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Title: Petit Bob
Date of first publication: 1933
Author: Sibylle Riqueti de Mirabeau (as Gyp) 1849-1932)
Date first posted: Oct. 21, 2020
Date last updated: Oct. 21, 2020
Faded Page eBook #20201045
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Première édition de «Petit Bob»: 1882.
A
MARCELIN
HOMMAGE
DE SON TRÈS RECONNAISSANT ÉLÈVE
GYP.
Pages | |
Bob au salon | 9 |
Bob au cirque | 21 |
Bob chez lui | 35 |
Bob a l’exposition | 49 |
La leçon de Bob | 69 |
Bob et maman | 85 |
Bob a la Chambre | 101 |
Les étrennes de Bob | 117 |
La fête de maman | 137 |
Bob au persil | 153 |
Bob a la mer | 167 |
Bob au Jardin d’acclimatation | 185 |
Bob s’amuse | 205 |
Bob et Corneille | 221 |
Bob politique | 237 |
Bob puni | 253 |
Bob au concours hippique | 271 |
PETIT BOB
Bob (huit ans).—Costume anglais en velours bleu de roi. Col et manchettes immenses. Cheveux blonds coupés carré sur le front. Chaussettes de soie bleue, mollets «couleur cuir» durs comme du bronze.
Son GRAND-PÈRE.
Bob.—C’est-y bientôt, dis, q’nous allons trouver l’portrait d’maman?
Grand-père.—Mon enfant, je n’en sais rien; je suis absolument perdu...
Bob.—Comment tu t’perds, une grande personne? C’est-y aussi grand que l’bois ici?
Grand-père.—Je te dis que, avec cette nouvelle organisation, je ne retrouve rien, mais tu ne peux pas comprendre ça...
Bob.—Alors, pourquoi me l’dis-tu, si je n’peux pas comprendre? C’est égal, je voudrais bien voir m’man, moi.
Grand-père.—Nous allons chercher.
Bob.—Ah! cette dame bleue! elle est bien jolie! C’est qui, dis?
Grand-père, cherchant.—1304. Portrait de madame G. P... C’est de Carolus Duran.
Bob, admirant.—Ah! c’est très beau; cette belle robe bleue! Mais c’est pas m’man qui fait des tours de force comme ça avec ses mains; vois-tu, grand-père, comme ça plie bien?
Grand-père.—Ne crie donc pas comme tu le fais. Tiens, regarde cet amour d’enfant en rouge, je suis sûr qu’il est plus sage que toi?
Bob, changeant de conversation.—Est-ce que nous n’cherchons plus m’man? Oh! grand-père, quel grand tableau!
Grand-père.—2530. Bataille de Grunwald.
Bob.—Ah! c’est une bataille; je croyais q’c’était un tremblement de terre! Tiens, v’là encore une bien jolie dame, là en robe blanche avec beaucoup d’violettes; vois donc, elle a l’air de marcher. Est-ce que m’man est debout? Moi j’aime mieux qu’on soit assis quand on a pas de chapeau; chez soi, on est assis, dis?
Grand-père.—Oui, ça dépend... Voilà le portrait du général de Galliffet!
Bob.—Ah! qu’il est rouge! Pourquoi l’a-t-on fait si rouge q’ça?
Grand-père.—Parce que c’est la couleur à la mode, et qu’elle lui plaît probablement.
Bob.—V’là encore des dames, mais pas m’man! Pourquoi donc, dis, qu’elles font toutes faire leur portrait à l’hôtel?
Grand-père.—Pourquoi à l’hôtel? Qu’est-ce qui te fait penser à cela?
Bob.—Dame, y a pas de tableaux, pas d’meubles, pas de p’tites tables avec des p’tites choses dessus; ça ressemble pas à chez nous, ça! ça ressemble à quand nous voyageons dans les hôtels.
Grand-père.—C’est vrai, petit Bob, ce que tu dis là; tout ça est sec et froid; ce sont des portraits qui n’ont rien de tranquille ni d’intime, tout est sacrifié à l’effet et l’effet se résume en une note heurtée ou criarde qui attire l’œil et généralement ne le fixe pas. Ces portraits nous montrent des femmes jolies souvent, élégantes presque toujours, dans des cadres d’or, mais pas dans leurs cadres naturels; si les peintres comprenaient à quel point cette absence de vie dans les accessoires enlève de vie à leurs modèles, ils prendraient plus de soin de la mise en scène.
Bob.—Je ne comprends pas bien ce que tu dis; cette bataille-là c’est des soldats turcs?
Grand-père.—Oui, mais on dit «ce sont» des soldats.
Bob.—C’est-y comme ça qui sont, dis, grand-père, les Turcs?
Grand-père.—Je n’en sais rien, je ne les ai jamais vus.
Bob.—Grand-père, ceux-là qui sont couchés dans l’herbe, qui regardent des cygnes, qui sont tout nus, c’est des hommes ou des femmes?
Grand-père.—«Ce sont», on dit «ce sont» des femmes.
Bob.—Oh! la jolie dame en jaune, là-haut, tout là-haut, avec tout plein d’œillets sur sa robe! Oh! grand-père, c’est celle-là q’j’aime le mieux! J’voudrais bien que l’portrait d’maman soit comme ça! Pas toi, dis?
Grand-père.—Non! c’est rudement fatigant d’avoir sous le nez un portrait comme celui-là, pour le reste de ses jours. Quand on renouvelle un portrait tous les ans, à la bonne heure! Mais avoir une robe jaune comme ça pour toujours, il y a de quoi devenir aveugle ou fou.
Bob.—Grand-père, c’est une rue qui est en eau, ça?
Grand-père.—Oui, c’est à Venise, c’est le canal.
Bob.—Est-ce qu’il y en a à Paris, dis, des canals?
Grand-père.—On dit des «canaux». Non, il n’y en a pas!
Bob.—Ah! tant pis!
Grand-père.—Pourquoi?
Bob.—Parc’que j’aurais voulu en voir; là-bas c’est des Turcs, ici, c’est des rues comme à Venise; quand donc que nous verrons quelque chose q’j’aurai vu d’vivant?
Grand-père.—Bob, il faut absolument réformer ton langage; c’est affreux, à ton âge tu devrais parler convenablement; je suis bien sûr que tu n’entends pas tes petits amis parler comme ça.
Bob, indifférent.—Je n’sais pas, mais y font aussi bien des autres choses qu’on me défend, va!
Grand-père.—Tu n’es pas fatigué?
Bob.—Non, mais je voudrais bien trouver m’man. Ah! voilà une bien jolie dame, grand-père!
Grand-père.—Où ça?
Bob.—Là, en robe noire, sur un fauteuil contre lequel elle est assise. Ah! comme elle est jolie avec ses ch’veux gris!
Grand-père.—Ah! c’est un portrait de Jacquet! Où vois-tu des cheveux gris? ils sont blonds!
Bob.—Moi ça m’paraît gris. Pourquoi, dis, grand-père, qu’elle est assise devant le fauteuil au lieu d’être dessus?
Grand-père.—Mais elle est dessus, c’est la perspective qui te fait cet effet-là.
Bob.—Grand-père, la perspective c’est d’avoir l’air devant les choses sur lesquelles on est, dis, alors?
Grand-père.—Mais non, tu es trop petit pour comprendre cela!
Bob.—Ah! ce monsieur qui est couché, qu’il est laid!
Grand-père.—C’est le Marat de Mélingue.
Bob.—Pourquoi, dis, qu’on fait poser des gens si laids q’ça? Ah! les belles prunes! et les guêpes! Oh! que j’en voudrais bien comme ça, de prunes! c’est quoi, dis?
Grand-père.—Dieu, quel langage! C’est le Régal des mouches de Bergeret.
Bob.—Et ce chat? Ce chat qui grimpe dans l’arbre, oh! son œil, le bel œil!
Grand-père.—Il va manger le pauvre oiseau et ses petits; ça s’appelle: Au secours!
Bob.—Oh! le beau chat! Moi, j’aime à toucher les chats, c’est flexible! J’en voudrais bien moi, grand-père, un, de chat!
Grand-père.—On dit: «Grand-père, je voudrais bien un chat.»
Bob.—C’est vrai, va!
Grand-père.—Je te dis de répéter convenablement.
Bob.—Eh bien! grand-père, je voudrais bien un chat.
Grand-père.—Oui, mais tu n’en auras pas, c’est très dangereux.
Bob, vexé.—Ah! c’était pas la peine de me faire répéter alors! Voilà beaucoup, beaucoup de portraits! Mais tout ça, c’est pas du tout des dames comme m’man, c’est plutôt des dames comme nous rencontrons aux Champs-Élysées, tu trouves pas, dis?
Grand-père.—Oui, oui.
Bob.—Tu sais, avec des p’tits chiens, aux chaises? que tu m’dis toujours qui faut pas les toucher, les chiens, qu’ils mordent? Pas vrai, dis, grand-père, que tu m’dis toujours ça?
Grand-père, impatienté.—En attendant nous ne trouvons rien, avec ce diable d’arrangement nouveau; allons-nous-en.
Bob.—Oh! pas encore, dis? Tiens, cette belle dame là-haut, en velours rouge, ça doit être l’portrait d’la République, est-ce pas? J’en ai vu une toute pareille, que c’était son portrait, qu’on m’a dit. Et tous les poissons dans le filet! Vois donc combien il y en a beaucoup!
Grand-père.—C’est la Pêche miraculeuse de Lehoux.
Bob.—C’est singulier, grand-père, la pêche miraculeuse! je croyais q’jamais Dieu n’faisait d’mal à personne?
Grand-père.—Eh bien?
Bob.—Et les pauvres poissons, dis? ça leur fait pas d’mal, tu crois? Vois donc quel œil y font. J’en voudrais bien, dans un bocal, des poissons! des rouges, que j’voudrais! Oh! grand-père!!! une femme géante!!! comme où tu m’as mené, à Saint-Cloud! Tu te rappelles plus, dis?
Grand-père.—Mais où, où une géante?
Bob.—Là, en haut! Je crois que celle que nous avons vue était encore plus grosse que ça! mais, par exemple, elle avait l’air moins distingué.
Grand-père.—Mais, petit misérable, c’est le portrait de la reine Isabelle, par M. de Pommayrac. Ne crie donc pas tout haut des réflexions pareilles.
Bob, tout bas.—Tu t’rappelles bien, dis, maintenant? q’tu m’as fait toucher le mollet qu’elle m’a offert, q’je n’voulais pas, et puis que t’as dit qu’y fallait pas refuser parc’ que c’était son p’tit bénéfice?...
Grand-père.—C’est bon, c’est bon, tu es assommant avec tes souvenirs; tu ferais beaucoup mieux d’appliquer ta mémoire à retenir tes leçons, car tu es faible comme science, mon pauvre Bob.
Bob.—Grand-père, depuis que je suis là, y m’est venu une idée!
Grand-père.—Voyons cette idée.
Bob.—C’est de m’faire peintre!
Grand-père.—Ah! et quel genre choisiras-tu?
Bob.—Quoi? quel genre?
Grand-père.—Les batailles? les tableaux religieux? les animaux? le paysage? le portrait?
Bob.—Je me ferai peintre de femmes.
Grand-père.—Vraiment?
Bob.—Oui, je crois que c’est encore ce qu’il y a de mieux! Je n’ferai que des jolies, j’les mettrai dans un appartement, oh! mais un pour de vrai! où il y aura des tapis, des paravents, des coussins, des tableaux, des fleurs, et un tas de p’tites choses en porcelaine sur de belles p’tites tables en peluche, comme m’man. Je ferai du feu dans la cheminée, une lampe allumée et une pendule qui sonnera; tu verras si ça sera pas joli, mes tableaux!
Grand-père.—Ce sera superbe, je n’en doute pas, mais il faut nous en aller, Bob!
Bob.—Oh! nous passerons par l’jardin, dis? j’ai vu des si belles bêtes blanches, que j’voudrais bien les revoir.
Grand-père.—Soit.
Bob, en arrêt devant un buste.—Tiens! grand-père, voilà la tête du monsieur qui est couché là-haut, q’tu m’as dit que c’était M. Marat.
Grand-père.—Mais non, mais non, viens donc!
Bob.—C’est pas lui, qui que c’est, alors? cherche, puisque tu as un dictionnaire.
Grand-père.—C’est M. Émile de Girardin, mais qu’est-ce que ça peut bien te faire?
Bob, pensif.—C’est que j’voudrais bien en avoir une comme ça, de tête... pour jouer... pour... Tu n’voudrais pas m’en acheter une comme ça, dis?
Grand-père.—Tu es fou! allons, viens.
Bob.—Nous reviendrons, dis, grand-père?
Grand-père.—Certainement non.
Bob.—Costume de toile «rouge cardinal», à col marin très ouvert, chapeau matelot bordé de rouge, chaussettes rouges.
Son GRAND-PÈRE.
Ils entrent; l’ouvreuse désigne des places au quatrième rang. Grand-père va y monter. Bob le tire par son paletot.
Grand-père.—Qu’est-ce que tu veux?
Bob.—Nous allons monter là-haut, dis?
Grand-père.—Mais oui.
Bob.—Y en a pas des plus près, dis, grand-père, des places?
Grand-père.—Plus près de quoi?
Bob.—Eh bien! du rond?
Grand-père.—Si, mais on y est très mal, on reçoit du sable dans les yeux.
Bob.—Oh! ça m’est égal!
Grand-père.—A toi, c’est possible, mais moi, ça me...
Bob, vivement.—Grand-père, puisque c’est pour moi q’nous venons, j’t’en prie, veux-tu, dis?
Grand-père.—Allons, soit.
Ils s’asseyent au deuxième rang, après une courte lutte, Bob voulant absolument s’asseoir au premier.
Grand-père.—Es-tu content?
Bob.—Très content; mais il n’y a personne.
Grand-père.—Parbleu! il est huit heures! et puis, à présent, le samedi est bien dégarni.
Bob.—C’est plus amusant, dis, le samedi?
Grand-père.—Certainement.
Bob.—Pourquoi, dis?
Grand-père.—Plus amusant... c’est-à-dire, il y a plus de monde, voilà tout.
Bob.—Aimes-tu le monde, toi, grand-père?
Grand-père.—Ça dépend, je...
Bob.—Oui, j’sais bien, va; tu aimes un monde, mais pas celui qui vient à la maison...
Grand-père, ahuri.—Comment?... Comment?...
Bob.—Un jour qu’il y avait du monde à dîner, tu as dit à p’pa en prenant le café: «Sapristi! sont-ils ennuyeux ces animaux-là!» Alors... j’ai pensé...
Grand-père.—Quoi donc, monsieur Bob?
Bob.—Dame! que, à ton cercle... ou bien n’importe où, tu connaissais des autres mondes plus amusants q’chez nous...
Grand-père.—Ah! tu écoutes ce qu’on dit?
Bob.—C’est du mal ça, dis, grand-père, que j’ai dit?
Grand-père.—Pas précisément, mais un enfant ne doit jamais écouter la conversation des grandes personnes.
Bob.—Aussi j’écoute pas, jamais; j’entends seulement; tu comprends, quand je suis là... sans pouvoir jouer? Ah! on vient avec un râteau arranger quelque chose. Ça va commencer, dis?
Grand-père.—Oui! voilà un clown qui fait son entrée.
Bob.—Tu les aimes, dis, toi, les clowns? moi je les aimais quand j’étais p’tit, à présent ça n’m’amuse plus tant que les chevaux.
Grand-père.—Vraiment? quand tu étais petit?
Bob, sérieux.—Oui. Oh! cet homme sur le cheval, sans rien pour se tenir!... Oh! grand-père, c’est une belle carrière d’être dans un cirque, dis? On dit toujours qu’il faudra que j’en choisisse une, de carrière, je crois q’c’est celle-là que j’choisirai. (Criant.) Grand-père?
Grand-père.—Quoi?
Bob.—Pourquoi que tu n’me réponds plus, grand-père? tu regardes tout l’monde qui arrive? Oh! il en arrive beaucoup... beaucoup d’dames surtout... et bien jolies...
Grand-père.—Ne parle pas si haut et occupe-toi de ce qui se passe dans la piste au lieu de regarder dans la salle.
Bob.—Mais ça m’amuse, et puisque nous sommes ici pour m’amuser... c’est toi qui l’as dit...
Grand-père.—Moi, qu’est-ce que j’ai dit?
Bob.—Rien! q’nous étions ici pour m’amuser... Tiens! v’là mon oncle!
Grand-père.—Où ça?
Bob.—Là, debout, par où q’les chevaux arrivent... y nous a vus, y vient...
L’oncle s’assoit près du grand-père et ils causent. Bob examine attentivement sa voisine.
Bob.—Grand-père, laquelle aimes-tu l’mieux, dis? la dame qui est sur le cheval ou bien celle qui est assise à côté de moi?...
Grand-père, vexé.—Bob, si tu ne veux pas te taire, je vais t’emmener.
Bob.—Alors... je ne peux plus rien t’dire, dis? ça sera pas amusant.
Grand-père.—Si, mais pas tout haut.
Bob, à demi-voix.—Grand-père, moi je trouve qu’il y a des presqu’ aussi beaux costumes dans les dames qui regardent que dans celles qui sont à cheval dans le rond.
Grand-père, distrait, reprenant sa conversation.—Oui ... oui...
Bob, tirant.—Ainsi, tiens, cette p’tite dame qui vient d’passer, qui m’a marché sur un pied et qui a dit bonjour à mon oncle.
Grand-père.—Comment, qui a dit bonjour à ton oncle?
Bob.—Oui, en passant... comme ça qu’elle a fait... en frisant son œil... et avec la tête comme ça...
Grand-père.—Eh bien, après?
Bob, avec admiration.—Elle avait une robe magnifique qui doit coûter bien cher!
Grand-père et l’oncle ne peuvent s’empêcher de rire.
Bob.—Pourquoi mon oncle a dit: «Satané crapaud»? dis, grand-père, où il est, le crapaud?...
Grand-père.—Nulle part. Je t’ai déjà dit de ne pas écouter ce que nous disons.
Bob, piqué.—C’est donc toujours du mal q’vous dites? (Heureusement pour lui, grand-père n’entend pas.) Grand-père!!! v’là c’que nous avons encore vu d’plus beau! (Il le tire.)
Grand-père.—Quoi?
Bob.—Cette belle dame à moitié toute nue! avec un corsage de velours vert. Oh!!! C’est-y sur une corde, dis, qu’elle est?...
Grand-père.—Non, c’est sur un fil de fer.
Bob, effaré.—Mais alors, en s’asseyant dessus comme ça, elle va s’couper en deux, tu vas voir?...
Grand-père.—Mais non, mais non.
Bob.—Pourtant, l’chef m’a montré un fil de fer comme ça, une fois q’j’étais à la cuisine, qu’y coupe le beurre avec, que c’est effrayant comme ça l’coupe.
Grand-père.—V’lan! une assiette cassée!
Bob.—Oh! elle est bien adroite, tout d’même, de lancer tout ça en l’air et d’n’en laisser tomber qu’une!
Grand-père.—Encore! ah! décidément ça ne va pas ce soir!
Bob, gravement.—Elle n’est pas en forme, probablement.
Grand-père, stupéfait.—Tu dis???
Bob.—Je dis: elle n’est pas en forme. Papa dit comme ça des tireurs, ça veut dire que...
Grand-père.—Je sais, je sais.
Bob.—Ah! c’est q’tu avais l’air de n’pas comprendre, tu ouvrais des gros yeux... comme on ouvre quand on comprend pas.
Grand-père.—Il est ridicule qu’un enfant emploie certains mots...
Bob, changeant la conversation.—Tu trouves pas, dis, grand-père, qu’elle est bien, bien belle, cette dame?
Grand-père.—Quelle dame?
Bob.—Celle des assiettes! Ah! elle descend, elle s’en va... Applaudis, grand-père; ta canne... plus fort!
Grand-père.—Oui, oui, mais pourquoi?
Bob.—Pour qu’elle revienne donc! y reviennent tous quand on fait du bruit... Vois-tu... ah! des bouteilles...
Grand-père.—Ça t’amuse. (A l’oncle.) Moi, je trouve qu’elle pourrait se dispenser de rien faire, et...
Bob, simplement.—Oh! oui!!! pourvu qu’on la voie!...
Grand-père.—...
Bob.—Comme elle salue bien, grand-père, sans s’tortiller comme les autres d’avant, sans faire des grimaces non plus... Moi, j’trouve qu’elle a l’air très distingué; tu trouves pas, toi?
Grand-père.—Si, si. Regarde les vélocipèdes.
Bob, froidement.—Ça m’amuse moins, beaucoup moins.
Une cocotte de troisième ordre, à toilette insensée, enjambe pour passer au rang au-dessus. Elle couvre de ses jupons la tête de l’oncle, qui rattrape son chapeau en marmottant quelques mots presque inintelligibles.
Bob, vivement.—Où... où est-elle? Montre-la-moi.
Grand-père, étonné.—Montrer quoi? qu’est-ce que tu veux voir?
Bob, très haut.—La grue!!!
Grand-père, très vexé.—Mais...
Bob.—Est-ce qu’elle est apprivoisée? est-ce qu’il y en a beaucoup au cirque?...
Tous les voisins rient.
Grand-père.—Bob, tu ne sais ce que tu dis...
Bob, qui voit bien que grand-père n’est pas content et qui comprend vaguement qu’il a fait une bêtise.—C’est pas moi, c’est mon oncle...
Grand-père.—Tais-toi...
Bob, continuant.—Il a dit: «Quelle grue!»
Grand-père.—Tu as mal entendu...
Bob.—Pas du tout, il l’a dit comme ça... d’abord c’est la seconde fois qu’y parle d’animaux, que tu m’dis après qui sont pas ici...
Grand-père.—Bob, pour la dernière fois, je te défends d’entendre ce qu’on dit. Si tu recommences, nous partirons; tu comprends tout de travers...
Bob, d’un air entendu.—Oh! ça???
Grand-père.—Tiens, regarde Élisa.
Bob.—Elle est bien gentille! Oh! le joli cheval! Est-ce qu’elle monte mieux que maman, dis?
Grand-père.—Elle monte mieux que personne.
Bob.—Qu’est-ce qu’y a après?
Grand-père, regardant le programme.—Après... l’entrée d’un clown.
Bob.—Et après le clown, ça sera-t-y Promiscuité?
Grand-père.—Hein???
Bob.—Oui, j’me réjouis d’savoir si elle m’amusera, parc’ que p’pa dit q’non, et alors...
Grand-père.—Je ne comprends pas un mot de ce que tu demandes; quel nom dis-tu?
Bob, agacé, appuyant.—Pro-mis-cui-té, j’ai très bien prononcé, et elle joue l’samedi, p’pa l’a dit... Ainsi...
Grand-père.—Tu rêves.
Bob.—Tout à l’heure, quand m’man a voulu venir au cirque, p’pa a dit: «Je ne comprends pas comment cette Promiscuité de samedi peut vous amuser!»
Grand-père, riant.—Monsieur Bob a encore écouté ce qu’on disait, sans comprendre, naturellement.
Bob, très piqué.—Ah! (Silence.)
Grand-père.—T’amuse-t-il, ce clown?
Bob.—Oh! oui; demain j’essaierai d’faire comme lui... Avec une tête d’loup... ça n’doit pas être très difficile... Grand-père, c’est moins... honorable de faire ça que d’sauter sur les chevaux, est-ce pas?
Grand-père.—C’est très honorable aussi.
Bob.—Est-ce que tu ferais bien tout ça, toi, dis?
Grand-père, riant.—Non.
Bob.—Oh! je pense bien q’tu voudrais pas; mais, si tu voulais, tu pourrais, dis?
Grand-père.—Pas davantage.
Bob.—Alors, pourquoi q’tu m’dis toujours, quand j’lui pas apprendre mes leçons, qu’on peut tout c’qu’on veut?
Grand-père.—Ce n’est pas la même chose du tout.
Bob.—Eh bien! explique.
Grand-père.—Expliquer quoi?
Bob.—La différence.
Grand-père.—Tu ne comprendrais pas.
Bob.—Si, puisque je «veux» comprendre.
Grand-père.—Allons, viens, voilà la fin; donne-moi la main, pour ne pas te faire bousculer. (Ils sortent.)
Dans la foule à la sortie.
Bob.—C’est égal, tu m’as emmené, mais tu m’as rien expliqué toujours!
Grand-père.—Bob, tu es insupportable.
Bob.—C’est pas répondre, ça!
Grand-père, menaçant.—Bob!...
Bob.—Ben, j’s’rai gentil, mais tu m’diras quelque chose?
Grand-père.—Quoi?
Bob.—Promets-le, q’tu l’diras?
Grand-père.—Par exemple!...
Bob.—Promets-le, j’te dis, et j’te l’dirai...
Grand-père, énervé.—Oui là!
Bob.—Ben, est-ce pas q’mon oncle a parlé d’crapaud et qu’il a dit: «Quelle grue!»
Grand-père, exaspéré.—Oh!!!
Bob.—Robe anglaise en toile à voile, à grand col marin très décolleté; manches relevées au-dessus du coude; chaussettes rayées rouge et bleu; bras et mollets couverts d’égratignures; poches bourrées de choses qui forment de grosses bosses. A côté de lui, un énorme griffon d’arrêt qui a l’air d’un ours.
Bob, assis dans l’herbe, cause avec son chien, et lui fait admirer les objets qui sortent de ses poches inépuisables: un livre, de la ficelle, un mouchoir, des sous, un couteau, des prunes, etc., etc. De temps en temps le chien s’endort; mais, dès que Bob le voit incliner sa grosse tête, il lui plonge les mains dans la barbe et le secoue vigoureusement.
Un monsieur descend de voiture devant la grille.
DANS LE JARDIN
Bob.— Monsieur, c’est-y ici q’vous venez?
Le monsieur.—Mais oui.
Bob, vivement.—Sonnez pas, monsieur, j’vous en prie, j’vais vous ouvrir. Ça m’amuse tant, et comme on m’défend toujours d’ouvrir sans raison, alors comme ça vous en êtes une!... (Il ouvre au monsieur.)
Le monsieur.—Est-ce que madame votre mère reçoit?
Bob.—M’man est en chemise, et il y a quelqu’un avec elle...
Le monsieur.—!!!
Bob.—Mais j’vais voir tout de même. Elle est peut-être partie, la couturière, je vais voir!... (Il revient au bout d’un instant.) Monsieur, m’man vous prie d’entrer.
Ils entrent au salon.
Bob.—Monsieur, vous pouvez vous asseoir, et moi aussi; maman m’a dit de venir avec vous, jusqu’à c’qu’elle soit prête, alors y faut q’je reste.
Le monsieur.—Mais je ne veux pas vous priver de jouer. Que faisiez-vous lorsque je suis arrivé?
Bob.—Oh! pas grand’chose! je m’amusais avec Léon.
Le monsieur.—C’est votre frère?...
Bob.—Non, c’est l’chien d’maman. Mon frère c’est Fred...
Le monsieur.—Ah!... Et vous, comment vous appelez-vous?
Bob.—Moi, c’est Bob, c’est-à-dire c’est Robert que j’m’appelle, mais on dit Bob, c’est comme pour Fred; c’est pas Fred, c’est Frédéric.
Le monsieur.—Et où est M. Fred?
Bob.—Y prend sa leçon; tout à l’heure, ça va être à moi.
Le monsieur.—Êtes-vous déjà très savant, monsieur Bob?
Bob.—Oh! vous savez?... pas encore très... C’est surtout l’écriture qui m’ennuie... pour le reste, j’l’aime, le reste... excepté le catéchisme! Mais faut pas l’dire, parc’ qu’on m’gronde...
Le monsieur.—Comment? on vous gronde quelquefois?
Bob.—Oh! oui, allez!!! Ainsi, c’matin, j’l’ai été bien grondé, c’matin! deux fois, même, que j’l’ai été!
Le monsieur.—Et pourquoi cela?
Bob.—La première fois, c’était pour treize fautes dans quatre lignes... Après, c’est pour avoir... donné quelque chose à un pauvre... par la fenêtre...
Le monsieur.—Vraiment, vous avez été grondé pour avoir donné à un pauvre?... Et que lui aviez-vous donc donné?
Bob.—Ah! justement... c’est que v’là!... C’est ma tasse de chocolat que j’lui ai jetée... du second... nous étions au second... Alors il paraît que ça n’a pas pu lui servir... au contraire... ça l’a mouillé; et y m’a appelé «méchante gale!» Moi, j’ne suis pas méchant, nous allions déjeuner et il criait comme ça, en bas: «J’ai faim... J’ai rien mangé...» (Il imite le pauvre.)
Le monsieur, riant.—C’est une bonne idée de jeter une tasse de chocolat par la fenêtre.
Bob.—M’man n’a pas trouvé.
Le monsieur, cherchant un sujet de conversation.—Et qu’apprenez-vous encore, monsieur Bob?
Bob.—Un tas d’choses, mais ça n’mamuse pas d’en parler quand j’suis pas à ma leçon. Voulez-vous regarder des photographies?
Le monsieur.—Si vous voulez.
Bob.—Tenez, voilà un album qui est plus amusant, parc’ que c’est tous des costumes... des beaux costumes. C’est d’un bal, y a pas longtemps, où qu’étaient m’man et p’pa.
Il prend le livre.
Bob, expliquant.—Ça, voyez-vous, monsieur, c’est une amie d’maman qui est très jolie... Est-ce pas qu’elle l’est?...
Le monsieur.—Oui. Ah! voilà ce pauvre X... en Grec!
Bob.—Non, monsieur, c’est pas un Grec, c’est un eunuque! Mon oncle a dit q’c’était le seul costume qui lui allait!...
Le monsieur, riant.—Ah!!!
Bob.—Vous l’savez bien, dites, monsieur, c’que c’est qu’un eunuque?
Le monsieur.—Et vous, monsieur Bob?
Bob.—Oh! moi, j’ai d’mandé à grand-père, qui sait tout, grand-père... C’est la garde du sultan; elle est désarmée, pour éviter les accidents dans l’service, q’m’a dit grand-père, parc’ que, vous comprenez...
Le monsieur.—Parfaitement...
Bob.—Ça vous amuse-t-y, dites, de regarder les photographies?
Le monsieur.—Beaucoup, monsieur Bob, surtout lorsque vous me les expliquez.
Bob.—C’est-y sérieusement q’vous dites ça?
Le monsieur.—C’est très sérieusement.
Bob.—C’est que, moi, je n’les sais pas toutes, les photographies... Ah! c’monsieur-là, voyez-vous, celui-là, en postillon... Eh bien! mon oncle a dit q’c’était pas un costume pour lui, qu’il aurait dû s’déguiser en emprunt turc!...
Le monsieur, montrant sa photographie.—Et celui-ci, qu’a dit votre oncle de son costume?
Bob, cherchant.—Celui-ci... celui-ci... mon oncle n’a rien dit... C’est m’man qui a dit quelque chose.
Le monsieur, très intéressé.—Ah! et qu’a-t-elle dit?
Bob.—Oh! rien du costume; seulement, voyez-vous, il est à cheval sur une chaise, l’monsieur... alors m’man a ri et elle a dit qu’il était plus à son aise qu’à cheval pour de bon, parc’ qu’à cheval, quand l’cheval du voisin faisait une bêtise, c’était lui qui prenait les crins.
Tête du monsieur.
Bob, l’examinant en dessous et commençant à le reconnaître.—Je ne suis pas très sûr qu’elle ait dit ça... d’celui-là... m’man... Oh!... du reste, on peut mal monter à cheval et puis... et puis être très bien tout de même... On peut savoir faire beaucoup des autres choses... Elle est bien longtemps à venir, m’man, ne trouvez-vous pas?
Le monsieur.—Le temps ne me paraît pas long avec vous, monsieur Bob.
Bob.—Nous avons assez vu les photographies, est-ce pas? Causons, voulez-vous?
Le monsieur.—Volontiers.
Bob.—Racontez-moi quelque chose.
Le monsieur.—Au contraire, c’est vous, monsieur Bob, qui me raconterez ce que vous voudrez.
Bob.—Voulez-vous l’Petit Poucet?... Non?... Aimez-vous mieux Robinson ou Guillaume Tell? voulez-vous, dites, Guillaume Tell?
Le monsieur.—Je connais tout cela; je préférerais vous entendre parler de choses plus... plus modernes.
Bob, pensif.—Plus modernes? politique alors?
Le monsieur, riant.—Politique, si cela vous convient. Vous parlez quelquefois politique, monsieur Bob?
Bob.—Moi, pas souvent... seulement c’est les autres... vous savez... qui parlent toujours d’ça...
Le monsieur.—Et vous écoutez?
Bob.—Oh! non! mais j’retiens tout de même...
Le monsieur.—Et que retenez-vous?
Bob.—Des noms! c’est surtout des noms que j’retiens.
Le monsieur.—Ah! eh bien, voulez-vous me dire les noms des gens au pouvoir?
Bob.—C’est-y ceux qui nous gouvernent q’vous voulez dire?
Le monsieur.—Précisément.
Bob, cherchant.—Voyons... il y a d’abord Gambetta, est-ce pas? et puis, Jules Ferry... et puis M. Andrieux... et puis, je crois q’c’est tout?
Le monsieur.—Il me semble que vous oubliez quelqu’un?...
Bob, cherchant.—Qui donc?... non... je n’sais pas...
