit mourir avant la fin de l’année.»

— «Eh bien... requiescat!» murmura Jacques, qui, pour l’instant, n’avait aucune disposition à prendre les choses au sérieux. Il avait roulé son mouchoir autour du verre pour ne pas se brûler les doigts, et il buvait, à petites gorgées, le breuvage limoneux fabriqué par Vanheede. Par-dessus le verre, son regard incrédule et amical était fixé sur le visage pâle aux cheveux ébouriffés.

— «Attendez», repartit Vanheede, «ça est maintenant que l’histoire se corse... Le résultat de la consultation aurait été aussitôt communiqué au Chancelier... Berchtold aurait alors convoqué, dans sa propriété, différents hommes d’État, pour un conciliabule secret, une sorte de conseil de la Couronne.»

— «Oh, oh», fit Jacques, amusé.

— «Là, ces messieurs — parmi lesquels Tisza, Forgach, et le chef d’État-major Hötzendorf, — auraient raisonné comme ça: la mort de l’Empereur, vu l’état actuel des choses, va déclencher en Autriche de terribles difficultés intérieures. Même si le régime de la Double-Monarchie reste debout, l’Autriche sera affaiblie pour longtemps; l’Autriche devra, pour longtemps, renoncer à abattre la Serbie; et il faut abattre la Serbie, pour l’avenir de l’Empire. Comment faire?»

— «Hâter l’expédition contre la Serbie, avant la mort du vieux?» dit Jacques, qui suivait plus attentivement.

— «Oui... Mais certains vont plus loin encore...»

Jacques regardait Vanheede parler, et, devant cette frimousse d’ange aveugle, il était frappé, une fois de plus, du contraste qu’offraient cette enveloppe frêle et la force têtue qu’on sentait, par instants, tel un noyau dur, au centre de cette pâte incolore. «Ce petit Vanheede», songea-t-il, en souriant. Il se rappelait que, le dimanche, au bord du Lac, dans les auberges, il avait plusieurs fois vu l’albinos, au milieu d’une discussion politique passionnée, quitter brusquement la table: — «Tout est vil, tout est corrompu!» — pour aller seul, comme un gamin, faire un tour de balançoire.

— «...certains vont plus loin encore», poursuivait Vanheede, de sa voix flûtée. «Ils disent que l’attentat de Sarajevo aurait été organisé par des agents provocateurs à la solde de Berchtold, pour faire naître l’occasion attendue! Et ils disent que Berchtold aurait ainsi fait deux coups avec la même pierre: d’abord, il aurait débarrassé le trône d’un successeur inquiétant, trop pacifiste; et, en même temps, il aurait rendu possible, avant la mort de l’Empereur, une guerre contre les Serbes.»

Jacques riait.

— «C’est un beau conte de brigands que tu me racontes là...»

— «Vous, Baulthy, vous n’y croyez pas?»

— «Oh», fit Jacques sérieusement, «je crois qu’on peut s’attendre à tout, absolument à tout, d’un homme ambitieux et déformé par la vie politique, dès l’instant où cet homme se sent le pouvoir absolu entre les pattes! L’histoire n’est qu’une longue illustration de ça... Mais, ce que je crois aussi, mon petit Vanheede, c’est que les plus machiavéliques desseins se briseront vite contre la volonté pacifique des peuples!»

— «Croyez-vous que ça est aussi l’avis du Pilote?» demanda Vanheede, en branlant la tête.

Jacques le considérait interrogativement.

— «Je veux dire...» reprit le Belge, avec hésitation. «Le Pilote, il ne dit pas non... Mais il a toujours l’air de ne pas vraiment croire à cette résistance, à cette volonté des peuples...»

Les traits de Jacques s’assombrirent. Il savait bien en quoi la position de Meynestrel différait de la sienne. Mais cette pensée lui était pénible; il l’écartait d’instinct.

— «Cette volonté, mon petit Vanheede, elle existe!» reprit-il avec force. «Je reviens de Paris, et j’ai confiance. Actuellement, non seulement en France, mais partout en Europe, parmi les hommes mobilisables, on peut dire qu’il n’y en a pas dix, pas cinq, sur cent, qui accepteraient l’idée d’une guerre!»

— «Mais les quatre-vingt-quinze autres, ça est des êtres passifs, Baulthy, des êtres résignés!»

— «Je sais bien. Suppose pourtant que, sur ces quatre-vingt-quinze là, il y en ait seulement une douzaine, une demi-douzaine même, qui comprennent le danger et qui s’insurgent: c’est une véritable armée de récalcitrants que les gouvernements trouveraient devant eux!... C’est cette demi-douzaine sur cent qu’il s’agit d’atteindre, de grouper pour la résistance. Ça n’a rien d’irréalisable. Et c’est à ça que travaillent, en ce moment, partout, les révolutionnaires d’Europe!»

Il s’était levé.

— «Quelle heure?» murmura-t-il, en jetant un coup d’œil à son poignet. Il faut maintenant que j’aille voir Meynestrel.

— «Pas ce matin», fit Vanheede. «Le Pilote est allé à Lausanne, en auto, avec Richardley.»

— «Zut... Tu es sûr?»

— «Il y avait rendez-vous à neuf heures, là-bas, pour le congrès. Ils ne reviendront pas avant midi.»

Jacques parut contrarié.

— «Soit. J’attendrai midi... Qu’est-ce que tu fais, toi, ce matin?»

— «J’allais à la Bibliothèque, mais...»

— «Viens avec moi chez Saffrio, nous causerons en route. J’ai une lettre à lui remettre. J’ai vu Negretto, à Paris...» Il avait repris son sac, et se dirigeait vers la porte. «Dix minutes: le temps de me raser... Viens me prendre, en descendant.»


Saffrio occupait, seul, rue de la Pélisserie, dans le quartier de la Cathédrale, une petite bicoque de deux étages, au rez-de-chaussée de laquelle il avait installé sa boutique.

On ne savait pas grand’chose du passé de Saffrio. On l’aimait pour sa bonne humeur, sa légendaire serviabilité. Inscrit au parti italien bien avant de venir en Suisse, il exerçait depuis sept ans son métier de droguiste à Genève. Il avait quitté l’Italie après des malheurs conjugaux, auxquels il faisait des allusions fréquentes mais imprécises, et qui, au dire de certains, l’auraient poussé jusqu’à une tentative de meurtre.

Le magasin où Jacques et Vanheede pénétrèrent, était vide. Au tintement du timbre de la porte, Saffrio parut à l’entrée de l’arrière-boutique. Ses beaux yeux noirs s’éclairèrent d’une lueur chaude.

— «Buon giorno!»

Il souriait, agitant la tête, arrondissant ses épaules inégales, écartant les bras, avec les grâces empressées d’un aubergiste italien.

— «J’ai là deux compatriotes», souffla-t-il à l’oreille de Jacques. «Venez.»

Il était toujours prêt à donner refuge aux hors-la-loi italiens dont le gouvernement suisse avait ordonné l’expulsion. (La police de Genève, fort accommodante en temps habituel, était prise périodiquement d’un zèle d’épuration, intempestif et passager, et chassait du territoire un certain nombre de révolutionnaires étrangers qui n’étaient pas en règle avec elle. Le coup de balai durait une huitaine de jours, pendant lesquels les insoumis se contentaient, en général, de quitter leur garni, pour vivre, cachés, dans le taudis de quelque camarade. Puis le calme revenait comme avant. Saffrio était un spécialiste de ce genre d’hospitalité.)

Jacques et Vanheede le suivirent.

Derrière la boutique s’ouvrait un ancien cellier, séparé du magasin par une étroite cuisine. Cette salle ressemblait fort à un cachot: elle était voûtée; un soupirail à barreaux, donnant sur une cour déserte, l’éclairait de haut et mal. Mais la disposition des lieux en faisait un asile discret; et, comme on y pouvait tenir assez nombreux, Meynestrel l’utilisait parfois pour de petites réunions privées. Tout un côté de la muraille était garni de planches, où s’entassaient de vieux ustensiles de droguerie, des fioles, des bocaux vides, des mortiers inutilisables. Sur le rayon supérieur, trônait une lithographie de Karl Marx, dont le verre était fêlé et gris de poussière.

Deux Italiens, en effet, se trouvaient là. L’un d’eux, très jeune, déguenillé comme un clochard, était attablé, seul, devant une assiettée de macaronis froids à la tomate, qu’il piochait avec la pointe d’un couteau et qu’il étalait sur du pain. Il leva sur les visiteurs un regard doux de bête blessée, et se remit à manger.

L’autre, plus âgé et mieux vêtu, était debout, des papiers à la main. Il vint au-devant des arrivants. C’était Remo Tutti, que Jacques avait connu, à Berlin, correspondant de journaux italiens. Il était petit, un peu efféminé; l’œil vif, le regard intelligent.

Saffrio désigna Tutti du doigt:

— «Remo est arrivé hier de Livorno.»

— «Moi, je viens de Paris», dit Jacques à Saffrio, en sortant une enveloppe de son portefeuille. «Et j’ai rencontré quelqu’un — devine! — qui m’a remis cette lettre pour toi.»

— «Negrotto!» s’écria l’Italien, en saisissant joyeusement l’enveloppe.

Jacques s’assit et se tourna vers Tutti:

— «Negrotto m’a dit qu’en Italie, depuis une quinzaine, sous prétexte de grandes manœuvres, on a convoqué et armé 80.000 réservistes. Est-ce vrai?»

— «En tout cas, 55 ou 60.000... Si... Mais ce que Negrotto ne sait peut-être pas, c’est qu’il y a des troubles sérieux dans l’armée. Surtout dans les garnisons du Nord. Des actes d’indiscipline, nombreux! Le commandement est débordé. Il a presque renoncé à sévir.»

La voix chantante de Vanheede s’éleva dans le silence:

— «Voilà! Par le refus! Par la douceur! Et le meurtre n’aura plus de place sur la terre...»

Il y eut un sourire général. Vanheede seul ne souriait pas. Il rougit, croisa ses petites mains, et se tut.

— «Alors,» dit Jacques, «chez vous, en cas de mobilisation, ça n’irait pas tout seul?»

— «Sois bien tranquille!» dit Tutti, avec force.

Saffrio leva le nez de la lettre qu’il lisait:

— «Chez nous, quand on essaye de faire du militarisme, tout le peuple, socialiste ou pas, il est contre!»

— «Nous avons, sur vous autres, la supériorité de l’expérience», expliqua Tutti, qui parlait un français très correct. «L’expédition de Tripoli, pour nous, c’était hier. Le peuple est renseigné: il sait ce qu’il en coûte de confier le pouvoir à des militaires!... Je ne parle pas seulement de la souffrance des malheureux qui se battent; mais de la pestilence qui étouffe aussitôt le pays: la falsification des nouvelles, la propagande nationaliste, la suppression des libertés, renchérissement de la vie, la cupidité des profittori... L’Italie vient de passer par cette route. Elle n’a rien oublié. Chez nous, devant une mobilisation, le Parti aurait facile d’organiser une nouvelle Semaine rouge

Saffrio repliait soigneusement sa lettre. Il glissa l’enveloppe entre sa chemise et sa poitrine, et, clignant de l’œil, il pencha vers Jacques son beau visage basané:

— «Grazie!»[1]

Au fond de la salle, l’adolescent s’était levé. Saisissant sur la table une haute bouteille en terre poreuse où l’eau se conservait glacée, il la souleva des deux mains et but à pleine gorge, un long moment.

— «Basta»[2], dit Saffrio en riant. Il s’approcha du jeune homme, et le saisit amicalement par la nuque: «Maintenant, viens là-haut; tu vas dormir, camarade.»

L’Italien le suivit docilement vers la cuisine. En passant, il fit aux autres un gracieux salut de la tête.

Avant de sortir, Saffrio se retourna vers Jacques:

— «Tu peux être sûr que les avertissements de notre Mussolini dans l’Avanti ont marqué les oreilles! Le Roi et tout le gouvernement, ils ont bien compris maintenant que le peuple ne les suivra jamais plus dans une politique de bellicisme!»

On les entendit grimper le petit escalier de bois qui menait à l’étage.

Jacques réfléchissait. Il releva sa mèche et regarda Tutti.

— «C’est ça qu’il faudrait faire comprendre, — je ne dis pas aux dirigeants, qui en savent là-dessus plus que nous, — mais à certains milieux nationalistes allemands et autrichiens, qui comptent encore sur la Triplice, et qui poussent leurs gouvernements vers les aventures... Est-ce que tu travailles toujours à Berlin?» demanda-t-il.

— «Non», fit Tutti, laconiquement. Le ton, le sourire mystérieux qui traversa son regard, disaient clairement: «Inutile de questionner... Travail secret...»

Saffrio venait de rentrer. Il hochait la tête et riait:

— «Ces petits-là, sst!...» confia-t-il à Vanheede. «Ils sont si tellement crédules! Encore un qui vient d’être attrapé par un agent provocateur... Heureusement pour lui, il avait des bonnes jambes de course... Et aussi l’adresse du papa Saffrio!»

Il se tourna gaîment vers Jacques:

— «Alors, Thibault, tu viens de Paris avec une bonne impression de confiance?»

Jacques sourit:

— «Mieux que bonne!» fit-il avec feu.

Vanheede changea de chaise et vint s’asseoir à contre-jour, auprès de Jacques. Il souffrait comme un oiseau de nuit, dès qu’il se trouvait face à la lumière.

— «Je n’ai pas seulement rencontré des Français», poursuivit Jacques. «J’ai vu aussi des Belges, des Allemands, des Russes... Les milieux révolutionnaires sont alertés, partout. On a compris que la menace est grave. Partout, on se groupe, on cherche un programme d’ensemble. La résistance s’organise, prend corps. L’unanimité, l’extension du mouvement, — en moins d’une semaine, — c’est très réconfortant! On voit quelles forces l’Internationale peut mettre en branle, quand elle le veut. Et ce qui s’est fait ces jours-ci, partiellement, séparément, dans toutes les capitales, ce n’est rien, en comparaison de ce qu’on projette! La semaine prochaine, le Bureau International est convoqué à Bruxelles...»

— «Si, si...», dirent en même temps, Tutti et Saffrio, dont les regards chaleureux ne quittaient pas le visage animé de Jacques.

L’albinos aussi, clignant des yeux, pliait le buste pour regarder Jacques, assis à côté de lui. Il avait allongé son bras sur le dossier de Jacques, et posé la main sur l’épaule de son ami: si légèrement, d’ailleurs, que celui-ci n’en sentait pas le poids.

— «Jaurès et son groupe», poursuivit Jacques, «attachent la plus grande importance à cette réunion. Les délégués de vingt-deux pays différents! Et ces délégués représentent, non seulement les douze millions de travailleurs inscrits, mais, en fait, des millions d’autres, tous les sympathisants, tous les hésitants, et, même parmi nos adversaires, tous ceux qui, devant le danger d’une guerre, sentent bien que, seule, l’Internationale peut incarner et imposer la volonté de paix des masses... Nous allons vivre à Bruxelles une semaine qui sera historique. Pour la première fois dans l’histoire, la voix populaire, la voix de la majorité réelle, va pouvoir se faire entendre. Et se faire obéir!»

Saffrio se trémoussait sur sa chaise:

— «Bravo! Bravo!»

— «Et il faut voir plus loin encore», reprit Jacques, qui cédait au plaisir d’assurer sa propre confiance, en l’exprimant. «Si nous triomphons, ce ne sera pas seulement une grande bataille gagnée contre la guerre. C’est plus que ça. C’est une victoire qui peut donner à l’Internationale...» A ce moment, Jacques s’aperçut que Vanheede s’appuyait à son épaule, parce que, brusquement, la petite main s’était mise à trembler. Il se tourna vers l’albinos, et lui frappa le genou: «Oui, mon petit Vanheede! Ce qui se prépare là, c’est peut-être, tout simplement, et sans violence inutile, le triomphe du Socialisme dans le monde!... Et maintenant», ajouta-t-il en se levant d’un vif coup de reins, «allons voir si le Pilote est de retour!»


Il était encore un peu tôt pour espérer que Meynestrel fût rentré chez lui.

— «Viens, avec moi t’asseoir un instant à la Treille...» proposa Jacques, en glissant son bras sous celui de l’albinos.

Mais Vanheede secoua la tête. Il avait assez flâné.

Depuis qu’il s’était installé à Genève, pour suivre Jacques, il avait renoncé à la dactylographie, et s’était spécialisé dans les recherches historiques. Travail moins rémunéré; mais il était son maître. Depuis deux mois, il achevait de s’abîmer la vue en collationnant des textes pour une publication de Documents sur le Protestantisme, qu’avait entreprise un éditeur de Leipzig.

Jacques l’accompagna jusqu’à la Bibliothèque. Puis, resté seul, comme il passait devant le Café Landolt (qui, avec le Grütli, se partageait les faveurs de la jeunesse socialiste), il entra.

Il eut la surprise d’y trouver Paterson. L’Anglais, en pantalon de tennis, s’occupait à accrocher des toiles, pour une exposition que le cafetier l’avait autorisé à faire dans son établissement.

Paterson semblait en verve. Il venait de refuser une affaire magnifique. Un Américain veuf, Mr. Saxton W. Clegg, séduit par ses natures mortes, lui avait offert cinquante dollars pour exécuter, d’après une photo décolorée, de la taille d’une carte de visite, un portrait en pied, grandeur nature, de Mrs. Saxton W. Clegg, qui avait trouvé la mort dans la catastrophe du mont Pelée. Sur un seul point, le veuf inconsolé se montrait exigeant; il voulait que la toilette de Mrs. Saxton W. Clegg fût transformée selon les exigences des plus récentes modes de Paris. Paterson brodait là-dessus avec humour.

«Pat’ est le seul de nous tous qui ait de la gaîté, de la vraie: spontanée, intérieure», songeait Jacques, en regardant le jeune Anglais rire à belles dents.

— «Je t’accompagne, un bout de chemin, cher», dit Paterson, quand il sut que Jacques allait chez Meynestrel. «J’ai reçu ces jours-ci d’assez curieuses lettres d’Angleterre. A Londres, on prétend que Haldane organise, sans tapage, un sérieux corps expéditionnaire. Il veut être prêt à tout... Et la flotte reste mobilisée... A propos de la flotte, tu as lu les journaux? la revue de Spithead? Tous les attachés des armées et des marines d’Europe, solennellement invités à venir voir, pendant six heures d’horloge, défiler sous leur nez des navires de guerre battant pavillon britannique, les uns derrière les autres, aussi rapprochés que possible, comme les processions de chenilles, tu sais, au printemps... Véritablement attractive exhibition, n’est-ce pas vrai?... Boast! Boast!»[3], fit-il en agitant les épaules.

Sous le sarcasme perçait, malgré tout, un reste de fierté. Jacques, à part lui, s’en amusa: «Un Anglais, même socialiste, ne pourra jamais demeurer insensible devant une belle mise en scène navale», se dit-il.

— «Et notre portrait?» demanda Paterson, au moment où il allait quitter Jacques. «Il y a un damné sort, cher, sur ce portrait! Deux matins encore. Pas plus. Sur l’honneur! Deux matins... Mais quand?»

Jacques connaissait la ténacité de l’Anglais. Mieux valait céder, en finir le plus tôt possible.

— «Demain, si tu veux. Demain, onze heures?»

— «All right! Tu es un véritablement bon ami Jack!»


Alfreda était seule. Dans son kimono à grosses fleurs, avec sa frange de laque noire et ses cils, elle ressemblait trop à une poupée d’Extrême-Orient pour ne pas l’avoir voulu. Autour d’elle, les mouches bourdonnaient dans les rais de soleil qui traversaient les interstices des persiennes. Un chou-fleur, qui bouillottait bruyamment dans la cuisine, emplissait le logement de son odeur fétide.

Elle sembla tout heureuse de voir Jacques:

— «Oui, Pilote est revenu. Mais il vient de me faire dire, par Monier, qu’il avait du nouveau, et qu’il s’enfermait au Local avec Richardley. Je dois le rejoindre, avec ma machine... Déjeune avec moi», proposa-t-elle, le visage soudain sérieux. «Nous ferons la route ensemble...»

Elle le regardait de ses beaux yeux sauvages, et il eut, très vaguement, l’impression que ce n’était pas par gentillesse pure qu’elle s’était hasardée à cette invitation. Voulait-elle lui poser des questions? lui faire une confidence?... Il ne se souciait guère d’un tête-à-tête avec la jeune femme; et puis il avait hâte de retrouver Meynestrel.

Il refusa.


Le Pilote travaillait avec Richardley dans son petit bureau de la Parlote.

Les deux hommes étaient seuls. Meynestrel se tenait debout, derrière Richardley, assis à la table; et tous deux se penchaient sur des documents étalés devant eux.

En apercevant Jacques, une lueur de surprise amicale s’alluma au fond des yeux de Meynestrel. Puis son regard aigu se fixa: une idée venait de lui traverser l’esprit. Il se pencha d’un air interrogateur vers Richardley, et désigna Jacques d’un geste du menton:

— «Au fait, puisqu’il est revenu, pourquoi pas lui?»

— «Evidemment», approuva Richardley.

— «Assieds-toi», dit Meynestrel. «Nous allons avoir fini.» Et s’adressant à Richardley: «Ecris... Ceci est pour le parti suisse.»

De sa voix sèche, sans timbre, il dicta:

— «La question est mal posée. Le problème n’est pas là. Marx et Engels, à leur époque, pouvaient prendre parti pour telle ou telle nation. Nous, pas. Entre les différents États d’Europe, nous, socialistes de 1914, nous n’avons aucune distinction à faire. La guerre qui menace est une guerre impérialiste. Elle n’aurait d’autre but que les intérêts du capitalisme financier. Toutes les nations, à cet égard, sont logées à la même enseigne. Le seul objectif du prolétariat doit être la défaite de tous les gouvernements impérialistes, indistinctement. Mon avis est: neutralité absolue... — Souligné... — Par cette guerre, les deux groupes des puissances capitalistes vont se dévorer eux-mêmes. Notre tactique, c’est de les laisser se dévorer. De les aider à se dévorer... — Non. Efface cette dernière phrase... — ...d’utiliser les événements. Le dynamisme est à gauche. Aux minorités révolutionnaires, de travailler à accroître ce dynamisme pendant la période de crise, pour pouvoir, le moment venu, faire la brèche par où passera la révolution.»

Il se tut. Quelques instants passèrent.

— «Pourquoi Freda ne vient-elle pas?» dit-il, très vite.

Il prit un bloc-notes qui était sur la table, et commença à griffonner de brèves annotations sur des bouts de papier qu’il passait à Richardley:

— «Ça, pour le Comité... Ça, pour Berne et Bâle... Ça, pour Zurich...»

Enfin il se leva et s’approcha de Jacques:

— «Alors, tu es revenu?»

— «Vous m’aviez dit: “Si dimanche ou lundi, tu n’as rien reçu de moi...”»

— «C’est vrai. La piste que j’avais en vue n’a rien donné. Mais j’allais justement t’écrire de rester à Paris.»

Paris... Un trouble imprévu, et qu’il n’avait pas le loisir d’analyser, s’empara de Jacques. Avec une sorte d’abandon un peu lâche, comme s’il renonçait à quelque lutte, comme s’il se déchargeait sur autrui du poids d’une responsabilité, il pensa brusquement: «Ce sont eux qui l’auront voulu.»

Meynestrel poursuivait:

— «Ça peut être commode, en ce moment, d’avoir quelqu’un là-bas. Les fiches que tu envoies ne sont pas inutiles. Ça donne la température d’un milieu que je connais mal. Observe ce qu’on fait à l’Huma, plus encore qu’à la C.G.T.: pour la C.G.T., nous avons d’autres sources... Les relations de Jaurès avec la social-démo, par exemple; et avec les Anglais. Son action, au quai d’Orsay, pour les rapports entre France et Russie... Enfin, je t’ai déjà dit tout ça... Tu es arrivé ce matin? Pas fatigué?»

— «Non.»

— «Tu es homme à repartir?»

— «Tout de suite?»

— «Ce soir.»

— «Si c’est nécessaire! Pour Paris?»

Meynestrel sourit:

— «Non. Un petit détour à faire: Bruxelles, Anvers... Richardley t’expliquera...» Il ajouta, à mi-voix: «Elle devait venir aussitôt après son repas!»

Richardley ferma l’indicateur qu’il était en train de consulter, et leva vers Jacques son museau pointu:

— «Tu as un train, ce soir, à 19 h. 15, qui te met à Bâle vers 2 h. du matin, et à Bruxelles, demain, pour midi. De là, tu gagneras Anvers. Il faut que tu y sois, demain, mercredi, avant trois heures du soir... Une mission qui demande quelques précautions, parce qu’il s’agit de rencontrer Kniabrowski, et qu’il est assez surveillé... Tu le connais?»

— «Kniabrowski? Oui, très bien.»

Avant de le rencontrer, Jacques avait entendu parler de lui dans tous les milieux révolutionnaires. Vladimir Kniabrowski achevait alors de purger sa peine dans les prisons russes. A peine libéré, il avait repris son rôle d’agitateur. Jacques l’avait vu cet hiver à Genève; et, avec l’aide de Zelawsky, il avait même traduit, pour des journaux suisses, des fragments du livre que Kniabrowski avait écrit pendant sa captivité.

— «Méfie-toi», dit Richardley: «il est complètement rasé, maintenant, et ça le change beaucoup, paraît-il.»

Debout, cambré, son perpétuel sourire sur ses lèvres minces, il enveloppait Jacques de son regard intelligent, trop assuré.

Meynestrel, les mains au dos, la mine soucieuse, allait et venait à travers l’étroite pièce, afin de rétablir la circulation dans sa jambe ankylosée. Brusquement, il se tourna vers Jacques:

— «A Paris, ils avaient follement confiance dans la modération de l’Autriche, n’est-ce pas?»

— «Oui. Hier, à l’Huma, on annonçait que la note autrichienne ne prévoit même pas de délai...»

Meynestrel fit un pas vers la croisée, regarda dans la cour, et, revenant sur Jacques:

— «C’est à voir!...»

— «Ah?...» murmura Jacques. Un léger frisson lui parcourut les membres, et un peu de sueur vint affleurer son front.

Richardley constata froidement:

— «Hosmer avait vu clair. Les événements se précipitent.»

Il y eut un bref silence. Le Pilote avait recommencé ses allées et venues. Visiblement, il était nerveux. «Est-ce l’Autriche?» se demanda Jacques. «Ou l’absence d’Alfreda?»

— «Vaillant et Jaurès ont raison», dit-il. «Il faut que les gouvernements abandonnent tout espoir de faire accepter par les masses leur politique de guerre. Il faut les forcer à un arbitrage! Par la menace de grève générale! Vous avez vu que la motion avait été votée, il y a huit jours, avec une forte majorité, au congrès français. Tout le monde, d’ailleurs, est d’accord sur le principe. Mais, à Paris, on cherche le moyen de convaincre les Allemands, et d’obtenir qu’ils se prononcent aussi catégoriquement que nous.»

Richardley secoua la tête:

— «Peine perdue... Ils refuseront toujours. Leur argument, — le vieil argument de Plekhanoff, celui de Liebknecht, — est très fort: entre deux peuples inégalement socialisés, la grève mettrait la nation la plus socialisée à la merci de celle qui l’est le moins. C’est l’évidence.»

— «Les Allemands sont hypnotisés par le péril russe...»

— «Ça se comprend! Ah! dès que la Russie sera, socialement, assez évoluée pour qu’une grève simultanée soit possible dans les deux pays!...»

Jacques ne cédait pas:

— «D’abord, ce n’est plus tellement certain que la grève soit impossible en Russie: du moins, des grèves partielles, comme celles de Poutiloff, et qui, étendues à d’autres centres, pourraient tout de même gêner considérablement le parti militaire... Mais, laissons la Russie. Il y a un argument précis à opposer aux répugnances nationales des social-démocrates. C’est de leur dire: “L’ordre de grève générale, mécaniquement promulgué le jour de la mobilisation, serait un péril pour l’Allemagne. Soit. Mais la grève préventive? Celle que le socialisme déclencherait pendant la période de tension préliminaire, pendant la crise diplomatique, bien avant qu’il s’agisse de mobilisation? Or, la menace d’une telle perturbation dans la vie nationale, si cette menace était sérieuse, suffirait à obliger votre gouvernement à recourir à l’arbitrage...” Devant cet argument, les objections allemandes devraient tomber. Et c’est, je crois, la plate-forme que le parti français va adopter à la réunion du Bureau, à Bruxelles.»

Debout devant sa table, la tête penchée vers ses paperasses, Meynestrel n’avait pas un instant paru s’intéresser au débat. Il se redressa et vint se planter entre Jacques et Richardley. Un malicieux sourire passa sur son visage:

— «Maintenant, mes enfants, décampez. J’ai du travail. Nous causerons après... Revenez tous les deux à quatre heures.» Il lança vers la fenêtre ouverte un regard presque anxieux: «Je ne comprends pas que Freda...» Puis, s’adressant à Richardley: «Primo, donner à Jacques toutes les précisions nécessaires pour la rencontre de Kniabrowski. Secundo: régler avec lui la question argent, car il restera peut-être deux ou trois semaines absent...»

Tout en parlant, il les poussait vers la porte, qu’il ferma derrière eux.


[1] «Merci!»

[2] «Assez!»

[3] «Bluff!»

XXVII

Sous l’écrasant soleil de ce bel après-midi, la ville d’Anvers grésillait comme une cité espagnole.

Avant de s’engager sur la chaussée, Jacques, clignant des paupières dans la fournaise, jeta un coup d’œil sur l’horloge de la gare: trois heures dix. Le train d’Amsterdam n’arrivait qu’à trois heures vingt-trois; mieux valait se montrer le moins possible à l’intérieur de la gare.

Tout en traversant l’avenue, il inspecta rapidement les gens attablés, en face, à la terrasse d’une brasserie. Rassuré sans doute, il avisa une table libre, à l’écart, et commanda de la bière. Malgré l’heure, la place était presque déserte. Les piétons, pour ne pas quitter le seul trottoir à l’ombre, faisaient tous le même détour, comme des fourmis. Des trams, venus de tous les points de la ville, traînant sous eux leur ombre noire, se croisaient au carrefour, et leurs roues brûlantes grinçaient sur la courbe des rails.

Trois heures vingt. Jacques se leva et prit à gauche pour entrer dans la gare par la façade latérale. Peu de monde dans le hall. Un vieux Belge, débraillé, coiffé d’un képi, faisait, avec un arrosoir, des huits sur le dallage poussiéreux.

Là-haut, le train arrivait à quai.

Jacques, tout en lisant son journal, vint se placer au bas du grand escalier, à la sortie des voyageurs, et, sans dévisager personne, regarda distraitement les gens qui défilaient devant lui. Un homme d’une cinquantaine d’années, coiffé d’une casquette, passa; il était vêtu de toile grise, et portait sous le bras un paquet de journaux. Le flot s’écoulait vite. Bientôt il ne resta plus que des retardataires: quelques vieilles femmes qui peinaient à descendre les marches.

Alors, comme si la personne qu’il attendait n’était pas arrivée, Jacques fit demi-tour, et, d’un pas nonchalant, sortit de la gare. Seul, un policier habile et prévenu eût remarqué le coup d’œil qu’il jeta, par-dessus son épaule, avant de quitter le trottoir.

Il reprit l’avenue de Keyser jusqu’à l’avenue de France, parut hésiter, comme un touriste qui cherche le vent, tourna sur la droite, passa devant le Théâtre Lyrique, dont, un instant, il examina l’affiche, et pénétra sans hâte dans un des petits squares qui sont devant le Palais de Justice. Là, avisant un banc vide, il s’y laissa tomber et s’épongea le front.

Dans l’allée, une bande de gamins, insouciants de la chaleur, jouait à la balle. Jacques sortit de sa poche des journaux pliés qu’il déposa sur le banc, près de lui. Puis il alluma une cigarette. Et, comme la balle avait roulé à ses pieds, il la confisca en riant. Les enfants l’entourèrent, avec des cris. Il leur lança la balle, et se mit à jouer avec eux.

Quelques minutes après, à l’extrémité du banc, venait s’asseoir un autre promeneur. Il tenait à la main plusieurs journaux mal repliés. Un étranger, à coup sûr; un Slave, sans doute. La casquette, enfoncée, cachait le front. Le soleil faisait deux taches claires sur le méplat des pommettes. Le visage, imberbe, était d’un homme âgé: visage raviné, dévasté, énergique. Le teint hâlé, couleur de pain cuit, faisait une harmonie curieuse avec les yeux, dont l’ombre empêchait de distinguer la nuance exacte, mais qui étaient clairs, bleus ou gris, étrangement lumineux.

L’homme sortit de sa poche un petit cigare, et, se tournant vers Jacques, il toucha poliment sa visière. Pour allumer son cigare à la cigarette de Jacques, il dut se pencher, s’appuyer au banc avec la main qui tenait le paquet de journaux. Leurs yeux se croisèrent. L’homme se redressa, et remit les journaux sur ses genoux. Fort adroitement, il avait pris les journaux de son voisin, et laissé les siens sur le banc, près de Jacques, qui, négligemment, avait aussitôt posé la main dessus.

Les yeux au loin, sans remuer les lèvres, d’une voix à peine perceptible — cette voix de bois, cette voix de ventriloque, dont on apprend le secret dans les prisons — l’homme murmura:

— «L’enveloppe est dans les journaux... Il y a aussi les derniers numéros de la Pravda...»

Jacques n’avait pas bronché. Il continuait, le plus naturellement du monde, à s’amuser avec les enfants. Il jetait la balle au loin; les enfants s’élançaient; c’était une mêlée, une lutte joyeuse; le gagnant rapportait triomphalement la balle, et le jeu recommençait.

L’homme riait et paraissait, lui aussi, prendre plaisir à ce divertissement. Bientôt, ce fut à lui que les enfants donnaient la balle, parce qu’il la lançait plus fort que Jacques. Et, dès que les deux hommes se trouvaient seuls, Kniabrowski en profitait pour parler, sans desserrer les dents, par petites phrases hachées, avec une volubilité véhémente et sourde:

— A Pétersbourg... Lundi, cent quarante mille grévistes... Cent quarante mille... Dans plusieurs quartiers, l’état de siège... Téléphones coupés, plus de tramways... Cavalerie de la garde... On a appelé quatre régiments complets, avec mitrailleuses... Des régiments de cosaques, des détachements de...»

Les enfants revenaient en trombe et entouraient le banc. Il escamota la fin de sa phrase dans un accès de toux.

— «Mais la police, les généraux, ne peuvent rien...» reprit-il, après avoir projeté la balle jusqu’au milieu de la pelouse. «Emeutes après émeutes... Le gouvernement avait distribué, pour Poincaré, des drapeaux français: les femmes en ont fait des drapeaux rouges. Charges à cheval, fusillades... J’ai vu une bataille dans le quartier Viborg... Terrible... Une autre, gare de Varsovie... Une autre, faubourg de Stagara-Derevnia... Une autre, en pleine nuit, dans les...»

Il se tut de nouveau, à cause des enfants. Et tout à coup, avec une sorte de tendresse avide, il saisit le plus petit d’entre eux, — un pâle blondin de quatre ou cinq ans, — le balança sur ses genoux, en riant, et lui planta un gros baiser sur la bouche; puis il reposa le bambin, tout interloqué, prit la balle, et la jeta.

— «Les grévistes n’ont pas d’armes... Des pavés, des bouteilles, des bidons de pétrole... Pour arrêter les charges, ils foutent le feu aux maisons... J’ai vu brûler le pont Semsonievsky... Toute la nuit, partout, ça brûle... Des centaines de morts... Des centaines, des centaines d’arrestations... Tout le monde suspect... Nos journaux sont interdits depuis dimanche... Nos rédacteurs, en prison... C’est la révolution... Il était temps: sans la révolution, ce serait la guerre... Ton Poincaré, il a fait du mal, chez nous, beaucoup de mal...»

Le visage tourné vers la pelouse où se bousculaient les gamins, il croyait faire semblant de rire, mais il n’obtenait de ses lèvres qu’un rictus farouche.

— «Maintenant, je vais!» fit-il sombrement. «Adieu.»

— «Oui», dit Jacques, dans un souffle. Bien que le lieu fut désert, il était inutile de prolonger la rencontre. Oppressé, il chuchota: «Tu retournes... là-bas?»

Kniabrowski ne répondit pas tout de suite. Le buste incliné, les coudes sur les cuisses, les épaules lasses, il contemplait, entre ses chaussures, le sable de l’allée. Son corps détendu semblait céder à une défaillance. Jacques remarqua ces plis de résignation, — plus exactement, de patience, — que la vie, à la longue, avait creusés de chaque côté de la bouche.

— «Oui, là-bas», fit-il, en soulevant le front. Son regard parcourut l’espace, le jardin, les façades lointaines, le ciel bleu, sans se poser nulle part, avec l’expression égarée et résolue d’un homme toujours prêt à toutes les folies. «Par mer... Hambourg... J’ai un moyen sûr de rentrer... Mais, là-bas, pour nous, tu sais, ça devient difficile...»

Il se mit debout, sans hâte:

— «Très difficile...»

Et, ramenant enfin son regard vers Jacques, il toucha poliment sa visière, comme un voisin de hasard qui prend congé. Leurs yeux échangèrent un adieu angoissé, fraternel.

Vdobryi tchass![1], murmura-t-il, avant de s’éloigner.

Les gamins l’accompagnèrent, de leurs rires et de leurs cris, jusqu’à ce qu’il eût franchi la grille. Jacques l’avait suivi des yeux. Lorsque le Russe eut disparu, il glissa dans sa poche la liasse des journaux qui était restée sur le banc; et, se levant à son tour, il reprit paisiblement sa promenade.


Le soir même, ayant cousu dans la doublure de son veston l’enveloppe confiée par Kniabrowski, il reprenait à Bruxelles, le train pour Paris.

Et, le lendemain, jeudi, dès la première heure, les documents secrets étaient remis à Chenavon, qui devait être le soir à Genève.


[1] «Bonne chance...»

XXVIII

Ce jeudi-là, 23, de bonne heure, Jacques se réfugia au Café du Progrès, pour y lire les journaux; il s’installa dans la salle du bas, afin d’éviter la «parlote» de l’entresol.

Le compte rendu du procès de Mme Caillaux remplissait intégralement la première page de presque tous les quotidiens.

En seconde ou en troisième page, quelques journaux se décidaient à annoncer, en bref, que des usines s’étaient mises en grève, à Pétersbourg, mais que l’agitation ouvrière avait été enrayée aussitôt par une intervention énergique de la police. En revanche, des colonnes entières étaient consacrées aux fêtes offertes par le Tsar à M. Poincaré.

Quant au «différend» austro-serbe, la presse restait plutôt évasive. Une note, officielle sans doute et reproduite partout, précisait que, dans les sphères gouvernementales russes, on pensait généralement qu’une détente devait être assez vite obtenue par les voies diplomatiques; et la plupart des journaux affirmaient, avec courtoisie, leur confiance en l’Allemagne, qui, durant la crise balkanique, avait toujours su conseiller la modération à son alliée autrichienne.

Seule, l’Action française manifestait ouvertement son inquiétude. L’occasion était belle d’accuser, plus violemment que jamais, la faiblesse spécifique du gouvernement républicain en matière de politique extérieure, et de flétrir l’antipatriotisme des partis de gauche. Les socialistes étaient particulièrement visés. Non content de répéter, comme chaque jour depuis des années, que Jaurès était un traître à la solde de l’Allemagne, Charles Maurras, exaspéré par les vibrants appels au pacifisme international que multipliait l’Humanité, semblait presque, aujourd’hui, désigner Jaurès au poignard libérateur de quelque Charlotte Corday: «Nous ne voudrions déterminer personne à l’assassinat politique», écrivait-il, avec une prudente audace. «Mais que M. Jaurès soit pris de tremblement! Son article est capable de suggérer à quelque énergumène le désir de résoudre par la méthode expérimentale la question de savoir si rien ne serait changé à l’ordre invincible, dans le cas où le sort de M. Calmette serait subi par M. Jean Jaurès.»

Cadieux, qui descendait, passa en coup de vent:

— «Tu ne montes pas? Ça discute ferme, là-haut... C’est intéressant: il y a un Autrichien, en mission, le camarade Boehm, qui arrive de Vienne... Il dit que la note autrichienne sera remise ce soir à Belgrade... aussitôt que Poincaré aura quitté Pétersbourg.»

— «Boehm est à Paris?» fit Jacques, se levant aussitôt. Il était tout heureux à l’idée de revoir l’Autrichien.

Il monta le petit escalier en spirale, poussa la porte, et aperçut, en effet, le camarade Boehm, calmement assis devant une chope de bière, son imperméable jaune plié sur les genoux. Une quinzaine de militants l’entouraient, l’assaillaient de questions; il leur répondait, avec méthode, en mâchant son éternel bout de cigare.

Il accueillit Jacques par un amical clignement d’œil, comme s’il l’eût quitté la veille.

Les nouvelles qu’il apportait sur les dispositions belliqueuses de Vienne et sur l’effervescence de l’opinion austro-hongroise, paraissaient avoir soulevé une indignation et une inquiétude générales. L’éventualité d’un ultimatum agressif adressé à la Serbie par l’Autriche semblait, dans les circonstances actuelles, devoir amener des complications d’autant plus sérieuses qu’une note préventive venait d’être communiquée à toutes les chancelleries d’Europe par le Président du conseil serbe, Pachitch, pour avertir les puissances qu’elles ne devaient pas compter sur une trop complète passivité de la Serbie, et que celle-ci était résolue à repousser toute exigence qui porterait atteinte à sa dignité.

Sans vouloir justifier le moins du monde la politique aventureuse de son pays, Boehm essayait cependant d’expliquer l’exaspération de l’Autriche contre la Serbie (et contre la Russie), par suite des incessantes vexations que ce petit voisin turbulent, soutenu et excité par le colosse russe, infligeait à l’amour-propre national des Autrichiens:

— «Hosmer», dit-il, «m’a fait lecture d’une note diplomatique, confidentielle, qui a été écrite, il y a plusieurs années déjà, par Sazonov, le ministre de Pétersbourg, à son ambassadeur russe en Serbie. Sazonov fait mention, expressément, qu’un certain morceau du territoire d’Autriche a été promis aux Serbes par la Russie. C’est un document d’une grande importance», ajouta-t-il, «parce qu’il est la preuve comment la Serbie, — et la Russie derrière, — sont vraiment une menace perpétuelle contre la sécurité de l’Oesterreich

— «Toujours les méfaits de la politique capitaliste!» s’écria, au bout de la table, un vieil ouvrier, vêtu d’une cotte bleue. «Tous les gouvernements d’Europe, démocratiques ou non, avec leur diplomatie clandestine, sans contrôle populaire, sont les instruments de la finance internationale... Et, si, depuis quarante ans, l’Europe a évité la guerre générale, c’est simplement parce que les financiers préfèrent prolonger cette paix armée, dans laquelle les États s’endettent toujours davantage... Mais, le jour où la haute banque aura intérêt à ce que la guerre éclate...!»

Tous approuvèrent, bruyamment. Peu leur importait que cette interruption n’eût qu’un lointain rapport avec les questions précises traitées par Boehm.

Un adolescent, que Jacques connaissait de vue, et dont il avait remarqué le regard attentif, fiévreux, le visage marqué par la tuberculose, sortit brusquement de son silence, pour citer, d’une voix creuse, un texte de Jaurès sur les dangers de la diplomatie secrète.

Profitant du brouhaha qui suivit, Jacques s’approcha de Boehm, et prit rendez-vous pour déjeuner avec lui. Après quoi, il s’esquiva, laissant l’Autrichien revenir à son exposé, avec cette même obstination patiente qu’il mettait à mâcher son cigare.


Le déjeuner avec Boehm, plusieurs entretiens dans les bureaux de l’Humanité, quelques démarches urgentes que Richardley l’avait prié de faire dès son arrivée à Paris; puis, le soir, une réunion socialiste à Levallois, en l’honneur de Boehm, — et où il eut l’occasion de prendre la parole pour dire ce qu’il savait des troubles de Pétersbourg, — occupèrent si bien l’esprit de Jacques au cours de cette première journée, qu’il n’eut guère le loisir de penser aux Fontanin. Deux ou trois fois, cependant, l’idée lui était venue de téléphoner à la clinique du boulevard Bineau, pour demander si Jérôme vivait toujours. Mais l’eût-on renseigné sans qu’il eût d’abord à donner son nom? Mieux valait s’abstenir. Il préférait ne pas révéler sa présence à Paris. Pourtant, le soir, rentré dans sa petite chambre du quai de la Tournelle, il dut s’avouer, avant de s’endormir, que, loin de lui laisser l’esprit libre, l’ignorance à laquelle il se condamnait l’obsédait plus encore que n’eussent fait des nouvelles précises.

Et, le vendredi matin, en s’éveillant, la tentation le prit de téléphoner à Antoine. «A quoi bon? Que m’importe?», se dit-il, tout en consultant sa montre: «Sept heures vingt... Si je veux l’atteindre avant son hôpital, je n’ai que le temps!» Et, sans tergiverser davantage, il sauta du lit.

Antoine fut tout surpris d’entendre la voix de son frère. Il lui apprit que M. de Fontanin s’était enfin décidé à mourir, cette nuit même, après trois jours d’agonie, et sans avoir repris connaissance. «L’enterrement aura lieu demain, samedi. Seras-tu encore à Paris?... Daniel», ajoutat-il «ne quitte pas la clinique: tu es sûr de le trouver à n’importe que moment...» Antoine ne semblait pas mettre en doute que son frère eût le désir de revoir Daniel.

— «Viens-tu déjeuner avec moi?» proposa-t-il.

Jacques s’écarta de l’appareil avec un geste d’impatience, et raccrocha le récepteur.


Les journaux du 24 annonçaient, en quelques mots, la remise à la Serbie d’une «note» autrichienne. La plupart, d’ailleurs, — et ce devait être un ordre, — s’abstenaient de tout commentaire.

Jaurès avait consacré son article quotidien aux grèves russes. Le ton en était particulièrement grave:

«Quel avertissement pour les puissances européennes!» écrivait-il. «Partout, la révolution est à fleur de terre. Bien imprudent serait le Tsar, s’il déchaînait ou laissait déchaîner une guerre européenne! Bien imprudente aussi serait la monarchie austro-hongroise, si, cédant aux aveugles fureurs de son parti clérical et militaire, elle créait entre elle et la Serbie de l’irréparable!... La collection des souvenirs de voyage de M. Poincaré s’est enrichie d’une page troublante, marquée, par le sang des ouvriers russes, d’un tragique avertissement!»

Dans les bureaux de l’Humanité, aucun doute ne subsistait sur le ton de la note: elle avait bien le caractère d’une sommation, et le pire était à redouter. On attendait avec une certaine nervosité le retour de Jaurès: le Patron s’était brusquement décidé, ce matin, à faire une démarche personnelle au quai d’Orsay, auprès de M. Bienvenu-Martin, chargé de l’intérim en l’absence de M. Viviani.

Une certaine confusion régnait parmi les rédacteurs du journal. On se demandait anxieusement qu’elles allaient être les réactions européennes. Gallot, naturellement pessimiste, prétendait que les nouvelles venues cette nuit d’Allemagne et d’Italie faisaient craindre que, dans ces deux pays, l’opinion moyenne, la presse, et même une certaine fraction des partis de gauche, fussent plutôt favorables au geste autrichien. Stefany pensait, avec Jaurès, qu’à Berlin l’indignation des social-démocrates se manifesterait par des actes énergiques, appelés à avoir un grand retentissement, non seulement en Allemagne, mais hors des frontières allemandes.

A midi, les bureaux se vidèrent. C’était au tour de Stefany d’assurer la permanence, et Jacques proposa de lui tenir compagnie, pour pouvoir jeter un coup d’œil sur le dossier relatif à la convocation du Bureau international, qui devait se réunir, la semaine suivante, à Bruxelles. Tous fondaient de grands espoirs sur cette assemblée exceptionnelle. Stefany savait que Vaillant, Keir-Hardie et plusieurs autres chefs du Parti, se proposaient de mettre à l’ordre du jour l’opportunité de la grève générale en cas de guerre. Quel accueil les socialistes étrangers, spécialement les Anglais et les Allemands, réservaient-ils à cette question fondamentale?

A une heure, Jaurès n’avait pas reparu: Jacques descendit pour aller prendre quelque chose au Café du Croissant. Peut-être le Patron y déjeunait-il?

Il n’y était pas.


Jacques cherchait un coin libre, lorsqu’il fut hélé par un jeune Allemand, Kirchenblatt, qu’il avait rencontré à Berlin et revu plusieurs fois à Genève. Kirchenblatt déjeunait avec un camarade, et insista pour que Jacques s’assît à leur table. Le camarade était aussi un Allemand, nommé Wachs; Jacques ne le connaissait pas.

Les deux hommes différaient curieusement. «Ils symbolisent assez bien deux types caractéristiques de l’Allemagne de l’Est», songea Jacques: «le chef, et... l’autre!»

Wachs était un ancien ouvrier métallurgiste. Il pouvait avoir quarante ans; des traits lourds, vaguement slaves, de larges pommettes, une bouche honnête, des yeux clairs, pleins de persévérance et de solennité. Il tenait ses grandes mains ouvertes, comme des outils prêts à servir. Il écoutait, approuvait d’un signe, mais parlait peu. Tout, en lui, révélait une âme sans troubles, le courage calme, l’endurance, le goût de la discipline, l’instinct de la fidélité.

Kirchenblatt était beaucoup plus jeune. L’ossature de sa tête, petite et ronde, dressée sur un cou mince, faisait penser à un crâne d’oiseau. Ses pommettes, contrairement à celles de Wachs, ne s’étalaient pas en largeur, mais formaient sous les yeux deux saillies presque pointues. La physionomie, généralement sérieuse et attentive, s’animait parfois d’un sourire inquiétant: un sourire qui s’allongeait soudain aux coins des lèvres, bridant les paupières, plissant les tempes, retroussant les lèvres sur les dents; une flamme de sensualité, un peu cruelle, s’allumait alors dans le regard. Certains chiens-loups découvrent ainsi leurs crocs, quand ils jouent. Il était originaire de la Prusse orientale, dans les milieux politiques avancés d’Allemagne. Pour eux, les lois n’existaient pas. Un sentiment particulier de l’honneur, un certain romantisme chevaleresque, le goût d’une vie affranchie et dangereuse, les unissaient en une sorte de caste, très consciente de son aristocratie. Révolté contre le régime social auquel il devait cependant sa formation intellectuelle, Kirchenblatt vivait en bordure des partis révolutionnaires internationaux, trop anarchiste de tempérament pour adhérer sans réserve au socialisme, et rebuté, d’instinct, par les théories démocratiques et égalitaires, autant que par les privilèges féodaux qui survivaient dans l’Allemagne impériale.

L’entretien, — en allemand, car Wachs comprenait difficilement le français, — s’orienta d’emblée vers la position de Berlin à l’égard de la politique autrichienne. Kirchenblatt paraissait bien renseigné sur l’état d’esprit des hauts fonctionnaires de l’Empire. Il venait d’apprendre que le frère du Kaiser, le prince Henri, avait été dépêché à Londres en mission particulière auprès du roi d’Angleterre: démarche officieuse qui, en un pareil moment, semblait indiquer chez Guillaume II un souci personnel de faire partager à Georges V ses vues sur le différend austro-serbe.

— «Quelles vues?» dit Jacques. «C’est toute la question... Quelle est la proportion du chantage, dans l’attitude du gouvernement impérial? Trauttenbach, que j’ai vu à Genève, prétend tenir de bonne source que, personnellement, le Kaiser se refuse à envisager l’éventualité d’une guerre. Pourtant, il paraît impossible que Vienne agisse avec tant d’audace sans s’être assuré le soutien de l’Allemagne.»

— «Oui», dit Kirchenblatt. «Il est bien probable, pour moi, que le Kaiser a accepté, et approuvé, le principe des revendications autrichiennes. Et même qu’il pousse Vienne à agir le plus vite possible, pour mettre au plus tôt l’Europe devant un fait accompli... Ce qui est, en somme, de l’excellent pacifisme...» Il sourit malicieusement: «Mais oui! Puisque c’est le meilleur moyen d’éviter une réaction russe! Précipiter la guerre austro-serbe, pour sauver la paix européenne!...» Brusquement, il redevint sérieux: «Mais il est évident aussi que le Kaiser, conseillé comme il l’est, a soupesé le risque: le risque d’un veto russe, le risque d’une guerre générale. Seulement, voilà: il doit évaluer ce risque à presque rien. A-t-il raison? Tout est là...» Les traits de son visage se crispèrent de nouveau en un sourire méphistophélique: «Je me représente en ce moment le Kaiser comme un joueur qui aurait un beau jeu en main, et, devant lui, des partenaires timides. Bien sûr, l’idée lui est venue qu’il pourrait perdre, par un coup de déveine. On peut toujours perdre... Mais, ma foi, les cartes sont bonnes: et comment pourrait-on craindre la déveine au point de renoncer à une belle partie?»

On sentait, au mordant de la voix, à la hardiesse du sourire, que Kirchenblatt savait, par expérience, ce que c’est que d’avoir un beau jeu en main, et de courir crânement sa chance.

XXIX

La mise en bière de Jérôme de Fontanin avait eu lieu au lever du jour, comme il était d’usage à la clinique; et, aussitôt après, le cercueil avait été transporté au fond du jardin, dans le pavillon où l’adminisration autorisait les morts à attendre leurs obsèques, aussi loin que possible des malades vivants.

Mme de Fontanin, qui, durant la longue agonie de son mari, n’avait presque pas quitté la chambre, s’était installée dans l’étroite cellule en sous-sol où l’on avait déposé le corps. Elle y était seule. Jenny venait de sortir: sa mère l’avait chargée d’aller prendre, avenue de l’Observatoire, les vêtements noirs dont elles avaient l’une et l’autre besoin pour la cérémonie du lendemain; et Daniel, qui avait accompagné sa sœur jusqu’à la grille, s’attardait à fumer une cigarette dans le jardin.

Assise à contre-jour sur une chaise de paille, au dessous du soupirail qui éclairait le caveau, elle s’apprêtait à passer là cette dernière journée. Ses yeux étaient fixés sur la bière, qui reposait, nue, sur deux tréteaux noirs, au centre de la pièce. La personnalité du défunt n’avait plus d’autre signe extérieur que le cartouche de cuivre gravé, où l’on pouvait lire:

Jérôme-Elie de Fontanin

11 mai 1857 — 23 juillet 1914

Elle se sentait assurée et calme: sous la vigilance de Dieu. La crise du premier soir, cet instant de défaillance qu’excusait la soudaineté du drame, était passée. Il ne demeurait plus en elle qu’un chagrin réfléchi et sans aiguillon. Elle était habituée à vivre en contact confiant avec la Force qui règle la Vie Universelle, avec ce Tout, dans lequel chacun de nous doit résorber, un jour, sa forme éphémère; et devant la mort, elle n’éprouvait aucun effroi. Même jeune fille, devant le cadavre de son père, elle n’avait connu aucun sentiment d’horreur; elle n’avait pas un instant douté que la présence spirituelle de ce guide, qu’elle vénérait, lui serait conservée, après la destruction organique; et jamais, en effet, cet appui ne lui avait manqué; jamais — elle en avait encore eu la preuve cette semaine — le pasteur n’avait cessé d’être intimement mêlé à sa vie, à ses luttes; de présider à ses débats, d’inspirer ses résolutions.

Pareillement, aujourd’hui, elle ne pouvait concevoir la mort de Jérôme comme une fin. Rien ne meurt: tout se transforme, tout se renouvelle; les saisons succèdent aux saisons. Devant cette bière, à jamais scellée sur la matière périssable, elle éprouvait une exaltation mystique, analogue au sentiment qui s’emparait d’elle, chaque automne, lorsqu’elle voyait, dans son jardin de Maisons, les feuilles qu’elle avait vu poindre au printemps, se détacher, une à une, à leur heure, sans que leur arrachement compromit en rien la force secrète du tronc où résidait la sève, où se perpétuait l’Élan vital. La mort restait pour elle un phénomène de vie; et c’était participer humblement à la puissance de Dieu, que de considérer, sans terreur, cet inéluctable retour aux germinations éternelles.

A la fraîcheur sépulcrale du lieu, se mêlait l’odeur douce, un peu écœurante, des roses que Jenny avait placées sur le cercueil. Machinalement, Mme de Fontanin frottait les ongles de sa main droite dans la paume de sa main gauche. (Elle avait coutume, chaque matin, lorsqu’elle avait terminé sa toilette, de s’asseoir quelques minutes devant sa fenêtre, et, tout en polissant ses ongles, de faire, au seuil de la journée nouvelle, une courte méditation qu’elle appelait sa prière du matin; l’habitude avait créé en elle un lien réflexe entre le polissage de ses ongles et l’invocation à l’Esprit.)

Tant que Jérôme avait vécu, même éloigné d’elle, elle avait secrètement conservé l’espoir que ce grand amour éprouvé trouverait un jour sa récompense humaine; qu’un jour Jérôme lui reviendrait, repentant, assagi; et qu’il leur serait peut-être accordé, à tous deux, de finir leur vie l’un près de l’autre, dans l’oubli du passé. Vaine attente, dont elle prenait conscience au moment même où il lui fallait y renoncer pour jamais. Toutefois, le souvenir des souffrances endurées restait trop vif pour qu’elle ne ressentît pas quelque soulagement d’être délivrée de ces épreuves. La mort venait de tarir l’unique source d’amertume qui, depuis tant d’années, empoisonnait son existence. C’était comme un redressement involontaire après une longue servitude. Sentiment tout humain et bien légitime, dont elle goûtait, sans s’en douter, la douceur. Elle en eût été confuse. Mais l’aveuglement de sa foi l’empêchait de plonger au fond de sa conscience un regard vraiment lucide. Elle attribuait à la grâce spirituelle ce qui était l’effet du plus instinctif égoïsme; elle remerciait Dieu de lui avoir accordé la résignation et la paix du cœur; et elle pouvait ainsi s’abandonner sans remords à cet allégement.

Elle s’y abandonnait d’autant plus librement aujourd’hui, que ce jour de veillée funèbre n’était pour elle qu’un répit provisoire avant des jours de fatigue et de lutte: demain, samedi, l’enterrement, le retour chez elle, le départ de Daniel. Puis, dès dimanche, commencerait pour elle la tâche urgente, ardue: sauver du déshonneur le nom de ses enfants: aller sur place, à Trieste et à Vienne, tirer au clair les affaires de son mari. Elle n’avait encore averti ni Jenny, ni Daniel. Prévoyant l’opposition de son fils, elle préférait retarder l’heure d’une discussion inutile; car sa décision était prise. Son plan d’action lui avait été soufflé par l’Esprit. Elle n’en pouvait douter, rien qu’à sentir en elle, devant ce projet téméraire, une excitation psychique qu’elle connaissait bien, une sorte d’entrain surnaturel et impérieux, qui attestait la volonté divine... Dimanche si possible, lundi, au plus tard, elle partirait pour l’Autriche: elle y resterait quinze jours, trois semaines, tout le mois d’août si c’était nécessaire; elle demanderait audience au juge rapporteur; elle discuterait, pied à pied, avec les administrateurs de l’entreprise en faillite... Elle ne doutait pas de réussir: à condition d’aller là-bas, d’agir par sa présence, par son influence directe. (Et, en cela, son instinct ne la trompait pas: bien des fois déjà, en des circonstances difficiles, elle avait pu constater son pouvoir. Mais, naturellement, l’idée ne l’effleurait même pas d’attribuer ce pouvoir à une séduction personnelle: elle n’y voyait rien d’autre qu’une merveilleuse action de Dieu: le rayonnement, à travers elle, d’un dessein providentiel.)

A Vienne, elle avait aussi une démarche délicate à faire: elle voulait connaître cette Wilhelmine dont elle avait trouvé, dans les valises de Jérôme, quelques lettres, puériles et tendres, qui l’avaient émue...

Ce n’est qu’après lui avoir fermé les yeux, qu’elle avait consenti à inventorier les bagages de Jérôme. Elle s’y était décidée la nuit précédente, choisissant l’heure où elle était sûre d’être seule, afin de dérober jusqu’au bout au contrôle des enfants les secrets de leur père. Le plus long avait été de rassembler les papiers: ils étaient dispersés au hasard, parmi les effets. Une heure durant, elle avait touché de ses mains, ces objets intimes, luxueux et misérables, que Jérôme laissait derrière lui comme les épreuves d’un naufrage; ce linge de soie élimé, ces vêtements de bonne coupe, usés jusqu’à la trame, d’où s’élevait encore le parfum acidulé et frais, — lavande, vétiver, citronnelle — auquel Jérôme était fidèle depuis trente ans, et qui était pour elle aussi troublant qu’une caresse... Des factures non payées traînaient jusque dans le casier aux chaussures, jusque dans le sac de toilette: anciens relevés de comptes de banquiers et de confiseurs, de bottiers et de fleuristes, de bijoutiers et de médecins; notes imprévues: celle d’un pédicure chinois de New-Bond street; celle d’un maroquinier de la rue de la Paix, pour un nécessaire en vermeil qui n’avait jamais été réglé. Un reçu du Mont-de-Piété de Trieste témoignait du dépôt, pour un prix dérisoire, d’une perle de cravate et d’une pelisse à col de loutre. Dans un portefeuille chiffré d’une couronne de comte, les photographies de Mme de Fontanin, de Daniel, de Jenny, voisinaient avec celles, dédicacées, d’une chanteuse viennoise. Enfin, parmi des brochures allemandes, illustrées de gravures licencieuses, Mme de Fontanin avait eu la surprise de découvrir une bible de poche, sur papier pelure, et fort usagée... Elle ne voulait se souvenir que de cette petite bible... Combien de fois, au cours d’une de ces «explications» déchirantes, où Jérôme excellait à excuser son inconduite, s’était-il écrié: — «Vous me jugez trop sévèrement, Amie... Je ne suis pas si mauvais que vous pensez!...» C’était vrai. L’Esprit seul connaît le secret de chaque être. L’Esprit seul sait à travers quels détours, et pour quelles fins nécessaires, les créatures cheminent vers leur perfection.

Le regard de Mme de Fontanin, embué de larmes, demeurait fixé sur la bière, où déjà s’effeuillaient les roses.

«Non», disait-elle, du fond de son cœur, «non, tu n’étais pas foncièrement livré au mal...»


Elle fut tirée de sa méditation par l’entrée de Nicole Héquet, accompagnée de Daniel.

Nicole était éblouissante; sa robe de deuil ravivait encore sa carnation. L’éclat de ses yeux, ses sourcils levés, son visage naturellement tendu en avant, lui donnaient toujours l’air d’accourir, d’apporter sa jeunesse en offrande. Elle se pencha pour embrasser sa tante; et Mme de Fontanin lui fut reconnaissante de ne pas troubler le silence par des paroles conventionnelles. Puis Nicole s’approcha du cercueil. Quelques minutes, elle se tint droite, les bras allongés, les doigts joints. Mme de Fontanin l’observa. Priait-elle? Evoquait-elle les souvenirs de son passé, ce passé d’enfant honteuse, où l’oncle Jérôme avait tenu tant de place?... Enfin, après quelques instants de cette immobilité énigmatique, la jeune femme revint vers sa tante, l’embrassa de nouveau sur le front, et sortit de la pièce, suivie de Daniel, qui, tout ce temps, était demeuré debout derrière sa mère.

