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Title: le Cabinet des Fées tome 4
Date of first publication: 1785
Author: Charles-Joseph Mayer (1751-1825)
Date first posted: Aug. 10, 2020
Date last updated: Aug. 10, 2020
Faded Page eBook #20200814
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LE
CABINET
DES FÉES.
TOME QUATRIÈME.
CE VOLUME CONTIENT
La suite des Fées a la mode, par Madame la
Comtesse d’Aulnoy:
Savoir,
Belle-Belle, ou le Chevalier Fortuné; suite du Gentilhomme Bourgeois; le Pigeon & la Colombe; suite du Gentilhomme Bourgeois; la Princesse Belle-Etoile & le Prince Chéri; suite du Gentilhomme Bourgeois; le Prince Marcassin; suite du Gentilhomme Bourgeois; le Dauphin; conclusion du Gentilhomme Bourgeois.
LE CABINET
DES FÉES,
OU
COLLECTION CHOISIE
DES CONTES DES FÉES,
ET AUTRES CONTES MERVEILLEUX.
A GENÈVE,
Chez Barde, Manget & Compagnie,
Imprimeurs-Libraires.
& se trouve à PARIS,
Chez Cuchet, Libraire, rue & hôtel Serpente.
M. DCC. LXXXV.
SUITE DU
GENTILHOMME
BOURGEOIS.
OU
LE CHEVALIER FORTUNÉ,
CONTE.
—————————————
Il étoit une fois un roi fort aimable, fort doux, & fort puissant; mais l’empereur Matapa, son voisin, étoit encore plus puissant que lui. Ils avoient eu de grandes guerres l’un contre l’autre; dans la dernière, l’empereur gagna une bataille considérable, & après avoir tué ou fait prisonniers la plupart des capitaines & des soldats du roi, il vint assiéger sa ville capitale, & la prit; de sorte qu’il se rendit maître de tous les trésors qui étoient dedans. Le roi eut à peine le loisir de se sauver avec la reine douairière sa sœur. Cette princesse étoit demeurée veuve, fort jeune; elle avoit de l’esprit & de la beauté, il est vrai qu’elle étoit fière, violente, & d’un assez difficile accès.
L’empereur transporta toutes les pierreries & les meubles du roi dans son palais: il emmena un nombre extraordinaire de soldats, de filles, de chevaux, & de toutes les autres choses qui pouvoient lui être utiles ou agréables: quand il eut dépeuplé la plus grande partie du royaume, il revint triomphant dans le sien, où il fut reçu par l’impératrice & par la princesse sa fille avec mille témoignages de joie.
Cependant le roi dépouillé ne souffroit pas sans impatience l’état où il se trouvoit. Il rassembla quelques troupes, dont il composa une petite armée; & pour la grossir en peu de temps, il fit publier une ordonnance, par laquelle il vouloit que les gentilshommes de son royaume vinssent le servir en personne, ou envoyassent un de leurs enfans, qui fussent bien équipés d’armes & de chevaux, & disposés à seconder toutes ses entreprises.
Il y avoit vers la frontière un vieux seigneur, âgé de quatre-vingt ans, tout plein d’esprit & de sagesse, mais si mal partagé des biens de la fortune, qu’après en avoir possédé beaucoup, il se voyoit réduit dans une espèce de pauvreté, qu’il auroit soufferte patiemment, si elle ne lui avoit pas été commune avec trois belles filles qui lui restoient. Elles avoient tant de raison, qu’elles ne murmuroient pas de leurs disgraces, & si par hasard elles en parloient à leur père, c’étoit plutôt pour le consoler, que pour rien ajouter à ses peines.
Elles passoient leur vie avec lui sans ambition, sous un toit rustique, lorsque l’ordonnance du roi parvint aux oreilles du vieillard; il appela ses filles, & les regardant tristement, qu’allons-nous faire, leur dit-il? Le roi ordonne à toutes les personnes distinguées de son royaume de se rendre près de lui, pour le servir contre l’empereur, ou il les condamne à une très-grosse amende si elles y manquent. Je ne suis point en état de payer la taxe; voilà de terribles extrémités, elles renferment ma mort ou notre ruine. Ses trois filles s’affligèrent avec lui; mais elles ne laissèrent pas de le prier de prendre un peu de courage, parce qu’elles étoient persuadées qu’elles pourroient trouver quelque remede à son affliction.
En effet, le lendemain matin l’aînée fut trouver son père, qui se promenoit tristement dans un verger, dont il prenoit lui-même le soin. Seigneur, lui dit-elle, je viens vous supplier de me permettre de partir pour l’armée; je suis d’une taille avantageuse, & assez robuste; je m’habillerai en homme, & je passerai pour votre fils; si je ne fais pas des actions héroïques, tout au moins je vous épargnerai le voyage ou la taxe, & c’est beaucoup en l’état où nous sommes. Le comte l’embrassa tendrement, & voulut d’abord s’opposer à un dessein si extraordinaire; mais elle lui dit avec tant de fermeté qu’elle n’envisageoit point d’autres remèdes, qu’enfin il y consentit.
Il ne fut plus question que de lui faire des habits convenables au personnage qu’elle alloit jouer. Son père lui donna des armes, & le meilleur cheval des quatre qui servoient à labourer; les adieux & les regrets furent tendres de part & d’autre. Après quelques journées de chemin, elle passa le long d’un pré bordé de haies vives. Elle vit une bergère bien affligée, qui tâchoit de retirer un de ses moutons d’un fossé où il étoit tombé. Que faites-vous là, bonne bergère, lui dit-elle? Hélas, répliqua la bergère, j’essaie de sauver mon mouton qui est presque noyé, & je suis si foible, que je n’ai pas la force de le retirer. Je vous plains, dit-elle, & sans lui offrir son secours, elle s’éloigna; la bergère aussitôt lui cria: adieu, belle déguisée. La surprise de notre belle héroïne ne se peut exprimer. Comment, dit-elle, est-il possible que je sois si reconnoissable? Cette vieille bergère m’a vue à peine un moment, & elle sait que je suis travestie; où veux-je donc aller? Je serai reconnue de tout le monde; & si je le suis du roi, quelle sera ma honte & sa colère? Il croira que mon père est un lâche, qui n’ose paroître dans les périls. Après toutes ces réflexions, elle conclut qu’il falloit retourner sur ses pas.
Le comte & ses filles parloient d’elle, & comptoient les jours de son absence, lorsqu’ils la virent entrer; elle leur apprit son aventure: le bonhomme lui dit qu’il l’avoit bien prévu, que si elle avoit bien voulu le croire, elle ne seroit point partie, parce qu’il est impossible qu’on ne connoisse pas une fille déguisée. Toute cette petite famille se trouvoit dans un nouvel embarras, ne sachant comment faire, quand la seconde fille vint à son tour trouver le comte. Ma sœur, lui dit-elle, n’avoit jamais monté à cheval, il n’est point surprenant qu’on l’ait reconnue; à mon égard, si vous me permettez d’aller à sa place, j’ose me promettre que vous en serez content.
Quoi que le vieillard pût lui dire pour combattre son dessein, il n’en put venir à bout. Il fallut qu’il consentît à la voir partir; elle prit un autre habit, d’autres armes, & un autre cheval. Ainsi équippée, elle embrassa mille fois son père & ses sœurs, résolue de bien servir le roi; mais en passant par le même pré où sa sœur avoit vu la bergère & le mouton, elle le trouva au fond du fossé, & la bergère occupée à le retirer. Malheureuse, s’écrioit-elle, la moitié de mon troupeau est péri de cette maniere; si quelqu’un m’aidoit, je pourrois sauver ce pauvre animal; mais tout le monde me fuit. Hé quoi, bergère, avez-vous si peu de soin de vos moutons, que vous les laissiez tomber dans l’eau? Et sans lui donner d’autre consolation, elle piqua son cheval.
La vieille lui cria de toute sa force: adieu, belle déguisée. Ce peu de mots n’affligea pas médiocrement notre amazone: quelle fatalité, dit-elle, me voilà aussi reconnue; ce qui est arrivé à ma sœur m’arrive; je ne suis pas plus heureuse qu’elle, & ce seroit une chose ridicule que j’allasse à l’armée avec un air si efféminé que tout le monde me reconnût. Elle retourna sur-le-champ à la maison de son père, fort triste du mauvais succès de son voyage.
Il la reçut tendrement, & la loua d’avoir eu la prudence de revenir; mais cela n’empêcha pas que le chagrin ne recommençât, avec d’autant plus de force, qu’il en coûtoit déjà l’étoffe de deux habits inutiles, & plusieurs autres petites choses. Le bon vieillard se désoloit en secret, parce qu’il ne vouloit pas montrer toute sa douleur à ses filles.
Enfin sa cadette vint le prier, avec les dernières instances, de lui accorder la même grâce qu’il avoit faite à ses sœurs. Peut-être, dit-elle, que c’est une présomption d’espérer réussir mieux qu’elles; mais cependant je ne laisserai pas de tenter l’aventure; ma taille est plus haute que la leur, vous savez que je vais tous les jours à la chasse, cet exercice ne laisse pas de donner quelque talent pour la guerre; & le désir extrême que j’ai de vous soulager dans vos peines, m’inspire un courage extraordinaire. Le comte l’aimoit beaucoup plus que ses deux autres sœurs; elle avoit tant de soin de lui, qu’il la regardoit comme son unique consolation; elle lisoit des histoires agréables pour le divertir, elle le veilloit dans ses maladies, & tout le gibier qu’elle tuoit n’étoit que pour lui, de sorte qu’il employa des raisons pour la détourner de ce dessein, encore plus fortes que celles dont il s’étoit servi à l’égard de ses sœurs. Voulez-vous me quitter, ma chère fille, lui disoit-il? Votre absence me causera la mort; quand il seroit vrai que la fortune favoriseroit votre voyage, & que vous reviendriez couverte de lauriers, je n’aurois pas le plaisir d’en être témoin, mon âge avancé & votre absence termineront ma vie. Non, mon père, lui disoit Belle-Belle, (c’est ainsi qu’il l’avoit nommée), ne croyez pas que je tarde long-temps; il faudra bien que la guerre finisse; & si je voyois quelqu’autre moyen de satisfaire aux ordres du roi, je ne le négligerois pas; car j’ose vous dire que si mon éloignement vous cause de la peine, il m’en fait encore plus qu’à vous. Il consentit enfin à ce qu’elle désiroit. Elle se fit faire un habit très-simple, ceux de ses sœurs avoient trop coûté, & les finances du pauvre comte n’y pouvoient suffire; elle fut obligée de prendre un fort méchant cheval, parce que ses deux sœurs avoient presque estropié les deux autres; mais tout cela ne la découragea point. Elle embrassa son père, reçut respectueusement sa bénédiction, & après avoir mêlé ses larmes à celles de son père & de ses sœurs, elle partit.
En passant par le pré dont j’ai déjà parlé, elle trouva la vieille bergère qui n’avoit point encore retiré son mouton, ou qui vouloit en retirer un autre du milieu d’un fossé profond. Que faites-vous là, bergère, dit Belle-Belle, en s’arrêtant? Je ne fais plus rien, seigneur, répondit la bergère, depuis qu’il est jour je suis occupée après ce mouton; mes peines ont été inutiles, je suis si lasse, que je ne puis respirer; il n’y a guères de jours qu’il ne m’arrive quelque nouveau malheur, & je ne trouve personne qui y prenne part.
Certainement je vous plains, dit Belle-Belle; mais pour vous marquer ma pitié, je veux vous aider. Elle descendit aussi-tôt de cheval; il étoit si docile, qu’elle ne prit pas la peine de l’attacher pour l’empêcher de s’enfuir; & sautant par-dessus la haie, après avoir essuyé quelques égratignures, elle se jeta dans le fossé. Elle se tourmenta tant, qu’elle retira le bien-aimé mouton. Ne pleurez plus, ma bonne mère, dit-elle à la bergère, voilà votre mouton, & pour avoir été si long-temps dans l’eau, je le trouve encore bien gai.
Vous n’avez pas obligé une ingrate, dit la bergère, je vous connois, charmante Belle-Belle, je sais où vous allez, & tous vos desseins; vos sœurs ont passé par ce pré, je les connoissois bien aussi, & je n’ignore pas ce qu’elles avoient dans l’esprit; mais elles m’ont paru si dures, & leur procédé avec moi a été si peu gracieux, que j’ai trouvé le moyen d’interrompre leur voyage: la chose est fort différente à votre égard; vous l’éprouverez, Belle-Belle, car je suis fée, & mon inclination me porte à combler de biens ceux qui le méritent. Vous avez-là un cheval dont la maigreur effraye; je veux vous en donner un. Aussitôt elle toucha la terre de sa houlette, & sur-le-champ Belle-Belle entendit hennir derrière un buisson; elle regarda promptement, elle apperçut le plus beau cheval du monde: il se mit à courir & à sauter dans le pré. Belle-Belle, qui aimoit les chevaux, étoit ravie d’en voir un si parfait, lorsque la fée appela ce beau coursier, & le touchant de sa houlette, elle dit: fidelle Camarade, sois mieux harnaché que le meilleur cheval de l’empereur Matapa. Sur le champ Camarade eut une housse de velours vert, en broderie de diamans & de rubis, une selle de même, & une bride toute de perles, avec les bossettes & le mords d’or; enfin l’on ne pouvoit rien trouver de plus magnifique.
Ce que vous voyez, dit la fée, est la moindre chose que l’on doive admirer dans ce cheval. Il a bien d’autres talens, dont je veux vous parler. Premiérement il ne mange qu’une fois en huit jours; il ne faut point prendre la peine de le panser; il sait le passé, le présent & l’avenir; il est à mon service depuis long-tems, je l’ai façonné comme pour moi.
Lorsque vous souhaiterez d’être informée de quelque affaire, ou que vous aurez besoin de conseil, il ne faut que vous adresser à lui, il vous donnera de si bons avis, que les souverains seroient bienheureux d’avoir des conseillers qui lui ressemblâssent; il faut donc que vous le regardiez plutôt comme votre ami que comme votre cheval. Au reste, votre habit n’est point à mon gré, je veux vous en donner un qui vous siéra fort bien; elle frappa la terre de sa houlette, il en sortit un grand coffre couvert de maroquin du levant, clouté d’or: les chiffres de Belle-Belle étoient dessus; la fée chercha parmi les herbes une clef d’or faite en Angleterre, elle en ouvrit le coffre; il étoit doublé de peau d’Espagne tout en broderie: il y avoit dedans douze habits, douze cravattes, douze épées, douze plumets, & ainsi de tout par douzaine; les habits étoient si couverts de broderie & de diamans, que Belle-Belle avoit de la peine à les soulever: choisissez celui qui vous plaît davantage, lui dit la fée, & pour les autres ils vous suivront par-tout, vous n’aurez qu’à frapper du pied, en disant, coffre de maroquin, viens à moi plein d’habits; coffre de maroquin, viens à moi plein de linge & de dentelles; coffre de maroquin, viens à moi plein de pierreries & d’argent; aussi-tôt vous le verrez ou dans la campagne, ou dans votre chambre. Il faut aussi que vous choisissiez un nom; car Belle-Belle ne convient pas au métier que vous allez faire; il me semble que vous pouvez vous appeler le chevalier Fortuné. Mais il est bien juste encore que vous me connoissiez, je vais prendre ma figure ordinaire devant vous. En même temps elle laissa tomber sa vieille peau, & parut si merveilleuse qu’elle éblouit les yeux de Belle-Belle. Son habit étoit de velours bleu, doublé d’hermine; ses cheveux nattés avec des perles, & sur sa tête une superbe couronne.
Belle-Belle, transportée d’admiration, se jeta à ses pieds, & s’y prosterna avec un respect & une reconnoissance inexprimables. La fée la releva & l’embrassa tendrement; elle lui dit de prendre un habit de brocard or & vert: elle obéit à ses ordres; & montant à cheval, elle continua son voyage, si penétrée de toutes les choses extraordinaires qui venoient de se passer, qu’elle ne pensoit plus qu’à cela.
En effet, elle se demandoit à elle-même par quel bonheur inespéré elle avoit pu s’attirer la bienveillance d’une fée si puissante; car enfin, disoit-elle, je ne lui étois pas nécessaire pour retirer son mouton; puisqu’un seul coup de sa baguette pourroit faire revenir un troupeau tout entier des Antipodes, s’il y étoit allé. J’ai été bien heureuse de me trouver si disposée à l’obliger; ce rien que j’ai fait pour elle est cause de tout ce qu’elle a fait pour moi; elle a connu mon cœur, & mes sentimens lui ont été agréables. Ah! si mon père me voyoit à présent si magnifique & si riche, quelle joie pour lui! mais tout au moins j’aurai le plaisir de partager avec ma famille les biens qu’elle m’a faits.
En achevant ces diverses réflexions, elle arriva dans une belle ville fort peuplée; elle s’attira les yeux de tout le monde, on la suivoit, on l’entouroit, & chacun disoit, s’est-il jamais vu un chevalier plus beau, mieux fait, & plus richement habillé? Qu’il a de grâce à manier ce superbe cheval!
On lui faisoit de profondes révérences, il les rendoit d’un air honnête & civil. Lorsqu’il voulut entrer dans l’hôtellerie, le gouverneur, qui se promenoit, & qui l’avoit admiré en passant, envoya un gentilhomme lui dire qu’il le prioit de venir en son château. Le chevalier Fortuné (car enfin il faut l’appeler ainsi) répliqua, que n’ayant point l’honneur d’être connu de lui, il ne vouloit pas prendre cette liberté, qu’il iroit le voir, & qu’il le supplioit de lui donner un de ses gens, auquel il pût confier quelque chose de conséquence pour porter à son père. Le gouverneur lui envoya aussitôt un homme très-fidelle, & Fortuné l’engagea de revenir le soir, parce que ses dépêches n’étoient pas encore commencées.
Il s’enferma dans sa chambre, puis frappant du pied, il dit, coffre de maroquin, viens à moi plein de diamans & de pistoles; aussitôt le coffre parut, mais il n’y avoit point de clef; & où la trouver? Quel dommage de rompre une serrure toute d’or, émaillée de plusieurs couleurs? De plus, que n’auroit-il pas eu à craindre de l’indiscrétion d’un serrurier? A peine auroit-il parlé des trésors du chevalier, que les voleurs se seroient assemblés pour le voler, & peut-être qu’ils l’auroient tué.
Le voilà donc à chercher la clef d’or partout; & plus il la cherchoit, & moins il la trouvoit: quelle désolation, s’écrioit-il? Je ne pourrai me prévaloir des bontés de la fée, ni faire part à mon père du bien qu’elle m’a fait. En rêvant ainsi, il pensa que le meilleur parti à prendre c’étoit de consulter son cheval; il descendit dans l’écurie, & lui dit tout bas: je te prie, mon Camarade, apprends-moi où je pourrai trouver la clef du coffre de maroquin? Dans mon oreille, répondit-il. Fortuné regarda dans l’oreille de son cheval, il apperçoit un ruban vert, il le tire, & voit la clef qu’il souhaitoit tant d’avoir: il ouvrit le coffre de maroquin, où il y avoit plus de diamans & plus de pistoles qu’il n’en pourroit tenir dans un muid. Le chevalier en remplit trois cassettes, une pour son père, & les deux autres pour ses sœurs; il en chargea l’homme que le gouverneur lui avoit envoyé, & le pria de ne s’arrêter ni jour ni nuit, jusqu’à ce qu’il fût arrivé chez le comte.
Ce messager fit la dernière diligence, & quand il dit au bon vieillard qu’il venoit de la part de son fils le chevalier, & qu’il lui apportoit une cassette bien lourde, il demeura surpris de ce qui pouvoit être dedans; car il étoit parti avec si peu d’argent, qu’il ne le croyoit pas en état d’acheter quelque chose, ni même de payer le voyage de celui qu’il avoit chargé de son présent: il ouvrit d’abord sa lettre, & lorsqu’il vit ce que sa chère fille lui mandoit, il pensa expirer de joie; la vue des pierreries & de l’or lui confirmoit encore la vérité de ses paroles: ce qu’il y eut d’extraordinaire, c’est que les deux sœurs de Belle-Belle ayant ouvert leurs boîtes, ne trouvèrent que des verrines au lieu de diamans, & des pistoles fausses, la fée ne voulant pas qu’elles se ressentissent de ses bienfaits; de sorte qu’elles s’imaginèrent que leur sœur avoit voulu se moquer d’elles, & elles en conçurent un dépit inexprimable; mais le comte les voyant fâchées, leur donna la plus grande partie des bijoux qu’il venoit de recevoir; & sitôt qu’elles les touchèrent, ils se changèrent comme les autres; elles jugèrent par-là qu’un pouvoir inconnu agissoit contr’elles, & prièrent leur père de garder ce qui restoit pour lui seul.
Le beau Fortuné n’attendit pas le retour de son messager, il partit; son voyage étoit trop pressé, il falloit se rendre aux ordres du roi. Il fut chez le gouverneur, toute la ville s’y assembla pour le voir; sa personne & toutes ses actions avoient un air si honnête, qu’on ne pouvoit s’empêcher de l’admirer & de le chérir. Il ne disoit rien qui ne fît plaisir à entendre, & la foule étoit si grande autour de lui, qu’il ne savoit à quoi attribuer une chose si extraordinaire; car ayant toujours été à la campagne, il avoit vu très-peu de monde.
Il continua son chemin sur son excellent cheval, qui l’entretenoit agréablement de mille nouvelles, ou de ce qu’il y avoit de plus remarquable dans les histoires anciennes & modernes. Mon cher maître, disoit-il, je suis ravi d’être à vous, je connois que vous avez beaucoup de franchise & d’honneur, je suis rebuté de certaines gens avec lesquels j’ai vécu long-temps; & qui me faisoient haïr la vie, tant leur société m’étoit insupportable. Il y avoit entr’autres un homme qui me faisoit mille amitiés, qui m’élevoit au-dessus de Pégase & de Bucéphale, lorsqu’il parloit devant moi; mais aussitôt qu’il ne me voyoit plus, il me traitoit de rosse & de masette; il affectoit de me louer sur mes défauts pour me donner lieu d’en contracter de plus grands. Il est vrai qu’étant un jour fatigué de ses caresses, qui étoient à proprement parler des trahisons, je lui donnai un si terrible coup de pied, que j’eus le plaisir de lui casser presque toutes les dents, & je ne le vois jamais depuis, que je ne lui dise avec beaucoup de sincérité: il n’est pas juste qu’une bouche qui s’ouvre si souvent pour déchirer ceux qui ne vous font aucun chagrin, soit aussi agréable que celle d’un autre. Ho, ho! s’écria le chevalier, tu es bien vif; ne craignois-tu point que cet homme en colère ne te passât son épée au travers du corps? Il n’importe pas, seigneur, reprit Camarade, & puis j’aurois su son dessein, dès qu’il l’auroit formé.
Ils parloient ainsi, lorsqu’ils arrivèrent dans une vaste forêt. Camarade dit au chevalier: mon maître, il y a ici un homme qui nous peut être d’une grande utilité, c’est un bucheron; il a été doué. Qu’entends-tu par ce terme, interrompit Fortuné? Doué, veut dire qu’il a reçu un ou plusieurs dons des fées, ajouta le cheval, il faut que vous l’engagiez à venir avec vous. En même temps il fut dans l’endroit où le bucheron travailloit. Le jeune chevalier s’approcha d’un air doux & insinuant, & lui fit plusieurs questions sur le lieu où ils étoient; s’il y avoit des bêtes sauvages dans la forêt, & s’il étoit permis de chasser. Le bucheron répondit à tout en homme de bon sens. Fortuné lui demanda encore où étoient allés ceux qui l’avoient aidé à jeter tant d’arbres par terre: le bucheron dit qu’il les avoit abattus tout seul, que c’étoit l’ouvrage de quelques heures, & qu’il falloit qu’il en abattît bien d’autres pour se charger un peu. Quoi! vous prétendez emporter aujourd’hui tout ce bois, dit le chevalier? O seigneur, répliqua Forte-Echine, (c’est ainsi qu’on le nommoit), je ne suis pas d’une force ordinaire. Vous gagnez donc beaucoup, dit Fortuné? Très-peu, répondit le bucheron; car l’on est pauvre dans ce lieu: ici chacun fait son ouvrage, sans prier le voisin de le faire. Puisque vous êtes dans un pays si peu opulent, ajouta le chevalier, il ne tiendra qu’à vous de passer ailleurs; venez avec moi, rien ne vous manquera; & quand vous voudrez revenir, je vous donnerai de l’argent pour votre voyage. Le bucheron crut ne pouvoir mieux faire, il abandonna sa coignée, & suivit son nouveau maître.
Dès qu’il eut traversé la forêt, il vit un homme dans la plaine, qui tenoit des rubans avec lesquels il s’attachoit les jambes, laissant si peu d’espace, qu’il y en avoit à peine pour marcher. Camarade s’arrêta, & dit à son maître; seigneur, voici encore un doué, vous en aurez besoin, il faut l’emmener. Fortuné s’approcha, & avec sa grâce naturelle, il lui demanda pourquoi il attachoit ainsi ses jambes. C’est, répondit-il, que je me prépare pour la chasse. Comment, dit le chevalier en souriant, prétendez-vous mieux courir quand vous êtes ainsi garotté? Non seigneur, reprit-il, je suis persuadé que ma course sera moins rapide; mais c’est aussi mon dessein; car il n’y a point de cerf, de chevreuil ni de lièvre que je ne devance de beaucoup quand mes jambes sont libres, de sorte que les laissant toujours derrière moi, ils m’échappent, & je n’ai presque jamais le plaisir d’en prendre. Vous me paroissez un homme rare, dit Fortuné, comment vous appelez-vous? L’on m’a nommé Léger, dit le chasseur, & je suis connu dans cette contrée. Si vous en vouliez voir une autre, ajouta le chevalier, je serois très-aise que vous vinssiez avec moi, vous n’auriez pas tant de peine, & je vous traiterois fort bien. Léger étoit médiocrement heureux, il accepta volontiers le parti qui lui étoit proposé; ainsi Fortuné, suivi de son nouveau domestique, continua son voyage.
Il trouva le lendemain un homme sur le bord d’un marais, qui se bandoit les yeux; le cheval dit à son maître: Seigneur, je vous conseille de prendre encore cet homme à votre service. Fortuné lui demanda aussitôt par quelle raison il se bandoit les yeux. C’est, dit-il, que je vois trop clair, j’apperçois le gibier à plus de quatre lieues de moi, & je ne tire aucun coup sans en tuer plus que je n’en veux: je suis donc obligé de me bander les yeux; & bien que je ne fasse qu’entrevoir, je dépeuple un pays de perdreaux, & d’autres petits nids, en moins de deux heures.
Vous êtes bien adroit, repartit Fortuné. L’on m’appelle aussi le bon Tireur, dit cet homme, & je ne quitterois pas cette occupation pour aucunes choses du monde. J’ai pourtant grande envie de vous proposer celle de voyager avec moi, dit le chevalier, cela ne vous empêchera pas d’exercer votre talent. Le bon Tireur en fit quelque difficulté, & le chevalier eut plus de peine à le gagner que les autres, car ils sont ordinairement assez amis de la liberté: cependant il en vint à bout, & s’éloigna ensuite du marais où il s’étoit arrêté.
A quelques journées de là, il passa le long d’un pré; il apperçut un homme dedans, qui étoit couché sur le côté. Camarade lui dit: Mon maître, cet homme est doué, je prévois qu’il vous est très-nécessaire. Fortuné entra dans le pré, & le pria de lui dire ce qu’il y faisoit. J’ai besoin de quelques simples, répondit-il, & j’écoute l’herbe qui va sortir, pour voir s’il n’y en aura point de celles qu’il me faut. Quoi! dit le chevalier, vous avez l’ouïe assez subtile pour entendre l’herbe sous la terre, & pour deviner celle qui va paroître? C’est par cette raison, dit l’écouteur, que l’on m’appelle Fine-oreille. Hé-bien! Fine-oreille, continua Fortuné, seriez-vous d’humeur à me suivre? Je vous donnerai d’assez gros gages pour que vous ayez lieu d’en être content. Cet homme charmé d’une si agréable proposition, n’hésita point à se mettre au nombre des autres.
Le chevalier continuant sa route, vit proche un grand chemin un homme, dont les joues enflées faisoient un assez plaisant effet: il étoit debout, tourné vers une haute montagne, éloignée de deux lieues, sur laquelle il y avoit cinquante ou soixante moulins à vent. Le cheval dit à son maître: voici un de nos doués, gardez-vous de manquer l’occasion de l’emmener avec vous. Fortuné, qui savoit tout engager dès qu’il paroissoit ou qu’il parloit, aborde cet homme, lui demande ce qu’il faisoit là. Je souffle un peu, seigneur, lui dit-il, pour faire moudre tous ces moulins. Il me semble que vous êtes bien éloigné, reprit le chevalier. Au contraire, répliqua le Souffleur, je trouve que je suis trop près, & si je ne retenois la moitié de mon haleine, j’aurois déjà renversé les moulins, & peut-être la montagne où ils sont: je cause de cette manière mille maux sans le vouloir; & je vous dirai, seigneur, qu’étant fort maltraité de ma maîtresse, comme j’allois soupirer dans les bois, mes soupirs déracinoient les arbres, & faisoient un désordre étrange; de manière que l’on ne m’appela plus dans ce canton que l’Impétueux. Si quelqu’un a de la peine à vous voir, dit Fortuné, & que vous vouliez venir avec moi, voici des gens qui vous tiendront compagnie, ils ont aussi des talens extraordinaires. J’ai une curiosité si naturelle pour toutes les choses qui ne sont pas communes, répliqua l’Impétueux, que j’accepte votre proposition.
Fortuné, très-content, s’éloigna de ce lieu. Dès qu’il eut traversé un pays assez ouvert, il vit un grand étang où plusieurs sources tomboient; il y avoit au bord un homme qui le regardoit attentivement: seigneur, dit Camarade à son maître, voici un homme qui manque à votre équipage, si vous pouvez l’engager à vous suivre, cela ne seroit pas mal. Le chevalier s’approcha aussitôt de lui: voulez-vous bien m’apprendre, lui dit-il, ce que vous faites-là? Seigneur, répondit cet homme, vous l’allez voir; dès que cet étang sera plein, je le boirai d’un trait; car j’ai encore soif, bien que je l’aie déjà vidé deux fois. En effet, il se baissa, & ne laissa pas de quoi régaler le plus petit poisson. Fortuné ne demeura pas moins surpris que toute sa troupe: eh quoi! dit-il, êtes-vous toujours aussi altéré? Non, dit le buveur d’eau, je bois seulement de cette manière quand j’ai mangé trop salé, ou qu’il s’agit de quelque gageure; je suis connu depuis ce temps-là par le nom de Trinquet, qu’on me donne; venez avec moi, Trinquet, dit le chevalier, je vous ferai trinquer du vin qui vous semblera meilleur que l’eau d’un étang. Cette promesse plut beaucoup à celui à qui elle étoit faite, & sur le champ il se mit à marcher avec les autres.
Le chevalier voyoit déjà le lieu du rendez-vous, où tous les sujets du roi devoient s’assembler, lorsqu’il apperçut un homme qui mangeoit si avidément, qu’encore qu’il eût plus de soixante mille pains de Gonesse devant lui, il paroissoit résolu de n’en pas laisser un seul petit morceau. Camarade dit à son maître: seigneur, il ne vous manque plus que cet homme-ci, de grâce obligez-le de venir avec vous. Le chevalier l’aborda, & lui dit en souriant: avez-vous résolu de manger tout ce pain à votre déjeuner? Oui, répliqua-t-il, tout mon regret, c’est qu’il y en ait si peu; mais les boulangers sont de francs paresseux, qui se mettent peu en peine que l’on ait faim ou non. S’il vous en faut tous les jours autant, ajouta Fortuné, il n’y a guères de pays que vous ne soyiez en état d’affamer. Oh! seigneur! repartit Grugeon, c’est ainsi qu’on l’appeloit, je serois bien fâché d’avoir tant d’appétit, ni mon bien ni celui de mes voisins n’y suffiroient pas: il est vrai que de temps en temps je suis bien aise de me régaler de cette manière. Mon ami Grugeon, dit Fortuné, attachez-vous à moi, je vous ferai faire bonne chère, & vous ne serez pas mécontent de m’avoir choisi pour maître.
Camarade, qui ne manquoit ni d’esprit, ni de prévoyance, avertit le chevalier qu’il étoit bon de défendre à tous ses gens de se vanter des dons extraordinaires qu’ils avoient. Il ne différa point à les appeler, & leur dit: écoutez, Forte-Echine, Léger, le bon Tireur, Fine-oreille, Impétueux, Trinquet & Grugeon; je vous avertis que si vous me voulez plaire, vous gardiez un secret inviolable sur les talens que vous avez; & je vous assure que j’aurai tant de soin de vous rendre heureux, que vous serez contens. Chacun lui promit avec serment d’être fidelle à ses ordres; & peu après le chevalier, plus paré de sa beauté & de sa bonne mine que de son magnifique habit, entra dans la ville capitale, monté sur son excellent cheval, & suivi des gens du monde les mieux faits. Il ne tarda pas à leur faire faire des habits de livrée tous chamarés d’or & d’argent; il leur donna des chevaux, & s’étant logé dans la meilleure auberge, il attendit le jour marqué pour paroître à la revue; mais l’on ne parloit plus que de lui dans la ville, & le roi, prévenu de sa réputation, avoit fort envie de le voir.
Toutes les troupes s’assemblèrent dans une grande plaine, le roi y vint avec la reine douairière sa sœur & toute leur cour; elle ne laissoit pas d’être encore pompeuse, malgré les malheurs qui étoient arrivés à l’état, & Fortuné fut éblouï de tant de richesses. Mais si elles attirèrent ses regards, son incomparable beauté n’attira pas moins ceux de cette célèbre troupe; chacun demandoit qui étoit ce jeune chevalier si bien fait & de si bon air; & le roi, passant proche du lieu où il étoit, lui fit signe de s’approcher.
Fortuné aussitôt descendit de cheval, pour faire une profonde révérence au roi; il ne put s’empêcher de rougir, voyant avec quelle attention il le regardoit; cette nouvelle couleur releva encore l’éclat de son teint. Je suis bien-aise, lui dit le roi, d’apprendre par vous-même qui vous êtes, & votre nom. Sire, répliqua-t-il, je m’appelle Fortuné, sans avoir eu jusqu’à présent aucunes raisons de porter ce nom; car mon père, qui est comte de la Frontière, passe sa vie dans une grande pauvreté, quoiqu’il soit né avec autant de biens que de naissance. La fortune qui vous a servi de marraine, répondit le roi, n’a pas mal fait pour vos intérêts, de vous amener ici; je me sens une affection particulière pour vous, & je me souviens que votre père a rendu au mien de grands services; je veux les reconnoître en votre personne. C’est une chose juste, ajouta la reine douairière, qui n’avoit point encore parlé; & comme je suis votre aînée, mon frère, & que je sais plus particulièrement que vous tout ce que le comte de la Frontière a fait pendant plusieurs années pour le service de l’état, je vous prie de vous reposer sur moi du soin de récompenser ce jeune chevalier.
Fortuné, ravi de l’accueil qu’on lui faisoit, ne pouvoit assez remercier le roi & la reine: il n’osoit cependant s’étendre beaucoup sur les sentimens de sa reconnoissance, croyant qu’il étoit plus respectueux de se taire, que de parler trop. Le peu qu’il dit parut si juste & si à propos, que chacun l’applaudit; ensuite il remonta à cheval, & se mêla parmi les seigneurs qui accompagnoient le roi; mais la reine l’appeloit à tous momens pour lui faire mille questions, & se tournant vers Floride, qui étoit sa plus chère confidente: que te semble de ce cavalier, lui disoit-elle assez bas? se peut-il un air plus noble & des traits plus réguliers? Je t’avoue que je n’ai jamais rien vu de plus aimable: Floride n’avoit pas de peine à convenir de ce que disoit la reine, & elle y ajoutoit de grandes louanges; car le cavalier ne lui sembloit pas moins aimable qu’à sa maîtresse.
Fortuné ne pouvoit s’empêcher de jeter les yeux de temps en temps sur le roi: c’étoit le prince du monde le mieux fait, toutes ses manières étoient prévenantes. Belle-belle, qui n’avoit point renoncé à son sexe en prenant un habit qui le cachoit, ressentoit un véritable attachement pour lui.
Le roi lui dit après la revue, qu’il craignoit que la guerre ne fût sanglante, & qu’il avoit résolu de l’attacher à sa personne. La reine douairière, qui étoit présente, s’écria qu’elle avoit eu la même pensée, qu’il ne falloit point l’exposer au péril d’une longue campagne; que la charge de premier maître-d’hôtel étoit vacante dans sa maison, qu’elle la lui donnoit. Non, dit le roi, j’en veux faire mon grand écuyer. Ils se disputoient ainsi l’un & l’autre le plaisir d’avancer Fortuné; & la reine, craignant de faire connoître les secrets mouvemens qui se passoient déjà dans son cœur, céda au roi la satisfaction d’avoir le chevalier.
Il n’y avoit guères de jours où il n’appelât son coffre de maroquin, & ne prît dedans un habit neuf. Il étoit assurément plus magnifique qu’aucun prince qui fût à la cour; de sorte que la reine lui demandoit quelquefois par quel moyen son père fournissoit à une si grande dépense; d’autres fois encore elle lui en faisoit la guerre: avouez la vérité, disoit-elle, vous avez une maîtresse; c’est elle qui vous envoie toutes les belles choses que nous voyons. Fortuné rougissoit, & répondoit respectueusement aux différentes questions que lui faisoit la reine.
D’ailleurs il s’acquittoit de sa charge admirablement bien; son cœur sensible au mérite du roi, l’attachoit plus à sa personne qu’il n’auroit voulu: quelle est ma destinée, disoit-il? j’aime un grand roi, sans pouvoir jamais espérer qu’il m’aime, ni qu’il me tienne compte de ce que je souffre. Le roi de son côté le combloit de faveurs, il ne trouvoit rien de bien fait que ce que faisoit le beau chevalier. La reine, déçue par son habit, pensoit sérieusement au moyen de contracter avec lui un mariage secret; l’inégalité de leur naissance étoit l’unique chose qui lui faisoit de la peine.
Elle n’étoit pas la seule qui ressentoit de l’inclination pour Fortuné; les plus belles personnes de la cour en prirent malgré elles. Il étoit accablé de billets tendres, de rendez-vous, de présens & de mille galanteries, auxquelles il répondit avec tant de nonchalance, que l’on ne doutoit point qu’il n’eût une maîtresse dans son pays; ce n’est pas que lorsqu’il étoit dans quelque fête, il n’y voulût paroître avantageusement; il remportoit le prix aux tournois, il tuoit à la chasse plus de gibier que tous les autres, il dansoit au bal avec plus de grâce & de propreté qu’aucun courtisan; enfin, c’étoit un charme que de le voir & de l’entendre.
La reine auroit bien voulu s’épargner la honte de lui déclarer ses sentimens; elle chargea Floride de lui faire appercevoir que tant de marques de bonté, de la part d’une reine jeune & belle, ne devoient pas lui être indifférentes. Floride se trouva fort embarrassée de cette commission; elle n’avoit pu éviter le sort de la plupart de celles qui avoient vu le chevalier, il lui paroissoit trop aimable pour songer aux intérêts de sa maîtresse préférablement aux siens; de sorte que toutes les fois que la reine lui fournissoit l’occasion de l’entretenir, au lieu de lui parler de la beauté & des grandes qualités de cette princesse, elle ne lui parloit que de sa mauvaise humeur, que de ce que ses femmes souffroient auprès d’elle, que des injustices qu’elle avoit faites, & du mauvais usage qu’elle faisoit du pouvoir qu’elle avoit usurpé dans le royaume; ensuite faisant une comparaison de sentimens: je ne suis pas née reine, disoit-elle; mais, en vérité, je devrois l’être; j’ai un fonds de générosité qui me porte à faire du bien à tout le monde: ah! si j’étois dans cet auguste rang, continuoit-elle, que le beau Fortuné seroit heureux! il m’aimeroit par reconnoissance, s’il ne m’aimoit pas par inclination.
Le jeune chevalier, tout éperdu de ce discours, ne savoit que répondre; cela étoit cause qu’il évitoit soigneusement des tête-à-tête avec elle; & la reine, impatiente, ne manquoit pas de demander à Floride comment elle gouvernoit l’esprit de Fortuné: il est si peu prévenu en sa faveur, lui disoit-elle, & il a tant de timidité, qu’il ne veut rien croire de tout ce que je lui dis de favorable de votre part, ou il feint de ne le pas croire, parce qu’il a quelque passion qui l’occupe. Je le crois comme toi, disoit la reine alarmée; mais seroit-il possible qu’il ne fît pas céder tout à son ambition? Et seroit-il possible, répliquoit Floride, que vous voulussiez devoir son cœur à votre couronne? Quand on est comme vous jeune & belle, que l’on a mille rares qualités, faut-il avoir recours à l’éclat d’un diadême? l’on a recours à tout, s’écria la reine, lorsqu’il s’agit d’un cœur rebelle qu’on veut assujettir. Floride connut bien qu’il ne lui étoit plus possible de guérir sa maîtresse de l’entêtement qu’elle avoit pris.
La reine attendoit toujours quelque heureux effet des soins de sa confidente; mais le peu de progrès quelle faisoit sur Fortuné, l’obligea de chercher elle-même les moyens d’avoir une conversation avec lui. Elle savoit qu’il se rendoit tous les matins de bonne heure dans un petit bois, qui donnoit sous les fenêtres de son appartement. Elle se leva avec l’aurore; & regardant du côté qu’il devoit venir, elle l’apperçut d’un air mélancolique, qui se promenoit nonchalamment; elle appela aussitôt Floride: tu ne m’as parlé que trop juste, lui dit-elle, sans doute Fortuné aime dans cette cour ou dans son pays: vois la tristesse qui paroît sur son visage: je l’ai remarqué aussi dans toutes ses conversations, répliqua Floride; & s’il vous étoit possible de l’oublier, en vérité, madame, vous feriez bien. Il n’est plus temps, s’écria la reine, en poussant un profond soupir; mais puisqu’il entre dans ce berceau de verdure, allons-y, je ne veux être suivie que de toi. Cette fille n’osa arrêter la reine, quelqu’envie qu’elle en eût; car elle craignoit qu’elle ne se fît aimer de Fortuné, & une rivale d’un tel rang est toujours très-dangereuse. Dès que la reine eut fait quelques pas dans le bois, elle entendit chanter le chevalier; sa voix étoit très-agréable; il avoit fait ces paroles sur un air nouveau:
Ah qu’il est difficile
D’aimer avec tendresse & de vivre tranquille!
Plus je me vois heureux,
Et plus je crains la fin du bonheur qui m’enchante;
Le soin de l’avenir sans cesse m’épouvante,
Et me vient affliger au comble de mes vœux.
Fortuné avoit fait ce couplet de chanson par rapport à ses sentimens pour le roi, aux bontés que ce prince lui témoignoit, & à l’appréhension d’être enfin reconnu, & obligé de quitter une cour où il se trouvoit mieux qu’en aucun lieu du monde. La reine, qui s’étoit arrêtée pour l’écouter, en ressentit une peine extrême: que vais-je tenter, dit-elle tout bas à Floride? ce jeune ingrat méprise l’honneur de me plaire, il s’estime heureux; il paroît satisfait de sa conquête, il me sacrifie à une autre. Il est un certain âge, répondit Floride, sur lequel la raison n’a pas encore de droits bien établis; si j’osois donner un conseil à votre majesté, ce seroit d’oublier un petit étourdi qui n’est pas capable de goûter sa fortune. La reine auroit bien voulu que sa confidente lui eût parlé d’une autre manière; elle lança même sur elle un regard furieux, & s’avançant avec précipitation, elle entra brusquement dans le cabinet de verdure où le chevalier se reposoit; elle feignit d’être surprise de l’y trouver, & d’avoir quelque peine qu’il la vît dans son déshabillé, bien qu’elle n’eût rien négligé de tout ce qui pouvoit le rendre magnifique & galant.
Dès qu’elle parut, il voulut par respect se retirer; mais elle lui dit de rester, & qu’il lui aideroit à marcher: j’ai été ce matin éveillée agréablement par le chant des oiseaux; le temps frais & la pureté de l’air m’ont invitée à les venir entendre de plus près. Qu’ils sont heureux, hélas! ils ne connoissent que les plaisirs; les chagrins ne troublent point leur vie. Il me semble, madame, répliqua Fortuné, qu’ils ne sont pas absolument exempts de peine & d’inquiétude; ils ont toujours à éviter le plomb meurtrier ou les filets décevans des chasseurs; il n’est pas jusqu’aux oiseaux de proie qui ne fassent la guerre à ces petits innocens; lorsqu’un rude hiver gèle la terre & la couvre de neige, ils meurent, faute de quelques grains de chenevis ou de millet; & tous les ans ils ont l’embarras de chercher une maîtresse nouvelle. Vous croyez donc, chevalier, dit la reine en souriant, que c’est un embarras? Il y a des hommes qui le prennent en gré douze fois chaque année: eh, bon dieu! vous paroissez surpris, continua-t-elle? ne semble-t-il pas que vous ayez le cœur tourné d’une autre manière, & que vous n’avez encore jamais changé? Je ne peux, madame, savoir de quoi je suis capable, dit le chevalier, car je n’ai point aimé; mais j’ose croire que si je prenois un attachement, ce seroit pour le reste de ma vie. Vous n’avez point aimé, s’écria la reine, en le regardant si fixement que le pauvre chevalier en changea plusieurs fois de couleur, vous n’avez point aimé? Fortuné, pouvez-vous parler de cette manière à une reine qui lit sur votre visage & dans vos yeux la passion qui vous occupe, & qui vient même d’entendre les paroles que vous avez faites sur l’air nouveau qui court à présent? Il est vrai, madame, répondit le chevalier, que ce couplet est de moi; mais il est vrai aussi que je l’ai fait sans aucun dessein particulier; mes amis m’engagent tous les jours à leur faire des chansons à boire, bien que je ne boive que de l’eau, il y en a d’autres qui en veulent de tendresse; ainsi je chante l’Amour, je chante Bacchus, sans être ni amoureux ni buveur.
La reine l’écoutoit avec tant d’émotion, qu’elle pouvoit à peine se soutenir; ce qu’il lui disoit rallumoit dans son cœur l’espoir que Floride avoit voulu lui ôter. Si je pouvois vous croire sincère, dit-elle, j’aurois lieu d’être surprise que jusqu’à présent vous n’ayez trouvé personne dans cette cour d’assez aimable pour vous fixer. Madame, répliqua Fortuné, je m’attache si fort à remplir les devoirs de ma charge, qu’il ne me reste point de temps pour soupirer: vous n’aimez donc rien, ajouta-t-elle avec véhémence? Non, madame, dit-il, je n’ai pas le cœur d’un caractère assez galant, je suis une espèce de misantrope qui chéris ma liberté, & qui ne voudrois pas la perdre pour qui que ce fût au monde. La reine s’assit, & jetant sur lui des regards obligeans: il est des chaînes si belles & si glorieuses, reprit-elle, qu’on doit se trouver heureux de les porter; si la fortune vous en avoit destiné de pareilles, je vous conseillerois de renoncer à votre liberté. En parlant de cette manière, ses yeux s’expliquoient trop intelligiblement, pour que le chevalier, qui avoit déjà des soupçons très-forts, n’eût pas entièrement lieu de se les confirmer. Dans la crainte que la conversation n’allât encore plus loin, il tira sa montre, & poussant un peu l’aiguille, je supplie votre majesté, dit-il, de permettre que j’aille au palais, voici l’heure du lever du roi, il m’a ordonné de m’y rendre: allez, bel indifférent, dit-elle, en poussant un profond soupir: vous avez raison de faire votre cour à mon frère; mais souvenez-vous que vous n’auriez pas tort de me dédier quelques-uns de vos devoirs.
La reine le suivit des yeux, puis elle les baissa; & faisant réflexion à ce qui venoit de se passer, elle rougit de honte & de colère. Ce qui ajoutoit même quelque chose à son chagrin, c’est que Floride en avoit été témoin, & qu’elle remarquoit sur son visage un air de joie qui sembloit lui dire qu’elle auroit mieux fait de croire ses conseils que de parler à Fortuné; elle rêva quelque temps, & prenant des tablettes, elle écrivit ces vers, qu’elle fit mettre en musique par le Lully de sa cour.
Tu vois, tu vois enfin le tourment que j’endure.
Mon vainqueur le connoît & n’en est point touché;
Mon cœur en sa présence a montré sa blessure,
Et le trait qui toujours devoit être caché:
As-tu vu son mépris, sa rigueur inhumaine?
Il me hait, je voudrois le haïr à mon tour;
Mais c’est une espérance vaine,
Je ne saurois pour lui sentir que de l’amour.
Floride fit très-bien son personnage auprès de la reine; elle la consola de son mieux, & lui donna quelques retours d’espérance, dont elle avoit bien besoin pour ne pas succomber. Fortuné se trouve dans une distance si éloignée de vous, madame, lui dit-elle, qu’il n’a peut-être pas compris ce que vous avez voulu lui faire entendre; il me semble même que c’est déjà beaucoup qu’il vous ait assurée qu’il n’aime rien: il est si naturel de se flatter, qu’enfin la reine reprit un peu de cœur. Elle ignoroit que la malicieuse Floride, persuadée de l’éloignement du chevalier pour elle, vouloit l’engager à lui parler encore clairement, afin qu’il pût la choquer davantage par l’indifférence de ses réponses.
Il étoit de son côté dans le dernier embarras. Sa situation lui paroissoit cruelle, il n’auroit pas hésité à quitter la cour, si le trait fatal qui l’avoit blessé pour le roi ne l’eût arrêté malgré lui; il n’alloit plus chez la reine qu’aux heures où elle tenoit son cercle, & à la suite du roi: elle s’apperçut aussitôt de ce nouveau changement de conduite; elle lui donna lieu plusieurs fois de lui faire sa cour, sans qu’il en voulût profiter; mais un jour qu’elle descendoit dans ses jardins, elle le vit qui traversoit une grande allée, & qui s’enfonça promptement dans le petit bois; elle l’appela; il craignit de lui déplaire, en feignant de ne l’avoir pas entendue, il s’approcha d’un air respectueux.
Vous souvenez-vous, chevalier, lui dit-elle, de la conversation que nous eûmes, il y a quelque temps, dans le cabinet de verdure? Je ne suis pas capable, répondit-il, madame, d’avoir oublié cet honneur: sans doute les questions que je vous fis, ajouta-t-elle, vous causèrent de la peine; car depuis ce jour-là vous ne vous êtes pas mis en état que je vous en fisse d’autres. Comme le hasard seul me procura cette faveur, dit-il, il m’a semblé qu’il y auroit eu de la témérité d’en prendre d’autres: dites plutôt, ingrat, continua-t-elle en rougissant, que vous avez évité ma présence: vous ne connoissez que trop mes sentimens. Fortuné baissa les yeux d’un air embarrassé & modeste, & comme il hésitoit à lui répondre: vous êtes bien déconcerté; allez, ne cherchez rien à me dire, je vous entends mieux que je ne voudrois vous entendre; elle en auroit peut-être dit davantage, si elle n’eût apperçu le roi qui venoit se promener.
Elle s’avança aussitôt, & le voyant fort mélancolique, elle le conjura de lui en apprendre la raison. Vous savez, dit le roi, qu’il y a un mois qu’on vint me donner avis qu’un dragon d’une grandeur prodigieuse ravageoit toute la contrée. Je croyois qu’on pourroit le tuer, & j’avois donné là-dessus les ordres nécessaires; mais on a tout tenté inutilement: il dévore mes sujets, leurs troupeaux, & tout ce qu’il rencontre; il empoisonne les rivières & les fontaines où il se désaltère, & fait sécher les herbes & les plantes sur lesquelles il se repose. Pendant que le roi parloit ainsi, la reine rouloit dans son esprit irrité un moyen sûr de sacrifier le chevalier à son ressentiment.
Je n’ignore pas, répliqua-t-elle, les mauvaises nouvelles que vous avez reçues; Fortuné que vous avez vu auprès de moi, venoit de m’en rendre compte; mais, mon frère, vous allez être surpris de ce qui me reste à vous dire: c’est qu’il m’a priée avec la dernière instance, que vous lui permettiez d’aller combattre l’affreux dragon; il est vrai qu’il a une adresse si merveilleuse, & qu’il manie si bien ses armes, que je ne suis point surprise qu’il présume beaucoup de lui; ajoutez à cela, qu’il m’a dit avoir un secret pour endormir les dragons les plus éveillés; mais il n’en faut point parler, parce qu’il ne paroîtroit pas assez de valeur dans son action. De quelque manière qu’il la fît, répliqua le roi, elle seroit bien glorieuse pour lui, & bien utile pour nous, s’il pouvoit y réussir; cependant je crains que ce ne soit l’effet d’un zèle indiscret, & qu’il ne lui en coûte la vie? Non, mon frère, ajouta la reine, n’appréhendez point, il m’a conté là-dessus des choses surprenantes; vous savez qu’il est naturellement fort sincère, & puis quel honneur pourroit-il espérer, de mourir en étourdi? Enfin, continua-t-elle, je lui ai promis d’obtenir ce qu’il désire avec tant de passion, que si vous le lui refusez, il en mourra.
Je consens à ce que vous voulez, dit le roi; je vous avoue, malgré cela, que j’y ai de la répugnance: mais appelons-le. Aussitôt il fit signe à Fortuné de s’approcher, & lui dit d’un air obligeant: je viens d’apprendre par la reine le désir que vous avez de combattre le dragon qui nous désole; c’est une résolution si hardie, que je ne peux croire que vous en envisagiez tout le péril. Je le lui ai représenté, dit la reine; mais il a tant de zèle pour votre service, & de passion pour se signaler, que rien ne sauroit l’en détourner, & j’en augure quelque chose d’heureux.
Fortuné demeura surpris d’entendre ce que le roi & la reine lui disoient. Il avoit trop d’esprit pour ne pas pénétrer les mauvaises intentions de cette princesse; mais sa douceur ne lui permit pas de s’en expliquer; & sans rien répondre, il la laissa toujours parler, se contentant de faire de profondes révérences, que le roi prit pour de nouvelles prières de lui accorder la permission qu’il souhaitoit. Allez donc, lui dit-il en soupirant; allez où la gloire vous appelle; je sais que vous avez tant d’adresse dans toutes les choses que vous faites, & particulièrement aux armes, que ce monstre aura peut-être de la peine à éviter vos coups. Sire, répliqua le chevalier, de quelque manière que je me tire du combat, je serai satisfait; je vous délivrerai d’un fléau terrible, ou je mourrai pour vous; mais honorez-moi d’une faveur qui me sera infiniment chère. Demandez tout ce que vous voudrez, dit le roi. J’ose, continua-t-il, demander votre portrait: le roi lui sut beaucoup de gré de songer à son portrait, dans un temps où il avoit lieu de s’occuper de bien d’autres choses: & la reine ressentit un nouveau chagrin qu’il ne lui eût pas fait la même prière; mais il auroit fallu avoir de la bonté de reste, pour vouloir le portrait d’une si méchante personne.
Le roi retourné dans son palais, & la reine dans le sien, Fortuné bien embarrassé de la parole qu’il avoit donnée, fut trouver son cheval, & lui dit: mon cher Camarade, il y a bien des nouvelles. Je les sais déjà, seigneur, répliqua-t-il. Que ferons-nous donc, ajouta Fortuné? Il faut partir au plutôt, répondit le cheval; prenez un ordre du roi, par lequel il vous ordonne d’aller combattre le dragon, nous ferons ensuite notre devoir. Ce peu de mots consola notre jeune chevalier; il ne manqua pas de se rendre le lendemain de bonne heure chez le roi, avec un habit de campagne aussi bien entendu que tous les autres qu’il avoit pris dans le coffre de maroquin.
Aussitôt que le roi l’apperçut, il s’écria: quoi! vous êtes prêt à partir? L’on ne peut avoir trop de diligence pour exécuter vos commandemens, Sire, répliqua-t-il, je viens prendre congé de vous. Le roi ne put s’empêcher de s’attendrir, voyant un chevalier si jeune, si beau, si parfait, sur le point de s’exposer au plus grand péril où un homme pouvoit jamais se mettre.
Il l’embrassa, & lui donna son portrait, enrichi de gros diamans. Fortuné le reçut avec une joie extraordinaire: les grandes qualités du roi l’avoient touché à tel point, qu’il n’imaginoit rien au monde de plus aimable que lui, & s’il souffroit en le quittant, c’étoit bien moins par la crainte d’être englouti du dragon, que par la privation d’une présence si chère.
Le roi voulut que son ordre particulier pour Fortuné d’aller combattre, en renfermât un général à tous ses sujets de lui aider, & de lui donner les secours dont il pourroit avoir besoin; ensuite il prit congé du roi; & pour qu’on n’eût rien à remarquer dans sa conduite, il alla chez la reine, qui étoit à sa toilette, entourée de plusieurs dames: elle changea de couleur lorsqu’il parut; que n’avoit-elle pas à se reprocher sur son chapitre? Il la salua respectueusement, & lui demanda si elle vouloit l’honorer de ses ordres, qu’il alloit partir. Ce mot acheva de la déconcerter; & Floride, qui ne savoit rien de ce que la reine avoit tramé contre le chevalier, resta fort éperdue: elle auroit bien voulu l’entretenir en particulier; mais il fuyoit des conversations si embarrassantes.
Je prie les dieux, dit la reine, de vous faire vaincre, & de vous ramener triomphant. Madame, répliqua le chevalier, votre majesté me fait trop d’honneur: elle sait assez le péril où je m’expose, je ne l’ignore pas non plus; cependant je suis tout plein de confiance; peut-être que dans cette occasion je suis le seul qui espère. La reine entendoit bien ce qu’il vouloit lui dire; sans doute qu’elle auroit répondu à ce petit reproche, s’il y avoit eu moins de monde dans la chambre.
Enfin, le chevalier se rendit chez lui; il ordonna à ses sept excellens domestiques de monter à cheval & de le suivre, parce que le temps étoit venu d’éprouver ce qu’ils savoient faire; il n’y en eut aucun qui ne témoignât de la joie de pouvoir le servir. Ils ne tardèrent pas une heure à mettre tout en ordre, & ils partirent avec lui, l’assurant qu’ils ne négligeroient rien pour sa satisfaction. En effet, quand ils se trouvoient seuls dans la campagne, & qu’ils ne craignoient point d’être vus, chacun faisoit preuve de son adresse: Trinquet buvoit l’eau des étangs, & pêchoit le plus beau poisson pour le dîner de son maître. Léger, de son côté, attrapoit les cerfs à la course, & prenoit un lièvre par les oreilles, quelque rusé qu’il fût. Le bon Tireur ne faisoit quartier ni aux perdreaux, ni aux faisans: & quand le gibier étoit tué d’un côté, la venaison de l’autre, & le poisson hors de l’eau, Forte-Echine s’en chargeoit gaiment; il n’y avoit pas jusqu’à Fine-Oreille, qui ne se rendît utile; il écoutoit sortir de la terre les trufes, les morilles, les champignons, les salades, les herbes fines; aussi Fortuné n’avoit presque pas besoin de mettre la main à la bourse pour faire les fraix de son voyage; il se seroit assez bien diverti à voir tant de choses extraordinaires, s’il n’avoit pas eu le cœur tout rempli de ce qu’il venoit de quitter. Le mérite du roi lui étoit toujours présent, & la malice de la reine lui sembloit si grande, qu’il ne pouvoit s’empêcher de la détester.
Il marchoit, abîmé dans une profonde rêverie, quand il en fut tiré par les cris perçans de plusieurs personnes; c’étoit de pauvres paysans que le dragon dévoroit. Il en vit quelques-uns qui, s’étant échappés, fuyoient de toutes leurs forces, il les appela sans qu’ils voulussent s’arrêter, il les suivit & leur parla; il sut par eux que le monstre n’étoit pas éloigné. Il leur demanda comment ils faisoient pour s’en garantir; ils lui dirent que l’eau étoit rare dans le pays, que l’on n’en buvoit que de pluies, & que pour la conserver, ils avoient fait un étang; que le dragon, après bien des courses, y venoit boire; qu’il faisoit de si grands cris en arrivant, qu’on les entendoit d’une lieue; qu’alors tout le monde effrayé se cachoit, fermant les fenêtres & les portes des maisons.
Le chevalier entra dans une hôtellerie, bien moins pour se reposer que pour prendre les bons avis de son joli cheval. Quand chacun se fut retiré, il descendit dans l’écurie, & lui dit, Camarade, que ferons-nous pour vaincre le dragon? Seigneur, lui dit-il, j’y rêverai cette nuit, & je vous en rendrai compte demain matin. Il lui dit lorsqu’il y retourna: je suis d’avis que Fine-Oreille écoute si le dragon est proche; aussi-tôt Fine-Oreille se coucha par terre; il entendit les cris du dragon qui étoit encore à sept lieues de-là; quand le cheval le sut, il dit à Fortuné: commandez à Trinquet d’aller boire toute l’eau du grand étang, & que Forte-Echine y porte assez de vin pour le remplir, il faudra mettre autour des raisins secs, du poivre, & plusieurs choses qui altèrent; commandez aussi que les habitans se renferment chacun dans leurs maisons, & vous-même, seigneur, ne sortez pas de celle que vous choisirez avec tous vos gens; le dragon ne tardera pas de venir boire à l’étang; le vin lui semblera bon, & vous verrez qu’on en viendra à bout.
Dès que Camarade eut achevé de régler ce qu’on devoit faire, chacun s’employa à ce qui lui étoit ordonné. Le chevalier entra dans une maison dont la vue donnoit sur l’étang. Il y étoit à peine, que l’affreux dragon y vint; il but un peu, ensuite il mangea le déjeûner qu’on lui avoit préparé, & puis il but tant & tant qu’il s’ennivra. Il ne pouvoit plus se remuer; il étoit couché sur le côté, sa tête penchée & ses yeux fermés. Quand Fortuné le vit ainsi, il jugea bien qu’il n’y avoit pas un moment à perdre; il sortit l’épée à la main, il l’attaqua avec un courage merveilleux. Le dragon se sentant percé de tous côtés vouloit s’élever, & fondre sur le chevalier; mais il n’en avoit pas la force, & perdoit tout son sang, & le chevalier, ravi de l’avoir réduit dans cette extrémité, appela ses gens pour lier ce monstre avec des cordes & des chaînes, voulant ménager au roi le plaisir & la gloire de lui donner la mort; de sorte que n’ayant plus rien à craindre, ils le traînèrent jusqu’à la ville.
Fortuné marchoit à la tête de son petit cortège. En approchant du palais, il envoya Léger, pour apprendre au roi la bonne nouvelle d’un succès si avantageux; mais cela paroissoit presque incroyable, jusqu’à ce que l’on vît paroître le monstre sur une machine faite exprès, où il étoit garotté.
Le roi descendit, il embrassa Fortuné; les dieux vous réservoient cette victoire, lui dit-il, & je ressens moins la joie de voir cet horrible dragon dans l’état où vous l’avez réduit, que de vous voir, mon cher chevalier. Sire, répliqua-t-il, votre majesté peut lui donner les derniers coups, je ne l’ai amené que pour les recevoir de votre main. Le roi tira son épée, & acheva de tuer le plus cruel de ses ennemis; tout le monde jetoit des cris de joie & des acclamations pour un succès si inespéré.
Floride, toujours inquiète, ne demeura pas long-temps sans apprendre le retour du beau chevalier: elle courut l’annoncer à la reine, qui demeura si surprise, & si combattue par son amour & par sa haine, qu’elle ne pouvoit répondre à ce que lui disoit sa favorite; elle s’étoit reproché cent & cent fois le mauvais tour qu’elle lui avoit joué; mais elle aimoit mieux le voir mort, que de le voir indifférent: de sorte qu’elle ne savoit si elle étoit bien-aise ou fâchée qu’il revînt dans une cour, où sa présence alloit encore troubler le repos de sa vie.
Le roi, impatient de lui raconter l’heureux succès d’une aventure si extraordinaire, entra dans sa chambre, appuyé sur le chevalier: voici le vainqueur du dragon, dit-il à la reine, qui vient de me rendre le service le plus signalé que je pouvois souhaiter d’un fidelle sujet; c’est à vous madame, à qui il a parlé la première de l’envie qu’il avoit de combattre ce monstre; j’espère que vous lui tiendrez compte du péril où il s’est exposé. La reine, composant son visage, honora Fortuné d’un accueil gracieux, & de mille louanges; elle le trouva encore plus aimable que lorsqu’il partit, & son attention à le regarder ne lui fit que trop entendre que son cœur étoit encore blessé.
Elle ne voulut pas se fier à ses yeux de s’en expliquer tous seuls; & un jour qu’elle étoit à la chasse avec le roi, elle feignit de ne pas suivre les chiens, parce qu’elle étoit incommodée. Alors se tournant vers le jeune chevalier, qui n’étoit pas éloigné: vous me ferez le plaisir, lui dit-elle, de rester auprès de moi, je veux descendre & me reposer un peu: allez, ajouta-t-elle, à ceux qui l’accompagnoient, ne quittez pas mon frère. Aussitôt elle mit pied à terre avec Floride, & s’assit au bord d’un ruisseau, où elle demeura quelque temps dans un profond silence: elle rêvoit au tour qu’elle donneroit à son discours.
Enfin levant les yeux, elle les attacha sur le chevalier, & lui dit: comme les bonnes intentions ne se manifestent pas toujours, je crains que vous n’ayez point pénétré les motifs qui m’engagèrent à presser le roi de vous envoyer combattre le dragon; j’étois sûre, par un pressentiment qui ne m’a jamais trompée, que vous en sortiriez en homme de courage; & vos envieux parloient si mal du vôtre, parce que vous n’êtes point allé à l’armée, qu’il falloit une action aussi éclatante que celle-ci pour leur fermer la bouche: je vous aurois bien communiqué ce qui se disoit là-dessus, continua-t-elle, & j’aurois peut-être dû le faire, sans que je me persuadasse que votre ressentiment auroit des suites, & qu’il valoit mieux faire taire les mal-intentionnés par votre conduite intrépide dans le péril, que par une autorité qui marque plutôt que l’on est favori que soldat. Vous voyez à présent, chevalier, continua-t-elle, que j’ai pris un sensible intérêt à tout ce qui vous est arrivé de glorieux, & que vous auriez grand tort d’en juger d’une autre manière. La distance qui nous sépare est si grande, madame, répondit-il modestement, que je ne suis pas digne de l’éclaircissement que vous voulez bien me donner, ni du soin que vous avez pris de hasarder ma vie pour ménager mon honneur; le ciel m’a protégé avec plus de bonté que mes ennemis ne le souhaitoient; & je m’estimerai toujours heureux d’employer pour le service du roi & le vôtre, une vie dont la perte m’est plus indifférente qu’on ne pense.
Le respectueux reproche de Fortuné embarrassa la reine: elle sentit bien tout ce qu’il vouloit lui dire; mais elle le trouvoit trop aimable pour chercher à l’éloigner par quelque réponse trop aigre; au contraire, elle feignit d’entrer dans ses sentimens, & se fit redire avec quelle adresse il avoit vaincu le dragon. Fortuné n’avoit garde d’apprendre à personne que c’étoit par le secours de ses gens; il se vantoit d’être allé au-devant de ce redoutable ennemi, & que sa seule adresse, & même sa témérité, l’avoient tiré d’affaire; mais la reine ne songeant presque plus à ce qu’il lui racontoit, l’interrompit pour lui demander s’il étoit à présent bien convaincu de la part qu’elle prenoit dans tout ce qui le regardoit. Cette conversation alloit être poussée plus loin, lorsqu’il lui dit: madame, je viens d’entendre le son du cor, le roi approche; votre majesté ne veut-elle pas monter à cheval pour aller au-devant de lui? Non, dit-elle, d’un air plein de dépit, il suffit que vous y alliez. Le roi me blâmeroit, madame, ajouta-t-il, si je vous laissois seule dans un lieu où vous pouvez courir quelque risque: je vous dispense de tant d’inquiétude, ajouta-t-elle d’un ton absolu: allez, votre présence m’importune.
A cet ordre, le chevalier lui fait une profonde révérence, monte à cheval, & se dérobe à sa vue, inquiet du succès que pourroit avoir ce nouveau ressentiment. Il consulta là-dessus son beau cheval: apprends-moi, Camarade, lui dit-il, si cette reine trop tendre & trop colère trouvera encore quelque monstre pour m’y livrer. Elle ne trouvera qu’elle, répondit le joli cheval; mais elle est plus dragonne que le dragon que vous avez tué, & elle exercera suffisamment votre patience & votre vertu. Ne me fera-t-elle point perdre les bonnes grâces du roi, s’écria-t-il? voilà tout ce que je crains. Je ne veux pas vous révéler l’avenir, dit Camarade; qu’il vous suffise que je veille à tout. Il n’en dit pas davantage, parce que le roi parut au bout d’une allée; Fortuné le joignit, & lui apprit que la reine s’étoit trouvée mal, & lui avoit ordonné de rester auprès d’elle. Il me semble, dit le roi en souriant, que vous êtes assez bien dans ses bonnes grâces, & c’est à elle que vous ouvrez, votre cœur préférablement à moi; car enfin, je n’ai point oublié que vous la priâtes de vous procurer la gloire d’aller combattre le dragon. Sire, répliqua le chevalier, je n’ose me défendre de ce que vous dites; mais je peux assurer votre majesté que je mets une grande différence entre vos bonnes grâces & celles de la reine; & s’il étoit permis à un sujet d’avoir son souverain pour confident, je me ferois une joie bien délicate de vous déclarer tous les sentimens de mon cœur. Le roi l’interrompit pour lui demander où il avoit laissé la reine.
Pendant qu’il l’alloit joindre, elle se plaignoit à Floride de l’indifférence de Fortuné: sa vue me devient odieuse, s’écrioit-elle, il faut qu’il sorte de la cour, ou que je la quitte; je ne saurois plus souffrir un ingrat qui ose me témoigner tant de mépris. Et quel est le mortel qui ne s’estimeroit pas heureux de plaire à une reine toute puissante dans cet état? Il n’y a que lui au monde: ah! les dieux l’ont réservé pour troubler tout le repos de ma vie.
Floride n’étoit point fâchée du chagrin que sa maîtresse avoit contre Fortuné; & bien loin de l’appaiser, elle l’aigrissoit, en lui rappelant mille circonstances qu’elle n’avoit peut-être pas voulu remarquer. Son dépit augmenta encore, & lui fit concevoir un nouveau dessein pour perdre le pauvre chevalier.
Dès que le roi fut auprès d’elle, & qu’il lui eut témoigné son inquiétude pour sa santé, elle lui dit: je vous avoue que je me trouvois assez mal; mais il est difficile de ne pas guérir avec Fortuné, il est réjouïssant, ses visions sont plaisantes: vous saurez, continua-t-elle, qu’il m’a priée d’obtenir une nouvelle grâce de votre majesté. Il la demande avec la dernière confiance de réussir dans l’entreprise du monde la plus téméraire. Quoi, ma sœur, s’écria le roi, veut-il aller combattre quelque nouveau dragon? C’en est plusieurs à la fois, dit-elle, qu’il s’assure de vaincre: vous le dirai-je? enfin il se vante d’obliger l’empereur à nous rendre tous nos trésors, & que pour cela, il ne lui faut point d’armée. Quel dommage, répliqua le roi, que ce pauvre garçon soit tombé dans une folie si extraordinaire! son combat contre le monstre, ajouta la reine, ne lui laisse plus concevoir que de grands desseins; & que hasardez-vous en lui donnant la permission de s’exposer encore pour votre service? Je hasarde sa vie qui m’est chère, répliqua le roi, j’aurois une peine extrême de le faire périr de gaieté de cœur. De quelle manière que la chose tourne, il est donc infaillible qu’il mourra, dit-elle, car je vous assure qu’il a une si forte passion d’aller recouvrer vos trésors, qu’il ne fera plus que languir si vous lui en refusez la permission.
Le roi tomba dans une profonde tristesse: je ne puis imaginer, dit-il, ceux qui lui remplissent la tête de toutes ces chimères, je souffre de le voir en cet état. Au fond, répliqua la reine, il a combattu le dragon, il l’a vaincu, peut-être qu’il réussiroit de même. J’ai quelquefois des pressentimens justes, le cœur me dit que son entreprise sera heureuse; de grâce, mon frère, ne vous opposez point à son zèle. Il faut l’appeler, ajouta le roi, & lui représenter tout au moins ce qu’il hasarde. Voilà justement le moyen de le faire désespérer, répliqua la reine, il croira que vous ne voulez pas qu’il parte, & je vous assure qu’à l’égard de le retenir par aucune considération qui le concerne, il ne le fera pas; car je lui ai déjà dit tout ce qui se peut imaginer dans une telle occasion. Hé bien, s’écria le roi, qu’il parte, j’y consens. La reine ravie de cette permission, appela Fortuné: chevalier, lui dit-elle, remerciez le roi, il vous accorde la permission que vous désirez tant, d’aller trouver l’empereur Matapa, & de lui faire rendre de gré ou de force nos trésors qu’il a enlevés; préparez-vous-y avec la même diligence que vous eûtes pour aller combattre le dragon.
Fortuné, surpris, reconnut à ce trait la fureur de la reine contre lui: cependant il sentit du plaisir à pouvoir donner sa vie pour un roi qui lui étoit si cher; & sans se défendre de cette extraordinaire commission, il mit un genou en terre, & baisa la main du roi qui étoit de son côté très-attendri. La reine ressentoit une espèce de honte de voir avec quel respect il se voyoit condamné à affronter la mort. Seroit-ce, disoit-elle en elle-même, qu’il auroit pour moi de l’attachement, & que plutôt de me dédire de ce que j’ai avancé de sa part, il souffre le mauvais tour que je lui joue sans se plaindre? Ah! si je pouvois m’en flatter, que je me voudrois de mal de celui que je vais lui faire! Le roi parla peu au chevalier, il remonta à cheval, & la reine dans sa calêche, feignant de se trouver encore mal.
Fortuné accompagna le roi jusqu’au bout de la forêt; puis y entrant pour entretenir son cheval, il lui dit: mon fidelle Camarade, c’en est fait, il faut que je périsse. La reine vient de m’en ménager une occasion à laquelle je ne me serois jamais attendu de sa part. Mon aimable maître, répliqua le cheval, cessez de vous allarmer; bien que je n’aie pas été présent à ce qui s’est passé, je le savois il y a long-temps; l’ambassade n’est pas si terrible que vous vous l’imaginez. Tu ne sais donc pas, continua le chevalier, que cet empereur est le plus colère de tous les hommes, & que si je lui propose de rendre tout ce qu’il a pris au roi, il ne me fera d’autres réponses que de m’attacher une corde au cou & de me faire jeter dans la rivière. Je suis informé de ses violences, dit Camarade, mais que cela ne vous empêche pas de prendre vos gens avec vous, & de partir: si vous y périssez, nous périrons tous; j’espère cependant un meilleur succès.
Le chevalier un peu consolé revint chez lui, donna les ordres nécessaires, & alla ensuite prendre ceux du roi & ses lettres de créance. Vous direz de ma part à l’empereur, lui dit-il, que je redemande mes sujets qu’il retient en esclavage, mes soldats prisonniers, mes chevaux dont il se sert, & mes meubles avec mes trésors. Que lui offrirai-je pour toutes ces choses, dit Fortuné? Rien, répliqua le roi, que mon amitié. Le jeune ambassadeur ne fit pas un grand effort de mémoire pour retenir son instruction; il partit sans voir la reine; elle en parut offensée, mais il avoit peu de chose à ménager avec elle: que pouvoit-elle lui faire dans sa plus grande colère, qu’elle ne lui fît pas dans les transports de sa plus grande amitié? Une tendresse de ce caractère lui paroissoit la chose du monde la plus redoutable. Sa confidente, qui savoit tout le secret, étoit désespérée contre sa maîtresse de vouloir sacrifier la fleur de toute la chevalerie.