Le monsieur.—Voyons... cherchez bien.
Bob, avec explosion.—Madame Adam!
Le monsieur, riant.—Ce n’était pas à elle que je pensais.
Bob.—A qui alors?
Le monsieur.—Est-ce qu’il n’y a pas un président de la République?
Bob, indécis.—Le maréchal? mais c’était quand j’étais p’tit qu’on en parlait!
Le monsieur.—Non, un autre?
Bob, illuminé.—Je sais!! Rochefort qu’y s’appelle.
Le monsieur.—Non.
Bob, agacé.—Alors j’sais pas! C’est pas des choses que j’apprends, ça... Est-ce que vous êtes dedans, vous, monsieur?
Le monsieur.—Dans quoi?
Bob.—Ben, dans la politique?
Le monsieur.—Pas du tout.
Bob.—C’est q’j’entends toujours grand-père qui dit: «Encore un qui s’est fourré dans la politique.» Alors, j’pensais que peut-être c’était votre carrière, comme les autres...
Le monsieur.—Non, non, monsieur Bob.
Bob.—Alors, qu’est-ce que c’est, votre carrière, dites, monsieur?
Le monsieur.—Je n’en ai pas.
Bob.—Tiens, c’est drôle! On m’dit toujours qu’y faut que j’aie une carrière quand j’serai grand, parce qu’y faut que tous les jeunes gens en aient une... et puis vous... vous en avez pas?... Vous êtes pourtant pas vieux, dites?... et vous êtes pourtant grand?...
Le monsieur.—Oui.
Bob.—Alors, c’est peut-être q’vous avez rien pu apprendre?...
Le monsieur, riant.—Mon Dieu, monsieur Bob, sans être un puits de science, je sais à peu près ce qu’on doit savoir; mais il y a beaucoup de gens qui, comme moi, n’ont pas de carrière; ainsi, tenez, votre oncle, est-ce qu’il fait quelque chose?
Bob.—Mais certainement.
Le monsieur, étonné.—Quoi donc?
Bob.—Il va au cercle.
Le monsieur.—Ah! bon!
Bob.—Moi, je n’sais pas encore quelle carrière j’choisirai, y en a plusieurs qui m’plairaient assez...
Le monsieur.—Je parie que vous serez militaire?
Bob.—Oh! ça, non! parc’ que maman dit toujours q’les officiers d’viennent crétins à trente ans; alors, vous comprenez, moi j’aime mieux ne l’devenir qu’à l’âge ordinaire.
Le monsieur.—Je comprends ça.
Bob.—J’aimerais assez magistrat, à cause des belles robes rouges... j’en ai vu, mais je n’pourrai pas...
Le monsieur.—Et pourquoi?
Bob.—Parc’ que mon oncle dit qu’y suffit pas d’avoir l’air bête pour être magistrat, il faut encore avoir d’la tenue... et ça, voyez-vous, je comprends c’que ça veut dire, la tenue... j’en aurai jamais!
Le monsieur.—Qu’est-ce donc que la tenue, monsieur Bob?
Bob, méfiant.—Vous savez bien?
Le monsieur.—Je vous assure que je serai très heureux, si vous voulez bien me l’expliquer.
Bob.—Dame! moi! j’crois q’c’est pas faire de taches à sa robe, pas tirer la langue aux gens auxquels on doit du respect, pas faire manger les chiens dans mon assiette, pas monter aux arbres, pas mettre mes jambes en l’air, pas dire c’que je pense, m’laver les mains chaque fois qu’elles sont sales... enfin, la tenue... c’est faire c’qui ennuie, et pas faire c’qui amuse... Vous croyez pas, dites?...
Le monsieur.—J’en suis convaincu.
Bob.—Est-ce que vous en avez, vous, d’la tenue?
Le monsieur.—Heu! heu!... comme ci, comme ça.
Bob.—Voulez-vous venir un peu monter aux arbres? Là-bas, y a un sapin très commode...
Le monsieur.—Merci... merci...
Bob.—Y a bien aussi un acacia qui a des bonnes branches, mais les acacias c’est très traître; quand on glisse, c’est d’un raboteux... T’nez, voyez-vous cette griffe-là, c’est lui qui m’l’a faite.
Le monsieur.—Laquelle? car vous en avez une collection, monsieur Bob.
Bob.—Celle-là, la grosse, de ce genou-ci... Celles de l’autre jambe, c’est Léon, en jouant... et puis celle-ci au bras, la noire... voyez-vous, c’est en voulant arracher l’porte-plume à m’sieu l’abbé!...
Le monsieur.—Oh! oh!
Bob, calme et indifférent.—Oh! nous nous battons souvent, allez!
Le monsieur.—Mais c’est très mal cela, monsieur Bob!
Bob.—V’là m’man, j l’entends... adieu, monsieur... j’peux m’en aller!
Il se glisse de son fauteuil et disparaît joyeusement.
Bob.—Costume de velours écossais. Col «Rembrand», béret de velours écossais. Au côté du béret, la salamandre de François Ier; chaussettes écossaises.
L’abbé.—Il y a de fréquents tiraillements, l’abbé voulant généralement regarder les choses qui ennuient Bob, et réciproquement.
A L’EXPOSITION DES BEAUX-ARTS
APPLIQUÉS A L’INDUSTRIE
Bob.—M’sieu l’abbé, vous êtes un égoïste!
L’abbé.—Bob, vous allez être puni.
Bob.—Qu’est-ce que ça m’fait, puisque j’le suis tout l’temps? ainsi... ça changera pas grand’chose...
L’abbé.—On croirait, à vous entendre, que vous êtes victime...
Bob.—Oui, q’je l’suis victime... Travailler quatre heures par jour... à mon âge...
L’abbé.—Ce n’est rien du tout.
Bob.—Oui, si l’reste du temps j’étais libre... mais j’vous ai, m’sieu l’abbé, l’reste du temps!...
L’abbé.—Eh bien?
Bob.—J’vous promets q’j’aimerais mieux travailler deux heures d’plus, et puis pas vous voir après.
L’abbé.—Enfin, où voulez-vous aller?
Bob.—Pour le moment, m’sieu l’abbé, j’voudrais aller voir les cages où qu’y a des p’tits oiseaux qui chantent.
L’abbé.—«Où qu’y a!» Bob, je vous en prie, parlez au moins convenablement; je ne vous demande pas de parler élégamment, mais...
Bob.—Manquerait plus q’ça, q’vous m’le demandiez, comment que j’parlerais quand j’s’rais grand, donc!
L’abbé.—Je vous défends de raisonner! Répétez: «Des cages dans lesquelles il y a de petits oiseaux qui chantent.» Si vous ne faites rien de ce que je vous dis, alors ma présence près de vous est totalement inutile.
Bob.—C’est c’que je m’dis tout l’temps, m’sieu l’abbé. Pourtant, c’est pas que j’vous aime pas, contraire, j’vous aime bien... mais pas quand c’est pas les leçons...
L’abbé.—Quand «ce ne sont pas» les leçons. Répétez.
Bob.—«Quand ce ne sont pas les leçons.» T’nez, les v’là, les oiseaux! m’sieu l’abbé!
L’abbé.—Bob, vous parlez encore plus mal, on dirait que vous le faites exprès. J’en avertirai madame votre mère, qui est désespérée de votre langage et peut-être plus encore de votre déplorable accent.
Bob.—Lequel trouvez-vous l’plus joli, l’rouge ou l’bleu, dites, m’sieu l’abbé?
L’abbé.—Ça m’est égal.
Bob.—Pourtant vous d’vez avoir une opinion, m’sieu l’abbé, à votre âge?
L’abbé.—Si vous croyez que cela m’amuse, de regarder ces bagatelles...
Bob, avec intérêt.—Ah! c’est des «bagatelles»? J’croyais que c’étaient des mécaniques.
L’abbé.—Naturellement ce sont des mécaniques.
Bob.—Alors pourquoi q’vous dites q’c’est des bagatelles?
L’abbé.—Parce que «bagatelle» signifie une chose de peu d’importance, une babiole.
Bob.—Ça doit pourtant pas être facile, m’sieu l’abbé, hein? d’faire ça?
L’abbé.—Rien n’est plus malhonnête que de dire à chaque instant: «Hein?» comme vous avez l’habitude de le faire.
Bob.—Pardon, m’sieu l’abbé! Oh! regardez celui-là qui r’mue ses ailes... et l’autre sa queue, et ils chantent!... Ah! q’c’est rigolo!
L’abbé.—Bob, je vous défends de parler ainsi.
Bob.—Est-ce qu’y mangent, ces oiseaux-là, est-ce qu’y boivent, est-ce qu’y...?
L’abbé hausse les épaules sans répondre, mais ce mouvement est absolument perdu pour Bob, absorbé dans la contemplation des oiseaux.
Bob.—Est-ce qu’y font des p’tits, m’sieu l’abbé?
L’abbé.—Bob, il est incroyable qu’un enfant de huit ans fasse d’aussi absurdes questions. Comment voulez-vous que des oiseaux empaillés...?
Bob.—Dame! y chantent bien! (Silence.) C’est-y donc plus difficile d’faire un p’tit que d’chanter?
L’abbé.—Je ne sais pas. C’est assez dire de bêtises comme cela.
Bob.—Mais puisque vous d’vez m’apprendre c’que j’sais pas? Puisque vous m’dites toujours d’vous questionner, quand y a quelque chose que j’saisis pas complètement?
L’abbé.—Quand vous me faites des questions sensées et raisonnables, certainement...
Bob.—Alors, m’sieu l’abbé, expliquez-moi, au moins, c’que c’est q’les questions sensées et raisonnables.
L’abbé.—Avez-vous assez vu?
Bob.—D’mandez voir un peu combien q’ça coûte, m’sieu l’abbé?
L’abbé.—Pourquoi?
Bob.—Pour savoir.
L’abbé, s’approchant et parlementant.—Le plus petit est de 120 francs.
Bob.—Eh bien! j’ai 140 francs q’m’a donnés bonne m’man, j’vais l’acheter.
L’abbé.—Je ne vous permettrai pas de faire une dépense comme celle-là sans consulter madame votre mère.
Bob.—Mais puisque c’est pour que j’m’en fasse du plaisir avec, que bonne m’man m’les a donnés, les 140 francs!
L’abbé.—N’importe, vous ne les emploierez pas ainsi. (Il veut entraîner Bob qui résiste.) Venez voir fonctionner les machines, là-bas au bout, c’est beaucoup plus instructif pour vous.
Bob.—J’suis pas ici pour m’instruire, j’y suis pour m’amuser; et les machines ça m’agace, j’y comprends rien, et ça fait un bruit!
L’abbé.—Habituez-vous donc à faire convenablement sentir les liaisons en parlant... On ne dit pas: «Ça fait un bruit» comme si «un» s’écrivait par un «H»; on fait sentir le «T» qui précède, et on dit: «Cela fait T’un bruit.» Comprenez-vous?
Bob.—Oui; alors, faut-y dire, à votre avis, m’sieu l’abbé: «Sept et trois font onze», ou «font T’onze»?
L’abbé.—Il faut dire «sept et trois font T’onze» sans hésiter.
Bob, ricanant.—Vraiment? Eh ben, moi, j’crois, m’sieu l’abbé, qu’y faut dire «sept et trois font dix»!
L’abbé, vexé.—Vous faites les plaisanteries les plus sottes et les plus déplacées.
Bob.—M’sieu l’abbé, c’était seulement pour q’vous voyiez q’ça peut arriver à tout l’monde d’faire une trompe...
L’abbé.—«Faire une trompe!!!» Quel langage, grand Dieu!!!
Bob.—Regardez les beaux meubles, les belles étoffes épaisses et douces qu’ont l’air d’étoffes en fourrure...
L’abbé.—C’est très joli. Et ce beau lit couvert en satin rouge? C’est trop beau, c’est un luxe ridicule; et puis cette estrade doit être très incommode.
Bob.—Oh! ça n’fait rien, l’estrade, pourvu q’ça n’crie pas. Pensez-vous qu’y crie, celui-là, dites, m’sieu l’abbé?
L’abbé.—Comment! qu’il crie? Que voulez-vous dire?...
Bob.—J’sais pas! c’est mon oncle qui disait ça! l’autre jour, quand j’suis venu ici avec lui, nous nous avons promené avec...
L’abbé.—Nous nous «sommes» promenés. Répétez.
Bob.—«Sommes!» avec une jolie dame qui voulait acheter des meubles pour chez elle, à la campagne. Alors, elle cherchait des lits qui crient pas parc’ que...
L’abbé.—C’est bon, c’est bon...
Bob.—Oh! m’sieu l’abbé, là... dans ces petits cadres, où y a des p’tites choses peintes dessus!... Oh!!! la belle danseuse!... R’gardez, m’sieu l’abbé!...
L’abbé.—Oui, oui...
Bob.—C’est comme celles que j’ai vues l’autre jour, q’j’étais à l’Opéra! Oh! m’sieu l’abbé, y en avait beaucoup comme ça, et des belles!!... Une surtout qui avait tout l’temps les jambes en l’air, que je m’demandais sur quoi qu’elle posait!!! les jambes en l’air, et les jupons au-dessus... et elle tombait pas; on aurait dit un papillon. Oh! j’voudrais q’vous voyiez ça!
L’abbé.—Je n’en ai nulle envie.
Bob.—Parc’ que vous savez pas c’que c’est! mais c’est admirable! Elles ont des jambes toutes nues! et les bras, et le haut, tout nu aussi! et des costumes qu’ont l’air en nuages et en or! C’est superbe!... La danseuse dont j’vous parlais, surtout! Oh! si vous la voyiez!
L’abbé.—Mais puisque cela m’est égal.
Bob, s’animant.—Parc’ que vous l’avez pas vue, q’vous dites ça? Mais si vous la voyiez, j’vous réponds q’ça vous serait pas égal! C’est si tellement beau!
L’abbé, énervé.—Il suffit.
Bob.—Qui q’c’est c’gros homme en terre rouge?
L’abbé.—On dit «qui est» ce gros homme. Où donc?
Bob.—Là, à côté d’Gambetta.
L’abbé.—C’est Mirabeau.
Bob.—Qui q’c’est Mirabeau?
L’abbé.—Un orateur célèbre; vous apprendrez cela plus tard; il a prononcé des discours qu’on a conservés comme les plus belles pages d’éloquence qui...
Bob.—J’sais! j’les ai vus dans la bibliothèque, ses discours! Un p’tit livre bleu qui s’appelle: Lettres d’amour de Mirabeau à Sophie. C’est-y ça, m’sieu l’abbé?
L’abbé.—Vous ne touchez pas aux livres de la bibliothèque, j’espère?
Bob.—Jamais, m’sieu l’abbé... La clef n’est pas dessus... m’man l’ôte toujours... Vous aviez l’air inquiet... tout d’suite... Qu’avez-vous donc z’eu?
L’abbé.—C’est vraiment désolant! Quand vous faites une liaison, par hasard, vous la faites à faux. On dit: «Qu’avez-vous donc qu’eu», en faisant sentir le c de donc. Répétez.
Bob, répétant rageusement.—«Qu’eu», m’sieu l’abbé, «qu’eu». Vous les avez lus, dites, les discours à Sophie?
L’abbé.—Eh non!
Bob.—Alors, comment q’vous savez q’c’est des si belles pages d’éloquence... q’vous disiez tout à l’heure?
L’abbé.—Je parlais des discours politiques.
Bob.—Et les discours qui sont dans le p’tit livre bleu?
L’abbé.—Je n’en sais rien, je ne les connais pas.
Bob, étonné.—Comment! y a des choses q’vous savez pas, m’sieu l’abbé?
L’abbé.—Sans doute.
Bob.—Et qui, qui vous les apprendra?
L’abbé.—Ce sont des choses inutiles à apprendre.
Bob.—Alors, moi, j’les apprendrai pas non plus?
L’abbé.—On verra ça. (Il veut passer.)
Bob, le retenant.—C’était-y un brave homme, Mirabeau, m’sieu l’abbé?
L’abbé.—Non.
Bob.—Pourquoi, dites?
L’abbé.—Pour des raisons trop longues à vous expliquer.
Bob, vexé.—Ah!!! Et Gambetta?
L’abbé.—Quoi?
Bob.—Eh bien! Gambetta, c’est-y un brave homme?
L’abbé.—Ce sont des questions sans intérêt pour vous, Bob, venez! (Il le tire par la main.)
Bob, se cramponnant à la lustrine verte qui recouvre les gradins.—J’veux regarder, ça m’amuse, moi! Lequel trouvez-vous l’plus joli, m’sieu l’abbé, Mirabeau ou Gambetta?
L’abbé, qui ne veut pas se compromettre.—Ce n’est pas le même genre...
Bob.—Mais lequel q’vous aimez mieux, des genres?
L’abbé.—Je ne sais pas, je crois que Mirabeau...
Bob.—Ben, moi, savez-vous qui que j’trouve l’plus joli? c’est la p’tite femme d’à côté.
L’abbé.—Où donc?
Bob.—Là, où qu’y a avec elle un homme qu’a des jambes en chèvre, et un p’tit enfant qui tient une corbeille. (Il montre un groupe de Clodion.) Est-ce pas qu’elle est jolie, m’sieu l’abbé, la p’tite femme?
L’abbé.—Oui, oui.
Bob.—Vous avez pas l’air d’trouver?
L’abbé, agacé.—Mais si, mais si. (Il l’emmène.)
Bob, s’arrêtant devant un plat émaillé.—Oh! la belle dame! avec cette toque à plumes! Qui c’est, dites, m’sieu l’abbé?
L’abbé.—Je ne sais pas, c’est une tête de fantaisie.
Bob, insistant.—Ça doit être quelqu’un, j’suis sûr.
La marchande, qui s’est approchée.—C’est la «belle Gabrielle», monsieur.
Bob.—Ah! voyez-vous, m’sieu l’abbé! Qui c’était, dites, la belle Gabrielle?
L’abbé.—Je ne sais pas trop...
Bob, incrédule.—Comment! vous savez pas c’que la jolie dame sait, qu’a des ch’veux blancs...
L’abbé.—Quels cheveux blancs?
Bob.—Là, dans la boutique, la jolie dame toute jeune, qu’a des ch’veux blancs...?
L’abbé.—Eh bien? Après?
Bob.—Ben, elle a dit: «C’est la belle Gabrielle.» Qui q’c’est la belle Gabrielle?
L’abbé.—C’était une dame de la cour de Henri IV. Comme vous ne savez pas ce que c’est que Henri IV...
Bob.—Si, q’je l’sais. C’est un roi de France, Henri IV, q’mon oncle a dit qu’aimait tant les femmes, la gloire, et qui buvait si sec qu’il était pas remplaçable! Et la belle Gabrielle était son amie, qu’a aussi dit mon oncle.
L’abbé, vexé.—Si vous avez demandé tous ces renseignements à monsieur votre oncle, il était inutile de me les faire répéter.
Bob.—Si donc! puisque c’était pour voir si vous l’saviez, et si vous m’diriez comme lui, ou bien si, quand vous savez pas, vous inventez quelqu’chose.
L’abbé.—Vraiment? Et ai-je dit comme monsieur votre oncle?
Bob, très digne.—A peu près. Alors, comme ça, elle était l’amie du roi?
L’abbé.—Oui.
Bob.—Il l’aimait bien, le roi?
L’abbé.—Oui.
Bob.—Il avait d’la chance, Henri IV, d’avoir une amie jolie comme ça! J’ai vu son portrait dans des livres, il était bien laid!!! Vous avez p’t-être une amie jolie comme ça aussi, vous, dites, m’sieu l’abbé? J’ai du sable plein mon soulier, m’sieu l’abbé.
L’abbé.—Otez-le.
Bob se déchausse en s’appuyant sur l’abbé incliné; il enlève son soulier et souffle dans les yeux de l’abbé le sable qu’il contient.
L’abbé.—Bob, vous êtes insupportable.
Bob.—C’est pas d’ma faute, m’sieu l’abbé, j’ai pas fait exprès. Si vous en avez aussi, du sable, vous pouvez me l’souffler, j’dirai rien.
L’abbé hausse les épaules sans répondre.
Bob.—C’est drôle, m’sieu l’abbé, vous avez pas des pieds pareils aux miens!
L’abbé.—Naturellement, les miens sont plus grands...
Bob.—C’est pas seulement ça! ça serait naturel, ça! c’est qu’y font des bosses partout. On dirait des sacs d’noix, ou bien des écailles d’tortue, ou...
L’abbé.—C’est bon, c’est bon, occupez-vous de ce qui vous regarde.
Bob.—Si j’les regarde, m’sieu l’abbé, c’est malgré moi... Voyez-vous cette belle p’tite dame qui marche là devant nous... avec une robe en peluche...?
L’abbé.—Oui.
Bob.—Ben, c’est celle à qui q’mon oncle recommande d’choisir des lits qui crient pas...
L’abbé.—Ah!!!
Bob.—Elle est bien jolie, est-ce pas m’sieu l’abbé? Elle a des couleurs comme un hanneton, une belle croupe dorée comme la jument d’papa. C’est-y à elle, cette croupe-là?
L’abbé.—Voulez-vous vous taire, Bob?
Bob.—Oh! c’est pas du mal, allez, que j’dis, c’est vrai. Miss, que j’avais avant vous, m’sieu l’abbé, elle avait une belle croupe comme ça... tendue... tendue... Ben, ça n’tenait pas. Elle l’ôtait tous les soirs; nous l’avons trouvée dans un coin, avec Fred. Ça avait l’air en caoutchouc... même que nous nous sommes amusés à nous laisser tomber assis dessus, comme les clowns font sur des vessies; mais ça r’bondissait... ça voulait pas crever...
L’abbé.—C’est très mal ce que vous avez fait là.
Bob.—Pourquoi? On m’dit toujours que l’mensonge finit pas être découvert; eh ben! c’était un mensonge qu’elle faisait... Miss... elle parlait pas, c’est vrai, mais elle mentait tout de même...
L’abbé.—C’était un mensonge sans conséquence, on n’l’aurait pas su, si...
Bob.—Ben, pas du tout. Mon oncle disait toujours à p’pa: «La gouvernante d’tes enfants a des rondeurs... qui donnent envie d’les tâter...» Comprenez-vous, m’sieu l’abbé? si l’oncle Jacques avait tâté, il aurait tout découvert.
L’abbé.—Bob, vous vous occupez de choses qui ne vous regardent nullement.
Bob, pensif.—Qui ça regarde-t-y alors?
L’abbé, embarrassé.—Personne.
Bob.—Pas même l’bon Dieu? C’est que, voyez-vous, m’sieu l’abbé, y a des choses que j’peux pas m’expliquer. On m’dit toujours qu’on n’doit se préoccuper d’plaire qu’au bon Dieu?
L’abbé.—Sans doute.
Bob.—Ben, Miss, qui mettait un faux... c’que vous voudrez, m’sieu l’abbé, c’était pas pour plaire au bon Dieu, qui savait bien c’qu’y avait dessous, est-ce pas?
L’abbé.—Mais...
Bob.—Alors c’était pour plaire à qui?
L’abbé.—Mais... je ne sais...
Bob.—Vous répondez pas d’bon cœur; est-ce que vous mettez aussi des choses en caoutchouc, m’sieu l’abbé?
L’abbé.—Vous dites des stupidités.
Bob.—J’sais pas si je m’trompe, mais y m’semble q’l’année dernière, l’exposition d’ici était plus jolie q’maintenant?
L’abbé.—Cela n’a rien d’extraordinaire, on n’est pas très rassuré sur les événements à venir, et...
Bob.—Pourquoi qu’on n’est pas rassuré?
L’abbé.—Je ne puis pas vous expliquer cela, c’est trop compliqué!
Bob.—Mais enfin, vous l’comprenez, vous, m’sieu l’abbé?
L’abbé.—Oui, mais...
Bob.—Alors, pourquoi q’je l’comprendrais pas?
L’abbé.—Je pense que vous avez assez vu, à présent nous allons partir.
Bob.—Si vous voulez, m’sieu l’abbé, mais laissez-moi acheter l’oiseau?
L’abbé.—De 120 francs! jamais de la vie; c’est beaucoup trop cher. Choisissez quelque chose dans des prix plus doux, 20 à 25 francs.
Bob.—M’sieu l’abbé, j’veux la photographie d’la danseuse dans le p’tit cadre où qu’y a des pigeons peints dessus, vous savez, celle qui lève une jambe tout, tout haut?...
L’abbé.—Non, non, prenez autre chose.
Bob.—C’est ça que j’veux! M’man m’a permis d’choisir c’que j’voudrais.
L’abbé.—Mais il y en a d’autres tout aussi jolies, dans les mêmes cadres.
Bob.—C’est celle-là qui m’plaît, elle ressemble à l’autre, la vivante, que j’voudrais tant q’vous voyiez, m’sieu l’abbé.
La marchande rit; elle veut emballer le cadre, mais Bob s’y refuse absolument, et part radieux, emportant sa danseuse. Au bout de quelques pas, il a laissé tomber trois fois le cadre que l’abbé se décide à porter lui-même.
Une grande table noire, couverte de livres et de cahiers.
Bob.—Costume de bure marron, col et manchettes gigantesques, en toile rayée de deux bleus, chaussettes marron. La tête ensevelie dans ses mains, il semble étudier attentivement.
L’abbé.—A l’extrémité opposée de la table, l’abbé corrige un devoir en donnant de fréquents signes de découragement.
L’abbé.—C’est désespérant! Tous les jours les fautes augmentent; est-ce que vous le faites exprès? (Profond silence.) Vous m’entendez, Bob?
Bob, levant brusquement le nez.—C’est-y à moi q’vous parlez, m’sieu l’abbé?
L’abbé.—Probablement; comme il n’y a que vous et moi dans cette pièce, il y a des chances pour que...
Bob.—D’mande pardon, m’sieu l’abbé, j’entendais pas d’quoi qu’il était question; j’étudie ma leçon, et...
L’abbé, soupçonneux.—Si attentivement que cela? C’est étonnant!... (Convaincu.) Bob! vous dormiez!
Bob, résigné.—Pincé!
L’abbé.—Pourquoi dormez-vous à l’étude? Vous venez de vous lever.
Bob.—Oui, mais j’avais pas dormi mon compte, à cause d’l’Opéra; et j’ai mal à la tête, bien mal, m’sieu l’abbé.
L’abbé.—C’est toujours comme ça...
Bob, interrompant.—Quand on a fait la noce, justement, m’sieu l’abbé, c’est c’que l’cocher m’a dit tout à l’heure, qu’y lavait sa voiture dans la cour, que j’suis passé, que...
L’abbé, agacé.—C’est bon, c’est bon, en voilà assez.
Bob.—On dirait qu’ça vous déplaît, m’sieu l’abbé, qu’j’aie été à l’Opéra?
L’abbé.—Je trouve que la manière dont vous prenez vos leçons ne mérite pas une récompense.
Bob.—C’est pas pour mes leçons, puisque c’est parc’ que j’m’ai laissé arracher ma dent.
L’abbé.—«Je me suis laissé» et non pas «je m’ai». Il n’y a pas à cela grand mérite.
Bob.—Oh! mais, m’sieu l’abbé, d’une façon exceptionnelle q’je m’suis laissé arracher ma dent.
L’abbé, haussant les épaules.—«Exceptionnelle!» Enfin! vos parents sont trop bons pour vous, voilà tout!
Bob, avec intention.—C’est heureux qui soient bons pour moi! C’est pas des autres que j’connais, qui sont bons pour moi...
L’abbé.—Nous allons reprendre la dictée; où en étions-nous restés la dernière fois?
Bob, cherchant le mot.—... «Forêt», m’sieu l’abbé, «forêt».
L’abbé, dictant.—Alors, virgule, en voyant l’animal qui s’élançait vers lui, virgule... Comment! vous mettez deux l à alors?
Bob, effaçant.—Ah! n’en faut qu’une?
L’abbé.—Et deux n à animal...?
Bob, effaçant.—Ah! n’en faut non plus qu’une...?
L’abbé, exaspéré.—Et deux l à s’élançait, mais vous avez la rage des doubles lettres?
Bob, calme.—Oh! pas du tout, ça m’est bien égal, allez, m’sieu l’abbé!
L’abbé.—Si vous êtes décidé à ne rien faire, il vaudrait mieux le dire.
Bob.—Décidé n’est pas l’mot, mais j’ai bien mal à la tête, m’sieu l’abbé.
L’abbé.—Alors, nous allons rester à nous regarder jusqu’au déjeuner.
Bob.—Mais, m’sieu l’abbé, si vous voulez, j’vais envoyer Fred?
L’abbé.—Fred est au jardin où il joue; il a pris sa leçon «lui», et très bien même.
Bob.—Oh! vous dites ça, parc’ que j’suis là; si c’était à Fred, vous lui diriez la même chose, excepté que ça serait l’contraire.
L’abbé.—Votre frère a pris une excellente leçon; depuis quelque temps il travaille très bien, je suis extrêmement satisfait de son application.
Bob.—Parc’ qu’il est plus sournois q’moi, il est plus malin, mais y s’fiche d’vous tout d’même, allez, m’sieu l’abbé.
L’abbé.—Taisez-vous! Tous ces raisonnements déplacés ne me disent pas ce que nous allons faire pendant le temps qui nous reste... (Il tire sa montre.) Encore vingt-cinq minutes.
Bob.—C’est joliment long! (Il bâille.) M’sieu l’abbé, voulez-vous que j’vous raconte c’que j’ai vu hier soir?
L’abbé, vivement.—Non, non, c’est inutile.
Bob.—C’pendant, m’sieu l’abbé, c’est beau, c’est d’l’histoire. C’est utile. C’est Guillaume Tell!!!
L’abbé.—Eh bien! voyons ce que vous avez retenu de l’histoire et du caractère de ce grand homme?
Bob.—Y n’est pas grand! y m’a paru p’tit même.
L’abbé.—J’écoute.
Bob.—Eh ben, d’abord, au commencement, y a un pont, et des gens assis, qui chantent en faisant des paillassons. Vous comprenez bien ça, est-ce pas?
L’abbé.—Parfaitement.
Bob.—Alors, il en arrive un autre qui chante quelque chose que j’n’ai pas compris très bien; il est question d’quelqu’un qui s’appelle Mathilde qu’on voit arriver après, du reste, avec une p’tite pèlerine pas jolie du tout, comme les chanoines. Vous voyez ça, hein, m’sieu l’abbé, c’est vot’ partie?
L’abbé.—Oui, mais continuez. Vous en étiez à celui qui chantait. Qu’est-ce que celui-là?
Bob.—Ça, j’sais pas. J’ai pas pu bien m’rendre compte... Y s’appelle Arnold... parc’ qu’à la fin, la p’tite pèlerine lui chante: Arnold, j’vous attendais, mais ça c’est plus tard... et moi qu’étais là... j’n’ai compris qu’à ce moment-là; à c’qui chante en arrivant, y parle seulement d’avalanches et de tyrans vomis. Pour lors.
L’abbé.—Ne dites pas «pour lors»; on ne doit jamais dire ainsi...
Bob.—Alors, Guillaume revient...
L’abbé.—Il était donc déjà venu?
Bob.—Mais oui, au commencement, quand on a fait les paillassons, même qui avait offert un abri tutélaire à un autre vieux. Y r’vient donc, Guillaume, et y chante, en ayant l’air q’l’autre entend pas...
L’abbé.—Quel autre?
Bob.—Celui d’l’avalanche: S’il fut traître à sa patrie, il paye un moment d’déshonneur. Et puis après, y s’parlent et y font un plan; y disent: Nous serions libres. Alors l’autre dit: J’ai besoin d’le croire... Alors le premier répond: Mais où combattrons-nous? Et puis Guillaume dit: La tombe!!! Et l’autre chante: Mathilde, idole de mon âme... Vous comprenez bien, dites, m’sieur l’abbé?
L’abbé, résigné.—Oui, oui.
Bob.—Après, Guillaume r’commence: S’il fut traître à sa patrie... Pour ça, j’ai r’marqué qu’y répètent souvent la même chose; et puis, on entend l’cor de chasse; alors y paraît q’c’est Gessler qui passe.
L’abbé.—Eh bien! qu’est-ce que Gessler, voyons, savez-vous cela?
Bob.—C’est celui à qui Guillaume en veut. Y passe tout l’temps dans l’fond... et puis, y fait tirer une pomme; mais ça, c’est plus tard aussi... Alors Arnold chante; vous savez bien... c’est l’premier Arnold?... (Signe d’impatience de l’abbé.) Y chante: Oh! Mathilde, tu sais si j’aime le ciel, et puis Gessler repasse encore... et y r’vient du monde... comme au commencement, et on chante: Hyménée, comme la cantate d’Barbe-Bleue, vous savez bien, m’sieu l’abbé, q’mon oncle chante tout l’temps?
L’abbé.—Après?
Bob.—Après on tire à l’arc; oh! ça, ça m’a amusé, normément amusé. Et puis c’est l’fils d’Guillaume qu’a l’prix et on chante: C’est l’héritage paternel; moi j’aimerais mieux qu’on parle, au lieu d’chanter, parce qu’on comprend mieux; alors y porte son prix à sa mère, et les parents ont l’air très fiers de leur gosse... (Mouvement de l’abbé.) Ça s’comprend bien, dame!
L’abbé.—Évidemment; c’est votre manière de parler qui ne se comprend pas.