Quand ils furent dans le couloir, Nicole s’arrêta pour demander:

— «A quelle heure, demain?»

— «Nous partirons d’ici à onze heures. Le convoi ira directement au cimetière.»

Ils se trouvaient seuls, à l’entrée du pavillon, dans l’ombre du vestibule. Devant eux s’étendait le jardin ensoleillé, peuplé de convalescents en peignoirs clairs, étendus au bord des pelouses. L’après-midi était chaud, glorieux; dans l’air immobile, l’été semblait installé, pour toujours.

Daniel expliquait:

— «Le pasteur Gregory fera une courte prière sur la tombe. Maman n’a voulu aucun service.»

Nicole écoutait, songeuse.

— «Comme elle est bien, tante Thérèse», murmura-t-elle. «Si courageuse, si calme... Parfaite, comme toujours...»

Il la remercia d’un sourire amical. Elle n’avait plus ses yeux d’enfant; mais ses prunelles bleues avaient gardé leur exceptionnelle limpidité, et cette expression de douceur indolente qui le bouleversait jadis.

— «Depuis si longtemps que je ne t’ai vue!» dit-il. «Au moins, Nico, es-tu heureuse?»

Le regard de la jeune femme, posé au loin sur les verdures, eut tout un voyage à faire pour revenir jusqu’à Daniel; ses traits prirent une expression douloureuse; il crut qu’elle allait fondre en larmes.

— «Je sais...» balbutia-t-il. «Toi aussi, mon pauvre Nico, tu as ta part de chagrins...»

Il remarqua seulement alors combien elle avait changé. Le bas du visage s’était épaissi. Sous le fard discret, sous la roseur factice des joues, transparaissait un masque légèrement défraîchi, usé.

— «Pourtant, Nico, tu es jeune, tu as la vie devant toi! Il faut que tu sois heureuse!»

— «Heureuse?» répéta-t-elle, avec un mouvement d’épaules incertain.

Il la regardait étonné.

— «Mais oui, heureuse. Pourquoi non?»

Le regard de la jeune femme se perdait de nouveau dans la lumière du jardin. Elle dit, après un bref silence, sans tourner les yeux:

— «C’est étrange, la vie... Tu ne trouves pas? A vingt-cinq ans, je me sens déjà si vieille...» Elle hésita: «...si seule...»

— «Si seule?»

— «Oui», fit-elle, le regard toujours au loin. «Ma mère, le passé, ma jeunesse, tout ça est loin, loin... Pas d’enfant... Et jamais plus, c’est fini: jamais je ne pourrai avoir d’enfant...»

L’accent était doux, sans désespoir.

— «Tu as ton mari...» hasarda Daniel.

— «Mon mari, oui... Nous nous aimons d’une affection profonde, solide... Il est intelligent, il est bon... Il fait tout ce qu’il peut pour me rendre la vie bonne.»

Daniel se taisait.

Elle fit un pas pour atteindre la muraille, s’y adosser; et elle reprit, sans élever le ton, avec un léger redressement de la nuque, comme si elle se décidait à tout dire, simplement, sans avoir peur des mots:

— «Mais quoi? Malgré tout, tu sais, nous n’avons pas grand’chose de commun, Félix et moi... Il est de treize ans mon aîné; il ne m’a jamais traitée en égale... D’ailleurs, il a pour toutes les femmes ce sentiment paternel, un peu condescendant, qu’il a pour ses malades...»

Le souvenir de Héquet se dressa devant Daniel: Héquet, avec ses tempes grises, striées de petits rides, son regard fin de myope, ses manières discrètes, précises, inflexibles. Pourquoi avait-il épousé Nicole? Comme on cueille au passage un fruit savoureux? Ou plutôt, pour mettre dans sa vie laborieuse un peu de cette jeunesse, de cette grâce naturelle, dont sans doute il avait toujours été privé?

— «Et puis», continuait Nicole, «il a sa vie, sa vie de chirurgien. Tu sais ce que c’est: il appartient aux autres, du matin au soir... La plupart du temps, il ne prend pas ses repas aux mêmes heures que moi... D’ailleurs, ça vaut presque mieux: quand nous sommes ensemble, nous n’avons pas grand’chose à nous dire, rien à partager, pas un goût qui soit le même, pas un souvenir d’autrefois, rien... Oh! jamais de discussion, jamais la moindre mésentente!...» Elle rit: «D’abord, moi, dès qu’il exprime un désir, n’importe lequel, je dis oui... Je veux d’avance tout ce qu’il veut...» Elle ne riait plus. Elle prononça, avec une étrange lenteur: «Tout m’est tellement égal!»

Elle s’était insensiblement détachée du mur et mise en marche. Elle descendait distraitement le petit perron. Daniel la suivait sans rien dire. Elle se tourna spontanément vers lui et sourit:

— «Que je te raconte!» fit-elle. «Cet hiver, il a fait faire de nouvelles bibliothèques pour le petit salon, et il a décidé de vendre un secrétaire d’acajou, qu’il ne savait plus où mettre. C’était un meuble qui venait de ma mère; mais ça m’était indifférent: je n’ai rien à moi, je ne tiens à rien. Seulement, ce secrétaire, il a fallu le vider. Il était plein de paperasses que je n’avais jamais regardées: toute une correspondance de mes parents, d’anciens livres de comptes, de vieilles lettres de grand’mère, des faire-part, des lettres d’amis... Un tas de vieilles choses, de vieilles histoires oubliées, de vieilles gens qui sont morts... J’ai tout lu, ligne à ligne, avant d’y mettre le feu... J’ai pleuré quinze jours là-dessus...» Elle rit de nouveau: «Quinze jours... délicieux!... Félix ne s’est douté de rien. Il n’aurait pas compris. Il ignore tout de moi, de mon enfance, de mes souvenirs...»

Ils avançaient sans hâte à travers le jardin. Elle baissa la voix, en passant devant des malades:

— «Le présent, ça va encore... C’est l’avenir qui me fait peur, quelquefois... Tu comprends, aujourd’hui, chacun de nous a ses occupations: lui, il a son hôpital, ses rendez-vous, sa clientèle; moi, j’ai toujours des courses, des visites à faire; et puis, j’ai repris mon violon, je fais un peu de musique avec des amies; le soir, nous dînons en ville, plusieurs fois par semaine: dans la situation de Félix, il y a toute une vie mondaine qu’il faut bien entretenir... Mais plus tard? Quand il n’exercera plus? Quand nous ne sortirons plus le soir? C’est ça qui me fait peur... Qu’est-ce que nous deviendrons, quand nous serons un vieux ménage, et qu’il faudra bien rester l’un en face de l’autre, des soirées entières, au coin d’un feu?»

— «C’est affreux, ce que tu dis là, mon pauvre Nico», murmura Daniel.

Elle partit d’un vif éclat de rire, qui était comme un réveil inattendu de sa jeunesse.

— «Tu es bête!» dit-elle. «Je ne me plains pas. C’est la vie: voilà tout. Elle n’est pas meilleure pour les autres. Au contraire. Je suis parmi les plus heureuses... Seulement, voilà: quand on est petite, on s’imagine des choses... on croit qu’on vivra un conte de fée...»

Ils approchaient de la grille.

— «Ça m’a fait plaisir de te voir», dit-elle. «Tu es superbe, dans ton uniforme!... Quand auras-tu fini ton service?»

— «En octobre.»

— «Déjà?»

Il rit:

— «Le temps t’a paru court, à toi!»

Elle s’était arrêtée. Des taches de soleil tremblaient sur sa chair, faisaient briller ses dents, et donnaient, par place, à ses cheveux, des transparences d’écaille blonde.

— «Au revoir», fit-elle, en lui tendant fraternellement la main. «Tu diras bien à Jenny que je suis navrée de ne pas l’avoir vue... Et puis, l’hiver prochain, quand tu seras réinstallé à Paris, il faudra de temps en temps venir me faire une visite... Une visite de charité... Nous bavarderons, nous jouerons aux vieux amis, nous remuerons des souvenirs... C’est curieux comme, en vieillissant, je me rattache à tout le passé... Tu viendras? C’est promis?»

Il plongea un instant son regard dans les beaux yeux, un peu trop grands, un peu trop ronds, mais d’une eau si pure:

— «C’est promis», dit-il presque gravement.

XXX

C’était la première fois, depuis dimanche, que Jenny mettait le pied hors de la clinique: à peine, chaque jour, avait-elle fait, avec Daniel, une brève promenade au jardin. Dans ce voisinage de la mort, si neuf pour elle, elle avait vécu ces quatre interminables journées comme une ombre parmi des vivants: tout ce qui se faisait autour d’elle lui paraissait incohérent, étranger. Aussi, dès que son frère l’eut mise en voiture, dès qu’elle se vit seule dans le boulevard ensoleillé, elle ne put se défendre d’un sentiment de délivrance. Mais cette impression ne dura qu’un instant. Avant même que l’auto eût atteint la Porte Champerret, elle avait senti renaître ce trouble profond et vague qui la rongeait depuis quatre jours. Et même il lui parut que ce trouble, libéré de la contrainte que lui imposait, à la clinique, la présence d’autrui, prenait dans cette solitude soudaine une redoutable intensité.

Il était une heure quand le taxi la déposa devant sa porte.

Elle écourta autant qu’elle put les questions et les condoléances de la concierge, et monta vite à l’appartement.

Tout y était en désordre. Les portes béaient, comme après une fuite. Dans la chambre de Madame de Fontanin, les vêtements sur le lit, les chaussures à terre, les tiroirs ouverts, éveillaient l’idée d’un cambriolage. Sur le guéridon où les deux femmes, privées depuis deux ans de toute servante, prenaient leur rapide repas, s’étalaient encore les restes du dîner interrompu. Il fallait ranger tout cela; il fallait que, le lendemain, au retour du cimetière, sa mère n’eût pas la tristesse de retrouver, dans ce sinistre chaos, un souvenir trop précis des atroces minutes qu’elle avait vécues dimanche soir.

Oppressée, ne sachant par quoi commencer sa besogne, Jenny gagna sa chambre. Sans doute avait-elle oublié, en partant, de fermer la fenêtre: une averse, la veille, avait trempé le parquet; un coup de vent avait éparpillé des lettres sur le petit bureau, renversé un vase, effeuillé des fleurs.

Debout, elle contemplait ce gâchis, et retirait lentement ses gants. Elle cherchait à se ressaisir. Sa mère lui avait donné des instructions détaillées. Elle devait prendre une clef dans un secrétaire, ouvrir, au fond de l’appartement, la chambre de débarras, fouiller dans la penderie, remuer des caisses, des malles, trouver un certain carton vert, qui contenait deux châles de deuil et des voiles de crêpe. Machinalement, elle décrocha la blouse qui lui servait, le matin, à faire le ménage, et se mit en tenue de travail. Mais ses forces la trahirent, et elle dut s’asseoir au bord de son lit. Le silence de l’appartement s’appesantissait sur ses épaules.

«Qu’ai-je donc à être si fatiguée?» se demanda-t-elle hypocritement.

La semaine précédente, elle allait et venait, à travers ces mêmes pièces, légèrement portée par la vie. Une semaine — pas même: quatre jours — avaient-ils suffi à détruire un équilibre si chèrement reconquis?

Elle demeurait assise, tassée, un poids sur la nuque. Pleurer l’eût soulagée. Mais ce remède des faibles lui avait toujours été refusé. Même lorsqu’elle était encore une enfant, ses chagrins étaient sans larmes, rétractés, arides... Son regard sec, après avoir erré sur les papiers épars, les meubles, les bibelots de la cheminée, s’était fixé sur la glace, attiré, absorbé par le reflet aveuglant du grand jour extérieur. Et, soudain, dans le miroitement, surgit, une seconde, l’image de Jacques. Elle se leva précipitamment, ferma les volets, la fenêtre, ramassa les lettres, les fleurs, et sortit dans le couloir.

L’atmosphère de la chambre de débarras était suffocante. La chaleur y épaississait l’odeur recuite des lainages, de la poussière, du camphre, des vieux journaux rissolés par le soleil. Elle fit l’effort de grimper sur un escabeau pour ouvrir la fenêtre. Avec l’air du dehors, une lumière blessante inonda le réduit, accusant la tristesse, la laideur des objets entassés là: bagages vides, literies inutilisées, lampes à pétrole, livres de classe, cartons couverts de flocons gris et de mouches mortes. Pour dégager le coin où s’empilaient les malles, elle dut saisir à bras-le-corps un mannequin rembourré que coiffait un antique abat-jour, dont les volants pailletés étaient retroussés par des bouquets de violettes en étoffe; et elle s’attendrit, une seconde, sur ce prétentieux édifice qu’elle avait vu, toute son enfance, trôner sur le piano du salon. Puis elle se mit courageusement à l’ouvrage, ouvrant les coffres, fouillant les casiers, replaçant avec soin les sachets de naphtaline dont la senteur poivrée lui brûlait les narines et lui tournait le cœur. En nage, sans force, luttant néanmoins contre cette langueur qui l’humiliait, elle s’appliquait avec une volonté têtue, à cette tâche qui, du moins, la délivrait de ses pensées.

Mais, à l’improviste, comme une flèche de lumière qui perce la brume, une idée, précise sous sa formule confuse, l’atteignit au point le plus sensible, et l’arrêta net: «Rien n’est jamais perdu... Tout est toujours possible...» Oui, malgré tout, elle était jeune, elle avait devant elle une longue vie inconnue: une vie! une source inépuisable de possibilités!...

Ce qu’elle découvrait, sous ces banalités, était si nouveau, si dangereux, qu’elle en demeura étourdie. Elle venait brusquement de comprendre que si, après l’abandon de Jacques, elle avait pu guérir et reprendre la maîtrise de soi, c’était seulement parce qu’elle avait eu la chance, en ce temps-là, de pouvoir écarter jusqu’au plus fugitif espoir.

«Recommencerais-je à espérer

La réponse fut si affirmative, qu’elle se mit à trembler, et dut appuyer son épaule au montant de la penderie. Elle demeura plusieurs minutes immobile, les paupières baissées, dans un état de stupéfaction léthargique qui la rendait presque insensible. Des visions de rêve se succédaient dans son cerveau: Jacques, à Maisons, après la partie de tennis, assis auprès d’elle sur le banc; et elle voyait distinctement les fines gouttelettes de sueur qui humectaient les tempes... Jacques, seul avec elle sur la route de la forêt, près du garage où ils venaient de voir écraser le vieux chien; et elle entendait sa voix angoissée: «Vous pensez souvent à la mort?...» Jacques, à la petite porte du jardin, lorsqu’il avait effleuré de ses lèvres l’ombre de Jenny sur le mur baigné de lune; et elle entendait son pas fuir sur l’herbe, dans la nuit...

Elle restait debout, adossée, frissonnante malgré la chaleur. Un incroyable silence s’était fait en elle. Les bruits de la ville, par la haute fenêtre, lui parvenaient de loin, d’un autre monde. Comment éteindre maintenant cette soif insensée d’être heureuse que la rencontre de Jacques avait, depuis quatre jours, rallumée? C’était une nouvelle maladie qui commençait, et qui allait durer, durer, elle le sentait bien... Cette fois, elle ne parviendrait plus à guérir, parce qu’elle ne désirerait plus la guérison...

Le plus dur, c’était d’être seule, toujours seule. Daniel? Il avait été plein d’attentions pour elle, pendant ces jours de vie commune, à Neuilly. Ce matin encore, pendant le repas qu’ils prenaient ensemble à la table d’hôte de la clinique, frappé peut-être par l’air absent de Jenny, il lui avait pris la main, et il avait dit à mi-voix, sans sourire: «Quoi donc, petite sœur?» Elle avait secoué la tête, évasivement, et retiré sa main... Ah! ç’avait toujours été une souffrance, de l’aimer tant, ce grand frère, et de n’avoir jamais trouvé rien à lui dire, rien qui pût faire tomber une bonne fois ces cloisons que la vie, que leurs natures, que leur fraternité peut-être, élevaient entre eux! Non. Elle n’avait personne à qui se confier. Personne, jamais, ne l’avait écoutée, comprise. Personne, jamais, ne pourrait la comprendre... Personne? Lui, peut-être... Un jour?... Au fond d’elle, une voix tendre et secrète murmura: «Mon Jacques...» Son front s’empourpra.

Elle se sentait défaillante, courbattue. Un peu d’eau fraîche lui ferait du bien...

Avec des pas précautionneux d’aveugle, s’appuyant d’une main aux murs, elle gagna la cuisine. L’eau de l’évier lui parut glacée. Elle y trempa ses mains, se tamponna le front, les yeux. Ses forces revenaient. Encore un peu de patience... Elle ouvrit la croisée et posa ses coudes sur l’appui. Une buée ensoleillée, qui semblait faite d’une vibration de molécules, dansait sur les toits. Dans la gare du Luxembourg, une locomotive siffla éperdument. Que de fois, ces dernières semaines, par des après-midi pareils, tandis que chauffait l’eau du thé, elle s’était accoudée là, presque gaie, un refrain aux lèvres!... Elle eut alors vers la Jenny de ce dernier printemps, vers cette demi-sœur convalescente et apaisée, un élan nostalgique. «Où puiser le courage de vivre demain, après-demain, tous ces jours à venir?» se demanda-t-elle, à mi-voix. Mais ces mots qui lui venaient à l’esprit n’exprimaient qu’une pensée conventionnelle, et ne traduisaient pas la vérité secrète de son cœur. Elle acceptait de souffrir, depuis qu’elle avait retrouvé l’espérance... Et, subitement, elle qui ne souriait jamais, elle sentit, elle vit aussi nettement que si elle eût été devant quelque miroir, un sourire hésitant se dessiner sur ses lèvres.

XXXI

A plusieurs reprises, au cours de la matinée, et même pendant son déjeuner avec les deux Allemands, Jacques s’était demandé: «Irai-je voir Daniel?» Et, chaque fois, il s’était répondu: «Mais non. Pourquoi irais-je?»

Cependant, vers trois heures, comme il sortait du restaurant avec Kirchenblatt, et traversait la place de la Bourse, brusquement, en passant devant le métro, il réfléchit: «La réunion de Vaugirard n’est qu’à cinq heures... Si j’avais voulu aller à Neuilly, ça serait bien le moment...» Il s’était arrêté, perplexe: «Au moins, quand ce sera fait, je n’y penserai plus...» Et, sans hésiter, il quitta l’Allemand pour s’engouffrer dans l’escalier du souterrain.

Boulevard Bineau, à la porte de la clinique, il reconnut Victor, le chauffeur de son frère, qui grillait une cigarette devant l’auto, au bord du trottoir. «J’aime autant ça», se dit-il, à la pensée qu’Antoine assisterait à l’entretien.

— «Si tu étais arrivé plus tôt, je t’aurais ramené dans Paris. Mais je suis pressé... Veux-tu dîner avec moi, ce soir? Non? Quand?»

Jacques éluda les questions:

— «Comment dois-je opérer pour voir Daniel? pour le voir... seul?»

— «Très facile... Mme de Fontanin ne quitte pas le caveau, et Jenny est absente.»

— «Absente?»

— «Tu vois ce toit gris, derrière les arbres? C’est le pavillon où l’on dépose les morts. Daniel y est. Le gardien ira le prévenir.»

— «Jenny n’est pas à la clinique?»

— «Non. Sa mère l’a envoyée chercher des choses, avenue de l’Observatoire... Es-tu pour longtemps à Paris?... Alors, tu me téléphoneras?...»

Il franchit la grille, et disparut dans l’auto.

Jacques continua sa route vers le pavillon. Soudain, son pas se ralentit. Un projet insensé venait de germer dans son cerveau... Il pivota sur lui-même, revint à la grille, et héla un taxi:

— «Vite», fit-il d’une voix rauque: «avenue de l’Observatoire!»

Il regardait obstinément les arbres, les passants, les véhicules que sa voiture croisait. Il se refusait à penser. Il sentait bien que s’il accordait une minute de réflexion, il ne commettrait pas cet acte extravagant qu’une force secrète lui ordonnait d’accomplir, sans délai. Qu’allait-il faire là-bas? Il n’en savait rien. Se justifier! Cesser d’être celui qui a tous les torts! Il fallait en finir, en finir une bonne fois, par une explication!

Il se fit arrêter aux grilles du Luxembourg, et acheva le trajet à pied, presque courant, s’obligeant à ne pas lever les yeux vers ce balcon, vers ces fenêtres que, tant de fois, jadis, il était venu contempler, de loin. Il entra d’un saut dans la maison, et passa comme une flèche devant la loge, de peur de se heurter à une consigne donnée par Jenny.

Rien n’était changé. L’escalier, qu’il avait si souvent grimpé, en bavardant, avec Daniel... Daniel, en culotte, avec ses livres sous le bras... Le palier où Mme de Fontanin lui était apparue pour la première fois, le soir du retour de Marseille, lorsqu’elle s’était penchée, d’en haut, vers les deux fugitifs, sans autre reproche que son sourire grave... Rien n’était changé, rien, pas même le timbre de l’appartement, dont l’écho se répercuta jusqu’au fond de sa mémoire...

Elle allait apparaître. Qu’allait-il lui dire?

Le poing crispé sur la rampe, le buste incliné, il écoutait... Aucun bruit derrière la porte; aucun pas... Que faisait-elle?

Il patienta quelques minutes et, de nouveau, plus timidement, il sonna.

Même silence.

Alors il redescendit avec précaution jusqu’à la loge:

— «Mademoiselle Jenny est chez elle, n’est-ce pas?»

— «Non... Monsieur sait que le pauvre Monsieur de Fontanin...»

— «Oui. Et je sais aussi que Mademoiselle est là-haut. J’ai un mot urgent pour elle...»

— «Mademoiselle est venue, en effet, après le déjeuner, mais elle est repartie. Il y a au moins un quart d’heure.»

— «Ah!» fit-il. «Elle est repartie?»

Hébété, il regardait la vieille femme, fixement. Il n’aurait su définir ce qu’il éprouvait: un grand soulagement? une cuisante déception?

La réunion de Vaugirard n’était qu’à cinq heures. Irait-il, seulement? Il n’en avait plus aucune envie. Pour la première fois, quelque chose — quelque chose de personnel, — s’interposait confusément entre lui et sa vie de militant.

Brusquement, il prit un parti. Il retournerait à Neuilly. Pour peu que Jenny eût des courses à faire, il arriverait avant elle, il l’attendrait devant la grille, et... Projet absurde, plein de risques... Mais, tout, plutôt que de rester sur cette défaite!


Il avait compté sans le hasard. Comme il descendait du tram devant la clinique, hésitant sur ce qu’il allait faire, quelqu’un, derrière lui, cria:

— «Jacques!»

Daniel, qui attendait le tram sur l’autre trottoir, l’avait aperçu et traversait la chaussée, stupéfait:

— «Toi? Tu es donc encore à Paris?»

— «Revenu d’hier», balbutia Jacques. «Antoine m’a appris la nouvelle...»

— «Il est mort sans avoir repris connaissance», dit Daniel, brièvement.

Il semblait encore plus embarrassé que Jacques; contrarié, même.

— «J’ai un rendez-vous que je ne peux absolument pas remettre», murmura-t-il: «j’ai offert à Ludwigson de lui vendre quelques toiles, parce que nous avons besoin d’argent; et il doit venir aujourd’hui à mon atelier... Si j’avais pu me douter que tu viendrais me voir... Comment faire? Est-ce que tu ne m’accompagnerais pas? Dans mon atelier, nous serions bien tranquilles pour causer, en attendant Ludwigson...»

— «Si tu veux», dit Jacques, renonçant d’un coup à tout ce qu’il avait projeté.

Daniel eut un sourire de reconnaissance.

— «Nous pouvons faire un bout de chemin à pied. Aux fortifs, nous prendrons un taxi.»

Le boulevard ouvrait devant eux sa large perspective, resplendissante de lumière. Le trottoir ombragé se prêtait à la marche. Daniel était magnifique et ridicule, avec ce casque étincelant, et cette crinière flottante; son sabre lui battait les jambes, heurtait les éperons, rythmait son pas d’un cliquetis martial. Jacques, hanté par l’idée de la guerre, écoutait distraitement les explications de son ami. Il faillit l’interrompre, lui saisir le bras, lui crier: «Mais, malheureux, tu ne vois donc pas ce qu’on te prépare!...» Une idée atroce lui traversa l’esprit et l’arrêta net: si, par impossible, la résistance de l’Internationale ne parvenait pas à sauver la paix, ce beau dragon, en avant-garde sur la frontière lorraine, serait tué le premier jour... Son cœur se serra, et les mots qu’il voulait dire lui restèrent dans la gorge.

Daniel continuait:

— «Ludwigson m’a dit: “Vers cinq heures.” Mais j’ai besoin de faire un choix, avant qu’il n’arrive... Tu comprends, il faut bien que je me débrouille: mon père ne nous laisse que des dettes.»

Il rit bizarrement. Ce rire, sa loquacité, cette voix tremblante et brusque — tout, en lui, témoignait d’une nervosité qui ne lui était pas habituelle, et dont les causes, ce soir, étaient multiples: la surprise de revoir Jacques, le souvenir amer de leur première rencontre, le besoin de retrouver le ton de leurs causeries d’autrefois, de ranimer par ces libres confidences la confiance de son silencieux compagnon; et aussi le plaisir d’être dehors, la griserie de cette belle journée, de cette promenade à deux, après ces quatre jours de claustration dans l’attente de la mort.

Jacques avait si peu conscience de posséder quelque part, à son nom, une fortune sans emploi, que pas une seconde l’idée ne lui vint qu’il pourrait aider son ami. L’autre, d’ailleurs, n’y avait pas songé davantage, sans quoi il n’eût soufflé mot de ses difficultés.

— «Des dettes... Et un nom compromis», poursuivit Daniel, sombrement. «Jusqu’au bout, il aura empoisonné notre existence!... J’ai ouvert, ce matin, une lettre d’Angleterre, à son adresse; la lettre d’une femme à laquelle il avait promis de l’argent... Il faisait la navette entre Londres et Vienne, et il entretenait un ménage aux deux bouts de la ligne, comme un garçon de sleeping... Oh!» ajouta-t-il vivement, «ses frasques, je m’en fiche! C’est tout le reste qui est abominable.»

Jacques hocha la tête, évasivement.

— «Ça t’étonne que je dise ça?» reprit Daniel. «J’en veux terriblement à mon père. Mais pas du tout pour ses histoires de femmes. Non! Je dirais presque: au contraire... C’est bizarre, n’est-ce pas? Il est mort sans que nous ayons jamais eu ensemble le moindre abandon, le moindre échange. Mais, si jamais quelque intimité avait été possible entre nous, ç’aurait été sur cet unique terrain-là: les femmes, l’amour... C’est peut-être, parce que je suis pareil à lui», reprit-il, sourdement: «tout pareil: incapable de résister à mes entraînements; incapable même d’en avoir du remords.» Il hésita, avant d’ajouter: «Tu n’es pas comme ça, toi?»

Jacques aussi, depuis quatre ans, avait plus ou moins cédé à ses «entraînements»; mais jamais sans remords. A son insu, dans un coin peut-être mal aéré de sa conscience, subsistait quelque chose de cette distinction puérile entre le «pur» et l’«impur», qu’il faisait si souvent, jadis, au cours de ses discussions avec Daniel.

— «Non», dit-il. «Moi, je n’ai jamais eu ce courage... Le courage de s’accepter tel qu’on est.»

— «Est-ce du courage? De la faiblesse peut-être... Ou de la fatuité... Ou tout ce que tu voudras... Je crois que, pour certaines natures, comme la mienne, courir de désir en désir, c’est vraiment le régime normal, nécessaire, le rythme de vie qui leur est particulier. Ne jamais se refuser à ce qui s’offre!» formula-t-il, sur un ton véhément, comme s’il répétait quelque serment intérieur.

«Il a de la chance d’être beau», se dit Jacques, en caressant du regard le profil mâle, volontaire, qui se découpait sous la visière du casque. «Pour parler du désir avec cette assurance, il faut être “irrésistible”, il faut avoir l’habitude d’éveiller soi-même le désir... Peut-être aussi faut-il avoir d’autres expériences que les miennes...» Il songea qu’il avait pris ses premières leçons amoureuses entre les bras de la blonde Lisbeth, la petite Alsacienne sentimentale, la nièce de la mère Frühling. Daniel, lui, avait eu, plus jeune, la révélation du plaisir, dans le lit de cette fille experte qui l’avait recueilli, une nuit, à Marseille. Ces deux initiations, si différentes, les avaient peut-être marqués pour toujours? «Est-on vraiment “orienté” par sa première aventure?» se demanda-t-il. «Ou bien, au contraire, cette première aventure est-elle commandée par des lois secrètes, auxquelles on sera soumis toute sa vie?»

Comme s’il avait deviné le tour des pensées de Jacques, Daniel s’écria:

— «Nous avons une déplorable tendance à compliquer ces questions-là. L’amour? Affaire de santé, mon vieux: de santé physique et morale. Pour moi, j’accepte sans réserve la définition de Iago, tu te souviens? It is merely a lust of the blood and a permission of the will... Oui, l’amour c’est ça, et il ne faut pas en faire autre chose que ça: une poussée de sève... Iago dit bien: “un bouillonnement du sang, avec consentement de la volonté...”»

— «Tu as toujours ta manie de citer des textes anglais», observa Jacques en souriant. Il n’avait aucune envie de disputer sur l’amour... Il regarda sa montre. A l’Humanité, les dépêches des agences ne parvenaient pas avant quatre heures et demie ou cinq heures...

Daniel vit le geste.

— «Oh, nous avons le temps», dit-il, «mais nous causerons mieux chez moi.»

Et il héla un taxi.

Dans la voiture, comme Daniel, pour entretenir la conversation, continuait à parler de lui, de ses bonnes fortunes à Lunéville, à Nancy, et vantait le charme des aventures sans lendemain:

— «Tu me regardes?...» fit-il, gêné tout à coup. «Tu me laisses bavarder... A quoi penses-tu?»

Jacques tressaillit. Il fut tenté, une fois de plus, d’aborder avec Daniel les questions qui l’obsédaient. Cependant, cette fois encore, il se déroba:

— «A quoi je pense?... Mais... à tout ça!»

Et, pendant le silence qui suivit, chacun d’eux, le cœur lourd, se demanda si l’image qu’il avait conservée de l’autre correspondait encore à une réalité.


— «Vous prendrez la rue de Seine», cria Daniel au chauffeur. Puis, se tournant vers Jacques: «J’y pense: tu ne connais pas mon installation?»

Cet atelier, que Daniel avait loué l’année qui avait précédé son service, (et dont Ludwigson payait le loyer, sous l’aimable prétexte que Daniel y conservait les archives de leur revue d’art), était au dernier étage d’un ancien immeuble à hautes fenêtres, dans le fond d’une cour pavée.

L’escalier de pierre était obscur, affaissé par endroits, odorant et vétuste; mais large et orné d’une rampe de fer ouvragé. La porte de l’atelier, percée d’un guichet de prison, s’ouvrait à l’aide d’une clef pesante, que Daniel avait prise chez la concierge.

Jacques, suivant son ami, pénétra dans une vaste pièce mansardée qu’éclairait, à plein ciel une verrière poussiéreuse. Tandis que Daniel s’affairait, Jacques, curieusement, examinait les aîtres. Les parois de l’atelier étaient d’un gris-beige uniforme, sans aucune note de couleur. Deux réduits entresolés, cachés par des rideaux à demi-tirés, trouaient le mur du fond: l’un, peint en blanc, était transformé en cabinet de toilette; l’autre, tapissé de rouge pompéien, et entièrement occupé par un grand lit bas, formait alcôve. Dans un angle, des tréteaux portaient une table d’architecte, chargée de livres, d’albums, de revues empilées; au-dessus, pendait un réflecteur vert. Sous des housses que Daniel retirait hâtivement, s’entassaient plusieurs chevalets à roulettes, et quelques sièges disparates. Contre le mur, dans de profonds casiers en bois blanc, se dissimulaient des châssis et des cartons, dont on n’apercevait que les tranches alignées.

Daniel fit rouler jusqu’à Jacques un fauteuil de cuir râpé.

— «Assieds-toi... Je me lave les mains.»

Jacques se laissa tomber sur les ressorts gémissants. Les yeux levés vers la baie, il regardait le paysage des toits, baignés de chaude lumière. Il reconnut la coupole de l’Institut, les flèches de Saint-Germain-des-Prés, les tours de Saint-Sulpice.

Il se retourna vers le cabinet de toilette, et aperçut Daniel dans l’entrebâillement des rideaux. Le jeune homme avait troqué sa tunique contre la veste bleutée d’un pyjama. Il était assis devant le miroir, et passait, avec un sourire attentif, ses paumes sur ses cheveux. Jacques fut surpris, comme s’il avait découvert un secret. Daniel était beau, mais il avait si peu l’air de le savoir, il portait son profil de médaille avec une simplicité si virile, que Jacques n’avait jamais imaginé son ami complaisamment attardé devant la glace. Brusquement, comme Daniel revenait vers lui, il pensa à Jenny avec une émotion intense. Le frère et la sœur ne se ressemblaient pas; cependant, ils tenaient tous deux de leur père une certaine finesse de structure, une même souplesse allongée, qui donnaient une indéniable parenté à leur démarche.

Il se leva vivement, et se dirigea vers les casiers où étaient les châssis:

— «Non», dit Daniel en s’approchant. «Ça, c’est le coin des vieilleries... 1911... Tout ce que j’ai peint cette année-là est fait de réminiscences... Tu connais ce mot terrible, qui est, je crois, de Whistler parlant de Burne Jones: “Ça ressemble à quelque chose qui serait très bien?...” Regarde plutôt ça», fit-il, en tirant à lui plusieurs toiles représentant toutes, à quelques détails près, le même nu. «Ça, c’était juste avant mon service... Ces études-là sont de celles qui m’ont le plus aidé à comprendre...»

Jacques crut que Daniel n’avait pas achevé sa phrase.

— «A comprendre quoi?»

— «Eh bien, ça... Ce dos-là, ces épaules-là... Je crois très important de choisir une chose solide, comme cette épaule, ce dos, et de travailler dessus, jusqu’à ce qu’on commence à entrevoir la vérité... cette vérité simple, qui se dégage des choses solides, éternelles... Je crois qu’un certain effort d’application, d’approfondissement, finit par livrer un secret... la solution de tout... une espèce de clef de l’univers... Ainsi, cette épaule, ce dos...»

Cette épaule, ce dos... Jacques pensait à l’Europe, à la guerre.

— «Tout ce que j’ai appris», poursuivit Daniel, «je l’ai toujours tiré de l’étude tenace d’un même modèle... Pourquoi changer? On obtient bien davantage de soi, quand on s’obstine à revenir sans cesse au même point de départ; quand il faut, chaque fois, recommencer, et aller plus loin, dans un même sens... Si j’avais été romancier, je crois que, au lieu de changer de personnages à chaque livre nouveau, je me serais accroché aux mêmes, indéfiniment, pour creuser...»

Jacques se taisait, hostile. Combien lui apparaissaient artificiels, inutiles, inactuels, ces problèmes d’esthétique!... Il ne parvenait plus à comprendre le but d’une existence comme celle de Daniel. Il se demanda: «Comment le jugerait-on, à Genève?» Il eut honte de son ami.

Daniel soulevait ses toiles, une à une, les tournait vers la lumière, leur jetait, à travers ses paupières plissées, un rapide coup d’œil, puis il les remettait en place. De temps à autre, il en posait une, à l’écart, au pied du chevalet le plus proche: — «Pour Ludwigson.»

Il haussa les épaules et marmonna entre ses dents:

— «Au fond, le don, ça n’est presque rien, — tout en étant indispensable!... C’est le travail qui importe. Sans travail, le talent n’est qu’un feu d’artifice; ça éblouit un instant, mais il n’en reste rien.» Comme à regret, il mit coup sur coup trois châssis de côté, et soupira: «Il faudrait pouvoir ne rien leur vendre, jamais. Et, toute sa vie, travailler, travailler.»

Jacques, qui continuait à l’observer, constata:

— «Tu aimes toujours aussi profondément ton art?»

L’intonation marquait une surprise un peu dédaigneuse, que Daniel perçut.

— «Que veux-tu?» fit-il sur un ton conciliant. «Tout le monde n’est pas doué pour l’action.»

Par prudence, il dissimulait sa véritable pensée. Il estimait qu’il y a déjà, par le monde, bien assez d’hommes d’action pour les bienfaits que l’humanité en tire; et que, dans l’intérêt même de la collectivité, ceux qui, par chance, comme lui, comme Jacques, pouvaient cultiver leurs dons et devenir des artistes, devaient laisser le domaine de l’action à ceux qui n’en ont pas d’autre. A ses yeux, sans nul doute, Jacques avait trahi sa mission naturelle. Et, dans l’attitude réticente, irritée, de son compagnon de jeunesse, il croyait trouver une confirmation de son jugement: l’indice d’une secrète insatisfaction; le regret de ceux qui ont confusément conscience de ne pas accomplir leur destinée, et qui cachent orgueilleusement, sous des dehors de bravoure, de mépris, le sentiment inavoué de leur défection.

Les traits de Jacques étaient devenus durs.

— «Vois-tu, Daniel», reprit-il en baissant la tête, — ce qui étouffait sa voix, — «tu vis enfermé dans ton œuvre, comme si tu ne savais rien des hommes...»

Daniel posa l’étude qu’il tenait à la main.

— «Des hommes?»

— «Les hommes sont des bêtes malheureuses,» poursuivit Jacques: «des bêtes martyrisées... Tant qu’on détourne les yeux de cette souffrance, peut-être que l’on peut continuer à vivre comme tu vis. Mais, quand une fois on a pris contact avec la misère universelle, alors, mener la vie d’un artiste, non, ça n’est plus, absolument plus, possible... Comprends-tu?»

— «Oui», fit lentement Daniel. Et, s’approchant de la verrière, il s’attarda quelques instants à contempler l’horizon des toits.

«Oui», songeait-il, «il a raison, bien sûr... La misère... Mais qu’y peut-on? Tout est désespérant... Tout, sauf, justement, l’art!» Et, plus que jamais, il se sentait attaché à ce merveilleux refuge où il avait eu le privilège de pouvoir installer sa vie. «Pourquoi prendrais-je sur mon dos les péchés et les malheurs du monde? Je paralyserais ma force créatrice, j’étoufferais mes dons, sans profit pour personne. Je ne suis pas né apôtre... Et puis — mettons que je sois un monstre — mais, moi, j’ai toujours eu la ferme volonté d’être heureux!» C’était vrai. Depuis l’enfance, il s’appliquait à défendre son bonheur, envers et contre tous; avec ce sentiment, peut-être naïf, mais très raisonné, que tel était le principal de ses devoirs vis-à-vis de lui-même. Devoir difficile, d’ailleurs, et qui exigeait une constante attention: pour peu que l’homme se laisse aller à sa pente, c’est tout aussitôt du malheur qu’il fabrique... Or, la condition première de son bonheur, c’était son indépendance; et il savait bien qu’on ne se donne pas a une cause collective, sans avoir d’abord à faire le sacrifice de sa liberté... Mais il ne pouvait faire cet aveu à Jacques. Il devait se taire, et accepter cette condamnation dédaigneuse qu’il venait de lire dans les yeux de son ami.

Il se retourna, et, s’approchant de Jacques, il le regarda quelques secondes avec une attention interrogative:

— «Tu as beau dire que tu es heureux», fit-il enfin, (Jacques n’avait jamais rien dit de semblable) — «comme, au contraire, tu parais... triste... tourmenté!...»

Jacques se redressa. Cette fois, il allait parler! Il semblait avoir pris soudain une décision longtemps différée; et l’expression de son regard était si grave que Daniel le considéra, interdit.

Un vigoureux coup de sonnette ébranla l’air et les fit sursauter.

— «Ludwigson», souffla Daniel.

«Tant mieux», pensa Jacques. «A quoi bon?...»

— «Ce ne sera pas long; reste!» murmura Daniel. «Ensuite, je te reconduirai...»

Jacques refusa d’un signe de tête.

Daniel supplia:

— «Tu ne vas pas t’en aller?»

— «Si.»

Son visage était de bois.

Daniel, une seconde, le regarda avec désespoir. Puis, sentant toute insistance vaine, il fit un geste découragé, et courut ouvrir la porte.

Ludwigson portait un complet de Côte d’Azur, très ajusté, en tussor crème, sur lequel la rosette tirait l’œil. Sa tête massive, qui semblait sculptée dans une pâte blafarde et gélatineuse, reposait sur le double pli du cou, très à l’aise dans un col bas. Le crâne était pointu; les yeux, un peu bridés; les pommettes plates. La bouche, lippue et longue, faisait penser à un piège.

Il s’attendait évidemment à discuter les prix tête à tête, et s’étonna imperceptiblement de la présence d’un tiers. Cependant, il s’avança courtoisement vers Jacques, qu’il avait reconnu d’emblée bien qu’il ne l’eût rencontré qu’une fois.

— «Charr’mé», fit-il, en roulant l’r. «J’ai eu le plaisir de causer avec vous, il y a quatre ans, pendant un entr’acte, aux Ballets russes? N’est-ce pas? Vous prépariez l’Ecole Normale?»

— «En effet», dit Jacques. «Vous avez une admirable mémoire.»

— «J’en conviens», dit Ludwigson. Il baissa ses paupières de batracien, et, comme s’il prenait plaisir à confirmer sur-le-champ l’éloge de Jacques, il se tourna vers Daniel: «C’est votre ami monsieur Thibault qui m’a appris que, dans l’ancienne Grèce, — à Thèbes, si je me souviens bien, — ceux qui voulaient obtenir une magistrature, devaient n’avoir fait aucun négoce pendant dix ans au moins... Etrange, n’est-ce pas? Je ne l’ai jamais oublié... Vous m’avez appris encore, ce soir-là», ajouta-t-il, en se tournant cette fois vers Jacques, «que, en France, sous notre ancien régime, pour avoir le droit de porter son titre, il fallait posséder, depuis au moins vingt ans, ses — comment disait-on? — ses quartiers nobles, n’est-ce pas?...» Il conclut, en s’inclinant avec grâce: «J’ai plaisir, infiniment, à converser avec les gens instruits...»

Jacques sourit. Puis, brusquant son départ, il prit congé de Ludwigson.

— «Alors», balbutia Daniel, en le suivant jusqu’à la porte, «bien vrai, tu ne veux pas attendre?»

— «Impossible. Je suis déjà en retard...»

Il évitait de regarder son ami. L’atroce vision lui étreignait de nouveau le cœur: Daniel en première ligne...

Gênés par la présence de Ludwigson, ils échangèrent une poignée de main machinale.

Jacques ouvrit lui-même la lourde porte, murmura: «Au revoir», et s’élança dans l’escalier obscur.


Sur le trottoir, il s’arrêta, respira un grand coup, et regarda l’heure. La réunion de Vaugirard était terminée depuis longtemps.

Il avait faim. Il entra dans une boulangerie, prit deux croissants, une tablette de chocolat, et partit à pied vers la Bourse.

XXXII

Ce soir-là, vendredi 24 juillet, à l’Humanité, dans les bureaux de Gallot et de Stefany, les conversations étaient pessimistes. Tous ceux qui avaient approché le Patron se montraient assez inquiets. En Bourse, une panique subite avait fait tomber le 3 % français à 80, et même, un moment, à 78 francs. Depuis 1871, jamais la rente n’avait connu un cours aussi bas. Et les dépêches allemandes annonçaient une panique parallèle à la Bourse de Berlin.

Jaurès était retourné, l’après-midi, au quai d’Orsay. Il en était revenu fort soucieux. Il avait travaillé, sans voir personne, enfermé dans son bureau. Son article du lendemain était prêt; on n’en connaissait encore que le titre, mais ce titre en disait long: «Suprême chance de paix.» Il avait dit à Stefany: «La note autrichienne est effroyablement dure. A se demander si Vienne n’a pas voulu, en brusquant l’attaque, rendre impossible toute action préventive des puissances...»

Tout, en effet, semblait avoir été diaboliquement combiné pour provoquer en Europe le pire désarroi. Les chefs responsables du gouvernement français étaient absents jusqu’au 31; ils avaient dû apprendre la nouvelle en mer, entre la Russie et la Suède, et ne pouvaient se concerter aisément, ni avec les autres ministres français, ni avec les gouvernements alliés. (Berchtold avait fait en sorte que le Tsar ne prît connaissance de la note qu’après le départ du Président; sans doute avait-il craint que les conseils de Poincaré ne fussent pas de conciliation.) Le Kaiser, lui aussi, était en mer; et, gêné par son éloignement, ne pouvait pas, même s’il l’eût voulu, donner immédiatement à François-Joseph des avis de modération. D’autre part, les grèves russes, en pleine virulence, paralysaient la liberté d’action des dirigeants russes; de même que la guerre civile en Irlande paralysait celle de l’Angleterre. Enfin le gouvernement serbe se trouvait, ces jours-ci, dans le branle-bas des élections: la plupart des ministres voyageaient en province pour leur campagne électorale; Pachitch, le Président du Conseil, n’était même pas à Belgrade lors de la remise de la note autrichienne.

Sur cette note, on commençait à avoir des précisions. Le texte, présenté la veille au gouvernement serbe, avait été communiqué aujourd’hui aux puissances. Malgré les assurances conciliantes données à plusieurs reprises par l’Autriche (Berchtold avait affirmé aux ambassadeurs russe et français que les réclamations seraient des plus acceptables), la note avait nettement le caractère d’un ultimatum, puisque le gouvernement de Vienne exigeait l’acceptation totale de ses conditions, et qu’il avait fixé un délai pour la réponse; — délai invraisemblablement court: quarante-huit heures! — pour empêcher sans doute une intervention des puissances en faveur de la Serbie. Un renseignement secret, recueilli au Ministère des Affaires étrangères d’Autriche, et qu’un socialiste viennois, envoyé par Hosmer, avait apporté à Jaurès, légitimait toutes les inquiétudes: le baron de Giesl, l’ambassadeur autrichien à Belgrade, aurait d’ores et déjà reçu, en même temps que l’ordre de remettre la note, l’instruction formelle de rompre les relations diplomatiques et de quitter immédiatement la Serbie, au cas probable où, le lendemain, samedi, à six heures du soir, le gouvernement serbe n’aurait pas accepté, sans discussion, les exigences autrichiennes. Instruction qui laissait penser que l’ultimatum avait été volontairement rédigé sous une forme offensante, inacceptable, pour permettre à Vienne de précipiter la déclaration de guerre. D’autres informations confirmaient ces hypothèses pessimistes. Le chef d’État-major Hötzendorf avait, sur dépêche, interrompu ses vacances dans le Tyrol pour regagner précipitamment la capitale autrichienne. L’ambassadeur d’Allemagne en France, M. de Schoen, en congé à Berchtesgaden, venait de rentrer brusquement à Paris. Le comte Berchtold, après avoir conféré avec l’Empereur à Ischl, avait fait un détour par Salzburg, pour y rencontrer le chancelier allemand Bethmann-Hollweg.


Tout concourait donc à donner l’impression d’une vaste machination, savamment réglée. Quelle part y avait prise l’Allemagne? Les germanophiles rejetaient la faute sur les Russes, et expliquaient l’attitude des Allemands par ce fait que l’Allemagne avait soudainement appris les inquiétants desseins du panslavisme, et l’importance des préparatifs militaires déjà commencés en Russie. A Berlin, le mot d’ordre, dans les sphères gouvernementales, était de prétendre que, jusqu’à ce jour, les dirigeants allemands ignoraient tout des exigences autrichiennes, et n’en avaient eu connaissance que par la communication faite à toutes les autres puissances. Jagow, le secrétaire d’État à la Wilhelmstrasse, l’avait affirmé, disait-on, à l’ambassadeur d’Angleterre. Mais on croyait savoir que le texte avait été communiqué à Berlin depuis au moins deux jours.

Fallait-il en conclure que l’Allemagne appuyait formellement l’Autriche, et désirait la guerre? Trauttenbach, qui venait de Berlin, et que Jacques avait retrouvé ce soir dans le bureau de Stefany, s’élevait contre cette déduction trop simpliste. L’attitude de l’Allemagne s’expliquait, selon lui, par ce fait que les milieux militaires de Berlin croyaient encore à l’impréparation russe. Si leur calcul était juste, si, par suite de la passivité forcée de la Russie, le risque d’un conflit général était nul, les Empires germaniques pouvaient tout se permettre: ils gagnaient à coup sûr. Le tout était d’agir avec force et rapidité. Il fallait que les troupes autrichiennes fussent à Belgrade avant que les puissances de la Triple Entente eussent le temps d’intervenir, ou même de délibérer. L’Allemagne, alors, entrerait en scène: innocente de toute connivence, de toute préméditation, elle offrirait sa médiation pour localiser le conflit et le résoudre par des négociations dont elle prendrait l’initiative. L’Europe, afin de sauver la paix, s’empresserait d’accepter l’arbitrage allemand, et sacrifierait, sans grand débat, les intérêts de la Serbie. Grâce à l’Allemagne, tout rentrerait donc dans l’ordre, et la partie se solderait au profit des Empires germaniques: le régime de la Double-Monarchie se trouverait pour longtemps consolidé, et la triplice enregistrerait un triomphe diplomatique sans précédent. Ces suppositions, relatives au plan secret de l’Allemagne, étaient confirmées par certaines confidences recueillies dans l’entourage de l’ambassade italienne à Berlin.

Stefany, ayant été appelé auprès du Patron, Jacques emmena Trauttenbach au Progrès.

La petite salle était houleuse. Les journaux du soir, les nouvelles apportées par les rédacteurs de l’Humanité, éveillaient des commentaires contradictoires et passionnés.

Vers neuf heures, un courant optimiste traversa l’atmosphère. Pagès venait de passer quelques minutes avec le Patron. Il l’avait trouvé moins inquiet. Jaurès lui avait dit: «A quelque chose malheur est bon... Le geste de l’Autriche va obliger les peuples d’Europe à secouer leur torpeur.» D’autre part, les dernières dépêches apportaient maintes preuves de l’activité de l’Internationale. Les partis belges, italiens, allemands, autrichiens, anglais, russes, étaient en liaison constante avec le parti français, et s’apprêtaient à une manifestation générale de grande envergure. On venait justement de recevoir des précisions encourageantes, envoyées par le Parti socialiste allemand qui se portait en quelque sorte garant des intentions pacifiques de son gouvernement: ni Bethmann, ni Jagow, et moins encore le Kaiser, affirmaient les social-démocrates, n’accepteraient d’être entraînés dans une guerre: on pouvait donc compter sur une intervention énergique et efficace de l’Allemagne.

De Russie parvenaient aussi des nouvelles réconfortantes. Au reçu de la note autrichienne, un conseil des ministres, réuni en bâte sous la présidence du Tsar, avait décidé une démarche immédiate et pressante auprès du gouvernement autrichien, pour obtenir une prolongation du délai imposé à la Serbie. Cette demande adroite, qui réservait le fond du procès et visait seulement la question secondaire du délai, ne semblait pas devoir être repoussée par Vienne. Or, une prolongation, fût-elle de deux ou trois jours, assurait aux diplomaties européennes le temps de se mettre d’accord pour une ligne d’action commune. Déjà, d’ailleurs, sans perdre de temps, les Affaires étrangères de Russie avaient entamé, avec les divers ambassadeurs accrédités à Pétersbourg, des conversations précises qui ne pouvaient manquer de porter fruit. Presque en même temps, un télégramme de Londres, vint confirmer ces premières espérances. Sir Grey, le ministre des Affaires étrangères, avait pris l’initiative d’appuyer de toute son autorité la démarche russe pour la prolongation du délai. De plus, il préparait en hâte un projet de médiation, auquel il voulait associer l’Allemagne, l’Italie, la France et l’Angleterre, — les quatre grandes puissances non intéressées directement au conflit. Projet mesuré, qui ne risquait pas d’être rejeté, puisque, à la table de cette assemblée arbitrale, les partenaires se trouveraient en campa égaux: d’un côté l’Allemagne et l’Italie, pour défendre les intérêts autrichiens; de l’autre, la France et l’Angleterre, pour représenter les intérêts serbes et slaves.

Mais, à partir de onze heures, de fâcheux présages assombrirent de nouveau l’horizon. Le bruit se répandit d’abord que, si l’Allemagne avait accepté le projet de Sir Grey, elle l’avait fait en termes fort réticents, qui semblaient annoncer qu’elle ne joindrait pas franchement son action médiatrice à celle des autres puissances. Puis, on apprit, non sans émoi, par Marc Levoir, qui revenait du Quai d’Orsay, que l’Autriche, contre toute attente, refusait net à la Russie la prolongation du délai: ce qui apparaissait soudain comme un aveu de sa volonté d’agression.

Vers une heure du matin, la plupart des militants étant partis, Jacques revint à l’Humanité.

Dans la salle d’entrée, Gallot reconduisait deux députés socialistes qui sortaient du bureau de Jaurès. Ils apportaient un renseignement confidentiel et inquiétant: aujourd’hui même, tandis que toutes les chancelleries comptaient sur l’intervention apaisante de Berlin, M. de Schoen, ambassadeur d’Allemagne, qui venait de rentrer à Paris, s’était présenté au Quai d’Orsay pour lire à M. Bienvenu-Martin, ministre intérimaire, une déclaration de son Gouvernement; et ce document inattendu avait la sécheresse d’un avertissement, — voire d’une menace. L’Allemagne y déclarait cyniquement qu’elle «approuvait dans le fond et dans la forme» la note autrichienne; elle laissait entendre que la diplomatie européenne n’avait pas à s’en occuper; elle déclarait que le conflit devait demeurer localisé entre l’Autriche et la Serbie; et qu’ «aucune tierce puissance» ne devait intervenir dans le débat; «sans quoi, il y aurait à redouter les conséquences les plus graves». Ce qui signifiait nettement: «Nous sommes décidés à soutenir l’Autriche; si la Russie intervenait en faveur de la Serbie, nous serions forcés de mobiliser; et, le système des alliances jouant automatiquement, France et Russie se trouveraient devant l’éventualité d’une guerre avec la Triplice.» Cette démarche de Schoen semblait révéler soudain, de la part de l’impérialisme allemand, une attitude partiale, agressive, et une volonté d’intimidation qui étaient certes de mauvais augure. Quelle allait être la réaction française devant cette semi-provocation?

Gallot et Jacques étaient restés dans la salle d’entrée, et Jacques allait partir, lorsqu’une porte s’ouvrit brusquement. Jaurès parut, le front brillant de sueur, son canotier en arrière, les épaules rondes, l’œil tapi sous les sourcils. Son bras court serrait contre son flanc une serviette gonflée de paperasses. Il jeta sur les deux hommes un regard absent, répondit machinalement à leur salut, traversa la pièce d’un pas lourd, et disparut.

XXXIII

Mme de Fontanin et Daniel avaient passé la nuit, sur deux chaises voisines, auprès du cercueil. Jenny, sur les instances de son frère, avait été prendre quelques heures de repos.

Lorsque, vers sept heures du matin, la jeune fille vint les rejoindre, Daniel s’approcha de sa mère et lui toucha doucement l’épaule:

— «Viens, maman... Jenny va rester là, pendant que nous irons prendre le thé.»

La voix était tendre mais ferme. Mme de Fontanin tourna vers Daniel son visage fatigué. Elle sentit que toute résistance serait vaine. «J’en profiterai», se dit-elle, «pour lui parler de mon voyage en Autriche.» Elle jeta un dernier regard vers la bière, se leva, et, docilement, suivit son fils.

Le petit déjeuner leur fut servi dans la chambre de l’annexe, où Jenny avait passé la nuit. La fenêtre était grande ouverte sur le jardin. La vue de la théière brillante, du beurre et du miel dans leurs coupes de verre, éveilla sur les traits de Mme de Fontanin un sourire involontaire et ingénu. De tout temps, le petit déjeuner en compagnie de ses enfants avait été pour elle, au début de la journée, une heure bénie, de trêve, de joie, où se retrempait son optimisme naturel.

— «C’est vrai que j’ai faim», confessa-t-elle, en s’approchant de la table. «Et toi, mon grand?»

Elle s’assit et commença machinalement à beurrer des tartines. Daniel la regardait faire, en souriant, attendri de revoir en pleine lumière les petites mains blanches et charnues accomplir délicatement ces gestes rituels, dont le souvenir était lié pour lui à tous les matins de son enfance.

Devant ce plateau copieux, Mme de Fontanin, par une association d’idées confuse, murmura:

— «J’ai tant de fois pensé à toi, mon grand, pendant ces manœuvres. Etiez-vous suffisamment nourris?... Le soir, à l’idée que tu étais peut-être couché dans la paille, avec des vêtements mouillées de pluie, j’avais honte d’être dans mon lit; je ne pouvais pas m’endormir.»

Il se pencha et appuya sa main sur le bras de sa mère:

— «Quelle idée, maman! Au contraire, après tant de mois à la caserne, ç’a été une distraction, pour nous, de jouer à la petite guerre...» Tout en parlant, incliné vers elle, il tripotait la gourmette d’or qu’elle portait au poignet. «Et puis, tu sais», ajouta-t-il, «un sous-off en manœuvres trouve toujours un lit chez l’habitant!»

Il avait jeté cela un peu étourdiment. Le souvenir de quelques bonnes fortunes, cueillies au hasard des cantonnements, lui traversa l’esprit et lui causa un furtif sentiment de gêne, que les antennes de Mme de Fontanin enregistrèrent obscurément. Elle évita de regarder son fils.

Il y eut un court silence; puis, timidement, elle demanda:

— «A quelle heure dois-tu repartir?»

— «Ce soir, à huit heures... Ma permission expire à minuit, mais il suffira que je sois à l’appel demain matin.»

Elle réfléchit que l’enterrement ne serait pas terminé avant une heure et demie, qu’ils ne serait pas de retour chez eux avant deux heures, que cette dernière journée avec Daniel serait bien courte...

Comme s’il pensait aux mêmes choses, il dit:

— «Et, cet après-midi, j’aurai à sortir: une course indispensable...»

Elle sentit, à l’accent de sa voix, qu’il lui dissimulait quelque chose. Mais elle se méprit sur la nature de ce secret. Car c’était exactement le ton évasif, un peu trop désinvolte, qu’il prenait autrefois, lorsque, après avoir passé une heure avec elle, le soir, devant la cheminée, il lui disait, en se levant: «— Excuse-moi, maman, j’ai rendez-vous avec des camarades

Il flaira vaguement le soupçon, et voulut le dissiper aussitôt:

— «Un chèque à toucher... Un chèque de Ludwigson.»

C’était vrai. Il ne voulait pas quitter Paris sans laisser cet argent à sa mère.

Elle n’eut pas l’air d’entendre. Elle buvait son thé, comme elle faisait toujours, en se brûlant, à petites lampées silencieuses, sans reposer la tasse, les yeux légèrement embués. Elle songeait au départ de Daniel, et son cœur était lourd. Elle en oubliait momentanément la cérémonie de tout à l’heure. Pourtant, elle n’avait pas le droit de se plaindre: l’absence de son fils, dont elle avait tant souffert depuis des mois, tirait à sa fin. En octobre, il lui reviendrait. En octobre, ils recommenceraient leur vie à trois. A cette pensée, tout un avenir paisible se levait devant elle. Sans qu’elle se l’avouât, la disparition de Jérôme éclaircissait l’horizon. Dorénavant elle serait seule et libre, entre ses deux enfants...

Daniel la considérait avec une expression de sollicitude soucieuse:

— «Qu’est-ce que vous allez faire, toutes deux, à Paris, pendant ces mois d’été?» demanda-t-il.

(Mme de Fontanin, par besoin d’argent, avait loué, pour toute la saison, à des étrangers, sa propriété de Maisons-Laffitte.)

— «Ne t’inquiète pas, mon grand... D’abord, moi, je vais être fort occupée par la liquidation de toutes ces affaires...»

Il l’interrompit:

— «C’est pour Jenny que je m’inquiète, maman...»

Bien qu’il fût, de longue date, accoutumé à la taciturne réserve de sa sœur, il avait été frappé, ces derniers jours, par le visage défait de Jenny, par son regard fiévreux.

— «Elle n’est vraiment pas bien», déclara-t-il. «Elle aurait besoin de grand air.»

Mme de Fontanin remit sa tasse sur le plateau, sans répondre. Elle avait aussi remarqué quelque chose d’insolite dans l’aspect de sa fille: une expression d’égarement, d’envoûtement, que la mort de son père ne suffisait pas à expliquer. Mais elle avait sur Jenny d’autres vues que Daniel.

— «C’est une malheureuse nature», soupira-t-elle. Et, avec une naïveté touchante: «Elle ne sait pas avoir confiance...»

Puis, de ce ton légèrement cérémonieux, déférent, qu’elle prenait pour aborder certains problèmes, elle ajouta:

— «Vois-tu, chaque créature a son dot d’épreuves intérieures, de luttes...»

— «Oui», accorda Daniel, sans la laisser poursuivre. «Mais, tout de même, si Jenny avait pu faire cet été un séjour à la montagne, ou à la mer...»

— «Ni la mer, ni la montagne, ne peuvent rien pour elle», affirma Mme de Fontanin, en secouant la tête, avec cet entêtement des êtres doux que possède une certitude inébranlable. «Ce n’est pas dans sa santé que Jenny est atteinte. Personne ne peut rien pour elle, crois-moi... Chaque créature est seule pour mener son combat, comme elle sera seule, au jour fixé, pour mourir sa mort...» Elle songeait à la fin solitaire de Jérôme. Ses yeux s’emplirent de larmes. Elle fit une courte pause et ajouta, bas, comme pour elle-même: «Seule, avec l’Esprit.»

— «C’est avec ces principes-là...!» commença Daniel. Un peu d’agacement faisait vibrer sa voix. Il tira une cigarette de son étui, et se tut.

— «Avec ces principes-là...?» demanda Mme de Fontanin, surprise.

Elle le regardait fermer son étui d’un coup sec, et tapoter la cigarette sur le dos de sa main, avant de la glisser entre ses lèvres. «Exactement les gestes de son père», pensa-t-elle. «Exactement les mêmes mains...» L’identité était d’autant plus frappante que Daniel portait maintenant à l’annulaire la bague que Mme de Fontanin avait retirée elle-même des doigts de Jérôme, avant de les croiser pour l’éternité; et ce large camée évoquait douloureusement pour elle ces mains fines et viriles, qui n’étaient plus vivantes que dans son souvenir. A la moindre évocation physique de Jérôme, elle ne pouvait retenir son cœur de battre comme à vingt ans... Mais, toujours, ces ressemblances du fils avec le père lui causaient à la fois une émotion très douce et une terrible anxiété.

— «Avec ces principes-là...?» répéta-t-elle.

