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Title: L'épave mystérieuse
Date of first publication: 1891
Author: Claire-Julie de Nanteuil (1843- ?)
Date first posted: Oct. 9, 2019
Date last updated: Oct. 9, 2019
Faded Page eBook #20191026
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L’ÉPAVE MYSTÉRIEUSE
OUVRAGES DU MÊME AUTEUR
PUBLIÉS DANS LA NOUVELLE COLLECTION A L’USAGE DE LA JEUNESSE
PAR LA LIBRAIRIE HACHETTE ET Cie
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Capitaine. 1 vol. illustré de 76 gravures d’après Myrbach. 2e édition.
Ouvrage couronné par l’Académie française.
Le général du Maine. 1 vol. illustré de 30 gravures d’après Myrbach.
PRIX DE CHAQUE VOLUME:
Broché, 4 francs. Relié en percaline rouge, tranches dorées. 8 francs.
Mme DE NANTEUIL
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L’ÉPAVE MYSTÉRIEUSE
NOUVELLE
Illustrée de 80 vignettes dessinées
Par MYRBACH
OUVRAGE COURONNÉ PAR L’ACADÉMIE FRANÇAISE
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Deuxième édition.
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PARIS
LIBRAIRIE HACHETTE et Cie
79, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 79
1891
Droits de traduction et de reproduction réservés.
A
M. LE VICE-AMIRAL RIBOURT
qui prit part à cette guerre de Crimée, dont l’Auteur a
voulu rappeler quelques pages glorieuses.
P. de NANTEUIL.
L’ÉPAVE MYSTÉRIEUSE
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Entre Cherbourg et les chefs-lieux des cantons voisins, les grandes routes autrefois, mal entretenues, devenaient presque impraticables après les pluies de l’hiver; les ornières s’y creusaient alors plus profondes et plus inégales.
Sans s’inquiéter des mauvais chemins, deux ou trois fois par an, des hommes, des femmes, des enfants quittaient Cherbourg avant l’aube: les uns s’empilaient dans des véhicules de tous les genres, mais le plus grand nombre s’en allait à pied. Tous parcouraient environ trois lieues; ensuite, après avoir gravi une côte abrupte et avant d’entrer à Beaumont, voitures et piétons abandonnaient la route pour s’engager au milieu des landes qui s’étendent à perte de vue sur le plateau de la Hague. À droite, à gauche, de l’est au sud et au nord, partout la grande lande, verte ou noire suivant la saison; quelques rares fermes çà et là, entourées de maigres bouquets d’arbres. Là mer seule, à l’ouest, borne et arrête ces terres arides, que balayent sans cesse les grands vents de l’Atlantique, en couchant dans la même direction les buissons rabougris et les arbres découronnés.
Bêtes et gens avançaient lentement, mais ils arrivaient enfin devant une pauvre église, bien ancienne et bien délabrée, paroisse d’un misérable village.
Les cloches sonnaient à toute volée et les fidèles entraient dans le sanctuaire trop étroit en ces jours-là, dont les portes restaient grandes ouvertes; alors, ceux qui n’avaient pu trouver de place à l’abri, les hommes tête nue, les femmes à genoux, suivaient les prières de l’office au milieu des pierres tombales d’un vieux cimetière.
Le village se nomme Biville, l’église, élevée au quinzième siècle, est dédiée au bienheureux Thomas Hélye, pour lequel les Normands de la presqu’ile professent un amour démonstratif qui étonne de la part d’une population généralement peu enthousiaste.
Les Normands, et surtout les habitants de la Manche, sont pour le plus grand nombre honnêtes, mais, avant tout, économes, rusés et défiants: ils craignent de montrer le fond de leurs bourses et le fond de leurs pensées. Questionnez-les: jamais ils ne répondront franchement oui ou non. Pesant leurs moindres paroles, ils craignent toujours de se voir entraîner à une démarche ou à une dépense imprévues. Travailleurs et persévérants, n’en attendez ni un élan spontané, ni un dévouement irréfléchi.
Un trait les peint. En d’autres pays, on lit sur les enseignes des cafés et auberges; «Ici l’on donne à boire et à manger.» En basse Normandie, le mot donne est invariablement remplacé par cet autre: vend, parce que: «Allais, marchais, que qu’on saurait répondre à cétil qui réclamerait? Rien, morgué! pisque la promesse all’ serait écrite.»
Sur toutes choses, ces braves gens prisent celles qui leur appartiennent exclusivement. Aussi les plus dévots se laissent-ils rarement entraîner à de lointains pèlerinages. Partant ils en apprécient doublement celui qu’ils trouvent à leur portée, sous l’invocation d’un saint prêtre, né dans la Hague et dont l’histoire authentique n’emprunte rien à la légende.
Né à Biville et de parents nobles à la fin du douzième siècle, Thomas Hélye se consacra d’abord à l’éducation des jeunes garçons pauvres de Cherbourg, où fort jeune lui-même il fonda et dirigea des écoles. Bientôt écouté et vénéré, devenu prêtre, il borna son ambition à la cure de Biville, et dans ce village perdu au milieu des solitudes il mena l’existence la plus austère, faite de prières et de bonnes œuvres. Cependant le renom de ses vertus ne tarda pas à s’étendre au loin. Le roi appela Hélye à la cour. Mais le pasteur regretta bientôt ses landes et son pauvre troupeau, et, avec l’autorisation de Louis IX, il reprit le chemin de la Hague: il y devait mourir en odeur de sainteté en 1259, à une lieue de Biville, chez les seigneurs de Vauville. Les pèlerins visitent encore les ruines du château de Vauville.
Dans l’église de Biville, les ossements du bienheureux Thomas sont chaque année exposés à la vénération des fidèles, à côté d’une chasuble et de divers ornements, présents du roi saint Louis à celui qui fut un moment son aumônier.
..... C’était un jour de pèlerinage. Après l’office, devant l’église, trois personnes, un monsieur, une dame et un petit garçon, semblaient attendre quelque chose ou quelqu’un.
Le monsieur portait la petite tenue des officiers de marine; grand, mince, l’air robuste et distingué, il avait la figure hâlée et une épaisse chevelure noire grisonnant déjà aux tempes. La dame, blonde, encore jeune, devait être jolie; mais elle venait de beaucoup pleurer et ses yeux rouges et bouffis la défiguraient entièrement; appuyée au bras de son mari, elle paraissait suivre de bien tristes pensées. Le petit garçon avait aussi versé quelques larmes, larmes déjà séchées sur ses joues roses, et souriant, une main dans celle de son père, il cherchait à découvrir l’objet attendu.
L’officier, capitaine de frégate, se nommait Jean de Résort, récemment promu au commandement en second d’un vaisseau à trois ponts, le Neptune, qui dès le lendemain devait entrer en armement pour entreprendre une belle et intéressante campagne, dont la durée serait de trois ans, sinon davantage.
Mariée depuis dix ans, Mme de Résort n’avait encore jamais quitté son mari pour plus de quelques mois, et ce jour-là était le dernier que tous deux passaient ensemble à terre. La pauvre femme sentait son courage faiblir, et, quoiqu’elle se fût promis d’être forte, ses larmes coulaient malgré elle.
«Ah! s’écria tout à coup le petit garçon, père, voyez là-bas, n’est-ce point la carriole?
—Oui, je le crois, et maintenant qu’elle a tourné le coin, j’en suis sûr, répondit M. de Résort.
—Eh bien, papa, je puis dire que voilà une laide voiture. Allons-nous vraiment nous hisser dans une pareille chose?» Mais apercevant les sourcils froncés de son père, l’enfant reprit: «Je voulais dire que jamais maman ne pourrait grimper jusqu’au banc de cette charrette.»
Les assistants écoutaient et riaient. La voiture s’arrêta, et le conducteur, sautant à terre, se mit en devoir de débrider un petit cheval roux, râblé et bien nourri, qui poussa un hennissement prolongé tout en grattant la terre avec son sabot droit.
«Certainement, Pied-Blanc, tu as raison, disait l’homme, saluant gauchement entre chaque phrase qu’il prononçait, avec un sourire qui montrait ses gencives sans dents.
«Bonjour, not’ maître; bonjour, not’ maîtresse; bonjour, not’ jeune môssieu.
—Bonjour, père Quoniam, comment allez-vous, répondit M. de Résort, et comment se porte toute la famille?
—Très bien, not’ maître, parfaitement, not’ maître; la bourgeoise a été couchée tout l’hiver avec des rhumatismes, et le garçon, hier, y s’est écrasé le pied sous la meule.»
Ferdinand luttait avec un fou rire provoqué par ce genre de parfaite santé; mais un regard de son père l’aida à garder son sérieux. Cependant Mme de Résort s’était sans peine installée dans la carriole où se trouvait un banc recouvert d’un tapis.
«Grimpe là, Ferdinand,» dit M. de Résort, qui ajouta en montant à son tour: «Allons, père Quoniam, qu’attendons-nous et pourquoi votre cheval hennit-il ainsi?
—Ah ben, sans vous offenser, not’ maître, je vas vous le dire: Pied-Blanc, il est pire qu’un enfant, faut rien lui promettre, autrement pas moyen de s’en débarrasser, et je lui avais annoncé une croûte et un pichet de cidre. Pas vrai, mon fieu?
—Henn,» répondit le petit cheval, tapant du sabot et agitant furieusement sa crinière rousse.
Cette fois, père, mère et enfant partirent du même éclat de rire; la figure niaise du père Quoniam formait un tableau des plus grotesques avec les façons du cheval.
«Tout de même, reprit le fermier, si vous voulez, nous nous arrêterons dix minutes à l’auberge. Pied-Blanc nous regagnera ensuite le temps perdu. Réponds, voyons!» ajouta-t-il en s’adressant encore à l’animal.
Pied-Blanc hennit de nouveau, et, en signe d’assentiment, il donna avec sa tête un coup sur celle de son conducteur.
«Faites à votre idée, mais tâchez de ne pas nous retarder encore,» répondit M. de Résort, amusé de la joie que cette petite scène causait à son fils. Madeleine souriait aussi.
La carriole se mit en marche, la bride de Pied-Blanc tenue par son maître, mais seulement pour la forme.
«Pied-Blanc sait où il va, disait le père Quoniam, qui parlait avec un fort accent traînard et chantant. Allais, marchais! Y a pas son pareil de Valognes à Saint-Lô.»
Arrivé devant l’auberge, «ce cheval incomparable» daigna s’arrêter et manger environ une livre de pain noir, ensuite il but un pichet de cidre répandu dans une auge, après quoi le fermier s’en fut aussi «boire un café», sous le prétexte fallacieux de régler sa note.
«Eh bien, papa, s’écria Ferdinand, je puis dire que vous avez de la patience, et maman aussi, d’attendre ce cheval et cet homme sans vous fâcher.»
M. de Résort fumait tranquillement une cigarette; il répondit en souriant:
«Mon chéri, ayant bien souvent habité la Normandie, ta mère et moi nous connaissons l’inutilité de tout essai tendant à changer les habitudes des naturels; pourtant j’avoue n’avoir jamais vu les chevaux se mettre à l’unisson.»
Enfin, en s’essuyant les lèvres, le père Quoniam grimpa sur le petit siège placé à côté du marchepied, «Allons, Pied-Blanc, s’écria-t-il, allons, t’as promis de regagner, et gare aux coupées! t’entends...»
Pied-Blanc partit à fond de train, mais d’un trot égal, sans secousses ni arrêts brusques, prenant en biais les coupées des chemins, évitant aussi les fondrières. Le plus habile des cochers n’eût pas mieux conduit le meilleur des chevaux.
Après avoir traversé Biville, la carriole s’engagea dans une lande au sommet de laquelle se déroule un admirable panorama.
De cette hauteur on domine la grande dune qui aboutit à l’anse de Vauville. A gauche et à droite, l’horizon est borné par de hautes falaises granitiques, celles de Jobourg et de Dielette. Ces falaises descendent jusqu’à la mer en deux petits caps avancés, qui semblent avoir été jetés là, pareils à deux sentinelles destinées à borner et à arrêter le travail des dunes mouvantes.
Celles-ci ressemblent à une autre mer houleuse où l’eau serait remplacée par un sable tellement fin qu’on le dirait tamisé. Au milieu de cette poussière blanche, des herbes poussent de loin en loin, sortes de plantes grasses très hautes et d’un vert très cru.
En approchant du rivage, les dunes s’aplanissent pour devenir une longue et étroite plage de sable que les vagues déplacent et échancrent au gré des tempêtes et des marées.
Quoique la brise se fût élevée, le temps restait beau. Au large on apercevait les îles anglaises d’Aurigny et de Sark. Jersey se dressait en dernier plan. Quelques nuages flottants promenaient leurs ombres sur un point de la mer ou de la côte.
Les enfants regardent peu les paysages, cependant Ferdinand partagea l’admiration de ses parents pour celui-là. Mais, rappelé à la réalité et non sans excuses, il faut l’avouer:
«Comme il doit être tard, s’écria-t-il, et que j’ai donc faim! Papa, voulez-vous me montrer dans quelle direction se trouve le château?
—Quel château, mon ami?
—Mais le nôtre. Ma bonne m’a dit ce matin que nous allions visiter aujourd’hui le château des Pins.
—Eh bien, l’habitation que ta bonne appelle un château n’est guère autre chose qu’une ferme: ce dont tu pourras bientôt juger par toi-même; mais, ferme ou manoir, nous y avons été bien heureux dans notre jeunesse, mes sœurs et moi, songeant à y revenir aussitôt que nous arrivions à Paris, comptant alors les mois et les jours qui nous séparaient des vacances. Nous imaginant abréger le temps, tous les matins, chacun à notre tour, nous déposions un pois ou un petit caillou dans une espèce de tirelire cachetée. Au préalable, trois cent un de ces objets étaient solennellement comptés par nous et placés dans un tiroir. Une fois, ayant reçu une boîte de baptême, j’eus la belle idée de remplacer les cailloux et les pois par des dragées petites ou grosses; l’invention parut admirable et nous nous dîmes: «Quelle joie d’ouvrir la tirelire à la veille des vacances et de manger les trois cent une dragées d’un seul coup!» Et devine ce qui arriva ce jour-là. Voyons, franchement, en jugeant les autres d’après toi-même...»
Ferdinand hésitait, souriait et rougissait. «Je ne sais trop, papa, finit-il par avouer, peut-être aurais-je... mangé... quelques petites dragées...
—Eh bien, mon ami, ce ne fut pas quelques-unes. Au jour marqué, et à notre grande confusion, la tirelire brisée, il ne s’y trouva que cinq grosses dragées et sept toutes petites, et les premières aux trois quarts rongées. Nous avons bien ri et nous rions encore en parlant de cette vieille histoire.»
Ferdinand riait aussi, lorsque Pied-Blanc s’arrêta brusquement. A quelques pas d’eux, les voyageurs aperçurent un homme revêtu de la limousine des bergers et qui disait en soulevant un grand chapeau noir:
«Bonjour, monsieur, madame et la compagnie; bonjour, Quoniam.
—Bonjour, Thomas,» et le fermier reprit en se tournant vers M{me} de Résort: «Chacun sait qu’il faut répondre aux bergers, car cela porte fortune lorsqu’un pasteur salue le premier.»
A cet instant, après avoir franchi d’un bond un large fossé, un superbe chien griffon vint tomber devant la carriole. Pied-Blanc et le chien semblaient très joyeux et très excités; l’un modulait la gamme de ses hennissements, grattait la terre avec son sabot et tendait le nez à l’autre qui aboyait, sautait et léchait la tête du petit cheval. Ayant quitté son siège, le père Quoniam causait avec le berger et semblait lui demander un conseil.
Un instant M. et Mme de Résort étudièrent avec intérêt la physionomie des deux interlocuteurs: l’une souriante, niaise et rusée tout à la fois; l’autre intelligente, sérieuse et un peu triste.
Cependant à ce train il n’y avait plus de raison pour qu’on atteignît le but et M. de Résort intervint:
«Allons, père Quoniam, s’écria-t-il, allons, mon ami, songez donc que nous avons faim et aussi des affaires à régler à Siouville, et ensuite qu’il vous faudra nous reconduire à Biville, où est restée notre voiture.
—Excusez-moi, not’ maître, vous avez raison; mais il y a longtemps que Thomas était là-bas, au pays de Bretagne, avec ses bêtes, et dame! l’on se retrouve avec plaisir, et je le consultais à propos d’une vaque et de son viau, et puis de ma femme.»
Tout en parlant, le fermier avait repris sa place; alors, s’adressant à Pied-Blanc et ensuite au berger, il ajouta:
«Mon fieu, t’arrête plus à cette heure. Au revoir, Thomas; vous viendrez dimanche manger la soupe et voir le viau, qui ne grossit point, et en même temps le pied du garçon.»
Ayant salué, le berger cria: «Aux bêtes, Pastoure.» Le griffon se précipita aussitôt par-dessus le fossé, franchit une haie et fondit au milieu d’un troupeau de moutons, mordillant à droite et à gauche plusieurs agneaux en maraude.
Cependant le petit cheval avait repris son trot allongé, mais il hennissait, la tête tournée vers le champ où le chien venait de disparaître.
«Vraiment, Pied-Blanc semble dire adieu à son ami, s’écria Ferdinand, à qui cette scène faisait oublier le déjeuner.
—Mais, bé sûr et certain qu’ils s’entendent, répondit le fermier, et aussi vrai que je m’appelle Alexandre Quoniam, il n’y a point leurs pareils à ces deux bêtes-là dans toute la Hague, ni peut-être en Normandie et même au pays de France.»
Pour les naturels de la Hague, leur pays fait partie de la Normandie et la Normandie se trouve en France; mais «dà, ils sont Normands et point Français», et n’essayez pas de comprendre leur raisonnement.
Frappé de ce nom de Quoniam, parce qu’il avait déjà commencé le latin, Ferdinand se pencha à l’oreille de son père en disant:
«Un drôle de nom qu’a votre fermier, papa.
—Oui, et dont je n’ai jamais pu découvrir l’origine. Plusieurs familles s’appellent ainsi en basse Normandie. Ah! voilà Siouville.»
La carriole eut bientôt traversé le village et elle en dépassa les dernières habitations; ensuite, et toujours à fond de train, Pied-Blanc enfila une allée de pins du Nord, au bout de laquelle, en prenant son tour, le petit cheval s’arrêta net dans une cour de ferme et devant la porte d’un bâtiment qui paraissait fort ancien.
Des poules, des canards, des dindons, et, s’il faut tout dire, des porcs, couraient au milieu du fumier amoncelé d’un côté de la cour; une fille de ferme en sabots était occupée, l’air fort à l’aise, à charger avec une fourche de la paille à demi pourrie sur une immense charrette.
Ferdinand fit une moue de profond dégoût et les larmes montèrent à ses yeux. Était-ce donc là cette horrible ferme qu’aimaient tant son père et sa mère et où celle-ci voulait habiter dorénavant?
«Bien sûr, pensait le petit garçon, bien certainement, je ne m’habituerai jamais ici; mais que je suis niais! Papa et maman ont voulu me jouer un tour, et c’est simplement une plaisanterie.»
Rassuré par cette réflexion, Ferdinand suivit sa mère dans la grande salle de la ferme. Là régnait la plus scrupuleuse propreté, tous les ustensiles reluisaient et se trouvaient à leurs places respectives. A terre, les dalles étaient recouvertes d’un sable très fin; sur la grande table en chêne massif, des assiettes fleuries, des couverts venaient s’aligner, rangés avec symétrie par une grande fille aux mains et aux bras rouges, mais propres. Assise dans un fauteuil de paille, une femme surveillait une broche qui, en tournant devant un feu vif et clair, lui présentait tour à tour les diverses faces d’un énorme gigot et de deux poulets. Des pommes de terre recevaient le jus des rôtis. Une chaudière au fond du foyer paraissait contenir un autre mets. C’était une soupe à la graisse, potage excellent lorsqu’il est bien préparé, mais inconnu hors de la Bretagne et de la Normandie.
Les propriétaires s’informèrent avec bonté de la santé et des rhumatismes de la fermière. Ensuite M. de Résort aida la servante à approcher de la table le fauteuil de sa maîtresse. Le père Quoniam rejoignit ses hôtes, il donnait le bras à son fils; celui-ci marchait clopin clopant, le pied entouré d’un bandage. Chacun s’assit et Ferdinand eut quelque peine à réprimer son étonnement, parce que les valets et les filles de ferme prirent place à la même table que leurs maîtres.
Intimidés par les étrangers, tous mangèrent d’abord en silence; mais M. et Mme de Résort surent bientôt mettre chacun à son aise; alors on parla et on rit de bon cœur. Ferdinand admirait le talent de ses parents à causer avec ces gens-là. Lui était, comme tous les enfants, dédaigneux de ce qu’il ne connaissait pas.