Fortuné prit dans le coffre de maroquin tout ce qui lui étoit nécessaire pour son voyage: il ne se contenta pas de s’habiller magnifiquement, il voulut que ses sept hommes qui l’accompagnoient fussent très-bien mis: & comme ils avoient tous des chevaux excellens, & que Camarade sembloit plutôt voler en l’air que courir sur la terre, ils arrivèrent en peu de temps à la ville capitale où demeuroit l’empereur Matapa. Elle étoit plus grande que Paris, Constantinople & Rome ensemble; & si peuplée, que les caves, les greniers & les toîts étoient habités.
Fortuné demeura bien surpris de voir une ville d’une si prodigieuse étendue. Il fit demander audience à l’empereur, & l’obtint sans peine; mais quand il lui eut déclaré le sujet de son ambassade, bien que ce fût avec une grâce qui ajoutoit beaucoup à ses raisons, l’empereur ne put s’empêcher d’en sourire. Si vous étiez à la tête de cinq cent mille hommes, lui dit-il, l’on pourroit vous écouter; mais l’on m’a dit que vous n’en aviez que sept. Je n’ai pas entrepris, seigneur, lui dit Fortuné, de vous faire rendre ce que mon maître souhaite par la force, mais par mes très-humbles remontrances. Par quelle voie que ce soit, ajouta l’empereur, vous n’en viendrez point à bout, que vous n’exécutiez une pensée qui vient de me venir; c’est que vous trouviez un homme qui ait assez bon appétit pour manger à son déjeûner tout le pain chaud qu’on aura cuit pour les habitans de cette grande ville. Le chevalier à cette proportion demeura surpris de joie, & comme il ne parloit pas assez promptement, l’empereur éclata de rire: vous voyez, lui dit-il, qu’il est naturel de répondre une extravagance à une proposition extravagante. Seigneur, dit Fortuné, j’accepte ce que vous m’offrez, j’amènerai demain un homme qui mangera tout le pain tendre, & même tout le pain dur de cette ville; commandez qu’on l’apporte dans la grande place, vous aurez le plaisir de lui voir mettre à profit jusqu’aux miettes. L’empereur répliqua qu’il y consentoit. Il ne fut parlé le reste du jour que de la folie du nouvel ambassadeur, & Matapa jura qu’il le feroit mourir s’il ne tenoit sa parole.
Fortuné étant revenu à l’hôtel des ambassadeurs où il logeoit, il appela Grugeon, & lui dit: c’est cette fois-ci qu’il faut te préparer à manger du pain, il y va de tout pour nous. Il lui apprit là-dessus ce qu’il avoit promis à l’empereur. Ne vous inquiétez pas, mon maître, lui dit Grugeon, je mangerai tant qu’ils en seront plutôt las que moi. Fortuné ne laissoit pas de craindre qu’il n’en pût venir à bout; il défendit qu’on lui donnât à souper, afin qu’il déjeûnât mieux; mais cette précaution étoit inutile.
L’empereur, l’impératrice et la princesse se placèrent sur un balcon pour voir mieux ce qui alloit se passer. Fortuné arriva avec son petit cortège; & lorsqu’il apperçut dans la grande place six montagnes de pain, plus hautes que les Pyrénées, il ne put s’empêcher de pâlir. Grugeon n’en fit pas de même; car l’espérance de manger tant de bon pain lui faisoit grand plaisir; il pria qu’on n’en réservât pas le plus petit morceau, disant qu’il vouloit même avoir le reste des souris. L’empereur plaisantoit avec toute sa cour de l’extravagance de Fortuné & de ses gens, mais Grugeon impatient, demanda le signal pour commencer: on le lui donna par le bruit des trompettes & des tambours, en même temps il se jeta sur une des montagnes de pain, qu’il mangea en moins d’un quart d’heure, & toutes les autres furent gobées de même.
Il n’a jamais été un étonnement pareil, tout le monde demandoit s’il n’avoit point fasciné leurs yeux, & l’on alloit toucher à l’endroit où les pains avoient été apportés: il fallut que ce jour-là, depuis l’empereur jusqu’au chat, tout dînât sans pain.
Fortuné, infiniment content de ce bon succès, s’approche de l’empereur, & lui demande avec beaucoup de respect, s’il avoit agréable de lui tenir sa parole. L’empereur, un peu irrité d’avoir été pris pour dupe, lui dit: monsieur l’ambassadeur, c’est trop manger sans boire, il faut que vous ou quelqu’un de vos gens buviez toute l’eau des fontaines, des aqueducs & des réservoirs de toute la ville, & tout le vin qui se trouvera dans les caves. Seigneur, dit Fortuné, vous voulez me mettre dans l’impossibilité d’obéir à vos ordres, mais au fond, je ne laisserois pas de tenter l’aventure, si je pouvois me flatter que vous rendrez au roi mon maître ce que je vous ai demandé de sa part. Je le ferai, dit l’empereur, si vous pouvez réussir dans votre entreprise. Le chevalier demanda à l’empereur s’il y seroit présent, il répliqua que la chose étoit assez rare pour mériter sa curiosité; & montant dans un chariot magnifique, il fut à la fontaine des lions; il y en avoit sept de marbre, qui jetoient par la gueule des torrens d’eau, dont il se formoit une rivière sur laquelle on traversoit la ville en gondole.
Trinquet s’approcha du grand bassin, & sans reprendre haleine, il tarit cette source aussi sèche que s’il n’y avoit jamais eu d’eau. Les poissons de la rivière crioient vengeance contre lui, car ils ne savoient que devenir. Il n’en fit pas moins à toutes les autres fontaines, aux aqueducs & aux réservoirs; enfin il auroit bu la mer, tant il étoit altéré. Après une telle expérience, l’empereur ne pouvoit guères douter qu’il ne bût le vin aussi-bien que l’eau, & chacun, dépité, n’avoit guère envie de lui donner le sien; mais Trinquet se plaignit hautement de l’injustice qu’on lui faisoit; il dit qu’il auroit mal à l’estomac, & qu’il ne prétendoit pas seulement avoir le vin, mais que les liqueurs étoient aussi de son marché; de sorte que Matapa craignant de paraître trop ménager, consentit à ce que Trinquet lui demandoit. Fortuné prenant son temps, supplia l’empereur de se souvenir de ce qu’il lui avoit promis. A ces paroles, il prit un air sévère, & lui dit qu’il y penseroit.
En effet, il assembla son conseil pour lui déclarer le chagrin extrême où il étoit d’avoir promis à ce jeune ambassadeur tout ce qu’il avoit gagné sur son maître; qu’il y avoit attaché des conditions dont il avoit cru l’exécution impossible, & ce qu’il pourroit dire pour éviter une chose si préjudiciable. La princesse sa fille, qui étoit une des plus belles personnes du monde, l’ayant entendu parler ainsi, lui dit: seigneur, vous savez que jusqu’à présent j’ai vaincu tous ceux qui ont osé me disputer le prix de la course; il faut dire à l’ambassadeur, que s’il peut arriver avant moi au but qui sera marqué, vous promettez de ne plus éluder la parole que vous lui avez donnée.
L’empereur embrassa sa fille, il trouva son conseil merveilleux, & le lendemain il reçut agréablement les devoirs de Fortuné.
J’ai encore une chose à exiger, lui dit-il, c’est que vous, ou quelqu’un de vos gens, couriez contre la princesse ma fille; je vous jure par tous les élémens, que si l’on remporte le prix sur elle, je donnerai toutes sortes de satisfactions à votre maître. Fortuné ne refusa point ce défi; il dit à l’empereur qu’il l’acceptoit, & sur le champ, Matapa ajouta que ce seroit dans deux heures. Il envoya dire à sa fille de se préparer: c’étoit un exercice où elle étoit accoutumée dès sa plus tendre jeunesse. Elle parut dans une grande allée d’orangers, qui avoit trois lieues de long, & qui étoit si bien sablée, que l’on n’y voyoit pas une pierre grosse comme la tête d’une épingle: elle avoit une robe légère de taffetas couleur de rose, semée de petites étoiles brodées d’or & d’argent; ses beaux cheveux étoient attachés d’un ruban par derrière, & tomboient négligeamment sur ses épaules; elle portoit de petits souliers sans talons, extrêmement jolis, & une ceinture de pierreries, qui marquoit assez sa taille pour laisser voir qu’il n’en a jamais été une plus belle: la jeune Athalante n’auroit jamais osé lui rien disputer.
Fortuné vint, suivi du fidelle Léger & de ses autres domestiques; l’empereur se plaça avec toute sa cour; l’ambassadeur dit que Léger auroit l’honneur de courir contre la princesse. Le coffre de maroquin lui avoit fourni un habit de toile d’Hollande, tout garni de dentelles d’Angleterre, des bas de soie couleur de feu, des plumes de même, & de beau linge. En cet état il avoit fort bonne mine: la princesse l’accepta pour courir avec elle, mais avant que de partir on lui apporta une liqueur, qui aidoit encore à la rendre plus légère, & à lui donner de la force. Le coureur s’écria qu’il falloit qu’on lui en donnât aussi, & que l’avantage devoit être égal. Très-volontiers, dit-elle, je suis trop juste pour vous en refuser. Aussitôt elle lui en fit verser; mais comme il n’étoit point accoutumé à cette eau, qui étoit très-forte, elle lui monta tout d’un coup à la tête; il fit deux ou trois tours, & se laissant tomber au pied d’un oranger, il s’endormit profondément.
Cependant on donnoit le signal pour partir: on l’avoit déjà recommencé trois fois; la princesse attendoit bonnement que Léger s’éveillât; elle pensa enfin qu’il lui étoit d’une grande conséquence de tirer son père de l’embarras où il étoit, de sorte qu’elle partit avec une grâce & une légéreté merveilleuse. Comme Fortuné se tenoit au bout de l’allée avec tous ses gens, il ne savoit rien de ce qui se passoit, lorsqu’il vit la princesse qui couroit toute seule, & qui n’étoit plus guères qu’à une demi-lieue du but. Dieux! s’écria-t-il, en parlant à son cheval, nous sommes perdus; je n’apperçois point Léger! Seigneur, dit Camarade, il faut que Fine-Oreille écoute, peut-être il nous apprendra ce qu’il fait. Fine-Oreille se jeta par terre, & bien qu’il fût à deux lieues de Léger, il l’entendit ronfler. Vraiment, dit-il, il n’a garde de venir, il dort comme s’il étoit dans son lit. Hé! que ferons-nous donc, s’écria encore Fortuné? Mon maître, dit Camarade, il faut que bon Tireur lui décoche une flêche dans le petit bout de l’oreille, afin de le réveiller. Le bon Tireur prit son arc, & frappa si juste, qu’il perça l’oreille de Léger. La douleur qu’il ressentit le tira de son assoupissement; il ouvrit les yeux, il apperçut la princesse qui touchoit presque au but, & il n’entendit derrière lui que des cris de joie & d’applaudissement. Il s’étonna d’abord; mais il regagna bien vîte ce que le sommeil lui avoit fait perdre. Il sembloit que les vents le portoient, & que les yeux ne le pouvoient suivre; enfin il arriva le premier, ayant encore la flêche dans l’oreille, car il ne s’étoit pas donné le temps de l’ôter.
L’empereur demeura si surpris des trois événemens qui s’étoient passés depuis l’arrivée de l’ambassadeur, qu’il crut que les dieux s’intéressoient pour lui, & qu’il ne pouvoit plus différer de tenir sa parole. Approchez, lui dit-il, afin d’entendre par ma bouche, que je consens que vous preniez ici ce que vous ou l’un de vos hommes, pourrez emporter des trésors de votre maître; car il ne faut pas que vous pensiez que je veuille jamais vous en donner davantage, ni que je laisse aller ses soldats, ses sujets & ses chevaux. L’ambassadeur lui fit une profonde révérence; il lui dit qu’il lui faisoit encore beaucoup de grâce, & qu’il le supplioit de donner ses ordres là-dessus.
Matapa tout plein de dépit parla au gardien de ses trésors, & s’en alla à une maison de plaisance qu’il avoit près de la ville. Aussitôt Fortuné & ses gens demandèrent l’entrée de tous les lieux où les meubles, les raretés, l’argent & les bijoux du roi étoient enfermés. On ne lui cacha rien, mais ce fut à condition qu’il n’y auroit qu’un seul homme qui pourroit s’en charger. Forte-Échine se présenta, & avec son secours l’ambassadeur emporta tous les meubles qui étoient dans les palais de l’empereur, cinq cent statues d’or plus hautes que des géans, des carosses, des chariots, & toutes sortes de choses, sans exception; avec cela Forte-Échine marchoit si légérement, qu’il ne sembloit pas qu’il eût une livre pesant sur son dos.
Lorsque les ministres de l’empereur virent que ces palais étoient démeublés à tel point, qu’il n’y restoit ni chaises, ni coffre, ni marmite, ni lit pour se coucher, ils allèrent en diligence l’en avertir, & l’on peut juger de son étonnement, quand il sut qu’un seul homme emportoit tout: il s’écria qu’il ne le souffriroit pas, & commanda à ses gardes & à ses mousquetaires de monter à cheval, & de suivre en diligence les ravisseurs de ses trésors. Bien que Fortuné fût à plus de dix lieues, Fine-Oreille l’avertit qu’il entendoit un gros de cavalerie qui venoit à toute bride, & le bon Tireur, qui avoit la vue excellente, les apperçut; ils étoient au bord d’une rivière. Fortuné dit à Trinquet: nous n’avons point de bateau, si tu pouvois boire une partie de cette eau, nous passerions. Trinquet aussitôt fit son devoir. L’ambassadeur vouloit profiter du temps pour s’éloigner; son cheval lui dit: ne vous inquiétez pas, laissez approcher nos ennemis. Ils parurent au bord de la rivière, & sachant où les pêcheurs mettoient leurs bateaux, ils s’embarquèrent promptement, & ramoient de toutes leurs forces, lorsque l’Impétueux enfla ses joues, & commença de souffler; la rivière s’agita; les bateaux furent renversés, & la petite armée de l’empereur périt, sans qu’il s’en sauvât un seul pour lui en aller dire des nouvelles.
Chacun, joyeux d’un événement si favorable, ne songea plus qu’à demander la récompense qu’il croyoit avoir méritée; ils vouloient se rendre les maîtres de tous les trésors qu’ils emportoient, lorsqu’il s’éleva une grande dispute entr’eux sur le partage.
Si je n’avois pas gagné le prix, disoit le coureur, vous n’auriez rien; & si je ne t’avois pas entendu ronfler, dit Fine-Oreille, où en étions-nous? Qui t’auroit réveillé sans moi, repartit le bon Tireur? En vérité, ajouta Forte-Échine, je vous admire avec vos contestations; quelqu’un me doit-il disputer l’avantage de choisir, puisque j’ai eu la peine de porter tout? sans mon secours vous ne seriez point dans l’embarras de partager. Dites plutôt sans le mien, repartit Trinquet; la rivière, que j’ai bue comme un verre de limonade, vous auroit un peu embarrassés. On l’auroit été bien autrement, si je n’avois pas renversé les bateaux, dit l’Impétueux. J’ai gardé le silence jusqu’à présent, interrompit Grugeon; mais je ne puis m’empêcher de représenter, que c’est moi qui ai ouvert la scène aux grands événemens qui se sont passés, & que si j’avois laissé seulement une croûte de pain, tout étoit perdu.
Mes amis, dit Fortuné d’un air absolu, vous avez tous fait des merveilles; mais nous devons laisser au roi le soin de reconnoître nos services; je serois bien fâché d’être récompensé d’une autre main que de la sienne: croyez-moi, remettons tout à sa volonté; il nous a envoyés pour rapporter ses trésors, & non pas pour les voler; cette pensée est même si honteuse, que je suis d’avis que l’on n’en parle jamais, & je vous assure qu’en mon particulier, je vous ferai tant de bien, que vous n’aurez rien à regretter, quand bien même il seroit possible que le roi vous négligeât.
Les sept doués se sentirent pénétrés de la remontrance de leur maître; ils se jetèrent à ses pieds, & lui promirent de n’avoir point d’autre volonté que la sienne; ainsi ils achevèrent leur voyage. Mais l’aimable Fortuné, en approchant de la ville, se sentoit agité de mille troubles différens: la joie d’avoir rendu un service considérable à son roi, à celui pour qui il ressentoit un attachement si tendre, l’espérance de le voir, d’en être favorablement reçu, tout cela le flattoit agréablement. D’ailleurs, la crainte d’irriter encore la reine, & d’éprouver de nouvelles persécutions de sa part & de celle de Floride, le jetoit dans un étrange abattement; enfin il arriva, & tout le peuple, ravi de voir tant de richesses qu’il rapportoit, le suivoit avec mille acclamations, dont le bruit parvint jusqu’au palais.
Le roi ne put croire une chose si extraordinaire, il courut chez la reine pour l’en informer; elle demeura d’abord tout éperdue, mais ensuite se remettant un peu: vous voyez, dit-elle, que les Dieux le protègent; il a heureusement réussi, & je ne suis pas surprise qu’il entreprenne ce qui paroît impossible aux autres. En achevant ces mots, elle vit entrer Fortuné; il informa leurs majestés du succès de son voyage, ajoutant que les trésors étoient dans le parc, parce qu’il y avoit tant d’or, de pierreries & de meubles, qu’on n’avoit point d’endroits assez grands pour les mettre; il est aisé de croire que le roi témoigna beaucoup d’amitié à un sujet si fidelle, si zélé & si aimable.
La présence du Chevalier, & tous les avantages qu’il avoit remportés, r’ouvrirent dans le cœur de la reine une blessure qui n’étoit point encore fermée; elle le trouva plus charmant que jamais, & sitôt qu’elle put être en liberté de parler à Floride, elle recommença ses plaintes ordinaires. Tu vois ce que j’ai fait pour le perdre, lui disoit-elle, je n’imaginois que ce seul moyen de l’oublier; une fatalité sans pareille me le ramène toujours, & quelques raisons que j’eusse de mépriser un homme qui m’est si inférieur, & qui ne paye mes sentimens que d’une noire ingratitude, je ne laisse pas de l’aimer encore, & de me résoudre enfin à l’épouser secrettement. A l’épouser, madame, s’écria Floride! est-ce une chose possible? ai-je bien entendu? Oui, reprit la reine, tu as entendu mon dessein, il faut que tu le secondes; je te charge d’amener Fortuné ce soir dans mon cabinet, je veux lui déclarer moi-même jusqu’où vont mes bontés pour lui. Floride, au désespoir d’être choisie pour contribuer au mariage de sa maîtresse & de son amant, n’oublia rien pour détourner la reine de le voir; elle lui représenta la colère du roi, s’il venoit à découvrir cette intrigue; qu’il feroit peut-être mourir le chevalier; que tout au moins il le condamneroit à une prison perpétuelle, où elle ne le verroit plus. Toute son éloquence échoua, elle vit que la reine commençoit à se fâcher, elle n’eut pas d’autre parti à prendre que celui d’obéir.
Elle trouva Fortuné dans la galerie du Palais, où il faisoit arranger les statues d’or qu’il avoit rapportées de Matapa; elle lui dit de venir le soir chez la reine; cet ordre le fit trembler, Floride connut sa peine. O dieu! lui dit-elle, que je vous plains! pourquoi faut-il que le cœur de cette princesse n’ait pu vous échapper? hélas! j’en sais un moins dangereux que le sien, qui n’oseroit se déclarer. Le chevalier ne voulut pas s’embarquer dans un nouvel éclaircissement, il avoit déjà assez de chagrin; & comme il ne cherchoit point à plaire à la reine, il prit un habit très-négligé, afin qu’elle ne pût penser qu’il eût aucun dessein; mais s’il pouvoit quitter aisément les diamans & la broderie, il n’en alloit pas de même de ses charmes personnels; il étoit toujours aimable, toujours merveilleux; de quelque humeur qu’il fût, rien ne l’égaloit.
La reine prit grand soin de rehausser sa beauté de tout l’éclat qu’on peut recevoir d’une parure extraordinaire; elle remarqua avec plaisir que Fortuné en paroissoit surpris. Les apparences, lui dit-elle, sont quelquefois si trompeuses, que je suis bien aise de me justifier sur ce que vous avez cru sans doute de mes sentimens. Lorsque j’ai engagé le roi de vous envoyer vers l’Empereur, il sembloit que je voulois vous sacrifier; comptez cependant, beau Chevalier, que je savois tout ce qui devoit en arriver, & que je n’ai point eu d’autres vues que de vous ménager une gloire immortelle. Madame, lui dit-il, vous êtes trop élevée au-dessus de moi, pour que vous deviez vous abaisser jusqu’à une explication; je n’entre point dans les motifs qui vous ont fait agir, il me suffit d’avoir obéi au roi. Vous avez trop d’indifférence pour l’éclaircissement que je veux vous donner, ajouta-t-elle; mais enfin le temps est venu de vous convaincre de mes bontés; approchez, Fortuné, approchez, recevez ma main pour gage de ma foi.
Le pauvre chevalier demeura si interdit, qu’on ne l’a jamais été davantage; il fut vingt fois prêt de déclarer son sexe à la reine: il n’osa le faire, & répondit aux témoignages de son amitié par une froideur extrême; il lui dit des raisons infinies sur la colère où seroit le roi, d’apprendre que son sujet, au milieu de sa cour, eût osé contracter un mariage si important sans son aveu. Après que la reine eut essayé inutilement de le guérir de la peur qui sembloit l’alarmer, elle prit tout-d’un-coup le visage & la voix d’une furie; elle s’emporta; elle lui fit mille menaces; elle le chargea d’injures; elle le battit; elle l’égratigna, & tournant ensuite ses fureurs contr’elle-même, elle s’arracha les cheveux, se mit le visage & la gorge en sang, déchira son voile & ses dentelles; puis s’écriant: A moi, gardes, à moi, elle fit entrer les siens dans son cabinet; elle leur commanda de mettre cet infortuné au fond d’un cachot, & du même pas elle courut chez le roi pour lui demander justice contre les violences de ce jeune monstre.
Elle raconta à son frère que depuis long-temps il avoit eu l’audace de lui déclarer sa passion; que dans l’espérance que l’absence & ses rigueurs pourroient le guérir, elle n’avoit négligé aucunes occasions de l’éloigner, comme il avoit pu le remarquer; mais que c’étoit un malheureux que rien ne pouvoit changer, qu’il voyoit l’extrémité où il s’étoit porté contr’elle; qu’elle vouloit qu’on lui fît son procès, & que s’il lui refusoit cette justice, elle en tireroit raison.
La manière dont elle parloit étonna le roi, il la connoissoit pour la plus violente femme du monde; elle avoit beaucoup de pouvoir, & elle étoit capable de bouleverser le royaume. La hardiesse de Fortuné demandoit une punition exemplaire; tout le monde savoit déjà ce qui venoit de se passer, & il devoit se porter lui-même à venger sa sœur. Mais, hélas! sur qui cette vengeance devoit-elle être exercée? sur un chevalier qui s’étoit exposé aux plus grands périls pour son service, auquel il étoit redevable de son repos & de tous ses trésors, qu’il aimoit d’une inclination particulière: il auroit donné la moitié de sa vie pour sauver ce cher Favori. Il représenta à la reine l’utilité dont il lui étoit, les services qu’il avoit rendus à l’état, sa jeunesse, & toutes les choses qui pouvoient l’engager à lui pardonner. Elle ne voulut pas l’entendre, elle demandoit sa mort. Le roi ne pouvant donc plus éviter de lui donner des juges, nomma ceux qu’il crut les plus doux & les plus susceptibles de tendresse, afin qu’ils fussent plus disposés à tolérer cette faute.
Mais il se trompa dans ses conjectures; les juges voulurent rétablir leur réputation aux dépens de ce pauvre malheureux: & comme c’étoit une affaire de grand éclat, ils s’armèrent de la dernière rigueur, & condamnèrent Fortuné sans daigner l’entendre. Son arrêt portoit trois coups de poignards dans le cœur, parce que c’étoit son cœur qui étoit coupable.
Le roi craignoit autant cet arrêt que s’il avoit dû être prononcé contre lui-même; il exila tous les juges qui l’avoient donné, mais il ne pouvoit sauver son aimable Fortuné, & la reine triomphoit du supplice qu’il alloit souffrir; ses yeux altérés de sang demandoient celui de cet illustre affligé. Le roi fit de nouvelles tentatives auprès d’elle, qui ne servirent qu’à l’aigrir. Enfin le jour marqué pour cette terrible exécution arriva. L’on vint retirer le chevalier de la prison où il avoit été mis, & où il étoit demeuré sans que personne au monde lui eût parlé; il ne savoit point le crime dont la reine l’accusoit, s’imaginant seulement que c’étoit quelque nouvelle persécution que son indifférence lui attiroit; & ce qui lui faisoit le plus de peine, c’est qu’il croyoit que le roi secondoit les fureurs de cette princesse.
Floride, inconsolable de l’état où l’on réduisoit son amant, prit une résolution de la dernière violence; c’étoit d’empoisonner la reine, & de s’empoisonner elle-même, s’il falloit que Fortuné éprouvât la rigueur d’une mort cruelle. Dès qu’elle en sut l’arrêt, le désespoir saisit son ame, elle ne pensa plus qu’à exécuter ses desseins; mais on lui apporta un poison plus lent qu’elle ne vouloit; de sorte qu’encore qu’elle l’eût fait prendre à la reine, cette princesse qui n’en ressentoit pas encore la malignité, fit amener le beau chevalier au milieu de la grande place du palais, pour recevoir la mort en sa présence. Les bourreaux le tirèrent de son cachot, avec leur coutume ordinaire, & le conduisirent comme un tendre agneau au supplice. Le premier objet qui frappa ses yeux, ce fut la reine sur son chariot, qui ne pouvoit être à son gré assez proche de lui, voulant, s’il se pouvoit, que son sang réjaillît sur elle. Pour le roi, il s’étoit enfermé dans son cabinet, afin de plaindre en liberté le sort de son cher favori.
Lorsque l’on eut attaché Fortuné à un poteau, l’on arracha sa robe & sa veste pour lui percer le cœur: mais quel étonnement fut celui de cette nombreuse assemblée, quand on découvrit la gorge d’albâtre de la véritable Belle-Belle! chacun connut que c’étoit une fille innocente, accusée injustement. La reine émue & confuse se troubla à tel point, que le poison commença de faire des effets surprenans; elle tomboit dans de longues convulsions, dont elle ne revenoit que pour pousser des regrets cuisans; & le peuple qui chérissoit Fortuné lui avoit déjà rendu sa liberté. L’on courut annoncer ces surprenantes nouvelles au roi, qui s’abandonnoit à une profonde tristesse. Dans ce moment la joie prit la place de la douleur; il courut dans la place, & fut charmé de voir la métamorphose de Fortuné.
Les derniers soupirs de la reine suspendirent un peu les transports de ce prince; mais comme il réfléchit sur sa malice, il ne put la regretter, & résolut d’épouser Belle-Belle, pour lui payer par une couronne les obligations infinies qu’il lui avoit; il lui déclara ses intentions. Il est aisé de croire qu’elles la mirent au comble de ses souhaits, beaucoup moins par rapport à son élévation que par rapport à un roi plein de mérite, pour lequel elle avoit toujours ressenti une tendresse extrême.
Le jour du célèbre mariage du roi étant marqué, Belle-Belle reprit ses habits de fille, & parut alors mille fois plus aimable qu’elle ne l’étoit sous ceux du chevalier. Elle consulta son cheval sur la suite de ses aventures; il ne lui en promit plus que d’agréables; & en reconnoissance de tous les bons offices qu’il lui avoit rendus, elle lui fit faire une écurie lambrissée d’ébène & d’ivoire; il ne couchoit plus que sur des matelas de satin. A l’égard de ceux qui l’avoient suivie, ils eurent des récompenses proportionnées à leurs services.
Cependant Camarade disparut; on vint le dire à Belle-Belle. Cette perte troubla la reine qui l’adoroit; elle fit chercher son cheval partout, ce fut inutilement pendant trois jours; le quatrième son inquiétude l’obligea de se lever avant l’aurore; elle descendit dans le jardin, traversa le bois, & se promena dans une vaste prairie, s’écriant de temps en temps: Camarade, mon cher Camarade, qu’êtes-vous devenu? m’abandonnez-vous? j’ai encore besoin de vos sages conseils: revenez, revenez pour me les donner. Comme elle parloit ainsi, elle apperçut tout-d’un-coup un second soleil qui se levoit du côté d’Occident; elle s’arrêta pour admirer ce prodige: son ravissement fut sans pareil, de voir que cela s’approchoit peu-à-peu d’elle, & de reconnoître au bout d’un moment son cheval, dont l’équipage étoit tout couvert de pierreries, & précédoit en cabriolant un char de perles & de topases; vingt-quatre moutons le traînoient, leur laine étoit de fil d’or & de canetille très-brillante; leurs traits de satin cramoisi, couverts d’émeraudes; les escarboucles n’y manquoient pas, ils en avoient à leurs cornes & à leurs oreilles. Belle-Belle reconnut dans le char sa protectrice la fée avec le comte son père & ses deux sœurs, qui lui crièrent en battant des mains, & lui faisant mille signes d’amitié, qu’elles venoient à ses nôces: elle pensa mourir de joie; elle ne savoit que faire ni que dire pour leur en donner tous les témoignages qu’elle auroit voulu: elle se plaça dans le chariot, & ce pompeux équipage entra dans le palais, où tout étoit déjà préparé pour célébrer la plus grande fête qui pouvoit se faire dans le royaume. Ainsi l’amoureux roi attacha sa destinée à celle de sa maîtresse; & cette charmante aventure a passé de siècles en siècles jusqu’au nôtre.
Le plus cruel lion de l’ardente Libye,
Pressé par le chasseur dont il ressent les traits,
Est moins à redouter qu’une amante en furie,
Qui voit mépriser ses attraits.
Le fer & le poison est la moindre vengeance
Qu’ose demander son couroux,
Pour en calmer la violence.
Vous en voyez ici les funestes effets:
On eût à Fortuné, malgré son innocence,
Fait souffrir le tourment du plus grand des forfaits.
Sa métamorphose nouvelle
Désarma tout un peuple à sa perte obstiné;
Et l’on reconnut Belle-Belle
Sous les habits de Fortuné.
La reine vainement demandoit son supplice;
Le ciel pour l’innocence a toujours combattu:
Après avoir puni le vice,
Il fait couronner la vertu.
Dandinardière avoit écouté la lecture du conte de Belle-Belle avec beaucoup d’attention; & comme il étoit susceptible de toutes les impressions qu’on vouloit lui donner, le prieur remarqua qu’il pleuroit tendrement: qu’avez-vous donc, dit-il, vous me paroissez bien touché? Hélas, qui ne le seroit, s’écria le petit homme! Il faut que vous ayiez le cœur plus dur que les cailloux qui m’ont cassé la tête, pour vous défendre d’une si juste affliction. Si Belle-Belle avoit péri, répliqua le prieur, je crois effectivement que j’aurois regretté sa perte; mais vous vous affligez mal-à-propos, & son mariage la rend trop heureuse pour ne pas partager sa joie. Rions donc, dit Dandinardière, en s’essuyant les yeux; aussi-bien j’ai sujet de me réjouir, quand je pense au généreux don que vous me faites de cet admirable conte: je vous en ai une obligation si pressante, que je sacrifierois ma vie pour vous. Oh! vous êtes trop reconnoissant, reprit le prieur, je ne vous demande point d’autre récompense du service que je vous rends, que d’avoir la satisfaction de vous voir briller entre tous les conteurs de contes, comme le soleil brille dans un beau jour; je vais même de ce pas annoncer aux charmantes Virginie & Marthonide, que vous les surpassez dans ce genre d’écrire, & que si elles veulent venir cette après-midi dans votre chambre, vous les en convaincrez.
Vous me ravissez, dit-il, en le serrant étroitement entre ses bras, je suis persuadé qu’un tel ouvrage va m’immortaliser; je ne laisse pas de souffrir du secret dépit dont ces deux belles filles seront saisies, quand elles verront que j’ai cent fois plus d’esprit qu’elles. Il faut qu’elles prennent patience, ajouta le prieur: mais adieu, j’ai assez lu pour avoir besoin de déjeuner. Et moi assez écouté, répliqua notre bourgeois, pour que ma pauvre tête s’accommode d’un peu de repos.
Le prieur sortit: il fut annoncer à mesdemoiselles de Saint Thomas que la Dandinardière avoit fait un chef-d’œuvre, & qu’il les convioit de le venir entendre. En vérité, dit Marthonide, il a une physionomie si spirituelle, qu’il ne faut que le voir pour se convaincre qu’il est capable de tout ce qu’il veut. C’est un bonheur particulier, ajouta Virginie, qu’un homme comme lui qui a toujours été parmi le feu & le carnage, qui a joué un rôle si élevé dans les plus grandes guerres de l’Europe, conserve autant de délicatesse que les gens de lettres, qui ne sortent pas de leur cabinet & des ruelles.
Le prieur mouroit d’envie de rire, quand il entendoit qu’elles disoient très-sérieusement que la Dandinardière étoit un général matamore, & qu’il s’étoit fait craindre & admirer à l’armée. Il ne voulut pas les en détromper, cela auroit été fort contraire à l’envie que l’on avoit de le marier avec une de ces deux belles filles; mais en les quittant, il fut dire au vicomte de Berginville, qu’avant la fin du jour, il y auroit une rude guerre entre le petit bourgeois & mesdemoiselles de Saint-Thomas pour le conte de Belle-Belle. Est-il possible, s’écria le vicomte, que vous vouliez les brouiller dans le temps que nous songeons très-sérieusement à les unir pour toujours? J’ai tort, dit le prieur, mais il m’a paru si plaisant de les entendre les uns les autres assurer qu’ils ont composé cet ouvrage, se quereller là-dessus, & produire leurs témoins, que je n’ai pas été le maître de m’en empêcher. Je vous proteste, répliqua-t-il, que bien loin de leur donner des dispositions de tendresse, vous leur en feriez naître d’aversion, qui ne finiroient peut-être qu’avec la vie. Hé! comment faire, ajouta le prieur? Il a le conte sous son chevet, on lui arracheroit plutôt l’ame que ce petit cahier.
Je m’imagine un moyen pour l’avoir, répartit le vicomte; puisqu’il est sous son chevet, pendant qu’on le pansera, je le lui volerai. Voilà le secret de le faire pendre, s’écria le prieur; car il ne comprend rien au-dessus du plaisir de persuader à sa maîtresse qu’il a de l’esprit: dans quelle affliction le jeterez-vous, s’il assemble toute la compagnie pour l’entendre, & qu’il se trouve n’avoir rien à dire? Le seul remède que je sais, répliqua le vicomte, c’est d’envoyer chez moi demander à ma femme ce qu’une de ses amies lui a envoyé; car enfin il n’a pas eu une si grande attention au sujet, qu’il ne soit aisément trompé dès qu’il y verra des fées. J’y consens, dit le prieur, pourvu que vous conduisiez bien l’affaire, autrement vous êtes un homme mort. Le vicomte envoya son valet-de-chambre en diligence; & comme il n’y avoit pas loin, il fut assez tôt revenu pour que son maître pût faire adroitement l’échange qu’il avoit projeté.
Le prieur, impatient, courut dans la chambre de mesdemoiselles de Saint-Thomas: je savois bien, leur dit-il, que monsieur de la Dandinardière est plus brave que n’étoient Alexandre & César; mais j’ignorois qu’il eût un esprit universel: il vient d’achever un conte qui fera bien enrager les conteuses; & s’il commence ainsi pour la première fois, l’on peut dire que cet homme ira loin. En disant cela, il rouloit deux gros yeux dans sa tête, & faisoit des grimaces mystérieuses qui alloient jusqu’à la convulsion. Virginie & Marthonide gardoient un profond silence, causé par l’étonnement d’une si grande nouvelle; & le prieur reprenant la parole, dit trente fois de suite, comme s’il eût répondu à ses pensées: oui, c’est un prodige, oui, & encore oui. Virginie prit un goût admirable à l’entendre: ah! monsieur, lui dit-elle, que vous louez bien, & que vous louez finement! il faut que vous soyez le panégyriste du plus illustre de tous les hommes, je veux parler de monseigneur de la Dandinardière. Mais, dit Marthonide, en interrompant sa sœur, n’aurons-nous pas le plaisir d’entendre la lecture de ce merveilleux ouvrage? Sans doute, répliqua-t-il, je viens vous en prier de sa part. Ah! ma sœur, quel plaisir, dirent-elles; il faut nous habiller plus proprement qu’à l’ordinaire.
Elles prirent chacune un juste-au-corps de chasse, qu’elles avoient fait d’une jupe de moire verte, avec une capeline de velours usé, plus pleine de gris que de noir. Leur bonnet étoit couvert de plumes de paon; chacune avoit une écharpe de vieille dentelle d’oripeau pleine de clinquant, qui tomboit galamment en forme de bandoulière, avec un petit cor, dont elles ne savoient point sonner. Mais enfin une telle magnificence ne laissoit pas de briller beaucoup dans le village de Saint-Thomas.
Quelque constellation bisarre se mêloit ce jour-là de la parure de ces héroïnes, & de notre petit héros. Dans l’espérance de les voir, il avoit cherché ce qui lui siéroit le mieux; car de paroître devant elles avec les serviettes qui enveloppoient sa tête, il ne pouvoit s’y résoudre; de les ôter, c’étoit encore pis: il prit le parti de l’entortiller de sa veste couleur de soucis & gris de lin; il s’en fit une espèce de turban, les deux manches pendoient des deux côtés; il avoit son hausse-col d’un acier bruni, moitié rouillé, moitié poli; ses gantelets dans ses mains avec une pile de carreaux qui les soutenoient. Il falloit certainement avoir un fond de sérieux misanthrope, pour résister à l’envie de rire que donnoit cette étrange figure; mais les divines Virginie & Marthonide n’étoient capables que d’admiration.
Elles dînèrent avec une frugalité qui n’étonna personne; l’on savoit bien qu’elles regardoient la nécessité de manger comme un défaut de la nature, auquel elles vouloient remédier en y résistant opiniâtrement, & bien souvent elles tomboient en foiblesse. Dès que l’on fut sorti de table, le prieur engagea madame de Saint-Thomas de venir voir l’illustre blessé, il lui promit la lecture du conte. Elle fut agréablement flattée, quand elle pensa qu’on la convioit d’entendre un ouvrage d’esprit; elle se retira aussitôt, & d’un pas grave elle parvint à la chambre du moribond; ses filles, mitigées entre l’air d’Amazones & celui de provinciales, la suivirent. Les messieurs leur donnèrent la main; & la Dandinardière, transporté de joie de les voir, savoit si peu ce qu’il faisoit, qu’il fut cent fois prêt de sauter de son lit pour leur faire les honneurs de cet appartement.
Après les premières civilités, chacun se plaça; notre petit homme prenant un ton de voix étudié, leur dit: pardon, mesdames, pardon, d’oser vous attirer en ces lieux: vous aurez sujet de dire que vous attendiez l’agréable chant du rossignol, & que vous n’avez trouvé qu’un hibou. Nous n’avons jamais hiboudé personne, répliqua madame de Saint-Thomas, qui se piquoit de faire des mots & de parler extraordinairement; & puis nous savons bien que votre rossignolerie se soutient à merveille. J’ai autant d’envie de vous louer que ma mère, dit Virginie, & je le ferois peut-être en termes qui ne dissonneroient pas à la délicatesse de vos oreilles; mais la passion que j’ai de lire le conte que vous avez fait, m’impose le silence. Ah, ah, ah! mademoiselle, dit la Dandinardière, vous m’allez gâter, si je n’y prends garde; des louanges d’un petit becot vermeillet me suffoquent. Ne vous lassez point d’en entendre, ajouta Marthonide, un mérite aussi éclatant que le vôtre, est exposé à de rudes assauts. Vous me comblez de grâces charmantes personnes, s’écria-t-il, je ne puis en telle occasion, répondre que par mon silence, pendant lequel monsieur le prieur de Richecourt lira mon ouvrage; je l’ai fait ce qui s’appelle en poste: il faut savoir avec quelle diligence je broche dans ces brouissailles, j’en suis honteux comme un chien.
Il y a une heure, dit madame de Saint-Thomas en l’interrompant, que j’admire les expressions nobles & aisées dont vous vous servez; l’on doit avouer que les gens de la cour ont quelque chose qui les met au-dessus des autres mortels. Oh! madame, dit la Dandinardière, il y a cour & cour; celle où j’ai été élevé est si délicate, qu’on n’y souffriroit pas la moindre obscénité; qui feroit là un barbarisme, seroit proscrit: il faut être puriste ou crever. Virginie, sa sœur & sa mère auroient laissé parler le malade toute la journée sans l’interrompre, tant elles étoient ravies des grands mots qu’il débitoit; mais l’on entendit tout-d’un-coup un furieux bruit dans la cour: c’étoit Alain qui faisoit entrer une charette & trois ânons chargés de la bibliothèque de son maître; il se battoit à coups de poings avec le charretier, qu’il accusoit d’avoir volé un livre pour chanter au lutrin. Le paysan, indigné de l’injustice de ce majordome, le tenoit aux cheveux; & de part & d’autre, l’on ne voyoit que bras haussés & bras baissés sur le visage ou sur l’estomac des champions.
La Dandinardière à ces nouvelles se jeta hors du lit, enveloppé comme un mort dans son drap; il courut en cet équipage à la fenêtre, ravi de voir faire tant de prouesses à son fidelle Alain; mais faisant tout-d’un-coup réflexion à l’irrégularité de son déshabillé, il s’adressa aux dames pour leur en faire des excuses. Je vous avoue, leur dit-il, que j’ai une valeur incommode; elle me domine à tel point, que je ne puis entendre le cliquetis des armes sans être ému: j’ai fait cent combats en ma vie, uniquement pour le seul plaisir de ferrailler. Il raisonnoit ainsi, son drap assez mal mis sur lui, son turban de travers, & ses pieds nuds qu’il laissoit voir sans affectation, quand madame de Saint-Thomas le pria de se remettre au lit. Il envoya séparer Alain qui méditoit déjà une honorable retraite; car le charretier pour un coup reçu, lui en donnoit six; & en vérité il aimoit mieux sa peau que tous les livres de son maître: garde, dit-il à son adversaire, notre lutrin, & me laisse aller en paix. Non, dit le charretier, tu m’as larronné mon honneur, délarronne-le moi, ou tu es mort. Le secours que madame de Saint-Thomas envoyoit, arriva là-dessus, très-à-propos pour le retirer des mains du furibond charretier; mais la dispute recommença avec plus de chaleur, lorsqu’il fallut payer; car Alain, entendu sur ses intérêts, vouloit rabattre dix sols, pour en faire compensation avec les coups qu’il avoit par devers lui, dont il saignoit, & dont ses yeux étoient meurtris.
Enfin tout fut pacifié, la charrette & les ânons partirent, les livres restèrent entassés sur l’herbe, & la pluie vint si abondante, que quelque diligence qu’on pût faire pour les en garantir, il n’y eut pas moyen de les sauver. Les regrets de la Dandinardière réjouïssoient fort ceux qui savoient jusqu’à quel point alloit son ignorance: ah, mes livres grecs, s’écrioit-il! chères délices de ma solitude! ah, mes livres hébreux, dont j’ai commencé une si pénible traduction! ah, mes poëtes latins! ah, mon algèbre, vous voilà donc noyés! Si vous aviez péri dans la mer, ou au milieu d’une ville en feu, ou par quelque coup de tonnerre, votre perte étant plus honorable, me seroit moins sensible; mais par une méchante pluie, au milieu d’une cour! non, je ne m’en consolerai jamais. Virginie, tendrement touchée de la juste douleur du savant la Dandinardière, le conjuroit de cesser ses justes plaintes, à moins qu’il ne voulût la faire mourir. Elle lui promit que tout le monde alloit s’occuper à sécher ses pauvres auteurs mouillés, & qu’il en resteroit encore assez pour l’entretenir agréablement. Marthonide ajouta de nouvelles raisons à celles de sa sœur. Le petit affligé trouva qu’il auroit grand tort de ne pas se consoler, puisque les plus aimables personnes qui fussent dans l’univers s’en mêloient. Il secoua deux ou trois fois la tête, en disant: chagrin, noir chagrin, je veux que tu te dissipes. Son turban en tomba, il en eut un nouveau dépit; mais pour faire diversion avec tant de sujets de peine, le prieur demanda audience à toute la compagnie, afin de lire le conte dont il leur avoit parlé; chacun se tut, & il commença ainsi.
ET
LA COLOMBE,
CONTE.
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IL étoit une fois un roi & une reine qui s’aimoient si chèrement, que cette union servoit d’exemple dans toutes les familles; & l’on auroit été bien surpris de voir un ménage en discorde dans leur royaume. Il se nommoit le royaume des Déserts.
La reine avoit eu plusieurs enfans; il ne lui restoit qu’une fille, dont la beauté étoit si grande, que si quelque chose pouvoit la consoler de la perte des autres, c’étoit les charmes que l’on remarquoit dans celle-ci. Le roi & la reine l’élevoient comme leur unique espérance; mais le bonheur de la famille royale dura peu. Le roi étant à la chasse sur un cheval ombrageux, il entendit tirer quelques coups; le bruit & le feu l’effrayèrent, il prit le mors aux dents, il partit comme un éclair; il voulut l’arrêter au bord d’un précipice; il se cabra, & s’étant renversé sur lui, la chûte fut si rude qu’il le tua avant qu’on fût en état de le secourir.
Des nouvelles si funestes réduisirent la reine à l’extrémité: elle ne put modérer sa douleur; elle sentit bien qu’elle étoit trop violente pour y résister, & elle ne songea plus qu’à mettre ordre aux affaires de sa fille, afin de mourir avec quelque sorte de repos. Elle avoit une amie qui s’appeloit la Fée Souveraine, parce qu’elle avoit une grande autorité dans tous les empires, & qu’elle étoit fort habile. Elle lui écrivit, d’une main mourante, qu’elle souhaitoit de rendre les derniers soupirs entre ses bras; qu’elle se hâtât de venir, si elle vouloit la trouver en vie, & qu’elle avoit des choses de conséquence à lui dire.
Quoique la fée ne manquât pas d’affaires, elle les quitta toutes, & montant sur son chameau de feu, qui alloit plus vite que le soleil, elle arriva chez la reine, qui l’attendoit impatiemment; elle lui parla de plusieurs choses qui regardoient la régence du royaume, la priant de l’accepter de prendre soin de la petite princesse Constancia. Si quelque chose, ajouta-t-elle, peut soulager l’inquiétude que j’ai de la laisser orpheline dans un âge si tendre, c’est l’espérance que vous me donnerez en sa personne des marques de l’amitié que vous avez toujours eue pour moi; qu’elle trouvera en vous une mère qui peut la rendre bien plus heureuse & plus parfaite que je n’aurois fait, & que vous lui choisirez un époux assez aimable pour qu’elle n’aime jamais que lui. Tu souhaites tout ce qu’il faut souhaiter, grande reine, lui dit la fée, je n’oublierai rien pour ta fille; mais j’ai tiré son horoscope, il semble que le destin est irrité contre la nature, d’avoir épuisé tous ses trésors en la formant; il a résolu de la faire souffrir, & ta royale majesté doit savoir qu’il prononce quelquefois des arrêts sur un ton si absolu, qu’il est impossible de s’y soustraire. Tout au moins, reprit la reine, adoucissez ses disgrâces, & n’oubliez rien pour les prévenir: il arrive souvent que l’on évite de grands malheurs, lorsqu’on y fait une sérieuse attention. La fée Souveraine lui promit tout ce qu’elle souhaitoit, & la reine ayant embrassé cent & cent fois sa chère Constancia, mourut avec assez de tranquillité.
La fée lisoit dans les astres avec la même facilité qu’on lit à présent les contes nouveaux qui s’impriment tous les jours. Elle vit que la princesse étoit menacée de la fatale passion d’un géant, dont les états n’étoient pas fort éloignés du royaume des Déserts; elle connoissoit bien qu’il falloit sur toutes choses l’éviter, & elle n’en trouva pas de meilleur moyen que d’aller cacher sa chère élève à un des bouts de la terre, si éloigné de celui où le géant régnoit, qu’il n’y avoit aucune apparence qu’il vînt y troubler leur repos.
Dès que la fée Souveraine eut choisi des ministres capables de gouverner l’état qu’elle vouloit leur confier, & qu’elle eut établi des loix si judicieuses, que tous les sages de la Grèce n’auroient pu rien faire d’approchant, elle entra une nuit dans la chambre de Constancia; & sans la réveiller, elle l’emporta sur son chameau de feu, puis partit pour aller dans un pays fertile, où l’on vivoit sans ambition & sans peine; c’étoit une vraie vallée de Tempé: l’on n’y trouvoit que des bergers & des bergères, qui demeuroient dans des cabanes dont chacun étoit l’architecte.
Elle n’ignoroit pas que si la princesse passoit seize ans sans voir le géant, elle n’auroit plus qu’à retourner en triomphe dans son royaume; mais que s’il la voyoit plutôt, elle seroit exposée à de grandes peines. Elle étoit très-soigneuse de la cacher aux yeux de tout le monde; & pour qu’elle parût moins belle, elle l’avoit habillée en bergère, avec de grosses cornettes toujours abattues sur son visage; mais telle que le soleil, qui, enveloppé d’une nuée, la perce par de longs traits de lumière, cette charmante princesse ne pouvoit être si bien couverte, que l’on n’apperçût quelques-unes de ses beautés; & malgré tous les soins de la fée, on ne parloit plus de Constancia que comme d’un chef-d’œuvre des cieux qui ravissoit tous les cœurs.
Sa beauté n’étoit pas la seule chose qui la rendoit merveilleuse: Souveraine l’avoit douée d’une voix si admirable, & de toucher si bien tous les instrumens dont elle vouloit jouer, que sans jamais avoir appris la musique, elle auroit pu donner des leçons aux muses, & même au céleste Apollon.
Ainsi elle ne s’ennuyoit point, la fée lui avoit expliqué les raisons qu’elle avoit de l’élever dans une condition si obscure. Comme elle étoit toute pleine d’esprit, elle y entroit avec tant de jugement, que Souveraine s’étonnoit qu’à un âge si peu avancé, l’on pût trouver tant de docilité & d’esprit. Il y avoit plusieurs mois qu’elle n’étoit allée au royaume des Déserts, parce qu’elle ne la quittoit qu’avec peine; mais sa présence y étoit nécessaire, l’on n’agissoit que par ses ordres, & les ministres ne faisoient pas également bien leur devoir. Elle partit, lui recommandant fort de s’enfermer jusqu’à son retour.
Cette belle princesse avoit un petit mouton qu’elle aimoit chèrement, elle se plaisoit à lui faire des guirlandes de fleurs; d’autres fois, elle le couvroit de nœuds de rubans. Elle l’avoit nommé Ruson. Il étoit plus habile que tous ses camarades, il entendoit la voix & les ordres de sa maîtresse, il y obéissoit ponctuellement: Ruson, lui disoit-elle, allez querir ma quenouille; il couroit dans sa chambre, & la lui apportoit en faisant mille bonds. Il sautoit autour d’elle, il ne mangeoit plus que les herbes qu’elle avoit cueillies, & il seroit plutôt mort de soif que de boire ailleurs que dans le creux de sa main. Il savoit fermer la porte, battre la mesure quand elle chantoit, & bêler en cadence. Ruson étoit aimable, Ruson étoit aimé; Constancia lui parloit sans cesse, & lui faisoit mille caresses.
Cependant une jolie brebis du voisinage plaisoit pour le moins autant à Ruson que sa princesse. Tout mouton est mouton, & la plus chétive brebis étoit plus belle aux yeux de Ruson que la mère des amours. Constancia lui reprochoit souvent ses coquetteries: petit libertin, disoit-elle, ne saurois-tu rester auprès de moi? Tu m’es si cher, je néglige tout mon troupeau pour toi, & tu ne veux pas laisser cette galeuse pour me plaire. Elle l’attachoit avec une chaîne de fleurs; alors il sembloit se dépiter, & tiroit tant & tant qu’il la rompoit: ah! lui disoit Constancia en colère, la fée m’a dit bien des fois que les hommes sont volontaires comme toi, qu’ils fuient le plus léger assujettissement, & que ce sont les animaux du monde les plus mutins. Puisque tu veux leur ressembler, méchant Ruson, vas chercher ta belle bête de brebis, si le loup te mange, tu seras bien mangé; je ne pourrai peut-être pas te secourir.
Le mouton amoureux ne profita point des avis de Constancia. Etant tout le jour avec sa chère brebis, proche de la maisonnette où la princesse travailloit toute seule, elle l’entendit bêler si haut & si pitoyablement, qu’elle ne douta point de sa funeste aventure. Elle se lève bien émue, sort, voit un loup qui emportoit le pauvre Ruson: elle ne songea plus à tout ce que la fée lui avoit dit en partant; elle courut après le ravisseur de son mouton, criant au loup! au loup! Elle le suivoit, lui jetant des pierres avec sa houlette sans qu’il quittât sa proie; mais, hélas! en passant proche d’un bois, il en sortit bien un autre loup: c’étoit un horrible géant. A la vue de cet épouvantable colosse, la princesse transie de peur leva les yeux vers le ciel pour lui demander du secours, & pria la terre de l’engloutir. Elle ne fut écoutée ni du ciel ni de la terre; elle méritoit d’être punie de n’avoir pas cru la fée Souveraine.
Le géant ouvrit les bras pour l’empêcher de passer outre; mais quelque terrible & furieux qu’il fût, il ressentit les effets de sa beauté. Quel rang tiens-tu parmi les déesses, lui dit-il d’une voix qui faisoit plus de bruit que le tonnerre? car ne penses pas que je m’y méprenne, tu n’es point une mortelle; apprends moi seulement ton nom, & si tu es fille ou femme de Jupiter? qui sont tes frères? quelles sont tes sœurs? Il y a long-temps que je cherche une déesse pour l’épouser, te voilà heureusement trouvée. La princesse sentoit que la peur avoit lié sa langue, & que les paroles mouroient dans sa bouche.
Comme il vit qu’elle ne répondit pas à ses galantes questions: Pour une divinité, lui dit-il, tu n’as guères d’esprit. Sans autre discours, il ouvrit un grand sac & la jeta dedans.
La première chose qu’elle apperçut au fond, ce fut le méchant loup & le pauvre mouton. Le géant s’étoit diverti à les prendre à la course: tu mourras avec moi, mon cher Ruson, lui dit-elle en le baisant, c’est une petite consolation, il vaudroit bien mieux nous sauver ensemble.
Cette triste pensée la fit pleurer amèrement, elle soupiroit & sanglottoit fort haut; Ruson bêloit, le loup hurloit; cela réveilla un chien, un chat, un coq & un perroquet qui dormoient. Ils commencèrent de leur côté à faire un bruit désespéré: voilà un étrange charivari dans la besace du géant. Enfin, fatigué de les entendre, il pensa tout tuer, mais il se contenta de lier le sac, & de le jeter sur le haut d’un arbre, après l’avoir marqué pour le venir reprendre; il alloit se battre en duel contre un autre géant, & toute cette crierie lui déplaisoit.
La princesse se douta bien que pour peu qu’il marchât il s’éloigneroit beaucoup, car un cheval courant à toute bride n’auroit pu l’attraper quand il alloit au petit pas: elle tira ses ciseaux & coupa la toile de la besace, puis elle en fit sortir son cher Ruson, le chien, le chat, le coq, le perroquet, elle se sauva ensuite, & laissa le loup dedans, pour lui apprendre à manger les petits moutons. La nuit étoit fort obscure, c’étoit une étrange chose de se trouver seule au milieu d’une forêt, sans savoir de quel côté tourner ses pas, ne voyant ni le ciel ni la terre, & craignant toujours de rencontrer le géant.
Elle marchoit le plus vîte qu’elle pouvoit; elle seroit tombée cent & cent fois, mais tous les animaux qu’elle avoit délivrés, reconnoissans de la grâce qu’ils en avoient reçue, ne voulurent point l’abandonner, & la servirent utilement dans son voyage. Le chat avoit les yeux si étincelans, qu’il éclairoit comme un flambeau; le chien qui jappoit faisoit sentinelle; le coq chantoit pour épouvanter les lions; le perroquet jargonnoit si haut, qu’on auroit jugé, à l’entendre, que vingt personnes causoient ensemble, de sorte que les voleurs s’éloignoient pour laisser le passage libre à notre belle voyageuse, & le mouton qui marchoit quelques pas devant elle, la garantissoit de tomber dans de grands trous, dont il avoit lui-même bien de la peine à se retirer.
Constancia alloit à l’aventure, se recommandant à sa bonne amie la fée, dont elle espéroit quelques secours, quoiqu’elle se reprochât beaucoup de n’avoir pas suivi ses ordres; mais quelquefois elle craignoit d’en être abandonnée. Elle auroit bien souhaité que sa bonne fortune l’eût conduite dans la maison où elle avoit été secrètement élevée: comme elle n’en savoit point le chemin, elle n’osoit point se flatter de la rencontrer sans un bonheur particulier.
Elle se trouva, à la pointe du jour, au bord d’une rivière qui arrosoit la plus agréable prairie du monde; elle regarda autour d’elle, & ne vit ni chien, ni chat, ni coq, ni perroquet; le seul Ruson lui tenoit compagnie. Hélas! où suis-je, dit-elle? je ne connois point ces beaux lieux, que vais-je devenir? qui aura soin de moi? Ah! petit mouton, que tu me coûtes cher! si je n’avois pas couru après toi, je serois encore chez la fée Souveraine, je ne craindrois ni le géant, ni aucune aventure fâcheuse. Il sembloit, à l’air de Ruson, qu’il l’écoutoit en tremblant, & qu’il reconnoissoit sa faute: enfin la princesse abattue & fatiguée cessa de le gronder, elle s’assit au bord de l’eau; & comme elle étoit lasse, & que l’ombre de plusieurs arbres la garantissoit des ardeurs du soleil, ses yeux se fermèrent doucement, elle se laissa tomber sur l’herbe, & s’endormit d’un profond sommeil.
Elle n’avoit point d’autres gardes que le fidelle Ruson, il marcha sur elle, il la tirailla: mais quel fut son étonnement de remarquer à vingt pas d’elle un jeune homme qui se tenoit derrière quelques buissons? Il s’en couvroit pour la voir sans être vu: la beauté de sa taille, celle de sa tête, la noblesse de son air, & la magnificence de ses habits surprirent si fort la princesse, qu’elle se leva brusquement, dans la résolution de s’éloigner. Je ne sais quel charme secret l’arrêta; elle jetoit les yeux d’un air craintif sur cet inconnu, le géant ne lui avoit presque pas fait plus de peur, mais la peur part de différentes causes: leurs regards & leurs actions marquoient assez les sentimens qu’ils avoient déjà l’un pour l’autre.
Ils seroient peut-être demeurés long-temps sans se parler que des yeux, si le prince n’avoit pas entendu le bruit des cors & celui des chiens qui s’approchoient; il s’apperçut qu’elle en étoit étonnée: ne craignez rien, belle bergère, lui dit-il, vous êtes en sûreté dans ces lieux: plût au ciel que ceux qui vous y voient y pussent être de même! Seigneur, dit-elle, j’implore votre protection, je suis une pauvre orpheline qui n’ai point d’autre parti à prendre que d’être bergère; procurez-moi un troupeau, j’en aurai grand soin. Heureux les moutons, dit-il en souriant, que vous voudrez conduire au pâturage! mais enfin, aimable bergère, si vous le souhaitez, j’en parlerai à la reine ma mère, & je me ferai un plaisir de commencer dès aujourd’hui à vous rendre mes services. Ah! seigneur, dit Constancia, je vous demande pardon de la liberté que j’ai prise, je n’aurois osé le faire si j’avois su votre rang.
Le prince l’écoutoit avec le dernier étonnement, il lui trouvoit de l’esprit & de la politesse, rien ne répondoit mieux à son excellente beauté; mais rien ne s’accordoit plus mal avec la simplicité de ses habits & l’état de bergère. Il voulut même essayer de lui faire prendre un autre parti: songez vous, lui dit-il, que vous serez exposée, toute seule dans un bois ou dans une campagne, n’ayant pour compagnie que vos innocentes brebis? Les manières délicates que je vous remarque s’accommoderont-elles de la solitude? Qui sait d’ailleurs si vos charmes, dont le bruit se répandra dans cette contrée, ne vous attireront point mille importuns? Moi-même, adorable bergère, moi-même je quitterai la cour pour m’attacher à vos pas; & ce que je ferai, d’autres le feront aussi. Cessez, lui dit-elle, seigneur, de me flatter par des louanges que je ne mérite point; je suis née dans un hameau; je n’ai jamais connu que la vie champêtre, & j’espère que vous me laisserez garder tranquillement les troupeaux de la reine, si elle daigne me les confier; je la supplierai même de me mettre sous quelque bergère plus expérimentée que moi; & comme je ne la quitterai point, il est bien certain que je ne m’ennuierai pas.
Le prince ne put lui répondre; ceux qui l’avoient suivi à la chasse parurent sur un côteau. Je vous quitte, charmante personne, lui dit-il d’un air empressé; il ne faut pas que tant de gens partagent le bonheur que j’ai de vous voir; allez au bout de cette prairie, il y a une maison où vous pourrez demeurer en sûreté, après que vous aurez dit que vous y venez de ma part. Constancia, qui auroit eu de la peine à se trouver en si grande compagnie, se hâta de marcher vers le lieu que Constancio (c’est ainsi que s’appeloit le prince) lui avoit enseigné.
Il la suivit des yeux, il soupira tendrement, & remontant à cheval, il se mit à la tête de sa troupe sans continuer la chasse. En entrant chez la reine, il la trouva fort irritée contre une vieille bergère qui lui rendoit un assez mauvais compte de ses agneaux. Après que la reine eut bien grondé, elle lui dit de ne paroître jamais devant elle.
Cette occasion favorisa le dessein de Constancio; il lui conta qu’il avoit rencontré une jeune fille qui désiroit passionnément d’être à elle, qu’elle avoit l’air soigneux, & qu’elle ne paroissoit pas intéressée. La reine goûta fort ce que lui disoit son fils, elle accepta la bergère avant de l’avoir vue, & dit au prince de donner ordre qu’on la menât avec les autres dans les pacages de la couronne. Il fut ravi qu’elle la dispensât de venir au palais: certains sentimens empressés & jaloux lui faisoient craindre des rivaux, bien qu’il n’y en eût aucuns qui pussent lui rien disputer ni sur le rang, ni sur le mérite; il est vrai qu’il craignoit moins les grands seigneurs que les petits, & qu’il pensoit qu’elle auroit plus de penchant pour un simple berger que pour un prince qui étoit si proche du trône.
Il seroit difficile de raconter toutes les réflexions dont celle-ci étoit suivie: que ne reprochoit-il pas à son cœur, lui qui jusques alors n’avoit rien aimé, qui n’avoit trouvé personne digne de lui! Il se donnoit à une fille d’une naissance si obscure, qu’il ne pourroit jamais avouer sa passion sans rougir: il voulut la combattre; & se persuadant que l’absence étoit un remède immanquable, particulièrement sur une tendresse naissante, il évita de revoir la bergère; il suivit son penchant pour la chasse & pour le jeu: en quelque lieu qu’il apperçût des moutons, il s’en détournoit comme s’il eût rencontré des serpens; de sorte qu’avec un peu de temps, le trait qui l’avoit blessé lui parut moins sensible. Mais un jour des plus ardens de la canicule, Constancio, fatigué d’une longue chasse, se trouvant au bord de la rivière, il en suivit le cours à l’ombre des alisiers qui joignoient leurs branches à celles des saules, & rendoient cet endroit aussi frais qu’agréable. Une profonde rêverie le surprit, il étoit seul, il ne songeoit plus à tous ceux qui l’attendoient, quand il fut frappé tout-d’un-coup par les charmans accens d’une voix qui lui parut céleste; il s’arrêta pour l’écouter, & ne demeura pas médiocrement surpris d’entendre ces paroles:
Hélas! j’avois promis de vivre sans ardeur;
Mais l’amour prend plaisir à me rendre parjure;
Je me sens déchirer d’une vive blessure,
Constancio devient le maître de mon cœur.
L’autre jour je le vis dans cette solitude;
Fatigué du travail qu’il trouve en ces forêts;
Il chantoit son inquiétude;
Assis sous ces ombrages frais.
Jamais rien de si beau ne s’offrit à ma vue;
Je demeurai long-temps immobile, éperdue;
De la main de l’Amour je vis partir les traits
Que je porte au fond de mon ame.
Le mal que je ressens a pour moi trop d’attraits;
Je vois par l’ardeur qui m’enflamme,
Que je n’en guérirai jamais.
Sa curiosité l’emporta sur le plaisir qu’il avoit d’entendre chanter si bien: il s’avança diligemment; le nom de Constancio l’avoit frappé, car c’étoit le sien; mais cependant un berger pouvoit le porter aussi-bien qu’un prince, & ainsi il ne savoit si c’étoit pour lui ou pour quelqu’autre que ces paroles avoient été faites. Il eut à peine monté sur une petite éminence couverte d’arbres, qu’il apperçut au pied la belle Constancia: elle étoit assise sur le bord d’un ruisseau, dont la chûte précipitée faisoit un bruit si agréable, qu’elle sembloit y vouloir accorder sa voix. Son fidelle mouton, couché sur l’herbe, se tenoit comme un mouton favori bien plus près d’elle que les autres; Constancia lui donnoit de temps en temps de petits coups de sa houlette, elle le caressoit d’un air enfantin, & toutes les fois qu’elle le touchoit, il baisoit sa main, & la regardoit avec des yeux tout pleins d’esprit. Ah! que tu serois heureux, disoit le prince tout bas, si tu connoissois le prix des caresses qui te sont faites! Hé quoi! cette bergère est encore plus belle que lorsque je la rencontrai! Amour! Amour! que veux-tu de moi? dois-je l’aimer, ou plutôt suis-je encore en état de m’en défendre? Je l’avois évitée soigneusement, parce que je sentois bien tout le danger qu’il y a de la voir; quelles impressions, grands dieux, ces premiers mouvemens ne firent-ils pas sur moi! Ma raison essayoit de me secourir, je fuyois un objet si aimable: hélas! je le trouve, mais celui dont elle parle est l’heureux berger qu’elle a choisi!
Pendant qu’il raisonnoit ainsi, la bergère se leva pour rassembler son troupeau, & le faire passer dans un autre endroit de la prairie où elle avoit laissé ses compagnes. Le prince craignit de perdre cette occasion de lui parler: il s’avança vers elle d’un air empressé: Aimable bergère, lui dit-il, ne voulez-vous pas bien que je vous demande si le petit service que je vous ai rendu vous a fait quelque plaisir? A sa vue, Constancia rougit, son teint parut animé des plus vives couleurs: Seigneur, lui dit-elle, j’aurois pris soin de vous faire mes très-humbles remerciemens, s’il convenoit à une pauvre fille comme moi d’en faire à un prince comme vous; mais encore que j’aie manqué, le ciel m’est témoin que je n’en suis point ingrate, & que je prie les dieux de combler vos jours de bonheur. Constancia, répliqua-t-il, s’il est vrai que mes bonnes intentions vous aient touchée au point que vous le dites, il vous est aisé de me le marquer. Hé! que puis-je faire pour vous, seigneur, répliqua-t-elle d’un air empressé? Vous pouvez me dire, ajouta-t-il, pour qui sont les paroles que vous venez de chanter. Comme je ne les ai pas faites, répartit-elle, il me seroit difficile de vous apprendre rien là-dessus.
Dans le temps qu’elle parloit, il l’examinoit, il la voyoit rougir, elle étoit embarrassée & tenoit les yeux baissés. Pourquoi me cacher vos sentimens, Constancia, lui dit-il; votre visage trahit le secret de votre cœur, vous aimez? il se tut & la regarda encore avec plus d’application. Seigneur, lui dit-elle, les choses où j’ai quelque intérêt méritent si peu qu’un grand prince s’en informe, & je suis si accoutumée à garder le silence avec mes chères brebis, que je vous supplie de me pardonner si je ne réponds point à vos questions; elle s’éloigna si vîte qu’il n’eut pas le temps de l’arrêter.
La jalousie sert quelquefois de flambeau pour r’allumer l’amour: celui du prince prit dans ce moment tant de forces qu’il ne s’éteignit jamais; il trouva mille grâces nouvelles dans cette jeune personne, qu’il n’avoit point remarquées la première fois qu’il la vit; la manière dont elle le quitta lui fit croire, autant que les paroles, qu’elle étoit prévenue pour quelque berger. Une profonde tristesse s’empara de son âme, il n’osa la suivre, bien qu’il eût une extrême envie de l’entretenir: il se coucha dans le même lieu qu’elle venoit de quitter; & après avoir essayé de se souvenir des paroles qu’elle venoit de chanter, il les écrivit sur ses tablettes, & les examina avec attention. Ce n’est que depuis quelques jours, disoit-il, qu’elle a vu ce Constancio qui l’occupe: faut-il que je me nomme comme lui, & que je sois si éloigné de sa bonne fortune? qu’elle m’a regardé froidement! elle me paroît plus indifférente aujourd’hui que lorsque je la rencontrai la première fois; son plus grand soin a été de chercher un prétexte pour s’éloigner de moi. Ces pensées l’affligèrent sensiblement, car il ne pouvoit comprendre qu’une simple bergère pût être si indifférente pour un grand prince.
Dès qu’il fut de retour, il fit appeler un jeune garçon qui étoit de tous ses plaisirs; il avoit de la naissance, il étoit aimable; il lui ordonna de s’habiller en berger, d’avoir un troupeau, & de le conduire tous les jours aux pacages de la reine, afin de voir ce que faisoit Constancia, sans lui être suspect. Mirtain (c’est ainsi qu’il se nommoit) avoit trop envie de plaire à son maître pour en négliger une occasion qui paroissoit l’intéresser; il lui promit de s’acquitter fort bien de ses ordres, & dès le lendemain, il fut en état d’aller dans la plaine: celui qui en prenoit soin ne l’y auroit pas reçu s’il n’eût montré un ordre du prince, disant qu’il étoit son berger, & qu’il l’avoit chargé de ses moutons.
Aussitôt on le laissa venir parmi la troupe champêtre; il étoit galant, il plut sans peine aux bergères; mais à l’égard de Constancia, il lui trouvoit un air de fierté si fort au-dessus de ce qu’elle paroissoit être, qu’il ne pouvoit accorder tant de beauté, d’esprit & de mérite avec la vie rustique & champêtre qu’elle menoit; il la suivoit inutilement, il la trouvoit toujours seule au fond des bois, qui chantoit d’un air occupé; il ne voyoit aucuns bergers qui osassent entreprendre de lui plaire, la chose sembloit trop difficile. Mirtain tenta cette grande aventure, il se rendit assidu auprès d’elle, & connut par sa propre expérience, qu’elle ne vouloit point d’engagement.
Il rendoit compte tous les soirs au prince de la situation des choses; tout ce qu’il lui apprenoit ne servoit qu’à le désespérer. Ne vous y trompez pas, seigneur, lui dit-il un jour, cette belle fille aime; il faut que ce soit en son pays. Si cela étoit, reprit le prince, ne voudroit-elle pas y retourner? Que savons-nous, ajouta Mirtain, si elle n’a point quelques raisons qui l’empêchent de revoir sa patrie, elle est peut-être en colère contre son amant? Ah! s’écria le prince, elle chante trop tendrement les paroles que j’ai entendues: il est vrai, continua Mirtain, que tous les arbres sont couverts de chiffres de leurs noms; & puisque rien ne lui plaît ici, sans doute quelque chose lui a plu ailleurs. Eprouve, dit le prince, ses sentimens pour moi, dis-en du bien, dis-en du mal, tu pourras connoître ce qu’elle pense.
Mirtain ne manqua pas de chercher une occasion de parler à Constancia. Qu’avez-vous, belle bergère, lui dit-il? Vous paroissez mélancolique malgré toutes les raisons que vous avez d’être plus gaie qu’une autre? Et quels sujets de joie me trouvez-vous, lui dit-elle, je suis réduite à garder des moutons; éloignée de mon pays, je n’ai aucunes nouvelles de mes parens, tout cela est-il fort agréable? Non, répliqua-t-il, mais vous-êtes la plus aimable personne du monde, vous avez beaucoup d’esprit, vous chantez d’une manière ravissante, & rien ne peut égaler votre beauté. Quand je posséderois tous ces avantages, ils me toucheroient peu, dit-elle, en poussant un profond soupir. Quoi donc, ajouta Mirtain, vous avez de l’ambition, vous croyez qu’il faut être née sur le trône du sang des dieux, pour vivre contente? Ah! détrompez-vous de cette erreur, je suis au prince Constancio, & malgré l’inégalité de nos conditions, je ne laisse pas de l’approcher quelquefois, je l’étudie, je pénètre ce qui se passe dans son ame, & je sais qu’il n’est point heureux. Hé! qui trouble son repos, dit la princesse? Une passion fatale, continua Mirtain. Il aime, reprit-elle d’un air inquiet, hélas! que je le plains! mais que dis-je, continua-t-elle en rougissant? Il est trop aimable pour n’être pas aimé. Il n’ose s’en flatter, belle bergère, dit-il; & si vous vouliez bien le mettre en repos là-dessus, il ajouteroit plus de foi à vos paroles qu’à aucune autre. Il ne me convient pas, dit-elle, de me mêler des affaires d’un si grand prince; celles dont vous me parlez sont trop particulières pour que je m’avise d’y entrer. Adieu, Mirtain, ajouta-t-elle, en le quittant brusquement, si vous voulez m’obliger, ne me parlez plus de votre prince ni de ses amours.
Elle s’éloigna toute émue, elle n’avoit pas été indifférente au mérite du prince; le premier moment qu’elle le vit ne s’effaça plus de sa pensée, & sans le charme secret qui l’arrêtoit malgré elle, il est certain qu’elle auroit tout tenté pour retrouver la fée Souveraine. Au reste, l’on s’étonnera que cette habile personne qui savoit tout ne vînt pas la chercher, mais cela ne dépendoit plus d’elle. Aussitôt que le géant eut rencontré la princesse, elle fut soumise à la fortune pour un certain temps, il falloit que sa destinée s’accomplît, de sorte que la fée se contentoit de la venir voir dans un rayon du soleil; les yeux de Constancia ne le pouvoient regarder assez fixement pour l’y remarquer.
Cette aimable personne s’étoit apperçue avec dépit, que le prince l’avoit si fort négligée, qu’il ne l’auroit pas revue si le hasard ne l’eût conduit dans le lieu où elle chantoit; elle se vouloit un mal mortel des sentimens qu’elle avoit pour lui; & s’il est possible d’aimer & de haïr en même temps, je puis dire qu’elle le haïssoit parce qu’elle l’aimoit trop. Combien de larmes répandoit-elle en secret! Le seul Ruson en étoit témoin; souvent elle lui confioit ses ennuis comme s’il avoit été capable de l’entendre; & lorsqu’il bondissoit dans la plaine avec les brebis: prends garde, Ruson, prends garde, s’écrioit-elle, que l’amour ne t’enflamme; de tous les maux c’est le plus grand, & si tu aimes sans être aimé, pauvre petit mouton, que feras-tu?