— «Je voulais seulement dire...» fit-il. Il hésitait, les sourcils froncés, cherchant ses mots: «C’est avec ces principes-là, que tu as toujours laissé... les autres... suivre seuls et librement leur destinée, sans intervenir, — même quand la voie qu’ils suivaient était manifestement mauvaise, — même quand cette destinée ne pouvait apporter que de la souffrance dans leur vie... et dans la tienne!»

Elle eut un choc douloureux. Mais elle refusait de comprendre et feignit de sourire:

— «Me reproches-tu maintenant de t’avoir laissé trop de liberté?»

Daniel sourit à son tour, et, se penchant, mit sa main sur celle de sa mère.

— «Je ne te reproche et ne te reprocherai jamais rien, maman, tu le sais bien», dit-il, avec un regard câlin. Puis il ajouta, tenace malgré lui: «Et tu sais bien aussi que ce n’est pas à moi que je pensais.»

— «Oh, mon grand», fit-elle, avec une brusque révolte, «ce n’est pas bien!...» Elle était blessée au vif. «Tu as toujours cherché les occasions d’accuser ton père!»

Cette discussion, ce matin-là, à quelques heures de l’enterrement, était particulièrement déplacée. Daniel le sentait. Il regrettait déjà ses paroles. Mais le mécontentement qu’il éprouvait de les avoir prononcées le poussa sottement à les aggraver:

— «Et toi, ma pauvre maman, tu ne penses jamais qu’à l’innocenter, et tu oublies tout, jusqu’aux inextricables difficultés dans lesquelles il nous laisse!»

Certes, elle n’aurait eu que trop de raison de penser comme Daniel. Mais elle ne songeait plus qu’à protéger la mémoire du père contre la sévérité du fils.

— «Ah, Daniel, que tu es injuste!» s’écria-t-elle, avec un sanglot dans la voix. «Tu n’as jamais compris la vraie nature de ton père!» Et, avec la fougue têtue qu’on met à plaider les causes indéfendables, elle poursuivit: «On ne peut rien reprocher de grave à ton père! Rien!... Il était bien trop chevaleresque, bien trop généreux et confiant, pour réussir dans les affaires! Voilà sa faute! Il a été victime de gens tarés, auxquels il n’avait pas su fermer sa porte! Voilà sa faute, sa seule faute! Je le prouverai! Il a commis des imprudences, peut-être: de “regrettables légèretés”, comme l’a dit devant moi Mr. Stelling. Voilà tout! De regrettables légèretés!»

Sans regarder sa mère, Daniel eut un tressaillement des lèvres et un bref mouvement de l’épaule; mais il se contint, et ne répondit pas. Ainsi, malgré leur tendresse, malgré le désir qu’ils avaient de se parler à cœur ouvert, ils ne le pouvaient pas: dès le premier contact, leurs pensées secrètes se heurtaient; et leurs anciens ressentiments envenimaient jusqu’à leurs silences... Il baissa la tête, et demeura immobile, les yeux au sol.

Mme de Fontanin s’était tue. A quoi bon poursuivre un entretien qu’elle sentait faussé, depuis le début? Elle avait eu l’intention de mettre son fils au courant des compromettantes poursuites dirigées contre son mari, afin que Daniel comprît combien il était urgent qu’elle fît le voyage de Vienne. Mais, devant l’irritante dureté de Daniel, elle n’avait plus eu qu’une pensée: disculper Jérôme, — ce qui diminuait d’autant la validité des raisons qu’elle aurait pu donner pour légitimer son départ. «Tant pis, se dit-elle. Je lui écrirai.»

Le pénible silence dura quelques minutes.

Daniel, tourné maintenant vers la fenêtre, contemplait le ciel matinal, les cimes des arbres, et fumait avec une aisance factice, dont sa mère, pas plus que lui-même, n’était dupe.

— «Huit heures», murmura Mme de Fontanin, après avoir écouté sonner l’horloge de la clinique. Elle ramassa le pain tombé sur sa robe, l’éparpilla, pour les oiseaux, sur l’appui de la croisée, et ajouta, d’une voix calme: «Je vais retourner là-bas.»

Daniel s’était levé. Il était honteux de lui-même, et bourrelé de remords. Comme chaque fois, qu’il constatait le tendre aveuglement maternel, sa rancune envers son père s’en trouvait accrue. Un sentiment qu’il n’aurait su nommer l’avait toujours poussé à blesser cet amour trop indulgent... Il jeta sa cigarette, et s’approcha de sa mère avec un sourire gêné. Silencieusement, il se pencha pour déposer, comme il faisait souvent, un baiser au sommet du front, à la racine des cheveux, prématurément blanchis. Ses lèvres connaissaient la place; ses narines, la tiède odeur de la peau. Elle renversa un peu la nuque, et lui saisit le visage entre ses deux paumes. Elle ne dit rien, mais elle lui souriait, et elle le regardait au fond des yeux, et ce regard, ce sourire, où ne demeurait aucune arrière-pensée de reproche, semblaient dire: «Tout est oublié. Pardonne-moi d’avoir été nerveuse. Et n’aie pas de regret de la peine que tu m’as faite.» Il comprit si bien ce langage muet, que, par deux fois, il abaissa les paupières, en signe d’accord. Et, comme elle se redressait, il l’aida à se mettre debout.

Sans rien dire, elle s’appuya sur son bras pour descendre jusqu’au sous-sol.

II lui ouvrit la porte et la laissa entrer seule.

Elle reçut au visage, mêlé à la fraîche haleine du caveau, le parfum des roses qui se fanaient sur la bière.

Jenny était assise, immobile, les mains sur ses genoux.

Mme de Fontanin reprit sa place à côté de la jeune fille. Dans le sac à main qui pendait au dossier de sa chaise, elle prit sa bible et l’ouvrit au hasard. (Du moins, c’est ce qu’elle appelait «au hasard»; en réalité, ce vieux livre au dos cassé lui offrait toujours l’un des passages dont elle s’était le plus assidûment nourrie). Elle lut:

«...Qui est-ce qui tirera le pur de l’impur? Personne.

«Les jours de l’homme sont déterminés, le nombre de ses mois est entre tes mains; tu lui as prescrit ses limites, et il ne passera point au delà.

«Retire-toi de lui, afin qu’il ait du relâche, jusqu’à ce que, comme un mercenaire, il ait achevé sa journée...»

Elle releva les yeux, rêva quelques instants, puis posa le livre au creux de sa jupe. Sa façon précautionneuse de toucher, d’ouvrir, de fermer sa bible était, à elle seule, un acte de piété, de gratitude.

Elle avait entièrement recouvré son calme.

XXXIV

Jacques, la veille au soir, après avoir vu Jaurès monter dans un taxi et disparaître dans la nuit, était venu se mêler au groupe des militants noctambules qui, souvent, s’attardaient jusqu’à une heure avancée à la Chope. La salle privée que le café de la rue Feydeau réservait aux socialistes possédait un accès par la cour, ce qui permettait de la laisser ouverte même après la fermeture du débit. Les discussions y avaient été si animées et s’étaient poursuivies si tard, qu’il n’en était sorti qu’à trois heures du matin. Sans courage, à cette heure tardive, pour regagner la place Maubert, il avait trouvé asile, près de la Bourse, dans un hôtel borgne; et, à peine au lit, il avait sombré dans un sommeil épais, que les bruits matinaux de ce quartier populeux n’avaient pas réussi à troubler.

Lorsqu’il s’éveilla, il faisait grand soleil.

Après une toilette sommaire, il descendit dans la rue, acheta les journaux et courut les lire à la terrasse d’un café des boulevards.

La presse, cette fois, se décidait à sonner l’alarme. Le procès Caillaux se trouvait enfin reléguer aux secondes pages, et tous les journaux annonçaient, avec de grosses manchettes, la gravité de la situation, traitant d’ «ultimatum» la note autrichienne, et de «provocation éhontée» le geste de l’Autriche. Le Figaro lui-même, qui, depuis une semaine, consacrait son numéro quotidien au compte-rendu in-extenso des débats Caillaux, dénonçait, aujourd’hui, dès la première page, en lettres d’affiche: «LA MENACE AUTRICHIENNE», et toute une feuille était réservée à la tension diplomatique sous ce titre inquiétant: «EST-CE LA GUERRE?» Le Matin, journal semi-officiel, avait un ton belliqueux: «Le conflit austro-serbe a été envisagé au cours de la visite que le Président de la République a faite en Russie. La double alliance ne sera pas prise au dépourvu...» Clemenceau, dans son Homme libre, écrivait: «Jamais, depuis 1870, l’Europe ne s’est trouvée si près d’un choc de guerre, dont on ne peut mesurer l’étendue.» L’Echo de Paris relatait la visite de M. de Schoen au quai d’Orsay: «La sommation autrichienne est suivie de la menace allemande...»; et il terminait, en dernière heure, par cet avertissement: «Si la Serbie ne cède pas, la guerre peut être déclarée ce soir.» Il ne s’agissait, bien entendu, que d’une guerre austro-serbe. Mais, qui pouvait assurer qu’on parviendrait à circonscrire l’incendie?... Jaurès, dans son article de tête, ne cachait pas que la «suprême chance de paix», c’était l’humiliation de la Serbie, et l’acceptation mortifiante des exigences autrichiennes. D’après les extraits de presse, les journaux étrangers n’étaient pas moins pessimistes. Ce matin-là, 25 juillet, douze heures à peine avant l’expiration du délai imposé à la Serbie, l’Europe entière (selon la prophétie du général autrichien, recueillie deux semaines plus tôt, par Jacques à Vienne), s’éveillait brusquement dans la panique.

Jacques, repoussant les feuilles qui encombraient la table, but son café refroidi. Cette lecture ne lui apprenait rien qu’il ne sût déjà; mais l’unanimité de l’inquiétude rendait un son nouveau et dramatique. Il restait là, prostré, le regard errant sur la foule des travailleurs, des employés, qui descendaient d’autobus, et couraient, comme chaque jour, à leur besogne, avec un visage plus sérieux que de coutume, un journal déplié à la main. Il eut un moment de défaillance. Sa solitude lui pesait intolérablement. La pensée de Jenny, de Daniel, de l’enterrement qui avait lieu ce matin, l’effleura.

Il se leva vivement et partit dans la direction de Montmartre. L’idée lui était venue de monter jusqu’à la place Dancourt et de passer au Libertaire. Il avait hâte de se retrouver dans une atmosphère de combat.

Une dizaine d’hommes, en quête de nouvelles, se trouvaient déjà rue d’Orsel. Le numéro du 25 avait paru le matin même. On se passait les journaux avancés. Le Bonnet rouge consacrait sa première page aux grèves russes. Pour la plupart des révolutionnaires, l’importance de l’agitation ouvrière à Pétersbourg était l’une des plus sûres garanties de la neutralité russe, c’est-à-dire de la localisation du conflit dans les Balkans. Et tous, au Libertaire, étaient d’accord pour critiquer la mollesse de l’Internationale, accuser les chefs de compromissions avec les gouvernements. N’était-ce pas le moment de frapper un grand coup? de provoquer, par tous les moyens, d’autres grèves dans les autres pays, afin de paralyser en même temps tous les gouvernements d’Europe? Occasion unique d’un soulèvement en masse, qui pouvait, non seulement écarter les menaces actuelles, mais avancer de plusieurs dizaines d’années la révolution!

Jacques écoutait les discussions, et il hésitait à donner son avis. Pour lui, les grèves russes étaient une arme à double tranchant: elles pouvaient, en effet, paralyser les velléités belliqueuses de l’État-major; mais elles pouvaient aussi offrir à un gouvernement en mauvaise posture la tentation de faire une diversion brutale: de décréter l’état de siège, sous prétexte du danger de guerre, et d’étouffer net l’insurrection populaire par une répression implacable.


L’horloge marquait onze heures juste, quand il se retrouva place Pigalle. «Qu’avais-je donc à faire, ce matin, à onze heures?», se demanda-t-il. Il ne savait plus. Samedi, onze heures... Inquiet soudain, il cherchait à se souvenir. L’enterrement Fontanin? Mais jamais il n’avait eu l’intention d’y assister... Il marchait, tête baissée, perplexe. «Je ne suis guère présentable... Pas rasé... C’est vrai que, perdu dans la foule... Je suis si près du cimetière Montmartre... Si je me décidais, un coiffeur, en cinq minutes... Je serrerais la main de Daniel; ça serait gentil... Ça serait gentil, et ça ne m’engagerait à rien...»

Il cherchait déjà des yeux l’enseigne d’un coiffeur.

Lorsqu’il arriva au cimetière, le gardien de l’entrée lui annonça que le convoi était déjà passé, et lui indiqua la direction à suivre.

Bientôt, à travers les tombes, il aperçut un groupe massé devant une étroite chapelle:

FAMILLE DE FONTANIN

Il reconnut, de dos, Daniel et Gregory.

La voix rauque du pasteur s’élevait dans le silence:

— «Dieu a dit à Moïse: Je serai avec! Ainsi, Pécheur, même quand tu marches dans la vallée d’ombre, ne crains pas, car Dieu est avec!»

Jacques fit le tour pour voir les assistants de face. Le front nu de Daniel, en pleine lumière, dominait toutes les têtes. Près de lui, se tenaient trois femmes, pareillement cachées sous leurs voiles noirs. La première était Mme de Fontanin. Mais, des deux autres, laquelle était Jenny?

Le pasteur, debout, hirsute, l’œil extatique, le bras levé en un geste de menace, apostrophait le cercueil de bois jaune, qui reposait, sous la lumière crue, au seuil du caveau:

— «Pauvre, pauvre Pécheur! Ton soleil s’est couché avant la fin du jour! Mais nous ne pleurons pas sur toi comme ceux qui sont vidés d’espérance! Tu as quitté le champ de la visibilité, mais ce qui a disparu pour nos yeux de matière, c’était seulement l’illusoire forme de ta matière détestable! Aujourd’hui tu resplendis, appelé auprès de Christ pour le grand glorieux Service! Et tu es arrivé avant nous dans la joie de l’Avènement!... Vous tous, frères, qui êtes ici, priant autour de moi, affermissez vos cœurs de patience! Car l’avènement de Christ est pareillement proche pour chacun!... Mon Père, je remets nos âmes entre Tes mains! Amen.»

Maintenant, des hommes soulevaient la bière, la basculaient, la laissaient descendre sans heurt au bout de leurs cordes. Mme de Fontanin, soutenue par Daniel, se penchait sur le trou béant. Derrière elle, Jenny, sans doute? Près de Nicole Héquet?... Puis les trois femmes, conduites par un employé des Pompes funèbres, gagnèrent discrètement une voiture de deuil qui attendait dans le chemin, et qui partit aussitôt, au pas.

Daniel se tenait, seul, à l’extrémité de la petite allée, son casque étincelant sous le bras. Il avait grand air. Elancé, gracieux, parfaitement à l’aise bien que toujours un peu solennel dans ses attitudes, il recevait les condoléances des assistants, dont le flot s’écoulait lentement devant lui.

Jacques l’observait; et rien qu’à le regarder ainsi, de loin, il éprouvait, comme au temps de jadis, une douce et pénétrante sensation de chaleur.

Daniel l’avait reconnu, et, tout en serrant des mains, tournait de temps à autre les yeux vers lui, avec une expression de surprise affectueuse.

— «Merci d’être venu», dit-il. Il hésitait: «Je repars ce soir... J’aurais tant aimé te revoir encore une fois!»

Devant son ami, Jacques pensait à la guerre, aux troupes de choc, aux premières victimes...

— «Tu as lu les journaux?» demanda-t-il.

Daniel le considéra, sans bien comprendre.

— «Les journaux? Non, pourquoi?» Puis, d’une voix qui cherchait à ne pas être trop insistante: «Tu ne viendrais pas ce soir, me dire adieu, à la gare de l’Est?»

— «A quelle heure?»

Le visage de Daniel s’illumina.

— «Le train est à neuf heures trente... Veux-tu que je t’attende, à la buvette, à neuf heures?»

— «J’y serai.»

Ils se regardèrent une seconde, avant de se serrer la main.

— «Merci», murmura Daniel.

Jacques s’éloigna, sans se retourner.

XXXV

Plusieurs fois pendant la matinée, Jacques s’était demandé quelles pouvaient être les réactions d’Antoine devant l’aggravation de la situation politique. Il avait vaguement espérer rencontrer son frère à l’enterrement.

Il résolut de déjeuner rapidement, et de passer rue de l’Université.

— «Monsieur est encore à table», dit Léon, en menant Jacques vers la salle à manger. «Mais je viens de donner les fruits.»

Jacques fut dépité de voir, en entrant, Isaac Studler, Jousselin et le jeune Roy, attablés autour de son frère. Il ignorait qu’ils déjeunaient tous les jours là. (Antoine l’avait exigé: c’était pour lui un moyen sûr, entre la matinée à l’hôpital et l’après-midi accaparée par la clientèle, de prendre quotidiennement contact avec ses collaborateurs. Pour eux, d’ailleurs, — tous trois célibataires — c’était une économie de temps, et un avantage pécuniaire appréciable.)

— «Tu viens déjeuner?» dit Antoine.

— «Merci, c’est fait.»

Il fit le tour de la grande table, serra les mains qui se tendaient, et, avant de s’asseoir, il demanda, à la cantonade:

— «Vous avez lu les journaux?»

Antoine dévisagea une seconde son frère avant de répondre; et ce regard semblait avouer: «Peut-être que tu avais raison.»

— «Oui», fit-il, pensif. «Nous avons tous lu les journaux.»

— «Nous n’avons pas parlé d’autre chose depuis le début du repas», confessa Studler, en caressant sa barbe noire.

Antoine se surveillait pour ne pas trop laisser voir son inquiétude. Toute la matinée, il avait ressenti une sourde irritation. Il avait besoin, autour de lui, d’une société convenablement organisée, comme il avait besoin d’une maison bien réglée, où les questions matérielles fussent résolues, en dehors de lui et de façon satisfaisante, par un personnel consciencieux. Il voulait bien tolérer certains vices du régime, passer l’éponge sur certains scandales parlementaires, de même qu’il fermait les yeux sur les gaspillages de Léon et les petits profits de Clotilde. Mais, en aucun cas, le sort de la France ne devait lui donner plus de souci que le fonctionnement de l’office ou de la cuisine. Et il supportait mal l’idée que des perturbations politiques pussent venir entraver sa vie, menacer ses projets de travail.

— «Je ne crois pas», dit-il, «qu’il faille s’effrayer outre mesure. On en a vu d’autres... Il est évident, néanmoins, que la presse, ce matin, fait entendre un bruit de sabre assez inattendu... assez désagréable...»

Manuel Roy, au dernier mot, avait levé vers Antoine son jeune visage, aux yeux noirs:

— «Un bruit de sabre, patron, qu’on entendra de l’autre côté des frontières. Et qui ne manquera pas, sans doute, d’intimider les voisins trop gourmands!»

Jousselin, penché sur son assiette, leva la tête pour considérer Roy. Puis il se remit à la besogne: méticuleusement, du bout de la fourchette et du couteau, il pelait une pêche.

— «Rien n’est moins sûr», dit Studler.

— «Malgré tout, c’est probable», fit Antoine. «Et c’était peut-être nécessaire.»

— «Savoir!» dit Studler. «La politique d’intimidation est toujours périlleuse. Elle exaspère l’adversaire, plus souvent qu’elle ne le paralyse. Je pense surtout que le gouvernement commet une faute grave en laissant se propager à tous les échos votre... bruit de sabre!»

— «Il est bien difficile de se mettre à la place des hommes responsables», déclara Antoine, d’un ton pondéré.

— «Je demande aux hommes responsables d’être, avant tout, des hommes prudents», répartit Studler. «Adopter une attitude agressive est une première imprudence. Faire croire que cette attitude est devenue nécessaire, en est une seconde. Rien ne serait plus dangereux pour la paix que de laisser s’ancrer dans l’opinion l’idée qu’une guerre nous menace... Ou même qu’une guerre est possible!»

Jacques se taisait.

— «Pour moi», reprit Antoine, sans regarder son frère, «je comprends parfaitement qu’un ministre, même si, en tant qu’homme, il condamne la guerre, soit amené à prendre certaines mesures agressives. Et cela, par le seul fait qu’il est au pouvoir. Un homme qui a été mis à la tête d’un pays pour veiller à sa sécurité, s’il a le sens des faits, si la politique menaçante des États voisins lui apparaît comme une réalité...»

— «Sans compter», interrompit Roy, «qu’on ne conçoit pas un homme d’État qui serait décidé, par sensiblerie personnelle, à éviter coûte que coûte, la guerre! Etre à la tête d’un pays qui tient une place sur l’échiquier, d’un pays qui possède un territoire, un empire colonial, ça oblige à une vision réaliste. Le plus pacifiste des Présidents du Conseil, dès qu’il est en fonction, doit s’apercevoir très vite qu’un État ne peut pas conserver ses richesses, soustraire ses propriétés à la convoitise des voisins, sans avoir une armée forte, qui impose le respect, et qui fasse de temps à autre, sonner son sabre, ne fût-ce que pour rappeler au reste du monde qu’elle existe!»

«Conserver ses richesses», songeait Jacques. «Nous y voilà! Conserver ce qu’on possède et s’approprier à l’occasion ce que possède le voisin! C’est toute la politique capitaliste, — qu’il s’agisse des particuliers ou des nations... Les particuliers luttent pour s’assurer des profits; les nations, pour conquérir des débouchés, des territoires, des ports! Comme s’il n’y avait pas d’autre loi à l’activité humaine, que la concurrence...»

— «Malheureusement», dit Studler, «quel que soit le tour que prendront les choses demain, votre bruit de sabre risque d’avoir les plus déplorables conséquences sur la politique française, tant extérieure qu’intérieure...»

En parlant, il s’était penché vers Jacques, comme pour lui demander son avis. Ses prunelles avaient un éclat languide, troublant, qui forçait presque à détourner les yeux.

Jousselin leva de nouveau la tête pour regarder Studler; puis son regard passa les autres visages en revue. Il avait une figure de blond, tout en finesse et en douceur: un nez aquilin, assez long et triste; une bouche longue, fine, facilement souriante; des yeux, longs aussi, étranges, d’un gris doux.

— «Tout de même», murmura-t-il distraitement, «vous paraissez trop oublier que, la guerre, personne n’en veut! Personne!»

— «En êtes-vous sûr?» dit Studler.

— «Quelques vieillards», concéda Antoine.

— «Quelques dangereux vieillards qui se gargarisent de belles formules héroïques», répartit Studler, «et qui savent bien que, au cours d’une guerre, ils pourraient se gargariser tout à loisir, sans risque aucun, à l’arrière...»

— «Le danger», insinua Jacques, avec une prudence qu’Antoine remarqua, «c’est que, presque partout en Europe, les postes de commande sont aux mains de ces vieillards-là...»

Roy regarda Studler en riant:

— «Vous, Calife, qui ne craignez pas les idées neuves, vous pourriez préventivement lancer cette idée-là: en cas de mobilisation, toutes les vieilles classes d’abord! tous les vieux en première ligne!»

— «Ça ne serait déjà pas si bête», murmura Studler. Il y eut un silence, tandis que Léon servait le café.

— «Il existe pourtant un moyen, un seul, d’éviter presque à coup sûr les guerres», déclara Studler, sombrement. «Un moyen radical, et parfaitement réalisable en Europe.»

— «Et c’est?»

— «D’exiger le référendum populaire!»

Jacques fut le seul à approuver d’un signe de tête.

Studler, encouragé, poursuivit:

— «N’est-ce pas illogique, n’est-ce pas absurde, que, dans nos démocraties de suffrage universel, l’acte de déclarer la guerre soit laissé à l’initiative des gouvernements?... Jousselin dit: “Personne ne veut la guerre.” Eh bien, aucun gouvernement, dans aucun pays, ne devait plus avoir le droit de décider, ou même d’accepter une guerre, contre la volonté formelle de la majorité des citoyens! Quand il y va de la vie ou de la mort des peuples, le moins qu’on puisse dire, c’est que la consultation des peuples eux-mêmes est légitime. Et elle devrait être obligatoire.»

Dès qu’il s’animait, les narines de son nez busqué commençaient à frémir, des taches assombrissaient ses pommettes, et le blanc de son grand œil chevalin s’injectait d’un peu de sang.

— «Ça n’a rien de chimérique», reprit-il. «Il suffirait que chaque peuple oblige ses gouvernants à ajouter trois lignes d’amendement à la Constitution: “La mobilisation ne pourra être décrétée, une guerre ne pourra être déclarée, qu’après un plébiscite, et à la majorité de 75%.” Réfléchissez-y. C’est le seul moyen légal, et à peu près infaillible, d’empêcher à jamais de nouvelles guerres... En temps de paix, — nous l’avons vu en France — on trouve, à la rigueur, une majorité pour élire au gouvernement l’homme d’une politique cocardière: il y a toujours des imprudents pour jouer avec le feu. Mais, à la veille d’une mobilisation, cet homme-là, s’il était obligé de consulter ceux qui l’ont mis au pouvoir, ne trouverait plus personne pour lui consentir le droit de déclarer la guerre!»

Roy riait silencieusement.

Antoine, qui s’était levé, lui toucha l’épaule:

— «Donnez-moi une allumette, mon petit Manuel... Qu’est-ce que vous dites de tout ça, vous? Et qu’en dirait votre journal?»

Roy leva sur Antoine son regard lisse de bon élève; il continuait à rire, avec un petit air de défi.

— «Manuel», expliqua Antoine en se tournant vers son frère, «est un fidèle lecteur de l’Action française

— «Je la lis, moi aussi, tous les jours», déclara Jacques, en examinant le jeune médecin, qui, pareillement, le dévisageait. «Il y a là une remarquable équipe de dialecticiens, qui construisent des raisonnements assez souvent impeccables. Malheureusement, — à mon avis, du moins —, c’est presque toujours sur des données fausses.»

— «Croyez-vous», nasilla Roy.

Il ne cessait pas de sourire, avec crânerie et suffisance. Il semblait ne pas vouloir condescendre à discuter, avec des profanes, de choses qui lui tenaient à cœur. Il faisait penser à un enfant qui veut garder un secret. Dans son regard, cependant, passait par instant une lueur insolente. Et, comme si le jugement de Jacques l’avait décidé, malgré tout, à sortir de sa réserve, il fit un pas vers Antoine et lança, brutalement:

— «Moi, patron, je vous avoue que j’en ai assez du problème franco-allemand! Voilà quarante ans que nous traînons ce boulet-là, nos pères et nous. Ça suffit. S’il faut une guerre pour en finir, eh bien, soit, allons-y! Puisqu’il faudra bien en arriver là! Pourquoi attendre? A quoi bon retarder l’inévitable?»

— «Retardons toujours», dit Antoine en souriant. «Une guerre indéfiniment différée, ça ressemble beaucoup à la paix!»

— «Moi, je préfère en finir, une bonne fois. Car, une chose au moins est certaine: c’est que, après une guerre, — que nous soyons vainqueurs, comme il est probable, ou même que nous soyons vaincus — la question se trouvera réglée définitivement, dans un sens ou dans l’autre; et il n’y aura plus de problème franco-allemand!... Sans compter», ajoutait-il, avec un visage devenu sérieux, «tout le bienfait qu’une bonne saignée pourrait nous faire, au point où nous en sommes. Quarante ans de paix croupissanté n’arrangent pas le moral d’un pays! Si le redressement spirituel de la France n’est possible qu’au prix d’une guerre, nous sommes, Dieu merci, quelques-uns qui sacrifieraient sans marchander leur peau!»

Il n’y avait pas trace de forfanterie dans l’accent de ces paroles. La sincérité de Roy était manifeste. Tous le sentirent. Ils avaient devant eux un homme convaincu, prêt à donner sa vie pour ce qu’il croyait être la vérité.

Antoine avait écouté, debout, la cigarette, aux lèvres, les paupières plissées. Sans répondre, il enveloppa le jeune homme d’un regard affectueux et grave, nuancé de mélancolie; le courage lui plaisait toujours. Puis, fixement, il considéra quelques secondes le bout embrasé de sa cigarette.

Jousselin s’était approché de Studler. De son index, que terminait une corne jaunâtre, rongé par les acides, il toucha plusieurs fois la poitrine du Calife:

— «Voyez-vous, on en revient toujours à la distinction de Minkawski: les syntones et les schizoïdes: ceux qui acceptent la vie, et ceux qui la refusent...»

Roy, gaîment, éclata de rire:

— «Alors, moi, je suis un syntone

— «Oui. Et le Calife, lui, c’est un schizoïde. Vous ne changerez jamais, ni l’un, ni l’autre.»

Antoine s’était tourné vers Jacques; et il souriait, en consultant sa montre:

— «Tu n’es pas pressé, Schizoïde?... Viens un instant dans ma turne...»


— «J’aime beaucoup le petit Roy», dit-il en ouvrant la porte de son petit bureau, et en s’effaçant devant son frère. «C’est une nature saine et généreuse... Un esprit droit... Limité, j’en conviens», ajouta-t-il, devant le silence réticent de Jacques. «Assieds-toi. Une cigarette?... Je suis sûr qu’il t’a un peu agacé? Il faut le connaître, le comprendre. C’est un tempérament essentiellement sportif. Il a le goût d’affirmer. Il accepte toujours joyeusement, crânement, les réalités, les faits. Il se refuse aux complaisances de l’analyse, bien qu’il ne manque pas d’esprit critique, — dans son travail du moins. Mais il repousse, d’instinct, le doute, qui paralyse. Peut-être n’a-t-il pas tort... Pour lui, la vie ne doit pas être une discussion intellectuelle. Il ne dit jamais: “Qu’est-ce qu’il faut penser?” Il dit: “Qu’est-ce qu’il faut faire? Comment agir utilement?” Ses travers, je les vois bien; mais ce sont surtout des défauts de jeunesse. Ça passera. Tu as remarqué sa voix? Par moments, elle mue encore, comme celle d’un gosse; alors, il force le ton, pour atteindre les notes graves, celles des grandes personnes...»

Jacques s’était assis. Il écoutait, sans approuver.

— «Je préfère les deux autres», avoua-t-il. «Ton Jousselin, notamment, me paraît assez sympathique.»

— «Ah!» dit Antoine en riant, «celui-là, c’est un type qui vit dans un conte de fées perpétuel. Un vrai tempérament d’inventeur. Il a passé sa vie à rêver de choses qui sont à la frontière du possible et de l’impossible, dans ce domaine à demi-réel où les esprits comme le sien réussissent quelquefois à faire des découvertes. Et il en a fait, le bougre. Il en a même fait d’importantes. Je pourrai t’expliquer ça, quand nous aurons le temps... Roy est très amusant quand il parle de lui. Il dit: “Jousselin n’a voulu voir que des veaux à trois pattes. Le jour où il consentira à regarder un veau normal, il croira avoir découvert un prodige, et il criera partout: Vous savez, il y a aussi des veaux à quatre pattes!”»

Il allongea ses jambes sur le divan et croisa les mains sous sa nuque.

— «Tu vois, c’est une assez bonne équipe que je me suis constituée là... Tous trois fort différents, mais des esprits qui se complètent bien... Tu connaissais déjà le Calife? Il me rend d’immenses services. Une puissance de travail peu commune. Il est extraordinairement doué, l’animal! Je dirais même que c’est ce qui le caractérise: d’être doué. A la fois, sa force et sa limite. Il comprend tout, sans effort; et chaque acquisition nouvelle vient aussitôt prendre sa place dans les cadres de son cerveau, dans des casiers qu’on dirait préétablis: de sorte qu’il n’y a jamais aucun désordre dans sa caboche. Mais j’ai toujours senti en lui quelque chose d’étranger, d’indéfinissable, — qui vient de la race, sans doute... Je ne sais comment dire... Jamais ses idées n’ont tout à fait l’air de sortir de lui, de faire vraiment corps avec lui-même. C’est extrêmement curieux. Il ne se sert pas de son cerveau comme d’un organe qui lui appartient, mais plutôt comme d’un outil... un outil venu d’ailleurs, et qu’on lui aurait prêté...»

Tout en discourant, il avait regardé l’heure, et retirait paresseusement ses jambes du divan.

«Il a pourtant lu les journaux», se disait Jacques. «Il n’a donc pas compris la gravité de la menace? Ou bien parle-t-il ainsi pour éviter le dialogue?»

— «De quel côté vas-tu?» questionna Antoine, en se levant. «Veux-tu que je te dépose quelque part, avec l’auto?... Moi, je vais au ministère... au Quai d’Orsay.»

— «Ah?» fit Jacques, intrigué, sans chercher à masquer sa surprise.

— «J’ai à voir Rumelles», expliqua Antoine, sans se faire prier. «Oh, ce n’est pas pour parler politique... J’ai, en ce moment, une piqûre à lui faine, tous les deux jours. D’habitude, il vient ici; mais il m’a fait téléphoner qu’il était surchargé de besogne, et ne pourrait quitter son bureau.»

— «Qu’est-ce qu’il pense des événements», hasarda Jacques.

— «Je ne sais pas. J’ai l’intention de l’interroger un peu... Repasse ce soir, je te raconterai... Ou bien, veux-tu m’accompagner? J’en ai pour dix minutes avec lui: tu m’attendras dans la voiture.»

Jacques, tenté, réfléchit une seconde, et accepta d’un signe de tête.

Antoine, avant de sortir, fermait à clef les tiroirs de son bureau.

— «Sais-tu», murmura-t-il, «ce que j’ai fait, tout à l’heure, en rentrant? J’ai cherché mon livret militaire pour lire mon feuillet de mobilisation...» Il ne souriait pas. Il annonça, calmement: «Compiègne... Et le premier jour!...»

Les deux frères échangèrent un regard, en silence. Après une hésitation, Jacques dit, gravement:

— «Je suis sûr que, depuis ce matin, il y a des milliers de types, en Europe, qui ont fait comme toi...»

— «Ce pauvre Rumelles», reprit Antoine, tandis qu’ils descendaient l’escalier. «Il était très surmené par son hiver. Il devait partir en congé ces jours-ci. Et puis, — à cause de toutes ces histoires, sans doute, — Berthelot lui a demandé de renoncer à ses vacances. Alors, il est venu me trouver, pour que je l’aide à tenir le coup. J’ai commencé un traitement. J’espère réussir.»

Jacques n’écoutait pas. Il était en train de constater que, aujourd’hui, sans qu’il s’expliquât pourquoi, il se sentait repris pour Antoine d’une affection fraternelle, pleine de chaleur, mais aussi d’exigence et d’insatisfaction.

— «Ah! Antoine», fit-il spontanément, «si seulement tu connaissais mieux les hommes, la masse, le peuple qui peine, — comme tu serais... différent!» (L’accent disait: «Comme tu serais meilleur... Comme tu serais plus près de moi... Comme ce serait bon de pouvoir t’aimer...»)

Antoine, qui marchait devant, se retourna, vexé:

— «Crois-tu que je ne les connaisse pas? Après quinze années d’hôpital! Tu oublies que, depuis quinze ans, chaque matin, pendant trois heures, je ne fais rien d’autre que de voir des hommes... Des hommes de tous les milieux, des ouvriers d’usine, la population des faubourgs... Et moi, médecin, c’est l’homme à nu que je vois: l’homme dépouillé de tous les faux semblants par la souffrance! Si tu crois que cette expérience-là ne vaut pas la tienne!»

«Non», pensait Jacques, avec une irritation têtue. «Non, ce n’est pas la même chose.»

Vingt minutes plus tard, lorsqu’Antoine, sortant du ministère, revint vers l’auto où Jacques l’attendait, son visage était soucieux.

— «Ça chauffe là-dedans», grommela-t-il. «C’est un va-et-vient affolé entre tous les services... Des dépêches qui arrivent de toutes les ambassades... Ils attendent avec anxiété le texte de la réponse que la Serbie doit remettre, ce soir...» Et, sans répondre à l’interrogation muette de son frère, il demanda: «Où vas-tu maintenant?»

Jacques fut sur le point de dire: — «A l’Huma.» Il se contenta de répondre:

— «Dans le quartier de la Bourse.»

— «Je ne peux pas te conduire, je serais en retard. Mais, si tu veux, je te déposerai place de l’Opéra.»

Aussitôt assis, Antoine reprit la parole:

— «Rumelles a l’air embêté... Ce matin, on faisait grand état, au cabinet du ministre, d’une note officieuse de l’ambassade d’Allemagne, déclarant que la note autrichienne n’était pas un ultimatum, mais seulement une “demande de réponse, à court délai”. Ce qui, paraît-il, dans le jargon diplomatique, signifiait un tas de choses: d’une part, que l’Allemagne se préoccupait d’atténuer la gravité du geste autrichien; d’autre part, que l’Autriche ne refuserait pas de négocier avec la Serbie...»

— «On en est là?» dit Jacques. «On en est à s’accrocher à de pareilles arguties?»

— «Par ailleurs, comme la Serbie semblait prête à capituler presque sans discussion, somme toute, ce matin, on avait assez bon espoir.»

— «Mais?...» fit Jacques, impatiemment.

— «Mais, tout à l’heure, on vient d’apprendre que la Serbie mobilisait trois cent mille hommes; et que le gouvernement serbe, craignant de rester à Belgrade, trop proche de la frontière, s’apprêtait ce soir à quitter la capitale, pour se réfugier au centre du pays. D’où l’on est enclin à conclure que la réponse serbe ne sera pas une capitulation, comme on l’espérait; et que la Serbie a des raisons de prévoir une attaque brutale...»

— «Et la France? A-t-elle l’intention d’agir, de prendre une initiative quelconque?»

— «Rumelles, naturellement, ne peut pas tout dire. Mais, d’après ce que j’ai cru comprendre, l’opinion qui prévaut aujourd’hui parmi les membres du gouvernement est qu’il faut se montrer très ferme: au besoin, multiplier ouvertement les préparatifs de guerre.»

— «Toujours la politique de l’intimidation!»

— «Rumelles dit — et l’on sent bien que c’est le mot d’ordre du jour: “Au point où en sont les choses, la France et la Russie n’ont chance de retenir les Empires centraux qu’en se montrant résolues à tout.” Il dit: “Si l’un de nous recule, c’est la guerre.”»

— «Et ils ont tous, naturellement cette arrière-pensée: “Si, malgré notre attitude menaçante, la guerre éclatait, nos préparatifs nous donneraient l’avantage”!»

— «Sans doute. Et ça me paraît très juste.»

— «Mais», s’écria Jacques, «les Empires centraux doivent raisonner de même! Alors, où va-t-o-n?... Studler a raison: cette politique belliqueuse est la plus dangereuse de toutes!»

— «Il faut s’en rapporter aux gens du métier», trancha Antoine, nerveux. «Ils doivent savoir mieux que nous ce qu’il convient de faire.»

Jacques haussa les épaules, et se tut.

L’auto approchait de l’Opéra.

— «Quand te reverrai-je?» demanda Antoine. «Est-ce que tu restes à Paris?»

Jacques fit un geste vague:

— «Je ne sais pas...»

Il ouvrait déjà la portière. Antoine lui toucha le bras: — «Ecoute...» Il hésitait, cherchait ses mots: «Tu sais — ou tu ne sais pas — que, maintenant, tous les quinze jours, le dimanche après-midi, je reçois quelques amis... Demain, Rumelles doit venir, à trois heures, pour sa piqûre, et il m’a promis de rester, ne fût-ce qu’un instant, à la réunion. Si ça t’intéresse de le voir, tu seras le bienvenu. Etant données les circonstances, sa conversation pourra être instructive.»

— «Demain, trois heures?», fit Jacques, évasif. «Peut-être, oui... Je tâcherai... Merci.»

XXXVI

A l’Humanité, on ne savait rien de plus que ce que Jacques avait appris par Antoine et Rumelles.

Jaurès était parti pour vingt-quatre heures dans le Rhône, afin d’appuyer la campagne électorale de son ami Marius Moutet. Bien que l’absence du Patron, en ces heures graves, causât un certain désarroi parmi les rédacteurs, le vent était plutôt à l’optimisme. On attendait sans trop d’inquiétude la réponse à l’ultimatum. On croyait savoir que la Serbie, sous la pression des grandes puissances, se montrerait assez conciliante pour que l’Autriche n’eût plus aucun prétexte à se dire offensée. On attachait surtout un grand prix aux assurances répétées que le Parti socialiste d’Allemagne prodiguait aux socialistes français: l’entente, en face du danger commun, semblait vraiment totale. En outre, les renseignements les plus encourageants sur l’extension du mouvement pacifiste international, ne cessaient d’affluer. De toutes parts, s’intensifiaient les manifestations contre la menace de guerre. Les divers partis socialistes d’Europe échangeaient activement leurs vues pour une action concertée et énergique; l’idée d’une grève générale préventive semblait de plus en plus prendre corps.

Comme il sortait du bureau de Stefany, Jacques croisa Mourlan, qui venait aux nouvelles. Après quelques mots sur les événements, le vieux révolutionnaire poussa Jacques dans une encoignure:

— «Où loges-tu, gamin? Tu sais que, en ce moment, la police des garnis fourre son nez partout!... Gervais vient d’avoir des embêtements. Crabol aussi.»

Jacques n’ignorait pas que son logeur du quai de la Tournelle était suspect; et, bien que ses papiers fussent en règle, il ne se souciait guère de prendre contact avec la police.

— «Crois-moi», conseilla Mourlan: «n’attends pas! Déménage ce soir.»

— «Ce soir?»

La chose était faisable. Sept heures et demie venaient de sonner, et le rendez-vous avec Daniel n’était qu’à neuf. Mais où aller?

Mourlan eut une idée. Un camarade de l’Etendard, voyageur de commerce, s’absentait justement pour une semaine. Sa chambre, qu’il louait à l’année, était située au dernier étage d’un immeuble de la rue du Jour, aux Halles, devant le portail de Saint-Eustache: une vieille bâtisse paisible, qui n’avait aucune raison d’être sur les listes policières.

— «Allons jusque-là», dit Mourlan. «C’est à deux pas.»

Le camarade était chez lui. La question fut réglée sur-le-champ. Et, moins d’une heure après, Jacques venait apporter son léger bagage.


L’horloge marquait neuf heures et quelques minutes lorsqu’il arriva devant la gare de l’Est.

Daniel attendait dehors, devant l’entrée de la buvette. Dès qu’il vit Jacques, il vint à lui, l’air gêné.

— «Jenny est là», dit-il aussitôt.

Le front de Jacques s’empourpra. Ses lèvres s’entr’ouvrirent pour un: — «Ah...» imperceptible. En une seconde, plusieurs projets contradictoires lui vinrent à l’esprit. Il détourna la tête, afin de dissimuler son trouble.

Daniel crut qu’il cherchait la jeune fille des yeux:

— «Elle est sur le quai», expliqua-t-il. Puis, comme pour s’excuser: «Elle a voulu m’accompagner jusqu’au train... Ça n’aurait pas été gentil de lui parler de notre rendez-vous: elle n’aurait pas osé venir. Je ne l’ai avertie qu’à l’instant.»

Jacques s’était ressaisi:

— «Je vais vous laisser», dit-il vivement. «Je voulais te serrer la main...» Il sourit: «C’est fait. Je me sauve.»

— «Ah, non!», fit Daniel. «J’ai tant de choses à te dire...» Et, tout de suite, il ajouta: «J’ai lu les journaux.»

Jacques leva les yeux, mais ne répondit rien.

— «Toi», demanda Daniel, «s’il y avait une guerre, qu’est-ce que tu ferais?»

— «Moi?» (Son balancement de tête semblait dire: «Ce serait trop long à expliquer.»)

Il se tut quelques secondes.

— «Il n’y aura pas la guerre», affirma-t-il enfin, de toute la force de son espoir.

Daniel le dévisageait attentivement.

— «Je ne peux pas te mettre au courant de tout ce qui se prépare», reprit Jacques. «Mais, crois-moi. Je sais ce que je dis. Il y a déjà, dans tous les milieux populaires d’Europe, un tel soulèvement d’opinion, un tel rassemblement des forces socialistes, qu’aucun gouvernement ne peut plus être assez sûr de son autorité pour jeter son peuple dans une guerre.»

Jacques baissa les yeux une seconde. L’ensemble de la situation se présenta brusquement à son esprit. Il aperçut, avec une netteté schématique, les deux courants qui, dans tous les pays, divisaient les partis socialistes: la gauche, farouchement hostile aux gouvernements, cherchant de plus en plus à agir sur les masses pour des fins insurrectionnelles; la droite, les réformistes, croyant à l’efficacité des chancelleries, et s’efforçant de collaborer avec les gouvernements... Il eut peur, tout à coup: un doute l’effleura. Mais, déjà, il relevait les paupières: et, avec une conviction qui, malgré tout, ébranla Daniel, il répéta:

— «Oui!... Tu n’as aucune idée, je crois, de la puissance actuelle de l’Internationale ouvrière! Tout est prévu. Tout est préparé pour une résistance opiniâtre. Partout, en France, en Allemagne, en Belgique, en Italie... La moindre tentative de guerre serait le signal d’une insurrection générale!»

— «Peut-être que ce serait plus horrible encore que la guerre», émit timidement Daniel.

Le visage de Jacques s’assombrit.

— «Je n’ai jamais été partisan de la violence», avoua-t-il, après une pause. «Néanmoins, entre l’éventualité d’une guerre européenne et celle d’une insurrection préventive, comment hésiter?... S’il fallait quelques milliers de morts sur des barricades, pour empêcher l’absurde massacre de plusieurs millions d’hommes, il y a, en Europe, bon nombre de socialistes qui n’hésiteraient pas plus que moi...»

«Que fait Jenny», se demandait-il. «Si son frère tarde trop, elle va venir...»

— «Jacques», s’écria soudain Daniel, «promets-moi...» Il se tut, n’osant formuler sa pensée. «J’ai peur pour toi», balbutia-t-il.

«Il est cent fois plus exposé que moi; et, pas un instant, il ne songe à lui-même», pensa Jacques, très ému. Il s’efforça de sourire:

— «Je te le répète: il n’y aura pas de guerre!... Seulement, l’alerte sera peut-être chaude, et j’espère que, cette fois, les peuples auront compris l’avertissement... Nous recauserons de tout ça, un jour, si tu veux... Maintenant, je te laisse... Au revoir.»

— «Non! Ne pars pas encore. Pourquoi?»

— «On... t’attend», murmura Jacques avec effort; et, de la main, il indiquait vaguement l’intérieur de la gare.

— «Conduis-moi au moins jusqu’au wagon», dit Daniel, tristement. «Tu diras bonjour à Jenny.»

Jacques tressaillit. Pris au dépourvu, il regardait son ami, stupidement.

— «Allons, viens», fit Daniel, en lui saisissant affectueusement le bras. Il sortit un ticket du parement de sa manche. «J’ai pris pour toi un billet de quai...»

«J’ai tort de me laisser entraîner», se disait Jacques. «C’est idiot... Il faut refuser, il faut fuir...» Et cependant, au fond de lui, une louche complaisance le faisait suivre son ami.

Le hall était encombré de soldats, de voyageurs, de chariots. C’était un samedi soir, et, pour beaucoup, le début des vacances. Une foule joyeuse, bruyante, se pressait au guichets. Ils arrivèrent aux grilles des quais. Sous l’immense verrière, l’atmosphère, plus sombre, était fumeuse, bourdonnante. Des gens se hâtaient, en tous sens, dans un vacarme assourdissant.

— «Devant Jenny, pas un mot sur la guerre», cria Daniel à l’oreille de Jacques.

La jeune fille les avait aperçus de loin, et s’était précipitamment détournée, feignant de ne pas les avoir vus. La gorge sèche, la nuque raide, elle les sentait approcher. Enfin, son frère lui toucha l’épaule. Elle eut la force de pivoter sur ses talons, de simuler la surprise. Daniel fut frappé de sa pâleur. La fatigue, l’émotion de la séparation, sans doute? et peut-être aussi le contraste avec ces vêtements noirs?...

Sans regarder Jacques, elle esquissa un salut de la tête; mais, devant son frère, elle n’osa ne pas tendre la main. Elle annonça, d’une voix saccadée:

— «Je vais vous laisser ensemble.»

— «Non, pas du tout!» fit Jacques vivement. «C’est moi qui... D’ailleurs, je ne peux pas rester... Il faut que je sois, avant dix heures, à... très loin... sur la rive gauche...»

A côté d’eux, sous un wagon, fusait un jet strident qui empêchait de s’entendre; un nuage de vapeur fade les enveloppa.

— «Alors, au revoir, mon vieux», dit Jacques, en touchant le bras de son ami.

Les lèvres de Daniel remuèrent. Avait-il répondu? Un demi-sourire grimaçant retroussait un coin de sa bouche; ses yeux, à l’ombre du casque, étaient très brillants; son regard, désespéré. Il tenait la main de Jacques serrée entre les siennes. Puis, se penchant tout à coup, il étreignit gauchement le buste de son ami, et l’embrassa. C’était la première fois de leur vie.

— «Au revoir», répéta Jacques. Sans bien savoir ce qu’il faisait, il se dégagea, jeta vers Jenny un regard d’adieu, inclina la tête, sourit tristement à Daniel, et s’enfuit.

Mais, lorsqu’il eut traversé la gare, une force secrète l’arrêta au bord du trottoir.

Dans le faux jour du crépuscule, la place, piquée de globes électriques, sillonnée de véhicules, s’étendait devant lui: zone de démarcation entre deux univers. Au delà, sa vie de militant l’attendait, toute prête à le reprendre; sa solitude, aussi. Tant qu’il s’attardait en deçà, dans la gare, d’autres choses restaient possibles. Quoi? Il ne savait pas, ne voulait pas préciser. Il lui semblait seulement que franchir cette place, c’était presque refuser une offre du destin, renoncer pour toujours à quelque chance merveilleuse.

Lâchement, les jambes molles, il ne cherchait qu’à retarder la décision. Plusieurs chariots de bagages, vides, étaient rangés le long du mur. Il en choisit un, et s’y assit. Pour réfléchir? Non. Il en était incapable; à la fois trop apathique et trop anxieux. Le dos plié, les bras ballants entre les genoux, le chapeau sur la nuque, les yeux au sol, il respirait bruyamment et ne songeait à rien.

Sans doute — si le hasard ne s’en était pas mêlé, — serait-il demeuré longtemps là, immobile; puis, enfin reposé, il se serait ressaisi; et, cédant de nouveau au rythme fiévreux de sa vie, il aurait couru à l’Humanité pour connaître le texte de la réponse serbe... Alors, tout un monde de possibilités se fût sans doute à jamais fermé devant lui... Mais le hasard intervint: un homme d’équipe avait besoin des chariots. Jacques se leva, regarda l’homme, puis sa montre, et sourit bizarrement.

Presque à regret, comme obéissant à une impulsion fortuite, il rentra sans hâte dans la gare, reprit un ticket, traversa le hall, et se retrouva devant le quai de départ.

XXXVII

L’express de Strasbourg n’avait pas démarré. A l’arrière, les trois lanternes du fourgon brillaient, immobiles. Daniel et Jenny, perdus dans la foule, étaient invisibles.

Neuf heures vingt-huit. Neuf heures trente. Sur le quai, un remous agita la fourmilière. Les dernières portières claquaient. La locomotive siffla. Dans la lumière blafarde des lampes à arc, d’épaisses bouffées blanches montaient vers la verrière. L’enfilade des wagons éclairés tressaillit. Il y eut des grincements, quelques heurts sourds. Jacques, arrêté, fixait des yeux le fourgon de queue qui ne bougeait pas encore; qui, enfin, s’ébranla. Les trois feux rouges, s’éloignant, démasquèrent les rails de la voie; lentement, le train qui emportait Daniel s’enfonça dans les ténèbres.

«Et maintenant?» se dit Jacques, croyait de bonne foi qu’il hésitait encore sur ce qu’il allait faire.

Il s’était avancé jusqu’au commencement du quai. Il regardait venir à lui le flot des gens qui, après le départ de l’express, gagnaient la sortie. En passant sous les globes électriques, les figures, un instant, prenaient vie avant de se perdre à nouveau dans la pénombre.

Jenny...

Lorsqu’il la reconnut, de loin, son premier mouvement fut de fuir, de se cacher. Mais la honte ne fut pas la plus forte: il se rapprocha, au contraire, pour se trouver sur son chemin.

Elle venait droit vers lui. Son visage portait encore la trace de la séparation. Elle marchait vite, sans rien voir.

Brusquement, à deux mètres, elle l’aperçut. Jacques vit ses traits se crisper sous le choc, et, comme l’autre soir chez Antoine, une brève lueur d’effroi dilater ses prunelles.

Tout d’abord, elle n’eut pas l’idée qu’il avait eu le front de l’attendre: elle crut qu’il se trouvait là, attardé par hasard. Son unique pensée fut de détourner les yeux, d’éviter la rencontre. Mais elle était prise dans le courant, obligée de passer devant lui. Elle sentit qu’il la regardait fixement, et comprit alors qu’il s’était posté là, pour elle. Quand elle fut à son niveau, il souleva machinalement son chapeau. Elle ne répondit pas à son salut, et, tête baissée, trébuchant un peu, se glissant à travers les voyageurs qui la précédaient, elle piqua droit vers la sortie. Elle se retenait de courir. Elle n’avait qu’un seul but: être le plus vite possible hors d’atteinte; se fondre dans la foule, gagner le métro, s’y terrer.

Jacques s’était retourné pour la suivre des yeux, mais il restait rivé à sa place. «Et maintenant?» se dit-il de nouveau. Il fallait prendre un parti. La minute était décisive... «Avant tout, ne pas la perdre!»

Il se jeta dans son sillage.

Les voyageurs, les porteurs, les chariots, encombraient le chemin. Il dut contourner une famille accroupie sur des bagages; il buta contre une roue de bicyclette. Quand il chercha Jenny des yeux, elle avait disparu. Il fit quelques zigzags, en courant. Il se soulevait sur la pointe des pieds pour fouiller d’un œil hagard cette agglomération de dos mouvants. Enfin, par miracle, dans le troupeau qui se pressait vers la sortie, il reconnut le voile noir, les épaules étroites... Ne plus la perdre... la tenir harponnée au bout de son regard!

Mais elle avait de l’avance. Tandis qu’il piétinait sur place, bloqué par la foule, il la vit franchir le guichet, traverser le hall, tourner à droite vers le métro. Fou d’impatience, il joua des coudes, bouscula des gens, parvint au guichet, s’engouffra dans l’escalier du souterrain. Où était-elle? Il l’aperçut soudain au bas des marches. En quelques bonds, il rattrapa la distance.

«Et maintenant?» se dit-il encore une fois.

Il était tout près. L’aborder? Il fit encore un pas, se trouva juste derrière elle. Alors, d’une voix essoufflée, il prononça son nom:

— «Jenny...»

Elle se croyait sauvée. Cet appel, brutal comme un coup entre les épaules, la fit chanceler.

Il répéta:

— «Jenny!»

Elle ne parut pas entendre, et partit comme une flèche. La terreur l’éperonnait. Mais son cœur était devenu si pesant qu’il lui semblait pareil à ces fardeaux intransportables qu’on traîne dans les rêves, et qui paralysent les fuites...

Au bout de la galerie, un escalier plongeait devant elle, presque désert. Elle s’y rua, sans s’occuper de la direction. Une rampe rétrécissait de moitié la largeur des marches. Tout en bas, elle apercevait le portillon d’accès au quai, et remployé qui poinçonnait les billets. D’une main fébrile, elle fouillait dans son sac. Jacques vit le geste. Elle avait des tickets; lui, non! Sans billet, on ne le laisserait pas franchir le tourniquet; si elle atteignait le portillon, il ne la rattraperait pas! Sans hésiter, il prit son élan, la rejoignit, passa devant elle, et, se retournant, lui barra brutalement le passage.

Elle comprit qu’elle était prise. Ses jambes vacillèrent. Mais elle fit front, et le dévisagea.

Il était là, en travers du chemin, le chapeau sur la tête, rouge, les traits gonflés, l’œil effronté et fixe: il avait l’air d’un malfaiteur ou d’un aliéné...

— «Je veux vous parler!»

— «Non!»

— «Si!»

Elle le regardait, sans rien laisser paraître de sa peur; ses prunelles pâles, dilatées, n’exprimaient que rage et dédain.

— «Allez-vous en!» cria-t-elle d’une voix basse, essoufflée et rauque.

Quelques secondes, ils s’immobilisèrent, face à face, grisés par leur violence, croisant leurs regards haineux.

Mais ils obstruaient l’étroit passage: des voyageurs, pressés, se faufilaient entre eux en bougonnant, et se retournaient ensuite, intrigués. Jenny s’en aperçut. Aussitôt, elle perdit tous ses moyens. Plutôt céder que de prolonger ce scandale... Il était le plus fort; elle ne se déroberait pas à une explication. Du moins, pas là, pas sous l’œil des curieux!

Elle rit un brusque demi-tour, et, rebroussant chemin, remonta précipitamment les marches.

Il la suivit.

Ils se retrouvèrent tout à coup hors de la gare.

«Qu’elle arrête un taxi, ou qu’elle saute dans un tram, j’y monte avec elle», se dit Jacques.

La place était très éclairée. Jenny, hardiment, se jeta au milieu des voitures. Lui aussi. Il évita de justesse un autobus, et entendit les injures du chauffeur. L’œil rivé sur la silhouette fuyante, il se moquait du danger. Jamais il ne s’était senti si sûr de lui.

Elle atteignit enfin le trottoir, et se retourna. Il était là, à quelques mètres. Elle ne lui échapperait pas; elle en avait pris son parti. Maintenant, même, elle souhaitait presque de pouvoir lui crier son mépris, pour en finir. Mais, où? Pas dans cette cohue...

Elle connaissait mal ce quartier. Un boulevard montait vers la droite. Il était grouillant de monde. Elle s’y engagea cependant, au hasard.

«Où va-t-elle?» se demandait Jacques. «C’est idiot...»

Ses sentiments avaient changé; à la mauvaise excitation qui le possédait tout à l’heure, se substituaient la confusion et la pitié.

Soudain, elle hésita. A gauche s’ouvrait un bout de rue étroite, déserte, que la masse d’un édifice emplissait d’ombre. Délibérément, elle s’y jeta.

Qu’allait-il faire? Elle le sentit se rapprocher. Il allait parler... L’oreille tendue, les nerfs à vif, elle s’apprêta: au premier mot, elle se retournerait, et donnerait enfin libre cours à sa colère.

— «Jenny... Je vous demande pardon...»

La seule parole qu’elle n’attendait pas!... Cette voix humble et pathétique... Elle crut défaillir.

Elle s’arrêta et appuya sa main au mur. Un long moment, elle demeura immobile, sans souffle, les yeux clos.

Il n’avançait pas. Il s’était découvert.

— «Si vous l’exigez, je vous laisse... Je m’en vais, tout de suite, sans ajouter un mot. Je vous le promets...»

Elle ne saisissait le sens des paroles que quelques secondes après les avoir entendues.

— «Voulez-vous que je m’en aille?» reprit-il à mi-voix.

Elle pensa: «Non!», et, tout à coup, demeura interdite devant elle-même.

Sans attendre qu’elle eût répondu, il répéta, plusieurs fois, tout bas: «Jenny...» Et l’inflexion était si douce, si complaisante, si timide, qu’elle équivalait au plus tendre aveu.

Elle ne s’y trompa pas. Dans l’ombre, elle leva un furtif regard sur ce visage anxieux et volontaire. Une bouffée de bonheur lui contracta la gorge.

Il demanda de nouveau:

— «Voulez-vous que je vous laisse?»

Mais l’intonation était toute différente: il était sûr maintenant qu’elle ne le chasserait pas sans l’avoir écouté.

Elle eut un bref haussement d’épaules, et, d’instinct, ses traits prirent une froideur méprisante: le seul masque qui pût, quelques instants encore, sauvegarder sa fierté.

— «Jenny, laissez-moi vous parler... Il le faut... Je vous en prie... Après, je m’en irai... Venez jusqu’au square qui est devant l’église... Là, au moins, vous pourrez vous asseoir... Voulez-vous?»

Elle sentit passer sur elle un regard insistant, qui la troubla plus encore que la voix. Comme il paraissait résolu à déchiffrer ses secrets!

Elle n’avait pas eu la force de répondre. Mais, d’un geste raide, comme si elle ne cédait encore qu’à la contrainte, elle s’était détachée du mur, et, le buste droit, les yeux fixés devant elle, elle avait repris sa marche, d’un pas de somnambule.

Il se tenait à son côté, silencieux, légèrement en retrait. Du sillage de la jeune fille se dégageait, par instants, un parfum frais, à peine perceptible, qu’il respirait avec l’air tiède de la nuit. L’émotion, le remords, lui faisaient monter les larmes aux yeux.

Ce soir seulement, il consentait à s’avouer à lui-même, quelle humilité repentante, quel besoin de pardon et d’amour, le tenaillaient en secret depuis que Jenny lui était réapparue. Le lui dirait-il? Elle ne le croirait pas. Il n’avait su lui montrer que violence et grossièreté... Rien, jamais, ne pourrait effacer l’offense de cette inconvenante poursuite!

XXXVIII

Ils pénétrèrent par en haut dans le petit square en terrasse, aménagé devant le porche de l’Église Saint-Vincent de Paul. Sur la place La Fayette, en contre-bas, ne passaient plus que de rares véhicules. L’endroit était totalement désert, mais baigné d’une paisible lumière qui lui enlevait tout caractère clandestin.

Jacques orienta leur marche vers le banc le plus éclairé. Elle se laissa conduire; et elle s’assit d’elle-même, avec décision — une aisance qui était feinte, car ses jambes ne la soutenaient plus. Malgré la rumeur que faisait la ville autour d’eux, elle se sentait enveloppée de ce silence opaque, chargé de foudre, qui précède les orages: quelque chose de grave, de terrible, planait: quelque chose qui ne dépendait pas d’elle, qui peut-être même ne dépendait pas de lui, et qui allait éclater soudain...

— «Jenny...»

Cette voix humaine lui parut une délivrance. Elle était calme, cette voix douce, presque bienfaisante.

Il avait jeté son chapeau sur le banc: il se tenait debout, à quelque distance d’elle. Et il parlait. Que disait-il?

— «...Je n’ai jamais pu vous oublier!»

Un mot monta aux lèvres de Jenny: «Menteur!» Mais elle se tut, les yeux au sol.

Il répéta avec force:

— «Jamais.» Puis, après une pause qui sembla très longue, il ajouta, plus bas: «Et vous non plus!»

Cette fois, elle ne put réprimer un geste de protestation.

Il poursuivit tristement:

— «Non!... Vous m’avez détesté, oui, c’est possible. Et je me déteste moi-même pour ce que j’ai fait!... Mais oublié, non: nous n’avons pas cessé, en secret, de nous défendre l’un de l’autre.»

Elle ne pouvait pas articuler un son. Pour que, du moins, il en se méprît pas sur son silence, avec toute l’énergie qui lui restait, elle secoua négativement la tête.

Il se rapprocha brusquement:

— «Vous ne me pardonnerez sans doute jamais. Je ne l’espère pas. Je vous demande seulement de me comprendre. De me croire, si je vous dis, les yeux dans les yeux: Quand je suis parti, voici quatre ans, il le fallait! Vis-à-vis de moi-même, je ne pouvais pas faire autrement!»

Il avait mis, malgré lui, dans ces derniers mots, le frémissement de l’évasion, de la liberté.