Ainsi que la soupe, les rôtis et les légumes, le café bien servi fut trouvé excellent comme les pommes ridées dont la fermière bourra encore les poches du petit monsieur. «Tout vot’ portrait, not’ maîtresse,» dit-elle, en s’adressant à Mme de Résort.
Décidément Mme Quoniam plaisait à Ferdinand, et de lui-même il tendit son front à la brave femme, qui s’écria très touchée:
«Tout vot’ portrait aussi, not’ maître, lorsque vous étiez petit et que je vous portais sur mon dos pour traverser les gués.
—Je me le rappelle bien, Virginie, répondit M. de Résort, et je n’ai pas oublié votre complaisance pour nous autres gamins dans ce temps-là. Avant de partir nous en causerons. A présent je désire visiter le vieux nid et montrer à Ferdinand la chambre occupée par moi à son âge et qui va devenir la sienne.
—Voulez-vous que le père aille avec vous? interrogea la fermière; avez-vous besoin de quelqu’un?
—Non, merci, ma bonne Virginie, je préfère revoir la maison seul avec ma femme, mon fils, et... mes souvenirs, ajouta M. de Résort, dont la voix trembla un peu.
—Oui, je comprends, murmura Mme Quoniam, en voyant disparaître ses hôtes, il veut causer avec ceux qui sont partis pour toujours.»
De nouveau désolé, Ferdinand pensait à part lui que c’était bien vrai et qu’il faudrait vivre là, en respirant l’odeur de cette paille pourrie.
Précédant sa femme et son fils, M. de Résort quitta la cour, dont il longea le mur extérieur; à une centaine de mètres, rencontrant une petite porte, il l’ouvrit, et tous trois franchissant cette porte se trouvèrent au bout d’un jardin. Alors Ferdinand poussa une joyeuse exclamation pendant que son père lui disait en riant:
«Petit bêta, petit oison, croyant d’abord à une mauvaise plaisanterie, tu as eu du chagrin, mais il ne faut pas pleurer à présent. Viens visiter notre propriété, elle n’est pas grande, cependant tu l’aimeras comme je l’ai aimée.»
Au commencement de ce siècle, le domaine des Pins, un très ancien manoir, avait été approprié et aménagé pour devenir une exploitation rurale assez importante, car de très grandes landes l’entouraient où paissaient de nombreux troupeaux.
Séduit par la position du manoir, le père de Jean s’en réserva la plus petite partie. Celle qui regardait la mer et l’anse de Vauville fut donc séparée de la ferme à laquelle elle était adossée. Entourant de murs bas et de haies d’arbres environ un demi-hectare de terrain, M. de Résort père dessina là un jardin où les pommiers se trouvaient mêlés à quelques arbustes d’agrément; plusieurs massifs fleuris bordaient un potager; des rosiers, des glycines, des fuchsias grimpaient en s’y accrochant le long de la vieille façade, dont ils encadraient les étroites fenêtres.
Au travers d’une éclaircie ménagée dans les arbres, on apercevait la mer verte ou bleue suivant le temps et le vent, la dune toute blanche, et par les beaux jours, au large, les îles anglaises.
C’était bien là un vieux nid plaisant et confortable, où l’on comprenait que des enfants avaient dû être très heureux.
Le père de Jean étant magistrat, lui et sa famille passaient aux Pins seulement les vacances; mais alors quelle joie pour tous, malgré la longueur des voyages en ces temps-là, avec le but en perspective!
Un perron en pierres vieilles et moussues conduisait à une grande salle voûtée, éclairée par quatre fenêtres; cette salle n’était pas triste malgré les anciennes boiseries et les poutres noircies du plafond. On y voyait des meubles de toutes provenances, les uns curieux, datant des siècles passés, d’autres modernes et plus confortables, une vaste cheminée, dont le foyer rétréci devait très bien chauffer, deux ou trois paravents destinés à arrêter les courants d’air, plusieurs tables, une bibliothèque, de grands vases de faïence prêts à recevoir plantes et fleurs. Opposée à la cheminée, une porte ouvrait sur un passage conduisant à une petite cuisine et à un escalier en pierre; celui-ci, placé dans une tourelle, se terminait à l’étage supérieur par un corridor sur lequel donnaient quatre chambres à coucher.
Quand ils eurent parcouru l’antique maison:
«Eh bien, Madeleine, dit M. de Résort, en s’adressant à sa femme, qu’en pensez-vous, et votre résolution ne faiblit-elle pas? Ne serez-vous pas trop seule et triste ici?
—Triste, oui, fort souvent, mon ami; où ne le serais-je point durant votre absence? mais aux Pins certainement moins que partout ailleurs, et puis la pensée du devoir accompli m’aidera et me soutiendra. Après cet horrible départ, je viendrai ici, j’y installerai nos livres, mon piano, quelques tapis, enfin des objets rapportés de vos voyages. Nous travaillerons, nous aurons bon courage et bonne volonté, n’est-il pas vrai, Ferdinand? et puis nous regarderons en avant jusqu’au jour du revoir.
—Oui, maman, et je vous promets aussi de me corriger de mes défauts, de n’être plus paresseux. Vous le croyez, papa, et que pendant votre absence je ne causerai jamais de chagrin à maman?
—Certainement, mon enfant bien-aimé, je le crois et j’ai foi en ta parole, car, tu le sais, une parole est sacrée; je prends donc la tienne comme je prendrais celle d’un homme fait. Est-ce entendu, mon fils, t’engages-tu à remplir tous tes devoirs, et, si tu faiblis un moment, veux-tu me promettre de te relever promptement, plus courageux, plus résolu, sans lâcheté ni découragement?
—Oui, papa,» s’écria l’enfant, les yeux brillants, ému et fier d’être traité en homme par ce père qu’il aimait et admirait par-dessus tout au monde.
On visita les chambres. Dans celle qui lui était destinée Ferdinand trouva un ancien secrétaire qui renfermait quantité de tiroirs et une très ingénieuse cachette.
Aux yeux du petit garçon, le meuble à lui seul valait tout le reste. Il y revint après avoir parcouru le jardin, «parce que, dit-il à sa mère, il me faut bien comprendre le mécanisme du secret, et puis je l’expliquerai ce soir à Fanny; vous aussi, maman, vous lui raconterez comme c’est joli les Pins!»
..... A la mort de ses parents, Jean et ses sœurs croyaient recueillir et partager une assez belle succession. Mais un homme d’affaires infidèle avait abusé de la confiance de M. de Résort père, et, l’héritage une fois liquidé, il se trouva que la ferme et le petit domaine des Pins revinrent seuls au fils aîné.
La ferme était louée mille écus. Cela, joint à la solde de l’officier de marine, ne constituait pas un état de gêne véritable; mais, en comparant le présent au passé, Jean craignit un instant que sa femme ne souffrît de cette pauvreté relative. Aussi fut-il très heureux lorsque Madeleine, après lui en avoir démontré l’utilité, annonça à son mari qu’elle était résolue, s’il naviguait, à aller avec son fils résider aux Pins, dès qu’ils auraient sous-loué leur appartement de Paris. «Et puis, Jean, ajouta la jeune femme, pendant trois ans je suis à peu près sûre de suffire à l’instruction de Ferdinand, que nous avons trop gâté, vous et moi; tout en déplorant notre faiblesse, nous ne savions pas refuser à l’enfant la moindre fantaisie. A Paris, notre fils ne deviendrait-il pas envieux et mécontent à force de regretter une existence plus large? Au contraire, je me charge de le rendre très heureux à la campagne, où je suis certaine qu’il oubliera vite ce qu’il est sage de lui faire oublier.»
Jean se rendit à ces excellentes raisons, admirant celle qui ne songeait qu’à son mari et à son fils.
Le mois suivant, ayant accepté le poste de commandant en second du Neptune et pris les dispositions nécessaires au plan tracé par sa femme, M. de Résort quittait Paris pour se rendre à Cherbourg, port où le vaisseau allait entrer en armement.
Arrivés l’avant-veille, Jean et Madeleine voulurent employer leur dernier jour de liberté, d’abord à visiter ce pèlerinage où ils s’étaient rendus si souvent dans leur jeunesse, et puis ils désiraient montrer ensemble à Ferdinand la maison paternelle, dont le petit garçon ne pouvait se souvenir, parce que depuis six ans, M. de Résort étant embarqué en escadre ou bien retenu à Toulon, sa famille habitait toujours la ville.
Le soir, au moment où le soleil couchant illuminait le paysage, M. de Résort, sa femme et leur fils quittèrent la ferme des Pins.
De nouveau conduits par Quoniam et traînés par Pied-Blanc, ils traversèrent la grande lande, que l’ombre envahissait déjà.
Au bord du chemin les moutons ruminaient dans leur parc. Assis l’un auprès de l’autre, le berger et Pastoures semblaient causer. En les apercevant, Pied-Blanc s’arrêta et hennit doucement, pendant qu’une jeune voix criait:
«Bonjour, ou plutôt bonne nuit, berger.
—Bonsoir, monsieur Ferdinand, répondit gravement Thomas; bonsoir, votre parole réjouit mon vieux cœur.
—Tiens, comment savez-vous mon nom?
—Peut-être bien que je m’en suis informé, mon jeune monsieur, et puis, les gens d’ici, ils disent que les bergers sont sorciers; mais c’est une sottise.
—Sorcier ou non, je pense que nous serons amis, berger, lorsque j’habiterai au manoir.
—Avec la permission de vos parents, monsieur Ferdinand, j’en aurai bien du bonheur.
—Wap, wap,» fit Pastoures qui, subitement dressé contre les roues de la voiture, donna un coup de langue sur les mains de Ferdinand, et pendant que M. de Résort disait: «En route, père Quoniam,» Mme de Résort ajouta:
«Au revoir, mon ami Thomas.»
Lorsqu’il eut vu disparaître la carriole, le berger murmura: «Je ne pensais pas qu’une dame me dirait jamais: mon ami Thomas.»
Quelques semaines après, on était au 1er juin, à la pointe du jour. Derrière le fort des Flamands le soleil émergea tout à coup, inondant de sa lumière la rade de Cherbourg, dont les eaux se ridèrent par places d’abord et ensuite de tous les côtés; bientôt ces rides se changèrent en de très petites vagues; alors des nuages roses commencèrent à envahir l’horizon et à chasser les uns après les autres de l’est à l’ouest en passant sur la ville encore endormie.
Prêt à lever l’ancre depuis cinq jours, le Neptune restait immobile, attendant un vent favorable. La plupart des officiers et matelots s’énervaient à renouveler leurs adieux et à recommencer sans cesse les préparatifs de la dernière heure.
Au contraire, Mme de Résort et quelques familles de marins jouissaient avec délices de ce répit inespéré.
Accompagnée de Ferdinand, Madeleine passait une partie des journées à bord, espérant voir durer ce calme encore longtemps. Et le 1er juin, lorsqu’elle embarqua au bout de la grande jetée, son cœur se serra, car la brise s’établissait décidément, aucun doute n’était possible à ce sujet. En conduisant à bord Ferdinand et sa mère, la baleinière put établir sa misaine et filer vent arrière jusque sous le vent du Neptune mouillé en grande rade.
Ses voiles amenées, accostée à l’échelle de tribord, la petite embarcation paraissait microscopique, accrochée aux flancs de l’immense colosse.
Les vieux habitants des ports militaires n’arrivent plus eux-mêmes sans un effort de mémoire à dépeindre notre marine d’il y a cinquante ans, alors à l’apogée de sa puissance et entièrement à voiles. Seuls quelques avisos à vapeur et à roue existaient déjà; mais on ne les envoyait jamais loin de France.
Les vaisseaux à trois ponts, avec leur coque immense, leur mâture plus immense encore, étaient l’image de la force alliée à l’harmonie, parce que tout semblait y avoir été créé ensemble d’un seul jet. Plusieurs tableaux et quelques pontons, les premiers représentant des escadres ou des batailles navales, nous montrent encore ces arrières carrés avec leurs belles sculptures et leurs galeries à deux étages surmontées de larges dunettes encastrant le mât d’artimon. Du pont on accédait à la dunette par deux hauts escaliers ayant au fronton cette devise: «Honneur et Patrie!» A la proue, un grand gaillard d’avant s’arrêtait au mât de misaine; celui-ci, ainsi que les deux autres mâts d’artimon et le grand mât atteignaient une hauteur et leurs vergues une étendue dont aujourd’hui personne ne se fait plus une juste idée. Croirait-on, sans preuves à l’appui, qu’il existât des voilures représentant à peu près quatre mille mètres carrés de toile et des hunes larges comme le pont d’un brick actuel? Dans ces hunes une bordée de gabiers vivait à l’aise et sans en descendre pendant les quatre heures du quart.
Peints à batterie en blanc et noir jusqu’à la ligne de flottaison, ces vaisseaux étaient armés de cent vingt canons, dont trente-six dans la batterie basse, vingt-quatre dans la seconde et dix-huit dans la troisième, avec des caronades sur les ponts des deux gaillards; douze cents hommes formaient l’équipage réglementaire des vaisseaux à trois ponts; cet équipage comprenait aussi une cinquantaine de mousses. Pour état-major: deux commandants, cinq lieutenants de vaisseau, cinq enseignes, une douzaine d’aspirants, deux commissaires au moins, trois médecins et un aumônier. L’état-major était augmenté de deux ou trois officiers lorsque le vaisseau portait le pavillon d’un amiral.
A présent, les nécessités d’une artillerie encore en état de formation ont créé une marine nouvelle où les navires cuirassés, les garde-côtes à tourelles, les avisos en fer, remplacent les anciens types. A chaque découverte une autre succède qui démode la précédente. Un isthme percé semble condamner l’ancienne navigation. Nos devanciers haussaient pourtant les épaules lorsque devant eux on prédisait le succès, surtout de transit, réservé de nos jours au canal de Suez.
D’autres gigantesques travaux déjà commencés s’accompliront sûrement à plus ou moins courte échéance. La vitesse des machines nautiques augmente chaque année, ainsi que la portée des canons et par suite le poids, le déplacement d’eau comme la force de résistance et la solidité du blindage des vaisseaux.
Des avisos et des canots ont filé jusqu’à vingt nœuds à l’heure, portant des torpilles dont une seule, en partant, coûte de dix à douze mille francs. En temps de guerre, une torpille heureuse pourrait en quelques secondes détruire un navire ennemi valant huit ou dix millions. Tous ces chiffres ne donnent-ils pas le vertige, et en les alignant ne se prend-on pas à regretter cette vieille marine à voiles, aujourd’hui presque à l’état de légende?
Mme de Résort venait de gravir la haute échelle de tribord, admirant presque malgré elle ce splendide vaisseau dont le départ allait coûter bien des larmes.
Le commandant lui offrit son bras pour la conduire dans la salle à manger. Le déjeuner était déjà servi.
Occupé, comme le sont en pareils jours les seconds des navires, M. de Résort ne rejoignit les convives qu’à table.
Le commandant avait revêtu sa grande tenue, et s’adressant à Madeleine:
«Je vais, lui dit-il, descendre à terre aussitôt le café pris, et, si vous le voulez bien, madame, j’aurai l’honneur de vous reconduire, car ma baleinière sera désormais la seule à quitter le bord.
—Et si vous désirez nous voir appareiller, le commandant m’a offert de vous déposer tous deux à bord du Dauphin; vous y serez mieux qu’à terre,» ajouta M. de Résort.
Jean parlait ainsi les yeux baisses, évitant de regarder sa femme dont il venait de remarquer les mains tremblantes.
«Certainement, merci, commandant, répondit Madeleine. A quelle heure le Neptune appareillera-t-il?
—Aussitôt mon retour,» répliqua le commandant, auquel un timonier vint annoncer que sa baleinière était parée.
Alors M. de Résort emmena sa femme et son fils. Au bout de quelques minutes, appuyée sur son mari, Madeleine descendit bravement l’escalier. Après une dernière étreinte la mère et l’enfant sautèrent dans la baleinière. Le commandant prit la barre et on s’éloigna rapidement.
Les mains de Ferdinand dans les siennes, sans larmes, mais la figure décomposée, Mme de Résort regardait son mari debout sur le dernier échelon; alors un aboiement formidable domina les autres bruits. «Wap, wap,» criait un chien, qu’on voyait courant, affolé, sur la dunette du Neptune.
«Ah! papa, ah! Frisette!» s’écria Ferdinand perdant tout son courage. Et il répéta en sanglotant: «Frisette, papa! Papa! Frisette!»
Après tout, Ferdinand était très jeune et ceux qui ont beaucoup aimé un animal quelconque ne blâmeront pas cet enfant pleurant son père qui partait et son chien qu’il abandonnait.
Frisette, une superbe caniche gris de fer, intelligente et spirituelle, avait été donnée à Ferdinand l’année précédente; elle adorait son petit maître et au moins tout autant M. de Résort. Celui-ci dit un jour à sa femme:
«Si je ne pensais pas causer un gros chagrin à Ferdinand, je serais fort heureux d’emmener Frisette; le commandant aime les chiens et celui-là me distrairait beaucoup. Vous savez que pour un second les distractions sont rares au milieu des croisières du Pacifique.»
Sur quoi la mère entreprit de prouver à son fils qu’il serait beau et louable de faire à papa ce petit sacrifice; elle aussi aimait Frisette, mais où serait le mérite de donner ou d’offrir ce qu’on n’apprécie pas?
Ferdinand comprit et ensuite il insista de si bonne grâce, avec de si jolies façons, que son père accepta, très reconnaissant et touché. Frisette fut donc embarquée.
Cependant les dernières embarcations du Neptune poussaient des jetées, emmenant les derniers officiers en permission, les dernières malles et les dernières provisions. Une seule chaloupe restait encore à quai: c’était ce que l’on nomme la poste aux choux, grand canot dont on venait de remplir la chambre avec quantité d’objets: légumes frais, canards, poulets attachés par les pattes. Envoyés au marché dès l’aube, les cuisiniers et les maîtres d’hôtel, faute de place, revenaient juchés sur des paquets amarrés dans la chambre. Seul officier à bord de cette chaloupe, l’aspirant de corvée en faisait là une fort dure. Tirant sa montre à chaque minute, des gouttes de sueur au front, il pestait à mi-voix et de tout son cœur, parce que le cuisinier du commandant manquait à l’appel. Deux matelots avaient affirmé savoir dans quel cabaret trouver ce retardataire et les matelots expédiés à leur tour ne revenaient pas.
«Ces trois animaux vont-ils déserter à la dernière minute? faut-il aller mettre les gendarmes à leurs trousses? huit heures et demie! et nous devions pousser à huit heures! Ah! Dieu merci, les voilà, déjà à moitié ivres, ma parole d’honneur, et s’essuyant les lèvres.» Alors essayant de prendre un air méchant qui n’allait guère à sa très jeune figure: «Voyons, s’écria l’aspirant, voyons, tas de soldats! embarquez, et ensuite si quelqu’un nage de travers ou prononce une parole, tous aux fers!»
Au large, le courant très fort devient contraire, on avance lentement, impossible de mâter pourtant, car les bancs sont trop encombrés. En approchant du bord, les hommes parlent et ils nagent en dépit du bon sens; leur accostage se trouve manqué. En voulant éviter, le matelot de l’avant laisse tomber sa gaffe à l’eau, un quartier-maître injurie son camarade et se sert des mots les moins parlementaires. L’aspirant se dit qu’il est sûr d’attraper un fort abatage lui-même, à cause de cette maudite poste aux choux.
Le jeune homme ne se trompait pas; dès qu’il atteignit la coupée de bâbord:
«Eh bien, monsieur, s’écria l’officier de quart, eh bien, je ne vous fais pas mon compliment. Quel accostage, et dans quel état sont vos hommes! Je vous conseille de prendre quelques leçons la première fois que vous aurez à commander une embarcation.»
Ainsi réprimandé, l’aspirant baisse la tête, sans essayer de présenter des excuses qui ne seraient pas écoutées. Mais la cause de tous ces ennuis, le cuisinier mérite d’en porter la peine et il la portera. Cinq jours de fers au maître-queux à faire en dehors des heures de fourneaux. Déjà toutes les embarcations ont été placées sur leurs portemanteaux respectifs; la chaloupe, le grand canot et le youyou seuls restent les uns dans les autres entre le grand mât et le mât de misaine.
Au moment de descendre à terre, afin de prendre les ordres du préfet maritime, le commandant a fait hisser le pavillon de partance. On veille son retour et l’homme de vigie, sa lunette braquée sur la ville, annonce bientôt: «La baleinière du commandant quitte l’escalier de la jetée.» Vent arrière et sous voile, l’embarcation file très vite. Elle accoste et on la hisse sur son portemanteau pendant que le commandant gravit l’échelle; ensuite cette échelle sera rentrée: on ne l’amènera plus en France de bien longtemps.
Le commandant arrive sur la dunette, où les officiers et les hommes se découvrent. Alors l’officier de manœuvre s’avance:
«Commandant, dit-il, tout est prêt pour l’appareillage, le pilote vient de monter à bord.