Bob.—Que si, tout d’même. Après, y a un vieux qu’on poursuit, j’ai pas su pourquoi; et puis on l’sauve et l’rideau r’descend.
L’abbé.—C’est la fin du premier acte.
Bob.—J’sais pas; c’est la fin du commencement. Après, y r’viennent avec des flambeaux... y s’promènent... y ont l’air inoccupés, tous ces gens-là? Et puis quand y fait nuit, Mathilde arrive et elle raconte qu’elle nourrit une ardeur, et puis elle parle d’un simple habitant des campagnes; ça doit-être un animal quelconque, que j’crois... Tout ça, c’est en chantant qu’elle le parle. Alors l’autre arrive, elle a pas l’air étonné du tout et elle dit qu’on pardonne toujours les torts q’lon partage. C’est pour ça, m’sieu l’abbé, q’vous êtes si sévère, et q’vous m’passez rien, c’est q’nous partageons pas... Mais c’est pas ça... y lui dit qu’il a mesuré un écueil qui doit respecter; elle lui répond que Mathilde constante ira chercher quelque chose sous sa tente. Alors on vient, on vient toujours, quand y en a deux qui s’parlent. C’est encore un nouveau qui vient et puis y discutent ensemble, et y disent à Arnold qu’on a proscrit les jours d’son père. Qu’est-ce que c’est, dites, m’sieu l’abbé? Il a l’air ennuyé.
L’abbé.—Je suppose que ça veut dire assassiner, dans ce cas.
Bob.—Ah! c’est donc ça. Y crient, y s’disputent, y ont pas l’air d’accord du tout; y revient du monde, et Guillaume dit q’pour cacher leurs saintes trames, y vont ouvrir avec leurs rames un chemin qui n’trahit pas. Quels sont les chemins qui trahissent, dites, m’sieu l’abbé?
L’abbé.—Il faudrait être au courant de la situation pour...
Bob.—Eh ben, j’vous y mets pas au courant? qu’est-ce que ça sert donc alors, tout c’que je vous raconte? du reste, ça va être fini. On fait tirer à Guillaume la pomme sur la tête du p’tit; et puis on danse, et puis y a des d’moiselles qui chantent: Toi qui ri suivrais pas l’oiseau. (Il fredonne.)
L’abbé.—Ce n’est pas cela. (Il chante.)
Toi que l’oiseau ne suivrait pas,
Ah! ah! ah!
Sur nos accords règle tes pas,
Ah! ah! ah!
De ces climats,
Vers nos frimas,
Tu reviendras.
Ah! ah! ah!
Bob, stupéfait.—Comment! m’sieu l’abbé, vous savez ça?... alors... vous avez vu Guillaume Tell!... et l’Opéra!!! et les belles p’tites femmes qui dansent!... et l’escalier!!... et les belles dames à moitié toutes nues dans les loges... avec des diamants et des autres fleurs... Oh!!! m’sieu l’abbé!!! qui n’me l’disiez pas?...
L’abbé.—Mais du tout! Je sais cet air, parce qu’il est extrêmement connu, voilà tout.
Bob, incrédule.—Oh! vous dites ça... comme ça...
L’abbé, agacé.—Je n’ai jamais été au théâtre, vous dis-je.
Bob.—Tant pis ça! nous aurions pu causer tous les deux... Maintenant, m’sieu l’abbé, j’vais vous raconter les danses, j’n’en avais pas encore parlé, pour pas nous embrouiller.
L’abbé, vivement.—C’est inutile! Les danses, ça ne se raconte pas, il faut les voir.
Bob.—C’est vrai q’ça vaut mieux! mais ça peut tout d’même s’expliquer. J’ai r’vu ma danseuse du portrait, m’sieu l’abbé.
L’abbé.—Ah!
Bob.—Et bien d’autres! avec des jolies jambes rayées, des autres costumes que l’autre fois, mais chic tout d’même, allez!
L’abbé.—Bob, je vous prie de ne pas employer de pareilles expressions.
Bob.—Y a du mal? J’en entends pourtant des gens qu’ont l’air très bien, qui l’disent «chic».
L’abbé.—C’est possible, mais je vous invite à ne pas recommencer.
Bob, très digne.—Bien, m’sieu l’abbé.
L’abbé.—Allons, lavez-vous les mains, on va sonner le second coup du déjeuner.
Bob.—Voulez-vous q’j’aille me laver en bas, m’sieu l’abbé, je r’monterai le cadre qu’est dans ma chambre, pour vous montrer quelque chose?
L’abbé.—Quel cadre?
Bob.—La danseuse! J’voudrais q’vous m’expliquiez quelque chose que j’saisis pas bien sur l’portrait...
L’abbé.—Du tout, du tout.
Bob.—Pourquoi vous voulez pas, dites? ça m’ferait si plaisir! Si vous voulez pas, je d’manderai à mon oncle.
L’abbé, souriant amèrement.—Monsieur votre oncle sera beaucoup plus compétent que moi, en fait d’opéra.
Bob, lavant ses mains.—Vous en feriez bien un d’opéra, vous, dites, m’sieu l’abbé?
L’abbé.—Non.
Bob.—Ah! pourquoi?
L’abbé.—Parce que je n’en serais pas capable.
Bob.—Oh! m’sieu l’abbé, c’est pour rire; justement vous q’vous êtes un homme si capable, qu’on dit.
L’abbé.—Qui dit cela?
Bob.—Mais, mon oncle, par exemple. Y disait à maman, l’autre jour: «Ton abbé est un homme très capable, mais il est bien embêtant.» Si j’vous répète ça tel qu’y l’a dit, m’sieu l’abbé, c’est pour vous faire voir q’c’est vrai, q’c’est pas un compliment.
L’abbé, piqué.—Monsieur votre oncle est trop indulgent, je ne suis pas capable.
Bob.—Oh! m’sieu l’abbé, vous dites ça parc’ q’vous êtes comme l’éléphant.
L’abbé.—Comment! l’éléphant?
Bob.—Oui, m’sieu l’abbé, j’ai vu dans des livres q’l’éléphant est un animal pudibond...
L’abbé.—Eh bien?
Bob.—J’ai demandé à maman quoi q’c’était «pudibond»; elle m’a répondu q’ça voulait dire modeste. Alors, vous êtes modeste, m’sieu l’abbé?
L’abbé.—Voici le second coup.
Bob.—Ah! quel bonheur! C’est pas q’j’aie faim, mais c’est q’j’suis content d’avoir fini ma leçon...
L’abbé, exaspéré.—Une leçon! ça!
Au bois à trois heures et demie, dans une petite allée.
Bob.—Costume de drap bleu gendarme, patte dans le dos, forme «gâteuse». Grand col et grandes manchettes en toile à pois bleus. Bonnet de castor, à poignard écossais au côté. Chaussettes bleu gendarme.
Léon.—Énorme chien griffon.
Maman.
Bob.—Nous irons autour du lac, dis?
Maman.—Nous sommes très bien ici.
Bob.—C’est pas amusant ici.
Maman.—Je ne comprends pas en quoi ça peut t’amuser d’aller au lac; je te tiens tout le temps par la main, tandis qu’ici tu peux courir avec Léon...
Bob.—Pourquoi qu’tu m’y tiens, par la main, dis?
Maman.—Parce que tu es tellement brusque, et le trottoir est si étroit, que je crains toujours de te voir te jeter sous les voitures.
Bob.—Ben, tu m’tiendras, mais allons-y tout d’même, au lac.
Maman.—Mais enfin, pourquoi?
Bob.—On y voit des jolies dames, des gros cochers gras, des jolis chiens; est-ce pas, Léon?
Maman.—Moi, je n’aime pas du tout être là, à pied...
Bob.—Ben, r’montons dans la voiture.
Maman.—Ah! encore moins.
Bob.—Oh! alors, si t’as des caprices pour tout...
Maman.—Bob!!!
Bob.—Dame! si c’était moi, on dirait q’c’est des caprices... c’est sûr, ça!
Maman.—Comment! Bob, tu vas être méchant avec moi aussi?
Bob.—Oh! ça, non! par exemple! pas méchant, parc’ que toi, vois-tu, m’man, j’t’aime!
Maman.—Bah! c’est bien heureux!
Bob.—Pourquoi q’tu ris? c’est vrai que j’t’aime, va!
Maman.—Il me semble que c’est assez naturel, je t’aime aussi, moi...
Bob.—Oh! mais ça, c’est pas du tout la même chose!
Maman.—Parce que?
Bob.—Parc’ que j’te punis pas, moi; toi, tu m’punis tout l’temps!...
Maman.—Tu es tellement insupportable, mon pauvre Bob!
Bob.—Empêche pas que c’est moi q’t’aime le plus...
Maman.—Par exemple! voilà une idée!
Bob.—Y a pas d’idée du tout... c’est la vérité, v’là!
Maman.—Mais j’aime tout autant tes frères que toi, Bob; tu dis des bêtises...
Bob.—Tu les aimes autant pour être malade ou pour se casser quelqu’ chose, ça, j’sais bien, mais, comme société, tu m’préfères...
Maman.—Parce que tu es plus grand...
Bob.—Et puis q’mon genre t’convient mieux! D’abord j’te ressemble: quand tu étais p’tite, tu étais comme moi.
Maman.—Jamais! je n’étais pas ennuyeuse, colère, désobéissante comme toi...
Bob.—Si, tu étais tout ça! à preuve c’est q’Baptiste, l’père du cocher d’maintenant, chaque fois qu’y m’voit un peu d’temps, y dit: «Monsieur Bob, c’est tout l’portrait d’madame la marquise à son âge, il est presqu’ aussi embêtant qu’elle!» Ainsi, tu vois? (Appuyant.) «Presque», ça veut dire q’tu l’étais plus que moi, embêtante.
Maman, riant.—Le pauvre vieux Baptiste! c’est vrai, je l’ai fait enrager souvent; c’est lui qui me promenait à cheval quand j’avais dix ans...
Bob.—Y m’l’a dit, va! y m’a dit aussi q’tu mettais ses bottes à r’vers dans la fontaine et des guirlandes d’fleurs à son chapeau, et puis q’tu l’y enlevais les piquants d’ses éperons, et qu’à cheval, quand il était auprès d’toi, pour te t’nir en laisse, tu lui faisais tomber son chapeau pour pouvoir fiche le camp toute seule pendant l’temps qu’y l’ramassait...
Maman.—Il a... il a exagéré... un peu...
Bob, goguenard.—Guère, hein? qu’il a exagéré l’vieux Baptiste? Eh ben, quand y s’agit d’moi, quand j’fais une malheureuse p’tite farce à m’sieu l’abbé, vous êtes tous à hurler comme si on vous assassinait...
Maman.—Bob, veux-tu ne pas parler ainsi, tu es d’une insolence...
Bob.—Tu m’aimes tout d’même, dis?
Maman.—Non, quand tu es ainsi, je ne t’aime pas... pas du tout...
Bob.—Oh! (Incrédule). R’garde-moi un peu dans l’œil pendant q’tu me r’diras ça.
Maman.—Ah! tu m’ennuies...
Bob.—Tu ris, tu ris? Tu veux pas avoir l’air, mais j’te vois... Allons au lac, veux-tu?
Maman.—Tu iras demain quand tu seras avec M. l’abbé.
Bob.—Y veut pas!!! Y veut jamais aller au lac! J’sais pas pourquoi, mais il est buté.
Maman.—Je vais t’y conduire, Bob, puisque tu insistes, mais je te répète que cela m’est infiniment désagréable.
Bob.—Alors, y allons pas! Seulement, j’te ferai r’marquer q’c’est moi qui t’cède, et q’c’est pas dans l’ordre, ça!
Maman.—Comment? comment? tu as un aplomb...
Bob, naturellement.—Oh! pas encore bien, j’y tâche, mais j’ai encore quelqu’ fois peur des autres qui sont plus grands q’moi...
Maman.—Vraiment! Tiens, nous y voilà à ton lac!
Bob, en extase.—Oh! m’man, la belle voiture jaune! C’est dommage q’la dame q’est dedans est si laide! Tu trouves pas, dis, qu’elle est laide?
Maman.—Ne crie donc pas comme cela.
Bob.—Ah! là, dans la victoria verte, à la bonne heure, c’est une belle p’tite, ça!
Maman.—Veux-tu te taire! Qui t’a appris à dire ainsi?
Bob, étonné.—A dire quoi?
Maman.—Belle petite.
Bob.—Dame! j’entends toujours mon oncle et papa et encore des autres qui disent ça, et comme la p’tite dame de la voiture est très belle, que j’trouve, alors j’ai dit: «C’est une belle p’tite!» Faut pas, dis?
Maman.—Non, on ne dit pas cela.
Bob.—C’est pas poli pour la dame, dis?
Maman.—Non.
Bob.—Ah! comme elle a des beaux yeux! dis, m’man? et grands! et brillants! Et des cils épais, qu’on dirait qu’y a un bord en velours!
Maman.—Oui, oui; mais ne parle pas si haut, je t’en prie.
Bob, plus bas.—Ah! v’là la dame d’la voiture jaune qui r’passe. Elle a pas des bords de velours, celle-là! Elle a des capucines à ses fenêtres!!
Maman.—Hein?
Bob.—Ça veut dire qu’on a l’s’yeux rouges; m’sieu l’abbé dit toujours comme ça.
Maman.—Ah!! Il va bien, M. l’abbé!
Bob.—Pas mal; c’pendant il avait une dent qui lui f’sait mal, c’matin, qu’y suppose qu’elle est creuse, qu’y dit.
Maman.—A propos de M. l’abbé, Bob, il se plaint beaucoup de...
Bob.—M’étonne pas, ça! Il est geignard comme tout! Faut pas l’écouter; v’là-t-y pas! pour une sale dent!...
Maman.—Si tu avais voulu me permettre d’achever ce que j’avais à dire, tu aurais vu qu’il se plaint, non pas de sa dent, mais de toi.
Bob, jouant l’indignation.—De moi! Quoi que j’lui ai fait? qu’y l’dise un peu, donc, c’que j’lui ai fait?
Maman.—Tu lui désobéis sans cesse, tu raisonnes, tu ris, tu l’envoies promener.
Bob.—Quant à c’qui est d’ça, c’est exact! d’abord tu sais bien qu’y a que toi q’j’envoie pas promener; et encore!
Maman.—Je te remercie, mais je préfère que, puisqu’il t’est impossible d’être gentil avec tout le monde, tu sois mieux avec M. l’abbé, et moins bien avec moi.
Bob.—J’pourrais bien te répondre qu’oui, est-ce pas? Ben, j’me connais, je l’ferais pas, ainsi...
Maman.—Mais cependant, Bob, c’est par moi que tu es le plus souvent puni...
Bob.—J’te dis pas! mais tu es bien moins tannante q’les autres! Pour ça c’est vrai, y a pas d’comparaison!
Maman, riant.—Mon pauvre Bob, tu es si agaçant; si tu savais quelle patience il faut avoir pour te supporter...!
Bob.—Avec ça q’tu en as, toi, d’la patience! Et m’sieu l’abbé, donc! qu’y d’vrait en avoir, m’sieu l’abbé, pourtant, q’c’est son métier, d’en avoir.
Maman.—Bob, je veux que tu parles plus convenablement de M. l’abbé.
Bob.—Quand il est pas là? Quand il est là, j’lui parle poliment... à peu près... enfin, j’fais c’que j’peux; mais si, quand y est pas, faut faire comme si y était, y a plus un bon moment, alors.
Maman.—Tu me fais beaucoup de peine. (Silence. Bob marche en tenant Léon par l’oreille.)
Bob.—Tu m’aimes, dis?
Maman.—Je t’ai dit déjà que, quand tu es méchant, je t’aime moins, beaucoup moins.
Bob, suppliant.—Dis-moi q’tu m’aimes, j’t’en prie, m’man, dis-l’moi? Dis-moi q’tu m’pardonnes, dis veux-tu, dis?
Maman.—Quand même je te pardonnerais, le bon Dieu ne te pardonnera pas toutes tes méchancetés, lui!
Bob, délibérément.—Oh! quant à c’qui est d’ça, j’suis bien tranquille!
Maman, stupéfaite.—Tu dis?...
Bob, convaincu.—J’dis que l’bon Dieu qu’est quelqu’un d’intelligent, comprend les choses, et qu’y peut pas m’en vouloir pour des p’tites bêtises comme j’en fais, qu’y faut vraiment être borné comme tout, pour faire attention à ça.
Maman.—!!!...
Bob.—Tu vois bien q’tu r’ponds rien! R’ponds donc quelqu’ chose! Oui, l’bon Dieu m’aime, j’suis sûr! d’abord, moi aussi, j’l’aime, et j’le vois pas, c’est une preuve de confiance, ça! tandis q’lui qui m’voit, y doit m’aimer...
Maman.—Ce n’est pas une raison, car il te voit tel que tu es, et ça n’est pas merveilleux, mon pauvre Bob.
Bob.—De quoi qu’y critiquerait, puisque c’est lui qui m’a fait? Moi, quand j’fais un bonhomme, je l’trouve toujours bien, et il est pourtant bien moins bien q’moi. Ah! puis il a beaucoup d’choses qui l’occupent autr’ que moi, et Jack et Fred donc, pour ne parler que d’la maison?
Maman.—Nous allons reprendre la voiture.
Bob.—Déjà!
Maman.—Oui, il faut aller place Saint-Sulpice...
Bob.—C’est-y dans les quartiers noirs, la place Saint-Sulpice?
Maman.—Oui.
Bob.—Oh! j’t’en prie, n’y allons pas.
Maman, agacée.—Si tu crois que ça m’amuse, moi! C’est encore ta faute s’il faut y aller.
Bob.—A moi?
Maman.—Oui, tu as déchiré le bréviaire de M. l’abbé, et il tient à avoir la même reliure.
Bob.—En v’là encore une sévère!...
Maman.—Bob!
Bob.—Dire que j’lui ai déchiré son bréviaire! Un rien que j’lui ai déchiré, pas plus large que l’noir de l’ongle!
Maman.—Que le noir de... (Comprenant tout à coup.) Ah! Dieu! c’est horrible, des comparaisons comme ça!
Bob.—Pourquoi q’c’est horrible? C’est exact, y avait rien, c’était pas la peine d’dire! Il était tout vieux, tout graisseux, son bouquin, alors il a profité d’ça...
Maman.—Bob, je vous défends de parler de cette façon.
Bob.—Oh! si tu m’ «voussoies» à c’t’heure! Tu sais bien q’ça m’fait d’la peine, quand tu dis comme ça.
Maman.—Mais je n’ai nulle envie de vous faire plaisir.
Bob, les larmes aux yeux.—Oh! j’t’en prie, dis, fais plus ça. Tu m’aimes, dis?
Maman, agacée.—Oh!
Bob.—Ben, dis-l’moi, q’tu m’aimes, dis-l’moi, j’resterai tranquille!
Maman.—Oui, là.
Bob.—Dis-le d’bon cœur, mieux q’ça.
Maman.—Eh bien! je t’aime, mais je te promets, tu m’entends, que si tu continues à être mal pour tout le monde, à faire enrager ton abbé, tes frères, ta bonne, etc., je ne t’aimerai plus du tout, du tout, et, cette fois, ce sera fini.
Bob.—N’dis pas ça. D’abord avec les frères, p’pa, toi, Frieda, tout l’monde, ça va encore! y a qu’avec m’sieu l’abbé! Ben, faut qu’il y mette aussi du sien...
Maman.—Du sien?
Bob, très digne.—Oui, c’est vrai, ça, m’sieu l’abbé n’est pas conv’nable pour moi; il m’ «insole» toujours l’premier, alors quelqu’ fois j’me r’venge. Ça, ça a déjà arrivé...
Maman.—«Est déjà arrivé...»
Bob.—«Est déjà arrivé.» Toi, quand tu m’dis d’répéter, j’répète, sans grogner même... Mais, c’est parc’ que c’est toi; tu m’grondes, certainement, mais tu es plus gentille q’les autres, tu fais plus joujou avec moi, dans les moments q’tu grondes pas.
Maman.—Si tu voulais, tu serais un si bon Bob!
Bob.—Toi, j’sais pas si tu veux, mais tu es une maman très bonne... (Silence.) M’man?
Maman.—Quoi?
Bob.—Tu t’fâcheras pas, si j’te dis quelqu’ chose, dis?
Maman.—Non.
Bob.—Ben, si tu t’mettais des bords en velours aux yeux, comme les autr’ belles pe... dames des voitures, tu serais bien plus jolie.
Maman.—Tu crois?
Bob.—Oui, j’crois, et puis...
Maman.—Et puis? que faut-il encore mettre?
Bob.—Rien, contraire, faut ôter...
Maman.—Quoi donc?...
Bob.—Des p’tites mèches blanches, que tu as comme ça sur les côtés; j’vois ça d’puis quelqu’ temps, et ça m’ennuie.
Maman, riant.—Mon pauvre Bob, comment! tu remarques ces choses-là?
Bob.—Mais! pourquoi donc que j’les remarquerais pas?
Maman.—Eh bien! quand on a des cheveux blancs, mon bonhomme, ce qu’on a de mieux à faire, c’est de les garder.
Bob.—Costume de velours anglais de nuance incertaine; on ne sait si c’est bleu marine ou vert bouteille; béret pareil; grand col rond anglais et larges manchettes; chaussettes rayées bleu et vert.
Papa.
Ils descendent à pied les Champs-Élysées.
Bob.—Alors, comme ça, tu vas m’faire une surprise, p’pa?
Papa.—Oui.
Bob.—Où q’c’est q’nous allons, dis?
Papa.—Tu le verras.
Bob.—Pisque j’te dis q’j’aime mieux l’savoir maintenant, dis-l’moi?
Papa.—Non, ce ne serait plus une surprise.
Bob.—Pisque j’aime mieux l’savoir, et q’c’en soit pas une, de surprise? D’abord, je m’méfie...
Papa.—Vraiment! Et de quoi?
Bob.—Q’ça soit à Guignol, q’nous allons?
Papa.—Qu’est-ce qui te fait penser que nous allons à Guignol?
Bob.—Nous sommes à pied; alors, nous allons pas loin, t’aurais pris la voiture... Oh! tu sais, si c’est ça ta surprise... y a longtemps q’Guignol m’embête...
Papa.—«M’ennuie»; on dit «m’ennuie».
Bob.—Oh! on dit les deux!!
Papa.—Je te prie de ne pas raisonner. Nous n’allons pas à Guignol.
Bob.—Ben, dis-moi où q’c’est q’nous allons?
Papa.—Au Jardin des Plantes.
Bob, sans enthousiasme.—Ah! au Jardin des Plantes!
Papa.—Ça ne te fait pas plaisir?
Bob.—Mais si, p’pa, j’aime tant les animaux!... A propos, p’pa, tu sais pas?
Papa.—Quoi?
Bob.—Gambetta est mort! de faim qu’il est mort.
Papa.—Qu’est-ce que tu dis?
Bob.—J’te dis qu’il est mort, qu’y ont oublié d’lui donner à manger...
Papa.—Qui t’a dit cela?
Bob.—C’est m’man! c’est l’jardinier qui l’a écrit... même qu’il est désolé, puisqu’y sait qu’on avait eu tant d’peine à l’dresser... tu sais bien au commencement qu’on tirait des coups d’fusil auprès d’lui, y devenait tout pâle... c’est-à-dire son bec... parc’ que les plumes empêchaient qu’on y voie les joues... mais, elles devaient être pâles aussi, va, les joues!...
Papa.—Ah!!! tu parles du grand-duc?
Bob.—Oui, bien sûr!! tu croyais q’je t’parlais du Gambetta pour de vrai?...
Papa.—Je ne pensais pas à cet oiseau...
Bob, sérieux.—Écoute, p’pa; veux-tu m’promettre quelqu’ chose, pisqu’ tu veux m’faire plaisir?
Papa.—Ça dépend, quoi?
Bob.—Promets-le tout d’même.
Papa.—Quand tu m’auras dit ce que c’est.
Bob.—C’est d’me m’ner bien moins loin que l’Jardin des Plantes, voir quelqu’ chose qui m’amusera bien plus...
Papa.—Mais quoi, sapristi!
Bob.—Quelqu’ chose d’très raisonnable... j’voudrais q’tu me conduises à la Chambre?
Papa, ahuri.—A la Chambre!!!
Bob.—Oui, p’pa. J’ai toujours eu envie d’voir des gens s’battre... c’est-à-dire des gens bien mis... parc’ que tu sais... des autres... j’en ai déjà vu... Et puis, j’voudrais voir comment q’c’est la Chambre; j’en entends tant parler tout l’temps...
Papa.—Mais il n’y a rien à voir; ça ne t’amuserait pas du tout.
Bob.—J’suis bien l’juge de c’qui m’amuse ou pas, p’t-être?
Papa, agacé.—Mais c’est de la folie! je ne puis pas t’y conduire, ce serait grotesque.
Bob, vexé.—Pourquoi ça, q’ça serait grotesque?
Papa.—Parce qu’on n’entre pas à la Chambre avec un crapaud comme toi... ça a l’air de se moquer absolument du monde, et je...
Bob, goguenard.—C’est ça qui t’gêne?... de t’moquer du gouvernement, dis, p’pa? Ça t’gêne subitement, alors?...
Papa, stupéfait.—Qu’est-ce que...
Bob.—J’dis q’tu n’fais q’ça tout l’temps, de t’moquer... Et puis, pour une pauvre p’tite fois que j’te demande d’m’emmener, qu’on m’verra seulement pas... tu veux pas?... (L’imitant.) «On n’peut pas entrer à la Chambre avec un crapaud comme ça, ça a l’air de s’moquer du monde!» Vraiment? J’voudrais bien savoir en quoi q’ça a l’air d’s’en moquer, je n’rirai pas...
Papa.—Je vais essayer, s’il y a peu de monde, d’entrer avec toi n’importe où; pour un instant, car tu en auras vite assez, mon pauvre Bob.
Bob.—Nous verrons bien.
A la Chambre. Bob et papa s’insinuent: il y a très peu de monde; un ami les place dans une tribune presque vide. Bob est radieux. Il tripote à terre.
Papa.—Qu est-ce que tu cherches?
Bob.—Un p’tit banc! y en a pas, dis, des p’tits bancs?... P’pa, c’est qui, dis, c’lui qui parle? C’est-y un communard?
Papa.—C’est un député du centre gauche.
Bob.—Qu’est-ce que c’est qu’un centre, dis, p’pa?
Papa.—Je ne puis pas t’expliquer ça.
Bob.—Mais si.
Papa, cherchant.—Un centre... c’est... c’est ce qu’il y a de pire...
Bob, désappointé.—Ah! ça n’me dit pas beaucoup comment q’c’est fait?... Y a l’centre droit et l’centre gauche, est-ce pas?
Papa.—Oui.
Bob.—Lequel qu’est l’pire, dis, l’droit ou l’gauche?
Papa.—Ils se valent.
Bob.—Ah!... Alors, c’est mal d’êtr’ quelqu’un d’un centre?
Papa.—Très mal.
Bob.—Ça vaudrait-y mieux s’griser, dis?
Papa.—Ça n’a pas de rapport.
Bob.—C’est qu’une fois, j’ai entendu dire à m’man q’c’est très mal de s’griser; à l’oncle Jacques, tiens, qu’elle le disait, un jour qu’y s’avait piqué l’nez!
Papa, anéanti.—«Y s’avait piqué l’nez!» Seigneur! où apprends-tu à parler?
Bob.—Mais c’est vrai, qu’y s’l’avait piqué, va... C’est-à-dire, c’est Miss qui nous a dit ça, l’soir, en nous couchant... Alors p’pa, qu’est-ce qu’y a d’bon, dis, à la Chambre?
Papa.—Dieu! que tu es ridicule, mon pauvre Bob!
Bob.—Oui; mais dis-l’moi tout d’ même, dis, c’qu’y a d’bon?
Papa.—La droite et la gauche, là! Es-tu content?
Bob.—Oui, mais, c’est quoi, dis, la droite et la gauche?
Papa, crispé.—Oh! Le haut et le bas, comprends-tu mieux?
Bob, pensif.—Alors, p’pa, pour bien faire, q’tu trouves, faudrait pas d’milieu?
Papa.—Non.
Bob.—Alors, l’milieu ça s’rait un trou?
Papa, absolument énervé.—Ah! laisse-moi tranquille; écoute, puisque tu as voulu venir ici, ou allons-nous-en; je ne demande, certes, pas mieux.
Bob.—C’est que, vois-tu, p’pa, j’tenais beaucoup à savoir tes idées.
Papa.—Vraiment?
Bob.—Oui. Est-c’que m’man a les mêmes aussi, d’idées?
Papa.—Mais qu’est-ce que tout ça peut te faire?
Bob.—C’est que, m’sieu l’abbé dit toujours que m’man a d’s’idées avancées; alors, j’voulais savoir c’que c’était d’s’idées avancées, et maintenant je l’sais.
Papa, riant.—Ah! et qu’est-ce, monsieur Bob?
Bob, important.—D’s’idées avancées, c’est bien clair; c’est d’vouloir qu’y ait un trou au milieu d’la Chambre! m’sieu l’abbé n’m’explique jamais rien d’net. Vrai, là, j’vois pas trop à quoi y sert, m’sieu l’abbé... Il a fini d’dire c’qu’y voulait, le m’sieu qui parlait, dis, p’pa?
Papa.—Si tu avais écouté, tu le saurais.
Bob.—Oh! j’ai tout d’même écouté, va, comme ça... en causant... sans avoir l’air... Comment qu’y s’appelle, dis, c’député-là?
Papa.—Lequel?
Bob, montrant du doigt.—C’lui-là... à droite... là... tu vois bien... avec un col de velours et une tête où qu’y a des manques?...
Papa.—Comment! «où qu’y a des manques»?
Bob.—Oui, qu’à des ch’veux qu’ont l’air d’un d’sus de vieille malle!...
Les voisins rient.
Papa.—Bob, je te prie de ne pas parler ainsi et surtout de ne jamais montrer du doigt; rien n’est plus impertinent.
Bob.—Ça, j’sais bien; seulement j’croyais q’ça f’sait rien d’être impertinent avec euss!
Les voisins rient de plus en plus.
Papa, très vexé.—Bob, je vais t’emmener.
Bob, suppliant.—Oh! non, p’pa, j’t’en prie... (Devenant arrogant.) D’abord, j’vois pas pourquoi q’tu m’emmènerais.
Papa.—Tu te tiens tellement mal, que c’est un vrai scandale!
Bob, railleur.—Un scandale! oh! là là! avec ça que l’peuple vient pas ici pour y donner ses avis?...
Papa, avec stupeur.—Mais, miséricorde! où entends-tu dire des choses pareilles?
Bob, très digne.—J’ai pas besoin d’en entendre pour en dire, des choses...
Papa, se levant.—Allons, viens.
Bob, cramponné.—Non... non... p’pa, j’te supplie, p’pa... tiens, à genoux! à genoux, que j’te supplie!... Tu d’vrais pourtant comprendre, toi qui m’connais un peu, quelle humiliation q’c’est pour moi d’me mettre à genoux d’vant toi, même rien qu’en l’disant... sans l’faire...
Papa.—Alors, reste tranquille, tout le monde te regarde, tu es odieux...
Bob.—Pas du tout, j’suis pas odieux; y a même un m’sieu là, à côté, qu’a dit: «Quel amour que c’moucheron-là! Si j’en avais un comme ça, y f’rait mon bonheur!» Et un monsieur qu’a l’air très intelligent qu’a dit ça...
Papa.—Eh bien! je regrette que tu ne sois pas l’enfant de ce monsieur très intelligent, je voudrais pouvoir te céder à lui...
Bob, incrédule.—Oh! ça?... tu dis ça comme ça...
Papa.—Je t’assure que c’est vrai.
Bob.—C’est bon!... Toi tu frais p’t-être ça? mais m’man pas; j’suis sûr de m’man, et ça m’suffit.
Papa.—Tu crois que je plaisante, Bob; je t’assure que tout le monde te trouve insupportable et mal élevé!... Quelqu’un me l’a dit hier encore.
Bob, piqué.—J’voudrais savoir qui qu’a dit ça?
Papa.—Eh bien! cherche.
Bob.—Si j’devine, tu m’diras. Oui?
Papa, qui espère avoir la paix pendant qu’il va chercher.—Je te dirai oui.
Bob, rêveur.—D’abord d’quel sexe est la personne? Est-ce un homme, une femme ou un abbé?
Papa.—!!... (On rit.)
Bob.—Ah! ben! Si t’réponds seulement pas?...
Papa.—Plus tard.
Bob.—Quoi qu’y vient d’dire d’la magistrature?
Papa.—C’est une loi qu’on propose, pour changer quelque chose à l’organisation... Tu ne peux pas comprendre ces choses-là...
Bob.—C’est-y les belles robes rouges qu’on veut changer, dis?
Papa.—Non, c’est pour supprimer l’inamovibilité. Y comprends-tu quelque chose?
Bob, avec aplomb.—Certainement; ça veut dire qu’y s’battront comme tout l’monde.
Papa.—Qu’est-ce que tu racontes?
Bob.—Un m’sieu inamovible, j’croyais q’ça voulait dire un qui s’bat pas comme les autres... C’est pas ça, dis?...
Papa.—Pas du tout.
Bob.—Quoi q’c’est, alors, dis, p’pa?