Elle ne bougeait pas, et fixait un regard dur sur le gravier.

— «Ce que je suis devenu, pendant toutes ces années...», commença-t-il, avec un geste évasif. «Oh! ce n’est pas que je cherche à vous rien cacher, à vous. Non! Mon plus profond désir, au contraire, serait de pouvoir tout vous dire, tout...»

— «Je ne vous demande rien!» s’écria-t-elle, retrouvant, avec la parole, ce ton coupant qui la rendait inaccessible.

Un silence.

— «Comme je vous sens loin de moi, en ce moment», soupira-t-il. Et, après une nouvelle pause, avec une désarmante simplicité, il confessa: «Je me sens, moi, si près, si près de vous...»

La voix, de nouveau, avait pris cette intonation chaude, prenante... Jenny fut soudain ressaisie par la peur... Elle se vit, seule avec Jacques, dans ce lieu écarté, nocturne. Elle ébaucha un mouvement pour se lever, pour fuir.

— «Non», dit-il, en faisant un geste autoritaire de la main. «Non, écoutez-moi. Jamais je n’aurais osé aller vers vous, après ce que j’ai fait. Mais, vous voici. Vous êtes là. Le hasard, depuis huit jours, nous a remis face à face... Ah! si vous pouviez lire au fond de moi, ce soir! Ça compte si peu, pour moi, en ce moment, mon départ, et ces quatre années, et même... — c’est monstrueux, ce que je vais dire, — et même toute la peine que j’ai pu vous faire! Oui, tout ça compte si peu, auprès de ce que j’éprouve... Tout ça, pour moi, ce n’est plus rien, Jenny, plus rien, puisque vous êtes là, et que je vous parle enfin! Vous ne pouvez pas deviner ce qui s’est passé en moi, l’autre jour, chez mon frère, quand je vous ai revue...»

«Et en moi!» songea-t-elle involontairement. Mais, en cet instant, elle ne pensait à son trouble de ces derniers jours que pour condamner sa faiblesse, et la renier.

— «Tenez», dit-il, «je ne veux pas vous mentir, je vous parle comme à moi-même: il y a une semaine, je n’aurais sans doute pas osé dire que, pendant ces quatre ans, je n’avais pas cessé de penser à vous. Peut-être que je ne le savais pas. Je le sais maintenant. Maintenant, je comprends ce que je traînais en moi de si douloureux, toujours et partout: une nostalgie profonde, une blessure. C’était... C’était votre absence, mon regret de vous. C’était la mutilation que je m’étais faite, et que rien ne pouvait cicatriser. Je vois clair, maintenant, grâce à cette lumière qui s’est faite en moi, tout d’un coup, depuis que vous avez repris votre place dans ma vie!»

Elle écoutait mal. Elle était tout étourdie. Le battement de ses artères faisait dans sa tête un bruit assourdissant. Autour d’elle, tout était flou et chancelait, les arbres, les façades des maisons. Mais, lorsqu’elle levait le front une seconde, et que ses yeux croisaient ceux de Jacques, elle parvenait à braver son regard, sans faiblir; et son silence, son expression, son port de tête, semblaient dire: «Quand cesserez-vous de me faire tout ce mal?»

Il continuait à parler, dans le silence sonore:

— «Vous vous taisez. Je ne devine pas vos pensées. Mais ça m’est égal. Oui, c’est vrai: ça m’est presque égal ce que vous pensez de moi! tellement je sens que, si vous m’écoutez, je pourrai vous convaincre! Est-ce qu’on peut nier l’évidence? Tôt ou tard, tôt ou tard, vous comprendrez. Je me sens la force, la patience, de vous reconquérir... Pendant toute mon enfance, mon univers a tourné autour de vous: je ne pouvais imaginer mon avenir que mêlé au vôtre — fût-ce malgré vous. Malgré vous, comme ce soir. Car vous avez toujours été un peu... sévère pour moi, Jenny! Mon caractère, mon éducation, mes brusqueries, tout, en moi, vous déplaisait. Pendant des années, vous avez opposé à mes avances une espèce d’antipathie, qui me rendait plus gauche, plus antipathique encore! Est-ce vrai?»

«C’est vrai», songea-t-elle.

— «Mais, déjà en ce temps-là, ça m’était presque égal, votre antipathie... Comme ce soir... Est-ce que ça pouvait compter auprès de ce que j’éprouvais, moi? auprès de ce sentiment si fort, si obstiné... et si naturel, si central, que, pendant bien longtemps je n’ai même pas su, ou pas osé, lui donner son vrai nom?» Sa voix tremblait et devint haletante: «Rappelez-vous... Ce bel été... Notre dernier été à Maisons!... Est-ce que vous n’avez pas compris, cet été-là, qu’il y a une fatalité sur nous? Et que nous ne lui échapperons pas?»

Chaque souvenir réveillé en faisait lever d’autres, et la troublait si profondément qu’elle eut de nouveau la tentation de fuir, pour ne plus l’entendre. Et, cependant, elle écoutait, sans perdre une syllabe. Elle était aussi haletante que lui, et concentrait son énergie à maîtriser son souffle, pour ne pas se trahir.

— «Quand il y a eu, entre deux êtres, ce qu’il y a eu entre nous, Jenny — cette attraction, cette promesse, cet immense espoir — quatre ans, dix ans peuvent passer, qu’importe? Ça ne s’efface pas... Non, ça ne s’efface pas», reprit-il brusquement. Et, plus bas, comme une confidence: «Ça ne fait que croître et s’enraciner, sans même qu’on le sache!»

Elle se sentit atteinte au plus intime, comme s’il venait de dénuder une place douloureuse, une plaie cachée, à peine connue d’elle-même. Elle renversa un peu la tête, et appuya sa main au banc, le bras raidi pour garder le buste droit.

— «Et vous êtes toujours la Jenny de cet été-là. Je le sens, je ne me trompai pas. La même! Seule, comme autrefois.» Il hésita: «Pas heureuse... comme autrefois!... Et moi aussi je suis le même. Seul; aussi seul qu’autrefois... Ah! ces deux solitudes, Jenny! Ces deux solitudes qui, chacune de leur côté, depuis quatre ans, s’enfoncent désespérément dans le noir! Et qui, tout à coup, se retrouvent! Et qui pourraient si bien, maintenant...»

Il s’interrompit une seconde. Puis, violemment:

— «Rappelez-vous ce dernier jour de septembre, quand j’ai rassemblé tout mon courage pour vous dire, comme ce soir: “Il faut que je vous parle.” Vous vous rappelez? Cette fin de matinée, sur la berge de la Seine, avec nos bicyclettes dans l’herbe, devant nous?... Comme ce soir, c’est moi qui parlais... Comme ce soir, vous ne répondiez pas... Mais vous étiez venue. Et vous m’écoutiez, comme ce soir... Je vous devinais consentante... Nous avions les yeux pleins de larmes... Et, quand je me suis tu, nous nous sommes séparés, tout de suite, sans pouvoir nous regarder... Ah! quelle gravité, dans ce silence! Quelle tristesse! Mais une tristesse rayonnante, — rayonnante d’espoir!»

Cette fois, un brusque haut-le-corps la redressa:

— «Oui...» s’écria-t-elle. «Et, trois semaines après!!...»

La phrase s’acheva dans un hoquet étouffé. Mais, inconsciemment, elle se servait de sa colère pour se masquer à ses propres yeux le vertige qui la gagnait.

Tout ce qui, jusque-là, subsistait en Jacques de crainte ou d’incertitude, venait d’être balayé d’un coup par ce cri de reproche, chargé d’aveu! Une joie intense le souleva:

— «Ah! Jenny», reprit-il, d’une voix qui tremblait, «cela aussi, ce brusque départ, il faudra bien que je vous l’explique... Oh! je ne veux pas me chercher d’excuses. J’ai cédé à un coup de folie. Mais, j’étais si misérable! Mes études, ma vie de famille, mon père!... Et autre chose aussi...»

Il pensait à Gise. Pouvait-il, dès ce soir?... Il lui sembla qu’il avançait en tâtonnant le long d’un précipice.

Il répéta, très bas:

— «Autre chose, aussi... Je vous expliquerai tout. Je veux être sincère avec vous. Totalement sincère. C’est si difficile! Quand on parle de soi, on a beau faire, on ne dit jamais toute la vérité... Ces fugues, ce besoin de me libérer en brisant tout, c’est une chose terrible, c’est comme une maladie... J’ai aspiré, toute ma vie, au calme, à la sérénité! Je m’imagine toujours que je suis la proie des autres; que, si je leur échappais, si je parvenais à recommencer, ailleurs, loin d’eux, une vie entièrement neuve, je l’atteindrais enfin, cette sérénité! Mais, écoutez-moi, Jenny: je suis sûr, aujourd’hui, que s’il existe au monde un être qui pourrait me guérir, me fixer... — c’est vous!»

Elle se tourna, une seconde fois, avec la même violence:

— «Est-ce que je vous ai retenu, il y a quatre ans?»

Il eut le sentiment qu’il se heurtait à quelque chose de dur, qui était en elle, qui y demeurerait toujours. Jadis aussi, même aux heures si rares où leurs natures disparates semblaient un instant s’accorder, il butait sans cesse contre cette dureté secrète.

— «C’est vrai... Mais...» Il hésita: «Laissez-moi oser dire tout ce que je pense: qu’aviez-vous fait, jusqu’alors, pour me retenir?»

«Ah!» songea-t-elle tout d’un trait, «j’aurais sûrement tenté quelque chose, si j’avais su qu’il voulait partir!»

— «Comprenez bien: je ne cherche pas à atténuer ma faute! Non. Je veux absolument...» (Son demi-sourire, la douceur de sa voix, semblaient, d’avance, demander pardon de ce qu’il allait dire:) «Qu’avais-je obtenu de vous? Si peu!... De temps en temps, un regard moins sévère, une attitude moins fuyante, moins réservée. Parfois, une parole qui trahissait un peu de confiance. C’est tout... Parmi combien de réticences, et de reprises, et de refus! Est-ce vrai? M’aviez-vous jamais donné le moindre encouragement, capable de contrebalancer cet élan maladif qui me poussait vers l’inconnu?»

Elle était trop loyale pour ne pas reconnaître la justesse de ce reproche. Au point que, à cette minute, elle eût été soulagée de pouvoir s’accuser à son tour. Mais il venait de s’asseoir auprès d’elle; et elle se raidit brusquement.

— «Je ne vous ai pas encore dit toute la vérité...»

Il avait murmuré ces derniers mots, d’une voix différente, angoissée, si grave, et en même temps si résolue, qu’elle se mit à trembler.

— «Comment vous expliquer une chose aussi... Pourtant, je ne veux rien, rien garder de secret, aujourd’hui... Il y avait, à ce moment-là, dans ma vie, quelqu’un d’autre. Un être délicat, charmant... Gise...»

Elle sentit une pointe aiguë lui entrer dans le cœur. Toutefois, la spontanéité de cet aveu — qu’il aurait pu ne pas faire — l’émut si fort, qu’elle en oublia presque sa douleur. Il ne lui cachait rien, elle pouvait s’abandonner à la confiance! Une sorte d’allégresse s’empara d’elle. Elle eut l’intuition qu’elle touchait à la délivrance, qu’elle allait enfin pouvoir renoncer à cette résistance inhumaine qui l’étouffait.

Lui, au moment où le nom de Gise était venu sur ses lèvres, il avait dû refouler un appel étrange, une poussée de cette trouble tendresse qu’il croyait depuis longtemps éteinte en lui. Cela ne dura qu’une seconde: la dernière flamme d’un feu sous la cendre, qui avait peut-être attendu ce soir pour achever de mourir.

Il poursuivit:

— «Ce que j’éprouvais pour Gise, comment l’expliquer? Les mots dénaturent... Un attrait, un attrait inconscient, superficiel, fait surtout de souvenirs d’enfance... Non, ce n’est pas assez dire, je ne veux rien renier, je ne dois pas être injuste pour ce qui a été... Sa présence était ma seule joie à la maison. C’est une exquise nature, vous savez... Un petit cœur chaud, plein d’abandon... Elle aurait dû être pour moi comme une sœur... Mais», reprit-il, d’une voix qui s’étranglait à chaque fin de phrase «je vous dois la vérité, Jenny: ce que je ressentais pour elle n’avait plus rien de... fraternel. Plus rien de... pur!» Il se tut, puis ajouta, très bas: «C’est vous que j’aimais d’un amour fraternel, d’un amour pur. C’est vous que j’aimais comme une sœur... Comme une sœur!»

Ces souvenirs étaient si poignants à évoquer, ce soir, que, brusquement, ses nerfs le trahirent. Un sanglot, qu’il n’avait su ni prévoir, ni étouffer, lui laboura la gorge. Il baissa la tête, et cacha son visage dans ses mains.

Jenny, subitement, s’était mise debout, et elle s’était écartée d’un pas. Cette faiblesse inattendue la choquait, mais la bouleversait aussi. Et, pour la première fois, elle se demanda si elle ne s’était pas méprise, jusqu’ici, dans ses griefs contre Jacques.

Il ne l’avait pas vue se lever. Lorsqu’il s’aperçut qu’elle avait quitté le banc, il crut qu’elle lui échappait, qu’elle allait partir. Pourtant, il ne fit pas un geste; ployé sur lui-même, il continuait à pleurer. Eut-il, à ce moment-là, dans un dédoublement semi-conscient, semi-perfide, l’intuition du parti qu’il pouvait tirer de ces larmes?

Elle ne s’éloignait pas. Elle restait là, interdite. Figée dans sa pudeur, dans son orgueil, mais frémissante de compassion et de tendresse, elle luttait désespérément contre elle-même. Elle parvint enfin à faire le pas qui la séparait de Jacques. Elle distinguait, à la hauteur de ses genoux, la tête penchée, enfouie dans les mains. Alors, avec gaucherie, elle avança le bras, et ses doigts effleurèrent une épaule, qui tressaillit. Avant qu’elle eût pu faire un mouvement de retrait, il avait saisi sa main, et retenu la jeune fille devant lui. Doucement, il appuya son front contre la robe. Ce contact la brûlait. Une voix intérieure, à peine perceptible, l’avertit, une dernière fois, qu’elle sombrait dans un gouffre redoutable; qu’elle avait tort d’aimer, tort d’aimer justement celui-là... Elle se crispa, elle se raidit, mais elle ne recula pas. Avec frayeur, avec délice, elle consentit à l’inévitable, à son destin. Plus rien maintenant ne la délivrerait.

Il avança les bras comme pour l’étreindre, mais se contenta de saisir entre les siennes les deux mains gantées de noir. Et, par ces mains qu’elle consentait maintenant à lui abandonner, il l’attira vers le banc, il la força à se rasseoir.

— «Vous seule... Vous seule pouviez me donner cet apaisement intérieur que je n’ai jamais connu, et que je trouve, ce soir, auprès de vous...»

«Moi aussi», se dit-elle. «Moi aussi...»

— «Peut-être quelqu’un, déjà, vous a-t-il dit qu’il vous aimait», reprit-il, d’une voix qui sonnait mat, et qui parut à Jenny avoir juste assez de résonance pour l’atteindre, descendre en elle, y faire un trouble et délicieux ravage. «Mais, ce dont je suis sûr, c’est que personne ne pourra vous apporter un sentiment pareil au mien, aussi profond, aussi ancien, resté aussi vivace, en dépit de tout!»

Elle ne répondit pas. Elle était épuisée d’émotion. Elle sentait, de seconde en seconde, qu’il s’emparait d’elle davantage, dans la mesure même où elle cédait à son amour.

Il répéta:

— «Peut-être avez-vous aimé quelqu’un d’autre? Je ne sais rien de votre vie.»

Elle leva alors sur lui ses yeux pâles, étonnés, si limpides, qu’il eût donné tout au monde, à cette minute, pour effacer jusqu’au souvenir de sa question.

Simplement, sur le ton ferme et naïf, dont il aurait constaté un phénomène physique indiscutable, il déclara:

— «Aucun être n’a jamais été aimé comme vous l’êtes par moi...» Puis, après une pause: «Je sens que toute ma vie n’a été que l’attente de ce soir!»

Elle ne répondit pas tout de suite. Enfin, d’une voix saccadée, d’une voix de gorge qu’il ne lui connaissait pas, elle murmura:

— «Moi aussi, Jacques.»

Elle s’appuya au dossier du banc, et s’immobilisa, la nuque un peu renversée, les yeux ouverts sur la nuit. En une heure, elle avait plus changé qu’en dix ans: la certitude d’être aimée lui forgeait une âme neuve.

Chacun d’eux sentait contre son épaule, contre son bras, la vivante chaleur de l’autre. Oppressés, les cils battants, le cœur plein de tumulte, ils se taisaient, effrayés de leur isolement, de ce silence, de la nuit; effrayés de leur bonheur, comme si ce bonheur n’était pas une conquête, mais une capitulation devant d’obscures forces.


Tout à coup, au-dessus d’eux, dans le temps suspendu, l’horloge de l’église emplit l’espace de ses coups martelés, insistants.

Jenny fit un effort pour se redresser.

— «Onze heures!»

— «Vous n’allez pas me quitter, Jenny!»

— «Maman doit être inquiète», dit-elle, désespérée.

Il n’essaya pas de la retenir. Il éprouva même un étrange et nouveau plaisir à renoncer pour elle à ce qu’il eût souhaité le plus: la garder contre lui.

Côte à côte, sans parler, ils descendirent les degrés, jusqu’à la place La Fayette. Comme ils atteignaient le trottoir, un taxi, en maraude, vint s’arrêter devant eux.

— «Au moins», dit-il, «laissez-moi vous reconduire?»

— «Non...»

L’accent était triste, tendre et ferme à la fois. Et tout à coup, comme pour s’excuser, elle lui sourit. C’était la première fois, depuis bien longtemps, qu’il la voyait sourire.

— «J’ai besoin d’être un peu seule, avant de revoir maman...»

Il se dit: «Peu importe», et fut surpris lui-même que cette séparation leur fût possible, sans plus d’effort.

Elle avait cessé de sourire. Sur ses traits fins se lisait même une expression d’angoisse, comme si la griffe ancienne de la souffrance restait plantée dans ce bonheur trop neuf.

Timidement, elle proposa:

— «Demain?»

— «Où?»

Elle répondit, sans hésiter:

— «A la maison. Je ne bougerai pas. Je vous attendrai.»

Il était un peu étonné, malgré tout. Et, aussitôt, il pensa, avec un sentiment d’orgueil, qu’ils n’avaient pas à se cacher.

— «Chez vous, oui... Demain...»

Elle dégagea doucement ses doigts qu’il serrait trop fort. Elle inclina la tête, et disparut dans l’ombre de la voiture, qui démarra.

Et, brusquement, il pensa:

«La guerre...»

L’univers, soudain, avait changé de lumière, de température. Les bras ballants, les yeux fixés sur l’auto que déjà il perdait de vue, il lutta un instant contre une mortelle sensation de peur; l’anxiété qui pesait ce soir-là sur l’Europe semblait avoir attendu, pour s’emparer de lui, qu’il fût de nouveau vacant, et seul.

— «Non, pas la guerre!» murmura-t-il, en crispant les poings. «Mais la révolution!»

Pour cet amour, qui engageait toute sa vie, il avait plus que jamais besoin d’un monde nouveau, de justice et de pureté.

XXXIX

Jacques s’éveilla en sursaut. Cette chambre minable... Hébété, il clignait des yeux dans la lumière, attendant que la mémoire lui revînt.

Jenny... Le square de l’église... Les Tuileries... Ce petit hôtel de voyageurs, où il avait échoué, au petit jour, derrière la gare d’Orsay...

Il bâilla, jeta les yeux vers sa montre: «Déjà neuf heures!...» Il se sentait las. Cependant, il sauta du lit, but un verre d’eau, examina dans la glace ses traits fatigués, ses yeux brillants, et sourit.

Il avait passé la nuit dehors. Vers minuit, il s’était trouvé, sans trop savoir comment, devant l’Humanité. Il était même entré, il avait gravi quelques marches. Mais, à mi-étage, il avait fait demi-tour. Les dépêches des journaux du soir, parcourues sous un réverbère après le départ de Jenny, l’avaient mis au courant des nouvelles de la dernière heure. Le courage lui manquait pour affronter les commentaires politiques des camarades. Rompre la trêve qu’il s’était accordée, laisser le tragique des événements saccager cette joyeuse confiance qui, ce soir, lui rendait la vie si belle... Non!... Alors, il était parti, au hasard, dans la nuit chaude, la tête sonore, l’âme en fête. L’idée que, dans ce grand Paris, nocturne, personne d’autre que Jenny ne connaissait le secret de son bonheur, l’exaltait. Pour la première fois, peut-être, il se sentait délivré du fardeau de solitude qu’il traînait partout, depuis toujours. Il allait devant lui, d’un pas rapide, allégé, dansant, comme si le rythme de la course pouvait seul exprimer son allégresse. La pensée de Jenny ne le quittait pas. Il se répétait ses paroles, il vibrait tout entier à leur écho, il entendait encore les moindres inflexions de sa voix. Ce n’était pas assez dire que cette présence ne le quittait pas: elle vivait en lui; il en était accaparé; au point qu’il était dépossédé de lui-même; au point que l’aspect des choses, le sens même de l’univers, s’en trouvaient transformés, spiritualisés... Beaucoup plus tard, il était arrivé près du pavillon de Marsan, dans cette partie des Tuileries qui reste ouverte le soir. Les jardins, complètement déserts à cette heure, s’offraient comme un asile. Il s’était allongé sur un banc. Des pelouses, des bassins, s’élevait une senteur fraîche que traversait, par effluves, l’odeur des pétunias, des géraniums. Il redoutait de s’endormir, il ne voulait pas cesser de savourer sa joie. Et il était demeuré là, très longtemps, jusqu’aux premières lueurs de l’aube, sans pensée précise, les yeux ouverts sur le ciel où pâlissaient peu à peu les étoiles, pénétré d’un sentiment de grandeur et de paix, si pur, si vaste, qu’il ne se souvenait pas d’avoir jamais rien éprouvé de pareil.


A peine sorti de l’hôtel, il chercha un kiosque de journaux. Toute la presse de ce dimanche 16 juillet reproduisait, sous des titres indignés, la dépêche Havas relative à la réponse serbe, et protestait, avec une unanimité qui trahissait un mot d’ordre gouvernemental, contre la démarche menaçante faite au Quai d’Orsay par M. de Schoen.

La seule vue des manchettes, l’odeur d’encre que répandaient ces feuilles encore humides, réveilla en lui le militant. Il bondit dans un autobus pour arriver plus vite à l’Humanité.

Malgré l’heure matinale, une animation inaccoutumée régnait dans les bureaux. Gallot, Pagès, Stefany, étaient déjà à leurs postes.

On venait de recevoir des précisions déroutantes sur les événements balkaniques. La veille, à l’heure fixée pour le délai de l’ultimatum, Pachitch, le président du Conseil, avait porté la réponse serbe au baron Giesl, le ministre d’Autriche à Belgrade. Cette réponse n’était pas seulement conciliante: c’était une capitulation. La Serbie consentait à tout: elle acceptait de condamner publiquement la propagande serbe contre la monarchie austro-hongroise, et à insérer cette condamnation dans son Journal officiel; elle s’engageait à dissoudre la société nationaliste Norodna Obrana, et même à rayer des cadres de l’armée les officiers jugés suspects d’une action anti-autrichienne. Elle sollicitait seulement un supplément d’information sur la forme littérale à donner au texte du Journal officiel, et sur la composition du tribunal chargé de désigner les officiers suspects. Réserves infimes, qui ne pouvaient pas donner matière à grief. Cependant, comme si la légation autrichienne avait reçu l’ordre de rompre coûte que coûte les relations diplomatiques afin de rendre inévitable une sanction par les armes, à peine Pachitch avait-il eu le temps de regagner son ministère, qu’il recevait de Giesl l’avis stupéfiant que «la réponse serbe était jugée insuffisante», et que la légation autrichienne, au complet, quittait le soir même le territoire serbe. Aussitôt, le gouvernement serbe qui, par prudence, avait procédé dans l’après-midi à des préparatifs de mobilisation, s’était hâté d’évacuer Belgrade et de transporter ses services à Kragoulevatz.

La gravité de ces faits sautait aux yeux. Plus de doute: l’Autriche voulait la guerre.

La menace du danger, loin d’ébranler la confiance des socialistes réunis à l’Humanité, semblait même renforcer leur foi dans la victoire finale de la paix. Les renseignements précis que centralisait Gallot sur l’activité de l’Internationale, légitimaient d’ailleurs ces espoirs. La résistance prolétarienne ne cessait de faire des progrès. Les anarchistes eux-mêmes se joignaient à la lutte: leur congrès se tenait dans une huitaine à Londres; et la discussion des événements d’Europe, inscrite à l’ordre du jour, devait y précéder tout autre débat. A Paris, la Confédération générale du travail projetait une manifestation massive, pour un jour prochain, dans les salles de l’avenue de Wagram. Son organe officieux, la Bataille syndicaliste, venait de rappeler, en gros caractères, les décisions formellement prises par les Congrès confédéraux sur l’attitude de la classe ouvrière en cas de guerre: «A toute déclaration de guerre, les travailleurs doivent, sans délai, ré pondre par la grève générale révolutionnaire.» Enfin, par d’incessants échanges de vues, les grands leaders européens de l’Internationale, convoqués d’urgence, cette semaine, à la Maison du Peuple de Bruxelles, préparaient activement la réunion de leur Bureau, — réunion dont le but précis était d’unifier la résistance dans tous les États d’Europe, et de prendre des mesures collectives efficaces, afin de donner sans retard aux peuples menacés un moyen d’opposer leur veto radical à la politique périlleuse des gouvernements.

Tout cela semblait de bon augure.

Dans les pays germaniques, la résistance pacifiste était particulièrement significative. Les derniers numéros des journaux d’opposition autrichiens et allemands, qui étaient arrivés ce matin même, circulaient de mains en mains, et Gallot les traduisait, avec des commentaires réconfortants. L’Arbeiterzeitung de Vienne, donnait le texte d’un manifeste solennel que le parti socialiste autrichien venait de lancer pour condamner sans réserve l’ultimatum, et réclamer, au nom de tous les travailleurs, des négociations pacifiques: «La paix ne tient plus qu’à un fil... Nous ne pouvons pas accepter la responsabilité de cette guerre que nous repoussons de toutes nos forces!...»

En Allemagne aussi, les partis de gauche s’insurgeaient. La Leipziger Volkszeitung et le Vorwärts, en des articles violents, sommaient le gouvernement allemand de désavouer ouvertement les agissements de l’Autriche. La social-démocratie organisait, à Berlin, pour le mardi 18, un meeting de grande envergure. Dans une protestation très ferme, adressée à tous les citoyens, elle déclarait crûment que, même si le conflit éclatait dans les Balkans, l’Allemagne devait demeurer strictement neutre. Gallot attachait une importance très grande au manifeste lancé, la veille, par le comité directeur. Il en traduisit à haute voix des passages: «La furie guerrière, déchaînée par l’impérialisme autrichien, se prépare à répandre la mort et la ruine sur toute l’Europe. Si nous condamnons les menées des nationalistes pro-serbes, la provocation du gouvernement austro-hongroise, mérite d’autre part les protestations les plus véhémentes. Ses demandes sont d’une brutalité telle qu’il n’en a jamais été fait de semblables à un État indépendant. Elles ne peuvent avoir été calculées qu’avec l’intention de provoquer directement à la guerre. Le prolétariat conscient d’Allemagne, au nom de l’humanité et de la civilisation, élève une ardente protestation contre les menées criminelles des fauteurs de guerre. Il exige impérieusement que le gouvernement exerce son influence sur l’Autriche pour le maintien de la paix.» Cette lecture provoqua dans le petit groupe une explosion d’enthousiasme.

Jacques ne partageait pas l’approbation sans réserve de ses amis. Ce manifeste lui paraissait encore trop mesuré. Il regrettait que les socialistes allemands n’eussent pas osé faire une allusion ouverte à la complicité des deux gouvernements germaniques. Il pensait que, en rendant public le soupçon qu’on avait d’une action concertée entre les chanceliers Berchtold et Bethmann-Hollweg, la social-démocratie eût soulevé contre le gouvernement l’opinion de toutes les classes de l’Allemagne. Il défendit son point de vue avec conviction, et critiqua assez âprement la position trop prudente que le socialisme allemand lui semblait prendre. (Sans le dire, à travers le socialisme allemand, il visait aussi le socialisme français, et spécialement le groupe parlementaire, les socialistes de l’Humanité, dont l’attitude, ces derniers jours, lui avait souvent parue timorée, trop gouvernementale et diplomatique, trop nationale.) Gallot lui opposa l’avis de Jaurès, qui ne mettait pas en doute la fermeté des social-démocrates et l’efficacité de leur opposition. Cependant, sur une question que lui posa Jacques, Gallot dut convenir que, d’après des renseignements qu’on tenait de Berlin, la plupart des chefs officiels de la social-démocratie, reconnaissant qu’une action militaire de l’Autriche en Serbie était devenue quasi-inévitable, semblaient prêts à soutenir la thèse de la Wilhelmstrasse: nécessité de localiser la guerre sur la frontière austro-serbe.

— «Etant donnée l’attitude actuelle de l’Autriche», dit-il, «et la façon dont elle se trouve déjà engagée dans l’action, — ce dont il faut bien, malgré tout, tenir compte, — la thèse de la localisation est rationnelle et réaliste: faire la part du feu; se borner à empêcher l’extension du conflit.»

— «S’en tenir à la localisation du conflit, ça implique l’aveu qu’on accepte — pour ne pas dire plus — la guerre austro-serbe; ça implique, par suite, le refus plus ou moins tacite de participer à l’action médiatrice des puissances. C’est déjà grave. Ce n’est pas tout. Une guerre, même localisée, met la Russie devant cette alternative: ou bien de baisser pavillon, de consentir à l’écrasement des Serbes; ou bien de se battre pour eux contre l’Autriche. Or, il y a beaucoup de chances pour que l’impérialisme russe saisisse cette occasion attendue d’affirmer son prestige, et se trouve autorisé à mobiliser contre l’Autriche. Vous voyez où ça nous mènerait: par le jeu automatique des alliances, la mobilisation russe, ce serait la guerre générale... Donc, sciemment ou non, en s’obstinant à localiser le conflit, l’Allemagne pousse la Russie à la guerre! L’unique chance de paix, semble-t-il, serait, au contraire, comme le demande l’Angleterre, de ne pas localiser le conflit, d’en faire un problème diplomatique européen, auquel toutes les puissances seraient directement intéressées, et que toutes les chancelleries s’appliqueraient à résoudre...»

On l’avait écouté sans l’interrompre, mais, dès qu’il se tut, les abjections jaillirent. Chacun affirmait, d’un ton sans réplique: «L’Allemagne veut...», «La Russie est bien décidée à...», comme si tous eussent été dans la confidence des conseils de la Couronne.

La discussion devenait de plus en plus confuse, lorsque Cadieux parut. Il venait du Rhône; il avait accompagné Jaurès et Moutet à Vaize; il débarquait à l’instant du train.

Gallot s’était levé:

— «Le Patron est revenu?»

— «Non. Il rentrera dans l’après-midi. Il s’est arrêté à Lyon, où il avait rendez-vous avec un soyeux...» Cadieux sourit: «Oh, je ne pense pas commettre une indiscrétion... Ce soyeux est un industriel socialiste, — il y en a — et pacifiste... Un type colossalement riche, paraît-il... Et il offre de verser immédiatement une partie de sa fortune aux caisses du Bureau International, pour la propagande! Ça mérite considération...»

— «Si tous les socialistes qui ont de la galette en faisaient autant!...» grommela Jumelin.

Jacques tressaillit. Son regard, fixé sur Jumelin, se figea.

Au centre de la pièce, Cadieux continuait à parler. Il s’était lancé dans un récit émouvant de son voyage, de la soirée de la veille. «Le Patron s’est surpassé!», affirmait-il. Il conta que Jaurès, une demi-heure avant la réunion, avait appris, coup sur coup, la capitulation serbe, le refus de l’Autriche, puis la rupture diplomatique, et la mobilisation des deux armées. Il était monté à la tribune, bouleversé. «C’est le seul discours pessimiste qu’il ait jamais prononcé!» disait Cadieux. Jaurès, soulevé par une inspiration subite, avait improvisé un saisissant tableau d’histoire contemporaine. D’une voix vengeresse, il avait stigmatisé tour à tour les responsabilités de tous les gouvernements européens. Responsabilité de l’Autriche, dont les audaces répétées avaient, plusieurs fois déjà, risqué de mettre le feu à l’Europe; dont la préméditation, aujourd’hui, était évidente; et qui n’avait d’autre but, en cherchant cette querelle à la Serbie, que de consolider par un nouveau coup de force sa monarchie chancelante. Responsabilité de l’Allemagne, qui, pendant ces semaines préliminaires, avait paru soutenir les ambitions belliqueuses de l’Autriche, au lieu de la modérer et de la retenir! Responsabilité de la Russie, qui poursuivait obstinément son extension vers le Sud; et qui, depuis des années, souhaitait une guerre balkanique, où, sous prétexte de défendre son prestige, elle pût intervenir sans trop de risques, s’avancer vers Constantinople, s’emparer enfin des Détroits! Responsabilité de la France, enfin; de la France, qui, par sa politique coloniale et surtout sa conquête du Maroc, s’était mise dans l’impossibilité de protester contre les annexions des autres, et de défendre avec autorité la cause de la paix. Responsabilité de tous les hommes d’État européens, de toutes les chancelleries, qui, depuis trente ans, travaillaient dans l’ombre à ces traités secrets dont dépendait la vie des peuples, à ces alliances dangereuses qui ne servaient aux États qu’à perpétrer leur œuvre de guerre et d’expéditions impérialistes! «Nous avons contre nous, contre la paix, des chances terribles...», s’était-il écrié. «Il n’y a plus qu’une chance pour le maintien de la paix: c’est que le prolétariat rassemble toutes ses forces... Je dis ces choses avec une sorte de désespoir...»

Jacques écoutait d’une oreille inattentive; et, dès que Cadieux eut terminé, il se leva.

Un homme maigre et long, d’apparence souffreteuse, la barbe et les cheveux gris, cravaté d’une lavallière et coiffé d’un feutre à grands bords, venait d’entrer. C’était Jules Guesde.

Les conversations s’étaient tues. La présence de Guesde, l’expression désabusée, un peu aigrie, de son visage d’ascète, créaient toujours un instant de gêne.

Jacques demeura quelques minutes encore, le dos au mur; tout à coup, il parut prendre une décision, regarda l’heure, fit un petit signe d’adieu à Gallot, et gagna la porte.

Dans l’escalier, des militants montaient et descendaient, par petits groupes, occupés d’eux-mêmes, poursuivant des discussions bruyantes. En bas, un vieil ouvrier, en cotte bleue, les mains dans les poches, seul, appuyé au chambranle de l’entrée, regardait d’un œil rêveur le va-et-vient de la rue, et fredonnait d’une voix creuse la vieille chanson des anarchos, (celle que Ravachol avait entonnée au pied de l’échafaud):

«Pour être heureux,

Nom de Dieu,

Pends ton propriétaire...»

Jacques, au passage, contempla un instant l’homme immobile. Ce visage tanné, raviné, ce grand front chauve, ce mélange de noblesse et de vulgarité, d’énergie et d’usure, ne lui était pas inconnu. Ce fut seulement dans la rue qu’il se souvint: il l’avait rencontré, un soir de l’hiver dernier, rue de la Roquette, à l’Etendard, et Mourlan lui avait dit que le vieux sortait de prison pour avoir distribué des tracts antimilitaristes à la porte des casernes.

Onze heures. Un soleil brumeux faisait peser sur la ville une chaleur orageuse. L’image de Jenny, dont la pensée, fidèle comme l’ombre, l’accompagnait depuis son réveil, se précisa: la fine silhouette, la courbe frêle des épaules, la nuque claire sous les plis du voile... Un sourire heureux lui vint aux lèvres. Sûrement, elle approuverait la résolution qu’il venait de prendre...

Place de la Bourse, une troupe joyeuse passa devant lui: de jeunes cyclistes, chargés de provisions, qui s’en allaient sans doute déjeuner à la fraîche, dans les bois. Il les suivit des yeux, un instant, et prit la direction de la Seine. Il n’était pas pressé. Il voulait voir Antoine, mais il savait que son frère ne rentrait guère avant midi. Les rues étaient silencieuses et vides. L’asphalte, arrosé, sentait fort. Il marchait, tête basse, fredonnant sans y penser:

«Pour être heureux,

Nom de Dieu...»

— «Le docteur n’est pas encore de retour», lui dit la concierge, lorsqu’il arriva rue de l’Université.

Il décida qu’il attendrait dehors, en faisant les cent pas. Il reconnut l’auto de loin. Antoine conduisait; il était seul et paraissait soucieux. Avant de stopper, il regarda son frère, et branla plusieurs fois la tête.

— «Qu’est-ce que tu dis de tout ça, ce matin?» demanda-t-il, dès que Jacques se fut approché de la portière. Du doigt, il désignait, sur les coussins, une demi-douzaine de journaux.

Jacques fit la grimace, sans répondre.

— «Tu montes déjeuner?» proposa Antoine.

— «Non. J’ai seulement un mot à dire.»

— «Là, sur le trottoir?»

— «Oui.»

— «Entre au moins dans la voiture.»

Jacques s’assit à côté de son frère.

— «Je viens te parler d’argent», déclara-t-il aussitôt, d’une voix un peu oppressée.

— «D’argent?» L’espace d’une seconde, Antoine avait paru surpris. Tout de suite, il s’écria: «Mais, naturellement! Ce que tu voudras.»

Jacques l’arrêta d’un geste courroucé:

— «Il ne s’agit pas de ça!... Je voudrais te parler de la lettre, tu sais, après la mort de Père... Au sujet de...»

— «De l’héritage?»

— «Oui.»

Il était naïvement soulagé de n’avoir pas eu à prononcer le mot.

— «Tu... Tu as changé d’avis?» demanda Antoine, prudemment.

— «Peut-être.»

— «Bon!»

Antoine souriait. Il avait pris cet air qui exaspérait Jacques: cet air de devin qui voit clair dans la pensée d’autrui.

— «Sans reproche», commença-t-il, «ce que tu m’avais répondu, à cette époque-là...»

Jacques lui coupa la parole:

— «Je voudrais simplement savoir...»

— «Ce qu’est devenue ta part?»

— «Oui.»

— «Elle t’attend.»

— «Si je voulais... toucher à cette part, est-ce que ça serait compliqué? Long?»

— «Rien de plus simple. Une démarche à l’étude de Beynaud, le notaire, pour qu’il te rende compte de sa gestion. Et une autre à la charge de Jonquoy, notre agent de change, où sont déposés les titres, — pour que tu lui donnes tes instructions.»

— «Et ça pourrait se faire... dès demain?»

— «A la rigueur... Tu es si pressé?»

— «Oui.»

— «Eh bien», fit Antoine, sans se risquer à poser d’autres questions, «il n’y a qu’à prévenir le notaire de ta visite... Tu ne viendras pas chez moi, cet après-midi, pour voir Rumelles?»

— «Peut-être... Oui...»

— «Alors, ça va tout seul: je te remettrai une lettre que tu pourras porter toi-même à Beynaud, demain.»

— «Entendu», dit Jacques, en ouvrant la portière. «Je file. Merci. Je reviendrai chercher la lettre tout à l’heure.»

Antoine, en retirant ses gants, le regarda s’éloigner: «Quel original! Il ne m’a même pas demandé à combien elle se monte, sa part!»

Il ramassa le paquet des journaux, et, laissant la voiture au bord du trottoir, rentra chez lui, songeur.

— «On a téléphoné», lui annonça Léon, sans lever les yeux. C’était la formule évasive qu’il avait, une fois pour toutes, adoptée afin de n’avoir pas à prononcer le nom de Mme de Battaincourt; et Antoine ne s’était jamais décidé à lui faire une observation à ce sujet. «On a bien recommandé que Monsieur rappelle, en rentrant.»

Antoine fronça les sourcils. Cette manie qu’avait Anne de le relancer sans cesse au téléphone!... Néanmoins, il alla droit dans son petit bureau, et s’approcha de l’appareil. Le canotier sur la nuque, la main en suspens, il demeura quelques secondes devant le récepteur, sans décrocher. Il regardait, d’un œil absent, les journaux qu’il venait de jeter sur la table. Brusquement, il tourna les talons.

— «Et puis, zut!» fit-il, à mi-voix.

Vraiment, aujourd’hui, il avait d’autres choses en tête.


Jacques, rasséréné par sa conversation avec Antoine, ne pensait plus qu’à revoir Jenny. Mais, à cause de Mme de Fontanin, il n’osait pas se présenter avenue de l’Observatoire avant une heure et demie ou deux heures.

«Qu’aura-t-elle dit à sa mère?» se demandait-il. «Quel accueil m’attend?»

Il entra dans un bouillon d’étudiants, près de l’Odéon, et déjeuna sans hâte. Puis, pour tuer le temps, il gagna le Luxembourg.

De lourdes nuées, venant de l’Ouest, cachaient par moments le soleil.

«D’abord, l’Angleterre ne marcherait pas», se dit-il, songeant à l’article cocardier qu’il avait lu dans l’Action française. «L’Angleterre resterait neutre, et compterait les coups, en attendant l’heure d’arbitrer... La Russie mettrait deux mois à entrer en campagne... La France serait vite battue... Donc, même pour un nationaliste, la paix est la seule solution raisonnable!... De pareils articles sont criminels; quoi qu’en dise Stefany, leur puissance suggestive est indéniable... Heureusement qu’il y a aussi, dans les masses, un instinct de conservation, très fort; et, malgré tout, un sens étonnant des réalités...»

Le grand jardin était plein de rayons et d’ombres, de verdure, de fleurs, de jeux d’enfants. Un banc vide le tenta, au tournant d’un massif. Il s’y laissa choir. Tourmenté par son impatience, incapable de fixer son esprit, il pensait à mille choses, à l’Europe, à Jenny, à Meynestrel, à Jaurès, à Antoine, à l’argent paternel. Il entendit sonner le quart, puis la demie, à l’horloge du Palais. Il se contraignit à attendre dix minutes encore. Enfin, n’y tenant plus, il se leva et partit à grands pas.

Jenny n’était pas chez elle.

C’était la seule chose qu’il n’eût pas prévue. N’avait-elle pas dit: «Je ne bougerai pas de la journée»?

Complètement désemparé, il se fit répéter plusieurs fois les mêmes explications: Madame était partie en voyage pour quelques jours... Mademoiselle l’avait accompagnée au train, et n’avait pas dit à quelle heure elle serait de retour.

Enfin, il consentit à quitter la loge, et se retrouva dehors, tout étourdi. Son désarroi était tel, qu’il alla jusqu’à se demander, un moment, s’il n’y avait pas quelque rapport entre le brusque départ de Mme de Fontanin et les confidences que Jenny avait sans doute faites à sa mère, la veille au soir, en rentrant. Absurde hypothèse... Non, il fallait renoncer à comprendre, avant d’avoir revu Jenny. Il se rappela les mots de la concierge: «...Madame est partie en voyage pour quelques jours.» Ainsi, pendant quelques jours, Jenny allait se trouver seule à Paris? Cette perspective favorable atténuait un peu sa déception.

Mais, pour l’instant, que faire? Il s’était réservé l’après-midi, jusqu’à huit heures et quart, — heure où Stefany devait le mettre en rapport avec deux militants particulièrement actifs d’une section de la Glacière. Jusque-là, il était libre.

L’invitation d’Antoine lui revint à l’esprit. Il résolut d’aller attendre, chez son frère, l’heure de revenir chez Jenny.

XL

Une demi-douzaine d’hommes étaient déjà réunis dans le grand salon d’Antoine.

Jacques, en entrant, chercha son frère des yeux. Manuel Roy vint au-devant de lui: Antoine allait revenir: il était dans son cabinet, avec le docteur Philip.

Jacques serra les mains de Studler, de René Jousselin et du docteur Thérivier, petit homme barbu et jovial, qu’il avait rencontré naguère au chevet de M. Thibault.

Un personnage de haute stature, encore jeune, et dont les traits énergiques évoquaient le masque de Bonaparte jeune, pérorait à voix haute devant la cheminée.

— «Mais oui», disait-il: «tous les gouvernements protestent, avec la même force et la même apparence de sincérité, qu’ils ne veulent pas la guerre. Que ne le prouvent-ils, plutôt, en se montrant moins intransigeants? Ils ne parlent que d’honneur national, de prestige, de droits imprescriptibles, d’aspirations légitimes... Ils ont tous l’air de dire: “Oui, je veux la paix; mais une paix qui me profite.” Et ce langage n’indigne personne! Tant les individus sont pareils à leurs gouvernements: soucieux, avant tout, de faire une bonne affaire!... C’est grave: il ne pourra pas y avoir profit pour tous; le maintien de la paix ne s’obtiendra pas sans concessions réciproques...»

— «Qui est-ce?», demanda Jacques à Roy.

— «Finazzi, l’oculiste... Un Corse... Voulez-vous que je vous présente?»

— «Non, non...», fit Jacques, précipitamment.

Roy sourit; et, entraînant Jacques à l’écart, il s’installa aimablement auprès de lui.

Il connaissait la Suisse, et spécialement Genève, pour y avoir pris part, plusieurs étés de suite, à des régates. Jacques, interrogé sur ses occupations, parla de travaux personnels, de journalisme. Il était résolu à demeurer sur la réserve, et, dans ce milieu, à ne pas afficher inutilement ses opinions. Il se hâta d’amener l’entretien sur la guerre: l’état d’esprit du jeune médecin, d’après ce qu’il lui avait entendu dire l’autre jour, l’intriguait.

— «Moi», fit Roy, en peignant du bout des ongles sa fine moustache brune, «depuis l’automne de 1905, je pense à la guerre! Je n’avais pourtant que seize ans: je venais de passer mon premier bac, je faisais ma philo à Stan’... N’empêche: j’ai très bien senti, cet automne-là, se dresser devant ma génération la menace allemande. Et beaucoup de mes camarades l’ont senti comme moi. Nous ne souhaitons pas la guerre; mais, depuis cette époque-là, nous nous y préparons, comme à un événement naturel, inévitable.»

Jacques leva les sourcils:

— «Naturel?»

— «Ma foi, oui: il y a un compte à régler. Il faudra bien s’y décider, un jour ou l’autre, si nous voulons que la France continue à être!»

Jacques fut contrarié de voir Studler se retourner vivement et s’approcher d’eux. Il eût préféré poursuivre sans tiers sa petite enquête. Il éprouvait de l’hostilité contre Roy, mais aucune antipathie.

— «Si nous voulons que la France continue à être?» répéta Studler, d’un ton rogue. «Y a-t-il rien de plus irritant», remarqua-t-il, mais en s’adressant à Jacques, «que cette manie qu’ont les nationalistes de s’attribuer le monopole du patriotisme, et de chercher toujours à masquer sous des sentiments patriotiques leurs velléités belliqueuses? Comme si l’attirance vers la guerre était, en fin de compte, un brevet de patriotisme!»

— «Je vous admire, Calife», fit Roy avec ironie. «Les hommes de ma génération n’ont pas votre patience: ils sont plus chatouilleux; nous nous refusons à encaisser plus longtemps les provocations allemandes.»

— «Jusqu’ici, tout de même, il ne s’agit que de provocations autrichiennes... et pas dirigées contre nous!» remarqua Jacques.

— «Alors, en attendant que vienne notre tour, vous accepteriez d’assister, en spectateur, à l’écrasement de la Serbie par le germanisme?»

Jacques ne répondit rien.

Studler ricana:

— «La défense des faibles?... Mais, quand les Anglais ont cyniquement fait main basse sur les mines d’or du Sud africain, pourquoi la France ne s’est-elle pas élancée au secours des Boers, petit peuple autrement faible et sympathique que les Serbes? Et, aujourd’hui, pourquoi ne volons-nous pas à l’aide de la pauvre Irlande?... Pensez-vous que l’honneur d’accomplir un de ces beaux gestes, vaille le risque de jeter les unes contre les autres toutes les armées de l’Europe?»

Roy se contenta de sourire. Il se tourna délibérément vers Jacques:

— «Le Calife fait partie de ces braves gens que leur sensiblerie entraîne à penser beaucoup de sottises sur la guerre... à méconnaître absolument ce qu’elle est en réalité.»

— «En réalité?» coupa Studler. «A savoir?»

— «A savoir, plusieurs choses... A savoir, d’abord, une loi de nature; un instinct profondément ancré dans l’homme, et que vous n’extirperiez pas sans lui imposer une dégradante mutilation. L’homme sain doit vivre selon la force; c’est sa loi... A savoir, ensuite: l’occasion, pour l’homme de développer un tas de vertus, très rares, très belles... et très toniques!»

— «Lesquelles donc?» demanda Jacques, s’efforçant à conserver un ton purement interrogatif.

— «Hé, mais», fit Roy, en dressant sa petite tête ronde, «de celles que justement je prise le plus haut: l’énergie virile, le goût du risque, la conscience du devoir, et mieux encore: le sacrifice de soi, le sacrifice des volontés particulières à une vaste action collective, héroïque... Vous ne comprenez pas que, pour un être jeune et bien trempé, il y ait dans l’héroïsme un irrésistible attrait?»

— «Si», concéda Jacques, laconiquement.

— «C’est beau, la vaillance!» poursuivit Roy, avec un sourire conquérant qui fit briller son regard... «La guerre, pour des gens de notre âge, c’est un sport magnifique: le sport noble, par excellence!»

— «Un sport», grogna Studler, indigné, «qui se paye en vies humaines!»

— «Et puis après?», lança Roy. «L’humanité n’est-elle pas assez prolifique pour s’offrir, de temps à autre, ce luxe-là, si ça lui est nécessaire?»

— «Nécessaire?»

— «Une bonne saignée est périodiquement nécessaire à l’hygiène des peuples. Dans les trop longues périodes de paix, le monde fabrique un tas de toxines qui l’empoisonnent, et dont elle a besoin d’être purgée, comme l’individu trop sédentaire. Une bonne saignée serait, je crois, particulièrement nécessaire, en ce moment, à l’âme française. Et même à l’âme européenne. Nécessaire, si nous ne voulons pas que notre civilisation d’Occident sombre dans la décadence, dans la bassesse.»

— «La bassesse, pour moi, c’est justement de céder à la cruauté et à la haine!» fit Studler.

— «Qui vous parle de cruauté? Qui vous parle de haine?» riposta Roy, en haussant les épaules. «Toujours les mêmes lieux communs, les mêmes clichés ridicules! Pour ceux de ma génération, je vous assure que la guerre n’implique aucun appel à la cruauté, et moins encore un appel à la haine! La guerre n’est pas une querelle d’homme à homme; elle dépasse les individus: elle est une aventure entre des nations... Une aventure merveilleuse! Le match, à l’état pur! Sur le champ de bataille, exactement comme sur le stade, les hommes qui se battent sont les joueurs de deux équipes rivales: ils ne sont pas des ennemis, ils sont des adversaires!»

Studler fit entendre une sorte de rire, semblable à un hennissement. Immobile, il considérait le jeune gladiateur, de son œil où la prunelle sombre, dilatée, mais peu expressive, nageait dans un blanc de lait.

— «J’ai un frère capitaine au Maroc», reprit Roy, avec douceur. «Vous ignorez tout de l’armée, Calife! Vous ne soupçonnez pas ce qu’est l’état d’esprit des jeunes officiers, leur vie de renoncement, leur noblesse morale! Ils sont un exemple vivant de ce que peut le courage désintéressé, au service d’une grande idée... Vos socialistes feraient bien d’aller se mettre à cette école! Ils verraient ce qu’est une société disciplinée, dont les membres consacrent vraiment leur vie à la collectivité dans une existence presque ascétique, où il n’y a place pour aucune basse ambition!»

Il s’était penché vers Jacques, et semblait l’appeler en témoignage. Il fixait sur lui son regard franc, et Jacques sentit qu’il y aurait de la déloyauté à prolonger son silence.

— «Je crois tout ça très exact», commença-t-il, en pesant ses mots. «Du moins dans les jeunes cadres de l’armée coloniale... Et il n’y a rien de plus émouvant que de voir des hommes, quel que soit d’ailleurs leur idéal, offrir stoïquement leur vie à cet idéal... Mais je crois aussi que cette jeunesse courageuse est la victime d’une monstrueuse erreur: elle croit, de bonne foi, se consacrer à une noble cause; en réalité, elle est simplement au service du Capital... Vous parlez de la colonisation du Maroc... Eh bien...»

— «La conquête du Maroc», trancha Studler, «ça n’est pas autre chose qu’une “affaire”; une “combine” de vaste envergure!... Et ceux qui vont se faire tuer là-bas, sont des dupes! Ils ne se doutent pas un instant que c’est à un brigandage, qu’ils font le service de leur peau!»

Roy lança vers Studler un regard chargé d’étincelles. Il était pâle.

— «Dans notre époque pourrie», s’écria-t-il, «l’armée reste un refuge sacré, le refuge de la grandeur et de la...»

— «Ah, voici votre frère», dit Studler, en touchant le bras de Jacques.

Le docteur Philip venait d’entrer, suivi par Antoine.

Jacques ne connaissait pas Philip; mais il en avait si souvent entendu parler par son frère, qu’il examina curieusement le vieux praticien, à barbiche de chèvre, qui s’avançait, de son pas sautillant, dans une jaquette d’alpaga trop large, pendue à ses épaules maigres comme des hardes à un épouvantail. Ses petits yeux luisants, cachés comme ceux d’un barbet dans la broussaille des sourcils, furetaient de droite et de gauche, sans se fixer sur personne.

Les conversations particulières s’étaient tues. Tous, à tour de rôle, s’approchaient pour saluer le maître, qui laissait avec indifférence serrer sa main molle.

Antoine lui présenta son frère. Jacques se sentit dévisagé par un regard investigateur, dont l’impertinence dissimulait peut-être une grande timidité.

— «Ah, votre frère... Bon... Bien...», nasilla Philip, en mâchonnant sa lèvre inférieure, d’un air intéressé, comme s’il sût parfaitement à quoi s’en tenir sur les moindres détails du caractère et de la vie de Jacques.

Et, tout de suite, sans quitter le jeune homme des yeux:

— «Vous avez fait de fréquents séjours en Allemagne, m’a-t-on dit... Moi aussi. C’est intéressant, ça.»

Il avançait peu à peu, en parlant, poussant Jacques devant lui, si bien qu’ils se trouvèrent bientôt près d’une des fenêtres, seuls.

— «De tous temps», reprit-il, «l’Allemagne, pour moi, a été une énigme... N’est-ce pas? Le pays des extrêmes... de l’imprévisible... Y a-t-il, en Europe, un type humain plus spécifiquement pacifique que l’homme allemand? Non... Et, d’autre part, ce militarisme qu’ils ont dans le sang...»

— «L’internationalisme allemand est cependant l’un des plus actifs d’Europe», hasarda Jacques.

— «Vous croyez? Oui... C’est intéressant, tout ça... Néanmoins, à l’encontre de ce que j’avais pensé jusqu’ici, il semble bien, d’après les événements de ces derniers jours... Au Quai d’Orsay, paraît-il, on s’imaginait pouvoir compter sur une action conciliatrice de l’Allemagne. On n’en revient pas... Vous dites: l’internationalisme allemand...»

— «Mais oui... En Allemagne, dès qu’on s’écarte des milieux militaires, on constate une méfiance assez générale de l’armée et du nationalisme... L’Association pour la conciliation internationale est une ligue d’une vitalité exceptionnelle, où figurent tous les grands noms de la bourgeoisie allemande, et qui a autrement d’influence que nos ligues pacifistes françaises... Il ne faut pas oublier que l’Allemagne est le pays où un militant forcené, comme Liebknecht, après avoir été jeté en prison pour son tract sur l’Antimilitarisme, a pu être élu au Landtag de Prusse, et ensuite au Reichstag! Est-ce chez nous qu’un antimilitariste notoire entrerait à la Chambre, et s’y ferait écouter?»

Philip reniflait, avec attention:

— «Bon... Bien... C’est intéressant, tout ça...» Et, sans transition: «J’ai cru longtemps que l’internationalisme des capitaux, du crédit, des grandes entreprises, en rendant le monde entier solidaire du moindre trouble local, serait un facteur nouveau, un facteur décisif de la paix générale...» Il sourit, et caressa sa barbiche. «C’est une vue de l’esprit», conclut-il énigmatiquement.

— «Jaurès l’a cru aussi. Jaurès le croit encore.»

Philip fit la grimace:

— «Jaurès... Jaurès compte aussi sur l’influence des masses, pour empêcher la guerre... Vue de l’esprit!... On imagine très bien un mouvement populaire qui serait belliqueux, combatif... mais un mouvement populaire qui présenterait ce caractère de réflexion, de volonté, de mesure, indispensable au maintien de la paix...?»

Puis, après une pause:

— «Peut-être que ceux qui, comme moi, éprouvent de la répugnance pour la guerre n’obéissent, au fond, qu’à des mobiles particuliers, personnels, organiques... à une simple intolérance constitutionnelle... La sagesse scientifique serait peut-être de considérer l’instinct de destruction comme un instinct naturel. Ce qui semble assez bien confirmé par les biologistes... Voyez-vous», reprit-il, changeant encore de sujet, «le comique, c’est que, parmi tous les vrais, les urgents problèmes qui se posent actuellement en Europe, et dont la solution exigerait de patientes études, je n’en vois pas un, pas un seul, qu’on puisse espérer trancher, à la manière du nœud gordien, par une guerre... Alors?»

Il souriait. Ses paroles ne semblaient jamais se greffer sur ce qu’il venait de dire ou d’entendre. Avec son regard embroussaillé et pétillant de malice, il avait toujours l’air de se faire à lui-même quelque récit piquant, dont il lui suffisait de goûter in petto le sel.

— «Mon père était officier», continua-t-il. «Il avait fait toutes les campagnes du Second Empire. J’ai été nourri d’histoire militaire. Eh bien, pour peu qu’on cherche à démêler les origines, les causes précises, d’un conflit, on est toujours frappé par son caractère de non-nécessité. C’est très intéressant... Vue avec quelque recul, il n’y a pas une guerre moderne qui n’aurait pu être évitée, semble-t-il, très aisément: par le simple bon-sens et la volonté pacifique de deux ou trois hommes d’État... Ce n’est pas tout. La plupart du temps, il apparaît que les belligérants ont, des deux côtés, cédé à un sentiment injustifié de méfiance et de peur, dû à la méconnaissance des véritables intentions de l’adversaire... C’est par peur que, neuf fois sur dix, les peuples se jettent les uns sur les autres...» Il eut une sorte de quinte, un rire bref et tôt étranglé. «Exactement comme ces promeneurs peureux qui se rencontrent la nuit, qui hésitent à se croiser, et qui finissent par s’élancer l’un contre l’autre... parce que chacun s’imagine qu’il est sur le point d’être attaqué... parce que chacun préfère l’offensive, même dangereuse, à l’hésitation, à l’incertitude... C’est tout à fait comique... Regardez en ce moment l’Europe: elle est la proie des fantômes. Tous les États ont peur. L’Autriche a peur des Slaves; et peur de compromettre son prestige. La Russie a peur des Germains; et peur qu’on prenne sa passivité pour un signe de faiblesse. L’Allemagne a peur d’une invasion des cosaques; et peur de se trouver encerclée. La France a peur des armements de l’Allemagne, et l’Allemagne ne s’arme, elle-même, que préventivement, et par peur... Et tous refusent de faire la moindre concession pour la paix, parce qu’ils ont peur de paraître avoir peur...»

— «Sans compter», dit Jacques, «que les gouvernements impérialistes, qui sentent bien que la peur travaille pour eux, l’entretiennent avec soin! La politique de Poincaré, la politique intérieure de la France, depuis des mois, on pourrait la définir: une utilisation méthodique de la peur nationale...»

Philip, qui n’avait pas écouté, reprit:

— «Et le plus odieux...» (Il eut un bref ricanement.) «Non: le plus comique — c’est que tous les hommes d’État s’ingénient à dissimuler cette peur derrière un étalage de nobles sentiments, de crânerie...»

Il s’interrompit, en apercevant Antoine qui se dirigeait vers eux, accompagné d’un homme d’une quarantaine d’années, que Léon venait d’introduire.


C’était Rumelles.

Sa prestance semblait l’avoir prédestiné aux cérémonies officielles. La tête était forte, rejetée en arrière, comme entraînée par le poids d’une toison dense et laineuse, d’un blond blanchissant. L’épaisse et courte moustache, aux bouts très relevés, donnait du relief à son visage adipeux et plat. Les yeux étaient assez petits, noyés dans la chair; mais les prunelles mobiles, d’un bleu de faïence, mettaient deux flammes vivantes dans ce masque d’une solennité romaine. L’ensemble ne manquait pas de caractère, et l’on imaginait le parti que pourrait en tirer, un jour, quelque fabricant de bustes pour sous-préfectures.

Antoine présenta Rumelles à Philip, et Jacques à Rumelles. Le diplomate s’inclina devant le vieux médecin comme s’il eût été devant une célébrité contemporaine; puis il tendit la main à Jacques, avec un empressement courtois. Il semblait s’être dit, une fois pour toutes: «Chez un homme de premier plan, la simplicité des manières est un atout de plus.»

— «Inutile de vous dire, mon cher, de quoi nous parlions», attaqua Antoine, en posant la main sur le bras de Rumelles, qui eut un sourire de complaisance.

— «Vous possédez évidemment, Monsieur, des données que nous n’avons pas», dit Philip. Il dévisageait Rumelles de son œil narquois. «Pour nous, profanes, il faut avouer que la lecture des journaux...»

Le diplomate esquissa un geste prudent:

— «Ne croyez pas, monsieur le Professeur, que j’en sache beaucoup plus long que vous...» Il s’assura que sa boutade faisait sourire, et poursuivit: «Ceci dit, je ne pense pas qu’il faille pousser les choses au noir: on a le droit, on a le devoir d’affirmer qu’il reste beaucoup plus de raisons d’avoir confiance, que de raisons de désespérer.»

— «A la bonne heure», fit Antoine.

Il avait manœuvré pour rapprocher Philip et Rumelles du reste des invités, et pour les faire asseoir au centre de la pièce.

— «Des raisons de confiance?» articula le Calife, d’un ton dubitatif.

Rumelles promena son regard bleu sur les assistants, qui s’étaient groupés en cercle autour de lui, et l’arrêta sur Studler.

— «La situation est sérieuse, mais il ne faut rien exagérer», déclara-t-il, en renversant un peu la tête. Et, du ton d’un homme public dont la mission est de relever les défaillances de l’opinion, il déclara, avec force: «Dites-vous bien que les éléments favorables au maintien de la paix sont encore les plus nombreux!»

— «Par exemple?» reprit Studler.

Rumelles fronça légèrement les sourcils. L’insistance de ce Juif l’agaçait; il y sentait une sourde malveillance.

— «Par exemple?» répéta-t-il, comme s’il n’avait que l’embarras du choix. «Eh bien, mais, d’abord, l’élément anglais... Les Empires centraux ont rencontré, dès le début, au Foreign Office, une résistance énergique...»