—Établissez la voilure, répond le commandant, nous abattrons sur bâbord, parce que la brise souffle franchement de l’est à présent.»
Les voiles sont larguées, les huniers et les perroquets établis par les gabiers de quart qui exécutent ces divers commandements. On brasse tribord devant, bâbord arrière.
«Qu’on soit paré à larguer le corps mort[1].»
[1] Énormes tonnes cerclées de fer mouillées dans les rades.
Et sur un signe du commandant, au moment où l’abattue se dessine:
«Larguez le corps mort,» crie l’officier de manœuvre.
Libre de ses amarres, le vaisseau abat rapidement, sans bouger encore: malgré le grand foc établi à son tour, le colosse paraît hésitant... Mais, la voile de l’avant une fois changée, le Neptune prend de l’air, et, rasant l’avant du bâtiment stationnaire, il obéit franchement au gouvernail, évoluant avec une rapidité croissante dès que les basses voiles et les étais sont établis et que la brigantine a été bordée.
Au moment où le Neptune élongeait le Dauphin, qu’il dominait de toute sa coque, une petite voix aiguë, stridente, arriva jusqu’aux oreilles des officiers groupés sur la dunette du vaisseau.
«Bon voyage, mon papa chéri,» criait cette voix d’enfant pendant que sur la passerelle de l’aviso une dame agitait son mouchoir. Les officiers du Neptune ôtèrent leurs casquettes, M. de Résort éleva la sienne en l’air, et Frisette grimpée sur le coffre aux signaux aboya furieusement.
Sous cette immense pyramide de voiles et légèrement incliné, le Neptune glissa de plus en plus vite. La passe de l’ouest franchie, la barre fut redressée; bientôt on n’aperçut plus que la mâture, sur laquelle les rayons du soleil tombaient d’aplomb, éclairant vivement les perroquets. Ceux-ci projetaient leur ombre en dessous et par le contraste les basses-voiles semblaient être devenues toutes noires.
Ensuite les unes et les autres se confondirent avec les brumes amoncelées à l’horizon. Et lorsque les cloches des églises sonnèrent l’angélus, même des hauteurs environnant la ville on eût en vain cherché à découvrir le vaisseau dont l’absence faisait paraître presque déserte la rade de Cherbourg.
L’automne suivant, quelques lettres étaient déjà parvenues du Neptune, datées de ses premières relâches, Lisbonne, Madère et Rio. Suivant toute probabilité, le vaisseau devait à la fin de novembre se trouver en rade de Callao pour y séjourner trois semaines environ. Callao est le port de Lima, la capitale du Pérou.
En ce temps-là les communications manquaient de régularité; arrivant de l’autre hémisphère, les lettres, confiées souvent à des navires de commerce, parvenaient comme elles pouvaient, parfois égarées et même perdues.
Tout à fait accoutumée aux Pins, Mme de Résort se plaisait de plus en plus à la campagne. Regrettant l’absent, elle ne s’ennuyait jamais, parce qu’elle s’occupait beaucoup avec son fils, bien portant, sage et heureux. Des heures de travail réglées étaient coupées de longues promenades entreprises par tous les temps. Après le dîner, des histoires ou des lectures; le petit garçon ne se lassait pas des premières, que sa mère savait varier à l’infini. Ferdinand avait aussi jeté les fondements d’une amitié solide avec Pied-Blanc comme avec Pastoures. Pendant que le dernier et son fils jouaient ensemble, Mme de Résort s’arrêtait auprès du berger, chez lequel elle avait reconnu un caractère droit et honnête, joint à un esprit abrupt, mais souvent original et très fin. Cette finesse aidait à enraciner dans la tête des paysans de la Hague des préjugés existant de tout temps, car dans beaucoup de contrées, mes lecteurs l’ignorent-ils? les bergers passent pour sorciers.
«Pourquoi cela, maman? demandait un jour Ferdinand; il n’y a pas de sorciers, n’est-ce pas? Alors pourquoi les enfants de Siouville ont-ils peur de Thomas et disent-ils que tous les bergers sont sorciers?
—Par bêtise, mon ami; on leur a appris une chose qu’ils répètent sans la comprendre et dont je crois savoir l’origine. Obligés de suivre leurs troupeaux aux champs, les bergers y vivent dans un isolement presque absolu, par suite ils deviennent peu communicatifs; mais ils réfléchissent, observent et annoncent les événements à venir, probables, et dont les causes sont toutes naturelles, par exemple des orages, des sautes de vent, de bonnes ou mauvaises récoltes, suite des hivers ou des printemps froids ou chauds; ils préjugent aussi des maladies du bétail. L’autre jour, en plein marché, un fermier de Beaumont accusa Thomas d’avoir jeté un sort à ses vaches, parce que le même Thomas, trois semaines auparavant, avait dit à ce fermier: «Si vous ne surveillez pas mieux votre garçon, il arrivera malheur à vos bêtes.» Eh bien, l’homme averti a haussé les épaules et deux de ses vaches sont mortes et les autres sont devenues étiques, parce que, afin de s’éviter une course, le valet de ferme abreuvait les bestiaux dans une mare aux eaux corrompues. Le fermier a parfaitement reconnu la cause de l’épidémie; mais il n’en répète pas moins: «Sûr et certain, faut que Thomas soit sorcier pour l’avoir prédite.»
—Quelle sottise! maman.
—Oui, mon chéri, mais cela est ainsi et nous n’y pourrions rien changer.»
L’équinoxe arriva cette année-là avec de grandes tempêtes. Après une courte promenade interrompue à cause d’un grain violent, et pendant que le vent faisait rage, Ferdinand et Mme de Résort causaient de Thomas et des prétendus sorciers. Le tonnerre se mit bientôt de la partie. La mère et le fils regardaient au loin la mer furieuse, dont les hautes lames se brisaient sur le petit cap appelé Nez-de-Jobourg.
Dans la vaste pièce, des tapis, des portières avaient complété l’ancien ameublement. Les vases étaient remplis de fleurs. D’un côté on voyait le buffet et la table à manger à demi cachés par un vieux paravent tout couvert de personnages chinois. A l’extrémité opposée, une autre table, sur laquelle les corbeilles à ouvrage de Mme de Résort occupaient la place laissée libre par les livres d’étude de Ferdinand. Une troisième table, plus petite, pouvait être rapprochée de la cheminée en cas de froid. Un second paravent masquait la porte d’entrée.
Dans le jardin, les géraniums gardaient encore leur belle couleur, et sur la façade extérieure, encombrant les fenêtres, des rosiers de Bengale fleuris se mariaient avec des vignes vierges aux feuilles déjà rougies. Par cette tourmente, il faisait bon dans cette grande salle voûtée, malgré les rafales qui ébranlaient la vieille maison.
«Quel temps! dit Mme de Résort, et quoique je sache ton père à l’abri de nos tempêtes, je songe aux désastres que celle-ci causera; elle est tellement violente, arrivée si subitement aussi...»
Mais Mme de Résort interrompit la phrase commencée. «Qu’est-ce, Fanny?» dit-elle à une femme qui venait d’entrer.
Fanny, cuisinière et femme de chambre, repasseuse et blanchisseuse, était encore un peu la bonne de Ferdinand, son ancien nourrisson. Veuve, ayant eu le malheur de perdre son unique enfant, elle avait prié Mme de Résort de l’emmener aux Pins, ne demandant aucun gage, pourvu qu’il lui fût permis de prendre avec elle le fils d’une sœur: «Parce que, voyez-vous, madame, avait-elle ajouté, sa mère est morte quand il était tout jeune, et après une chute son père l’a si mal soigné qu’il en est resté boiteux; alors sa belle-mère le maltraitait, et défunt mon homme et moi l’avons retiré chez nous; s’il faut tout dire, le pauvre petit n’est pas intelligent, mais si bon, si honnête, et je ne saurais le laisser au pays derrière moi!»
Engagée par Mme de Résort, Fanny ne tarda pas à remplir avec un plein succès les fonctions multiples dont elle s’était chargée. On lui donna des gages raisonnables, ainsi qu’à son «petit Charlot». Haut de six pieds, «ce petit», laid et difforme, avait des yeux tristes et beaux, qui rappelaient ceux des chiens de chasse battus et affectueux quand même. Ces yeux prévinrent Mme de Résort en faveur du géant. Très fort, mais en effet peu intelligent, Charlot écoutait sa tante et lui obéissait comme un très petit enfant. Il rendit bientôt de grands services dans le modeste intérieur des Pins; grâce à lui, le potager devint un modèle dans son genre. Charlot allait au marché tous les jeudis à Beaumont, ses grandes jambes l’y portant aussi vite que la vieille patache publique, et, chargé d’énormes paniers, il revenait du même train qu’il était parti. Pour se distraire, lorsqu’il faisait beau, et quand la tante Fanny lui en octroyait la permission, il pêchait aussi dans l’anse de Vauville, monté sur une vieille barque. Au bout de quelques mois, Mme de Résort put écrire à son mari, et en toute vérité:»
«Si vous étiez ici, vous seriez émerveillé, car tout y est devenu facile, et grâce à ces honnêtes serviteurs j’y dépense à peine, en comptant toutes choses, le quart de ce que coûtait seulement notre nourriture à Paris.»
«Qu’est-ce donc? répétait Mme de Résort, très surprise de ne recevoir aucune réponse, remarquant aussi la tête de Charlot dans l’entre-bâillement de la porte. Fanny, qui donnait les signes d’une violente agitation, se décida enfin à parler.
«Madame, dit-elle, voilà Charlot, il arrive de la plage en me racontant une affaire terrible: un navire est en perdition sur le Nez-de-Jobourg, les pêcheurs en sont certains, car le navire s’obstine à ne pas venir échouer dans l’anse. Parle, Charlot, ai-je bien dit?
—Oui, ma tante, oui, madame, et, et...
—Eh bien, quoi? achève.
—Si vous voulez le permettre, ma tante, je redescendrai, et s’il y a moyen de sauver quelqu’un...
—Je te le défends bien d’aller te noyer, es-tu fou? Tu vas rester ici avec moi.»
Charlot se tut, mais il regarda sa tante avec un air suppliant qui émut Mme de Résort.
Cependant l’orage paraissait s’éloigner. La foudre ne grondait plus qu’à de longs intervalles, lorsqu’un coup de canon fut répété par un écho prolongé. Mme de Résort reconnut promptement ce bruit entendu souvent à bord. Chacun prêta l’oreille et bientôt une autre détonation succéda à la première.
Deux coups! c’est bien le signal de détresse d’un bâtiment en péril. Chacun se précipita, et par les fenêtres ouvertes, penchés en dehors, tous essayèrent d’apercevoir quelque chose au large, sur la mer. Mais un grain arrivait de l’ouest, des embruns jaillissaient entre la plage et la terre ferme. On ne découvrait rien au delà d’une centaine de mètres du manoir. Alors Mme de Résort s’écria:
«Eh bien, Charlot, vous et moi devons descendre sur la plage, peut-être serons-nous de quelque utilité; en tous cas, munissez-vous de cordes solides, je vais emporter ma petite pharmacie et du vieux linge.»
Mme de Résort fit rapidement deux paquets, ensuite s’adressant à Fanny:
«Allez, lui dit-elle, chercher mon gros manteau, une capeline et des gants, vous resterez ici avec Ferdinand jusqu’à notre retour.
—Ah! maman, s’écria le petit garçon, je vous en supplie, emmendez-moi! je ne vous quitterai pas, il ne peut rien m’arriver, et avec mon capuchon je ne serai guère mouillé; voulez-vous, petite mère chérie?
—Moi aussi, madame, dit Fanny qui rentrait apportant les objets demandés, emmenez-moi, car Charlot est capable de faire une sottise! S’il voit quelque danger, il y courra comme une grande bête qu’il est.»
La grande bête riait d’un bon rire bête et Mme de Résort accorda les permissions demandées.
«A condition, ajouta-t-elle, que Ferdinand ne quittera pas sans permission la main de Fanny ou la mienne.»
Déjà revêtu de sa pèlerine à capuchon, Ferdinand répondit: «Je vous le promets, maman, soyez tranquille.»
Précédés de Charlot, la mère et l’enfant coururent bientôt dans les chemins défoncés, ensuite ils prirent un sentier abrupt tracé par les douaniers. Ce sentier descendait au rivage: tous trois atteignirent promptement une éminence où quantité de personnes se trouvaient déjà réunies, serrées les unes contre les autres sur une espèce de plate-forme.
Ayant fermé les portes à clef, Fanny rejoignit ses maîtres et ceux qui regardaient au loin, muets et haletants.
Aux abords de la plage, le spectacle était magnifique, mais terrifiant. Jamais Ferdinand et sa mère n’en oublièrent la splendide horreur.
Des vagues, hautes comme des montagnes, se succédant et se brisant presque sans interruption, paraissaient vouloir lutter de vitesse et de méchanceté. La mer étale allait bientôt descendre. Cet instant est toujours celui du paroxysme dans les tempêtes.
Arrachés les uns après les autres, d’énormes morceaux de dune faisaient ressembler les lames à des cataractes de boue. Sur la pointe de Dielette, comme sur le cap de Jobourg, des paquets d’eau rejaillissaient, montant à des hauteurs prodigieuses. Un grain venait de fondre et le tonnerre grondait de nouveau. Pendant quelques minutes, rien ne fut visible derrière les vagues qui déferlaient aux pieds des spectateurs. Le père Quoniam et son fils étaient là.
«Ah! s’écria le dernier, voilà M. le curé de Siouville que j’avons été chercher, car, bé sûr et bé certain, ces pauvres gens vont tous périr.»
Un prêtre descendait en effet; on lui fit place au milieu du petit groupe pressé sur la plate-forme.
Chassé par ce vent violent, le dernier grain passa bientôt. Dans l’ouest, un coin bleu parut au milieu des nuées sombres et un rayon de soleil couchant tomba d’aplomb sur les environs du Nez-de-Jobourg. Alors un homme cria, le bras étendu vers le petit cap.
«Là-bas, regardez!» et une exclamation sortit de toutes les poitrines. Ensuite chacun resta muet..., saisi d’horreur.
Complètement désemparé, les mâts rasés et sans autre voilure que son foc en lambeaux, à une encablure des roches aiguës qui entourent le cap de Jobourg, un grand navire montait et descendait, ballotté au gré de la houle immense. Très certainement ce navire ne gouvernait plus. Avait-il compris le danger trop tard pour s’être approché de la terre et par le temps qu’il faisait déjà la veille au soir, ou bien fut-il impossible de remplacer à son bord par un gouvernail de fortune celui que peut-être la mer venait d’emporter? Le capitaine se doutait-il qu’avec son foc tel qu’il se trouvait encore et en laissant franchement porter, il pouvait échouer son bateau sur le sable et au milieu de l’anse? En faisant ainsi, l’équipage, au moins, eût été sauvé.
Un des spectateurs raconta que dans l’après-midi, étant occupé sur les dunes, il avait aperçu un grand bâtiment courant des bordées sous ses basses voiles au large, mais encore beaucoup trop près de la côte. Une heure après, ce même bateau hissait le pavillon de détresse, et puis l’orage et les grains le rendirent invisible; les deux coups de canon réclamèrent un secours qu’on ne pouvait lui fournir. A présent sa perte était certaine, ainsi que celle de ces hommes qui se débattaient là au milieu de cette mer démontée.
«Ne tenterons-nous rien? c’est effroyable,» répétaient à chaque instant Mme de Résort, le prêtre ou quelques femmes. Plusieurs sanglotaient.
Le maire de Vauville fit observer qu’on avait essayé de signaler la plage de sable en y établissant une espèce de pavillon fait avec un drap de lit attaché au mât d’une barque, cela à plusieurs reprises, en remplaçant ce drap que le vent emportait toujours.
Une embarcation aurait été mise en pièces avant de traverser la première volute.
En ce temps-là, les canots de sauvetage n’existaient pas encore; l’équipage de ce navire était donc condamné. Alors, debout sur une roche et la tête découverte, le prêtre récita les prières des agonisants; ensuite il envoya la suprême bénédiction et la promesse de salut éternel à ceux qui en mourant penseraient à leur Dieu qu’ils avaient aimé et servi ou peut-être méconnu et offensé.
Sur la petite plate-forme, aux pieds du prêtre, tous les spectateurs agenouillés répétèrent amen, à chaque prière et à chaque invocation.
Cependant le bâtiment se rapprochait de plus en plus, on eût dit qu’il avait à demi viré afin de présenter son arrière aux roches aiguës; cela paraissait bien étrange aux spectateurs et il semblait à chacun entendre des cris et des appels dominant les mille bruits du vent et des lames. Le jour tombait rapidement. Un nouveau grain balaya les environs, il dura à peine cinq minutes, aveuglant Mme de Résort et ses compagnons. Et quand on put regarder de nouveau, l’obscurité toujours croissante empêchait de rien distinguer au delà de l’anse et de la plage de Vauville.
Avec Ferdinand et ses domestiques, Mme de Résort se décida à regagner le manoir. La mère et le fils passèrent la soirée à parler du naufrage. Avant de s’endormir, ils prièrent pour l’équipage inconnu de ce malheureux bâtiment.
Les autorités devaient être avisées de ce sinistre. Le maire de Vauville envoya donc le soir même un exprès à Cherbourg, il prévint également ses collègues de Biville et de Jobourg. Tous trois convinrent aussi de se rendre sur les plages environnantes, dès l’aube, le jour suivant, afin d’empêcher le pillage et la destruction des épaves que les riverains regardent souvent et à tort comme leur propriété absolue.
Le lendemain, en ouvrant sa fenêtre, Mme de Résort put un instant croire qu’elle avait rêvé les terribles scènes de la veille. La mer restait houleuse, il est vrai; mais le soleil brillait dans un ciel très bleu, l’air était léger, les oiseaux chantaient dans les arbres du jardin et les belles teintes de l’automne rendaient charmant tout le paysage. Quelqu’un frappa à la porte.
«Maman, disait une petite voix, maman, puis-je entrer? Je vous donnerai des nouvelles étonnantes.»
Ayant reçu l’autorisation demandée, Ferdinand se précipita au cou de sa mère, et très excité, tremblant d’émotion, les yeux brillants:
«Maman, cria-t-il, figurez-vous que Charlot est descendu sur la plage au point du jour; il y a vu d’abord des hommes très méchants qui se disputaient autour du maire de Biville et du père Quoniam qu’ils voulaient battre. Mais Charlot leur a donné des coups de poing et ensuite les gendarmes sont arrivés, et c’est bien fait, et Charlot est très content, moi aussi. Quelle horrible chose de vouloir voler de pauvres morts et, maman, surtout que deux étaient vivants, tout jeunes, à ce qu’il paraît, mais bien malades, un petit garçon et une petite fille.
—Mon chéri, je ne comprends pas un mot à ton récit; viens avec moi, j’interrogerai Charlot.»
Les discours de Charlot manquèrent également de clarté, mais, aidée par Fanny qui arrivait de la ferme, Mme de Résort fut bientôt au courant des faits suivants.
Le maire de Biville, son adjoint et le fermier Quoniam arrivés sur la plage de très bonne heure s’y trouvèrent devancés par des pêcheurs, hommes violents et grossiers qui venaient d’apercevoir derrière les grosses lames déferlant à leurs pieds une barque avec son équipage. La barque ne tarda pas à venir se briser à terre, et les misérables dépouillaient les mourants, les achevant peut-être, lorsque le fermier, le maire et l’adjoint tentèrent d’arrêter cette sinistre besogne; Charlot accourut alors et très à propos pour prêter main-forte à l’autorité. Enfin les gendarmes se saisirent des «naufrageurs», ainsi qu’on appelle ces criminels.
Les naufragés, au nombre de six, furent transportés dans une cabane voisine, quatre n’existaient déjà plus en y arrivant et les deux autres, des enfants, paraissaient à l’agonie. Un exprès envoyé par le maire devait querir et ramener le médecin de Beaumont.
«Voilà l’histoire,» dit Charlot, qui ajouta, tout en riant d’un air bête: «Et voilà, et ça m’a amusé tout de même de cogner sur ces brutes sauvages, et j’ai pensé que not’ dame viendrait voir un brin, et aussi que ça l’amuserait tout de même, et puis le médecin est loin, et not’ dame, elle est un peu médecin tout de même.»
Bientôt prête, Mme de Résort rassembla en hâte diverses choses utiles à des blessés, ensuite elle partit avec Charlot, mais non pas sans avoir donné l’ordre à son fils et à Fanny de rester à la maison.
Une cahute très primitive existait sur la plage au-dessous de Biville, elle servait aux douaniers pendant leurs veilles nocturnes; deux mauvais lits de camp permettaient à ceux qui s’abritaient là de se reposer sans perdre de vue les points de débarquement depuis Dielette jusqu’au Nez-de-Jobourg.