Ces réflexions étoient suivies de mille reproches qu’elle se faisoit sur ses sentimens pour un prince indifférent; elle avoit bien envie de l’oublier, lorsqu’elle le trouva qui s’étoit arrêté dans un lieu agréable pour y rêver avec plus de liberté à la Bergère qu’il fuyoit. Enfin, accablé de sommeil, il se coucha sur l’herbe; elle le vit, & son inclination pour lui prit de nouvelles forces; elle ne put s’empêcher de faire les paroles qui donnèrent lieu à l’inquiétude du prince. Mais de quel ennui ne fut-elle pas frappée à son tour, lorsque Mirtain lui dit que Constancio aimoit! Quelqu’attention qu’elle eût faite sur elle-même, elle n’avoit pas été maîtresse de s’empêcher de changer plusieurs fois de couleur. Mirtain, qui avoit ses raisons pour l’étudier, le remarqua, il en fut ravi, & courut rendre compte à son maître de ce qui s’étoit passé.
Le prince avoit bien moins de disposition à se flatter que son confident; il ne crut voir que de l’indifférence dans le procédé de la bergère, il en accusa l’heureux Constancio qu’elle aimoit, & dès le lendemain il fut la chercher. Aussitôt qu’elle l’apperçut, elle s’enfuit comme si elle eût vu un tigre ou un lion; la fuite étoit le seul remède qu’elle imaginoit à ses peines. Depuis sa conversation avec Mirtain, elle comprit qu’elle ne devoit rien oublier pour l’arracher de son cœur, & que le moyen d’y réussir, c’étoit de l’éviter.
Que devint Constancio, quand sa bergère s’éloigna si brusquement? Mirtain étoit auprès de lui. Tu vois, lui dit-il, tu vois l’heureux effet de tes soins, Constancia me hait, je n’ose la suivre pour m’éclaircir moi-même de ses sentimens. Vous avez trop d’égards pour une personne si rustique, répliqua Mirtain; &, si vous le voulez, Seigneur, je vais lui ordonner de votre part de venir vous trouver. Ah! Mirtain, s’écria le prince, qu’il y a de différence entre l’amant & le confident! Je ne pense qu’à plaire à cette aimable fille, je lui ai trouvé une sorte de politesse qui s’accommoderoit mal des airs brusques que tu veux prendre; je consens à souffrir plutôt qu’à la chagriner. En achevant ces mots, il fut d’un autre côté, avec une si profonde mélancolie, qu’il pouvoit faire pitié à une personne moins touchée que Constancia.
Dès qu’elle l’eut perdu de vue, elle revint sur ses pas, pour avoir le plaisir de se trouver dans l’endroit qu’il venoit de quitter. C’est ici, disoit-elle, où il s’est arrêté, c’est-là qu’il m’a regardée; mais, hélas! dans tous ces lieux il n’a que de l’indifférence pour moi, il y vient pour rêver en liberté à ce qu’il aime: cependant, continuoit-elle, ai-je raison de me plaindre? Par quel hasard voudroit-il s’attacher à une fille qu’il croit si fort au-dessous de lui? Elle vouloit quelquefois lui apprendre ses aventures; mais la fée Souveraine lui avoit défendu si absolument de n’en point parler, que pour lors son obéissance prévalut sur ses propres intérêts, & elle prit la résolution de garder le silence.
Au bout de quelques jours le Prince revint encore, elle l’évita soigneusement, il en fut affligé, & chargea Mirtain de lui en faire des reproches; elle feignit de n’y avoir pas fait réflexion, mais que puisqu’il daignoit s’en appercevoir, elle y prendroit garde. Mirtain, bien content d’avoir tiré cette parole d’elle, en avertit son maître; dès le lendemain il vint la chercher. A son abord elle parut interdite; quand il lui parla de ses sentimens, elle le fut bien davantage: quelqu’envie qu’elle eût de le croire, elle appréhendoit de se tromper, & que jugeant d’elle par ce qu’il en voyoit, il ne voulût peut-être se faire un plaisir de l’éblouir par une déclaration qui ne convenoit point à une pauvre bergère. Cette pensée l’irrita, elle en parut plus fière, & reçut si froidement les assurances qu’il lui donnoit de sa passion, qu’il se confirma tous ses soupçons. Vous êtes touchée, lui dit-il; un autre a su vous charmer; mais j’atteste les dieux que si je peux le connoître, il éprouvera tout mon courroux. Je ne vous demande grâce pour personne, Seigneur, répliqua-t-elle; si vous êtes jamais informé de mes sentimens, vous les trouverez bien éloignés de ceux que vous m’attribuez. Le prince, à ces mots, reprit quelque espérance, mais elle fut bientôt détruite par la suite de leur conversation; car elle lui protesta qu’elle avoit un fond d’indifférence invincible, & qu’elle sentoit bien qu’elle n’aimeroit de sa vie. Ces dernières paroles le jetèrent dans une douleur inconcevable, il se contraignit pour ne lui pas montrer toute sa douleur.
Soit la violence qu’il s’étoit faite, soit l’excès de sa passion, qui avoit pris de nouvelles forces par les difficultés qu’il envisageoit, il tomba si dangereusement malade, que les médecins ne connoissant rien à la cause de son mal, désespérèrent bientôt de sa vie. Mirtain, qui étoit toujours demeuré par son ordre auprès de Constancia, lui en apprit les fâcheuses nouvelles, elle les entendit avec un trouble & une émotion difficiles à exprimer. Ne savez-vous point quelque remède, lui dit-il, pour la fièvre & pour les grands maux de tête & de cœur? J’en sais un, répliqua-t-elle, ce sont des simples avec des fleurs; tout consiste dans la manière de les appliquer. Ne viendrez vous pas au palais pour cela, ajouta-t-il? Non, dit-elle, en rougissant, je craindrois trop de ne pas réussir. Quoi! vous pourriez négliger quelque chose pour nous le rendre, continua-t-il? Je vous croyois bien dure, mais vous l’êtes encore cent fois plus que je ne l’avois imaginé. Les reproches de Mirtain faisoient plaisir à Constancia, elle étoit ravie qu’il la pressât de voir le prince: ce n’étoit que pour se procurer cette satisfaction, qu’elle s’étoit vantée de savoir un remède propre à le soulager, car il est vrai qu’elle n’en avoit aucun.
Mirtain se rendit auprès de lui, il lui conta ce que la bergère avoit dit, & avec quelle ardeur elle souhaitoit le retour de sa santé. Tu cherches à me flatter, lui dit Constancio, mais je te le pardonne, & je voudrois (dussé-je être trompé) pouvoir penser que cette belle fille a quelqu’amitié pour moi. Vas chez la reine, dis-lui qu’une de ses bergères a un secret merveilleux, qu’elle pourra me guérir, obtiens permission de l’amener: cours, vole, Mirtain, les momens vont me paroître des siècles.
La reine n’avoit pas encore vu la bergère quand Mirtain lui en parla; elle dit qu’elle n’ajoutoit point foi à ce que de petites ignorantes se piquoient de savoir, & que c’étoit-là une folie. Certainement, madame, lui dit-il, l’on peut quelquefois trouver plus de soulagement dans l’usage des simples que dans tous les livres d’Esculape. Le prince souffre tant, qu’il souhaite d’éprouver tout ce que cette jeune fille propose. Volontiers, dit la reine; mais si elle ne le guérit pas, je la traiterai si rudement, qu’elle n’aura plus l’audace de se vanter mal-à-propos. Mirtain retourna vers son maître, il lui rendit compte de la mauvaise humeur de la reine, & qu’il en craignoit les effets pour Constancia. J’aimerois mieux mourir, s’écria le prince; retourne sur tes pas, dis à ma mère que je la prie de laisser cette belle fille auprès de ses innocentes brebis: quel paiement, continua-t-il, pour la peine qu’elle prendroit! je sens que cette idée redouble mon mal.
Mirtain courut chez la reine, lui dire de la part du prince de ne point faire venir Constancia; mais comme elle étoit naturellement fort prompte, elle se mit en colère de ses irrésolutions: je l’ai envoyé querir, dit-elle: si elle guérit mon fils, je lui donnerai quelque chose; si elle ne le guérit pas, je sais ce que j’ai à faire. Retournez auprès de lui, & tâchez de le divertir, il est dans une mélancolie qui me désole. Mirtain lui obéit, & se garda bien de dire à son maître la mauvaise humeur où il l’avoit trouvée, car il seroit mort d’inquiétude pour sa bergère.
Le pacage royal étoit si proche de la ville, qu’elle ne tarda pas long-temps à s’y rendre, sans compter qu’elle étoit guidée par une passion qui fait aller ordinairement bien vîte. Lorsqu’elle fut au palais, on vint le dire à la reine; mais elle ne daigna pas la voir, elle se contenta de lui mander qu’elle prît bien garde à ce qu’elle alloit entreprendre; que si elle manquoit de guérir le prince, elle la feroit coudre dans un sac, & jeter dans la rivière. A cette menace la belle princesse pâlit, son sang se glaça. Hélas! dit-elle en elle-même, ce châtiment m’est bien dû, j’ai fait un mensonge lorsque je me suis vantée d’avoir quelque science, & mon envie de voir Constancio n’est pas assez raisonnable pour que les dieux me protègent; elle baissa doucement la tête, laissant couler des larmes sans rien répondre.
Ceux qui étoient autour d’elle l’admiroient, elle leur paroissoit plutôt une fille du ciel qu’une personne mortelle. De quoi vous défiez-vous, aimable bergère, lui dirent-ils! vous portez dans vos yeux la mort & la vie, un seul de vos regards peut conserver notre jeune prince; venez dans sa chambre, essuyez vos pleurs, & employez vos remèdes sans crainte.
La manière dont on lui parloit, & l’extrême désir qu’elle avoit de le voir, lui redonnèrent de la confiance: elle pria qu’on la laissât entrer dans le jardin pour cueillir elle-même tout ce qui lui étoit nécessaire, elle prit du myrthe, du trèfle, des herbes & des fleurs, les unes dédiées à Cupidon, les autres à sa mère; les plumes d’une colombe, & quelques gouttes de sang d’un pigeon: elle appela à son secours toutes les déités & toutes les fées. Ensuite, plus tremblante que la tourterelle quand elle voit un milan, elle dit qu’on pouvoit la mener dans la chambre du prince. Il étoit couché, son visage étoit pâle & ses yeux languissans; mais aussitôt qu’il l’apperçut, il prit une meilleure couleur, elle le remarqua avec une extrême joie.
Seigneur, lui dit-elle, il y a déjà plusieurs jours que je fais des vœux pour le retour de votre santé; mon zèle m’a même engagée à dire à l’un de vos bergers que je savois quelques petits remèdes, & que volontiers j’essayerois de vous soulager; mais la reine m’a mandé que si le ciel m’abandonne dans cette entreprise, elle veut qu’on me noie si vous ne guérissez pas; jugez, seigneur, des alarmes où je suis, & soyez persuadé que je m’intéresse plus à votre conservation par rapport à vous que par rapport à moi. Ne craignez rien, charmante bergère, lui dit-il, les souhaits favorables que vous faites pour ma vie vont me la rendre si chère, que j’en serai occupé très-sérieusement. Je négligeois mes jours: hélas! en puis-je avoir d’heureux, quand je me souviens de ce que je vous ai entendu chanter pour Constancio! Ces fatales paroles & vos froideurs m’ont réduit au triste état où vous me voyez; mais, belle bergère, vous m’ordonnez de vivre, vivons & ne vivons que pour vous.
Constancia ne cachoit qu’avec peine le plaisir que lui causoit une déclaration si obligeante; cependant, comme elle appréhendoit que quelqu’un n’écoutât ce que lui disoit le prince, elle demanda s’il ne trouveroit pas bon qu’elle lui mît un bandeau & des bracelets, des herbes qu’elle avoit cueillies. Il lui tendit les bras d’une manière si tendre, qu’elle lui attacha promptement un des bracelets, de peur qu’on ne pénétrât ce qui se passoit entr’eux; & après avoir bien fait de petites cérémonies pour en imposer à toute la cour de ce prince, il s’écria au bout de quelques momens que son mal diminuoit. Cela étoit vrai, comme il le disoit: on appela ses médecins, ils demeurèrent surpris de l’excellence d’un remède dont les effets étoient si prompts; mais quand ils virent la bergère qui l’avoit appliqué, ils ne s’étonnèrent plus de rien, & dirent en leur jargon, qu’un de ses regards étoit plus puissant que toute la pharmacie ensemble.
La bergère étoit si peu touchée de toutes les louanges qu’on lui donnoit, que ceux qui ne la connoissoient pas, prenoient pour stupidité ce qui avoit une source bien différente: elle se mit dans un coin de la chambre, se cachant à tout le monde, hors à son malade, dont elle s’approchoit de temps en temps pour lui toucher la tête ou le pouls, & dans ces petits momens ils se disoient mille jolies choses où le cœur avoit encore plus de part que l’esprit. J’espère, lui dit-elle, seigneur, que le sac qu’a fait faire la reine pour me noyer, ne servira point à un usage si funeste; votre santé qui m’est précieuse va se rétablir. Il ne tiendra qu’à vous, aimable Constancia, répondit-il; un peu de part dans votre cœur peut tout faire pour mon repos & pour la conservation de ma vie.
Le prince se leva, & fut dans l’appartement de la reine. Lorsqu’on lui dit qu’il entroit, elle ne voulut pas le croire; elle s’avança brusquement, & demeura bien surprise de le trouver à la porte de sa chambre. Quoi! c’est vous, mon fils, mon cher fils, s’écria-t-elle! à qui dois-je une résurrection si merveilleuse? A vos bontés, madame, lui dit le prince, vous m’avez envoyé chercher la plus habile personne qui soit dans l’univers; je vous supplie de la récompenser d’une manière proportionnée au service que j’en ai reçu. Cela ne presse pas, répondit la reine d’un air rude, c’est une pauvre bergère, qui s’estimera heureuse de garder toujours mes moutons.
Dans ce moment le roi arriva, on lui étoit allé annoncer la bonne nouvelle de la guérison du prince; & comme il entroit chez la reine, la première chose qui frappa ses yeux, ce fut Constancia: sa beauté, semblable au soleil qui brille de mille feux, l’éblouit à tel point, qu’il demeura quelques instans sans pouvoir demander à ceux qui étoient près de lui, ce qu’il voyoit de si merveilleux, & depuis quand les déesses habitoient dans son palais; enfin il rappela ses esprits, il s’approcha d’elle, & sachant qu’elle étoit l’enchanteresse qui venoit de guérir son fils, il l’embrassa, & dit galamment qu’il se trouvoit fort mal, & qu’il la conjuroit de le guérir aussi.
Il entra, & elle le suivit. La reine ne l’avoit point encore vue; son étonnement ne se peut représenter; elle poussa un grand cri, & tomba en foiblesse, jetant sur la bergère des regards furieux. Constancio & Constancia en demeurèrent effrayés. Le roi ne savoit à quoi attribuer un mal si subit, toute la cour étoit consternée; enfin la reine revint à elle. Le roi lui demanda plusieurs fois ce qu’elle avoit vu pour se trouver si abattue: elle dissimula son inquiétude, dit que c’étoient des vapeurs; mais le prince, qui la connoissoit bien, en demeura fort inquiet; elle parla à la bergère avec quelque sorte de bonté, disant qu’elle vouloit la garder auprès d’elle, pour avoir soin des fleurs de son parterre. La princesse ressentit de la joie, de penser qu’elle restoit dans un lieu où elle pourroit voir tous les jours Constancio.
Cependant le roi obligea la reine d’entrer dans son cabinet; il lui demanda tendrement ce qui pouvoit la chagriner. Ah! sire, s’écria-t-elle, j’ai fait un rêve affreux, je n’avois jamais vu cette jeune bergère, quand mon imagination me l’a si bien représentée, qu’en jetant les yeux sur son visage, je l’ai reconnue: elle épousoit mon fils; je suis trompée si cette malheureuse paysanne ne me donne bien de la douleur. Vous ajoutez trop de foi à la chose du monde la plus incertaine, lui dit le roi; je vous conseille de ne point agir sur de tels principes; renvoyez la bergère garder vos troupeaux, & ne vous affligez point mal-à-propos. Le conseil du roi fâcha la reine; bien éloignée de le suivre, elle ne s’appliqua plus qu’à pénétrer les sentimens de son fils pour Constancia.
Ce prince profitoit de toutes les occasions de la voir. Comme elle avoit soin des fleurs, elle étoit souvent dans le jardin à les arroser; & il sembloit que lorsqu’elle les avoit touchées, elles en étoient plus brillantes & plus belles. Ruson lui tenoit compagnie, elle lui parloit quelquefois du prince, quoiqu’il ne pût lui répondre; & lorsqu’il l’abordoit, elle demeuroit si interdite, que ses yeux lui découvroient assez le secret de son cœur. Il en étoit ravi, & lui disoit tout ce que la passion la plus tendre peut inspirer.
La reine, sur la foi de son rêve, & bien davantage sur l’incomparable beauté de Constancia, ne pouvoit plus dormir en repos. Elle se levoit avant le jour; elle se cachoit tantôt derrière des palissades, tantôt au fond d’une grotte, pour entendre ce que son fils disoit à cette belle fille; mais ils avoient l’un & l’autre la précaution de parler si bas, qu’elle ne pouvoit agir que sur des soupçons. Elle en étoit encore plus inquiète; elle ne regardoit le prince qu’avec mépris, pensant jour & nuit que cette bergère monteroit sur le trône.
Constancio s’observoit autant qu’il lui étoit possible, quoique, malgré lui, chacun s’apperçut qu’il aimoit Constancia, & que soit qu’il la louât par l’habitude qu’il avoit à l’admirer, ou qu’il la blâmât exprès, il s’acquittoit de l’un & de l’autre en homme intéressé. Constancia, de son côté, ne pouvoit s’empêcher de parler du prince à ses compagnes: comme elle chantoit souvent les paroles qu’elle avoit faites pour lui, la reine qui les entendit, ne demeura pas moins surprise de sa merveilleuse voix, que du sujet de sa poésie: que vous ai je donc fait, justes dieux! disoit-elle, pour me vouloir punir par la chose du monde qui m’est la plus sensible? hélas! je destinois mon fils à ma nièce, & je vois, avec un mortel déplaisir, qu’il s’attache à une malheureuse bergère, qui le rendra peut-être rebelle à mes volontés.
Pendant qu’elle s’affligeoit, & qu’elle prenoit mille desseins furieux pour punir Constancia d’être si belle & si charmante, l’amour faisoit sans cesse de nouveaux progrès sur nos jeunes amans. Constancia, convaincue de la sincérité du prince, ne put lui cacher la grandeur de sa naissance & ses sentimens pour lui. Un aveu si tendre & une confidence si particulière le ravirent à tel point, qu’en tout autre lieu que dans le jardin de la reine, il se seroit jeté à ses pieds pour l’en remercier. Ce ne fut pas même sans peine qu’il s’en empêcha; il ne voulut plus combattre sa passion, il avoit aimé Constancia bergère, il est aisé de croire qu’il l’adora lorsqu’il sut son rang; & s’il n’eut pas de peine à se laisser persuader sur une chose aussi extraordinaire que de voir une grande princesse errante par le monde, tantôt bergère & tantôt jardinière, c’est qu’en ce temps-là ces sortes d’aventures étoient très-communes, & qu’il lui trouvoit un air & des manières qui lui étoient caution de la sincérité de ses paroles.
Constancio, touché d’amour & d’estime, jura une fidélité éternelle à la princesse: elle ne la lui jura pas moins de son côté; ils se promirent de s’épouser dès qu’ils auroient fait agréer leur mariage aux personnes de qui ils dépendoient. La reine s’apperçut de toute la force de cette passion naissante: sa confidente, qui ne cherchoit pas moins qu’elle à découvrir quelque chose pour faire sa cour, vint lui dire un jour que Constancia envoyoit Ruson tous les matins dans l’appartement du prince; que ce petit mouton portoit deux corbeilles; qu’elle les emplissoit de fleurs, & que Mirtain le conduisoit. La reine, à ces nouvelles, perdit patience: le pauvre Ruson passoit, elle fut l’attendre elle-même; & malgré les prières de Mirtain, elle l’emmena dans sa chambre, elle mit les corbeilles & les fleurs en pièces, & chercha tant, qu’elle trouva dans un gros œillet, qui n’étoit pas encore fleuri, un petit morceau de papier, que Constancia y avoit glissé avec beaucoup d’adresse; elle faisoit de tendres reproches au prince, sur les périls où il s’exposoit presque tous les jours à la chasse. Son billet contenoit ces vers:
Parmi tous mes plaisirs j’éprouve des alarmes;
Mon prince, chaque jour, vous chassez dans ces lieux,
Ciel! pouvez-vous trouver des charmes
A suivre des forêts les hôtes furieux?
Tournez plutôt, tournez vos armes
Contre les tendres cœurs qui cèdent à vos coups:
Des ours & des lions évitez le couroux.
Pendant que la reine s’emportoit contre la bergère, Mirtain étoit allé rendre compte à son maître de la mauvaise aventure du mouton. Le prince, inquiet, accourut dans l’appartement de sa mère; mais elle étoit déjà passée chez le roi. Voyez, seigneur, lui dit-elle, voyez les nobles inclinations de votre fils; il aime cette malheureuse bergère, qui nous a persuadé qu’elle savoit des remèdes sûrs pour le guérir: hélas! elle n’en sait que trop; en effet, continua-t-elle, c’est l’amour qui l’a instruite, elle ne lui a rendu la santé que pour lui faire de plus grands maux; si nous ne prévenons les malheurs qui nous menacent, mon songe ne se trouvera que trop véritable. Vous êtes naturellement rigoureuse, lui dit le roi, vous voudriez que votre fils ne songeât qu’à la princesse que vous lui destinez; la chose n’est pas aisée, il faut que vous ayez un peu d’indulgence pour son âge. Je ne puis souffrir votre prévention en sa faveur, s’écria la reine, vous ne pouvez jamais le blâmer; tout ce que je vous demande, seigneur, c’est de consentir que je l’éloigne pour quelque temps; l’absence aura plus de pouvoir que toutes mes raisons. Le roi aimoit la paix, il donna les mains à ce que sa femme désiroit, & sur-le-champ elle revint dans son appartement.
Elle y trouva le prince, il l’attendoit avec la dernière inquiétude: mon fils, lui dit-elle, avant qu’il pût lui parler, le roi vient de me montrer des lettres du roi son frère; il le conjure de vous envoyer dans sa cour, afin que vous connoissiez la princesse qui vous est destinée depuis votre enfance, & qu’elle vous connoisse aussi; n’est-il pas juste que vous jugiez vous-même de son mérite, & que vous l’aimiez avant de vous unir ensemble pour jamais? Je ne dois pas souhaiter des règles particulières pour moi, lui dit le prince: ce n’est point la coutume, madame, que les souverains passent les uns chez les autres, & qu’ils consultent leur cœur plutôt que les raisons d’état qui les engagent à faire une alliance; la personne que vous me destinez sera belle ou laide, spirituelle ou bête, je ne vous obéirai pas moins. Je t’entends, scélérat, s’écria la reine, en éclatant tout-d’un-coup, je t’entends; tu adores une indigne bergère, tu crains de la quitter: tu la quitteras, ou je la ferai mourir à tes yeux; mais si tu pars sans balancer, & que tu travailles à l’oublier, je la garderai auprès de moi, & l’aimerai autant que je la hais.
Le prince, aussi pâle que s’il eût été sur le point de perdre la vie, consultoit dans son esprit quel parti il devoit prendre; il ne voyoit de tous côtés que des peines affreuses, il savoit que sa mère étoit la plus cruelle & la plus vindicative princesse du monde, il craignit que la résistance ne l’irritât, & que sa chère maîtresse n’en ressentît le contre-coup; enfin pressé de dire s’il vouloit partir, il y consentit, comme un homme consent à boire un verre de poison qui va le tuer.
Il eut à peine donné sa parole, que sortant de la chambre de sa mère, il entra dans la sienne le cœur si serré, qu’il pensa expirer. Il raconta son affliction au fidelle Mirtain, & dans l’impatience d’en faire part à Constancia, il fut la chercher; elle étoit au fond d’une grotte, où elle se mettoit lorsque les ardeurs du soleil la brûloient dans le parterre; il y avoit un petit lit de gazon au bord d’un ruisseau, qui tomboit du haut d’un rocher de rocaille. En ce lieu paisible, elle défit les nattes de ses cheveux, ils étoient d’un blond argenté, plus fin que la soie & tout ondés; elle mit ses pieds nus dans l’eau, dont le murmure agréable, joint à la fatigue du travail, la livrèrent insensiblement aux douceurs du sommeil. Bien que ses yeux fussent fermés, ils conservoient mille attraits; de longues paupières noires faisoient éclater toute la blancheur de son teint; les grâces & les amours sembloient s’être rassemblés autour d’elle, la modestie & la douceur augmentoient sa beauté.
C’est en ce lieu que l’amoureux prince la trouva: il se souvint que la première fois qu’il l’avoit vue elle dormoit aussi; mais les sentimens qu’elle lui avoit inspirés depuis étoient devenus si tendres, qu’il auroit volontiers donné la moitié de sa vie pour passer l’autre auprès d’elle; il la regarda quelque temps avec un plaisir qui suspendit ses ennuis; ensuite parcourant ses beautés, il apperçut son pied plus blanc que la neige: il ne se lassoit pas de l’admirer, & s’approchant, il se mit à genoux & lui prit la main; aussitôt elle s’éveilla, elle parut fâchée de ce qu’il avoit vu son pied, elle se cacha, en rougissant comme une rose vermeille qui s’épanouit au lever de l’aurore.
Hélas! que cette belle couleur lui dura peu; elle remarqua une nouvelle tristesse sur le visage de son prince: qu’avez-vous, seigneur, lui dit-elle, toute effrayée, je connois dans vos yeux que vous êtes affligé? Ah! qui ne le seroit, ma chère princesse, lui dit-il, en versant des larmes qu’il n’eut pas la force de retenir, l’on va nous séparer, il faut que je parte, ou que j’expose vos jours à toutes les violences de la reine: elle sait l’attachement que j’ai pour vous, elle a même vu le billet que vous m’avez écrit, une de ses femmes me l’a dit; & sans vouloir entrer dans ma juste douleur, elle m’envoie inhumainement chez le roi son frère. Que me dites-vous, prince, s’écria-t-elle, vous êtes sur le point de m’abandonner, & vous croyez que cela est nécessaire pour conserver ma vie? pouvez-vous en imaginer un tel moyen? laissez-moi mourir à vos yeux, je serai moins à plaindre que de vivre éloignée de vous.
Une conversation si tendre ne pouvoit manquer d’être souvent interrompue par des sanglots & par des larmes; ces jeunes amans ne connoissoient point encore les rigueurs de l’absence, ils ne les avoient pas prévues; & c’est ce qui ajoutoit de nouveaux ennuis à ceux dont ils avoient été traversés. Ils se firent mille sermens de ne changer jamais: le prince promit à Constancia de revenir avec la dernière diligence: je ne pars, lui dit-il, que pour choquer mon oncle & sa fille, afin qu’il ne pense plus à me la donner pour femme, je ne travaillerai qu’à déplaire à cette princesse, & j’y réussirai. Ne vous montrez donc pas, lui dit Constancia; car vous serez à son gré, quelques soins que vous preniez pour le contraire. Ils pleuroient tous deux si amèrement; ils se regardoient avec une douleur si touchante; ils se faisoient des promesses réciproques si passionnées, que ce leur étoit un sujet de consolation, de pouvoir se persuader toute l’amitié qu’ils avoient l’un pour l’autre, & que rien n’altéroit des sentimens si tendres & si vifs.
Le temps s’étoit passé dans cette douce conversation avec tant de rapidité, que la nuit étoit déjà fort obscure avant qu’ils eussent pensé à se séparer; mais la reine voulant consulter le prince sur l’équipage qu’il mèneroit, Mirtain se hâta de le venir chercher; il le trouva encore aux pieds de sa maîtresse, retenant sa main dans les siennes. Lorsqu’ils l’apperçurent, ils se saisirent à tel point, qu’ils ne pouvoient presque plus parler: il dit à son maître que la reine le demandoit, il fallut obéir à ses ordres; la princesse s’éloigna de son côté.
La reine trouva le prince si mélancolique & si changé, qu’elle devina aisément ce qui en étoit la cause; elle ne voulut plus lui en parler, il suffisoit qu’il partît. En effet, tout fut préparé avec une telle diligence, qu’il sembloit que les fées s’en mêloient. A son égard il n’étoit occupé que de ce qui avoit quelque rapport à sa passion. Il voulut que Mirtain restât à la cour, pour lui mander tous les jours des nouvelles de sa princesse; il lui laissa ses plus belles pierreries, en cas qu’elle en eût besoin, & sa prévoyance n’oublia rien dans une occasion qui l’intéressoit tant.
Enfin il fallut partir. Le désespoir de nos jeunes amans ne sauroit être exprimé; si quelque chose pouvoit le rendre moins violent, c’étoit l’espoir de se revoir bientôt. Constancia comprit alors toute la grandeur de son infortune: être fille de roi, avoir des états considérables, & se trouver entre les mains d’une cruelle reine, qui éloignoit son fils dans la crainte qu’il ne l’aimât, elle qui ne lui étoit inférieure en rien, & qui devoit être ardemment désirée des premiers souverains de l’univers; mais l’étoile en avoit décidé ainsi.
La reine, ravie de voir son fils absent, ne songea plus qu’à surprendre les lettres qu’on lui écrivoit: elle y réussit, & connut que Mirtain étoit son confident; elle donna ordre qu’on l’arrêtât sur un faux prétexte, & l’envoya dans un château où il souffroit une rude prison. Le prince, à ces nouvelles, s’irrita beaucoup; il écrivit au roi & à la reine, pour leur demander la liberté de son favori: ses prières n’eurent aucun effet; mais ce n’étoit pas en cela seul qu’on vouloit lui faire de la peine.
Un jour que la princesse se leva dès l’aurore, elle entra pour cueillir des fleurs, dont on couvroit ordinairement la toilette de la reine; elle apperçut le fidelle Ruson qui marchoit assez loin devant elle, & qui retourna sur ses pas tout effrayé; comme elle s’avançoit pour voir ce qui lui causoit tant de peur, qu’il la tiroit par sa robe, afin de l’en empêcher (car il étoit tout plein d’esprit) elle entendit les sifflemens aigus de plusieurs serpens; aussitôt elle fut environnée de crapauds, de vipères, de scorpions, d’aspics & de serpens qui l’entourèrent sans la piquer; ils s’élançoient en l’air pour se jeter sur elle, & retomboient toujours dans la même place, ne pouvant avancer.
Malgré la frayeur dont elle étoit saisie, elle ne laissa pas de remarquer ce prodige, & elle ne put l’attribuer qu’à une bague constellée qui venoit de son amant. De quelque côté qu’elle se tournât, elle voyoit accourir ces venimeuses bêtes, les allées en étoient pleines, il y en avoit sur les fleurs & sous les arbres. La belle Constancia ne savoit que devenir, elle apperçut la reine à sa fenêtre qui rioit de sa frayeur; elle connut alors quelle ne devoit pas se promettre d’être secourue par ses ordres. Il faut mourir, dit-elle généreusement, ces affreux monstres qui m’environnent ne sont point venus tous seuls ici, c’est la reine qui les y a fait apporter, la voilà qui veut être spectatrice de la déplorable fin de ma vie; certainement elle a été jusqu’à cette heure si malheureuse, que je n’ai pas lieu de l’aimer, & si j’en regrette la perte, les dieux, les justes dieux me sont témoins de ce qui me touche en cette occasion.
Après avoir parlé ainsi, elle s’avança, tous les serpens & leurs camarades s’éloignoient d’elle, à mesure qu’elle marchoit vers eux; elle sortit de cette manière avec autant d’étonnement qu’elle en causoit à la reine; il y avoit long-temps qu’on apprêtoit ces dangereuses bêtes pour faire périr la bergère par leurs piqûres; elle pensoit que son fils n’en seroit point surpris, qu’il attribueroit sa mort à une cause naturelle, qu’elle seroit à couvert de ses reproches; mais son projet ayant manqué, elle eut recours à un autre expédient.
Il y avoit au bout de la forêt une fée d’un abord inaccessible, car elle avoit des éléphans qui couroient sans cesse autour de la forêt, & qui dévoroient les pauvres voyageurs, leurs chevaux, & jusqu’aux fers dont ils étoient ferrés, tant ils avoient bon appétit. La reine étoit convenue avec elle, que si par un hasard presque inouï, quelqu’un de sa part arrivoit jusques à son palais, elle le chargeroit de quelque chose de mortel pour lui rapporter.
Elle appela Constancia, elle lui donna ses ordres, & lui dit de partir: elle avoit entendu parler à toutes ses compagnes du péril qu’il y avoit d’aller dans cette forêt; & même une vieille bergère lui avoit raconté qu’elle s’en étoit tirée heureusement par le secours d’un petit mouton qu’elle avoit mené avec elle; car quelque furieux que soient les éléphans, lorsqu’ils voient un agneau, ils deviennent aussi doux que lui: cette même bergère lui avoit encore dit, qu’ayant été chargée de rapporter une ceinture brûlante à la reine, dans la crainte qu’elle ne la lui fît mettre, elle en avoit entouré des arbres qui en avoient été consumés, & qu’ensuite la ceinture ne lui fît plus le mal que la reine avoit espéré.
Lorsque la princesse écoutoit ce conte, elle ne croyoit pas qu’il lui seroit un jour utile; mais quand la reine lui eut prononcé ses ordres (d’un air si absolu, que l’arrêt en étoit irrévocable) elle pria les dieux de la favoriser: elle prit Ruson avec elle, & partit pour la forêt périlleuse. La reine fut ravie: nous ne verrons plus, dit-elle au roi, l’objet odieux des amours de notre fils, je l’ai envoyée dans un lieu où mille comme elle ne feroient pas le quart du déjeûner des éléphans. Le roi lui dit qu’elle étoit trop vindicative, & qu’il ne pouvoit s’empêcher d’avoir regret à la plus belle fille qu’il eût jamais vue: vraiment, répliqua-t-elle, je vous conseille de l’aimer, & de répandre des larmes pour sa mort, comme l’indigne Constancio en répand pour son absence.
Cependant Constancia fut à peine dans la forêt, qu’elle se vit entourée d’éléphans: ces horribles colosses, ravis de voir le beau mouton qui marchoit plus hardiment que sa maîtresse, le caressoient aussi doucement avec leurs formidables trompes, qu’une dame auroit pu le faire avec sa main; la princesse avoit tant de peur que les éléphans ne séparassent ses intérêts d’avec ceux de Ruson, qu’elle le prit entre ses bras, quoiqu’il fût déjà lourd: de quelque côté qu’elle se tournât, elle le leur montroit toujours; ainsi elle s’avançoit diligemment vers le palais de cette inaccessible vieille.
Elle y parvint avec beaucoup de crainte & de peine: ce lieu lui parut fort négligé; la fée qui l’habitoit ne l’étoit pas moins: elle cachoit une partie de son étonnement, de la voir chez elle, car il y avoit bien long-temps qu’aucunes créatures n’avoient pu y parvenir. Que demandez-vous, la belle fille, lui dit-elle? la princesse lui fit humblement les recommandations de la reine, & la pria de sa part de lui envoyer la ceinture d’amitié: elle ne sera pas refusée, dit-elle, sans doute c’est pour vous. Je ne sais point, madame, répliqua-t-elle. Oh! pour moi, je le sais bien: & prenant dans sa cassette une ceinture de velours bleu, d’où pendoient de longs cordons pour mettre une bourse, des ciseaux & un couteau, elle lui fit ce beau présent: tenez, lui dit-elle, cette ceinture vous rendra toute aimable, pourvu que vous la mettiez aussitôt que vous serez dans la forêt.
Après que Constancia l’eut remerciée, elle se chargea de Ruson qui lui étoit plus nécessaire que jamais; les éléphans lui firent fête, & la laissèrent passer malgré leur inclination dévorante: elle n’oublia pas de mettre la ceinture d’amitié autour d’un arbre; en même temps il se prit à brûler, comme s’il eût été dans le plus grand feu du monde; elle en ôta la ceinture, & fut la porter ainsi d’arbre en arbre, jusqu’à ce qu’elle ne les brûlât plus; ensuite elle arriva au palais, fort lasse.
Quand la reine la vit, elle demeura si surprise, qu’elle ne put s’en taire. Vous êtes une friponne, lui dit-elle; vous n’avez point été chez mon amie la fée? Vous me pardonnerez, madame, répondit la belle Constancia, je vous rapporte la ceinture d’amitié que je lui ai demandée de votre part. Ne l’avez-vous pas mise, ajouta la reine? Elle est trop riche pour une pauvre bergère comme moi, repliqua-t-elle: non, non, dit la reine, je vous la donne pour votre peine, ne manquez-pas de vous en parer. Mais, dites-moi, qu’avez-vous rencontré sur le chemin? j’ai vu, dit-elle, des éléphans si spirituels, & qui ont tant d’adresse, qu’il n’y a point de pays où l’on ne prît plaisir à les voir; il semble que cette forêt est leur royaume, & qu’il y en a entr’eux de plus absolus les uns que les autres. La reine étoit bien chagrine, & ne disoit pas tout ce qu’elle pensoit; mais elle espéroit que la ceinture brûleroit la bergère, sans que rien au monde pût l’en garantir. Si les éléphans t’ont fait grace, disoit-elle tout bas, la ceinture me vengera; tu verras, malheureuse, quelle amitié j’ai pour toi, & le profit que tu recevras d’avoir su plaire à mon fils!
Constancia s’étoit retirée dans sa petite chambre, où elle pleuroit l’absence de son cher prince; elle n’osoit lui écrire, parce que la reine avoit des espions en campagne qui arrêtoient les couriers, & elle avoit pris de cette manière les lettres de son fils. Hélas! Constancio, disoit-elle, vous recevrez bientôt de tristes nouvelles de moi; vous ne deviez point partir, & m’abandonner aux fureurs de votre mère; vous m’auriez défendue, ou vous auriez reçu mes derniers soupirs; au lieu que je suis livrée à son pouvoir tyrannique, & que je me trouve sans aucune consolation.
Elle alla au point du jour dans le jardin travailler à son ordinaire; elle y trouva encore mille bêtes venimeuses, dont sa bague la garantit: elle avoit mis la ceinture de velours bleu; & quand la reine l’apperçut, qui cueilloit des fleurs aussi tranquillement que si elle n’avoit eu qu’un fil autour d’elle, il n’a jamais été un dépit égal au sien. Quelle puissance s’intéresse pour cette bergère, s’écria-t-elle? Par ses attraits elle enchante mon fils, & par des simples innocens elle lui rend la santé; les serpens, les aspics rampent à ses pieds sans la piquer; les éléphans à sa vue deviennent obligeans & gracieux; la ceinture qui devoit l’avoir brûlée par le pouvoir de féerie, ne sert qu’à la parer: il faut donc que j’aie recours à des remèdes plus certains.
Elle envoya aussitôt au port le capitaine de ses gardes, en qui elle avoit beaucoup de confiance, pour voir s’il n’y avoit point de navires prêts à partir pour les régions les plus éloignées; il en trouva un qui devoit mettre à la voile au commencement de la nuit: la reine en eut grande joie, elle fit parler au patron, on lui proposa d’acheter la plus belle esclave qui fût au monde. Le marchand ravi le voulut bien: il vint au palais; & sans que la pauvre Constancia en sût rien, il la vit dans le jardin; il demeura surpris des charmes de cette incomparable fille, & la reine qui savoit tout mettre à profit, parce qu’elle étoit très-avare, la vendit fort cher.
Contancia ignoroit les nouveaux déplaisirs qu’on lui préparoit, elle se retira de bonne heure dans sa petite chambre, pour avoir le plaisir de rêver sans témoins à Constancio, & de faire réponse à une de ses lettres qu’elle avoit enfin reçue: elle la lisoit, sans pouvoir quitter une lecture si agréable, lorsqu’elle vit entrer la reine. Cette princesse avoit une clef qui ouvroit toutes les serrures du palais: elle étoit suivie de deux muets & de son capitaine des gardes; les muets lui mirent un mouchoir dans la bouche, lièrent ses mains & l’enlevèrent. Ruson voulut suivre sa chère maîtresse, la reine se jeta sur lui & l’en empêcha, car elle craignoit que ses bêlemens ne fussent entendus; elle vouloit que tout se passât avec beaucoup de secret & de silence. Ainsi Constancia n’ayant aucun secours, fut transportée dans le vaisseau: comme l’on n’attendoit qu’elle pour partir, il cingla aussitôt en haute mer.
Il faut lui laisser faire son voyage. Telle étoit sa triste fortune, car la fée Souveraine n’avoit pu fléchir le Destin en sa faveur; & tout ce qu’elle pouvoit, c’étoit de la suivre par-tout dans une nuée obscure où personne ne la voyoit. Cependant le prince Constancio occupé de sa passion, ne gardoit point de mesure avec la princesse qu’on lui avoit destinée: bien qu’il fût naturellement le plus poli de tous les hommes, il ne laissoit pas de lui faire mille brusqueries; elle s’en plaignoit souvent à son père, qui ne pouvoit s’empêcher d’en quereller son neveu; ainsi le mariage se reculoit fort. Quand la reine trouva à propos d’écrire au prince que Constancia étoit à l’extrémité, il en ressentit une douleur inexprimable; il ne voulut plus garder de mesures dans une rencontre où sa vie couroit pour le moins autant de risque que celle de sa maîtresse, & il partit comme un éclair.
Quelque diligence qu’il pût faire, il arriva trop tard. La reine, qui avoit prévu son retour, fit dire pendant quelques jours que Constancia étoit malade; elle mit auprès d’elle des femmes qui savoient parler & se taire, comme il leur étoit ordonné. Le bruit de sa mort se répandit ensuite, & l’on enterra une figure de cire, disant que c’étoit elle. La reine, qui cherchoit tous les moyens possibles de convaincre le prince de cette mort, fit sortir Mirtain de prison, pour qu’il assistât à ses funérailles; de sorte que le jour de son enterrement ayant été su de tout le monde, chacun y vint pour regretter cette charmante fille; & la reine qui composoit son visage comme elle vouloit, feignit de sentir cette perte par rapport au prince.
Il arriva avec toute l’inquiétude qu’on peut se figurer; quand il entra dans la ville, il ne put s’empêcher de demander au premier qu’il trouva, des nouvelles de sa chère Constancia: ceux qui lui répondirent ne la connoissoient point; & n’étant préparés sur rien, ils lui dirent qu’elle étoit morte. A ces funestes paroles il ne fut plus le maître de sa douleur; il tomba de cheval sans pouls, sans voix. On s’assembla; l’on vit que c’étoit le prince, chacun s’empressa de le secourir, & on le porta presque mort au palais.
Le roi ressentit vivement le pitoyable état de son fils; la reine s’y étoit préparée, elle crut que le temps & la perte de ses tendres espérances le guériroient; mais il étoit trop touché pour se consoler: son déplaisir bien loin de diminuer augmentait à tous momens: il passa deux jours sans voir ni parler à personne; il alla ensuite dans la chambre de la reine, les yeux pleins de larmes, la vue égarée, le visage pâle. Il lui dit que c’étoit elle qui avoit fait mourir sa chère Constancia, mais qu’elle en seroit bientôt punie puisqu’il alloit mourir, & qu’il vouloit aller au lieu où elle étoit enterrée.
La reine ne pouvant l’en détourner, prit le parti de le conduire elle-même dans un bois planté de cyprès, où elle avoit fait élever le tombeau. Quand le prince se trouva au lieu où sa maîtresse reposoit pour toujours, il dit des choses si tendres & si passionnées, que jamais personne n’a parlé comme lui. Malgré la dureté de la reine, elle fondoit en larmes: Mirtain s’affligeoit autant que son maître, & tous ceux qui l’entendoient partageoient son désespoir. Enfin tout d’un coup poussé par sa fureur il tira son épée, & s’approchant du marbre qui couvroit ce beau corps, il alloit se tuer, si la reine & Mirtain ne lui eussent arrêté le bras. Non, dit-il, rien au monde ne m’empêchera de mourir & de rejoindre ma chère princesse. Le nom de princesse qu’il donnoit à la bergère surprit la reine: elle ne savoit si son fils rêvoit, & elle lui auroit cru l’esprit perdu, s’il n’avoit parlé juste dans tout ce qu’il disoit.
Elle lui demanda pourquoi il nommoit Constancia princesse; il répliqua qu’elle l’étoit, que son royaume s’appeloit le royaume des Déserts, qu’il n’y avoit point d’autre héritière, & qu’il n’en auroit jamais parlé s’il eût eu encore des mesures à garder. Hélas! mon fils, dit la reine, puisque Constancia est d’une naissance convenable à la vôtre, consolez-vous, car elle n’est point morte.
Il faut vous avouer, pour adoucir vos douleurs, que je l’ai vendue à des marchands, ils l’emmènent esclave. Ah! s’écria le prince, vous me parlez ainsi, pour suspendre le dessein que j’ai formé de mourir; mais ma résolution est fixe, rien ne peut m’en détourner. Il faut, ajouta la reine, vous en convaincre par vos yeux. Aussitôt elle commanda que l’on déterrât la figure de cire. Comme il crut en la voyant d’abord que c’étoit le corps de son aimable princesse, il tomba dans une grande défaillance, dont on eut bien de la peine à le retirer. La reine l’assuroit inutilement que Constancia n’étoit point morte; après le mauvais tour qu’elle lui avoit fait, il ne pouvoit la croire: mais Mirtain sut le persuader de cette vérité; il connoissoit l’attachement qu’il avoit pour lui, & qu’il ne seroit pas capable de lui dire un mensonge.
Il sentit quelque soulagement, parce que de tous les malheurs le plus terrible c’est la mort, & il pouvoit encore se flatter du plaisir de revoir sa maîtresse. Cependant où la chercher? On ne connoissoit point les marchands qui l’avoient achetée; ils n’avoient pas dit où ils alloient: c’étoient-là de grandes difficultés; mais il n’en est guères qu’un véritable amour ne surmonte, il aimoit mieux périr en courant après les ravisseurs de sa maîtresse, que de vivre sans elle.
Il fit mille reproches à la reine sur son implacable dureté; il ajouta qu’elle auroit le temps de se repentir du mauvais tour qu’elle lui avoit joué, qu’il alloit partir, résolu de ne revenir jamais; qu’ainsi, voulant en perdre une, elle en perdroit deux. Cette mère affligée se jeta au cou de son fils, lui mouilla le visage de ses larmes, & le conjura par la vieillesse de son père & par l’amitié qu’elle avoit pour lui, de ne les pas abandonner; que s’il les privoit de la consolation de le voir, il seroit cause de leur mort; qu’il étoit leur unique espérance, s’ils venoient à manquer; que leurs voisins & leurs ennemis s’empareroient du royaume. Le prince l’écouta froidement & respectueusement; mais il avoit toujours devant les yeux la dureté qu’elle avoit eue pour Constancia: sans elle, tous les royaumes de la terre ne l’auroient point touché; de sorte qu’il persista avec une fermeté surprenante dans la résolution de partir le lendemain.
Le roi essaya inutilement de le faire rester, il passa la nuit à donner des ordres à Mirtain, il lui confia le fidelle mouton pour en avoir soin. Il prit une grande quantité de pierreries, & dit à Mirtain de garder les autres, & qu’il seroit le seul qui recevroit de ses nouvelles, à condition de les tenir secrettes, parce qu’il vouloit faire ressentir à sa mère toutes les peines de l’inquiétude.
Le jour ne paroissoit pas encore, lorsque l’impatient Constancio monta à cheval, se dévouant à la fortune, & la priant de lui être assez favorable pour lui faire retrouver sa maîtresse. Il ne savoit de quel côté tourner ses pas; mais comme elle étoit partie dans un vaisseau, il crut qu’il devoit s’embarquer pour la suivre. Il se rendit au plus fameux port; & sans être accompagné d’aucun de ses domestiques, ni connu de personne, il s’informa du lieu le plus éloigné où l’on pouvoit aller, & ensuite de toutes les côtes, plages & ports où ils surgiroient; puis il s’embarqua dans l’espérance qu’une passion aussi pure & aussi forte que la sienne ne seroit pas toujours malheureuse.
Dès que l’on approchoit de terre, il montoit dans la chaloupe, & venoit parcourir le rivage, criant de tous côtés, Constancia, belle Constancia, où êtes-vous? Je vous cherche & je vous appelle en vain: serez-vous encore long-temps éloignée de moi? Ses regrets & ses plaintes étoient perdus dans le vague de l’air, il revenoit dans le vaisseau, le cœur pénétré de douleur, & les yeux pleins de larmes.
Un soir que l’on avoit jeté l’ancre derrière un grand rocher, il vint à son ordinaire prendre terre sur le rivage; & comme le pays étoit inconnu, & la nuit fort obscure, ceux qui l’accompagnoient ne voulurent point s’avancer, dans la crainte de périr en ce lieu. Pour le prince, qui faisoit peu de cas de sa vie, il se mit à marcher, tombant & se relevant cent fois; à la fin il découvrit une grande lueur qui lui parut provenir de quelque feu; à mesure qu’il s’en approchoit, il entendoit beaucoup de bruit & des marteaux qui donnoient des coups terribles. Bien loin d’avoir peur, il se hâta d’arriver à une grande forge ouverte de tous les côtés, où la fournaise étoit si allumée, qu’il sembloit que le soleil brilloit au fond: trente géans, qui n’avoient chacun qu’un œil au milieu du front, travailloient en ce lieu à faire des armes.
Constancio s’approcha d’eux, & leur dit: Si vous êtes capables de pitié parmi le fer & le feu qui vous environnent, si par hasard vous avez vu aborder dans ces lieux la belle Constancia, que des marchands emmènent captive, que je sache où je pourrai la trouver, demandez-moi tout ce que j’ai au monde, je vous le donnerai de tout mon cœur. Il eut à peine cessé sa petite harangue, que le bruit qui avoit cessé à son arrivée, recommença avec plus de force. Hélas! dit il, vous n’êtes point touchés de ma douleur, barbares, je ne dois rien attendre de vous!
Il voulut aussitôt tourner ses pas ailleurs, quand il entendit une douce symphonie qui le ravit; & regardant vers la fournaise, il vit le plus bel enfant que l’imagination puisse jamais se représenter: il étoit plus brillant que le feu dont il sortit. Lorsqu’il eut considéré ses charmes, le bandeau qui couvroit ses yeux, l’arc & les flêches qu’il portoit, il ne douta point que ce ne fût Cupidon. C’étoit lui en effet qui lui cria: arrête, Constancio, tu brûles d’une flamme trop pure pour que je te refuse mon secours; je m’appelle l’amour vertueux; c’est moi qui t’ai blessé pour la jeune Constancia; & c’est moi qui la défends contre le géant qui la persécute. La fée Souveraine est mon intime amie; nous sommes unis ensemble pour te la garder, mais il faut que j’éprouve ta passion avant que de te découvrir où elle est. Ordonne, amour, ordonne tout ce qu’il te plaira, s’écria le prince, je n’omettrai rien pour t’obéir. Jette-toi dans ce feu, répliqua l’enfant, & souviens-toi que si tu n’aimes pas uniquement & fidellement, tu es perdu. Je n’ai aucun sujet d’avoir peur, dit Constancio, aussitôt il se jeta dans la fournaise, il perdit toute connoissance, ne sachant où il étoit, ni ce qu’il étoit lui-même.
Il dormit trente heures, & se trouva à son réveil le plus beau pigeon qui fût au monde; au lieu d’être dans cette horrible fournaise, il étoit couché dans un petit nid de roses, de jasmins & de chévrefeuilles. Il fut aussi surpris qu’on peut jamais l’être; ses pieds pattus, les différentes couleurs de ses plumes, & ses yeux tout de feu l’étonnoient beaucoup; il se miroit dans un ruisseau, & voulant se plaindre, il trouva qu’il avoit perdu l’usage de la parole, quoiqu’il eût conservé celui de son esprit.
Il envisagea cette métamorphose comme le comble de tous les malheurs: ah! perfide amour, pensoit-il en lui-même, quelle récompense donnes-tu au plus parfait de tous les amans? Faut-il être léger, traître & parjure pour trouver grâce devant toi? J’en ai bien vu de ce caractère que tu as couronnés, pendant que tu affliges ceux qui sont véritablement fidelles: que puis-je me promettre, continua-t-il, d’une figure aussi extraordinaire que la mienne? Me voilà pigeon: encore si je pouvois parler, comme parla autrefois l’oiseau Bleu (dont j’ai toute ma vie aimé le conte) je volerois si loin & si haut, je chercherois sous tant de climats différens ma chère maîtresse, & je m’en informerois à tant de personnes, que je la trouverois; mais je n’ai pas la liberté de prononcer son nom; & l’unique remède qu’il m’est permis de tenter, c’est de me précipiter dans quelque abîme pour y mourir.
Occupé de cette funeste résolution, il vola sur une haute montagne d’où il voulut se jeter en bas; mais ses aîles le soutinrent malgré lui; il en fut étonné; car n’ayant pas encore été Pigeon, il ignoroit de quel secours peuvent être des plumes; il prit la résolution de se les arracher toutes, & sans quartier il commença de se plumer.
Ainsi dépouillé, il alloit tenter une nouvelle cabriole du sommet d’un rocher, quand deux filles survinrent. Dès qu’elles virent cet infortuné oiseau, l’une se dit à l’autre: d’où vient cet infortuné Pigeon? Sort-il des serres aiguës de quelque oiseau de proie, ou de la gueule d’une belette? J’ignore d’où il vient, répondit la plus jeune, mais je sais bien où il ira; & se jetant sur la pacifique bestiole, elle ira, continua-t-elle, tenir compagnie à cinq de son espèce, dont je veux faire une tourte pour la fée Souveraine.
Le prince Pigeon l’entendant parler ainsi, bien loin de fuir, s’approcha pour qu’elle lui fît la grâce de le tuer promptement: mais ce qui devoit causer sa perte le garantit; car ces filles le trouvèrent si poli & si familier, qu’elles résolurent de le nourrir. La plus belle l’enferma dans une corbeille couverte où elle mettoit ordinairement son ouvrage, & elles continuèrent leur promenade.
Depuis quelques jours, disoit l’une d’elles, il semble que notre maîtresse a bien des affaires, elle monte à tout moment sur son chameau de feu, & va jour & nuit d’un pôle à l’autre sans s’arrêter. Si tu étois discrète, répartit sa compagne, je t’en apprendrais la raison, car elle a bien voulu me l’apprendre. Vas, je saurai me taire, s’écria celle qui avoit déjà parlé, assures-toi de mon secret. Saches donc, reprit-elle, que sa princesse Constancia, qu’elle aime si fort, est persécutée d’un géant qui veut l’épouser: il l’a mise dans une tour; & pour l’empêcher d’achever ce mariage, il faut qu’elle fasse des choses surprenantes.
Le prince écoutoit leur conversation du fond de son panier: il avoit cru jusqu’alors que rien ne pouvoit augmenter ses disgraces; mais il connut avec une extrême douleur qu’il s’étoit bien trompé; & l’on peut assez juger par tout ce que j’ai raconté de sa passion, par les circonstances où il se trouvoit, d’être devenu pigeonneau dans le temps où son secours étoit si nécessaire à sa princesse, qu’il ressentit un véritable désespoir; son imagination ingénieuse à le tourmenter lui représentoit Constancia dans la fatale tour, assiégée par les importunités, les violences & les emportemens d’un redoutable géant: il appréhendoit qu’elle craignît, & qu’elle ne donnât les mains à son mariage. Un moment après, il appréhendoit qu’elle ne craignît pas, & qu’elle n’exposât sa vie aux fureurs d’un tel amant. Il seroit difficile de représenter l’état où il étoit.
La jeune personne qui le portoit dans sa manette, étant de retour avec sa compagne au palais de la fée qu’elles servoient, la trouvèrent qui se promenoit dans une allée sombre de son jardin. Elles se prosternèrent d’abord à ses pieds, & lui dirent ensuite: grande reine, voici un Pigeon que nous avons trouvé; il est doux, il est familier & s’il avoit des plumes, il seroit fort beau; nous avons résolu de le nourrir dans notre chambre; mais si vous l’agréez, il pourra quelquefois vous divertir dans la vôtre. La fée prit la corbeille où il étoit enfermé, elle l’en tira, & fit des réflexions sérieuses sur les grandeurs du monde; car il étoit extraordinaire de voir un prince tel que Constancio sous la figure d’un pigeon prêt à être rôti ou bouilli; & quoique ce fût elle qui eût jusqu’alors conduit cette métamorphose, & que rien n’arrivât que par ses ordres; cependant, comme elle moralisoit volontiers sur tous les événemens, celui-là la frappa fort. Elle caressa le pigeonneau, & de sa part il n’oublia rien pour s’attirer son attention, afin qu’elle voulût le soulager dans sa triste aventure: il lui faisoit la révérence à la pigeonne, en tirant un peu le pied; il la béquetoit d’un air caressant: bien qu’il fût pigeon novice, il en savoit déjà plus que les vieux pères & les vieux ramiers.
La fée Souveraine le porta dans son cabinet, en ferma la porte, & lui dit: prince, le triste état où je te trouve aujourd’hui ne m’empêche pas de te connoître & de t’aimer, à cause de ma fille Constancia, qui est aussi peu indifférente pour toi que tu l’es pour elle: n’accuses personne que moi de ta métamorphose; je t’ai fait entrer dans la fournaise pour éprouver la candeur de ton amour: il est pur, il est ardent, il faut que tu aies tout l’honneur de l’aventure. Le Pigeon baissa trois fois la tête en signe de reconnoissance, & il écouta ce que la fée vouloit lui dire.
La reine ta mère, reprit-elle, eut à peine reçu l’argent & les pierreries en échange de la princesse, qu’elle l’envoya avec la dernière violence aux marchands qui l’avoient achetée; & sitôt qu’elle fut dans le vaisseau, ils firent voile aux grandes Indes, où ils étoient bien sûrs de se défaire avec beaucoup de profit du précieux joyau qu’ils emmenoient. Ses pleurs & ses prières ne changèrent point leur résolution: elle disoit inutilement que le prince Constancio la rachèteroit de tout ce qu’il possédoit au monde. Plus elle leur faisoit valoir ce qu’ils en pouvoient attendre, plus ils se hâtoient de le fuir, dans la crainte qu’il ne fût averti de son enlèvement, & qu’il ne vînt leur arracher cette proie.
Enfin après avoir couru la moitié du monde, ils se trouvèrent battus d’une furieuse tempête. La princesse, accablée de sa douleur & des fatigues de la mer, étoit mourante; ils appréhendoient de la perdre, & se sauvèrent dans le premier port; mais comme ils débarquoient, ils virent venir un géant d’une grandeur épouvantable; il étoit suivi de plusieurs autres, qui tous ensemble dirent qu’ils vouloient voir ce qu’il y avoit de plus rare dans leur vaisseau. Le géant étant entré, le premier objet qui frappa sa vue, ce fut la jeune princesse; ils se reconnurent aussitôt l’un & l’autre. Ah! petite scélérate, s’écria-t-il, les dieux justes & pitoyables te ramènent donc sous mon pouvoir: te souvient-il du jour que je te trouvai, & que tu coupas mon sac? Je me trompe si tu me joues le même tour à présent. En effet, il la prit comme un aigle prend un poulet, & malgré sa résistance & les prières des marchands, il l’emporta dans ses bras, courant de toute sa force jusqu’à sa grande tour.
Cette tour est sur une haute montagne: les enchanteurs qui l’ont bâtie n’ont rien oublié pour la rendre belle & curieuse. Il n’y a point de porte, l’on y monte par les fenêtres qui sont très-hautes; les murs de diamans brillent comme le soleil, & sont d’une dureté à toute épreuve. En effet, ce que l’art & la nature peuvent rassembler de plus riche est au-dessous de ce qu’on y voit. Quand le furieux géant tint la charmante Constancia, il lui dit qu’il vouloit l’épouser, & la rendre la plus heureuse personne de l’univers; qu’elle seroit maîtresse de tous ses trésors, qu’il auroit la bonté de l’aimer, & qu’il ne doutoit point qu’elle ne fût ravie que sa bonne fortune l’eût conduite vers lui. Elle lui fit connoître par ses larmes & par ses lamentations l’excès de son désespoir; & comme je conduisois tout secrètement, malgré le destin, qui avoit juré la perte de Constancia, j’inspirai au géant des sentimens de douceur qu’il n’avoit connus de sa vie; de sorte qu’au lieu de se fâcher, il dit à la princesse qu’il lui donnoit un an, pendant lequel il ne lui feroit aucunes violences; mais que si elle ne prenoit pas dans ce temps la résolution de le satisfaire, il l’épouseroit malgré elle, qu’ensuite il la feroit mourir; qu’ainsi elle pouvoit voir ce qui l’accommoderoit le mieux.
Après cette funeste déclaration, il fit enfermer avec elle les plus belles filles du monde pour lui tenir compagnie, & la retirer de cette profonde tristesse où elle s’abîmoit. Il mit des géans aux environs de la tour pour empêcher que qui que ce fût en approchât: & en effet, si l’on avoit cette témérité, l’on en recevroit bientôt la punition, car ce sont des gardes bien redoutables & bien cruels.
Enfin la pauvre princesse ne voyant aucune apparence d’être secourue, & qu’il ne reste plus qu’un jour pour achever l’année, se prépare à se précipiter du haut de la tour dans la mer. Voilà, seigneur Pigeon, l’état où elle est réduite; le seul remède que j’y trouve, c’est que vous voliez vers elle, tenant dans votre bec une petite bague que voilà; sitôt qu’elle l’aura mise à son doigt, elle deviendra colombe, & vous vous sauverez heureusement.
Le pigeonneau étoit dans la dernière impatience de partir, il ne savoit comment le faire comprendre; il tirailla la manchette & le tablier en falbala de la fée, il s’approcha ensuite des fenêtres, où il donna quelques coups de bec contre les vitres. Tout cela vouloit dire en langage pigeonique: je vous supplie, madame, de m’envoyer avec votre bague enchantée pour soulager notre belle princesse. Elle entendit son jargon, & répondant à ses désirs; allez, volez, charmant Pigeon, lui dit-elle, voici la bague qui vous guidera; prenez grand soin de ne pas la perdre, car il n’y a que vous au monde qui puissiez retirer Constancia du lieu où elle est.
Le prince Pigeon, comme je l’ai déjà dit, n’avoit point de plumes, il se les étoit arrachées dans son extrême désespoir. La fée le frotta d’une essence merveilleuse, qui lui en fit revenir de si belles & si extraordinaires, que les pigeons de Vénus n’étoient pas dignes d’entrer en aucune comparaison avec lui. Il fut ravi de se voir remplumé; & prenant l’essor, il arriva au lever de l’aurore sur le haut de la tour, dont les murs de diamans brilloient à un tel point, que le soleil a moins de feu dans son plus grand éclat. Il y avoit un spacieux jardin sur le donjon, au milieu duquel s’élevoit un oranger chargé de fleurs & de fruits; le reste du jardin étoit fort curieux, & le prince Pigeon n’auroit pas été indifférent au plaisir de l’admirer, s’il n’avoit été occupé de choses bien plus importantes.
Il se percha sur l’oranger, il tenoit dans son bec la bague, & ressentoit une terrible inquiétude, lorsque la princesse entra: elle avoit une longue robe blanche, sa tête étoit couverte d’un grand voile noir brodé d’or, il étoit abattu sur son visage, & traînoit de tous côtés. L’amoureux Pigeon auroit pu douter que c’étoit elle, si la noblesse de sa taille & son air majestueux eussent pu être dans une autre à un point si parfait. Elle vint s’asseoir sous l’oranger, & levant son voile tout-d’un-coup, il en demeura pour quelque temps éblouï.
Tristes regrets, tristes pensées, s’écria-t-elle! vous êtes à présent inutiles, mon cœur affligé a passé un an entier entre la crainte & l’espérance; mais le terme fatal est arrivé! c’est aujourd’hui; c’est dans quelques heures qu’il faut que je meure, ou que j’épouse le géant: hélas, est-il possible que la fée Souveraine & le prince Constancio m’aient si fort abandonnée! que leur ai-je fait? Mais à quoi me servent ces réflexions? Ne vaut-il pas mieux exécuter le noble dessein que j’ai conçu? Elle se leva d’un air plein de hardiesse pour se précipiter: cependant, comme le moindre bruit lui faisoit peur, & qu’elle entendit le pigeonneau qui s’agitoit sur l’arbre, elle leva les yeux pour voir ce que c’étoit; en même temps il vola sur elle, & posa dans son sein l’importante petite bague. La princesse surprise des caresses de ce bel oiseau & de son charmant plumage, ne le fut pas moins du présent qu’il venoit de lui faire. Elle considéra la bague, elle y remarqua quelques caractères mystérieux, & elle la tenoit encore, lorsque le géant entra dans le jardin, sans qu’elle l’eût même entendu venir.
Quelques-unes des femmes qui la servoient étoient allé rendre compte à ce terrible amant du désespoir de la princesse, & qu’elle vouloit se tuer, plutôt que de l’épouser. Lorsqu’il sut qu’elle étoit montée si matin au haut de la tour, il craignit une funeste catastrophe: son cœur qui jusqu’alors n’avoit été capable que de barbarie, étoit tellement enchanté des beaux yeux de cette aimable personne, qu’il l’aimoit avec délicatesse. O dieux, que devint-elle quand elle le vit! elle appréhenda qu’il ne lui ôtât les moyens qu’elle cherchoit de mourir. Le pauvre Pigeon n’étoit pas médiocrement effrayé de ce formidable colosse. Dans le trouble où elle étoit, elle mit la bague à son doigt, & sur-le-champ, ô merveille! elle fut métamorphosée en colombe, & s’envola à tire d’aîles avec le fidelle pigeon.
Jamais surprise n’a égalé celle du géant. Après avoir regardé sa maîtresse devenue colombe, qui traversoit le vaste espace de l’air, il demeura quelque temps immobile, puis il poussa des cris & fit des hurlemens qui ébranlèrent les montagnes, & ne finirent qu’avec sa vie: il la termina au fond de la mer, où il étoit bien plus juste qu’il se noyât que la charmante princesse. Elle s’éloignoit donc très-diligemment avec son guide; mais lorsqu’ils eurent fait un assez long chemin pour ne plus rien craindre, ils s’abattirent doucement dans un bois fort sombre par la quantité d’arbres, & fort agréable à cause de l’herbe verte & des fleurs qui couvroient la terre. Constancia ignoroit encore que le Pigeon fût son véritable amant. Il étoit très-affligé de ne pouvoir parler pour lui en rendre compte, quand il sentit une main invisible qui lui délioit la langue; il en eut une sensible joie, & dit aussitôt à la princesse: Votre cœur ne vous a-t-il pas appris, charmante Colombe, que vous êtes avec un pigeon qui brûle toujours des mêmes feux que vous allumez? Mon cœur souhaitoit le bonheur qui m’arrive, répliqua-t-elle, mais il n’osoit s’en flatter: hélas, qui l’auroit pu imaginer! j’étois sur le point de périr sous les coups de ma bisarre fortune; vous êtes venu m’arracher d’entre les bras de la mort, ou d’un monstre que je redoutois plus qu’elle.
Le prince, ravi d’entendre parler sa Colombe, de la retrouver aussi tendre qu’il la désiroit, lui dit tout ce que la passion la plus délicate & la plus vive peut inspirer; il lui raconta ce qui s’étoit passé depuis le triste moment de son absence, particulièrement la rencontre surprenante de l’amour Forgeron & de la fée dans son palais: elle eut une grande joie de savoir que sa meilleure amie étoit toujours dans ses intérêts. Allons la trouver, mon cher prince, dit-elle à Constancio, & la remercier de tout le bien qu’elle nous fait: elle nous rendra notre première figure; nous retournerons dans votre royaume ou dans le mien.
Si vous m’aimez autant que je vous aime, répliqua-t-il, je vous ferois une proposition où l’amour seul a part. Mais, aimable princesse, vous m’allez dire que je suis un extravagant. Ne ménagez point la réputation de votre esprit aux dépens de votre cœur, reprit-elle, parlez sans crainte; je vous entendrai toujours avec plaisir. Je serois d’avis, continua-t-il, que nous ne changeassions point de figure; vous colombe, moi pigeon, pouvons brûler des mêmes feux qui ont brûlé Constancio & Constancia. Je suis persuadé qu’étant débarrassés du soin de nos royaumes, n’ayant ni conseil à tenir, ni guerre à faire, ni audiences à donner, exempts de jouer sans cesse un rôle importun sur le grand théâtre du monde, il nous sera plus aisé de vivre l’un pour l’autre dans cette aimable solitude. Ah! s’écria la Colombe, que votre dessein renferme de grandeur & de délicatesse! Quelque jeune que je sois, hélas! j’ai tant éprouvé de disgraces; la fortune, jalouse de mon innocente beauté, m’a persécutée si opiniâtrément, que je serai ravie de renoncer à tous les biens qu’elle donne, afin de ne vivre que pour vous. Oui, mon cher prince, j’y consens: choisissons un pays agréable, & passons sous cette métamorphose nos plus beaux jours; menons une vie innocente, sans ambition & sans désirs, que ceux qu’un amour vertueux inspire.
C’est moi qui veux vous guider, s’écria l’Amour en descendant du plus haut de l’Olympe. Un dessein si tendre mérite ma protection; & la mienne aussi, dit la fée Souveraine qui parut tout-d’un-coup. Je viens vous chercher pour m’avancer de quelques momens le plaisir de vous voir. Le Pigeon & la Colombe eurent autant de joie que de surprise de ce nouvel événement. Nous nous mettons sous votre conduite, dit Constancia à la fée. Ne nous abandonnez pas, dit Constancio à l’Amour. Venez, dit-il, à Paphos, l’on y respecte encore ma mère, & l’on y aime toujours les oiseaux qui lui étoient consacrés. Non, répondit la princesse, nous ne cherchons point le commerce des hommes: heureux qui peut y renoncer! il nous faut seulement une belle solitude.
La fée aussitôt frappa la terre de sa baguette. L’amour la frappa d’une flèche dorée. Ils virent en même temps le plus beau désert de la nature & le mieux orné de bois, de fleurs, de prairies & de fontaines. Restez-y des millions d’années, s’écria l’Amour. Jurez-vous une fidélité éternelle en présence de cette merveilleuse fée. Je le jure à ma Colombe, s’écria le Pigeon. Je le jure à mon Pigeon, s’écria la Colombe. Votre mariage, dit la fée, ne pouvoit être fait par un dieu plus capable de le rendre heureux. Au reste, je vous promets que si vous vous lassez de cette métamorphose, je ne vous abandonnerai point, & je vous rendrai votre première figure. Pigeon & Colombe en remercièrent la fée; mais ils l’assurèrent qu’ils ne l’appelleroient point pour cela; qu’ils avoient trop éprouvé les malheurs de la vie: ils la prièrent seulement de leur faire venir Ruson, en cas qu’il ne fût pas mort. Il a changé d’état, dit l’Amour, c’est moi qui l’avois condamné à être mouton. Il m’a fait pitié, je l’ai rétabli sur le trône d’où je l’avois arraché. A ces nouvelles, Constancia ne fut plus surprise des jolies choses qu’elle lui avoit vu faire. Elle conjura l’Amour de lui apprendre les aventures d’un mouton qui lui avoit été si cher. Je viendrai vous le dire, répliqua-t-il obligeamment. Pour aujourd’hui, je suis attendu & souhaité en tant d’endroits, que je ne sais où j’irai le premier. Adieu, continua-t-il, heureux & tendres époux, vous pouvez vous vanter d’être les plus sages de mon empire.
La fée Souveraine resta quelque temps avec les nouveaux mariés. Elle ne pouvoit assez louer le mépris qu’ils faisoient des grandeurs de la terre; mais il est bien certain qu’ils prenoient le meilleur parti pour la tranquillité de la vie. Enfin elle les quitta; l’on a su par elle & par l’Amour, que le prince Pigeon & la princesse Colombe se sont toujours aimés fidellement.
D’un amour pur nous voyons le destin:
Des troubles renaissans, un espoir incertain,
De tristes accidens, de fatales traverses
Affligent quelquefois les plus parfaits amans.
L’amour, qui nous unit par des nœuds si charmans,
Pour conduire au bonheur, a des routes diverses:
Le ciel, en les troublant, assure nos désirs.
Jeunes cœurs, il est vrai, des épreuves si rudes
Vous arrachent des pleurs, vous coûtent des soupirs;
Mais quand l’amour est pur! peines, inquiétudes,
Sont autant de garans des plus charmans plaisirs.
La lecture du conte étoit à peine finie, quand Virginie & Marthonide se levèrent, battant des mains & criant vivat, vivat; voilà un ouvrage parfait. La Dandinardière leur dit d’un air composé & modeste, qu’il les prioit de l’épargner; qu’il étoit impossible que cela fût bien, parce que la diligence qu’il avoit faite pour le commencer étoit presqu’incroyable. Ce que je vous dis est si vrai, ajouta-t-il, que je n’ai pas eu le temps de le lire, & que j’y trouve des choses toutes différentes de ce que j’y avois voulu mettre. Par exemple, sur le titre, j’aurois gagé qu’il y avoit Belle-Belle, ou le chevalier Fortuné; & malgré cela, ce sont des moineaux. Dites le Pigeon & la Colombe, reprit le prieur en l’interrompant. La Dandinardière remarqua que sa mémoire l’avoit mal servi; mais pour payer d’esprit, il s’écria: J’appelle tout animal en plume un moineau, soit canards, dindons, perdrix, poules & poulets; je ne saurois me donner la fatigue de les distinguer.
Vous avez raison, monsieur, dit madame de Saint-Thomas, qui étoit fort satisfaite de son conte, il ne faut pas qu’un homme d’esprit comme vous donne dans des règles vulgaires. Oh, madame, continua-t-il, je m’en garde bien, je veux me distinguer un peu; & si tout le monde se mettoit en tête de parler l’un comme l’autre, appeler un chat un chat, un loup un loup, quelle différence y auroit-il donc entre l’habile homme & l’ignorant?
Ah! monsieur, dit Marthonide, que je me sais de gré, dans le dénouement où l’on est ici de belles conversations & de bons modèles, d’avoir déjà pensé ce que vous nous dites! madame la baronne, ma mère, peut rendre témoignage qu’étant presque au maillot, je ne voulois pas dire comme tout le monde, nourrice, je disois tetai. Quel charmant naturel, s’écria-t-il! si vous étiez à la cour, on vous éléveroit des statues, on vous érigeroit des temples! Fi donc, monsieur, dit madame de Saint-Thomas, mes filles ne sont point des payennes, elles ne veulent ni temples, ni statues. Ne le prenez pas si fort à la lettre, ma mère, dit Virginie, nous accepterions les temples dont il parle. Vraiment vous êtes plaisante, mademoiselle, répondit la baronne, en se boursouflant: vous prétendez, je crois, me faire des leçons, & m’apprendre ce qu’il faut expliquer à la lettre. Comme la conversation alloit s’échauffer entre la mère & la fille, Marthonide l’interrompit, & dit à la Dandinardière qu’elle étoit encore frappée du titre de ce conte de Belle-Belle qu’il croyoit avoir mis au sien. Je ne sais comment cela s’est passé, dit-il; sans doute les fées s’en mêlent, car assurément j’y parlois de Grugeon & de Forte-Echine, de ..... Vous n’en parliez point, dit le prieur, en l’interrompant, de peur que Marthonide ne reconnût son bien, & ne le réclamât: c’est que je vous ai entretenu de ce conte, & vous en avez la mémoire récente. Le petit Bourgeois le crut, & la précieuse Amazone ne pénétra rien.