— «L’Angleterre?» interrompit Studler. «Bagarres à Belfast! Emeutes sanglantes à Dublin! Echec lamentable de la conférence irlandaise de Buckingham! C’est une véritable guerre civile qui commence en Irlande... L’Angleterre est paralysée par cette flèche qui lui est plantée dans le dos!»

— «A peine une épine au talon, je vous assure!»

— «On demande Monsieur au téléphone», dit Léon de la porte.

— «Dites que je suis occupé», cria Antoine avec humeur.

— «L’Angleterre, en a vu d’autres!» poursuivit Rumelles. «Et si vous connaissiez comme moi le flegme de Sir Edward Grey... C’est un beau type de diplomate», continua-t-il, en évitant de regarder Studler, et en se penchant du côté de Philip et d’Antoine. «Un vieil aristocrate campagnard, qui a une conception très particulière de ce que doivent être les relations internationales. Les rapports qu’il entretient avec ses collègues européens ne sont pas des rapports officiels, mais ceux d’un gentleman avec des gens de son monde. Je sais qu’il a été personnellement scandalisé par le ton de l’ultimatum. Vous avez vu qu’il avait aussitôt agi avec la plus grande fermeté, à la fois par ses remontrances à l’Autriche et par ses conseils de modération à là Serbie. Le sort de l’Europe se trouve partiellement entre ses mains, et il n’en est pas de meilleures, de plus loyales.»

— «Les refus que lui a opposés l’Allemagne...» interrompit encore Studler.

Rumelles lui coupa la parole:

— «La neutralité prudente, et très compréhensible, de l’Allemagne, a pu retarder les premiers efforts de la médiation anglaise. Mais Sir Edward Grey ne se tient pas pour battu. Et — je peux bien le dire, puisque la presse l’annoncera demain, peut-être même ce soir — le Foreign Office achève de mettre sur pied, en collaboration avec le Quai d’Orsay, un projet nouveau, qui peut être décisif pour la solution pacifique du conflit. Sir Edward Grey propose de réunir immédiatement, en conférence, à Londres, les ambassadeurs allemands, italiens et français, pour un débat sur toutes les questions en litige.»

— «Et, pendant ces honorables tergiversations», dit Studler, «les troupes autrichiennes occupent Belgrade!»

Rumelles se raidit, comme s’il eût été piqué.

— «Mais, Monsieur, sur ce point encore, je crains que vous ne soyez imparfaitement renseigné! Malgré ces apparentes démonstrations militaires, rien ne prouve, à l’heure présente, qu’il y ait, entre l’Autriche et la Serbie, autre chose qu’un simulacre... Je ne sais si vous attachez tout le prix qui convient, à ce fait capital: jusqu’à ce jour, aucune déclaration de guerre n’a été notifiée, par voie diplomatique, aux gouvernements européens! Bien plus: aujourd’hui, à midi, le ministre de Serbie en Autriche n’avait pas quitté Vienne! Pourquoi? Parce qu’il sert d’intermédiaire à un actif échange de vues entre les deux gouvernements. C’est de très bon augure. Tant qu’on négocie...! D’ailleurs, même si la rupture diplomatique devenait effective, et même si l’Autriche se décidait à faire une déclaration de guerre, je crois savoir que la Serbie, cédant à de sages pressions, refuserait cette lutte inégale de trois cent mille hommes contre un million cinq cent mille, et qu’elle replierait son armée, sans accepter le combat... N’oubliez pas ceci», ajouta-t-il en souriant: «aussi longtemps que la parole n’est pas aux canons, elle reste aux diplomates...»

Le regard d’Antoine croisa celui de son frère, et y surprit une lueur irrévérencieuse: évidemment, Rumelles n’en imposait pas à Jacques.

— «Vous auriez peut-être plus de peine», hasarda Finazzi, en souriant, «à trouver des raisons de confiance dans l’attitude de l’Allemagne?»

— «Pourquoi donc, Monsieur?» répliqua Rumelles, en enveloppant l’oculiste d’un bref coup d’œil investigateur. «En Allemagne, les influences belliqueuses, que, certes, je ne nie pas, sont contrebalancées par d’autres, qui ont le plus grand poids. Le retour précipité du Kaiser, qui sera cette nuit à Kiel, semble devoir modifier l’orientation politique de ces derniers jours. Le Kaiser, on le sait, s’opposera jusqu’au bout aux risques d’une guerre européenne. Tous ses conseillers intimes sont partisans convaincus de la paix. Et, parmi ses amis les plus écoutés, je compte le prince Lichnowsky, l’ambassadeur à Berlin, que j’ai eu l’honneur de fréquenter autrefois à Londres; c’est un homme avisé, prudent, et dont l’influence est considérable, en ce moment, à la Cour allemande... Vous savez, les risques d’une guerre seraient graves pour l’Allemagne! Avec des frontières bloquées, l’Empire crèverait littéralement de faim. Le jour où les Allemands ne trouveraient plus en Russie leurs céréales et leurs bestiaux, ce n’est pas avec leur acier, leur charbon, leurs machines-outils, qu’ils pourraient nourrir leurs quatre millions de mobilisés et leurs soixante-trois millions d’habitants!»

— «Et qu’est-ce qui les empêcherait d’acheter ailleurs?» objecta Studler.

— «Ceci, Monsieur: qu’ils seraient contraints de payer ces achats en or, parce que le papier allemand cesserait vite d’être accepté à l’étranger. Eh bien, les calculs sont faciles à faire: le stock d’or allemand est connu. En quelques semaines, l’Allemagne se trouverait dans l’impossibilité de continuer les sorties d’or qui lui seraient quotidiennement nécessaires; et ce serait la famine!»

Le Dr Philip fit entendre son petit rire nasillard.

— «Vous n’êtes pas de cet avis, monsieur le Professeur?» fit Rumelles, sur un ton de surprise polie.

— «Si fait... Si fait...», murmura Philip sur un ton bonasse. «Mais je me demande si ce n’est pas là... une vue de l’esprit?»

Antoine ne put s’empêcher de sourire. Il connaissait de longue date cette expression du patron; «C’est une vue de l’esprit» était sa manière de dire: «C’est idiot».

— «Ce que je vous expose là», poursuivit Rumelles, avec assurance, «est confirmé par tous les experts. Même les économistes allemands reconnaissent que le problème du ravitaillement en temps de guerre est insoluble pour leur pays.»

Roy intervint avec vivacité:

— «Aussi l’État-major allemand professe-t-il que la seule chance pour l’Allemagne est dans une victoire immédiate, foudroyante: pour peu que cette victoire tarde seulement quelques semaines, l’Allemagne — c’est connu — sera forcée de capituler.»

— «Si encore elle était sûre de ses alliances!» grasseya le Dr Thérivier, en riant malicieusement dans sa barbe. «Mais l’Italie...!»

— «L’Italie, en effet, semble fermement résolue à rester neutre», confirma Rumelles.

— «Et, quant à l’armée autrichienne...!», lança Roy, avec une moue méprisante, en faisant de la main un geste ironique par-dessus son épaule.

— «Non, non, messieurs», reprit alors Rumelles, satisfait de ces diverses interventions, «je vous le répète: ne nous exagérons pas le danger... Tenez: sans divulguer un secret d’État, je crois encore pouvoir vous annoncer ceci: en ce moment même, à Pétersbourg, se poursuit, entre le ministre des Affaires étrangères, Son Excellence monsieur Sazonov et l’ambassadeur d’Autriche, un entretien dont on attend beaucoup. Eh bien! le seul fait que cette conversation directe ait été acceptée de part et d’autre, n’indique-t-il pas un désir commun d’éviter toute démonstration de force?... Nous savons, d’autre part, que de nouvelles interventions pacifiques sont imminentes... Celle des États-Unis... Celle du Pape...»

— «Le Pape?» demanda Philip, avec le plus grand sérieux.

— «Mais oui, le Pape!» attesta le jeune Roy, qui, à califourchon sur sa chaise, le menton sur ses bras croisés, ne perdait pas un mot des paroles de Rumelles.

Philip ne se décidait pas à sourire, mais son œil à l’affût pétillait d’humour:

— «L’intervention du Pape?» répéta-t-il. Puis, avec douceur: «Ça aussi, je crains que ce ne soit une vue de l’esprit...»

— «Détrompez-vous, monsieur le Professeur. Il en est très précisément question. Le veto catégorique du Saint-Père suffirait à arrêter net le vieil Empereur François-Joseph, et à faire aussitôt rentrer dans leurs frontières les troupes autrichiennes. Toutes les chancelleries le savent. Et, en ce moment, il se livre au Vatican, un véritable assaut d’influence. Qui l’emportera? Les quelques partisans de la guerre obtiendront-ils que le Pape s’abstienne de toute remontrance? Ou bien les nombreux partisans de la paix sauront-ils le décider à intervenir?»

Studler ricana:

— «C’est dommage que nous n’ayons plus d’ambassadeur au Vatican: il aurait pu conseiller à Sa Sainteté d’ouvrir les Evangiles...»

Philip, cette fois, sourit.

— «Monsieur le Professeur reste sceptique sur l’influence papale», constata Rumelles, avec une nuance de mécontentement et d’ironie.

— «Le patron reste toujours sceptique», plaisanta Antoine, en enveloppant son maître d’un regard un peu complice, et tout chargé de respectueuse affection.

Philip se tourna vers lui, et plissa finement les yeux:

— «Mon ami», dit-il, «j’avoue — et sans doute est-ce un grave symptôme de déliquescence sénile — que j’ai de plus en plus de peine à me faire une opinion... Je ne crois pas avoir jamais entendu prouver quoi que ce soit dont le contraire n’aurait pu être prouvé par d’autres, avec la même force d’évidence. C’est peut-être ça que vous appelez mon scepticisme?... Dans le cas présent, d’ailleurs, vous vous trompez tout à fait. Je m’incline devant la compétence de monsieur Rumelles, et suis aussi sensible que quiconque à la force de son argumentation...»

— «Mais...», souffla Antoine, en riant. Philip sourit.

— «Mais», poursuivit-il, en se frottant les mains avec vigueur, «à mon âge, il est difficile de compter sur le triomphe de la raison... Si la paix ne dépend plus que du bons-sens des hommes, autant reconnaître alors qu’elle est bien malade!... Ce qui, d’ailleurs», reprit-il aussitôt, «ne serait pas un motif pour se croiser les bras. J’approuve pleinement que les diplomates se démènent. Il faut toujours se démener, comme s’il y avait quelque chose à faire. En médecine, c’est notre principe, n’est-ce pas, Thibault?»

Manuel Roy lissait d’un doigt agacé sa moustache. Rien ne l’irritait plus que les palinodies désuètes du vieux maître.

Rumelles, auquel ce scepticisme académique déplaisait également, regardait obstinément du côté d’Antoine; et, dès qu’il eut rencontré son regard, il lui fit un signe pour lui rappeler le véritable objet de sa visite: la piqûre.

Mais, à ce moment, Manuel Roy, s’adressant à Rumelles, déclara sans ambages:

— «Ce qui est grave c’est que, si, malgré tout, les choses se gâtaient, la France n’est pas prête. Ah! si nous disposions aujourd’hui d’une force armée indiscutable... écrasante...»

— «Pas prête? Qui a dit ça?» protesta le diplomate, en se redressant.

— «Hé mais! je crois que les révélations de Humbert au Sénat, il y a trois semaines, étaient assez précises!»

— «Allons, allons», s’écria Rumelles, en haussant très légèrement les épaules. «Les faits que monsieur le sénateur Humbert a “révélés”, comme vous dites, étaient connus de tout le monde, et n’ont nullement l’importance qu’on a voulu leur prêter dans une certaine presse. N’ayez pas la candeur de croire que le pioupiou français est condamné à partir en campagne nu-pieds, comme un soldat de l’an II...»

— «Mais je ne pense pas seulement aux godillots... L’artillerie lourde, par exemple...»

— «Savez-vous que beaucoup de spécialistes, et parmi les plus autorisés, contestent absolument l’utilité de ces pièces à longue portée, dont s’est entichée l’armée allemande? C’est comme ces mitrailleuses, dont ils ont alourdi la marche de leurs fantassins...»

— «Comment est-ce fait, une mitrailleuse?» interrompit Antoine.

Rumelles se mit à rire:

— «C’est quelque chose qui tient le milieu entre le flingot et la machine infernale qu’avait fabriquée Fieschi, vous savez, celui qui a si bien raté le roi Louis-Philippe... Ce sont des engins terribles, en théorie, dans les stands de tir. Mais dans la pratique! Il paraît que ça s’enraye au moindre grain de sable...»

Il reprit, plus sérieusement, se tournant vers Roy:

— «Au dire des spécialistes, ce qui importe, c’est l’artillerie de campagne. Eh bien, la nôtre est très supérieure à celle des Allemands. Nous avons plus de canons 75 qu’ils n’ont de 77, et notre 75 n’est pas à comparer à leur 77... Rassurez-vous, jeune homme... La vérité, c’est que, depuis trois ans, la France a fait un effort considérable. Tous les problèmes de concentration, d’utilisation de voies ferrées, d’approvisionnement, sont aujourd’hui résolus. S’il fallait faire la guerre, croyez-moi: la France serait en excellente posture. Et nos alliés le savent bien!»

— «C’est bien ça qui est dangereux!» marmonna Studler.

Rumelles leva impertinemment les sourcils, comme si la pensée du Calife lui paraissait incompréhensible. Ce fut Jacques qui insista:

— «Mieux vaudrait peut-être pour nous, en effet, que la Russie n’ait pas, en ce moment, une trop grande confiance en l’armée française!»

Fidèle à ses résolutions, il avait, jusqu’ici, écouté en silence. Mais il rongeait son frein. La question, — capitale à ses yeux: l’opposition des masses — n’avait même pas été effleurée. Il se tâta rapidement, s’assura qu’il était assez maître de lui pour adopter, à son tour, ce ton détaché, spéculatif, qui semblait de règle ici; puis il se tourna vers le diplomate:

— «Vous passiez en revue, tout à l’heure, les raisons d’avoir confiance», commença-t-il d’une voix mesurée. «Ne pensez-vous pas qu’il convienne de compter, parmi les principales chances de paix, la résistance des partis pacifistes?» Son regard glissa sur le visage d’Antoine, y cueillit au passage une nuance d’inquiétude, et revint se poser sur Rumelles. «Il y a tout de même, à l’heure actuelle, en Europe, dix ou douze millions d’internationalistes convaincus, bien décidés, si la menace s’aggravait, à empêcher leurs gouvernements de céder aux tentations de guerre...»

Rumelles avait écouté, sans un geste. Il considérait Jacques avec attention.

— «Je n’attache peut-être pas tout à fait la même importance que vous à ces manifestations populacières», prononça-t-il enfin, avec un calme qui ne dissimulait qu’à demi des sous-entendus ironiques. «Notez, d’ailleurs, que les mouvements d’enthousiasme patriotique sont, dans toutes les capitales, beaucoup plus nombreux et plus imposants que les protestations de quelques récalcitrants... Hier soir, à Berlin, un million de manifestants ont parcouru la ville, conspué l’ambassade russe, chanté la Wacht am Rhein sous les fenêtres du château royal, et couvert de fleurs la statue de Bismarck... Ce n’est pas que je songe à nier l’existence de quelques mouvements d’opposition: mais leur action est purement négative.»

— «Négative?» s’écria Studler. «Jamais encore menace de guerre n’a soulevé, dans les masses, pareille impopularité!»

— «Qu’entendez-vous par négative?» demanda Jacques, posément.

— «Mon Dieu», répliqua Rumelles, en faisant mine de chercher ses mots, «j’entends par là que ces partis dont vous parlez, hostiles à toute perspective de guerre, ne sont ni assez nombreux, ni assez disciplinés, ni assez unis internationalement, pour constituer, en Europe, une force avec laquelle il faille compter...»

— «Douze millions!» répéta Jacques.

— «Douze millions peut-être, mais dont la plupart sont de simples adhérents, des “gens qui payent une cotisation”. Ne vous y trompez pas! Combien de militants réels, actifs? Et, parmi ces militants, il en est encore un grand nombre qui sont sensibles aux réactions patriotiques... Dans certains pays, ces partis révolutionnaires sont peut-être capables de dresser quelques obstacles contre l’autorité de leurs gouvernements; mais ce sont des obstacles théoriques; et, en tout cas, provisoires: car ce genre d’opposition ne peut s’exercer qu’autant qu’elle est tolérée par le pouvoir. Si les circonstances s’aggravaient, chaque gouvernement n’aurait qu’à serrer un peu la vis du libéralisme, sans même recourir à l’état de siège, pour être aussitôt délivré de ces perturbateurs... Non... Nulle part encore, l’Internationale ne représente une force susceptible de contrecarrer effectivement les actes d’un gouvernement. Et ce n’est pas en pleine période de crise, que les extrémistes pourraient improviser un parti sérieux de résistance...» Il sourit: «C’est trop tard... Pour cette fois...»

— «A moins», riposta Jacques, «que ces forces de résistance, assoupies en temps de sécurité, ne s’exaspèrent sous la pression du danger, et ne deviennent tout à coup invincibles!... En ce moment, croyez-vous que la violence des grèves russes ne paralyse pas le gouvernement du Tsar?»

— «Erreur», dit froidement Rumelles. «Permettez-moi de vous dire que vous retardez d’au moins vingt-quatre heures... Les dernières dépêches sont, heureusement, formelles: l’agitation révolutionnaire de Pétersbourg est réprimée. Cruellement, mais dé-fi-ni-ti-ve-ment.»

Il sourit encore, comme pour s’excuser d’avoir si constamment raison; puis, tournant les yeux vers Antoine, il souleva ostensiblement la montre fixée à son poignet.

— «Cher ami... L’heure, malheureusement, me presse...»

— «Je suis à vous», fit Antoine, en se levant.

Il redoutait les réactions de Jacques, et n’était pas fâché de clore au plus tôt ce débat.


Tandis que Rumelles prenait congé de tous, avec une politesse appliquée, Antoine sortit une enveloppe de sa poche et s’approcha de son frère:

— «Voilà la lettre pour le notaire. Tu la cachèteras... Comment trouves-tu Rumelles?» ajouta-t-il, distraitement.

Jacques se contenta de remarquer, en souriant:

— «Ce qu’il a le physique de son personnage!...»

Antoine semblait penser à d’autres choses, qu’il hésitait à dire. Il s’assura d’un bref coup d’œil que personne ne pouvait l’entendre, et, baissant la voix, il dit brusquement, sur un ton faussement désinvolte:

— «A propos... Toi, en cas de guerre?... Tu as été ajourné, n’est-ce pas? Mais... si on mobilisait?»

Jacques le dévisagea un instant, avant de répondre. («Jenny me posera sûrement la même question», songea-t-il.)

Avec brusquerie, il déclara:

— «Je ne me laisserai jamais mobiliser.»

Antoine, par contenance, regardait du côté de Rumelles. Il n’avait pas eu l’air d’entendre.

Les deux frères s’éloignèrent l’un de l’autre, sans ajouter un mot.

XLI

— «Merveilleuses, vos piqûres», déclara Rumelles, dès qu’ils furent seuls. «Je me sens déjà sensiblement mieux. Je me lève sans trop d’effort, j’ai meilleur appétit...

— «Pas de fièvre, le soir? Pas de vertiges?»

— «Non.»

— «Nous allons pouvoir augmenter la dose.»

La pièce où ils entraient, attenant au cabinet de consultation, était revêtue de faïence blanche; le centre était occupé par un lit opératoire, sur lequel, docilement, Rumelles s’étendit, après s’être à demi dévêtu.

Antoine, le dos tourné, debout près de l’autoclave, préparait son dosage.

— «Ce que vous dites est assez rassurant», émit-il, songeur.

Rumelles tourna les yeux vers lui, se demandant s’il parlait médecine ou politique.

— «Alors», continua Antoine, «pourquoi laisse-t-on la presse insister d’une manière aussi tendancieuse sur la duplicité de l’Allemagne et ses arrière-pensées provocatrices?»

— «On ne la “laisse” pas: on l’y encourage! Il faut bien préparer l’opinion à toute éventualité...»

Le ton était grave. Antoine fit demi-tour. Le visage de Rumelles avait perdu son assurance avantageuse. Il dodinait de la tête, le regard fixe et absent.

— «Préparer l’opinion?» dit Antoine. «L’opinion ne consentira jamais à admettre que les intérêts de la Serbie puissent nous entraîner dans des complications sérieuses!»

— «L’opinion?», fit Rumelles, avec une moue d’homme entendu. «Mon cher, avec un peu de poigne et un filtrage judicieux des informations, il nous faut trois jours pour provoquer un revirement d’opinion, en n’importe quel sens!... D’ailleurs, la majorité des Français s’est toujours montrée flattée par l’alliance franco-russe. Il serait facile, une fois de plus, de faire vibrer cette corde-là.»

— «Savoir!» objecta Antoine en s’approchant.

Avec un tampon imbibé d’éther, il nettoya la place de la piqûre, et, d’un mouvement preste, piqua profondément l’aiguille dans le muscle. Il se tut, surveillant la seringue, où le niveau du liquide baissait rapidement. Puis il retira l’aiguille.

— «Les Français», reprit-il, «ont accueilli avec enthousiasme l’alliance franco-russe; mais c’est la première fois qu’ils ont l’occasion de se demander à quoi ça les engage... Restez allongé une minute... Qu’est-ce qu’il y a dans nos traités avec la Russie? Personne n’en sait rien.»

La question était indirecte, Rumelles y répondit de bonne grâce:

— «Je ne suis pas dans les secrets des dieux», dit-il, en se soulevant sur un coude. «Je sais... ce qu’on sait dans les coulisses ministérielles. Il y a eu deux accords préliminaires, en 1891 et en 1892; puis un vrai traité d’alliance, que Casimir Périer a signé en 1894. Je n’en connais pas tout le texte, mais — et ce n’est pas un secret d’État, — la France et la Russie se sont promis le secours militaire, au cas où l’une d’elles se trouverait menacée par l’Allemagne... Depuis, il y a eu monsieur Delcassé. Il y a eu monsieur Poincaré, et ses voyages en Russie. Tout cela, évidemment, n’a fait que préciser et renforcer nos engagements.»

— «Eh bien!» observa Antoine, «si la Russie intervenait aujourd’hui, contre la politique germanique, c’est elle qui menacerait l’Allemagne! Et alors, aux termes du traité, nous ne serions pas obligés...»

Rumelles eut un demi-sourire, grimaçant et vite dissipé.

— «C’est plus compliqué que ça, mon cher... Supposons que la Russie, protectrice résolue des Slaves du Sud, rompe demain avec l’Autriche, et qu’elle mobilise pour défendre la Serbie. L’Allemagne, tenue par son traité de 1879 avec l’Autriche, est nécessairement amenée à mobiliser contre la Russie... Or, cette mobilisation forcerait la France à tenir les engagements qu’elle a pris envers la Russie, et à mobiliser immédiatement contre une Allemagne menaçant notre alliée... C’est automatique...»

Antoine ne put contenir un mouvement d’irritation:

— «De telle façon que cette coûteuse amitié franco-russe, par laquelle nos diplomates se sont vantés d’acheter une assurance de sécurité, se trouve être aujourd’hui exactement le contraire! Non pas une garantie de paix, mais un danger de guerre!»

— «Les diplomates ont bon dos... Pensez à ce qu’était, en 1890, la situation de la France en Europe. Nos diplomates avaient-ils tort de préférer doter leur pays d’une arme à double tranchant, plutôt que de le laisser désarmé?»

L’argument parut spécieux à Antoine; mais il ne trouva rien à y répondre: il connaissait mal l’histoire contemporaine. Tout cela, d’ailleurs, n’avait qu’un intérêt rétrospectif.

— «Quoi qu’il en soit», reprit-il, «à l’heure présente, si je vous comprends bien, c’est uniquement de la Russie que notre sort dépend? Ou, plus exactement», ajouta-t-il après une seconde d’indécision, «tout dépend de notre fidélité au pacte franco-russe?»

Rumelles eut encore un bref sourire crispé:

— «Ça, mon cher, ne comptez pas que nous puissions nous dérober à nos engagements. C’est monsieur Berthelot, en ce moment, qui dirige notre politique extérieure. Tant qu’il sera à son poste, et tant qu’il aura monsieur Poincaré derrière lui, soyez sûr que la fidélité à nos alliances ne pourra jamais être mise en question.» Il hésita: «On l’a bien vu, paraît-il, à ce Conseil des ministres qui a suivi l’inqualifiable proposition de Schoen...»

— «Alors», s’écria Antoine avec agacement, «s’il n’y a aucune chance de nous libérer de la tutelle russe, il faut contraindre la Russie à rester neutre!»

— «Le moyen?» Rumelles fixait sur Antoine son regard bleu. Il murmura: «Et qui nous dit qu’il n’est pas trop tard?...»

Puis, après un silence, il reprit:

— «En Russie, le parti militaire est très fort. Les défaites de la guerre russo-japonaise ont laissé dans l’État-major russe un amer besoin de revanche; et ils n’ont jamais encaissé le camouflet que leur a infligé l’Autriche, en annexant la Bosnie-Herzégovine. Des gens comme monsieur Iswolsky — qui, entre parenthèses, doit arriver ce soir à Paris — ne cachent guère qu’ils désirent une guerre européenne, pour porter les frontières russes jusqu’à Constantinople. Ils voudraient bien retarder la guerre jusqu’à la mort de François-Joseph, et, si possible jusqu’en 1917; mais, ma foi, si l’occasion se présente avant...»

Il parlait vite, le souffle court, l’air abattu tout à coup. Un pli soucieux barrait les sourcils. Il semblait avoir laissé glisser le masque.

— «Oui, mon cher, franchement, je commence à désespérer... Tout à l’heure, devant vos amis, j’étais bien obligé de plastronner. Mais la vérité est que ça va mal. Si mal, que le ministre des Affaires étrangères renonce à accompagner le Président en Danemark, et revient en France par les voies les plus rapides... Les dépêches de midi ont été mauvaises. L’Allemagne, au lieu d’adhérer avec empressement aux propositions de sir Edward Grey, tergiverse, ergote, et semble faire tout ce qu’il faut pour torpiller la réunion d’arbitrage. Souhaite-t-elle vraiment d’envenimer les choses? Ou plutôt repousse-t-elle l’idée d’une conférence à quatre, parce qu’il sait d’avance, étant donnée la tension des rapports austro-italiens, que, à ce tribunal, l’Autriche serait infailliblement condamnée par trois voix contre une?... C’est l’hypothèse la moins désobligeante... et la plus plausible. Mais, pendant ce temps-là, les événements se précipitent... On prend déjà, partout, des mesures militaires...»

— «Des mesures militaires?»

— «C’est fatal: tous les États songent naturellement à une mobilisation possible; et, à tout hasard, ils s’y préparent... En Belgique, il y a eu, aujourd’hui même, sous la présidence de monsieur de Broqueville, un conseil extraordinaire, qui a toutes les apparences d’un Conseil de guerre préventif: on projette le rappel de trois classes, pour pouvoir mettre cent mille hommes de plus en ligne... Chez nous, c’est la même chose: il y a eu, ce matin, au Quai d’Orsay, un Conseil de cabinet, où l’on a dû, par précaution, envisager des préparatifs de guerre. A Toulon, à Brest, la flotte est consignée dans les ports. Ordre a été télégraphié au Maroc d’embarquer sans délai cinquante bataillons de troupes noires, à destination de la France. Et cœtera... Tous les gouvernements s’engagent ensemble sur cette voie; et c’est ainsi que, peu à peu, la situation s’aggrave d’elle-même. Car il n’y a pas un technicien d’État-major qui ne sache que, lorsqu’on a mis en branle ce diabolique engrenage qu’est une mobilisation nationale, il devient matériellement impossible de ralentir la préparation, et d’attendre. Alors, le gouvernement le plus pacifique se trouve placé devant ce dilemme: déclencher la guerre, pour la seule raison qu’il l’a préparée. Ou bien...»

— «Ou bien donner des contre-ordres, faire machine en arrière, arrêter la préparation!»

— «En effet. Mais, dans ce cas-là, il faut être absolument certain de ne plus avoir besoin de mobiliser, avant de longs mois...»

— «Parce que?»

— «Parce que, — et ceci encore est un axiome indiscuté par les techniciens, — un arrêt net brise tous les rouages de ce mécanisme compliqué, et les rend pour longtemps inutilisables. Or, quel gouvernement, à l’heure actuelle, peut avoir la certitude qu’il n’aura pas besoin de mobiliser bientôt?»

Antoine se taisait. Il considérait Rumelles avec émotion. Il murmura enfin:

— «C’est effarant...»

— «Ce qui est effarant, mon cher, c’est que, sous toutes ces apparences, il n’y a peut-être qu’un jeu! En ce moment, ce qui se passe en Europe, ce n’est peut-être pas autre chose qu’une monumentale partie de poker, où chacun cherche à gagner par intimidation... Pendant que l’Autriche étranglera en douce la perfide Serbie, sa partenaire, l’Allemagne, prend des mines menaçantes, — sans autre but, peut-être, que de paralyser l’action russe et l’intervention conciliatrice des puissances. Comme au poker: ceux qui blufferont le mieux, le plus longtemps, gagneront... Seulement, comme au poker, personne ne connaît les cartes du voisin. Personne ne sait quelle part de finasserie et quelle part de volonté vraiment agressive, il y a, présentement, dans l’attitude de l’Allemagne, dans l’attitude de la Russie... Jusqu’à présent, les Russes ont toujours cédé devant les audaces germaniques. Alors, évidemment, l’Allemagne et l’Autriche se croient en droit de penser: “Pour peu que nous bluffions bien, que nous paraissions décidés à tout, la Russie capitulera encore.” Mais il est possible aussi, et justement parce que la Russie a toujours dû capituler, que, cette fois, elle jette pour de bon son épée dans le jeu...»

— «Effarant...» répéta Antoine.

D’un geste découragé, il posa dans le plateau de l’autoclave la seringue qu’il avait gardée à la main, et fit quelques pas jusqu’à la fenêtre. En entendant Rumelles tracer ce tableau de la politique européenne, il éprouvait l’angoisse du passager qui découvrirait soudain, au milieu d’une tempête, que tous les officiers du bord ont perdu la raison.

Il y eut un silence.

Rumelles s’était levé. Il rajustait ses bretelles. Machinalement, il jeta un coup d’œil autour de lui, comme pour s’assurer qu’on ne pouvait l’entendre, et, s’approchant d’Antoine:

— «Ecoutez, Thibault», fit-il, en baissant la voix. «Je ne devrais pas divulguer ces choses-là: mais, vous, un médecin, vous savez garder un secret, n’est-ce pas?»

Il regardait Antoine au visage. Celui-ci inclina silencieusement la tête.

— «Eh bien... ce qui se passe en Russie est incroyable! Son Excellence monsieur Sazonov nous a, en quelque sorte, signifié par avance que son gouvernement repousserait toute action modératrice!... Et, en effet, nous avons reçu, tout à l’heure, de Pétersbourg, des nouvelles extrêmement graves: l’intention de la Russie ne paraît plus douteuse: elle est déjà en pleine mobilisation! Les manœuvres annuelles ont été interrompues; les troupes ont rejoint dare-dare leurs garnisons; les quatre principales circonscriptions militaires russes, Moscou, Kiew, Kazan et Odessa, mobilisent!... C’est hier, le 25, ou avant-hier peut-être même, au cours d’un Conseil de guerre, que l’État-major aurait arraché au Tsar l’ordre écrit de préparer, en hâte, “à titre préservatif”, un acte de force contre l’Autriche... L’Allemagne le sait, sans aucun doute; et cela suffit, de reste, à expliquer son attitude. Elle mobilise aussi, secrètement; et elle n’a, hélas, que trop de raisons de se hâter... Elle vient, d’ailleurs, de faire aujourd’hui une démarche de la plus haute importance: elle vient de prévenir publiquement Pétersbourg que si les préparatifs militaires russes ne cessaient pas, et, à plus forte raison, s’ils s’accéléraient, elle se verrait forcée de décréter sa mobilisation; ce qui, précise-t-elle, signifierait la guerre générale... Que répondra la Russie? Sa responsabilité, qui est déjà très lourde, sera écrasante, si elle ne cède pas... Et il est... peu probable qu’elle cède...»

— «Mais nous, dans tout ça?»

— «Nous, cher ami?... Nous?... Que faire? Dénoncer la Russie? Pour démoraliser l’opinion de notre pays, à la veille peut-être du jour où nous allons avoir besoin de toutes nos forces, de tout notre élan national? Dénoncer la Russie? Pour nous isoler tout à fait? Pour nous brouiller avec nos seuls alliés? Et pour que l’opinion anglaise, indignée, se détourne du groupe franco-russe et oblige son gouvernement à se prononcer en faveur des germaniques?...»

Deux coups discrets, frappés à la porte, l’interrompirent; et la voix de Léon s’éleva, du couloir:

— «On re-demande Monsieur au téléphone...»

Antoine fit un geste d’impatience.

— «Dites que je suis... Non!» cria-t-il, «j’y vais!» Et s’adressant à Rumelles: «Vous permettez?»

— «Faites, mon cher. D’ailleurs, il est affreusement tard, je me sauve... Au revoir...»


Antoine regagna rapidement son petit bureau, et décrocha le récepteur:

— «Qu’est-ce qu’il y a?»

Au bout du fil, Anne, heurtée par ce ton sec, tressaillit.

— «C’est vrai», dit-elle humblement; «dimanche!... Vous avez des amis chez vous, peut-être...»

— «Qu’est-ce qu’il y a?» répéta-t-il.

— «Je voulais simplement... Mais, si je te dérange?...»

Antoine ne répondit pas.

— «Je...»

Elle le devinait si contracté qu’elle ne savait plus que dire, quel mensonge improviser.

Timidement, ne trouvant rien de mieux, elle balbutia:

— «Ce soir...?»

— «Impossible», trancha-t-il, tout net. Il reprit, adoucissant sa voix:

— «Impossible, ce soir, ma chérie...»

Il était pris soudain de pitié. Anne le sentit; et ce lui fut à la fois délicieux et pénible.

— «Sois raisonnable», dit-il. (Elle l’entendit soupirer.) «D’abord, aujourd’hui, je ne suis pas libre... Et, même si je l’étais, sortir le soir, en ce moment...»

— «Quel moment?»

— «Enfin, Anne, vous lisez bien les journaux? Vous n’ignorez pas ce qui se passe?»

Elle eut un haut-le-corps. Les journaux? La politique? C’était pour ces histoires-là qu’il l’écartait de sa vie? «Il doit mentir», se dit-elle.

— «Et... cette nuit... chez nous? Non?»

— «Non... Je rentrerai sans doute tard, fatigué... Je t’assure, ma chérie... N’insiste pas...» Mollement, il ajouta: «Demain, peut-être... Je te téléphonerai demain, si je peux... Au revoir, chérie!»

Et, sans attendre, il raccrocha.

XLII

Jacques n’avait pas attendu le retour de son frère pour s’en aller. Et il regretta même de s’être attardé chez Antoine, quand la concierge de l’avenue de l’Observatoire lui annonça que Mlle Jenny était rentrée depuis plus d’une heure.

Il monta les étages à grandes enjambées, et sonna. Le cœur battant, il guettait le pas de Jenny derrière la porte; mais ce fut sa voix qu’il entendit:

— «Qui est là?»

— «Jacques!»

Il entendit un bruit de loquets et de chaînes; le battant s’ouvrit enfin.

— «Maman est partie», dit-elle, pour expliquer ce verrouillage. «Je viens de la conduire au train.»

Elle restait dans l’encadrement de la porte, comme si, au moment de le laisser entrer, elle éprouvait quelque gêne. Mais il la regardait au visage avec une expression loyale et gaie qui dissipa instantanément son trouble. Il était là! Le rêve d’hier continuait!...

Il lui tendit les deux mains à la fois, avec une tendre brusquerie. Du même geste décidé et franc, elle lui abandonna les siennes, et, reculant de deux pas, sans retirer ses mains, elle lui fit franchir le seuil.

«Où vais-je le recevoir?» s’était-elle demandé, en l’attendant. Le salon était enseveli sous des housses. Sa chambre? C’était son refuge, un lieu bien à elle, où elle éprouvait quelque pudeur à introduire qui que ce fût; Daniel même n’y pénétrait que rarement. Restaient la chambre de Daniel, et celle de Mme de Fontanin, où les deux femmes se tenaient d’ordinaire. Finalement, Jenny avait opté pour la chambre de son frère.

— «Venez chez Daniel», dit-elle. «C’est la seule pièce fraîche de l’appartement.»

Comme elle ne possédait pas encore de robe noire légère, elle portait, dans la maison, une ancienne robe d’été, à col ouvert, en toile blanche, qui lui donnait un aspect printanier et sportif. Bien qu’elle eût les hanches étroites, les jambes longues, on ne pouvait dire qu’elle fût très souple, car elle surveillait d’instinct ses gestes et raidissait volontairement sa démarche; mais, en dépit de sa retenue, ses membres élancés trahissaient l’élasticité de la jeunesse.

Jacques la suivait, l’attention distraite: il ne pouvait s’empêcher de regarder avec émotion autour de lui. Il reconnaissait tout: le vestibule, et son armoire hollandaise, et ses plats de Delft au-dessus des portes; le mur gris du couloir, sur lequel Mme de Fontanin exposait jadis les premiers fusains de son fils; le renfoncement, vitré de verre rouge, dont les enfants avaient fait un laboratoire photographique; et la chambre de Daniel, son panneau de livres, sa vieille pendule d’albâtre, et les deux petits fauteuils de velours grenat, où, tant de fois, tant de fois, assis en face de son ami...

— «Maman est en voyage», expliqua Jenny, en relevant le store, afin de dissimuler sa timidité. «Elle est partie pour Vienne.»

— «Pour où?»

— «Pour Vienne, en Autriche... Asseyez-vous», dit-elle en se retournant, sans remarquer la stupeur de Jacques.

(La veille au soir, contrairement à son attente, elle n’avait eu à subir aucune question sur son retard. Mme de Fontanin, tout occupée par les préparatifs de son voyage du lendemain, — préparatifs qu’elle n’avait pu commencer devant Daniel — n’avait même pas consulté la pendule pendant l’absence de sa fille. Ce ne fut donc pas Jenny qui eut à s’expliquer; ce fut sa mère, qui se hâta de déclarer, non sans quelque confusion pour sa cachotterie, qu’elle s’absentait une dizaine de jours: le temps d’aller sur place «arranger les affaires».)

— «Pour Vienne?» répéta Jacques, sans s’asseoir. «Et vous l’avez laissée partir?»

Jenny lui raconta brièvement comment les choses s’étaient passées; et que, aux premières objections soulevées par elle, sa mère avait coupé court, affirmant que seule sa présence à Vienne pouvait mettre un terme à leurs difficultés.

Jacques la dévisageait tendrement, tandis qu’elle parlait. Elle était assise devant le bureau de Daniel, sur une chaise, le buste droit, le visage sérieux, sans abandon. Le pli de la bouche, les lèvres un peu serrées, — «trop accoutumées au silence», songea-t-il —, marquaient la réflexion, l’énergie. La pose était un peu contractée; le regard examinait, sans se livrer. Défiance? Orgueil? Timidité? Non: Jacques la connaissait assez pour savoir que cette raideur était naturelle, et n’exprimait rien d’autre qu’une certaine nuance de caractère, une certaine réserve voulue, une attitude morale.

Il hésitait à dire tout ce qu’il pensait sur l’inopportunité, en ce moment, d’un séjour en Autriche. Prudemment, il demanda:

— «Votre frère était au courant de ce voyage?»

— «Non.»

— «Ah», dit-il, se décidant soudain, «Daniel s’y serait formellement opposé, j’en suis sûr. Madame de Fontanin ne sait donc pas que l’Autriche mobilise? que les frontières sont gardées militairement? que Vienne peut, demain, être en état de siège?»

Ce fut au tour de Jenny d’être stupéfaite. Depuis huit jours, elle n’avait pas eu l’occasion de lire un journal. En quelques mots, Jacques la mit au fait des principaux événements.

Il parlait avec circonspection, s’efforçant d’être véridique sans trop l’inquiéter. Les questions qu’elle lui posa, et où perçait un fond d’incrédulité, laissaient voir que les soucis politiques tenaient peu de place dans la vie de Jenny. L’éventualité d’une guerre, d’une de ces guerres comme en enseignent les manuels d’histoire, ne parvenait guère à l’effrayer. L’idée que, en cas d’un conflit, Daniel se trouverait aussitôt fort exposé, ne lui vint même pas à l’esprit. Elle ne songeait qu’aux complications matérielles qui pouvaient en résulter pour sa mère.

— «Il est bien probable», se hâta de dire Jacques, «que Madame de Fontanin renoncera en cours de route à son projet. Attendez-vous à la voir revenir.»

— «Vous croyez?» fit-elle vivement. Et elle rougit.

Elle lui confessa qu’elle avait été, malgré tout, assez heureuse de ce départ, qui retardait l’heure des explications. Non pas, s’empressa-t-elle d’ajouter, qu’elle craignît de se heurter à une désapprobation. Mais elle redoutait plus que tout d’avoir à parler d’elle, d’avoir à mettre à nu ses sentiments.

— «Il faudra vous en souvenir, Jacques», ajouta-t-elle en le regardant avec sérieux. «J’ai besoin d’être devinée...»

— «Moi aussi», fit-il en riant.

La conversation prenait un tour plus intime. Il l’interrogea sur elle, la forçant à des précisions, l’aidant à s’analyser. Elle y consentait sans trop d’effort. Elle ne se cabrait pas devant ses questions; peu à peu, elle lui savait même un certain gré de les avoir posées; et elle s’étonnait, la première, d’éprouver une sorte de plaisir à se départir, pour lui, de son habituelle réserve. C’est que personne, jamais, ne s’était penché vers elle avec ce regard chaud et prenant; personne ne lui avait jamais parlé avec un tel souci de ne pas la froisser, un si manifeste désir de la comprendre. Une tiédeur inconnue l’enveloppait; il lui semblait qu’elle avait jusqu’alors vécu cloîtrée, et que les limites de sa clôture, reculant soudain, lui découvraient un horizon insoupçonné.

Jacques souriait, à tout instant, sans motif. Plus encore qu’à Jenny, c’était à son propre bonheur qu’il souriait. Il en demeurait tout étourdi. Il avait oublié l’Europe: rien n’existait plus, qu’elle et lui. Tout ce qu’elle disait, même d’insignifiant, lui apparaissait riche de confidence, d’intimité, soulevait en lui des élans de gratitude éperdue. Une conviction nouvelle s’implantait dans son esprit, et le gonflait de fierté; que leur amour n’était pas seulement quelque chose de rare et de précieux, mais constituait une aventure absolument exceptionnelle, sans précédent. Le mot «âme» revenait à tout moment sur leurs lèvres; et, chaque fois, ce terme vague, mystérieux, retentissait en eux avec une vibration particulière, comme un mot magique, chargé de secrets qui n’étaient connus que d’eux seuls.

— «Savez-vous ce qui m’étonne?» s’écria-t-il, tout à coup. «C’est d’être si peu étonné! Je sens que, au fond de moi, je n’ai jamais douté de ce qui nous attendait!»

— «Moi non plus!»

C’était aussi faux pour elle que pour lui. Mais, plus ils y songeaient, et plus il leur paraissait, à tous deux, qu’ils n’avaient pas un seul jour cessé d’espérer.

— «Et je trouve tout naturel d’être ici...» reprit-il. «J’éprouve, près de vous, la sensation d’être enfin dans mon vrai climat!»

— «Moi aussi!»

(Pour l’un et pour l’autre, c’était une tentation voluptueuse, à laquelle ils cédaient à tout instant, de se sentir à l’unisson, de se proclamer identiques en tout.)

Elle avait changé de siège, et elle était venue s’asseoir, en face de lui, dans une pose presque nonchalante. Déjà son amour semblait la transformer physiquement: se révéler dans ses attitudes, lui donner comme une grâce, une souplesse, inaccoutumées. Jacques épiait avec ravissement cette métamorphose. Il caressait du regard le jeu des ombres sur le buste mobile, l’ondulation des muscles sous l’étoffe, le rythme de la respiration. Il ne se rassasiait pas du spectacle de ces deux mains agiles, qui se cherchaient, se frôlaient et se séparaient, et se rejoignaient de nouveau, comme des colombes amoureuses. Elle avait de très petits ongles, ronds, bombés, et blancs, — «pareils à des moitiés de noisettes», songea-t-il.

Un moment, il se pencha:

— «Je découvre, figurez-vous, un tas de choses merveilleuses...»

— «Quoi donc?»

Pour écouter, elle avait posé le coude sur le bras du fauteuil, et appuyait le menton sur sa paume; les doigts épousaient la courbe de la joue; l’index, libre, jouait mollement avec les lèvres, ou bien s’allongeait un instant jusqu’à la tempe.

Il dit, en la regardant de tout près:

— «Dans le plein jour, vos prunelles ont vraiment l’éclat de deux petites pierres bleues, deux saphirs clairs...»

Elle sourit, gênée, et baissa la tête. Puis elle se redressa, et, comme par jeu, pour lui rendre la pareille, elle l’examina à son tour avec attention:

— «Et moi je trouve que vous avez changé, Jacques, depuis hier.»

— «Changé?»

— «Oui, beaucoup.»

Elle avait pris un air énigmatique. Il la pressa de questions. Enfin, à travers bien des hésitations, des à peu près, des retouches, il finit par comprendre ce qu’elle n’osait pas dire: depuis l’arrivée de Jacques, elle avait l’intuition qu’il était dominé par une préoccupation secrète, étrangère à leur amour.

D’un coup de main, il rebroussa la mèche qui lui barrait le front:

— «Tenez», fit-il, sans préambule, «voilà quelle a été ma vie depuis hier.»

Il lui conta tout au long sa nuit dans les jardins des Tuileries, sa matinée à l’Humanité, sa visite à Antoine. Il multipliait les détails, décrivant, avec une complaisance de romancier, les lieux, les êtres, rapportant des propos de Stefany, de Gallot, de Philip, de Rumelles, précisant ses propres réactions, confessant ses inquiétudes, ses espoirs, s’appliquant à lui donner une idée de la lutte qu’il menait contre la menace de guerre.

Elle écoutait, sans perdre un mot, haletante, désorientée. Brutalement, elle se trouvait jetée, non seulement au centre de l’existence de Jacques, mais en pleine crise européenne, face à face avec des problèmes effrayants et qui lui étaient inconnus. L’édifice social chancelait soudain. Elle éprouvait la panique de ceux qui voient, dans un tremblement de terre, crouler autour d’eux les murs, les toits, tout ce qui assurait protection, sécurité, et qui semblait indestructible.

Quant à l’activité personnelle de Jacques dans cet univers qu’hier encore elle ignorait, elle n’en saisissait qu’imparfaitement la portée; mais elle avait besoin, pour justifier pleinement son amour, de placer Jacques très haut; elle ne doutait pas que ses buts fussent nobles; que les hommes dont il citait les noms, — ce Meynestrel, ce Stefany, ce Jaurès, — fussent dignes d’une estime exceptionnelle. Leurs espoirs devaient être légitimes, puisque Jacques les partageait.

Jacques était lancé. L’attention de Jenny le soutenait, le grisait.

— «...nous autres, révolutionnaires...» dit-il.

Elle leva les yeux, et il y lut de la surprise.

C’était la première fois qu’elle entendait une voix sympathique prononcer avec ce religieux respect le mot de «révolutionnaire», qui éveillait, dans son esprit, l’image d’individus à mine louche, capables d’incendier et de piller les quartiers riches, pour assouvir de bas appétits: des hommes sans aveu, qui cachent des bombes sous leur veste, et contre lesquels la société n’a d’autre recours que la déportation.

Alors, il se mit à parler du socialisme, de son adhésion à l’Internationale.

— «Ne croyez pas que c’est un élan naïf de générosité qui m’a jeté dans le parti de la révolution. J’y suis arrivé après de longs doutes, et dans une grande détresse, dans une grande solitude morale. Quand vous m’avez connu, je voulais croire à la fraternité humaine, au triomphe de la vérité, de la justice; mais j’imaginais ce triomphe facile, tout proche. J’ai vite découvert mon illusion, et tout s’est obscurci en moi. J’ai traversé, à cette époque-là, les pires moments de ma vie. Je me suis laissé sombrer... J’ai touché le fond, le bas-fond... Eh bien, c’est l’idéal révolutionnaire qui m’a sauvé», continua-t-il, songeant avec une gratitude émue à Meynestrel. «C’est l’idéal révolutionnaire qui a soudain élargi, illuminé mon horizon, donné une raison de vivre à cet être réfractaire et inutile que j’étais, depuis mon enfance... J’ai compris qu’il était absurde de croire que le triomphe de la justice était facile et proche, mais qu’il était plus absurde encore, et criminel, de désespérer! J’ai compris surtout qu’il y avait une façon active de croire à ce triomphe! Et que ma révolte instinctive pouvait devenir efficace, si elle se donnait pour tâche de travailler, avec d’autres révoltés comme moi, à l’évolution sociale!»

Elle écoutait, sans interrompre. Son atavisme protestant la prédisposait assez bien, d’ailleurs, à cette idée que la société ne doit pas être soumise à un rigoureux conformisme; et aussi qu’un être a pour devoir d’exalter sa personnalité, et de pousser jusqu’aux dernières conséquences une action qui lui est dictée par sa conscience. Jacques se sentait compris. Dans le silence de Jenny, il percevait le frémissement d’une intelligence aux aguets, équilibrée et saine, mal entraînée sans doute aux débats spéculatifs, mais apte à s’élever librement au-dessus des préjugés; et, derrière cette réserve dont elle ne se départait pas, il sentait palpiter une sensibilité sous pression, prête à épouser, et à servir, toute grande cause qui fût vraiment digne d’un sacrifice total.

Cependant, elle ne put retenir une moue incrédule, et presque désapprobatrice, en entendant Jacques affirmer que cette société capitaliste où elle vivait sans penser à mal, était la consécration d’une inacceptable injustice. Sans y avoir beaucoup réfléchi, elle acceptait l’inégalité des conditions comme une conséquence inévitable de l’inégalité des natures.

— «Ah!» s’écria-t-il, «ce monde des déshérités, Jenny! Je suis sûr que vous ne vous le représentez pas tel qu’il est! Sans quoi vous ne secoueriez pas ainsi la tête... Vous ignorez qu’il y a, tout près de vous, une multitude de malheureux pour lesquels vivre n’est rien d’autre que de peiner jour après jour, l’échiné courbée sous le travail, sans salaire convenable, sans sécurité d’avenir, sans possibilité d’espérance! Vous savez bien qu’on extrait du charbon, qu’on construit des manufactures; mais pensez-vous quelquefois à ces millions d’hommes qui, leur vie durant, étouffent dans les ténèbres des mines? à ces millions d’autres qui s’usent les nerfs dans le vacarme mécanique des usines? ou même à ces demi-privilégiés des campagnes, dont la tâche quotidienne est de gratter le sol, dix, douze, quatorze heures par jour, selon les saisons, pour vendre, à des intermédiaires qui les grugent, le produit de toute cette sueur? C’est ça, la peine des hommes! J’exagère? Nullement! Je parle de ce que j’ai vu... Pour ne pas crever de faim, à Hambourg, j’ai dû faire le manœuvre, avec cent autres pauvres diables poussés par la même nécessité que moi: se procurer du pain. Pendant trois semaines, j’ai obéi, du matin au soir, à des chefs d’équipes, pareils à des gardes chiourmes, qui criaient: “Soulevez ces poutres! Portez ces sacs! Traînez ces brouettes de sable!” A la nuit, nous quittions le port, avec notre maigre paie, pour nous jeter sur la nourriture, sur l’alcool, fourbus, englués de crasse, le corps vide, le cerveau vide, assommés de fatigue au point d’être sans révolte! Car c’est peut-être ça, le plus affreux: pour la plupart, ces malheureux n’ont même pas le soupçon de l’injustice sociale dont ils sont les victimes! On se demande vraiment où ils puisent la force de subir, comme une chose naturelle, leur effroyable vie de bagnards! J’ai pu m’évader de cet enfer, moi, parce que j’avais la chance de connaître plusieurs langues, parce que j’étais capable de bâcler un article de journal... Mais les autres? Ils continuent là-bas leur besogne de forçats! Ces choses-là, Jenny, avons-nous le droit d’accepter qu’elles existent, qu’elles puissent durer, qu’elles soient la condition normale des hommes sur la terre?

»Tenez, les usines! J’ai travaillé, un moment, à Fiume, comme manutentionnaire, dans une fabrique de boutons. J’étais l’esclave d’une machine qu’il fallait alimenter, sans interruption, de dix secondes en dix secondes! Impossible de distraire une minute sa pensée ou sa main... Un geste, toujours le même, qu’il fallait répéter pendant des heures. Sans vraie fatigue, je veux bien. Mais, je vous jure, je sortais de là plus abruti par l’imbécillité de ce travail, que je ne l’étais à Hambourg, après avoir coltiné deux heures de suite des sacs de ciment, dont la poussière me rongeait les yeux et me desséchait le gosier!... J’ai vu, dans une savonnerie italienne, des femmes dont la tâche consistait à soulever et à transporter, toutes les dix minutes, des caisses de savon en poudre qui pesaient quarante kilos; et, pendant le reste du temps, elles restaient debout à tourner une manivelle: une manivelle si dure que, pour la mettre en mouvement, elles devaient s’arc-bouter du pied contre le mur. Et elles fournissaient huit heures par jour de ce travail... Je n’invente rien! J’ai vu, dans une pelleterie de Prusse, des filles de dix-sept ans qu’on employait à brosser des peaux, du matin au soir; et ces petites avalaient tant de poils qu’il leur fallait, pour continuer leur besogne, aller, plusieurs fois par jour, vomir dehors... Et pour quel pauvre salaire! Car il est admis partout que la femme soit, à fatigue égale, moins payée que l’homme...»

— «Pourquoi?» demanda-t-elle.

— «Parce qu’on suppose qu’elle a un père, ou un mari, pour l’aider à vivre...»

— «C’est souvent vrai», dit-elle.

— «Hé non! Si ces malheureuses sont obligées de travailler, n’est-ce pas justement parce que, dans notre société, l’homme ne gagne pas assez pour entretenir convenablement ceux dont il a la charge?

«Je vous cite des cas de travailleurs étrangers. Mais vous n’avez qu’à aller un de ces matins à Ivry, à Puteaux, à Billancourt... Vous verrez, avant sept heures, le défilé des femmes qui viennent déposer leurs enfants à la crèche, pour être libres d’aller trimer aux ateliers. Les patrons qui ont organisé ces crèches (aux frais de l’usine), se persuadent, et de bonne foi peut-être, qu’ils sont les bienfaiteurs de leurs ouvriers... Vous imaginez ce qu’est l’existence d’une mère de famille qui, avant de fournir ses huit heures de travail manuel, s’est levée à cinq heures du matin pour faire le café, laver et habiller ses petits, ranger un peu la chambre, et arriver à sept heures à son travail? Est-ce que ça n’est pas monstrueux? Et pourtant ça existe? Et c’est au prix de ces vies sacrifiées que prospère la société capitaliste!... Vraiment, Jenny, est-ce que nous pouvons tolérer ça? Est-ce que nous pouvons supporter plus longtemps que la société capitaliste prospère aux dépens de ces millions de vies sacrifiées? Non!... Mais, pour que tout ça, et le reste, puisse être modifié, il faut que l’autorité change de mains: il faut que le pouvoir politique soit conquis par le prolétariat. Comprenez-vous, maintenant? Voilà le sens de ce mot qui semble tant vous effrayer: Révolution... Il faut qu’une organisation nouvelle et toute différente de la société permette à l’homme, non plus seulement de subsister, mais de vivre! Il faut rendre à l’individu, non seulement sa part matérielle des bénéfices du travail, mais cette part de liberté, de loisir, de bien-être, sans laquelle il ne peut pas se développer dans sa dignité d’homme...»

— «Sa dignité d’homme...», répéta-t-elle, pensive.

Elle avait soudain conscience — et elle en était confuse — d’avoir atteint sa vingtième année sans rien savoir du labeur et de la misère du monde. Entre la masse des travailleurs et elle, jeune bourgeoise de 1914, les cloisons de classes étaient aussi étanches que celles qui séparaient les castes de la civilisation antique... «Tous les riches que je connais ne sont pourtant pas des monstres», se dit-elle, naïvement. Elle pensait à ces œuvres protestantes auxquelles participait sa mère, et qui «faisaient la charité» à des familles nécessiteuses... Elle comprenait maintenant que ces miséreux qui sollicitaient une aumône, n’avaient rien de commun avec les travailleurs exploités, qui revendiquaient le droit de vivre, et leur indépendance, et leur «dignité» d’hommes. Ces miséreux-là n’étaient pas le peuple, comme elle l’avait cru sottement: ils n’étaient que les parasites du monde bourgeois; presque aussi étrangers au monde ouvrier évoqué par Jacques, que ces dames patronnesses qui les visitaient! Jacques venait de lui révéler le prolétariat.

— «La dignité de l’homme», répéta-t-elle, une seconde fois; et son accent témoignait qu’elle donnait à ces mots tout leur sens.

— «Oh!» fit-il, «les premiers résultats seront fatalement dérisoires... Le travailleur que la révolution aura affranchi, se ruera d’abord vers les satisfactions les plus égoïstes; disons même: les plus basses. Il faut en prendre son parti: ces appétits inférieurs doivent d’abord être assouvis, pour que soit possible le progrès véritable... intérieur...» Il hésita, avant d’ajouter: «...la culture spirituelle...»

Son timbre s’était voilé. Une angoisse qu’il connaissait bien, lui étreignait la gorge. Il poursuivit cependant:

— «Nous devons consentir, hélas, à cette nécessité: que la révolution des institutions précède de loin celle des mœurs. Mais il ne faut pas... non... nous n’avons pas le droit de douter de l’homme... Ses tares, je les vois bien! Mais je crois, je veux croire, qu’elles sont, en grande partie, la conséquence de la société actuelle... Il faut lutter contre les tentations du pessimisme, il faut arriver à croire en l’homme!... Il y a, il doit y avoir, en l’homme, une secrète, une indestructible aspiration vers la grandeur... Et il faut souffler patiemment sur cette petite braise enfouie dans les cendres, pour qu’elle s’attise... pour qu’elle flambe, peut-être, un jour!»

Elle approuva, d’une brusque inclinaison de tête. Son visage était plus que jamais énergique; son regard, plein de gravité...

Il sourit de plaisir:

— «Mais, les transformations sociales, c’est pour plus tard... Au plus urgent, d’abord: aujourd’hui, il s’agit d’empêcher la guerre!»

Il songea tout à coup au rendez-vous de Stefany, et jeta un coup d’œil vers la pendule d’albâtre. Elle était arrêtée. Il consulta sa montre, et se dressa d’un bond:

— «Déjà huit heures?» fit-il, comme s’il sortait d’un rêve. «Et je dois être dans un quart d’heure à la Bourse!»

Il eut soudain conscience du tour inattendu et sévère qu’avait pris leur entretien. Il craignit d’avoir déçu Jenny, et voulut s’excuser.

— «Non, non», interrompit-elle aussitôt. «Je veux savoir ce que vous pensez sur tout... Je veux connaître votre vie... Comprendre...» Et son accent passionné semblait dire: «En vous confiant ainsi, en vous montrant à moi tel que vous êtes, vous me donnez la meilleure preuve de votre tendresse, celle à laquelle j’attache le plus de prix!»

— «Demain», reprit-il, en gagnant la porte, «je viendrai de meilleure heure, voulez-vous? Aussitôt après le déjeuner.»

Elle eut un sourire qui l’illumina jusqu’au fond des prunelles. Elle aurait voulu répondre: «Oui, venez, soyez là, le plus possible... C’est seulement quand vous êtes là que je me sens vivre!»

Mais elle rougit, se tut et le suivit à travers l’appartement.

Devant la porte du salon, qui était entrebâillée, il s’arrêta:

— «Vous permettez? Ça me rappelle tant de souvenirs...»

Les volets étaient clos. Elle entra avant lui et ouvrit la fenêtre. Elle avait une façon à elle de marcher, de traverser une pièce, d’aller droit vers la chose qu’elle voulait faire, sans brusquerie, avec une fermeté douce et inflexible.

Une odeur d’étoffe et d’encaustique s’élevait des rideaux en pile, des tapis roulés, du parquet. Jacques regardait tout, en souriant. Il se souvenait de sa première visite avec Antoine... Jenny, boudeuse, était allée s’accouder au balcon; et lui, il était resté là, dans cet angle, sottement planté devant cette vitrine. Il n’avait pas besoin de soulever la toile qui la couvrait aujourd’hui pour revoir les bonbonnières, les éventails, les miniatures, tous ces bibelots qu’il avait contemplés, ce jour-là, par contenance, et qu’il avait retrouvés fidèlement à la même place, des années de suite... Les différentes images de Jenny au cours de ces années-là se superposaient devant ses yeux comme des calques sur un dessin original. Il se rappelait ses attitudes de fillette, de jeune fille, ses sautes d’humeur, ses élans avortés, ses brusques rougeurs, ses demi-confidences...

Il se retourna vers elle, et sourit. Devinait-elle ce qu’il pensait? Peut-être. Elle ne disait rien. Il la contempla quelques secondes, en silence. Il la retrouvait là, aujourd’hui, dans ce même salon, maîtresse d’elle-même, comme jadis, sans timidité mais sans abandon, avec ce regard franc, un peu dur, ce visage lisse et mystérieux...

— «Jenny, montrez-moi aussi la chambre de votre mère, voulez-vous?»

— «Venez», dit-elle, sans marquer de surprise.

Il la connaissait aussi, dans ses moindres détails, cette chambre aux murs couverts de portraits, de photographies, avec son grand lit de damas vert voilé de guipure! Daniel l’y faisait entrer, après avoir frappé à la porte. Le plus souvent, Mme de Fontanin, sous la lumière rose de l’abat-jour, dans l’une des deux bergères qui encadraient la cheminée, lisait, au coin du feu, quelque ouvrage de morale, quelque roman anglais. Elle posait alors son livre ouvert sur ses genoux, et accueillait les deux jeunes gens avec un sourire rayonnant, comme si rien ne pouvait lui causer plus de joie que cette visite. Elle faisait asseoir Jacques en face d’elle, l’interrogeait sur sa vie, ses études, avec un regard encourageant. Et, si Daniel s’avisait de vouloir relever les bûches croulantes, sa mère, avec un geste joueur, lui enlevait prestement les pincettes des mains: «Non, non», disait-elle en riant, «laisse, tu ne connais pas les mœurs du feu

Il dut faire un effort pour s’arracher à tous ces souvenirs.

— «Allons», dit-il, en gagnant la porte.

Elle le reconduisit dans l’antichambre.

Il la considéra soudain avec une telle gravité qu’une peur irraisonnée s’empara d’elle, lui fit baisser le front.

— «Avez-vous jamais été heureuse, ici? vraiment heureuse?»