Guidée par Charlot, Mme de Résort ne distingua rien lorsqu’elle pénétra dans ce réduit assez spacieux, mais imparfaitement éclairé; cependant on chuchotait autour d’elle, par instants une voix s’élevait alors et, avec autorité, quelqu’un paraissait donner des ordres.
Bientôt, leurs yeux s’accoutumant à la demi-obscurité, les nouveaux arrivants comprirent ce qui se passait et pourquoi on parlait à voix basse. Au fond de la cabane, sous un drap jeté sur des fougères sèches et gardant une rigide immobilité, quatre corps côte à côte avaient été déposés, lorsqu’on eut reconnu le néant des efforts tentés pour les ramener à la vie. Ces hommes existaient-ils encore lorsqu’ils furent jetés sur la plage avec la barque mise en pièces, ou bien les naufrageurs leur avaient-ils donné le coup de grâce? On ne devait jamais le savoir. Transportés déjà froids et alignés sous le drap, personne ne s’en occupa après qu’une femme eut jeté un peu d’eau bénite sur ces restes mutilés. L’attention de chacun se concentrait sur les autres victimes; celles-ci, Thomas les frictionnait tour à tour avec l’aide de plusieurs femmes.
Les seuls survivants du naufrage étaient un garçon et une fille, que des ignorants, par suite d’un stupide préjugé, se mettaient en devoir d’achever au moment où le «Sorcier» pénétra dans la cabine.
Ce préjugé consiste à suspendre les noyés par les pieds. Naturellement, très peu résistent à cette médication.
Aussitôt que Thomas aperçut Mme de Résort et Charlot, il les appela à son aide.
«Madame, dit-il à la première, voulez-vous continuer à frotter cette petite? Ne craignez pas d’écorcher un peu sa poitrine. Pendant que je m’occuperai du garçon, Charlot, avec votre permission, s’en ira chercher de la cendre chaude, et surtout qu’il ne laisse pas entrer ici une seule de ces oies qui jacassent au dehors.»
Mais, à l’instant même, les oies s’écartèrent d’elles-mêmes pour entourer une carriole.
Pied-Blanc, couvert d’écume, venait de s’arrêter devant la cahute et, sautant au bas de son petit siège, le fermier Quoniam aidait un vieux monsieur à descendre du sien. Le vieux monsieur courut immédiatement vers Thomas, à la grande indignation des commères qui, parlant toutes à la fois, voulaient raconter les événements de la nuit au médecin de Beaumont; ce dernier examina les malades, approuvant les soins intelligents donnés en l’attendant; puis il prescrivit quelques autres remèdes et couvrit lui-même le corps des enfants jusqu’au cou avec de la cendre tiède. Charlot, en apportant le sac plein de cendres, s’était fait un véritable plaisir de bousculer curieux et curieuses qui allongeaient leurs cous au dehors.
Émue d’une tendre compassion, Madeleine soutenait la tête de la petite fille, une tête ravissante, entourée en forme d’auréole par une chevelure déjà séchée, blonde, abondante et soyeuse; les yeux restaient fermés comme s’ils n’eussent jamais dû se rouvrir. Cependant autour des lèvres bleuies une légère contraction donnait à toute la physionomie l’expression d’une grande souffrance. Les efforts de la garde-malade redoublèrent.
«Voyez, docteur, s’écria Mme de Résort, voyez, elle desserre les dents.
—Alors, madame, essayez d’introduire cette plume de coq au fond de sa bouche, et à plusieurs reprises chatouillez le gosier.»
L’ordre du médecin exécuté, l’effet voulu ne tarda pas à se produire et l’enfant rendit une quantité d’eau; elle souffrait beaucoup et paraissait absolument épuisée. Ces spasmes durèrent peu, les membres raidis se détendirent, quelques gouttes d’eau-de-vie purent être avalées et gardées. La petite fille revenait à la vie comme le garçon sur l’autre lit. Tous les deux s’endormirent bientôt et leur respiration égale annonça un prochain retour à la santé.
Cependant le maire de Siouville entrait, précédant et introduisant deux officiers délégués des autorités, un lieutenant de vaisseau et le commissaire de l’inscription maritime. Tous trois arrivaient afin de commencer une enquête. Ils devaient aussi dresser le procès-verbal des renseignements qu’ils pourraient recueillir à propos du navire, perdu corps et biens, suivant toute apparence, les deux enfants exceptés.
Examinés d’abord, les cadavres fournirent cette unique certitude que ces hommes appartenaient à notre race et avaient été des marins naviguant sans doute au commerce, accoutumés à courir sans chaussures sur le pont des bateaux, car leurs pieds comme leurs mains à la peau lisse et usée, dont les ongles existaient à peine, gardaient encore des taches de goudron.
Ensuite toute l’attention se porta sur les survivants: à présent tout à fait réveillés, ceux-ci parlaient dans une langue inconnue et ne se ressemblaient en aucune façon. Le garçon avait de grands yeux noirs et des cheveux également noirs. Les joues, brunes et hâlées chez l’un, étaient blanches chez l’autre avec un contour délicat, comme le reste de la figure qu’éclairaient des yeux bleus et doux entourés de cils très longs et surmontés de sourcils bien dessinés. Une masse de cheveux blonds comme de l’or pâle encadraient cette jolie petite tête. En séchant, les cheveux frisaient et des boucles se mêlèrent avec les franges du châle qui entourait l’enfant. Tout à coup, la fillette poussa un gémissement, et des gouttes de sang coulèrent sur son cou. Mme de Résort, écartant les cheveux, découvrit une oreille sanglante et tuméfiée qu’on s’empressa de laver: le lobe en était fendu et comme arraché.
«Ce sont les naufrageurs, s’écria le berger, ils ont sûrement arraché les oreilles de cette pauvre petite pour lui voler ses boucles d’oreilles.
—Une seule, reprit le médecin, qui achevait de panser la plaie, une seule; voyez, un bijou pend encore après l’autre oreille.»
En effet, les misérables avaient été surpris, et à la seconde oreille restait attachée une perle fine.
L’enfant soulagée retomba dans un demi-sommeil. De son côté, le garçon, ayant secoué les couvertures, témoignait clairement son envie de courir, en dispersant les cendres qui le couvraient encore. Avec ses yeux brillants, sa figure brune et ses traits contractés, il ressemblait à un singe en colère. Thomas le maintint là où il était malgré ses cris et ses efforts.
Ayant écrit la déposition des assistants, le commissaire s’adressa au maire de Siouville, en lui demandant s’il voulait prendre soin des deux enfants jusqu’à ce que l’on connût la nationalité du bâtiment naufragé: ce qui ne tarderait pas, puisque des matelots, sous la conduite d’un officier, étaient déjà occupés à recueillir les épaves le long des plages environnantes.
Pendant que le maire se grattait la tête d’un air embarrassé, le lieutenant de vaisseau, qui causait à demi-voix avec Mme de Résort, se chargea de répondre.
«Messieurs, dit-il, madame, que j’ai l’honneur de connaître, désire garder les enfants chez elle jusqu’à ce que le consul de leur pays puisse les reconnaître et les rapatrier.
—Alors, s’écria le père Quoniam, j’allons chercher quéques couvertures et des vêtements pour le gars. Pied-Blanc conduira ensuite aux Pins ceux qui ne pourront point marcher.»
Vu les circonstances, tout paraissait arrangé le mieux possible, les officiers approuvèrent le plan et s’amusèrent un instant à écouter Pied-Blanc et son maître discuter ensemble; mais évidemment le petit cheval avait compris qu’il devait se hâter, car il partit à fond de train et revint de même trois quarts d’heure après.
Envoyés par Fanny, des effets de Ferdinand revêtirent le petit naufragé, qui ne pleurait plus et se laissait docilement habiller par Thomas.
De son côté, et avec des précautions toutes maternelles, Mme de Résort enveloppa la petite fille dans une de ses robes de chambre longue et chaude, ensuite elle-même emporta l’enfant et l’étendit sur ses genoux dans la carriole.
Et puis chacun retourna à ses affaires. La main du garçon dans la sienne, Thomas conduisit ce dernier aux Pins, après avoir répondu poliment, mais sans aucun embarras, aux louanges des deux officiers, mis au courant de sa courageuse initiative. L’aide de camp du préfet lui donna même une très cordiale poignée de main en disant:
«Je sais que vous avez servi et je serai très heureux de parler de vous à l’amiral ***. Ne pourrais-je vous être utile en rien? N’avez-vous aucune demande à adresser?
—Non, répondit Thomas; j’ai ma pension de médaillé de Sainte-Hélène; vous n’en êtes pas moins très bon, mon capitaine, et je vous remercie beaucoup, mais je ne demande rien.»
«Quel imbécile, disait le soir à sa femme le maire de Siouville, quel sot que ce Thomas de refuser les services qu’on voulait lui rendre! Moi, je lui faisais signe d’accepter; ah ben oui, autant parler à un dindon.»
A son tour le docteur serra vigoureusement la main du berger, en s’écriant: «Eh bien, ces enfants vous doivent une fière chandelle, père Thomas, et à vous aussi, madame,» ajouta-t-il en s’adressant à Mme de Résort qui venait de monter dans la carriole.
«J’ai simplement suivi les conseils de Thomas, arrivé d’ailleurs bien avant moi, répondit la dernière.
—Oui, reprit le docteur en riant, on trouve le sorcier partout où il peut être utile, et ce n’est pas la première fois que je m’en doute.»
Et il serra de nouveau la main de Thomas, qui salua, sans paraître intimidé.
Personne ne voulut écouter la déposition des commères; celles-ci, fort indignées, se décidèrent enfin à retourner dans leurs villages respectifs, où elles furent mal reçues par leurs maris, dont la soupe ne s’était pas trempée toute seule.
Mais, en s’en allant, elles se répétaient les unes aux autres:
«Voyez-vous ce berger enjôlant jusqu’aux officiers et aussi le médecin, un homme d’âge cependant et un brave homme celui-là, qui n’a pas honte de serrer la main d’un sorcier, et la dame du Pin aussi et le père Quoniam!... Cependant, sûr et certain, c’est par ses sorts et avec l’aide du «Malin» que Thomas a rappelé ces deux morts à la vie, et il n’en arrivera rien de bon, ni au garçon ni à la fille, à moins que M. le curé ne veuille s’en mêler. Mais M. le curé n’a-t-il pas dit, pas plus tard que l’autre semaine, à la Phrasie... Tiens, voilà justement la Phrasie: conte-nous donc, Phrasie, qué qui t’a dit M. le curé en parlant du sorcier?»
Et celle qu’on interrogeait ainsi répondit avec un gros rire:
«Et dà, y m’a dit M. le curé en propres paroles: «Je m’étonne, la Phrasie, qu’une chrétienne que j’ai baptisée, communiée et mariée, répète des sottises pareilles et soit assez stupide pour croire aux sorciers, aux sorts et aux quécétéras.» Et il a dit tout ça, foi d’honnête femme, et je ne mens point. Et à preuve que nous cheminions le long de la lande à la fontaine au Bienheureux, ousque le sorcier fut ramassé avant ma naissance et par défunt mon oncle Gros-Pierre, qui m’en a souvent entretenue. Pour lors je lui répondis à notre pasteur. «Eh, monsieur le curé, je crois bien aux sorciers, pisque j’en vois un bien des fois, et aux sorts aussi, que cetit-là en jette aux vaques et aux viaux, mais aux quécétéras je n’attache aucune croyance. Qui c’est-il, ceux-là?» Et M. le curé il ne m’a point répliqué parce qu’il riait que sa face en devint violette, et je ne mens point, dà! Et pis, on l’est venu quérir en toute hâte pour une extrémisation, et je ne sais point encore à ce jour ce que c’est que ces quécétéras. Et vous autres, en avez-vous idée?
—Non, mais ce doit être encore pire qu’un sorcier!»
Le mystère devait rester impénétrable à propos du navire perdu sur le Nez-de-Jobourg; toutes les épaves recueillies se bornèrent à quelques planches et à quelques tonnes brisées; sur les premières point de nom de bateau; nulle part aucune trace d’écriture ne put être découverte. Les contrebandiers, nombreux en ce temps-là, et les riverains, tous plus ou moins pilleurs d’épaves, en surent-ils plus long? Cela parut croyable aux officiers qui firent l’enquête. Mais, faute de preuves, ceux-ci durent terminer leur procès-verbal par les mots suivants:
«Le 1er octobre 184..., un navire de commerce dont la nationalité reste encore inconnue s’est perdu corps et biens sur les rochers environnant le cap vulgairement appelé Nez-de-Jobourg. Les corps, au nombre de treize, retrouvés sur la plage dépendante de la commune de Biville, ont été inhumés dans le cimetière de cette commune. Les cadavres, dépouillés de leurs vêtements et horriblement mutilés, n’ont fourni aucune indication quant au lieu de naissance des naufragés et au nom du port d’attache de ce bâtiment. Le lendemain matin 2 octobre, une embarcation arriva pour se briser sur une plage voisine, celle de Siouville. Appartenait-elle au navire perdu la veille? On n’en sait rien, les quatre hommes qui la montaient étant morts avant de prononcer une parole; des survivants, deux jeunes enfants, l’un est très malade et l’autre paraît muet. La femme d’un officier de marine a recueilli les enfants, et les quatre hommes ont été inhumés dans le cimetière de Siouville.»
Le procès-verbal, signé par qui de droit, fut enfermé dans un carton et on n’y songea bientôt plus.
Le garçon paraissait âgé de neuf à dix ans, et chacun fut promptement convaincu que cet enfant n’était ni muet, ni sourd; mais il ne voulait pas dire un mot; il s’obstina à garder le silence et à se faire comprendre par gestes jusqu’au jour où il sut écorcher le français; alors il fit des progrès rapides, parlant d’abord avec un horrible accent et des intonations rauques et bizarres, mais dont il se débarrassa très vite. D’ailleurs rien chez cet enfant ne prévenait en sa faveur. Les cheveux crépus, le teint assez clair, les yeux noirs et beaux, mais à l’expression rusée, les lèvres grosses, la taille bien prise et les attaches fines, tout cet ensemble faisait présumer que le plus âgé des naufragés était de sang mêlé. Vainement on nomma une bonne quantité de pays et de villes en sa présence: l’air effronté et méchant, il demeura impassible.
Ravi d’avoir un compagnon à peu près de son âge, Ferdinand essaya de s’en faire comprendre par gestes; il lui apporta des friandises et des jouets que le naufragé accepta, mais sans témoigner ni joie ni reconnaissance, l’air farouche et mauvais au contraire. Mme de Résort ordonna à Fanny de ne jamais laisser jouer les deux enfants sans être présente elle-même. Charlot partagea sa chambre avec cet être étrange qui, resté seul la première nuit, avait essayé de se sauver en brisant toutes les vitres de la pièce où on l’avait enfermé.
Mais au bout de quelques jours le petit sauvage parut s’humaniser. Ferdinand arriva un matin auprès de lui chargé d’un cheval de bois et d’une belle tartine de confitures; alors Fanny crut pouvoir s’absenter un instant; bientôt, rappelée par des cris perçants, elle accourut très effrayée avec son neveu; Charlot dut employer toutes ses forces pour délivrer le pauvre Ferdinand, que l’autre mordait, battait et égratignait sans vouloir lâcher prise.
Ferdinand raconta qu’après avoir joué assez tranquillement, il s’était mis en devoir de partager la tartine en deux, mais qu’alors l’étranger, bondissant sur lui, l’avait frappé tout en se saisissant de la tartine. «Et puis j’ai crié, disait Ferdinand à sa mère, en pleurant à chaudes larmes; je ne veux plus le voir, ce méchant-là qui a déjà cassé presque tous mes joujoux; je ne m’en plaignais pas, maman, parce que vous m’aviez appris qu’il faut être généreux et hospitalier.»
Pendant ce récit, Mme de Résort pansait une petite main cruellement mordue.
Avant de s’endormir, Ferdinand ajouta cette prière à celles qu’il disait chaque soir à haute voix:
«Mon Dieu, maman m’a répété aujourd’hui que Jésus a pardonné à ses ennemis, alors je veux pardonner à ce mé..., à ce vi..., à cet ignorant; sûrement il ne vous connaît pas! Pourtant j’espère que je ne vous fâcherai pas si je garde mes joujoux, mais je lui laisserai ceux qu’il a déjà et puis je ne jouerai plus avec lui.»
Cette naïve prière fit sourire la mère, d’ailleurs fort embarrassée. Elle regrettait à moitié son généreux élan; sa conscience lui disait pourtant qu’elle avait agi en chrétienne; mais à présent il fallait séparer Ferdinand de cet enfant dont les instincts paraissaient détestables; avec elle seulement l’étranger se montrait doux et même affectueux, un peu à la manière d’un animal apprivoisé.
Au contraire, Mme de Résort ne songeait pas sans chagrin à rendre l’autre naufragée à ses parents lorsqu’ils la réclameraient. La pauvre petite fille fut d’abord bien malade, et, pendant quelque temps, le docteur arriva de Beaumont tous les jours pour voir cette enfant dont la plaie s’envenimait au lieu de se cicatriser; un érysipèle gagna bientôt la tête et le danger devint imminent.
Au bout d’une semaine, les soins prodigués triomphèrent du mal, le délire cessa et la fillette reprit connaissance pour la première fois depuis son arrivée aux Pins. Un jour elle but avec plaisir une tasse de bouillon offerte par Mme de Résort, à laquelle ensuite elle tendit ses lèvres pâlies pour donner et recevoir un baiser.
L’avenir de la petite fille fut probablement décidé par ce baiser.
Bientôt ses forces revinrent et très rapidement. Un matin le docteur annonça la guérison et dit que, toute crainte de contagion étant passée, on pouvait laisser communiquer les enfants entre eux.
Écarté de la chambre depuis le soir du naufrage, Ferdinand ne se rendit pas compte de ce qui se passa ensuite, oubliant aussi cette petite fille à peine entrevue. Les enfants écoutent seulement ce qu’ils veulent écouter, bien souvent ce qu’ils ne devraient pas entendre; mais, pour ce qu’ils s’en préoccupent, les événements dont leur esprit n’est pas frappé pourraient aussi bien s’être passés dans un pays éloigné.
Ce matin-là, Ferdinand parut ébahi. En entrant dans la chambre de sa mère, il resta sur le seuil de la porte, indécis, très rouge, considérant ce lit tout blanc, autrefois le sien, dans lequel reposait une tête blonde à demi rasée, avec une si jolie «petite figure, raconta-t-il ensuite à Fanny, et une bouche toute rose et des yeux si bleus!» A ce spectacle une idée traversa son cerveau, et s’approchant très vite, il chuchota à l’oreille de sa mère:
«N’est-ce pas, maman, voilà la petite sœur qui était partie pour le ciel et que le bon Dieu nous a rendue?»
Des larmes montant aux yeux de Mme de Résort coulèrent un instant sur ses joues, rapides et pressées. Mais les essuyant et dominant son émotion, quoique sa voix tremblât, elle répondit:
«Non, mon chéri, ta petite sœur est encore au ciel; mais cette pauvre mignonne nous est aussi envoyée par Dieu, viens donc l’embrasser.»
Alors, très ému, Ferdinand se pencha sur le petit lit où deux bras se nouèrent autour de son cou, et puis les enfants s’embrassèrent tendrement. On eût dit un frère et une sœur se retrouvant après une longue séparation.
«Comment t’appelles-tu?» interrogea Ferdinand, qui parut assez désappointé, car la fillette le regardait avec des yeux intelligents, sans toutefois articuler aucun son.
«Est-elle muette, maman? s’écria-t-il.
—Non, rassure-toi, mais elle est étrangère, et rien ne nous indique le lieu de sa naissance. Pendant sa maladie, voyant que je ne parlais pas sa langue et aussi qu’elle ne se faisait pas comprendre, la chère petite a pris l’habitude de s’exprimer par gestes; cependant elle commence à prononcer des mots faciles; tiens, vois.»
Alors Mme de Résort, prenant une boule de gomme, la fit sauter d’une main à l’autre, et après une seconde d’hésitation:
«Bonbon,» cria une voix d’enfant, claire, aiguë, avec un accent étranger.
Ferdinand battit des mains, pendant que de fines dents croquaient le bonbon.
Ensuite, les yeux fixés sur ceux de la convalescente, Mme de Résort prit son fils par la main et répéta à plusieurs reprises:
«Ferdinand, Ferdinand.
—Dinand, Dinand,» cria la petite voix.
Ferdinand était aux anges; il voulut continuer une leçon aussi bien comprise, et embrassant sa mère, il l’appela: «Maman, maman.
—Mama, mama,» reprit tout de suite la petite fille, qui donna un baiser à sa garde-malade.