Alain s’étoit déjà débarbouillé; il tenoit sur son dos un grand mannequin plein de livres, & entrant tout essoufflé dans la chambre: ma bonne femme de mère, dit-il, m’assuroit que les esprits étoient aussi légers que le vent; si elle vivoit encore, je saurois bien que lui dire, car j’en porte sur mes épaules qui sont plus lourds que les bras du maudit charretier qui vient pourtant de m’assommer. Tais-toi, poltron, s’écria notre bourgeois; j’ai vu avec honte de quelle manière tu t’es battu, & j’ai été sur le point de lui aller aider, pour t’apprendre s’il est écrit en aucun lieu du monde, que le valet d’un maître comme moi doive se laisser assommer par un maraud comme lui. En effet, dit Alain un peu échauffé, j’ai eu tort de me hasarder à recevoir seulement une chiquenaude, pour défendre vos intérêts avec trop de zèle. Il s’agissoit, monsieur, de ce livre que vous aviez si grande envie de vendre aux marguilliers de notre paroisse. Je croyois en bonne conscience qu’il l’avoit volé, je voulois le lui faire rendre. Il est plus fort que moi; si j’ai souffert dans cette occasion, vous en êtes la cause; & pour récompense, vous me querellez. Bien, bien, je.... Tais-toi, impudent babillard, s’écria la Dandinardière plus rouge qu’un tison; si ces illustres dames n’étoient pas présentes, je pourrois te payer une partie de ce que je te dois; mais tu n’y perdras rien. Monsieur, dit-il, je veux y perdre tout, ou m’en aller, car je ne suis pas assez sot pour attendre des coups de bâton; j’en ai déjà reçu de votre grâce la moitié plus qu’il ne m’en falloit: pour à présent, je vous proteste que je vais quitter le juste-au-corps, ou il faut que vous me promettiez devant témoins de me laisser en paix.
Le petit bourgeois avoit perdu plus de la moitié de sa patience. Quand il vit qu’Alain profitoit du mauvais état où sa blessure le réduisoit, pour se familiariser avec lui (quoiqu’il ne l’eût point encore trouvé mauvais), il s’emporta beaucoup, parce qu’il vouloit imposer à madame de Saint-Thomas & à ses filles beaucoup de considération: pour réparer l’impertinence de son valet, il en commit une plus grande, car il se jeta de son lit, & courut après lui. Alain connut tout le péril où il s’étoit exposé; mais comme il savoit par une longue expérience plusieurs tours pour éviter la grêle des coups de poing, il s’avisa d’en faire un à son maître, s’arrêtant près de lui. La Dandinardière, ravi, haussa les bras, afin de les faire tomber à plomb sur sa tête; le valet se coula par dessous, & notre héros donna du nez en terre avec tant de force, que le turban, le hausse-col, & même les gantelets, qui étoient les seules hardes dont il étoit habillé, roulèrent aux quatre coins de la chambre.
Alain n’attendit pas un second choc, il s’étoit évadé pendant qu’on relevoit son pauvre maître; & si la scène avoit été moins près de la porte, madame de Saint-Thomas se seroit sauvée avec ses filles; mais il auroit fallu marcher sur le corps de la Dandinardière. Dans cet embarras, elles n’eurent point d’autre parti à prendre que de se mettre à la fenêtre.
Lorsque le pétulant petit homme fut couché, le vicomte les pria de s’approcher de lui, pour le consoler de sa disgrâce. La baronne avoit bien envie de n’en rien faire: quoi! disoit-elle? monsieur de Berginville, croyez-vous que je m’accommode qu’on manque au respect qui m’est dû? Je veux lui apprendre que dans toute ma race, les femmes ne se sont jamais relâchées là-dessus. Serai-je la seule qui déroge à cette louable coutume? Non, non, je crèverois plutôt. Elle commençoit à s’échauffer. La Dandinardière entendoit avec inquiétude son grommellement; il pria le prieur de lui faire des excuses de son indiscrète vivacité; & celui-ci, aidé des amazones, s’en acquitta si bien, que la baronne lui pardonna, à condition qu’il pardonneroit au bon Alain. Ce dernier traité de paix ne fut pas moins difficile à conclure que l’autre. Le bourgeois sentoit son cœur fort ulcéré contre son valet; la culbute qu’il avoit faite lui sembloit de dure digestion. Cependant il aimoit si fort Virginie, que pour la revoir près de son lit, il promit à sa mère la grâce d’Alain.
Le tour qu’il venoit de jouer à son maître pesoit beaucoup sur sa conscience: il s’étoit allé cacher dans un grenier, & s’étant couvert de mille bottes de foin, il étoit près d’y étouffer, quand un valet de ses amis vint lui annoncer la bonne nouvelle de sa réconciliation, & qu’on le demandoit; il hésita quelques momens sur ce qu’il devoit faire; il envoya prier le baron de S. Thomas de lui conseiller s’il retourneroit dans la chambre, ou s’il s’enfuiroit plus loin. Enfin on lui dit tant qu’il pouvoit revenir, qu’on le vit paroître tout-d’un-coup au pied du lit, d’un air suppliant. Sa posture attendrit la compagnie, & la baronne souhaita même qu’Alain ne fût point admonesté. La Dandinardière, qui se piquoit de faire les choses de bonne grâce, lui dit qu’elle pouvoit faire les loix, avec une entière certitude qu’il les suivroit toujours.
Pour appaiser la querelle, dit Virginie, je vous demande quelques momens d’audience, afin de vous lire à mon tour un conte que l’on ne trouvera peut-être pas ennuyeux, quoiqu’il soit fort long. S’il est de vous, charmante personne, répondit la Dandinardière, je suis certain que vous aurez le suffrage de tous ceux qui sont ici. Je ne vous dirai point de qui il est, répliqua-t-elle; mais pour vous ôter de bonne heure la prévention que vous pourriez avoir en ma faveur, je vous déclare qu’il n’est point de moi. Et de qui peut-il donc être, s’écria le petit Bourgeois, en se donnant un air de capacité? car je vous avoue, mesdemoiselles, que je n’ai de goût que pour vos ouvrages, & que j’irois jusqu’à Rome pour en voir. Rien n’est plus flatteur, répondit Virginie, vous dites les choses de la manière du monde la plus obligeante; mais on doit aussi avouer que les plus beaux termes, les expressions les plus nobles, les pensées les plus fines & les mieux nourries s’offrent en foule à votre esprit; vous n’êtes jamais embarrassé que sur le choix, & vous le faites toujours bon. Ha, ha! ma princesse, vous m’assassinez, répartit la Dandinardière; vos coups sont pénétrans; & quoique vous frappiez avec des flèches dorées, les blessures n’en sont pas moins profondes. Je vous demande quartier, belle Amazone, me voilà rendu, je suis mort ou peu s’en faut; mais mort d’admiration, mort d’une plénitude de reconnoissance. Je suis . . . . . . Halte là, mon ami, dit le baron en riant, vous venez tous deux de débiter de si grandes gentillesses, que nous en sommes tous charmés; mais la conversation devient trop sérieuse. Pour l’égayer, dit le vicomte, je vais proposer un mariage à monsieur de la Dandinardière. Je veux, dit-il, en se rengorgeant avec une moue propre à faire rire; je veux une fille belle & jeune, riche & de qualité, mais sur-tout qu’elle ait tant d’esprit, qu’elle soit l’admiration de notre siècle & de tous les siècles à venir; car je m’ennuirois mortellement avec une personne ordinaire. Apprenez-nous, dit le prieur, ce que vous échangerez contre tant de mérite? Il me sied mal d’en parler, répliqua-t-il; cependant puisque vous m’y forcez, je ne fuis pas fâché de vous dire que sur le fait de la valeur & de la naissance, je ne le céderois pas à don Japhet d’Arménie. Le sérieux du baron l’abandonna en cet endroit. Voilà une riche comparaison, dit-il; j’ai toujours remarqué qu’il n’en fait jamais d’autre. Puisque vous êtes content sur ces deux articles, reprit la Dandinardière, vous ne le seriez vraiment pas moins sur celui de mon bien: je pourrois vous faire voir un revenu très-net & très-honnête. A l’égard du caractère, de mon esprit & de ma personne, la seule modestie m’empêche d’en parler. Il est vrai, dit le vicomte, que vous avez beaucoup de bon, mais un seul défaut suffit pour gâter tout cela, c’est l’intérêt: il n’est point séant qu’on trouve au rang de la bravoure, de la qualité, de toute la délicatesse dans les sentimens & les manières qu’on peut jamais désirer, une sordide passion pour les biens de ce monde, cela offusque le reste & sâlit l’imagination. Oui, monsieur, répliqua la Dandinardière, d’un ton de voix passionné, j’en suis d’avis, l’on ne songera jamais au solide, & l’on renversera la marmite dès le premier jour. Voyez ces sages du siècle, qui savent compter qu’un & un font deux: ils ne sont pas assez dupes pour se marier sans avoir reçu de grosses sommes. J’en veux faire autant, ou mourir en la peine. M. de la Dandinardière, s’écria le baron, vous passerez le reste de vos jours dans le célibat; c’est grand dommage, des marmots de votre façon vaudroient leur pesant d’or. Attachez-vous donc à l’amour de la vertu, & détachez-vous de celui des richesses. Ho, ho! comme vous en parlez, dit-il, tout chagrin, cela sent son Gentilhomme de campagne, qui préfère une idée de générosité à l’essentiel. Je le répète encore, si je ne rencontre une personne qui vaille autant que moi, & qui me donne à souper quand je lui aurai donné à dîner, je fais banqueroute à l’amour.
Une déclaration si franche surprit toute la compagnie. La Dandinardière en rioit comme un fou, & frappoit des mains dans son lit, faisant des bonds qui étonnoient les deux belles précieuses. Vous vous applaudissez, dit la baronne, d’avoir le goût si fin. Hé, hé! madame, point du tout, dit-il; mais pour peu qu’un galant homme sache le cours du monde, il se garantit de ces feux follets qui s’élèvent des vapeurs grossières de la terre. Vous entendez suffisamment que cette comparaison est juste. Ho! si nous l’entendons, s’écria Virginie, il faudroit n’avoir point d’esprit. Je n’en ai donc point, répliqua le prieur, car je vous proteste qu’il ne me paroît rien de plus embrouillé que votre discours. C’est par malice ou par envie que vous en parlez ainsi, ajouta Marthonide. Qui ne voit pas que ces feux follets sont les follettes inclinations du cœur, qui s’élèvent dans la moyenne région de la tête, comme les autres font dans celle de l’air; & que tout cela veut dire que monsieur a raison? Oui, raison, reprit Virginie; mais une raison sublunaire de la nature des étoiles, tant elle est brillante.
Le pauvre baron de St. Thomas suoit d’entendre ce pompeux galimathias où ses filles avoient tant de part: il haussoit les épaules, & regardoit le vicomte & le prieur avec un œil noir, qui leur faisoit assez entendre ce qu’il souffroit, de voir ces trois personnes dans le grand chemin des Petites-Maisons.
Le prieur, qui commençoit aussi à s’ennuyer de tous ces fades discours, dit au Bourgeois: j’avois dessein à mon tour de vous proposer la plus charmante personne du monde; mais vous êtes trop difficile, & si le roi de Siam ne prend soin de vous envoyer la princesse reine, ou le grand Mogol, quelques-unes de ses filles, nous ne danserons point à votre noce. Toute plaisanterie à part, monsieur le prieur, dit la Dandinardière, je pourrois prétendre aux meilleurs partis de France, si je faisois valoir ma qualité & ma valeur; mais je veux bien, malgré toute ma délicatesse, entendre vos propositions, & m’humaniser un peu. Je vous assure, dit Virginie, en les interrompant, qu’il ne sera plus parlé de rien, jusqu’à ce que le conte dont je vous ai fait fête, soit lu. Pour ma pénitence d’avoir pensé à autre chose, répliqua le prieur, je m’offre de le lire: chacun prit un air d’attention qui le convioit à commencer. Virginie lui donna un rouleau de papier fort griffonné, car c’étoit une dame qui l’avoit écrit: il commença aussitôt.
BELLE-ÉTOILE
ET
LE PRINCE CHÉRI,
CONTE.
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Il étoit une fois une princesse à laquelle il ne restoit plus rien de ses grandeurs passées que son dais & son cadenat; l’un étoit de velours, en broderies de perles, & l’autre d’or, enrichi de diamans. Elle les garda tant qu’elle put; mais l’extrême nécessité où elle se trouvoit réduite, l’obligeoit de temps en temps à détacher une perle, un diamant, une émeraude, & cela se vendoit secrètement pour nourrir son équipage. Elle étoit veuve, chargée de trois filles très-jeunes & très-aimables. Elle comprit que si elle les élevoit dans un air de grandeur & de magnificence convenable à leur rang, elles se ressentiroient davantage dans la suite de leurs disgrâces. Elle prit donc la résolution de vendre le peu qui lui restoit, & de s’en aller bien loin avec ses trois filles, s’établir dans quelque maison de campagne, où elles feroient une dépense convenable à leur petite fortune. En passant dans une forêt très-dangereuse, elle fut volée, de sorte qu’il ne lui resta presque plus rien. Cette pauvre princesse, plus chagrine de ce dernier malheur que de tous ceux qui l’avoient précédé, connut bien qu’il falloit gagner sa vie ou mourir de faim. Elle avoit aimé autrefois la bonne chère, & savoit faire des sauces excellentes. Elle n’alloit jamais sans sa petite cuisine d’or, que l’on venoit voir de bien loin. Ce qu’elle avoit fait pour se divertir, elle le fit alors pour subsister. Elle s’arrêta proche d’une grande ville, dans une maison fort jolie; elle y faisoit des ragoûts merveilleux; l’on étoit friand dans ce pays-là, de sorte que tout le monde accouroit chez elle. L’on ne parloit que de la bonne fricasseuse, à peine lui donnoit-on le temps de respirer. Cependant ses trois filles devenoient grandes; & leur beauté n’auroit pas fait moins de bruit que les sauces de la Princesse, si elle ne les avoit cachées dans une chambre, d’où elles sortoient très-rarement.
Un jour des plus beaux de l’année, il entra chez elle une petite vieille, qui paroissoit bien lasse; elle s’appuyoit sur un bâton, son corps étoit tout courbé, & son visage plein de rides. Je viens, dit-elle, afin que vous me fassiez un bon repas, car je veux, avant que d’aller en l’autre monde, pouvoir m’en vanter en celui-ci. Elle prit une chaise de paille, se mit auprès du feu, & dit à la princesse de se hâter. Comme elle ne pouvoit pas tout faire, elle appela ses trois filles: l’aînée avoit nom Roussette, la seconde Brunette, & la dernière Blondine. Elle leur avoit donné ces noms, par rapport à la couleur de leurs cheveux. Elles étoient vêtues en paysannes, avec des corsets & des jupes de différentes couleurs. La cadette étoit la plus belle & la plus douce. Leur mère commanda à l’une d’aller querir de petits pigeons dans la volière, à l’autre de tuer des poulets, à l’autre de faire la pâtisserie. Enfin, en moins d’un moment, elles mirent devant la vieille un couvert très-propre, du linge fort blanc, de la vaisselle de terre bien vernissée, & on la servit à plusieurs services. Le vin étoit bon, la glace n’y manquoit pas, les verres rincés à tous momens par les plus belles mains du monde; tout cela donnoit de l’appétit à la vieille petite bonne femme. Si elle mangea bien, elle but encore mieux. Elle se mit en pointe de vin: elle disoit mille choses, où la princesse, qui ne faisoit pas semblant d’y prendre garde, trouvoit beaucoup d’esprit.
Le repas finit aussi gaiment qu’il avoit commencé; la vieille se leva, elle dit à la Princesse: ma grande amie, si j’avois de l’argent, je vous paierois, mais il y a si long-temps que je suis ruinée; j’avois besoin de vous trouver pour faire si bonne chère: tout ce que je puis vous promettre, c’est de vous envoyer de meilleures pratiques que la mienne. La princesse se prit à sourire, & lui dit gracieusement: allez, ma bonne mère, ne vous inquiétez point, je suis toujours assez payée quand je fais quelque plaisir: nous avons été ravies de vous servir, dit Blondine, & si vous vouliez souper ici, nous ferions encore mieux. Oh que l’on est heureux, s’écria la vieille, lorsqu’on est né avec un cœur si bienfaisant! mais croyez-vous n’en pas recevoir la récompense? Soyez certaines, continua-t-elle, que le premier souhait que vous ferez sans songer à moi, sera accompli. En même temps elle disparut, & elles n’eurent pas lieu de douter que ce ne fût une fée.
Cette aventure les étonna: elles n’en avoient jamais vu: elles étoient peureuses; de sorte que pendant cinq ou six mois elles en parlèrent; & sitôt qu’elles désiroient quelque chose, elles pensoient à elle. Rien ne réussissoit, dont elles étoient fortement en colère contre la fée. Mais un jour que le roi alloit à la chasse, il passa chez la bonne fricasseuse, pour voir si elle étoit aussi habile qu’on disoit; & comme il approchoit du jardin avec grand bruit, les trois sœurs qui cueilloient des fraises l’entendirent; ah! dit Roussette, si j’étois assez heureuse pour épouser monseigneur l’amiral, je je me vante que je ferois avec mon fuseau & ma quenouille tant de fil, & de ce fil tant de toile, qu’il n’auroit plus besoin d’en acheter pour les voiles de ses navires. Et moi, dit Brunette, si la fortune m’étoit assez favorable pour me faire épouser le frère du roi, je me vante qu’avec mon aiguille, je lui ferois tant de dentelles, qu’il en verroit son palais rempli. Et moi, ajouta Blondine, je me vante que si le roi m’épousoit, j’aurois, au bout de neuf mois, deux beaux garçons & une belle fille; que leurs cheveux tomberoient par anneaux, répandant de fines pierres, avec une brillante étoile sur le front, & le cou entouré d’une riche chaîne d’or.
Un des favoris du roi, qui s’étoit avancé pour avertir l’hôtesse de sa venue, ayant entendu parler dans le jardin, s’arrêta sans faire aucun bruit, & fut bien surpris de la conversation de ces trois belles filles. Il alla promptement la redire au roi pour le réjouir; il en rit en effet, & commanda qu’on les fît venir devant lui.
Elles parurent aussitôt d’un air & d’une grâce merveilleuse. Elles saluèrent le roi avec beaucoup de respect & de modestie; & lorsqu’il demanda s’il étoit vrai qu’elles venoient de s’entretenir des époux qu’elles désiroient, elles rougirent & baissèrent les yeux: il les pressa encore davantage de l’avouer; elles en convinrent, & il s’écria aussitôt: certainement je ne sais quelle puissance agit sur moi, mais je ne sortirai pas d’ici que je n’aie épousé la belle Blondine. Sire, dit le frère du roi, je vous demande permission de me marier avec cette jolie brunette. Accordez-moi la même grâce, ajouta l’amiral, car la rousse me plaît infiniment.
Le roi, bien aise d’être imité par les plus grands de son royaume, leur dit qu’il approuvoit leur choix, & demanda à leur mère si elle le vouloit bien. Elle répondit que c’étoit la plus grande joie qu’elle pût jamais avoir. Le roi l’embrassa, le prince & l’amiral n’en firent pas moins.
Quand le roi fut prêt à dîner, on vit descendre par la cheminée une table de sept couverts d’or, & tout ce qu’on peut imaginer de plus délicat pour faire un bon repas. Cependant le roi hésitoit à manger, il craignoit que l’on n’eût accommodé les viandes au sabat; & cette manière de servir par la cheminée lui étoit un peu suspecte.
Le buffet s’arrangea, l’on ne voyoit que bassins & vases d’or, dont le travail surpassoit la matière. En même temps un essain de mouches à miel parut dans des ruches de crystal, & commença la plus charmante musique qui se puisse imaginer. Toute la salle étoit pleine de frêlons, de mouches, de guêpes & de moucherons, & d’autres bestiolinettes de cette espèce, qui servoient le roi avec une adresse surnaturelle. Trois ou quatre mille bibets lui apportoient à boire, sans qu’un seul osât se noyer dans le vin, ce qui est d’une modération & d’une discipline étonnante. La princesse & ses filles pénétroient assez que tout ce qui se passoit ne pouvoit s’attribuer qu’à la petite vieille: elles bénissoient l’heure où elles l’avoient connue.
Après le repas, qui fut si long que la nuit surprit la compagnie à table, dont sa majesté ne laissa pas d’avoir un peu de honte, car il sembloit que dans cet hymen, Bacchus avoit pris la place de Cupidon, le roi se leva, & dit: achevons la fête par où elle devoit commencer. Il tira sa bague de son doigt, & la mit dans celui de Blondine, le prince & l’amiral l’imitèrent. Les abeilles redoublèrent leurs chants. L’on dansa, l’on se réjouit; & tous ceux qui avoient suivi le roi, vinrent saluer la reine & la princesse. Pour l’amirale, on ne lui faisoit pas tant de cérémonies, dont elle se désespéroit, car elle étoit l’aînée de Brunette & de Blondine, & se trouvoit moins bien mariée.
Le roi envoya son grand écuyer apprendre à la reine sa mère ce qui venoit de se passer, & pour faire venir ses plus magnifiques chariots, afin d’emmener la reine Blondine avec ses deux sœurs. La reine mère étoit la plus cruelle de toutes les femmes, & la plus emportée. Quand elle sut que son fils s’étoit marié sans sa participation, & sur-tout à une fille d’une naissance si obscure, & que le prince en avoit fait autant, elle entra dans une telle colère, qu’elle effraya toute la cour. Elle demanda au grand écuyer quelle raison avoit pu engager le roi à un si indigne mariage? Il lui dit que c’étoit l’espérance d’avoir deux garçons & une fille dans neuf mois, qui naîtroient avec de grands cheveux bouclés, des étoiles sur la tête, & chacun une chaîne d’or au cou, & que des choses si rares l’avoient charmé. La reine mère sourit dédaigneusement de la crédulité de son fils; elle dit là-dessus bien des choses offensantes, qui marquoient assez sa fureur.
Les chariots étoient déjà arrivés à la petite maisonnette. Le roi convia sa belle-mère à le suivre, & lui promit qu’elle seroit regardée avec toute sorte de distinction. Mais elle pensa aussitôt que la cour est une mer toujours agitée. Sire, lui dit-elle, j’ai trop d’expérience des choses du monde pour quitter le repos que je n’ai acquis qu’avec beaucoup de peine. Quoi! répliqua le roi, voulez-vous continuer à tenir hôtellerie? Non, dit-elle, vous me ferez quelque bien pour vivre. Souffrez au moins, ajouta-t-il, que je vous donne un équipage & des officiers. Je vous en rends grâce, dit-elle, quand je suis seule, je n’ai point d’ennemis qui me tourmentent; mais si j’avois des domestiques, je craindrois d’en trouver en eux. Le roi admira l’esprit & la modération d’une femme qui pensoit & qui parloit comme un philosophe.
Pendant qu’il pressoit sa belle-mère de venir avec lui, l’amirale Rousse faisoit cacher au fond de son chariot tous les beaux bassins & les vases d’or du buffet, voulant en profiter sans rien laisser; mais la fée qui voyoit tout, bien que personne ne la vît, les changea en cruches de terre. Lorsqu’elle fut arrivée, & qu’elle voulut les emporter dans son cabinet, elle ne trouva rien qui en valût la peine.
Le roi & la reine embrassèrent tendrement la sage princesse, & l’assurèrent qu’elle pourroit disposer à sa volonté de tout ce qu’ils avoient. Ils quittèrent le séjour champêtre, & vinrent à la ville, précédés des trompettes, des hautbois, des tymbales & des tambours qui se faisoient entendre bien loin. Les confidens de la reine-mère lui avoient conseillé de cacher sa mauvaise humeur, parce que le roi s’en offenseroit, & que cela pourroit avoir des suites fâcheuses: elle se contraignit donc, & ne fit paroître que de l’amitié à ses deux belles-filles, leur donnant des pierreries & des louanges indifféremment sur tout ce qu’elles faisoient bien ou mal.
La reine Blonde & la princesse Brunette étoient étroitement unies; mais à l’égard de l’amirale Rousse, elle les haïssoit mortellement. Voyez, disoit-elle, la bonne fortune de mes deux sœurs: l’une est reine, l’autre princesse du sang, leurs maris les adorent; & moi, qui suis l’aînée, qui me trouve cent fois plus belle qu’elles, je n’ai qu’un amiral pour époux, dont je ne suis point chérie comme je devrois l’être. La jalousie qu’elle avoit contre ses sœurs, la rangea du parti de la reine-mère; car l’on savoit bien que la tendresse qu’elle témoignoit à ses belles-filles n’étoit qu’une feinte, & qu’elle trouveroit avec plaisir l’occasion de leur faire du mal.
La reine & la princesse devinrent grosses, & par malheur une grande guerre étant survenue, il fallut que le roi partît pour se mettre à la tête de son armée. La jeune reine & la princesse étant obligées de rester sous le pouvoir de la reine-mère, la prièrent de trouver bon qu’elles retournassent chez leur mère, afin de se consoler avec elle d’une si cruelle absence. Le roi n’y put consentir. Il conjura sa femme de rester au palais, il l’assura que sa mère en useroit bien. En effet, il la pria avec la dernière instance d’aimer sa belle-fille, & d’en avoir soin. Il ajouta qu’elle ne pouvoit l’obliger plus sensiblement, qu’il espéroit lui avoir de beaux enfans, & qu’il en attendoit les nouvelles avec beaucoup d’inquiétude. Cette méchante reine, ravie de ce que son fils lui confioit sa femme, lui promit de ne songer qu’à sa conservation, & l’assura qu’il pouvoit partir avec un entier repos d’esprit. Ainsi il s’en alla dans une si forte envie de revenir bientôt, qu’il hasardoit ses troupes en toutes rencontres; & son bonheur faisoit non-seulement que sa témérité lui réussissoit toujours, mais encore qu’il avançoit fort ses affaires. La reine accoucha avant son retour. La princesse sa sœur eut le même jour un beau garçon, elle mourut aussitôt.
L’amirale Rousse étoit fort occupée des moyens de nuire à la jeune reine. Quand elle lui vit des enfans si jolis, & qu’elle n’en avoit point, sa fureur augmenta; elle prit la résolution de parler promptement à la reine mère, car il n’y avoit pas de temps à perdre. Madame, lui dit-elle, je suis si touchée de l’honneur que votre majesté m’a fait en me donnant quelque part dans ses bonnes grâces, que je me dépouille volontiers de mes propres intérêts pour ménager les vôtres; je comprends tous les déplaisirs dont vous êtes accablée depuis les indignes mariages du roi & du prince. Voilà quatre enfans qui vont éterniser la faute qu’ils ont commise: notre pauvre mère est une pauvre villageoise qui n’avoit pas de pain quand elle s’est avisée de devenir fricasseuse; croyez-moi, madame, faisons une fricassée aussi de tous ces petits marmots, & les ôtons du monde avant qu’ils vous fassent rougir. Ah! ma chère amirale, dit la reine en l’embrassant, que je t’aime d’être si équitable, & de partager, comme tu fais, mes justes déplaisirs! j’avois déjà résolu d’exécuter ce que tu me proposes, il n’y a que la manière qui m’embarrasse. Que cela ne vous fasse point de peine, reprit la Rousse, ma doguine vient de faire deux chiens & une chienne; ils ont chacun une étoile sur le front, avec une marque autour du cou, qui fait une espèce de chaîne. Il faut faire accroire à la reine qu’elle est accouchée de toutes ces petites bêtes, & prendre les deux fils, la fille & le fils de la princesse, que l’on fera mourir.
Ton dessein me plaît infiniment, s’écria-t-elle, j’ai déjà donné des ordres là-dessus à Feintise, sa dame d’honneur, de sorte qu’il faut avoir les petits chiens. Les voilà, dit l’amirale, je les ai apportés. Aussitôt elle ouvrit une grande bourse qu’elle avoit toujours à son côté, elle en tira trois doguines bêtes, que la reine & elle emmaillottèrent comme les enfans de la reine auroient dû être, & tous ornés de dentelles & de langes brochés d’or. Elles les arrangèrent dans une corbeille couverte, puis cette méchante reine, suivie de la rousse, se rendit auprès de la reine. Je viens vous remercier, lui dit-elle, des beaux héritiers que vous donnez à mon fils, voilà des têtes bien faites pour porter une couronne. Je ne m’étonne pas si vous promettiez à votre mari deux fils & une fille avec des étoiles sur le front, de longs cheveux, & des chaînes d’or au cou. Tenez, nourrissez-les, car il n’y a point de femme qui veuille donner à téter à des chiens.
La pauvre reine, qui étoit accablée du mal qu’elle avoit souffert, pensa mourir de douleur quand elle apperçut ces trois chiennes de bêtes, & qu’elle vit cette espèce de doguinerie qui faisoit sur son lit un bruit désespéré: elle se mit à pleurer amèrement, puis joignant ses mains: hélas! madame, dit-elle, n’ajoutez point des reproches à mon affliction, elle ne peut assurément être plus grande. Si les dieux avoient permis ma mort avant que j’eusse reçu l’affront de me voir mère de ces petits monstres, je me serois estimée trop heureuse: hélas! que ferai-je? Le roi va me haïr autant qu’il m’a aimée. Les soupirs & les sanglots étouffèrent sa voix, elle n’eut plus de force pour parler; & la reine-mère, continuant à lui dire des injures, eut le plaisir de passer ainsi trois heures au chevet de son lit.
Elle s’en alla ensuite; & sa sœur, qui feignoit de partager ses déplaisirs, lui dit qu’elle n’étoit pas la première à qui semblable malheur étoit arrivé; qu’on voyoit bien que c’étoit là un tour de cette vieille fée qui leur avoit promis tant de merveilles; mais que comme il seroit peut-être dangereux pour elle de voir le roi, elle lui conseilloit de s’en aller chez leur pauvre mère avec ses trois enfans de chien. La reine ne lui répondit que par ses larmes. Il falloit avoir le cœur bien dur, pour n’être pas touché de l’état où elles la réduisoient! elle donna à téter à ces vilains chiens, croyant en être la mère.
La reine commanda à Feintise de prendre les enfans de la reine avec le fils de la princesse, de les étrangler & de les enterrer si bien, qu’on n’en sût jamais rien. Comme elle étoit sur le point d’exécuter cet ordre, & qu’elle tenoit déjà le cordeau fatal, elle jeta les yeux sur eux, & les trouva si merveilleusement beaux, & vit qu’ils marquoient tant de choses extraordinaires par les étoiles qui brilloient à leur front, qu’elle n’osa porter ses criminelles mains sur un sang si auguste.
Elle fit amener une chaloupe au bord de la mer, elle y mit les quatre enfans dans un même berceau & quelques chaînes de pierreries, afin que si la fortune les conduisoit entre les mains d’une personne assez charitable pour les vouloir nourrir, elle en trouvât aussitôt sa récompense.
La chaloupe poussée par un grand vent s’éloigna si vîte du rivage, que Feintise la perdit de vue; mais en même temps les vagues s’enflèrent, & le soleil se cacha, les nues se fondirent en eau, mille éclats de tonnerre faisoient retentir tous les environs. Elle ne douta point que la petite barque ne fût submergée; & elle ressentit de la joie de ce que ces pauvres innocens étoient péris, car elle auroit toujours appréhendé quelqu’événement extraordinaire en leur faveur.
Le roi, sans cesse occupé de sa chère épouse & de l’état où il l’avoit laissée, ayant une trève pour peu de temps, revint en poste: il arriva douze heures après qu’elle fut accouchée. Quand la reine-mère le sut, elle alla au-devant de lui avec un air composé de douleur; elle le tint long-temps serré entre ses bras, lui mouillant le visage de larmes; il sembloit que sa douleur l’empêchoit de parler. Le roi, tout tremblant, n’osoit demander ce qui étoit arrivé, car il ne doutoit pas que ce ne fussent de fort grands malheurs. Enfin elle fit un effort pour lui raconter que sa femme étoit accouchée de trois chiens: aussitôt Feintise les présenta, & l’amirale toute en pleurs se jetant aux pieds du roi, le supplia de ne point faire mourir la reine, & de se contenter de la renvoyer chez sa mère, qu’elle y étoit déjà résolue, & qu’elle recevroit ce traitement comme une grande grâce.
Le roi étoit si éperdu, qu’il pouvoit à peine respirer: il regardoit les doguins, & remarquoit avec surprise cette étoile qu’ils avoient au milieu du front, & la couleur différente qui faisoit le tour de leur cou. Il se laissa tomber sur un fauteuil, roulant dans son esprit mille pensées, & ne pouvant prendre une résolution fixe; mais la reine mère le pressa si fort, qu’il prononça l’exil de l’innocente reine. Aussitôt on la mit dans une litière avec ses trois chiens; & sans avoir aucuns égards pour elle, on la conduisit chez sa mère, où elle arriva presque morte.
Les dieux avoient regardé d’un œil de pitié la barque où les trois princes étoient avec la princesse. La fée qui les protégeoit fit tomber, au lieu de pluie, du lait dans leurs petites bouches; ils ne souffrirent point de cet orage épouvantable qui s’étoit élevé si promptement. Enfin ils voguèrent sept jours & sept nuits; ils étoient en pleine mer aussi tranquilles que sur un canal, lorsqu’ils furent rencontrés par un vaisseau corsaire. Le capitaine ayant été frappé, quoique d’assez loin, du brillant éclat des étoiles qu’ils avoient sur le front, aborda la chaloupe, persuadé qu’elle étoit pleine de pierreries. Il y en trouva en effet; & ce qui le toucha davantage, ce fut la beauté des quatre merveilleux enfans. Le désir de les conserver l’engagea à retourner chez lui pour les donner à sa femme qui n’en avoit point, & qui en souhaitoit depuis long-temps.
Elle s’inquiéta fort de le voir revenir si promptement, car il alloit faire un voyage de long cours; mais elle fut transportée de joie quand il remit entre ses mains un trésor si considérable; ils admirèrent ensemble la merveille des étoiles, la chaîne d’or qui ne pouvoit s’ôter de leur cou, & leurs longs cheveux. Ce fut bien autre chose lorsque cette femme les peigna, car il en tomboit à tous momens des perles, des rubis, des diamans, des émeraudes de différentes grandeur & toutes parfaites: elle en parla à son mari, qui ne s’en étonna pas moins qu’elle.
Je suis bien las, lui dit-il, du métier de corsaire; si les cheveux de ces petits enfans continuent à nous donner des trésors, je ne veux plus courir les mers, & mon bien sera aussi considérable que celui de nos plus grands capitaines. La femme du corsaire, qui se nommoit Corsine, fut ravie de la résolution de son mari, elle en aima davantage ces quatre enfans; elle nomma la princesse, Belle-Etoile; son frère aîné, Petit-Soleil, le second, Heureux, & le fils aîné de la princesse, Chéri. Il étoit si fort au-dessus des deux autres pour sa beauté, qu’encore qu’il n’eût ni étoile, ni chaîne, Corsine l’aimoit plus que les autres.
Comme elle ne pouvoit les élever sans le secours de quelque nourrice, elle pria son mari, qui aimoit beaucoup la chasse, de lui attraper des faons tout petits; il en trouva le moyen, car la forêt où ils demeuroient étoit fort spacieuse. Corsine les ayant, elle les exposa du côté du vent; les biches, qui les sentirent, accoururent pour leur donner à tetter. Corsine les cacha, & mit à la place les enfans, qui s’accommodèrent à merveille du lait de biche. Tous les jours deux fois elles venoient quatre de compagnie jusques chez Corsine, chercher les princes & la princesse, qu’elles prenoient pour les faons.
C’est ainsi que se passa la tendre jeunesse des princes: le Corsaire & sa femme les aimoient si passionnément, qu’ils leur donnoient tous leurs soins. Cet homme avoit été bien élevé: c’étoit moins par inclination que par bizarrerie de la fortune, qu’il étoit devenu Corsaire. Il avoit épousé Corsine chez une princesse où son esprit s’étoit heureusement cultivé; elle savoit vivre, & quoiqu’elle se trouvât dans une espèce de désert, où ils ne subsistoient que des larcins qu’il faisoit dans ses courses, elle n’avoit point encore oublié l’usage du monde; ils avoient la dernière joie de n’être plus en obligation de s’exposer à tous les périls attachés au métier de corsaire, ils devenoient assez riches sans cela. De trois en trois jours, il tomboit, comme je l’ai déjà dit, des cheveux de la princesse & de ses frères, des pierreries considérables, que Corsine alloit vendre à la ville la plus proche, & elle en rapportoit mille gentillesses pour ses quatre marmots.
Quand ils furent sortis de la première enfance, le Corsaire s’appliqua sérieusement à cultiver le beau naturel dont le ciel les avoit doués; & comme il ne doutoit point qu’il n’y eût de grands mystères cachés dans leur naissance & dans la rencontre qu’il en avoit faite, il voulut reconnoître par leur éducation ce présent des dieux; de sorte qu’après avoir rendu sa maison plus logeable, il attira chez lui des personnes de mérite, qui leur apprirent diverses sciences avec une facilité qui surprenoit tous ces grands maîtres.
Le Corsaire & sa femme n’avoient jamais dit l’aventure des quatre enfans. Ils passoient pour être les leurs, quoiqu’ils marquassent, par toutes leurs actions, qu’ils sortoient d’un sang plus illustre. Ils étoient très-unis entr’eux; il s’y trouvoit du naturel & de la politesse, mais le prince Chéri avoit pour la princesse Belle-Etoile des sentimens plus empressés & plus vifs que les deux autres; dès qu’elle souhaitoit quelque chose, il tentoit jusqu’à l’impossible pour la satisfaire; il ne la quittoit presque jamais; lorsqu’elle alloit à la chasse, il l’accompagnoit; quand elle n’y alloit point, il trouvoit toujours des excuses pour se défendre de sortir. Petit-Soleil & Heureux qui étoient ses frères, lui parloient avec moins de tendresse & de respect. Elle remarqua cette différence, elle en tint compte à Chéri, & elle l’aima plus que les autres.
A mesure qu’ils avançoient en âge, leur mutuelle tendresse augmentoit; ils n’en eurent d’abord que du plaisir. Mon tendre frère, lui disoit Belle-Etoile, si mes désirs suffisoient pour vous rendre heureux, vous seriez un des plus grands rois de la terre. Hélas! ma sœur, répliquoit-il, ne m’enviez pas le bonheur que je goûte auprès de vous; je préférerois de passer une heure où vous êtes, à toute l’élévation que vous me souhaitez. Quand elle disoit la même chose à ses frères, ils répondoient naturellement qu’ils en seroient ravis; & pour les éprouver davantage, elle ajoutoit: oui, je voudrois que vous remplissiez le premier trône du monde, dussé-je ne vous voir jamais. Ils disoient aussitôt: Vous avez raison, ma sœur, l’un vaudroit bien mieux que l’autre. Vous consentiriez donc, répliquoit-elle, à ne me plus voir? Sans doute, disoient-ils, il nous suffiroit d’apprendre quelquefois de vos nouvelles.
Lorsqu’elle se trouvoit seule, elle examinoit ces différentes manières d’aimer, & elle sentoit son cœur disposé tout comme les leurs: car encore que Petit-Soleil & Heureux lui fussent chers, elle ne souhaitoit point de rester avec eux toute sa vie; & à l’égard de Chéri, elle fondoit en larmes quand elle pensoit que leur père l’enverroit peut-être écumer les mers, ou qu’il le mèneroit à l’armée. C’est ainsi que l’amour, masqué du nom specieux d’un excellent naturel s’établissoit dans ces jeunes cœurs. Mais à quatorze ans Belle-Etoile commença de se reprocher l’injustice qu’elle croyoit faire à ses frères, de ne les pas aimer également. Elle s’imagina que les soins & les caresses de Chéri en étoient la cause. Elle lui défendit de chercher davantage les moyens de se faire aimer. Vous ne les avez que trop trouvés, lui disoit-elle agréablement, & vous êtes parvenu à me faire mettre une grande différence entre vous & eux. Quelle joie ne ressentoit-il pas lorsqu’elle lui parloit ainsi! bien loin de diminuer son empressement, elle l’augmentoit: il lui faisoit chaque jour une galanterie nouvelle.
Ils ignoroient encore jusqu’où alloit leur tendresse, & ils n’en connoissoient point l’espèce, lorsqu’un jour on apporta à Belle-Etoile plusieurs livres nouveaux: elle prit le premier qui tomba sous sa main; c’étoit l’histoire de deux jeunes amans, dont la passion avoit commencé se croyant frère & sœur, ensuite ils avoient été reconnus par leurs proches, & après des peines infinies ils s’étoient épousés. Comme Chéri lisoit parfaitement bien, qu’il entendoit tout finement, & qu’il se faisoit entendre de même, elle le pria de lire auprès d’elle pendant qu’elle achèveroit un ouvrage de lassis qu’elle avoit envie de finir.
Il lut cette aventure, & ce ne fut pas sans une grande inquiétude qu’il y vit une peinture naïve de tous ses sentimens. Belle-Etoile n’étoit pas moins surprise; il sembloit que l’auteur avoit lu tout ce qui se passoit dans son ame. Plus Chéri lisoit, plus il étoit touché: plus la princesse l’écoutoit, plus elle étoit attendrie; quelque effort qu’elle pût faire, ses yeux se remplirent de larmes, & son visage en étoit couvert. Chéri se faisoit de son côté une violence inutile; il pâlissoit, il changeoit de couleur & de ton de voix: ils souffroient l’un & l’autre tout ce que l’on peut souffrir. Ah, ma sœur, s’écria-t-il en la regardant tristement, & laissant tomber son livre! ah, ma sœur, qu’Hippolyte fut heureux de n’être pas le frère de Julie! Nous n’aurons pas une semblable satisfaction, répondit-elle: hélas, nous est-elle moins due! En achevant ces mots, elle connut qu’elle en avoit trop dit, elle demeura interdite; & si quelque chose put consoler le prince, ce fut l’état où il la vit. Depuis ce moment ils tombèrent l’un & l’autre dans une profonde tristesse, sans s’expliquer davantage: ils pénétroient une partie de ce qui se passoit dans leurs ames; ils s’étudièrent pour cacher à tout le monde un secret qu’ils auroient voulu ignorer eux-mêmes, & duquel ils ne s’entretenoient point. Cependant il est si naturel de se flatter, que la princesse ne laissoit pas de compter pour beaucoup que Chéri seul n’eût point d’étoile ni de chaîne au cou; car pour les longs cheveux & le don de répandre des pierreries quand on les peignoit, il l’avoit comme ses cousins.
Les trois princes étant allés un jour à la chasse, Belle-Etoile s’enferma dans un petit cabinet, qu’elle aimoit parce qu’il étoit sombre, & qu’elle y rêvoit avec plus de liberté qu’ailleurs: elle ne faisoit aucun bruit. Ce cabinet n’étoit séparé de la chambre de Corsine que par une cloison, & cette femme la croyoit à la promenade: elle l’entendit qui disoit au corsaire, voilà Belle-Etoile en âge d’être mariée: si nous savions qui elle est, nous tâcherions de l’établir d’une manière convenable à son rang; ou si nous pouvions croire que ceux qui passent pour ses frères ne le sont pas, nous lui en donnerions un, car que peut-elle jamais trouver d’aussi parfait qu’eux?
Lorsque je les rencontrai, dit le Corsaire, Je ne vis rien qui pût m’instruire de leur naissance; les pierreries qui étoient attachées sur leur berceau, faisoient connoître que ces enfans appartenoient à des personnes riches: ce qu’il y auroit de singulier, c’est qu’ils fussent tous jumeaux; car ils paroissoient de même âge, & il n’est pas ordinaire qu’on en ait quatre. Je soupçonne aussi, dit Corsine, que Chéri n’est pas leur frère, il n’a ni étoile ni chaîne au cou: il est vrai, répliqua son mari; mais les diamans tombent de ses cheveux comme de ceux des autres, & après toutes les richesses que nous avons amassées par le moyen de ces chers enfans, il ne me reste plus rien à souhaiter que de découvrir leur origine. Il faut laisser agir les dieux, dit Corsine, ils nous les ont donnés, & sans doute quand il en sera temps ils développeront ce qui nous est caché.
Belle-Etoile écoutoit attentivement cette conversation. L’on ne peut exprimer la joie qu’elle eut de pouvoir espérer qu’elle sortoit d’un sang illustre; car encore qu’elle n’eût jamais manqué de respect pour ceux dont elle croyoit tenir le jour, elle n’avoit pas laissé de ressentir de la peine d’être fille d’un Corsaire. Mais ce qui flattoit davantage son imagination, c’étoit de penser que Chéri n’étoit peut-être point son frère: elle brûloit d’impatience de l’entretenir, & de leur dire à tous une aventure si extraordinaire.
Elle monta sur un cheval isabelle, dont les crins noirs étoient rattachés avec des boucles de diamans, car elle n’avoit qu’à se peigner une seule fois pour en garnir tout un équipage de chasse: sa housse de velours vert étoit chamarrée de diamans & brodée de rubis: elle monta promptement à cheval, & fut dans la forêt chercher ses frères. Le bruit des cors & des chiens lui fit assez entendre où ils étoient: elle les joignit au bout d’un moment. A sa vue, Chéri se détacha & vint au-devant d’elle plus vîte que les autres. Quelle agréable surprise, lui cria-t-il, Belle-Etoile! vous venez enfin à la chasse, vous que l’on ne peut distraire pour un moment des plaisirs que vous donnent la musique & les sciences que vous apprenez?
J’ai tant de choses à vous dire, répliqua-t-elle, que voulant être en particulier, je suis venue vous chercher. Hélas! ma sœur, dit-il en soupirant, que me voulez-vous aujourd’hui? Il semble qu’il y a long-temps que vous ne me voulez plus rien. Elle rougit, puis baissant les yeux, elle demeura sur son cheval, triste & rêveuse, sans lui répondre. Enfin ses deux frères arrivèrent: elle se réveilla à leur vue comme d’un profond sommeil, & sauta à terre marchant la première: ils la suivirent tous; & quand elle fut au milieu d’une petite pelouse ombragée d’arbres, mettons-nous ici, leur dit-elle, & apprenez ce que je viens d’entendre.
Elle leur raconta exactement la conversation du Corsaire avec sa femme, & comme quoi ils n’étoient point leurs enfans. Il ne se peut rien ajouter à la surprise des trois princes: ils agitèrent entr’eux ce qu’ils devoient faire. L’un vouloit partir sans rien dire; l’autre ne vouloit point partir du tout, & l’autre vouloit partir & le dire. Le premier soutenoit que c’étoit le moyen le plus sûr, parce que le gain qu’ils faisoient en les peignant les obligeroit de les retenir; l’autre répondoit qu’il auroit été bon de les quitter si l’on avoit su un lieu fixe où aller, & de quelle condition l’on étoit, mais que le titre d’errans dans le monde n’étoit pas agréable: le dernier ajoutoit qu’il y auroit de l’ingratitude de les abandonner sans leur agrément; qu’il y auroit de la stupidité de vouloir rester davantage avec eux au milieu d’une forêt, où ils ne pourroient apprendre qui ils étoient, & que le meilleur parti c’étoit de leur parler, & de les faire consentir à leur éloignement. Ils goûtèrent tous cet avis. Aussitôt ils montèrent à cheval pour venir trouver le Corsaire & Corsine.
Le cœur de Chéri étoit flatté par tout ce que l’espérance peut offrir de plus agréable pour consoler un amant affligé: son amour lui faisoit deviner une partie des choses futures: il ne se croyoit plus le frère de Belle-Etoile: sa passion contrainte prenant un peu l’essor, lui permettoit mille tendres idées qui le charmoient. Ils joignirent le Corsaire & Corsine avec un visage mêlé de joie & d’inquiétude. Nous ne venons pas, dit Petit-Soleil (car il portoit la parole) pour vous dénier l’amitié, la reconnoissance & le respect que nous vous devons; bien que nous soyons informés de la manière que vous nous trouvâtes sur la mer, & que vous n’êtes ni notre père ni notre mère, la pitié avec laquelle vous nous avez sauvés, la noble éducation que vous nous avez donnée, tant de soins & de bontés que vous avez eus pour nous, sont des engagemens si indispensables, que rien au monde ne peut nous affranchir de votre dépendance. Nous venons donc vous renouveller nos sincères remerciemens; vous supplier de nous raconter un événement si rare, & de nous conseiller, afin que nous conduisant par vos sages avis, nous n’ayons rien à nous reprocher.
Le Corsaire & Corsine furent bien surpris qu’une chose qu’ils avoient cachée avec tant de soin, eût été découverte. On vous a trop bien informés, dirent-ils, & nous ne pouvons vous céler que vous n’êtes point en effet nos enfans, & que la fortune seule vous a fait tomber entre nos mains. Nous n’avons aucune lumière sur votre naissance; mais les pierreries qui étoient dans votre berceau peuvent marquer que vos parens sont ou grands seigneurs ou fort riches: au reste, que pouvons-nous vous conseiller? si vous consultez l’amitié que nous avons pour vous, sans doute vous resterez avec nous, & vous consolerez notre vieillesse par votre aimable compagnie; si le château que nous avons bâti en ces lieux ne vous plaît pas, ou que le séjour de cette solitude vous chagrine, nous irons où vous voudrez, pourvu que ce ne soit point à la cour; une longue expérience nous en a dégoûtés, & vous en dégoûteroit peut-être, si vous étiez informés des agitations continuelles, des feintes, de l’envie, des inégalités, des véritables maux & des faux biens que l’on y trouve: nous vous en dirions davantage, mais vous croiriez que nos conseils sont intéressés; ils le sont aussi, mes enfans: nous désirons de vous arrêter dans cette paisible retraite, quoique vous soyez maîtres de la quitter quand vous le voudrez: ne laissez pourtant pas de considérer que vous êtes au port, & que vous allez sur une mer orageuse; que les peines y surpassent presque toujours les plaisirs; que le cours de la vie est limité; qu’on la quitte souvent au milieu de sa carrière; que les grandeurs du monde sont de faux brillans dont on se laisse éblouir par une fatalité étrange, & que le plus solide de tous les biens, c’est de savoir se borner, jouir de sa tranquillité, & se rendre sage.
Le Corsaire n’auroit pas fini sitôt ses remontrances, s’il n’eut été interrompu par le prince Heureux. Mon cher père, lui dit-il, nous avons trop d’envie de découvrir quelque chose de notre naissance, pour nous ensevelir au fond d’un désert: la morale que vous établissez est excellente, & je voudrois que nous fussions capables de la suivre, mais je ne sais quelle fatalité nous appelle ailleurs; permettez que nous remplissions le cours de notre destinée, nous reviendrons vous revoir & vous rendre compte de toutes nos aventures. A ces mots le Corsaire & sa femme se prirent à pleurer. Les princes s’attendrirent fort, particulièrement Belle-Etoile, qui avoit un naturel admirable, & qui n’auroit jamais pensé à quitter le désert, si elle avoit été sûre que Chéri fût toujours resté avec elle.
Cette résolution étant prise, ils ne songèrent plus qu’à faire leur équipage pour s’embarquer; car ayant été trouvés sur la mer, ils avoient quelque espérance qu’ils y recevroient des lumières de ce qu’ils vouloient savoir. Ils firent entrer dans leur petit vaisseau un cheval pour chacun d’eux; & après s’être peignés jusqu’à s’en écorcher pour laisser plus de pierreries à Corsine, ils la prièrent de leur donner en échange les chaînes de diamans qui étoient dans leur berceau. Elle alla les querir dans son cabinet, où elle les avoit soigneusement gardées, & elle les attacha toutes sur l’habit de Belle-Etoile qu’elle embrassoit sans cesse, lui mouillant le visage de ses larmes.
Jamais séparation n’a été si triste: le Corsaire & sa femme en pensèrent mourir: leur douleur ne provenoit point d’une source intéressée; car ils avoient amassé tant de trésors, qu’ils n’en souhaitoient plus. Petit-Soleil, Heureux, Chéri & Belle-Etoile montèrent dans le vaisseau. Le Corsaire l’avoit fait faire très-bon & très-magnifique: le mât étoit d’ébène & de cèdre; les cordages de soie verte mêlée d’or; les voiles de drap d’or & vert, & les peintures excellentes. Quand il commença à voguer, Cléopâtre avec son Antoine, & même toute la chiourme de Vénus, auroit baissé le pavillon devant lui. La princesse étoit assise sous un riche pavillon, vers la poupe, ses deux frères & son cousin se tenoient près d’elle, plus brillans que les astres, & leurs étoiles jetoient de longs rayons de lumière qui éblouissoient. Ils résolurent d’aller au même endroit où le Corsaire les avoit trouvés, & en effet ils s’y rendirent. Ils se préparèrent à faire là un grand sacrifice aux dieux & aux fées, pour obtenir leur protection, & qu’ils fussent conduits dans le lieu de leur naissance. On prit une tourterelle pour l’immoler: la princesse pitoyable la trouva si belle, qu’elle lui sauva la vie; & pour la garantir de pareil accident, elle la laissa aller. Pars, lui dit-elle, petit oiseau de Vénus; & si j’ai quelque jour besoin de toi, n’oublies pas le bien que je te fais.
La tourterelle s’envola: le sacrifice étant fini, ils commencèrent un concert si charmant, qu’il sembloit que toute la nature gardoit un profond silence pour les écouter: les flots de la mer ne s’élevoient point: le vent ne souffloit pas: Zéphyre seul agitoit les cheveux de la princesse, & mettoit son voile un peu en désordre. Dans le moment il sortit de l’eau une Syrène qui chantoit si bien, que la princesse & ses frères l’admirèrent. Après avoir dit quelques airs, elle se tourna vers eux, & leur cria: Cessez de vous inquiéter; laissez aller votre vaisseau; descendez où il s’arrêtera, & que tous ceux qui s’aiment continuent de s’aimer.
Belle-Etoile & Chéri ressentirent une joie extraordinaire de ce que la Syrène venoit de dire. Ils ne doutèrent point que ce ne fût pour eux; & se faisant un signe d’intelligence, leurs cœurs se parlèrent sans que Petit-Soleil & Heureux s’en apperçussent. Le navire voguoit au gré des vents & de l’onde; leur navigation n’eut rien d’extraordinaire; le temps étoit toujours beau, & la mer toujours calme. Ils ne laissèrent pas de rester trois mois entiers dans leur voyage, pendant lesquels l’amoureux prince Chéri s’entretenoit souvent avec la princesse. Que j’ai de flatteuses espérances, lui dit-il un jour, charmante Etoile! je ne suis point votre frère; ce cœur qui reconnoît votre pouvoir, & qui n’en reconnoîtra jamais d’autre, n’est pas né pour les crimes: c’en seroit un de vous aimer comme je fais, si vous étiez ma sœur; mais la charitable Syrène qui nous est venue conseiller, m’a confirmé ce que j’avois là-dessus dans l’esprit. Ah! mon frère, répliqua-t-elle, ne vous fiez point trop à une chose qui est encore si obscure que nous ne pouvons la pénétrer! quelle seroit notre destinée, si nous irritions les dieux par des sentimens qui pourroient leur déplaire? la Syrène s’est si peu expliquée, qu’il faut avoir bien envie de deviner pour nous appliquer ce qu’elle a dit. Vous vous en défendez, cruelle, dit le prince affligé, bien moins par le respect que vous avez pour les dieux, que par aversion pour moi. Belle-Etoile ne lui répliqua rien; & levant les yeux au ciel, elle poussa un profond soupir, qu’il ne put s’empêcher d’expliquer en sa faveur.
Ils étoient dans la saison où les jours sont longs & brûlans: vers le soir la princesse & ses frères montèrent sur le tillac pour voir coucher le soleil dans le sein de l’onde; elle s’assit, les princes se placèrent auprès d’elle; ils prirent des instrumens & commencèrent leur agréable concert. Cependant le vaisseau poussé par un vent frais sembloit voguer plus légèrement, & se hâtoit de doubler un petit promontoire qui cachoit une partie de la plus belle ville du monde; mais tout d’un coup elle se découvrit, son aspect étonna notre aimable jeunesse: tous les palais en étoient de marbre, les couvertures dorées, & le reste des maisons de porcelaines fort fines; plusieurs arbres toujours verts mêloient l’émail de leurs feuilles aux diverses couleurs du marbre, de l’or & des porcelaines; de sorte qu’ils souhaitoient que leur vaisseau entrât dans le port; mais ils doutoient d’y pouvoir trouver place, tant il y en avoit d’autres dont les mâts sembloient composer une forêt flottante.
Leurs desirs furent accomplis, ils abordèrent, & le rivage en un moment se trouva couvert du peuple, qui avoit apperçu la magnificence du navire: celui que les Argonautes avoient construit pour la conquête de la toison ne brilloit pas tant; les étoiles & la beauté des merveilleux enfans ravissoient ceux qui les voyoient; l’on courut dire au roi cette nouvelle: comme il ne pouvoit la croire, & que la grande terrasse du palais donnoit jusqu’au bord de la mer, il s’y rendit promptement; il vit que les princes Petit-Soleil & Chéri, tenant la princesse entre leurs bras, la portèrent à terre, qu’ensuite l’on fit sortir leurs chevaux, dont les riches harnois répondoient bien à tout le reste. Petit Soleil en montoit un plus noir que du geai; celui d’Heureux étoit gris; Chéri avoit le sien blanc comme neige, & la princesse son isabelle. Le roi les admiroit tous quatre sur leurs chevaux qui marchoient si fièrement, qu’ils écartoient tous ceux qui vouloient s’approcher.
Les princes ayant entendu que l’on disoit voilà le roi, levèrent les yeux, & l’ayant vu d’un air plein de majesté, aussitôt ils lui firent une profonde révérence, & passèrent doucement, tenant les yeux attachés sur lui. De son côté, il les regardoit, & n’étoit pas moins charmé de l’incomparable beauté de la princesse, que de la bonne mine des jeunes princes. Il commanda à son écuyer de leur aller offrir sa protection, & toutes les choses dont ils pourroient avoir besoin dans un pays où ils étoient apparemment étrangers. Ils reçurent l’honneur que le roi leur faisoit avec beaucoup de respect & de reconnoissance, & lui dirent qu’ils n’avoient besoin que d’une maison où ils pussent être en particulier; qu’ils seroient bien-aises qu’elle fût à une ou deux lieues de la ville, parce qu’ils aimoient fort la promenade. Sur-le-champ le premier écuyer leur en fit donner une des plus magnifiques, où ils logèrent commodément avec tout leur train.
Le roi avoit l’esprit si rempli des quatre enfans qu’il venoit de voir, que sur-le-champ il alla dans la chambre de la reine sa mère lui dire la merveille des étoiles qui brilloient sur leurs fronts, & tout ce qu’il avoit admiré en eux. Elle en fut toute interdite; elle lui demanda sans aucune affectation quel âge ils pouvoient avoir; il répondit quinze ou seize ans: elle ne témoigna point son inquiétude, mais elle craignoit terriblement que Feintise ne l’eût trahie. Cependant le roi se promenoit à grands pas, & disoit: qu’un père est heureux d’avoir des fils si parfaits & une fille si belle! Pour moi, infortuné souverain, je suis père de trois chiens; voilà d’illustres successeurs, & ma couronne est bien affermie!
La reine mère écoutoit ces paroles avec une inquiétude mortelle. Les étoiles brillantes, & l’âge à-peu-près de ces étrangers, avoient tant de rapport à celui des princes & de leur sœur, qu’elle eut de grands soupçons d’avoir été trompée par Feintise, & qu’au lieu de tuer les enfans du roi, elle ne les eût sauvés. Comme elle se possédoit beaucoup, elle ne témoigna rien de ce qui se passoit dans son ame; elle ne voulut pas même envoyer ce jour-là s’informer de bien des choses qu’elle avoit envie de savoir; mais le lendemain elle commanda à son secrétaire d’y aller, & que sous prétexte de donner des ordres dans la maison pour leur commodité, il examinât tout, & s’ils avoient des étoiles sur le front.
Le secrétaire partit assez matin; il arriva comme la princesse se mettoit à sa toilette: en ce temps là l’on n’achetoit point son teint chez les marchands; qui étoit blanche restoit blanche, qui étoit noire ne devenoit point blanche; de sorte qu’il la vit décoîffée. On la peignoit; ses cheveux blonds, plus fins que des filets d’or, descendoient par boucles jusqu’à terre; il y avoit plusieurs corbeilles autour d’elle, afin que les pierreries qui tomboient de ses cheveux ne fussent pas perdues; son étoile sur le front jettoit des feux qu’on avoit peine à soutenir; & la chaîne d’or de son cou n’étoit pas moins extraordinaire que les précieux diamans qui rouloient du haut de sa tête. Le secrétaire avoit bien de la peine à croire ce qu’il voyoit; mais la princesse ayant choisi la plus grosse perle, elle le pria de la garder pour se souvenir d’elle; c’est la même que les rois d’Espagne estiment tant sous le nom de Peregrina, qui veut dire Pelerine, parce qu’elle vient d’une voyageuse.
Le sécretaire confus d’une si grande libéralité, prit congé d’elle, & salua les trois princes, avec lesquels il demeura long-temps pour être informé d’une partie de ce qu’il désiroit savoir. Il retourna en rendre compte à la reine mère, qui se confirma dans les soupçons qu’elle avoit déjà. Il lui dit que Chéri n’avoit point d’étoile, mais qu’il tomboit des pierreries de ses cheveux comme de ceux de ses frères, & qu’à son gré c’étoit le mieux fait; qu’ils venoient de fort loin; que leur père & leur mère ne leur avoient donné qu’un certain temps, afin de voir les pays étrangers. Cet article déroutoit un peu la reine, & elle se figuroit quelquefois que ce n’étoit point les enfans du roi.
Elle flottoit ainsi entre la crainte & l’espérance, quand le roi, qui aimoit fort la chasse, alla du côté de leur maison; le grand écuyer, qui l’accompagnoit, lui dit en passant que c’étoit-là qu’il avoit logé Belle-Etoile & ses frères par son ordre. La reine m’a conseillé, repartit le roi, de ne les pas voir; elle appréhende qu’ils viennent de quelque pays infecté de la peste, & qu’ils n’en apportent le mauvais air. Cette jeune étrangère, repartit le premier écuyer, est en effet très-dangereuse; mais, sire, je craindrois plus ses yeux que le mauvais air. En vérité, dit le roi, je le crois comme vous, & poussant aussitôt son cheval, il entendit des instrumens & des voix; il s’arrêta proche d’un grand sallon, dont les fenêtres étoient ouvertes; & après avoir admiré la douceur de cette symphonie, il s’avança.
Le bruit des chevaux obligea les princes à regarder; dès qu’ils virent le roi, ils le saluèrent respectueusement, & se hâtèrent de sortir, l’abordant avec un visage gai & tant de marques de soumission qu’ils embrassoient ses genoux; la princesse lui baisoit les mains comme s’ils l’eussent reconnu pour être leur père. Il les caressa fort, & sentoit son cœur si ému qu’il n’en pouvoit deviner la cause. Il leur dit qu’ils ne manquassent pas de venir au palais, qu’il vouloit les entretenir & les présenter à sa mère. Ils le remercièrent de l’honneur qu’il leur faisoit, & lui dirent qu’aussitôt que leurs habits & leurs équipages seroient achevés, ils ne manqueroient pas de lui faire leur cour.
Le roi les quitta pour achever la chasse qui étoit commencée; il leur en envoya obligeamment la moitié, & porta l’autre à la reine sa mère. Quoi! lui dit-elle, est-il possible que vous ayez fait une si petite chasse? vous tuez ordinairement trois fois plus de gibier. Il est vrai, répartit le roi, mais j’en ai régalé les beaux étrangers; je sens pour eux une inclination si parfaite, que j’en suis surpris moi-même, & si vous aviez moins peur de l’air contagieux, je les aurois déjà fait venir loger dans le palais. La reine mère se fâcha beaucoup: elle l’accusoit de manquer d’égards pour elle, & lui fit des reproches de s’exposer si légèrement.
Dès qu’il l’eut quittée, elle envoya dire à Feintise de lui venir parler; elle s’enferma avec elle dans son cabinet, & la prit d’une main par les cheveux, lui portant un poignard sur la gorge: malheureuse, dit elle, je ne sais quel reste de bonté m’empêche de te sacrifier à mon juste ressentiment: tu m’as trahie; tu n’as point tué les quatre enfans que j’avois remis entre tes mains pour en être défaite; avoue au moins ton crime, & peut-être que je te le pardonnerai. Feintise, demi-morte de peur, se jeta à ses pieds, & lui dit comme la chose s’étoit passée; qu’elle croyoit impossible que les enfans fussent encore en vie, parce qu’il s’étoit élevé une tempête si effroyable, qu’elle avoit pensé être accablée de la grêle; mais qu’enfin elle lui demandoit du temps, & qu’elle trouveroit le moyen de la défaire d’eux l’un après l’autre, sans que personne au monde pût l’en soupçonner.
La reine, qui ne vouloit que leur mort, s’appaisa un peu; elle lui dit de n’y perdre pas un moment; & en effet la vieille Feintise, qui se voyoit en grand péril, ne négligea rien de ce qui dépendoit d’elle: elle épia le temps que les trois princes étoient à la chasse, & portant sous son bras une guitare, elle alla s’asseoir vis-à-vis des fenêtres de la princesse, où elle chanta ces paroles:
La beauté peut tout surmonter,
Heureux qui sait en profiter!
La beauté s’efface,
L’âge de glace
Vient en ternir toutes les fleurs;
Qu’on a de douleurs
Quand on repasse
Les attraits que l’on a perdus!
On se désespère,
Et l’on prend pour plaire
Des soins superflus.
Jeunes cœurs, laissez-vous charmer,
Dans le bel âge l’on doit aimer.
La beauté s’efface,
L’âge de glace
Vient en ternir toutes les fleurs.
Qu’on a de douleurs
Quand on repasse
Les attraits que l’on a perdus!
On se désespère,
Et l’on prend pour plaire
Des soins superflus.
Belle-Etoile trouva ces paroles assez plaisantes; elle s’avança sur un balcon pour voir celle qui les chantoit; aussitôt qu’elle parut, Feintise, qui s’étoit habillée fort proprement, lui fit une grande révérence; la princesse la salua à son tour; & comme elle étoit gaie, elle lui demanda si les paroles qu’elle venoit d’entendre avoient été faites pour elle. Oui, charmante personne, répliqua Feintise, elles sont pour moi; mais afin qu’elles ne soient jamais pour vous, je viens vous donner un avis dont vous ne devez pas manquer de profiter. Et quel est-il, dit Belle-Etoile? Dès que vous m’aurez permis de monter dans votre chambre, ajouta-t-elle, vous le saurez. Vous y pouvez venir, répartit la princesse; aussitôt la vieille se présenta avec un certain air de cour que l’on ne perd point quand on l’a une fois.
Ma belle fille, dit Feintise, sans perdre un moment, (car elle craignoit qu’on ne vînt l’interrompre) le ciel vous a faite toute aimable; vous êtes douée d’une étoile brillante sur votre front, & l’on raconte bien d’autres merveilles de vous; mais il vous manque encore une chose qui vous est essentiellement nécessaire; si vous ne l’avez, je vous plains. Et que me manque-t-il, répliqua-t-elle? L’eau qui danse, ajouta notre maligne vieille: si j’en avois eu, vous ne verriez pas un cheveu blanc sur ma tête, pas une ride sur mon front; j’aurois les plus belles dents du monde, avec un air enfantin qui charmeroit: hélas! j’ai su ce secret trop tard, mes attraits étoient déjà effacés; profitez de mes malheurs, ma chère enfant, ce sera une consolation pour moi, car je me sens pour vous des mouvemens de tendresse extraordinaires. Mais où prendrai-je cette eau qui danse, répartit Belle-Etoile? Elle est dans la forêt lumineuse, dit Feintise: vous avez trois frères, est-ce que l’un d’eux ne vous aimera pas assez pour l’aller querir? vraiment ils ne seroient guères tendres; enfin il n’y va pas de moins que d’être belle cent ans après votre mort. Mes frères me chérissent, dit la princesse, il y en a un entr’autres qui ne me refusera rien. Certainement si cette eau fait tout ce que vous dites, je vous donnerai une récompense proportionnée à son mérite. La perfide vieille se retira en diligence, ravie d’avoir si bien réussi; elle dit à Belle-Etoile qu’elle seroit soigneuse de la venir voir.
Comme la voix du prieur s’enrouoit un peu, le baron prit le cahier, & lui dit: Je vous interromps pour lire à mon tour, car il me semble que vous n’en serez point fâché. Volontiers, répliqua-t-il, ces dames auront plus de plaisir à vous entendre que moi. C’est ce qui n’est pas encore décidé, dit la baronne, & vous quittez dans un endroit où notre curiosité prend de nouvelles forces. Vous êtes trop obligeante, madame, répondit la Dandinardière, je n’aurois jamais cru qu’un petit ouvrage qui est dans la dernière négligence, & qui manque des choses les plus nécessaires pour le faire valoir, eût été si favorablement reçu. Je vous assure, s’écria Virginie, qu’il attire toute mon attention; je veux me rendre inséparable de Belle-Etoile. Et moi du prince Chéri, ajouta Marthonide; l’incertitude de sa naissance me met dans un état si violent, que je partage toutes ses inquiétudes. Hé! point du tout, Finis coronat opus. Ho, sainte Barbe, dit la baronne toute fâchée, que dites-vous là? Je vous prie de croire que nous avons des oreilles aussi délicates que les femmes de la cour, & que de telles paroles nous conviennent mal. La Dandinardière, incertain de ce qu’il venoit de dire, car il ne le savoit presque pas lui-même, pensa que madame de Saint-Thomas l’entendoit bien mieux que lui, de sorte qu’il lui fit mille excuses de son enjouement, avouant qu’il n’avoit pas cru qu’elle entendît si bien le latin. Ho! monsieur, dit-elle, les femmes sont à présent aussi savantes que les hommes; elles étudient, & sont capables de tout: c’est trop de dommage qu’elles ne puissent être dans les charges, un parlement composé de femmes seroit la plus jolie chose du monde; & pourroit-il rien de plus agréable qu’une sentence de mort prononcée par une belle bouche bien incarnate & bien riante? Cela est vrai, dit la Dandinardière (qui vouloit effacer la mémoire de son malheureux Finis coronat opus) cela est vrai, encore un coup, je ne me soucierois pas d’être perdu, si une femme aussi aimable que madame m’avoit condamné. Vous êtes trop galant, dit-elle; mais achevons la lecture du conte, en vérité, il vaut mieux que tout ce que nous pouvons dire. Le prieur aussitôt continua.
Les princes revinrent de la chasse, l’un apporta un marcassin, l’autre un lièvre, & l’autre un cerf; tout fut mis aux pieds de leur sœur; elle regarda cet hommage avec une espèce de dédain; elle étoit occupée de l’avis de Feintise, elle en paroissoit même inquiète, & Chéri, qui n’avoit point d’autre occupation que de l’étudier, ne fut pas un quart-d’heure avec elle sans le remarquer. Qu’avez-vous, ma chère Etoile, lui dit-il, le pays où nous sommes n’est peut-être pas à votre gré? Si cela est, partons-en tout-à-l’heure; peut-être encore que notre équipage n’est pas assez grand, les meubles assez beaux, la table assez délicate: parlez, de grâce, afin que j’aie le plaisir de vous obéir le premier, & de vous faire obéir par les autres.
La confiance que vous me donnez de vous dire ce qui se passe dans mon esprit, répliqua-t-elle, m’engage à vous déclarer que je ne saurois plus vivre, si je n’ai l’eau qui danse; elle est dans la forêt lumineuse; je n’aurai avec elle rien à craindre de la fureur des ans. Ne vous chagrinez point, mon aimable Etoile, ajouta-t-il, je vais partir & je vous en apporterai, ou vous saurez par ma mort qu’il est impossible d’en avoir. Non, dit-elle, j’aimerois mieux renoncer à tous les avantages de la beauté; j’aimerois mieux être affreuse que de hasarder une vie si chère; je vous conjure de ne plus penser à l’eau qui danse, & même, si j’ai quelque pouvoir sur vous, je vous le défends.
Le prince feignit de lui obéir; mais aussitôt qu’il la vit occupée, il monta sur son cheval blanc, qui n’alloit que par bonds & par courbettes; il prit de l’argent & un riche habit; pour des diamans, il n’en avoit pas besoin, car ses cheveux lui en fournissoient assez, & trois coups de peigne en faisoient tomber quelquefois pour un million. A la vérité cela n’étoit pas toujours égal; l’on a même su que la disposition de leur esprit & celle de leur santé régloit assez l’abondance des pierreries: il ne mena personne avec lui, pour être plus en liberté, & afin que si l’aventure étoit périlleuse, il pût se hasarder sans essuyer les remontrances d’un domestique zélé & craintif.
Quand l’heure du souper fut venue, & que la princesse ne vit point paroître son frère Chéri, l’inquiétude la saisit à tel point qu’elle ne pouvoit ni boire ni manger: elle donna des ordres pour le faire chercher par-tout. Les deux princes ne sachant rien de l’eau qui danse, lui disoient qu’elle se tourmentoit trop, qu’il ne pouvoit être éloigné, qu’elle savoit qu’il s’abandonnoit volontiers à de profondes rêveries, & que sans doute il s’étoit arrêté dans la forêt. Elle prit donc un peu de tranquillité jusqu’à minuit; mais alors elle perdit toute patience, & dit en pleurant à ses frères, que c’étoit elle qui étoit cause de l’éloignement de Chéri, qu’elle lui avoit témoigné un désir extrême d’avoir l’eau qui danse de la forêt lumineuse, que sans doute il en avoit pris le chemin. A ces nouvelles ils résolurent d’envoyer après lui plusieurs personnes, & elle les chargea de lui dire qu’elle le conjuroit de revenir.
Cependant la méchante Feintise étoit fort intriguée pour savoir l’effet de son conseil, lorsqu’elle apprit que Chéri étoit déjà en campagne; elle en eut une sensible joie, ne doutant pas qu’il ne fît plus de diligence que ceux qui le suivoient, & qu’il ne lui en arrivât malheur; elle courut au palais, toute fière de cette espérance; elle rendit compte à la reine-mère de ce qui s’étoit passé. J’avoue, madame, lui dit-elle, que je ne puis douter que ce ne soient les trois princes & leur sœur; ils ont des étoiles sur le front, des chaînes d’or au cou; leurs cheveux sont d’une beauté ravissante, il en tombe à tous momens des pierreries; j’en ai vu à la princesse que j’avois mises sur son berceau, dont elle se pare, quoiqu’elles ne vaillent pas celles qui tombent de ses cheveux: de sorte qu’il ne m’est pas permis de douter de leur retour, malgré les soins que je croyois avoir pris pour l’empêcher; mais, madame, je vous en délivrerai; & comme c’est le seul moyen qui me reste de réparer ma faute, je vous supplie seulement de m’accorder du temps; voilà déjà un des princes qui est parti pour aller chercher l’eau qui danse, il périra sans doute dans cette entreprise; ainsi je leur prépare plusieurs occasions de se perdre. Nous verrons, dit la reine, si le succès répondra à votre attente, mais comptez que cela seul peut vous dérober à ma juste fureur. Feintise se retira plus allarmée que jamais, cherchant dans son esprit tout ce qui pouvoit les faire périr.
Le moyen qu’elle en avoit trouvé à l’égard du prince Chéri, étoit un des plus certains, car l’eau qui danse ne se puisoit pas aisément; elle avoit fait tant de bruit par les malheurs qui étoient arrivés à ceux qui la cherchoient, qu’il n’y avoit personne qui n’en sût le chemin. Son cheval blanc alloit d’une vîtesse surprenante; il le pressoit sans quartier, parce qu’il vouloit revenir promptement auprès de Belle-Etoile, & lui donner la satisfaction qu’elle se promettoit de son voyage. Il ne laissa pas de marcher huit nuits de suite sans se reposer ailleurs que dans le bois, sous le premier arbre, sans manger autre chose que les fruits qu’il trouvoit sur son chemin, & sans laisser à son cheval qu’à peine le temps de brouter l’herbe. Enfin au bout de ce temps-là, il se trouva dans un pays dont l’air étoit si chaud, qu’il commença de souffrir beaucoup: ce n’étoit pas que le soleil eût plus d’ardeur; il ne savoit à quoi en attribuer la cause, lorsque du haut d’une montagne il apperçut la forêt lumineuse; tous les arbres brûloient sans se consumer, & jetoient des flammes en des lieux si éloignés, que la campagne étoit aride & déserte: l’on entendoit dans cette forêt siffler les serpens & rugir les lions, ce qui étonna beaucoup le prince; car il sembloit qu’aucun animal, excepté la salamandre, ne pouvoit vivre dans cette espèce de fournaise.