Consciencieusement, avant de répondre, elle fouilla le passé, revécut, en quelques secondes, les années écoulées, son enfance inquiète et scrupuleuse, son enfance avertie, concentrée, muette. Il y avait bien quelques lueurs dans cette grisaille: la tendresse de sa mère, l’affection de Daniel... Pourtant, non... Heureuse, vraiment heureuse? Non, jamais.

Elle releva les yeux, et secoua négativement la tête.

Elle le vit respirer profondément, relever sa mèche d’un geste résolu, et brusquement sourire. Il ne dit rien; il n’osait pas lui promettre le bonheur; mais, sans cesser de sourire et de la regarder jusqu’au fond des prunelles, il prit ses deux mains, comme il avait fait en arrivant, et y posa ses lèvres. Elle ne détachait pas les yeux de lui. Elle sentait son cœur battre, battre...

Elle ne sut que beaucoup plus tard avec quelle précision l’image de Jacques — tel qu’il était là, debout, incliné vers elle — s’inscrivait, à cet instant précis, dans sa mémoire; avec quelle hallucinante acuité, elle devait revoir, toute sa vie, ce front, cette mèche sombre, ce regard pénétrant, indocile et hardi, ce sourire confiant qui resplendissait de promesses...

XLIII

Le vacarme provincial des cloches de Saint-Eustache, qui s’engouffrait dans la cour de l’immeuble éveilla Jacques de bonne heure. Sa première pensée fut pour Jenny. Vingt fois déjà, la veille, au cours de la soirée et jusqu’au moment où il s’était endormi, il s’était remémoré sa visite avenue de l’Observatoire; il trouvait toujours de nouveaux détails à tirer de son souvenir. Il demeura quelques minutes, allongé sur son lit, promenant un regard indifférent sur le décor de son nouveau logis. Les murs étaient salpétrés, le plafond s’écaillait; des hardes inconnues pendaient aux patères; des paquets de brochures, de tracts, s’empilaient sur l’armoire; au-dessus de la cuvette de zinc, luisait un miroir de bazar, taché d’éclaboussures. Quelle avait pu être la vie du camarade qui habitait là?

La fenêtre était restée toute la nuit ouverte; mais, malgré l’heure matinale, l’air qui montait de la cour, était fétide, étouffant.

«Lundi 27», se dit-il, en consultant son carnet de poche, déposé sur la table de nuit. «Ce matin, dix heures, les types de la C.G.T... Ensuite, il faudra m’occuper de cet argent, voir le notaire, l’agent de change... Mais, à une heure, je serai chez elle, avec elle!... Après, à quatre heures et demie, j’ai cette réunion qu’on a organisée à Vaugirard, pour Knipperdinck... A six heures, je passerai au Libertaire... Et, ce soir, la manifestation... Il y avait de la bagarre dans l’air, cette nuit. Aujourd’hui, il pourrait bien se passer des choses... Les boulevards ne seront pas toujours aux jeunes patriotes! La manifestation de ce soir s’annonce bien. Des affiches partout... La Fédération du Bâtiment a fait appel aux syndicats... Important ça, que le mouvement syndicaliste soit bien en liaison avec celui du Parti...»

Il courut emplir son broc au robinet du couloir, et le torse nu, s’aspergea d’eau fraîche.

Brusquement lui revint le souvenir de Manuel Roy, et il se mit à invectiver le jeune médecin: «Au fond, ceux que vous accusez d’antipatriotisme, ce sont ceux qui s’insurgent contre votre capitalisme! Il suffit qu’on s’attaque à votre régime, pour être de mauvais Français! Vous dites: “Patrie”», grogna-t-il, la tête sous l’eau; «mais vous pensez: “Société!” “Classe!” Votre défense de la patrie n’est pas autre chose qu’une défense déguisée de votre système social!» Il empoigna de chaque main une extrémité de sa serviette, et se frotta vigoureusement le dos, rêvant d’un monde à venir, où les diverses patries subsisteraient comme autant de groupements régionaux, autonomes, mais rassemblés sous une même organisation prolétarienne.

Puis sa pensée revint au syndicalisme:

«C’est à l’intérieur des syndicats qu’il faudrait être, pour faire de la bonne besogne...» Son front s’assombrit. Pourquoi était-il en France? Mission d’information, oui; et il s’en acquittait de son mieux: la veille encore, il avait expédié à Genève quelques brefs «rapports» dont, sans doute, Meynestrel pourrait se servir; mais il ne s’illusionnait pas sur l’importance de ce rôle d’enquêteur. «Etre utile, vraiment utile... Agir...» Il était venu à Paris avec cet espoir; et il enrageait de n’être qu’un spectateur, un enregistreur de propos, de nouvelles; de ne rien faire, en somme — de ne rien pouvoir faire! Pas d’action possible sur ce plan international auquel il se trouvait, par force, limité. Pas d’action réelle pour ceux qui ne font pas partie des équipes, pour ceux qui ne sont pas incorporés, et depuis longtemps, aux organisations constituées. «C’est tout le problème de l’individu devant la révolution», se dit-il avec un brusque découragement. «Je me suis évadé de la bourgeoisie, par instinct de fuite... Avec une révolte d’individu, non de classe. J’ai passé mon temps à m’occuper de moi, à me chercher... Tu ne seras jamais un vrai révolutionnaire, mon Camm’rad!...» Les reproches de Mithoerg lui revinrent à l’esprit. Et, songéant à l’Autrichien, à Meynestrel, à tous ceux dont le réalisme délibéré avait, une fois pour toutes, accepté la nécessité révolutionnaire du sang, il se sentit repris à la gorge par l’angoissante question de la violence... «Ah! Pouvoir se délivrer, un jour... Se donner... Se délivrer par le don total...»

Il acheva sa toilette dans un de ces états de trouble, d’abattement, qu’il ne connaissait que trop; mais qui, par bonheur, ne duraient pas, cédaient vite au dynamisme de la vie extérieure.

«Allons aux nouvelles», se dit-il, en se secouant.

Cette pensée suffit à lui rendre courage. Il donna un tour de clef à sa chambre, et descendit rapidement dans la rue.


Les journaux ne lui apprirent pas grand’chose. Les feuilles de droite menaient tapage autour des manifestations faites par la Ligue des Patriotes devant la statue de Strasbourg. Dans la plupart des feuilles d’informations, les dépêches officielles étaient enrobées de commentaires verbeux et contradictoires. Le mot d’ordre semblait être de faire alterner prudemment les éléments d’inquiétude et les raisons d’espoir. Les organes de gauche convoquaient tous les pacifistes à venir manifester, dans la soirée, place de la République. La Bataille syndicaliste affichait, en première page: «Tous, ce soir, sur les boulevards!»


Avant de gagner la rue de Bondy, où il n’avait rendez-vous qu’à dix heures, Jacques s’arrêta à l’Humanité.

A la porte du bureau de Gallot, il fut accosté par une vieille militante, qu’il connaissait pour l’avoir souvent rencontrée aux réunions du Progrès. Elle était affiliée au Parti depuis quinze ans, et rédactrice à La Femme libre. On l’appelait la mère Ury. Elle jouissait de l’affection générale, bien qu’on prît grand soin de la fuir pour échapper à son insistante loquacité. Serviable à l’excès, payant d’ailleurs de sa personne, elle avait la rage de recommander les gens les uns aux autres, et se montrait infatigable, malgré son âge et ses varices, dès qu’il s’agissait de trouver de l’ouvrage pour un chômeur, ou de tirer d’embarras quelque camarade. Elle avait courageusement hébergé Périnet chez elle, lors de ses démêlés avec la police. C’était une étrange créature. Ses mèches grises, échevelées, lui donnaient dans les meetings une allure de pétroleuse. La tête était restée belle. «Elle a encore de la façade», disait Périnet, avec son accent faubourien, «mais il a plu sur l’étalage...» Végétarienne convaincue, elle venait de mettre sur pied une coopérative, dont le but était de doter chaque quartier de Paris d’un restaurant socialiste végétarien. En dépit des événements, elle ne perdait aucune occasion de recruter des adeptes, et, cramponnée au bras de Jacques, elle entreprit de le catéchiser:

— «Renseigne-toi, mon petit! Consulte des hygiénistes... Ton organisme ne peut pas réaliser son harmonie fonctionnelle, ton cerveau ne peut pas atteindre son rendement maximum, si tu t’obstines à donner à ton corps une alimentation putréfiée, un régime de charognard...»

Jacques eut grand’peine à s’en débarrasser, et à pénétrer sans elle dans le bureau de Gallot.

Celui-ci n’était pas seul. Son secrétaire, Pagès, lui présentait une liste de noms, qu’il examinait et pointait au crayon rouge. Il leva le museau par-dessus les dossiers qui s’empilaient sur sa table, et fit signe à Jacques de s’asseoir, tandis qu’il poursuivait son pointage.

Jacques le voyait de profil; et ce profil de rongeur était à peine un profil humain: la ligne oblique et fuyante du front et du nez constituait, à peu de chose près, tout le visage; cette ligne se perdait, en haut, dans la brosse hirsute des cheveux poivre et sel; en bas, dans la barbe, plantée comme un essuie-plume, où se dissimulait une bouche en retrait et un menton avorté. Jacques regardait toujours Gallot avec surprise et curiosité, comme on examine un hérisson quand on a la chance exceptionnelle de le surprendre avant qu’il se mette en boule.

La porte s’ouvrit en coup de vent, et Stefany parut, sans veston, les manches de chemise roulées jusqu’au coude sur ses bras noueux, les lunettes solidement campées sur son nez d’oiseau. Il apportait l’ordre du jour voté, la veille, à Bruxelles, par le Congrès syndical.

Gallot se leva, non sans avoir pris la liste de Pagès, et l’avoir soigneusement glissée dans un classeur. Les trois hommes discutèrent un instant le texte belge, sans s’occuper de Jacques. Puis ils échangèrent leurs impressions sur les nouvelles du jour.

Indiscutablement, l’atmosphère, ce matin, était moins tendue. Les nouvelles d’Europe centrale autorisaient quelques espérances. Les troupes autrichiennes n’avaient toujours pas franchi le Danube. Ce temps d’arrêt, après la précipitation des agissements de l’Autriche pour rompre avec la Serbie, était, selon Jaurès, significatif. Devant la bonne volonté manifeste de la réponse serbe et l’indignation générale des puissances, Vienne, évidemment, hésitait encore à commencer les hostilités. D’autre part, la menace de mobilisation faite, la veille, par l’Allemagne à la Russie, et qui avait si fort inquiété les chancelleries, semblait, tout compte fait, devoir être interprétée moins défavorablement: d’après certains, c’était un acte volontairement énergique, inspiré par un sincère désir de sauvegarder la paix. Et, en effet, le résultat immédiat s’annonçait assez bon: la Russie avait obtenu des Serbes l’engagement de reculer sans combattre, en cas d’avance autrichienne: ce qui allait permettre de gagner du temps, et de trouver sans doute des formules de conciliation.

Jaurès avait reçu divers renseignements, assez encourageants sur la résistance internationale. En Italie, les députés socialistes devaient se réunir, à Milan, pour examiner la situation et préciser l’attitude pacifiste du Parti italien. En Allemagne, les mesures énergiques du gouvernement ne parvenaient pas à museler les forces d’opposition: une grande manifestation contre la guerre se préparait, pour le lendemain, à Berlin. Dans toute la France, les sections socialistes et syndicalistes, alertées, étudiaient des plans régionaux de grève.

On vint prévenir Stefany que Jules Guesde l’attendait. Jacques, pressé par son rendez-vous, sortit de la pièce avec lui, et l’accompagna jusqu’à son bureau.

— «Plans régionaux?» demanda-t-il. «Pour pouvoir, en cas de guerre, participer à une grève générale

— «Générale, évidemment», répondit Stefany.

Mais, au gré de Jacques, le ton manquait un peu de confiance.


Le Café du Rialto était situé rue de Bondy. Le voisinage de la Confédération générale du travail avait fait de cet établissement le siège d’un groupe de syndiqués, particulièrement actif. Jacques devait y rencontrer deux militants de la C.G.T., avec lesquels Richardley l’avait prié de se mettre en contact. L’un avait été instituteur; l’autre était un ancien contremaître métallurgiste.

L’entretien durait déjà depuis près d’une heure; Jacques, — très intéressé par les renseignements qu’il recueillait sur les méthodes actuellement à l’étude pour obtenir une collaboration plus étroite entre l’activité des C.G.T. et celle des partis socialistes, dans leur commune opposition contre la guerre, — ne songeait pas à y mettre fin, — lorsque la patronne du café parut à la porte de l’arrière-salle réservée aux réunions, et cria, à la cantonade:

— «On demande Thibault au téléphone.»

Jacques hésitait à se lever. Nul ne pouvait avoir l’idée de le relancer ici. Sans doute y avait-il quelque autre Thibault dans la salle?... Comme personne ne se dérangeait, il se décida à aller voir.

C’était Pagès. Jacques se souvint, en effet, que, en quittant le bureau de Gallot, il avait fait allusion à son rendez-vous rue de Bondy.

— «Une chance que je te joigne!» dit Pagès. «Je viens de recevoir un Suisse, qui veut te parler... qui te cherche, partout, depuis hier.»

— «Quel Suisse?»

— «Un drôle de petit homme, un nain à cheveux blancs, un albinos.»

— «Ah! je sais... Ce n’est pas un Suisse, c’est un Belge. Il est donc à Paris?...»

— «Je n’ai pas voulu lui dire où tu étais. Je lui ai conseillé, à tout hasard, de se trouver au Croissant, à une heure.»

«Et ma visite à Jenny!» se dit Jacques.

— «Non», fit-il aussitôt. «J’ai un rendez-vous à une heure, que je ne peux absolument pas...»

— «Comme tu voudras», trancha Pagès. «Mais ça paraît urgent. Il a une communication à te faire, de la part de Meynestrel... Enfin, moi, je t’ai prévenu. Au revoir.»

— «Merci.»

Meynestrel? Une communication urgente?

Jacques quitta le Rialto, perplexe. Il ne pouvait se résoudre à remettre sa visite avenue de l’Observatoire. Pourtant, la raison l’emporta. Et, avant d’aller chez son notaire, il entra, rageur, dans un bureau de poste et griffonna un pneumatique à l’adresse de Jenny, pour la prévenir qu’il ne pourrait être chez elle avant trois heures.


L’étude Beynaud occupait le premier étage d’un bel immeuble de la rue Tronchet.

En toute autre circonstance, la gravité compacte de maître Beynaud, l’aspect du lieu, du mobilier, des clercs, l’atmosphère morne et poussiéreuse de cette nécropole de paperasses, lui eussent paru comiques. On le reçut avec certains égards. Il était le fils, l’héritier, du regretté M. Thibault; sans doute aussi, un futur client. Du saute-ruisseau au patron, régnait un respect dévotieux pour la fortune acquise. On lui fit signer des papiers. Et, comme il semblait impatient d’avoir la disposition de ce gros capital, on chercha discrètement à savoir ce qu’il en comptait faire.

— «Evidemment», proféra maître Beynaud, les mains agrippées aux têtes de lions qui terminaient les bras de son fauteuil, «la Bourse, en ces temps de crise, offre des occasions imprévues... pour qui connaît bien les marchés... Mais, d’autre part, les risques...»

Jacques coupa court et prit congé.

A la charge de l’agent de change, une fièvre insolite agitait les employés derrière les grilles de leur ménagerie. Les téléphones tintaient. On criait des ordres. L’heure de l’ouverture de la Bourse était proche, et la gravité de la situation générale faisait craindre une séance mouvementée. On souleva des difficultés, lorsque Jacques demanda à être reçu par M. de Jonquoy lui-même. Il dut se contenter d’un fondé de pouvoir. Et, dès qu’il eût émit la prétention de faire vendre immédiatement la totalité de ses titres, on lui représenta que le moment était mal choisi, et qu’il aurait à subir, sur l’ensemble des opérations, une perte fort appréciable.

— «Peu importe», dit-il.

Il avait l’air si résolu qu’il en imposa à l’homme de Bourse. Pour commettre une pareille folie et rester aussi calme, il fallait certainement que cet étrange client eût des tuyaux secrets, et combinât un coup de maître. Néanmoins, il fallait compter environ deux jours pour réaliser tous ces ordres de vente. Jacques se leva, en annonçant qu’il reviendrait mercredi, et qu’il désirait, ce jour-là, trouver toute sa fortune, en espèces, à la caisse de la charge.

Le fondé de pouvoir le raccompagna jusque sur le palier.


Vanheede était seul, juché sur la banquette, près de la porte; les coudes sur la table, le menton dans les paumes, il clignait des yeux pour surveiller ceux qui entraient. Il était vêtu d’un étrange complet colonial en toile kaki, aussi décoloré que ses cheveux; et, bien qu’on eût l’habitude, au Croissant, des tenues hétéroclites, il ne passait pas inaperçu.

A la vue de Jacques, il se dressa, et son visage pâle se colora brusquement. Il fut un instant avant de pouvoir articuler un mot.

— «Enfin!» soupira-t-il.

— «Tu es donc à Paris, toi aussi, mon petit Vanheede?»

— «Enfin!» répéta l’albinos. Sa voix chevrotait. «Je commençais à avoir terriblement peur, Baulthy, savez-vous!»

— «Pourquoi? Qu’est-ce qui se passe?»

La main en visière pour protéger ses prunelles, Vanheede regarda prudemment vers les tables voisines.

Jacques, intrigué, s’assit à son côté, et pencha l’oreille.

— «On a besoin de vous», souffla l’albinos.

L’image de Jenny passa devant les yeux de Jacques. Il releva nerveusement sa mèche, et demanda, d’une voix mal assurée:

— «A Genève?»

Vanheede secoua négativement sa tête ébouriffée. Il fouillait dans sa poche. Il sortit de son portefeuille une lettre cachetée, sans suscription. Tandis que Jacques l’ouvrai fébrilement, Vanheede lui chuchota:

— «J’ai encore autre chose pour vous. Des papiers d’identité, au nom de Eberlé.»

L’enveloppe contenait une feuille double: sur le recto de la première page étaient tracées quelques lignes, de l’écriture de Richardley. L’autre page semblait blanche.

Jacques lut:

«Le Pilote compte sur toi. Lettre suit. Nous nous retrouverons tous, mercredi, à Bruxelles.

Amitiés,

.R.»

«Lettre suit»... Jacques connaissait la formule. La page blanche contenait des instructions à l’encre sympathique.

— «Il faut que je rentre chez moi pour déchiffrer ça...» Il tournait impatiemment la lettre entre ses doigts. «Et si tu ne m’avais pas trouvé?» demanda-t-il.

Vanheede eut un sourire angélique:

— «Mithoerg est avec moi. Ça est lui, qui, dans ce cas-là, devait ouvrit l’enveloppe, et exécuter tout à votre place... Nous devons retrouver les autres, mercredi, à Bruxelles... Vous n’habitez donc plus chez Liébaert, rue des Bernardins?»

— «Où est-il, Mithoerg?»

— «Il vous cherche, de son côté. Je dois le retrouver à trois heures, boulevard Barbès, chez Oerding, un compatriote à lui, qui nous loge.»

— «Ecoute», dit Jacques, en glissant la lettre dans sa poche, «je préfère ne pas t’emmener dans ma chambre: inutile d’attirer l’attention de ma concierge... Mais trouve-toi, avec Mithoerg, à quatre heures et quart, devant le kiosque des tramways de la gare Montparnasse, tu sais? Je vous emmènerai à une réunion intéressante, rue des Volontaires... Et, ce soir, après le dîner, nous irons ensemble place de la République, pour manifester.»


Une demi-heure plus tard, enfermé dans sa chambre, Jacques déchiffrait le texte du message:

«Sois à Berlin le mardi 28.

«Entre, à dix-huit heures, au restaurant Aschinger de la Postdamer Platz. Tu y trouveras Tr. qui te donnera indications précises.

«Aussitôt en possession de la chose, file par premier train sur Bruxelles.

«Prends maximum de précautions. Aucun autre papier sur toi que ceux qui te seront remis par V.

«Si, par malchance, était pris et accusé d’espionnage, choisis pour avocat Max Kerfen, de Berlin.

«Affaire préparée par T. et ses amis. Tr. a particulièrement insisté pour travailler avec toi.»

— «Eh bien, voilà», fit Jacques, à mi-voix. Et immédiatement, il pensa: «Etre utile... Agir!»

De la cuvette s’exhalait l’odeur alcaline du révélateur. Il s’essuya les doigts, et vint s’asseoir sur son lit.

«Voyons», se dit-il, s’efforçant de rester calme. «Berlin... Demain soir... Le train du matin ne me mettrait pas là-bas assez tôt pour que je sois à six heures au rendez-vous: il faut que je parte aujourd’hui, au train de vingt heures... De toutes façons, j’ai le temps de revoir Jenny... Bon... Mais je rate la manifestation...»

Il réfléchissait, le souffle un peu court. Dans la valise, ouverte à même le parquet, il y avait un indicateur. Il le prit et s’approcha de la croisée. La chaleur lui semblait suffocante.

«A la rigueur, pourquoi pas le semi-omnibus de minuit quinze?... Le voyage sera plus long, mais ça me permettra d’être ce soir sur les boulevards...»

D’un logement voisin, montait une voix de femme, aigrelette et vibrante; elle devait repasser, car le claquement des fers sur le réchaud interrompait par moments sa romance.

«Tr., c’est Trauttenbach... sans aucun doute... Qu’est-ce qu’il a manigancé? Et pourquoi a-t-il voulu que ce soit moi?»

Il épongea son visage en sueur. Il était à la fois exalté par la perspective d’agir, par le caractère mystérieux de cette mission, par les dangers qu’il pouvait courir; et désespéré d’avoir à quitter Jenny.

«Puisqu’ils me donnent rendez-vous mercredi à Bruxelles», songea-t-il, «rien ne m’empêchera — si tout se passe bien — d’être revenu jeudi à Paris...»

Cette pensée l’apaisa. Ce n’était, somme toute, qu’une absence de trois jours.

«Il faut tout de suite prévenir Jenny... J’ai juste le temps, si je veux être à quatre heures et quart devant la gare Montparnasse...»

Comme il n’était pas certain de pouvoir revenir chez lui avant son départ, il vida son portefeuille, fit de ses documents personnels un paquet sur lequel, à tout hasard, il inscrivit l’adresse de Meynestrel; il ne garda sur lui que les papiers d’Eberlé apportés par Vanheede.

Puis il partit pour l’avenue de l’Observatoire.

XLIV

Jenny ouvrit si vite à son coup de sonnette, qu’elle paraissait être restée, depuis la veille, au guet, à la place où il l’avait quittée.

— «Mauvaise nouvelle», murmura-t-il, sans lui dire bonjour. «Je dois partir, ce soir, pour l’étranger.»

Elle balbutia:

— «Partir?»

Elle était devenue toute blanche, et le regardait fixement. Il paraissait si malheureux d’avoir à lui causer cette peine qu’elle eût voulu lui cacher son désespoir. Mais, perdre Jacques à nouveau, était une épreuve au-dessus de ses forces...

— «Je serai revenu jeudi, vendredi au plus tard», se hâta-t-il d’ajouter.

Elle tenait la tête baissée. Elle respira profondément. Une légère roseur reparut sur ses joues.

— «Trois jours!» reprit-il, en se forçant à sourire. «Ce n’est pas long, trois jours... — quand on a toute la vie pour être heureux!»

Elle leva sur lui un regard craintif, interrogateur.

— «Ne me demandez rien», dit-il. «J’ai été désigné pour une mission. Je dois partir.»

Au mot «mission», le visage de Jenny s’était empreint d’une telle angoisse, que Jacques, bien qu’il ne sût pas lui-même ce qu’il allait faire en Allemagne, crut devoir la rassurer:

— «Il s’agit seulement de prendre contact avec certains hommes politiques étrangers... Et, comme je parle couramment leur langue...»

Elle l’observait avec attention. Il coupa court, et désignant plusieurs journaux dépliés sur la table du vestibule:

— «Vous avez vu ce qui se passe?»

— «Oui», fit-elle laconiquement, d’un ton qui marquait assez qu’elle avait maintenant autant que lui conscience de la gravité des événements.

Il s’approcha d’elle, saisit ses deux mains, les joignit, et les baisa.

— «Allons chez nous», proposa-t-il en indiquant du doigt la direction de la chambre de Daniel. «Je n’ai que quelques minutes. Ne les gâtons pas!»

Elle sourit enfin, et s’engagea devant lui dans le couloir.

— «Pas de nouvelles de votre mère?»

— «Non», fit-elle, sans se retourner. «Maman devait arriver à Vienne au début de cet après-midi. Je ne pense pas avoir de télégramme avant demain.»

Dans la chambre, tout était préparé pour le recevoir. Le store baissé rendait la lumière accueillante; le ménage avait été fait; des rideaux de vitrage, frais repassés, pendaient à la fenêtre; la pendule avait été remise en marche; au coin du bureau, était posé un bouquet de pois de senteur.

Jenny s’était arrêtée au milieu de la pièce, et elle considérait le jeune homme avec un regard appliqué, un peu anxieux. Il sourit, sans réussir à la faire sourire.

— «Alors», articula-t-elle d’une voix mal assurée, «c’est vrai? Quelques minutes seulement?»

Il posait sur elle un regard tendre, souriant, un peu fixe: un regard qui n’était pas absent; qui, même, était précis, attentif; mais qui causait à Jenny un léger sentiment de malaise. Elle avait l’impression que, depuis l’arrivée de Jacques, pas une fois ce regard absorbé n’avait véritablement pénétré le sien.

Il vit les lèvres de Jenny trembler. Il prit ses mains, et murmura:

— «Ne m’enlevez pas mon courage...»

Elle se redressa, et lui sourit.

— «A la bonne heure», fit-il, en la faisant asseoir.

Puis, sans expliquer l’enchaînement de ses pensées, il dit, à mi-voix:

— «Il faut croire en soi. Il faut même ne croire à rien d’autre qu’en soi... Il n’y a de vie intérieure solide que pour ceux qui ont nettement pris conscience de leur destin, et lui sacrifient tout.»

— «Oui», balbutia-t-elle.

— «Prendre conscience de ses forces!» reprit-il, comme s’il se parlait à lui-même. «Et s’y soumettre. Et tant pis, si ces forces sont jugées mauvaises pour les autres...»

— «Oui», répéta-t-elle, en penchant de nouveau le front.

Bien des fois déjà, ces derniers jours, elle avait pensé, comme en ce moment: «Voilà une chose qu’il dit, et dont il faut que je me souvienne... pour y réfléchir... pour mieux comprendre...» Elle demeura une minute absolument immobile, les cils baissés; et il y avait tant de méditation sur ce visage incliné, que Jacques, troublé, se tut un instant.

Puis, sur un ton frémissant, contenu, il ajouta:

— «Un des jours décisifs de ma vie a été celui où j’ai compris que ce qui, en moi, était jugé par les autres répréhensible, dangereux, c’était au contraire le meilleur, le plus authentique de moi-même!»

Elle écoutait, elle comprenait, mais elle était prise de vertige. Depuis deux jours, les assises de son monde intérieur fléchissaient une à une: autour d’elle se creusait un vide, que ne parvenaient pas encore à combler ces valeurs sur lesquelles tous les jugements de Jacques semblaient reposer.

Brusquement, elle vit le visage de Jacques s’éclairer. II souriait de nouveau, mais tout différemment. Il venait d’avoir une idée; et déjà il interrogeait la jeune fille des yeux.

— «Ecoutez, Jenny... Puisque vous êtes seule, ce soir... Pourquoi ne viendriez-vous pas... dîner, n’importe où, avec moi?»

Elle le considérait, sans répondre, déconcertée par cette offre si simple, — pour elle, si insolite.

— «Je ne suis pas libre avant sept heures et demie», expliqua-t-il. «Et je dois être à neuf heures place de la République. Mais, voulez-vous que nous passions cette grande heure ensemble?»

— «Oui.»

«Comme elle a une façon à elle», songea Jacques, «une façon inflexible et douce à la fois, de dire: “oui”, ou de dire: “non”...»

— «Merci!» s’écria-t-il, tout joyeux. «Je n’aurai pas le temps de revenir vous prendre. Mais, si vous pouviez vous trouver à sept heures et demie, devant la Bourse...?»

Elle acquiesça d’un signe de tête.

Il se leva.

— «Et maintenant, je me sauve. A tout à l’heure...»

Elle n’essaya pas de le retenir, et l’accompagna en silence jusqu’à l’escalier.

Comme il commençait déjà à descendre et se retournait pour un dernier et tendre sourire d’adieu, elle se pencha sur la rampe, et, enhardie soudain, elle murmura:

— «J’aime vous imaginer parmi vos camarades... A Genève, par exemple... C’est là que vous devez être tout à fait vous-même...»

— «Pourquoi dites-vous ça?»

— «Parce que», fit-elle, en cherchant ses mots, «partout où jusqu’ici, moi, je vous ai vu, vous paraissez toujours — comment dire? — un peu... dépaysé...»

Il s’était arrêté sur les marches, et, la tête levée, il la contemplait, sérieusement.

— «Détrompez-vous», dit-il avec vivacité: «là-bas aussi, je suis... dépaysé! Je suis dépaysé partout. J’ai toujours été dépaysé. Je suis né dépaysé!...» Il sourit, et ajouta: «C’est seulement auprès de vous, Jenny, que cette impression de dépaysement me quitte... un peu...»

Son sourire s’effaça. Il semblait hésiter à dire autre chose. Il fit de la main un geste énigmatique, et s’éloigna.

«Elle est parfaite», songea-t-il. «Parfaite, mais indéchiffrable!» Ce n’était pas un reproche: l’attraction que Jenny avait, de tout temps, exercée sur lui, n’était-elle pas faite, en partie, de ce mystère?

Rentrée chez elle, Jenny était demeurée quelques minutes debout contre la porte close, écoutant les pas qui s’éloignaient. «Ah, qu’il est compliqué!...», se dit-elle soudain. Ce n’était pas un regret: elle l’aimait assez totalement pour chérir jusqu’à cette impression de vague effroi qu’il laissait derrière lui, comme un sillage, comme une empreinte.

XLV

La réunion de Vaugirard avait lieu dans la salle privée du Café Garibaldi, rue des Volontaires.

Présentés par Jacques, Vanheede et Mithoerg furent accueillis comme des délégués du Parti suisse, et installés dans les premiers rangs.

Giboin, qui présidait, donnait la parole à Knipperdinck. L’œuvre du vieux théoricien était écrite en suédois, mais son influence avait depuis longtemps franchi les frontières des pays nordiques; ses livres les plus marquants étaient traduits, et beaucoup d’assistants les avaient lus. Il parlait un français correct. Sa haute stature, couronnée de cheveux très blancs, la luminosité de son regard d’apôtre, ajoutaient au prestige de ses idées. Il appartenait à un pays pacifique et essentiellement neutre, où le nationalisme exacerbé des principales puissances continentales soulevait, de longue date, l’inquiétude et la désapprobation. Il jugeait, avec une sévère lucidité, la situation européenne. Son discours, documenté et chaleureux, était sans cesse coupé par les ovations.

Jacques, distrait, écoutait mal. Il pensait à Jenny. Il pensait à Berlin. Dès que Knipperdinck eut terminé par un pathétique appel à la résistance, il se leva, sans attendre la discussion générale; et, renonçant à emmener Vanheede et Mithoerg au Libertaire, il leur donna rendez-vous pour la manifestation du soir.


Place du Théâtre-Français, voyant l’heure, il modifia ses projets. Montmartre était loin. Mieux valait renoncer à sa visite au Libertaire et retourner à l’Humanité pour prendre la température de l’après-midi.

Sur le trottoir, en arrivant rue du Croissant, il aperçut le vieux Mourlan, dans sa blouse de typo, qui sortait du journal, avec Milanof. Il fit quelques pas avec eux.

Jacques savait que Milanof entretenait des rapports avec les milieux anarchistes; il lui demanda s’il comptait assister au Congrès de Londres, à la fin de la semaine.

— «Rien d’utile ne peut venir de là», répondit laconiquement le Russe.

— «D’ailleurs», remarqua Mourlan, «le Congrès s’annonce mal. Personne ne se soucie de se faire repérer, en ce moment. On se terre... A la Préfecture, à l’Intérieur, ils tendent déjà leurs filets: ils se dépêchent, paraît-il, de mettre à jour le Carnet B

— «Le Carnet quoi?» fit Milanof.

— «La liste de tous les suspects. Pour peu que ça se gâte, il faut que leur souricière soit prête...»

— «Et là-haut, que dit-on ce soir?» demanda Jacques, en désignant les fenêtres de l’Humanité.

Mourlan secoua les épaules. Les dernières dépêches étaient décourageantes.

De Pétersbourg, par l’indiscrétion d’un envoyé spécial du Times, toujours bien renseigné, on avait appris que le Tsar avait autorisé la mobilisation des quatorze corps d’armées situés à la frontière autrichienne: réponse à l’avertissement de l’Allemagne. Non seulement la Russie ne s’était pas laissé intimider, comme on en avait eu un instant l’espoir, mais elle devenait ouvertement agressive: le gouvernement russe menaçait de décréter immédiatement sa mobilisation générale, pour peu que l’Allemagne se permît une mobilisation, même partielle. Or, par des dépêches de Berlin, on savait que le gouvernement du Kaiser, renonçant à toute précaution, travaillait activement à la mobilisation. Le chef d’État-major de Moltke avait été rappelé d’urgence. Le public allemand était avisé, par la presse officielle, de l’imminence de la guerre. Le Berliner Lokalanzeiger publiait un long plaidoyer en faveur de l’ultimatum autrichien, et préconisait l’anéantissement de la Serbie. A Berlin, dès le début de la matinée, les guichets des banques avaient, paraît-il, essuyé l’assaut des rentiers pris de panique.

En France, les maisons de crédit étaient également assiégées. A Lyon, à Bordeaux, à Lille, les retraits de fonds créaient aux banques une situation difficile. A la Bourse de Paris, cet après-midi, il s’était produit une véritable émeute: un coulissier autrichien, accusé d’avoir provoqué une baisse sur la rente, avait été pris à partie aux cris de: «A mort les espions!» La police n’avait eu que le temps d’intervenir. Le préfet avait fait évacuer le péristyle, et les agents avaient eu grand’peine à empêcher une foule délirante d’écharper l’Autrichien. L’incident était ridicule, mais prouvait l’effervescence belliqueuse des esprits.

— «Et dans les Balkans?» questionna Jacques. «Les troupes autrichiennes n’ont tout de même pas franchi la frontière serbe?»

— «Pas encore, dit-on.»

Mais, selon les derniers télégrammes, l’offensive, retardée jusqu’à ce jour, devait être déclenchée dans la nuit. Gallot précisait même, d’après une source sûre, que la mobilisation générale autrichienne était décidée en fait, qu’elle serait décrétée le lendemain, et s’exécuterait en trois jours.

— «Chez nous», dit Mourlan, «les officiers en congé, les soldats permissionnaires, les cheminots ou les postiers en vacances, viennent d’être rappelés télégraphiquement... Et Poincaré donne l’exemple: il rapplique, sans escale; il sera mercredi à Dunkerque.»

— «A propos de votre Poincaré...» dit Milanof. Et il se fit l’écho d’une anecdote significative, qui circulait à Vienne: Le 21 juillet, à la réception du corps diplomatique au Palais d’Hiver, le Président de la République aurait, de sa voix coupante, lancé à l’ambassadeur d’Autriche cette phrase qui avait fait sensation: «La Serbie a des amis très chauds dans le peuple russe, monsieur l’ambassadeur. Et la Russie a une alliée, la France!»

— «Toujours la politique d’intimidation!», murmura Jacques, songeant à Studler.

Milanof proposa d’aller au Progrès, en attendant l’heure de la manifestation. Mais Mourlan refusa:

— «Assez de bavardages pour ce soir», fit-il d’un ton rogue.

— «J’ai un service à vous demander», lui dit Jacques, quand Milanof les eut quittés. «J’ai laissé dans ma chambre, rue du Jour, un paquet ficelé, qui contient des papiers personnels. S’il m’arrivait du vilain, ces jours-ci, voulez-vous le faire parvenir à Genève, à Meynestrel?»

Il sourit, sans s’expliquer davantage. Mourlan le dévisagea quelques secondes. Mais il ne posa aucune question et acquiesça, d’un signe de tête. Lorsqu’ils se séparèrent, il garda un instant la main de Jacques dans la sienne.

— «Bonne chance...» dit-il. (Et, pour une fois, il se retint de l’appeler «gamin».)


Jacques revint au journal. Il ne lui restait qu’une demi-heure avant le rendez-vous de Jenny.

Un groupe de socialistes, parmi lesquels il reconnut Cadieux, Compère-Mord, Vaillant, Sembat, sortaient du bureau de Jaurès; il les vit entrer chez Gallot. Il fit demi-tour, et s’en alla frapper à la porte de Stefany, qu’il trouva seul, debout, penché sur une table encombrée de journaux étrangers.

Stefany était grand et maigre; la poitrine creuse, les épaules pointues. Sa face longue, encadrée de cheveux très noirs, était ravagée de tics qui lui donnaient parfois l’air d’un dément. C’était un homme d’une activité dévorante, méridionale. (Il était d’Avignon.) Agrégé d’histoire, il avait enseigné quelques années en province avant de se consacrer à la lutte sociale; ceux qui l’avaient eu pour professeur ne l’avaient pas oublié. Jules Guesde l’avait fait entrer à l’Humanité. Jaurès, qu’une santé robuste éloignait des natures maladives, l’estimait sans l’aimer; cependant, il lui avait laissé prendre au journal une place de premier rang, et lui confiait les tâches difficiles.

Il l’avait tout spécialement chargé, cet après-midi, de se tenir en rapport avec le groupe socialiste du Parlement, et la Commission administrative du Parti. Jaurès cherchait à provoquer une protestation officielle des parlementaires socialistes contre toute intervention armée de la Russie; il multipliait ses démarches au Quai d’Orsay, pour obtenir que Paris ne fît pas cause commune avec Pétersbourg, et gardât toute sa liberté d’action, afin de pouvoir exercer en Europe un rôle d’arbitre pacificateur.

Stefany venait d’avoir un long entretien avec le Patron. Il ne cacha pas à Jacques qu’il l’avait trouvé exceptionnellement nerveux. Jaurès avait décidé que l’Humanité du lendemain porterait cette manchette menaçante: «La guerre commencera ce matin.»

Il avait rédigé avec Stefany le projet d’un manifeste où le Parti socialiste affirmait, devant l’étranger, au nom de tous les travailleurs français, sa volonté pacifiste. Stefany en avait obtenu des phrases entières, qu’il citait, de sa voix chantante, en arpentant l’étroite pièce. Ses petits yeux, au regard d’oiseau, allaient et venaient, derrière ses lunettes; son nez, osseux et busqué, saillait comme un bec:

— «Contre la politique de violence, les socialistes font appel au pays tout entier...», déclamait-il, en levant le bras. Le besoin qu’il éprouvait, ce soir, de retremper sa confiance en répétant, comme une litanie, ces déclarations réconfortantes, était visible et émouvant.

On avait reçu, dans la journée, un texte analogue, qui émanait des socialistes allemands. Jaurès, aidé de Stefany l’avait traduit lui-même: «La guerre est sur nous! Nous ne voulons pas la guerre! Vive la réconciliation internationale! Le prolétariat conscient de l’Allemagne, au nom de l’humanité et de la civilisation, élève une protestation enflammée!... Il somme impérieusement le gouvernement allemand d’user de son influence sur l’Autriche pour le maintien de la paix. Et si l’horrible guerre ne pouvait pas être empêchée, il exige que l’Allemagne reste entièrement en dehors du conflit!»

Jaurès désirait que les deux manifestes fussent affichés, ensemble, en deux placards jumeaux, à des milliers d’exemplaires, dans tout Paris, dans toutes les grandes villes, le plus tôt possible; les imprimeries socialistes, dès cette nuit, étaient réquisitionnées pour ce travail.

— «En Italie aussi, ils font de la bonne besogne», dit Stefany. «Le groupe des députés socialistes, réuni à Milan, a voté un ordre du jour, réclamant une convocation extraordinaire et immédiate de la Chambre italienne, pour obliger le gouvernement à déclarer publiquement que l’Italie ne suivrait pas ses alliés de la Triplice.»

D’un geste prompt, il cueillit un papier sur la table.

— «Et voilà la traduction d’un manifeste socialiste, qui vient d’être publié dans l’Avanti de Mussolini: “L’Italie n’a qu’une seule attitude à prendre: la neutralité! Le prolétariat italien souffrira-t-il qu’on le conduise de nouveau à l’abattoir? Un cri unanime doit s’élever: A bas la guerre! Pas un homme! Pas un centime!”»

Cette traduction devait paraître, le lendemain, en première page dans l’Humanité.

— «Mercredi», reprit-il, «à Bruxelles, il n’y aura pas seulement réunion du Bureau socialiste international, mais aussi, le soir, un grand meeting de protestation, présidé par Jaurès, par Vandervelde, pour la Belgique, par Haase et Molkenbuhr, pour l’Allemagne, par Keir-Hardie, pour l’Angleterre, par Roubanovitch, pour la Russie... Ce sera grandiose... Dans tous les pays, les militants disponibles sont appelés à faire le voyage, pour que ce meeting devienne une formidable manifestation européenne. Il faut montrer que le prolétariat du monde entier se dresse en travers de la politique des États!»

Il allait et venait, fronçant le nez, crispant les lèvres, dévoré d’impuissance, mais tenant bon et refusant de désespérer.

La porte s’ouvrit pour livrer passage à Marc Levoir. Il était rouge et agité. A peine entré, il se laissa tomber sur une chaise:

— «C’est à se demander s’ils ne la veulent pas, tous!»

— «La guerre?»

Il revenait du Quai d’Orsay, et il en rapportait une étrange nouvelle: M. de Schoen, disait-on, serait venu annoncer que l’Allemagne, afin d’offrir à la Russie un prétexte honorable de renoncer à son intransigeance, promettait d’obtenir de l’Autriche l’engagement formel que l’intégrité territoriale de la Serbie serait respectée. Et l’ambassadeur aurait ensuite proposé au gouvernement français de faire, dans la presse, une déclaration officielle, pour spécifier que la France et l’Allemagne «complètement solidaires dans l’ardent désir de ne pas rompre la paix», agissaient de concert, et multipliaient à Pétersbourg leurs conseils de modération. Or, le gouvernement français, sous l’influence de Berthelot, aurait repoussé cette proposition et refusé tout net d’afficher la moindre solidarité avec l’Allemagne, par crainte d’éveiller les susceptibilités de l’alliée russe.

— «Dès que l’Allemagne propose quoi que ce soit», conclut Levoir, «le Quai d’Orsay déclare: “C’est un piège!” Et voilà quarante ans que ça dure!»

Les petits yeux de Stefany se fixaient sur Levoir avec une expression d’angoisse. Son visage jaune semblait s’être encore allongé, comme si la chair gélatineuse des joues cédait au poids de la mâchoire.

— «Ce qui est consternant», murmura-t-il, «c’est de penser qu’ils sont ainsi sept ou huit, en Europe, — dix, peut-être, — à faire l’Histoire, entre eux... Je pense au Roi Lear: “Maudite soit l’époque où le troupeau des aveugles est sous la conduite d’une poignée de fous!...” Viens», fit-il brusquement, en posant la main sur l’épaule de Levoir. «Il faut prévenir le Patron.»

Jacques, resté seul, se leva. Il était temps d’aller retrouver Jenny. «Et, demain soir, je serai à Berlin...» Il ne pensait à sa mission que par intermittences; mais, chaque fois, c’était avec un frémissement de plaisir, où se mêlait un peu d’angoisse: la crainte de ne pas accomplir au mieux ce qu’on attendait de lui.

XLVI

Bien que l’horloge de la Bourse marquât à peine la demie, Jenny était là. Jacques la vit de loin, et s’arrêta. La fine silhouette se détachait, immobile, devant les grilles fermées, dans le va-et-vient des marchands de journaux et des employés d’autobus. Une longue minute, il demeura au bord du trottoir, à la contempler. Il retrouvait une émotion très ancienne, à la surprendre ainsi dans sa solitude. Autrefois, à Maisons-Laffitte, pour l’entrevoir un instant, il venait souvent rôder autour du jardin des Fontanin. Il se souvenait d’une fin d’après-midi où il l’avait vue, en robe blanche, sortir de l’ombre des sapins et traverser une traînée de soleil qui eut juste le temps de la nimber de lumière, comme une apparition...

Ce soir, elle n’avait pas son voile de deuil. Elle portait un costume noir, qui la faisait plus mince encore. Dans sa manière de s’habiller, comme dans toute sa conduite, elle ne cédait jamais au désir de plaire. Elle ne cherchait d’approbation qu’en elle-même; (trop fière pour se soucier du jugement d’autrui; et, d’ailleurs, trop modeste pour penser que les autres pussent se donner la peine de porter un jugement sur elle.) Elle aimait les vêtements de coupe sobre, strictement pratiques. Elégante, pourtant: mais d’une élégance un peu sèche et sévère, faite surtout de simplicité, de naturelle distinction.

Lorsqu’il s’approcha d’elle, elle tressaillit et s’avança vers lui en souriant. Car elle souriait, maintenant, sans trop d’effort: ou, plus exactement, un frémissement indécis faisait palpiter le coin des lèvres, tandis qu’au fond de ses yeux clairs s’avivait une petite lueur, que Jacques savait saisir au passage, — ce qui, chaque fois, lui gonflait le cœur de joie.

Il l’aborda par une taquinerie:

— «Quand vous souriez, vous avez toujours un peu l’air de faire l’aumône.»

— «Vraiment?»

Elle ne put se défendre de se sentir légèrement blessée dans son orgueil. Aussitôt, elle se dit qu’il avait raison; et elle fut sur le point de surenchérir: «C’est vrai que j’ai des traits figés, revêches...» Mais elle répugnait toujours à parler d’elle.

— «Tout va de plus en plus mal», soupira-t-il, brusquement. «Chaque gouvernement s’entête et menace... C’est à qui se montrera le plus intransigeant...»

Dès l’arrivée de Jacques, elle avait remarqué son visage fatigué, soucieux. Elle l’interrogea du regard, pour qu’il précisât les nouvelles. Mais il secoua obstinément la tête:

— «Non, non... Ne parlons de rien... A quoi bon? Assez... Aidez-moi, au contraire, à tout oublier, pendant cette heure d’entr’acte... Je vous propose de dîner dans le quartier, pour ne pas perdre de temps... Je n’ai pas déjeuné, j’ai une faim terrible... Venez», fit-il, en l’entraînant.

Elle le suivit. «Si maman, si Daniel, nous voyaient», songea-t-elle. Cette fugue à deux donnait subitement à leur intimité, que tous ignoraient encore, une sorte de consécration matérielle, qui la troublait comme une enfant en faute.

— «Pourquoi pas là?» dit-il, en lui désignant, au coin de deux rues un restaurant de piètre apparence, dont la façade, largement ouverte sur le trottoir, laissait voir quelques tables à nappes blanches. «Nous y serions tranquilles, vous ne croyez pas?»

Ils traversèrent la chaussée et franchirent ensemble le seuil de la petite salle, qui était fraîche et complètement déserte. Au fond, par la porte vitrée de la cuisine, on apercevait, de dos, deux femmes attablées sous une suspension allumée. Aucune d’elles ne se retourna.

Jacques avait, d’un geste las, jeté son chapeau sur la banquette, et s’était avancé vers le fond, pour attirer l’attention des tenancières. Il patienta une minute debout, immobile. Jenny leva les yeux sur lui; et, soudain, ce masque vieilli, aux reliefs bizarrement déformés par la lumière de la cuisine, lui parut être celui d’un inconnu. Elle eut l’impression d’un cauchemar, l’effroi de la fillette attirée dans un lieu sinistre par un voleur d’enfant... Ce vertige ne dura qu’une seconde: déjà Jacques revenait vers elle, et le déplacement des ombres lui rendait son vrai visage.

— «Installez-vous», dit-il, en lui facilitant l’accès de la banquette. «Non, asseyez-vous là, vous n’aurez pas le jour dans l’œil.»

C’était pour elle une sensation toute neuve de se sentir veillée par cette virile sollicitude, et elle s’y abandonnait avec délice.

Dans la cuisine, la plus jeune des femmes, une grosse fille veule, en corsage rose, les cheveux plantés bas sur un front de génisse, s’était levée enfin, et venait à eux, avec l’air hargneux d’une bête qu’on dérange à l’heure de sa pâtée.

— «Pouvons-nous dîner, Mademoiselle?» demanda Jacques, sur un ton enjoué.

La fille le toisa:

— «Ça dépend.»

Les yeux de Jacques allaient et venaient, gaîment, de la serveuse à Jenny:

— «Vous avez bien des œufs? Oui? Un peu de viande froide, peut-être?»

La fille tira un papier de son poitrail:

— «Voilà ce qu’il y a», dit-elle, avec un air de dire: «A prendre ou à laisser.»

La bonne humeur de Jacques paraissait inaltérable.

— «Parfait!» déclara-t-il, après avoir lu le menu à haute voix, et consulté Jenny du regard.

La serveuse tourna les talons, sans un mot.

— «Charmante nature», murmura Jacques. Et il s’assit, en riant, vis-à-vis de Jenny.

Il se releva aussitôt pour l’aider à retirer sa jaquette.

«Si j’enlevais aussi mon chapeau?» songea-t-elle. «Non, je vais être toute décoiffée...» Elle eut instantanément honte de cette pensée coquette: elle retira son chapeau d’un geste volontaire, et se défendit même de passer la main sur ses cheveux.

La fille au visage grognon reparut, avec une soupière fumante.

— «Bravo, Mademoiselle!» s’écria Jacques, en lui prenant la louche des mains. «Vous ne nous aviez pas annoncé de potage... Il embaume!» Et, se tournant vers Jenny: «Je vous sers?»

Sa gaîté sonnait un peu faux. Ce premier repas tête à tête l’intimidait presque autant que la jeune fille. Et il ne parvenait pas à se délivrer des préoccupations de la journée.

Une glace verdâtre, placée derrière Jenny, doublait chacun de ses mouvements, et permettait à Jacques d’apercevoir, au delà du buste vivant qu’il avait devant lui, l’image gracieuse des épaules et de la nuque.

Elle se sentit examinée et dit soudain:

— «Jacques... Je me demande... si vous me connaissez bien? C’est effrayant... Est-ce que vous ne vous faites pas... beaucoup d’illusions sur moi?»

Elle souriait pour dissimuler l’anxiété réelle qui s’emparait d’elle, dès qu’elle se demandait: «Parviendrai-je jamais à être telle qu’il me souhaite? Ne suis-je pas condamnée à le décevoir?»

Il sourit à son tour:

— «Et, si je vous demandais, moi aussi: “Me connaissez-vous bien?” qu’est-ce que vous répondriez?»

Elle hésita une seconde:

— «Je crois que je répondrais: “non”.»

— «Mais vous penseriez, en même temps: “Ça n’a guère d’importance”. Et vous auriez raison», reprit-il, souriant toujours.

Elle en convint, d’une inclinaison de tête. «Oui,» songeait-elle, «ça n’a pas d’importance... Ça viendra tout seul... C’est une idée comme en ont les parents, que j’ai eue là!»

— «Il faut avoir confiance en nous», prononça-t-il avec force.

Elle ne répondit pas. Il l’observait, avec un soupçon d’inquiétude. Mais, l’expression de bonheur qui, en ce moment, la transfigurait, était la plus rassurante des réponses.

Un parfum de beurre chaud se répandit dans la salle.

— «Voilà le porc-épic», souffla Jacques.

La serveuse au corsage rose apportait une omelette.

— «Au lard?» s’écria Jacques. «Admirable!... C’est vous qui faites la cuisine, Mademoiselle?»

— «Dame!»

— «Mes compliments!»

La fille daigna sourire. Elle prit un air modeste:

— «Oh, vous savez, ici, les dîners sont simples... C’est le matin qu’il faut venir. A midi, jamais une table libre... Mais, le soir, c’est calme... A part les amoureux...»

Jacques échangea avec Jenny un regard amusé. Il semblait vraiment soulagé d’avoir déridé cette face ingrate.

— «Ça», fit-il, avec un claquement de langue approprié, «c’est une omelette!»

Flattée, la fille, cette fois, se mit à rire:

— «Moi», murmura-t-elle, en se penchant comme pour une confidence, «je fais mon travail, sans rien demander à personne. Je m’en rapporte aux connaisseurs.»

Elle enfonça les poings dans les poches de son tablier, et s’éloigna, en roulant les hanches.

— «Faut-il prendre ça pour un compliment discret?» demanda Jacques en riant.

Jenny, distraite, réfléchissait. Ce n’était rien, cette petite scène, et pourtant elle y découvrait des choses surprenantes. Jacques avait évidemment le don d’émettre une sorte de chaleur; de créer, par un mot, un sourire, par l’intérêt qu’il témoignait aux êtres, une température favorable à l’éclosion de la confiance, de la sympathie. Jenny le savait mieux que personne: auprès de lui, les natures les plus rétives, les plus fermées, finissaient par échapper à leur sortilège, par se déplier, par s’épanouir. Mais rien ne l’étonnait plus qu’un tel don! Contrairement à Jacques, contrairement à Daniel, elle n’avait presque aucune curiosité pour autrui. Elle vivait enclose dans son univers. Attentive, avant tout, à préserver la pureté de son atmosphère, elle s’appliquait même à maintenir une distance entre elle et son prochain, à n’offrir aux contacts du monde qu’une surface lisse où rien ne pût mordre. «Mais», se dit-elle, pensant à son frère, «est-ce que cette curiosité qui pousse Jacques vers n’importe quel être vivant, n’a pas, pour contre-partie, une certaine impossibilité à fixer son choix?»

— «Etes-vous capable de préférer?» demanda-t-elle à l’improviste. «Etes-vous capable de vous attacher à un être plus qu’à tous les autres? et pour toujours?»

Elle s’aperçut immédiatement combien sa phrase était obscure, maladroite. Elle rougit.

Il la regardait, interloqué, cherchant à deviner l’association de ses idées; et il se répétait la question, désireux, avant tout, d’y répondre loyalement. Car tous deux sentaient, et d’une façon quasi-superstitieuse, que c’eût été commettre un sacrilège envers leur amour, que de se tromper l’un l’autre, si peu que ce fût.

«Capable de m’attacher à un être?» faillit-il dire. «Et mon amitié pour Daniel?» Mais l’exemple était fallacieux, puisque cet attachement n’avait pas échappé à l’action du temps.

— «Jusqu’à présent, peut-être que non», confessa-t-il, avec un peu de sécheresse. Et, plus âprement, il ajouta: «Mais quoi? Est-ce une raison pour douter?»

— «Je ne doute pas», balbutia-t-elle, précipitamment.

Il fut frappé par son air de détresse. Il s’avisa, trop tard, des précautions qu’exigeait cette extrême sensibilité. Il voulut ajouter quelque chose, hésita, et, comme la serveuse apportait la suite, il se contenta d’adresser à Jenny un sourire caressant, qui, visiblement, lui demandait pardon de sa rudesse.

Elle l’observait. Cette rapidité avec laquelle Jacques passait d’un extrême à l’autre, l’effrayait comme un danger, mais la ravissait aussi, sans qu’elle sût bien pourquoi; peut-être y trouvait-elle l’indice d’une supériorité, d’une force? «Mon Barbare...», songea-t-elle, avec une fierté attendrie. L’ombre qui avait obscurci son visage, s’effaça; et, de nouveau, elle se sentit pénétré par cette intime certitude de bonheur qui, depuis deux jours, bouleversait et renouvelait tout son être.

Lorsque la fille eut quitté la saille, Jacques constata:

— «Comme votre confiance est encore fragile...»

Dans son accent, pas le moindre reproche: rien d’autre que du regret; et aussi du remords, car il n’oubliait pas que son attitude passée légitimait, de la part de Jenny, toutes les défiances.

Elle devina aussitôt son scrupule, et, cherchant à écarter tout souvenir amer, elle dit précipitamment:

— «C’est que, voyez-vous, je suis mal préparée à la confiance... Je ne me rappelle pas avoir jamais connu...» (Elle cherchait le terme. Ce fut un mot de Jacques qui lui vint aux lèvres:) «la quiétude. Même enfant... Je suis ainsi faite...» Elle sourit: «Ou, du moins, je l’étais...» Puis, à mi-voix, elle ajouta, en baissant les yeux: «Je n’ai jamais avoué ça à personne.» Et, spontanément, après un bref coup d’œil vers la porte de service, elle tendit, par-dessus la table, ses deux mains vers Jacques; deux mains fines, tièdes et nues, qui tremblaient. Elle se sentait totalement sienne; elle ne désirait que s’abandonner davantage encore, s’anéantir, se confondre en lui.

Il murmura:

— «J’étais comme vous... seul, toujours seul! Et toujours inquiet!»

— «Je connais ça», dit-elle, en retirant ses mains avec douceur.

— «Tantôt je me croyais supérieur aux autres, et je me grisais d’orgueil. Tantôt je me trouvais stupide, ignorant, laid, et je me dévorais d’humiliation...»

— «Exactement comme moi.»

— «...toujours étranger...»

— «Comme moi.»

— «...muré dans mes particularités...»

— «Moi aussi. Sans espoir d’en sortir, ni de devenir semblable aux autres...»

— «Et si, à certaines époques, je n’ai pas complètement désespéré de moi», reprit-il, avec un brusque élan de gratitude, «savez-vous à qui je le dois?»

Une seconde, elle espéra follement qu’il allait dire: «A vous.» Mais il dit:

— «A Daniel!... Notre amitié était, avant tout, un échange de confiance. C’est l’affection, la confiance de Daniel, qui m’ont sauvé.»

— «Comme moi», murmura-t-elle, «exactement comme moi! Je n’ai jamais eu d’autre ami que Daniel.»

Ils ne se lassaient pas de s’expliquer l’un à l’autre, l’un par l’autre, et se regardaient jusqu’au fond des yeux, d’un regard gourmand et ravi. Chacun d’eux attendait, comme un aveu, comme un témoignage décisif de leur entente, que le sourire de l’autre répondît au sien. Surprenant, délicieux prodige, de se sentir si aisément pénétré par l’intuition de l’autre, et de se découvrir si pareils! Il leur semblait que cet échange de confidences était inépuisable, et que rien au monde, pour l’instant, n’était plus important que cette double investigation.

— «Oui, c’est bien à Daniel que je dois de n’avoir pas sombré... Et aussi à Antoine», ajouta-t-il, après réflexion.

Une involontaire froideur, qu’il discerna aussitôt, se marqua sur le visage de la jeune fille. Décontenancé, il la questionnait du regard.

— «Le connaissez-vous bien, mon frère?» demanda-t-il enfin, tout prêt à se lancer, avec conviction, dans un panégyrique d’Antoine.

Elle faillit avouer: «Je le déteste.» Elle dit seulement:

— «Je n’aime pas ses yeux.»

— «Ses yeux?»

Comment formuler sa pensée, sans blesser Jacques? Pourtant, elle ne voulait rien lui cacher; même ce qui pouvait lui être pénible.

Il insista, intrigué:

— «Qu’est-ce que vous reprochez à ses yeux?»

Elle réfléchit un peu:

— «On dirait... qu’ils ne savent pas, qu’ils ne savent plus, voir ce qui est bien et ce qui ne l’est pas...»

Jugement étrange, qui laissa Jacques perplexe. Il se souvint alors d’un mot sur Antoine que lui avait dit Daniel: «Sais-tu ce qui m’attache à ton frère? C’est sa liberté de jugement.» Daniel admirait chez Antoine cette faculté de pouvoir tout naturellement envisager n’importe quel problème en soi, comme il examinait une pièce anatomique, hors de toute préoccupation morale. C’était une attitude d’esprit qui avait beaucoup d’attrait pour un descendant de huguenots.

Le regard de Jacques semblait réclamer des précisions. Mais elle opposait à ce regard un masque si calme, si clos, qu’il n’osa pas l’interroger davantage.

«Indéchiffrable», songea-t-il.

La fille au corsage rose était venue desservir. Elle proposa:

— «Du fromage? Des fruits? Deux bons moka-filtres?»

— «Pour moi, plus rien», dit Jenny.

— «Alors, un filtre, un seul.»

Ils attendirent que le café fût servi, pour reprendre librement leur conversation. Jacques regardait Jenny, à la dérobée, et il remarqua une fois de plus combien l’expression des yeux contrastait avec celle du visage, combien cette expression était plus «âgée» que celle des traits, restés si jeunes, et comme inachevés.

Il se pencha délibérément:

— «Laissez-moi regarder vos yeux», dit-il, souriant pour excuser cet examen. «Je voudrais les apprendre... Ils sont d’une eau si pure... d’un bleu franc, d’un bleu froid... Et la pupille! Elle change sans cesse de forme... Ne bougez pas, c’est passionnant.»

Elle aussi le contemplait, mais sans sourire, un peu lasse.

— «Tenez», reprit-il, «quand vous faites un effort d’attention, l’iris bleu se contracte... Et la pupille se rétrécit... jusqu’à devenir un tout petit point, rond et net comme un trou de poinçon... Quelle volonté il y a, dans vos yeux!»

L’idée lui vint alors que Jenny pourrait devenir une admirable compagne de lutte. Et, d’un coup, toutes ses préoccupations l’envahirent de nouveau. Il tourna machinalement la tête pour vérifier l’heure au cartel pendu au mur.

Elle murmura, craintive soudain devant ce front assombri:

— «A quoi pensez-vous, Jacques?»

Il releva sa mèche, d’un geste brutal:

— «Ah!» fit-il, serrant malgré lui les poings, «je pense qu’il y a, en ce moment, en Europe, quelques centaines d’hommes qui voient clair, et qui se démènent pour le salut de tous les autres, sans parvenir à se faire entendre de ceux qu’ils veulent sauver! C’est d’un pathétique absurde! Parviendrons-nous à secouer l’inertie des masses? Sauront-elles, à temps...»

Il continuait à parler, et Jenny avait l’air d’écouter; mais elle n’entendait plus ses paroles. Depuis qu’elle avait surpris le coup d’œil de Jacques vers le cadran, son attention était à la dérive, et elle ne maîtrisait plus les battements de son cœur. Trois jours sans lui!... Elle luttait contre une angoisse qu’elle ne voulait à aucun prix lui laisser voir; et elle éprouvait une joie si douloureuse à l’avoir là, pour quelques minutes encore, vivant et proche, qu’elle suivait tous les jeux de sa physionomie, chaque contradiction des maxillaires, chaque froncement des sourcils, chaque éclair de ses yeux mobiles, — sans chercher à comprendre ce qu’il disait, perdue dans le crépitement confus des mots et des pensées, comme parmi des gerbes d’étincelles.

Il se tut brusquement:

— «Vous ne m’écoutez pas!...»

Elle battit des cils, et rougit:

— «Non.»

Puis, gentiment, pour se faire pardonner, elle lui tendit la main. Il la prit, la retourna, et appuya ses lèvres dans la paume. Il sentit aussitôt tous les muscles du bras frémir, et il s’aperçut, avec un trouble subtil, — un trouble tout nouveau, — que la petite main, au lieu de s’abandonner, passive, s’écrasait passionnément contre sa bouche.