Ferdinand sautait de joie. «Mon chéri, lui fit observer sa mère, j’ai peur que tu ne fatigues ce cerveau encore bien faible. D’ailleurs le docteur recommande encore quelques jours de prudence. Fanny doit aller à la ferme, tu l’accompagneras. La semaine prochaine, nous reprendrons nos études et nos promenades.»
Ferdinand eût bien voulu rester; mais il obéissait toujours sans protester.
Et le soir, en dînant, oubliant de manger en écoutant l’histoire du naufrage, il interrogeait sa mère à propos de la malade.
«Comment s’appelle-t-elle, le savez-vous, maman?
—Je n’en sais rien; j’ai essayé de lui donner une foule de noms, aucun n’a paru avoir le moindre sens pour cette petite. La voyant en danger, je l’ai ondoyée à tout hasard, et, dès qu’elle pourra sortir, M. le curé de Vauville doit la baptiser, ainsi que l’autre enfant, sous condition.
—Sous condition, maman, qu’est-ce cela?
—Lorsque tu iras au catéchisme, mon chéri, tu apprendras que le baptême ne peut être reçu qu’une fois; mais, dans le doute, on doit toujours le donner sous condition, c’est-à-dire en réservant le cas où celui qu’on baptise l’aurait déjà été.
—Eh bien, maman, comment appellerez-vous notre petite fille?
—J’avoue n’y avoir pas réfléchi. Viens lui dire bonsoir, ne l’agite pas. Demain nous déciderons quant au nom et à bien d’autres choses encore.»
Les deux naufragés furent conduits à l’église de Siouville le dimanche suivant, et, ni l’un ni l’autre ne donnant de marques de surprise, il parut assez probable aux assistants que ces enfants avaient déjà fréquenté des églises. Ensuite le curé procéda à la cérémonie du baptême sous condition. Mme Quoniam et Thomas le berger répondirent pour le garçon, dont la tenue les inquiétait fort à l’avance, mais qui resta assez tranquille. On l’inscrivit sous le nom de François-Thomas.
Revêtue d’un chaud vêtement de laine blanche et la tête recouverte d’une mantille, la petite fille était ravissante, tranquille, l’air heureux et souriant. Ferdinand et sa mère la conduisaient par la main; ils lui donnèrent un nom assez répandu dans la Hague, celui de Marine, avec les prénoms de sa protectrice, Marie-Madeleine.
Tout le village assistait à la cérémonie et ensuite chacun loua la dame des Pins et la jolie fillette; mais, une sage critique tempérant toujours les éloges des hommes et surtout des femmes:
«C’est grandement dommage, ajoutaient et répétaient plusieurs parmi les dernières, c’est grand’pitié que le baptême ait été gâté par la présence du sorcier. Voyez-vous M. le curé entiché de ce Thomas au point de l’admettre à être parrain, et voyez donc la Quoniam marraine avec un jeteur de sorts! Il faut convenir aussi que, toute bonne et charitable qu’elle est, la dame du Pin place drôlement sa confiance.—Et puis, ajoutait une commère, vous verrez, sûr et certain, que, s’il reste au pays, le garçon donnera du fil à retordre à ses bienfaiteurs, ayant plutôt l’air d’un singe que d’un chrétien. J’ai vu des fois un singe à Cherbourg, tout noir avec des yeux pareils, et dà, vous me croirez si vous voulez, mais, à mon sens, voyez-vous, je pense que c’est p’t’être ben la cause pourquoi le sorcier il a voulu être son parrain! D’ailleurs, je mens point! et la Fanny, la bonne du Pin, m’a raconté que ce petit gars était mauvais comme un diable de quatre ans.»
Un mois après la catastrophe, la fillette, bien rétablie, pouvant supporter quelque fatigue. Mme de Résort conduisit elle-même les épaves vivantes à Cherbourg.
Là, divers consuls étrangers interrogèrent vainement les deux enfants, sans qu’aucune lumière sortît de ces interrogatoires.
La fillette paraissait âgée de quatre à cinq ans, elle avait l’air intelligent, mais déjà elle se rappelait à peine une langue que personne n’entendait autour d’elle, et puis, très intimidée, elle pleurait au lieu de répéter les phrases dont elle se servait encore parfois: ces phrases ou plutôt ces lambeaux de phrases, Mme de Résort s’était appliquée à en écrire quelques bribes, mais sans y rien comprendre. Plusieurs mots offraient une certaine ressemblance avec d’autres mots anglais ou espagnols, et voilà tout ce qu’on put découvrir à Cherbourg après un examen prolongé.
Le petit garçon ne répondit qu’en français, en baragouinant: «Moi savre pas, moi pas connire, pas comprenire vos...»
Menaces ou promesses ne purent tirer autre chose du gamin.
On parla beaucoup au sujet des naufragés en donnant quantité de conseils à leur protectrice. Celle-ci d’ailleurs n’éprouvait aucune hésitation quant à la petite Marine; seulement, à cause de son propre fils, elle n’osait entreprendre de civiliser l’autre épave, dont la malice paraissait augmenter tous les jours.
Le garçon resta donc à Cherbourg, pour y être confié à des hommes excellents placés à la tête d’un orphelinat. Et ces hommes perdirent presque la tête à cause de la méchanceté et des inventions terribles de leur nouvel élève. Le jeune sauvage tantôt mordait, battait ses camarades ou déchirait ses propres habits, tantôt jetait ses matelas dans le puits de l’établissement. Un jour, à la satisfaction générale, il disparut sans laisser la moindre trace. Au bout de quarante-huit heures, il fut rencontré par Fanny, errant, à demi mort de faim, dans la lande près des Pins. Après l’avoir grondé, raisonné, habillé à neuf, Mme de Résort le confia aux soins de Charlot. Il comprenait et parlait alors le français, montrant d’ailleurs une intelligence très vive.
Mais un beau matin, pleurant à chaudes larmes, Charlot déclara à sa tante qu’il «se périrait de chagrin» plutôt que de supporter davantage cet enragé de petit Thomy (on appelait ainsi l’enfant pour le distinguer de l’autre Thomas).
Saisie de compassion pour son filleul, Mme Quoniam décida son mari à employer dans la ferme «ce malheureux que Charlot avait peut-être maltraité», en quoi elle calomniait le pauvre géant, qui n’eût pas écrasé une mouche exprès.
Or, le mois suivant, le père Quoniam ramena le petit brigand aux Pins, accusant ledit brigand d’avoir noyé une couvée de dindons, estropié un veau et volé la montre d’un valet.
A cette époque, Thomas arrivait de Bretagne, où il conduisait son troupeau durant les mois d’hiver. Désolé du chagrin que Thomy causait à «la bonne dame du Pin», le berger déclara vouloir essayer à son tour de mâter cet enragé, «qui était son filleul et envers lequel il avait contracté des obligations».
Pour le coup, les commères durent crier à la sorcellerie, car Thomas ne se plaignit jamais; il garda et emmena partout avec lui le garçon, auquel il apprit à lire, à écrire, à compter et aussi à soigner et à tondre les brebis et les agneaux.
Le berger et son filleul passèrent ainsi deux années; ils couchaient dans de petites cabanes roulantes, et l’on apercevait rarement l’un sans l’autre.
Lorsque le troupeau paissait aux environs, Thomas s’en venait encore de temps en temps causer avec la dame des Pins, qu’il consultait à propos de tel ou tel remède pour ses bêtes, parlant aussi des pays lointains, s’intéressant surtout à M. Ferdinand, aux nouvelles du commandant et à la petite fée.
Le berger appelait ainsi Marine, à laquelle il apportait toujours un présent ingénieusement fabriqué par lui; aussi était-il reçu avec des cris de joie lorsque, suivi de Pastoures, il entrait au manoir à des intervalles inégaux. Le chien faisait mille fêtes aux enfants. Alors c’étaient des jeux, des éclats de rire dans le jardin ou bien dans la cuisine, où Fanny offrait au berger une écuelle de soupe et une tasse de café noir.
Le grand Charlot riait d’un bon rire en regardant l’ami Thomas qui ne restait pas longtemps, et, après son départ, le neveu disait à sa tante: «Je sais bien que je ne suis pas rusé, mais tout de même Thomas vieillit beaucoup, je le vois, et ça me fait gros cœur.
—Imbécile, répondait Fanny, crois-tu qu’il est le seul et que nous ne vieillissons pas tous?»
Mais Charlot tenait à ses idées, peut-être parce qu’il en avait peu, et il répliquait:
«Bien sûr; pourtant Thomas se soucie de ce mauvais gas! y ne s’en plaint point, mais y ne s’en loue jamais tout de même, et le petit ne fera rien de bon.
—Bah! reprenait la tante, tu dis ça parce que l’enfant t’a maltraité et que tu n’as pas su en venir à bout.
—Non vraiment; mais voyez-vous comme le gamin prend une vilaine figure, surtout lorsqu’il aperçoit notre Ferdinand et Marine. Et puis une preuve! Pastoures ne l’aime point, et Pied-Blanc pas davantage, et tout de même, voilà une preuve.
—Tout ça, c’est pas des preuves; mais une chose m’étonne et madame aussi, c’est que le petit, quand il a su parler le français, n’ait jamais pu ou voulu répondre à propos de son pays, ni dire le nom du bateau naufragé.»
En effet, souvent interrogé dès qu’il parut comprendre notre langue, le filleul de Thomas répondit invariablement d’abord: «Sais pas, connais pas, moi pas savoir»; ensuite en meilleur français: «Je ne sais pas; vous me dites que nous avons été recueillis au milieu d’une tempête; c’est donc vrai puisque chacun me le répète; cependant je ne me rappelle rien du tout.»
La première année, Mme de Résort ou d’autres personnes, s’obstinant à faire parler l’enfant, lui répétaient: «Tu dois te souvenir du jour où dans la petite cabane des douaniers on vous soignait, Marine et toi, et puis de ces hommes morts, épaves amenées, comme vous deux, par l’embarcation brisée.»
Thomy avouait se rappeler cela, mais rien autre auparavant. Bientôt on renonça à l’interroger, et puis on s’habitua à considérer le mystère comme insondable et peu à peu personne ne s’en inquiéta plus.
Quant à Marine, sa maladie et ensuite la difficulté qu’elle eut à s’exprimer en français empêchèrent d’en obtenir aucun renseignement, et, quand elle fut en état de répondre aux questions, ceux qui les lui posèrent demeurèrent convaincus de l’entière bonne foi de l’enfant et qu’on la tourmenterait en vain en essayant de la ramener vers un passé que les dernières secousses avaient effacé de sa mémoire.
A la fin de l’été qui suivit le naufrage, Mme de Résort conduisit de nouveau la petite fille à Cherbourg à bord de plusieurs bâtiments étrangers, où commandants et officiers mirent la plus grande complaisance à interroger cette jolie enfant qui les écoutait avec un air posé et intelligent. Mais elle ne comprit aucune phrase, aucun mot; d’ailleurs, presque une année s’était écoulée depuis la catastrophe, et durant cette année, entendant seulement parler français, Marine commença par se servir très peu et ensuite plus du tout de l’idiome dans lequel elle s’exprimait d’abord.
Mme de Résort revint aux Pins aussi peu éclairée qu’elle en était partie, et, pendant que Ferdinand embrassait «la petite sœur», sa mère répondit ainsi aux questions des fermiers et de ses domestiques:
«Je n’ai rien appris et ne puis m’empêcher d’en être ravie. Marine ne nous quittera plus, car je suis résolue à discontinuer mes recherches, ayant fait ce que ma conscience m’ordonnait à cet égard: l’avenir regarde la Providence.»
Ce même jour, lorsque Marine fut couchée, Ferdinand resta, ainsi qu’il faisait chaque soir, une heure au salon à causer ou à écouter une lecture.
«Tu es content, mon chéri, lui dit la mère, et tu seras heureux de partager tout à l’avenir avec cette sœur que Dieu t’a envoyée.
—Oui, maman, bien, bien heureux, et il faut que je vous conte deux choses à propos de Marine; il y en a une qui m’ennuie un peu; mais n’est-il pas vrai, maman, que je dois tout vous dire, absolument tout, car c’est mal de vous cacher un secret?
—Oui, très mal, mon enfant, répondit la mère un peu inquiète, oui, très mal; mais devant n’importe quel aveu, exprimé librement avec franchise, même d’une faute grave, je te promets toute indulgence. Qu’as-tu fait ou dit, mon chéri? embrasse-moi d’abord et parle.
—Eh bien, maman, je vous avouerai que ce matin j’avais grand’ peur que Marine ne restât à Cherbourg, je me sentais inquiet et agacé! Alors, au lieu de terminer mes devoirs après le déjeuner, j’ai supplié Fanny de me conduire à la promenade, et j’ai réellement menti en disant à Fanny que tous mes devoirs étaient écrits et mes leçons sues. Mais ce n’est pas tout, maman, et ne me grondez pas encore, autrement je vais m’embrouiller. Nous avons donc été sur la plage et je me suis bien amusé sans songer à mon mensonge, et puis nous sommes montés à Biville, et là Fanny m’a proposé de mettre un cierge pour obtenir que vous rameniez Marine, et nous avons payé le cierge à nous deux: cinq sous pour ma part, que j’avais gagnés avec mes bons points. Et puis nous revenions par la lande, et Fanny me contait des histoires de son pays et de Charlot, maltraité lorsqu’il était petit, et malheureux, mais toujours bon et ne mentant jamais... «Tout comme vous, disait Fanny: vous êtes un brin volontaire, mais vous deviendrez un brave homme semblable à votre papa, car vous donnez aux pauvres et vous dites la vérité. «Alors, maman, j’ai eu honte et j’ai pris la résolution de vous avouer ce soir mon mensonge, avant que vous puissiez vous en apercevoir.
—Mon enfant, je ne te gronderai pas, puisque tu comprends ta faute; mais en tout le pardon et l’aveu sont insuffisants, il faut encore l’expiation; la tienne sera d’avouer cela à Fanny, dont tu as volé les louanges.
—Maman, c’est que ça me coûtera beaucoup, je préférerais être privé de dessert pendant plusieurs jours.
—Il ne s’agit pas de tes préférences, mais de faire quelque chose qui te coûte et dont tu te souviennes.
—Eh bien, maman, je vous obéirai, mais ça m’ennuie. Pourtant c’est dit, embrassez-moi encore, car je ne vous ai pas tout conté; mais le reste n’est pas trop ma faute. Enfin, voilà. Nous marchions dans la lande, et en approchant de Siouville, nous avons aperçu Thomas assis derrière un buisson avec Thomy, et ils ne nous voyaient pas. Pastoures, qui m’aurait vite senti, était occupé un peu loin avec les brebis. Alors Fanny m’a dit: «Voulez-vous aller m’attendre auprès du berger, parce que je voudrais entrer chez la Phrasie, où il y a un enfant malade, et votre maman n’aimerait pas que vous y entriez aussi? Dans dix minutes, je vous rejoindrai.» Alors j’ai dit oui; vous savez comme j’aime causer avec Thomas et Pastoures, quoique je n’aime guère le petit Thomy.
«Non, ajouta Ferdinand d’un air convaincu, non, je n’aime pas du tout Thomy, et à la ferme tout le monde déteste le mauvais garçon.
—Voilà un mauvais sentiment, qu’il faut chasser au plus vite pour ta part. Mais tâche d’abréger ton récit, il est l’heure du coucher.
—Je vais tâcher, maman. Je me suis donc approché à pas de loup, parce que je voulais faire une niche à Thomas et crier: «Hou! hou!» tout près de lui, avant qu’il m’aperçût. Je marchais doucement et, arrivé de l’autre côté de la haie, je me suis arrêté, au lieu de crier: «Hou!» pour écouter, en retenant ma respiration, ce que disaient les deux Thomas...
—Eh bien, mon ami, c’est très mal, et il me semble que tu as profité de mon absence pour te laisser aller à deux vilaines tentations.
—Oui, maman; mais écoutez, car il me semble que vous devez savoir ce que je sais; je vous promets tout de même de ne plus jamais écouter aux portes, non, aux haies, enfin nulle part, même si j’entends prononcer mon nom. Et voilà ce qui m’a arrêté et aussi les méchants yeux de Thomy... Je les voyais briller à travers un trou de la haie. Maman, ces yeux-là m’ont fait penser à ceux du petit renard pris au piège que le père Quoniam nous a apporté l’hiver dernier.
—Si tu continues ainsi, nous n’en finirons jamais.
—C’est vrai, maman. Alors Thomy disait:
«Je le déteste, ce Ferdinand, je le hais, et aussi Marine, avec sa figure blanche; je les tuerais volontiers, et j’aimerais les mordre si ce n’était à cause de la dame. Sans ces deux-là, la dame m’aurait pris et soigné et je serais un monsieur un jour, et j’aurais toutes leurs belles affaires et la dame m’embrasserait comme elle embrasse ces deux. Et c’est seulement à cause d’elle que je ne me sauve pas et que je ne vais pas à Cherbourg m’embarquer sur un bateau. Mais, dès que je ne vois plus la dame, l’envie me prend de faire du mal à quelqu’un.»
«Maman, si vous aviez entendu le ton méchant de sa voix, et il tapait du pied, et il tremblait de colère, maman.
—Et Thomas, que répondait-il?
—Rien d’abord, et ensuite il a dit: «Et moi qui te soigne suivant mes moyens et qui t’apprends ce que je sais, tu me hais aussi?
—Non, a répondu le petit méchant; non, je ne vous déteste pas; à preuve, c’est que je vous obéis et que je ne fais plus mal à vos bêtes; mais je n’aime que la dame.»
«Alors, continua Ferdinand, j’ai vu Fanny qui revenait et j’ai fait: «Hou! hou!» Mais je n’étais plus gai, et depuis l’idée me poursuit de ce méchant qui n’aime pas ce bon Thomas et qui voudrait nous mordre; comprenez-vous, mordre Marine, elle que j’ai vue l’autre matin apporter ses poires et son goûter à Thomy, et, comme récompense, il aimerait à la mordre; eh bien, qu’il s’en avise, et je le battrai bien d’une jolie façon!...»
La mère essaya de faire entrer quelques idées de pardon dans cette petite tête révoltée; mais Ferdinand s’endormit en répétant: «Je vais essayer de pardonner; pourtant qu’il ne touche pas à Marine.»
Mme de Résort resta longtemps plongée dans ses réflexions, et ensuite à la première occasion, après en avoir causé avec le berger, elle essaya, et sans se lasser, pendant l’année suivante, d’user de l’étrange influence qu’elle possédait sur cet être à demi sauvage, dans l’esprit duquel elle tenta aussi de semer quelques idées religieuses; elle-même conduisit l’enfant au catéchisme et lui fit réciter sa leçon. Plusieurs mois s’écoulèrent et le berger comme la dame espérèrent avoir modifié la nature du petit garçon; cependant, tout en se donnant une peine infinie, afin d’aider à la bonne œuvre, le curé de Siouville hochait la tête et il lui paraissait difficile d’admettre Thomy à faire sa première communion avec les autres enfants dont il paraissait avoir l’âge.
Un autre hémisphère. Deux jours après avoir quitté Valparaiso, sa première relâche dans le Pacifique, le Neptune se trouvait à la hauteur de Coquimbo (Chili). Le soleil allait disparaître. Sous son immense voilure, au milieu de ces eaux très calmes, le navire avançait lentement, et à l’approche de la nuit la brise mollissait.
Tambours et clairons avaient rappelé au branle-bas, et, les couleurs amenées, l’aumônier venait de réciter la prière à l’équipage tête nue et rangé sur le pont. Les gabiers commencèrent bientôt la distribution des hamacs. Glissant alors sur l’écoute de misaine que le vent ne raidit plus, un des gabiers tombe à l’eau. «Un homme à la mer!» crient ses voisins. «Coupez les bouées, commande l’officier de quart; la barre dessous toute; baleiniers de sauvetage, embarque.» Le vaisseau est bientôt en panne, bâbord au vent. En même temps, la baleinière fait force de rames, nageant vers une bouée sur laquelle, malgré l’obscurité croissante, on distingue un homme accroché. L’embarcation accoste promptement, ensuite elle rallie le vaisseau avec l’homme et la bouée. Et, une fois la baleinière enlevée par des garants à l’avant, le commandant donne l’ordre de remettre en route vers le nord.
La vie régulière a repris son cours. La bordée est étendue sur le pont. Penché au dehors sur son banc de quart, l’officier de service surveille la brise qui mollit toujours. La nuit tombe, sans lune; les étoiles magnifiques illuminent le ciel. Le commandant et le capitaine de frégate arpentent la dunette.
«Très bien faite, cette dernière manœuvre, dit le premier, pas un fil de caret cassé avec toutes ces bonnettes. Ce jeune Kérec est déjà un bon officier et vos baleiniers ont été parfaits.
—Oui, commandant, mais ils ont oublié la seconde bouée, jetée après l’autre, de sorte qu’avec les deux enlevées par une lame au cap Horn, il en reste seulement une à bord, et c’est peu.