Après avoir considéré une chose si épouvantable, il descendit, rêvant à ce qu’il alloit faire, & il se dit plus d’une fois qu’il étoit perdu. Comme il approchoit de ce grand feu, il mouroit de soif; il trouva une fontaine qui sortoit de la montagne, & qui tomboit dans un grand bassin de marbre; il mit pied à terre, s’en approcha, & se baissoit pour puiser de l’eau dans un petit vase d’or qu’il avoit apporté, afin d’y mettre celle que la princesse souhaitoit, quand il apperçut une tourterelle qui se noyoit dans cette fontaine; ses plumes étoient toutes mouillées; elle n’avoit plus de force, & couloit au fond du bassin. Chéri en eut pitié, il la sauva; il la pendit d’abord par les pieds; elle avoit tant bu, qu’elle en étoit enflée; ensuite il la réchauffa; il essuya ses aîles avec un mouchoir fin, il la secourut si bien, que la pauvre tourterelle se trouva au bout d’un moment plus gaie qu’elle n’avoit été triste.
Seigneur Chéri, lui dit-elle d’une voix douce & tendre, vous n’avez jamais obligé petit animal plus reconnoissant que moi; ce n’est pas d’aujourd’hui que j’ai reçu des faveurs essentielles de votre famille, je suis ravie de pouvoir vous être utile à mon tour. Ne croyez donc pas que j’ignore le sujet de votre voyage; vous l’avez entrepris un peu témérairement, car l’on ne sauroit nombrer les personnes qui sont péries ici. L’eau qui danse est la huitième merveille du monde pour les dames; elle embellit, elle rajeunit, elle enrichit; mais si je ne vous sers de guide, vous n’y pourrez arriver, car la source sort à gros bouillons du milieu de la forêt, & s’y précipite dans un gouffre: le chemin est couvert de branches d’arbres qui tombent toutes embrâsées, & je ne vois guères d’autre moyen que d’y aller par-dessous terre; reposez-vous donc ici sans inquiétude, je vais ordonner ce qu’il faut.
En même temps la tourterelle s’élève en l’air, va, vient, s’abaisse, vole & revole tant & tant, que sur la fin du jour elle dit au prince que tout étoit prêt. Il prend l’officieux oiseau, il le baise, il le caresse, le remercie, & le suit sur son beau cheval blanc. A peine eut-il fait cent pas, qu’il voit deux longues files de renards, bléreaux, taupes, escargots, fourmis, & de toutes les sortes de bêtes qui se cachent dans la terre: il y en avoit une si prodigieuse quantité, qu’il ne comprenoit point par quel pouvoir ils s’étoient ainsi rassemblés. C’est par mon ordre, lui dit la tourterelle, que vous voyez en ces lieux ce petit peuple souterrain; il vient de travailler pour votre service, & faire une extrême diligence; vous me ferez plaisir de les en remercier. Le Prince les salua, & leur dit qu’il voudroit les tenir dans un lieu moins stérile, qu’il les régaleroit avec plaisir: chaque bestiole parut contente.
Chéri étant à l’entrée de la voûte, y laissa son cheval; puis, demi-courbé, il chemina avec la bonne tourterelle, qui le conduisit très-heureusement jusqu’à la fontaine: elle faisoit un si grand bruit, qu’il en seroit devenu sourd, si elle ne lui avoit pas donné deux de ses plumes blanches, dont il se boucha les oreilles. Il fut étrangement surpris de voir que cette eau dansoit avec la même justesse que si Favier & Pecout lui avoient montré. Il est vrai que ce n’étoit que de vieilles danses, comme la Bocane, la Mariée, & la Sarabande. Plusieurs oiseaux qui voltigeoient en l’air chantoient les airs que l’eau vouloit danser. Le Prince en puisa plein son vase d’or; il en but deux traits, qui le rendirent cent fois plus beau qu’il n’étoit, & qui le rafraîchirent si bien, qu’il s’appercevoit à peine que de tous les endroits du monde le plus chaud c’est la forêt lumineuse.
Il en partit par le même chemin par lequel il étoit venu: son cheval s’étoit éloigné; mais fidelle à sa voix, dès qu’il l’appela il vint au grand galop. Le Prince se jeta légèrement dessus, tout fier d’avoir l’eau qui danse. Tendre tourterelle, dit-il à celle qu’il tenoit, j’ignore encore par quel prodige vous avez tant de pouvoir en ces lieux; les effets que j’en ai ressentis m’engagent à beaucoup de reconnoissance; & comme la liberté est le plus grand des biens, je vous rends la vôtre, pour égaler par cette faveur celles que vous m’avez faites. En achevant ces mots, il la laissa aller. Elle s’envola d’un petit air aussi farouche que si elle eût resté avec lui contre son gré. Quelle inégalité, dit-il alors! tu tiens plus de l’homme que de la tourterelle; l’un est inconstant, l’autre ne l’est point. La tourterelle lui répondit du haut des airs: eh! savez-vous qui je suis?
Chéri s’étonna que la tourterelle eût répondu ainsi à sa pensée, il jugea bien qu’elle étoit très-habile; il fut fâché de l’avoir laissée aller: elle m’auroit peut-être été utile, disoit-il, & j’aurois appris par elle bien des choses qui contribueroient au repos de ma vie. Cependant il convint avec lui-même qu’il ne faut jamais regretter un bienfait accordé; il se trouvoit son redevable, quand il pensoit aux difficultés qu’elle lui avoit applanies pour avoir l’eau qui danse. Son vase d’or étoit fermé de maniere que l’eau ne pouvoit ni se perdre, ni s’évaporer. Il pensoit agréablement au plaisir qu’auroit Belle-Etoile en la recevant, & la joie qu’il auroit de la revoir, lorsqu’il vit venir à toute bride plusieurs Cavaliers, qui ne l’eurent pas plutôt apperçu, que poussant de grands cris, ils se le montrèrent les uns aux autres. Il n’eut point de peur, son ame avoit un caractère d’intrépidité qui s’allarmoit peu des périls. Cependant il ressentit beaucoup de chagrin que quelque chose l’arrêtât; il poussa brusquement son cheval vers eux, & resta agréablement surpris, de reconnoître une partie de ses domestiques qui lui présentèrent de petits billets, ou pour mieux dire des ordres dont la princesse les avoit chargés pour lui, afin qu’il ne s’exposât point aux dangers de la forêt lumineuse: il baisa l’écriture de Belle-Etoile; il soupira plus d’une fois, & se hâtant de retourner vers elle, il la retira de la plus sensible peine que l’on puisse éprouver.
Il la trouva en arrivant assise sous quelques arbres, où elle s’abandonnoit à toute son inquiétude. Quand elle le vit à ses pieds, elle ne savoit quel accueil lui faire; elle vouloit le gronder d’être parti contre ses ordres; elle vouloit le remercier du charmant présent qu’il lui faisoit; enfin sa tendresse fut la plus forte; elle embrassa son cher frère, & les reproches qu’elle lui fit n’eurent rien de fâcheux.
La vieille Feintise, qui ne s’endormoit pas, sut par ses espions que Chéri étoit de retour plus beau qu’il n’étoit avant son départ; & que la princesse ayant mis sur son visage l’eau qui danse, étoit devenue si excessivement belle, qu’il n’y avoit pas moyen de soutenir le moindre de ses regards, sans mourir de plus d’une demi-douzaine de morts.
Feintise fut bien étonnée & bien affligée, car elle avoit fait son compte que le prince périroit dans une si grande entreprise; mais il n’étoit pas temps de se rebuter: elle chercha le moment que la princesse alloit à un petit temple de Diane, peu accompagnée; elle l’aborda, & lui dit d’un air plein d’amitié: que j’ai de joie, madame, de l’heureux effet de mes avis! Il ne faut que vous regarder pour savoir que vous avez à présent l’eau qui danse; mais si j’osois vous donner un conseil, vous songeriez à vous rendre maîtresse de la pomme qui chante. C’est toute autre chose encore, car elle embellit l’esprit à tel point, qu’il n’y a rien dont on ne soit capable: veut-on persuader quelque chose? il n’y a qu’à sentir la pomme qui chante: veut-on parler en public, faire des vers, écrire en prose, divertir, faire rire ou faire pleurer? la pomme a toutes ces vertus; & elle chante si bien & si haut, qu’on l’entend de huit lieues sans en être étourdi.
Je n’en veux point, s’écria la princesse, vous avez pensé faire périr mon frère avec votre eau qui danse, vos conseils sont trop dangereux. Quoi! Madame, répliqua Feintise, vous seriez fâchée d’être la plus savante & la plus spirituelle personne du monde? en vérité vous n’y pensez pas. Ah! qu’aurois-je fait, continua Belle-Etoile, si l’on m’avoit rapporté le corps de mon cher frère mort ou mourant? Celui-là, dit la vieille, n’ira plus, les autres sont obligés de vous servir à leur tour, & l’entreprise est moins périlleuse. N’importe, ajouta la princesse, je ne suis pas d’humeur à les exposer. En vérité, je vous plains, dit Feintise, de perdre une occasion si avantageuse, mais vous y ferez réflexion; adieu, madame. Elle se retira aussitôt, très-inquiète du succès de sa harangue, & Belle-Etoile demeura aux pieds de la statue de Diane, irrésolue sur ce qu’elle devoit faire; elle aimoit ses frères, elle s’aimoit bien aussi; elle comprenoit que rien ne pouvoit lui faire un plus sensible plaisir que d’avoir la pomme qui chante.
Elle soupira long-temps, puis elle se prit à pleurer. Petit-Soleil revenoit de la chasse, il entendit du bruit dans le temple, il y entra, & vit la princesse qui se couvroit le visage de son voile, parce qu’elle étoit honteuse d’avoir les yeux tout humides; il avoit déjà remarqué ses larmes, & s’approchant d’elle, il la conjura instamment de lui dire pourquoi elle pleuroit. Elle s’en défendit, répliquant qu’elle en avoit honte elle-même; mais plus elle lui refusoit son secret, plus il avoit envie de le savoir.
Enfin elle lui dit que la même vieille qui lui avoit conseillé d’envoyer à la conquête de l’eau qui danse, venoit de lui dire que la pomme qui chante étoit encore plus merveilleuse, parce qu’elle donnoit tant d’esprit, qu’on devenoit une espèce de prodige! qu’à la vérité elle auroit donné la moitié de sa vie pour une telle pomme, mais qu’elle craignoit qu’il n’y eût trop de danger à l’aller chercher. Vous n’aurez pas peur pour moi, je vous en assure, lui dit son frère en souriant, car je ne me trouve aucune envie de vous rendre ce bon office; hé quoi! n’avez-vous pas assez d’esprit? Venez, venez ma sœur, continua-t-il, & cessez de vous affliger.
Belle-Etoile le suivit, aussi triste de la manière dont il avoit reçu sa confidence, que de l’impossibilité qu’elle trouvoit à posséder la pomme qui chante. L’on servit le souper, ils se mirent tous quatre à table; elle ne pouvoit manger: Chéri, l’aimable Chéri, qui n’avoit d’attention que pour elle, lui servit ce qui étoit de meilleur, & la pressa d’en goûter: au premier morceau son cœur se grossit; les larmes lui vinrent aux yeux; elle sortit de table en pleurant. Belle-Etoile pleuroit! ô Dieux, quel sujet d’inquiétude pour Chéri! Il demanda donc ce qu’elle avoit: Petit-Soleil le lui dit, en raillant d’une manière assez désobligeante pour sa sœur; elle en fut si piquée, qu’elle se retira dans sa chambre, & ne voulut parler à personne de tout le soir.
Dès que Petit-Soleil & Heureux furent couchés, Chéri monta sur son excellent cheval blanc, sans dire à personne où il alloit; il laissa seulement une lettre pour Belle-Etoile, avec ordre de la lui donner à son réveil; & tant que la nuit fut longue, il marcha à l’aventure, ne sachant point où il prendroit la pomme qui chante.
Lorsque la princesse fut levée, on lui présenta la lettre du prince; il est aisé de s’imaginer tout ce qu’elle ressentit d’inquiétude & de tendresse dans une occasion comme celle-là: elle courut dans la chambre de ses frères leur en faire la lecture, ils partagèrent ses allarmes, car ils étoient fort unis; & aussitôt ils envoyèrent presque tous leurs gens après lui, pour l’obliger de revenir sans tenter cette aventure, qui sans doute devoit être terrible.
Cependant le Roi n’oublioit point les beaux enfans de la forêt, ses pas le guidoient toujours de leur côté, & quand il passoit proche de chez eux, & qu’il les voyoit, il leur faisoit des reproches de ce qu’ils ne venoient point à son palais; ils s’en étoient excusés, d’abord, sur ce qu’ils faisoient travailler à leur équipage: ils s’en excusèrent sur l’absence de leur frère, & l’assurèrent qu’à son retour ils profiteroient soigneusement de la permission qu’il leur donnoit, de lui rendre leurs très-humbles respects.
Le prince Chéri étoit trop pressé de sa passion pour manquer à faire beaucoup de diligence; il trouva à la pointe du jour un jeune homme bien fait, qui se reposant sous des arbres, lisoit dans un livre; il l’aborda d’un air civil, & lui dit: Trouvez-bon que je vous interrompe, pour vous demander si vous ne savez point en quel lieu est la pomme qui chante. Le jeune homme haussa les yeux, & souriant gracieusement, en voulez-vous faire la conquête, lui dit-il? Oui, s’il m’est possible, répartit le prince: Ah! Seigneur, ajouta l’étranger, vous n’en savez donc pas tous les périls: voilà un livre qui en parle, sa lecture effraye. N’importe, dit Chéri, le danger ne sera point capable de me rebuter, enseignez-moi seulement où je pourrai la trouver. Le livre marque, continua cet homme, qu’elle est dans un vaste désert en Libye; qu’on l’entend chanter de huit lieues, & que le dragon qui la garde a déjà dévoré cinq cent mille personnes qui ont eu la témérité d’y aller. Je serai le cinq cent mille & unième, répondit le prince en souriant à son tour; & le saluant, il prit son chemin du côté des déserts de Libye; son beau cheval qui étoit de race zéphyrienne, car Zéphire étoit son aïeul, alloit aussi vîte que le vent, de sorte qu’il fit une diligence incroyable.
Il avoit beau écouter, il n’entendoit d’aucun côté chanter la pomme; il s’affligeoit de la longueur du chemin, de l’inutilité du voyage, lorsqu’il apperçut une pauvre tourterelle qui tomboit à ses pieds; elle n’étoit pas encore morte, mais il ne s’en falloit guères. Comme il ne voyoit personne qui pût l’avoir blessée, il crut qu’elle étoit peut-être à Vénus, & que s’étant échappée de son colombier, ce petit mutin d’Amour, pour essayer ses flèches, l’avoit tirée. Il en eut pitié, il descendit de cheval; il la prit, il essuya ses plumes blanches, déjà teintes de sang vermeil; & tirant de sa poche un flacon d’or, où il portoit un baume admirable pour les blessures, il en eut à peine mis sur celle de la tourterelle malade, qu’elle ouvrit les yeux, leva la tête, déploya les aîles, s’éplucha; puis regardant le prince; bon jour, beau Chéri, lui dit-elle, vous êtes destiné à me sauver la vie, & je le suis peut-être à vous rendre de grands services.
Vous venez pour conquérir la pomme qui chante; l’entreprise est difficile & digne de vous, car elle est gardée par un dragon affreux, qui a douze pieds, trois têtes, six ailes, & tout le corps de bronze: Ah! ma chère tourterelle, lui dit le Prince, quelle joie pour moi de te revoir, & dans un temps où ton secours m’est si nécessaire! Ne me le refuse pas, ma belle petite, car je mourrois de douleur, si j’avois la honte de retourner sans la pomme qui chante; & puisque j’ai eu l’eau qui danse par ton moyen, j’espère que tu en trouveras encore quelqu’un pour me faire réussir dans mon entreprise. Vous me touchez, répartit tendrement la tourterelle, suivez-moi, je vais voler devant vous, j’espère que tout ira bien.
Le prince la laissa aller; après avoir marché tout le jour, ils arrivèrent proche d’une montagne de sable. Il faut creuser ici, lui dit la tourterelle: le prince aussitôt, sans se rebuter de rien, se mit à creuser, tantôt avec ses mains, tantôt avec son épée. Au bout de quelques heures il trouva un casque, une cuirasse, & le reste de l’armure, avec l’équipage pour son cheval, entièrement de miroirs. Armez-vous, dit la tourterelle, & ne craignez point le dragon; quand il se verra dans tous ces miroirs, il aura tant de peur, que, croyant que ce sont des monstres comme lui, il s’enfuira.
Chéri approuva beaucoup cet expédient, il s’arma des miroirs, & reprenant la tourterelle, ils allèrent ensemble toute la nuit. Au point du jour, ils entendirent une mélodie ravissante. Le prince pria la tourterelle de lui dire ce que c’étoit. Je suis persuadée, dit-elle, qu’il n’y a que la pomme qui puisse être si agréable, car elle fait seule toutes les parties de la musique, & sans toucher aucuns instrumens, il semble qu’elle en joue d’une manière ravissante. Ils s’approchoient toujours; le prince pensoit en lui-même qu’il voudroit bien que la pomme chantât quelque chose qui convînt à la situation où il étoit; en même temps il entendit ces paroles:
L’amour peut surmonter le cœur le plus rebelle:
Ne cessez point d’être amoureux,
Vous qui suivez les loix d’une beauté cruelle,
Aimez, persévérez, & vous serez heureux.
Ah! s’écria-t-il, répondant à ces vers, quelle charmante prédiction! je puis espérer d’être un jour plus content que je ne le suis; l’on vient de me l’annoncer. La tourterelle ne lui dit rien là-dessus, elle n’étoit pas née babillarde, & ne parloit que pour les choses indispensablement nécessaires. A mesure qu’il avançoit, la beauté de la musique augmentoit; & quelque empressement qu’il eût, il étoit quelquefois si ravi, qu’il s’arrêtoit sans pouvoir penser à rien qu’à écouter: mais la vue du terrible dragon, qui parut tout-d’un-coup avec ses douze pieds & plus de cent griffes, les trois têtes & son corps de bronze, le retira de cette espèce de léthargie: il avoit senti le prince de fort loin, & l’attendoit pour le dévorer comme tous les autres, dont il avoit fait des repas excellens; leurs os étoient rangés autour du pommier où étoit la belle pomme; ils s’élevoient si haut qu’on ne pouvoit la voir.
L’affreux animal s’avança en bondissant; il couvrit la terre d’une écume empoisonnée très-dangereuse; il sortoit de sa gueule infernale du feu & de petits dragonneaux, qu’il lançoit comme des dards dans les yeux & les oreilles des chevaliers errans qui vouloient emporter la pomme. Mais lorsqu’il vit son effrayante figure, multipliée cent & cent fois dans tous les miroirs du prince, ce fut lui à son tour qui eut peur; il s’arrêta, & regardant fièrement le prince chargé de dragons, il ne songea plus qu’à s’enfuir. Chéri s’appercevant de l’heureux effet de son armure, le poursuivit jusqu’à l’entrée d’une profonde caverne, où il se précipita pour l’éviter: il en ferma bien vîte l’entrée, & se dépêcha de retourner vers la pomme qui chante.
Après avoir monté par-dessus tous les os qui l’entouroient, il vit ce bel arbre avec admiration; il étoit d’ambre, les pommes de topase; & la plus excellente de toutes, qu’il cherchoit avec tant de soins & de périls, paroissoit au haut, faite d’un seul rubis, avec une couronne de diamans dessus. Le prince, transporté de joie de pouvoir donner un trésor si parfait & si rare à Belle-Etoile, se hâta de casser la branche d’ambre; & tout fier de sa bonne fortune, il monta sur son cheval blanc, mais il ne trouva plus la tourterelle; dès que ses soins lui furent inutiles, elle s’envola. Sans perdre le temps en regrets superflus, comme il craignoit que le dragon, dont il entendoit les sifflemens, ne trouvât quelque route pour venir à ces pommes, il retourna avec la sienne vers la princesse.
Elle avoit perdu l’usage de dormir depuis son absence; elle se reprochoit sans cesse son envie d’avoir plus d’esprit que les autres; elle craignoit plus la mort de Chéri que la sienne. Ah! malheureuse, s’écrioit-elle, en poussant de profonds soupirs! falloit-il que j’eusse cette vaine gloire? Ne me suffisoit-il pas de penser & de parler assez bien, pour ne faire & ne dire rien d’impertinent? Je serai bien punie de mon orgueil, si je perds ce que j’aime! hélas continua-t-elle, peut-être que les dieux, irrités des sentimens que je ne puis me défendre d’avoir pour Chéri, veulent me l’ôter par une fin tragique.
Il n’y avoit rien que son cœur affligé n’imaginât, quand, au milieu de la nuit, elle entendit une musique si merveilleuse, qu’elle ne put s’empêcher de se lever, & de se mettre à sa fenêtre pour l’écouter mieux; elle ne savoit que s’imaginer. Tantôt elle croyoit que c’étoit Apollon & les Muses, tantôt Vénus, les Grâces & les amours; la simphonie s’approchoit toujours, & Belle-Etoile écoutoit.
Enfin le prince arriva; il faisoit un grand clair de lune; il s’arrêta sous le balcon de la princesse qui s’étoit retirée, quand elle apperçut de loin un cavalier; la pomme chanta aussitôt:
Réveillez-vous, belle endormie.
La princesse, curieuse, regarda promptement qui pouvoit chanter si bien, & reconnoissant son cher frère, elle pensa se précipiter de sa fenêtre en bas pour être plutôt auprès de lui; elle parla si haut, que tout le monde s’étant éveillé, l’on vint ouvrir la porte à Chéri. Il entra avec un empressement que l’on peut assez se figurer. Il tenoit dans sa main la branche d’ambre, au bout de laquelle étoit le merveilleux fruit; & comme il l’avoit sentie souvent, son esprit étoit augmenté à tel point, que rien dans le monde ne pouvoit lui être comparable.
Belle-Etoile courut au-devant de lui avec une grande précipitation. Pensez-vous que je vous remercie, mon cher frère, lui dit-elle, en pleurant de joie? Non, il n’est point de bien que je n’achette trop cher quand vous vous exposez pour me l’acquérir; il n’est point de périls, lui dit-il, auxquels je ne veuille toujours me hasarder pour vous donner la plus petite satisfaction. Recevez, Belle-Etoile, continua-t-il, recevez ce fruit unique, personne au monde ne le mérite si bien que vous; mais, que vous donnera-t-il que vous n’ayiez déjà? Petit-Soleil & son frère vinrent interrompre cette conversation; ils eurent un sensible plaisir de revoir le prince, il leur raconta son voyage, & cette relation les mena jusqu’au jour.
La mauvaise Feintise étoit revenue dans sa petite maison, après avoir entretenu la reine-mère de ses projets, elle avoit trop d’inquiétude pour dormir tranquillement; elle entendit le doux chant de la pomme, que rien dans la nature ne pouvoit égaler. Elle ne douta point que la conquête n’en fût faite! elle pleura, elle gémit, elle s’égratigna le visage, elle s’arracha les cheveux; sa douleur étoit extrême, car au lieu de faire du mal aux beaux enfans, comme elle l’avoit projeté, elle leur faisoit du bien, quoiqu’il n’entrât que de la perfidie dans ses conseils.
Dès qu’il fut jour, elle apprit que le retour du prince n’étoit que trop vrai; elle retourna chez la reine-mère: hé bien, lui dit cette princesse, Feintise, m’apportes-tu de bonnes nouvelles? Les enfans ont-ils péri? Non, madame, dit-elle, en se jetant à ses pieds, mais que votre majesté ne s’impatiente point, il me reste des moyens infinis de vous en délivrer. Ah! malheureuse, dit la reine, tu n’es au monde que pour me trahir, tu les épargnes. La vieille protesta bien le contraire; & quand elle l’eut un peu appaisée, elle s’en revint pour rêver à ce qu’il falloit faire.
Elle laissa passer quelques jours sans paroître, au bout desquels elle épia si bien, qu’elle trouva dans une route de la forêt la princesse qui se promenoit seule, attendant le retour de ses frères. Le ciel vous comble de biens, lui dit cette scélérate en l’abordant: charmante Etoile, j’ai appris que vous possédez la pomme qui chante: certainement quand cette bonne fortune me seroit arrivée, je n’en aurois pas plus de joie; car il faut avouer que j’ai pour vous une inclination qui m’intéresse à tous vos avantages: cependant, continua-t-elle, je ne peux m’empêcher de vous donner un nouvel avis. Ah! gardez vos avis, s’écria la princesse en s’éloignant d’elle, quelques biens qu’ils m’apportent, ils ne sauroient me payer l’inquiétude qu’ils m’ont causée. L’inquiétude n’est pas un si grand mal, répartit-elle en souriant, il en est de douces & de tendres. Taisez-vous, ajouta Belle-Etoile, je tremble quand j’y pense. Il est vrai, dit la vieille, que vous êtes fort à plaindre, d’être la plus belle & la plus spirituelle fille de l’univers; je vous en fais mes excuses. Encore un coup, répliqua la princesse, je sais suffisamment l’état où l’absence de mon frère m’a réduite. Il faut malgré cela que je vous dise, continua Feintise, qu’il vous manque encore le petit oiseau Vert qui dit tout: vous seriez informée par lui de votre naissance, des bons & des mauvais succès de la vie; il n’y a rien de si particulier qu’il ne vous découvrît; & lorsqu’on dira dans le monde, Belle-Etoile a l’eau qui danse, & la pomme qui chante; l’on dira en même temps, elle n’a pas le petit oiseau Vert qui dit tout; & il vaudroit presqu’autant qu’elle n’eût rien.
Après avoir débité ainsi ce quelle avoit dans l’esprit, elle se retira. La princesse, triste & rêveuse, commença à soupirer amèrement: cette femme a raison, disoit-elle, de quoi me servent les avantages que je reçois de l’eau & de la pomme, puisque j’ignore d’où je suis, qui sont mes parens, & par quelle fatalité mes frères & moi avons été exposés à la fureur des ondes? Il faut qu’il y ait quelque chose de bien extraordinaire dans notre naissance pour nous abandonner ainsi, & une protection bien évidente du ciel pour nous avoir sauvés de tant de périls: quel plaisir n’aurai-je point de connoître mon père & ma mère, de les chérir, s’ils sont encore vivans, & d’honorer leur mémoire s’ils sont morts! Là-dessus les larmes vinrent avec abondance couvrir ses joues, semblables aux gouttes de la rosée qui paroît le matin sur les lys & sur les roses.
Chéri, qui avoit toujours plus d’impatience de la voir que les autres, s’étoit hâté après la chasse de revenir; il étoit à pied, son arc pendoit négligemment à son côté, sa main étoit armée de quelques flêches, ses cheveux rattachés ensemble; il avoit en cet état un air martial qui plaisoit infiniment. Dès que la princesse l’apperçut, elle entra dans une allée sombre, afin qu’il ne vît pas les impressions de douleur qui étoient sur son visage; mais une maîtresse ne s’éloigne pas si vîte, qu’un amant bien empressé ne la joigne. Le prince l’aborda; il eut à peine jeté les yeux sur elle, qu’il connut qu’elle avoit quelque peine. Il s’en inquiète, il la prie, il la presse de lui en apprendre le sujet; elle s’en défend avec opiniâtreté: enfin il tourne la pointe d’une de ses flêches contre son cœur: vous ne m’aimez point, Belle-Etoile, lui dit-il, je n’ai plus qu’à mourir. La manière dont il lui parla la jeta dans la dernière alarme; elle n’eut plus la force de lui refuser son secret: mais elle ne le lui dit qu’à condition qu’il ne chercheroit de sa vie les moyens de satisfaire le désir qu’elle avoit; il lui promit tout ce qu’elle exigeoit, & ne marqua point qu’il voulût entreprendre ce dernier voyage.
Aussitôt qu’elle se fut retirée dans sa chambre, & les princes dans les leurs, il descendit en bas, tira son cheval de l’écurie, monta dessus, & partit sans en parler à personne. Cette nouvelle jeta la belle famille dans une étrange consternation. Le roi, qui ne pouvoit les oublier, les envoya prier de venir dîner avec lui; ils répondirent que leur frère venoit de s’absenter, qu’ils ne pouvoient avoir de joie ni de repos sans lui, & qu’à son retour, ils ne manqueroient pas d’aller au palais. La princesse étoit inconsolable: l’eau qui danse & la pomme qui chante n’avoient plus de charmes pour elle; sans Chéri, rien ne lui étoit agréable.
Le prince s’en alla, errant par le monde; il demandoit à ceux qu’il rencontroit où il pourroit trouver le petit oiseau Vert qui dit tout: la plupart l’ignoroient; mais il rencontra un vénérable vieillard, qui l’ayant fait entrer dans sa maison, voulut bien prendre la peine de regarder sur un globe qui faisoit une partie de son étude & de son divertissement. Il lui dit ensuite qu’il étoit dans un climat glacé, sur la pointe d’un rocher affreux, & il lui enseigna la route qu’il devoit tenir. Le prince, par reconnoissance, lui donna plein un petit sac de grosses perles qui étoient tombées de ses cheveux, & prenant congé de lui, il continua son voyage.
Enfin, au lever de l’aurore, il apperçut le rocher, fort haut & fort escarpé; & sur le sommet, l’oiseau qui parloit comme un oracle, disant des choses admirables. Il comprit qu’avec un peu d’adresse il étoit aisé de l’attraper, car il ne paroissoit point farouche; il alloit & venoit, sautant légèrement d’une pointe sur l’autre. Le prince descendit de cheval; & montant sans bruit, malgré l’âpreté de ce mont, il se promettoit le plaisir d’en faire un sensible à Belle-Etoile. Il se voyoit si proche de l’oiseau Vert, qu’il croyoit le prendre, lorsque le rocher s’ouvrant tout-d’un-coup, il tomba dans une spacieuse salle, aussi immobile qu’une statue; il ne pouvoit ni remuer, ni se plaindre de sa déplorable aventure. Trois cent chevaliers qui l’avoient tentée comme lui, étoient au même état; ils s’entre-regardoient, c’étoit la seule chose qui leur étoit permise.
Le temps sembloit si long à Belle-Etoile, que ne voyant point revenir son Chéri, elle tomba dangereusement malade. Les médecins connurent bien qu’elle étoit dévorée par une profonde mélancolie; ses frères l’aimoient tendrement; ils lui parlèrent de la cause de son mal: elle leur avoua qu’elle se reprochoit nuit & jour l’éloignement de Chéri, qu’elle sentoit bien qu’elle mourroit, si elle n’apprenoit pas de ses nouvelles: ils furent touchés de ses larmes, & pour la guérir, Petit-Soleil résolut d’aller chercher son frère.
Ce prince partit, il sut en quel lieu étoit le fameux oiseau; il y fut, il le vit, il s’en approcha avec les mêmes espérances; & dans ce moment le rocher l’engloutit, il tomba dans la grande salle, la première chose qui arrêta ses regards, ce fut Chéri, mais il ne put lui parler.
Belle-Etoile étoit un peu convalescente; elle espéroit à chaque moment de voir revenir ses deux frères: mais ses espérances étant déçues, son affliction prit de nouvelles forces: elle ne cessoit plus jour & nuit de se plaindre; elle s’accusoit du désastre de ses frères; & le prince Heureux n’ayant pas moins pitié d’elle, que d’inquiétude pour les princes, prit à son tour la résolution de les aller chercher. Il le dit à Belle-Etoile; elle voulut d’abord s’y opposer: mais il répliqua qu’il étoit bien juste qu’il s’exposât pour trouver les personnes du monde qui lui étoient les plus chères; là-dessus il partit après avoir fait de tendres adieux à la princesse: elle resta seule en proie à la plus vive douleur.
Quand Feintise sut que le troisième prince étoit en chemin, elle se réjouit infiniment; elle en avertit la reine-mère, & lui promit plus fortement que jamais de perdre toute cette infortunée famille: en effet, Heureux eut une aventure semblable à Chéri & à Petit-Soleil; il trouva le rocher, il vit le bel oiseau, & il tomba comme une statue dans la salle, où il reconnut les princes qu’il cherchoit, sans pouvoir leur parler; ils étoient tous arrangés dans des niches de crystal; ils ne dormoient jamais, ne mangeoient point, & restoient enchantés d’une manière bien triste, car ils avoient seulement la liberté de rêver, & de déplorer leur aventure.
Belle-Etoile, inconsolable, ne voyant revenir aucun de ses frères, se reprocha d’avoir tardé si long-temps à les suivre. Sans hésiter davantage, elle donna ordre à tous ses gens de l’attendre six mois: mais que si ses frères ou elle ne revenoient pas dans ce temps, ils retournassent apprendre leur mort au corsaire & à sa femme: ensuite elle prit un habit d’homme, trouvant qu’il y avoit moins à risquer pour elle, ainsi travestie dans son voyage, que si elle étoit allée en aventurière courir le monde. Feintise la vit partir dessus son beau cheval; elle se trouva alors comblée de joie, & courut au palais régaler la reine-mère de cette bonne nouvelle.
La princesse s’étoit armée seulement d’un casque, dont elle ne levoit presque jamais la visière, car sa beauté étoit si délicate & si parfaite, qu’on n’auroit pas cru, comme elle le vouloit, qu’elle étoit un cavalier. La rigueur de l’hiver se faisoit ressentir, & le pays où étoit le petit oiseau qui dit tout, ne recevoit en aucune saison les heureuses influences du soleil.
Belle-Etoile avoit un étrange froid, mais rien ne pouvoit la rebuter, lorsqu’elle vit une tourterelle qui n’étoit guères moins blanche & guères moins froide que la neige, laquelle étoit étendue. Malgré toute son impatience d’arriver au rocher, elle ne voulut pas la laisser mourir, & descendant de cheval, elle la prit entre ses mains, la réchauffa de son haleine, puis la mit dans son sein; la pauvre petite ne remuoit plus. Belle-Etoile pensoit qu’elle étoit morte, elle y avoit regret; elle la tira, & la regardant, elle lui dit, comme si elle eût pu l’entendre: que ferai-je, bien aimable tourterelle, pour te sauver la vie? Belle-Etoile, répondit la bestiole, un doux baiser de votre bouche peut achever ce que vous avez si charitablement commencé. Non pas un, dit la princesse, mais cent, s’il les faut. Elle la baisa; & la tourterelle reprenant courage, lui dit gaiement: je vous connois, malgré votre déguisement, sachez que vous entreprenez une chose qui vous seroit impossible sans mon secours; faites donc ce que je vais vous conseiller. Dès que vous serez arrivée au rocher, au lieu de chercher le moyen d’y monter, arrêtez-vous au pied, & commencez la plus belle chanson & la plus mélodieuse que vous sachiez. L’oiseau Vert qui dit tout, vous écoutera, & remarquera d’où vient cette voix, ensuite vous feindrez de vous endormir: je resterai auprès de vous; quand il me verra, il descendra de la pointe du rocher pour me béqueter: c’est dans ce moment que vous le pourrez prendre.
La princesse, ravie de cette espérance, arriva presqu’aussitôt au rocher; elle reconnut les chevaux de ses frères qui broutoient l’herbe: cette vue renouvela toutes ses douleurs; elle s’assit, & pleura long-temps amèrement. Mais le petit oiseau Vert disoit de si belles choses, & si consolantes pour les malheureux, qu’il n’y avoit point de cœur affligé qu’il ne réjouît; de sorte qu’elle essuya ses larmes, & se mit à chanter si haut & si bien, que les princes au fond de leur salle enchantée eurent le plaisir de l’entendre.
Ce fut le premier moment où ils sentirent quelqu’espérance. Le petit oiseau Vert qui dit tout écoutoit & regardoit d’où venoit cette voix; il apperçut la princesse, qui avoit ôté son casque pour dormir plus commodément, & la tourterelle qui voltigeoit autour d’elle. A cette vue, il descendit doucement, & vint la béqueter; mais il ne lui avoit pas arraché trois plumes, qu’il étoit déjà pris.
Ah! que me voulez-vous, lui dit-il? Que vous ai-je fait pour venir de si loin me rendre si malheureux? Accordez-moi ma liberté, je vous en conjure; voyez ce que vous souhaitez en échange, il n’y a rien que je ne fasse. Je désire, lui dit Belle-Etoile, que tu me rendes mes trois frères, je ne sais où ils sont, mais leurs chevaux qui paissent près de ce rocher, me font connoître que tu les retiens en quelque lieu. J’ai sous l’aîle gauche, une plume incarnate; arrachez-la, lui dit-il, servez-vous-en pour toucher le rocher. La princesse fut diligente à ce qu’il lui avoit commandé; en même temps elle vit des éclairs, & elle entendit un bruit de vents & de tonnerre mêlés ensemble, qui lui firent une crainte extrême. Malgré sa frayeur, elle tint toujours l’oiseau Vert, craignant qu’il ne lui échappât; elle toucha encore le rocher avec la plume incarnate, & la troisième fois, il se fendit depuis le sommet jusqu’au pied; elle entra d’un air victorieux dans la salle où les trois princes étoient avec beaucoup d’autres: elle courut vers Chéri, il ne la reconnoissoit point avec son habit & son casque, & puis l’enchantement n’étoit pas encore fini, de sorte qu’il ne pouvoit ni parler, ni agir. La princesse qui s’en apperçut, fit de nouvelles questions à l’oiseau Vert, auxquelles il répondit qu’il falloit avec la plume incarnate frotter les yeux & la bouche de tous ceux qu’elle voudroit désenchanter: elle rendit ce bon office à plusieurs rois, à plusieurs souverains, & particulièrement à nos trois princes.
Touchés d’un si grand bienfait, ils se jetèrent tous à ses genoux, le nommant le libérateur des rois. Elle s’apperçut alors que ses frères, trompés par ses habits, ne la reconnoissoient point; elle ôta promptement son casque, elle leur tendit les bras, les embrassa cent fois, & demanda aux autres princes avec beaucoup de civilité, qui ils étoient; chacun lui dit son aventure particulière, & ils s’offrirent à l’accompagner par-tout où elle voudroit aller. Elle répondit qu’encore que les loix de la chevalerie pussent lui donner quelque droit sur la liberté qu’elle venoit de leur rendre, elle ne prétendoit point s’en prévaloir. Là-dessus elle se retira avec les princes, pour se rendre compte les uns aux autres de ce qui leur étoit arrivé depuis leur séparation.
Le petit oiseau Vert qui dit tout les interrompit pour prier Belle-Etoile de lui accorder sa liberté; elle chercha aussitôt la tourterelle, afin de lui en demander avis, mais elle ne la trouva plus. Elle répondit à l’oiseau qu’il lui avoit coûté trop de peines & d’inquiétudes pour jouir si peu de sa conquête. Ils montèrent tous quatre à cheval, & laissèrent les empereurs & les rois à pied, car depuis deux ou trois cent ans qu’ils étoient là, leurs équipages avoient péri.
La reine-mère, débarrassée de toute l’inquiétude que lui avoit causée le retour des beaux enfans, renouvela ses instances auprès du roi pour le faire remarier, & l’importuna si fort, qu’elle lui fit choisir une princesse de ses parentes. Et comme il falloit casser le mariage de la pauvre reine Blondine, qui étoit toujours demeurée auprès de sa mère, à leur petite maison de campagne, avec les trois chiens qu’elle avoit nommés Chagrin, Mouron & Douleur, à cause de tous les ennuis qu’ils lui avoient causés, la reine-mère l’envoya querir; elle monta en carosse, & prit les doguins, étant vêtue de noir, avec un long voile qui tomboit jusqu’à ses pieds.
En cet état, elle parut plus belle que l’astre du jour, quoiqu’elle fût devenue pâle & maigre, car elle ne dormoit point, & ne mangeoit que par complaisance. Pour sa mère, tout le monde en avoit grande pitié; le roi en fut si attendri, qu’il n’osoit jeter les yeux sur elle; mais quand il pensoit qu’il couroit risque de n’avoir point d’autres héritiers que des doguins, il consentoit à tout.
Le jour étant pris pour la noce, la reine-mère, priée par l’amirale Rousse (qui haïssoit toujours son infortunée sœur), dit qu’elle vouloit que la reine Blondine parût à la fête; tout étoit préparé pour la faire grande & somptueuse; & comme le roi n’étoit pas fâché que les étrangers vissent sa magnificence, il ordonna à son premier écuyer d’aller chez les beaux enfans, les convier à venir, & lui commanda qu’en cas qu’ils ne fussent pas encore venus, il laissât de bons ordres afin qu’on les avertît à leur retour.
Le premier écuyer les alla chercher, & ne les trouva point; mais sachant le plaisir que le roi auroit de les voir, il laissa un de ses gentilshommes pour les attendre, afin de les amener sans aucun retardement. Cet heureux jour venu, qui étoit celui du grand banquet, Belle-Etoile & les trois princes arrivèrent; le gentilhomme leur apprit l’histoire du roi, comme il avoit autrefois épousé une pauvre fille, parfaitement belle & sage, qui avoit eu le malheur d’accoucher de trois chiens; qu’il l’avoit chassée pour ne la plus voir; que cependant il l’aimoit tant, qu’il avoit passé quinze ans sans vouloir écouter aucune proposition de mariage; que la reine-mère & ses sujets l’ayant fortement pressé, il s’étoit résolu à épouser une princesse de la cour, & qu’il falloit promptement y venir pour assister à toute la cérémonie.
En même temps Belle-Etoile prit une robe de velours, couleur de rose, toute garnie de diamans brillans; elle laissa tomber ses cheveux par grosses boucles sur les épaules; ils étoient renoués de rubans, l’étoile qu’elle avoit sur le front jetoit beaucoup de lumière, & la chaîne d’or qui tournoit autour de son cou, sans qu’on la pût ôter, sembloit être d’un métal plus précieux que l’or même. Enfin jamais rien de si beau ne parut aux yeux des mortels. Ses frères n’étoient pas moins bien, entr’autres le prince Chéri; il avoit quelque chose qui le distinguoit très-avantageusement. Ils montèrent tous quatre dans un chariot d’ébène & d’ivoire, dont le dedans étoit de drap d’or, avec des carreaux de même, brodés de pierreries; douze chevaux blancs le traînoient: le reste de leur équipage étoit incomparable. Lorsque Belle-Etoile & ses frères parurent, le roi ravi les vint recevoir avec toute sa cour, au haut de l’escalier. La pomme qui chante se faisoit entendre d’une manière merveilleuse, l’eau qui danse, dansoit, & le petit oiseau qui dit tout, parloit mieux que les oracles: ils se baissèrent tous quatre jusqu’aux genoux du roi, & lui prenant la main, ils la baisèrent avec autant de respect que d’affection. Il les embrassa, & leur dit: je vous suis obligé, aimables étrangers, d’être venus aujourd’hui; votre présence me fait un plaisir sensible. En achevant ces mots, il entra avec eux dans un grand sallon, où les musiciens jouoient de toutes sortes d’instrumens, plusieurs tables servies splendidement ne laissoient rien à souhaiter pour la bonne chère.
La reine mère vint, accompagnée de sa future belle-fille, de l’Amirale Rousse, & de toutes les dames, entre lesquelles on amenoit la pauvre reine, liée par le cou, avec une longe de cuir, & les trois chiens attachés de même. On la fit avancer jusqu’au milieu du sallon, où étoit un chaudron plein d’os de mauvaises viandes, que la reine-mère avoit ordonnés pour leur dîner.
Quand Belle-Etoile & les princes la virent si malheureuse, bien qu’ils ne la connussent point, les larmes leur vinrent aux yeux, soit que la révolution des grandeurs du monde les touchât, ou qu’ils fussent émus par la force du sang qui se fait souvent ressentir. Mais que pensa la mauvaise reine d’un retour si peu espéré & si contraire à ses desseins? Elle jeta un regard furieux sur Feintise, qui désiroit ardemment alors que la terre s’ouvrît pour s’y précipiter.
Le roi présenta les beaux enfans à sa mère, lui disant mille biens d’eux; & malgré l’inquiétude dont elle étoit saisie, elle ne laissa pas de leur parler avec un air riant, & de leur jeter des regards aussi favorables que si elle les eût aimés, car la dissimulation étoit en usage dès ce temps-là. Le festin se passa fort gaiement, quoique le roi eût une extrême peine de voir manger sa femme avec ses doguins, comme la dernière des créatures; mais ayant résolu d’avoir de la complaisance pour sa mère, qui l’obligeoit à se remarier, il la laissoit ordonner de tout.
Sur la fin du repas, le roi adressant la parole à Belle-Etoile: je sais, lui dit-il, que vous êtes en possession de trois trésors qui sont incomparables; je vous en félicite, & je vous prie de nous raconter ce qu’il a fallu faire pour les conquérir. Sire, dit-elle, je vous obéirai avec plaisir: l’on m’avoit dit que l’eau qui danse me rendroit belle, & que la pomme qui chante me donneroit de l’esprit; j’ai souhaité les avoir par ces deux raisons. A l’égard du petit oiseau Vert qui dit tout, j’en ai eu une autre; c’est que nous ne savons rien de notre fatale naissance: nous sommes des enfans abandonnés de nos proches, qui n’en connoissons aucuns; j’ai espéré que ce merveilleux oiseau nous éclairciroit sur une chose qui nous occupe jour & nuit. A juger de votre naissance par vous, répliqua le roi, elle doit être des plus illustres; mais parlez sincèrement, qui êtes-vous? Sire, lui dit-elle, mes frères & moi avons différé de l’interroger jusqu’à notre retour: en arrivant nous avons reçu vos ordres pour venir à vos noces; tout ce que j’ai pu faire, ça été de vous apporter ces trois raretés pour vous divertir.
J’en suis très-aise, s’écria le roi, ne différons pas une chose si agréable. Vous vous amusez à toutes les bagatelles qu’on vous propose, dit la reine-mère en colère; voilà de plaisans marmousets, avec leurs raretés: en vérité, le nom seul fait assez connoître que rien n’est plus ridicule: fi! fi! je ne veux pas que de petits étrangers, apparemment de la lie du peuple, aient l’avantage d’abuser de votre crédulité; tout cela consiste en quelques tours de gibecière & de gobelets; & sans vous, ils n’auroient pas eu l’honneur d’être assis à ma table.
Belle-Etoile & ses frères entendant un discours si désobligeant, ne savoient que devenir; leur visage étoit couvert de confusion & de désespoir, d’essuyer un tel affront devant toute cette grande cour. Mais le roi ayant répondu à sa mère que son procédé l’outroit, pria les beaux enfans de ne s’en point chagriner, & leur tendit la main en signe d’amitié. Belle-Etoile prit un bassin de crystal de roche, dans lequel elle versa toute l’eau qui danse; on vit aussitôt que cette eau s’agitoit, sautoit en cadence, alloit & venoit, s’élevoit comme une petite mer irritée, changeoit de mille couleurs, faisoit aller le bassin de crystal le long de la table du roi; puis il s’en élança tout-d’un-coup quelques gouttes sur le visage du premier écuyer, à qui les enfans avoient de l’obligation. C’étoit un homme d’un mérite rare, mais sa laideur ne l’étoit pas moins, & il en avoit même perdu un œil. Dès que l’eau l’eut touché, il devint si beau, qu’on ne le reconnoissoit plus, & son œil se trouva guéri. Le roi, qui l’aimoit chèrement, eut autant de joie de cette aventure, que la reine mère en ressentit de déplaisir, car elle ne pouvoit entendre les applaudissemens qu’on donnoit aux princes. Après que le grand bruit fut cessé, Belle-Etoile mit sur l’eau qui danse la pomme qui chante, faite d’un seul rubis, couronnée de diamans, avec sa branche d’ambre; elle commença un concert si mélodieux que cent musiciens se seroient fait moins entendre. Cela ravit le roi & toute sa cour, & l’on ne sortoit point d’admiration, quand Belle-Etoile tira de son manchon une petite cage d’or, d’un travail merveilleux, où étoit l’oiseau Vert qui dit tout; il ne se nourrissoit que de poudre de diamans, & ne buvoit que de l’eau de perles distillées. Elle le prit bien délicatement, & le posa sur la pomme, qui se tut par respect, afin de lui donner le temps de parler: il avoit ses plumes d’une si grande délicatesse, qu’elles s’agitoient quand on fermoit les yeux & qu’on les r’ouvroit proche de lui; elles étoient de toutes les nuances de vert que l’on peut imaginer: il s’adressa au roi, & lui demanda ce qu’il vouloit savoir. Nous souhaitons tous d’apprendre, répliqua le roi, qui est cette belle fille & ces trois cavaliers. O roi, répondit l’oiseau Vert, avec une voix forte & intelligible, elle est ta fille, & deux de ces princes sont tes fils; le troisième, appelé Chéri, est ton neveu. Là-dessus il raconta avec une éloquence incomparable toute l’histoire, sans négliger la moindre circonstance.
Le roi fondoit en larmes, & la reine affligée, qui avoit quitté son chaudron, ses os & ses chiens, s’étoit approchée doucement: elle pleuroit de joie & d’amour pour son mari & pour ses enfans; car pouvoit-elle douter de la vérité de cette histoire, quand elle leur voyoit toutes les marques qui pouvoient les faire reconnoître? Les trois princes & Belle-Etoile se levèrent à la fin de leur histoire, ils vinrent se jeter aux pieds du roi, ils embrassoient ses genoux, ils baisoient ses mains; il leur tendoit les bras, il les serroit contre son cœur; l’on n’entendoit que des soupirs, hélas! des cris de joie. Le roi se leva, & voyant la reine sa femme qui demeuroit toujours craintive proche de la muraille, d’un air humilié, il alla à elle, & lui faisant mille caresses, il lui présenta lui-même un fauteuil auprès du sien, & l’obligea de s’y asseoir.
Ses enfans lui baisèrent mille fois les pieds & les mains; jamais spectacle n’a été plus tendre ni plus touchant: chacun pleuroit en son particulier, & levoit les mains & les yeux au ciel, pour lui rendre grâce d’avoir permis que des choses si importantes & si obscures fussent connues. Le roi remercia la princesse qui avoit eu le dessein de l’épouser, il lui laissa une grande quantité de pierreries. Mais à l’égard de la reine mère, de l’amirale & de Feintise, que n’auroit-il pas fait contre-elles, s’il n’avoit écouté son ressentiment? Le tonnerre de sa colère commençoit à gronder, lorsque la généreuse reine, ses enfans & Chéri le conjurèrent de s’appaiser, & de vouloir rendre contr’elles un jugement plus exemplaire que rigoureux: il fit enfermer la reine mère dans une tour; mais pour l’amirale & Feintise, on les jeta ensemble dans un cachot noir & humide, où elles ne mangeoient qu’avec les trois doguins appelés Chagrin, Mouron & Douleur, lesquels ne voyant plus leur bonne maîtresse, mordoient celles-ci à tous momens; elles y finirent leur vie, qui fut assez longue pour leur donner le temps de se repentir de tous leurs crimes.
Dès que la reine mère, l’amirale Rousse & Feintise eurent été emmenées, chacune dans le lieu que le roi avoit ordonné, les musiciens recommencèrent à chanter & à jouer des instrumens. La joie étoit sans pareille; Belle-Etoile & Chéri en ressentoient plus que tout le reste du monde ensemble; ils se voyoient à la veille d’être heureux. En effet, le roi trouvant son neveu le plus beau & le plus spirituel de toute sa cour, lui dit qu’il ne vouloit pas qu’un si grand jour se passât sans faire des noces, & qu’il lui accordoit sa fille. Le prince, transporté de joie, se jeta à ses pieds, Belle-Etoile ne témoigna guères moins de satisfaction.
Mais il étoit bien juste que la vieille princesse, qui vivoit dans la solitude depuis tant d’années, la quittât pour partager l’allégresse publique. Cette même petite fée, qui étoit venue dîner chez elle & qu’elle reçut si bien, y entra tout-d’un-coup, pour lui raconter ce qui se passoit à la cour. Allons-y, continua-t-elle, je vous apprendrai pendant le chemin les soins que j’ai pris de votre famille. La princesse reconnoissante monta dans son chariot; il étoit brillant d’or & d’azur, précédé par des instrumens de guerre, & suivi de six cent gardes du corps, qui paroissoient de grands seigneurs. Elle raconta à la princesse toute l’histoire de ses petits fils, & lui dit qu’elle ne les avoit point abandonnés; que sous la forme d’une syrène, sous celle d’une tourterelle; enfin, de mille manières, elle les avoit protégés. Vous voyez, ajouta la fée, qu’un bienfait n’est jamais perdu.
La bonne princesse vouloit à tous momens baiser ses mains pour lui marquer sa reconnoissance; elle ne trouvoit point de termes qui ne fussent au-dessous de sa joie. Enfin elles arrivèrent. Le roi les reçut avec mille témoignages d’amitié. La reine Blondine & les beaux enfans s’empressérent, comme on le peut croire, à témoigner de l’amitié à cette illustre dame; & lorsqu’ils surent ce que la fée avoit fait en leur faveur, & qu’elle étoit la gracieuse tourterelle qui les avoit guidés, il ne se peut rien ajouter à tout ce qu’ils lui dirent. Pour achever de combler le roi de satisfaction, elle lui apprit que sa belle-mère, qu’il avoit toujours prise pour une pauvre paysane, étoit née princesse Souveraine. C’étoit peut-être la seule chose qui manquoit au bonheur de ce monarque. La fête s’acheva par le mariage de Belle-Etoile avec le prince Chéri. L’on envoya querir le Corsaire & sa femme, pour les récompenser encore de la noble éducation qu’ils avoient donnée aux beaux enfans. Enfin, après de longues peines, tout le monde fut satisfait.
L’amour, n’en déplaise aux censeurs,
Est l’origine de la gloire,
Il sait animer les grands cœurs
A braver le péril, à chercher la victoire.
C’est lui, qui, dans tout l’univers,
A du prince Chéri conservé la mémoire
Et qui lui fit tenter tous les exploits divers
Que l’on remarque en son histoire.
Du moment qu’au beau sexe on veut faire sa cour,
Il faut se préparer à servir ses caprices;
Mais un cœur ne craint pas les plus grands précipices,
S’il a, pour l’animer, & la gloire & l’amour.
Le conte de la princesse Belle-Etoile avoit donné tant d’admiration à la Dandinardière, qu’il auroit volontiers passé le reste de la soirée à le louer. Il ne put s’empêcher, dans l’excès de son enthousiasme, de prendre la main de Virginie, & de la tirer si brusquement, que n’y étant point préparée, elle tomba sur le vicomte de Berginville, & le vicomte tomba rudement par terre. La Dandinardière parut étonné de ce désordre, il en accusa son étoile en termes pompeux, dit plusieurs fois qu’il étoit persécuté, qu’il ne se seroit jamais attendu à réussir si mal dans une petite galanterie où l’admiration l’avoit engagé. Il est singulier, lui dit la belle Amazone, que l’on arrache les bras quand on veut plaire; vous m’avez estropiée pour plusieurs jours. Je ne suis pas mieux traité, monsieur la Dandinardière, dit le vicomte; ce qui me fâche le plus, c’est qu’en tombant, ma perruque est aussi tombée; & comme je me donne tous les airs de jeunesse que je peux, je me trouve fort embarrassé de justifier mes cheveux gris devant ces dames.
Je vois, à l’air de monsieur la Dandinardière, que vous augmentez sa peine en lui parlant ainsi, dit le prieur; il faut avoir quelques égards pour un chevalier blessé comme lui; & je vous jure qu’il m’auroit rompu le cou, que je n’en dirois pas un mot. Je vous en tiens compte, dit-il; mais hélas! les dames ont bien d’autres privilèges! la cruauté est de leur apanage, & la belle Virginie sait bien soutenir ses droits. Ne me reprochez point mes plaintes, répliqua-t-elle, une autre que moi auroit crié plus haut; mais à vous parler sincèrement, j’ai les sentimens d’un Alexandre. Et les rigueurs d’une Alexandrette, dit la Dandinardière, avec une abondance de joie, car il croyoit avoir dit la chose la moins commune & la plus jolie. Il s’étonna que personne ne lui applaudît, il regardoit toute la compagnie d’un petit air fin qui donnoit grande envie de rire à ces messieurs, car pour Marthonide, qui étoit la plus liberale de toutes les filles en fait de louanges, elle se garda bien de l’en laisser chommer long-temps, & elle se récria sur Alexandrette, sur la finesse de cette expression, sur les beautés qu’elle renfermoit, beautés même cachées & inconnues au vulgaire. Virginie prit la parole à son tour, pour dire qu’il avoit un esprit supérieur, capable de polir tout un royaume, d’en exiler les obscénités, de donner la dernière perfection à la langue; & cela fut suivi de cinquante autres disparates qui ne valoient pas mieux, car ces belles provinciales en avoient un magasin inépuisable.
La Dandinàrdière, charmé & confus, joignoit ses mains, armées de gantelets; il vouloit répondre tant de choses à la fois, qu’il ne savoit ce qu’il disoit; il ne faisoit plus que s’engouer, & bégayoit comme un enfant ou comme un homme ivre, s’écriant de temps en temps, très-humble serviteur, vous faites trop de grâce à mon petit mérite, très-humble serviteur.
Il étoit déjà tard, madame de Saint-Thomas crut qu’il falloit laisser au malade le temps de se reposer un peu: elle lui donna le bon soir, toute la compagnie la suivit. Il ne resta avec la Dandinardière que le bon Alain, dont l’air étoit encore mortifié & contrit de la chûte qu’il avoit fait faire; il se tenoit debout dans un coin de la chambre, n’osant s’approcher de son seigneur & maître, quand il l’appela bénignement: Donne-moi mon bonnet de nuit, lui dit-il, à la place de ce turban; cela sied, mais je le trouve très-incommode, & je ne sais comment les Turcs peuvent s’en accommoder, car le mien tombe sans cesse. O! monsieur, répondit Alain, avec sa simplicité ordinaire, ne vous en étonnez point, les démons sont leurs amis; vraiment lorsqu’ils s’en mêlent, ils feroient tenir bien autre chose à la tête qu’un turban; & ne voyez-vous pas même que les dames, qui ne sont pas si Turques que le grand Turc, portent sur les leurs je ne sais combien de rubans? Dis un turban, malheureux, s’écria la Dandinardière, je ne puis souffrir que tu parles improprement. Oh! si je suis impropre, dit Alain, qui ne l’entendoit pas, vous savez que ce n’est point ma faute, il pleuvoit quand j’ai fait le coup de poing dans la cour; vous m’avez depuis tout saboulé dans votre chambre, & vous savez que le plâtre accommode mal un vêtement. Je vous proteste, monsieur, que j’ai le cœur navré quand je vous vois en colère dans un lieu salope; c’est autant de taches pour mon habit, qui ne s’en vont pas à souffler dessus. Je te sais bon gré, dit-il, d’avoir tant de considération pour les hardes que je te donne; je te promets, Alain, que je serai soigneux de te faire ôter ton juste-au-corps toutes les fois que je te voudrai battre. Voilà une mauvaise promesse, monsieur, répliqua-t-il; franchement, depuis que vous êtes ici, vous devenez plus rude que nos vergettes: j’ai vu un temps qui n’est pas encore bien loin, où j’étois le fidelle domestique & le bien aimé: hélas, comme disoit ma bonne femme de grand’mère, pour les mettre en notre pot! Et de quel pot veux-tu parler? Nous n’aimons que les choux, scélérat, répondit son maître. Je veux dire, continua Alain, que vous êtes le pot, & moi le chou, que vous me cultivez & m’arrosez pour le manger, c’est-à-dire, pour vous servir de moi & me battre; du reste, vous ne m’aimez point: hé... là, là..... je suis bien sot de... mais je n’en dirai point davantage. Il se tut en effet; son silence lui sauva quelques coups, qu’un plus long raisonnement lui auroit attirés, car son maître avoit déjà la tête fort échauffée.
L’on servit à souper: la Dandinardière s’étoit si fort tourmenté pendant le jour, qu’il mangea le soir comme un famélique; son souper fut suivi d’un profond sommeil, & il dormoit encore, lorsque maître Robert, chirurgien du village, vint frapper des pieds & des poings à sa porte. Ha! ha, monsieur la Dandinardière, crioit-il de toute sa force, voulez-vous donc partir sans trompettes? Le bruit court que vous retournez chez vous sans me payer; est-ce que je n’ai pas eu assez soin de votre tête? Allez, si l’on m’avoit laissé faire pendant qu’elle est fêlée, j’y aurois mis tout ce qui y manque; mais je vais faire la garde à votre porte: vous n’en sortirez que comme de la nôce: promettre & ne rien tenir, c’est le moyen de s’enrichir: a beau mentir qui vient de loin: je me moque de tout cela, je suis bon cheval de trompette, vous me payerez, ou j’y perdrai mon latin.
La Dandinardière fut fort surpris & fort indigné de l’insolence de maître Robert; il l’écouta pendant quelque temps débiter ses proverbes comme un second Sancho Pança; ensuite il réveilla son valet qui dormoit d’un profond sommeil, & lui ayant dit tout bas de s’approcher de lui: entends-tu, continua-t-il, les impertinences de ce fripon de chirurgien? Il veut que je paye le soin qu’il prenoit de me tuer. Ne semble-t-il pas, à l’entendre, que je lui dois beaucoup, & que je fais banqueroute à l’honneur & aux loix, d’être encore à le satisfaire? Ah! qu’il mérite d’être tapoté! mais je ne suis pas d’humeur à me commettre avec un tel maraut, cela est de ta portée: il faut que tu fasses une sortie brusque & prompte sur lui; que tu le jettes par terre, tu lui donneras ensuite trente coups de poing fort à ton aise; je t’épaulerai, & ce sera son unique paiement. Vous m’épaulerez, répondit Alain? Que ferez-vous, monsieur, pour m’épauler? J’irai doucement derrière toi, répondit-il, & je fermerai la porte au verrouil; car si tu étois par malheur le plus foible, il entreroit dans ma chambre, & je t’ai déjà dit que je le méprise trop pour le battre.
Ah, monsieur, répondit Alain, je le méprise aussi beaucoup, & je vous demande la permission de ne me point faire assommer par un homme si fort au-dessous de moi. Depuis quand deviens-tu fanfaron, ajouta le Bourgeois? Je ne sais comment cela s’appelle, dit le valet; mais, à vous parler franchement, je me sens encore les côtes fracassées du combat d’hier; auriez-vous bien le cœur de m’envoyer contre un homme tout frais que je méprise tant? Croyez-moi, monsieur, il vaut mieux que vous preniez la peine de le battre vous-même; il n’y aura au moins rien de bien ou de mal fait que par vous.
Je lui aurois déjà appris, dit la Dandinardière, si l’on demande de l’argent à un homme comme moi avec tant de bruit, s’il ne m’eût été trop inférieur. Hélas, monsieur, dit Alain, vous me battez tous les jours, & je vous jure qu’il est d’aussi bonne maison que moi: mon père étoit maréchal du village, & il en est le chirurgien: il est plus honorable de panser des hommes que des chevaux; tout cela ensemble pourroit bien le rendre digne de vos coups. Tu me ferois cent généalogies au bout de celle-ci, s’écria la Dandinardière, que je ne m’en échaufferois pas davantage; mais je te connois pour un poltron qui n’aime que ta chienne de peau.
Pendant qu’il disoit des injures à voix basse au prudent Alain, maître Robert continuoit son charivari; & la Dandinardière désespéré, ne pouvant le souffrir davantage, ni s’exposer aux suites fâcheuses d’un démêlé, trouva un moyen singulier de se venger.
Il y avoit au bas de la porte un assez grand trou, par où le vigilant chat venoit faire la guerre aux petites souris. Après s’être levé, comme il n’avoit ni souliers ni mules, & qu’il craignoit de s’enrhumer, il mit ses bottes, & se saisit de tenailles, qu’il passa doucement par le trou du chat, dont il prit tout-d’un-coup la jambe de Robert. Il crut être piqué par un serpent, & poussa des cris épouvantables; à peine osa-t-il regarder sa jambe, tant il avoit peur que le formidable serpent ne lui sautât aux yeux. La Dandinardière ne négligeoit rien de son côté pour le bien pincer: l’on n’a jamais mieux réussi; le bruit augmenta autant par les plaintes de maître Robert, que par les éclats de rire du Bourgeois.
Le vicomte & le prieur, dont les chambres étoient voisines de la sienne, sachant bien une partie de ce qui se passoit, car ces bonnes personnes en avoient donné l’ordre, se levèrent & vinrent appaiser le commencement de la plus furieuse querelle qui se soit jamais vue dans un village pacifique.
Maître Robert étoit normand, il n’aimoit guères moins un procès qu’une tête cassée ou des bras disloqués. Messieurs, s’écria-t-il, je vous prends pour témoins; je vous assigne pardevant tous les juges du monde, pour déclarer que je suis estropié à n’en revenir jamais. C’est tout ce qu’il put faire que de dire ce peu de mots; car les tenailles jouoient si bien leur rôle, que dans ce moment la Dandinardière les serrant plus qu’il n’avoit encore fait, maître Robert en perdit la couleur & la parole. Le vicomte & le prieur ne purent s’empêcher de rire d’une manière si nouvelle de combattre; mais comme il étoit question de pacifier les esprits irrités de part & d’autre, ils prièrent la Dandinardière de faire une trève, de retirer ses tenailles & d’ouvrir la porte. Dès que maître Robert se sentit hors d’esclavage, il s’en alla, protestant de chicaner le reste de ses jours contre un si mauvais payeur.
Le petit Bourgeois n’avoit encore jamais eu le plaisir de faire quitter le champ de bataille à un ennemi; il s’en trouva si fier, que, sans faire réflexion à l’irrégularité de son déshabillé, il parut devant ces messieurs en chemise, en bottes, les tenailles sur l’épaule, de l’air à peu près dont Hercule tenoit sa massue.
Vous êtes bien en colère, dit le prieur, ne craignez-vous point que cela ne vous fasse mal? Je ne crains rien, répliqua-t-il fièrement, pas la mort même, quand elle seroit armée de ses plus dangereux traits. Ce qui vient de se passer, dit le vicomte d’un air sérieux, marque assez votre intrépidité; mais avec tout cela, je trouve que vous devez payer un pauvre malheureux qui n’en a pas de reste. Dites plutôt, s’écria la Dandinardière, que c’est un fripon qui doit me payer tout le mal qu’il m’a fait; je serois guéri sans lui. Ce scélérat me vouloit couper la peau comme un morceau de cuir. Un peu de générosité fera la paix, dit le prieur; il est ignorant comme bien d’autres, ce n’est peut-être pas sa faute; mais je vous conseille en ami de ne vous point opiniâtrer à lui refuser quelques pistoles. Vous vous moquez, monsieur le prieur, dit la Dandinardière, je ne viens point tout exprès de Paris pour être la dupe des provinciaux; j’ai eu plus d’un différend en ma vie, dont je me suis tiré tambour battant, enseigne déployée. Vraiment je le crois, dit Alain, en faisant aussi le brave, nous sommes des mangeurs de charettes ferrées, mon maître mange les grosses, & moi les petites. Mon compère Alain, dit le vicomte, ne fais pas tant le mauvais; si l’on fait un procès où ton nom sera, garre les suites. Et pourquoi, dit-il? Je n’ai rien vu, tout s’est passé par le trou du chat, je n’ai pas même voulu donner les tenailles dont la jambe de maître Robert se peut plaindre: oh! qu’il y vienne avec son procès, pour voir si je ne saurai pas me défendre; j’ai eu un oncle procureur fiscal d’une bonne seigneurie, & je griffonnerai tout comme un autre.
Courage, mes enfans, dit le vicomte en riant, voici l’Alexandre & le Barthole de nos jours unis ensemble contre maître Robert; pour moi qui suis ami de la paix, je vais m’habiller pour aller chercher le rameau d’olive. Et moi, dit le petit bourgeois, je vais me recoucher, car ce faquin a pris soin de m’irriter de bonne heure: là-dessus ils se séparèrent.
Jamais joie n’a été plus grande que celle de la Dandinardière en pensant aux exploits qu’il venoit de faire; il en parla long-temps à son valet. Tu vois, lui dit-il, comme je m’y prends pour châtier l’insolence: malheur, malheur, à qui me fâche. Son valet répéta plusieurs fois après lui: malheur, malheur à qui nous fâche.
Bien qu’Alain ne lui eût rien vu faire qu’il n’eût fait comme lui, il ne laissa pas de le regarder d’un air plus respectueux qu’à l’ordinaire. Je vous avoue, monsieur, lui dit-il, que vous réparez bien la crainte que vous aviez témoignée de monsieur de Villeville, & je ne doute point à présent que vous n’ayez la bonté de vous battre avec lui. C’est une vieille querelle, dit notre bourgeois, dont tu te passerois bien de me faire souvenir: je suis persuadé que ce gentillâtre a fait ses réflexions, & qu’il ne sera pas assez dépourvu de bon sens pour mesurer son épée à la mienne. Mais, à tout hasard, monsieur, dit Alain, voudriez-vous mesurer la vôtre à la mienne? Je ne sais, dit la Dandinardière en branlant la tête deux ou trois fois; je ne sais, encore un coup, ce n’est pas manque de courage, je l’ai dit cent fois, j’en ai de reste; mais quand je pense à l’aventure qui m’arriva au bord de la mer, à ce démon qui ressembloit comme deux gouttes d’eau à un homme, & qui me fit ce vilain appel qui m’a toujours tracassé depuis, je t’avoue, Alain, que j’aime encore mieux te voir faire le combat que de le faire moi-même.
Oh! que je ne suis pas si sot, dit Alain, vous me voulez livrer à la gueule du loup, & que ce démon, si c’en est un, m’emporte tout chaussé, tout vêtu en l’autre monde; croyez-vous, monsieur, que pour n’avoir pas tant de pistoles que vous, j’en aime moins le pauvre Alain? Non, en vérité, les écus ne suffisent point pour rendre heureux, il faut de la santé ou crever: si j’allois me battre avec ce magicien, & qu’il me donnât deux ou trois coups d’épée, dont l’un me feroit sauter l’œil de la tête, l’autre me couperoit le sifflet, & le dernier me perceroit le cœur, croyez-vous en conscience que je me portasse fort bien? Où as-tu pris, maraut, répliqua la Dandinardière, en colère, que Villeville te doit traiter ainsi? Cela est fort mal aisé à croire, dit Alain, est-ce que les démons n’ont pas encore plus de pouvoir que les fées? Ne vous souvient-il pas de ce beau conte qu’on nous lut hier, où les pommes chantent comme des rossignols, les oiseaux parlent comme des docteurs, & l’eau danse comme nos bergers? Après tout cela, monsieur, n’ai-je pas tout lieu de craindre pour ma peau? Tu es un étrange garçon, répliqua la Dandinardière, de te tourmenter, & de me tourmenter moi-même comme tu fais; car enfin il n’est point à présent question de Villeville; laisse moi goûter le plaisir de ma victoire, & vas dormir, perturbateur de mon repos. Dormez vous-même, monsieur, répondit Alain. Il tira ses rideaux, & se mit à la fenêtre qui regardoit sur le grand chemin.
Il y avoit plus d’une heure qu’il y tuoit des mouches, car il étoit leur ennemi déclaré, lorsqu’il apperçut Villeville qui passoit à cheval, & qui venant, par hasard, à hausser la tête, le vit & le reconnut. Il savoit la frayeur épouvantable que son seul nom faisoit à la Dandinardière & à son valet. Le baron de Saint-Thomas, dont il étoit ami, l’en avoit averti; il trouvoit cette aventure fort plaisante; de sorte que pour ne pas démentir le caractère de matamore, il mit le pistolet à la main, comme s’il eût voulu tuer Alain. Eh! monsieur, lui cria-t-il, en joignant les mains, ne vous méprenez pas, s’il vous plaît, souvenez-vous de tous les coups que vous me donnâtes il y a quelque temps, je vous jure que je n’en ai point conservé de rancune. Villeville ne répondit rien, mais il continua de le mirer, ce qui augmentoit fort l’inquiétude d’Alain. Je vois bien, lui dit-il, que vous avez envie de tuer quelqu’un; attendez un moment, j’aime mieux que ce soit mon maître que moi, je vais le réveiller, il en sera bien fâché, mais je n’y saurois que faire.
En achevant ces mots, il fut promptement tirer la Dandinardière par le bras: monsieur, lui dit-il, prenez la peine de vous lever, il y a une personne sous vos fenêtres qui veut vous voir; il dormoit encore, il jeta sa robe-de-chambre sur ses épaules; & prenant promptement ses bottes, il courut à la fenêtre. Mais, ô dieux; quelle vision pour lui! une arme à feu entre les mains de son ennemi, du redoutable Villeville! Il ne s’amusa vraiment pas à le complimenter, comme avoit fait son valet, & sans pousser plus loin sa réflexion, il se jeta à corps perdu dessous le lit, où la peur seule lui donna le moyen de s’y fourrer; car assurément, à toute autre vue que celle d’un pistolet bandé, il n’auroit pu le faire.
Cependant dès qu’il y fut, il se sentit si pressé, que ne comprenant rien de plus dangereux pour lui que l’état violent où il étoit, il voulut s’en retirer, au hasard de plus fâcheuses suites.
Il fit pour cela des efforts inutiles, le lit étoit trop bas, il étoit tout écrasé dessous. Alain, s’écria-t-il, je vais mourir, aide-moi. Mais ce fidelle domestique ne l’entendoit point, il étoit caché dans une armoire qui s’abattoit la nuit pour servir de lit; il l’avoit bien vîte relevée, & la tenoit avec ses deux mains de toute sa force, comme la chose du monde la plus utile à sa conservation; il étoit si occupé, qu’il ne sentoit pas même que ses ongles s’arrachoient, & qu’il se faisoit beaucoup de mal.
Villeville ne voyant plus paroître le gentilhomme bourgeois & son valet, tira deux coups de pistolet pour les effrayer; en effet, la Dandinardière en eut tant de peur, qu’il en perdit la voix pour quelques momens, & Alain fut si épouvanté, qu’il laissa tomber tout-d’un-coup le devant de l’armoire qu’il retenoit avec tant de fatigue; il tomba aussi de sa hauteur, & sa tête portant la première, à la vérité doucement, car c’étoit sur son lit; il fit une culbute qui le jeta à l’autre bout de la chambre.
Il auroit été difficile que tout ce désordre se fût passé sans un grand bruit: messieurs de Saint-Thomas, de Berginville & le prieur étoient pour lors dans la salle, qui tenoient un petit conseil, où la Dandinardière avoit part. Cette salle étoit sous sa chambre; ils crurent que le tonnerre venoit d’y tomber, ou que maître Robert, véritablement en colère d’avoir été si rudement tenaillé, en prenoit une vengeance mémorable; ils se hâtèrent de monter pour être spectateurs de cette nouvelle scène. Ils trouvèrent Alain encore étendu par terre, ils allèrent au lit de son maître, dont ils entendoient la voix plaintive & les cris sourds, sans pouvoir imaginer d’où ils venoient: ils demandèrent plusieurs fois à son valet où il étoit; mais Alain portant le doigt sur sa bouche, se contentoit de montrer silencieusement la fenêtre sans rien répondre. Ils y regardèrent, ne sachant point s’il auroit été assez fou pour essayer une cabriole de cette importance. Villeville n’y étoit plus, & ils ne comprirent point ce qu’Alain vouloit dire par ces signes mystérieux: les tristes accens continuoient: notre pauvre bourgeois souffroit tout ce qu’on peut souffrir. Enfin le baron regarda sous le lit, & ne fut pas médiocrement étonné qu’il eût pu s’y mettre.