Papa.—Une certaine portion de la magistrature était nommée pour toujours, on ne pouvait jamais la renvoyer, elle mourait où elle était: voilà la signification du mot inamovible. Comprends-tu?
Bob.—Certainement que j’comprends!... mais... c’est les gens qui jugent, les magistrats... pas vrai, p’pa?...
Papa.—Sans doute...
Bob.—Eh bien! mais... alors... quand y sont ramollis... comment q’ça marche, dis, p’pa?...
Papa.—!!!...
Bob.—Pourquoi qu’on les nomme pas aux voix, comme tout l’reste, les juges... dis, p’pa?... (Rires.)
Papa.—Veux-tu te taire, Bob?
Bob.—Pourquoi qu’y faut m’taire? c’est encore du mal que j’ai dit?...
Papa.—Tais-toi; sans explications... tu m’entends?...
Bob.—Y a q’toi qui m’fais des yeux ronds! Y a encore un autre m’sieu qu’a dit: «Il est délirant c’p’tit-là!» Tiens! c’est c’lui qui écrit des choses sur un papier... J’sais pas au juste c’q’c’est d’être délirant, mais j’suis sûr q’c’est pas quelqu’ chose d’désagréable... C’est triste... tout d’même, d’n’être apprécié q’des étrangers... à sa vraie valeur... Oui, c’est c’lui-là qu’a un vêtement d’la couleur des culottes des commissionnaires!
Papa.—Tais-toi.
Bob.—Toujours, alors, qu’y faut qu’j’ m’taise?...
Papa.—Oui.
Bob.—Ah! ça va être amusant, alors! Oh! p’pa! qui c’est, dis, c’lui-là, qui vient d’crier... d’crier tout fort?... Oh! sapristi! mon oncle m’a appelé animal plein de rage l’autre jour, q’j’avais crié après Fred... pas la moitié si fort q’ça q’j’avais crié... P’pa, est-c’qu’y vont pas bientôt s’battre?...
Papa.—Si c’est ça que tu attends, nous pouvons nous en aller.
Bob, tristement.—Comment! y s’battent pas toutes les fois?...
Papa.—Non.
Bob.—Ah! tant pis!! Alors, comme ça, tu penses qu’aujourd’hui c’est pas un bonjour?... Quelle déveine!... J’ai toujours la guigne, moi, p’pa.
Papa.—Allons, viens.
Bob.—Attendons encore un p’tit instant, y vont p’t-être s’décider... Tu crois pas, dis?
Papa.—Non, je ne crois pas.
Bob, indigné.—Mais c’est donc tous des empaillés!!!
Papa, debout.—Viens-tu?
Bob, toujours assis.—Pourtant, si après not’ départ y s’ravisent, et puis q’nous l’sachions, nous dirons: «V’là ce que c’est d’nous être pressés; si, au lieu d’ça, nous aurions attendu...»
Papa.—«Avions attendu.» Répète!
Bob.—«Avions attendu...» Tu n’sais pas, p’pa?
Papa.—Quoi?
Bob.—Eh bien! si j’travaille encore bien la semaine prochaine, si m’sieu l’abbé est content d’moi, comme cette fois-ci, j’te demanderai quelqu’ chose...
Papa.—Ça, je m’en doute.
Bob.—Que non, tu t’en doutes pas.
Papa.—Je sais que tu demanderas quelque chose; je ne sais pas quoi... Mais, au fait, on vous a promis de vous conduire à Michel Strogoff.
Bob.—Fred ira si y veut; moi j’aime mieux autr’ chose.
Papa, inquiet.—Quoi donc?
Bob.—R’venir ici!
Papa.—Oh! non! par exemple!
Bob.—J’t’en prie, p’pa. Pourquoi q’tu m’refuserais ça, dis?
Papa.—Si tu reviens ici, tu n’iras pas au Châtelet, choisis!
Bob.—Ben, j’choisis ici! (Entre ses dents.) Comme j’sais bien q’j’irai à Michel Strogoff tout d’même!
Papa.—Tu dis?
Bob.—Rien, p’pa.
Bob.—Costume de velours loutre. Col et manchettes immenses d’une blancheur immaculée. Chaussettes de soie bleue, souliers vernis.
Maman.
Bob s’est fait un «coin» dans le salon, au moyen d’un paravent, et là, couché sur le ventre, à côté de son chien étonné, il contemple une quantité de joujoux.
Bob.—Voyons, Léon, r’mue donc pas ta queue comme ça! tu renverses l’général anglais... (Léon se retourne en secouant joyeusement son panache marron.) Allons! bien; v’là un vaisseau fichu par terre... à c’t’heure.
Maman, qui lit à l’autre bout du salon.—«Jeté» par terre.
Bob.—«Jeté.» C’est égal, y renverse tout, m’man! C’t’embêtant à la fin!
Maman.—«Ennuyeux»! Je t’en prie, Bob!...
Bob.—Tu dis bien «embêtant», toi, pourquoi q’je l’dirais pas, dis?
Maman.—D’abord... ce n’est pas la même chose, toi ou moi; ensuite, quand je le dis, j’ai tort.
Bob, étonné.—Tort! tu peux avoir tort, toi, m’man?
Maman.—Mais sans doute.
Bob.—Et tu l’reconnais?
Maman.—Mais naturellement.
Bob.—Ben, t’as d’la bonté, pisqu’ avec moi, t’as l’droit d’avoir raison... même si t’as tort.
Maman.—!!!...
Bob.—M’man, d’vine un peu, c’lui q’j’aime l’mieux, d’mes étrennes?
Maman.—Mais parle donc autrement, c’est affreux.
Bob.—D’vine tout d’même! tu veux pas, dis?
Maman.—Le grand cheval?
Bob.—C’est pas lui.
Maman.—Le camp, avec les tentes en toile, et les soldats qui font la cuisine?
Bob.—Non.
Maman.—Le vélocipède?
Bob.—Non plus.
Maman.—Le fusil?
Bob.—Juste! T’as d’viné! Ben, j’aurais jamais cru ça d’toi!
Maman, riant.—Merci, Bob.
Bob, très gentiment.—Oh! m’man, c’est pas que j’veuille dire q’t’en es pas capable, de d’viner, seulement j’croyais pas q’tu penserais à ça. Ben, oui, c’est l’fusil et l’arc, les deux choses qui m’fait l’plus d’plaisir.
Maman.—«Me font, qui me font.»
Bob.—«Me font.» Ça t’ennuie pas, dis, ça, m’man?
Maman.—Mais non.
Bob.—C’est qu’ordinairement tu veux pas q’je joue au soldat... t’aimes pas les armes, les képis, les casques, l’s’épaulettes, enfin, tout c’qui est d’ça, quoi?
Maman.—Il est certain que tous tes jeux et tes manies militaires ne me sont pas agréables, tu sais que...
Bob, grimpant à côté de maman sur le même fauteuil.—T’as pas envie que j’sois officier, j’sais bien... Ben j’le s’rai pas, j’te l’promets. D’abord, pour entrer à Saint-Cyr, faut travailler, et j’tiens pas du tout à ça.
Maman.—Comment! comment! Mais je veux que tu travailles, au contraire, et beaucoup plus que pour Saint-Cyr...
Bob, câlin.—J’travaillerai, va, j’travaillerai... pour t’faire plaisir, c’que j’en frai, car, pour c’qui est d’moi, vois-tu... Mais n’parlons pas d’ça... l’jour des étrennes, faut pas parler d’choses tristes.
Maman.—Il est superbe, le fusil que ton oncle t’a donné; mais c’est absolument ridicule de faire cadeau d’une arme comme celle-là à un crapaud comme toi.
Bob, vexé.—Pourquoi q’tu dis ça, dis, m’man? J’tire déjà bien, va.
Maman.—Je sais que tu tires très bien à l’arc, pour ton âge, mais...
Bob, s’animant.—Oh! oui que j’tire bien à l’arc! d’premier ordre que j’tire...
Maman.—Comme Guillaume Tell...
Bob, répétant distraitement.—Comme Guillaume Tell. (Voyant maman qui rit.) Ah! v’là q’tu m’fais monter à l’arbre, à c’t’heure?
Maman.—Monter à l’arbre?
Bob, naturellement.—Oui, ça veut dire s’enferrer. Ça sert à rien, dis, d’savoir tirer à l’arc, q’tas pas l’air d’faire d’cas d’ça du tout?
Maman.—Ça sert rarement.
Bob.—Pourtant, chez les sauvages...?
Maman.—Ah! je ne savais pas que tu avais l’intention d’aller chez les sauvages.
Bob.—Dame! quand on m’y enverra!
Maman.—Et pourquoi t’y enverrait-on?
Bob.—Ben, quand j’aurai fait des dettes, donc...
Maman, ahurie.—Tu dis?
Bob.—Je dis, quand j’aurai fait des dettes, c’est probablement là qu’on m’enverra, comme l’cousin Henry, comme tout l’monde; est-ce q’c’est pas toujours comme ça?
Maman.—Tu es fou.
Bob.—J’croyais! si j’me suis trompé c’est pas une affaire!... Tiens! m’man, y a une tache au tapis d’ma selle.
Maman.—Ce n’est pas étonnant, tu traînes tout cela à terre.
Bob.—Dame! j’croyais que l’tapis était propre, moi! C’est dégoûtant! si les domestiques font même plus l’salon, à présent...
Maman.—Ne t’occupe pas de ce qui ne te regarde pas. Le salon est balayé, mais il reste toujours assez de poussière pour que, quand tu traînes à terre un tapis de feutre blanc, il soit taché!
Bob.—Alors, si y a une poussière, c’est sur mon tapis qu’elle s’jette?... Du reste, j’ai r’marqué une chose, moi...
Maman.—Quoi donc?
Bob.—C’est q’quand j’laisse tomber mon savon, et q’je Tramasse, y a toujours un ch’veu... même quand c’est chez m’sieu l’abbé, où qu’y d’vrait pourtant pas y en avoir beaucoup d’ch’veux par terre...
Maman.—Pourquoi?
Bob.—Y en a pas sur sa tête!... D’où qu’y viennent alors?
Maman.—Où donc est ton petit carlin mécanique? Je ne le vois pas...
Bob.—C’est que j’l’ai donné à Fred, m’man... il en avait si envie...
Maman.—Ah! très bien.
Bob.—C’est Lilie qu’a eu l’lapin qui saute avec une carotte dans l’bec...
Maman.—Pourquoi donc Fred n’est-il pas resté avec toi? Est-ce que tu l’as contrarié?
Bob.—Mais non, m’man.
Maman.—En ce cas, pourquoi est-il monté? ce n’est pas naturel.
Bob.—M’man, j’vais t’dire... c’est qu’il a peur q’j’y touche à ses affaires, v’là...
Maman.—Comment! il ne te permet pas de toucher à ses jouets?
Bob.—Non, m’man, jamais. J’les regarde en cachette, quand il est chez m’sieu l’abbé, ou quand y dort.
Maman.—Mais c’est très vilain, à lui, ça!
Bob.—C’est pas q’ça soit vilain, c’est seulement gênant pour moi. Dis donc, m’man, m’sieu l’abbé nous a rien donné; j’trouve ça rat, sais-tu?
Maman, vivement.—Pas du tout, c’est moi qui l’ai prié de ne pas vous faire de cadeaux...
Bob.—Ah! ben, c’est bête, ça!...
Maman.—Bob!
Bob.—D’abord, m’sieu l’abbé, y a pas besoin qu’on lui dise, y peut jamais rien faire comme tout l’monde; ainsi... encore c’matin, que j’l’ai r’marqué...
Maman.—Qu’a-t-il donc fait d’extraordinaire?
Bob.—Quand tu es arrivée en retard d’la messe, q’nous étions à table q’t’avais r’commandé qu’on t’attende pas...
Maman.—Oui, eh bien?
Bob.—Eh bien! y t’a pas embrassée!
Maman.—!!!
Bob.—C’est vrai ça?... les oncles t’ont embrassée, eux! l’premier janvier ça s’fait... m’sieu l’abbé était là, qui f’sait une corde avec sa serviette, en riant bêtement...
Maman.—Bob, je te défends de dire que M. l’abbé riait bêtement; il est absolument inutile de...
Bob.—Ça c’est exact; comme y peut pas s’changer, est-ce pas?
Maman.—Tes oncles m’ont embrassée, parce qu’ils sont, l’un mon frère, et l’autre mon beau-frère; on n’embrasse que des parents...
Bob.—Ah! (Silence.) Dis donc, m’man, l’oncle Jacques est parent d’madame de X...?
Maman.—Mais non.
Bob.—Ben, y l’embrasse c’pendant...
Maman, étonnée.—Qu’est-ce que tu racontes?
Bob.—La vérité, que j’raconte, y l’embrasse... à la campagne...
Maman, ahurie.—A la campagne?
Bob.—Oh! p’t-être ailleurs aussi, mais moi, c’est à la campagne que j’l’ai vu; alors, j’peux parler que d’ça... et c’était pas pour les étrennes, puisque c’était l’été qui faisait même très chaud... sous un gros arbre...
Maman, inquiète.—Mais où?...
Bob.—Derrière l’oreille...
Maman.—Je te demande où tu étais quand tu as vu cela...
Bob.—Oh! vu et entendu, ça a claqué!... dans l’p’tit bois, q’j’étais, avec Léon; est-ce pas, Léon?
Maman.—A Valfleury?
Bob.—Mais oui, à Valfleury... Pourquoi q’tu m’questionnes comme ça, à c’t’heure?
Maman.—Je ne te questionne pas; je... c’était seulement pour savoir...
Bob, méfiant.—C’est une gaffe que j’ai fait là... promets-moi q’tu l’diras pas à l’oncle? surtout q’c’est c’lui q’j’aime l’mieux, l’oncle Jacques; parce qu’il est un peu «maboul», et que...
Maman.—Veux-tu parler convenablement de ton oncle!...
Bob, satisfait.—Ah! tant mieux q’tu me l’fais encore respecter... j’avais peur que...
Maman.—Que quoi? Il n’y a rien du tout d’extraordinaire à ce que tu m’as raconté.
Bob.—Ah! c’est q’t’avais eu l’air...
Maman.—Qu’est-ce que j’aperçois donc sur le coin de ton col?...
Bob.—Où ça?
Maman.—Là, en avant...
Bob.—Ah! c’est rien!... C’est moi qu’a écrit dessus mes jouets nouveaux... à mesure... C’est pas d’l’encre, c’est avec un crayon... c’est pas sale...
Maman.—Que tu es malfaisant, Bob!
Bob.—Malfaisant, moi?... Si on peut dire... A propos d’ça, m’man, tante Jane m’a apporté la Fée malfaisante. J’crois bien qu’elle s’aura trompé d’livre...
Maman.—«Se sera.» Pourquoi se serait-elle trompée?...
Bob.—Parc’ que c’est un livre pour les enfants, ça!
Maman.—Et les livres d’enfants ne conviennent plus à monsieur Bob; monsieur Bob est un personnage tellement sérieux que...
Bob, vexé.—T’as pas besoin d’blaguer pour ça...
Maman, menaçante.—Bob!...
Bob.—Ça m’amuse plus, ben, ça m’amuse plus, quoi? J’y peux rien. Dumas m’amuse. Oh! les Mousquetaires et Vingt ans après! et même le Vicomte de Bragelonne, quoique ça soit inférieur... C’qui m’ennuie, c’est q’c’est toi qu’m’lis ça...
Maman.—Pourquoi cela t’ennuie-t-il que ce soit moi qui te lise?...
Bob.—D’abord tu passes... Ainsi, au moment d’l’histoire des ferrets d’Anne d’Autriche, tu sais bien, des diamants... t’as passé, tellement passé, q’tu pouvais plus t’y retrouver toi-même; et puis, si j’lisais moi tout seul, quand y a un endroit qui m’plaît, j’pourrais r’commencer tant d’fois que j’voudrais...
Maman.—Tu as beaucoup de livres d’étrennes que tu liras seul...
Bob, dédaigneux.—Oh! oui, mais c’est tous des Verne, Michel Strogoff, l’Ile mystérieuse, Six s’maines en ballon, et des autres encore.
Maman.—Est-ce que ça ne t’amuse plus? tu es bien blasé, mon pauvre Bob!
Bob, sérieusement.—J’avais lu l’Tour du monde avec beaucoup d’intérêt, l’Capitaine d’quinze ans aussi; j’croyais qu’y voyait tout c’qu’y raconte.
Maman.—Eh bien?
Bob.—Mais d’puis, j’ai réfléchi q’ça pourrait bien être un qui voyage sur un rond d’cuir...
Maman, stupéfaite.—Tu dis?
Bob.—Sans quitter sa chaise, que j’veux dire. Sais-tu encore des livres q’j’aime, que tu m’as lus?... C’est Belle-Rose et les Coups d’épée de M. de la Guerche et Envers et contre tous. J’aurais aimé vivre dans ces temps-là, moi, m’man; toi pas, dis?
Maman.—Non, j’aime autant...
Bob.—C’est vrai, pisque tes idées sont avancées, t’aurais pas aimé r’culer d’trois ou quatre cents ans...
Maman.—Ah mais, tu m’ennuies, avec tes idées avancées; je te prie de ne plus répéter cette bêtise-là, tu m’entends?
Bob, très digne.—Oui, m’man. Il est beau, dis, mon p’tit traîneau?
Maman.—Oui, il est très joli.
Bob.—Quand y aura de la neige...
Maman.—S’il y en a!
Bob.—Oh! y en aura, l’bon Dieu aurait pas inspiré quelqu’un de m’donner un traîneau, si y aurait pas d’neige pour l’faire aller...
Maman.—«S’il n’y avait pas de neige.»
Bob.—Oui. Ben, quand y neigera, j’me f’rai traîner par Baptiste, j’inviterai m’sieu l’abbé, les jours qu’y m’aura pas trop fait enrager...
Maman.—M. l’abbé est beaucoup trop lourd pour ton traîneau.
Bob.—Et toi?
Maman.—Moi aussi. Tu inviteras Fred et Lilie, ils sont légers.
Bob.—J’inviterai aussi madame de X..., parc’ qu’elle est très légère, qu’il paraît...
Maman.—Qu’est-ce que tu dis?...
Bob.—C’est pas moi, c’est p’pa qui l’disait l’autre jour...
Maman, très ennuyée.—Ton père n’a pas dit cela... tu as mal compris.
Bob, se redressant.—Oh! quant à ça, par exemple...
Maman.—Tais-toi; dans tous les cas, je te défends d’écouter, et surtout de répéter ce que l’on dit ainsi à tort et à travers.
Bob, surpris.—A tort et à travers?... P’pa parle à tort et à travers?... Ah ben, j’croyais qu’y avait q’moi, qu’on m’dit toujours que...
Maman.—En voilà assez.
Bob, se rapprochant.—T’es pas fâchée, dis, au moins? tu m’aimes tout d’même, dis?
Maman.—Oui.
Bob.—Dis-l’mieux q’ça. Tu voudrais pas, l’jour des étrennes, m’faire une peine pareille que d’te fâcher, dis?
Maman.—Comment! tu tiens tant que cela à ce que je t’aime?
Bob.—Plus qu’à tout, q’j’y tiens! Vois-tu, j’donnerais tout c’qu’on m’a donné, tout c’tas-là; tiens, tu l’vois, c’tas-là, il est gros, hein? Ben, je l’donnerais pour q’tu m’aimes...
Maman.—Voyons, tu sais bien que je t’aime; tu ne vas pas pleurer, grand nigaud?
Bob, riant et pleurant en même temps.—Non, je n’vais pas pleurer...
Maman.—Et puisque tu tiens à me faire plaisir, tu vas me promettre, mais là, sérieusement, d’être plus gentil avec tout le monde, mais surtout avec M. l’abbé...
Bob.—Y s’a encore plaint?
Maman.—Non; il est même très satisfait de toi comme travail, mais la conduite est affreuse.
Bob.—Oh!!!
Maman.—Affreuse.
Bob.—M’sieu l’abbé m’charge pour m’faire gronder.
Maman.—M. l’abbé n’exagère rien, et, loin de chercher à te faire gronder, c’est lui qui demande que tu ailles demain à Michel Strogoff; tu sais que tu en avais été privé.
Bob, pensif.—Il a d’mandé ça? (Entre ses dents.) Y doit avoir besoin d’sa journée!...
Maman, qui n’a pas entendu.—Me promets-tu d’être plus gentil?
Bob.—J’te promets... c’est-à-dire j’f’rai tout c’que j’pourrai pour ça... Est-c’qu’y vient avec nous au théâtre, m’sieu l’abbé?
Maman.—Non.
Bob.—Tu y viens, toi?
Maman.—Oui.
Bob.—Et p’pa?
Maman.—Papa aussi.
Bob.—Quel beau jour, hein, m’man, qu’aujourd’hui? J’voudrais encore bien r’donner quelq’ p’tites choses à Fred et à Lilie, parc’ que, vois-tu, positivement, y ont eu moins q’moi?
Maman.—Donne-leur ce que tu voudras.
Bob.—Dis donc, m’man, explique-moi pourquoi, pisque j’suis si d’sagréable, si insupportable, q’vous me l’dites tout l’temps, pourquoi q’c’est à moi qu’on donne le plus?
Maman.—Parce que tu es l’aîné.
Bob.—Ah! seulement pour ça? j’croyais q’c’était parc’ qu’on m’trouvait le plus gentil? (Il grimpe sur maman.)
Maman.—Descends donc, tu es trop grand, tu es lourd; n’arrache donc pas les petits poils de la peluche, tu vas déchirer ma robe...
Bob.—Oh! ça n’fait rien, va! (Mystérieusement.) Tu vas en avoir une bien plus belle, de robe...
Maman.—Moi?
Bob.—Oui, toi; une belle robe en peluche bleu pâle, pâle... et puis c’est tout brodé avec d’l’argent... et des p’tites perles... ça brille, ça brille, q’tu n’t’en fais pas une idée. C’est l’oncle Jacques qui va t’donner ça.
Maman, surprise.—Jacques?
Bob.—Oui. Quand n’s’avons été hier choisir les livres qu’y m’a donnés, nous sommes entrés dans une maison, une maison qui bouche l’fond du boulevard Haussmann, et là, dans une serre où qu’y a pas d’fleurs, on nous a montré la robe bleue; elle était pas finie, qu’on nous a dit. Alors, m’n’oncle a dit: «Demain, avant sept heures, je puis y compter?» Et la grosse dame a répondu qu’oui, ainsi tu vois... ce soir...
Maman.—Mais cette robe n’est pas pour moi.
Bob.—Pas pour toi? Et pour qui q’ça serait donc? D’abord, j’suis sûr q’c’est pour toi, parc’ qu’en sortant j’lui ai d’mandé...
Maman.—Et alors?
Bob.—Alors, il est d’venu tout rouge et y m’a dit: «J’te défends d’parler d’cette commission-là, vilain moucheron!» Y veut t’faire une surprise et ça l’embêtait q’je t’raconte ça; tu crois pas, dis?
Maman.—Cette robe n’est pas pour moi, et...
Bob.—Ah! Et pour qui donc, alors?
Maman.—C’est pour... pour une tante...
Bob.—Une jeune tante, alors?
Maman.—Oui.
Bob.—J’la connais, dis?
Maman.—Non.
Bob.—C’est ma tante aussi?
Maman.—Tu m’ennuies avec tes questions.
Bob, retournant majestueusement à son coin.—Viens, Léon, puisque nous ennuyons m’man.
Bob.—Costume de drap mastic. Col anglais et manchettes en toile rayée rouge et blanc. Chaussettes rouges.
Maman.
Bob entre dans le salon suivi de son chien. Il porte péniblement un énorme pot de violettes de Parme et un cahier roulé et noué par un ruban.
Bob.—M’man, c’est moi avec Léon. Nous v’nons t’souhaiter ta fête. S’il est un peu tard, c’est la faute de m’sieu l’abbé, qui m’a encore r’tenu après l’heure injustement.
Maman.—Oh!
Bob.—Oui, m’man, injustement... c’est exact... il a dit q’j’avais été insolent; et c’était pas par exprès, m’man, j’te l’promets, q’c’est à cause d’toi.
Maman.—De moi?
Bob.—Oui, d’ta fête... J’lui ai demandé à quand q’ça serait la sienne, à m’sieu l’abbé; il a d’abord pas voulu m’le dire, et j’voulais l’savoir.
Maman.—Pourquoi?
Bob.—Oh! pour des raisons! C’est une occasion d’congé... et puis, ça m’amusait d’savoir son p’tit nom.
Maman.—Tu lui as donc demandé cela malhonnêtement?
Bob.—C’est pas ça! y voulait pas dire comment qu’y s’appelle, parc’ qu’il a un bête d’nom; enfin il a fini par m’dire q’ c’était l’23 octobre sa fête, alors j’ai pris l’almanach, et je m’suis trompé, j’ai cru voir «Saint-Mellon», parc’ qu’il était au-dessus... c’est l’22, alors ça a fâché m’sieu l’abbé... y a pourtant deux l!
Maman.—Tu l’as fait exprès?
Bob.—Non, m’man, parole! J’ai cru pour d’bon; du reste, pour c’qui est du congé, c’est fichu...
Maman.—Bob...
Bob.—Oui, y s’appelle «Séverin» et ça tombe un dimanche! l’23, c’est un dimanche. Pour c’qui est d’n’avoir pas d’veine... Enfin, m’man, j’te souhaite une bonne fête, j’ai mis l’pot d’violettes sur la table... Y n’est pas très beau... y n’a coûté q’trois francs cinquante, mais c’était tout c’qui m’restait... (Il grimpe sur le fauteuil et s’insinue entre le bras et maman.) Et puis, v’là l’mieux d’mes cahiers... m’sieu l’abbé voulait m’en faire faire un d’copie, pour q’ça soye plus propre, mais j’ai dit q’non, que j’te connaissais, q’tu aimerais mieux un naturel, q’tu t’rendrais plus compte; est-ce pas q’c’est vrai, ça?
Maman, feuilletant le cahier.—Il y a peu de fautes, mais l’écriture est épouvantable.
Bob.—Ah!... tu es contente tout d’même, dis? (Il l’embrasse.)
Maman.—Oui. Ce n’est pas trop mal. Je te remercie aussi de tes violettes, tu es un bon Bob.
Bob.—Qu’est-ce que les frères t’ont apporté? y m’ont dissimulé leurs cadeaux... y sont cachottiers comme tout!
Maman.—Des compliments et des pots de jacinthes.
Bob, devenant tout rouge.—Des compliments! Oh!... les traîtres! Y n’me l’ont pas dit. (Réfléchissant.) Ça doit pas v’nir d’eux tout seuls... c’est encore m’sieu l’abbé qu’a ourdi ça... Y m’aime moins, alors il a voulu que j’fasse moins bien qu’eux!... Y m’paiera encore ça...
Maman.—Mais, Bob, tu es beaucoup trop grand pour apporter un compliment, ça serait absolument ridicule; M. l’abbé a, au contraire, voulu te voir agir en grand garçon; tu aurais tort de lui en vouloir.
Bob, rêveur, suivant une idée fixe.—Tu crois?... J’voudrais c’pendant bien t’donner quelqu’ chose qui t’fasse plaisir... (Illuminé.) Ah!!... j’sais quoi! (Il sort en courant, et rentre essoufflé, cachant quelque chose derrière son dos.) Vois-tu, m’man, j’sais q’tu aimes c’que j’t’apporte... Un jour que grand-père m’a donné ça, tu as dit q’c’était dommage, que je l’casserais. Certainement q’c’est c’que j’préfère d’tous mes bibelots, c’est pour ça que j’suis si content d’te l’donner... et puis c’est vrai q’c’est très beau, y a un juif qui l’a dit, ainsi...
Maman, étonnée.—Un juif?
Bob.—Oui, un vieux, tout sale, qu’est v’nu une fois acheter des vieux bouquins à m’sieu l’abbé... qu’il a vu la b... la chose... et qu’il a dit q’c’était malheureux d’laisser un objet d’une valeur pareille entre les pattes d’un gosse... même q’j’étais un peu contrarié qu’il avait dit ça... Eh bien! tu d’vines pas c’que c’est, dis?
Maman.—Ce n’est pas ta petite boîte?...
Bob, tendant une petite boîte d’écaillé blonde entourée de perles avec le chiffre M. A. et une couronne formée en perles.—Juste! c’est elle!
Maman.—Mon bon Bob, jamais, vois-tu, je ne te priverai de cela; je sais à quel point tu tiens à cette boîte, ton grand-père te l’a donnée, et...
Bob.—J’t’en prie... j’t’en supplie... (Prêt à pleurer.) Tu vas pas m’refuser ça; au moins... et aujourd’hui encore?...
Maman.—Mais...
Bob.—Oh! pas d’ «mais», dis? J’comprends encore qu’on m’dise «mais» quand j’d’mande quelqu’ chose, mais puisqu’ c’est justement l’contraire?... Oh! tu la prends, dis?... dis-l’moi q’tu la prends!...
Maman.—Eh bien! oui, et je te remercie beaucoup, beaucoup, Bob, car c’est vraiment gentil à toi de me donner ce bibelot que tu aimes tant.
Bob.—Et, à présent tu vas m’montrer tes cadeaux, dis?... (Il tournaille autour du salon.) Ça, d’abord, c’est d’l’oncle Jacques? (Il tombe en arrêt devant un immense et superbe paravent.)
Maman.—Oui... Comment as-tu deviné que c’est ton oncle qui...?
Bob.—Parc’ que l’oncle Jacques dit tout l’temps q’ça manque de paravents ici... qu’y n’y en a q’des p’tits bas, et q’c’est pas suffisant pour s’isoler...
Maman.—Mais...
Bob.—Oui, j’te dis... pas plus tard que l’jour du dernier dîner d’ici... j’l’ai entendu, là... derrière l’piano... qui l’disait à madame de X..., ainsi j’ai pas eu d’peine à l’deviner...
Maman.—Mais qui disait quoi?
Bob.—Ben, qu’il allait t’donner un paravent pour ta fête...
Maman.—Comment?
Bob.—Oui... «C’est un supplice un salon comme ça, qu’y disait; y a pas un pauvre coin!... Ah! j’vous promets qu’y aura au moins un paravent la première fois...—Et comment ça? qu’a dit madame de X...—Parbleu, j’vais en envoyer un à ma sœur pour sa fête.» Tu vois bien.
Maman, riant.—Oui, oui, tu as raison.
Bob.—Pourquoi q’tu ris?
Maman.—Ai-je ri?
Bob.—Mais oui... tiens! des provisions! ça doit être M. Z... qui t’a envoyé ça?
Maman.—Oui.
Bob.—J’m’en doutais bien... d’s’ananas, des pêches, des poires énormes!... oh! pour des belles poires, c’en est vraiment des belles! des vignes avec des raisins dans des pots. Faut-y qu’y soye gourmand tout d’même!... Et y n’est pas encore venu?
Maman.—Mais non...
Bob.—Oh ben, y va pas tarder, va! Si tu crois q’m’sieu Z..., qui n’pense qu’à son estomac, t’a envoyé tout ça pour toi et nous, ben, t’es pas fine!...
Maman.—Mais Bob...
Bob.—Tu vas voir si j’me trompe. Y va débouler ici... et puis y mangera... pas sans q’tu lui dises, mais tu lui diras: «... Goûtez donc ces raisins, prenez donc cette poire...» et y prendra, et y pèlera ça au bout d’sa fourchette, en louchant sur l’reste, et en r’grettant d’pas pouvoir manger tout...
Maman.—Bob, je te défends de parler ainsi des gens auxquels tu dois du respect. Je ne sais pourquoi tu supposes que M. Z... est gourmand... c’est extrêmement vilain à ton âge... et toujours, du reste, de juger mal les gens... sans raison.
Bob.—C’est pas sans raison... tu verras quand y va v’nir qui qu’aura raison d’nous deux? Oh! la jolie cage, avec des perruches. Qui qui t’a donné ces oiseaux-là, dis, maman?
Maman.—C’est Philippe.
Bob.—Ah!!... Ben, si c’est pour q’tu penses à lui, il aurait mieux fait de t’donner un serin...
Maman.—Tais-toi, Bob, je te prie de garder pour toi tes appréciations. Philippe est très gentil...
Bob.—J’sais bien, et puis c’est not’ cousin, c’est même mon oncle, qu’on m’fait l’appeler, à la mode d’Bretagne, mais enfin, m’man, entre nous, là, tu m’avoueras bien qu’il est pas fort, l’cousin Philippe... dis-moi qu’oui, et puis nous en parlerons plus. C’est des bêtes qu’il est censé avoir rapportées d’ses voyages, dis, m’man, ces oiseaux-là?
Maman.—Mais non, je ne crois pas...
Bob.—Il aurait dû l’dire, au moins, on peut toujours dire ça... C’est plus chic d’avoir trimbalé des oiseaux comme ça d’puis l’Amérique pour une personne, q’d’aller les acheter place d’la Madeleine, tu trouves pas, dis?
Maman.—C’est possible.
Bob.—Qu’est-ce que grand-père t’a donné?
Maman.—Grand-père m’a donné de l’argent.
Bob.—Oh!!! comme à un pauvre alors??
Maman.—Est-ce que quand je te donne de l’argent tu trouves que tu es traité d’une façon... humiliante?...
Bob.—Non, mais...