—Eh bien, mon cher, nous en achèterons au Callao.
—Certainement; mais d’ici là, qui sait? Et si nous perdions un homme faute de bouée?... Nous avancerons peu cette nuit. La brise telle quelle sera remplacée à minuit par des souffles de terre, et, tout considéré, ne pensez-vous pas, commandant, qu’il serait facile de combiner nos routes de façon à nous trouver au point du jour sur la bouée perdue?
—Hem! je ne verrais pas absolument d’obstacle à tenter l’aventure; mais le succès m’en paraît douteux. A votre guise, cependant. Bonsoir, Résort, à demain. Je vais écrire les ordres pour la nuit.»
Le lendemain dès l’aube on gouvernait sur la bouée restée suivant toute probabilité à quelques milles dans le sud. Brise molle de l’est et mer plate. Le Neptune «au plus près» filait à peine deux nœuds; glissant sans secousse, il semblait immobile sous ses voiles très légèrement gonflées. Les hommes de vigie, longue-vue en main, fouillaient l’horizon. L’aspirant de quart était sur les barres du petit perroquet, et sur la dunette les deux commandants regardaient avec leurs jumelles. Cette recherche d’un morceau de bois, perdu au milieu du Pacifique, intéressait tout l’équipage à un égal degré.
«La bouée devant, un quart par tribord», cria-t-on du mât de misaine.
L’intérêt augmentait, tous admiraient le coup d’œil du chef. M. de Résort se frottait les mains. On avait mis la bordée de quart au poste de manœuvre.
«Voyez-vous aussi la bouée? demanda le commandant à l’enseigne de service sur le gaillard d’avant.
—Oui, commandant, elle nous reste très peu sur bâbord. Ah... mais... mais... oui... j’en suis certain!... il y a quelqu’un dessus, un homme!
—Allons donc...» cria le commandant. Mais l’officier de manœuvre ajouta, son binocle à la main: «Il y a positivement quelqu’un sur cette bouée.»
Bientôt on n’en put douter: tout extraordinaire et invraisemblable que cela parût, il y avait quelqu’un sur la bouée, et maintenant à l’œil nu on distinguait un homme, le bras en l’air, agitant un objet.
Dieu seul savait d’où venait ce malheureux qu’il s’agissait d’aller secourir. On manœuvra donc et on prit la panne... Quelques minutes s’écoulèrent entre la mise à l’eau d’une baleinière et son retour. Et alors dans l’embarcation, hissée à bord, se trouvait... Jacques de Langelle, un aspirant du Neptune, évanoui!
Le pauvre enfant resta ainsi, inerte, durant plusieurs heures. Enfin, le soir, grâce aux soins du docteur, il ouvrit les yeux, et, ses forces revenues, il put donner la clef du mystère.
Au moment où l’on avait crié: «Un homme à la mer!», l’aspirant, dans les porte-haubans d’artimon de tribord, regardait le soleil se coucher. Alors, confiant dans son habileté de nageur, il se jeta à l’eau pour secourir le matelot. Tous ayant les yeux tournés vers tribord où l’accident s’était produit, personne ne vit Langelle, qui plongeait et saisissait la bouée de bâbord, pendant que l’embarcation se dirigeait vers l’autre homme, beaucoup plus rapproché du vaisseau que lui-même.
Certain d’avoir été aperçu par l’équipage de la baleinière, l’aspirant resta saisi de stupeur en découvrant cette baleinière en l’air qu’on hissait à bord... Et puis le Neptune rétablit ses voiles et s’éloigna. Il cria avec frénésie, toujours poussant sa bouée, et au milieu de l’obscurité nageant à s’épuiser pour atteindre le navire devenu invisible...
La réflexion suivante acheva de le désespérer: «Certainement, personne ne s’inquiétera de mon absence, je n’ai aucun service à faire avant huit heures demain matin, et si par hasard, ce soir, on pense à moi, on sera convaincu que je dors couché dans mon hamac.» Un instant, la folie du vertige s’empara de cette jeune tête, et Jacques éprouva la tentation de se laisser couler. Cette eau profonde, unie, l’attirait. En bas, tout au fond, des voix semblaient l’appeler et des étoiles paraissaient danser sous ses pieds. Une de ses mains avait déjà lâché l’appui précaire..., mais, secouant sa torpeur, l’enfant pensa à sa mère: alors, il leva les yeux vers les étoiles, immobiles celles-là, dont la douce clarté le consola. Il récita: «Notre père...» Ensuite il se jura de lutter quand même jusqu’à l’aube. Certainement on viendrait à sa recherche dès que sa disparition serait signalée. Les commandants ne se lasseraient pas avant de retrouver celui qui manquait à l’appel... Dans cette eau presque tiède, le froid n’engourdissait pas ses membres; mais il fallait attendre avec courage. Il se fit une chaise avec les attrapes de la bouée, et de temps en temps, pour chasser le sommeil, il nageait aux environs. Ensuite il reprenait sa place, il pensait à sa mère et au pays! Quelle aventure à raconter là-bas!... Les heures passèrent, et si lentement! Le jour parut enfin et son courage augmenta avec son espoir. Très affaiblis cependant, ses yeux se fermaient quelquefois, il rêvait..., et, avec le soleil levant, apercevant le Neptune faisant route vers lui, il ne fut ni étonné, ni très joyeux. «Maintenant, ajouta-t-il, je comprends quels risques j’ai courus et quelle reconnaissance je dois aux commandants.»
Après avoir quitté le jeune aspirant: «Mon cher Résort, dit M. Chartier à son second en lui serrant les mains, quelle douleur nous aurions éprouvée sans votre heureuse inspiration et combien je vous remercie.»
Huit jours après, le Neptune mouillait au Callao.
Callao est le port de Lima, capitale du Pérou; de la rade on apercevait le sommet des grands édifices de l’opulente cité qu’ont bâtie les successeurs de Pizarre. Sur le bord de la mer, descendant jusqu’à la plage, s’étendent en amphithéâtre les maisons jaunes et blanches du Callao.
Cette dernière ville a conservé son cachet espagnol, avec des rues très étroites, où, à cause des tremblements de terre, les maisons n’ont généralement qu’un étage.
Dès que l’ombre du soir a ramené la fraîcheur, la ville, endormie tout le jour, se réveille. De tous côtés s’élèvent des bruits joyeux, des sons de guitare et des chansons. On danse avec une sorte de frénésie la samacucca, pas national du pays. Des groupes de mañolas (jeunes filles) circulent, se promènent, la mantille sur la tête; chaque jeune fille, chaque groupe glisse rapidement, s’entre-croise, s’arrête toujours avec les mêmes exclamations joyeuses. Et en franchissant un seuil ami: Ave Maria purisima, disent les entrantes. San pecado concebidi, leur répond-on invariablement. C’est la formule consacrée des saluts. Celles qui arrivent prennent place à côté de leurs amies. Les jeux, les rires, les danses se succèdent alors jusqu’à une heure avancée de la nuit;—très peu de cavaliers, encore moins de femmes mariées, absence complète de pères ou de mères. Il semble qu’il n’y ait au Callao et dans bien d’autres villes de l’Amérique du Sud que de très jeunes filles, à l’abri de tout souci, de tout chagrin, et dont l’unique affaire soit de rire et de danser.
Très bien accueillis, les jeunes officiers du Neptune se mirent vite à l’unisson; ils apprirent en quelques jours les danses du pays et assez d’espagnol pour jouer un rôle au milieu de ces fêtes et de ces joyeux bavardages. Ce port péruvien resta comme un de leurs plus charmants souvenirs parmi leurs relâches de l’Océan Pacifique.
Au Callao, on attendait les lettres de France, et tous ceux qui espéraient des nouvelles guettaient sur le pont ou les gaillards le retour du canot envoyé à terre. La vigie venait de signaler ce bienheureux canot et il semblait à tous qu’il ne reviendrait jamais.
«Le vaguemestre accoste avec le canot», cria une voix. Le dépouillement ne fut pas long ensuite, et les heureux, que le service ne retenait pas, s’en allèrent dans leur chambre ou dans un coin écarté pour lire ces petites feuilles racontant tant de choses, nouvelles joyeuses ou pénibles, que leur apprendraient des lettres à présent vieilles de six mois!
M. de Résort relisait les siennes, étonné, très ému aussi par les événements extraordinaires arrivés aux Pins, lorsqu’un timonier entra chez lui. «Qu’est-ce? dit-il.
—Commandant, le consul de France fait savoir à tous les bâtiments en rade qu’il y a un trois-mâts de commerce, très fin voilier, partant pour France et faisant escale quatre fois seulement d’ici à Bordeaux. Le capitaine de ce trois-mâts prendra nos lettres pas plus tard que demain matin.»
Alors chacun courut à son encrier. M. de Résort écrivit longuement à sa femme et à son fils. Nous allons suivre celle de ces lettres que Ferdinand reçut en poussant des cris de joie: c’était la première depuis le départ du Neptune et pour lui seul.
Après une foule de réponses à quantité de questions adressées depuis son appareillage, M. de Résort continuait ainsi:
«Non vraiment, mon cher enfant, je ne pense pas que cette petite fille jetée si étrangement dans ma famille y doive être autre chose qu’une bénédiction et tu peux donc te rassurer à ce sujet; j’approuve et approuverai toujours ce que fera et décidera ta mère pendant mes longues absences. Mais toi, mon chéri, l’adoption te crée des devoirs et des charges, et je connais trop le cœur de mon fils pour n’être pas certain que plus tard il acceptera avec joie ces charges et ces devoirs. Maintenant, pour finir, je vais te raconter une assez plaisante histoire. Ta mère te dira où se trouve en ce moment le Neptune et ce que nous avons fait et vu depuis Rio.
«Donc, au Callao, où nous sommes encore, j’ai profité des quelques heures laissées par le service pour aller tous les jours faire de longues promenades à terre. En arrivant de l’une d’elles, hier au soir, je rentre dans ma chambre, où je trouve Mlle Frisette couchée dans mon lit, la couverture sur le nez; elle tremblait, mais ne bougeait pas. Et comme c’est généralement une personne bien élevée, je veux entendre ses raisons avant de la corriger d’importance; alors, découvrant le lit, j’aperçois la délinquante toute mouillée et mes draps trempés de part en part.
«Comment a-t-on laissé baigner cette bête dans ces eaux pleines de requins? dis-je au timonier qui répondit à mon vigoureux coup de sonnette.
—Je sais pas, commandant, j’ai pas idée.
—Eh bien, allez vous informer et venez me le dire.»
«Cependant Frisette, l’air honteux, tremblait toujours de peur bien plus que de froid. Le timonier revient.
«Commandant, c’est que Frisette s’est jetée à l’eau, et alors, crainte des requins, Maillart, le quartier-maître de la hune d’artimon, il a sauté de sa hune sur le gaillard d’avant et du gaillard dans l’eau pour repêcher Frisette, il y a une demi-heure de ça, commandant, et voilà...
—Appelez cet imbécile de Maillart.»
«Ledit imbécile arrive. Lui n’est plus mouillé, sauf ses cheveux restés collés aux tempes, et chiffonnant son bonnet, il baisse les yeux.
«Voyons, raconte vivement et franchement.
—Eh bien, commandant, j’étais pour lors dans ma hune, très occupé avec mon perroquet, il commence à très bien parler, c’t’oiseau, et il dit Frisette comme vous et moi, aussi distinctement, et... et...»
«L’animal souriait et commençait à me regarder du coin de l’œil. Je sentais venir une de ces interminables digressions chères aux matelots.
«Si tu ne t’expliques pas vite, tu iras aux fers,» lui dis-je en fronçant les sourcils, et j’ajoute: «Comment as-tu pris un bain dans une rade bourrée de requins?
—Vrai, que je suis fautif, commandant; enfin, voilà: j’étais donc dans ma hune et tout à coup j’aperçois Frisette sur le balcon du carré, et elle sautait, ayant l’air d’avoir perdu la tête. Alors je vois la cause de sa folie: c’étaient des poissons volants, des drôles de bêtes, allez, qui passaient et repassaient autour de Frisette, ayant l’air de la narguer. Les poissons voulaient tout bêtement échapper aux autres qui les poursuivaient» Mais ces poissons asticotaient Frisette, et dans un élan: «Bon, que je me dis, la caniche est à l’eau!» Elle y était, en effet. Alors, je me redis: «Le commandant aime sa bête, et puis le petit au commandant y pleurait en quittant Frisette.» Je l’ai vu dans la baleinière pendant que nous le ramenions sur le Dauphin avec votre dame, commandant, et alors les requins auraient dévoré Frisette avant qu’on ait mis le youyou à l’eau... Alors j’ai fait ni une ni deusse, je me jette à bas de ma hune par les haubans sur le gaillard d’arrière et ensuite à l’eau, ou j’attrape Frisette par son collier et nous remontons à bord ensemble; j’ai eu du mal tout de même, car l’entêtée, elle voulait continuer sa chasse sans penser aux requins, car il y en avait des poissons volants, tout autour de nous, j’en ai jamais tant vu, commandant. Et alors, avant de me sécher, j’ai enfermé Frisette dans votre chambre, et voilà l’histoire, commandant, foi de Marius Maillart.»
«L’animal contait cela avec son accent toulonnais..., il parut tomber des nues quand je lui répliquai:
«Et toi-même, les requins ne t’auraient-ils pas mangé en une bouchée? C’est miracle que tu sois là avec tes deux jambes. Ne songeais-tu pas à cela? et pour un chien!
—Commandant, c’était la bête à votre petit, et votre petit, sans vous offenser, il a les yeux d’un que nous avons perdu tout petit! Mais, vous savez, commandant, on regrette tout de même.»
«L’animal souriait de nouveau et me regardait. J’ai promis ensuite cinq jours de fers à quiconque se baignerait sans permission.»
La fin de la lettre n’intéresserait pas le lecteur. L’histoire de la bouée et celle du chef de hune défrayèrent longtemps les conversations aux Pins. La malle de Paris, si impatiemment attendue, venait alors de distribuer à Cherbourg et aux environs le courrier de l’Amérique du Sud. La campagne du Neptune durait déjà depuis dix-huit mois.
Cependant l’affection de Thomy pour «la dame» devenait de plus en plus bizarre et jalouse. Devant lui, Mme de Résort parla un jour d’une nichée de martins-pêcheurs aperçue contre une paroi de falaise. Le lendemain, dès l’aube, la nichée lui était apportée par Thomy, tout sanglant, ses vêtements en lambeaux, et qui avait certainement risqué sa vie pour atteindre une place accessible aux seuls oiseaux de mer. Mme de Résort, très touchée, remercia le petit sauvage tout en lui défendant de recommencer. Mais la semaine suivante les oiseaux devinrent l’occasion d’un drame. Entrant alors dans une rage folle, Thomy menaça de frapper Marine qu’il avait trouvée en extase devant une grande cage où gazouillait cette même nichée de martins-pêcheurs.
«Qui t’a permis de prendre cela? criait Thomy; ce n’est pas à toi, tu es une voleuse et je vais te battre si tu touches encore à ces oiseaux; ils sont à la dame.
—Maman nous les a donnés, répondit Marine, épouvantée de l’expression méchante qu’avait le visage de Thomy; elle nous les a donnés, ajouta-t-elle, à Dinand et à moi, et ils nous connaissent déjà, et c’est très vilain de m’appeler voleuse; je ne vole jamais, entends-tu? Laisse-moi emporter mes oiseaux, tu les effrayes en secouant leur cage.
—Ah! je leur fais peur; ah! la dame te les a donnés; eh bien, moi, je te les ôte et personne ne les aura, parce que je vais les tuer.»
Marine, effrayée, eut envie d’abord de se sauver. Mais étant une courageuse créature, elle ne voulut pas abandonner ses oiseaux, et tenta avec ses toutes petites mains de reprendre l’objet en litige. Devant cette résistance et fou de colère, Thomy arracha la cage, l’ouvrit, saisit les oiseaux et étouffa les jolies petites bêtes, l’une après l’autre. Ensuite il courut sur Marine, épouvantée, qui poussa des cris aigus.
Un malheur allait peut-être arriver, quand Charlot entendit les appels de Marine; alors, coupant au travers de la pelouse, il saisit Thomy d’une main et de l’autre il lui administra une violente correction. Thomy se défendait, hurlait, essayait de mordre; mais le géant ne s’en souciait guère et tapait toujours.
Mme de Résort arriva accompagnée de Ferdinand et de Fanny; les deux derniers entourèrent Marine, qui sanglotait sans pouvoir se calmer.
Cependant Charlot avait interrompu la correction, mais il retenait le coupable; celui-ci ne se défendait plus et tremblait.
Le berger parut enfin, très surpris en voyant Thomy qu’il croyait dans la lande avec le troupeau. Pastoures accompagnait son maître, mais il resta auprès de Marine, qui achevait de conter à Ferdinand la cause de son chagrin. Le chien se mit à gémir doucement et à lécher la petite figure couverte de larmes; ensuite, comprenant à demi, et sans froisser une de leurs plumes dans sa gueule, il rapporta l’un après l’autre les trois oiseaux sans vie dans le tablier de la petite fille, dont naturellement les pleurs redoublèrent. Ferdinand, cette fois, faisait chorus, et Pastoures, n’essayant plus de deviner, baissa la tête, immobile, désolé et la queue entre ses jambes.
«Jamais on n’a vu une bête pareille, disait ensuite Fanny en causant de cette scène avec son neveu. C’est égal, ajouta-t-elle, t’as cogné dur, mon petit, et je ne te blâme point. Quel scélérat que ce Thomy! Pour le coup, madame en aura assez, car il n’y a rien à espérer de ce démon d’enfant.»
En effet, le soir même, Mme de Résort et le berger s’entretinrent longuement de l’avenir réservé à ce malheureux petit garçon qui, justement la veille, avait été renvoyé du catéchisme. Le curé de Siouville, ayant avec raison jugé l’enfant étranger indigne de faire sa première communion cette année-là, parce qu’il donnait à ses camarades de détestables conseils et des exemples pernicieux.
Mme de Résort, navrée du mauvais résultat de ses soins, déplorait surtout la charge que Thomas était désormais résolu à porter seul; mais, en prenant congé, le berger dit à la «dame»:
«Le bon Dieu me récompensera un jour, et puis, jusqu’à l’arrivée de Thomy, j’en faisais à ma tête, heureux tant que l’année était longue. Avec Pastoures et mes bêtes j’avais aussi une trop douce existence. A présent la vie sera plus dure; mais, encore une fois, c’est à la volonté du bon Dieu. Je vais m’en aller plus tôt que les autres automnes, le regain a été hâtif par ici, c’est donc pour le mieux de partir. Ne vous inquiétez point du vieux berger; d’ailleurs je vous écrirai, si vous le permettez, et peut-être m’adresserez-vous une lettre ou deux, me marquant des nouvelles de tous ceux des Pins et aussi du commandant. Avec moi Thomy ne sera jamais méchant, n’ayant personne à jalouser, sauf Pastoures, qui ne le peut souffrir. L’instinct ne trompe pas les chiens,» continua Thomas, l’air rêveur, debout dans la lande où Mme de Résort disait adieu à son vieil ami, qu’elle quitta le cœur gros après lui avoir tristement serré les mains.
Depuis la scène du jardin, farouche et silencieux, Thomy n’avait plus voulu voir personne; mais il suivait son parrain en se cachant dès qu’il apercevait un être humain. Ce dernier jour, il feignit de dormir; la figure cachée dans un fagot de bruyère, il ne remua pas lorsque Mme de Résort essaya de lui dire quelques mots.
Après le départ du berger, la vie reprit aux Pins comme avant ces derniers événements. Des lettres arrivaient régulièrement, datées d’un point ou d’un autre, dans lesquelles Thomas questionnait surtout la dame au sujet des habitants du manoir, parlant fort peu de lui-même; il ajoutait quelquefois: «Thomy va bien, il est assez docile.»
Mme de Résort répondait à son humble ami qu’elle le plaignait tout en l’appréciant de plus en plus, et chaque été ramenait le berger et Thomy dans les landes de Siouville.
Des mois, des saisons s’écoulèrent; à un dernier hiver succéda un printemps à la fin duquel le Neptune fut rappelé en France pour venir désarmer à son port d’attache.
L’immense navire entra en rade le 1er juillet, et une demi-heure après il mouillait en prenant le même corps mort qu’il avait largué trois ans et un mois auparavant. Les échelles une fois amenées, une baleinière du Dauphin accosta par tribord. Le commandant en second, heureux, pâle et tremblant de joie, attendait au pied de l’escalier sa femme et son fils. Ferdinand était alors un beau garçon de onze ans, grand et fort pour son âge, avec un air ouvert et des yeux intelligents.