Mais le temps pressait, et il avait encore une confidence à faire:

— «Jenny, il y a une chose que je veux absolument vous avoir dite, dès ce soir... L’an dernier, à la mort de mon père, j’avais refusé d’entendre parler... de comptes... Je ne voulais pas toucher un sou de cet argent... Hier, j’ai changé d’avis...»

Il fit une pause. Elle s’était redressée, interdite, et elle évitait son regard, bouleversée malgré elle par les idées confuses et contradictoires qui lui traversaient l’esprit.

— «J’ai l’intention de prendre tout cet argent et de le verser aux caisses de l’Internationale, pour qu’il soit immédiatement employé à la lutte contre la guerre.»

Elle respira profondément. Le sang lui revint aux joues. «Pourquoi me parle-t-il de cela», se demandait-elle.

— «Vous m’approuvez, n’est-ce pas?»

Jenny baissa instinctivement le front. Quelle arrière-pensée avait-il, en insistant ainsi sur le mot «approuver»? Il semblait avoir voulu lui conférer un droit de contrôle sur ses actes... Elle esquissa un vague signe de tête, et releva timidement les yeux. Son expression demeurait volontairement interrogative.

— «Jusqu’ici», continua-t-il, «grâce à mes articles, j’ai toujours gagné ma vie... Le strict nécessaire... Peu importe: je vis au milieu de gens sans ressources, je suis comme eux, et c’est très bien.»

Il fit une longue aspiration, et reprit, très vite, sur un ton qu’un peu de gêne rendit presque bourru:

— «Si cette existence... médiocre... ne vous fait pas peur, Jenny... moi, je ne crains rien pour nous.»

C’était la première allusion à leur avenir, à une existence commune.

Elle pencha de nouveau le front. L’émotion, l’espérance, lui coupaient le souffle.

Il attendit qu’elle se redressât, et, dès qu’il aperçut ce visage éperdu de bonheur, il dit simplement:

— «Merci.»

La serveuse apportait l’addition. Il paya, et releva les yeux sur la pendule.

— «Bientôt moins vingt. Je n’ai même pas le temps de vous ramener chez vous.»

Jenny, sans attendre qu’il lui fît signe, s’était levée. «Il va partir», se disait-elle, oppressée. «Où sera-t-il demain?... Trois jours... Trois mortels jours.»

Comme il l’aidait à mettre sa jaquette, elle se retourna brusquement, et, de tout près, le dévisagea:

— «Jacques... Ce n’est pas dangereux, au moins?» Sa voix tremblait.

— «Quoi donc?» demanda-t-il pour gagner du temps.

Les termes du message de Richardley lui revinrent à l’esprit. Il ne voulait ni lui mentir, ni l’inquiéter. Il fit un effort, et sourit:

— «Dangereux?... Je ne pense pas.»

Une lueur d’effroi pointa dans les prunelles de la jeune fille. Mais elle abaissa vivement les paupières, et, presque aussitôt, elle sourit à son tour, bravement.

«Elle est parfaite», se dit-il.

Sans parler, l’un contre l’autre, ils gagnèrent le métro du Sentier.

Au bord de l’escalier, Jacques s’arrêta. Jenny, qui avait déjà descendu la première marche, se retourna vers lui. L’heure était venue... Il posa ses deux mains sur les épaules de la jeune fille:

— «Jeudi... Vendredi, au plus tard...»

Il la regardait bizarrement. Il fut sur le point de lui dire: «Tu es mienne... Ne nous quittons pas encore, viens avec moi!» Songeant à la foule, aux bagarres possibles, il dit, vite et très bas:

— «Allez-vous en... Adieu...»

Ses lèvres ébauchèrent un mouvement qui n’était pas vraiment un sourire, ni tout à fait un baiser. Puis il retira brusquement ses mains, lui jeta un long regard, et s’enfuit.

XLVII

Il faisait presque jour encore; l’air était chaud, saturé de fluide orageux.

Les boulevards offraient un aspect inaccoutumé: tous les boutiquiers avaient baissé leurs rideaux de fer; la plupart des cafés étaient fermés; sur l’ordre de la police, ceux qui restaient ouverts avaient dégarni leurs terrasses, pour éviter que les chaises et les tables pussent servir à improviser des barricades, et pour laisser le champ libre aux charges des gardes municipaux. Les curieux affluaient. Les autos commençaient à être rares; quelques autobus continuaient à circuler, en cornant.

Boulevard Saint-Martin, boulevard Magenta, et aux abords de la C. G. T., l’agglomération était particulièrement dense. Un peuple d’hommes et de femmes descendait des hauteurs de Belleville. Des ouvriers de tous âges, en tenue de travail, jaillis de tous les coins de Paris et de la banlieue, se rassemblaient en groupes de plus en plus compacts. Dans les renforcements, dans les chantiers en construction, aux coins des rues, des pelotons d’agents formaient de noirs essaims autour des autobus de la Préfecture, prêts à les transporter ici ou là, au premier appel.

Vanheede et Mithoerg attendaient Jacques dans un débit du faubourg du Temple.

Sur la place de la République, où la circulation des voitures était interrompue, une multitude affairée était bloquée sur place. Jacques et ses amis, jouant des coudes, essayèrent de se frayer un chemin à travers cette marée humaine, pour rejoindre les rédacteurs de l’Humanité, que Jacques savait rassemblés au pied du monument central. Mais il était déjà impossible d’atteindre le terre-plein, où s’organisait la tête du cortège.


Soudain, un frémissement semblable au murmure du vent fit onduler les têtes, et une cinquantaine de chapeaux, jusque-là invisibles, se dressèrent par dessus la houle. Sans cris, sans chants, lourd et collé au sol comme une bête rampante qui déplie ses anneaux, le cortège s’ébranla dans la direction de la Porte Saint-Martin. En quelques minutes, pareil à un fleuve de lave qui a trouvé sa pente, la foule emplit la large tranchée des boulevards, et, grossie sans cesse par les affluents des voies latérales, se mit lentement à couler vers l’Ouest.

Pris dans la masse, suffoquant de chaleur, Jacques, Vanheede et Mithoerg avançaient, coude à coude, pour ne pas se perdre. Le flot les portait, les noyait dans sa sourde rumeur, les immobilisait un instant pour les soulever de nouveau, les jeter à droite ou à gauche, contre les façades sombres dont les fenêtres étaient garnies de curieux. La nuit était venue; les globes électriques répandaient sur ce chaos mouvant une lumière insuffisante, tragique.

«Ah!» se dit Jacques, grisé de joie et de fierté, «quel avertissement! Un peuple entier, dressé contre la guerre! Les masses ont compris... Les masses ont répondu à l’appel!... Si Rumelles pouvait voir ça!...»

Un arrêt plus long que les autres les tenait cloués contre le péristyle du Gymnase. Des cris éclatèrent à l’avant. Il semblait que, là-bas, vers l’entrée du boulevard Poissonnière, la colonne se fût heurtée la tête à un obstacle.

Cinq, dix minutes passèrent. Jacques s’impatientait:

— «Venez», dit-il, en prenant le petit Vanheede par la main.

Suivis de Mithoerg qui ronchonnait, ils se faufilèrent, fendant des groupes, contournant les noyaux trop résistants, faisant des zigzags, avançant quand même.

— «Une contre-manifestation!» dit quelqu’un. «La Ligue des Patriotes occupe le carrefour, et barre la route!»

Jacques, lâchant l’albinos, parvint à se hisser sur l’entablement d’une boutique, pour voir.

C’était au coin du faubourg Poissonnière, au pied de l’immeuble rouge du Matin, que les drapeaux étaient arrêtés. Les premiers rangs des deux groupes s’entre-choquaient, avec des invectives, des cris. La bagarre était localisée, mais violente: les visages se menaçaient, les poings étaient tendus. La police, en petits pelotons noirs encastrés dans la foule, se démenait sur place, mais semblait laisser faire. Un drapeau blanc s’agita, comme un signal: les patriotes entonnèrent la Marseillaise; alors, d’une seule voix qui s’amplifia et couvrit bientôt tous les bruits de son rythme puissant, les socialistes répondirent par l’Internationale. Brusquement, une lame de fond souleva, secoua la fourmilière. Jaillies de droite et de gauche par les rues voisines, des sections de sergents de ville, commandées par des officiers de paix, avaient violemment pénétré dans le flot, pour dégager le carrefour. Aussitôt, la bagarre s’accentua. Les chants s’arrêtèrent, reprirent, coupés de vociférations: «A Berlin!»; «Vive la France!»; «A bas la guerre!». La police, fonçant au cœur du désordre, s’attaquait aux pacifistes qui ripostaient. Des sifflets crépitèrent. Des bras, des cannes, se dressaient: «Vaches!... Fumiers!» Jacques vit deux agents se jeter sur un manifestant, qui se débattait et que les agents finirent par jeter, à demi assommé, dans une des voitures de police postées aux coins des rues.

Il enrageait d’être si loin. Peut-être, en longeant les maisons, aurait-il pu arriver jusqu’au carrefour? Il se rappela à temps sa mission, son train.... Aujourd’hui, il ne s’appartenait pas: il n’avait pas le droit de céder à ses impulsions!

Un bruit sourd se fit entendre, à l’avant, sur les boulevards. Au loin, des casques brillèrent. C’était un peloton de gardes municipaux qui s’avançait, au trot, à la rencontre des manifestants.

— «Ils vont charger!»

— «Sauve qui peut!»

Autour de Jacques, la foule, effrayée, essayait de rebrousser chemin. Mais elle était coincée entre les cavaliers qui approchaient et l’immense queue du cortège, qui poussait à contresens, et empêchait tout recul. Juché sur son entablement comme sur un rocher battu par la tempête, Jacques se cramponnait au volet de fer pour ne pas être jeté bas par les tourbillons du flot humain qui bouillonnait à ses pieds. Il chercha des yeux ses compagnons, et ne les aperçut plus. «Ils savent où je suis», se dit-il: «s’ils le peuvent, ils vont me rejoindre...» Il songea avec effroi: «Heureusement que je n’ai pas amené Jenny...»

Sur le carrefour, les chevaux piaffaient. Des piétons étaient renversés. Des visages affolés, rageurs, des fronts égratignés, apparaissaient et disparaissaient, au gré des remous.

Que se passait-il? Impossible de comprendre... Maintenant, le centre du carrefour était évacué. Les pacifistes avaient dû céder aux mouvements combinés des gardes à cheval et des sergents de ville. Au milieu de la chaussée jonchée de cannes, de chapeaux, de débris, se promenaient des officiers de paix, galonnés d’argent, et quelques civils, qui devaient être des autorités policières. Autour d’eux, le cordon des agents progressait, élargissant le cercle; et, bientôt, toute la largeur du boulevard fut barrée par la police.

Alors, comme un troupeau mordu aux jarrets par les chiens, et qui, après quelques minutes de piétinement désordonné, opère une conversion sur place, les manifestants firent demi-tour, et se précipitèrent en trombe vers les boulevards de Strasbourg et de Sébastopol:

— «Rassemblement au carrefour Drouot!»

«Pas prudent de s’éterniser là», se dit Jacques. (Il venait de se rappeler que, en cas d’arrestation, il n’avait sur lui qu’une carte d’identité au nom de Jean-Sébastien Eberlé, étudiant genevois.)


Il put s’échapper par la rue d’Hauteville. Il hésitait. Qu’étaient devenus Vanheede et Mithoerg? Que faire? Courir rue Drouot? Rentrer dans la bagarre? Et s’il était arrêté? ou seulement pris dans un remous, retenu entre deux bagarres, contraint de manquer son train?... Quelle heure? Onze heures moins cinq... La sagesse, quoi qu’il lui en coûtât, c’était de tourner le dos à la manifestation, et de se rapprocher de la gare du Nord.

Il se trouva bientôt place La Fayette, devant l’église Saint-Vincent de Paul. Le petit square! Jenny... Il eut envie de monter, en pèlerinage, jusqu’à leur banc... Mais une section de gardiens de la paix, en attente, occupait les escaliers.

Il mourait de soif. Il se souvint alors qu’il connaissait, tout près de là, rue du Faubourg Saint-Denis, un bar où se réunissaient les socialistes de la section Dunkerque. Il avait le temps d’y passer une demi-heure, avant d’aller prendre son train.

L’arrière-salle, où se rencontraient d’ordinaire les militants, était vide. Mais, près du comptoir, autour du cafetier, — un vieux du Parti, — une demi-douzaine de consommateurs commentaient les nouvelles du quartier, qui avait été le théâtre de plusieurs échauffourées sérieuses. Autour de la gare de l’Est, une manifestation contre la guerre avait été rudement dispersée. Elle s’était réformée devant la C. G. T.; là, un véritable commencement d’émeute avait nécessité une charge de police; les blessés, disait-on, étaient nombreux. Les commissariats de l’arrondissement étaient pleins de manifestants arrêtés. Le bruit courait que le directeur de la police municipale, qui dirigeait le service d’ordre sur les boulevards, avait reçu un coup de couteau. Un consommateur, qui venait de Passy, racontait avoir vu, place de la Concorde, la statue de Strasbourg drapée de voiles tricolores, et gardée par un groupe de jeunes patriotes qui allumaient des feux de bengale, sous la protection des gardiens de la paix. Un autre, un vieil ouvrier à moustaches grises, qui faisait recoudre par la patronne sa veste endommagée au cours de la bataille, prétendait que plusieurs tronçons de la manifestation des boulevards s’étaient regroupés à la Bourse, et, drapeau rouge déployé, marchaient sur le Palais-Bourbon, au cri de: «A bas la guerre!»

— «A bas la guerre!...» grommela le cafetier. Il avait vu 70; il avait fait la Commune. Il secouait rageusement la tête: «Il est bien temps, de crier: “A bas la guerre!” ...C’est comme si tu criais: “A bas la pluie!” quand l’orage est là...»

Le vieux, qui fumait, les yeux plissés, se fâcha:

— «N’est jamais trop tard, Charles! Si tu avais vu ça, entre huit et neuf, sur la place de la République... Serrés! — t’aurais dit un banc d’anchois!»

— «J’y étais», dit Jacques, en se rapprochant.

— «En bien, si tu y étais, petit, tu peux le dire comme moi: on n’a encore rien vu de pareil. Et pourtant, les manifestations, j’en ai vu quelques-unes! J’étais là quand on a gueulé contre l’exécution de Ferrer: on était cent mille... J’étais là quand on a gueulé contre les bagnes militaires, pour la libération de Rousset: là aussi, on était bien cent mille... Et plus de cent mille, pour sûr, au Pré Saint-Gervais, contre leur loi de trois ans... Mais ce soir! Etait-on trois cent mille? Cinq cent mille? Un million? Personne peut savoir. De Belleville à la Madeleine, ça n’était qu’un flot, ça n’était qu’un cri: “Vive la paix!”... Non, les gars: une manifestation pareille, j’avais pas encore vu ça, moi, et je m’y connais! Heureusement que les agents étaient sans armes, sans quoi, de la façon qu’on s’y est pris, y aurait du sang dans les ruisseaux!... Ce soir, je vous le dis: si on avait eu du cran, le régime, il était par terre! On a raté la belle occase... Place de la République, quand on s’est mis en branle, avec les drapeaux, eh bien, bon sang, Charles, si, à ce moment-là, on avait eu un type à la hauteur, sais-tu où il nous emmenait tous, comme un seul homme? A l’Elysée, pour faire la Révolution!»

Jacques riait de plaisir:

— «Partie remise! Ce sera pour demain, grand-père!»

Il regagna la gare, tout joyeux. On lui délivra, sans difficulté, une troisième pour Berlin.

Sur le quai, une surprise l’attendait: Vanheede et Mithoerg étaient là. Sachant l’heure de son départ, ils avaient voulu lui serrer la main. Vanheede avait perdu son chapeau; son visage était pâle et comme fripé de tristesse. Mithoerg, au contraire, rouge et rageur, enfonçait les poings dans ses poches. Il avait été arrêté, bourré de coups, conduit vers les voitures de police, et n’avait pu s’enfuir qu’au dernier moment, à la faveur d’une bousculade. Il racontait son aventure, moitié en français, moitié en allemand, avec une grande abondance de salive, en roulant de gros yeux indignés derrière ses lunettes.

— «Ne restez pas là», leur dit Jacques. «Inutile d’attirer l’attention, à trois.»

Vanheede avait saisi la main de Jacques entre les siennes. Dans sa face d’aveugle, ses longs cils incolores clignaient nerveusement. Il murmura, sur un ton de caresse et de prière:

— «Soyez prudent, Baulthy...»

Jacques rit, pour cacher son trouble:

— «Mercredi, à Bruxelles!»


A cette heure-là, dans son petit salon du premier étage, rue Spontini, Anne, tout habillée, prête à sortir, se tenait debout, l’œil fixe, le récepteur près du visage.

Antoine avait déjà éteint, et s’apprêtait à dormir, après avoir lu tous les journaux. Le timbre mat du téléphone que Léon installait, le soir, sur la table de nuit, le dressa sur son séant.

— «C’est toi, Tony?» murmura la voix tendre et lointaine.

— «Hein? Qu’est-ce qu’il y a?»

— «Rien...»

— «Mais si! Parle!» fit-il, inquiet.

— «Rien, je t’assure... Rien du tout... Pour entendre ta voix... Tu es déjà couché?»

— «Oui.»

— «Tu dormais, chéri?»

— «Oui... Non, pas encore... Presque... Alors, c’est vrai, rien de grave?»

Elle rit:

— «Mais non, Tony... Tu es gentil de t’inquiéter comme ça... Entendre ta voix, je te dis... Tu ne comprends donc pas ça, toi, qu’on ait subitement envie, envie, d’entendre une voix?...»

Appuyé sur un coude, les prunelles blessées par la lumière, il patientait, ébouriffé, l’air maussade.

— «Tony...»

— «Quoi?»

— «Rien, rien... Je t’aime, mon Tony... Je te voudrais tant près de moi, ce soir, en ce moment...»

Il y eut quelques secondes d’un interminable silence.

— «Voyons, Anne, je t’ai expliqué pourtant...»

Elle l’interrompit, d’une haleine:

— «Mais oui, je sais, ne fais pas attention... Bonsoir, mon amour!»

— «Bonsoir.»

Ce fut lui qui raccrocha. Elle perçut le déclic jusque dans sa chair. Elle ferma les yeux, et garda une longue minute l’oreille collée à l’appareil, attendant un miracle.

— «Je suis idiote», articula-t-elle enfin, à voix presque haute.

Contre tout bon-sens, elle avait espéré, — elle avait même eu la certitude — qu’il lui dirait: «Viens vite chez nous... Je te rejoins.»

«Idiote!... Idiote!... Idiote!...» répétait-elle, en jetant sur le guéridon son sac, son chapeau, ses gants. Et, tout à coup, la simple, et secrète, et atroce vérité lui apparut: elle avait un besoin lancinant de lui; de lui, qui n’avait aucun besoin d’elle!

XLVIII

En gare de Hamm, vers huit heures du matin, Jacques, qui n’avait guère dormi, descendit acheter quelques journaux allemands.

La presse, à l’unanimité, blâmait l’Autriche de s’être officiellement déclarée «en état de guerre» avec la Serbie. Même les feuilles de droite, la pangermaniste Post, ou la Gazette du Rhin, organe de Krupp, «regrettaient» la brusquerie agressive de la politique autrichienne. Le rapide retour du Kaiser, et celui du Kronprinz, étaient annoncés en manchettes voyantes. Assez paradoxalement, la plupart des journaux, — après avoir noté que l’Empereur, à peine arrivé à Postdam, avait eu avec le chancelier et les chefs d’État-major de terre et de mer une longue et importante conférence, — fondaient sur l’influence du Kaiser de grands espoirs pour le maintien de la paix.

Lorsque Jacques rejoignit son compartiment, ses compagnons de nuit, munis comme lui des feuilles du jour, discutaient les nouvelles. Ils étaient trois: un jeune pasteur, dont le regard pensif se tournait plus souvent vers la fenêtre ouverte que vers le journal posé sur ses genoux; un vieillard à barbe blanche, qui devait être israélite; et un homme d’une cinquantaine d’années, replet, jovial, la figure et la tête complètement rasées. Il sourit à Jacques, et soulevant le Berliner déplié qu’il tenait à la main, il demanda, en allemand:

— «Vous aussi, vous vous intéressez à la politique? Etranger, sans doute?»

— «Suisse.»

— «Suisse française?»

— «Genève.»

— «Vous y voyez les Français de plus près que nous. Chacun d’eux est charmant, n’est-ce pas? Pourquoi, réunis en peuple, sont-ils tellement insupportables?»

Jacques sourit évasivement.

L’Allemand, loquace, accrocha le regard du pasteur, puis celui de l’Israélite, et poursuivit:

— «Moi, j’ai bien souvent voyagé en France, pour mon commerce. J’y ai beaucoup d’amis. J’ai longtemps cru que le pacifisme de l’Allemagne triompherait des résistances françaises, et que nous finirions par nous entendre. Mais, rien à faire avec ces cerveaux brûlés: au fond, ils ne pensent qu’à leur revanche. Et c’est toute l’explication de leur politique actuelle».

— «Si l’Allemagne est tellement attachée à la paix», hasarda Jacques, «pourquoi ne le prouve-t-elle pas davantage, aujourd’hui, en exerçant une action franchement pacificatrice sur son alliée autrichienne?»

— «C’est ce qu’elle fait, certainement... Lisez les journaux... Mais, si la France, de son côté, ne souhaitait pas la guerre, est-ce qu’elle appuierait, en ce moment, la politique russe? Les discours de Poincaré, à Pétersbourg, sont instructifs. C’est la France qui tient entre ses mains la paix et la guerre. Il suffirait que, demain, la Russie cesse de compter sur l’armée française, pour qu’elle se trouve réduite à négocier pacifiquement; et, du même coup, tout danger de guerre serait écarté!»

Le pasteur approuva. Le vieillard aussi; il avait été, plusieurs années, professeur de droit à Strasbourg, et il détestait les Alsaciens.

Jacques, d’un geste aimable, déclina l’offre d’un cigare, et, renonçant par prudence à toute discussion, parut se plonger dans la lecture de ses journaux.

Le professeur prit la parole. Il avait une vue superficielle et partiale de la politique bismarckienne après 70; il ignorait, ou feignait d’ignorer, le désir qu’avait le vieux chancelier d’abattre définitivement la France par une nouvelle défaite militaire; et il semblait ne vouloir se souvenir que des gestes faits par l’Empire pour se rapprocher de la République. Dirigée par lui, la conversation se poursuivit sur le terrain historique. Ils étaient tous trois d’accord. Ils exprimaient, d’ailleurs, des idées qui étaient celles de la grande majorité des Allemands.

Pour eux, de toute évidence, l’Allemagne n’avait pas cessé, jusqu’à ces dernières années, de faire à la nation française de généreuses avances. Bismarck lui-même avait donné des gages de son esprit de conciliation, en autorisant, non sans imprudence, ce rapide relèvement des vaincus, qu’il aurait si bien pu empêcher: il lui aurait suffi de contrecarrer la folie de conquêtes coloniales, qui s’était emparée des Français au lendemain de leur défaite. La Triplice? Elle ne menaçait personne. Elle était, à l’origine, non pas une alliance militaire, mais un pacte de solidarité conservatrice, conclu par trois souverains pareillement inquiets de l’effervescence révolutionnaire qui couvait en Europe. Entre 1894 et 1909, quinze ans de suite, et même après l’alliance franco-russe, l’Allemagne avait cherché la collaboration de la France pour régler les problèmes politiques, spécialement les questions africaines. En 1904, en 1905, le gouvernement de Guillaume II avait multiplié, de bonne foi, des offres d’entente, précises. Toujours, la France avait refusé la main que le Kaiser lui tendait! Elle n’avait répondu aux propositions les plus engageantes que par des refus méfiants, vexatoires, ou par des menaces! Si le caractère de la Triplice s’était modifié, la faute en était donc imputable à la France, qui, par son incompréhensible alliance militaire avec le tsarisme, et par les agissements de ses ministres, notamment de Delcassé, avait clairement laissé voir que sa politique extérieure restait dirigée contre l’Allemagne; que son but était l’encerclement des puissances germaniques. Il avait bien fallu que la Triplice devînt une arme défensive pour lutter contre les progrès de la Triple Entente, — qui s’affichait, aux yeux du monde, comme une conspiration de conquérants. De conquérants! Le mot n’était pas trop fort, et trouvait sa justification dans les faits: grâce à la Triple Entente, la France avait pu s’emparer de l’immense territoire marocain; grâce à la Triple Entente, la Russie avait pu organiser la Ligue balkanique, qui devait lui permettre un jour de s’avancer sans risques jusqu’à Constantinople; grâce à la Triple Entente, l’Angleterre avait pu rendre inexpugnable sa toute-puissance sur les mers du globe! A cette politique d’impérialisme effronté, le seul obstacle était le bloc germanique. Pour que l’hégémonie de la Triple Entente fût assurée, il lui restait encore à désagréger ce bloc. Une occasion venait de s’offrir. La France et la Russie s’en étaient aussitôt saisies: mettant à profit l’agitation des Balkans et le geste imprudent de Vienne, elles cherchaient maintenant à faire désapprouver l’Autriche par l’Allemagne, dans l’espoir de brouiller Berlin avec son unique alliée, et de faire aboutir ainsi leurs dix années d’efforts pour isoler l’Allemagne au centre d’une Europe hostile.

C’était du moins l’avis du pasteur et du professeur israélite. Le gros Allemand, lui, pensait que le but de la Triple Entente était plus agressif encore: Pétersbourg voulait abattre l’Allemagne, Pétersbourg voulait la guerre.

— «Tout Allemand qui réfléchit», disait-il, «a bien été forcé de perdre peu à peu confiance en la paix. Nous avons vu la Russie multiplier ses voies stratégiques en Pologne, la France augmenter ses effectifs et ses armements, l’Angleterre préparer avec la Russie un accord naval. Quel sens donner à tous ces préparatifs, sinon que la Triple Entente désire assurer son pouvoir par une victoire militaire contre la Triplice?... Nous n’échapperons pas à leur guerre... Si ce n’est pas pour maintenant, ce sera pour 1916, 1917 au plus tard...» Il sourit: «Mais la Triple Entente se fait de graves illusions! L’armée allemande est prête!... On ne se frotte pas impunément à la force guerrière de l’Allemagne!»

Le vieux professeur souriait aussi. Le pasteur acquiesça d’un grave mouvement de tête. Sur ce dernier point, ils se trouvaient, tous trois, pleinement, fièrement, d’accord.

Jacques avait fait à Berlin de nombreux séjours.

«Je vais descendre à la station du Zoo», se dit-il. «C’est dans l’Ouest que je risque le moins de tomber sur d’anciennes relations.»

Il avait environ deux heures à passer avant le rendez-vous mystérieux de la Potsdamer Platz; et il avait décidé d’aller chercher refuge chez Karl Vonlauth, qui habitait justement dans la Uhlandstrasse. C’était un ami de Liebknecht, un camarade sûr, d’une discrétion éprouvée. Il était dentiste, et Jacques avait toutes chances, à cette heure, de le trouver chez lui.

On le fit entrer dans un salon où deux personnes attendaient: une vieille dame, et un jeune étudiant. Lorsque Vonlauth entr’ouvrit la porte pour appeler sa cliente, il enveloppa Jacques d’un bref regard, et ne broncha pas.

Vingt minutes passèrent. Vonlauth reparut et emmena l’étudiant. Puis, aussitôt, il revint, seul:

— «Toi?»

Bien qu’il fût jeune encore, une mèche presque blanche coupait ses cheveux châtains. La même fièvre brûlait toujours au fond de ses yeux bruns, pailletés d’or, et profondément encaissés.

— «Mission», murmura Jacques. «Je descends du train. J’avais une heure à attendre. Je ne dois voir personne.»

— «Je vais prévenir Martha», dit Vonlauth, sans s’étonner. «Viens.»

Il conduisit Jacques jusqu’à une chambre où, près de la fenêtre, une femme d’une trentaine d’années, cousait à contre-jour. La pièce était fraîche. Il y avait deux lits jumeaux, une table chargée de livres, une corbeille à terre où dormait un couple de chats siamois. Jacques eut soudain la vision d’un intérieur semblable, recueilli et paisible, où lui-même et Jenny...

Sans hâte, Mme Vonlauth piqua son aiguille dans son ouvrage, et se leva. Une particulière impression d’énergie et de calme, émanait de son visage plat, couronné de tresses blondes. Jacques l’avait souvent rencontrée dans les réunions socialistes de Berlin, où elle accompagnait toujours son mari.

— «Reste aussi longtemps qu’il te plaira», dit Vonlauth. «Je retourne à mon travail.»

— «Prendrez-vous une tasse de café?» proposa la jeune femme.

Elle apporta un plateau qu’elle posa devant Jacques:

— «Servez-vous, sans façons... Vous venez de Genève?»

— «De Paris.»

— «Ah!» fit-elle, intéressée. «Liebknecht pense que beaucoup de choses dépendent aujourd’hui de la France. Il dit que vous avez une majorité prolétarienne nettement hostile à la guerre; et que vous avez la chance d’avoir actuellement un socialiste au Conseil des Ministres.»

— «Viviani? Un ancien socialiste...»

— «Si la France voulait, quel grand exemple elle pourrait donner à l’Europe!»

Jacques lui décrivit la manifestation des boulevards. Il comprenait sans effort tout ce qu’elle lui disait, mais il s’exprimait en allemand avec un peu de lenteur.

— «Chez nous aussi, hier, on s’est battu dans les rues», dit-elle. «Une centaine de blessés, cinq ou six cents arrestations. Et, ce soir, on recommence... On a annoncé pour aujourd’hui plus de cinquante réunions publiques contre la guerre... Dans tous les quartiers... A neuf heures, grand rassemblement à la Brandenburger Tor

— «En France», dit Jacques, «nous avons à lutter contre l’incroyable apathie des classes moyennes...»

Vonlauth venait d’entrer. Il sourit:

— «En Allemagne aussi... Apathie partout... Crois-tu que, malgré l’imminence du danger, personne encore au Reichstag n’a exigé la réunion de la Commission des Affaires étrangères?... Les nationalistes se sentent protégés par le gouvernement, et leur campagne de presse est d’une violence inouïe! Ils réclament quotidiennement l’état de siège à Berlin, l’arrestation de tous les chefs de l’opposition, l’interdiction des meetings pacifistes!... Peu importe! Ils ne seront pas les plus forts... Partout, dans toutes les villes de l’Allemagne, le prolétariat s’agite, proteste, menace... C’est magnifique... Nous revivons les jours d’octobre 1912, quand, avec Ledebour et les autres, nous soulevions les foules ouvrières au cri de “Guerre à la guerre!”... A cette époque-là, le gouvernement a compris que toute conflagration des États capitalistes généraliserait immédiatement un mouvement révolutionnaire en Europe. Il a eu peur, il a mis un frein à sa politique. Cette fois encore, nous réussirons!» Jacques s’était levé. «Tu veux déjà partir?»

Jacques répondit par un signe de tête affirmatif, et prit congé de la jeune femme.

— «Guerre à la guerre!» lui dit-elle, les yeux brillants.

— «Cette fois encore, nous sauverons la paix», déclara Vonlauth, en accompagnant Jacques vers le vestibule. «Mais, pour combien de temps? Je finis par penser, moi aussi, qu’une guerre générale est inévitable, et que la Révolution ne se fera pas sans que nous ayons eu à passer par là...»

Jacques ne voulait pas quitter Vonlauth sans lui avoir demandé son avis sur une des questions qui le préoccupaient le plus.

Il l’interrompit:

— «Que sait-on de précis, chez nous, sur l’entente entre Vienne et Berlin? Quelle comédie ont-ils joué à l’Europe? Que s’est-il passé dans la coulisse? Selon toi, y a-t-il eu, oui ou non, complicité?»

— «Français!»

— «Pourquoi, Français?»

— «Parce que tu dis: “Oui ou non”... “Ceci, cela”... C’est votre manie, à vous autres, de tout vouloir réduire à des formules claires! Comme si une idée claire était, a priori, une idée juste!...»

Jacques, interloqué, sourit à son tour. «Dans quelle mesure cette critique est-elle fondée?», se demanda-t-il. «Et dans quelle mesure s’applique-t-elle à moi?»

Vonlauth était redevenu sérieux:

— «Complicité? Ça dépend... Complicité ouverte, cynique, ce n’est pas certain. Je dirais, moi: “Oui et non”... Il y a eu, bien sûr, une part de feinte dans la surprise que nos dirigeants ont affichée, le jour de l’ultimatum. Mais une part seulement. On dit que le chancelier autrichien a roulé le nôtre, comme il a roulé toutes les chancelleries d’Europe, et que notre Bethmann-Hollweg a simplement agi avec une impardonnable légèreté. On dit que Berchtold n’avait soumis à notre Wilhelmstrasse qu’un résumé anodin de l’ultimatum; et, pour obtenir que l’Allemagne appuie d’avance auprès des chancelleries la politique autrichienne, il avait promis que le texte serait modéré. Bethmann l’a cru. L’Allemagne s’est engagée en toute confiance; en toute imprudence... Quand Bethmann, et Jagow, et le Kaiser, ont enfin connu la teneur exacte, on raconte, de bonne source, qu’ils ont été atterrés.»

— «Quel jour l’ont-ils connue?»

— «Le 22 ou le 23.»

— «Tout est là! Si c’est le 22, comme on me l’a affirmé à Paris, la Wilhelmstrasse avait encore le temps d’agir sur Vienne avant la remise de l’ultimatum! Et elle ne l’a pas fait!»

— «Non, vrai, Thibault,» dit Vonlauth, «je crois que Berlin a été pris de court. Même le 22 au soir, il était trop tard; trop tard, pour obtenir de Vienne une modification du texte; trop tard, pour désavouer l’Autriche devant les autres gouvernements. Alors, l’Allemagne, compromise malgré elle, n’a plus eu qu’un moyen de sauver la face: paraître intransigeante, pour effrayer l’Europe, et gagner, par l’intimidation, cette hasardeuse partie diplomatique où elle se trouvait, bon gré mal gré, engagée... Voilà, du moins, ce qu’on dit... Et l’on prétend même, de très bonne source encore, que, jusqu’à hier matin, le Kaiser s’imaginait avoir fait un coup de maître: car il s’était cru assuré de la neutralité russe.»

— «Ça, non! Berlin n’ignorait certainement rien des desseins belliqueux de Pétersbourg!»

— «On affirme que c’est seulement depuis hier que le gouvernement se voit fourvoyé dans cette dangereuse impasse... Aussi», ajouta-t-il, avec un sourire juvénile, «les manifestations de ce soir ont-elles une exceptionnelle importance: sur un gouvernement qui hésite, l’avertissement populaire peut avoir une action décisive!... Tu viendras Unter den Linden

Jacques secoua négativement la tête, et quitta Vonlauth sans s’expliquer davantage.

«Manie française?»..., songeait-il, en descendant l’escalier. «Idée claire, idée juste... Non, je ne crois pas que ce soit vrai, pour moi... Non... Pour moi, — claires ou confuse — les idées ne sont jamais hélas, que paliers provisoires... Et c’est bien ma faiblesse...»

XLIX

A six heures précises, Jacques entrait à l’Aschinger de la Potsdamer Platz, — un des principaux établissements de ce bouillon populaire, dont tous les quartiers de Berlin possédaient des succursales.

Il aperçut Trauttenbach, seul, installé à une petite table, devant une soupe aux légumes. L’Allemand paraissait plongé dans la lecture d’un journal, plié en quatre, dressé contre la carafe; mais, de son œil clair, il guettait la porte. Il ne marqua aucune surprise. Les deux jeunes gens se serrèrent négligemment la main, comme s’ils s’étaient quittés la veille. Puis Jacques s’assit et commanda une portion de soupe.

Trauttenbach était un Juif blond, presque roux, taillé en athlète; ses cheveux frisottants, coupés court, dégageaient un front de jeune bélier; la peau était blanche, tachée de son; les lèvres, épaisses, ourlées, étaient à peine plus colorées que le teint.

— «J’avais peur qu’on ne m’envoie quelqu’un d’autre», murmura-t-il, en allemand. «Je me méfie des Suisses pour ce genre de travail... Tu arrives juste à temps. Demain, ç’aurait été trop tard.» Il souriait avec une nonchalance voulue, et jouait avec le moutardier, comme s’il eût parlé de choses indifférentes. «C’est une opération délicate, — du moins pour nous», ajouta-t-il énigmatiquement. «Toi, tu n’as rien à faire.»

— «Rien à faire?» Jacques se sentit frustré.

— «Rien d’autre que ce que je vais te dire.»

Du même ton assourdi, avec la même expression de légèreté souriante, coupant ses paroles de petits rires conventionnels, pour donner le change au cas où ils eussent été observés. Trauttenbach expliqua succinctement l’affaire.

Par vocation personnelle, il s’était spécialisé dans la direction occulte d’une sorte de service révolutionnaire et international d’espionnage. Or, quelques jours plus tôt, il avait eu vent de l’arrivée à Berlin d’un officier autrichien, le colonel Stolbach, qu’on supposait chargé d’une mission secrète auprès du ministre de la Guerre; et l’on avait toutes raisons de penser que cette visite, en ce moment, avait pour but de préciser la coopération des États-majors d’Autriche et d’Allemagne. Trauttenbach avait formé le projet audacieux de subtiliser les papiers du colonel; et, pour ce faire, il s’était assuré l’aide experte de deux compères, — «deux types du métier», dit-il, avec un sourire entendu, «et dont je réponds comme de moi-même». Ce dernier détail ne surprit pas autrement Jacques. Il savait que Trauttenbach avait longtemps vécu dans la pègre berlinoise, et qu’il avait conservé, dans ce milieu interlope, des relations dont il avait déjà tiré profit pour la cause.

Stolbach devait avoir, au début de la soirée, une dernière rencontre avec le ministre. A l’hôtel où il logeait, il avait annoncé qu’il partirait cette nuit même pour Vienne. Il n’y avait donc pas de temps à perdre: il fallait faire main-basse sur les papiers, entre le moment où Stolbach quitterait le ministère et celui où il monterait dans son train.

Naturellement, Jacques ne devait prendre aucune part à ce cambriolage. (Et il dut s’avouer qu’il en était plutôt satisfait.) Son rôle se bornait à recevoir les documents, à les faire sortir immédiatement d’Allemagne, et à les remettre le plus tôt possible à Meynestrel, avec qui Trauttenbach entretenait, depuis plusieurs années, des relations particulières. Selon l’importance de ces papiers, le Pilote les communiquerait, ou non, aux dirigeants de l’Internationale, réunis le lendemain à Bruxelles. Jacques devait donc avoir pris d’avance son billet pour la Belgique, et se trouver, ce soir, à partir de dix heures et demie, en gare de la Friedrichstrasse, dans la salle d’attente des troisièmes, étendu sur la banquette, comme s’il dormait profondément. Le paquet, enveloppé dans un journal, serait discrètement déposé contre sa tête, par un voyageur qui disparaîtrait aussitôt, sans lui avoir parlé. Ces dernières indications lui furent répétées deux fois.

— «Buvons encore un verre de bière,» dit alors Trauttenbach, «et nous nous séparerons.»

Jacques avait écouté, en silence. Il éprouvait un vague malaise. Cet escamotage de papiers, — si utile qu’il pût être — ne lui plaisait guère. En acceptant sa mission, ce n’était pas à ce genre d’entreprise qu’il pensait être mêlé. Son premier mouvement fut de se féliciter qu’on ne lui demandât qu’une collaboration insignifiante. Mais, en même temps, il se sentait déçu, et même un peu vexé, d’être réduit à ce rôle passif de receleur, de commissionnaire...

Avant de quitter Trauttenbach, il lui posa la même question qu’à Vonlauth: y avait-il eu, selon lui, complicité entre le gouvernement autrichien et le gouvernement allemand?

— «Une entente entre Berchtold et Bethmann, je ne sais pas... Mais, ce qui est possible, c’est qu’il y ait eu connivence entre l’État-major autrichien et le nôtre. Il se pourrait même que notre chancelier eût été joué, à la fois, par le ministre d’Autriche et par notre État-major...»

— «Ah!» dit Jacques, «si l’on tenait la preuve que, depuis le début, le parti militaire allemand est de mèche avec l’État-major autrichien!... Si l’on pouvait affirmer que c’est l’action sournoise de vos généraux, complices de ceux de Vienne, qui, depuis trois semaines, est responsable de la politique allemande, et qui pousse actuellement l’Allemagne à se dérober aux offres anglaises d’arbitrage!...» (Il avait inconsciemment besoin, pour légitimer à ses propres yeux sa participation au vol des papiers, de se bien persuader que ces documents pouvaient apporter à la cause une aide exceptionnellement efficace.)

— «Je crois, comme toi, que cela pourrait avoir d’incalculables conséquences... Le plus patriote de nos chefs socialistes n’hésiterait plus à se dresser contre le gouvernement. Et c’est pourquoi il est important de mettre le nez dans les paperasses du colonel!... Reste assis», ajouta Trauttenbach, en se levant. «Je pars le premier. Dix heures et demie, à la gare. Et, d’ici là, tiens-toi tranquille, évite les rassemblements. Il y a de la police dehors...»

La menace des manifestations prévues pour la soirée, n’avait pas empêché le ministre de la Guerre de poursuivre jusqu’au bout le long, dernier et décisif entretien qu’il avait voulu avoir avec l’émissaire officieux de l’État-major autrichien, le colonel comte Stolbach von Blumenfeld.

L’audience se termina vers neuf heures et quart, dans une atmosphère particulièrement cordiale. Son Excellence eut même l’amabilité d’accompagner son visiteur jusque sur le palier du grand escalier d’honneur. Là, en présence des huissiers en faction et de l’officier d’ordonnance, le ministre tendit la main au colonel, qui s’inclina pour la serrer. Les deux hommes étaient en civil. Leurs visages étaient fatigués et graves. Ils échangèrent un regard plein de sous-entendus. Puis, le colonel, sa lourde serviette jaune sous le bras, et précédé par l’officier d’ordonnance, s’engagea sur les larges degrés recouverts de tapis rouge. Au bas des marches, il se retourna. Son Excellence avait poussé la bonne grâce jusqu’à le suivre des yeux, pour lui faire un dernier signe amical.

Dans la cour, une auto du ministère attendait. Tandis que Stolbach allumait un cigare, et s’installait au fond de la voiture, l’officier d’ordonnance, se penchant vers le chauffeur, lui indiqua l’itinéraire à suivre pour éviter les manifestations, et ramener sans incident le colonel à l’hôtel du Kurfürstendamm, où il était descendu.

La nuit était chaude. Il avait plu: mais cette brève et violente averse, loin de rafraîchir l’atmosphère, avait laissé dans les rues une buée d’étuve. En prévision des troubles, les lumières des magasins étaient éteintes; et, bien qu’il ne fût pas dix heures, Berlin offrait déjà cet aspect solennel et sombre qu’il ne prenait d’ordinaire qu’aux dernières heures de la nuit. Le regard du colonel errait distraitement sur les vastes perspectives de la capitale. Il songeait avec satisfaction aux résultats pratiques de son voyage et au rapport qu’il présenterait, le lendemain, à Vienne, au général von Hötzendorf. En s’asseyant, il avait machinalement posé sa serviette à côté de lui. Il s’en aperçut, et la reprit, pour la garder sur ses genoux. C’était une belle serviette neuve, en cuir fauve, avec un fermoir nickelé; un modèle courant, mais cossu, et tout à fait digne de franchir le seuil d’un cabinet ministériel; il l’avait achetée chez un maroquinier du Kurfürstendamm, pour les besoins de sa mission, en arrivant à Berlin.

Lorsque l’auto stoppa devant l’hôtel, le portier se précipita au-devant du colonel et le conduisit, avec des salutations, jusqu’à l’entrée du hall. Stolbach s’arrêta devant le bureau, pour donner l’ordre qu’on lui apportât un lunch léger et qu’on lui préparât sa note, car il désirait prendre le rapide de nuit. Puis, à pas rapides malgré sa corpulence, il gagna l’ascenseur et se fit monter au premier.

Dans l’immense couloir, éclairé et désert, un garçon de service était assis, sur une banquette, à la porte de l’office. Stolbach ne le connaissait pas; ce devait être un remplaçant du valet de l’étage. L’homme se leva aussitôt et, devançant le colonel, lui ouvrit la porte de son appartement; il tourna le commutateur et baissa le store de bois. La chambre était une pièce à deux fenêtres, haute de plafond, tapissée d’un papier noir à dessins d’or; elle communiquait avec un cabinet de toilette en céramique bleutée.

— «Monsieur le Colonel n’a besoin de rien?»

— «Non. Ma valise est faite. Je voudrais seulement prendre un bain.»

— «Monsieur le Colonel part ce soir?»

— «Oui.»

Le valet de chambre avait glissé un regard indifférent vers la serviette que le colonel, en entrant, avait posée près de la porte, sur une chaise. Puis, tandis que Stolbach jetait son chapeau sur le lit et passait son mouchoir sur sa nuque glabre où prelait la sueur, le garçon entra dans le cabinet de toilette et fit couler l’eau. Lorsqu’il revint dans la chambre, l’envoyé extraordinaire du chef d’État-major autrichien était en caleçon de soie mauve et en chaussettes. Le valet ramassa les souliers poussiéreux qui gisaient sur le tapis:

— «Je les rapporterai dans un instant», dit-il, en quittant la chambre.

La salle de bains et l’office n’étaient séparés que par une mince cloison. Le valet de chambre, l’oreille au mur, guettait les bruits, tout en promenant un chiffon de laine sur ses chaussures. Il sourit en entendant le corps pesant du colonel plonger tumultueusement dans l’eau. Alors, il sortit de son placard une belle serviette neuve, en cuir fauve, à fermoir nickelé, bourrée de vieux papiers; il l’enveloppa dans un journal, la mit sous son bras, et, prenant les souliers à la main vint frapper à la chambre.

— «Entrez!» cria Stolbach.

«Coup manqué», se dit aussitôt le domestique. En effet, le colonel avait laissé grande ouverte la porte de la salle de bains, et l’on apercevait, de la chambre, l’extrémité de la baignoire, d’où émergeait un crâne rose.

Sans insister, le garçon posa les souliers à terre et sortit avec son paquet.

Le colonel, enfoncé jusqu’au menton dans l’eau tiède, barbotait avec volupté, lorsque, tout à coup, la lumière s’éteignit. Chambre et cabinet de toilette se trouvèrent simultanément plongés dans les ténèbres, Stolbach patienta quelques minutes. Voyant qu’on tardait à rétablir le courant, il tâtonna le long du mur, trouva la sonnette et appuya rageusement sur le bouton.

La voix du valet s’éleva dans l’obscurité de la chambre:

— «Monsieur le Colonel a sonné?»

— «Qu’est-ce qui se passe? Panne d’électricité dans l’hôtel?»

— «Non. L’office est éclairé... C’est sans doute le plomb de la chambre qui a sauté. Je vais réparer... Affaire d’un instant.»

Une longue minute s’écoula.

— «Eh bien?»

— «Que Monsieur le Colonel m’excuse... Je cherche le coupe-circuit. Je croyais qu’il était là, près de la porte...»

Le colonel dressait la tête hors de l’eau, et écarquillait les yeux vers la chambre noire, où il entendait le domestique fureter.

«Je ne trouve rien», reprit la voix. «Que Monsieur le Colonel m’excuse... Je vais regarder à l’extérieur. Le coupe-circuit est sans doute dans le couloir...»

Le garçon sortit prestement de la chambre, courut à son office, déposa la serviette du colonel en lieu sûr, et se hâta de rendre le courant.

Trois quarts d’heure plus tard, quand le colonel comte Stolbach de Blumenfeld se fut soigneusement épongé, parfumé, habillé, qu’il eut bu son thé, mangé son jambon et ses fruits, allumé un cigare, il consulta sa montre, et, bien qu’il fût en avance — il n’aimait pas avoir à se presser — il téléphona au bureau pour qu’on vînt chercher sa valise.

— «Non, ça, je m’en charge moi-même», dit-il au bagagiste qui s’emparait déjà de la serviette jaune, posée près de la porte sur la chaise.

Il la lui prit des mains, vérifia d’un coup d’œil si le fermoir était clos, la mit gravement sous son bras, et sortit de la chambre, après s’être assuré qu’il n’oubliait rien: il avait toujours eu beaucoup d’ordre.

Avant de quitter l’étage, il chercha le garçon pour lui donner un pourboire. Le couloir était désert. Il poussa la porte de l’office. La pièce était vide, l’homme introuvable.

— «Tant pis pour cet imbécile», grommela le colonel.

Et il s’en fut prendre le rapide de Vienne.


Presque à la même heure, l’étudiant genevois Eberlé (Jean-Sébastien) montait, à la gare de la Friedrichstrasse, dans le train de Bruxelles. Il ne portait avec lui aucun bagage: rien qu’un paquet, qui ressemblait à un gros livre enveloppé. Trauttenbach avait pris le temps de faire sauter le fermoir, de ficeler les documents dans un journal, et de faire disparaître la belle serviette de cuir fauve, inutilement compromettante.

«Si j’étais pincé en territoire allemand avec ce dossier-là sous le bras...», se disait Jacques. Mais il trouvait si dérisoire que sa «mission» fût réduite à ce seul risque, qu’il s’en amusait plutôt et se refusait à en voir le danger. «Bien la peine d’avoir inquiété Jenny!» songea-t-il, rageur.

En court de route, pourtant, il alla ouvrir le paquet au lavabo, et répartit comme il put les papiers dans ses poches et ses doublures, afin d’éviter les questions des douaniers. Par surcroît de précaution, à l’une des dernières stations allemandes, il descendit acheter des cigares, pour avoir quelque chose à déclarer à la frontière.

Malgré tout, la visite de la douane lui fit passer quelques minutes désagréables. Et ce fut seulement lorsqu’il eut la certitude que le train roulait enfin sur des rails belges, qu’il s’aperçut qu’il était trempé de sueur. Il s’enfonça dans son coin, croisa les bras sur sa veste soigneusement boutonnée, et s’abandonna délicieusement au sommeil.

L

Du haut en bas de ses six étages, la Maison du peuple de Bruxelles bourdonnaient comme un nid de frelons. Depuis le matin, le Bureau socialiste international siégeait en séance exceptionnelle. Ce pressant effort pour faire échec à la politique impérialiste des gouvernements avait rassemblé dans la capitale belge, non seulement tous les chefs des partis socialistes européens, mais un grand nombre de militants, venus de partout, et résolus à donner au meeting de protestation qui devait avoir lieu ce mercredi soir, au Cirque, un retentissement international.


Grâce à l’argent que Meynestrel avait pu mettre à la disposition du groupe — (Personne n’avait jamais su comment le Pilote et Richardley alimentaient les fonds secrets du Local) — une dizaine d’entre eux étaient venus à Bruxelles. Ils avaient élu pour siège de leurs rassemblements une brasserie de la rue des Halles, la Taverne du Lion, proche du boulevard Anspach.

C’est là que Jacques avait retrouvé ses amis, et qu’il avait confié à Meynestrel le paquet des documents Stolbach. (Le Pilote était aussitôt parti s’enfermer dans sa chambre d’hôtel, pour un premier examen du butin. Jacques devait l’y rejoindre un peu plus tard.)

L’apparition de Jacques avait été saluée par des exclamations joyeuses. Quilleuf, qui l’avait aperçu le premier, avait aussitôt donné de la voix:

— «Thibault! Quel bon revoir!... Comment va, hé? Chaudement!»

Tous les habitués du Local étaient là: Meynestrel et Alfreda, Richardley, Paterson, Mithoerg, Vanheede, Périnet, le droguiste Saffrio, et Sergueï Pavlovitch Zelawsky, et le bedonnant petit père Boissonis, et Skada, le «méditatif asiate»; même la jeune Emilie Cartier, toute rose et blonde sous son voile d’infirmière que Quilleuf, depuis le départ, voulait l’obliger à retirer «à cause de la canicule».

Jacques souriait à toutes ces mains tendues, heureux — plus heureux même qu’il n’eût cru — de retrouver, brusquement, dans cette brasserie belge l’atmosphère chaleureuse des réunions genevoises.

— «Hé bé», dit Quilleuf, qui croyait que Jacques arrivait de France, «ils te l’ont donc acquittée hier, ta madame Caillaux?... Qu’est-ce que tu bois? Toi aussi, de leur bière?» (Lui, il méprisait cette «bibine des gensses du Nord», et restait fidèle à son vermouth sec.)

La gaîté bruyante de Quilleuf traduisait bien l’optimisme à peu près général qui régnait encore, ces jours derniers, à Genève: les discussions de la Parlote, où la présence de Meynestrel s’était faite plus rare, ne quittaient guère le plan de la mystique internationale; et les diverses manifestations du pacifisme européen y étaient enregistrées avec un enthousiasme que ne parvenaient pas à ébranler les nouvelles les moins rassurantes. La venue du groupe à Bruxelles, ses premiers contacts avec les autres délégations européennes, la présence des chefs officiels, cette coalition solennelle contre la guerre, c’était, pour la plupart d’entre eux, autant de témoignages d’une solidarité internationale agissante et assurée de la victoire. Les dépêches du matin leur avaient bien annoncé la déclaration de guerre de l’Autriche à la Serbie, et même le bombardement de Belgrade, commencé depuis la nuit dernière; mais ils s’étaient aisément laissé persuader, d’après les informations d’une note autrichienne, que seule la citadelle avait essuyé quelques obus, et que ce bombardement était sans importance réelle: une manière d’avertissement, de démonstration symbolique, plutôt que le prélude des hostilités.

Périnet fit asseoir Jacques auprès de lui. Il avait passé la matinée au bar de l’Atlantic, siège de la délégation française, et il en rapportait l’écho des dernières nouvelles de Paris. Il racontait que, la veille, le groupe socialiste de la Chambre, conduit par Jaurès et Jules Guesde, avait eu, au Quai d’Orsay, un long entretien avec le ministre intérimaire. A la suite de cette visite, les députés du Parti avaient rédigé une déclaration publique, dans laquelle ils proclamaient fermement que: «la France seule peut disposer de la France»; et que, en aucun cas, le pays ne pouvait «être jeté dans un formidable conflit, par l’interprétation plus ou moins arbitraire des traités secrets»; aussi exigeaient-ils, «dans le plus bref délai, une convocation de la Chambre, malgré les vacances du Parlement.» Le socialisme français se préparait donc à porter la lutte sur le terrain parlementaire. Périnet avait été favorablement impressionné par l’entrain, le calme, l’espoir inaltérable de la délégation. Jaurès, plus que tout autre, manifestait une confiance opiniâtre. On citait avec orgueil ses mots récents. On l’avait entendu dire à Vandervelde: «Vous verrez, ce sera comme pour Agadir. Il y aura des hauts et des bas, mais les choses ne peuvent pas ne pas s’arranger.» Et l’on racontait aussi, comme une preuve piquante de son optimisme, que le Patron, ayant une heure libre après son déjeuner, était tranquillement allé la passer devant les Van Eyck du musée.

— «Je l’ai vu», disait Périnet, «et je vous assure qu’il n’a pas l’aspect d’un homme découragé! Il a passé tout à côté de moi, avec sa lourde serviette qui lui remontait l’épaule, son canotier, sa jaquette noire... Il aura toujours l’air d’un professeur qui va faire sa classe... Il donnait le bras à un type que je ne connaissais pas. On m’a dit, après, que c’était Haase, l’Allemand... Et, vous allez voir... Juste au moment où ils longeaient ma table, voilà que l’Allemand s’est arrêté, et j’ai entendu qu’il disait, en français, avec un mauvais accent: «Le Kaiser ne veut pas la guerre. Il ne la veut pas. Il a trop peur des conséquences!» Alors, Jaurès a tourné la tête, et, l’œil vif, le sourire aux lèvres, il lui a répondu: «Eh bien, faites seulement que le Kaiser agisse avec énergie sur les Autrichiens. Nous, en France, nous saurons bien forcer notre gouvernement à agir sur les Russes!» Juste devant ma table... Je les ai entendus, tous les deux, comme vous m’entendez là.»

— «Agir sur les Russes... Il ne serait que temps!» murmura Richardley.

Jacques croisa son regard, et il eut le sentiment que Richardley — qui, en cela, reflétait sans doute l’état d’esprit de Meynestrel — était fort loin de partager l’optimisme général. Impression que Richardley confirma aussitôt, car, se penchant vers Jacques, il ajouta, d’un ton interrogatif, à voix basse:

— «C’est presque à se demander si la France, si ceux qui dirigent la France — en acceptant que la Russie mobilise, en acceptant que la Russie réponde à la provocation autrichienne par une autre provocation, et à l’ultimatum allemand par une fin de non-recevoir, — n’ont pas déjà implicitement, accepté la guerre

— «La mobilisation russe n’est que partielle», spécifia Jacques, sans grande conviction.

— «Mobilisation partielle? Quelle différence avec une mobilisation générale, provisoirement déguisée?»

La voix de Mithoerg, qui était assis sur la banquette du fond, près de Charchowsky et de Richardley, s’éleva, violente:

— «La Russie? Elle mobilise, soyez sûrs! La Russie, elle est dans les mains du militarismus tsariste! Tous les gouvernements de l’Europe, à ce jour, ils sont pareillement prisonniers des forces de réaction! prisonniers aussi d’un régime, d’un système, qui, par son être même, a besoin de guerres! Voilà, mon Camm’rad! La libération des Slaves? Prétexte! Le tsarisme, il n’a pas rien fait d’autre que l’opprimation des Slaves! En Pologne, il les a écrasés! En Bulgarie, il a fait semblant de les rendre libres, pour mieux les tenir dans l’opprimation! La vérité, c’est la vieille bataille, qui voudrait recommencer, entre le Militarismus russe et le Militarismus de l’Oesterreich!»

A la table voisine, Boissonis, Quilleuf, Paterson et Saffrio, ergotaient à perte de vue sur les desseins de plus en plus impénétrables du gouvernement de Berlin. Pourquoi le Kaiser, qui multipliait les protestations pacifiques, s’obstinait-il à refuser sa médiation, alors qu’un conseil un peu ferme eût suffi pour décider François-Joseph à se contenter d’un succès diplomatique d’ores et déjà éclatant? L’Allemagne n’avait aucun intérêt à ce que la Serbie fût envahie par les troupes autrichiennes. Pourquoi faire courir à l’Allemagne, à l’Europe, un pareil risque, si, comme l’affirmaient les social-démocrates, Berlin ne voulait pas la guerre?... Paterson fit remarquer que l’attitude de la Grande-Bretagne n’était, d’ailleurs, pas plus facile à déterminer.

— «Toute l’attention européenne va se tourner vers l’Angleterre», dit sentencieusement Boissonis. «Du fait de la déclaration de guerre autrichienne qui rompt la conversation bilatérale entre Vienne et Pétersbourg, les négociations ne peuvent plus se poursuivre que par l’entremise de Londres. Le rôle arbitral des Anglais prend donc un surcroît d’importance.»

Paterson, qui, dès son arrivée à Bruxelles, avait couru voir ses compatriotes socialistes, affirma que, dans la délégation anglaise, on s’inquiétait grandement d’un bruit qui circulait au Foreign Office: dans l’entourage de Grey, des personnalités influentes, effrayées à l’idée que les protestations de neutralité pouvaient indirectement favoriser les plans belliqueux des Empires centraux, poussaient, disait-on, le ministre à prendre enfin parti; ou, du moins, à avertir l’Allemagne que, si, dans l’éventualité d’un conflit austro-russe, la neutralité anglaise ne faisait pas question, il ne pouvait pas en être de même dans l’hypothèse d’une guerre franco-allemande. Les socialistes anglais, fidèles à la neutralité, craignaient que Grey ne cédât à cette pression; et d’autant plus que, aujourd’hui, une déclaration en ce sens n’eût pas rencontré dans l’opinion publique anglaise la même réprobation que la semaine précédente: en effet, la rigueur inouïe de l’ultimatum, et l’obstination de l’Autriche à attaquer la Serbie, avaient, outre-Manche, soulevé contre Vienne l’indignation générale.

Jacques, fatigué de son voyage, suivait tous ces débats d’une oreille un peu lasse. Le plaisir qu’il avait eu à retrouver ces visages amis se dissipait plus vite qu’il n’eût voulu.

Il se leva pour s’approcher de la table où le petit Vanheede, Zelawsky et Skada conversaient à mi-voix.

— «Aujourd’hui,» murmurait l’albinos, de sa voix flûtée, «on vit côte à côte, chacun pour soi, sans charité... C’est cette chose-là qu’il faut changer, Sergueï... Dans le cœur des hommes, d’abord... La fraternité, ça est une chose qui ne se fait pas du dehors, avec des lois...» Il sourit, un instant, à des anges invisibles, et poursuivit: «Sans ça, réaliser un système socialiste, oui, tu peux. Mais réaliser le socialisme, ça, non: tu n’auras même pas commencé!»

Il n’avait pas vu Jacques, venir près d’eux. Il l’aperçut soudain, rougit, et se tut.

Skada avait posé, contre sa chope de bière, quelques volumes débrochés. (Ses poches étaient toujours gonflées de périodiques, de livres.) Jacques, distraitement, regarda les titres: Epictète... Œuvres de Bakounine, tome IV... Elisée Reclus: L’Anarchie et l’Eglise...

Skada se pencha vers Zelawsky. Derrière les lentilles de ses lunettes, épaisses d’un demi-centimètre, ses yeux globuleux, démesurément grossis, saillaient comme des œufs pochés.

— «Moi, je n’ai aucune, aucune impazience», expliquait-il suavement, en ratissant de ses ongles, avec une régularité de maniaque, ses cheveux crêpus et ras. «Ze n’est pas pour moi que je veux la Révolution. Dans vingt, dans trente années, dans cinquante peut-être, elle sera! Je le sais! Et zela, c’est tout ce que j’ai besoin, pour moi vivre, pour moi agir...»

Au fond, Richardley avait repris la parole. Jacques dressa l’oreille. A travers les affirmations prophétiques de Richardley, il cherchait la pensée du Pilote:

— «La guerre forcerait les États à résorber leur passif dans la dévaluation. Elle précipiterait leur banqueroute. Elle appauvrirait du même coup les petits épargants. Elle provoquerait, très vite, la misère générale. Elle ameuterait contre le système capitaliste un tas de victimes nouvelles, qui viendraient à nous. Elle éliminerait au-to-ma-ti-que-ment...»

Mithoerg l’interrompit. Boissonis, Quilleuf, Périnet, tous se mirent à parler en même temps.

Jacques cessa d’écouter. «Est-ce moi qui ai changé?» se demanda-t-il. «Est-ce eux?...» Il analysait mal la cause de son malaise. «Cette menace de guerre a surpris notre groupe... l’a disloqué... Chacun a réagi, à sa façon, selon son tempérament... Un besoin d’action, oui: général, violent, mais qu’aucun de nous n’arrive à satisfaire... Notre groupe est resté isolé, excentrique, sans cadres, sans discipline... A qui la faute? A Meynestrel, peut-être... Meynestrel m’attend», se dit-il, en regardant l’heure.