Maman.—Eh bien! c’est exactement la même chose, grand-père m’a donné pour choisir moi-même ce qui me ferait plaisir.
Bob.—Oui, j’comprends maintenant. Et p’pa?
Maman.—Papa m’a donné une robe d’abord...
Bob.—Une belle?...
Maman.—Celle-ci; te convient-elle?
Bob, la toisant.—Elle est pas mal; et après, qu’est-c’qui t’a encore donné, p’pa?
Maman.—Cette bague.
Bob.—Ah! elle est jolie. C’est une opale... moi, j’aime ça, les opales. L’premier cadeau sérieux que j’ferai, ça sera des opales.
Maman.—Vraiment!
Bob.—Jusqu’à présent, j’vois q’papa et grand-père qui t’aient donné quelqu’ chose pour t’faire plaisir; les autres, c’est parc’ qu’y fallai t’faire un cadeau.
Maman.—Mais du tout, je suis enchantée...
Bob.—Ah! voyons, tu vas pas m’faire croire que les nourritures de m’sieu Z..., les serins du cousin Philippe et l’paravent qu’est pour isoler madame de X... te font du vrai plaisir? Jamais d’la vie!!!
Maman.—Tu n’as pas regardé les fleurs, toi qui les aimes tant?
Bob.—Si, mais c’est qu’y en a tellement que j’sais pas par où commencer. Tiens, c’champ d’pensées!... c’est pour sûr une allégorie, ça, m’man?
Maman.—Comment une allégorie?
Bob.—Oui, ça veut faire penser à soi; celui qu’envoie ces fleurs-là veut q’tu y penses; sans ça, y choisirait une fleur moins bête... Tu trouves pas, dis, m’man, q’c’est une fleur bête, la pensée?...
Maman.—Mais non.
Bob.—Parc’ que tu es trop polie, sans ça tu l’trouverais; c’est qui, dis, les pensées?
Maman.—M. B...
Bob.—Ah! ça n’m’étonne pas... il a bien une tête à ça... Est-y assez ridicule quand y chante? il a une p’tite voix grêle... Pourquoi donc q’vous l’faites chanter quand y a du monde? j’vous assure qu’il est embêtant...
Maman, sévère.—Bob!... d’abord on ne le fait pas chanter, c’est lui qui l’offre...
Bob.—Ben, faudrait r’fuser; j’crois qu’y t’trouve très jolie, m’man, c’monsieur-là...?
Maman.—Parce que...?
Bob.—Parc’ qu’y roule des yeux blancs en te r’gardant d’côté... comme ça... des yeux pas naturels... Et puis y fait des têtes... et puis y vient souvent et y te r’garde tout l’temps... même quand y chante, même quand ma tante et madame de X... y sont aussi, et elles sont très jolies, ma tante et madame de X..., surtout madame de X... que j’crois... Dis donc, m’man, tu d’vrais bien lui d’mander, la première fois qu’elle viendra dîner, d’nous raconter son histoire, l’soir...
Maman.—A qui?...
Bob.—Ben, à madame de X... P’pa a dit q’ça serait très drôle...
Maman.—Veux-tu te taire, Bob?
Bob.—M’man, c’est pas moi, c’est p’pa qu’a dit l’autre jour: «J’voudrais bien qu’elle m’raconte son histoire, ça doit être drôle.» Alors, j’pensais que l’soir, au lieu d’faire chanter M. B... Ah! elle est belle, cette statue-là; m’man, c’est qui, dis, ça?
Maman.—C’est M. de W...
Bob.—Ah! il est très beau! C’est singulier! habillé, il est pas si bien q’ça?
Maman.—Qui?
Bob.—M. de W...
Maman.—Comment!... Mais je te dis que M. de W... m’a donné cette statue, je ne te dis pas qu’elle le représente...
Bob.—Ah! je m’disais aussi q’c’était une drôle d’idée, d’t’avoir donné son portrait en costume d’bain... et même moins. Ça r’présente qui, alors, ça, dis?
Maman.—Ganymède.
Bob.—Qu’est-ce que tante Paule t’a donné?
Maman.—Vos portraits dans un très joli cadre d’émail ancien.
Bob.—Ah! c’est très bien ça! Encore une chose qui t’fait plaisir, hein, ça? j’suis sûr!... Qu’est-ce que ça veut dire le Ganymède d’m’sieu de W...?
Maman.—Ce que ça veut dire... je ne comprends pas.
Bob.—Oui, quelle était son idée du dessous? y doit en avoir eu une... On n’achète pas comme ça un dieu en bronze sans penser à rien. Dis-moi, m’man, qu’est-ce qui te fait l’plus plaisir d’toutes ces belles choses-là?
Maman.—Devine?
Bob, à genoux à terre devant maman.—Tu t’fâcheras pas si je m’trompe?
Maman.—Pourquoi me fâcherais-je?
Bob.—Ben, moi, j’crois q’c’est ma p’tite boîte.
Maman, l’embrassant.—Eh bien, oui.
Bob s’étend comme un veau sur le tapis, en pleurant presque de satisfaction.
Au bois, à quatre heures.
Bob.—Costume de drap bleu marin, col immense et manchettes anglaises. Chaussettes rouges. Grosses bottines lacées. Il est suivi de son chien Léon.
L’abbé.
L’abbé.—Je vous dis de tourner à droite.
Bob.—Mais puisque l’lac est à gauche!
L’abbé.—C’est précisément parce que le lac est à gauche que je vous dis de tourner de l’autre côté; nous n’irons pas au lac.
Bob, incrédule mais inquiet.—Oh! m’sieu l’abbé, dites-moi q’c’est pour rire q’vous m’dites ça...
L’abbé.—Ce n’est nullement pour rire.
Bob, suppliant.—Oh! m’sieu l’abbé...
L’abbé.—Non.
Bob, rageusement.—Mais pourquoi? pourquoi? pourquoi?
L’abbé.—Je n’ai pas de comptes à vous rendre.
Bob.—Ah! j’pensais q’quand on agissait injustement... on disait au moins pourquoi... Il est vrai q’quand on l’sait pas soi-même...
L’abbé.—Bob, je vais être obligé de vous punir.
Bob.—Je l’suis puni... et pour avoir rien fait, encore!...
L’abbé.—Qui vous a puni?
Bob.—Ben, vous, donc!... Vous savez q’c’est tout c’que j’aime, l’lac, et vous me l’supprimez...
L’abbé.—Vous êtes insupportable sur ce petit trottoir; vous vous jetez dans les jambes de tout le monde, votre chien va courir au milieu des voitures et on ne peut plus le rattraper; quand vous consentirez à apporter une laisse, nous verrons...
Bob, triomphant.—Justement j’en ai une d’laisse, dans ma poche!...
L’abbé, surpris.—Ah! vous disiez que ça rendrait Léon trop malheureux...
Bob.—Mai celle que j’ai ne l’rendra pas malheureux! Allons, viens, Léon, que j’t’attache, nous allons au lac...
L’abbé qui voit qu’il aura moins d’ennuis en cédant, retourne, tout en reprenant sa lecture.
Bob, agenouillé à terre, attachant son chien.—Ah! merci, m’sieu l’abbé... D’abord, ça vous empêchera pas d’continuer d’lire, puisq’ çà vous amuse tant, c’q’vous lisez... C’est donc amusant, dites?...
L’abbé, énervé.—Vous ne me laissez pas un instant tranquille...
Bob, très digne.—C’est bien, m’sieu l’abbé, c’est bien; fallait m’dire tout d’suite que j’vous embêtais, c’était bien plus simple... (Silence.—On arrive au lac.) Ah! q’c’est joli, ici! q’c’est gai, y a des voitures au moins! et du monde!... Et des belles p’tites femmes toutes roses!... Oh! q’j’aime voir ça, m’sieu l’abbé... Et vous?
L’abbé.—Ne parlez pas si haut. Lorsque vous avez une réflexion à faire, parlez à demi-voix...
Bob.—Aimez-vous les huit-ressorts, m’sieu l’abbé? Oh! moi, j’les aime, les huit-ressorts! R’gardez l’beau jaune... là... le voyez-vous?... Et la dame! quelle belle robe elle a!... Oh! mais elle est pas belle, la dame! elle est horrible! M’sieu l’abbé, c’est vraiment un malheur, d’être si laid q’ça...
L’abbé.—Les personnes sensées et raisonnables ne s’arrêtent pas à ces misères, les attraits périssables ne comptent pas... Ce que nous devons admirer, ce sont les beautés de l’âme et les...
Bob.—Moi, les beautés d’l’âme n’est pas c’qui m’frappe l’plus en voiture. (A ce moment, Léon, que Bob tient au bout d’une ficelle, part en courant à la poursuite d’un petit chien.)
L’abbé, qui le voit s’éloigner.—Vous avez encore lâché votre chien malgré ma défense, Bob!...
Bob.—Jamais, m’sieu l’abbé...
L’abbé.—Comment!... (Il s’aperçoit avec stupeur que Bob déroule rapidement une immense ficelle pelotonnée sur un morceau de bois.) Qu’est-ce que c’est que ça?
Bob, naturellement.—C’est la ficelle de not’ cerf-volant... Fred voulait pas que j’la prenne, mais j’l’ai prise tout d’même!... Dame! c’est bien la moindre des choses que j’puisse emporter c’que j’veux... les frères s’amusent, eux!... y promènent avec Miss, eux!... Et y s’embêtent pas avec Miss, tandis q’moi...
On entend un murmure confus et de nombreuses réclamations parmi les promeneurs du petit trottoir; Léon a tourné sa ficelle autour de tout le monde et a fini par faire plusieurs fois le tour d’un arbre auquel il est rivé. L’abbé «détortille» de son mieux les victimes, il fait des excuses et est extrêmement vexé. (Silence prolongé.)
Bob.—M’sieu l’abbé, j’vois q’vous êtes fâché.
L’abbé.—...
Bob.—Voyons, m’sieu l’abbé, j’vous d’mande pardon... je r’connais q’j’ai eu tort... mais faut être raisonnable, faut pas non plus pousser les choses au noir... J’ai eu une idée qu’a pas réussi, ça, c’est vrai, mais y a bien des inventeurs qu’ont pas réussi du premier coup... Vous m’avez raconté des choses comme ça, vous-même, m’sieu l’abbé...
L’abbé.—Si, au moins, avant de mettre vos stupides idées à exécution, vous demandiez la permission...
Bob, reprenant son aplomb.—Dame, m’sieu l’abbé, j’ai cru q’vôus m’voyiez attacher Léon, moi... j’ai pas caché ma boule d’ficelle... et si vous aviez fait attention à c’que j’faisais, ça s’rait pas arrivé. Mais v’là, vous lisiez vot’ journal, vous étiez absorbé bien plus q’quand c’est vot’ bréviaire q’vous lisez... J’sais bien q’c’est plus amusant, l’journal... Quelqu’ fois Miss m’lit des p’tites histoires dans l’Figaro, d’s’assassinats, des incendies, des risques...
L’abbé.—«Rixes!»
Bob.—«Rixes», c’est bien possible. Dites donc, m’sieu l’abbé, y a tout plein d’jolies p’tites dames, aujourd’hui, vous trouvez pas?
L’abbé.—Mais oui, mais oui.
Bob.—Moi c’est ça qui m’amuse à r’garder. T’nez, m’sieu l’abbé, celle-là, dans la Victoria verte, qu’a un p’tit nez, tout r’troussé... Il est bien gentil, hein, son p’tit nez, et les ch’veux aussi, y sont tout noirs... Moi, voyez-vous, m’sieu l’abbé, j’aime mieux les ch’veux noirs q’les ch’veux jaunes... Et vous?
L’abbé.—Cela m’est égal...
Bob.—C’est vrai, vous avez jamais l’air d’faire attention aux... Comment donc déjà?... ah! aux attraits périssables, q’vous dites? Après ça, p’t-être q’vous remarquez aussi bien en d’sous... Pourquoi donc, dites, m’sieu l’abbé, qu’avec les plus jolies y a jamais d’monsieur?
L’abbé.—Mais... parce qu’elles sont seules...
Bob.—Ça, j’le vois bien... Alors, m’sieu l’abbé, c’est-y ça q’les concierges appellent des «dames seules»?
L’abbé.—Que voulez-vous dire... les concierges?
Bob.—Oui... Une fois, j’ai été avec l’oncle Jacques qui visitait des appartements... pour sa tante, que j’crois, qu’y m’a dit... Alors y paraît qu’elle était seule comme ça, sa tante, parc’ qu’y a une maison, boulevard Haussmann, où qu’on nous a répondu qu’on louait pas à des dames seules. Pourquoi, dites, m’sieu l’abbé?
L’abbé.—Mais je ne sais pas...
Bob.—Vous trouvez pas, m’sieu l’abbé, q’ces dames ont toutes l’même estomac?...
L’abbé.—Le même estomac?
Bob.—Oui. Elles se ressemblent pas du reste, mais pour l’estomac, il est pareil, y forme une grosse bosse au milieu... pas loin du menton... Ça doit être gênant, un estomac débordant comme ça, surtout quand on mange pas très proprement. Heureusement q’vous en avez pas un d’cette forme-là, vous, m’sieu l’abbé, sans ça vous auriez des jolis rabats!...
L’abbé.—!...
Bob.—C’est gentil, du reste, quand ça d’vient mince après. Elles ont toutes la peau blanche, m’sieu l’abbé, mais c’est un drôle d’blanc... C’est pas comme la peau d’Lilie, qu’est bien jolie aussi pourtant... c’est comme un blanc d’sucre, qu’on dirait... Ah! (Il aspire fortement.) Q’ça sent bon! Oh! m’sieu l’abbé, la p’tite qui vient d’passer sent d’un bon! Vous n’sentez pas? c’est à courir après...
L’abbé, agacé.—Mais non, vous rêvez, je ne sens rien...
Bob.—Vous n’sentez pas?... mais vous avez donc l’nez bouché?... c’était d’une force... q’l’air en est resté imbibé même!
L’abbé.—Imprégné, on dit imprégné.
Bob.—Imprégné!... Qu’est-ce q’vous pensez qu’elles font, l’reste du temps, m’sieu l’abbé, les belles p’tites dames des voitures?...
L’abbé.—Mais... je ne sais pas...
Bob.—Vous savez jamais rien de c’que j’vous d’mande... C’est pas pour dire, m’sieu l’abbé, mais là, vrai, vous m’apprenez pas grand’chose!... Et pourtant on compte sur vous pour tout ça... Chaque fois que j’fais une question à p’pa, ou à grand-père, ou à m’n’oncle Jacques... «D’mande à m’sieu l’abbé», qu’y m’répondent... Y a q’m’man, elle m’répond elle-même, m’man, et elle a raison, car sans ça... j’vois pas trop c’que j’saurais...
L’abbé.—Il est fâcheux que vous n’apportiez pas à vous instruire l’empressement que vous mettez à tout autre chose...
Bob.—Comment! mais c’est pour m’instruire... c’est pas uniquement pour vous faire enrager, allez, m’sieu l’abbé! (Silence.) M’sieu l’abbé, j’voudrais vous faire une... réflexion... comme vous m’avez permis... à demi-voix...
L’abbé.—Eh bien?...
Bob.—Ben, c’est que j’trouve que l’bon Dieu (c’est pas pour l’critiquer, au moins, m’sieu l’abbé), que l’bon Dieu a été bien imprudent de n’créer la femme qu’après coup... comme ça... car enfin, il aurait pu l’oublier, est-ce pas, en n’la faisant pas en même temps q’le reste... et ça aurait été très dommage, car c’est bien c’qu’il a fait d’plus joli...
L’abbé.—Mon Dieu... sans doute... il est...
Bob.—Qu’est-ce qui serait arrivé, m’sieu l’abbé, si l’bon Dieu avait pas pensé à créer la femme, dites?...
L’abbé, qui pense à autre chose.—Mais je ne sais pas... le monde aurait fini, probablement...
Bob, étonné.—Fini??... Parc’ qu’y aurait pas eu d’femmes!... Comment donc ça?...
L’abbé, profondément énervé, louchant sur son journal.—Il n’aurait pas fini, si Dieu ne l’avait pas voulu...
Bob.—Et c’est bien probable qu’il aurait pas fait un travail pareil pour une huitaine d’jours... Moi, m’sieu l’abbé, j’croyais q’Dieu avait créé la femme, pas parc’ qu’elle servait à quelqu’ chose, mais seulement pour empêcher l’homme d’s’ennuyer... Partout où y a pas d’femmes, on s’embête, qu’a dit m’n’oncle Jacques... Alors, moi j’pensais qu’il avait mis ça dans l’paradis, l’bon Dieu, comme il aurait mis un billard, des voitures, des cigares, enfin des choses pour s’amuser, quoi...
L’abbé.—Nous ne connaissons pas les intentions de Dieu, et...
Bob.—Parbleu! si j’les connaissais, je n’chercherais pas à d’viner...
L’abbé.—On ne doit point chercher à deviner...
Bob.—C’est égal, m’sieu l’abbé, on peut pas dire q’vous m’poussez à m’instruire toujours... R’gardez, m’sieu l’abbé, elle est jolie comme tout, cette dame qui vient, tenez, là, tout près... Eh bien! c’est la tante d’l’oncle Jacques... Nous l’avons rencontrée une fois au concours hippique... Hein! qu’elle est belle, elle a l’air d’une pêche. Et quel joli estomac! on dirait not’ mappemonde, seulement y a pas les pays en relief ici, c’est uni... Tiens, voyez-vous, m’sieu l’abbé, elle me r’connaît, elle me r’garde... Vous êtes fâché?...
L’abbé, crispé.—Mais non...
Bob.—Vous êtes malade, alors?...
L’abbé.—Mais non, pourquoi?
Bob.—Vous avez piqué un feu!... Ah! mais là, vous êtes violet, m’sieu l’abbé... Ah! c’est qu’on a vu des gens mourir comme ça d’attaques... Pas plus tard qu’hier, Miss lisait encore ça... Un monsieur qu’était mort comme ça, subitement... Y paraît que l’soleil de c’mois-ci est tapant comme tout... Il a fait couic, l’monsieur, et puis il est mort... parc’ qu’on n’a pas pu l’saigner tout d’suite... C’est q’si ça vous prenait, m’sieu l’abbé, j’saurais pas vous saigner, moi... j’essaierais bien, mais...
L’abbé, très ennuyé.—C’est bon, c’est bon.
Bob.—M’sieu l’abbé, pensez-vous q’la dame qu’est là à pied, avec un p’tit chien, est très jeune?...
L’abbé.—Mais je ne sais pas...
Bob.—Ah! ça m’aurait étonné si vous m’aviez pas répondu ça... C’est qu’elle est drôle, cette dame, elle a une taille toute mince, et puis la peau fraîche et les ch’veux tout noirs... mais j’trouve qu’elle a des vieux yeux... et aux coins d’la bouche comme des espèces de moustaches qui s’raient des p’tits plis au lieu d’poils... Vous voyez pas ça... vous voyez rien, vous, m’sieu l’abbé. Ça doit pas vous amuser d’venir ici, si vous voyez rien...
L’abbé.—Oh! non! A partir de demain, Bob, nous changerons l’heure de la promenade. Nous sortirons à deux heures et nous rentrerons à quatre.
Bob.—Ça m’est égal, m’sieu l’abbé, pourvu q’j’amène Léon...
L’abbé.—Vous l’emmènerez...
Bob, qui croit que le lac est aussi fréquenté à toute heure.—Et q’je vienne ici?...
L’abbé.—Vous aurez Léon et nous viendrons ici.
SUR LA PLAGE A L’HEURE DU BAIN
Bob.—Costume de matelot en coutil à étroites raies blanches et bleues. Col et manchettes bleus. Sifflet et couteau pendus au cou par une grosse cordelière bleue et blanche. Immense chapeau matelot. Mollets couleur «orange de Portugal»; cou et mains idem.
L’abbé.
«Léon», qui s’arrête à chaque pas pour gratter le sable; il fait des trous, y fourre son nez et souffle bruyamment.
Bob, tirant l’abbé par sa ceinture pour l’entraîner vers le bain des dames.—V’nez donc par ici, m’sieu l’abbé, c’est bien plus amusant q’là-bas...
L’abbé, résistant énergiquement.—Mais non, on ne va pas ainsi regarder les... gens qui se baignent...
Bob.—Quand j’m’arrête à l’autre d’bain, vous dites rien, c’est qu’ici q’vous voulez pas... Pourquoi, dites, m’sieu l’abbé?
L’abbé.—Parce que c’est le bain des dames, et que c’est... c’est inconvenant...
Bob, pensif.—Ah! Pourquoi, dites, m’sieu l’abbé, q’c’est inconv’nant?...
L’abbé, qui voit qu’il a été trop loin.—Mais parce que... je dis inconvenant dans le sens de déplacé... C’est une chose qui ne se fait pas...
Bob.—Pourquoi... donc, m’sieu l’abbé?
L’abbé.—Mais... parce que c’est indiscret... cela les gêne...
Bob.—Oh! quant à ça, j’crois pas!... elles ont pas l’air toujours!... Et puis, pourquoi q’ça les gênerait donc?... Est-c’q’ça vous gêne quand on vous r’garde vous baigner, dites, vous, m’sieu l’abbé?
L’abbé.—Je ne me baigne pas ici, vous le savez bien, Bob.
Bob.—C’est vrai, ça! Pourquoi q’vous n’aimez pas l’eau, dites, m’sieu l’abbé? C’est-y q’vous avez manqué d’vous noyer quand vous étiez p’tit?
L’abbé.—Comment! je n’aime pas l’eau? Qui vous fait croire...
Bob.—C’est m’n’oncle Jacques qui l’ dit, même q’c’est fâcheux, qu’y dit encore. Pourquoi q’c’est fâcheux, dites, m’sieu l’abbé?
L’abbé, évitant de répondre.—Ne répétez donc pas toujours ainsi: «Dites, m’sieu l’abbé.» C’est fatigant au possible...
Bob.—Pas pour vous toujours, q’c’est fatigant, puisq’ c’est moi q’je l’dis...
L’abbé.—Voulez-vous ne pas raisonner et vous donner la peine de parler français...
Bob, ayant l’air de ne pas entendre.—C’est égal, j’demand’rai à m’man si c’est vrai q’ça la gêne qu’on la r’garde s’baigner...
L’abbé, contrarié.—Il est absolument inutile de parler de cela à madame votre mère...
Bob, triomphant.—Ah! bon, très bien! si faut pas q’j’en parle, alors c’est q’c’est une craque, q’vous avez fait?
L’abbé.—Comment!... comment!... une «craque»; qu’est-ce encore que ce mot?
Bob.—C’est un mot q’j’dis pour êtr’ poli... Croyez-moi, m’sieu l’abbé, n’approfondissons pas et r’gardons tranquillement... Si c’est... inconvenant, q’vous dites, y aura pas q’nous dans tous les cas... car y a du monde qui r’garde!... des m’sieus avec des lorgnettes même... C’est encore bien plus indiscret, hein, avec des lorgnettes?
L’abbé, cédant.—Eh bien! regardez ce que vous voudrez...
Bob.—C’que j’voudrai. Mais c’est tout q’j’veux voir!... Vous en avez pas une, dites, m’sieu l’abbé, d’lorgnette?
L’abbé, impatienté.—Non.
Bob.—C’est pas la peine d’me répondre comme ça... J’avais vu un machin noir dans vot’ chambre, q’je croyais q’c’était ça, dans une espèce d’étui...
L’abbé, tirant son bréviaire de sa poche et s’asseyant adossé à un tas de sable.—Quand vous en aurez assez, vous le direz.
Bob.—Oh! vous avez l’temps d’faire vot’ p’tite installation, allez, m’sieu l’abbé.
Il se couche sur le ventre près de l’abbé, et commence une partie avec Léon, allongé en sphinx en face de lui.—Un silence prolongé.
Bob.—Vous allez pas m’parler plus q’ça, m’sieu l’abbé, dites?
L’abbé.—Je n’ai rien à vous dire, mais si vous avez quelque renseignement, quelque explication à me demander, je suis prêt à vous répondre. (Il reprend sa lecture.)
Bob continue à jouer avec Léon, la partie devient plus agitée. Léon court en rond, décrivant de grands cercles autour de l’abbé. Peu à peu les cercles se resserrent; il passe sur le haut du tas de sable qui manque sous lui, en s’effondrant dans le cou de l’abbé.
L’abbé, se secouant.—C’est assommant! il est impossible d’être tranquille un instant avec ce maudit chien.
Bob.—C’est pas d’sa faute, m’sieu l’abbé, c’est d’la mienne, c’est moi que j’l’ai excité.
L’abbé, levant les yeux au ciel.—Quel français, Seigneur! (Il tire un journal de sa poche.)
Bob.—Ben, vous avez toujours pas été long à l’dire, vot’ bréviaire?
L’abbé.—Je ne l’ai pas dit! Il n’y a pas moyen de se livrer à une lecture sérieuse lorsque vous êtes là.
Bob, goguenard.—C’que j’vous ai... forcé à lire d’journaux d’cette façon-là, c’t’effrayant, pas vrai, m’sieu l’abbé?
L’abbé ne répond pas et se plonge de nouveau dans sa lecture.—Un temps.
Bob.—M’sieu l’abbé, j’voudrais vous d’mander quelqu’ chose.
L’abbé.—Quoi?
Bob.—Ben, un renseignement... une explication, puisq’ c’est à ça q’vous répondrez, q’vous avez dit...
L’abbé.—Je vous écoute.
Bob.—Ben, y a donc des espèces d’femmes en quantité, m’sieu l’abbé?
L’abbé.—Comment! des espèces?
Bob.—Oui. C’est-y qu’y a des espèces d’femmes comme y a des espèces d’chiens, d’chevaux, d’oiseaux? Vous comprenez donc pas c’que j’veux dire?
L’abbé.—Non.
Bob.—Enfin, r’gardez-les bien, mais là, bien... pas en l’air... y en a pas deux d’pareilles...
L’abbé, embarrassé.—Cela tient... à... c’est l’effet du costume...
Bob.—Contraire! l’costume d’vrait les faire s’ressembler; moi j’crois pas q’c’est à ça q’ça tient...
L’abbé, distraitement.—Ah!
Bob.—Ça tient à la forme!
L’abbé, rappelé à la réalité.—C’est possible, mais vous n’avez pas à vous occuper de cela.
Bob.—Pourquoi, dites, m’sieu l’abbé, q’j’ai pas à m’occuper d’ça?...
L’abbé, sentencieusement.—Parce qu’il n’y a dans ce sujet d’études rien qui puisse vous intéresser.
Bob.—Et si j’trouve q’si, moi? Vous m’dites toujours q’la variété d’un sujet l’rend intéressant... Ben, j’en connais pas beaucoup qui soient si tellement variés q’c’lui-là, d’sujet...
L’abbé, reprenant son journal.—Eh bien! amusez-vous comme bon vous semble; je ne vous en empêche pas.
Bob.—Non, mais vous voulez pas m’ donner votre avis... C’est pas drôle, allez, d’êtr’ toujours attelé avec quelqu’un qui veut pas causer...
Silence.
Bob.—M’sieu l’abbé, j’vous en prie, r’gardez cette grosse dame... Oh! là là!! Oh! elle se baisse pour renouer son espadrille, on dirait l’derrière d’un éléphant! Vous trouvez pas?
L’abbé, furieux.—Bob!
Bob.—Ben quoi? un éléphant vu par derrière, que j’dis... y a du mal?... C’t’égal, si c’tait moi que j’s’rais bâti comme ça, j’m’arrêterais pas d’vant tout l’monde pour rattacher mes cordons... j’frais ça dans l’eau!...
L’abbé.—Il ne faut jamais se moquer des gens que Dieu n’a pas favorisés; on ne sait pas si l’on n’a pas aussi des ridicules pires que ceux desquels on rit...
Bob.—Oh! pires! j’sais bien q’je suis pas gros comme ça!... Et vous-même, m’sieu l’abbé... vous avez certainement pas une jolie tournure, mais enfin y a encore une différence avec la dame... Heureusement... car autrement j’sortirais pas avec vous...
Silence.
Bob, pinçant vivement l’abbé.—Oh!!!
L’abbé, sautant en l’air.—Qu’est-ce encore?
Bob, avec admiration.—Dieu! est-elle belle!
L’abbé.—Qui?
Bob.—Cette dame qu’a l’costume blanc!... là... vous voyez pas?... tout près?... (L’abbé aperçoit la dame et baisse rapidement les yeux sur son journal.) Comment! vous n’la trouvez pas jolie? Ses ch’veux c’est comme d’l’or qui coulerait!... Et sa peau donc?... R’gardez l’haut d’ses bras, m’sieu l’abbé, c’est-y blanc, hein? Et aux épaules c’est tout large... puis après c’est tout mince... et puis ça r’devient gros... Pourquoi, dites, m’sieu l’abbé, q’ça r’devient gros tout d’suite?... J’suis pas comme ça, moi?
L’abbé.—...
Bob.—En haut les bosses sont par devant, en bas c’est par derrière, c’est pas régulier. (Il regarde le dos de l’abbé.) Ainsi, vous, m’sieu l’abbé, vous avez l’dos rond... les bosses sont par derrière, en haut aussi... C’est-y vous ou la dame q’êtes bien construit?...
L’abbé.—...
Bob.—Il est donc bien amusant, vot’ journal, q’vous aimez mieux l’lire q’de r’garder les jolies choses qu’on voit? Son costume aussi m’plaît... J’dirai à m’man pourquoi elle en a pas un blanc, c’est bien plus mieux q’son bleu et même q’son rouge... et puis les p’tits sabots en argent sont rudement gentils... l’chapeau en paille à fleurs naturelles aussi!... j’veux q’m’man en ait des comme ça, d’chapeaux et d’sabots!... Est-ce pas, m’sieu l’abbé?
L’abbé.—Je doute que madame votre mère consente à s’habiller de la sorte...
Bob.—Pourquoi, dites, m’sieu l’abbé, qu’elle voudrait pas?... Ah! elle sait pas nager, la jolie dame... On la traîne sur l’dos... Y a q’sa figure qui sort d’l’eau, et puis deux p’tites choses qu’on dirait des têtes d’pains d’sucre? Voyez-vous, m’sieu l’abbé?
L’abbé.—Oui, oui, c’est bon.
Bob.—Ça vous intéresse décidément pas... Ah! on la r’tourne sur l’ventre!... d’ce côté-ci, y reste bien plus d’choses hors d’l’eau; moi, y m’semble q’si j’étais l’baigneur, j’aimerais mieux traîner celle-là q’la grosse... Pas vous, dites, m’sieu l’abbé?...
L’abbé.—Évidemment. Celle-ci doit être beaucoup moins lourde.
Bob.—Et puis c’est pas seulement pour cette raison-là...
L’abbé, interrompant.—Cette raison-là?
Bob.—C’est parc’ q’avec la dame blanche on a quelqu’ chose d’gentil sous l’nez, au moins... (Bousculant l’abbé.) Elle sort! Mais r’gardez donc vite, la v’là qui sort... Tiens!... elle est d’venue rose!... On dirait comme si elle serait toute nue?...
L’abbé.—Mais, c’est désespérant, vous parlez de plus en plus mal, vous mettez après «si» des conditionnels... Où avez-vous vu que cela se faisait?...
Bob.—Oh! j’l’ai vu nulle part, m’sieu l’abbé...
L’abbé.—Eh bien! alors?...
Bob.—C’est instinctif... probablement. C’est drôle qu’elle ait l’air toute nue, la dame... Ah ben, m’sieu l’abbé, j’vous promets q’les autr’ font pas comme vous toujours... j’vous réponds qu’y r’gardent, allez, les autres, et qu’y ont bien raison... j’trouve ça bien plus joli q’des statues, moi. Pas vous, dites?... Ah! en v’là une maigre... j’aime pas, moi, qu’on soit maigre... et les Orientaux sont d’mon avis...
L’abbé.—Que chantez-vous là? A quel propos les Orientaux?...
Bob.—Parc’ que j’ai lu dans un livre qu’y aimaient les grosses femmes... dans un livre très bien que j’l’ai lu...
L’abbé, inquiet.—Quel livre?
Bob.—Un livre... d’voyage...
L’abbé.—Mais le titre de ce livre?
Bob.—Au sérail, qu’y s’appelle.
L’abbé.—Et où avez-vous pris ce livre?
Bob.—J’l’ai pas pris... j’l’ai trouvé... sur la table de m’n’oncle Jacques...
L’abbé.—On vous a défendu cent fois d’ouvrir un livre sans qu’on sache si vous devez le lire...
Bob.—C’était justement pour savoir si j’pouvais l’lire q’j’ai r’gardé d’dans... Aimez-vous, m’sieu l’abbé, les costumes d’bain où q’le pantalon est très court? moi, j’trouve q’plus qu’il est court, plus q’c’est joli... A moitié d’la cuisse, c’est assez... Plus, c’est trop, et quant à c’qui est des manches, n’en faut pas du tout...
L’abbé.—Vous dites des bêtises.
Bob.—Mais non, les manches, les pantalons... c’est bon qu’à gêner l’œil... v’là tout! C’est drôle... la dame maigre... elle a des mains et des pieds tout gros...
L’abbé, pour dire quelque chose.—On les a comme on peut...