M. de Résort, très maigre, bronzé, avait bien plus de cheveux gris qu’au départ. «Mais le bonheur me remplumera, répondit-il en riant des inquiétudes de sa femme. Vous, Madeleine, vous êtes toujours la même, et Dieu soit béni qui nous rassemble encore. Savez-vous que je suis frappé et charmé par l’honnête figure de notre fils? Ferdinand paraît tellement plus raisonnable qu’autrefois, et puis il sait s’oublier. Quand il a mis cette jolie petite créature dans mes bras avant de s’y jeter lui-même, aussitôt à bord, en me disant: «Papa, voilà ma sœur Marine; papa, il faut l’aimer autant que vous m’aimez,» eh bien, Madeleine, j’ai eu grand’peine à ne pas sangloter comme un enfant, là, devant tout le monde.
—Devinant votre émotion, répondit Mme de Résort, j’ai regardé autour de nous et je puis vous assurer que le commandant et les officiers présents avaient les yeux humides. Elle vous plaît donc, ma petite épave?
—Oui, Madeleine, cette enfant me charme et j’espère remplacer le père qu’elle a perdu, comme vous avez su remplacer la mère absente; je crois que notre fils aura plus tard le cœur trop haut placé pour jamais regretter cette adoption. Mais parlez-moi du garçon et de votre ami le berger?
—Après huit mois d’absence, le berger est revenu hier chez nous; il ramenait à Siouville ses moutons et son chien, mais non pas son filleul, disparu, sans laisser de trace, à Rennes où Thomas avait dû séjourner quarante-huit heures, afin d’acheter du bétail. La police avertie n’a pu fournir aucun renseignement. Au fond, je suis fort aise de cela, à cause du berger, cassé et vieilli par suite des soucis dont ce méchant petit sauvage l’abreuvait. Mais Thomas affirme que Thomy finira mal et que, lui, il serait peut-être arrivé à le corriger.
—Quel bon temps nous allons passer aux Pins, Madeleine, et quelle soif j’ai de vivre au vert auprès de vous trois! Cependant la semaine prochaine me sera terrible: on désarmera notre pauvre vieux Neptune. N’est-il pas très beau, malgré cette longue campagne? Quel commandant j’avais et quels braves officiers, sans compter tous ces hommes qui se fussent jetés à l’eau pour moi!
—Comme l’un d’eux s’y précipita afin de repêcher Frisette. Mais où sont les enfants?
—Sur la dunette, Madeleine, je les entends rire, et, soyez tranquille, dix matelots doivent s’être mis aux ordres de ces gamins et leur avoir donné une foule d’objets rapportés des pays lointains; allez y veiller, car ces braves gens sont d’une extravagante générosité dès qu’ils touchent terre.»
En effet, Mme de Résort découvrit son fils et Marine au milieu d’une centaine de petits objets, la plupart horribles, mais auxquels les marins attachent grand prix: coquillages, graines du Pérou, colliers, amulettes... Marine battait des mains et riait un peu affolée, tandis que Ferdinand regardait tendrement un gros perroquet vert, l’ami de Frisette, dont l’oiseau répétait le nom, à la grande satisfaction de son précepteur, un deuxième maître de timonerie. Et le soir il fallut accepter ce perroquet, que son propriétaire affirmait avoir élevé pour le fils du commandant. De son côté Marine revint chargée d’une cage où chantaient une douzaine d’oiseaux des tropiques. D’heureux enfants s’endormirent ensuite à l’hôtel de l’Amirauté. En se réveillant, leur joie ne connut plus de bornes lorsqu’ils aperçurent la cage pleine d’oiseaux chantant et bien portants, déjà pourvus de graines par les soins de Fanny, tandis que le perroquet répétait: «Frisette, Frisette,» et que la caniche répondait: Wap, wap, mordillant la queue du bavard qui ne protestait nullement.
Décidément la vie avait de belles heures, et celles-ci restèrent parmi les plus rayonnants souvenirs de Ferdinand et de Marine. Un papa retrouvé pour l’un, trouvé pour l’autre, et quel papa! Chose rare aussi, la réalité avait dépassé l’espérance. Les enfants passèrent la matinée à jouer. Alors pour la première fois Ferdinand confia à Marine ses projets d’avenir. Il serait marin, il combattrait auprès de papa devenu un grand amiral de France, et tous deux détruiraient des escadres et tueraient quantité d’ennemis.
«Quels ennemis? des méchants alors?
—Non, les ennemis c’est pas toujours des méchants.
—A ta place, Dinand, j’aimerais pas à tuer des bons ennemis, moi d’abord ça me ferait trop de chagrin.
—Les filles ne comprennent pas ces choses,» reprit Ferdinand d’un air légèrement dédaigneux.
Pendant le déjeuner et pour la dixième fois peut-être depuis son lever, Marine répétait à Mme de Résort:
«Maman, j’aime ce papa; il va venir, dites? Et puis j’aime Frisette, mais pas de la même manière, et aussi le perroquet vert et les autres oiseaux, et bien sûr, maman, je ne croyais pas qu’une petite fille pût être aussi heureuse que moi.»
Alors, s’adressant à Ferdinand, Marine ajouta:
«Tu n’es pas fâché, dis, tu veux bien me céder la moitié de ton papa? Ça ne te fait pas de chagrin, dis?»
Ayant réfléchi un moment: «Non, répliqua Ferdinand, je ne suis pas du tout fâché; mais pourtant il ne faut pas m’en prendre plus de la moitié, ni moins. Je te donne juste la moitié de notre papa.»
Et le soir, gravement consulté á ce sujet, M. de Résort répondit avec le plus grand sérieux qu’il approuvait et ratifiait ce partage de sa personne.
Des enfants étaient devenus des hommes. Au moment où nous reprenons ce récit, des révolutions avaient bouleversé l’Europe, et sur la terre d’exil une dynastie partageait le sort d’une autre qui avant elle avait occupé le trône de France. Une troisième dynastie s’apprêtait à gravir les marches de ce trône vacant.
De graves événements se préparaient alors... On prévoyait des conflits, peut-être la guerre.
Cependant la nature restait immuable, et, par une belle matinée d’automne, on la voyait «ornée de ses tons magnifiques», suivant l’expression d’un poète.
Attelés à une calèche découverte, deux robustes chevaux nés dans la Hague emmenaient la famille de Résort, en suivant la route de Biville à Sainte-Croix, au sommet du plateau. Dans un ciel sans nuage, le soleil monta à l’horizon, et tout à coup la lande parut illuminée. D’un aspect aride et sombre pendant l’hiver, cette lande immense prenait un air de fête ce matin-là avec ses hautes fougères d’un vert cru, mélangées à des touffes de bruyères en pleine seconde floraison, roses, lilas, rouges, blanches. Sous les fougères des lapins se montraient parfois. Friands des petites baies et des mûres sauvages, des centaines de grives ou de sansonnets couvraient les buissons d’épine noire, et au passage de la calèche ils s’éparpillaient avec un grand bruit d’ailes.
Dans nos âpres climats on apprécie doublement ces belles journées d’automne, destinées à avoir bien peu de lendemains.
Parents et enfants respiraient avec délice cet air vif et léger, et en admirant ce paysage aimé les premiers écoutaient le bavardage joyeux des seconds. Tous paraissaient heureux. Le cocher lui-même tournait de temps en temps la tête pour sourire aux enfants. A la bifurcation de deux routes, les chevaux montèrent sur une banquette, au-dessus d’un fossé profond, et la calèche s’inclina. Mais, ramené à lui-même par un vigoureux coup de fouet, l’attelage rétablit l’équilibre et se remit en bonne route.
«Charlot, mon ami, cria alors M. de Résort, si vous ne faites pas attention à vos bêtes, il arrivera un accident.
—Pardon, commandant, tout de même vous avez raison, et je ne détournerai plus la tête; mais M. Paul avait dit quelque chose de si farce tout de même.
—Allons, Paul, reste tranquille et ne marche pas constamment sur mes pieds.
—Oui, maman, répondit le petit garçon, mais il me semble que mes jambes dansent sous moi toutes seules, de joie, maman. Croyez-vous que nous arriverons à Cherbourg avant la malle-poste, maman?
—Certainement, ne t’inquiète pas et raisonne tes jambes.»
La descente de Beaumont franchie sans encombre, Querqueville et Octeville dépassés, Charlot arrêta bientôt ses chevaux devant l’octroi de Cherbourg.
«Rien à déclarer, commandant et mesdames?» dit un douanier en ouvrant la portière de la voiture.
Il se trouva que ce douanier avait fait le service entre Dielette et Biville. Marine le reconnut et se chargea de répondre.
«Mais oui, Martin, sûrement, Martin, nous avons à déclarer que nous sommes tellement heureux parce que tout à l’heure mon frère va arriver de l’Inde.»
Pour le coup Charlot enleva son attelage en poussant un formidable éclat de rire, auquel le douanier fit écho, disant ensuite aux autres dans l’intérieur du poste:
«Eh ben, en v’là une qu’est restée bonne enfant et charitable! les gens de chez nous le savent! Un bijou, quoi!»
Dix heures sonnaient à l’horloge de la Trinité lorsque la calèche fit une entrée magistrale dans la cour de l’hôtel de France, où les messageries s’arrêtaient à cette époque, la ligne du chemin de fer de l’Ouest n’étant pas terminée au delà de Caen.
Une grosse servante se présenta:
«Est-elle arrivée? cria le petit garçon.
—Qui, mon joli monsieur?
—La malle-poste de Caen.
—Non vraiment, on ne l’attend point avant onze heures et demie.»
Il fallut se résigner et patienter. On commanda le déjeuner et on se promena dans les rues, sur les quais; on fit aussi quelques emplettes dans un bazar dont la propriétaire, qui avait autrefois habité Biville, s’empressa auprès des acheteurs, en s’écriant:
«Eh, bonjour, commandant, madame, mademoiselle, et la compagnie, choisissez. Et que je suis donc aise de vous voir tous en si belle santé. C’est-il Dieu possible, comme Mlle Marine a grandi! presque aussi haute que sa mère! et rose et fraîche! ça nous pousse ces jeunesses, n’est-il pas vrai, madame?» Alors, tout en hésitant un peu, mais emportée par sa franchise, la bonne femme ajouta: «Je ne puis faire à M. Ferdinand la même louange qu’à sa sœur; depuis cinq ans que je n’ai eu l’honneur de voir la famille, le jeune homme n’a point crû.
—Je m’appelle Paul, s’écria le petit garçon en riant de tout son cœur, vous me prenez pour mon frère, déjà plus grand que papa, quand il est parti.»
La marchande s’excusa, très confuse de sa méprise, et afin de la consoler on acheta davantage chez elle.
Pour les étrangers l’erreur était compréhensible, en ce sens que Paul, de neuf ans plus jeune, ressemblait trait pour trait à son aîné.
Onze heures un quart. Groupée sur le quai, la famille regardait au loin, guettant l’arrivée de la malle, qui se montra enfin au tournant de la route de Paris.
Les chevaux brûlaient le pavé, le postillon agitait son fouet et le conducteur sonnait la joyeuse fanfare du retour.
On se précipita dans la cour de l’hôtel en se rangeant sur le perron, et la malle-poste n’était pas encore arrêtée qu’un jeune homme en ouvrait la portière et tombait dans les bras tendus vers lui.
«Mon père! maman!
—Mon enfant! Mon chéri!
—Dinand!
—Marine!
—Paul!»
Bientôt l’heureuse famille se trouva réunie dans un salon particulier, où le couvert avait été préparé. Là les étreintes redoublèrent, quelques larmes très douces se mêlèrent aux rires et aux questions des plus jeunes.
Les mères seules peut-être comprennent l’intensité de ces joies après s’être figuré la douleur causée par la première longue absence d’un enfant bien-aimé.
Quelques instants furent encore donnés à la folie du bonheur. Et puis on se mit à table.
Alors une ombre passa sur la figure de Mme de Résort, qui regardait ce fils, presque un enfant au départ, un homme aujourd’hui, avec un air qu’elle ne reconnaissait pas, des favoris sur les joues, les mêmes yeux par exemple...
«Eh bien, maman, s’écria Ferdinand, si vous me trouvez changé et affreux, il faut le dire franchement, et ça me sera bien égal, car vous êtes toujours la même et la plus jolie des mères! Et si vous saviez quelle soif j’ai de vos caresses et avec quelle émotion je pensais tout à l’heure à ma chambre du vieux manoir, où vous me borderiez sans doute encore ce soir dans mon lit comme autrefois.»
L’ombre disparut, la joie resta complète, et pendant qu’elle posait sa main sur celle de son fils, la mère pensait: «Il n’est pas changé, et l’homme devine mes secrètes pensées et mes inquiétudes comme faisait l’enfant.»
En effet, peu de mères et de fils s’étaient mieux compris que celle-ci et celui-là.
Le dernier, plus tard, en parlant de son heureuse jeunesse, ajoutait souvent:
«Papa étant obligé de naviguer pendant toute mon enfance, c’est maman qui m’a tout appris, réformant aussi, sans une heure d’impatience ni de lassitude, ma nature paresseuse et légère. C’est bien maman qui est entrée, sous mes habits, la deuxième à l’École navale. Elle seule m’a enseigné à suivre les exemples donnés par mon père!»
Et si elle était présente, la mère, très heureuse et très fière, répondait à son fils:
«Tu es bien sorti le premier du Borda et sans aucune aide...»
Le soleil baissait rapidement lorsque la calèche quitta la grand’route pour entrer dans la lande fleurie. Mille bonnes odeurs se dégageaient aux alentours, et Charlot poussait ses chevaux en se représentant la joie de sa tante tout à l’heure...
Dans la voiture, la conversation continuait, avec un peu plus de méthode cependant.
Ayant pleinement satisfait sa mère au sujet de sa santé, Ferdinand répondit aussi à son père, qui l’interrogeait sur les événements de cette première campagne, faite par lui comme aspirant de seconde classe à bord de l’Iéna, sur les côtes d’Afrique et dans la mer des Indes.
Marine et Paul questionnèrent à leur tour ce frère qu’ils aimaient et admiraient. Lui, après avoir beaucoup parlé, voulut apprendre tout ce qui s’était passé pendant son absence. Où en étaient les études de Paul, celles de Marine? Au manoir, quoi de nouveau? et à la ferme? Et puis, leur vieille grand’tante était donc morte, «et sans nous déshériter?» ajouta le jeune homme, en regardant cette jolie calèche, preuve d’une aisance nouvelle.
«Oui, répliqua M. de Résort, et la demoiselle de compagnie, bien d’autres aussi qui entouraient la pauvre femme, n’ont pas éprouvé plus d’étonnement que moi à l’ouverture de son testament.
—Mais pourquoi cette sœur de votre père vous éloignait-elle ainsi et annonçait-elle une ferme résolution de ne rien vous laisser depuis longtemps il me semble?
—D’abord, c’était une femme très autoritaire, n’admettant jamais qu’elle pût avoir tort et qu’on ne suivît pas ses conseils, et nous adoptâmes ta sœur Marine malgré elle.
«Par parenthèse nous avons depuis acquis la certitude qu’à la fin de sa vie ma tante tombée sous la domination de ses domestiques et de sa demoiselle de compagnie n’avait aucune liberté et qu’elle dut se cacher pour écrire ses dernières volontés, dont un ami de la famille fut le dépositaire.
«Un premier testament trouvé dans le secrétaire nous dépouillait entièrement mes sœurs et moi; mais, le second étant postérieur, nous gagnâmes promptement le procès qu’on eut l’audace de nous intenter contre toute justice; cependant de première instance en cour d’appel, appel en cassation, nous ne fûmes mis en jouissance que le printemps dernier; l’Iéna était en route alors et voilà pourquoi tu ignorais tout cela.
—Et, ajouta Mme de Résort, la chose la plus bizarre c’est la première phrase du testament, ainsi conçue: «Je donne et lègue à mon neveu, etc., à cause de sa noblesse de caractère, de sa parfaite honorabilité et de sa grande charité, ayant beaucoup admiré celle-ci, lorsqu’il y a bien des années, au risque de se voir déshérité par moi, Jean, n’écoutant que la voix de sa conscience et les conseils de sa femme, adopta une petite orpheline.»
«Voyons, ne nous regarde pas ainsi, ma chérie...»
Ces dernières paroles s’adressaient à Marine dont les yeux se remplissaient de larmes, parce qu’à l’amour de l’enfant pour ses parents d’adoption il se mêlait toujours une si profonde gratitude, bien trop grande, pensaient les derniers. Ceux-ci regrettaient souvent de n’avoir pu cacher à la chère petite qu’elle n’était point véritablement leur fille.
Depuis ce 1er novembre, jour du naufrage du bâtiment inconnu, dix ans auparavant, le mystère subsistait au sujet du navire, comme au sujet des enfants, seules épaves vivantes de la catastrophe. M. et Mme de Résort espéraient bien qu’il en serait toujours ainsi, ayant fait, en conscience, toutes les recherches possibles. Ils aimaient Marine à l’égal de leurs propres enfants, Ferdinand et Paul, né depuis cette époque. Les deux frères chérissaient leur sœur et les parents disaient que celle-ci avait été la bénédiction de leur foyer. En effet, jamais créature ne fut plus aimable, ni meilleure, intelligente, modeste, charitable, avec cela d’une gaîté constante; les indifférents eux-mêmes restaient sous le charme de cette jeune fille, presque une enfant encore. Pour elle, son seul souci était de rendre un peu de ce dont on la comblait. «Si je pouvais jamais faire quelque chose pour vous,» répétait-elle souvent à M. et Mme de Résort.
La question du testament épuisée, on répondait encore à mille questions de Ferdinand, lorsque celui-ci poussa une exclamation, et aussitôt, sans en prévenir le cocher, il sauta par-dessus la portière de la calèche, et presque du même bond on le vit qui franchissait un fossé.
«Es-tu fou?» lui cria son père, pendant que Charlot obligeait ses chevaux à prendre le pas, puis à s’arrêter. Les bêtes résistèrent d’abord parce qu’elles sentaient l’écurie. «Mais comprenez-vous ce qu’il fait et où il va? continua M. de Résort.
—Oui, répliqua Marine, il à dû apercevoir Thomas.»
En effet, Ferdinand courait à la rencontra de son vieil ami, auquel il serrait les deux mains. Et Thomas, tremblant d’émotion, répondait à l’étreinte du jeune aspirant.
«Comment allez-vous, Thomas? Quel plaisir de vous rencontrer tout de suite!»
Thomas répliqua: «Je restais au bord du fossé afin de vous voir venir, mais en roulant sans bruit sur l’herbe drue la voiture m’a surpris. Ah! vous reconnaissez un autre ami, il est comme moi, il ne rajeunit pas.»
Non, celui-là ne rajeunissait pas, et en caressant Pastoures Ferdinand avait le cœur serré.
Pauvre vieux chien aveugle et sourd, propre et soigné quand même! Il s’était traîné auprès de son ancien camarade de jeu qu’il flairait en poussant de petits cris, et tout en lui jusqu’à sa voix paraissait si faible, si cassé! Alors, le prenant dans ses bras, Ferdinand embrassa l’animal de tout son cœur. Au même instant accourut un autre chien superbe, jeune, fort et joyeux. Ce dernier voulut aussi souhaiter la bienvenue à cet étranger que son instinct lui disait être un ami de la race canine; mais le poil de Pastoures se hérissa et il montra le peu de dents qui lui restaient.
Thomas alors raconta à Ferdinand que «Pastoures n’aimait pas l’intrus auquel le troupeau obéissait à présent, tout en paraissant narguer le vieux chien, que ça humiliait bien! Cependant Pastoures ne mordait jamais, mais il grognait [contre] l’autre et ne souffrait pas de le voir caresser en sa présence, et, ajouta le berger, c’est la jalousie, un sentiment naturel et commun aux bêtes comme aux hommes. Seulement les hommes doivent le combattre! Mais voilà que je bavarde au lieu de vous renvoyer vers la voiture. Allons, bonsoir, monsieur Ferdinand; à s’attarder dehors au soleil couchant, la dame et la petite fée pourraient prendre froid. J’irai demain vous visiter avec Pastoures, sans l’autre, et ça réjouira nos vieux cœurs de vous retrouver enfin dans la vieille maison.»
..... Le manoir n’était pas changé, quoique les souvenirs de Ferdinand fissent la maison plus vaste. L’imagination des enfants est ainsi, elle amplifie tout. Mais l’harmonie des choses, l’ordre parfait, les fleurs à profusion, le jeune homme retrouvait ce qu’il avait aimé, dont il rêvait si souvent pendant les quarts et les heures joyeuses ou assombries de sa première campagne. Lorsqu’il entra dans la grande salle, les étoiles commençaient à briller, une petite brume blanche descendait sur les dunes. «Quel bonheur de se retrouver là à regarder par la fenêtre avec maman et tous!»
Malgré sa fatigue, Ferdinand ne dormit guère cette nuit-là. Alors, se levant au petit jour, il sortit en évitant de faire aucun bruit. Enjambant la haie «juste à la place d’autrefois», il longea le mur extérieur pour entrer dans la ferme. Là encore tout restait dans le même état, des tas de fumier s’étalaient devant les bâtiments, des poules picoraient et des porcs grognaient, pourchassant les canards voraces.