Alain s’encourageant à leur vue, vint leur aider; il le prit par un pied, & tirant de toute sa force, il lui arracha sa botte, qui n’auroit pas été difficile à ôter, si elle n’avoit pas été engagée comme le reste de son corps; mais le valet étoit fort, & cela ne servit qu’à l’envoyer tomber à vingt pas, la botte à la main. Bon, dit-il assez plaisamment, les fées m’ont doué de tomber aujourd’hui sans fin & sans cesse; mais je sais bien un remède, c’est que je ne me lèverai plus.
Personne ne l’écoutoit, l’on étoit trop occupé à sauver la vie du gentilhomme bourgeois; l’on avoit beau lui tirer, tantôt une jambe, tantôt l’autre, il ne pouvoit sortir de cette trappe; & comme son dos & ses épaules passoient fort mal leur temps, l’on s’avisa de jeter les matelas par terre, & de lui donner une liberté dont il avoit grand besoin; il étoit tout écorché, le visage meurtri & le nez écrasé; il avoit la peau plus rouge que de l’écarlate; on le coucha. Son valet eut ordre de lui aller chercher du vin d’Espagne pour boire, & de l’eau-de-vie pour le frotter. Je vous prie, dit Alain au vicomte, d’en prendre vous-même la peine; car, pour ne vous rien céler, ce terrible monsieur de Villeville rôde autour de la maison, je redoute plus sa vue que le tonnerre. Tais-toi, indigne babillard, lui cria la Dandinardière, où a-t-il pris que Villeville est venu tirer des coups de pistolet sous mes fenêtres, & que j’en ai eu peur? Je n’en ai pas parlé, répondit Alain; mais voilà donc le pot aux roses découvert? Ne le croyez point, continua le bourgeois, je n’aurois pas peur d’Alcide en chair & en os, à plus forte raison de ce petit gentilhomme dont le revenu est très-mince & fort inférieur au mien: il est vrai que cet indigne valet a quelquefois des visions si fortes, qu’il les croit, & les débite comme des vérités.
Mais pour vous faire entendre ce qui m’a obligé de me fourrer si malencontreusement sous mon lit, c’est que je rêvois que m’étant battu, j’avois mis mon ennemi en fuite, je me suis jeté de mon lit pour le poursuivre; il m’a semblé qu’il passoit par-dessous: la chaleur du combat, & ce courage qui ne s’étonne pas dans les périls, m’ont engagé à en faire autant; dès que j’ai été là, je me suis réveillé, chagrin d’y être, mais peu surpris de m’y être mis, car je suis au catalogue des somnifères, & toute la cour sait que plusieurs années de suite, j’ai été me baigner en dormant.
Pendant qu’il parloit, Alain, qu’il ne pouvoit voir, faisoit des signes & marmottoit entre ses dents tout le contraire; mais monsieur de Saint-Thomas qui cherchoit à l’obliger, répliqua que tout ce qu’il venoit de dire étoit vrai, qu’il savoit que Villeville ne se portoit pas bien, & que quand il auroit été en bonne santé, il n’étoit pas assez ennemi de la vie pour venir chercher à la perdre avec un homme plus dangereux aux combats que Mars & qu’Hercule. Le vicomte & le prieur parlèrent à peu près dans les mêmes termes. La Dandinardière pensant qu’ils le croyoient, en reprit une partie de sa belle humeur, & se disposoit à débiter encore quelques mensonges, quand ces messieurs jugèrent à propos de lui laisser le temps de boire du vin d’Espagne, & de se frotter d’eau-de-vie.
Dès qu’ils furent en liberté de s’entretenir, le baron de Saint-Thomas s’adressant au vicomte: je vous proteste, lui dit-il, que si vous n’êtes pas aussi poltron, vous êtes au moins aussi fou que notre bourgeois gentilhomme, lorsque vous voulez me persuader d’en faire mon gendre. Dites tout ce qu’il vous plaira, répondit-il, je soutiens que ma vision n’est pas ridicule, & si quelque chose m’embarrasse, ce ne sont point les convenances, car il y en a dans cette affaire, comme nous le savons tous; mais c’est le moyen de résoudre ce petit avare à épouser une fille de qualité pour ses beaux yeux.
Remarquâtes-vous hier, dit le prieur en l’interrompant, les prétentions qu’il établit sur sa fortune? Encore un coup, si nous n’avons de l’adresse, voilà un mariage dérouté. Ce sera un grand malheur, dit le baron en souriant, & j’aurai bien de quoi m’affliger. Je vous assure, continua le vicomte, qu’il est riche, & qu’avec ses impertinentes fanfaronades, (qui se terminent toutes à la conservation de son individu), il ne laisse pas d’entendre ses intérêts. A propos, c’est moi qui me suis avisé de lui attirer le colérique Robert. J’ignore vos vues là-dessus, répondit monsieur de Saint-Thomas; mais il faut vous laisser la conduite d’une affaire dont je ne suis pas assez friand pour me tourmenter beaucoup. Quelques personnes qui survinrent, rompirent cette conversation. Le prieur ayant su que la Dandinardière ne pouvoit dormir, alla dans sa chambre pour lui tenir compagnie.
En approchant de sa porte, il s’y arrêta, parce qu’il l’entendit parler avec Alain. Quoi, lui disoit-il, tu me crois capable de te pardonner l’affront que tu viens de m’attirer? Sais-je seulement ce que c’est qu’un affront, disoit Alain? Je parlois naïvement de ce que je venois de voir, tout autre valet à ma place auroit parlé de même; je vous voyois sous le lit, & je savois bien que vous aviez eu de bonnes raisons pour vous y mettre. Tu le savois, reprit notre bourgeois, & qui donc te l’avoit dit? Mon cœur, ajouta le bon Alain, qui est de chair & d’os comme un autre, & qui mouroit de peur; car sans l’armoire où je me suis fourré, certainement, monsieur, je crois que je ne serois pas en vie à l’heure qu’il est. Je te trouve bien hardi, s’écria la Dandinardière, de juger de mes sentimens par les tiens; les héros ne se mesurent pas à l’aune d’un faquin comme toi. Si je me suis mis sous le lit, c’est que je ne voulois pas m’exposer à recevoir un coup de pistolet d’un traître qui n’oseroit m’attaquer que de loin. Vous avez donc oublié, répondit Alain, qu’il y avoit plus d’un quart-d’heure que vous y étiez caché, quand Villeville a tiré ce terrible coup de pistolet ou de canon, car je ne sais pas lequel. Tais-toi, bourreau, répliqua-t-il, j’avois jusqu’ici un peu compté sur ton courage; je te connais à présent, & j’attens avec impatience d’être de retour dans mon château pour t’expédier un congé en forme. Hélas! monsieur dit-il tout affligé, en quoi l’ai-je mérité? J’ai eu peur comme vous, est-ce un crime, & dois-je être plus brave que mon maître? Si vous m’aviez pris pour me battre, que je vous l’eusse promis sans le vouloir faire, vous auriez raison de vous plaindre; mais il n’en étoit non plus question que de l’ame du Juif errant. La Dandinardière sentit la joie de voir son valet si touché; il aimoit qu’on l’aimât: mets-toi à genoux, lui dit-il, tu m’attendris. Alain se prosterna au pied de son lit. Je te pardonne, ajouta-t-il, & je fais plus, je te donne du cœur, voici une provision de courage. En achevant ces mots, il lui souffla de toute sa force dans les deux oreilles. Tu peux compter, dit-il, que je te mets en état de te battre contre qui tu voudras. Quoi! sans être battu, s’écria Alain? Oui, dit son maître, je t’en assure. Je vous remercie, répartit Alain, mais, monsieur, si vous aviez voulu me souffler seulement cent écus de rente, j’en serois encore plus aise; car tout compté, je ne veux noise avec personne, un peu d’argent vaudroit mieux, prenez le courage pour vous.
Le prieur vit bien à l’air de cette conversation, qu’elle ne finiroit pas sitôt: après s’en être réjoui quelque temps, il entra dans la chambre. Je vous croyois endormi, lui dit-il, car il me semble que vous étiez couché à cette intention. Il est vrai, répliqua la Dandinardière, & je dormirois en effet, sans l’amour, qui est un furieux réveille-matin; dès que je veux fermer la paupière, il me représente Virginie & Marthonide plus charmantes que l’aurore. Oh! vraiment, vous n’êtes point incommodé de l’excès de votre tendresse, dit le prieur, je n’ai pas oublié que vous préférez le bien au mérite & à la beauté: il est vrai, continua-t-il, que cette déclaration a mis un voile sur vos bonnes qualités, comme les éclipses voilent le soleil. Je suis ravi de cette bonne comparaison, répliqua le petit bourgeois; mais me croyez-vous d’humeur à découvrir au public mes secrets amoureux? Non, non, monsieur, il faut un peu de mystère. Si vous me parlez sincèrement, dit le prieur, je vous offre mes soins pour faire réussir vos desseins; comptez que Virginie a beaucoup de mérite. Dites-moi, ajouta la Dandinardière, que lui donne-t-on en mariage? Ce qu’on lui donne, répliqua le prieur, hé! ne le savez-vous pas? On lui donne une très-grosse dot, un revenu qui vaut mieux que la plus belle terre de ce pays. Vous voulez dire des maisons à Paris, reprit la Dandinardière, ou des rentes sur l’Hôtel de Ville? Ce sont-là de plaisantes bagatelles, dit le prieur; on lui donne le don de faire des contes, & vous ne savez pas où cela va. Le bourgeois n’en parut point touché: hé, hé! dit-il, après avoir rêvé un moment, on peut le faire entrer pour quelque chose dans le contrat de mariage; mais au fond, si elle n’apporte que cela à son mari, je tiens que le ménage ira mal. Vous êtes tout matériel, s’écria le prieur, cependant l’esprit vaut son prix. Je ne suis pas assez ignorant, répliqua-t-il, pour mépriser l’esprit, je veux seulement avec cela un bien raisonnable: car je vous proteste qu’à l’égard de vos contes tant vantés, j’en ferai à mon tour, que je pourrai donc mettre à profit. Je serois bien aise d’en être témoin, dit le prieur, vous croyez sans doute qu’il ne faut qu’écrire des hyperboles semées par-ci, par-là: il étoit une fois une fée, & que l’ouvrage est parfait: je vous déclare qu’il y entre plus d’art que vous ne pensez, & j’en vois tous les jours qui n’ont rien d’agréable. Vous voulez donc dire, reprit le bourgeois en colère, que les miens seraient de cette classe; franchement, monsieur, vous n’êtes pas obligeant; mais j’en veux faire un, ou crever; nous vous verrons ensuite changer de langage. Je ne refuserai jamais mes louanges, dit le prieur, en prenant un air gracieux pour l’apaiser; & si vous m’en croyez, vous y travaillerez dès aujourd’hui. Je le prétends bien, dit la Dandinardière; croyez-vous que j’aie fait apporter ma bibliothèque avec tant de soin & de dépense pour la laisser inutile? Il ne tiendra qu’à vous, ajouta le prieur, que je vous aide comme j’ai déjà fait.
Cette proposition le radoucit absolument; il le tira par le bras, & lui dit à l’oreille, crainte qu’Alain ne l’entendît; je vous avoue que la peine m’effraie, & que je n’ai pas l’esprit de bagatelle qu’il faut avoir pour écrire toutes ces gentillesses; serois-je donc assez heureux pour que vous eussiez encore un conte qui pût me faire honneur, & faire connoître à Virginie que si elle a ce don, je l’ai aussi bien qu’elle? Cela veut dire, continua le prieur, que vous voulez jouer à bille pareille, & avoir autant d’avantage qu’elle dans l’empire des belles-lettres. L’ambition sied toujours bien, répondit le bourgeois, servez-moi en ami, je vous en conjure.
La cloche que l’on sonnoit ordinairement pour marquer l’heure du dîner, ayant averti le prieur, il quitta la Dandinardière, après lui avoir promis tout ce qu’il désiroit.
En entrant dans la salle, il trouva deux dames de sa connoissance, qui venoient d’arriver pour rendre une première visite à la baronne de Saint-Thomas. Elles étoient un peu en désordre, parce que les pommiers, qui foisonnoient dans ce canton, avoient fait une rude insulte à leur carrosse, dont l’impériale étoit en pièces; elles avoient été obligées de revenir d’assez loin à pied par une chaleur étouffante. Ces dames n’étoient dans la province que depuis fort peu; elles s’appeloient Cousines, bien qu’elles ne se fussent rien; l’une étoit veuve & fort coquette, l’autre venoit d’épouser un vieux gentilhomme qui amassoit du bien depuis long-temps, & qui pouvoit se vanter, en épousant sa femme, d’avoir trouvé un excellent secret pour le dépenser fort vîte.
La plus vieille, qui s’appeloit madame du Rouet, étoit veuve d’un homme de justice, qui ne l’avoit guères bien rendue à son prochain: elle aimoit le jeu & la bonne chère, & faisoit une dépense en fard, qui consommoit une partie de son revenu. Ce jour-là, le soleil en avoit fondu la moitié: elle tenoit un miroir de poche & tâchoit de prendre du blanc aux endroits où il étoit plus épais ou plus inutile, pour en mettre à ceux où il n’y en avoit point du tout; ce n’étoit pas un médiocre travail; & quand elle vit le prieur, elle pensa se désespérer, car monsieur & madame de Saint-Thomas n’étoient pas encore entrés. Le premier donnoit quelques ordres à ses ouvriers, l’autre changeoit d’habits, & n’auroit pas paru en robe-de-chambre pour l’empire de Trebizonde.
Mais madame de Lure, (c’étoit la nouvelle mariée), voyant le teint de son amie comme un damier, blanc & noir, pour lui laisser la liberté dont elle avoit besoin, elle tira mystérieusement le prieur dans un coin. Ma cousine veut se recoîffer, lui dit-elle, & moi je veux vous faire part d’un conte qui vous enchantera. Madame, lui dit-il, pour peu qu’il soit long, nous aurons de la peine à l’achever avant le dîner. Je vais seulement vous en lire le nom, continua-t-elle; je suis certaine que vous aurez envie de l’entendre: c’est le prince Marcassin; qu’en dites-vous? Je suis si neuf à ces sortes d’ouvrages, dit-il, que je n’en saurois bien juger sur le titre. Elle lui fit la guerre de son ignorance; & ayant jeté l’œil à la dérobée sur sa cousine du Rouet, qui étoit replâtrée, elle ne se soucia plus de lire le conte.
L’on étoit allé avertir le baron de Saint-Thomas de l’arrivée de ces dames; il vint promptement avec le vicomte de Berginville, & donna, en passant dans sa cuisine, les ordres nécessaires pour augmenter le repas. Il étoit question pour cela de tuer, de plumer, de larder; & quoiqu’on s’en acquitte diligemment à la campagne, il ne laissoit pas d’être embarrassé de quoi il amuseroit les dames en attendant le dîner.
Après qu’il les eut saluées, & appris d’elles l’accident de leur voiture, il leur proposa de passer dans un petit bois, plein de fontaines, où elles trouveroient des lits de mousse, & même des bancs pour se reposer. Elles furent ravies d’aller dans un lieu plus frais que la salle, afin de rétablir leur visage échauffé; & sitôt qu’elles eurent choisi un lieu agréable, le prieur, qui se douta bien du retardement que leur arrivée mettroit au dîner, pria madame de Lure de régaler la compagnie de son Marcassin. Le baron crut qu’elles en avoient apporté un. Ces dames ont eu raison, dit-il avec quelque sorte de dépit, de se précautionner contre la mauvaise chère que l’on fait chez moi. Elles trouvèrent cette méprise si plaisante, qu’elles en firent de longs éclats de rire, dont le baron auroit été un peu chagrin, si le prieur ne lui eût dit qu’il s’agissoit d’un conte; & voyant le cahier dans la poche de madame de Lure, il le prit.
MARCASSIN,
CONTE.
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Il étoit une fois un roi & une reine qui vivoient dans une grande tristesse, parce qu’ils n’avoient point d’enfans: la reine n’étoit plus jeune, bien qu’elle fût encore belle, de sorte qu’elle n’osoit s’en promettre: cela l’affligeoit beaucoup; elle dormoit peu, & soupiroit sans cesse, priant les dieux & toutes les fées de lui être favorables. Un jour qu’elle se promenoit dans un petit bois, après avoir cueilli quelques violettes & des roses, elle cueillit aussi des fraises; mais aussitôt qu’elle en eut mangé, elle fut saisie d’un si profond sommeil, qu’elle se coucha au pied d’un arbre & s’endormit.
Elle rêva, pendant son sommeil, qu’elle voyoit passer en l’air trois fées qui s’arrêtoient au-dessus de sa tête. La première la regardant en pitié, dit: voilà une aimable reine, à qui nous rendrions un service bien essentiel, si nous la voulions douer d’un enfant. Volontiers, dit la seconde, douez-la, puisque vous êtes notre aînée. Je la doue, continua-t-elle, d’avoir un fils, le plus beau, le plus aimable, & le mieux aimé qui soit au monde. Et moi, dit l’autre, je la doue de voir ce fils heureux dans ses entreprises, toujours puissant, plein d’esprit & de justice. Le tour de la troisième étant venu pour douer, elle s’éclata de rire, & marmota plusieurs choses entre ses dents, que la reine n’entendit point.
Voilà le songe qu’elle fit. Elle se réveilla au bout de quelques momens; elle n’apperçut rien en l’air ni dans le jardin. Hélas! dit-elle, je n’ai point assez de bonne fortune pour espérer que mon rêve se trouve véritable: quels remerciemens ne ferois-je pas aux dieux & aux bonnes fées! si j’avois un fils. Elle cueillit encore des fleurs, & revint au palais plus gaie qu’à l’ordinaire. Le roi s’en apperçut, il la pria de lui en dire la raison; elle s’en défendit, il la pressa davantage. Ce n’est point, lui dit-elle, une chose qui mérite votre curiosité; il n’est question que d’un rêve, mais vous me trouverez bien foible d’y ajouter quelque sorte de foi. Elle lui raconta qu’elle avoit vu en dormant trois fées en l’air, & ce que deux avoient dit; que la troisième avoit éclaté de rire, sans qu’elle eût pu entendre ce qu’elle marmotoit.
Ce rêve, dit le roi, me donne comme à vous de la satisfaction; mais j’ai de l’inquiétude de cette fée de belle humeur, car la plupart sont malicieuses, & ce n’est pas toujours bon signe quand elles rient. Pour moi, répliqua la reine, je crois que cela ne signifie ni bien ni mal; mon esprit est occupé du désir que j’ai d’avoir un fils, & il se forme là-dessus cent chimères: que pourroit-il même lui arriver, en cas qu’il y eût quelque chose de véritable dans ce que j’ai songé? Il est doué de tout ce qui se peut de plus avantageux? plût au ciel que j’eusse cette consolation! Elle se prit à pleurer là-dessus; il l’assura qu’elle lui étoit si chère, qu’elle lui tenoit lieu de tout.
Au bout de quelques mois, la reine s’apperçut qu’elle étoit grosse: tout le royaume fut averti de faire des vœux pour elle; les autels ne fumoient plus que des sacrifices qu’on offrait aux dieux pour la conservation d’un trésor si précieux. Les états assemblés députèrent pour aller complimenter leurs majestés; tous les princes du sang, les princesses & les ambassadeurs se trouvèrent aux couches de la reine; la layette pour ce cher enfant étoit d’une beauté admirable; la nourrice excellente. Mais que la joie publique se changea bien en tristesse, quand au lieu d’un beau prince, l’on vit naître un petit Marcassin! Tout le monde jeta de grands cris qui effrayèrent fort la reine. Elle demanda ce que c’étoit; on ne voulut pas le lui dire, crainte qu’elle ne mourût de douleur: au contraire, on l’assura qu’elle étoit mère d’un beau garçon, & qu’elle avoit sujet de s’en réjouir.
Cependant le roi s’affligeoit avec excès; il commanda que l’on mît le Marcassin dans un sac, & qu’on le jetât au fond de la mer, pour perdre entièrement l’idée d’une chose si fâcheuse: mais ensuite il en eut pitié; & pensant qu’il étoit juste de consulter la reine là-dessus, il ordonna qu’on le nourrît, & ne parla de rien à sa femme, jusqu’à ce qu’elle fût assez bien, pour ne pas craindre de la faire mourir par un grand déplaisir. Elle demandoit tous les jours à voir son fils: on lui disoit qu’il étoit trop délicat pour être transporté de sa chambre à la sienne, & là-dessus elle se tranquillisoit.
Pour le prince Marcassin, il se faisoit nourrir en Marcassin qui a grande envie de vivre: il fallut lui donner six nourrices, dont il y en avoit trois sèches, à la mode d’Angleterre. Celles-ci lui faisoient boire à tous momens du vin d’Espagne & des liqueurs, qui lui apprirent de bonne heure à se connoître aux meilleurs vins. La reine impatiente de caresser son marmot, dit au roi qu’elle se portoit assez bien pour aller jusqu’à son appartement, & qu’elle ne pouvoit plus vivre sans voir son fils. Le roi poussa un profond soupir; il commanda qu’on apportât l’héritier de la couronne. Il étoit emmailloté comme un enfant, dans des langes de brocard d’or. La reine le prit entre ses bras, & levant une dentelle frisée qui couvroit sa hure, hélas! que devint-elle à cette fatale vue? Ce moment pensa être le dernier de sa vie; elle jetoit de tristes regards sur le roi, n’osant lui parler.
Ne vous affligez point, ma chère reine, lui dit-il, je ne vous impute rien de notre malheur; c’est ici, sans doute, un tour de quelque fée malfaisante, & si vous voulez y consentir, je suivrai le premier dessein que j’ai eu de faire noyer ce petit monstre. Ah! sire, lui dit-elle, ne me consultez point pour une action si cruelle, je suis la mère de cet infortuné Marcassin, je sens ma tendresse qui sollicite en sa faveur; de grâce, ne lui faisons point de mal, il en a déjà trop, ayant dû naître homme, d’être né sanglier.
Elle toucha si fortement le roi par ses larmes & par ses raisons, qu’il lui promit ce qu’elle souhaitoit; de sorte que les dames qui élevoient Marcassinet, commencèrent d’en prendre encore plus de soin; car on l’avoit regardé jusqu’alors comme une bête proscrite, qui serviroit bientôt de nourriture aux poissons. Il est vrai que malgré sa laideur, on lui remarquoit des yeux tout pleins d’esprit; on l’avoit accoutumé à donner son petit pied à ceux qui venoient le saluer, comme les autres donnent leur main; on lui mettoit des bracelets de diamans, & il faisoit toutes ces choses avec assez de grâce.
La reine ne pouvoit s’empêcher de l’aimer; elle l’avoit souvent entre ses bras, le trouvant joli dans le fond de son cœur, car elle n’osoit le dire, de crainte de passer pour folle; mais elle avouoit à ses amies que son fils lui paroissoit aimable; elle le couvroit de mille nœuds de nompareilles couleur de roses; ses oreilles étoient percées; il avoit une lisière avec laquelle on le soutenoit, pour lui apprendre à marcher sur les pieds de derrière; on lui mettoit des souliers & des bas de soie attachés sur le genou, pour lui faire paroître la jambe plus longue; on le fouettoit quand il vouloit gronder: enfin on lui ôtoit, autant qu’il étoit possible, les manières marcassines.
Un soir que la reine se promenoit & qu’elle le portoit à son cou, elle vint sous le même arbre où elle s’étoit endormie, & où elle avoit rêvé tout ce que j’ai déjà dit; le souvenir de cette aventure lui revint fortement dans l’esprit: voilà donc, disoit-elle, ce prince si beau, si parfait & si heureux que je devois avoir? O songe trompeur, vision fatale! ô fées, que vous avois-je fait pour vous moquer de moi? Elle marmotoit ces paroles entre ses dents, lorsqu’elle vit croître tout-d’un-coup un chêne, dont il sortit une dame fort parée, qui, la regardant d’un air affable, lui dit: ne t’afflige point, grande reine, d’avoir donné le jour à Marcassinet; je t’assure qu’il viendra un temps où tu le trouveras aimable. La reine la reconnut pour une des trois fées, qui passant en l’air lorsqu’elle dormoit, s’étoient arrêtées & lui avoient souhaité un fils. J’ai de la peine à vous croire, madame, répliqua-t-elle; quelque esprit que mon fils puisse avoir, qui pourra l’aimer sous une telle figure? La fée lui répliqua encore une fois: ne t’afflige point, grande reine, d’avoir donné le jour à Marcassinet, je t’assure qu’il viendra un temps où tu le trouveras aimable. Elle se remit aussitôt dans l’arbre, & l’arbre rentra en terre, sans qu’il parût même qu’il y en eût eu en cet endroit.
La reine, fort surprise de cette nouvelle aventure, ne laissa pas de se flatter que les fées prendroient quelque soin de l’altesse Bestiole: elle retourna promptement au palais pour en entretenir le roi: mais il pensa qu’elle avoit imaginé ce moyen pour lui rendre son fils moins odieux. Je vois fort bien, lui dit-elle, à l’air dont vous m’écoutez, que vous ne me croyez pas; cependant rien n’est plus vrai que tout ce que je viens de vous raconter. Il est fort triste, dit le roi, d’essuyer les railleries des fées: par où s’y prendront-elles pour rendre notre enfant autre chose qu’un sanglier? Je n’y songe jamais sans tomber dans l’accablement. La reine se retira plus affligée qu’elle l’eut encore été; elle avoit espéré que les promesses de la fée adouciroient le chagrin du roi; cependant il vouloit à peine les écouter. Elle se retira, bien résolue de ne lui plus rien dire de leur fils, & de laisser aux dieux le soin de consoler son mari.
Marcassin commença de parler, comme font tous les enfans, il bégayoit un peu; mais cela n’empêchoit pas que la reine n’eût beaucoup de plaisir à l’entendre, car elle craignoit qu’il ne parlât de sa vie. Il devenoit fort grand, & marchoit souvent sur les pieds de derrière. Il portoit de longues vestes qui lui couvroient les jambes; un bonnet à l’angloise de velours noir, pour cacher sa tête, ses oreilles, & une partie de son grouin. A la vérité il lui venoit des défenses terribles; ses soies étoient furieusement hérissées; son regard fier, & le commandement absolu. Il mangeoit dans une auge d’or, où on lui préparoit des truffes, des glands, des morilles, de l’herbe, & l’on n’oublioit rien pour le rendre propre & poli. Il étoit né avec un esprit supérieur, & un courage intrépide. Le roi connoissant son caractère, commença à l’aimer plus qu’il n’avoit fait jusques-là. Il choisit de bons maîtres pour lui apprendre tout ce qu’on pourroit. Il réussissoit mal aux danses figurées, mais pour le passe-pied & le menuet, où il falloit aller vîte & légèrement, il y faisoit des merveilles. A l’égard des instrumens, il connut bien que le luth & le théorbe ne lui convenoient pas; il aimoit la guittare, & jouoit joliment de la flûte. Il montoit à cheval avec une disposition & une grâce surprenantes; il ne se passoit guères de jours qu’il n’allât à la chasse, & qu’il ne donnât de terribles coups de dents aux bêtes les plus féroces & les plus dangereuses. Ses maîtres lui trouvoient un esprit vif, & toute la facilité possible à se perfectionner dans les sciences. Il ressentoit bien amèrement le ridicule de sa figure marcassine; de sorte qu’il évitoit de paroître aux grandes assemblées.
Il passoit sa vie dans une heureuse indifférence, lorsqu’étant chez la reine, il vit entrer une dame de bonne mine, suivie de trois jeunes filles très-aimables. Elle se jeta aux pieds de la reine; elle lui dit qu’elle venoit la supplier de les recevoir auprès d’elle; que la mort de son mari & de grands malheurs l’avoient réduite à une extrême pauvreté; que sa naissance & son infortune étoient assez connues de sa majesté, pour espérer qu’elle auroit pitié d’elle. La reine fut attendrie de les voir ainsi à ses genoux, elle les embrassa, & leur dit qu’elle recevoit avec plaisir ses trois filles. L’aînée s’appeloit Ismène, la seconde Zelonide, & la cadette Marthesie; qu’elle en prendroit soin; qu’elle ne se décourageât point; qu’elle pouvoit rester dans le palais, où l’on auroit beaucoup d’égards pour elle & qu’elle comptât sur son amitié. La mère, charmée des bontés de la reine, baisa mille fois ses mains, & se trouva tout-d’un-coup dans une tranquillité qu’elle ne connoissoit pas depuis long-temps.
La beauté d’Ismène fit du bruit à la cour, & toucha sensiblement un jeune chevalier, nommé Coridon, qui ne brilloit pas moins de son côté qu’elle brilloit du sien. Ils furent frappés presqu’en même temps d’une secrète sympathie qui les attacha l’un à l’autre. Le chevalier étoit infiniment aimable; il plut, on l’aima. Et comme c’étoit un parti très-avantageux pour Ismène, la reine s’apperçut avec plaisir des soins qu’il lui rendoit, & du compte qu’elle lui en tenoit. Enfin on parla de leur mariage; tout sembloit y concourir. Ils étoient nés l’un pour l’autre, & Coridon n’oublioit rien de toutes ces fêtes galantes, & de tous ces soins empressés qui engagent fortement un cœur déjà prévenu.
Cependant le prince avoit ressenti le pouvoir d’Ismène dès qu’il l’avoit vue, sans oser lui déclarer sa passion. Ah! Marcassin, Marcassin, s’écrioit-il en se regardant dans un miroir, seroit-il bien possible qu’avec une figure si disgraciée, tu osasses te promettre quelque sentiment favorable de la belle Ismène? Il faut se guérir, car de tous les malheurs, le plus grand, c’est d’aimer sans être aimé. Il évitoit très-soigneusement de la voir; & comme il n’en pensoit pas moins à elle, il tomba dans une affreuse mélancolie: il devint si maigre, que les os lui perçoient la peau. Mais il eut une grande augmentation d’inquiétude, quand il apprit que Coridon recherchoit ouvertement Ismène; qu’elle avoit pour lui beaucoup d’estime, & qu’avant qu’il fût peu, le roi & la reine feroient la fête de leurs nôces.
A ces nouvelles, il sentit que son amour augmentoit, & que son espérance diminuoit, car il lui sembloit moins difficile de plaire à Ismène indifférente, qu’à Ismène prévenue pour Coridon. Il comprit encore que son silence achevoit de le perdre; de sorte qu’ayant cherché un moment favorable pour l’entretenir, il le trouva. Un jour qu’elle étoit assise sous un agréable feuillage, où elle chantoit quelques paroles que son amant avoit faites pour elle, Marcassin l’aborda tout ému, & s’étant placé auprès d’elle, il lui demanda s’il étoit vrai, comme on lui avoit dit, qu’elle alloit épouser Coridon? Elle répliqua que la reine lui avoit ordonné de recevoir ses assiduités, & qu’apparemment cela devoit avoir quelque suite. Ismène, lui dit-il, en se radoucissant, vous êtes si jeune, que je ne croyois pas que l’on pensât à vous marier; si je l’avois su, je vous aurois proposé le fils unique d’un grand roi, qui vous aime, & qui seroit ravi de vous rendre heureuse. A ces mots, Ismène pâlit: elle avoit déjà remarqué que Marcassin, qui étoit naturellement assez farouche, lui parloit avec plaisir; qu’il lui donnoit toutes les truffes que son instinct marcassinique lui faisoit trouver dans la forêt, & qu’il la régaloit des fleurs dont son bonnet étoit ordinairement orné. Elle eut une grande peur qu’il ne fût le prince dont il parloit, & elle lui répondit: je suis bien-aise, seigneur, d’avoir ignoré les sentimens du fils de ce grand roi; peut-être que ma famille, plus ambitieuse que je ne le suis, auroit voulu me contraindre à l’épouser; & je vous avoue confidemment que mon cœur est si prévenu pour Coridon, qu’il ne changera jamais. Quoi, répliqua-t-il, vous refuseriez une tête couronnée qui mettroit sa fortune à vous plaire? Il n’y a rien que je ne refuse, lui dit-elle; j’ai plus de tendresse que d’ambition; & je vous conjure, seigneur, puisque vous avez commerce avec ce prince, de l’engager à me laisser en repos. Ah! scélérate, s’écria l’impatient Marcassin, vous ne connoissez que trop le prince dont je vous parle! sa figure vous déplaît; vous ne voudriez pas avoir le nom de reine Marcassine; vous avez juré une fidélité éternelle à votre chevalier; songez cependant, songez à la différence qui est entre nous; je ne suis pas un Adonis, j’en conviens, mais je suis un sanglier redoutable; la puissance suprême vaut bien quelques petits agrémens naturels: Ismène pensez-y, ne me désesperez pas. En disant ces mots, ses yeux paroissoient tout de feu, & ses longues défenses faisoient l’une contre l’autre un bruit dont cette pauvre fille trembloit.
Marcassin se retira. Ismène, affligée, répandit un torrent de larmes, lorsque Coridon se rendit auprès d’elle. Ils n’avoient connu, jusqu’à ce jour, que les douceurs d’une tendresse mutuelle; rien ne s’étoit opposé à ses progrès, & ils avoient lieu de se promettre qu’elle seroit bientôt couronnée. Que devint ce jeune amant, quand il vit la douleur de sa belle maîtresse! Il la pressa de lui en apprendre le sujet. Elle le voulut bien, & l’on ne sauroit représenter le trouble que lui causa cette nouvelle. Je ne suis point capable, lui dit-il, d’établir mon bonheur aux dépens du vôtre; l’on vous offre une couronne, il faut que vous l’acceptiez. Que je l’accepte, grands dieux! s’écria-t-elle! que je vous oublie, & que j’épouse un monstre? Que vous ai-je fait, hélas! pour vous obliger de me donner des conseils si contraires à notre amitié & à notre repos. Coridon étoit saisi à un tel point, qu’il ne pouvoit lui répondre; mais les larmes qui couloient de ses yeux, marquoient assez l’état de son ame. Ismène, pénétrée de leur commune infortune, lui dit cent & cent fois qu’elle ne changeroit pas, quand il s’agiroit de tous les rois de la terre; & lui, touché de cette générosité, lui dit cent & cent fois qu’il falloit le laisser mourir de chagrin, & monter fur le trône qu’on lui offroit.
Pendant que cette contestation se passoit entr’eux, Marcassin étoit chez la reine, à laquelle il dit que l’espérance de guérir de la passion qu’il avoit prise pour Ismène l’avoit obligé à se taire, mais qu’il avoit combattu inutilement; qu’elle étoit sur le point d’être mariée; qu’il ne se sentoit pas la force de soutenir une telle disgrace, & qu’enfin il vouloit l’épouser ou mourir. La reine fut bien surprise d’entendre que le sanglier étoit amoureux. Songes-tu à ce que tu dis, lui répliqua-t-elle? Qui voudra de toi, mon fils, & quels enfans peux-tu espérer? Ismène est si belle, dit-il, qu’elle ne sauroit avoir de vilains enfans; & quand ils me ressembleroient, je suis résolu à tout, plutôt de la voir entre les bras d’un autre. As-tu si peu de délicatesse, continua la reine, que de vouloir une fille dont la naissance est inférieure à la tienne? Et qui sera la souveraine, répliqua-t-il, assez peu délicate pour vouloir un malheureux cochon comme moi? Tu te trompes, mon fils, ajouta la reine; les princesses moins que les autres ont la liberté de choisir; nous te ferons peindre plus beau que l’amour même. Quand le mariage sera fait, & que nous la tiendrons, il faudra bien qu’elle nous reste. Je ne suis pas capable, dit-il, de faire une telle supercherie: je serois au désespoir de rendre ma femme malheureuse. Peux-tu croire, s’écria la reine, que celle que tu veux ne le soit pas avec toi? Celui qui l’aime est aimable; & si le rang est différent entre le souverain & le sujet, la différence n’est pas moins entre un sanglier & l’homme du monde le plus charmant. Tant pis pour moi, madame, répliqua Marcassin, ennuyé des raisons qu’elle lui alléguoit; j’ose dire que vous devriez moins qu’un autre me représenter mon malheur: pourquoi m’avez-vous fait cochon? N’y a-t-il pas de l’injustice à me reprocher une chose dont je ne suis pas la cause? Je ne te fais point de reproches, ajouta la reine toute attendrie, je veux seulement te représenter que si tu épouses une femme qui ne t’aime pas, tu seras malheureux, & tu feras son supplice: si tu pouvois comprendre ce qu’on souffre dans ces unions forcées, tu ne voudrois point en courir le risque: ne vaut-il pas mieux demeurer seul en paix? Il faudroit avoir plus d’indifférence que je n’en ai, madame, lui dit-il; je suis touché pour Ismène; elle est douce, & je me flatte qu’un bon procédé avec elle, & la couronne qu’elle doit espérer, la fléchiront: quoiqu’il en soit, s’il est de ma destinée de n’être point aimé, j’aurai le plaisir de posséder une femme que j’aime.
La reine le trouva si fortement attaché à ce dessein, qu’elle perdit celui de l’en détourner; elle lui promit de travailler à ce qu’il souhaitoit, & sur-le-champ, elle envoya querir la mère d’Ismène: elle connoissoit son humeur; c’étoit une femme ambitieuse, qui auroit sacrifié ses filles à des avantages au-dessous de celui de régner. Dès que la reine lui eut dit qu’elle souhaitoit que Marcassin épousât Ismène, elle se jeta à ses pieds, & l’assura que ce seroit le jour qu’elle voudroit choisir. Mais, lui dit la reine, son cœur est engagé, nous lui avons ordonné de regarder Coridon comme un homme qui lui étoit destiné. Eh bien, madame, répondit la vieille mère, nous lui ordonnerons de le regarder à l’avenir comme un homme qu’elle n’épousera pas. Le cœur ne consulte pas toujours la raison, ajouta la reine; quand il s’est une fois déterminé, il est difficile de le soumettre. Si son cœur avoit d’autres volontés que les miennes, dit-elle, je le lui arracherois sans miséricorde. La reine la voyant si résolue, crut bien qu’elle pouvoit se reposer sur elle du soin de faire obéir sa fille.
En effet, elle courut dans la chambre d’Ismène. Cette pauvre fille ayant su que la reine avoit envoyé querir sa mère, attendoit son retour avec inquiétude; & il est aisé d’imaginer combien elle augmenta, quand elle lui dit d’un air sec & résolu, que la reine l’avoit choisie pour en faire sa belle-fille, qu’elle lui défendoit de parler jamais à Coridon, & que si elle n’obéissoit pas, elle l’étrangleroit. Ismène n’osa rien répondre à cette menace, mais elle pleuroit amèrement, & le bruit se répandit aussitôt qu’elle alloit épouser le marcassin royal, car la reine, qui l’avoit fait agréer au roi, lui envoya des pierreries pour s’en parer quand elle viendroit au palais.
Coridon, accablé de désespoir, vint la trouver & lui parla, malgré toutes les défenses qu’on avoit faites de le laisser entrer. Il parvint jusqu’à son cabinet; il la trouva couchée sur un lit de repos, le visage tout couvert de ses larmes. Il se jeta à genoux auprès d’elle, & lui prit la main. Hélas, dit-il, charmante Ismène! vous pleurez mes malheurs! Ils sont communs entre nous, répondit-elle; vous savez, cher Coridon, à quoi je suis condamnée; je ne puis éviter la violence qu’on veut me faire que par ma mort. Oui, je saurai mourir, je vous en assure, plutôt que de n’être pas à vous. Non, vivez, lui dit-il, vous serez reine, peut-être vous accoutumerez-vous avec cet affreux prince. Cela n’est pas en mon pouvoir, lui dit-elle, je n’envisage rien au monde de plus terrible qu’un tel époux; sa couronne n’adoucit point mes douleurs. Les dieux, continua-t-il, vous préservent d’une résolution si funeste, aimable Ismène! elle ne convient qu’à moi. Je vais vous perdre; vous n’êtes pas capable de résister à ma juste douleur. Si vous mourez, reprit-elle, je ne vous survivrai pas, & je sens quelque consolation à penser qu’au moins la mort nous unira.
Ils parloient ainsi, lorsque Marcassin les vint surprendre. La reine lui ayant raconté ce qu’elle avoit fait en sa faveur, il courut chez Ismène pour lui découvrir sa joie; mais la présence de Coridon le troubla au dernier point. Il étoit d’humeur jalouse & peu patiente. Il lui ordonna d’un air où il entroit beaucoup du sanglier de sortir, & de ne jamais paroître à la cour. Que prétendez-vous donc, cruel prince, s’écria Ismène, en arrêtant celui qu’elle aimoit? Croyez-vous le bannir de mon cœur comme de ma présence? Non! il y est trop bien gravé. N’ignorez donc plus votre malheur, vous qui faites le mien: voilà celui seul qui peut m’être cher; je n’ai que de l’horreur pour vous. Et moi, barbare, dit Marcassin, je n’ai que de l’amour pour toi; il est inutile que tu me découvres toute ta haine, tu n’en seras pas moins ma femme, & tu en souffriras davantage.
Coridon, au désespoir d’avoir attiré à sa maîtresse ce nouveau déplaisir, sortit dans le moment que la mère d’Ismène venoit la quereller; elle assura le prince que sa fille alloit oublier Coridon pour jamais, & qu’il ne falloit point retarder des noces si agréables. Marcassin, qui n’en avoit pas moins d’envie qu’elle, dit qu’il alloit régler le jour avec la reine, parce que le roi lui laissoit le soin de cette grande fête. Il est vrai qu’il n’avoit pas voulu s’en mêler, parce que ce mariage lui paroissoit désagréable & ridicule, étant persuadé que la race marcassinique alloit se perpétuer dans la maison royale. Il étoit affligé de la complaisance aveugle que la reine avoit pour son fils.
Marcassin craignoit que le roi ne se repentît du consentement qu’il avoit donné à ce qu’il souhaitoit; ainsi l’on se hâta de préparer tout pour cette cérémonie. Il se fit faire des ringraves, des canons, un pourpoint parfumé; car il avoit toujours une petite odeur que l’on soutenoit avec peine. Son manteau étoit brodé de pierreries, sa perruque d’un blond d’enfant, & son chapeau couvert de plumes. Il ne s’est peut-être jamais vu une figure plus extraordinaire que la sienne; & à moins que d’être destinée au malheur de l’épouser, personne ne pouvoit le regarder sans rire. Mais, hélas, que la jeune Ismène en avoit peu d’envie; on lui promettoit inutilement des grandeurs, elle les méprisoit, & ne ressentoit que la fatalité de son étoile.
Coridon la vit passer pour aller au temple; on l’eût prise pour une belle victime que l’on va égorger. Marcassin ravi, la pria de bannir cette profonde tristesse dont elle paroissoit accablée, parce qu’il vouloit la rendre si heureuse, que toutes les reines de la terre lui porteroient envie. J’avoue, continua-t-il, que je ne suis pas beau; mais l’on dit que tous les hommes ont quelque ressemblance avec des animaux: je ressemble plus qu’un autre à un sanglier, c’est ma bête: il ne faut pas pour cela m’en trouver moins aimable, car j’ai le cœur plein de sentimens, & touché d’une sorte passion pour vous. Ismène, sans lui répondre, le regardoit d’un air si dédaigneux; elle levoit les épaules, & lui laissoit deviner tout ce qu’elle ressentoit d’horreur pour lui. Sa mère étoit derrière elle, qui lui faisoit mille menaces: malheureuse! lui disoit-elle, tu veux donc nous perdre en te perdant; ne crains-tu point que l’amour du prince ne se tourne en fureur? Ismène occupée de son déplaisir, ne faisoit pas même attention à ces paroles. Marcassin, qui la menoit par la main, ne pouvoit s’empêcher de sauter & de danser, lui disant à l’oreille mille douceurs. Enfin, la cérémonie étant achevée, après que l’on eut crié trois fois, vive le prince Marcassin, vive la princesse Marcassine, l’époux ramena son épouse au palais, où tout étoit préparé pour faire un repas magnifique. Le roi & la reine s’étant placés, la mariée s’assit vis-à-vis du Sanglier, qui la dévoroit des yeux, tant il la trouvoit belle; mais elle étoit ensevelie dans une si profonde tristesse, qu’elle ne voyoit rien de ce qui se passoit, & elle n’entendoit point la musique qui faisoit grand bruit.
La reine la tira par la robe, & lui dit à l’oreille: ma fille, quittez cette sombre mélancolie, si vous voulez nous plaire; il semble que c’est moins ici le jour de vos nôces que celui de votre enterrement. Plaise aux dieux, madame, lui dit-elle, que ce soit le dernier de ma vie! vous m’aviez ordonné d’aimer Coridon, il avoit plutôt reçu mon cœur de votre main que de mon choix: mais, hélas! si vous avez changé pour lui, je n’ai point changé comme vous. Ne parlez pas ainsi, répliqua la reine, j’en rougis de honte & de dépit; souvenez-vous de l’honneur que vous fait mon fils, & de la reconnoissance que vous lui devez. Ismène ne répondit rien, elle laissa doucement tomber sa tête sur son sein, & s’ensevelit dans sa première rêverie.
Marcassin étoit très-affligé de connoître l’aversion que sa femme avoit pour lui; il y avoit bien des momens où il auroit souhaité que son mariage n’eût pas été fait: il vouloit même le rompre sur-le-champ, mais son cœur s’y opposoit. Le bal commença; les sœurs d’Ismène y brillèrent fort; elles s’inquiétoient peu de ses chagrins, & elles concevoient avec plaisir l’éclat que leur donnoit cette alliance. La mariée dansa avec Marcassin; & c’étoit effectivement une chose épouvantable de voir sa figure, & encore plus épouvantable d’être sa femme. Toute la cour étoit si triste, que l’on ne pouvoit témoigner de joie. Le bal dura peu; l’on conduisit la princesse dans son appartement; après qu’on l’eut déshabillée en cérémonie, la reine se retira. L’amoureux Marcassin se mit promptement au lit. Ismène dit qu’elle vouloit écrire une lettre, & elle entra dans son cabinet, dont elle ferma la porte, quoique Marcassin lui criât qu’elle écrivît promptement, & qu’il n’étoit guères l’heure de commencer des dépêches.
Hélas! en entrant dans ce cabinet, quel spectacle se présenta tout-d’un-coup aux yeux d’Ismène! C’étoit l’infortuné Coridon, qui avoit gagné une de ses femmes pour lui ouvrir la porte du degré dérobé, par où il entra. Il tenoit un poignard dans sa main. Non, dit-il, charmante princesse, je ne viens point ici pour vous faire des reproches de m’avoir abandonné: vous juriez dans le commencement de nos tendres amours, que votre cœur ne changeroit jamais: vous avez, malgré cela, consenti à me quitter, & j’en accuse les dieux plutôt que vous; mais ni vous, ni les dieux ne pouvez me faire supporter un si grand malheur: en vous perdant, princesse, je dois cesser de vivre. A peine ces derniers mots étoient proférés, qu’il s’enfonça son poignard dans le cœur.
Ismène n’avoit pas eu le temps de lui répondre. Tu meurs, cher Coridon, s’écria-t-elle douloureusement, je n’ai plus rien à ménager dans le monde; les grandeurs me seroient odieuses; la lumière du jour me deviendroit insupportable. Elle ne dit que ce peu de paroles; puis du même poignard qui fumoit encore du sang de Coridon, elle se donna un coup dans le sein, & tomba sans vie.
Marcassin attendoit trop impatiemment la belle Ismène, pour ne se pas appercevoir qu’elle tardoit long-temps à revenir; il l’appeloit de toute sa force, sans qu’elle lui répondît. Il se fâcha beaucoup, & se levant avec sa robe-de-chambre, il courut à la porte du cabinet, qu’il fit enfoncer. Il y entra le premier: hélas! quelle fut sa surprise, de trouver Ismène & Coridon dans un état si déplorable; il pensa mourir de tristesse & de rage; ses sentimens, confondus entre l’amour & la haine, le tourmentoient tour-à-tour. Il adoroit Ismène, mais il connoissoit qu’elle ne s’étoit tuée que pour rompre tout-d’un-coup l’union qu’ils venoient de contracter. L’on courut dire au roi & à la reine ce qui se passoit dans l’appartement du prince; tout le palais retentit de cris; Ismène étoit aimée, & Coridon estimé. Le roi ne se releva point; il ne pouvoit entrer aussi tendrement que la reine dans les aventures de Marcassin: il lui laissa le soin de le consoler.
Elle le fit mettre au lit; elle mêla ses larmes aux siennes; & quand il lui laissa le temps de parler, & qu’il cessa pour un moment ses plaintes, elle tâcha de lui faire concevoir qu’il étoit heureux d’être délivré d’une personne qui ne l’auroit jamais aimé, & qui avoit le cœur rempli d’une forte tendresse; qu’il est presque impossible de bien effacer une grande passion, & qu’elle étoit persuadée qu’il devoit se trouver heureux de l’avoir perdue. N’importe, s’écria-t-il, je voudrois la posséder, dût-elle m’être infidelle; je ne peux dire qu’elle ait cherché à me tromper par des caresses feintes; elle m’a toujours montré son horreur pour moi, je suis cause de sa mort; & que n’ai-je pas à me reprocher là-dessus? La reine le vit si affligé, qu’elle laissa auprès de lui les personnes qui lui étoient les plus agréables, & elle se retira dans sa chambre.
Lorsqu’elle fut couchée, elle rappela dans son esprit tout ce qui lui étoit arrivé depuis le rêve où elle avoit vu les trois fées. Que leur ai-je fait, disoit-elle, pour les obliger à m’envoyer des afflictions si amères? j’espérois un fils aimable & charmant, elles l’ont doué de marcassinerie, c’est un monstre dans la nature: la malheureuse Ismène a mieux aimé se tuer que de vivre avec lui. Le roi n’a pas eu un moment de joie depuis la naissance de ce prince infortuné; & pour moi, je suis accablée de tristesse toutes les fois que je le vois.
Comme elle parloit ainsi en elle-même, elle apperçut une grande lueur dans sa chambre, & reconnut près de son lit la fée qui étoit sortie du tronc d’un arbre dans le bois, qui lui dit: ô reine! pourquoi ne veux-tu pas me croire? ne t’ai-je pas assurée que tu recevras beaucoup de satisfaction de ton Marcassin? doutes-tu de ma sincérité? Hé! qui n’en douteroit, dit-elle; je n’ai encore rien vu qui réponde à la moindre de vos paroles? que ne me laissiez-vous le reste de ma vie sans héritier, plutôt que de m’en faire avoir un comme celui-là? Nous sommes trois sœurs, répliqua la fée; il y en a deux bonnes, l’autre gâte presque toujours le bien que nous faisons: c’est elle que tu vis rire lorsque tu dormois; sans nous, tes peines seroient encore plus longues, mais elles auront un terme. Hélas! ce sera par la fin de ma vie, ou par celle de mon Marcassin, dit la reine! Je ne puis t’en instruire, reprit la fée, il m’est seulement permis de te soulager par quelque espérance. Aussitôt elle disparut. La chambre demeura parfumée d’une odeur agréable, & la reine se flatta de quelque changement favorable.
Marcassin prit le grand deuil: il passa bien des jours enfermé dans son cabinet, & griffonna plusieurs cahiers, qui contenoient de sensibles regrets pour la perte qu’il avoit faite; il voulut même que l’on gravât ces vers sur le tombeau de sa femme.
Destin rigoureux, loix cruelle!
Ismène, tu descends dans la nuit éternelle:
Tes yeux, dont tous les cœurs devoient être charmés,
Tes yeux sont pour jamais fermés.
Destin rigoureux, loix cruelle!
Ismène, tu descends dans la nuit éternelle.
Tout le monde fut surpris qu’il conservât un souvenir si tendre pour une personne qui lui avoit témoigné tant d’aversion. Il entra peu-à-peu dans la société des dames, & fut frappé des charmes de Zelonide: c’étoit la sœur d’Ismène, qui n’étoit pas moins agréable qu’elle, & qui lui ressembloit beaucoup; cette ressemblance le flatta. Lorsqu’il l’entretint, il lui trouva de l’esprit & de la vivacité; il crut que si quelque chose pouvoit le consoler de la perte d’Ismène, c’étoit la jeune Zelonide. Elle lui faisoit mille honnêtetés, car il ne lui entroit pas dans l’esprit qu’il voulût l’épouser; mais cependant il en prit la résolution. Et un jour que la reine étoit seule dans son cabinet, il s’y rendit avec un air plus gai qu’à son ordinaire: Madame, lui dit-il, je viens vous demander une grâce, & vous supplier en même temps de ne me point détourner de mon dessein; car rien au monde ne sauroit m’ôter l’envie de me remarier; donnez-y les mains, je vous en conjure: je veux épouser Zelonide; parlez-en au roi, afin que cette affaire ne tarde pas. Ah! mon fils, dit la reine, quel est donc ton dessein? as-tu déjà oublié le désespoir d’Ismène, & sa mort tragique? comment te promets-tu que sa sœur t’aimera davantage? es-tu plus aimable que tu n’étois, moins sanglier? moins affreux? rends-toi justice, mon fils, ne donne point tous les jours des spectacles nouveaux: quand on est fait comme toi, l’on doit se cacher. J’y consens, madame, répondit Marcassin, c’est pour me cacher que je veux une compagne; les hiboux trouvent des chouettes, les crapauds des grenouilles, les serpens des couleuvres; suis-je donc au-dessous de ces vilaines bêtes? mais vous cherchez à m’affliger; il me semble cependant qu’un Marcassin a plus de mérite que tout ce que je viens de nommer.
Hélas! mon cher enfant, dit la reine, les dieux me sont témoins de l’amour que j’ai pour toi, & du déplaisir dont je suis accablée en voyant ta figure! lorsque je t’allègue tant de raisons, ce n’est point que je cherche à t’affliger; je voudrois, quand tu auras une femme, qu’elle fût capable de t’aimer autant que je t’aime; mais il y a de la différence entre les sentimens d’une épouse & ceux d’une mère.
Ma résolution est fixe, dit Marcassin; je vous supplie, madame, de parler dès aujourd’hui au roi & à la mère de Zelonide, afin que mon mariage se fasse au plutôt. La reine lui en donna sa parole; mais quand elle en entretint le roi, il lui dit qu’elle avoit des foiblesses pitoyables pour son fils; qu’il étoit bien certain de voir arriver encore quelques catastrophes d’un mariage si mal réglé. Bien que la reine en fût aussi persuadée que lui, elle ne se rendit pas pour cela, voulant tenir à son fils la parole qu’elle lui avoit donnée; de sorte qu’elle pressa si fort le roi, qu’en étant fatigué, il lui dit qu’elle fît donc ce qu’elle vouloit faire; que s’il lui en arrivoit du chagrin, elle n’en accuseroit que sa complaisance.
La reine étant revenue dans son appartement, y trouva Marcassin qui l’attendoit avec la dernière impatience; elle lui dit qu’il pouvoit déclarer ses sentimens à Zelonide; que le roi consentoit à ce qu’elle désiroit, pourvu qu’elle y consentît elle-même, parce qu’il ne vouloit pas que l’autorité dont il étoit revêtu servît à faire des malheureux. Je vous assure, madame, lui dit Marcassin, avec un air fanfaron, que vous êtes la seule qui pensiez si désavantageusement de moi; je ne vois personne qui ne me loue, & ne me fasse appercevoir que j’ai mille bonnes qualités. Tels sont les courtisans, dit la reine, & telle est la condition des princes, les uns louent toujours, les autres sont toujours loués; comment connoître ses défauts dans un tel labyrinthe? Ah! que les grands seroient heureux, s’ils avoient des amis plus attachés à leurs personnes qu’à leur fortune! Je ne sais, madame, répartit Marcassin, s’ils seroient heureux de s’entendre dire des vérités désagréables; de quelque condition qu’on soit, l’on ne les aime point; par exemple, à quoi sert que vous me mettiez toujours devant les yeux qu’il n’y a point de différence entre un sanglier & moi, que je fais peur, que je dois me cacher? n’ai-je pas de l’obligation à ceux qui adoucissent là-dessus ma peine, qui me font des mensonges favorables, & qui me cachent les défauts que vous êtes si soigneuse de me découvrir?
O source d’amour-propre, s’écria la reine! de quelque côté qu’on jette les yeux, on en trouve toujours. Oui, mon fils, vous êtes beau, vous êtes joli, je vous conseille encore de donner pension à ceux qui vous en assurent. Madame, dit Marcassin, je n’ignore point mes disgrâces; j’y suis peut-être plus sensible qu’un autre; mais je ne suis point le maître de me faire ni plus grand ni plus droit; de quitter ma hure de sanglier pour prendre une tête d’homme, ornée de longs cheveux: je consens qu’on me reprenne sur la mauvaise humeur, l’inégalité, l’avarice, enfin sur toutes les choses qui peuvent se corriger: mais à l’égard de ma personne, vous conviendrez, s’il vous plaît, que je suis à plaindre, non pas à blâmer. La reine voyant qu’il se chagrinoit, lui dit que puisqu’il étoit si entêté de se marier, il pouvoit voir Zelonide, & prendre des mesures avec elle.
Il avoit trop envie de finir la conversation, pour demeurer davantage avec sa mère. Il courut chez Zelonide: il entra sans façon dans sa chambre; & l’ayant trouvée dans son cabinet, il l’embrassa, & lui dit: ma petite sœur, je viens t’apprendre une nouvelle, qui sans doute ne te déplaira pas; je veux te marier. Seigneur, lui dit-elle, quand je serai mariée de votre main, je n’aurai rien à souhaiter. Il s’agit, continua-t-il, d’un des plus grands seigneurs du royaume; mais il n’est pas beau. N’importe, dit-elle, ma mère a tant de dureté pour moi, que je serai trop heureuse de changer de condition. Celui dont je te parle, ajouta le prince, me ressemble beaucoup. Zelonide le regarda avec attention, & parut étonnée. Tu gardes le silence, ma petite sœur, lui dit-il, est-ce de joie ou de chagrin? Je ne me souviens point, seigneur, répliqua-t-elle, d’avoir vu personne à la cour qui vous ressemble. Quoi! dit-il, tu ne peux deviner que je veux te parler de moi? oui, ma chère enfant, je t’aime, & je viens t’offrir de partager mon cœur & la couronne avec toi. O dieux! qu’entends-je, s’écria douloureusement Zelonide? Ce que tu entends, ingrate, dit Marcassin, tu entends la chose du monde qui devroit te donner le plus de satisfaction; peux-tu jamais espérer d’être reine? J’ai la bonté de jeter les yeux sur toi; songe à mériter mon amour, & n’imite pas les extravagances d’Ismène. Non, lui dit-elle, ne craignez pas que j’attente sur mes jours comme elle: mais, seigneur, il y a tant de personnes plus aimables & plus ambitieuses que moi; que n’en choisissez-vous une qui comprenne mieux que je ne fais, l’honneur que vous me destinez? Je vous avoue que je ne souhaite qu’une vie tranquille & retirée, laissez-moi la maîtresse de mon sort. Tu ne mérites guères les violences que je te fais, s’écria-t-il, pour t’élever sur le trône; mais une fatalité qui m’est inconnue, me force à t’épouser. Zelonide ne lui répondit que par ses larmes.
Il la quitta rempli de douleur, & alla trouver sa belle-mère pour lui découvrir ses intentions, afin qu’elle disposât Zelonide à faire de bonne grâce ce qu’il désiroit. Il lui raconta ce qui venoit de se passer entr’eux, & la répugnance qu’elle avoit témoignée pour un mariage qui faisoit sa fortune & celle de toute sa maison. L’ambitieuse mère comprit assez les avantages qu’elle en pouvoit recevoir; & lorsqu’Ismène se tua, elle en fut bien plus affligée par rapport à ses intérêts, que par rapport à la tendresse qu’elle avoit pour elle. Elle ressentit une extrême joie, que le crasseux Marcassin voulût prendre une nouvelle alliance dans sa famille. Elle se jeta à ses pieds; elle l’embrassa, & lui rendit mille graces pour un honneur qui la touchoit si sensiblement. Elle l’assura que Zelonide lui obéiroit, ou qu’elle la poignarderoit à ses yeux. Je vous avoue, dit Marcassin, que j’ai de la peine à lui faire violence; mais si j’attends qu’on me jette des cœurs à la tête, j’attendrai le reste de ma vie; toutes les belles me trouvent laid: je suis cependant résolu de n’épouser qu’une fille aimable. Vous avez raison, seigneur, répliqua la maligne vieille, il faut vous satisfaire; si elles sont mécontentes, c’est quelles ne connoissent point leurs véritables avantages.
Elle fortifia si fort Marcassin, qu’il lui dit que c’étoit donc une chose résolue, & qu’il seroit sourd aux larmes & aux prières de Zelonide. Il retourna chez lui choisir tout ce qu’il avoit de plus magnifique, & l’envoya à sa maîtresse. Comme sa mère étoit présente lorsqu’on lui offrit des corbeilles d’or remplies de bijoux, elle n’osa les refuser; mais elle marqua une grande indifférence pour ce qu’on lui présentoit, excepté pour un poignard, dont la garde étoit garnie de diamans. Elle le prit plusieurs fois, & le mit à sa ceinture, parce que les dames en ce pays-là en portoient ordinairement.
Puis elle dit: je suis trompée si ce n’est ce même poignard qui a percé le sein de ma pauvre sœur? Nous ne le savons point, madame, lui dirent ceux à qui elle parloit; mais si vous avez cette opinion, il ne faut jamais le voir. Au contraire, dit-elle, je loue son courage; heureuse qui en a assez pour l’imiter! Ah! ma sœur, s’écria Marthesie, quelles funestes pensées roulent dans votre esprit! voulez-vous mourir? Non! répondit Zelonide d’un air ferme, l’autel n’est pas digne d’une telle victime; mais j’atteste les dieux que.... elle n’en put dire davantage, ses larmes étouffèrent ses plaintes & sa voix.
L’amoureux Marcassin ayant été informé de la manière dont Zelonide avoit reçu son présent, s’indigna si fort contr’elle, qu’il fut sur le point de rompre, & de ne la revoir de sa vie. Mais soit par tendresse, soit par gloire, il ne voulut pas le faire, résolut de suivre son premier dessein avec la dernière chaleur. Le roi & la reine lui remirent le soin de cette grande fête. Il l’ordonna magnifique; cependant il y avoit toujours dans ce qu’il faisoit un certain goût de Marcassin très-extraordinaire: la cérémonie se fit dans une vaste forêt, où l’on dressa des tables chargées de venaison pour toutes les bêtes féroces & sauvages qui voudroient y manger, afin qu’elles se ressentissent du festin.
C’est en ce lieu que Zelonide, ayant été conduite par sa mère & par sa sœur, trouva le roi, la reine, leur fils Sanglier, & toute la cour, sous des ramées épaisses & sombres, où les nouveaux époux se jurèrent un amour éternel. Marcassin n’auroit point eu de peine à tenir sa parole. Pour Zelonide, il étoit aisé de connoître qu’elle obéissoit avec beaucoup de répugnance: ce n’est point qu’elle ne sût se contraindre, & cacher une partie de ses déplaisirs. Le prince, aimant à se flatter, se figura qu’elle céderoit à la nécessité, & qu’elle ne penseroit plus qu’à lui plaire. Cette idée lui rendit toute la belle humeur qu’il avoit perdue. Et dans le temps que l’on commençoit le bal, il se hâta de se déguiser en Astrologue, avec une longue robe. Deux dames de la cour étoient seulement de la mascarade. Il avoit voulu que tout fût si pareil, qu’on ne pût les reconnoître: & l’on n’eut pas médiocrement de peine à faire ressembler des femmes bien faites, à un vilain cochon comme lui.
Il y avoit une de ces dames qui étoit la confidente de Zelonide; Marcassin ne l’ignoroit point; ce n’étoit que par curiosité qu’il ménagea ce déguisement. Après qu’ils eurent dansé une petite entrée de ballet fort courte, car rien ne fatiguoit davantage le prince, il s’approcha de sa nouvelle épouse, & lui fit de certains signes, en montrant un des Astrologues masqués, qui persuadèrent à Zelonide, que c’étoit son amie qui étoit auprès d’elle, & qu’elle lui montroit Marcassin: Hélas! lui dit-elle, je n’entends que trop, voilà ce monstre que les dieux irrités m’ont donné pour mari; mais si tu m’aimes, nous en purgerons la terre cette nuit. Marcassin comprit, par ce qu’elle lui disoit, qu’il s’agissoit d’un complot où il avoit grande part. Il dit fort bas à Zelonide, je suis résolue à tout pour votre service. Tiens donc, reprit-elle, voilà un poignard qu’il m’a envoyé, il faut que tu te caches dans ma chambre, & que tu m’aides à l’égorger. Marcassin lui répliqua peu de chose, de crainte qu’elle ne reconnût son jargon, qui étoit assez extraordinaire: il prit doucement le poignard, & s’éloigna d’elle pour un moment.
Il revint ensuite sans masque lui faire des amitiés, qu’elle reçut d’un air assez embarrassé, car elle rouloit dans son esprit le dessein de le perdre; & dans ce moment il n’avoit guères moins d’inquiétude qu’elle. Est-il possible, disoit-il en lui-même, qu’une personne si jeune & si belle soit si méchante? Que lui ai-je fait pour l’obliger à me vouloir tuer? Il est vrai que je ne suis pas beau, que je mange malproprement, que j’ai quelques défauts, mais qui n’en a pas? Je suis homme sous la figure d’une bête. Combien y a-t-il de bêtes sous la figure d’hommes! Cette Zelonide que je trouvois si charmante, n’est-elle pas elle-même une tigresse & une lionne? Ah! que l’on doit peu se fier aux apparences! il marmotoit tout cela entre ses dents, quand elle lui demanda ce qu’il avoit. Vous êtes triste, Marcassin? Ne vous repentez-vous pas de l’honneur que vous m’avez fait? Non, lui dit-il, je ne change pas aisément, je pensois au moyen de faire finir bientôt le bal: j’ai sommeil.
La princesse fut ravie de le voir assoupi, pensant qu’elle en auroit moins de peine à exécuter son projet. La fête finit. L’on ramena Marcassin & sa femme dans un chariot pompeux. Tout le palais étoit illuminé de lampes, qui formoient de petits cochons. L’on fit de grandes cérémonies pour coucher le Sanglier & la mariée. Elle ne doutoit point que sa confidente ne fût derrière la tapisserie; de sorte qu’elle se mit au lit avec un cordon de soie sous son chevet, dont elle vouloit venger la mort d’Ismène, & la violence qu’on lui avoit faite en la contraignant à faire un mariage qui lui déplaisoit si fort. Marcassin profita du profond silence qui régnoit; il fit semblant de dormir, & ronfloit à faire trembler tous les meubles de sa chambre. Enfin tu dors, vilain porc, dit Zelonide, voici le terme arrivé de punir ton cœur de sa fatale tendresse, tu périras dans cette obscure nuit. Elle se leva doucement, & courut à tous les coins appeler sa confidente; mais elle n’avoit garde d’y être, puisqu’elle ne savoit point le dessein de Zelonide.
Ingrate amie! s’écrioit-elle d’une voix basse, tu m’abandonnes; après m’avoir donné une parole si positive, tu ne me la tiens pas; mais mon courage me servira au besoin. En achevant ces mots, elle passa doucement le cordon de soie autour du cou de Marcassin, qui n’attendoit que cela pour se jeter sur elle. Il lui donna deux coups de ses grandes défenses dans la gorge, dont elle expira peu après.
Une telle catastrophe ne pouvoit se passer sans beaucoup de bruit. L’on accourut, & l’on vit avec la dernière surprise Zelonide mourante; on vouloit la secourir, mais il se mit au devant d’un air furieux. Et lorsque la reine, qu’on étoit allé querir, fut arrivée, il lui raconta ce qui s’étoit passé, & ce qui l’avoit porté à la dernière violence contre cette malheureuse princesse.
La reine ne put s’empêcher de la regretter. Je n’avois que trop prévu, dit-elle, les disgrâces attachées à votre alliance: qu’elles servent au moins à vous guérir de la frénésie qui vous possède de vous marier; il n’y auroit pas moyen de voir toujours finir un jour de nôce par une pompe funèbre. Marcassin ne répondit rien; il étoit occupé d’une profonde rêverie; il se coucha sans pouvoir dormir; il faisoit des réflexions continuelles sur ses malheurs; il se reprochoit en secret la mort des deux plus aimables personnes du monde; & la passion qu’il avoit eue pour elles se réveilloit à tous momens pour le tourmenter.
Infortuné que je suis, disoit-il à un jeune seigneur qu’il aimoit! je n’ai jamais goûté aucune douceur dans le cours de ma vie. Si l’on parle du trône que je dois remplir, chacun répond que c’est un grand dommage de voir posséder un si beau royaume par un monstre. Si je partage ma couronne avec une pauvre fille, au lieu de s’estimer heureuse, elle cherche les moyens de mourir ou de me tuer. Si je cherche quelques douceurs auprès de mon père & de ma mère, ils m’abhorrent, & ne me regardent qu’avec des yeux irrités. Que faut-il donc faire dans le désespoir qui me possède? Je veux abandonner la cour. J’irai au fond des forêts, mener la vie qui convient à un sanglier de bien & d’honneur. Je ne ferai plus l’homme galant. Je ne trouverai point d’animaux qui me reprochent d’être plus laid qu’eux. Il me sera aisé d’être leur roi, car j’ai la raison en partage, qui me fera trouver le moyen de les maîtriser. Je vivrai plus tranquillement avec eux que je ne vis dans une cour destinée à m’obéir, & je n’aurai point le malheur d’épouser une laye qui se poignarde, ou qui me veuille étrangler. Ha! fuyons, fuyons dans les bois, méprisons une couronne dont on me croit indigne.
Son confident voulut d’abord le détourner d’une résolution si extraordinaire; cependant il le voyoit si accablé des continuels coups de la fortune, que dans la suite il ne le pressa plus de demeurer; & une nuit que l’on négligeoit de faire la garde autour de son palais, il se sauva sans que personne le vît, jusqu’au fond de la forêt, où il commença à faire tout ce que ses confrères les marcassins faisoient.
Le roi & la reine ne laissèrent pas d’être touchés d’un départ dont le seul désespoir étoit la cause; ils envoyèrent des chasseurs le chercher: mais comment le reconnoître? L’on prit deux ou trois furieux sangliers que l’on amena avec mille périls, & qui firent tant de ravages à la cour, qu’on résolut de ne se plus exposer à de telles méprises. Il y eut un ordre général de ne plus tuer de sangliers, de crainte de rencontrer le prince.
Marcassin, en partant, avoit promis à son favori de lui écrire quelquefois, il avoit emporté un écritoire; & en effet, de temps en temps, l’on trouvoit une lettre fort griffonnée à la porte de la ville, qui s’adressoit à ce jeune seigneur, cela consoloit la reine; elle apprenoit par ce moyen que son fils étoit vivant.
La mère d’Ismène & de Zelonide ressentoit vivement la perte de ses deux filles: tous les projets de grandeurs qu’elle avoit faits s’étoient évanouis par leur mort: on lui reprochoit que sans son ambition elles seroient encore au monde; qu’elle les avoit menacées pour les obliger à consentir d’épouser Marcassin. La reine n’avoit plus pour elle les mêmes bontés. Elle prit la résolution d’aller en campagne avec Marthesie, sa fille unique. Celle-ci étoit beaucoup plus belle que ses sœurs ne l’avoient été, & sa douceur avoit quelque chose de si charmant, qu’on ne la voyoit point avec indifférence. Un jour qu’elle se promenoit dans la forêt, suivie de deux femmes qui la servoient, (car la maison de sa mère n’en étoit pas éloignée), elle vit tout d’un coup à vingt pas d’elle un sanglier, d’une grandeur épouvantable; celles qui l’accompagnoient, l’abandonnèrent & s’enfuirent. Pour Marthesie, elle eut tant de frayeur, qu’elle demeura immobile comme une statue, sans avoir la force de se sauver.
Marcassin, c’étoit lui-même, la reconnut aussitôt, & jugea par son tremblement qu’elle mouroit de peur. Il ne voulut pas l’épouvanter davantage; mais s’étant arrêté, il lui dit: Marthesie, ne craignez rien, je vous aime trop pour vous faire du mal, il ne tiendra qu’à vous que je vous fasse du bien; vous savez les sujets de déplaisirs que vos sœurs m’ont donnés, c’est une triste récompense de ma tendresse: je ne laisse pas d’avouer que j’avois mérité leur haine par mon opiniâtreté à vouloir les posséder malgré elles. J’ai appris, depuis que je suis habitant de ces forêts, que rien au monde ne doit être plus libre que le cœur; je vois que tous les animaux sont heureux, parce qu’ils ne se contraignent point. Je ne savois pas alors leurs maximes, je les sais à présent, & je sens bien que je préférerois la mort à un hymen forcé. Si les dieux irrités contre moi vouloient enfin s’appaiser; s’ils vouloient vous toucher en ma faveur, je vous avoue, Marthesie, que je serois ravi d’unir ma fortune à la vôtre; mais hélas! qu’est-ce que je vous propose? Voudriez-vous venir avec un monstre comme moi dans le fond de ma caverne.
Pendant que Marcassin parloit, Marthesie reprenoit assez de force pour lui répondre. Quoi! seigneur, s’écria-t-elle, est-il possible que je vous voie dans un état si peu convenable à votre naissance? La reine, votre mère, ne passe aucun jour sans donner des larmes à vos malheurs. A mes malheurs, dit Marcassin, en l’interrompant! n’appelez point ainsi l’état où je suis; j’ai pris mon parti, il m’en a coûté, mais cela est fait. Ne croyez pas, jeune Marthesie, que ce soit toujours une brillante cour qui fasse notre félicité la plus solide, il est des douceurs plus charmantes, & je vous le répète. Vous pourriez me les faire trouver, si vous étiez d’humeur à devenir sauvage avec moi. Et pourquoi, dit-elle, ne voulez-vous plus revenir dans un lieu où vous êtes toujours aimé? Je suis toujours aimé! s’écria-t-il? Non, non, l’on n’aime pas les princes accablés de disgrâces; comme l’on se promet d’eux mille biens, lorsqu’ils ne sont pas en état d’en faire, on les rend responsables de leur mauvaise fortune: on les hait enfin plus que tous les autres.
Mais à quoi m’amusé-je, s’écria-t-il? Si quelques ours ou quelques lions de mon voisinage passent par ici, & qu’ils m’entendent parler, je suis un Marcassin perdu. Résolvez-vous donc à venir sans autre vue que celle de passer vos beaux jours dans une étroite solitude avec un monstre infortuné, qui ne le sera plus, s’il vous possède. Marcassin, lui dit-elle, je n’ai eu jusqu’à présent aucun sujet de vous aimer, j’aurois encore sans vous deux sœurs qui m’étoient chères, laissez-moi du temps pour prendre une résolution si extraordinaire. Vous me demandez peut-être du temps, lui dit-il, pour me trahir? Je n’en suis pas capable, répliqua-t-elle, & je vous assure dès à présent que personne ne saura que je vous ai vu. Reviendrez-vous ici, lui dit-il? N’en doutez pas, continua-t-elle; ah! votre mère s’y opposera, on lui contera que vous avez rencontré un sanglier terrible; elle ne voudra plus vous y exposer. Venez donc, Marthesie, venez avec moi. En quel lieu me mènerez-vous, dit-elle? Dans une profonde grotte, répliqua-t-il; un ruisseau plus clair que du crystal y coule lentement: ses bords sont couverts de mousse & d’herbes fraîches; cent échos y répondent à l’envi à la voix plaintive de bergers amoureux & maltraités. C’est là que nous vivrons ensemble; ou pour mieux dire, reprit-elle, c’est-là que je serai dévorée par quelqu’un de vos meilleurs amis. Ils viendront pour vous voir, ils me trouveront, ce sera fait de ma vie. Ajoutez que ma mère, au désespoir de m’avoir perdue, me fera chercher par-tout; ces bois sont trop voisins de sa maison, l’on m’y trouveroit.