Il s’approcha d’Alfreda, assise à côté de Paterson:

— «Quel tram puis-je prendre pour aller à ton hôtel?»

— «Viens,» dit Paterson, en se levant. «Nous allons te conduire un peu, Freda et moi.»

Il avait justement rendez-vous avec un socialiste anglais, ami de Keir-Hardie. Il prit le bras de Jacques, et, suivi d’Alfreda, l’entraîna hors de la Taverne. Il semblait fort excité. L’ami de Keir-Hardie, journaliste à Londres, lui avait parlé d’une enquête à faire en Irlande, pour un des journaux du Parti. Si l’affaire se décidait, Pat’ s’embarquerait, le lendemain, dès l’aube, pour l’Angleterre. Cette perspective le bouleversait: depuis cinq ans qu’il était sur le continent, il n’avait jamais retraversé le Channel!

Le soleil tapait dru; le pavé était brûlant. Aucun souffle n’allégeait la torpeur qui pesait sur la ville. Sans veste, avec sa pipe, sa petite casquette, sa chemise ouverte sur son cou blanc, ses longues jambes dans un vieux pantalon de flanelle, Paterson avait plus que jamais l’allure d’un étudiant d’Oxford en voyage.

Alfreda marchait auprès d’eux. Sa robe de cotonnade bleue, délavée, avait pris le ton délicat des fleurs du lin. Avec sa frange noire, son petit nez froncé, ses grands yeux de poupée, son air sage, ses bras ballants, on l’eût prise pour une gamine. Elle écoutait, sans rien dire, selon son habitude. Cependant, avec un léger frémissement de la voix, elle demanda:

— «Si tu pars, quand reviendras-tu à Genève?»

Le visage de l’Anglais s’assombrit:

— «J’ignore.»

Elle parut hésiter, leva son regard sur lui, et, baissant aussitôt les paupières d’un mouvement rapide qui fit palpiter sur ses joues l’ombre des cils, elle murmura:

— «Reviendras-tu, Pat’?»

— «Oui», fit-il avec vivacité. Quittant le bras de Jacques, il s’approcha de la jeune femme, et lui posa familièrement sa grande main sur l’épaule: «Oui, chère... In-du-bi-ta-ble-ment!»

Ils firent un bout de chemin sans parler.

Paterson avait sorti sa pipe de sa bouche, et, tout en marchant, renversant un peu la tête, il examinait Jacques, fixement, comme on regarde un objet:

— «Je pense à ton portrait, Thibault... Deux séances encore... deux petites séances, et je l’aurais fini... Il y a un damné méchant sort sur cette toile, cher!»

Il éclata de son rire juvénile. Puis, comme ils traversaient un carrefour, il se tourna vers Jacques, et, gaminement, lui désigna une petite maison basse au coin d’une ruelle:

— «Regarde bien: voilà où habite le jeune William Stanley Paterson. Mon bed-room est grande. Si tu veux, cher, pour un paquet de tabac, je t’en offrirai la moitié.»

Jacques n’avait pas encore retenu de chambre. Il sourit:

— «J’accepte.»

— «C’est au premier, la fenêtre ouverte... Chambre 2. Tu te rappelleras?»

Alfreda, immobile, les yeux levés, regardait la fenêtre de Paterson.

— «Maintenant, il faut se quitter», dit l’Anglais à Jacques. «Tu vois la gare? La rue du Pilote est juste derrière.»

— «Tu me conduis?» demanda Jacques à la jeune femme, croyant qu’elle rentrait chez elle avec lui.

Elle tressaillit et le regarda. Ses pupilles étaient dilatées, comme emplies d’une hésitation pathétique.

Il y eut une seconde de silence.

— «Non. Maintenant, tu vas seul», fit nonchalamment l’Anglais. «Adieu, cher.»

LI

Durant ces deux dernières semaines, Meynestrel avait répété «Guerre à la guerre!» avec autant de fougue que ses camarades du Local. Mais rien n’avait ébranlé sa conviction que toutes les actions entreprises contre la guerre par l’Internationale ne parviendraient pas à l’empêcher. «Il faut la guerre pour créer enfin une situation vraiment révolutionnaire», disait-il à Alfreda. «Personne, — bien entendu! — ne peut dire si la révolution sortira de cette situation-ci; ou d’une guerre suivante; ou d’une crise d’un autre ordre. Ça dépend d’un tas de choses... Ça dépend beaucoup du fait “premières victoires”. Qui l’emportera d’abord? Les Germaniques, ou les Franco-Russes? Imprévisible... Pour nous, la question n’est pas là. Pour nous, la tactique du moment, c’est d’agir comme si nous étions sûrs de pouvoir transformer bientôt leur guerre impérialiste en révolution prolétarienne... Aggraver, par tous les moyens, la situation pré-révolutionnaire actuelle. C’est-à-dire: unifier les efforts de toutes les bonnes volontés pacifistes, d’où qu’elles viennent; et favoriser, par tous les moyens, l’agitation! Susciter le plus de troubles possible! Gêner, au maximum, les projets des gouvernements!» Il pensait à part lui: «A conditions, toutefois, de ne pas dépasser le but; d’éviter toute manœuvre trop efficace, qui risquerait de retarder la guerre...»

A son arrivée à Bruxelles, il s’était logé, exprès, loin de la Taverne. Il habitait derrière la gare du Midi, dans une petite maison au fond d’une cour.

Après avoir passé deux heures seul, dans sa chambre, tête à tête avec les documents Stolbach, il ne doutait plus de la complicité des deux États-majors germaniques: les preuves étaient là, irréfutables!... Le butin rapporté par Jacques se composait presque exclusivement des notes prises au jour le jour, par Stolbach, pendant les conversations que le colonel avait eues, à Berlin, avec les chefs de l’État-major et le ministre de la Guerre; notes qui lui avaient sans doute servi à rédiger les messages qu’il envoyait à Vienne, après chaque entretien. Non seulement ces notes éclairaient d’une lumière crue l’état actuel des pourparlers entre les deux États-majors, mais, par de nombreuses allusions au passé immédiat, elles précisaient l’historique des négociations entre Vienne et Berlin, au cours des semaines précédentes. L’intérêt de ces relations rétrospectives était considérable: elles confirmaient pour Meynestrel les soupçons que le socialiste viennois Hosmer avait chargé Boehm et Jacques de lui communiquer, à Genève, le 12 juillet; et elles lui permettaient de reconstituer toute la succession des faits.

Quelques jours à peine après l’attentat de Sarajevo. Berchtold et Hötzendorf avaient tout mis en œuvre pour décider leur vieil Empereur à profiter des circonstances, à mobiliser immédiatement, et à écraser la Serbie par les armes. Mais François-Joseph s’était montré rétif: il objectait qu’une action militaire autrichienne se heurterait au veto du Kaiser. («Ah! ah!» s’était dit Meynestrel, «ce qui prouve, entre parenthèses, qu’il envisageait déjà très nettement, le risque d’une intervention russe et le danger d’une guerre générale!...») Pour vaincre la résistance de son souverain, Berchtold avait eu alors l’idée audacieuse de dépêcher aussitôt à Berlin son propre chef de cabinet, Alexandre Hoyos, avec mission d’obtenir le consentement de l’Allemagne. Comme on devait s’y attendre, Hoyos s’était d’abord heurté au refus du Kaiser et du Chancelier; lesquels, en effet, craignant les réactions de la Russie, ne se souciaient nullement de se laisser entraîner par l’Autriche dans une guerre européenne. C’est alors que le parti militaire prussien était entré en scène. Hoyos avait trouvé en lui un auxiliaire tout préparé et très puissant. L’État-major allemand, depuis février 1913, n’ignorait rien du péril slave, ni des machinations qui se tramaient, entre la Serbie et la Russie, contre l’Autriche, — et, par conséquent, contre l’Allemagne. Il soupçonnait même Pétersbourg d’avoir pris, avec la complicité de Belgrade, une part plus ou moins indirecte au meurtre de Sarajevo. Mais les généraux allemands professaient comme un axiome que la Russie ne pouvait, en aucun cas, accepter l’éventualité d’une guerre immédiate, et qu’elle ne se laisserait entraîner dans aucune aventure avant au moins deux ans — avant que ses armements ne fussent terminés. Poussés par Hoyos, les chefs de l’armée allemande étaient donc parvenus à convaincre Guillaume II et Bethmann que, en l’état actuel de l’Europe, le risque de voir l’intransigeance de la Russie déclencher un conflit général, était assez faible; et que le prestige germanique avait là une occasion inespérée de s’affirmer avec éclat. Si bien que Hoyos avait pu obtenir carte blanche pour l’Autriche, et rapporter à Vienne la promesse que l’Allemagne soutiendrait sans défaillance son alliée, dans toutes ses revendications. Ce qui expliquait enfin l’incompréhensible politique autrichienne de ces dernières semaines. Et ce qui prouvait, en outre, que, dès ce moment-là, le Kaiser et son entourage avaient plus ou moins vaguement admis, sinon la probabilité, du moins la possibilité d’une guerre générale.

«Heureusement que je suis seul à mettre le nez là-dedans», se dit aussitôt Meynestrel. «Dire que j’ai failli amener Jacques et Richardley pour m’aider!»

Il était debout, penché sur le lit où, faute de place, il avait étalé les documents en petits paquets sommairement classés. Il prit les notes qu’il avait posées à sa droite, et qui, toutes, se référaient plus ou moins au passé, aux événements du début de juillet, — et il les mit dans une enveloppe qu’il cacheta, après l’avoir chiffrée: numéro 1.

Puis il approcha une chaise, et s’assit.

«Revoyons un peu tout ça», se dit-il, en attirant vers lui les notes qu’il avait empilées à sa gauche. «Tout ça, c’est la mission de l’ami Stolbach... Ce paquet-ci, plan de campagne autrichien: stratégie, détails, techniques. Pas du tout de mon ressort. A mettre sous enveloppe numéro 2... Bien... Ce qui m’intéresse, c’est le reste... Les notes sont datées. Il est donc facile de reconstituer la suite des conversations... But de la mission? En gros: activer la mobilisation allemande... Voici les premiers feuillets... Dès son arrivée à Berlin, rencontre avec de Moltke... Et cœtera... Le colonel insiste pour que l’État-major allemand hâte ses préparatifs militaires... Mais on lui répond: “Impossible! le chancelier s’y oppose, et il est soutenu par le Kaiser!” Tiens! Pourquoi cette opposition de Bethmann!... Il déclare: “Trop tôt!” Voyons un peu ses raisons... Primo: raisons de politique intérieure: il fulmine contre les manifestations populaires, les attaques du Vorwärts, et cœtera... Ah! ah! Il est très embêté, au fond, par la résistance énergique de la social-démocratie!... Secundo: raisons de politique extérieure; d’abord, assurer à l’Allemagne l’approbation des neutres, principalement des Anglais... Ensuite, attendre que la menace russe s’accentue; parce que, le jour où le gouvernement impérial aura devant lui “une Russie manifestement agressive”, il pourra convaincre à la fois les socialistes allemands et l’Europe, que l’Allemagne se trouve “en cas de légitime défense”, et qu’elle est entraînée malgré elle à mobiliser “par prudence”... Bien entendu! Logique parfaite!... Quelle va être la tactique de Stolbach et des généraux allemands pour forcer la main au camarade Bethmann?... Toutes ces notes-ci font très bien voir comment est née leur combine... Il s’agit donc d’obliger, sans délai, la Russie à commettre vis-à-vis de l’Allemagne “un acte qui puisse être tenu pour hostile...” “L’obliger, par exemple, à mobiliser”, suggère Stolbach, le 25 au soir. Vieille ficelle!... A quoi on lui répond: “En effet. Pour ça, un bon moyen, un seul, et qui dépend de l’Autriche: la mobilisation autrichienne...” Ils ne sont pas si bêtes qu’on croit, ces généraux! Ils ont bien compris que, si François-Joseph décrétait la mobilisation de toute son armée — (ce qui, note ici Stolbach, “ne serait plus seulement une menace contre la petite Serbie, mais une menace formelle contre la grande Russie”) — le Tsar serait fatalement amène à répondre par sa mobilisation générale. Et devant une mobilisation générale russe, le Kaiser ne pourrait plus refuser son décret de mobilisation. Et le Chancelier n’aurait plus rien à dire: car, une mobilisation allemande, directement motivée par la menace précise d’une invasion russe, pourrait être imposée à tout le monde; à l’extérieur, comme à l’intérieur; à l’opinion européenne, comme à l’opinion allemande, déjà fort montée contre les Russes; et imposée aussi aux social-démocrates... Et, ça, c’est très juste. Les Sudekum et consorts nous rabattent assez les oreilles, à tous les congrès, avec leur péril russe! Bebel lui-même! Dès 1900, il déclarait déjà que devant une menace russe il prendrait son fusil!... Les socialistes se trouveraient, cette fois, pris au mot. Pris, au piège!... A leur propre piège! Impossible pour eux, — social-démocratiquement impossible! — de ne pas collaborer avec leur gouvernement, quand celui-ci s’apprête à défendre le prolétariat allemand contre l’impérialisme cosaque!... Bien joué! A bientôt donc la mobilisation générale autrichienne!... Et voilà pourquoi, dès le surlendemain de son arrivée à Berlin, l’ami Stolbach multiplie ses dépêches à Hötzendorf pour que l’Autriche s’oriente carrément vers la mobilisation générale... Bravo! Un machiavélique traquenard que les généraux de Berlin tendent à la Russie, par l’entremise de l’Autriche! Et pendant ce temps-là, le Kaiser et son Chancelier fument tranquillement leurs cigares, sans se jouter du coup!»

D’un geste qui lui était habituel, Meynestrel pinça son visage entre le pouce et l’index, à la hauteur des tempes, et fit prestement glisser ses doigts le long des joues, jusqu’à la pointe effilée de la barbe.

«Parfait, parfait... On y va tout droit! Et bon train!»

Il ramassa rapidement les notes éparses sur la couverture, les enfouit dans une troisième enveloppe, et répéta, à mi-voix:

— «Heureusement que je suis seul à avoir mis le nez là-dedans!»

Il s’appuya au dossier de sa chaise, croisa les bras, et demeura quelques minutes immobile.

Ces documents apportaient évidemment un «fait nouveau», d’une importance incalculable. Les social-démocrates allemands, à quelques exceptions près, ne soupçonnaient pas cette complicité entre Vienne et Berlin. Les plus acharnés détracteurs du régime impérial se refusaient à penser que celui-ci aurait la sottise de risquer la paix du monde et l’avenir de l’Empire, pour défendre le prestige de l’Autriche; et ils acceptaient donc les affirmations officielles: ils croyaient que la Wilhelmstrasse avait été «surprise» par l’ultimatum autrichien; qu’elle n’en, avait connu d’avance ni la teneur exacte, ni même le caractère agressif; et que l’Allemagne, de bonne foi, cherchait à s’entremettre entre l’Autriche et ses adversaires. Les plus avertis flairaient bien la possibilité d’une certaine entente entre les États-majors de Vienne et de Berlin. (Haase, le délégué allemand à Bruxelles, que Meynestrel avait rencontré dans la matinée, lui avait raconté la démarche faite par lui, dimanche, auprès du gouvernement, pour rappeler solennellement, au nom du Parti, que l’alliance germano-autrichienne était strictement défensive; et il se montrait vaguement inquiet de cette réponse qu’on lui avait faite: “Mais si la Russie prenait l’initiative d’un acte hostile envers notre alliée?” Cependant, jusqu’ici, Haase lui-même était fort loin de supposer que la mobilisation générale autrichienne était destinée à jouer le rôle d’un hameçon bien amorcé, que le parti militaire allemand voulait jeter à la Russie!) Cette preuve irréfutable de la complicité, révélée par les notes de Stolbach, pouvait donc revenir, si elle tombait entre les mains des chefs social-démocrates, un engin terrible dans leur lutte contre la guerre. Ils tourneraient aussitôt contre leur gouvernement la violence des attaques qu’ils avaient jusqu’alors réservées au gouvernement de Vienne.

«Un engin d’une telle force explosive», se disait Meynestrel, «que, ma foi, si on l’utilisait bien, l’effet pourrait dépasser toutes prévisions... Oui: on peut tout supposer — même, à la rigueur, un avortement de la guerre!...»

Pendant quelques secondes, il s’imagina le Kaiser et le Chancelier, menacés de voir cette preuve étalée au grand jour — ou pris à partie dans une virulente campagne de presse, qui risquerait de retourner contre le gouvernement de l’Allemagne, non seulement le peuple allemand, mais l’opinion mondiale, — et placés devant ce dilemme: ou bien procéder à l’arrestation de tous les chefs socialistes, et déclarer ainsi ouvertement la guerre à tout le prolétariat allemand, à l’Internationale européenne (conjecture à peine concevable); ou bien capituler devant la menace des socialistes, et faire hâtivement machine en arrière, en refusant à l’Autriche le concours promis à Hoyos. Alors? Alors, privée de l’appui allemand, l’Autriche n’oserait sans doute plus persévérer dans ses projets belliqueux, et devrait se contenter d’un marchandage diplomatique... Tous les plans capitalistes de guerre pourraient donc se trouver renversés.

— «C’est à voir!» murmura-t-il.

Il se leva, fit quelques pas dans la chambre, but un verre d’eau, et revint se rasseoir devant les documents: «Et maintenant, Pilote, pas d’erreur de tactique!... Deux solutions: faire éclater l’engin, ou bien le cacher, le garder pour plus tard... Première hypothèse: je remets ces paperasses aux mains d’un Liebknecht, par exemple; et le scandale éclate. Là, deux cas à considérer: le scandale n’empêche pas la guerre, ou bien il l’empêche. — Supposons qu’il ne l’empêche pas, ce qui est probable; quels avantages? Evidemment, le prolétariat partirait à la guerre avec la certitude d’avoir été trompé... Bonne propagande pour la guerre civile... Oui, mais le vent souffle en sens opposé: il y a déjà partout “mentalité de guerre”. C’est très frappant, ici, à Bruxelles... Savoir même si, aujourd’hui, tous les chefs de la social-démo accepteraient de faire éclater l’engin? Pas sûr... Admettons cependant qu’ils publient les documents dans le Vorwärts. Le journal serait saisi; le gouvernement démentirait effrontément; et l’état d’esprit est déjà tel, en Allemagne, que ses démentis auraient sans doute plus de poids que nos accusations... Supposons, maintenant, contre toute vraisemblance, que Liebknecht, en jouant de l’indignation du peuple et de la réprobation universelle, fasse reculer le Kaiser, et parvienne à empêcher la guerre. Evidemment, la force de l’Internationale et la conscience révolutionnaire des masses se trouveraient accrues... Oui, mais... Mais, empêcher la guerre? Notre meilleur atout!...»

Il resta quelques secondes, les traits figés, en arrêt devant la gravité de la responsabilité à prendre.

— «Pas de ça!» fit-il, à mi-voix. «Pas de ça!... N’y aurait-il qu’une chance sur cent de pouvoir empêcher la guerre, il ne faut pas la courir!»

Quelques secondes encore, il réfléchit intensément.

«Non, non... De quelque côté qu’on retourne le problème... Actuellement, la seule solution: subtiliser l’engin...»

Il se pencha, et, d’un geste décidé, tira une mallette de sous le lit:

«Enfermer tout ça. N’en parler à personne... Attendre l’heure!»

L’heure qu’il prévoyait, c’était celle où, fatalement, la démoralisation commencerait à travailler les masses mobilisées, et où, pour hâter cette démoralisation, pour l’envenimer, il ne serait pas négligeable de pouvoir frapper un grand coup, en divulgant cette preuve décisive de la machination des gouvernements.

Il eut un bref sourire: un sourire de possédé:

«A quoi tiennent les choses? La guerre, la révolution, dépendent peut-être, dans une certaine mesure, des trois enveloppes que j’ai là!»

Il les avait prises dans sa main, et les soupesait machinalement.

Quoiqu’un frappa à la porte.

— «C’est toi, Freda?»

— «Non. Thibault.»

— «Ah!»

Il rangea vivement les enveloppes dans la mallette, et la ferma à clef avant d’aller ouvrir.

D’instinct, le premier mouvement de Jacques fut de jeter, sur le désordre de la pièce, un coup d’œil circulaire, à la recherche des papiers.

— «Freda n’est pas revenue avec toi?» demanda Meynestrel, cédant à un mouvement de contrariété, presque d’angoisse, qu’il refoula aussitôt. «Je ne t’offre pas de t’asseoir», reprit-il plaisamment, désignant d’un geste le fouillis des vêtements féminins qui encombraient les deux chaises de la chambre. «D’ailleurs, j’allais sortir. Je voudrais voir un peu ce qu’ils font à la Maison du Peuple...»

— «Et... ces papiers?», demanda Jacques.

Tout en parlant, le Pilote avait poussé la mallette sous le lit.

— «Je crois bien que Trauttenbach a complètement perdu sa peine», dit-il calmement. «Et toi aussi...»

— «Vrai?»

Jacques était plus stupéfait encore que consterné. L’idée que ces papiers pussent être sans intérêt ne l’avait jamais effleuré. Il hésitait à questionner davantage. Il hasarda cependant:

— «Qu’est-ce que vous en avez fait?»

Du pied, Meynestrel indiqua la mallette.

— «Je croyais que vous aviez l’intention de communiquer tout ça, ce soir, au Bureau... A Vandervelde, à Jaurès...?»

Le Pilote sourit lentement: un sourire froid, des yeux plus que des lèvres; et, dans son visage au teint de mort, le sourire de ce regard était à la fois si lucide et si peu humain, que Jacques baissa les yeux.

— «A Jaurès? A Vandervelde?» fit Meynestrel, de sa voix de fausset. «Ils n’y trouveraient même pas de quoi faire un discours de plus!» Devant l’attitude désappointée de Jacques, quittant le ton sarcastique, il ajouta: «J’éplucherai, bien entendu, toutes ces notes de plus près, à Genève. Mais, à première vue, non, rien: des détails stratégiques, des énumérations d’effectifs... Rien qui, pour l’instant, puisse servir.»

Il avait remis sa veste, et pris son chapeau:

— «Viens-tu avec moi? Nous irons doucement, en causant... Quelle chaleur! Bruxelles, en juillet, je m’en souviendrai!... Où peut être Alfreda? Elle m’avait dit qu’elle viendrait me prendre... Passe, je te suis.»

Pendant tout le trajet, il interrogea Jacques sur son séjour à Paris, et ne souffla plus mot des documents.

Il traînait la patte, plus que de coutume. Il s’en excusa, avec brusquerie. Pendant l’été, surtout après une période de fatigue, les muscles de sa jambe le faisaient parfois souffrir comme au lendemain de son accident d’aviation.

— «Ça fait “invalide de guerre”», remarqua-t-il, avec un rire bref. «Ça sera très bien porté, dans quelque temps...»

Au seuil de la Maison du Peuple, comme Jacques allait s’éloigner, il lui toucha brusquement le bras:

— «Et toi? Qu’est-ce qu’il y a, mon petit?»

— «Ce qu’il y a?»

— «Je te trouve changé. Je ne sais comment dire... Très changé.»

Il le dévisageait, de son regard dur, noir, clairvoyant.

Le souvenir de Jenny flotta, quelques secondes, devant les yeux de Jacques. Il avait rougi. Il répugnait à mentir, autant qu’à s’expliquer. Il sourit mystérieusement, et détourna la tête.

— «A tout à l’heure», dit le Pilote, sans insister. «J’irai dîner avec Freda à la Taverne, avant le meeting. Nous te garderons une place près de nous.»

LII

Dès huit heures, non seulement les cinq mille places assises du Cirque Royal étaient toutes occupées, mais les travées étaient pleines de manifestants debout, et, dehors, dans les rues étroites qui enserraient le Cirque, était massée une foule grouillante, que des militants enthousiastes évaluaient déjà à cinq ou six mille personnes.

Jacques et ses amis eurent grand’peine à se frayer un passage, et à pénétrer dans la salle.

Les «officiels», retenus à la Maison du Peuple, où continuait à siéger le Bureau international, n’étaient pas arrivés. Le bruit courait que la séance était mouvementée, qu’elle se prolongerait sans doute assez tard. Keir-Hardie et Vaillant s’acharnaient à obtenir de tous les délégués présents l’adhésion au principe de la grève générale préventive, et l’engagement formel, au nom de leurs partis, de travailler activement, dans leurs pays respectifs à la préparation de cette grève, pour que l’Internationale pût, en cas de guerre, faire obstacle aux projets belliqueux des gouvernements. Jaurès avait soutenu avec énergie cette proposition, et la discussion se poursuivait, âprement, depuis le matin. Deux thèses s’affrontaient, toujours les mêmes. Les uns admettaient bien le principe de la grève dans le cas d’une guerre offensive; mais, dans le cas d’une guerre défensive, — un pays paralysé par la grève, étant voué fatalement à l’invasion de l’agresseur, — ils soutenaient qu’un peuple attaqué a le droit, et le devoir, de se défendre par les armes. La plupart des Allemands, beaucoup de Belges, de Français, pensaient ainsi, et se bornaient à chercher une définition claire, incontestable, de l’État agresseur. Les autres, s’appuyant sur l’Histoire, et tirant un argument persuasif des échos tendancieux parus ces jours derniers dans la presse française, allemande ou russe, dénonçaient le mythe des guerres de légitime défense: «Un gouvernement», disaient-ils, «résolu à entraîner son peuple dans la guerre, trouve toujours un subterfuge pour être attaqué, ou pour le paraître; si l’on veut déjouer cette manœuvre, il est donc indispensable, que le principe de la grève préventive soit proclamé à l’avance, de façon que la réponse à toute menace de guerre soit automatique; il est indispensable que ce principe soit admis, dès maintenant, à l’unanimité et sans échappatoire possible, par les chefs socialistes de tous les pays, afin que cette résistance collective, — la seule efficace, la résistance par la cessation générale du travail, — puisse être, à l’heure du péril, déclenchée partout à la fois, et simultanément.» On ignorait encore les résultats de ce débat, où se décidait peut-être le sort prochain de l’Europe.

Jacques sentit que quelqu’un lui poussait le coude. C’était Saffrio, qui l’avait aperçu et s’était glissé jusqu’à lui.

— «Je voulais te parler de la bellissime lettre que Palazzolo a reçue de Mussolini», dit-il en tirant plusieurs feuillets pliés, qu’il gardait précieusement entre sa chemise et sa poitrine. «J’ai recopié le meilleur... Et Richardley l’a traduit en bon style, pour le Fanal. Tu vas voir...»

Le brouhaha était si intense que Jacques dut approcher son oreille tout près des lèvres de Saffrio.

— «Ecoute... D’abord ça: “Par la guerre, la bourgeoisie met le prolétariat en face de ce choix tragique: ou bien se rebeller; ou bien prendre part à la boucherie. La rébellion, elle est vite noyée dans le sang; et la boucherie, elle se protège derrière de grands mots, comme le Devoir, la Patrie”...» Tu écoutes?... Benito écrit encore: «La guerre entre nations est la plus sanguinaire forme de la collaboration de classes. La bourgeoisie est contente quand elle peut écraser le prolétariat sur l’autel de la Patrie!...» Et aussi: «L’Internationale, c’est l’aboutissement inévitable des événements futurs... Oui», fit-il d’une voix vibrante. «Il dit bien! L’Internazionale, c’est le but! Et tu vois: l’Internazionale, elle est déjà assez forte pour sauver les peuples! Tu vois, ce soir, ici! L’union des prolétariats, c’est la paix du monde!»

Il se redressa. Ses yeux brillaient. Il continuait à parler; mais le vacarme grandissant empêchait Jacques de comprendre ses paroles.

Car la foule, tassée dans cette atmosphère étouffante, commençait à s’impatienter. Pour l’occuper, les militants belges eurent l’idée d’entonner leur chant: «Prolétaires, unissez-vous», que bientôt tout le monde reprit à l’unisson. D’abord hésitante, chaque voix, prenant appui sur sa voisine, s’affermit; et pas seulement chaque voix: chaque cœur. Ce chant créait un lien, devenait un symbole sonore, concret, de solidarité.

Lorsque les délégués, tant attendus, apparurent, enfin, au fond du Cirque, la salle entière se leva, et une clameur retentit; une clameur joyeuse, familière, confiante. Et, spontanément, sans qu’aucun mot d’ordre eût été donné, l’Internationale, jaillie de toutes les poitrines, couvrit le tumulte des ovations. Puis, sur un signe de Vandervelde, qui présidait, les chants se turent, comme à regret. Et, tandis que s’établissait peu à peu le silence, toutes les têtes demeurèrent tournées vers cette phalange de chefs. Les diverses feuilles du Parti avaient popularisé leurs silhouettes. On se les montrait du doigt. On se chuchotait leurs noms. Pas un pays ne manquait à l’appel. En cette heure angoissante de la vie continentale, toute l’Europe ouvrière était là, représentée sur cette petite estrade, où se concentraient dix milliers de regards chargés de la même opiniâtre et solennelle espérance.

Cette confiance collective, contagieuse, redoubla lorsqu’on apprit, de la bouche de Vandervelde, que, sur la proposition du parti allemand, le Bureau venait de décider la réunion, à Paris, et dès le 9 août, du fameux Congrès socialiste international, préalablement convoqué à Vienne pour le 23. Au nom du Parti français, Jaurès et Guesde avaient accepté la responsabilité de l’organisation; et, faisant appel au zèle de tous, projetaient de donner à cette manifestation, dont le titre serait: «La Guerre et le prolétariat», un retentissement exceptionnel.

— «Au moment où deux grands peuples peuvent être lancés l’un contre l’autre», s’écria Vandervelde, «ce n’est pas un spectacle banal que de voir les représentants des syndicats et des groupements ouvriers d’un de ces pays, qui les a élus par plus de quatre millions de voix, se rendre sur le territoire de la nation dite ennemie, pour fraterniser, et pour proclamer leur volonté de maintenir la paix entre les peuples!»

Haase, député socialiste du Reichstag, se leva au milieu des applaudissements. Son courageux discours ne laissa pas subsister la moindre équivoque sur la sincérité de la collaboration des social-démocrates:

— «L’ultimatum autrichien a été une véritable provocation... L’Autriche a voulu la guerre... Elle semble compter sur l’appui de l’Allemagne... Mais le socialisme allemand n’entend pas que le prolétariat puisse être engagé par des traités secrets... Le prolétariat allemand déclare que l’Allemagne ne doit pas intervenir, MÊME SI la Russie entrait dans le conflit!»

Des acclamations interrompaient chacune de ses phrases. La netteté de cette proclamation était un soulagement pour tous.

— «Que nos adversaires prennent garde!» s’écria-t-il, en terminant. «Il se peut que les peuples, fatigués par tant de misère et d’oppression, s’éveillent enfin et s’unissent pour fonder la société socialiste!»

L’Italien Morgari, l’Anglais Keir-Hardie, le Russe Roubanovitch, prirent successivement la parole. L’Europe prolétarienne n’avait qu’une voix pour flétrir l’impérialisme dangereux de ses gouvernements et réclamer les concessions nécessaires au maintien de la paix.

Quand Jaurès, à son tour, s’avança pour parler, les ovations redoublèrent.

Sa démarche était plus pesante que jamais. Il était las de sa journée. Il enfonçait le cou dans les épaules; sur son front bas, ses cheveux, collés de sueur, s’ébouriffaient. Lorsqu’il eut lentement gravi les marches, et que, le corps tassé, bien d’aplomb sur ses jambes, il s’immobilisa, face au public, il semblait un colosse trapu qui tend le dos, et s’arc-boute, et s’enracine au sol, pour barrer la route à l’avalanche des catastrophes.

Il cria:

— «Citoyens!»

Sa voix, par un prodige naturel qui se répétait chaque fois qu’il montait à la tribune, couvrit, d’un coup, ces milliers de clameurs. Un silence religieux se fit: le silence de la forêt avant l’orage.

Il parut se recueillir un instant, serra les poings, et, d’un geste brusque, ramena sur sa poitrine ses bras courts. («Il a l’air d’un phoque qui prêche», disait irrévérencieusement Paterson.) Sans hâte, sans violence au départ, sans force apparente, il commença son discours; mais, dès les premiers mots, son organe bourdonnant, comme une cloche de bronze qui s’ébranle, avait pris possession de l’espace, et la salle, tout à coup, eut la sonorité d’un beffroi.

Jacques, penché en avant, le menton sur le poing, l’œil tendu vers ce visage levé — qui semblait toujours regarder ailleurs, au delà, — ne perdait pas une syllabe.

Jaurès n’apportait rien de nouveau. Il dénonçait, une fois de plus, le danger des politiques de conquête et de prestige, la mollesse des diplomaties, la démence patriotique des chauvins, les stériles horreurs de la guerre. Sa pensée était simple; son vocabulaire, assez restreint; ses efforts, souvent, de la plus courante démagogie. Pourtant, ces banalités généreuses faisaient passer à travers cette masse humaine à laquelle Jacques appartenait ce soir, un courant de haute tension, qui la faisait osciller au commandement de l’orateur, frémir de fraternité ou de colère, d’indignation ou d’espoir, frémir comme une harpe au vent. D’où venait la vertu ensorcelante de Jaurès? de cette voix tenace, qui s’enflait et ondulait en larges volutes sur ces milliers de visages tendus? de son amour si évident des hommes? de sa foi? de son lyrisme intérieur? de son âme symphonique, où tout s’harmonisait par miracle, le penchant à la spéculation verbeuse et le sens précis de l’action, la lucidité de l’historien et la rêverie du poète, le goût de l’ordre et la volonté révolutionnaire? Ce soir, particulièrement, une certitude têtue, qui pénétrait chaque auditeur jusqu’aux moelles, émanait de ces paroles, de cette voix, de cette immobilité: la certitude de la victoire toute proche; la certitude que, déjà, le refus des peuples faisait hésiter les gouvernements, et que les hideuses forces de la guerre ne pourraient pas l’emporter sur celles de la paix.

Lorsque, après une péroraison pathétique, il quitta enfin la tribune, contracté, écumant, tordu par le délire sacré, toute la salle, debout, l’acclama. Les battements de mains, les trépignements, faisaient un vacarme assourdissant, qui, pendant plusieurs minutes, roula d’un mur à l’autre du Cirque, comme l’écho du tonnerre dans une gorge de montagne. Des bras tendus agitaient frénétiquement des chapeaux, des mouchoirs, des journaux, des cannes. On eût dit un vent de tempête secouant un champ d’épis. En de pareils moments de paroxysme, Jaurès n’aurait eu qu’un cri à pousser, un geste de la main à faire, pour que cette foule fanatisée se jetât, derrière lui, tête baissée, à l’assaut de n’importe quelle Bastille.

Insensiblement, ce tumulte s’ordonna, devint rythme. Pour se délivrer de l’étau qui les serrait, toutes ces poitrines haletantes recouraient de nouveau à la musique, au chant:

— «Debout les damnés de la terre!...»

Et, au dehors, les milliers de manifestants qui n’avaient pu entrer, et qui, malgré les déploiements de la police, obstruaient toutes les rues avoisinantes, reprirent le refrain de l’Internationale:

«Debout les damnés de la terre!...

..............................»

«C’est l’éruption de la fin!»

LIII

La salle, insensiblement, se vidait. Jacques, soulevé, ballotté en tous sens, protégeait de son mieux le petit Vanheede, qui se cramponnait à lui comme un naufragé; et il ne quittait pas de l’œil le groupe que formaient, à quelques mètres, Meynestrel, Mithoerg, Richardley, Saffrio, Zelawsky, Paterson et Alfreda. Mais comment les atteindre? Poussant l’albinos devant lui, et profitant des moindres remous qui le dérivaient du côté de ses amis, il parvint à franchir peu à peu le court intervalle qui le séparait d’eux. Alors seulement il cessa de lutter, et se laissa charrier, avec les autres, par le courant qui les entraînait vers la sortie.

Au chant de l’Internationale, qui tantôt éclatait comme une fanfare, et tantôt roulait en sourdine, se mêlaient des cris stridents: «A bas la guerre!», «Vive la Sociale!», «Vive la paix!»

— «Viens, petite fille, tu vas te perdre», dit Meynestrel.

Mais Alfreda n’entendit pas. Accrochée au bras de Paterson, elle voulait simplement voir ce qui se passait à l’avant.

— «Attends, chère», murmura l’Anglais.

Il entrelaça solidement les doigts de ses deux mains et, se penchant, il offrit à la jeune femme une sorte d’étrier, où elle réussit à mettre le pied.

— «Hop!»

Il se redressa d’un coup de reins et la souleva au-dessus des têtes. Elle riait. Pour conserver son équilibre, elle plaquait son corps contre le buste de Paterson. Ses grands yeux de poupée, largement ouverts, brillaient ce soir d’un feu sauvage.

— «Je ne vois rien», dit-elle, d’une voix molle enivrée. «Rien... qu’une forêt de drapeaux!»

Elle ne se hâtait pas de descendre. L’Anglais, aveuglé par un pan de la jupe, continuait à avancer, en trébuchant.

Ils se trouvèrent tous dehors sans savoir comment.

Dans la rue, l’entassement était plus compact encore que dans la salle, et le vacarme si intense, si continu, qu’on cessait presque de l’entendre. Après quelques minutes de piétinement, cette masse humaine parut s’orienter, s’ébranla, et, submergeant les cordons de la police, engloutissant au passage les curieux tassés sur les trottoirs, se mit à couler lentement dans la nuit.

— «Où nous mènent-ils?» demanda Jacques.

— «Zusammen marschieren, Camm’rad!...»[1] cria Mithoerg, dont le visage mou était rouge et gonflé comme s’il sortait de l’eau bouillante.

— «Je pense qu’on va manifester devant les ministères», expliqua Richardley.

— «Keinen Krieg! Friede! Friede!»[2] hurlait Mithoerg.

Et Zelawsky modulait, sur un ton guttural:

— «Daloï Vaïnou!... Mir! Mir!»[3]

— «Où donc est Freda?» murmura Meynestrel.

Jacques se retourna pour chercher la jeune femme des yeux. Derrière lui, marchait Richardley, la tête haute, son éternel sourire aux lèvres, son sourire trop crâne. Puis venait Vanheede, entre Mithoerg et Zelawsky: l’albinos avait noué ses coudes aux bras de ses deux compagnons, et il semblait porté par eux; il ne criait pas, il ne chantait pas; il dressait vers le ciel son masque diaphane, aux yeux mi-clos, avec une expression douloureuse et extasiée. Plus loin, suivaient Alfreda et Paterson. Jacques n’aperçut que leurs visages; mais si rapprochés que les deux corps paraissaient enlacés.

— «Où est-elle donc?» répéta le Pilote, d’une voix anxieuse. Il était comme un aveugle qui a perdu son chien.

C’était une chaude nuit d’été, sombre et profonde. Les devantures étaient éteintes. A toutes les fenêtres, dont beaucoup étaient éclairées, des silhouettes noires se penchaient. Au croisement des grandes artères, des chapelets de trams, sans lumière et vides, s’alignaient sur les rails. Des nuées de piétons affluaient par les rues, et grossissaient sans trêve le flot mouvant. La majorité des manifestants était faite d’ouvriers de la ville et de la banlieue. Et, de partout, d’Anvers, de Gand, de Liège, de Namur, de tous les centres miniers, il était venu des militants pour se joindre aux socialistes bruxellois et aux délégations étrangères: Bruxelles, ce soir, semblait devenue la capitale européenne de la paix.

«Mais, ça y est!» se dit Jacques. «La paix est sauvée! Aucune force au monde ne renversera ce barrage! Si cette foule le veut, la guerre ne passera pas!»

La police, impuissante, s’était contentée de protéger le Palais Royal, le Parc et les Ministères, par un quadruple cordon d’agents, devant lequel la tête du cortège défila sans s’arrêter, pour gagner la Place Royale, et descendre vers le centre de la ville. Au passage, devant la solennité muette des palais, les bouches, par milliers, scandaient, du même élan: «Vive la Sociale!», «A bas la guerre!»

A l’avant, des groupes recueillis marchaient fièrement autour de leurs oriflammes. Le reste suivait, sans ordre, formant une ruisselante et tumultueuse kermesse, où des femmes s’agrippaient au bras de leurs hommes, où des gosses, hissés sur l’épaule des pères, ouvraient des yeux fascinés. Tous avaient conscience de représenter une fraction de la grande force prolétarienne. Les traits tendus, le regard fixe, ils marchaient sans presque se parler; et, dans les arrêts, ils continuaient à marquer le pas, en cadence. Les fronts découverts luisaient sous les globes électriques. Sur tous ces visages enivrés de confiance et durcis par la même volonté, se lisait la conviction que, ce soir, la partie était gagnée contre les gouvernements. Et, au-dessus de cette marée déferlante, l’Internationale, gueulée sans trêve, à plusieurs voix, déployait son chant puissamment martelé, qui était comme la pulsation de tous ces cœurs.

A plusieurs reprises, Jacques eut l’impression que Meynestrel tentait de s’approcher de lui davantage, comme s’il eût voulu lui parler; mais, chaque fois, il en était empêché par la bousculade ou par une recrudescence du tumulte.

— «Enfin, la voilà, l’action de masse!» lui cria Jacques. Il s’efforçait de sourire, par un reste de respect humain; mais son regard étincelait de cette même joie fiévreuse qui éclatait dans tous les yeux.

Le Pilote ne répondit pas. Ses prunelles étaient dures, et sa bouche gardait un pli d’amertume que Jacques ne s’expliquait pas.

Devant eux, un frémissement houleux fit brusquement osciller le cortège. La tête de la colonne avait dû se heurter à quelque obstacle. Comme Jacques se dressait sur les pointes pour essayer de comprendre la cause du désordre, il perçut à son oreille la voix du Pilote: quelques mots, jetés très vite, sur ce ton de fausset qui déconcertait toujours:

— «Mon petit, je crois bien que, ce soir, Freda ne...»

Le reste de la phrase s’était à demi perdu dans le bruit. Jacques se tourna, stupéfait: il avait cru entendre: «...ne reviendra pas à l’hôtel».

Leurs regards se croisèrent. Le visage du Pilote était dans l’ombre; ses pupilles noires, aussi dénuées d’expression que celles d’un chat, flambaient avec une phosphorescence animale.

A ce moment, un remous profond se propagea jusqu’à eux, et les souleva.

Au croisement du boulevard du Midi, un petit groupe de nationalistes, réunis en hâte autour d’un drapeau, avait témérairement voulu barrer le passage au défilé. Courte bagarre, qui n’avait pas empêché les manifestants de continuer leur route. Mais cet arrêt, ces secousses, avaient suffi pour séparer Jacques de Meynestrel et de ses amis.

Déporté vers la droite, il se trouva bloqué contre les maisons, tandis que, au centre, sous la pression de l’arrière, s’établissait un fort courant qui entraînait le groupe de Meynestrel en avant. Et, tout à coup, de la place où il était momentanément immobilisé, il aperçut, à quelques mètres, le visage de Paterson. L’Anglais était toujours avec Alfreda. Ils passèrent sans le voir. Mais, lui, il eut le temps de les regarder. Ils ne ressemblaient plus à eux-mêmes... La pénombre, en accusant les reliefs osseux, sculptait bizarrement le masque de Paterson. Ses yeux, généralement mobiles et rieurs, avaient un éclat fixe, et comme une pointe de folie cruelle. La figure d’Alfreda n’était pas moins changée: une expression ardente, résolue, insolemment sensuelle, déformait et vulgarisait ses traits: on eût dit le visage d’une fille, le visage d’une fille saoule. Elle appuya sa tempe contre l’épaule de Pat’. Sa bouche était ouverte: elle chantait l’Internationale, d’une voix rauque et saccadée; elle avait l’air de célébrer son propre triomphe, sa délivrance, la victoire de l’instinct... Les mots de Meynestrel revinrent à l’esprit de Jacques: «Je crois que, ce soir, Freda ne reviendra pas...»

Il eut peur; et, sans bien savoir ce qu’il allait leur dire, il essaya de se glisser dans la foule, pour les rejoindre. Il cria: «Pat’!» Mais il était prisonnier de cette masse qui l’enserrait. Après de vains efforts, il dut renoncer. Quelque temps encore, il les suivit des yeux; puis il les perdit complètement de vue, et s’abandonna, passif, au flot qui maintenant le portait en avant.

Alors, seul, il fut saisi par le phénomène magique de la contagion collective. Toute perception de l’espace et du temps s’évanouit; la conscience individuelle s’effaça. Ce fut comme un obscur, un léthargique retour au milieu originel. Plongé, fondu dans cette multitude ambulante, fraternelle, il se sentait débarrassé de lui-même. Au fond de l’être, pareille à une source chaude qui ne jaillit pas jusqu’à la surface, sans doute gardait-il bien la conscience confuse de faire partie d’un tout, d’un tout qui était le nombre, la vérité, la force; mais il n’y songeait pas. Et il continuait à marcher, la tête vide, en proie à une ivresse légère, reposante comme un sommeil.

Cet état bienheureux se prolongea une heure, peut-être davantage. Le choc de son pied au bord d’un trottoir le tira de cet envoûtement. Il découvrit soudain sa fatigue.

La colonne, endiguée entre de sombres façades, avançait toujours, d’un glissement lent, implacable. A l’arrière, les chants avaient presque cessé. Par instants, un cri farouche délivrait une poitrine oppressée: «Vive la paix!», «Vive l’Internationale!»; et ce cri, pareil au salut matinal du coq, en éveillait d’autres, ici et là. Puis, le calme retombait; et ce n’était plus, pendant quelques minutes, qu’un halètement sourd, un piétinement de troupeau.

Il manœuvra pour dériver vers le bord, approcher des maisons. Il se laissa charrier le long des boutiques closes, guettant une occasion pour s’échapper. Une ruelle s’offrit. Elle était pleine de gens du quartier, massés là, pour voir. Il put s’y faufiler, gagner un espace libre, près d’une fontaine encastrée dans le mur. L’eau coulait, fraîche et claire, avec un bruit amical. Il but, mouilla son front, ses mains, et resta un long moment, à souffler. Au-dessus de lui, le firmament d’été scintillait. Il se rappela les bagarres de Paris, l’avant-veille; celles d’hier, à Berlin. Dans toutes les villes d’Europe, les peuples s’insurgeaient, avec la même violence, contre le sacrifice inutile. Partout, à Vienne, sur la Ringstrasse, à Londres, dans Trafalgar Square, à Pétersbourg, sur la Perspective Newski, où des cosaques, sabre au clair, chargeaient les manifestants, partout s’élevait le même cri: «Friede! Peace! Mir!» Par-dessus les frontières, les mains de tous les travailleurs se tendaient vers le même idéal fraternel; et, de toute l’Europe jaillissait la même clameur. Comment douter de l’avenir? Demain, l’humanité, délivrée de son angoisse, allait pouvoir de nouveau travailler à se faire un destin meilleur...

L’avenir!... Jenny...

L’image de la jeune fille l’avait ressaisi brusquement, refoulant tout, substituant aux violentes exaltations de ce soir, un désir éperdu de tendresse, de douceur.

Il se leva, et se remit en marche, dans la nuit.

Dormir... C’était la seule chose, maintenant, dont il avait envie. N’importe où, sur le premier banc venu... Il chercha à s’orienter dans cette partie de la ville qu’il connaissait mal. Et, soudain, il se trouva sur une place déserte, qu’il se rappelait avoir traversée, cet après-midi, avec Paterson et Alfreda. Courage... L’hôtel où l’Anglais avait sa chambre ne devait pas être éloigné...

Il le retrouva, en effet, sans trop de peine.

Il prit tout juste le temps de se déchausser, d’enlever son veston, son col, et se jeta, à demi habillé, sur le lit.


[1] «Marcher en groupe, camarade!»

[2] «Pas de guerre! La paix! La paix!»

[3] «A bas la guerre! Paix! Paix.»

LIV

Lorsqu’il ouvrit les yeux, la pièce était violemment éclairée. Il mit quelques secondes à reprendre pied dans le réel. Il aperçut le dos d’un homme, agenouillé au fond de la chambre: Paterson... L’Anglais pliait en hâte quelques vêtements dans une valise ouverte à terre. Partait-il déjà? Quelle heure était-il?

— «C’est toi, Pat’?»

Paterson, sans répondre, ferma la valise, la posa près de la porte et s’approcha du lit. Il était pâle, et son regard était provocant:

— «Je l’emmène!» jeta-t-il.

Une sorte de menace vibrait dans sa voix.

Jacques le regardait, abasourdi, les yeux gonflés de fatigue.

— «Hush! Tais-toi!» bégaya Paterson, bien que Jacques n’eût pas même remué les lèvres. «Je sais!... C’est ainsi! Et personne n’y peut plus rien!...»

Jacques, brusquement, avait compris. Il dévisageait l’Anglais avec l’expression d’un enfant qu’on a éveillé en plein cauchemar.

— «Elle est en bas, dans un taxi. Elle est déterminée. Moi aussi. Elle ne lui a rien dit, elle le plaint, elle ne veut rien lui dire, elle n’a même pas voulu reprendre ses choses à elle. Nous partons, elle ne le reverra pas. Le premier train, pour Ostende. Demain soir, à Londres... Tout est fini comme ça. Personne n’y peut plus rien!»

Jacques s’était redressé. Il appuyait sa tête au bois du lit, et ne disait rien. «Une gueule d’assassin», songea-t-il.

— «Moi, c’est depuis des mois!» continua Paterson, immobile sous le plafonnier. «Mais je n’avais jamais osé... Ce soir seulement, j’ai appris qu’elle aussi... Pauvre darling! Tu ne sais pas sa vie avec cet homme... Moins qu’un homme: rien!... Oh, il a le noble rôle! Il l’avait prévenue. Elle avait tout accepté! Elle pensait pouvoir. Elle ne savait pas... Mais, depuis qu’elle m’aime, non, le sacrifice est impossible... Ne la juge pas!» répéta-t-il soudain, comme s’il avait lu quelque verdict sévère sur la physionomie hébétée de Jacques. «Tu ne sais pas quel il est, cet homme! Capable de tout! Par désespoir de ne croire à rien, de ne pouvoir croire à rien, — pas même de croire à lui, — parce qu’il n’est rien

Jacques, les bras allongés sur le lit, la tête un peu renversée, les yeux brûlés par la lumière, n’avait pas fait un mouvement. La fenêtre était ouverte. Des moustiques, qu’il n’essayait pas de chasser, cornaient à ses oreilles. Il éprouvait cette faiblesse écœurante, des gens qui ont perdu beaucoup de sang.

— «Chacun a droit de vivre!» reprit farouchement l’Anglais. «Tu peux demander à quelqu’un qu’il se jette à l’eau pour sauver un homme: mais tu ne peux pas demander qu’il tienne encore et toujours la tête de l’homme au-dessus de l’eau, jusqu’à lui-même être suicidé!... Elle veut vivre. Eh bien! moi, je suis là, et je l’emmène!... Hush!...»

— «Je ne vous reproche rien», murmura Jacques, sans bouger la tête. «Mais je pense à lui...»

— «You don’t know him! He is capable of anything!... That man is a monstre... — a perfect monstre!»[1]

— «Peut-être qu’il en mourra, Pat’.»

Les lèvres de Paterson s’entr’ouvrirent, et ses traits blêmes se contractèrent comme s’il eût reçu un coup. Jacques ne put supporter la vue de ce visage qui, tout à coup, lui sembla hideux. «Un assassin», songea-t-il de nouveau. Il détourna les yeux, une seconde, puis il poursuivit, d’une voix sourde:

— «Je pense au Parti. Le Parti a besoin de ses chefs. Plus que jamais... C’est une trahison, Pat’. Une trahison double. Une trahison sur tous les plans.»

L’Anglais avait reculé jusqu’à la porte. Sa casquette de travers, son teint blafard, son œil traqué, le rictus de sa bouche, lui donnaient soudain une face de gouape. Il se baissa vivement, et saisit la valise. Il n’avait plus l’air d’un assassin, mais d’un cambrioleur.

— «Good night!» fit-il. Il avait les paupières baissées. Il ne les releva pas, et s’enfuit.

A peine la porte fut-elle refermée, que la pensée de Jenny vint s’imposer à Jacques, avec une acuité insoutenable. Pourquoi Jenny?... Il entendit, dans la rue silencieuse, une auto qui démarrait. Longtemps, la tête appuyée au bois, l’œil fixé sur la porte close, il demeura immobile. Tantôt il avait devant lui la jolie figure de Pat’, son regard frais, son sourire de boy blond; et tantôt ce masque cafard de domestique congédié, de voleur pris sur le fait, ce masque effronté et honteux... Un masque hideusement dénaturé par la passion... Celui qu’il avait, sans doute, lui-même, dans le couloir du métro, à la poursuite de Jenny... Et, ce jour-là, n’était-il pas capable, lui aussi, de vilenies, de trahisons?


Dès six heures et demie, Jacques, qui n’avait pu se rendormir, courait chez Meynestrel.

Tout sommeillait encore dans la pension. Seule, une vieille femme lavait le carrelage du vestibule. Jacques, une minute, balança: devait-il repartir, ou monter? S’il voulait prendre le train de huit heures, il n’avait pas le temps de retarder sa visite; et, après la scène de la nuit, il ne pouvait se résoudre à quitter Bruxelles sans avoir revu son ami.

Il frappa, une première fois, à la chambre du Pilote. Pas de réponse. S’était-il trompé? Non, c’était bien là, numéro 19, qu’il était venu hier. Meynestrel, après une nuit de vaine attente, s’était peut-être endormi?... Il allait frapper de nouveau, lorsqu’il crut percevoir, contre la porte, un rapide glissement de pieds nus, le frôlement d’une main sur la serrure. Une pensée folle, terrible, lui traversa l’esprit. Instinctivement, il saisit le bouton, et le tourna. La porte s’ouvrit et heurta Meynestrel, juste au moment où celui-ci allait donner un tour de clef.

Les deux hommes se dévisagèrent. Sur les traits glacés du Pilote, aucune expression traduisible: un éclair de dépit, peut-être... Il parut hésiter, l’espace d’une seconde. Allait-il repousser le visiteur, refermer le battant? Jacques en eut le soupçon. Cédant à la même intuition qui lui avait fait tourner le pêne, il poussa la porte d’un coup d’épaule, et entra.

Du premier coup d’œil, il s’aperçut que la chambre était changée, comme agrandie. La table, les chaises, étaient poussées contre les murs, laissant, au centre, une place libre, devant la glace de l’armoire. Le lit était défait, mais recouvert. La pièce paraissait rangée, préparée pour quelque chose. Meynestrel aussi: il était vêtu d’un pyjama bleuté, sur lequel les plis du repassage se voyaient encore. Aucun vêtement ne pendait au porte-manteau. Pas d’ustensiles de toilette sur le lavabo. Tout semblait déjà enfermé, pour un départ, dans les deux mallettes doses, posées devant la fenêtre. Pourtant, le Pilote ne pouvait sortir en pyjama, et pieds nus?...

Les yeux de Jacques revinrent sur Meynestrel. Il était resté à la même place; il regardait Jacques. Il était debout, immobile, mais il n’avait pas l’air assuré sur ses jambes. Il faisait penser à un opéré qui sort de léthargie; à un mort, qu’on vient de tirer du néant.

— «Qu’est-ce que vous alliez faire?» balbutia Jacques.

— «Moi?» fit Meynestrel. Ses paupières s’abaissèrent malgré lui. Chancelant, il recula jusqu’au mur, et balbutia, comme s’il avait mal entendu:

— «Ce que je vais faire?...»

Puis, s’asseyant près de la table, il mit doucement son front entre ses mains.

Même sur la table régnait un ordre étrange. Deux lettres cachetées étaient posées, l’une à côté de l’autre, à l’envers; et, sur un journal plié, s’alignaient des objets personnels: un stylo, un portefeuille, une montre, un trousseau de clefs, de la monnaie belge.

Jacques demeura quelques instants perplexe, sans oser faire un mouvement; puis il s’approcha de Meynestrel, qui, aussitôt, redressa la tête:

— «Chut...»

Il se leva avec effort, fit quelques pas en boitant, revint vers Jacques, et répéta, une seconde fois, mais sur un ton tout différent:

— «Ce que je vais faire?... Eh bien! je vais m’habiller, mon petit... et puis je vais sortir d’ici, avec toi!»

Sans regarder Jacques, il ouvrit une des mallettes, en tira ses effets, les déplia sur le lit, sortit d’un journal ses souliers poussiéreux, et commença à se vêtir, comme s’il eût été seul. Lorsqu’il fut prêt, il s’avança jusqu’à la table, et, toujours sans s’occuper de Jacques qui s’était assis et se taisait, il prit les deux lettres, et les déchira en petits morceaux qu’il alla jeter dans la cheminée.

A ce moment, Jacques, qui ne le quittait pas des yeux, vit que l’âtre était plein de cendres, de papiers fraîchement brûlés. «Avait-il donc avec lui tant de notes personnelles?» se demanda-t-il. Et, tout à coup: «Les documents Stolbach?» Il jeta un coup d’œil égaré vers la mallette ouverte: elle était peu remplie, et l’on n’y apercevait pas le paquet des papiers. «Il les aura mis dans l’autre mallette», se dit Jacques, sans vouloir s’arrêter à l’absurde soupçon qui venait de l’effleurer.

Meynestrel était revenu vers la table. Il ramassa la monnaie, le portefeuille, les clefs, et mit le tout, avec ordre, dans ses poches.

Alors seulement, il parut se souvenir de la présence de Jacques. Il le regarda, et s’avança vers lui.

— «Tu as bien fait de venir, mon petit... Qui sait? Tu m’as rendu service, peut-être...»

Son visage était calme. Il souriait bizarrement.

— «Rien ne vaut la peine, vois-tu... Il n’y a jamais rien qui mérite qu’on désire; mais, rien non plus qui mérite qu’on craigne... Rien... Rien...»

D’un geste inattendu, il tendit à Jacques ses deux mains à la fois. Et, comme Jacques les saisissait avec émotion, Meynestrel murmura, sans cesser de sourire:

— «So nimm denn meine Hände, und führe mich....[2] Allons!», ajouta-t-il, en se dégageant.

Il s’approcha des mallettes, et en prit une, Jacques se pencha aussitôt pour prendre l’autre.

— «Non, celle-là n’est pas à moi... Je la laisse.»

Et, dans son regard voilé, passa un rapide sourire, d’une tristesse, d’une tendresse, déchirantes.

— «Il a détruit les documents», se dit Jacques, stupéfait. Mais il n’osa poser aucune question.

Ils sortirent ensemble de la pièce. Meynestrel tirait la jambe, un peu plus que de coutume.

En bas, il passa devant la porte du bureau, sans entrer. Jacques songea: «Il avait même pensé à régler sa note!»

— «Express de Genève... Sept heures cinquante», murmura Meynestrel, en consultant l’horaire des chemins de fer affiché sur le mur du vestibule. «Et toi? Tu prends huit heures, pour Paris? Tu auras juste le temps de me mettre dans mon train... Comme tout s’arrange, tu vois!...»


[1] «Tu ne le connais pas! Il est capable de n’importe quoi!... Cet homme est un monstre... un véritable monstre!»

[2] «Et maintenant, prends mes mains, et conduis-moi.»


 
TABLE
 
DU DEUXIÈME VOLUME
 
DE LA SEPTIÈME PARTIE
 
XXV.Lundi, 20 juillet 1914. — Antoine et Anne vont dîner aux environs de Paris.7
XXVI.Mardi, 21 juillet. — Retour de Jacques à Genève.24
XXVII.Mercredi, 22 juillet. — Mission de Jacques à Anvers.42
XXVIII.Jeudi, 23, et vendredi, 24 juillet. — Retour et réinstallation de Jacques à Paris.47
XXIX.Vendredi, 24 juillet. — Méditation de Mme de Fontanin devant le cercueil de Jérôme.55
XXX.Vendredi, 24 juillet. — L’après-midi de Jenny, seule dans l’appartement de l’avenue de l’Observatoire.64
XXXI.Vendredi, 24 juillet. — Visite de Jacques à Daniel, qui l’emmène à son atelier.69
XXXII.Vendredi, 24 juillet. — Soirée de Jacques à l’Humanité; courants pessimistes.82
XXXIII.Samedi, 25 juillet. — Dernière matinée de Mme de Fontanin et de Daniel à la clinique.88
XXXIV.Samedi, 25 juillet. — Jacques assiste à l’enterrement de Jérôme de Fontanin.96
XXXV.Samedi, 25 juillet. — Jacques va déjeuner chez son frère; Antoine et ses collaborateurs.101
XXXVI.Samedi, 25 juillet. — Jacques va faire ses adieux à Daniel, à la gare de l’Est.114
XXXVII.Samedi, 25 juillet. — Jacques, à la poursuite de Jenny.120
XXXVIII.Samedi, 25 juillet. — Soirée de Jacques et de Jenny dans le square Saint-Vincent de Paul.126
XXXIX.Dimanche, 26 juillet. — Matinée de Jacques. — Nouvelles politiques: rupture entre l’Autriche et la Serbie.137
XL.Dimanche, 26 juillet. — Réception du dimanche, chez Antoine; le docteur Philip; Rumelles, le diplomate.150
XLI.Dimanche, 26 juillet. — Seul avec Antoine, Rumelles confesse son anxiété.170
XLII.Dimanche, 26 juillet. — Première visite de Jacques à Jenny.179
XLIII.Lundi, 27 juillet. — Jacques reçoit une mission secrète pour Berlin.194
XLIV.Lundi, 27 juillet. — Seconde visite de Jacques à Jenny.205
XLV.Lundi, 27 juillet. — Les nouvelles politiques de l’après-midi.210
XLVI.Lundi, 27 juillet. — Jacques et Jenny dînent ensemble près de la Bourse.217
XLVII.Lundi, 27 juillet. — Jacques prend part aux manifestations des Boulevards.230
XLVIII.Mardi, 28 juillet. — Voyage de Jacques à Berlin; visite à Vonlauth.238
XLIX.Mardi, 28 juillet. — La serviette du colonel Stolbach.247
L.Mercredi, 29 juillet. — A Bruxelles; Jacques retrouve le groupe du Local.255
LI.Mercredi, 29 juillet. — Meynestrel dépouille les documents Stolbach.264
LII.Mercredi, 29 juillet. — Le meeting du Cirque Royal.274
LIII.Mercredi, 29 juillet. — Soir de manifestation pacifiste, à Bruxelles.280
LIV.Mercredi, 29 juillet. — Paterson annonce à Jacques qu’il part avec Alfreda. — Le suicide manqué de Meynestrel.287

LA PRÉSENTE ÉDITION A ÉTÉ

ACHEVÉE D’IMPRIMER POUR

LES ÉDITIONS VARIÉTÉS LE

VINGT-TROIS NOVEMBRE MIL

NEUF CENT QUARANTE-QUATRE,

AU CANADA.


Note de Transcription

Les mots mal orthographiés et les erreurs d’impression ont été corrigées. Lorsque plusieurs orthographes se produisent, l’utilisation de la majorité a été employé.

Ponctuation a été maintenue sauf si évidente erreurs d’impression se produisent.

Une couverture a été créé pour cet eBook.

 

[Fin de Les Thibault: L’Été 1914 [Deuxieme Partie] par Roger Martin du Gard]