Bob.—Ah! m’sieu l’abbé, c’est pas pour vous q’j’ai dit ça... D’ailleurs, c’est vrai q’vous avez des grosses mains, mais c’est pas à c’point-là... T’nez, la v’là qui r’sort! elle s’est pas baignée longtemps!... Quelle tournure cocasse!... On dirait un couteau... A propos d’couteau, quand donc qu’on m’en donnera un?
L’abbé.—Mais vous en avez un...
Bob, regardant dédaigneusement le couteau qui est pendu à son cou avec le sifflet.—Oh! c’est pas un bon! Moi, j’serais content q’si j’en avais un affilé; un couteau avec quoi que j’pourrais vraiment m’couper... sans ça y a pas d’plaisir (Silence.) M’sieu l’abbé?
L’abbé.—Que voulez-vous?
Bob, regardant un groupe de femmes qui s’apprêtent à entrer dans l’eau.—X’pliquez-moi un peu, vous qu’êtes un savant, pourquoi q’Dieu fait d’s’horreurs comme ça... au lieu d’faire tout des femmes comme la blanche... Ça lui coûterait pas plus... pas vrai?...
L’abbé.—Mais...
Bob, lui coupant la parole.—On dit toujours q’Dieu créa l’homme et la femme à son image... Lequel des deux qu’est à son image?... C’est-y vous, ou la femme blanche?...
L’abbé.—Tout est confusion dans votre tête: Dieu créa le «premier» homme et la «première» femme, mais depuis cela...
Bob, interrompant.—C’est plus lui??... Qui q’c’est donc, alors?
L’abbé, cherchant un biais.—Vous n’allez pas, à votre âge, vous occuper des questions les plus sérieuses...
Bob.—Et plus tard, est-ce que j’m’en occuperai, d’ces questions... sérieuses?...
L’abbé.—Cela dépendra... si vous y prenez un intérêt... un plaisir quelconque...
Bob.—J’suis sûr qu’oui, q’j’y prendrai un intérêt. D’abord y m’semble q’si tout l’monde y prenait pas un plaisir quelconque... l’monde finirait, est-ce pas, m’sieu l’abbé?
L’abbé, de plus en plus gêné.—Mais... certainement... je...
Bob.—Vous avez pas l’air très ferré là-d’sus... Vous vous en occupez-t’y, vous, d’ces questions, dites, m’sieu l’abbé?...
L’abbé.—Mais... de quelles questions?...
Bob.—Ben, d’questions d’création... Comment! vous savez même pas d’quoi q’nous causons?
L’abbé, énervé.—C’est qu’il est agaçant de ne pouvoir être tranquille une minute.
Bob.—Puisque vous d’vez m’instruire... Y m’semble q’c’est pourtant instructif, c’que je vous demande là, important même...
L’abbé.—Mais quoi, sapristi?
Bob.—Oh! m’sieu l’abbé, si vous jurez, à c’t’heure, ça s’ra complet... J’vais m’expliquer... Nous avons causé d’la création... Vous m’avez dit q’Dieu avait seulement créé «l’premier» homme et «la première» femme, mais q’depuis c’temps-là, c’était plus lui qui s’en chargeait; ben, j’demande qui q’c’est; c’est pas difficile à comprendre pourtant? R’gardez, m’sieu l’abbé, cette grande dame brune qu’a un costume en tricot d’soie rouge feu!... Elle est chic, hein?
L’abbé, heureux de changer de conversation.—Extrêmement chic.
Bob, stupéfait.—Ah! vous êtes donc capable d’admirer aussi, m’sieu l’abbé... d’vous intéresser?
L’abbé.—Mais...
Bob.—C’est q’je croyais pas, parc’ qu’une fois q’je vous racontais d’la danseuse, m’n’oncle Jacques m’a dit: «Laisse donc l’abbé en repos; tu l’embêtes avec ta danseuse. Comment veux-tu qu’y s’intéresse à ces choses-là?»
L’abbé.—Monsieur votre oncle avait parfaitement raison de juger que je ne devais pas m’occuper de ces futilités...
Bob, scandalisé.—C’est pas des futilités! J’suis bien sûr que m’n’oncle Jacques trouve pas non plus q’c’en est, des futilités...
L’abbé, se levant.—Il est l’heure de rentrer pour le déjeuner.
Bob.—J’ai faim, moi; ça m’amuse, l’bain des dames, et tout c’qui m’amuse, m’donne faim... Ça vous donne pas d’l’appétit, à vous, m’sieu l’abbé, l’bain des dames?
L’abbé.—Pas le moins du monde.
Bob.—Pourquoi, dites, m’sieu l’abbé?...
Bob et l’abbé descendent de voiture à l’entrée du Jardin d’acclimatation.
Bob.—Costume de matelot en grosse serge bleue. Col très ouvert. Tricot rayé bleu et blanc. Mollets nus. Chaussettes bleues.
L’abbé.
«Léon», tenu en laisse par Bob.
Bob, regardant le cocher qui part au trot.—Où va-t-y donc, m’sieu l’abbé, l’cocher? Vous avez donc pas donné les ordres?
L’abbé.—Ne vous inquiétez pas de cela.
Bob.—Que si, que j’m’en inquiète!... Comment! on nous attend pas?
L’abbé.—Non. Lorsque vous êtes au Jardin d’acclimatation, on ne peut pas vous en faire sortir; il est inutile de priver tout ce temps madame votre mère du coupé.
Bob.—Ah! pour r’venir, nous prendrons un fiacre, alors?
L’abbé.—Du tout; nous reviendrons à pied.
Bob, indigné.—A pied!! A pied du Jardin d’acclimatation à la rue du Cirque! Ah! jamais d’la vie, par exemple!
L’abbé.—Vous ferez ce que je vous dirai de faire.
Bob.—A pied! quand nous aurons déjà été avant sur mes pauvres jambes! T’nez, m’sieu l’abbé, n’finassons pas... Avouez-moi tout d’suite q’c’est encore un nouveau système d’traitement q’vous avez inventé pour vos maladies et q’vous voulez m’imposer... à moi q’je m’porte bien...
L’abbé.—Bob...
Bob.—C’est d’l’égoïsme, ça aussi!... que j’n’ai pas besoin d’me droguer, moi, et d’faire des pareilles courses!...
L’abbé.—Si vous répondez encore un mot... un seul... je vous emmène sans vous montrer les Fuégiens.
Bob.—Bien, m’sieu l’abbé. (A Léon.) Viens, mon pauv’ Léon... On n’nous aime pas... on nous victimise...
L’abbé, haussant les épaules.—«Victimise!»
Bob.—Je m’comprends, c’est tout c’qui m’faut... Léon aussi m’comprend... Est-ce pas, Léon? Mon pauvre ami! tu m’aimes, toi... c’est pas toi q’tu m’frais souffrir en m’imposant des courses trop longues, q’ça m’est très mauvais... parc’ que ça t’serait bon!... Mais t’es pas une personne raisonnable, toi... tu sais pas faire du mal aux autres pour t’en faire du bien, tu...
L’abbé, énervé.—Avez-vous fini?
Bob.—J’expliquais à Léon les bienfaits d’l’éducation, m’sieu l’abbé; mais du moment q’ça vous vexe... et c’est visible q’ça vous vexe, n’en parlons plus.
L’abbé.—Vous avez depuis quelque temps pris une manière de raisonner quand même, en ayant l’air de parler à votre chien, qui est très déplacée; votre conduite me fait beaucoup de peine, Bob, et, si vous continuez, je me verrai forcé de vous quitter.
Bob.—Oh! m’sieu l’abbé, vous n’voudriez pas? c’est pas sérieux?
L’abbé.—C’est tout ce qu’il y a de plus sérieux, au contraire.
Bob, les larmes aux yeux.—Oh! non, m’sieu l’abbé, dites-moi q’non! J’vous aime bien, allez, m’sieu l’abbé, tout d’ même que j’suis méchant... J’s’rais désolé de n’plus vous voir, quoiq’ vous soyez souvent bien nice avec moi...
L’abbé.—Encore!
Bob.—Pardon, m’sieu l’abbé, ça m’a échappé... J’vous aime beaucoup... et vous aussi, vous m’aimez... au fond... C’est pas une manière d’aimer agréable, faut êtr’ juste, mais enfin, si c’est la vôtre, d’manière, y a rien à dire!... Avouez q’vous auriez du chagrin de n’plus voir vot’ vieux Bob... Allons, avouez q’ça vous manquerait. (Il se suspend à l’abbé et essaye d’arriver à l’embrasser en s’accrochant à sa ceinture et à son rabat.)
L’abbé, attendri, se rajustant.—C’est bon, c’est bon... vous êtes insupportable; c’est fâcheux, car vous avez une charmante nature, Bob, et il faudrait peu de chose pour...
Bob, modeste.—Oh! m’sieu l’abbé, charmante nature est p’t-être beaucoup dire, mais enfin... (S’arrêtant.) Ah! les v’là!!!
L’abbé.—Qui?
Bob.—Ben, les sauvages, m’sieu l’abbé! Vous voyez pas, ces machins bruns qu’on aperçoit là-bas... couchés par terre. Ah! mais! y sont tout nus!...
L’abbé, assujettissant ses lunettes.—Tout nus!... Êtes-vous sûr de cela? Il me semble au contraire que j’en vois un vêtu de noir, avec un bonnet bleu...
Bob.—Mais c’est pas ça! C’lui-là, c’est l’précepteur...
L’abbé.—Comment! le précepteur?
Bob.—Enfin, oui... c’lui qu’est chargé d’les diriger... car y ont pas l’air très intelligent, m’sieu l’abbé. Vous trouvez pas, dites?
L’abbé.—Mon Dieu... il est assez difficile de juger cela. A cette distance...
Bob, vexé.—Allons tout près, alors...
L’abbé.—C’est que, plus près, il y a tellement de monde...
L’abbé et Bob cherchent à se faufiler le long du grillage, à l’endroit le plus rapproché des Fuégiens. Bob tire sans pitié sur la laisse de Léon, qui pousse des cris horribles. Tout le monde se retourne.
L’abbé.—Mais faites donc attention, Bob; vous étranglez Léon.
Un individu habillé en monsieur, s’adressant à l’abbé.—C’est pour injurier le président que vous donnez son nom à votre chien. C’est du propre. (L’abbé ne répond pas.) Comme c’est malin, d’appeler son chien comme le président!... Sale moutard, va!
Bob, exaspéré.—Ah! mais vous m’embêtez, à la fin!!! J’appelle mon chien comme ça m’plaît, et ça n’regarde personne, entendez-vous, l’homme?
Un ouvrier en blouse.—Bravo, l’moutard! Il est gentil tout plein, c’petit-là! A la bonne heure! ça a du sang, au moins.
Bob, à l’abbé.—Pourquoi c’t’imbécile-là a-t-y dit q’j’appelais mon chien comme l’président? J’croyais q’c’était Jules, moi, l’président...
L’abbé.—C’est le président de la Chambre qui se nomme...
L’homme en blouse.—Et c’est l’seul qui compte pour les gens comme monsieur (il montre l’autre homme), parce que tous ces gens-là, c’est des domestiques à son service!...
Une violente discussion s’engage entre les deux individus qui s’écartent du grillage; Bob et l’abbé en profitent pour se glisser à leurs places.
Bob.—Ah! j’vois très bien maintenant, m’sieu l’abbé, et vous?
L’abbé.—Moi aussi.
Bob.—C’est-y drôle, m’sieu l’abbé... qu’on les laisse tout nus comme ça!...
L’abbé, voulant fournir une explication.—Ils y sont habitués ils préfèrent cela, et...
Bob.—Mais... Enfin, m’sieu l’abbé, vous préféreriez rester tout nu comme ça, une supposition?... et puis vous aimeriez à vous promener avec rien qu’une peau d’mouton?... Est-ce q’vous pourriez?
L’abbé.—Comment?
Bob.—Est-ce qu’on vous mettrait pas au violon, que j’demande, si vous vous promèneriez dans c’costume-là au Jardin d’acclimatation, ou ailleurs?...
L’abbé.—Moi, ce n’est pas la même chose...
Bob.—Pourquoi? V’là précisément ce que j’veux q’vous m’expliquiez.
L’abbé.—On ne dit pas «je veux».
Bob.—C’est toujours quand vous n’pouvez pas, q’vous dites qu’y faut pas vouloir.
L’abbé.—Encore une réponse malhonnête.
Bob.—M’sieu l’abbé, j’l’ai pas fait par exprès.
L’abbé.—On ne dit pas faire «par exprès», on dit «faire exprès»...
Bob.—Oui, m’sieu l’abbé! Ben, pourquoi n’pouvez-vous pas, aussi bien q’les Fuégiens, vous montrer dans c’costume-là?
L’abbé.—Parce que cette liberté n’existe pas dans les pays civilisés.
Bob, pensif.—Ah!... (Silence.) M’sieu l’abbé, c’est une femme, celle-là, dites?
L’abbé.—Oui... je crois...
Bob.—Vous êtes pas sûr? (On rit.)
L’abbé, vexé.—Mais si.
Bob.—Ben, alors, j’voudrais vous d’mander quelqu’ chose.
L’abbé, qui se méfie.—Demandez ce que vous voudrez; mais parlez moins haut, il est inutile de crier...
Bob.—Ben, m’sieu l’abbé, x’pliquez-moi un peu comment q’ça s’fait que d’puis dix minutes vous la quittez pas d’l’œil, tandis qu’à Dieppe vous vouliez pas les r’garder, les femmes, et elles étaient habillées encore!! C’est-y parce qu’elle est pas civilisée?...
L’abbé.—C’est parce que la vue de ces peuplades inconnues est pour moi une révélation intéressante de...
Bob.—Oh! pour moi aussi q’c’en est une d’révélation, quant à ça!! Jamais, jamais, jamais d’la vie q’j’avais vu les... choses que j’vois dans c’moment-ci... J’ai bien vu ça sur des statues, c’était à peu près comme ça... mais bien moins long... et y m’semble q’c’était plus joli... Après ça c’est p’t-être seulement la couleur q’est différente... et encore non, j’ai vu des statues d’femmes en terre cuite, qu’étaient absolument d’cette couleur-là; et elles avaient pas ces choses-là... J’ai jamais vu encore d’poitrine comme ça; et vous, m’sieu l’abbé?
L’abbé.—...
Bob, rêveur.—Est-ce q’vous croyez, m’sieu l’abbé, q’les jolies dames en costume d’bain étaient comme ça en d’sous? Oh! ça s’rait dommage!
L’abbé.—...
Bob.—Après ça p’t-être que quand c’est blanc... ou rose... c’est gentil?... Oh! les enfants, m’sieu l’abbé, r’gardez donc leur ventre! Oh! c’est-y drôle?...
L’abbé.—C’est parce qu’ils mangent beaucoup de viande mal cuite et qu’ils digèrent mal...
Bob.—Enfin, m’sieu l’abbé, vous mangez beaucoup et vous dites toujours q’vous digérez mal; ben, vous avez c’pendant pas un p’tit ventre pointu comme ça... pas autant du moins. (Il recule pour regarder l’abbé de profil. Les voisins rient.)
L’abbé.—Bob, je vous ai déjà prié de parler bas; vous faites à tue-tête les réflexions les plus saugrenues.
Bob.—Ça m’fait un drôle d’effet d’voir ces gens-là pas habillés, accroupis, avec leurs peaux de moutons enfin, m’sieu l’abbé, ça m’parle à l’imagination, j’trouve q’c’est poétique... Y m’semble voir Adam et Ève dans l’paradis terrestre; justement y sont au milieu des animaux: v’là une tortue et des p’tites autruches; en face, y a des vaches et des chèvres... Seulement c’est Adam et Ève après qu’y ont goûté la pomme!
L’abbé, inquiet.—Pourquoi?
Bob.—A cause des peaux d’bêtes... Si c’était avant, y auraient pas même ça... Est-ce qu’on était heureux, m’sieu l’abbé, dans l’paradis terrestre, q’vous pensez?
L’abbé.—Adam et Ève goûtaient un bonheur si calme et si tranquille que...
Bob.—Justement! C’est q’ça d’vait être si calme et si tranquille que p’t-être q’ça leur aura paru embêtant à la longue... Vous croyez pas, dites, m’sieu l’abbé?
L’abbé.—N’essayez donc pas de raisonner sur des choses que vous ne pouvez pas comprendre.
Bob.—Que si donc, que j’comprends! L’arbre de science, la pomme et tout ça, c’est une trompe...
L’abbé, ahuri.—Une trompe?
Bob.—Une frime, une figure, une allégorie, enfin c’que vous voudrez... J’suppose qu’à c’moment-là, Eve, qu’était un peu désœuvrée et q’ça n’amusait plus d’contempler l’bon Dieu, les anges, Adam, les bêtes, les étoiles et les fleurs, a tout simplement inventé les péchés capitaux...
L’abbé.—Vous divaguez, Bob.
Bob.—En quoi que j’divague? Vous savez bien q’c’est exact c’que j’vous dis là... exact autant qu’une chose peut l’être au bout d’si longtemps... Mais c’est égal, Dieu n’était pas patient tout d’même, pour les avoir flanqués comme ça à la porte, sans avertissement, du premier coup...
L’abbé.—Comment, sans avertissement! Dieu, au contraire, fut extraordinairement clément en leur laissant le temps de se repentir, au lieu de les anéantir à l’instant...
Bob.—Oh! m’sieu l’abbé, les anéantir!... Ça aurait vraiment pas été la peine d’les créer pour si peu de temps... J’trouve qu’il a bien raison, l’bon Dieu, mais enfin il a des punitions radicales. Ainsi, l’déluge, par exemple! Ben, c’est très raide, l’déluge... Car enfin, dans tout ça, y avait certainement des braves gens; vous pensez pas, dites, m’sieu l’abbé, qu’y en avait, des braves gens?
L’abbé.—Si. Il y avait Noé et sa famille, aussi furent-ils épargnés par la colère de Dieu...
Bob.—Ça, c’est vrai! Oh! notez bien, m’sieu l’abbé, que j’critique pas c’que fait l’bon Dieu, et q’j’ai très confiance en sa justice; à preuve, c’est q’vous m’menacez toujours d’lui, et qu’y m’punit jamais, et que j’l’aime, vrai de vrai, quand ça serait qu’à cause des choses q’vous lui mettez sur l’dos...
L’abbé, atterré.—Moi?
Bob.—Eh oui: «Bob, Dieu vous punira! Bob, craignez la colère de Dieu!» Moi qui suis un pauv’ moutard, pas méchant, qu’est-ce q’vous voulez que l’bon Dieu m’fasse pour m’comparer à des gens qu’avaient fait des horreurs... comme Sodome et Gomorrhe?...
L’abbé.—Des horreurs? Qu’en savez-vous?
Bob.—J’en sais rien, puisq’ vous avez collé les pages; mais c’est justement parc’ q’vous les avez collées q’je l’suppose...
L’abbé, voulant changer la conversation.—Pour en revenir à Noé...
Bob, chantant:
L’homme devenait très méchant,
Et Dieu était très mécontent:
«Un bon déluge, dit-il.
Et puis qu’on en finisse!
—Pardon..., fit observer quelqu’un,
Noé n’a pas démérité.
—Si c’est vrai, dit le bon Dieu,
Eh bien! qu’on l’avertisse.»
L’abbé, écoutant avec intérêt.—C’est très beau ce que vous chantez là, Bob; très beau.
Bob.—Est-ce pas, m’sieu l’abbé?
L’abbé.—On n’est pas habitué à vous entendre chanter des choses de ce genre, toujours vous fredonnez des refrains insignifiants... Où avez-vous entendu cela?
Bob, goguenard.—Hein! q’c’est beau! C’est un oratorio.
L’abbé, enchanté.—Ah! Eh bien! vous m’avouerez que c’est aussi joli à chanter que vos bêtes de chansons: Pst! pst! ou Il s’appelle Ru, il s’appelle Pin, il s’appelle Rupin tout court! ou Il demeure rue Po, il demeure rue Pin! etc., etc.
Bob, riant.—Oh! q’c’est drôle, m’sieu l’abbé, d’vous entendre dire ça!...
L’abbé.—C’est pour vous faire comprendre la différence qui existe entre tous ces refrains ineptes et cette admirable musique sacrée.
Bob, continuant:
Un bon averti en vaut deux,
Et Noé sans rien dire
Construisit une arche
Qu’il remplit d’animaux
Par couple de chaque espèce.
L’abbé.—Je ne vois pas avec quoi rime «espèce»... mais c’est égal, vous ne m’aviez jamais chanté cet oratorio, Bob...
Bob.—J’le sais que d’puis l’jour où j’ai traversé Paris avec p’pa en rev’nant d’la mer!... Même qu’y a eu une bataille pendant qu’on l’chantait, q’papa voulait m’emmener...
L’abbé.—La persécution religieuse...
Bob.—Mais non! Vous comprenez pas, m’sieu l’abbé, c’est un oratorio pour rire...
L’abbé.—Pour rire?
Bob.—Mais oui. Puisq’ c’est des belles p’tites demoiselles décolletées qui chantent ça au milieu d’un rond d’glaces en faisant des cris d’animaux... Vous voulez pas q’ça soit pour d’bon, ben sûr?...
L’abbé, stupéfait.—Comment! c’est au théâtre?...
Bob, agacé.—Mais non. Puisq’ j’vous dis q’c’est au restaurant où q’papa m’a mené dîner... même qu’on s’a battu...
L’abbé.—«On s’est battu...»
Bob.—Même qu’on s’est battu parc’ qu’y a une dame qu’a jeté une boulette d’mie d’pain sur quelqu’un; alors l’monsieur qu’a reçu la boulette s’est fâché; l’monsieur d’la dame a répondu...
L’abbé.—C’est bon, c’est bon...
Bob.—Allons, v’là q’vous l’admirez plus, mon oratorio, parc’ que c’est pas c’que vous pensiez... C’que c’est q’les idées fausses, tout d’même!
L’abbé.—Bob, il est ridicule de parler comme vous le faites, entendez-vous?
Bob.—Oui, m’sieu l’abbé.
L’abbé.—Voulez-vous encore voir quelque chose ici? Avez-vous assez regardé ces sauvages?
Bob.—J’f’rai c’que vous voudrez, m’sieu l’abbé. J’suis décidé à être gentil.
L’abbé.—Si vous vouliez, cela vous serait si facile! Voulez-vous goûter?
Bob, étonné.—Oh! mais, m’sieu l’abbé, qu’est-ce q’vous avez? Vous êtes bien plus gâteux qu’à l’ordinaire...
L’abbé.—Vous dites?
Bob.—J’dis qu’aujourd’hui vous êtes gâteux comme tout... J’vous aime bien comme ça! vous faites tout c’que j’veux, ça n’est pas naturel...
L’abbé, comprenant.—Ah! vous voulez dire que je vous gâte; on ne s’exprime pas comme vous venez de le faire; le mot «gâteux» ne s’emploie pas dans ce sens.
Bob.—Alors nous rentrons?
L’abbé.—Nous allons prendre un fiacre. J’aurais un renseignement à chercher à la bibliothèque... Oh! je n’en ai pas pour cinq minutes.
Bob.—V’lan! ça y est! une séance à la bibliothèque! J’pensais bien qu’y avait quelqu’ chose comme ça! Allons-y, mais vous m’donnerez un livre pendant la recherche...
L’abbé.—Que voulez-vous lire?
Bob.—Ben, j’voudrais un livre qui explique la conformation des différents peuples, parc’ que, voyez-vous, m’sieu l’abbé, y a des choses que j’comprends pas très bien...
Pendant la récréation.
Bob, Fred, l’abbé.
Bob est occupé à raconter une histoire terrifiante à son frère qui est verdâtre.
Bob.—«On entendit un grand cri...»
Fred, protestant.—Non... j’t’en prie... ça me fait peur...
Bob.—Puisque tu as voulu une histoire... Ben, j’te la raconte...
Fred.—Une histoire gaie, que j’t’ai demandée... pas une épouvantante; j’les aime pas, tu sais bien?
Bob.—Tant pis! puisqu’ j’ai commencé une épouvantante, j’la finirai...
Fred.—Non... (Se bouchant les oreilles.) J’écouterai pas...
Bob, hurlant.—«On entendit un grand cri...»
L’abbé, qui écrit, lève le nez.—Voulez-vous ne pas crier ainsi, Bob? (A Fred.) Qu’avez-vous donc?... Vous êtes tout pâle?...
Fred, s’élançant près de l’abbé.—M’sieu l’abbé, c’est Bob qui me fait peur pour s’amuser...
Bob, méprisant.—Mouchard!
L’abbé.—Bob, sortez!... Allez jouer dans votre chambre!...
Bob, radieux.—C’est moi que j’suis content! (Il se précipite vers la porte.)
L’abbé, se ravisant.—Restez! (La figure de Bob s’assombrit.) C’est, au contraire, votre frère qui ira jouer chez lui, et vous resterez ici avec moi... Venez vous asseoir. (Fred se lève tout joyeux. Bob ne bouge pas.) Eh bien! qu’attendez-vous?
Bob.—Que vous changiez d’avis, donc! Vous avez encore changé q’deux fois...
L’abbé.—Bob... Vous êtes un insolent!
Bob, à Fred qui ramasse ses livres et ses soldats de plomb.—T’entendras la fin malgré toi, va!... (Lui criant dans l’oreille.) «Et sur le mur, on vit apparaître une main blanche, blanche.» (Le poursuivant jusqu’à sa porte.) «C’était celle de l’homme noir!...» (Fred parvient à s’échapper.)
L’abbé.—Vous êtes vraiment méchant, Bob!
Bob, jouant la candeur.—Moi?
L’abbé.—Vous vous amusez à effrayer cet enfant.
Bob.—Faut l’aguerrir...
L’abbé hausse les épaules et se remet à écrire.
Bob.—M’sieu l’abbé!
L’abbé, agacé.—Qu’est-ce encore?
Bob.—M’sieu l’abbé, c’est pour vous adresser une question...
L’abbé.—Je n’ai pas le temps de vous écouter en ce moment. Si c’est une question utile, j’y répondrai tout à l’heure, en classe; sinon, vous attendrez la récréation du soir...
Bob.—Alors, j’peux pas vous parler?
L’abbé.—Vous me parlerez si vous avez quelque chose d’important à me dire...
Bob.—Quoi que j’vas faire?
L’abbé.—Il est navrant de vous entendre parler de la sorte!... Ce que vous ferez... vous jouerez... Vous vous amuserez tranquillement... sans abîmer rien...
Bob s’éloigne. Il tripote différents objets placés sur une petite table. (Silence de quelques instants.)
Bob, revenant près de l’abbé.—M’sieu l’abbé!
L’abbé.—Je vous ai prié de ne pas me parler...
Bob.—M’sieu l’abbé, vous m’avez dit que j’pouvais, si c’était pour quelq’ chose d’important...
L’abbé.—Comme ce n’est certainement pas le cas...
Bob.—J’vous dis q’si, moi, q’c’est le cas, na!
L’abbé, énervé.—Eh bien! voyons, qu’est-ce?
Bob.—Ben, c’est qu’en jouant avec, j’ai cassé les ciseaux en or de m’man, v’là...
L’abbé, très ennuyé.—Oh! comment avez-vous fait?
Bob.—Si je l’savais, j’aurais probablement fait l’contraire... Vous voyez bien, vous vouliez pas croire q’c’était important...
L’abbé.—Vous devenez chaque jour plus insupportable, Bob; c’est vraiment inouï!...
Bob.—Contraire, c’est bien naturel, puisque j’grandis!...
L’abbé.—...
Bob.—Puis, d’abord, si c’est pour les ciseaux q’vous dites ça, c’est d’vot’ faute, m’sieu l’abbé, au moins autant que d’la mienne...
L’abbé, consterné.—De ma faute? à moi?
Bob.—Eh oui, à vous! Si vous m’laissiez mon frère, j’aurais pas eu besoin des ciseaux... Si vous croyez q’c’est amusant des récréations passées comme ça... avec vous, m’sieu l’abbé?
L’abbé.—Vous êtes absolument libre, vous pouvez jouer au jeu qui vous plaît...
Bob.—Ah! ouiche!... Le jeu qui m’ plaît n’est jamais d’vot’ goût!
L’abbé, menaçant.—Bob, je vous ai simplement prié de ne pas me parler et de ne rien détériorer; mais, hors ces deux conditions, vous êtes libre d’employer la demi-heure qui reste comme bon vous semblera...
Bob.—Vrai de vrai?
L’abbé.—Mais oui...
Bob.—Ben, j’vais chercher c’qu’y m’ faut pour m’amuser.
Il sort et revient portant une carafe. Il passe derrière l’abbé absorbé par son travail, et se dirige vers la fenêtre, qu’il ouvre.
L’abbé se retourne au bout d’un instant, sentant le vent qui lui arrive dans le cou.—Comment!... vous ouvrez la fenêtre?
Bob.—Oui, m’sieu l’abbé.
L’abbé.—Mais c’est de la folie! Par cette pluie!... Vous allez prendre froid!... Refermez immédiatement cette croisée!...
Bob, bougonnant.—Quand je l’disais, qu’aucun jeu vous plairait; j’me trompais-t’y, hein?
L’abbé.—Comment, aucun jeu? C’est un jeu d’ouvrir la fenêtre?
Bob.—Naturellement, que j’peux pas jouer à la gouttière si la fenêtre est pas ouverte...
L’abbé.—A la gouttière, qu’est-ce que ce jeu?
Bob.—Oh! c’est bien simple, allez, m’sieu l’abbé... On prend une carafe, seulement y n’faut faire ça q’les jours d’pluie,—et on verse des bons coups sur les passants...
L’abbé, saisi.—Oh!!!
Bob, vivement.—Sur leurs parapluies qu’on verse!... Oh! sur ceux qui ont des parapluies!... Alors, y s’arrêtent... y en a qui regardent sans rien dire, d’autres qui disent: «Quelle gouttière!», d’autres qui disent: «Sacré n...»
L’abbé.—Assez! assez!... Fermez cette fenêtre, et venez vous asseoir ici? Avez-vous écrit à madame votre mère?
Bob.—Non, puisq’ vous m’avez pas donné l’temps...
L’abbé.—Eh bien! vous allez lui écrire...
Bob.—Elle a d’la chance d’être aux Étangs, m’man!... C’est moi qui voudrais être avec elle!
L’abbé.—Il n’eût tenu qu’à vous d’accompagner madame votre mère; vous savez qu’on vous avait promis cette récompense, vous n’aviez qu’à la mériter... qu’à me satisfaire...
Bob.—Allons donc! comme si on pouvait vous satisfaire, m’sieu l’abbé, vous êtes si tellement exigeant... Faut-y faire un brouillon?
L’abbé.—Pourquoi, un brouillon?
Bob.—Ben, pour écrire à m’man, donc! Comment! vous vous rappelez déjà plus c’que vous m’avez dit?... Vous êtes pourtant pas core tout à fait gaga, m’sieu l’abbé...
L’abbé.—Ga... quoi?
Bob.—Ga! gaga! ça veut dire un dont les facultés s’affaiblissent.
L’abbé.—Bob, vous allez écrire à madame votre mère que vous devenez de plus en plus insolent.
Bob, s’installant.—Oui, m’sieu l’abbé.
Bob écrit sa lettre; il s’applique et tire la langue.
L’abbé.—Est-ce que vous avez fini?
Bob.—Oui, m’sieu l’abbé.
L’abbé.—Déjà! elle ne doit pas être longue, votre lettre?
Bob.—Elle est c’qu’y faut pour dire c’qu’y a! J’sais pas étaler des guirlandes comme vous, moi, m’sieu l’abbé. (Il plie sa lettre.)
L’abbé.—Montrez-moi votre lettre avant de la cacheter...
Bob.—Ah! la lettre à m’man; ben, vous êtes rien curieux!
L’abbé.—Je veux corriger les fautes.
Bob, avec aplomb.—Y en a pas!
L’abbé.—Donnez toujours? (Il lit.) «Maman.» (S’interrompant.) Comment! vous mettez ainsi «maman»?
Bob.—Ben, qu’est-ce que vous voulez que j’mette?
L’abbé.—«Chère maman», ou «Ma chère maman», ou encore «Chère petite mère».
Bob.—Allons donc! m’man, c’est m’man... quand j’lui parle j’lui dis, m’man! J’vois pas pourquoi que j’changerais?
L’abbé.—Parce que, lorsqu’on écrit, on emploie certaines formules consacrées par l’usage...
Bob.—Pas moi! J’écris comme j’parle, moi!
L’abbé.—Ça va être joli!
Bob.—Ah ben, si vous croyez que m’man tient aux formules consacrées par l’usage, vous la connaissez guère, allez!
L’abbé, continuant sa lecture.—«Maman, je voudrais bien être avec toi; ou alors que tu soies revenue. Je m’embête bien ici tout seul, va... Papa est bien bon pour nous; il nous promène tous les jours au bois.
«Grand-mère aussi est bien bonne, encore grand-père.
«M. l’abbé est toujours la même chose.
«Fred et Lilie vont très bien.
«Léon a eu sa moustache coupée d’un côté; nous ne savons pas qui que c’est qui a fait ça.
«Fais bien des caresses à Fatma et à la vache blanche de ma part, et à la bonne bourrique aussi, que j’aime de tout mon cœur.
«Embrasse bien le jardinier pour moi.
«Ton vieux Bob qui t’aime et qui t’embrasse bien, bien fort.
«P.-S.—M. l’abbé me charge de te dire que je deviens de plus en plus insolent.»