Allons où vous voudrez, lui dit-il, l’équipage d’un pauvre sanglier est bientôt fait. J’en conviens, dit-elle, mais le mien est plus embarrassant; il me faut des habits pour toutes les saisons, des rubans, des pierreries. Il vous faut, dit Marcassin, une toilette pleine de mille bagatelles, & de mille choses inutiles. Quand on a de l’esprit & de la raison, ne peut-on pas se mettre au-dessus de ces petits ajustemens? Croyez-moi, Marthesie, ils n’ajouteront rien à votre beauté, & je suis certain qu’ils en terniront l’éclat. Ne cherchez point d’autre chose pour votre teint que l’eau fraîche & claire des fontaines; vous avez les cheveux tout frisés, d’une couleur charmante, & plus fins que les rets où l’araignée prend l’innocent moucheron; servez-vous en pour votre parure: vos dents sont mieux rangées & aussi blanches que des perles; contentez-vous de leur éclat & laissez les babioles aux personnes moins aimables que vous.
Je suis très-satisfaite de tout ce que vous me dites, répliqua-t-elle, mais vous ne pourrez me persuader de m’ensevelir au fond d’une caverne, n’ayant pour compagnie que des lézards & des limaçons. Ne vaut-il pas mieux que vous veniez avec moi chez le roi votre père? Je vous promets que s’ils consentent à notre mariage, j’en serai ravie. Et si vous m’aimez, ne devez-vous pas souhaiter de me rendre heureuse, & de me mettre dans un rang glorieux? Je vous aime, belle maîtresse, reprit-il, mais vous ne m’aimez pas; l’ambition vous engageroit à me recevoir pour époux, j’ai trop de délicatesse pour m’accommoder de ces sentimens-là.
Vous avez une disposition naturelle, répartit Marthesie, à juger mal de notre sexe; mais, seigneur Marcassin, c’est pourtant quelque chose que de vous promettre une sincère amitié. Faites-y réflexion, vous me verrez dans peu de jours en ces mêmes lieux.
Le prince prit congé d’elle, & se retira dans sa grotte ténébreuse, fort occupé de tout ce qu’elle lui avoit dit. Sa bisarre étoile l’avoit rendu si haïssable aux personnes qu’il aimoit, que jusqu’à ce jour, il n’avoit pas été flatté d’une parole gracieuse, cela le rendoit bien plus sensible à celles de Marthesie; & son amour ingénieux lui ayant inspiré le dessein de la régaler, plusieurs agneaux, des cerfs & des chevreuils ressentirent la force de sa dent carnassière. Ensuite il les arrangea dans sa caverne, attendant le moment où Marthesie lui tiendroit parole.
Elle ne savoit de son côté quelle résolution prendre; quand Marcassin auroit été aussi beau qu’il étoit laid, quand ils se seroient aimés autant qu’Astrée & Céladon s’aimoient, c’est tout ce qu’elle auroit pu faire que de passer ainsi ses beaux jours dans une affreuse solitude; mais qu’il s’en falloit que Marcassin fût Céladon! Cependant elle n’étoit point engagée; personne n’avoit eu jusqu’alors l’avantage de lui plaire, & elle étoit dans la résolution de vivre parfaitement bien avec le prince, s’il vouloit quitter sa forêt.
Elle se déroba pour lui venir parler; elle le trouva au lieu du rendez-vous: il ne manquoit jamais d’y aller plusieurs fois par jour, dans la crainte de perdre le moment où elle y viendroit. Dès qu’il l’apperçut, il courut au-devant d’elle, & s’humiliant à ses pieds, il lui fit connoître que les sangliers ont, quand ils veulent, des manières de saluer fort galantes.
Ils se retirèrent ensuite dans un lieu écarté, & Marcassin la regardant avec des petits yeux pleins de feu & de passion, que dois-je espérer, lui dit-il, de votre tendresse? Vous pouvez en espérer beaucoup, répliqua-t-elle, si vous êtes dans le dessein de revenir à la cour; mais je vous avoue que je ne me sens pas la force de passer le reste de ma vie éloignée de tout commerce. Ah! lui dit-il, c’est que vous ne m’aimez point; il est vrai que je ne suis point aimable, mais je suis malheureux, & vous devriez faire pour moi, par pitié & par générosité, ce que vous feriez pour un autre par inclination. Eh! qui vous a dit, répondit-elle, que ces sentimens n’ont point de part à l’amitié que je vous témoigne; croyez-moi, Marcassin, je fais encore beaucoup de vouloir vous suivre chez le roi votre père. Venez dans ma grotte, lui dit-il, venez juger vous-même de ce que vous voulez que j’abandonne pour vous.
A cette proposition elle hésita un peu, elle craignoit qu’il ne la retînt malgré elle; il devina ce qu’elle pensoit. Ah! ne craignez point, lui dit-il, je ne serai jamais heureux par des moyens violens! Marthesie se fia à la parole qu’il lui donnoit; il la fit descendre au fond de sa caverne; elle y trouva tous les animaux qu’il avoit égorgés pour la régaler. Cette espèce de boucherie lui fit mal au cœur; elle en détourna d’abord les yeux, & voulut sortir au bout d’un moment; mais Marcassin prenant l’air & le ton d’un maître, lui dit: aimable Marthesie, je ne suis pas assez indifférent pour vous laisser la liberté de me quitter; j’atteste les dieux que vous serez toujours souveraine de mon cœur; des raisons invincibles m’empêchent de retourner chez le roi mon père; acceptez ici mon amour & ma foi, que ce ruisseau fugitif, que les pampres toujours verts, que le roc, que les bois, que les hôtes qui les habitent soient témoins de nos sermens mutuels.
Elle n’avoit pas la même envie que lui de s’engager; mais elle étoit enfermée dans la grotte sans en pouvoir sortir. Pourquoi y étoit-elle allée? ne devoit-elle pas prévoir ce qui lui arriva? Elle pleura & fit des reproches à Marcassin. Comment pourrai-je me fier à vos paroles, lui dit-elle, puisque vous manquez à la première que vous m’avez donnée? Il faut bien, lui dit-il en souriant à la Marcassine, qu’il y ait un peu de l’homme mêlé avec le sanglier; ce défaut de parole que vous me reprochez, cette petite finesse où je ménage mes intérêts, c’est justement l’homme qui agit; car pour parler sans façon, les animaux ont plus d’honneur entr’eux que les hommes. Hélas! répondit-elle, vous avez le mauvais de l’un & de l’autre, le cœur d’un homme, & la figure d’une bête; soyez donc ou tout un, ou tout autre, après cela je me résoudrai à ce que vous souhaitez. Mais, belle Marthesie, lui dit-il, voulez-vous demeurer avec moi sans être ma femme, car vous pouvez compter que je ne vous permettrai point de sortir d’ici? Elle redoubla ses pleurs & ses prières, il n’en fut point touché; & après avoir contesté long-temps, elle consentit à le recevoir pour époux, & l’assura qu’elle l’aimeroit aussi chèrement que s’il étoit le plus aimable prince du monde.
Ces manières obligeantes le charmèrent; il baisa mille fois ses mains, & l’assura à son tour qu’elle ne seroit peut-être pas si malheureuse qu’elle avoit lieu de le croire. Il lui demanda ensuite si elle mangeroit des animaux qu’il avoit tués. Non, dit-elle, cela n’est pas de mon goût; si vous pouvez m’apporter des fruits, vous me ferez plaisir. Il sortit, & ferma si bien l’entrée de la caverne, qu’il étoit impossible à Marthesie de se sauver; mais elle avoit pris là-dessus son parti, & elle ne l’auroit pas fait, quand elle auroit pu le faire.
Marcassin chargea trois hérissons d’oranges, de limes douces, de citrons & d’autres fruits; il les piqua dans les pointes dont ils sont couverts, & la provision vint très-commodément jusqu’à la grotte, il y entra, & pria Marthesie d’en manger. Voilà un festin de nôces, lui dit-il, qui ne ressemble point à celui que l’on fit pour vos deux sœurs; mais j’espère que, encore qu’il y ait moins de magnificence, nous y trouverons plus de douceurs. Plaise aux dieux de le permettre ainsi, répliqua-t-elle! ensuite elle puisa de l’eau dans sa main, elle but à la santé du sanglier, dont il fut ravi.
Le repas ayant été aussi court que frugal, Marthesie rassembla toute la mousse, l’herbe & les fleurs que Marcassin lui avoit apportés, elle en composa un lit assez dur, sur lequel le prince & elle se couchèrent. Elle eut grand soin de lui demander s’il vouloit avoir la tête haute ou basse, s’il avoit assez de place, de quel côté il dormoit le mieux? Le bon Marcassin la remercia tendrement, & il s’écrioit de temps en temps: je ne changerois pas mon sort avec celui des plus grands hommes; j’ai enfin trouvé ce que je cherchois; je suis aimé de celle que j’aime; il lui dit cent jolies choses, dont elle ne fut point surprise, car il avoit de l’esprit; mais elle ne laissa pas de se réjouir que la solitude où il vivoit n’en eût rien diminué.
Ils s’endormirent l’un & l’autre, & Marthesie s’étant réveillée, il lui sembla que son lit étoit meilleur que lorsqu’elle s’y étoit mise; touchant ensuite doucement Marcassin, elle trouvoit que sa hure étoit faite comme la tête d’un homme, qu’il avoit de longs cheveux, des bras & des mains; elle ne put s’empêcher de s’étonner; elle se rendormit, & lorsqu’il fut jour, elle trouva que son mari étoit aussi Marcassin que jamais.
Ils passèrent cette journée comme la précédente. Marthesie ne dit point à son mari ce qu’elle avoit soupçonné pendant la nuit. L’heure de se coucher vint: elle toucha sa hure pendant qu’il dormoit, & elle y trouva la même différence qu’elle y avoit trouvée. La voilà bien en peine, elle ne dormoit presque plus, elle étoit dans une inquiétude continuelle, & soupiroit sans cesse. Marcassin s’en apperçut avec un véritable désespoir. Vous ne m’aimez point, lui dit-il, ma chère Marthesie, je suis un malheureux dont la figure vous déplaît; vous allez me causer la mort. Dites plutôt, barbare, que vous serez cause de la mienne, répliqua-t-elle, l’injure que vous me faites me touche si sensiblement que je n’y pourrai résister. Je vous fais une injure, s’écria-t-il, & je suis un barbare? expliquez-vous, car assurément vous n’avez aucun sujet de vous plaindre. Croyez-vous, lui dit-elle, que je ne sache pas que vous cédez toutes les nuits votre place à un homme. Les sangliers, lui dit-il, & particulièrement ceux qui me ressemblent, ne sont pas de si bonne composition; n’ayez point une pensée si offensante pour vous & pour moi, ma chère Marthesie, & comptez que je serois jaloux des dieux mêmes; mais peut-être qu’en dormant vous vous forgez cette chimère. Marthesie, honteuse de lui avoir parlé d’une chose qui avoit si peu de vraisemblance, répondit qu’elle ajoutoit tant de foi à ses paroles, qu’encore qu’elle eût tout sujet de croire qu’elle ne dormoit pas quand elle touchoit des bras, des mains & des cheveux, elle soumettoit son jugement, & qu’à l’avenir elle ne lui en parleroit plus.
En effet, elle éloignoit de son esprit tous les sujets de soupçon qui venoient. Six mois s’écoulèrent avec peu de plaisirs de la part de Marthesie; car elle ne sortoit pas de la caverne, de peur d’être rencontrée par sa mère ou par ses domestiques. Depuis que cette pauvre mère avoit perdu sa fille, elle ne cessoit point de gémir, elle faisoit retentir les bois de ses plaintes & du nom de Marthesie. A ces accens, qui frappoient presque tous les jours ses oreilles, elle soupiroit en secret de causer tant de douleur à sa mère, & de n’être pas maîtresse de la soulager; mais Marcassin l’avoit fortement menacée, & elle le craignoit autant qu’elle l’aimoit.
Comme sa douceur étoit extrême, elle continuoit de témoigner beaucoup de tendresse au sanglier, qui l’aimoit aussi avec la dernière passion; elle étoit grosse, & quand elle se figuroit que la race marcassine alloit se perpétuer, elle ressentoit une affliction sans pareille.
Il arriva qu’une nuit qu’elle ne dormoit point & qu’elle pleuroit doucement, elle entendit parler si proche d’elle, qu’encore que l’on parlât tout bas, elle ne perdoit pas un mot de ce qu’on disoit. C’étoit le bon Marcassin qui prioit une personne de lui être moins rigoureuse, & de lui accorder la permission qu’il lui demandoit depuis long-temps. On lui répondit toujours, non, non, je ne le veux pas. Marthesie demeura plus inquiète que jamais. Qui peut entrer dans cette grotte, disoit-elle, mon mari ne m’a point révélé ce secret? Elle n’eut garde de se rendormir, elle étoit trop curieuse. La conversation finie, elle entendit que la personne qui avoit parlé au prince sortoit de la caverne, & peu après il ronfla comme un cochon. Aussitôt elle se leva, voulant voir s’il étoit aisé d’ôter la pierre qui fermoit l’entrée de la grotte, mais elle ne put la remuer. Comme elle revenoit doucement sans aucune lumière, elle sentit quelque chose sous ses pieds, elle s’apperçut que c’étoit la peau d’un sanglier; elle la prit & la cacha, puis elle attendit l’événement de cette affaire sans rien dire.
L’aurore paroissoit à peine lorsque Marcassin se leva, elle entendit qu’il cherchoit de tous côtés; pendant qu’il s’inquiétoit, le jour vint; elle le vit si extraordinairement beau & bien fait, que jamais surprise n’a été plus grande ni plus agréable que la sienne. Ah! s’écria-t-elle, ne me faites plus un mystère de mon bonheur, je le connois & j’en suis pénétrée, mon cher prince! par quelle bonne fortune êtes-vous devenu le plus aimable de tous les hommes? Il fut d’abord surpris d’être découvert; mais se remettant ensuite: Je vais, lui dit-il, vous en rendre compte, ma chère Marthesie, & vous apprendre en même temps que c’est à vous que je dois cette charmante métamorphose.
Sachez que la reine ma mère dormoit un jour à l’ombre de quelques arbres, lorsque trois fées passerent en l’air; elles la reconnurent, elles s’arrêtèrent. L’ainée la doua d’être mère d’un fils spirituel & bien fait. La seconde renchérit sur ce don, elle ajouta en ma faveur mille qualités avantageuses; la cadette lui dit en s’éclatant de rire: il faut un peu diversifier la matière, le printemps seroit moins agréable s’il n’étoit précédé par l’hiver: afin que le prince que vous souhaitez charmant, le paroisse davantage, je le doue d’être Marcassin, jusqu’à ce qu’il ait épousé trois femmes, & que la troisième trouve sa peau de sanglier. A ces mots les trois fées disparurent. La reine avoit entendu les deux premières très-distinctement; à l’égard de celle qui me faisoit du mal, elle rioit si fort qu’elle n’y put rien comprendre.
Je ne sais moi-même tout ce que je viens de vous raconter que du jour de notre mariage; comme j’allois vous chercher, tout occupé de ma passion, je m’arrêtai pour boire à un ruisseau qui coule proche de ma grotte: soit qu’il fût plus clair qu’à l’ordinaire, ou que je m’y regardasse avec plus d’attention, par rapport au désir que j’avois de vous plaire, je me trouvai si épouvantable, que les larmes m’en vinrent aux yeux. Sans hyperbole, j’en versai assez pour grossir le cours du ruisseau, & me parlant à moi-même, je me disois qu’il n’étoit pas possible que je pusse vous plaire?
Tout découragé de cette pensée, je pris la résolution de ne pas aller plus loin. Je ne puis être heureux, disois-je, si je ne suis aimé, & je ne puis être aimé d’aucune personne raisonnable. Je marmotois ces paroles, quand j’apperçus une dame qui s’approcha de moi avec une hardiesse qui me surprit, car j’ai l’air terrible pour ceux qui ne me connoissent point. Marcassin, me dit-elle, le temps de ton bonheur s’approche si tu épouses Marthesie, & qu’elle puisse t’aimer fait comme tu es; assure-toi qu’avant qu’il soit peu tu seras démarcassiné. Dès la nuit même de tes nôces, tu quitteras cette peau qui te déplaît si fort, mais reprends-la avant le jour, & n’en parle point à ta femme; sois soigneux d’empêcher qu’elle ne s’en apperçoive, jusqu’au temps où cette grande affaire se découvrira.
Elle m’apprit, continua-t-il, tout ce que je vous ai déjà raconté de la reine ma mère: je lui fis de très-humbles remercîmens pour les bonnes nouvelles qu’elle me donnoit; j’allai vous trouver avec une joie mêlée d’espérance que je n’avois point encore ressentie. Et lorsque je fus assez heureux pour recevoir des marques de votre amitié, ma satisfaction augmenta de toute manière, & mon impatience étoit violente de pouvoir partager mon secret avec vous. La fée, qui ne l’ignoroit pas, me venoit menacer la nuit des plus grandes disgrâces si je ne savois me taire. Ah! lui disois-je, madame, vous n’avez sans doute jamais aimé, puisque vous m’obligez à cacher une chose si agréable à la personne du monde que j’aime le plus? Elle rioit de ma peine, & me défendoit de m’affliger, parce que tout me devenoit favorable. Cependant, ajouta-t-il, rendez-moi ma peau de sanglier, il faut bien que je la remette, de peur d’irriter les fées. Quel que vous puissiez devenir, mon cher prince, lui dit Marthesie, je ne changerai jamais pour vous; il me demeurera toujours une idée charmante de votre métamorphose. Je me flatte, dit-il, que les fées ne voudront pas nous faire souffrir long-temps; elles prennent soin de nous; ce lit qui vous paroît de mousse, est d’excellent duvet & de laine fine: ce sont elles qui mettoient à l’entrée de la grotte tous les beaux fruits que vous avez mangés. Marthesie ne se lassoit point de remercier les fées de tant de grâces.
Pendant qu’elle leur adressoit ses complimens, Marcassin faisoit les derniers efforts pour remettre la peau de sanglier; mais elle étoit devenue si petite, qu’il n’y avoit pas de quoi couvrir une de ses jambes. Il la tiroit en long, en large, avec les dents & les mains, rien n’y faisoit. Il étoit bien triste & déploroit son malheur; car il craignoit, avec raison, que la fée qui l’avoit si bien marcassiné, ne vînt la lui remettre pour long-temps. Hélas! ma chère Marthesie, disoit-il, pourquoi avez-vous caché cette fatale peau? C’est peut-être pour nous en punir que je ne puis m’en servir comme je faisois. Si les fées sont en colère, comment les appaiserons-nous? Marthesie pleuroit de son côté; c’étoit là un sujet d’affliction bien singulier de pleurer, parce qu’il ne pouvoit plus devenir Marcassin.
Dans ce moment la grotte trembla, puis la voûte s’ouvrit; ils virent tomber six quenouilles chargées de soie, trois blanches & trois noires, qui dansoient ensemble. Une voix sortit d’entr’elles, qui dit: si Marcassin & Marthesie devinent ce que signifient ces quenouilles blanches & noires, ils seront heureux. Le prince rêva un peu, & dit ensuite: je devine que les trois quenouilles blanches, signifient les trois fées qui m’ont doué à ma naissance. Et pour moi, s’écria Marthesie, je devine que ces trois noires signifient mes deux sœurs & Coridon. En même temps les fées parurent à la place des quenouilles blanches. Ismène, Zelonide & Coridon parurent aussi. Rien n’a jamais été si effrayant que ce retour de l’autre monde. Nous ne venons pas de si loin que vous le pensez, dirent-ils à Marthesie, les prudentes fées ont eu la bonté de nous secourir. Et dans le temps que vous pleuriez notre mort, elles nous conduisoient dans un château où rien n’a manqué à nos plaisirs, que celui de vous voir avec nous.
Quoi! dit Marcassin, je n’ai pas vu Ismène & son amant sans vie, & ce n’est pas de ma main que Zelonide a perdu la sienne? Non, dirent les fées, vos yeux fascinés ont été la dupe de nos soins: tous les jours ces sortes d’aventures arrivent. Tel croit avoir sa femme au bal, quand elle est endormie dans son lit: tel croit avoir une belle maîtresse, qui n’a qu’une guenuche; & tel autre croit avoir tué son ennemi, qui se porte bien dans un autre pays. Vous m’allez jeter dans d’étranges doutes, dit le prince Marcassin; il semble, à vous entendre, qu’il ne faut pas même croire ce qu’on voit. La règle n’est pas toujours générale, répliquèrent les fées: mais il est indubitable que l’on doit suspendre son jugement sur bien des choses, & penser qu’il peut entrer quelque dose de Féerie dans ce qui nous paroît de plus certain.
Le prince & sa femme remercièrent les fées de l’instruction qu’elles venoient de leur donner, & de la vie qu’elles avoient conservée à des personnes qui leur étoient si chères: mais, ajouta Marthesie, en se jetant à leurs pieds, ne puis-je espérer que vous ne ferez plus reprendre cette vilaine peau de sanglier à mon fidèle Marcassin? Nous venons vous en assurer, dirent-elles, car il est temps de retourner à la cour. Aussitôt la grotte prit la figure d’une superbe tente, où le prince trouva plusieurs valets-de-chambre qui l’habillèrent magnifiquement. Marthesie trouva de son côté des dames d’atour, & une toilette d’un travail exquis, où rien ne manquoit pour la coîffer & pour la parer; ensuite le dîner fut servi comme un repas ordonné par les fées. C’est en dire assez.
Jamais joie n’a été plus parfaite; tout ce que Marcassin avoit souffert de peine, n’égaloit point le plaisir de se voir non-seulement homme, mais un homme infiniment aimable. Après que l’on fut sorti de table, plusieurs carrosses magnifiques, attelés des plus beaux chevaux du monde, vinrent à toute bride. Ils y montèrent avec le reste de la petite troupe. Des gardes à cheval marchoient devant & derrière les carrosses. C’est ainsi que Marcassin se rendit au palais.
On ne savoit à la cour d’où venoit ce pompeux équipage, & l’on savoit encore moins qui étoit dedans, lorsqu’un héraut le publia à haute voix, au son des trompettes & des tymbales: tout le peuple ravi accourut pour voir son prince. Tout le monde en demeura charmé, & personne ne voulut douter de la vérité d’une aventure qui paroissoit pourtant bien douteuse.
Ces nouvelles étant parvenues au roi & à la reine, ils descendirent promptement jusques dans la cour. Le prince Marcassin ressembloit si fort à son père, qu’il auroit été difficile de s’y méprendre. On ne s’y méprit pas: aussi jamais allégresse n’a été plus universelle. Au bout de quelques mois elle augmenta encore par la naissance d’un fils, qui n’avoit rien du tout de la figure ni de l’humeur marcassine.
Le plus grand effort de courage,
Lorsque l’on est bien amoureux,
Est de pouvoir cacher à l’objet de ses vœux
Ce qu’à dissimuler le devoir nous engage:
Marcassin sut par là mériter l’avantage
De rentrer triomphant dans une auguste cour.
Qu’on blâme, j’y consens, sa trop foible tendresse,
Il vaut mieux manquer à l’amour,
Que de manquer à la sagesse.
Le conte avoit paru assez divertissant à toute la compagnie, pour faire attendre sans impatience que l’on servît le dîner. Madame de Saint-Thomas arriva: on l’entendit du bout de l’allée; car son habit de trillis, couleur de café, faisoit un grand frisque frasque. Comme elle vouloit toujours quelque chose de singulier, & qu’elle avoit vu sur des écrans des femmes de qualité, allant par la ville avec un petit maure, elle songea qu’il lui en falloit un; mais en attendant qu’elle l’eût trouvé, elle choisit le fils de sa fermière, que l’on pouvoit appeler un maure blanc, tant il en avoit les traits. Le soleil, où il étoit souvent exposé dans la campagne, avoit déjà commencé à lui donner une teinture fort brune, mais cela ne suffisoit pas. Comme elle le voulut tout noir, elle le fit frotter de suie détrempée avec de l’encre; il eut assez de patience pour s’en laisser mettre sur tout le visage. Il est vrai que lorsque la suie fut attachée sur ses lèvres, il lui entroit dans la bouche une amertume insupportable; il fallut par composition ne lui noircir que la lèvre de dessus, l’autre demeura rouge, & la nuance étoit singulière. Il y eut bien un plus grand démêlé pour ses cheveux: la baronne les trouvant trop longs voulut les couper, la fermière & toute la famille s’y opposèrent; l’on fit des menaces d’une part, & des remontrances de l’autre; ainsi le petit paysan maurichonné conserva ses cheveux gras & plats, & il eut ordre de porter la jupe de trillis de madame la baronne.
Son mari n’avoit point vu cette extraordinaire figure; quand elle parut, tout le monde se prit à rire, hors lui; le maure aux lèvres rouges & aux longs cheveux, n’étoit pas plus singulier en son espèce qu’elle l’étoit en la sienne. Les dames de Paris, qui se piquoient d’avoir des manières aussi libres & aussi familières que la baronne en affectoit de prudes & d’arrangées, se levèrent brusquement, & courant les bras ouverts: Hé! bon jour, ma chère madame, lui dirent-elles en l’embrassant à l’étouffer, que nous avions envie de vous voir! savez-vous bien que notre carrosse a été insulté par vos pommiers, & qu’à l’heure qu’il est, il se remue aussi peu que le char de Phaëton? Vous voulez bien que je vous dise, mesdames, répondit la baronne d’un air droit & sérieux, que Phaëton n’avoit point de char, son père Apollon fut assez sot pour lui prêter le sien, l’on ne doit pas dire le char de Phaëton, mais bien le chariot d’Apollon, conduit par Phaëton: vous avez, madame, dit la veuve, une exactitude à laquelle je ne m’attendois pas. J’ai, répliqua la Baronne, ce qu’on a en province aussi-bien que dans votre grande ville de Paris. Eh quoi! dit madame de Lure, qu’avez-vous donc, madame, un peu de bon sens? madame, ajouta la baronne d’un ton de voix aigre, je m’en pique, & pour être campagnarde, l’on ne laisse pas d’avoir du goût tout comme une autre, de lire & de parler raison.
Monsieur de Saint-Thomas, qui connoissoit sa femme très-délicate sur le cérémonial, se douta qu’elle étoit chagrine qu’une bourgeoise bien étoffée comme madame du Rouet, la traitât comérialement de ma chère, dès les premiers mots qu’elle lui avoit dits de sa vie; il eut peur qu’elles ne se querellassent, & donnant la main à la nouvelle mariée, il obligea le Vicomte de présenter la sienne à la veuve. Le prieur proposa à la baronne de lui aider à marcher, mais cette expression lui déplut, car elle n’étoit pas de belle humeur. M’aider à marcher, lui dit-elle fièrement? est-ce que je suis si foible? ai-je besoin d’un bâton de vieillesse? Il ne répliqua rien, car il connut qu’elle avoit de grandes dispositions à se fâcher.
En effet, elle bouda un peu, & voyant que ces dames regardoient le maure de nouvelle édition avec un étonnement sans pareil, & qu’elles se poussoient du pied si fort, qu’un des siens en eut le contre-coup: vous êtes bien surprises, mesdames, à ce qu’il me paroît, leur dit-elle? Il est vrai, dit madame du Rouet, qu’on n’a jamais vu à Paris un maure de cette espèce: Ho! Paris, Paris, répliqua la baronne, il vous semble que ce qui n’y est point ou ce qui n’en vient pas, n’est bon à rien: mais, dit madame de Lure, vous conviendrez que ce petit garçon est teint de la plus extraordinaire teinture qu’il soit possible. Je vais vous dire la vérité, reprit la baronne en riant à son tour, les uns se barbouillent de blanc & les autres de noir.
Madame du Rouet se fit une petite application de cette maligne plaisanterie, & la lui revalut avec usure. Le baron, qui étoit fort honnête, avoit de la peine qu’une première visite se passât si aigrement; il essaya de réparer tout par des louanges, qui étant données à propos, touchèrent ces dames d’un plaisir plus sensible que la mauvaise humeur de la baronne ne pouvoit leur faire de chagrin. Elle prit un prétexte après le dîner pour retourner dans sa chambre, où elle avoit oublié sa boîte à mouches & sa tabatière, & comme l’on parloit de plusieurs choses, le tour de la Dandinardière vint. Le prieur raconta fort agréablement ce qui lui étoit arrivé depuis quelques jours; ses querelles avec son voisin & avec maître Robert; ses dispositions à devenir don Quichotte, pourvu qu’il ne fallût point payer de bravoure, & les simplicités d’Alain n’y furent pas oubliées.
Les nouvelles venues eurent une grande envie de le voir: c’est une chose qui sera très-aisée, dit le baron, il ne vous en coûtera que la peine de monter jusqu’à sa chambre. Il se porteroit assez bien pour en descendre, ajouta le vicomte, sans l’aventure de son lit, où il s’est rudement écorché en se cachant dessous. O, ma charmante cousine, s’écria madame du Rouet! voilà un caractère trop réjouissant, j’irois de Paris à Rome pour en trouver un semblable: vraiment ne perdons pas une si belle occasion de nous divertir.
Le prieur dit qu’il alloit annoncer à la Dandinardière la visite qu’on lui préparoit, afin qu’il s’armât. Comment, monsieur, répliqua la veuve, est-ce que pour nous recevoir, il lui faut des armes? Veut-il tuer les dames? Non, dit-il, il est fort éloigné d’un si mauvais dessein, vous n’avez point encore vu de chevalier errant plus courtois: il les quitta aussitôt, & monta dans sa chambre pour lui annoncer des dames toutes charmantes; & sur-tout, dit-il, ne leur reprochez pas qu’elles parlent normand, car elles sont de Paris, de cette ville où il suffit de séjourner seulement vingt-quatre heures, pour prendre tout l’esprit dont on a besoin pour le reste de sa vie; il n’en faut point chercher d’autres témoins que vous. Moi! dit la Dandinardière, j’y suis né, c’est bien autre chose. Et c’est là justement ce qui vous rend parfait, monsieur, s’écria le prieur, vous avez sucé, avec le lait de votre nourrice, l’esprit de politesse, la science, les grâces & les amours.
Vous ne le croyez point, dit le bourgeois, cependant rien n’est plus vrai: il me semble que je pense des choses que personne ne peut penser que moi; que j’ai de certains sentimens délicats qui partent d’une ame délicate, & que la délicatesse définit tout l’homme intérieur & extérieur. Je vous entends, dit le prieur: cela veut dire que puisque ces dames sont de Paris, vous souhaitez avec passion de les voir, je vais les querir. Hé! monsieur, quartier, quartier, s’écria la Dandinardière, je suis dans ce lit tout polisson, j’en ressens une noble honte; vous savez que je n’ai eu le temps de rien, je n’ai pensé qu’à mes livres & à mes maux; pour conclusion, permettez que je tourne ma chemise, ou prêtez-moi une des vôtres.
Je crois, dit le prieur malicieusement, que vous feriez encore mieux de vous armer; cela impose, & tout homme armé dans son lit, peut se vanter de plaire aux dames, car, ne vous y trompez point, ce sexe, si timide & si poltron, estime la valeur, & chérit les héros.
Allons, allons, Alain, dit-il, mes armes, mes armes. Quoi! le turban, répliqua Alain? Oui, grosse pécore; le turban & le reste; je veux même ma cuirasse. Mais, monsieur, répliqua son valet, en voilà assez pour vous estropier: hélas, ce maudit bois de lit vous a déjà tout écorché, quand vous serez harnaché de ces guenilles, vous.... O malheureux, dit le bourgeois, tu ne cueilleras jamais que des chardons au champ de Mars: nommer guenilles les armes militaires qui m’ornent comme un dictateur romain! peux-tu parler d’un style si inepte? Hé! de grâce, monsieur, un peu de fécondité dans le vôtre, dit le prieur, ces dames attendent. Mais quelles oreilles avez-vous donc, répondit la Dandinardière? Rien ne les blesse, les absurdités de mon valet ne les étourdissent point comme un tocsin; pour moi, je vous l’avoue, il m’est impossible d’entendre des mots de travers; & si l’on me conduisoit au trône sur des paroles si mal arrangées, sur un barbarisme rude & sauvage, je serois revêche à ma bonne fortune, & je renoncerois à tout, plutôt qu’à parvenir à la gloire par un tel chemin. La langue françoise est votre très-humble servante, dit le prieur en riant, j’espère que vous n’obligerez pas une ingrate: je sais même, (mais je vous demande le secret), que l’on prend quelques mesures parmi les savans pour écrire votre vie.
O monsieur, me dites-vous vrai, s’écria la Dandinardière, transporté du plus sensible plaisir dont un homme puisse être capable? Me dites-vous vrai? Encore une fois? j’ose en douter, car je n’ai jamais fait d’autre bien à ces messieurs, que de les recevoir à ma table: il est certain que j’ai donné trente fois à dîner à Homère, Hérodote, Plutarque, Sénèque, Voiture, Corneille, & même à Arlequin; ils me faisoient mourir de rire, & je recevois comme une faveur de les voir venir chez moi sans façon. Mon maître-d’hôtel avoit ordre, quand j’étois à l’armée ou à Versailles, de leur faire servir une table aussi propre que si j’y eusse été; je ne m’en suis même jamais vanté, car se vante-t-on de ces sortes de choses? Et seroit-il possible, continua-t-il, qu’ils se souvinssent d’une si légère marque de mon amitié? j’en étois dès ce temps-là trop payé par la satisfaction de les voir; franchement, je doute qu’ils pensent à un philosophe de village comme moi. C’est parce que vous êtes philosophe qu’ils y pensent, répondit le prieur (en mourant d’envie de rire); je suis charmé d’apprendre que vous avez eu des commensaux d’un si grand mérite; avouez que Caton est fort plaisant. Je ne sais qui est Caton, répondit le bourgeois, il me semble qu’il ne venoit pas chez moi si souvent que les autres. N’importe, dit le prieur, il est de vos amis, & c’est une affaire résolue entr’eux d’écrire tout ce qui vous regarde: un seul point les arrête, c’est que vous êtes trop ménager.
Qui ne l’est donc pas en ce temps-ci, dit le bourgeois d’un air chagrin? Quand j’aurai tout jeté par les fenêtres, il faudra que je m’y jette aussi. Croyez-moi, monsieur le prieur, les héros ne savent ni coudre, ni filer; ils ne savent point cette heureuse arithmétique qui fait de deux quatre; ainsi ils doivent conserver ce qu’ils ont. La prudence sied bien à tout le monde, répliqua le prieur, & vos historiens n’oublieront point la vôtre; néanmoins quand il sera question de parler de votre mariage, comment voulez-vous qu’ils s’y prennent? Quoi, diront-ils, il aimoit éperdûment une fille de grande qualité & de grand mérite; mais parce qu’elle n’avoit pas de grands biens, il n’a point voulu l’épouser: oh! que cela seroit vilain! j’en souffre par avance. Ah! ah! dit la Dandinardière, qui les a priés d’écrire mon histoire? Si j’avois été friand de louanges, croyez-vous que j’eusse quitté Paris, où l’on en moissonne de tous côtés, pour m’enterrer en province, où l’on ne se pique pas seulement de ne point louer, mais où l’on se pique de dire en face des vérités dures? J’en ai quelquefois digérées de ce caractère; j’y aurois su répondre avec autant de vigueur qu’un autre, mais j’évite les querelles. Je vous entends, monsieur la Dandinardière, dit le prieur, mon air de franchise ne vous plaît pas; que voulez-vous? Je suis tout d’une pièce; & comme je vous honore infiniment, je voudrois que vous fussiez l’homme parfait; vous ne le serez jamais avec un fond d’avarice qui... Le bourgeois l’interrompit, il se chagrinoit: vous avez donc oublié, lui dit-il, les belles dames qui vous ont envoyé ici? Allez les quérir, s’il vous plaît, nous parlerons de choses divertissantes.
Le prieur courut les retrouver; elles l’attendoient avec impatience; il leur raconta d’un air fort sérieux une partie de la conversation, car il n’osoit pas tout-à-fait s’égayer sur le chapitre de ce petit homme devant Madame de Saint-Thomas, qui auroit pris fait & cause, & ç’auroit été de nouveaux démêlés à essuyer. La veuve & la nouvelle mariée montèrent promptement dans la chambre de la Dandinardière; sa figure avoit quelque chose de si plaisant, que des personnes plus sérieuses qu’elles auroient eu bien de la peine à s’empêcher de rire. Il avoit le nez écorché, & les joues d’un rouge violet; son visage étoit enflé, de sorte que l’ayant naturellement assez gros, il ressembloit à un trompette qui en sonne depuis long-temps; & son turban, non plus que son armure, n’avoient rien de commun avec aucun mortel. Madame du Rouet fut la première qui s’approcha, elle lui fit une profonde révérence; mais en jetant les yeux sur lui, quelle fut sa surprise de le reconnoître pour son cousin Cristoflet, marchand de la rue Saint-Denis! ils poussèrent un grand cri, & s’embrassèrent long-temps, s’entredisant tout bas, motus, motus, car la cousine du Rouet n’avoit pas plus d’envie d’être connue en province, que le cousin Cristoflet; & ils vouloient tous deux passer pour des personnes de la première qualité.
A la vérité, elle savoit depuis long-temps qu’il avoit des visions outrées, & qu’aussitôt que la fortune l’avoit traité favorablement, il s’étoit mis en tête de se faire homme de qualité en dépit de tous ses parens: elle avoit beaucoup plus de disposition à l’excuser là-dessus qu’aucun autre; car s’il étoit fou, elle étoit bien folle; & depuis le matin jusqu’au soir, elle ne parloit d’autre chose que de ses ayeux, les princes de Bredi Breda, dont elle faisoit des éloges à perte d’haleine, qui avoient aussi peu de fondemens que le repas qu’on donnoit toutes les semaines chez la Dandinardière aux sept sages de la Grèce.
Toute la compagnie demeura surprise de la grande intelligence qui se trouvoit entre la Dandinardière & la veuve: le baron fut fâché de ce qu’on lui en avoit dit, comprenant qu’elle nuiroit au mariage; car encore qu’il voulût faire croire qu’il s’en soucioit fort peu, il ne laissoit pas d’en avoir envie; il leur témoigna de la joie de ce qu’ils se trouvoient chez lui dans le moment où il sembloit qu’ils s’y attendoient le moins. Il est vrai, dit la Dandinardière, qu’en quittant la cour, je pris soin de taire ma retraite à mes plus chers amis; je savois bien que mon absence les toucheroit, & j’étois touché moi-même de les abandonner. Vous pouvez comprendre, lui dit la veuve, jusqu’où cela fut; je sais plus d’une belle, mais bellissime, qui passèrent le reste de l’année sans mettre de rubans, & sans porter de dentelles ni d’étoffes de couleur. Hélas, dit la Dandinardière, en poussant un profond soupir, les pauvres personnes! cela me pénètre le cœur. Le deuil parut général sur leurs visages, continua-t-elle; plus d’un mari en devina la cause, & en eut martel en tête. Haye, haye, s’écria le bourgeois, que me dites-vous? Je crains pour cette jeune duchesse aux blonds cheveux; je serois inconsolable, si j’avois troublé son ménage; car jusques-là, continua-t-il, vous m’avouerez, madame, que nous avions si bien caché notre jeu, qu’on n’avoit pu pénétrer le secret de nos cœurs.
Madame de Saint-Thomas écouta pendant quelque temps la conversation du petit homme & de la veuve, mais l’impatience la prit; & s’approchant du vicomte, elle lui dit tout bas: quoi! voudriez-vous nous donner cet homme pour notre gendre? Ne voyez-vous pas qu’il a cinquante intrigues? L’on auroit beau faire pour le fixer, l’on n’en pourroit venir à bout. Ne vous dégoûtez point, madame, répliqua-t-il, un petit air coquet ne sied point trop mal aux courtisans; ne croyez-vous point qu’ils aiment plus que les autres? Ce sont les gens du monde qui s’attachent le moins; ils savent les tours de la plus fine galanterie, ils soupirent à propos, ils persuadent, & n’en aiment pas mieux. Tant pis, monsieur, dit encore la baronne, celui-ci nous trompera. Non, madame, continua le vicomte, il est né dans une cour plus sincère. N’est-il pas né à Paris, dit encore madame de Saint-Thomas? Le vicomte étoit embarrassé comment il lui appelleroit cour des marchands de la rue Saint-Denis, lorsqu’il fut retiré de peine par l’arrivée de mesdemoiselles de Saint-Thomas, que ces dames avoient demandées, & qui n’avoient pu être habillées d’assez bonne heure pour venir au dîner.
Elles étoient effectivement belles; & si elles ne s’étoient pas mis dans la tête les airs d’amazones & de princesses romanesques, elles auroient paru fort aimables. La Dandinardière en les voyant, fit un signe à sa cousine du Rouet, par lequel elle connut que Virginie avoit rudement égratigné son cœur; cela l’engagea à la gracieuser plus que Marthonide, qui n’en auroit pas été contente, si madame de Lure ne lui eût fait mille caresses. L’on n’est point à plaindre, mademoiselle, lui dit-elle, quand on quitte la cour comme je fais, pour venir dans une province où l’on trouve une personne aussi charmante que vous. Madame, répliqua-t-elle, nous tâchons autant qu’il est possible, d’être vos singes, mais nous prenons là-dessus des soins inutiles. Ah! que dites-vous, ma belle, s’écria madame de Lure? Vous êtes toute aimable, & je vois partir de vos yeux des rayons d’esprit qui m’enchantent. La veuve disoit bien d’autres choses à Virginie; elles parloient toutes deux à la fois d’une si grande vîtesse, qu’elles s’engouèrent. Jamais louanges n’ont été distribuées à meilleur marché. La Dandinardière triomphoit; il poussoit les beaux sentimens à perte d’haleine; il étoit ravi que la veuve applaudît à sa passion naissante, & Virginie, de son côté, déployoit sa plus fine éloquence.
Le reste de la compagnie écoutoit, la baronne s’accommodoit peu qu’on ne louât que les filles; elle prétendoit à tout, & regardoit comme un larcin les douceurs qui s’adressoient à d’autres qu’à elle; elle faisoit une étrange mine, & ne vouloit plus répondre que par monosyllabes. Cependant la conversation, qui ne pouvoit toujours rouler sur les avantages de la beauté, tomba sur ceux de l’esprit; ce fut un nouveau déchaînement entre la du Rouet, & la Dandinardière, pour se donner de l’encens, & se complimenter à l’envi; ces messieurs s’entre-regardoient, admirant cette source intarissable de grands mots, qui ne signifioient que peu de chose ou rien. Pour essayer de faire quelque diversion, le vicomte dit à madame de Saint-Thomas, qu’elles avoient beaucoup perdu l’une & l’autre de ne s’être pas trouvées dans le petit bois, lorsque les dames avoient lu le plus joli conte qui se fût encore fait de mémoire de fées.
Est-ce, dit la veuve, que ces demoiselles connoissent cette sorte d’amusement? Cela est-il déjà venu dans la province? Et pour qui nous prenez-vous, madame, répondit Virginie? Croyez-vous que notre climat soit si disgracié des favorables influences d’un astre bénévole, que nous ignorions absolument ce qui se passe sous la voûte céleste? En vérité notre sphère n’est point si bornée que vous le croyez; nous connoissons les carabosses, les grognons, & nous en menons quelquefois sur la scène, qui ne font pas rougir l’auteur. Je vous avoue, dit la nouvelle mariée, que je ne m’attendois pas à voir des muses normandes, & des fées de village, je serois ravie de les connoître & de les entendre parler. Marthonide, qui ne manquoit point de mérite, & qui crevoit de bonne opinion d’elle-même, s’offrit de leur lire le dernier conte qu’elle avoit fait à minuit. Il ne peut guères être plus nouveau, dit Virginie; à la vérité, il n’est pas encore corrigé. Toute la compagnie accepta sa proposition; elle avoit le cahier sur elle, & commença.
CONTE.
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Il étoit une fois un roi & une reine, à qui le ciel avoit donné plusieurs enfans, mais ils ne les aimoient qu’autant qu’ils les trouvoient beaux & aimables: ils avoient entr’autres un cadet, nommé Alidor, assez bien fait de sa personne, quoiqu’il fût d’une laideur qui n’étoit pas supportable. Le roi & la reine ne le souffroient qu’avec beaucoup de répugnance; ils lui disoient à tous momens de s’éloigner d’eux. Et comme il voyoit que toutes les caresses étoient pour les autres, & toutes les duretés pour lui, il ne comprit point d’autre parti à prendre, que celui de partir secrètement. Il prit ses mesures assez justes pour sortir du royaume, sans qu’on sût où il alloit, espérant que la fortune le traiteroit peut-être plus favorablement dans un autre pays que dans le sien.
Son absence ne laissa pas que de faire de la peine au roi & à la reine; ils envisagèrent qu’il ne paroîtroit point avec la magnificence qui convient à un prince, & qu’il pouvoit lui arriver des affaires désagréables, auxquelles ils s’intéressoient plus par rapport à leur nom qu’à sa personne. Ils envoyèrent quelques couriers après lui, avec ordre de le faire revenir sur ses pas; mais il prit tant de soin de chercher les routes les plus détournées, qu’on le suivit inutilement, & ceux qui en avoient reçu l’ordre, n’étoient pas revenus à la cour, qu’il y étoit oublié. Tout le monde connoissoit trop bien le peu de tendresse que le roi & la reine avoient pour lui, pour l’aimer autant qu’on auroit aimé un prince heureux. L’on ne parla plus d’Alidor: qui est-ce aussi qui en auroit parlé? La fortune lui étoit contraire; ses plus proches le haïssoient, on faisoit peu d’attention à son mérite.
Alidor s’en alloit à l’aventure, sans bien savoir lui-même de quel côté il vouloit tourner ses pas, quand il rencontra un jeune homme bien fait & bien monté, qui avoit l’air d’un voyageur; ils se saluèrent & s’abordèrent civilement: ils furent quelque temps ensemble, sans parler d’autre chose que des nouvelles générales: ensuite le voyageur s’informa d’Alidor, de quel côté il alloit. Mais, vous-même, lui dit-il, voulez-vous bien me dire où vous allez? Seigneur, répliqua-t-il, je suis un écuyer du roi des Bois; il m’envoie lui chercher des chevaux dans un lieu peu éloigné d’ici. Est-ce, lui dit le prince, que ce roi est sauvage, car vous le nommez le roi des Bois, & je m’imagine qu’il y passe sa vie? Ses ancêtres, dit l’écuyer, pouvoient en effet vivre comme vous le dites; mais pour lui, il a une grande cour: la reine, sa femme, a été une des personnes du monde la plus aimable; & la princesse Livorette, leur fille unique, est douée de mille charmes qui enchantent tous ceux qui la voient: il est vrai qu’elle est encore si jeune, qu’elle ne s’apperçoit pas de tous les soins qu’on lui rend; mais cependant on ne peut s’empêcher de lui en rendre.
Vous me donnez une grande envie de la voir, dit le prince, & d’aller passer quelque temps dans une cour si agréable: mais y voit-on les étrangers de bon œil? Je ne me flatte point, je sais que la nature ne m’a pas favorisé d’un beau visage; elle m’a donné en récompense un bon cœur; c’est un meuble bien rare, dit le voyageur, & je tiens que l’un est beaucoup au-dessus de l’autre: l’on sait dans notre cour donner un juste prix à toutes choses, ainsi vous devez y aller avec une entière certitude d’y être reçu favorablement. Là-dessus il l’instruisit du chemin qu’il devoit tenir pour arriver au royaume des Bois; & comme il étoit obligeant, & qu’il lui voyoit un air de noblesse, que toute sa laideur ne pouvoit défigurer, il lui donna l’adresse de quelques-uns de ses amis, pour être présenté au roi & à la reine.
Le prince ressentit vivement des manières si obligeantes; il augura bien d’un pays où l’on avoit tant de politesse, & ne cherchant qu’un endroit où pouvoir demeurer inconnu, il aima mieux choisir celui-là qu’un autre; il trouvoit même quelque détermination particulière de la fortune pour l’engager à le choisir. Après s’être séparé du voyageur, il continua son chemin, rêvant quelquefois à la princesse Livorette, pour laquelle il ressentoit déjà une curiosité pleine d’empressement.
Lorsqu’il fut arrivé à la cour du roi des Bois, les amis de celui qu’il avoit rencontré le régalèrent, & le roi le reçut avec accueil. Il étoit charmé d’avoir quitté sa patrie, car encore qu’on ne le connût point, il ne laissoit pas d’avoir sujet de se louer de tous les égards qu’on lui témoignoit. Il est vrai qu’il ne trouva pas la même chose dans l’appartement de la reine; il y parut à peine, qu’il entendit de tous côtés de longs éclats de rire. L’une se cachoit pour ne le point regarder, l’autre prenoit la fuite; mais sur-tout la jeune Livorette, à laquelle l’on donnoit ces exemples d’impolitesse, laissa voir au prince tout ce qu’elle pensoit de sa laideur.
Il lui sembla qu’une princesse, qui rioit ainsi des défauts d’un étranger, n’étoit guères bien élevée; il la plaignoit en secret: hélas, dit-il, voilà comme l’on me gâtoit chez le roi mon père; il faut avouer que les princes sont malheureux, quand on tolère leurs défauts. Ah! je vois présentement le poison que nous buvons tous les jours à longs traits. Cette belle princesse ne devroit-elle pas avoir honte de se moquer de moi? Je viens de bien loin lui rendre mes respects, & grossir sa cour. Je peux aller plus loin publier ses bonnes qualités ou ses défauts. Je ne suis point né son sujet. Rien ne liera ma langue que ses honnêtetés. Cependant elle jette à peine les yeux sur moi, qu’elle m’insulte par des airs railleurs: mais, hélas! reprenoit-il, en la regardant avec admiration, qu’elle est en sûreté de tout ce que je pourrois dire; jamais rien de si beau ne s’offrit à ma vue, je l’admire; je ne l’admire que trop, & je ne sens que trop aussi que je l’admirerai toute ma vie.
Pendant qu’il faisoit ces tristes réflexions, la reine, qui étoit obligeante, lui avoit ordonné de s’approcher, & voulant adoucir son esprit, elle lui dit des choses très-favorables, & s’informa de son pays, de son nom & de ses aventures. Il répondit à tout en homme d’esprit, & en homme qui s’étoit préparé aux questions. Elle goûta son caractère, & lui dit que lorsqu’il voudroit lui rendre ses devoirs, elle le verroit toujours avec plaisir. Elle s’informa même s’il jouoit quelquefois, & lui dit de venir tailler à la bassette.
Comme il cherchoit à plaire, il se fit un plaisir d’être du jeu de la reine; il avoit beaucoup d’argent & de pierreries: l’on remarquoit dans toutes ses actions un air de noblesse, qui n’aidoit pas médiocrement à le faire distinguer; & bien qu’on ne le connût point du tout, & qu’il prît grand soin de cacher sa naissance, on ne laissoit point d’en juger avantageusement: il n’y avoit que la princesse qui ne le pouvoit point souffrir; elle s’éclatoit de rire à son nez: elle lui faisoit des grimaces, & mille pièces qui convenoient à son âge, qui ne lui auroient point fait de peine d’une autre; mais d’elle, cela étoit fort différent, il prenoit la chose d’un air sérieux, & quand il fut un peu plus familier auprès d’elle, il lui en faisoit ses plaintes: pensez-vous, madame, lui disoit-il, qu’il n’y ait pas de l’injustice à vous moquer de moi? Les mêmes dieux qui vous ont fait la plus belle princesse de l’univers, m’ont rendu l’homme du monde le plus laid, & je suis leur ouvrage aussi bien que vous. J’en conviens, Alidor, disoit-elle; mais vous êtes l’ouvrage le plus imparfait qui soit jamais sorti de leurs mains. Là-dessus elle le considéroit attentivement, sans ôter les yeux de dessus lui, pendant un grand espace de temps, & puis elle rioit à s’en trouver mal.
Le prince, qui avoit alors le temps de la considérer, buvoit à longs traits le poison qu’amour lui préparoit. Il faut mourir, disoit-il en lui-même, puisque je ne peux espérer de plaire, & que je ne peux vivre sans posséder les bonnes grâces de Livorette. Il devint enfin si mélancolique, qu’il faisoit pitié à tout le monde. La reine s’en apperçut; son jeu n’alloit plus comme à l’ordinaire: elle lui demanda ce qu’il avoit, & n’en put tirer autre chose, sinon qu’il ressentoit une langueur extraordinaire; qu’il croyoit que le changement de climat y pouvoit contribuer, & qu’il étoit résolu d’aller souvent à la campagne pour prendre l’air. En effet, il ne pouvoit plus résister à voir tous les jours la princesse sans aucune espérance; il se flatta qu’il pourroit guérir en l’évitant: mais en quelqu’endroit qu’il allât, sa passion le suivoit par-tout. Il cherchoit les lieux solitaires, & s’y abandonnoit à une profonde rêverie.
Le voisinage de la mer l’engagea d’aller souvent à la pêche; mais il avoit beau jeter l’hameçon & les filets, il ne prenoit rien. Livorette à son retour se trouvoit presque toujours à sa fenêtre; & comme elle le voyoit revenir tous les soirs, elle lui crioit d’un petit air espiègle: hé bien, Alidor, m’apportez-vous de bon poisson pour mon souper? Non, madame, répondit-il, en lui faisant une profonde révérence, & il passoit d’un air chagrin. La belle princesse le railloit: oh! qu’il est mal-adroit, disoit-elle, il ne peut pas seulement attraper une sole.
Il avoit du dépit d’être si malheureux, & de devenir l’objet continuel des plaisanteries de la princesse, de sorte qu’il vouloit prendre quelque chose digne de lui être présenté. Très-souvent il montoit seul dans une petite chaloupe, où il portoit des filets de plusieurs manières, & par rapport à Livorette, il se donnoit mille soins pour faire une bonne pêche. Ne suis-je pas bien malheureux, disoit-il, de trouver une nouvelle peine préparée dans cet amusement? Je ne cherchois qu’à m’éloigner le souvenir de la princesse, il lui prend envie de manger du poisson de ma pêche; la fortune m’est si contraire, qu’elle me refuse jusqu’à ce petit plaisir.
Pénétré de son chagrin, il s’avança dans la mer plus loin qu’il n’avoit encore fait, & jetant ses filets d’un air déterminé, il les sentit si chargés, qu’il se hâta de les retirer, de crainte qu’ils ne rompissent. Quand il les eut tous remis dans sa barque, il regarda curieusement ce qui se débattoit, & trouva un beau Dauphin qu’il prit entre ses bras, charmé d’avoir si bien réussi. Le Dauphin faisoit ce qu’il pouvoit pour s’échapper; il se donnoit des secousses surprenantes, puis il sembloit mort, afin qu’Alidor ne se défiât plus de lui; mais rien ne lui valut: Mon pauvre Dauphin, disoit-il, ne te tourmente pas davantage, très-résolument je te porterai à la princesse, & tu auras l’honneur d’être servi ce soir sur sa table. Vous prenez un dessein qui m’est bien fatal, lui dit-il. Quoi! tu parles, s’écria le prince tout étonné; justes dieux, quel prodige! si vous êtes assez bon & assez généreux pour me donner ma liberté, continua le Dauphin, je vous rendrai des services si essentiels dans le cours de ma vie, que vous n’aurez pas lieu pendant toute la vôtre de vous en repentir. Et que mangera la princesse à son souper, dit Alidor? ne sais-tu point les airs ironiques qu’elle prend avec moi! elle m’appelle mal-adroit, stupide, & me donne cent autres noms qui m’engagent à te sacrifier ma réputation. Voilà pour une princesse se piquer d’une plaisante science, dit le Dauphin; si vous ne pêchez pas bien, vous croyez être dégradé d’honneur & de noblesse. Laissez-moi vivre, je vous en conjure, remettez votre très-humble serviteur le Dauphin dans l’onde, il est des bienfaits dont la récompense n’est pas éloignée.
Va, dit le prince en le jetant dans l’eau, je n’attends de toi ni bien ni mal, mais il paroît que tu as fort envie de vivre; Livorette ajoutera, si elle veut, de nouvelles insultes à celles qu’elle m’a déjà faites. N’importe, je te trouve un animal extraordinaire, & je veux te contenter. Le Dauphin disparut aux yeux du prince; il vit tout-d’un-coup l’espoir de sa pêche évanouï, il s’assit dans sa barque, retira ses rames qu’il mit sous ses pieds, croisa ses bras l’un sur l’autre, & s’abandonnoit à une profonde rêverie, lorsqu’il en fut retiré par une voix fort agréable, qui sembloit friser les vagues en sortant de la mer: Alidor, prince Alidor, disoit cette voix, regardez un de vos amis; il se baissa, & vit le Dauphin qui faisoit mille caracoles sur la surface de l’eau; il est juste, dit-il, que chacun ait son tour.
Il n’y a qu’un quart-d’heure que vous m’avez sensiblement obligé, souhaitez quelques services de moi à présent, & vous verrez ce que je ferai. Je demande, dit le prince, une petite récompense d’un grand bienfait, envoie-moi le meilleur poisson de la mer. En même temps, sans jeter ses filets, les saumons, soles, turbots, les huîtres & les autres coquillages s’élançoient dans la chaloupe en si grande quantité, qu’Alidor craignit, avec raison, de périr, tant elle étoit chargée: Hola, hola, s’écria-t-il, mon cher Dauphin, je suis honteux de tout ce que vous faites en ma faveur, mais j’ai peur que votre profusion ne me devienne nuisible; sauvez-moi, car vous voyez que ceci est sérieux.
Le Dauphin poussa la barque jusqu’au rivage; le Prince y arriva avec tout son poisson, quatre mulets n’auroient pu le porter; il s’assit & choisissoit le meilleur, quand il entendit la voix du Dauphin: Alidor, dit-il, en montrant sa grosse tête, êtes-vous un peu satisfait de mes soins? Il seroit difficile, dit-il, de l’être davantage. Oh! sachez, reprit le poisson, que je suis aussi sensible à la manière dont vous en avez usé avec moi, qu’à la vie que vous m’avez conservée. Je viens donc vous dire, que toutes les fois que vous voudrez me commander quelque chose, je serai toujours disposé à vous obéir; j’ai plus d’une sorte de pouvoir; si vous m’en croyez, vous en ferez l’épreuve. Hélas, dit le prince, qu’ai-je à souhaiter? J’aime une princesse qui me haît. Voulez-vous cesser de l’aimer, dit le Dauphin? Non, répliqua Alidor, je ne peux m’y résoudre, faites plutôt que je lui plaise, ou que je meure.
Me promettez-vous, continua le Dauphin, de n’avoir jamais d’autre femme que Livorette? Oui, je vous le promets, s’écria le prince, j’ai juré que je serai fidelle à ma passion, & que je n’oublierai rien de ce qui peut dépendre de moi pour lui plaire. Il faut la tromper elle-même, dit le Dauphin, car elle ne voudroit pas vous épouser, parce qu’elle vous trouve laid, & qu’elle ne vous connoît point. Je consens à la tromper, dit le prince, bien que je fasse mon compte qu’elle ne le sera jamais dans la possession d’un cœur comme le mien. Le temps pourra l’en persuader, ajouta le Dauphin, mais trouvez bon que je vous métamorphose en serin de Canarie, vous en quitterez la figure toutes les fois que vous le voudrez. Vous êtes le maître, mon cher Dauphin, dit Alidor. Hé bien, continua le poisson, soyez serin! je le veux. Sur le champ le prince se vit des plumes, des pattes, un petit bec; il siffloit & parloit admirablement bien; il s’admira, puis faisant le souhait de redevenir Alidor, il se trouva le même qu’il avoit toujours été.
Jamais homme n’a eu plus de joie; il étoit dans une impatience extrême d’être auprès de la jeune princesse, il appela ses gens qui l’attendoient, il les chargea de tout son poisson, & reprit avec eux le chemin de la ville. Livorette ne manqua pas de se trouver sur son balcon, & de lui crier: Hé bien! Alidor, êtes-vous plus heureux qu’à l’ordinaire? Oui, madame, lui dit-il: en même temps il lui fit montrer de grands paniers, tous remplis du plus beau poisson du monde: Ah! s’écria-t-elle d’un air enfantin, que je suis fâchée que vous ayiez fait une si grande pêche, car je ne pourrai plus me moquer de vous. Vous en trouverez toujours assez de sujets quand il vous plaira, madame, lui dit-il; & passant son chemin, il envoya tout son poisson chez elle, puis au bout d’un moment, il prit la forme d’un petit serin & vola sur sa fenêtre. Dès qu’elle l’apperçut, elle s’avança doucement, & alongeoit la main pour le prendre, quand il s’éloigna voltigeant en l’air.
J’arrive d’un des bouts de la terre, lui dit-il, où votre beauté fait beaucoup de bruit: mais, aimable princesse, il ne seroit pas juste que je vinsse exprès de si loin pour être traité comme un serin à la douzaine; il faut que vous me promettiez de ne m’enfermer jamais, de me laisser aller & venir, & de ne me point donner d’autre prison que celle de vos beaux yeux. Ah! s’écria Livorette, aimable petit oiseau, fais tes conditions comme tu voudras, je m’engage de ne manquer à aucunes, car il ne s’est jamais rien vu de si joli que toi: tu parles mieux qu’un perroquet, tu siffles à merveille; je t’aime tant & tant, que je meurs d’envie de te tenir. Le serin s’abaissa, & vint sur la tête de Livorette, puis sur son doigt, où il ne siffla pas seulement des airs; il chanta ces paroles avec autant de propreté de conduite qu’auroit pu faire le plus habile musicien:
La nature m’a fait inconstant & volage,
Mais je fuis trop charmé de vivre en votre cour.
Il ne me faut point d’autre cage
Que les doux liens de l’Amour.
Avec quel plaisir on s’engage
A porter vos aimables fers!
On doit mille fois mieux aimer cet esclavage,
Que l’empire de l’univers.
Je suis charmée, disoit-elle à toutes ces dames, du présent que la fortune vient de me faire. Elle courut dans la chambre de la reine, lui montrer son aimable serin; la reine mouroit d’envie de l’entendre parler, mais il ne parloit que pour sa princesse, & ne se piquoit point de complaisance pour les autres.
La nuit étant venue, Livorette entra dans son appartement avec le beau serin, qu’elle avoit nommé Byby; elle se mit à sa toilette, il se plaça sur son miroir, prenant la liberté de lui becqueter quelquefois le bout de l’oreille, & quelquefois les mains; elle étoit transportée de joie. Pour Alidor, qui jusqu’alors n’avoit goûté aucunes douceurs, il ressentoit celle-ci comme le souverain bien, & ne vouloit jamais être autre chose que le serin Byby. Il est vrai qu’il fut triste de voir qu’on le laissoit dans une chambre où les chiens de Livorette, ses singes & ses perroquets couchoient ordinairement. Quoi! dit-il d’un air affligé, vous faites si peu de cas de moi, vous m’abandonnez? Est-ce t’abandonner, cher Byby, lui dit-elle, de te mettre avec ce que j’aime le mieux? Elle sortit, & le prince demeura sur le miroir. Dès qu’il apperçut le jour, il vola au bord de la mer. Dauphin, cher Dauphin, s’écria-t-il, j’ai deux mots à te dire, ne refuse pas de m’entendre. L’officieux poisson parut, fendant l’onde d’un air grave. Byby le voyant, vola vers lui, & se mit doucement sur sa tête.
Je sais tout ce que vous avez fait, & je sais tout ce que vous me voulez, dit le Dauphin; je vous déclare que vous n’entrerez point dans la chambre de Livorette, qu’elle ne vous ait épousé, & que le roi & la reine y aient consenti; ensuite je vous regarderai comme son mari. Le prince avoit tant d’égards pour ce poisson, qu’il n’insista sur rien. Il le remercia mille fois de la charmante métamorphose qu’il lui avoit procurée, & lui demanda la continuation de son amitié.
Il revint au palais, sous la figure emplumée; il trouva la princesse en robe-de-chambre, qui le cherchoit par-tout, & ne le trouvant point, elle pleuroit amèrement. Ah! petit perfide, disoit-elle, tu m’as déjà quittée? Ne t’avois-je pas reçu assez bien? Quelles caresses ne t’ai-je point faites? Je t’ai donné des biscuits, du sucre, des bombons. Oui, oui, ma princesse, dit le serin, qui écoutoit par un petit trou, vous m’avez donné quelques marques d’amitié, mais vous m’en avez bien donné d’indifférence: pensez-vous que je m’accommode de coucher avec votre vilain chat? Il m’auroit mangé cinquante fois si je n’avois pas eu la précaution de veiller toute la nuit pour me garantir de sa patte. Livorette, touchée de ce récit, le regarda tendrement, & lui présenta le doigt: viens, bon Byby, lui dit-elle; viens faire la paix. Oh! je ne m’appaise pas si facilement, dit-il, je veux que le roi & la reine s’en mêlent. Très-volontiers, dit-elle, je vais te porter dans leur chambre.
Elle fut aussitôt les trouver; ils étoient encore au lit, & parloient d’un mariage avantageux qui la regardoit. Que voulez-vous donc si matin, ma chère enfant, dit la reine? C’est mon petit oiseau, répondit-elle, en se jetant à son cou, qui veut vous parler. La chose est rare, ajouta le roi en riant, mais sommes-nous en état de lui donner une audience sérieuse? Oui, oui, sire, répliqua le serin, aussi-bien je ne parois pas dans votre cour avec toute la pompe que je devrois, car ayant entendu parler de la beauté & des charmes de cette jeune princesse, je suis venu promptement vous supplier de me la donner en mariage. Tel que vous me voyez, je suis souverain d’un petit bois d’orangers, de myrthes & de chèvrefeuilles, qui est l’endroit le plus délicieux des Isles-Canaries. J’ai un grand nombre de sujets de mon espèce, qui sont obligés de me payer un gros tribut de moucherons & de vermisseaux, la princesse en pourra manger tout son saoul. Les concerts ne lui manqueront point; je suis même parent de plusieurs rossignols qui lui rendront des soins empressés; nous vivrons dans votre cour tant qu’il vous plaira. Sire, je ne vous demande qu’un peu de millet, de navette & d’eau fraîche; quand vous ordonnerez que nous allions dans nos états, la distance des lieux ne nous empêchera pas d’avoir de vos nouvelles, & de vous donner des nôtres; les couriers volans nous seront d’un admirable secours, & je crois, sans vanité, que vous recevrez beaucoup de satisfaction d’un gendre comme moi.
Il finit son discours par deux ou trois airs qu’il siffla, & ensuite un petit gazouillement très-agréable. Le roi & la reine rioient à s’en trouver mal. Nous n’avons garde, dirent-ils, de te refuser Livorette. Oui, aimable serin, nous te la donnons, pourvu qu’elle y consente: ah! c’est de tout mon cœur, dit-elle, je n’ai jamais été si aise que je le suis d’épouser le prince Biby. Aussitôt il s’arracha une des plus belles plumes de son aîle, qu’il lui offrit pour présent de nôces. Livorette la reçut gracieusement, & la passa sous ses cheveux qui étoient d’une beauté admirable.
Dès qu’elle fut revenue dans sa chambre, elle dit à ses dames qu’elle vouloit leur apprendre une grande nouvelle; c’est que le roi & la reine venoient de la marier avec un prince souverain. Chacune l’entendant parler ainsi, se jeta, l’une à ses genoux pour l’embrasser, l’autre à ses mains pour les baiser. Elles lui demandèrent d’un air empressé, qui étoit cet heureux prince à qui l’on destinoit la plus belle princesse du monde? Le voici, dit-elle, en tirant du fond de sa manche le petit serin, & elle leur montra son époux. A cette vue, elles rirent de tout leur cœur, & firent quelques plaisanteries sur la parfaite innocence de leur belle maîtresse.
Elle se hâta de s’habiller pour retourner dans l’appartement de la reine, qui l’aimoit si chèrement, qu’elle vouloit l’avoir auprès d’elle. Cependant le serin s’envola, & reprenant la forme ordinaire d’Alidor pour venir faire sa cour, dès que la reine l’apperçut, approchez, lui cria-t-elle, pour complimenter ma fille sur son mariage avec Biby: ne trouvez-vous pas que nous lui avons donné un grand seigneur? Alidor entra dans la plaisanterie; & comme il étoit plus gai qu’il l’eût été de sa vie, il dit cent choses agréables qui divertirent fort la reine; mais pour Livorette, elle continua de se moquer de lui, & le contredit toujours. Il auroit ressenti de la peine de la voir de cette humeur, s’il n’avoit pas songé en même temps que son ami le poisson lui aideroit à surmonter cette aversion.
Lorsque la princesse alla se coucher, elle voulut laisser son serin dans la chambre des animaux, mais il se mit à se plaindre; & voltigeant autour d’elle, il la suivit dans la sienne, & se percha proprement sur une porcelaine, dont on n’osa le chasser, de crainte qu’il ne la cassât. Si tu chantes trop matin, Biby, dit Livorette, & que tu m’éveilles, je ne te pardonnerai pas. Il l’assura d’être muet jusqu’à ce qu’elle lui ordonnât de faire son petit ramage, & sur cette parole, on se retira tranquillement. A peine la princesse fut-elle couchée, qu’elle s’endormit d’un si profond sommeil, qu’on n’a jamais douté depuis que le Dauphin n’y eût contribué; elle ronfloit même comme un petit cochon, ce qui n’est pas naturel à un jeune enfant. Biby ne ronfloit pas de même, il s’en falloit bien qu’il eût encore fermé les yeux; il quitta la porcelaine, & vint se mettre auprès de sa charmante épouse, si doucement, qu’elle ne se réveilla point. Dès qu’il vit le jour, il reprit la figure d’un serin, & s’envola au bord de la mer, où, devenant Alidor, il s’assit sur une petite roche, qui étoit assez unie & couverte de perce-pierre; puis il regarda de tous côtés pour découvrir le cher poisson de son cœur. Il l’appela plusieurs fois, & en l’attendant, il faisoit d’agréables réflexions sur son bonheur: ô fées que l’on vante tant, disoit-il, & dont le pouvoir est si extraordinaire! pourriez-vous rendre quelqu’autre mortel aussi content que moi? Cette pensée lui donna lieu de faire ces paroles:
Officieux ami, Dauphin, dont le secours
M’a fait goûter le fruit de mes tendres amours,
Je n’ose divulguer le bonheur qui m’enchante,
Je jouis du sort le plus doux,
Un noir pressentiment sans cesse m’épouvante,
Je tremble que les Dieux n’en deviennent jaloux.
Comme il marmottoit ces paroles, il sentit que la roche s’agitoit fortement, ensuite elle s’ouvrit pour laisser sortir une vieille petite naine toute déhanchée, qui s’appuyoit sur une béquille: c’étoit la fée Grognette, qui n’étoit pas meilleure que Grognon. Vraiment, dit-elle, seigneur Alidor, je te trouve bien familier, de venir t’asseoir sur ma roche, je ne sais ce qui m’empêche de te jeter au fond de la mer, pour t’apprendre que si les fées ne peuvent rendre un mortel plus heureux que toi, elles peuvent au moins le rendre malheureux dès qu’elles le veulent. Madame, répondit le prince étonné de cette aventure, je ne savois point que vous demeuriez ici, je me serois bien gardé de manquer au respect qui est dû à votre palais. Tes excuses ne sauroient me plaire, continua-t-elle, tu es laid & présomptueux, il faut que j’aie le plaisir de te voir souffrir. Hélas! que vous ai-je fait, lui dit-il? Je n’en sais rien moi-même, ajouta-t-elle; mais je te traiterai comme si je le savois. L’antipathie que vous avez contre moi est bien extraordinaire, dit-il, & si je n’espérois pas que les dieux me protégeront contre vous, je préviendrois les maux dont vous me menacez en me donnant la mort. Grognette grogna encore des menaces, puis elle s’enfonça dans sa roche, qui se referma.
Le prince, fort chagrin, ne voulut pas s’y asseoir; il n’avoit point envie d’essuyer un nouveau démêlé avec une malencontreuse naine: j’étois trop satisfait de mon sort, dit-il, voilà une petite furie qui vient le troubler. Que veut-elle donc me faire? Ah! sans doute, ce n’est pas sur moi qu’elle exercera son courroux, c’est bien plutôt sur la beauté que j’aime. Dauphin, Dauphin, je te conjure d’accourir ici pour me consoler. En même temps le poisson parut proche du rivage; hé bien! que voulez-vous, me dit-il? Je viens te remercier de tous les biens que tu m’as faits. J’ai épousé Livorette, & dans l’excès de ma joie, j’accourois vers toi, pour t’en faire part, lorsqu’une fée..... Je le sais, dit le Dauphin en l’interrompant, c’est Grognette, la plus maligne de toutes les créatures, & la plus fantasque; il ne faut qu’être content pour lui déplaire; ce qui me fâche davantage, c’est qu’elle a du pouvoir, & qu’elle va me contrecarrer dans le bien que j’ai résolu de vous faire. Voilà une étrange Grognette, répondit Alidor, quel déplaisir lui ai-je rendu? Quoi! vous êtes homme, s’écria le Dauphin, & vous vous étonnez de l’injustice des hommes? En vérité vous n’y pensez point, c’est tout ce que vous pourriez faire si vous étiez poisson; encore ne sommes-nous pas trop équitables dans notre empire salé, l’on voit tous les jours les plus gros qui engloutissent les plus petits; on ne devroit pas le souffrir, car le moindre hareng a son droit de citoyen acquis dans la mer, aussi-bien qu’une affreuse baleine.
Je t’interromps, dit le prince, pour te demander si Livorette ne doit jamais savoir que je suis son mari. Jouis du temps présent, répondit le Dauphin, sans t’informer de l’avenir. En achevant ces mots, il se cacha au fond de l’eau, & le prince devenu serin, vola vers sa chère princesse; elle le cherchoit par-tout. Quoi! tu prétens m’inquiéter toujours, petit libertin, lui dit-elle aussitôt qu’elle l’apperçut? Je crains ta perte, & j’en mourrois de déplaisir? Non, ma Livorette, répliqua-t-il, je ne me perdrai jamais pour vous. En peux-tu répondre, continua-t-elle? Ne sauroit-on te tendre des pièges & des filets? Si tu tombois dans ceux d’une belle maîtresse, que sais-je si tu reviendrois? Ah! quel injurieux soupçon, dit-il, vous ne me connoissez point. Pardonne-moi, Biby, dit-elle en souriant; j’ai entendu dire que l’on ne se pique pas de fidélité pour sa femme, & depuis que je suis la tienne, je crains ton changement.
Le serin trouvoit bien son compte à ces sortes de conversations; il découvroit qu’il étoit aimé, mais cependant il ne l’étoit qu’en qualité de petit oiseau. La délicatesse de son cœur s’en trouvoit quelquefois blessée. La supercherie que j’ai faite, dit-il au Dauphin, est-elle permise? Je sais que la princesse ne m’aime point, qu’elle me trouve laid, qu’aucun de mes défauts ne lui est échappé; j’ai tout sujet de croire qu’elle ne voudroit point de moi pour son époux; malgré cela je le suis devenu: si elle le sait un jour, de quels reproches ne m’accablera-t-elle pas! qu’aurai-je à lui dire? Je mourrois de douleur si je lui déplaisois. Le poisson lui répliqua: Tes réflexions s’accordent mal avec ton amour; si tous les amans en faisoient de semblables, il n’y auroit jamais de maîtresses enlevées ni mécontentes; profite du temps, il en viendra de moins heureux pour toi.
Cette menace affligea beaucoup Alidor; il comprit bien que la fée Grognette lui vouloit encore du mal de s’être assis sur la roche quand elle étoit au-dessous; il conjura le Dauphin de continuer à lui rendre de bons offices.