Bob.—C’est-y bien, ça, m’sieu l’abbé?
L’abbé.—Cette lettre est ridicule.
Bob, vexé.—Ridicule! en quoi?
L’abbé.—En tout. Et d’abord vous ne pouvez pas dire à madame votre mère d’embrasser le jardinier pour vous...
Bob.—Ah! c’est vrai!... ça n’se fait pas!... Ben, j’vas effacer.
L’abbé.—Ensuite, on ne dit pas «qui que c’est qui a fait ça». On ne l’écrit pas surtout; et puis, que signifie cette phrase: «M. l’abbé est toujours la même chose»?
Bob, embarrassé.—Dame!... J’veux dire q’vous êtes pas plus... indulgent... Vous êtes fâché?
L’abbé.—Pas du tout...
Bob, le regardant.—Tiens! on dirait pourtant q’vous faites une lippe...
L’abbé.—Bob!!
Bob.—Une moue, m’sieu l’abbé... une moue... La langue m’a fourché...
L’abbé.—Ensuite, vous ne dites pas un mot à madame votre mère à l’occasion de son anniversaire de naissance, qui est, je crois, ces jours-ci...
Bob.—Ah! c’est vrai!... Oh! mais si elle est pas revenue, j’voudrais bien lui envoyer un p’tit bibelot...
L’abbé.—Parfaitement; à la promenade de demain, vous pourrez acheter un objet quelconque...
Bob.—Acheter?... avec quoi?... J’ai plus rien!
L’abbé, surpris.—Comment! déjà! et vos étrennes?
Bob.—Ratissées!...
L’abbé.—Quel langage!!! Mais qu’avez-vous donc acheté pour dépenser tout cet argent?...
Bob.—Des tas d’choses!
L’abbé.—Mais encore...
Bob.—Tout ça, d’abord.
Il ouvre une vaste armoire placée dans un coin de la salle d’étude. Cette armoire est pleine de jouets, et sur une planche sont rangées des fioles qui contiennent de l’eau rouge, bleue, verte, jaune, violette... absolument trouble, qu’il désigne à l’abbé d’un geste radieux.
L’abbé, surpris.—Qu’est-ce que c’est que tout ça?
Bob.—C’est des bouteilles!
L’abbé.—Je le vois bien.
Bob.—Ben, pourquoi q’vous m’le demandez?
L’abbé.—Je vois les bouteilles, mais j’ignore ce qu’elles contiennent...
Bob.—Des choses comme y en a dans les belles boules qu’est chez les pharmaciens... c’est joli, hein, m’sieu l’abbé?
L’abbé.—Joli... je ne trouve pas; c’est trouble...
Bob, indigné.—Trouble! ben, c’est Fred qu’a fait ça! Fred, vot’ préféré... c’est lui qui m’l’a vendu...
L’abbé, riant.—Il n’a pas dû vous le vendre cher?
Bob.—Y en a pour 20 francs!... Vingt francs qu’y m’l’a vendu...
L’abbé, saisi.—20 francs!... Mais c’est une plaisanterie?...
Bob.—Pas du tout. C’est payé!
L’abbé.—Mais enfin, comment a-t-il eu l’idée de vous vendre cela? à quel propos?...
Bob.—A propos q’j’en avais envie... J’trouve ça superbe! Alors, jeudi, quand m’man nous a conduits chez l’coiffeur, place Beauveau, pour nous faire couper les cheveux, j’ai regardé les beaux machins rouges et bleus d’la pharmacie qu’est à côté, et j’ai dit à Fred: «Tu vois bien ça, ben j’donnerais 20 francs pour en avoir de pareils!» Et y m’a répondu: «Ben, donne les 20 francs et j’t’en ferai...» J’ai donné 20 francs, et y m’a fait ça... C’est pas tout à fait pareil... mais enfin...
L’abbé.—Fred vous a trompé, mon pauvre Bob.
Bob.—Y m’a mis dedans, q’vous voulez dire?... mais non; paraît qu’on paye très cher c’qu’y faut pour teindre l’eau...
L’abbé.—Vraiment! Et qu’est-ce?
Bob.—Ça, j’sais pas; il a pas voulu m’le dire, parc’ que si je le savais, j’lui en achèterais plus, qu’il a dit...
L’abbé, riant.—Et vous avez cru cela?
Bob, vexé.—C’est vrai, y s’a moqué de moi...
L abbé.—«Il s’est moqué...»
Bob, très rouge.—J’vas lui fiche une tripotée, j’vous dis q’ça, m’sieu l’abbé...
L’abbé.—Vous allez vous tenir tranquille, et je vous ferai rendre vos 20 francs.
Bob, réfléchissant.—Y m’a volé, c’est exact; mais, n’empêche que les 20 francs sont à lui, puisque j’ai accepté l’prix... J’aime mieux lui laisser m’n’argent et lui dire c’que j’pense d’ses manières. (Il se précipite vers la porte.)
L’abbé.—Asseyez-vous; la récréation est terminée.
Bob s’assoit en grondant sourdement et en jetant un regard navré sur l’armoire qui renferme les bouteilles.
Bob, Maman, lisant.
Bob.—Veux-tu que j’te récite des vers, dis, m’man, pour le 1er janvier?
Maman, sans enthousiasme.—Des vers? Quels vers?...
Bob.—Oh! des beaux, va! Horace!
Maman.—Oui... Si tu veux...
Bob.—Ça a pas l’air de t’séduire autrement, hein?
Maman.—Mais si, mais si...
Bob.—T’aimes pas les vers, dis, toi?
Maman.—Va toujours.
Bob récite d’une voix sourde une tirade du vieil Horace.
Bob.—C’est-y bien?
Maman.—Pas mal; c’est dit assez juste...
Bob, bon prince.—Oh! si t’as des observations à m’faire, tu peux, va!
Maman.—Vraiment?
Bob.—Et j’en serai même pas fâché, parc’ que m’sieu l’abbé est si tellement nice pour tout ça...
Maman.—C’est bon... Eh bien! tu laisses tomber ta voix; on n’entend plus rien; tu ne respires pas assez... et puis...
Bob.—Il y a encore quelqu’ chose?...
Maman.—Tu ne dis pas cela assez simplement... Les vers sont très beaux et n’ont pas besoin d’être soulignés à ce point... Il faut un peu moins déclamer... Parler plus naturellement... Comprends-tu?...
Bob, dédaigneux.—Ah! tu es de c’t’école-là aussi, toi?...
Maman.—Qu’est-ce que tu dis?...
Bob.—J’dis que tu es d’l’école d’ceux qui disent plat, sous prétexte d’dire simple...
Maman.—Où prends-tu ça, petit moucheron?...
Bob, très digne.—Dans m’sieu Sarcey, q’je l’prends? J’ai vu qu’y disait ça, une fois, à propos d’un acteur des Français... On n’doit pas dire les beaux vers comme si on offrait à quelqu’un d’s’asseoir... C’est pas des sentiments ordinaires q’ça raconte... Donc, faut pas q’ça soye parlé comme des choses ordinaires... faut d’l’ampleur, et ceux qui ont la prétention d’dire simplement, ben, c’est qu’y sont pas capables d’dire autrement, et v’là!
Maman.—Ah! tu lis le Temps, Bob?
Bob.—Quelqu’ fois... quand tu l’laisses traîner...
Maman.—Et tu es probablement convaincu que tu as... l’ampleur voulue?
Bob, modeste.—J’y tâche...
Maman.—C’est M. l’abbé qui t’a fait apprendre cela?
Bob.—Ah! ouiche! m’sieu l’abbé? Y m’fait apprendre des p’tites fables, m’sieu l’abbé!... et quelles fables!... c’est pas même d’Florian qu’elles sont!... et c’est d’un bête!... que j’y comprends absolument rien... et qu’on pourrait aussi bien commencer par la moralité... et puis... y n’aime pas les vers belliqueux, m’sieu l’abbé...
Maman.—Ah!!! (Distraite.) Tant mieux! je croyais, au contraire, qu’il était chauvin...
Bob.—Chauvin... non... y m’semble pas... j’sais du reste pas c’que c’est!... (Réfléchissant.) Mais non... c’est pas d’chauvin qu’y parle tout l’temps, c’est d’Baudin...
Maman.—Ah!...
Bob.—Et faut croire que c’lui-là, c’était vraiment un grand homme... Ah! mais là, un pour de bon... s’pas?
Maman.—...
Bob.—Tu dis rien? C’était pas un grand homme? T’as pas l’air contente que j’t’ai dit ça?... Est-ce que M. l’abbé m’aurait mis d’dans?... Va pas m’faire du potin avec lui, toujours?...
Maman, riant.—Sois tranquille.
Bob.—Oh! c’est q’tu l’connais pas... tu sais pas à quel point qu’il est rancunier, p’tit... à quel point q’ses vues sont étroites...
Maman.—Allons, allons, Bob!
Bob.—Ah! mais... c’est q’c’est rien de l’dire, faut voir ça d’près!... m’faire apprendre Horace? Ah bien! dans mon livre d’classique q’tu m’as donné, j’ai Horace, et l’Cid et Cinna! Ben, y veut pas j’apprenne rien d’tout ça... «C’est pas convenable», qu’y dit... C’est un vieux rétréci!
Maman.—Bob, je te défends de parler ainsi de M. l’abbé...
Bob.—Pourquoi n’aime-t-y pas Corneille? ni Victor Hugo, car Victor Hugo y fait plus que d’pas l’aimer, y l’antipathe... Pourquoi ça? Parc’ qu’y les comprend ni l’un ni l’autre... V’là tout!
Maman.—Et tu les comprends, toi?
Bob.—Mais oui. C’est beau, beau, beau!... Dis donc, m’man?
Maman.—Quoi?
Bob.—A-t-y vraiment existé des gens comme ceux qu’on rencontre dans ces pièces-là?
Maman.—Sans doute...
Bob, rêveur.—Ah! tu penses? Ben, j’l’aurais pas cru! Est-ce que tu en connais, dis, des gens comme ça?
Maman, riant.—Non...
Bob.—Est-ce que tu en as connu?...
Maman.—Non...
Bob.—Alors, si personne en a connu, on n’est pas absolument sûr qu’y en ait eu. Dis donc, m’man, dans ce c’cas-là, dans cinq cents ans, on nous représentera peut-être comme ça aussi, nous?
Maman.—C’est peu probable...
Bob, vexé.—Pourquoi q’c’est peu probable?... J’s’rais très capable d’faire des grandes actions aussi, moi... Tu ris? pourquoi ris-tu?... y a pas besoin d’être savant, va, pour être un héros... Quand j’réfléchis, j’me dis toujours que l’héroïsme est la chose d’laquelle on a l’air d’faire l’plus d’cas, et c’est la seule carrière dans laquelle on aie chance d’réussir sans travailler... et c’est beau!... J’aime ça!
Maman.—Moi aussi, mais c’est peu pratique... à présent...
Bob, suivant toujours son idée.—On peut même être un héros et être bête, s’pas, m’man? Ainsi, Rodrigue, crois-tu qu’il était très intelligent? J’aime mieux l’vieux, moi... celui qui dit:
Laisse-moi prendre haleine avant de te louer,
Ma valeur n’a point lieu de te désavouer;
Tu l’as bien imitée, et ton illustre audace
Fait bien revivre en toi les héros de ma race:
C’est d’eux que tu descends, c’est de moi que tu tiens.
etc., etc. Y s’gobe un peu, mais, à part ça, y m’plaît...
Maman.—Qui?
Bob.—Don Diègue, j’aime bien c’caractère-là... C’est lui qui dit aussi:
Porte, porte plus haut le fruit de ta victoire,
Je t’ai donné la vie, et tu me rends ma gloire;
Et d’autant que l’honneur m’est plus cher que le jour,
D’autant plus maintenant je te dois de retour.
Ben, il est certain q’si l’monsieur qui joue ça, l’parle comme tu parles, si y l’dit sur un p’tit ton tout naturel, y doit détonner...
Maman.—Tu as une mémoire...
Bob.—J’en sais bien d’autres, va... Tiens, la suite...
Mais d’un cœur magnanime, éloigne ces faiblesses:
Nous n’avons qu’un honneur, il est tant de maîtresses;
L’amour n’est qu’un plaisir, l’honneur est un devoir.
Alors le p’tit répond:
Ah! que me dites-vous?
Et l’vieux:
Ce que tu dois savoir...
C’est beau, hein, ça, m’man? Seulement y a une chose que j’comprends pas très bien.
Maman.—Je vais te l’expliquer...
Bob.—Ah! j’osais pas te l’demander! Ben, dis-moi donc c’que c’est qu’une maîtresse? J’voudrais l’savoir... au juste?...
Maman.—C’est... une fiancée...
Bob.—Ah! (Pensif.) Alors, pourquoi qu’on dit pas: «Il est tant de fiancées...»?
Maman.—Puisque ça rime avec faiblesse.
Bob.—Ah! oui... mais... on pourrait dire: «Éloigne ces pensées» ou un autre mot quelconque...
Maman.—Il est fâcheux que Corneille ne t’ait pas consulté.
Bob.—Blaguer, c’est pas répondre.
Maman.—Bob, tais-toi.
Bob.—C’était pourtant bien simple... t’avais qu’à m’dire q’tu voulais pas m’expliquer c’mot, ou plutôt qu’à pas m’l’offrir, car c’est toi qui m’l’as offert...
Maman ne répond pas et reprend sa lecture. Silence.
Bob.—Tu veux plus q’nous causions d’Corneille, dis?
Maman.—Je ne veux pas discuter avec toi... tu es absolument ridicule, mon pauvre Bob.
Bob.—Ben, j’discuterai plus... J’t’aime bien, va, m’man.
Maman.—Moi aussi, Bob...
Bob.—C’est-y les grandes idées qui t’plaisent dans Corneille, ou bien si c’est seulement les beaux vers?
Maman.—Mais tâche donc de parler français, malheureux!
Bob.—Oui. Mais dis-moi c’que tu aimes le plus?
Maman.—Mais je ne sais pas, j’aime tout.
Bob.—Ben, moi j’croirais plutôt q’c’est les vers q’tu aimes... J’ai idée qu’au fond, tu trouves ces caractères-là exagérés?...
Maman.—Mais non.
Bob.—Tu veux pas m’le dire, pour pas souffler sur mes admirations... Mais j’parle bien que l’vieil Horace, par exemple, t’fait l’effet d’un vieux sauvage?...
Maman.—Mais du tout.
Bob.—Tu voudrais avoir un père comme ça?... ou un oncle?...
Maman.—Non, mais...
Bob.—Ben, moi si! c’est bête, hein?... C’est pas q’vous soyez pas très bien tous... Mais j’aurais été très flatté... d’vivre dans le temps qu’on avait comme ça des familles en bronze...
Maman.—Alors, tu ne trouves pas les sentiments du vieil Horace un peu excessifs?...
Bob.—Oh non! Ainsi j’trouverais... tout naturel de t’voir préférer la France à moi... même la France d’maintenant! Tu la préférerais pas toi, dis, m’man?
Maman.—Ah! laisse-moi tranquille! Tiens! récite-moi plutôt quelque chose?
Bob.—J’vas t’réciter d’Victor Hugo, tu l’aimes mieux...
Maman.—Mais...
Bob.—Oh! Je l’sais bien, va! tu trouves q’c’est plus humain, pas vrai, dis? Veux-tu que j’dise l’Expiation?
Maman.—C’est bien long.
Bob.—Oh non! Ça n’a q’trois cent quatre-vingt-six vers, c’est pas si long q’ça. (Il récite l’«Expiation».)
Maman.—C’est très bien, Bob.
Bob.—Alors, tu es contente?
Maman.—Très contente.
Bob.—Vois-tu, c’est moi qui ai eu l’idée d’te dire des vers. M’sieu l’abbé voulait que j’te répète la géographie d’la France pour le jour de l’an; moi j’pensais bien q’ça t’embêterait.
Maman.—Apprends-tu aussi des vers de Racine?
Bob.—Oh oui... C’est les plus faciles à retenir... Dis donc, m’man, lequel théâtre q’tu aimes le mieux: Corneille, Racine, ou Victor Hugo?... Moi d’abord je l’sais bien...
Maman.—En ce cas, pourquoi le demandes-tu?
Bob.—Pour voir c’que tu répondrais... parc’ que j’pensais q’tu voudrais p’t-être pas avouer q’c’est Victor Hugo q’tu aimes l’plus... et j’comprends bien ça!
Maman.—Parce que?
Bob.—Parc’ que les personnages sont plus nature... ils agissent plus comme on ferait soi-même. Ainsi, dans Mithridate: Mithridate s’tue, soi-disant pour pas être pris par l’ennemi, mais en réalité c’est pas la vraie raison...
Maman.—Ah! Et la vraie raison?
Bob.—C’est q’Monime l’aime pas... Alors, y s’tue... C’qui laisse la place à l’autre. Ben, dans Hernani, l’vieux monsieur est bien plus pratique q’ça...
Maman.—Quel vieux monsieur?
Bob.—Tu l’sais bien... celui qui a des beaux portraits d’famille et qui souffle dans une petite corne... y tue d’abord Hernani, lui: alors comme ça, il est sûr qu’il aura pas la femme... Dis donc, m’man, y a encore une chose que j’comprends pas très bien non plus dans tout ça!
Maman, inquiète.—Quoi?
Bob.—Ben, c’est pourquoi on s’dispute comme ça à cause des femmes... car c’est toujours à cause d’elles... au lieu d’s’arranger pour les avoir chacun à son tour... Pourquoi, dis?...
Maman.—Mais... parce que cela ne peut se faire... et puis, sans cela, il n’y aurait plus d’intrigue...
Bob.—Ah!... Alors, c’est ça, l’intrigue? C’est toujours ça?... Excepté dans Athalie, pourtant!... Là, c’est un p’tit gosse qu’est l’intrigue... Ben, vrai... l’autre genre est plus amusant... Oh! bien plus!... Athalie, c’est la seule chose q’m’sieu l’abbé permet... y paraît q’c’est convenable... c’est assez embêtant pour ça, du reste...
Maman.—Mais les choses convenables ne sont pas plus emb... ennuyeuses que les autres...
Bob, moqueur.—Oh! n’te reprends pas si c’est pour moi... tu sais!... On n’peut pas toujours parler en vers, pas vrai?... Et encore, y m’semble q’si, moi, j’faisais une tragédie, eh bien, j’parlerais comme ça, sans pouvoir m’en empêcher...
Maman, riant.—Contente-toi d’apprendre les tragédies des autres.
Bob.—Pourquoi? La vieille qui m’a prédit dans ma main que j’s’rais célèbre a pas dit comment q’je le serais...
Maman, stupéfaite.—La vieille? Il y a une vieille qui t’a prédit quelque chose?... Où? quand?
Bob.—C’t’automne, dans le l’jardin, où qu’elle raccommodait les chaudrons d’la cuisine... Elle avait des ch’veux tout noirs, tressés avec de p’tites médailles, et elle fumait une p’tite pipe sans queue... Ben, elle a regardé ma main, et elle a dit q’j’avais une étoile sur l’mont d’Jupiter, et q’j’serais célèbre... Pourquoi q’ça serait pas en faisant des tragédies, dis? que j’serais célèbre?
Maman.—Tu crois à ça, mon pauvre Bob?
Bob, avec élan.—Si j’y crois?... (Réfléchissant.) Oh! pas du tout.
Bob, Fred; Grand-père, lisant les journaux, plongé dans un gigantesque fauteuil.
Bob, à Fred.—Allons! Vas-y donc, plus fort q’ça!...
Fred.—J’ose pas... J’ai peur qu’y s’fâche...
Bob.—Mais non... on n’sent rien au fond d’ça...
Fred bouscule tant qu’il peut le fauteuil de grand-père, qui finit par avancer d’un pas.
Grand-père, agacé.—Allez-vous rester tranquilles?... Qu’est-ce que cette idée de pousser mon fauteuil?... Je vais vous mettre à la porte...
Bob, avec aplomb.—Grand-père, c’est en jouant.
Fred, les yeux baissés.—C’est pas exprès, grand-père.
Grand-père.—Pas exprès! Je t’ai vu pousser avec ton épaule... Ah! tu mens, à présent.
Bob, vivement.—Grand-père, il a poussé parce que j’ai voulu... lui, y voulait pas.
Grand-père, énervé.—C’est toi qui as ces jolies idées, et tu les lui fais exécuter... C’est très mal, Bob.
Il veut reprendre sa lecture.
Bob.—Vous fâchez pas, dites... C’est parc’ que vot’ gros fauteuil nous r’présentait si bien l’coupé.
Grand-père.—Quel coupé?
Bob.—Ben, l’coupé qu’on casse en arrêtant l’cheval.
Grand-père.—Ah! vous jouez aux accidents de voitures?... c’est charmant!
Bob, se redressant.—Aux accidents de voitures? Ah! bien ouiche!...
Grand-père.—Bob?...
Bob, majestueux.—A l’arrestation du prince Napoléon, q’nous jouons...
Grand-père, ahuri.—Voilà un jeu!...
Bob.—C’est un beau jeu, allez! Et d’abord nous commençons par l’commencement.
Grand-père.—Cela m’étonne de ta part.
Bob, sans paraître remarquer la reflexion.—Nous sautons à la figure du cheval.
Fred, mélancoliquement.—C’est moi qui saute, puisque t’es tout l’temps l’prince...
Bob.—Nous brisons l’coupé, et alors... (Changeant brusquement de ton.) C’est vot’ fauteuil qu’est certainement l’meilleur pour faire ça... et si vous vouliez nous l’prêter... ça vous éviterait d’être secoué, parc’ que, si doucement qu’on pousse, ça secoue toujours un p’tit peu?...
Grand-père.—Comment! ça m’éviterait d’être secoué! mais, j’entends bien rester dans mon fauteuil sans être secoué, car je vous défends de le toucher, d’en approcher même! (A Bob.) Tu m’entends?
Bob.—Pourquoi m’dites-vous ça plutôt qu’à l’autre?
Grand-père.—Qu’à l’autre? Quelle étrange manière de parler de ton frère!
Bob.—Oh! nous sommes pas en cérémonie!
Grand-père.—Je m’adresse à toi, parce que tu es l’aîné et le plus méchant.
Bob.—On croit ça... On s’trompe... J’suis l’plus embêtant, mais j’suis pas du tout méchant, et j’vais...
Grand-père, voulant reprendre ses journaux.—Assez! si vous revenez rôder autour de moi... je vous envoie à M. l’abbé.
Fred, s’écartant espectueusement.—Oh!!!
Grand-père.—Ou au diable!
Bob, rognonnant.—C’est la même chose.
Grand-père.—Tu dis?
Bob, indifférent.—Rien... rien qui vaille la peine d’être répété.
Grand-père, soupçonneux.—J’avais cru entendre...
Bob.—Oh! vous savez, grand-père... Quand on croit... on n’est pas sûr.
Grand-père, crispé.—Allons, décampe! (Bob ne bouge pas.) Eh bien! tu n’es pas parti?
Bob, tenace.—Grand-père... c’est que j’veux vous dire... t’nez, c’est vraiment pas gentil, c’que vous faites là (Il le tire par la manche.)
Grand-père, exaspéré.—Oh!!!
Bob.—Oui... ça vous coûterait si peu... et ça nous amuserait tant!... Vous, vous avez tout l’temps pour être bien... vous faites rien du matin au soir, vous! tandis q’nous qu’avons qu’une pauv’ p’tite récréation de rien du tout... vous nous la faites rater.
Grand-père, se levant.—Tiens! je vais appeler ta mère... elle te punira elle-même comme elle l’entendra.
Bob.—Faites pas ça, grand-père... faites pas ça! V’là q’vous êtes levé... Soyez bon, lâchez l’fauteuil!...
Grand-père.—«Lâchez l’fauteuil»? Quel langage!
Il va s’asseoir à l’autre coin de la cheminée, emportant son paquet de journaux. Bob pousse un cri de triomphe et s’empare du fauteuil; le jeu recommence. Au bout d’un instant, violente discussion.
Grand-père.—Mais, voulez-vous vous taire? C’est à devenir sourd!
Bob.—C’est pas moi, c’est Fred.
Grand-père.—Qu’est-ce qu’il a encore?
Bob.—Y fait des difficultés pour tout.
Fred.—Certainement q’j’en fais! y veut pas jamais que j’sois l’prince... C’est toujours moi qui suis l’homme...
Grand-père.—Quel homme?
Fred, pleurant.—L’homme qui arrête.
Bob.—M’sieu Clément, qu’y veut dire... J’vois pas non plus pourquoi qu’y veut pas être m’sieu Clément.
Grand-père.—Si tu ne vois pas cela, alors cède-lui...
Bob.—Non... Moi, j’veux pas faire de ces ouvrages-là... même en effigie.
Grand-père.—Mais tu trouves bon de les faire faire aux autres...
Bob.—Dame! Quand c’est leur métier...
Grand-père.—Tu m’ennuies. Arrangez-vous comme vous l’entendrez...
Fred, doux et décidé.—Moi, j’joue plus à ça... Si j’ne fais pas un tour de prince...
Bob, aimable.—Grand-père... si vous vouliez... vous pourriez joliment bien arranger ça?... (Câlin.) Vous voudriez pas faire m’sieu Clément une toute p’tite fois, dites?...
Grand-père, furieux.—Ah çà! tu te moques du monde?...
Bob.—Ça serait pas long... et puis, j’vous bousculerais pas fort... pas même si fort que Fred... C’est ça qui l’a un peu écœuré tout à l’heure...
Grand-père.—Pourquoi le bousculer?
Bob.—Dame! en me défendant!
Grand-père.—Tu penses que le prince s’est défendu... qu’il a bousculé quelqu’un?...
Bob, vexé de voir qu’il a fait fausse route.—Mais...
Grand-père.—On ne bouscule pas la police, on la respecte toujours.
Bob.—Alors, on a eu raison d’arrêter l’prince Napoléon? Il avait fait quelq’ chose d’mal?
Grand-père.—Non...
Bob, perplexe.—Et on l’arrête?... et y faut respecter ceux qui l’arrêtent?...
Grand-père.—Oui.
Bob, pensif.—C’est cocasse!... Ça a tout d’même dû l’embêter d’se laisser prendre comme ça!... Un homme si fort!
Grand-père, étonné.—Tu le connais?...
Bob.—Oui... J’l’ai vu une fois au Salon... Une fois q’j’avais reculé pour juger un tableau...
Grand-père, haussant les épaules.—Juger un tableau!
Bob, continuant.—Et en reculant, j’ m’ai jeté dans un gros monsieur... Alors après, m’man m’a dit: «C’est ça, renverse l’prince Napoléon! Tu as des manières charmantes...» Même qu’en l’regardant j’ai pensé q’j’aurais eu du mal...
Grand-père.—C’est bon; va jouer.
Bob.—Fred n’en veut plus... (Illuminé.) Dites donc, grand-père, j’ai une idée!...
Grand-père, inquiet.—Non... c’est inutile...
Bob.—Si, c’est utile!... C’est même instructif... Puisque j’sais pas tout à fait juste comment q’tout ça s’est passé... Lisez-le-nous dans vot’ journal... Ça doit être convenable... Nous devons pouvoir entendre ça?
Grand-père.—Cela ne t’intéresserait pas.
Bob, indigné.—Oh!!! la politique! C’est la chose qui m’intéresse l’plus après les ballets et les tragédies... Si on peut dire ça!...
Grand-père.—Il est ridicule qu’un enfant s’occupe de ces choses-là...
Bob.—D’quoi que j’m’occuperais donc alors? J’entends parler que d’ça... d’puis quelqu’ temps surtout.
Grand-père.—Mais, à qui entends-tu parler politique? Ce n’est pas à moi toujours?
Bob.—A m’sieu l’abbé, donc! aux prêtres avec quoi qui s’promène, ou bien à ceux qui viennent l’voir, ou bien à nous, quand y n’a pas mieux...
Grand-père, stupéfait.—A vous?
Bob.—Oh! mon Dieu, oui! pourvu qu’y parle, ça lui est égal... y fait les demandes et les réponses! et puis d’ailleurs, des fois, moi, j’lui réponds.
Grand-père.—Ça doit bien l’amuser!
Bob, vexé.—Avec qui qui pourrait donc en parler, si y n’m’avait pas?... C’est pas avec vous toujours, hein, grand-père, depuis l’jour qu’à table vous lui avez rivé son clou?
Grand-père.—Je ne sais ce que tu veux dire...
Bob, moqueur.—Oh! qu’il a dit quelqu’ chose et q’vous avez fait un nez...
Grand-père.—Mais, Bob...
Bob, lancé.—Oui, oui. Alors m’sieu l’abbé vous a dit: «J’vous d’mande pardon, m’sieu l’marquis, si j’avais connu, si j’avais z’eu l’honneur (qui disait comme ça en appuyant) de connaître vos opinions, je n’me serais pas permis d’les bêcher devant vous!...»
Grand-père.—Oh! bêcher!
Bob.—Ou un autre mot pareil, ça n’fait rien à l’affaire! Mais en disant ça, il avait l’air d’blaguer... et vous étiez tout rouge, grand-père, et vous avez dit: «M’sieu l’abbé, si vous désirez connaître mes opinions, j’suis bonapartiste, et si mes goûts vous intéressent également, j’vous dirai que je n’veux pas (et vous avez appuyé aussi) qu’on parle politique ici.» Oh! nous étions contents, Fred et moi, d’voir ça! Nous nous donnions des coups de coude avec nos pieds, sous la table.
Grand-père.—Tu exagères tout.
Bob.—C’est comme le jour qu’y geignait... à propos du Concordat que j’crois? et q’vous lui avez dit que l’clergé avait pas volé c’qui lui arrive.
Grand-père, ennuyé.—Moi, jamais de la vie je n’ai dit cela...
Bob.—Oh! grand-père!... Dites pas q’vous avez pas dit: «Q’c’était bien fait, parc’ que, sous l’Empire, tout l’clergé était républicain... et q’puisqu’il avait l’gouvernement d’ses rêves, y d’vait être satisfait...»
Grand-père, distrait.—J’ai dit cela, parce que l’abbé avait été inconvenant...
Bob, jouant la candeur.—Inconvenant! m’sieu l’abbé peut être inconvenant?
Grand-père, très ennuyé.—Mais non...
Bob.—Oh! vous venez de l’dire... à l’instant même... Y a pas des deux mois, comme pour l’histoire du Concordat... Pour ça, j’peux pas m’tromper...
Grand-père.—Laisse-moi tranquille...
Bob.—Vous pensez-t’y qu’y reviendra, dites?
Grand-père.—Qui?
Bob.—Ben, l’prince Napoléon?
Grand-père.—Eh! je ne sais pas...
Bob.—Mais vous en avez envie?...
Grand-père.—Oh! quant à ça!...
Bob.—Oui! Ben, vous pouvez vous flatter tous d’être des fameux empaillés, allez!...
Grand-père, saisi.—Hein?
Bob.—Parbleu! Est-ce que vous n’devriez pas l’enlever d’la Conciergerie?... ou y mettre l’feu, si vous n’pouviez pas faire autrement... Ah! non! c’est vrai! on peut pas, puisqu’il est dedans... Enfin, vous auriez déjà dû tous trouver quelq’ chose!
Grand-père, se laissant aller à répondre.—Il faudrait trouver des partisans, surtout...
Bob.—Ah! y en a pas? pourquoi?
Grand-père.—Parce que le prince Jérôme n’est pas populaire en France...
Bob.—Ah! oui! J’sais! Les histoires d’Crimée?... Des blagues!
Grand-père, étonné.—Qu’est-ce que tu dis?... De quoi parles-tu, petit moucheron?
Bob.—Ben, du bruit qu’on a fait courir qu’il était pas brave... C’était l’gouvernement qui faisait ça...
Grand-père, ahuri.—Ah!
Bob.—Eh oui! On avait peur d’lui; alors on s’disait: «Faut inventer quelq’ chose pour couler not’ cousin.» Et comme les Français aiment les gens braves, surtout quand c’est des militaires, on racontait qu’il était poltron... Et voilà...
Grand-père.—Tu as un aplomb!...
Bob.—Oh! pas déjà tant!...
Grand-père.—Alors, selon toi, le prince Jérôme...
Bob.—Est très brave... y peut vraiment pas être autrement... là, voyons, entre nous...?
Grand-père, riant.—Sans doute, entre nous, monsieur Bob.
Bob.—Seulement il a eu une guigne bleue, c’t’homme-là!... S’il avait seulement attrapé une belle blessure à la bataille de l’Alma, ou même une p’tite... à condition qu’on l’ait bien vue... qu’on ait été sûr qui s’l’avait pas faite avec son couteau... ben, c’était un héros!... Pas vrai, grand-père?
Grand-père.—Tu es un grand politique, mon pauvre Bob!
Bob, modeste.—Oh!!! (Pris d’une inspiration soudaine.) Fred! jouons à la guerre de Crimée... veux-tu?
Grand-père, épouvanté.—Oh! non, pas ça... pas de batailles, je vous en prie?... j’aime encore mieux l’arrestation... c’est plus calme.
Bob, insinuant.—Oui, mais alors, vous ferez m’sieu Clément, s’pas, grand-père?...
Dans la salle d’études.
Bob, l’abbé.
L’abbé corrige un devoir. Bob, la tête plongée dans ses mains, semble apprendre ses leçons.
Bob, à part, regardant l’abbé.—Y n’a pas l’air mécontent... Pas d’chance!... J’ai pourtant fait tout c’que j’ai pu pour q’ça soye horrible. (Haut.) Mon devoir est-y bien, m’sieu l’abbé?
L’abbé.—Il est très mauvais... Il y a seize fautes!...
Bob, d’un air triste.—Ah! c’est malheureux! J’aurais cru qu’y d’vait être très bien?
L’abbé, ironique.—Vraiment?...
Bob.—Oui, parc’ que je m’ai appliqué...
L’abbé, rectifiant.—«Je me suis appliqué...»
Bob, jouant l’étonnement.—Vous aussi?
L’abbé.—Bob, voulez-vous cesser ces manières? Vous comprenez fort bien que je vous dis de répéter, dans un français convenable, la phrase que vous venez de dire!... C’est affreux, de vous entendre parler ainsi...
Bob, conciliant.—Oh! comme nous n’sommes q’nous deux!...
L’abbé.—Assez! Répétez-moi vos leçons!
Bob, passant ses livres; à part.—J’sais pas un mot d’aucune. (Haut, avec aplomb.) Par laquelle qu’y faut commencer?
L’abbé.—Par l’histoire, comme toujours... Voyons... dites-moi ce que vous savez de Charles-Quint?...
Bob, faisant rouler son porte-plume sur la table pour se donner une contenance.—De Charles-Quint?... Oui... m’sieu l’abbé!...
L’abbé.—Eh bien?...
Bob.—Voilà, voilà, m’sieu l’abbé... D’abord... pour commencer... c’était... c’était...
L’abbé.—Comment!... Vous ne savez pas ce que c’était que Charles-Quint?...
Bob.—Oh! si, m’sieu l’abbé... C’était un pape...
L’abbé, stupéfait.—Un pape! Ah çà! vous n’avez donc pas même ouvert votre livre?...
Bob.—C’est pas ça? (Illuminé.) J’sais!... J’confondais avec Sixte-Quint! L’autre, c’est l’roi d’Hernani...
L’abbé, fermant le livre.—Vous apprendrez votre leçon pendant la récréation...
Bob.—C’est pas encore ça, Charles-Quint?... J’croyais pourtant bien q’c’était celui qui dit, dans Hernani:
Je t’ai crié: «Par où faut-il que je commence?» Et tu m’as répondu: «Mon fils, par la clémence.»
L’abbé, énervé.—Taisez-vous!...
Bob.—C’est pourtant des bien belles paroles, allez, ça, m’sieu l’abbé, et q’vous devriez bien méditer? Car, c’est pas pour dire, mais, la clémence, c’est pas vot’ fort!
L’abbé, exaspéré.—Vous tairez-vous, Bob?
Bob, tranquille.—C’est pas d’ma faute si les belles choses m’frappent l’imagination... C’est superbe, ça! et vous n’savez p’t-être pas à qui qu’y parle?... Ben, c’est à Charlemagne, qu’y parle!... C’est ça qui fait q’c’est grandiose!... Comme tout Victor Hugo, du reste!
L’abbé, haussant les épaules.—N’employez donc pas des expressions dont vous ignorez le sens propre...
Bob, vexé.—Comment, comment?... En quoi q’j’ignore l’sens propre? Est-ce que vous pensez que j’crois q’ «grandiose», c’est un mois d’la Révolution comme «pluviôse» ou «ventôse»; c’est p’t-être vous, qui croyez ça?...
L’abbé.—Bob, sortez!... Allez en pénitence dans la bibliothèque...
Bob, se levant en essayant de prendre un air navré.—Oui, m’sieu l’abbé!... (A part.) Ça a été dur à décrocher, c’matin!... Les aut’ jours, ça allait tout seul...
Il se dirige vers la porte.
L’abbé.—Vous devez être bien honteux?... Depuis quatre jours vous êtes privé d’assister à la leçon de votre frère...
Bob.—Oh! pour ce qui est d’ça, ça m’est équilatéral...
L’abbé.—Plaît-il?...
Bob.—C’est vrai, depuis trois semaines, il apprend l’histoire de la femme de Loth... il n’la sait pas encore, du reste!... Faut rendre justice à chacun!... Mais comme c’est vot’ préféré, et q’vous lui passez tout... il a l’droit d’pas savoir c’qu’a fait la femme d’Loth d’puis trois semaines; tandis q’moi, j’ai pas l’droit d’pas savoir c’que c’est q’Charles-Quint, et voilà!
L’abbé.—C’est bien... sortez!...
Bob.—J’sors, m’sieu l’abbé, j’sors!
Il se lève et sort modestement.
L’abbé, surpris, le suivant des yeux.—C’est bizarre... Depuis quelques jours, il accepte les punitions avec une bonne grâce... une résignation surprenantes... Ce matin, on croirait qu’il cherchait à se faire punir... il doit y avoir quelque chose là-dessous...
Il va à la bibliothèque et revient, ramenant Bob qui est très rouge.
Bob.—M’sieu l’abbé, lâchez-moi.
L’abbé, irrité.—Ah! vous lisez... au lieu d’apprendre vos leçons... Vous lisez des livres défendus...
Bob, rageur.—Puisque les clefs y étaient... c’était pas défendu!... Quand c’est défendu, on les ôte... Rendez-les-moi? (Il cherche à saisir les clefs que tient l’abbé.) Puisque m’man les avait laissées sur les bibliothèques, alors, moi, naturellement, j’ai profité d’ça pour lire... q’vous m’enfermiez tout l’temps là dedans...
L’abbé, saisi.—Vous avez lu beaucoup?
Bob.—J’te crois!...
L’abbé.—Bob, cette façon de me répondre est d’une insolence!...
Bob, sincère.—Oh! pardon, m’sieu l’abbé, j’voulais pas vous insoler... Vous savez, on dit: «J’te crois!» comme ça... Ça veut dire certainement... C’est une expression reçue...
L’abbé, les yeux au ciel.—Reçue! retournez à la bibliothèque, Bob!
Bob.—Sans clefs? Ah ça! jamais, par exemple! (Il se dirige vers l’autre porte.)
L’abbé.—Où allez-vous?...
Bob, fredonnant:
Où que j’vas?... Ça vous r’garde pas.
J’vas où que j’veux, loin d’où que j’suis;
C’est à côté, tout près d’là-bas.
Ma truffe marche d’vant, et j’la suis.
L’abbé, ahuri.—Qu’est-ce que cela, Seigneur?
Bob.—Ça? C’est un volume d’la bibliothèque... La Chanson des Gueux, qu’y s’appelle; c’est de m’sieu Richepin... l’air est d’moi...
L’abbé.—Venez ici, et dites-moi ce que vous avez lu...
Bob.—Des vers... rien q’des vers!... pour l’moment, y a q’ça qui m’chante...
L’abbé.—Mais enfin, quels auteurs?...
Bob.—Oh! des auteurs que j’connaissais et...! Vous pensez bien q’je m’suis pas amusé à lire Corneille ou Racine, ni même Molière...
L’abbé.—C’est très mal, ce que vous m’avez fait là?...
Bob, protestant.—Mais puisque c’est des vers... (De bonne foi.) Comme si des vers, ça pouvait n’pas être convenable!... La seule chose que j’ai fait d’mal, ça a été d’lire au lieu d’apprendre mes leçons...
L’abbé.—Et, non seulement vous avez lu, mais vous avez appris par cœur de ces... poésies?...
Bob, riant.—Appris?... Oh! m’sieu l’abbé, vous voulez rire!... J’ai r’tenu des p’tites bribes d’rien du tout... comme tout à l’heure... Oh! c’est q’les vers d’Richepin sont si rigolos!... et l’glossaire, qu’est à la fin, donc!...
L’abbé.—Le quoi?
Bob.—L’glossaire; vous avez pas l’air d’saisir?... Ben, c’est l’dictionnaire des gens et des mots qu’est pas du monde...
L’abbé, appuyant.—«Qui ne sont pas du monde.»
Bob.—Et les «Caresses», m’sieu l’abbé, les «Caresses»! Oh! si vous lisiez ça, vous seriez en admiration, allez!
L’abbé.—J’en doute...
Bob.—Mais si; c’est vraiment poétique! Moi, du reste, j’aime mieux les Gueux, c’est plus mon genre; c’est comme la Glu...
L’abbé, anéanti.—La Glu, dites-vous? Vous avez lu la Glu?
Bob.—Mais non!... Seulement, j’ai vu que m’sieu Sarcey dit q’c’est pas l’œuvre du premier venu...
L’abbé.—M. Sarcey?
Bob.—Mais oui... C’était sur l’feuilleton sur quoi q’vous m’avez fait mettre à genoux hier, pour que j’cire pas mon pantalon... Alors, naturellement, pendant q’j’étais dessus... j’lisais, moi!... J’lis toujours quand j’peux...
L’abbé.—Et... est-ce tout?
Bob.—Tout quoi?
L’abbé.—Tout ce que vous avez lu?
Bob.—Vous n’voudriez pas!... Ah! j’ai lu bien des autres choses!... Des fables de La Fontaine... c’est-à-dire non... des contes, aussi...
L’abbé.—Oh!!!
Bob.—Mais très peu; ça n’m’amusait pas... je n’les comprends pas... C’est un drôle d’français... c’est pas l’mien... ni celui du glossaire, ni celui d’Victor Hugo, ni même d’Racine... Mais, par exemple, des choses qui m’ont plu, c’est des poésies d’un qui a fait la Levrette en paletot, vous savez bien?... Châtillon, qu’y s’appelle...
L’abbé.—Mais non... Je ne sais pas du tout.
Bob.—Voulez-vous que j’vous la récite... la Levrette en paletot?
L’abbé.—Non... c’est bon...
Bob.—Ben, vous avez tort de ne pas vouloir, parc’que c’est très hurf!!!
L’abbé.—Hurf?...
Bob.—Oui... Ça veut dire chic!
L’abbé.—C’est dans vos récentes lectures que vous avez appris ce nouveau mot?
Bob.—Nouveau!,.. Ah! ben! y a beau temps que j’l’emploie!
L’abbé.—Je ne vous en fais pas mon compliment...
Bob.—Oh! pourquoi?... Mon oncle dit q’c’est la langue d’l’avenir?... Ah!!! c’que j’ai vu d’plus beau, c’est des vers sur Napoléon Ier... Le volume, c’est les Iambes, et l’morceau, c’est l’Idole... Oh! c’est beau, beau, m’sieu l’abbé!... C’est presque d’l’Hugo!... Et des autres vers sur la révolution d’Louis-Philippe... Il est question d’écharpe aux trois couleurs, et d’Paris si beau dans sa colère, et d’une jolie femme nue, qui remet la couronne au peuple, en trois jours, en broyant l’trône à coups de pierres. Oh! c’est sublime!!!
L’abbé.—Je connais... je connais...
Bob.—Et ça vous plaît, hein?
L’abbé.—Ne dites donc pas ainsi, hein! Ce n’est pas respectueux.
Bob.—Pardon, m’sieu l’abbé! C’est que l’respect, ça complique tant tout! (Un temps.) Trouvez-vous ça beau, les Iambes?
L’abbé.—Médiocrement... Ces colères virulentes ne m’émeuvent pas..
Bob.—Ben, alors, c’est pas comme moi!... On m’ferait mettre l’feu à une ville, en m’récitant des vers comme ça!...
L’abbé.—C’est une excitation à la haine... contre certains individus...
Bob.—Est-ce q’vous êtes patriotique, vous, m’sieu l’abbé?...
L’abbé, rectifiant.—Patriote. On dit: des sentiments patriotiques et un homme patriote!
Bob.—Et, en parlant d’vous, comment qu’on doit dire?
L’abbé, énervé.—Comment doit-on dire?
Bob.—Vous trouvez pas q’ça embrouille beaucoup, d’reprendre comme ça tout l’temps? Enfin... comment, en parlant d’vous, doit-on dire?
L’abbé.—Je viens de vous expliquer à l’instant, que lorsqu’il s’agit d’un homme on dit «patriote».
Bob, surpris.—D’un homme? Vous êtes un homme! Ah! j’savais pas!...
L’abbé.—...
Bob.—J’croyais q’les prêtres étaient quelqu’ chose à part... Ben, l’êtes-vous, patriote?
L’abbé.—Sans doute, je le suis.
Bob.—Est-ce que l’chauvinisme et l’patriotisme c’est la même chose?
L’abbé.—Pourquoi cette question? Qui vous a parlé de chauvinisme? C’est un mot dont vous ignorez la valeur.
Bob.—Oh! ça! absolument; mais c’est grand-père qu’a parlé d’ça... à propos d’vous... il a dit une fois comme ça, que l’chauvinisme, c’était vot’ spécialité...
L’abbé, vexé.—Ah!!!
Bob.—C’est mal?... Vous avez l’air tout chose... J’viens d’faire une gaffe, hein?...
L’abbé.—Nullement. (Changeant la conversation.) Madame votre mère sera bien mécontente lorsqu’elle saura que vous avez touché aux livres.
Bob.—C’est bon... N’vous en mêlez seulement pas... D’abord, j’ai rien dérangé... j’ai tout remis à mesure... excepté un Mürger qui est dans mon tiroir... J’l’ai pris parc’ qu’il y a une pièce qui m’plaît énormément; alors, j’voudrais l’apprendre...
L’abbé.—Non... cela ne peut vous convenir...
Bob.—Par exemple! Qu’est-ce que vous en savez, m’sieu l’abbé?... C’est très triste... c’est un testament... oui... l’Testament, q’ça s’appelle...
L’abbé.—Précisément, on ne doit jamais plaisanter la mort...
Bob.—Plaisanter?... Mais j’vous assure bien qu’y n’plaisante pas, allez!... Y raconte toutes ses petites affaires au notaire; un vieux, un antique, qu’a cent ans, qu’on dit... Y lui raconte qu’y va mourir, parc’ qu’y n’veut pas prendre des cochonneries qui l’prolongeraient jusqu’au printemps; d’ailleurs, y n’veut pas non plus mourir pendant l’carnaval, parc’ que ça empêcherait sa maîtresse d’danser. C’est bien, ça!... Y n’est pas égoïste, c’t’homme-là!... C’est pas vous, m’sieu l’abbé, qui voudriez mourir plus tôt pour pas empêcher vot’ maîtresse d’danser?... Vous aimeriez mieux vivre toujours et qu’elle danse jamais... pas vrai?...
L’abbé.—Je vous prie de me faire grâce de vos suppositions déplacées.
Bob, étonné.—Déplacées? Pourquoi déplacées?... C’est déplacé d’supposer q’vous avez une amie?... puisque vous m’avez dit q’c’est ça q’c’est...
L’abbé.—C’est bon...
Bob, reprenant son récit.—C’qu’y regrette surtout, l’malade, c’est de n’pas voir une Africaine, qui viendra dans un groupe d’élite, et y n’veut pas non plus aller en voir des autres en Égypte, parc’ qu’y dit qu’à Paris, pour cent sous, on a mieux...
L’abbé.—Il suffit...
Bob.—Et que y a non plus qu’à Paris qu’on peut chiffonner carrément les tuniques... Son frère lui a dessiné un tombeau, la famille a commandé l’deuil et y veut rien déranger, y laisse tout c’qu’il y a à une dame qui ressemble à du miel amer, qu’a des ch’veux soleil-couchant, et qui n’pleurera pas, sans ça, c’en serait une autre, et quand l’domestique vient avec son plumeau annoncer l’prêtre, y répond qu’il a lu Voltaire... et y s’retourne!...
L’abbé.—Mais c’est abominable!
Bob.—Oh! non... c’est beau, allez!... c’est parc’ que j’vous l’raconte pas très bien, sans ça. J’ai aussi lu un peu d’Musset, mais ça, c’est trop difficile à retenir... y a des nuits bien compliquées... mâtin!!!
L’abbé.—Bob!...
Bob.—C’est vrai... C’est des hallucinés, tout ça!... Y a une histoire de pélican dans une d’ces nuits-là, m’sieu l’abbé, q’ça fait frémir... Mais c’est tout d’même empoignant... Oh! je n’me plains pas... J’ai passé là quatre bonnes journées... j’m’arrangerais bien d’être toujours puni comme ça... sans compter que j’m’ai instruit...
L’abbé.—J’m’ai instruit! Oh! je comprends à quel point madame votre mère doit être contrariée de votre langage...
Bob.—J’me surveille, pourtant, l’mieux que j’peux, parc’ que, m’man, j’aime pas à l’ennuyer...
L’abbé.—Vous ne le prouvez guère...
Bob.—C’est vous qui lui montez l’cou... qui lui ouvrez l’œil sur mes p’tits défauts... dites un peu q’non, m’sieu l’abbé, q’vous lui ouvrez pas l’œil...
L’abbé.—...
Bob.—Vous voyez bien... Vous osez pas... Ça serait un mensonge!...
L’abbé.—Bob, retournez en pénitence!... (Bob va vers la bibliothèque.) Non... pas par là... allez dans votre chambre...
Bob, très digne.—C’est bien, m’sieu l’abbé... (Il disparaît et on l’entend qui fredonne de l’autre côté de la porte.)
Où que j’vas?... Ça vous r’garde pas.
J’vas où que j’veux, loin d’où que j’suis;
C’est à côté, tout près d’là-bas...
. . . . . . . . . . . . . . .
L’abbé lève les yeux au ciel avec découragement.
Bob.—Costume de cheviot. Chapeau marin. Mollets nus.
Maman.
(Ils entrent.)
Bob.—On cuit ici! Où nous nous mettons, dis?
Maman.—En face; il faut faire le tour.
Bob.—Pourquoi q’nous n’traversons pas dans le sable, dis, m’man?
Maman.—Parce qu’on ne traverse pas la piste.
Bob.—Dieu! y a-t-y du monde! et des belles toilettes! c’est dans l’endroit oùs qu’est l’élite, hein, m’man, q’nous allons?
Maman, sans comprendre.—Quelle élite?
Bob.—Ben, les gens très chic; j’vois toujours dans les comptes rendus d’ces machins-là: «L’élite du tout Paris mondain était représentée à cette réunion...» ou bien: «Le concours hippique qui, plus q’ jamais, attire l’élite de Paris, etc., etc.» Alors, moi, j’voudrais voir c’que c’est q’l’élite; saisis-tu, m’man?
Maman.—Parfaitement.
Bob.—Eh ben, j’le verrai-t’y?
Maman, découragée.—Je t’en prie, Bob, tâche de parler autrement.
Bob.—Oui, m’man.
Maman.—Enfin, tu n’entends pourtant personne parler ainsi?
Bob.—Non, m’man; ça m’est naturel. C’est-t’y dans la meilleure tribune q’nous allons, dis?
Maman.—Nous allons dans la tribune des sociétaires.
Bob, regardant deux femmes très élégantes qui les dépassent.—Oh! m’man, les belles dames! y en a beaucoup, du reste, d’belles dames; j’suis content q’ça soye toi qui m’aies amené, parc’ q’m’sieu l’abbé aurait rien su m’dire... J’suis sûr qu’y sait pas seulement c’que c’est q’l’élite, lui! Hélas! y a-t-y des officiers! encore plus que d’dames! Oh! m’man, c’en est tout rouge!
Ils arrivent aux tribunes des sociétaires. Tous les premiers rangs sont garnis. Plusieurs valets de pied occupent les premières places.
Bob.—Oh! mais, m’man, faut pas nous asseoir si loin.
Maman.—Nous nous placerons où nous pourrons.
Bob.—Vois-tu! si nous étions arrivés comme les gens qui sont d’vant, nous y serions aussi... V’là c’que c’est q’d’être toujours en retard...
Maman.—Qui est en retard?
Bob, agacé.—Ben, toi, donc! T’en finis jamais d’nouer ton chapeau! comme si tu pouvais pas aussi bien l’nouer dans la voiture.
Maman.—Tais-toi, Bob! si tu n’es pas content, je vais t’emmener.
Bob.—Si, j’suis content... seulement j’le serais bien plus si j’étais d’vant, tiens, à la place d’ce grand larbin qu’a la bouche ouverte... J’vois rien ici... J’parie q’si tu lui donnes dix francs, y consent à changer d’place avec nous.
Maman.—Tu ne comprends donc pas que tous ces valets de pied gardent les places que leurs maîtres viendront prendre tout à l’heure?
Bob.—Ben, c’est très malin, ça! Pourquoi n’as-tu pas fait comme ça? On aurait très bien pu envoyer Pierre... ou bien m’sieu l’abbé, puisqu’y n’m’avait pas aujourd’hui...
Maman.—Bob, tu es inconvenant; tu parles de M. l’abbé beaucoup trop légèrement...
Bob.—J’croyais pas qu’y avait du mal. Y s’serait rendu utile, puisque c’est son métier...
Maman.—M. l’abbé est là pour te donner des leçons, pas pouf autre chose...
Bob.—Oh! pourtant, m’n’oncle Jacques dit toujours: «L’abbé, c’est la grande utilité.»
Maman.—Tu auras mal compris ce que disait ton oncle.
Bob, vexé.—Naturellement. Toutes les fois que j’parle de quelqu’ chose qu’on n’voudrait pas, j’ai mal compris; c’est commode d’être les grandes personnes!
Maman.—Allons, tais-toi, et regarde les chevaux si cela t’amuse; sinon, allons-nous-en; je ne suis ici que pour toi...
Bob.—Comment! ça t’amuse pas? J’croyais q’tu aimais les choses de chevaux.
Maman.—J’aime les chevaux dehors, à la chasse, aux courses, enfin n’importe où excepté ici...
Bob, se serrant contre maman.—M’man, c’gros colonel qu’est à côté d’moi m’écrase avec son coude...
Maman.—Comment! avec son coude...
Bob.—Oui, y lorgne tout l’temps, et puis son coude m’pèse... C’est qu’il est énorme, son coude!... Y en a vraiment beaucoup, des militaires, tu trouves pas, dis, m’man?
Un monsieur qui tourne depuis un instant autour de la tribune et veut s’y asseoir, parlemente avec un employé de l’administration qui veut l’en empêcher.
Le monsieur.—Je n’ai pas le droit de m’asseoir là?
—Non, monsieur, c’est la tribune réservée aux sociétaires, et vous ne l’êtes pas.
—Non, mais j’ai payé vingt francs; on m’a dit qu’avec un abonnement de vingt francs, j’irais partout.
—Oui, monsieur, vous pouvez circuler librement dans l’intérieur du bâtiment, et vous asseoir en face, aux tribunes à cinq francs.
—Mais, sac à papier, puisque je vous dis que c’est vingt francs que j’ai payé!...
—Pour toute la durée du concours, monsieur, c’est un grand avantage...
—Il est joli, l’avantage, si je ne peux aller nulle part...
—Mais, monsieur, vous pouvez aller partout, dans les tribunes, dans les écuries...
Le monsieur, exaspéré.—Et aussi derrière les toiles, n’est-ce pas? En voilà une boutique!... (Il s’éloigne furieux.)
Bob, à maman.—Vois-tu, m’man, cette belle dame en robe d’bal?
Maman, regardant.—En robe de bal!
Bob.—Oui, là, en gris tout pâle... avec des dentelles en or et des roses qui r’lèvent sa robe... Tu la vois pas?
Maman, apercevant la dame en question.—Si, je la vois à présent.
Bob.—Pourquoi n’es-tu pas en robe d’bal, toi aussi, dis?
Maman.—Mais cette dame n’est pas en robe de bal...
Bob.—Ah! c’est vrai, y a pas la peau... mais ça y ressemble pour l’reste. Ça doit être l’élite, hein! ça, m’man?... Oh! cette autre... là-bas, tout en rouge, avec des broderies qui brillent, qu’on dirait l’soleil lui-même... Reluit-elle assez?
Maman.—Oui...
Bob.—C’est-y «l’élite»?
Maman.—Je ne crois pas...
Bob.—C’est une cocotte, hein?
Maman, ahurie.—Ne prends donc pas l’habitude de te servir de mots dont tu ne sais pas la signification exacte...
Bob.—Je n’sais pas la signification d’cocotte! Ah! ben, par exemple!
Maman.—Veux-tu me faire le plaisir de crier moins haut?
Bob.—Une cocotte, c’est une dame avec des ch’veux très jaunes ou très noirs, une jolie taille fine, une victoria, un gros bouquet mis en haut près du cou, des cils en velours, d’la poudre d’riz, un gros estomac bien tendu, un caniche ou un p’tit chien, et pas d’autr’ monsieur dans la voiture. Est-ce ça?
Maman, rassurée.—Oui, oui, c’est bon.
Bob, triomphant.—Ben, tu vois q’c’est un mot que j’peux employer, puisque j’sais c’qu’y veut dire...
Maman.—Non... C’est un mot... un mot impropre...
Bob.—Alors, quel est l’mot propre?
Maman.—Je t’ai déjà dit de regarder les chevaux...
Bob.—Ça m’amuse pas... C’est tous les mêmes, on dirait... et puis pas d’chute... C’est pas des obstacles sérieux, ça... J’trouve qu’y sautent mal, moi, ces chevaux-là... y sautent des quatre pieds à la fois...
Maman.—Un cheval ne peut pas sauter ici, les bons sauteurs sont toujours les derniers au concours hippique... Voilà un officier qui monte très bien.
Bob.—L’écuyer d’Saumur... Oui, c’est vrai... C’est M. Monpavon, q’dit c’monsieur à côté d’nous... (Il regarde son programme.) Mais non, c’est l’cheval qui s’appelle Monpavon. Est-y bête, c’monsieur!
Maman.—Veux-tu te taire, Bob, et ne pas t’occuper de ce que font ou disent tes voisins?...
Bob.—Il a une très chic manière d’monter, c’t’officier-là... Y n’a pas les rênes lâches au moins, lui!... y prend la tête à son ch’val...
Maman.—Ils montent tous très bien!
Bob.—Tu es gobeuse, toi!
Maman.—Bob, veux-tu être plus respectueux?
Bob.—Comme tu voudras, m’man, seulement j’t’aimerai moins à mon aise... Avec toi, vois-tu, je n’me gêne pas du tout...
Maman.—Je m’en aperçois.
Bob.—Alors, j’suis heureux... Si tu savais, m’man, comme j’déteste les cérémonies!... Tiens, voilà m’n’oncle Jacques... là... en bas... debout contre la balustrade... Y s’gratte l’oreille... tu l’vois pas?... Tiens, y parle à la dame en rouge... qu’est pas l’élite. Le vois-tu?
Maman.—Oui... oui... je vois...
Bob.—On dirait q’ça t’vexe que j’te montre l’oncle! j’vais l’appeler... est-ce pas? (Il se lève.) Pst... oncle Jacques!...
Maman.—Bob, tais-toi!...
Bob.—Y voit pas... Il entend donc rien?... C’est qu’il est trop occupé d’causer avec la dame... Elle est rudement jolie, tout d’même?... (Silence.) M’man?
Maman.—Quoi?
Bob.—Toi aussi tu dis «quoi?» C’est très malhonnête, que m’sieu l’abbé m’a dit...
Maman.—Quand tu auras fini de...
Bob, interrompant.—J’voulais t’dire... c’est une cocotte, la dame en rouge... q’tu crois?
Maman.—Encore!...
Bob, insistant.—Dis?
Maman.—Mais je n’en sais rien...
Bob, confidentiellement.—C’est q’si c’en est une, j’sais probablement son nom...
Maman.—!!!
Bob.—Oh! tu as beau ouvrir des yeux ronds... j’parierais bien q’c’est Ostentation, parc’ q’c’est elle qu’est le plus souvent avec l’oncle Jacques...
Maman, stupéfaite.—Tu dis?...
Bob, flatté.—Ah! ça t’intéresse donc?
Maman.—Je ne comprends pas un mot des bêtises que tu dis...
Bob.—C’est pas des bêtises; c’est grand’mère qui l’a dit, ainsi... à p’pa... y a pas deux jours... q’j’ai entendu... dans l’salon...
Maman, agacée.—Mais quoi?
Bob.—Q’l’oncle Jacques faisait tout l’temps la fête avec des cocottes, et c’qui m’irrite l’plus, qu’a dit grand’mère, c’est que l’plus souvent c’est avec Ostentation.
Maman, qui rit.—Vraiment?
Bob, étonné.—Tu ris, toi?... Ben, c’est pas comme grand’mère. Elle riait pas, va, grand’mère!... Paraît qu’elle aime mieux q’ça soye avec les autres qu’avec celle-là...
Maman.—C’est bien; ne te mêle pas de ce qui ne te regarde pas.
Bob.—Ça me r’garde, puisque j’suis d’la famille, et q’grand’mère disait q’c’était une plaie pour elle. Tiens, m’man, v’là l’monsieur qu’a payé vingt francs qui veut entrer dans la tribune d’à côté... On veut pas l’laisser non plus... l’pauvre homme!... Il a vraiment la guigne!... Tu vas voir qu’y finira par attraper un coup d’pied ou un renfoncement quelconque...
Le monsieur cherche en effet vainement à s’introduire dans une autre tribune, dont l’accès lui est refusé comme celui de la tribune des sociétaires. Il recommence à expliquer qu’on lui a dit que pour vingt francs il aurait le droit d’aller partout, etc.
Bob.—Y a longtemps, dis, m’man, q’ça existe, le concours hippique?
Maman.—Oui; mais autrefois ça ne ressemblait guère à ce que tu vois; il y avait peu de monde; c’était coquet, élégant, presque intime...
Bob.—Y avait-t-y l’élite?
Maman.—Oui.
Bob.—Et aujourd’hui?
Maman, riant.—Aujourd’hui aussi, probablement; mais aujourd’hui, «l’élite», comme tu dis, est noyée dans le flot, disséminée çà et là, de telle façon qu’on n’en retrouve rien.
Bob.—Y a bien plus d’femmes q’ d’hommes...
Maman.—Je crois que oui...
Bob.—Tant mieux!... ça orne plus!... J’ai idée q’si y avait des femmes qui sautent, ça aurait beaucoup d’succès... Moi, j’trouve qu’une femme à cheval, c’est très... décoratif! M’man, voilà la plus jolie cocotte d’la tribune!... là, à droite!...
Maman, crispée.—Mais ça m’est bien égal... Tiens-toi donc tranquille!
Bob.—M’man, j’t’en prie... elle est si tellement jolie, laisse-toi-la montrer... Vois-tu, elle a une robe, avec des grosses hanches froncées, comme les vieux portraits, et puis un grand chapeau avec des panaches d’toutes les couleurs... et puis l’air si insolent... J’aime ça, moi, qu’on ait l’air insolent!
Maman.—Mais c’est madame de Z!...
Bob, surpris.—Tu la connais?
Maman.—Mais oui.
Bob, pensif.—Tiens, elle a un drôle d’air. Dis donc, m’man, c’est moi qui voudrais pas être les soldats qui relèvent les choses qui tombent... Et juge aux obstacles, donc! En v’là un périlleux d’métier!... Ah! un cheval dérobeur!... tant mieux! Ça, c’est amusant! à la bonne heure! Ah bien, ouiche! la sonnette! Sont-t’y bêtes les gens du jury! On a une pauv’ p’tite occasion d’s’amuser et y la font rater!... Moi, y a une chose qui m’plairait assez... ça s’rait une seconde course d’obstacles pour les officiers supérieurs!... C’est ça qui s’rait rigolo, hein! m’man, d’voir des gros bonshommes rouler sur leurs selles pendant trois tours, en saluant bien fort aux obstacles!...
Maman.—Mais parmi les officiers supérieurs, il y en a quelques-uns qui montent à merveille...
Bob.—Quelques-uns; j’te dis pas l’contraire, mais c’est pas la masse, c’est presque tous des vieilles panoplies...
Maman.—Mais parle donc autrement, Bob, tu ne respectes rien...
Bob.—Ah! si on peut même plus apprécier les choses!... Tiens, v’là un p’tit chasseur qu’a beaucoup d’branche, et son cheval, donc!... A-t-y d’l’entrain!... file-t-y assez lestement sur les obstacles! tu verras qu’il aura rien, celui-là?
Maman.—Si nous partions! qu’en dis-tu?
Bob.—R’gardons distribuer les prix, puisque nous sommes là; attendons la fin...
Maman, résignée.—Attendons!
Bob.—Ça t’ennuie, l’concours hippique?
Maman.—Oh! oui!
Bob.—Voilà la distribution. Ah! l’Saumurien a l’prix... C’est assez bien donné... Comment! Amaltée n’a qu’un flot de rubans, et Perle non plus!... Ça, par exemple, c’est des injustices!...
Maman, l’entraînant.—Allons, allons, c’est fini.
Au moment de sortir, ils rencontrent le monsieur qui a payé vingt francs. Il vient d’arracher la moitié d’une jambe de son pantalon à un clou placé dans une barre, sur laquelle on l’avait laissé s’asseoir sans discussion.
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Note de Transcription
Les mots mal orthographiés et les erreurs d’impression ont été corrigées. Lorsque plusieurs orthographes se produisent, l’utilisation de la majorité a été employé.
Ponctuation a été maintenue sauf si évidente erreurs d’impression se produisent.
L’orthographe et la ponctuation reflètent les moments où le livre a été écrit et ou publié.
Certaines illustrations ont été déplacées pour faciliter la mise en page.
[Fin de Petit Bob par Sibylle Riqueti de Mirabeau (as Gyp)]