L’on parla fortement de marier la princesse à un beau & jeune prince, dont les états n’étoient pas éloignés; il envoya des ambassadeurs pour la demander; le roi les reçut parfaitement bien; & ces nouvelles alarmèrent beaucoup Alidor; il se rendit en diligence au bord de la mer, il appela le poisson qui le servoit si bien; il lui conta ses alarmes. Considère, lui dit-il, dans quelle extrémité je me trouve, ou de perdre ma femme, & de la voir mariée à un autre, ou de déclarer mon mariage, & de me voir peut-être séparé d’avec elle pour le reste de ma vie. Je ne puis empêcher, dit le Dauphin, que Grognette ne vous fasse de la peine; je n’en suis pas moins désespéré que vous, & vous ne pouvez être plus occupé de vos affaires que moi; prenez un peu de courage, je ne saurois vous dire autre chose à présent, mais comptez sur mon amitié, comme sur un bien qui ne vous manquera jamais. Le prince le remercia de tout son cœur, & revint chez sa princesse.
Il la trouva au milieu de ses femmes, l’une lui tenoit la tête, & l’autre le bras; elle se plaignoit d’avoir mal au cœur. Comme il n’étoit pas dans ce moment métamorphosé en serin, il n’osa pas s’approcher d’elle, quoiqu’il fût très-inquiet de son mal. Dès qu’elle l’apperçut, elle sourit, malgré tout ce qu’elle souffroit. Alidor, dit-elle, je crois que je vais mourir, j’en serois fort fâchée, à présent que les ambassadeurs sont arrivés, car l’on dit mille biens du prince qui me demande. Comment, madame, répliqua-t-il, en s’efforçant de sourire, avez-vous oublié que vous avez choisi un mari? Quoi! mon Serin, dit-elle? ho! je sais bien qu’il n’en sera pas fâché, cela n’empêchera point que je ne l’aime tendrement. Un cœur partagé n’est peut-être pas son affaire, répondit Alidor. N’importe, ajouta Livorette, je serai bien aise d’être reine d’un grand royaume. Mais, madame, dit-il encore, il vous en a offert un. Voilà un plaisant empire, dit-elle, un petit bois de jasmin; cela pourroit accommoder une abeille ou une linotte; à mon égard ce n’est pas la même chose.
Les femmes de la princesse craignirent qu’elle ne fût incommodée de trop parler; elles prièrent Alidor de se retirer, & elles la mirent sur son lit, où Biby vint lui faire d’agréables reproches de son infidélité. Comme son mal n’étoit pas violent, elle se rendit chez la reine, & depuis ce jour il ne s’en passa guères qu’elle ne se trouvât mal; sa langueur la changea; elle devint maigre & dégoûtée: plusieurs mois s’écoulèrent ainsi, on ne savoit que lui faire; & ce qui chagrinoit davantage la cour, c’est que les ambassadeurs qui l’étoient venue demander, pressoient pour qu’on la leur remît entre les mains. L’on dit à la reine qu’il y avoit un très-habile médecin qui la soulageroit; elle lui envoya un équipage, & défendit qu’on l’informât de la qualité de la malade, afin qu’il parlât plus librement. Quand il fut auprès d’elle, la reine se cacha pour l’écouter; il la regarda un peu, & dit en souriant: Est-il possible que vos médecins de cour n’aient pas connu l’incommodité de cette petite dame? vraiment elle donnera bientôt un beau garçon à sa famille. On ne lui laissa pas le temps d’achever, toutes les dames le chargèrent d’injures, on le chassa par les épaules avec de grandes huées.
Biby étoit dans la chambre de Livorette; il ne jugea pas, comme les autres, que le médecin de campagne étoit un ignorant; il lui étoit venu plusieurs fois dans l’esprit que la princesse étoit grosse; il alla au bord du rivage pour consulter son ami le poisson, qui ne parut pas d’un autre sentiment. Je vous conseille, dit-il, de partir, car je craindrois que l’on ne vous surprît auprès d’elle quand elle repose, & vous seriez tous deux perdus. Ah! dit le prince affligé, penses-tu que je puisse vivre séparé de la personne du monde qui m’est la plus chère? que m’importe de ménager ma vie? elle va m’être odieuse; laisse-moi voir Livorette, ou laisse-moi mourir. Le Dauphin en eut pitié, il pleura un peu, quoique les Dauphins ne pleurent guères; il ne laissa pas de consoler son cher ami. Grognette fut accusée de tout.
La reine raconta au roi la vision du médecin: on appela Livorette; on lui fit des questions auxquelles elle répondit avec autant de sincérité que d’innocence: l’on parla même à ses femmes, dont le témoignage fut tel qu’il devoit être; ainsi leurs majestés se tranquillisèrent, jusqu’au jour que la princesse mit au monde le plus beau marmot qui ait jamais été. Exprimer l’étonnement & la colère du roi, la douleur de la reine, le désespoir de la princesse, l’inquiétude d’Alidor, la surprise des ambassadeurs & de toute la cour, cela est impossible. D’où venoit cet enfant? qui en étoit le père? personne ne pouvoit le dire, & la jeune Livorette en étoit aussi peu instruite que l’enfant même; mais le roi n’entendoit pas raillerie; ses larmes, ses sermens ne servirent de rien. Il prit la résolution de la faire jeter avec son fils du haut d’une montagne dans un précipice tout hérissé de pointes de rochers, où elle devoit trouver une mort bien cruelle. Il le dit à la reine, qui s’affligea si violemment, qu’elle tomba comme morte à ses pieds. Il s’attendrit en la voyant dans un état si triste; & lorsqu’elle fut un peu revenue, il essaya de la consoler; mais elle lui dit qu’elle n’auroit jamais de joie ni de santé, jusqu’à ce qu’il eût révoqué un arrêt si funeste; elle se jeta à ses genoux, & toute en pleurs elle le pria de la tuer, & de laisser vivre Livorette avec son fils, qu’elle avoit fait apporter exprès pour toucher le roi par son innocence.
Les lamentations de la reine, & les larmes du petit enfant, l’émurent de compassion; il se jeta dans un fauteuil, & couvrant ses yeux avec sa main, il rêva & soupira long-temps sans pouvoir parler, il dit ensuite à la reine, qu’il vouloit bien en sa faveur différer la mort de la princesse & de son fils; mais qu’elle devoit s’attendre qu’elle n’étoit que différée, & qu’il falloit du sang pour laver une tache si honteuse dans leur maison. La reine trouva qu’elle avoit déjà beaucoup gagné de faire différer la mort de sa chère fille & de son petit-fils: de sorte qu’elle ne s’opiniâtra sur rien, & qu’elle consentit qu’on enfermât la princesse dans une tour, où elle ne jouissoit pas même de la lumière du soleil; elle déploroit dans ce triste lieu sa barbare destinée. Si quelque chose pouvoit adoucir ses ennuis, c’étoit sa parfaite innocence; elle ne voyoit jamais son enfant & n’en savoit aucunes nouvelles. Juste ciel! s’écrioit-elle, que t’ai-je fait pour être accablée de déplaisirs si amers? Alidor, accablé de la plus vive douleur, ne se trouva pas la force de la soutenir plus long-temps; son esprit se troubla peu-à-peu: enfin il devint tout-à-fait fou; l’on n’entendoit que lui se plaindre & crier dans les bois; il jetoit son argent & ses pierreries au milieu des chemins; ses habits étoient tout déchirés, ses cheveux mêlés, sa barbe longue; ce qui, joint à sa laideur naturelle, le rendoit presque affreux; il faisoit une extrême pitié à tout le monde, & l’on auroit fait bien plus d’attention à son malheur, si celui de la princesse n’eût occupé tout le royaume. Les ambassadeurs qui étoient venus la demander en mariage, n’attendirent pas qu’on les congédiât; ils souhaitèrent avec empressement de s’en retourner, ayant une espèce de honte d’être venus pour elle. Le roi, de son côté, les vit partir sans déplaisir; leur présence lui faisoit de la peine, & le Dauphin, de son côté, enfoncé dans les abîmes de la mer, ne paroissoit plus, laissant le champ libre à la fée Grognette, pour faire toutes les malices qu’elle voudroit contre le prince & la princesse.
Quoique le petit prince devînt plus beau qu’un beau jour, le roi ne lui avoit conservé la vie que pour essayer par son moyen de connoître qui étoit son père; il n’en avoit rien dit à la reine; mais un jour il fit publier que tous les courtisans apportassent à son petit-fils un présent qui pût le réjouir; chacun vint aussitôt, & quand on eut dit au roi qu’il y avoit beaucoup de monde assemblé, il vint avec la reine dans la grande salle des audiences. La nourrice les suivoit portant entre ses bras l’aimable enfant habillé de brocard d’or & d’argent.
Chacun venoit baiser sa menote, & lui présenter une rose de pierreries, des fruits artificiels, un lion d’or, un loup d’agathe, un cheval d’ivoire, un épagneul, un perroquet, un papillon; il prenoit tout cela avec indifférence.
Le roi, sans faire semblant de rien, étudioit ce qu’il faisoit, & remarquoit que l’enfant ne caressoit pas l’un plus que l’autre. Il dit que l’on affichât encore que si quelqu’un manquoit à venir, il seroit coupable & puni comme tel. A ces menaces, l’on s’empressa plus qu’on n’eût fait; & l’écuyer du roi, qui avoit rencontré Alidor dans son voyage, & qui étoit la cause qu’il étoit venu à la cour, l’ayant trouvé au fond d’une grotte, où il se retiroit ordinairement depuis qu’il avoit perdu l’esprit, lui dit: Hé! quoi donc, Alidor, serez-vous le seul qui ne donnera rien au petit prince? ne savez-vous pas l’édit que l’on publie? Voulez-vous que le roi vous fasse mourir? Oui-da, je le veux, répondit le pauvre prince, d’un air tout égaré; de quoi te mêles-tu, de venir troubler mon repos? Ne vous fâchez point, ajouta l’écuyer, je ne vous parle qu’en vue de vous faire paroître. Oh! je suis plaisamment vêtu, dit Alidor en riant, pour aller voir ce royal marmouset. S’il n’est question que de vous fournir des habits, dit l’écuyer, je vais vous en donner de fort riches. Allons donc, répliqua-t-il, il y a long-temps que je ne me suis vu en pompeux appareil.
Il sortit de sa grotte, & fut avec assez de docilité chez l’écuyer du roi, qui étant un des hommes de la cour le plus magnifique, lui donna le choix de plusieurs habits fort riches, mais il n’en voulut qu’un noir; & quelque chose que l’on pût dire & faire, il alla sans cravate, sans chapeau & sans souliers. Quand il fut à la porte, il avoit oublié qu’il falloit donner quelque chose au prince, & il ne s’inquiéta pas davantage; & voyant une épingle à terre, il la ramassa pour la lui présenter; il alloit à cloche-pied dans la salle, tournoit les yeux & tiroit la langue de manière que, cela joint à sa laideur naturelle, l’on ne pouvoit pas soutenir sa vue; & la nourrice craignant que le petit prince n’en eût peur, vouloit le tourner, & faisoit signe à Alidor de s’éloigner; mais aussitôt que l’enfant l’apperçut, il se mit à lui tendre les bras, riant & faisant une fête si extraordinaire, qu’il fallut qu’on le fît venir jusqu’à lui. Alors l’enfant se jeta à son cou, le baisa mille fois, & ne pouvoit plus se résoudre à s’en séparer. Alidor ne lui faisoit pas moins d’amitié malgré sa folie.
Le roi demeura transi d’étonnement d’une aventure si surprenante; il cacha sa colère à toute l’assemblée: mais aussitôt qu’elle fut finie, sans communiquer son dessein à la reine, il ordonna à deux seigneurs, qu’il honoroit d’une confiance particulière, d’aller prendre la princesse Livorette dans la tour où elle languissoit depuis quatre ans, de la mettre dans un tonneau avec Alidor & le petit prince; d’y ajouter un pot plein de lait, une bouteille de vin, un pain, & de les jeter ainsi au fond de la mer.
Ces seigneurs, affligés d’un ordre si barbare, se prosternèrent à ses pieds & le prièrent humblement de faire grâce à sa fille & à son petit-fils. Hélas! Sire, lui dirent-ils; si votre majesté avoit daigné s’informer de ce qu’elle souffre depuis quatre ans, elle la trouveroit suffisamment punie, sans y ajouter une mort si cruelle: considérez qu’elle est votre fille unique, réservée par les dieux à porter un jour votre couronne: vous êtes comptable de son sang à vos sujets; son fils promet de si grandes choses, voulez-vous l’étouffer encore au berceau? Oui, je le veux, s’écria le roi tout irrité de la résistance qu’il trouvoit à ses volontés; & si vous refusez de la faire périr, je vous ferai périr avec elle.
Ces seigneurs connurent avec douleur qu’ils ne gagneroient rien sur la fermeté du roi: ils se retirèrent la tête baissée & les larmes aux yeux. Ils ordonnèrent un tonneau assez grand pour mettre la princesse, son fils, Alidor, & la petite provision; puis ils furent à la tour, où ils la trouvèrent couchée sur un peu de paille, les fers aux pieds & aux mains, qui n’avoit pas vu le jour depuis quatre ans. Ils l’abordèrent avec un profond respect, & lui dirent l’ordre qu’ils avoient reçu de son père; ils sanglotoient si fort, qu’elle pouvoit à peine les entendre. Elle les entendit pourtant bien, & se mit à pleurer avec eux. Hélas! leur dit-elle, les dieux me sont témoins que je suis innocente! je n’ai que seize ans; j’étois destinée à porter plus d’une couronne, & vous allez me jeter au fond de la mer comme la plus criminelle de toutes les créatures; mais ne craignez pas que je cherche à corrompre votre fidélité, & que je vous prie de trouver quelque tempérament qui puisse me sauver la vie: il y a long-temps que le roi mon père m’accoutume à souhaiter la mort, je veux donc bien la souffrir, pourvu que l’on sauve mon cher enfant; de quel crime est-il coupable? quoi! son innocence ne peut-elle servir à le garantir de la fureur du roi? est-il possible qu’il l’ait condamné à périr avec moi? ne suffit-il pas à mon père de m’ôter la vie? veut-il plus d’une victime?
Les seigneurs qui l’écoutoient n’avoient rien à lui répondre: il falloit obéir; ils le dirent à la princesse. Hé bien! dit-elle, rompez les chaînes qui me retiennent, je suis prête à vous suivre. Les gardes vinrent, ils limèrent les fers dont ses mains & ses pieds étoient chargés; ils lui firent même beaucoup de mal, mais elle souffrit tout avec une constance merveilleuse. Elle sortit de sa prison, aussi charmante que le soleil sort du sein de l’onde: tous ceux qui la virent n’admirèrent pas moins son courage que sa ravissante beauté; elle étoit encore augmentée malgré ses déplaisirs; & son air de langueur valoit bien sa vivacité ordinaire.
Alidor & le petit prince l’attendoient au bord de la mer, où les gardes les avoient conduits; ils savoient aussi peu l’un que l’autre le mal qu’on alloit leur faire. Quand la princesse vit son fils, elle le prit entre ses bras, & le baisa mille fois avec une extrême tendresse; lorsqu’on lui dit qu’on la noyoit à cause d’Alidor, elle dit qu’elle étoit bien aise que l’on eût choisi l’homme du monde qu’elle aimoit le moins, & qu’en voulant la perdre, on ne laissoit pas de la justifier. A son égard, il se prit à rire dès qu’il l’apperçut. Hé! d’où viens-tu, petite princesse, lui dit-il? vraiment il y a bien des nouvelles depuis ton départ, Livorette n’est plus au palais, & je suis devenu fou à lier: l’on dit, continua-t-il, que nous allons faire un voyage ensemble au fond de la mer: écoute, princesse, réveille-moi tous les jours, car je dormirai jusqu’à midi, si tu n’y prends garde.
Il en auroit bien dit davantage, si Livorette faisant un dernier effort, n’eût entré la première dans le tonneau, tenant son fils à son cou: Alidor s’y jeta à corps perdu, sautant & se réjouissant fort d’aller au royaume des soles, où les turbots étoient rois; enfin les disparates foisonnoient dans sa bouche. L’on ferma bien le tonneau, & du haut d’un rocher qui avançoit en saillie sur la mer, on le fit tomber dedans. Chacun sanglotoit & poussoit de longs cris pleins de désespoir; l’on se retira le cœur pénétré de la plus véritable douleur. Pour Alidor, il étoit merveilleusement tranquille: il commença par se saisir du pain, & le mangea tout entier; il trouva ensuite la bouteille de vin, & se mit à boire d’un air gai, chantant des chansons de la même manière qu’il auroit chanté dans un agréable festin. Alidor, lui dit la princesse, laisse-moi tout au moins mourir en repos, sans m’étourdir de ton impertinente joie. Que t’ai-je fait, princesse, répliqua-t-il, pour vouloir que j’aie du chagrin? sais-tu un secret que je veux te confier; c’est qu’il y a ici quelque part dans un coin qui m’est inconnu, un certain poisson qui s’appelle Dauphin; c’est le meilleur de mes amis, il m’a promis de m’obéir en tout ce que je lui commanderai; c’est pourquoi, belle Livorette, je ne m’inquiète pas, car je l’appelerai à notre secours, dès que nous aurons faim ou soif, ou que nous voudrons dormir dans quelque superbe palais, qu’il bâtira exprès pour nous. Appelle-le donc, innocent, dit la princesse, pourquoi diffères-tu la chose du monde la plus pressée? si tu attends que j’aie faim, tu attendras long-temps; hélas! mon cœur est trop triste pour que je songe à manger; mais voilà mon fils qui se meurt, il étouffe dans ce vilain tonneau: dépêche-toi, je t’en prie, afin que je voie si tu dis vrai, car un homme sans raison comme toi peut bien se tromper.
Alidor appela aussitôt le Dauphin: Ho! Dauphin, mon ami poisson, je te commande de venir tout-à-l’heure pour m’obéir dans toutes les choses que je voudrai t’ordonner. Me voici, dit le Dauphin, parle. Es-tu là, dit le prince? ce tonneau est si bien fermé que je n’y vois pas. Dis seulement ce que tu veux, ajouta le Dauphin. Je voudrois, répondit-il, entendre une musique agréable. En même temps la musique commença. Hé, bon Dieu! dit la princesse en s’impatientant, tu te moques assurément avec ta musique: n’est-ce pas une chose fort inutile d’entendre bien chanter quand on se noie? Mais que voulez-vous donc, Princesse, dit-il, vous n’avez ni faim ni soif? Donne-moi le pouvoir que tu as de commander au Dauphin, reprit-elle. Dauphin, ho! Dauphin, s’écria Alidor, je t’ordonne de faire tout ce que la princesse Livorette voudra, sans y manquer. Hé bien, dit le Dauphin, je le ferai. En même temps elle lui dit de les porter dans l’île la plus agréable de la terre, & de lui bâtir en ce lieu le plus beau palais qui eût jamais été; qu’elle y vouloit des jardins ravissans, avec des rivières autour, l’une de vin & l’autre d’eau; un parterre tout rempli de fleurs, au milieu duquel il y auroit un arbre dont la tige seroit d’argent, les branches d’or, & trois oranges dessus, l’une de diamant, l’autre de rubis, la troisième d’émeraude; que le palais fût peint & doré, & qu’il y eût dans une grande galerie toute son histoire représentée. Ne voulez-vous que cela, dit le Dauphin? C’en est beaucoup, répliqua-t-elle. Pas trop, dit-il, car tout est déjà fait. Je souhaite, dit-elle, que tu me racontes une chose que j’ignore & que tu sais peut-être. Je vous entends, dit le Dauphin; vous demandez qui est le père de votre petit prince: c’est le serin Biby; & serin Biby n’est autre que le prince Alidor qui est avec vous. Ah! seigneur Dauphin, s’écria Livorette, tu te moques de moi. Je vous jure, lui dit-il, par le Trident de Neptune, par Scilla & Caribde, par tous les antres de la mer, par ses coquillages, par ses trésors, & par ses Tritons, par ses Nayades, par les heureux augures que le Pilote désespéré tire en me voyant: je vous jure enfin par vous-même, charmante Livorette, que je suis un poisson de bien & d’honneur, & que je ne vous ments point.
Après tant de sermens, dit-elle je me reprocherois de ne te pas croire; quoique, à te dire vrai, ce que j’entends est une des choses du monde la plus surprenante: je t’ordonne donc de rendre la raison à Alidor, & de lui donner tout l’esprit qu’on peut avoir, & tous les charmes d’une agréable conversation; je veux encore que tu le fasses cent fois plus beau qu’il n’est laid, & que tu me dises pourquoi tu l’as nommé prince, car ce titre sonne agréablement à mes oreilles. Le Dauphin obéit, sur cela, comme il avoit fait sur tout le reste; il dit à Livorette l’aventure du prince, qui étoit son père, qui étoit sa mère, ses ayeux & ses parens; car il avoit une science infinie sur le passé, sur le présent & sur l’avenir, & il étoit grand généalogiste de son métier. De tels poissons ne se pêchent pas tous les jours; il faut que dame Fortune s’en mêle.
En causant ainsi, le tonneau s’arrêta contre une île; le Dauphin l’ayant soulevé peu-à-peu, le jeta sur le rivage: dès qu’il y fut, il s’ouvrit. La princesse, le prince & l’enfant furent en liberté de sortir de leur prison. La première chose que fit Alidor, ce fut de se jeter aux pieds de sa chère Livorette; il avoit recouvré toute sa raison, & un esprit mille fois plus charmant qu’il n’avoit été jusqu’alors; il étoit devenu si bien fait, tous ses traits étoient si fort changés en mieux, qu’elle avoit de la peine à le reconnoître. Il lui demanda tendrement pardon de sa métamorphose en serin Biby, il s’en excusa d’une manière respectueuse & passionnée; enfin elle lui pardonna un mariage auquel elle n’auroit peut-être pas consenti, s’il avoit pris d’autres moyens pour le faire réussir. Il est encore vrai que le Dauphin l’avoit rendu si aimable, qu’elle n’avoit jamais rien vu qui l’égalât à la cour du roi son père. Il lui confirma tout ce que le Dauphin lui avoit dit sur sa qualité; c’étoit une chose essentielle à la satisfaction de cette princesse; car enfin l’on a beau être ami des fées, l’on ne peut changer sa naissance; quand le ciel ne nous la donne pas telle que nous la voulons, il n’y a que la vertu & le mérite qui puissent la réparer; mais souvent aussi elle l’est avec tant d’usure, que l’on a bien de quoi se consoler.
La princesse étoit de la meilleure humeur du monde: elle s’étoit trouvée dans un péril si affreux, qu’elle ne fut pas médiocrement sensible au plaisir d’en être échappée; elle rendit grâces aux dieux: ensuite elle regarda vers la mer pour voir leur bon ami le Dauphin; il y étoit encore, & elle le remercia, comme elle devoit, de lui avoir conservé la vie. Le prince n’en fit pas moins. Leur fils, qui parloit fort joliment, & qui avoit plus d’esprit que n’en ont d’ordinaire les enfans de cet âge, le complimenta aussi d’une manière qui réjouit le galant Dauphin: il fit cent caracoles en faveur du petit garçon. Mais tout-d’un-coup ils entendirent un grand bruit de trompettes, de fifres & de hautbois, avec le hennissement de plusieurs chevaux; c’étoient les équipages du prince & de la princesse, & tous leurs gardes magnifiquement vêtus. Plusieurs dames venoient dans des carrosses; elles mirent promptement pied à terre, dès qu’elles les apperçurent, & vinrent baiser le bas de la robe de la princesse. Elle ne voulut pas le souffrir, leur trouvant un air de qualité qui méritoit son attention.
Elles lui dirent qu’elles avoient reçu ordre du poisson Dauphin de les reconnoître pour roi & reine de cette île, qu’ils y trouveroient beaucoup de sujets très-soumis, & beaucoup de satisfaction. Alidor & Livorette témoignèrent une grande joie de se voir honorés par des personnes si polies & si honnêtes. Ils leur répondirent avec autant de bonté que de grâce & de majesté. Ils montèrent ensuite dans une calêche découverte, tirée par huit chevaux aîlés, qui les élevoient de temps en temps jusqu’aux nuées; ensuite ils s’abaissoient si imperceptiblement, que l’on s’en appercevoit à peine. Cette manière d’aller a ses commodités, parce que l’on n’est point cahoté, & que l’on ne craint pas les embarras.
Ils étoient encore fort proches de la moyenne région, quand ils apperçurent sur le penchant d’un côteau qui régnoit le long de la mer, un palais si merveilleusement fait, qu’encore que tous les murs fussent d’argent, l’on ne laissoit pas de voir au travers jusqu’au fond des chambres. Ils remarquèrent qu’elles étoient meublées de tout ce que l’on a jamais pu imaginer de plus superbe & de mieux entendu. Les jardins surpassoient la beauté du palais: l’on ne sauroit nombrer les fontaines & les eaux que la nature avoit rassemblées en cet endroit pour le rendre délicieux. Le prince & sa femme ne savoient à quoi donner le prix, tant chaque chose leur paroissoit parfaite. Lorsqu’ils furent entrés, l’on entendit de tous côtés: vive le prince Alidor, vive la princesse Livorette! que ce séjour les comble de plaisirs! Plusieurs instrumens & des voix charmantes faisoient une symphonie enchantée.
On ne les laissa pas long-temps sans leur servir un repas excellent: ils en avoient besoin, car l’air de la mer & la manière dont on les avoit embarqués dessus, les avoient terriblement fatigués. Ils se mirent à table, où ils mangèrent de bon appétit.
Quand ils en furent sortis, le garde du trésor royal entra, & leur demanda s’ils voudroient, pour faire digestion, passer dans la galerie prochaine. Lorsqu’ils y furent, ils virent le long des murs, de grands puits avec des seaux de cuir d’Espagne parfumé, garnis d’or; ils demandèrent à quoi cela servoit. Le garde répondit qu’il couloit des sources de métal dans ces puits, & que lorsqu’on vouloit de l’argent, il ne falloit que descendre un seau, & dire: mon intention est de tirer des louis, des pistoles, des quadruples, des écus, de la monnoie; en même temps, l’eau prenoit la forme de ce qu’on avoit souhaité, & le seau remontait plein d’or, d’argent, ou de monnoie, sans que la source s’en tarît jamais pour ceux qui en faisoient un bon usage; mais que l’on avoit vu plusieurs fois, que lorsque des avares jetoient le seau dans le dessein d’amasser seulement de l’or, & de le garder sous la clef, ils le tiroient plein de crapaux & de couleuvres, qui leur faisoient grande peur, & quelquefois grand mal, à proportion de leur avarice.
Le prince & la princesse admirèrent ces puits comme une des meilleures & des plus rares choses qui fût dans l’univers; ils jetèrent le seau pour en faire l’épreuve; il revint aussitôt rempli de petits grains d’or; ils demandèrent pourquoi ce n’étoit pas de la monnoie toute battue? Le gardien dit que cela signifioit qu’il falloit la marquer aux armes du prince & de la princesse, quand ils auroient dit ce qu’ils vouloient que l’on y mît. Ah! dit Alidor, nous avons trop d’obligation au généreux Dauphin, pour vouloir d’autre effigie que la sienne. En même temps tous les grains se changèrent en pièces d’or, avec un Dauphin dessus. L’heure de se retirer étant venue, Alidor, timide & respectueux, coucha dans son appartement, & la princesse dans le sien avec son fils.
Il étoit plus d’onze heures que la princesse dormoit encore; pour le prince, il s’étoit levé de bon matin, afin d’aller à la chasse, & d’en être de retour avant qu’elle fût éveillée. Lorsqu’il sut qu’il pouvoit la voir sans l’incommoder, il entra dans sa chambre, suivi de plusieurs gentilshommes, qui portoient de grands bassins d’or, remplis de tout le gibier qu’il venoit de tuer. Il le présenta à sa chère princesse, qui le reçut d’un air gracieux, & le remercia plusieurs fois de son attention pour elle; cela lui donna lieu de lui dire qu’il ne l’avoit jamais aimée avec plus de passion qu’il faisoit alors, & qu’il la conjuroit de lui marquer le temps où ils célébreroient leur mariage avec pompe.
Ah! lui dit-elle, seigneur, mon dessein est fixe là-dessus, je n’y consentirai de ma vie, qu’avec la permission du roi mon père & de la reine ma mère. Jamais rien n’a été plus affligeant pour un homme amoureux. A quoi me condamnez-vous, lui dit-il, belle princesse? Ne savez-vous pas que ce que vous voulez est une chose impossible? Nous sortons à peine du tonneau fatal où ils nous ont fait renfermer pour nous perdre, & vous pouvez imaginer qu’ils consentiront à ce que je désire. Ah! sans doute, vous voulez me punir de la violente passion que j’ai pour vous; je connois bien que vous destinez votre main & votre cœur au prince qui vous avoit envoyé des ambassadeurs lorsque je devins Serin. Vous jugez mal de mes sentimens, lui dit-elle, je vous estime, je vous aime, & je vous ai pardonné tous les maux que vous m’avez attirés par une métamorphose que vous ne deviez point tenter; car étant fils de roi, ne pouviez-vous pas croire que mon père se feroit un plaisir de vous voir dans son alliance?
Une grande passion ne raisonne pas avec tant de sang-froid, lui dit-il; j’ai pris le premier parti qui m’a conduit au bonheur; mais vous avez tant de dureté, que je suis inconsolable, si vous ne révoquez l’arrêt barbare que vous venez de prononcer. Il m’est impossible de le révoquer, dit-elle; vous saurez que cette nuit, dans le temps où je dormois d’un sommeil tranquille, j’ai senti que l’on me tiroit assez rudement; j’ai ouvert les yeux, & j’ai vu, à la clarté d’une torche qui jetoit une lueur sombre, la plus épouvantable petite créature du monde; elle me regardoit fixement avec des yeux furieux. Me connois-tu, m’a-t-elle dit? Non, madame, ai-je répliqué, & je n’ai pas même envie de vous connoître. Ah, ah! tu plaisantes, continua-t-elle! Non, je le jure, ai-je répliqué, je dis la vérité. L’on m’appelle fée Grognette, a t-elle dit; j’ai des sujets essentiels de me plaindre d’Alidor; il s’est assis sur ma roche, & il a le don de me déplaire. Je te défends de le regarder comme ton mari, jusqu’à ce que le roi ton père & la reine ta mère y consentent; si tu désobéis à mes ordres, j’exercerai ma vengeance sur ton fils; il mourra, & sa mort sera suivie de mille autres malheurs que tu ne pourras éviter. A ces mots, elle a soufflé sur moi des brandons de flammes dont j’étois toute couverte; je croyois qu’elles m’alloient brûler, lorsqu’elle m’a dit, je te fais grâce, pourvu que tu exécutes mes volontés.
Le prince connut bien par le nom & la figure de Grognette, que le récit de la princesse étoit sincère. Hélas, dit-il pourquoi avez-vous prié notre ami le poisson de me guérir de ma folie? j’étois moins à plaindre que je ne vais l’être à présent! A quoi me sert d’avoir de l’esprit & de la raison, sinon à me faire souffrir. Permettez moi que j’aille le conjurer de m’ôter le jugement, c’est un bien qui m’est à charge. La princesse s’attendrit fort; elle aimoit véritablement le prince; elle lui trouvait mille bonnes qualités; tout ce qu’il disoit & tout ce qu’il faisoit avoit une grâce particulière: elle pleura, & le laissa jouir du plaisir de voir couler des larmes dont il étoit la cause. Il trouva encore plus de satisfaction à connoître les sentimens qu’elle avoit pour lui, qu’il n’en avoit trouvé auprès d’elle pendant qu’il étoit Serin; de sorte que sa douleur fut soulagée à tel point qu’il se jeta à ses pieds, & lui baisant les mains: comptez, dit-il, ma chère Livorette, que je n’ai point de volonté où vous êtes, je vous rends la maîtresse absolue de mon sort.
Elle ressentit tout le mérite d’une si grande complaisance, & sans cesse elle rêvoit aux moyens d’obtenir cette permission si nécessaire à leur bonheur. En effet, c’étoit la seule chose qui pouvoit y manquer, car il n’y avoit point de plaisirs que les habitans de l’isle n’essayassent de leur donner. Leurs rivières étoient remplies de poissons, les forêts de gibier, les vergers de fruits, les guérets de bled, les prairies d’herbes, leurs puits d’or & d’argent: point de guerre, point de procès; de la jeunesse, de la santé, de la beauté, de l’esprit, des livres, de bonne eau, d’excellent vin, des tabatières inépuisables; Livorette n’aimoit pas moins son Alidor qu’Alidor aimoit sa Livorette.
Ils alloient de temps en temps rendre leurs devoirs au poisson, qui les voyoit toujours avec plaisir; & quand ils lui parloient de la fée Grognette & des ordres qu’elle avoit donnés à la princesse; quand, dis-je, ils le prioient de les servir en ami, il leur disoit toujours quelques petits mots de consolation pour adoucir leurs peines; mais il ne leur promettoit rien de positif. Deux années se passèrent ainsi. Alidor consulta le Dauphin sur l’envie qu’il avoit d’envoyer des ambassadeurs au roi des Bois; mais il lui dit que Grognette les feroit assurément périr, & que les dieux peut-être travailleroient eux-mêmes à faire quelque chose en leur faveur.
Cependant la reine avoit appris la déplorable aventure de sa fille, de son petit-fils & d’Alidor; jamais douleur n’a été si grande que la sienne: elle n’avoit plus de joie ni de santé; tous les endroits où elle avoit vu la princesse, lui rappeloient son malheur, & elle ne pouvoit s’empêcher d’en faire des reproches continuels au roi. Père cruel, disoit-elle, est-il possible que vous ayez pu vous résoudre à faire noyer cette pauvre enfant? Nous n’avions que celle-là; les dieux nous l’avoient donnée. Nous devions attendre que les dieux nous l’ôtassent. Le roi pendant quelque temps soutint ces paroles en philosophe; mais enfin il sentit lui-même la grandeur de son mal. Sa fille ne lui manquoit pas moins qu’à sa femme; il se reprochoit en secret d’avoir tout donné à sa gloire, & si peu à sa tendresse; il ne vouloit pas que la reine connût toute son affliction; il cachoit sa peine sous un air de fermeté; mais aussitôt qu’il étoit seul, il s’écrioit: ma fille, ma chère fille, où êtes-vous? Unique consolation de ma vieillesse, je vous ai donc perdue? Et je vous ai perdue, parce que je l’ai voulu.
Enfin, étant un jour accablé de la douleur de la reine & de la sienne, il lui avoua que depuis le jour infortuné où il avoit fait jeter Livorette & son fils dans la mer, il n’avoit pas eu un moment de repos; que son ombre plaintive le suivoit partout; qu’il entendoit les cris innocens de son fils, & qu’il craignoit d’en mourir de chagrin; cette nouvelle ajouta beaucoup à celui de la reine. Je vais donc, s’écria-t-elle, avoir vos douleurs & les miennes; que ferons-nous, sire, pour les soulager? Le roi lui dit qu’on lui avoit parlé d’une fée qui étoit depuis peu dans la forêt des Ours, qu’il iroit la consulter. Je serai bien aise, lui dit-elle, d’être du voyage, quoique j’ignore encore ce que je veux lui demander; car la mort de notre chère Livorette & du petit prince n’est que trop certaine. N’importe, dit le roi, il faut la voir. Il ordonna aussitôt que l’on préparât sa grande calêche, & tout ce qui étoit nécessaire pour un voyage de trente lieues. Ils partirent le lendemain de fort bonne heure, & se rendirent en peu de temps chez la fée, qui ayant lu dans les astres la visite que le roi & la reine venoient lui rendre, s’avançoit à grands pas pour les recevoir.
Dès que leurs majestés l’apperçurent, elles descendirent de la calêche, & l’ayant embrassée avec de grands témoignages d’amitié, elles ne purent s’empêcher de pleurer amèrement. Sire, dit la fée, je sais le sujet de votre voyage. Vous êtes fort affligé d’avoir procuré la mort à la princesse votre fille; je n’y sais point d’autre remède, que de vous conseiller à tous deux de monter sur un bon vaisseau, & d’aller dans l’isle Dauphine; elle est fort loin d’ici, mais vous y trouverez un fruit qui vous fera oublier votre douleur; je vous donne avis de n’y pas perdre un moment, c’est l’unique moyen de vous soulager. A votre égard, madame, dit-elle à la reine, l’état où vous êtes me touche si sensiblement, qu’il me semble que vos peines sont les miennes propres. Le roi & la reine remercièrent la fée de ses bons conseils, ils lui firent des présens considérables, & la prièrent de vouloir, en leur absence, prendre un soin particulier de leur royaume, afin que leurs voisins n’entreprissent pas de leur faire la guerre. Elle promit tout ce qu’ils souhaitoient. Ils revinrent à la ville capitale avec quelque sorte de consolation, de pouvoir espérer que leur douleur diminueroit.
Ils firent équipper un vaisseau, montèrent dessus, & cinglèrent en haute mer, conduits par un pilote qui avoit été dans l’isle Dauphine; le vent leur fut favorable pendant quelques jours, mais il devint ensuite absolument contraire, & la tempête s’augmenta à tel point, qu’après en avoir été battus, le vaisseau s’entr’ouvrit contre un rocher, & sans qu’on y pût donner aucun remède. Tous ceux qui étoient dans le vaisseau se trouvèrent en un moment éloignés les uns des autres, sans savoir comment échapper d’un si grand péril.
Dans tout ce temps le roi ne pensoit qu’à sa fille. J’ai bien mérité, disoit-il, le châtiment que les dieux m’envoyent, quand j’ai fait exposer Livorette & son fils à la fureur des ondes. Ces réflexions le tourmentoient à tel point, qu’il ne songeoit plus à prolonger sa vie, lorsqu’il apperçut la reine sur un Dauphin qui l’avoit reçue en tombant du vaisseau; elle tendoit les bras au roi, mourant d’envie de le joindre, & faisant des vœux pour que le charitable Dauphin allât jusqu’à lui, & les sauvât ensemble; c’est ce qui arriva, car dans le moment où le roi étoit sur le point d’aller au fond de l’eau, cet aimable poisson s’approcha de lui, & la reine lui aidant, il se plaça sur son dos. Elle fut charmée de le revoir, & le pria de prendre un peu de courage, puisqu’il y avoit une entière apparence que le ciel s’intéressoit à leur conservation. En effet, vers la fin du jour, l’officieux poisson les porta jusques sur un agréable rivage, où ils abordèrent aussi peu fatigués que s’ils n’étoient pas sortis de la chambre de poupe.
C’étoit justement dans l’isle où Livorette & Alidor commandoient souverainement; ils se promenoient le long de la grève; Livorette tenoit son fils par la main, & ils étoient suivis d’une nombreuse cour, quand ils virent avec étonnement aborder ces deux personnes sur le dos du Dauphin; cela les obligea de s’avancer vers elles, pour leur offrir l’hospitalité. Mais, quelle fut la surprise du prince & de la princesse, quand ils reconnurent le roi & la reine! ils virent bien qu’ils n’en étoient pas reconnus de même; cela n’étoit point extraordinaire, car il y avoit six ans qu’ils n’avoient vu leur fille. Une jeune personne change beaucoup dans un si long espace de temps; Alidor, de laid & fou, étoit devenu beau & raisonnable. Pour l’enfant il avoit grandi. Ainsi leurs majestés étoient bien éloignées de croire qu’elles voyoient leur aimable fille & leur cher petit-fils.
Livorette ne retenoit ses larmes qu’avec beaucoup de peine; à chaque parole qu’elle disoit à son père & à sa mère, ou qu’elle leur entendoit dire, son cœur grossissoit; sa voix changeant à tous momens de ton, étoit émue & tremblante. Madame, lui dit le roi, voyez à vos pieds un monarque affligé & une reine désolée; nous avons fait nauffrage assez loin d’ici, tous ceux qui nous accompagnoient sont péris; nous sommes seuls, dépourvus de trésors & de secours. Tristes exemples de l’inconstance de la fortune. Sire, lui dit la princesse, vous ne pouviez aborder en aucun lieu où l’on eût plus de plaisir à vous secourir; de grâce oubliez vos peines. Et vous, madame, dit-elle à la reine, permettez-moi de vous embrasser. En même temps elle se jeta à son cou, la reine la serra entre ses bras avec des mouvemens de tendresse si extraordinaires, parce qu’elle lui trouvoit de l’air de sa chère Livorette, qu’elle fut sur le point de s’évanouir. Le prince Alidor les pria de monter avec eux dans son chariot; ils le voulurent bien, & se laissèrent conduire au château, dont toutes les beautés & les magnificences surprirent beaucoup le roi; il n’y avoit point de momens où l’on ne prît soin de leur donner quelques plaisirs: mais ce qui leur en causa infiniment, c’est que les vaisseaux du prince, qui n’étoient pas éloignés de l’endroit où celui du roi s’étoit brisé, ayant sauvé l’équipage & tous ceux qui étoient dedans, les amenèrent à l’isle Dauphine, comme le roi déploroit leur mort.
Enfin, un jour, après en avoir passé plusieurs chez le prince & la princesse, il leur dit qu’il les prioit de leur donner les moyens de retourner dans leur royaume. Hélas! ajouta la reine, je ne vous célerai point la plus douloureuse aventure qui puisse jamais arriver à un père & à une mère; elle leur raconta là-dessus celle de Livorette, les peines dont ils étoient accablés depuis le cruel supplice auquel le roi l’avoit condamnée; les conseils de la fée qui demeuroit dans la forêt aux Ours, & leur dessein d’aller à l’isle Dauphine: c’est celle-ci, continua-t-elle, où nous sommes arrivés par la plus extraordinaire navigation qui ait jamais été. Cependant, hors le plaisir de vous voir, nous n’avons rien trouvé ici qui nous ait soulagés; & la fée qui nous y a fait venir n’a pas fait une juste prédiction.
La princesse avoit écouté sa chère mère avec tant de pitié & de naturel, qu’elle ne pouvoit arrêter le cours de ses larmes. La reine avoit une véritable reconnoissance de la trouver si sensible à ses chagrins; elle prioit les dieux de l’en récompenser, & l’embrassa mille fois, l’appelant sa fille & son enfant, sans savoir pourquoi elle l’appeloit ainsi.
Enfin le vaisseau étant fretté, le départ du roi & de la reine fut marqué au lendemain. La princesse avoit toujours réservé une des plus grandes beautés de son palais pour leur faire voir quand ils s’en iroient. C’étoit le bel arbre du parterre de fleurs, dont la tige étoit d’argent, les branches d’or, & les trois oranges de diamans, de rubis & d’émeraude; il y avoit trois gardiens commis pour y veiller nuit & jour, dans la crainte que quelqu’un n’essayât de les dérober, & n’en vînt à bout. Quand Alidor & Livorette eurent conduit le roi & la reine en ce lieu, ils les y laissèrent quelque temps pour admirer à loisir la beauté de cet arbre merveilleux, qui n’avoit point son pareil dans le monde.
Après être restés plus de quatre heures à l’examiner, ils revinrent où le prince & la princesse les attendoient pour leur faire un superbe repas. Il n’y avoit dans la salle qu’une table à deux couverts; le roi en ayant demandé la raison, ils lui dirent qu’ils vouloient avoir l’honneur de les servir. En effet, ils prièrent leurs majestés de s’asseoir; Livorette & Alidor avec leur enfant donnoient à boire au roi & à la reine qu’ils servoient à genoux, ils coupoient toutes les viandes, & les mettoient proprement sur les assiettes de leurs majestés, choisissant ce qu’il y avoit de meilleur & de plus délicat. L’on entendoit une agréable & douce symphonie qui faisoit beaucoup de plaisir, lorsque les trois gardiens du bel arbre entrèrent d’un air effaré, & dirent qu’il y avoit bien des nouvelles, que la belle orange de diamant & celle de rubis avoient été dérobées, & que ce ne pouvoit être que ceux qui étoient venus les voir; cela désignoit le roi & la reine: ils s’en offensèrent comme ils le devoient, & se levant de table tous deux, ils dirent qu’ils vouloient être fouillés devant toute la cour. En même temps le roi défit son écharpe & ouvrit sa veste, pendant que la reine délaçoit son corset. Mais quelle surprise pour l’un & pour l’autre d’en voir tomber les oranges de diamans & de rubis! ah! sire, s’écria la princesse, quelle récompense nous donnez-vous de la manière obligeante & respectueuse dont nous vous avons reçus dans notre isle! c’est payer bien mal un bon accueil, & des hôtes qui vous respectent. Le roi & la reine, confus d’un tel affront, cherchoient toutes sortes de moyens pour se justifier, protestant qu’ils étoient incapables de faire ce vol; qu’on ne les connoissoit pas, & qu’ils ne pouvoient comprendre comment cela s’étoit fait.
A ces mots, la princesse se prosternant aux pieds de son père & de sa mère: Sire, dit-elle, je suis l’infortunée Livorette que vous fîtes mettre dans un tonneau avec Alidor & mon fils, vous m’accusiez d’un crime auquel je n’ai jamais consenti; ce malheur m’est arrivé sans que j’en aie eu plus de connoissance que vos majestés, lorsqu’on a caché les oranges dans leur sein; j’ose vous supplier de me croire & de me pardonner. Ces paroles pénétrèrent le cœur du roi & de la reine: ils relevèrent leur fille, & pensèrent l’étouffer, tant ils la serroient étroitement entre leurs bras. Elle leur présenta le prince Alidor & son fils. Il est plus aisé d’imaginer la satisfaction de ces illustres personnes, que de la dépeindre. Les nôces du prince & de la princesse se célébrèrent magnifiquement. Le Dauphin y parut sous la figure d’un jeune monarque, infiniment aimable & spirituel. L’on dépêcha des ambassadeurs vers le père & la mère d’Alidor avec des présens considérables. Ils furent chargés de leur raconter tout ce qui s’étoit passé. La vie du prince & de la princesse fut aussi longue & aussi heureuse dans la suite qu’elle avoit été triste & traversée dans les commencemens. Livorette retourna avec son mari dans le royaume de son père, & son fils resta dans l’isle Dauphine.
Qu’eût fait ce prince déplorable,
Que persécutoit le destin,
Sans le secours du bon Dauphin
Qui lui fut toujours favorable?
Le plus riche trésor qu’on puisse posséder,
C’est un ami tendre & fidelle,
Qui sait à propos nous aider,
Lorsqu’à la fortune cruelle
On se trouve près de céder.
On voit fuir les amis quand le bonheur nous quitte;
Il en est peu de vrais, & ce sage eut raison;
Voyant condamner sa maison,
Que chacun trouvoit trop petite,
Hélas! s’écria-t-il, dans ce petit logis,
Que je serois digne d’envie!
Rien ne manqueroit plus au bonheur de ma vie,
Si je pouvois l’emplir de sincères amis.
Marthonide eut à peine cessé de lire, que chacun s’empressa pour louer le conte du Dauphin. L’un souhaitoit de pouvoir servir comme lui ses amis; l’autre vouloit être métamorphosé en serin. L’une envioit la beauté de Livorette, & l’autre le mérite d’Alidor. Ah! s’écria la Dandinardière, ne vous arrêterez-vous jamais qu’à des fadaises? Y a-t-il rien au monde qui égale la beauté & l’utilité de ces merveilleux puits où l’on tire l’or dans des seaux de peau d’Espagne? Je vous avoue que cet endroit m’enchante; si je savois en quel lieu on trouve cette isle ravissante, je partirois tout-à-l’heure pour y faire un pélérinage. Monsieur, dit Alain d’un air empressé, j’aurois aussi bonne dévotion d’y aller avec vous; quand j’ai entendu lire ces belles choses, l’eau m’en est venue deux ou trois fois à la bouche; vous ne sauriez en conscience faire un plus beau voyage; le seau sera bien lourd si je ne le tire pas, j’ai les bras forts. Va, va, dit la Dandinardière, tu es trop poltron pour me suivre dans un lieu si périlleux. Je ne suis point poltron, dit Alain, témoin mon combat avec le charretier, & cinquante autres rencontres où j’ai été roué de coups. Hé bien, répliqua la Dandinardière d’un ton très-sérieux, il faut voir sur la carte où nous pourrons pêcher cette isle, & puis, nous nous en tirerons à notre honneur. Pour moi, dit madame du Rouet en l’interrompant, je vous avoue que je suis charmée & très-surprise du tour galant que Marthonide a donné à ce nouveau conte. Je ne suis pas si malheureuse en venant en ce pays-ci que je croyois l’être, ajouta madame de Lure d’un ton précieux, car enfin, je ne pouvois pas me figurer qu’il y eût une once de bon-sens en province, à moins que ce ne fût dans celle où l’ardeur du soleil rafine la cervelle.
Vraiment, vraiment, dit madame de Saint-Thomas d’un air impatient, vous nous la donnez belle, mesdames de Paris, quand vous nous croyez si bêtes! C’est l’opinion la plus erronnée qui soit au monde, dit la Dandinardière, il ne faut que vous voir & vous entendre pour en juger plus sainement, & tout ce que j’ai connu à la cour doit baisser le pavillon devant ces illustres ici. J’ai quelque léger dessein, mon cher parent, ajouta la veuve, de m’y établir. Je voudrois trouver une grosse terre à acheter. Combien, madame, dit le baron, y voulez-vous mettre? Hé! dit-elle, cela dépend un peu du titre qu’elle aura; je serois assez aise que ce fût un marquisat, en ce cas-là j’y mettrois jusqu’à sept mille francs. Jusqu’à sept mille francs, madame, dit le vicomte, vous n’y pensez pas! Quoi, monsieur, s’écria-t-elle, un marquisat de province pourroit-il valoir davantage? on les donne à Paris, on les jette à la tête, on ne sait qu’en faire. Pour moi je vous avoue que je serois presque honteuse d’être marquise, & il n’y auroit qu’un bon marché qui pût m’y résoudre. Mais enfin, si vous en savez quelqu’un, je vous serai obligée de me l’enseigner, parce que j’ai de l’argent dont je ne sais que faire: il est vrai que je pourrois acheter quelqu’hôtel à Paris, l’on est bien aise d’être logé chez soi; & comme je vois toute la cour & toute la ville, cela me met dans de certains engagemens où bien d’autres ne sont pas.
Est-il possible, madame, dit le prieur, que vous fassiez votre compte d’avoir un hôtel pour sept mille francs? je vous assure que nous n’aurions pas ici une chaumière pour un prix si modique. Ho! monsieur le prieur, dit madame de Lure, je vois bien que vous ne savez pas ce que cela vaut; c’est un peu de peine perdue de vous le dire. Constamment, reprit la Dandinardière d’un air le plus malin qu’il pouvoit affecter, les abbés se mêlent de tout, & bien souvent ils ne savent pas ce qu’ils disent. Vous avez votre reste, monsieur le prieur, dit le vicomte en souriant. Il est vrai, répondit-il, je ne m’y serois pas attendu de la part de mon ami monsieur de la Dandinardière; mais nous sommes dans un temps où l’on sacrifie ses meilleurs amis pour avoir le plaisir de dire un bon mot. Pour moi, ce n’est point mon caractère, s’écria Virginie d’un ton méthodique, je veux que l’on soit attentif sur l’essentiel & sur la bagatelle. Ha! belle Virginie, dit le gentilhomme bourgeois, je suis perdu, & plus que perdu, si vous êtes contre moi; l’ascendant que le ciel vous a donné est tel à mon égard, que je ne me trouve plus capable de me défendre dès que vous m’attaquez; il y a bien paru, hélas! depuis que je suis dans ce château. J’y ai été conduit, ma chère cousine, dit-il, en s’adressant à madame du Rouet, par l’aventure la plus étrange & la plus surprenante qui puisse jamais arriver à un homme de qualité; je vous la conterai en particulier, car il ne seroit pas juste de fatiguer ces dames d’un tel récit. Tout ce que je peux vous dire, c’est que j’ai un ennemi dans ce canton, qui emploie contre moi le fer & le feu, les enchantemens & les démons. Que me dites-vous là, mon cousin? c’étoit la veuve; je suis effrayée d’un tel prélude. Ces dames & ces messieurs, reprit notre gentilhomme, peuvent rendre témoignage de ce que j’avance, & peuvent dire en même temps avec quelle vigueur j’ai soutenu de telles incartades. Le roc, oui, le roc n’est pas plus ferme que moi, c’est ce qui met mon ennemi au désespoir. Enfin il cherche les moyens de me faire succomber par des trahisons inouïes. En vérité, monsieur, dit madame de Lure, je voudrois à présent ne vous avoir jamais vu, je crains si fort qu’il ne vous arrive quelque malheur, que je n’en dormirai pas cette nuit. Mon sort est bien digne d’envie, répartit galamment la Dandinardière, il me semble que je n’ai plus rien à craindre puisque vous vous intéressez dans ma fortune. Voici des demoiselles, dit le vicomte, en montrant Virginie & Marthonide, qui n’y prennent assurément pas moins de part; & si monsieur de Villeville prétendoit en mal user, elles auroient peut-être assez de pouvoir pour arrêter ses violences. De qui me parlez-vous, dit la veuve? d’un Gentilhomme, continua le vicomte, qui auroit du mérite s’il n’étoit pas l’ennemi de notre ami. Vraiment, dit-elle, je l’ai vu, il me revient tout-à-fait. Il vous revient, reprit la Dandinardière, en fronçant le sourcil, vous vous moquez de moi? c’est un campagnard avec qui je ne voudrois pas faire comparaison, & je suis surpris qu’une femme aussi-bien étoffée que vous, puisse convenir qu’un homme de cette trempe ne lui déplaît pas. La du Rouet, qui avoit un penchant secret pour Villeville, se trouva étrangement blessée de ce que son cousin disoit. Et qui êtes-vous donc, M. de la Dandinardière, lui répondit-elle d’un air sec? Semble-t-il pas que votre transplantation de rue Saint-Denis au bord de la mer vous autorise à chanter pouille à tout le genre humain? Ah, ah! petite dame de nouvelle édition, s’écria-t-il tout rouge de colère, il vous sied bien vraiment, de prendre parti contre moi; sans mon argent, feu votre père, de glorieuse mémoire, auroit vu le pilori de près. Quelle insolence, dit-elle! mon père n’a souffert que par la banqueroute du vôtre. La dispute commençoit sur un ton si vigoureux, que les auditeurs jugèrent qu’elle alloit se pousser trop loin, & que madame de Saint-Thomas, toujours à l’affût, pour découvrir la véritable origine du Gentilhomme Bourgeois, en apprendroit plus qu’on ne vouloit par des injures qu’ils étoient sur le point de se débiter; chacun s’intéressa pour rétablir la paix entr’eux. Madame de Lure ne fut pas une des dernières à concilier les esprits aigris. Elle ne vouloit point qu’il fût dit dans la province qu’elle s’étoit fait accompagner par une bourgeoise; mais l’aigreur entre la veuve & la Dandinardière étoit déjà des plus violentes: ils gardèrent pourtant le silence par honnêteté pour la compagnie, & à la prière de leurs amis communs, quoique l’on pût lire dans leurs yeux l’indignation qu’ils avoient l’un pour l’autre: de temps en temps ils faisoient de petites digressions, où, sans nommer personne, l’on voyoit bien qu’ils ne s’épargnoient pas.
Le baron jugea que, pour le meilleur, il falloit les éloigner, comme deux dogues toujours prêts à se mordre. Vous ne serez peut-être pas fâchées, mesdames, leur dit-il, de retourner dans le petit bois où vous avez été ce matin? Il est vrai que la situation en est infiniment agréable, dit la veuve, j’aime la mer à la folie, & j’approuve beaucoup la coutume des Vénitiens, qui l’épousent tous les ans. Mais si j’étois la femme du Doge, je voudrois l’épouser aussi, ou tout au moins faire quelque alliance d’amitié avec elle. En disant ces mots, elle se leva sans regarder la Dandinardière, & fut prendre sous le bras madame de Saint-Thomas, lui disant: Allons, ma bonne, nous récréer un peu au bord de l’élément indocile.
La baronne retira rudement son bras, & lui dit qu’elle pouvoit bien se soutenir sans s’appuyer sur elle. La veuve, qui étoit déjà de mauvaise humeur contre le petit Bourgeois, se sentit fort piquée de la manière dont la baronne en usoit. En vérité, dit-elle, il y a des gens si peu gracieux, qu’ils n’offrent que des épines. Je vous entends, dit la baronne, car elle se piquoit de relever tout avec hauteur, vous prétendez, madame, être la rose, & que je suis l’épine? Oh bien! si vous êtes rose, c’est assurément rose fanée. Vos manières sont insultantes, madame, répondit la veuve en rougissant, si j’avois cru être reçue d’un tel air, je me serois passée à merveille de vous faire l’honneur de venir chez vous. Et moi fort bien passée de vous voir, dit la baronne, qui ne vouloit pas avoir le dernier. Eh, mon Dieu! quelles argoteries; s’écria madame de Lure! est-il possible que des femmes de qualité & de bon sens s’amusent à cela? Je vous prie, madame, dit la baronne, de parler à votre écot, je ne suis point une argoteuse.
De bonne foi, ma femme, dit M. de Saint-Thomas, vous avez bien envie aujourd’hui de me donner du chagrin? Je vous le conseille, monsieur, répliqua-t-elle, en le prenant sur un ton trois fois plus haut, je vous le conseille, vous prendriez le parti du grand Turc, pourvu que ce fût contre moi, je le sais depuis maintes années: mais une bonne séparation de corps & de biens me mettra en repos pour le reste de ma vie; si mon grand-père vivoit encore, il pleureroit avec des larmes de sang, de me voir si mal atisée d’un mari; le pauvre homme disoit toujours qu’il me vouloit faire baillive ou duchesse. Là-dessus elle se prit à pleurer, comme si l’on avoit enterré tous ses parens & tous ses amis.
La discorde aux crins hérissés sembloit avoir établi son séjour dans la maison du baron de Saint-Thomas, tout y grondoit, tout y boudoit; il ne répondit rien à sa femme, car cela n’auroit jamais fini. Il engagea les dames à descendre dans le bois, la baronne resta avec la Dandinardière; ils se trouvèrent en ce moment un esprit de confiance l’un pour l’autre, qu’ils n’auroient jamais eu sans leur dépit contre madame du Rouet. Voulez-vous, dit la baronne, que je vous parle à cœur ouvert? Vous me ferez beaucoup d’honneur, répondit le Bourgeois. Je trouve, dit-elle, que votre cousine est une impertinente créature. Ma cousine, reprit-il, ho! Madame, elle ne m’est rien; ce sont de ces cousines.... là.... vous m’entendez bien. Si je vous entends, dit-elle, j’ai l’esprit d’intelligence plus que femme qui soit en Europe; un mot, un rien me fait deviner toute une histoire, sans qu’il y manque une voyelle. Que l’on est heureux, s’écria la Dandinardière, d’avoir une femme d’un si grand mérite! si le ciel m’en avoit pourvu d’une semblable, je l’adorerois comme les Chinois adorent leurs Pagodes; je baiserois ses petits petons; je mangerois ses menotes. Vous voyez cependant, dit la baronne, de quel air en use mon mari; il faut que je vous le dise, monsieur de la Dandinardière; il n’y a jamais eu un homme moins complaisant que lui, il fait le doucereux & l’agréable, mais le fond du sac est bien amer: pour moi, je suis née avec une sorte de politesse qui s’accommode mal des brusqueries. Je vous en livre autant, dit la Dandinardière, l’on auroit mon ame par de certaines manières engageantes; & quand on le prend sur un autre ton, je deviens de fer; tous les démons, les esprits follets, les sorciers, les magiciens, les enchanteurs, loups-garous & autres ne viendroient pas à bout de moi. Ah! que je vous aime, s’écria-t-elle, nous avons été faits vous & moi sur un même modèle, & puis on l’a cassé. Voilà mon humeur, je m’y reconnois; mais je reviens à ce que vous m’avez dit il n’y a qu’un moment; quoi donc, cette veuve n’est pas votre parente? Hé! mon Dieu, non, reprit-il d’un air impatient, je vous l’ai dit & vous le dis encore; elle avoit un de ses oncles auquel j’avois confié l’intendance de ma maison; elle étoit jeune & jolie; elle venoit souvent le voir; j’étois jeune aussi, & je contois toujours mille sornettes. Fi, fi, monsieur, s’écria-t-elle; je ne veux point qu’une femme comme cela puisse se vanter de me connoître; je vais lui dire tout-à-l’heure que si elle prononce jamais mon nom, nous aurons mailles à départir ensemble. Vous prenez les choses trop au pied de la lettre, répliqua le bourgeois, je ne prétends point opprimer la vertu de madame du Rouet; tout ce que j’ai dit roule sur la différence qu’il y a entre sa qualité & la mienne: car au fond, madame, si l’on se piquoit de tant de rigidité, & que les femmes, pour se pratiquer, fussent obligées de faire preuve de leurs vie & mœurs, comme l’on fait à Malthe de sa noblesse, le siècle est si corrompu, que la plupart des dames vertueuses passeroient leur vie toutes seules. Il faut se relâcher un peu sur le qu’en dira-t-on. Vos maximes & les miennes, monsieur de la Dandinardière, dit la baronne, roulent sur différens principes, ainsi vous me permettrez de ne vous en pas croire. Mon Dieu! madame, dit-il, voulez-vous faire un charivari qui va désoler votre époux? C’est là ce que je cherche, dit-elle, vous avez vu vous-même le travers qu’il a pris avec moi sur cette bourgeoise; je prétends en avoir le cœur net, car je crois qu’il la connoît depuis long-temps.
Comme ils parloient ainsi de bonne amitié, Alain vint les interrompre; il avoit un air égaré qui surprit son maître, il s’approcha de son oreille & lui dit: monsieur, il s’agit de plier bagage pour l’autre monde, Villeville est dans le bois qui rit & jase comme s’il n’avoit aucune peur de vous; j’étois caché derrière un arbre, d’où il m’étoit bien aisé de le voir; il est encore plus grand qu’il n’étoit, d’une coudée.
La baronne remarqua que les nouvelles d’Alain altéroient la tranquillité de la Dandinardière; elle sortit aussitôt avec un je vous incommode peut-être, & le petit homme, ravi de se trouver en liberté, demanda à son valet s’il étoit bien certain d’avoir vu Villeville. Ne vous flattez point là-dessus, monsieur, je l’ai vu comme je vois mon pied, lui dit-il: je vais vous conter toute l’histoire: quand ces dames sont sorties de votre chambre, je me suis trouvé dans ce petit passage noir, où l’on ne voit presque goutte, j’en ai entendu une qui disoit à ces messieurs: c’est un crasseux qui étoit mon marchand dans la rue Saint-Denis; il avoit dès ce temps-là une inclination particulière à contrefaire l’homme de qualité; l’on s’en donnoit la comédie tous les jours; & comme j’achetois beaucoup chez lui à crédit, je m’en réjouissois plus souvent qu’une autre, & je l’appelois mon cousin pour avoir du temps; car nous autres femmes de la cour, nous n’avons pas toujours de l’argent comptant: elle a dit encore cent autres choses, dit Alain, que je n’ai pu retenir. Je te trouve seulement la mémoire bonne à l’égard de celle-ci, répondit son maître; car je connois bien au style que tu y mets du tien. Moi, monsieur! continua Alain, j’aimerois mieux être pendu comme un faux-saunier que d’avoir menti; je vous repète des mots que j’entends aussi peu que le grimoire; mais pour vous en revenir à ces dames, je les ai suivies tout doucement, tout doucement, & me suis fourré proche d’elles; chacune causoit à sa mode, lorsque l’on a entendu un cheval qui faisoit patata: tout le monde a regardé; c’étoit ce hargneux de Villeville qui s’est précipité par terre pour les saluer; & moi tout tremblant je me suis retiré à quatre pattes pour vous en avertir.
Voilà une affaire qui mérite beaucoup d’attention, s’écria la Dandinardière, mon ennemi s’accoutume à paroître dans ce canton; il y a passé ce matin, il y revient ce soir; il en conte à la veuve, elle m’en veut. Alain, pourquoi n’as-tu pas de cœur? Et quand j’en aurois, monsieur, répliqua-t-il, qu’est-ce que nous ferions? Tout ce que nous ne ferons pas, dit le Bourgeois, car je sais que tu en manques. De quoi me serviroit de faire des projets avec toi? le meilleur de tous, c’est de songer à la retraite. Ce n’est point trop mal dit, monsieur, ajouta Alain, aussi bien ce desespéré de maître Robert nous fera encore quelque pièce. Mais comment ferons-nous, dit la Dandinardière, car si l’on nous épie sur le chemin, nous sommes perdus! Monsieur, dit Alain, un peu de patience, je vous mettrai dans notre charrette, & votre hypothèque par-dessus, qui vous cachera à merveille. Dis bibliothèque, malheureux, interrompit la Dandinardière; cela n’est point mal pensé, mais retourne dans le même lieu où tu as vu Villeville, afin de me venir dire s’il y est. Alain le quitta, & fut vers une allée obscure jusqu’auprès de la compagnie qui étoit encore dans le bois; il vit que l’ennemi de son maître s’en étoit allé, il regarda soigneusement de tous côtés, & vint lui dire ensuite qu’il n’y avoit plus rien à craindre, que le mangeur de petits enfans étoit parti.
Il s’écria à ces mots: allons, allons joindre de nouveaux lauriers à ceux que j’ai déjà. Donne-moi mes armes & mes bottes, va seller mon petit Bucéfale: Ah! ah! l’impudent, il vient où je suis, je lui apprendrai de quel bois je me chauffe. Alain le regardoit, fort étonné. Est ce donc tout de bon, monsieur, lui dit-il, que vous voulez vous armer? votre tête est encore bien malade, & l’aventure du lit a beaucoup endommagé vos pauvres épaules.
La Dandinardière feignit de ne pas écouter Alain, & faisant comme s’il se fût entretenu lui-même, Mais aux ames bien nées, disoit-il, la vertu n’attend pas le nombre des années. Puis, continuant, il s’écrioit d’un air vif & courageux: Paroissez Navarrois, Maures & Castillans. Il continuoit ainsi de répéter des endroits du cid, & se savoit un gré admirable de l’heureuse fécondité de sa mémoire.
Pendant qu’il s’excitoit à se battre, il se trouva armé, puis monta sur son palefroi, qui étoit beaucoup plus gai que lui, parce qu’il y avoit plusieurs jours qu’il mangeoit de bonne avoine. Il sautoit & faisoit le mauvais. La Dandinardière ne laissa pas de prendre le chemin du bois, sa lance à la main, dont il donnoit des coups si terribles contre les branches, qu’il en tomboit plus de hannetons que de feuilles en automne. Le grand bruit qu’il faisoit, obligea toutes les dames de se tourner. Son équipage les surprit, elles s’éclatèrent de rire; la veuve particulièrement, qui ayant les dents encore allez belles, ouvroit sa bouche de toute sa force pour les montrer, & tout retentissoit de ses ah, ah, ah. La Dandinardière, qui lui en vouloit, trouva fort mauvais qu’elle se moquât de lui. Il cherchoit à se signaler, & voyant ses cornettes fort hautes & fort garnies de rubans couleur de rose; il enleva avec sa lance son bonnet tout coiffé, comme on enlève le faquin quand on court les têtes.
Celle de madame du Rouet demeura nue, elle n’avoit point de cheveux, car elle étoit un peu rousse; mais elle métamorphosoit en blond d’enfant cette couleur trop ardente. L’on peut juger de son dépit & de son affliction. Elle poussa de longs cris après sa coiffure, la plus chère & la plus saine partie d’elle-même. Le petit cheval ombrageux & gaillard fut effrayé des cornettes qui pendoient devant ses yeux, & du bruit de la dame qui venoit de les perdre, il prit le galop malgré son maître, & puis le mors aux dents; les efforts de la Dandinardière pour l’arrêter n’auroient servi de rien, si Villeville, qui venoit de quitter toute cette compagnie, & qui s’étoit arrêté en passant pour parler à maître Robert, n’eût tourné la tête. Il resta surpris de voir le gentilhomme bourgeois dans un si grand péril; il arrêta son cheval, & profitant de cette occasion pour exécuter le projet qu’il venoit de faire avec le vicomte & le prieur: Allons, dit-il, en mettant l’épée à la main, monsieur de la Dandinardière, il faut tout-à-l’heure nous couper la gorge.
Le pauvre homme étoit déjà si effrayé, qu’il n’avoit pas la force de parler; mais quand il vit une épée briller à ses yeux, il est certain qu’il en pensa mourir. Je ne me bats point, répondit-il, après un quart-d’heure de silence & de réflexion, je ne me bats point quand je suis armé, j’y aurois trop d’avantage, & je suis trop honnête homme. Trève d’égards, dit Villeville en lui mettant la pointe de son épée jusques sur la gorge: Ah! maître Robert, je suis mort, s’écria la Dandinardière en se laissant tomber, viens me soigner. Hé! mon bon monsieur de Villeville, ne me tuez pas, continua-t-il, je vous demande la vie: si mon habit de guerre vous déplaît, j’y renonce pour le reste de mes jours. Une seule chose peut vous sauver de ma fureur, dit Villeville, je vous laisse vivre, pourvu que vous me donniez parole d’épouser mademoiselle de Saint-Thomas. Nommez laquelle, répondit promptement le pauvre la Dandinardière, car, si vous l’ordonnez, je les épouserai toutes deux, & même le père & la mère. Je vous laisse choisir entr’elles, continua Villeville; mais si vous manquez à profiter de l’honneur que je veux vous procurer, comptez que je vous tue, fussiez-vous à cent pieds sous terre.
Le Bourgeois se trouva le plus heureux de tous les hommes, d’en être quitte à si bon marché; il se releva tout tremblant, & se prosterna aux pieds de son redoutable ennemi, l’assurant qu’il feroit jusqu’à l’impossible pour lui obéir. Il lui demanda sa victorieuse main à baiser, & Villeville la lui donna d’un air grave. Je suis d’avis, lui dit-il, de faire pour vous la demande de Virginie à M. de Saint-Thomas, il en aura plus de disposition à vous l’accorder, quand il verra que je vous pardonne & que nous allons être amis. Vous êtes le maître, répondit le Bourgeois, je tiendrai tout ce que vous réglerez avec lui.
Villeville muni de cette parole revint sur ses pas, & tirant le vicomte & le prieur à part: il ne faut plus, leur dit-il, mettre maître Robert sur la scène, & ménager une rencontre entre la Dandinardière & moi. Le hasard a fait tout seul ce que nous n’aurions pu faire qu’avec beaucoup de soin. Il leur raconta là-dessus l’aventure qu’il venoit d’avoir, & ce qui l’avoit suivie. Ces deux messieurs n’en eurent pas moins de joie que lui. Ne perdons pas un moment, dirent-ils, pour conclure le mariage. Ce qui nous embarrasse, c’est la veuve, qui aimera mieux n’être plus en colère contre son cousin, & se mêler de le conseiller contre nos intérêts. Que cela ne vous inquiette point, dit Villeville, j’ai quelque léger ascendant sur elle, je vais l’entretenir de nos desseins, elle sera ravie de cette confidence, & nous secondera à merveille.
Il ne s’étoit pas trompé: pendant qu’il s’approcha d’elle, le vicomte parla à M. de Saint-Thomas, qui reçut agréablement la proposition. Madame de Saint-Thomas y donna les mains par un effet de caprice, qui ne la laissoit guères long-temps dans la même situation, & Virginie y consentit avec joie, étant prévenue que la Dandinardière étoit un petit héros, qui feroit de grands exploits de bravoure, & qu’elle auroit le plaisir de faire chanter Apollon & les Muses en sa faveur. Ainsi tous les esprits, qui avoient été dans la discorde quelques heures auparavant, se trouvèrent réunis quand le bon la Dandinardière arriva, encore fort ému & tremblant: on le reçut à bras ouverts, chacun travailla à lui faire oublier la catastrophe de son combat; l’on eut même la discrétion de n’en point parler devant lui, & de louer excessivement son mérite.
Il fit la demande de Virginie en forme; on l’écouta favorablement, le vicomte proposa de retourner dans la maison pour dresser les articles. Mais de quel étonnement Alain, le fidelle Alain, resta-t-il frappé, quand il vit les agneaux & les loups bondir ensemble dans la plaine! Je veux parler de la Dandinardière & de Villeville, qui s’embrassoient à tous momens, & qui se touchoient dans la main de la meilleure amitié du monde. Il ouvroit les yeux & la bouche, tenoit un pied en l’air, n’avançoit ni ne reculoit: enfin, il étoit dans la dernière surprise. Ce fut bien autre chose, quand on lui dit que son maître alloit épouser Virginie, & que c’étoit monsieur de Villeville qui lui avoit ménagé ce bonheur. Il chanta & dansa sur le champ le branle de la mariée, & réjouit toute la compagnie par ses simplicités.
La Dandinardière fut désarmé: mesdemoiselles de Saint-Thomas s’en acquittèrent à-peu-près comme les Dulcinées dont parle don Quichotte; on le couronna de roses, chacun le nomma l’Anacréon de nos jours, la joie des bonnes compagnies, le petit-maître en détrempe: mais le baron, qui commençoit à s’y intéresser véritablement, ne rioit pas trop de ces plaisanteries. Il pria même le vicomte, le prieur & Villeville, de le regarder comme un homme qui alloit être son gendre. Ils entendirent ce qu’il vouloit leur dire, & le ménagèrent davantage. Dès le soir même les pauvres poulets de la basse cour & les pigeons du colombier furent mis à mort, pour servir au repas. Tous les chasseurs des environs donnèrent peu de quartier aux perdreaux, le baron fit les fraix de la nôce, la dot n’alla pas plus loin; on préconisa le don de faire des contes, & les espérances futures s’assignèrent là-dessus. La Dandinardière en fut satisfait, au moins il feignit de l’être, car il craignoit Villeville, & sans lui l’hymen n’auroit jamais réussi.
Virginie amena sa sœur dans son nouveau ménage. Le jour étant pris, la charrette de livres, avec les trois ânons qui en étoient chargés, marchoient à la tête du cortège. Le Bourgeois montoit son petit cheval, & Alain le suivoit, portant ses armes en trophée. Virginie & sa sœur, d’un air d’Amazones, alloient après, montées tant bien que mal. La veuve, qui ne haïssoit point Villeville, se mit en trousse derrière lui. La précieuse baronne & madame de Lure étoient dans une petite chaise roulante, qu’une jument poulinière traînoit. La cavalcade étoit fermée par le reste des messieurs, & par plusieurs parens qui s’étoient rendus à la fête. Il faudroit bien du temps pour décrire tout ce qui s’y passa. Je crains d’avoir abusé de la patience du lecteur. Je finis avant qu’il me dise de finir.
Fin du quatrième Volume.
T A B L E | |
D E S C O N T E S | |
du Tome Quatrième. | |
————————————— | |
Contes des Fées, par madame la comtesse | |
d’Aulnoy. | |
Belle-Belle, ou le Chevalier Fortuné, | P. 5 |
Suite du Gentilhomme Bourgeois, | 88 |
Le Pigeon & la Colombe, | 99 |
Suite du Gentilhomme Bourgeois, | 179 |
La Princesse Belle-Etoile & le Prince Cheri, | 191 |
Suite du Gentilhomme Bourgeois, | 284 |
Le Prince Marcassin, | 313 |
Suite du Gentilhomme Bourgeois, | 377 |
Le Dauphin, | 394 |
Conclusion du Gentilhomme Bourgeois, | 455 |
Fin de la Table du Tome quatrième. |
Note de Transcription
Les mots mal orthographiés et les erreurs d’impression ont été corrigées. Lorsque plusieurs orthographes se produisent, l’utilisation de la majorité a été employé.
Ponctuation a été maintenue sauf si évidente erreurs d’impression se produisent.
L'orthographe et la ponctuation reflètent les moments où le livre a été écrit et ou publié.
Certaines illustrations ont été déplacées pour faciliter la mise en page.
[Fin de le Cabinet des Fées tome 4 par Charles-Joseph Mayer]