Le père Quoniam distribuait leur tâche quotidienne aux servantes et aux valets; mais apercevant Ferdinand:
«C’est-il Dieu possible, s’écria-t-il, que vous êtes donc enfin revenu des étranges pays, et un beau garçon point gêné à serrer les mains à votre fermier. Que je suis donc aise de vous voir! Nous disions souvent à la veillée avec ma femme Fanny et Charlot: «Mettez là que s’il revient au pays, ce sera le même brave cœur et point fier...»
Un hennissement prolongé partant de l’écurie interrompit le discours du fermier, qui reprit:
«Ah! pour sûr et certain que Pied-Blanc, nous ayant entendus, veut également vous souhaiter la bienvenue. Là, on y va, mon fieu, t’agite donc point ainsi.»
Joignant le geste à la parole, Quoniam ouvrit une porte, et Pied-Blanc, sortant comme un trait, commença par s’ébrouer et se rouler au milieu de la cour sur des bottes de paille; puis, s’étant vivement relevé, il bondit en avant pour s’arrêter court et poser sa tête sur l’épaule de Ferdinand, hennissant alors très doucement et mordillant du bout des lèvres le cou et les joues de son ancien camarade, qui lui rendait ses caresses.
«Pas vrai qu’il y a point son pareil dans la Hague et encore moins au pays de France? disait le fermier. A-t-il tant seulement pris un jour depuis votre départ? Regardez s’il cherche point dans la poche de votre veste comme autrefois.»
En effet, Pied-Blanc avait toujours été un gourmand. Aussi, après son élan d’affection, fourrageait-il dans les poches de son ami, qui riait aux éclats en donnant au petit cheval les morceaux de sucre dont il s’était approvisionné au manoir. Quand tous furent croqués: «Allons, mon fieu, lui dit son maître, à présent tu vas te laisser atteler, car il faut rentrer le regain. Nous deux, monsieur Ferdinand, nous irons souhaiter le bonjour à la femme, qu’est bien rhumatisante ces temps-ci, et elle nous donnera une tasse de café, et puis vous verrez ma bru! Vous ne la connaissez point! et deux beaux petits Quoniam nés depuis quatre ans, et dà, chacun s’y accorde à dire que nos petits-enfants y sont point vilains, ni sots...»
Ferdinand devait seulement s’embarquer en décembre, sur la Minerve, bâtiment amiral destiné à la station du Levant; c’était là une jolie campagne, avec deux mois de congé en perspective, dont les habitants des Pins jouirent délicieusement. Ils firent de charmantes promenades à pied et en voiture dans tous les environs, à Biville, à Saint-Waast, à Cherbourg et au delà. Mais il était bien rare que l’on ne revînt pas coucher au manoir: il semblait à tous que le bonheur n’eût pas été complet loin du vieux nid.
Après le souper, autour d’un grand feu clair et gai, quelles douces causeries entremêlées d’histoires, récits de voyage surtout, dont Paul ne se lassait pas. Mme de Résort et Marine travaillaient à l’aiguille, tandis que Ferdinand ou son père entamaient une longue narration, à laquelle tous s’intéressaient également.
Un soir, c’était le tour du grand frère. «Raconte-moi de l’Inde,» lui avait demandé Paul, et Ferdinand s’exécuta de bonne grâce.
«L’Iéna, dit-il, venait de mouiller devant Bombay, une des plus grandes villes de l’Inde, située dans une île et peuplée d’environ neuf cent mille habitants. La rade et le port en sont superbes, nous étions émerveillés, je t’assure, et les heures du service nous paraissaient un peu longues, tant était grande notre envie de courir au milieu de cette cité étrange. Les officiers anglais nous accueillirent tous d’une manière charmante, et, aussitôt libres, le bord ne nous voyait guère.
«Un camarade et moi possédions des lettres de recommandation pour plusieurs hauts personnages anglais et ceux-ci nous firent visiter tout ce qui leur fut possible de nous montrer en deux semaines, les ruines, les cimetières hindous, la ville noire, les pagodes, etc. Un jeune officier du génie, M. Harry Keith, organisa à notre intention une très curieuse promenade à Ellora dans le Decan, et, afin de nous faire profiter de cette bonne fortune, le commandant de l’Iéna accorda quatre jours de permission, à trois élèves et à moi.
«Par une jolie brise, nous nous embarquâmes un matin dans un brick appartenant au régiment du génie. Tu juges si nous étions joyeux! Débarqués à Aurengabad, nous y trouvâmes des chevaux excellents, car, pour arriver au but de notre course, nous devions gravir et traverser les Ghatts, montagnes qui bordent la mer en arrière de l’île où se trouve Bombay. Le pays est merveilleux, la route creusée dans les rochers traverse une forêt près d’Ellora; là en longeant les ruines, de temples immenses et d’une architecture inconnue, nous poussâmes des cris d’étonnement.
«Calmez-vous, répétaient nos nouveaux amis, cela n’est rien en comparaison de ce que vous allez voir bientôt.»
«En deux heures nous parcourûmes les vingt-six kilomètres qui séparent Aurengabad d’Ellora, où les temples, encore habités par des brahmes, sont des chefs-d’œuvre de l’architecture hindoue, ils dépassent tout ce qu’on peut imaginer.
«Figure-toi, Paul, que ces monuments datent au moins de deux mille cinq cents ans, et, suivant des documents qu’ils soutiennent absolument irréfutables, les brahmes affirment que plusieurs des temples ont été construits il y a près de huit mille ans.
«Grâce à nos conducteurs, nous pûmes pénétrer bien avant dans l’enceinte sacrée, visiter le temple de Sivah et admirer la statue de Bhavani.
«Nous étions écrasés, muets, saisis, devant cette grandeur et cette puissance dont nous n’avions jamais eu l’idée; il nous semblait rêver quelque chose de surhumain.
«Un dîner succulent nous ramena vers la terre. Ce dîner, un peu long, où l’on porta un nombre infini de toasts, était vraiment splendide, servi au mess d’un régiment du génie anglais, sous des tentes élevées, au travers desquelles d’invisibles éventails nous envoyaient constamment un courant d’air des plus agréables, car, même à la hauteur d’Ellora, il fait très chaud.
«A minuit, officiers et convives continuaient à boire de l’excellent champagne glacé, pendant que plusieurs des nôtres et moi dormions à poings fermés sur des divans bas, disposés autour de la tente. Enfin nous fûmes conduits aux appartements préparés à notre intention. Il avait été convenu que nous visiterions les écuries du génie anglais le lendemain dès l’aube. Après une excellente nuit et une non moins excellente tasse de thé, nous trouvâmes nos hôtes prêts à nous guider au travers de ces bâtiments construits pour des géants, comme tout ce que renferme Ellora. Les écuries abritent non des chevaux, mais des éléphants de la plus grande race; ces derniers sont chargés de tous les travaux pénibles ou autres, tels que construction, déchargement, transport; ils remplissent les citernes, ils charrient des pierres, ils déracinent des arbres, etc., dociles, sobres, ordonnés, par-dessus tout intelligents. Le matin, à heure fixe, leurs cornacs arrivent, ouvrent la porte des écuries, et expliquent à chaque éléphant quelle sera sa tâche quotidienne.
—Non, interrompit Paul, qui avait écouté la bouche ouverte, tout yeux et tout oreilles, non, Dinand, tu te moques de nous.
—Il est loin d’y songer, mon ami, répliqua M. de Résort, j’ai visité moi-même ces écuries et ton frère ne dit que la stricte vérité. Un jour, j’y fus témoin d’un fait qui prouve non seulement l’intelligence, mais le raisonnement de ces énormes créatures. A l’une d’elles, son cornac avait expliqué qu’il fallait pomper de l’eau jusqu’à déborder dans une auge immense. Le cornac parti, voilà mon éléphant à l’œuvre: il pompait, pompait, et l’auge ne se remplissait pas; il continua, même résultat. Alors il s’arrêta et considéra le récipient avec un air réfléchi et intelligent. Un officier et moi l’observions dans un coin, fort intéressés tous deux; l’auge se vidait seulement à moitié, parce qu’elle ne se trouvait pas en équilibre. L’animal en fit le tour, s’agenouillant, palpant avec sa trompe en dehors, en dedans! Il ne découvrait rien. Tout à coup nous le vîmes se mettre à vider l’auge, toujours avec sa trompe, aspirant l’eau qu’il rejetait à terre à mesure, et, quand il ne resta plus rien, il poussa un énorme pavé du côté où l’eau s’en allait d’abord, et en faisant encore une fois le tour, il s’assura que l’auge se trouvait d’aplomb. Alors il se remit à pomper avec ardeur jusqu’à ce que l’eau débordât également partout...
«Et puis il s’arrêta, l’air aussi satisfait qu’un éléphant peut l’avoir. Nous étions dans l’admiration! Et en d’autres pays, au Bengale par exemple, c’est un spectacle bien curieux que celui des éléphants occupés à décharger un navire plein de grosses planches de diverses longueurs ou épaisseurs. Ils vont, viennent à bord, les uns toujours par l’avant, les autres toujours par l’arrière; ils se croisent et travaillent sans jamais se heurter ou se déranger. Les planches ont été déposées sur le pont et je te réponds que deux ou trois éléphants ne sont pas longs à transporter le tout à terre,—le navire est à quai bien entendu—et les habiles portefaix ne cassent et ne froissent même pas le plus petit objet sur le pont.
«Sur les quais, à la place marquée, les mêmes ouvriers, continuant le travail, disposent les planches par rang de taille, et sans mêler leur ouvrage respectif. Chacun a le sien. Enfin quand tout se trouve aligné, quelles magnifiques pyramides! Si une planche fait la moindre saillie ou même dérange très légèrement l’harmonie du coup d’œil, voilà mon constructeur qui regarde, s’éloigne, réfléchit et recommence jusqu’à la perfection. Par exemple, l’heure du repas une fois sonnée, aucune puissance humaine n’obligerait l’éléphant à continuer un travail commencé; au premier coup de cloche, il abandonnera tout comme cela se trouve. Tient-il un objet, l’objet est jeté à terre. Cette créature raisonnable et ordonnée entend que ses repas soient régulièrement servis; elle reprendra l’ouvrage une heure après seulement: inutile de retarder ou d’avancer le signal, l’éléphant n’est jamais dupe.
—Mais voilà la pendule qui, elle aussi, donne le signal, veux-tu bien aller te coucher? s’écria Mme de Résort, en embrassant Paul.
—Oui, maman, bonne nuit! Papa, bonne nuit! Mais j’entendrai la fin de l’histoire des éléphants; dis, Ferdinand, n’en parle pas sans moi.
—Convenu, Paul, je serai muet sur cet intéressant sujet jusqu’à demain soir.»
Le lendemain, supplié par son frère, Ferdinand raconta encore ce dont il avait été témoin à Ellora, la manière d’instruire les nouveaux arrivants, et ensuite une condamnation à mort.
«Les jeunes éléphants nouvellement achetés (on n’en veut pas d’adultes) sont enfermés dans de petits parcs clos par de très solides palissades, et là confiés à d’autres choisis parmi les plus intelligents. Ces derniers, deux par deux, se chargent d’un élève auquel ils enseignent ses devoirs quotidiens. L’élève est-il rebelle, ses précepteurs le serrent de près et lui appliquent en cadence, avec la leur, de grands coups sur la trompe. Continue-t-il à se révolter, les vieux l’empêchent de manger au repas suivant. Aucun jeune sujet ne résiste plus d’un mois à ce traitement; cette période écoulée, il est à jamais soumis, prêt aussi à enseigner à d’autres, et de la même manière, le métier que ses devanciers lui ont appris.
«Ce séjour à Ellora, quel souvenir charmant pour nous autres jeunes aspirants, et quels récits ne fîmes-nous pas ensuite à bord, soit au sujet des temples et des ruines bouddhiques, soit en racontant les prouesses des éléphants! et celles-ci, je l’avoue, m’avaient enthousiasmé autant que les antiquités! Tu sais, Paul, il y a dix-huit mois, j’étais encore très jeune et je m’amusais comme un enfant à voir ces animaux extraordinaires. Durant les quatre jours que nous passâmes à Ellora, l’un d’eux me prit en grande amitié, à cause des friandises dont je le bourrais, disaient mes camarades; moi, je suis sûr qu’il m’aimait réellement et qu’il a été la victime d’une erreur de la justice humaine, car jamais, sans de terribles provocations, Djin n’aurait prémédité et accompli un crime aussi abominable.
—Un crime, Dinand? raconte vite, s’écria Paul, dont les yeux brillaient.
—J’y arrive. Nous quittâmes donc Ellora lorsque notre permission fut sur le point d’expirer, et le jour suivant l’Iéna saluait la rade anglaise. Ensuite notre première relâche fut Batavia, dont je te parlerai une autre fois, et là m’arriva une lettre de Harry Keith. Je vais en lire les passages ayant rapport à ce tragique événement.
«..... Mon cher ami, en terminant je veux vous faire le récit d’une chose terrible dont je viens d’être le témoin et qui m’a réellement bouleversé. Il s’agit de Djin, votre protégé, devenu le mien aussi après votre départ, car alors je m’attachai beaucoup à cet animal, en souvenir d’une amitié récente, durable, je l’espère, entre nous. J’allais donc chaque matin souhaiter le bonjour à Djin; lui se montrait doux et affectueux. Lorsque je prononçais votre nom, ses yeux intelligents vous cherchaient de tous les côtés... Jugez de ma stupéfaction en apprenant un soir que Djin avait tué son cornac en employant de terribles raffinements de cruauté. D’abord je ne voulus pas ajouter foi au récit de mon soldat; cependant je dus me rendre à l’évidence. Il paraît que Djin et un autre éléphant étaient occupés à abattre des arbres au bord d’un petit lac situé à un kilomètre des écuries. La tâche achevée, le cornac de Djin arrive seul afin de ramener les deux animaux, auxquels, dès qu’il se trouve à portée, il adresse quelques paroles; mais bientôt il s’interrompt et veut courir; Djin lui barre toute issue, le terrasse et le foule aux pieds; l’homme appelle à son secours, il paraît aussi implorer l’animal; celui-ci répond par des cris de colère et continue son œuvre. Ensuite, entourant avec sa trompe la taille du cornac, il le précipite dans le lac; ce malheureux, qui respire encore, se débat et veut nager; mais chaque fois qu’il se redresse, Djin le repousse et le maintient entre deux eaux. Bientôt le corps reste immobile, à moitié échoué sur la berge... Vous vous demandez sans doute, mon cher Résort, ce que pendant ce temps-là faisait l’autre éléphant? Eh bien, avec l’air parfaitement tranquille il alignait les arbres abattus. Cela d’ailleurs n’est point un fait isolé, car jamais, sans y être invité, un éléphant ne se mêle des affaires de son prochain.
«La cloche commence à annoncer l’heure du repas; alors les deux éléphants quittent le bord du lac et le théâtre du crime pour s’en aller aux écuries, où ils déjeunent de fort bon appétit...
«L’éveil fut donné seulement dans la soirée par une vieille femme hindoue et son petit-fils; tous deux avaient assisté à ce drame sur la rive opposée du lac, criant, appelant. Leurs cris, entendus du village voisin, n’inquiétèrent d’abord personne; ensuite il fallut marcher deux heures pour contourner le lac et arriver aux écuries.
«Des soldats rapportèrent le corps du malheureux cornac. On instruisit l’affaire, on surveilla Djin enfermé et qui n’était plus libre de sortir, Djin restait doux et paisible. J’allai le voir, il m’accueillit avec la même affection... La vieille femme affirmait que le cornac, avant d’être terrassé, avait frappé l’éléphant. Mais une enquête ne prouva aucune habitude de brutalité de la part du mort.
«Une semaine s’écoula; cependant, depuis le crime, on s’imaginait à Ellora qu’un souffle de révolte passait sur l’esprit des éléphants; les cornacs se plaignaient ouvertement qu’on les exposât à être massacrés en ne punissant pas le coupable; ils ajoutaient que leurs sujets devenaient rétifs, et cela était vrai; mais eux-mêmes avaient aussi moins de patience et exaspéraient souvent les animaux dont ils se méfiaient sans raison, j’en suis persuadé... Enfin, l’état des choses empirant, les officiers résolurent d’assembler un conseil de guerre pour juger Djin. Celui-ci comparut bientôt devant un jury composé de douze officiers. L’accusation fut soutenue par le chef des cornacs, les témoins cités à la barre étaient la vieille Hindoue et son petit-fils. Notre commandant accepta la charge de juge et je demandai à être l’avocat de l’accusé. Eh bien, mon ami, je crois avoir déployé un talent oratoire dont je ne me savais pas doué, juge et jurés paraissaient fort émus; mais le chef des cornacs répliqua, il produisit aussi les victimes, la femme et les enfants du mort..., et puis le jeune garçon contredisait sa grand’mère au sujet des coups dont Djin aurait été frappé. Ma thèse étant la provocation exercée vis-à-vis de l’animal, cette thèse rejetée, Djin se vit condamné à être fusillé le lendemain matin.
«Vous rirez peut-être, mon ami, lorsque vous saurez que j’ai passé toute cette dernière nuit dans l’écurie avec Djin, bien plus calme et résigné que je ne l’étais; pourtant il savait tout, j’en suis certain, car il ne dormit pas et il refusa toute nourriture. Parfois, ainsi qu’il faisait avec vous, Djin me caressait les mains. A la fin de la nuit dans cette solitude, sous ces immenses voûtes édifiées par des générations oubliées et qu’un rayon de lune illuminait de place en place, j’en arrivai à me demander si celui qui allait mourir n’était pas une nature humaine. Au matin, un peloton de soldats indigènes arriva, l’arme au bras, que Djin regarda sans broncher... Et pendant qu’on chargeait les fusils, après que je l’eus embrassé, je m’éloignai. Mais je résolus de l’assister jusqu’à la fin et je restai derrière les soldats.
«Feu!» cria le lieutenant... Au lieu de s’acculer au bout de son écurie, Djin présenta la tête et le haut du corps de profil, se redressant un peu entre les barreaux de fer qui garnissaient le devant du réduit: les balles l’atteignirent au défaut de l’épaule; d’abord on craignait d’être obligé à faire une seconde décharge et que seulement blessé à la première le condamné se débattrait. Ce spectacle nous fut épargné. Ayant fait face à la mort, Djin tomba foudroyé. Deux autres éléphants traînèrent bientôt l’immense cadavre jusqu’au fond d’une carrière abandonnée dans la forêt voisine.
«Ensuite tout rentra dans l’ordre aux écuries d’Ellora; mais, mon cher Résort, je reste persuadé que Djin a dû être terriblement provoqué.»
—Moi aussi, s’écria Paul, qui avait le cœur très gros, pauvre Djin!
—Oui, pauvre Djin!..» dit Marine, dont les yeux étaient humides, comme les yeux de Mme de Résort.
Il semble que les jours heureux filent avec une rapidité double. La première quinzaine de novembre était déjà bien avancée. Un ordre venait d’arriver, enjoignant à Ferdinand de rallier Brest le 20, parce que la Minerve entrerait en armement le 22. Malgré tous les efforts pour ne pas attrister les derniers moments, la séparation prochaine et inévitable pesait sur tous les esprits. Cependant on devait accompagner l’aspirant et demeurer à Brest avec lui jusqu’au départ de la frégate. Ensuite la famille se fixerait à Paris pour le temps que M. de Résort, alors capitaine de vaisseau, resterait attaché au Conseil de l’Amirauté.
Succédant à un coup de vent de nord-ouest, l’été de la Saint-Martin ramena quelques journées exceptionnellement douces et ensoleillées, dont les jeunes gens profitèrent pour revoir tous les coins les plus aimés. Quelquefois, de très bon matin, Ferdinand chassait aux environs; mais il était toujours rentré pour l’heure du déjeuner.
Un jour cependant, après le quart d’heure de grâce, on se mit à table sans lui. Le café était déjà servi, et Mme de Résort commençait à s’inquiéter, lorsque son fils entra dans la grande salle, l’air fort ému.
«Qu’as-tu? cria la mère.
—Je n’ai rien, maman, rassurez-vous, rien du tout; c’est Thomas bien malade qui m’a retenu; et je viens vous chercher de sa part; ensuite, si vous et mon père le permettez, je ferai a atteler et j’irai à Cherbourg.
—Pauvre Thomas, dit Mme de Résort subitement attristée, il changeait et s’affaiblissait. Je vais m’apprêter pendant que tu déjeunes.
—Je me dépêcherai d’avaler quelques bouchées; mais, maman, ajouta le jeune homme au moment où il vit sa mère prête à quitter la salle, maman, c’est que Thomas désirerait aussi dire adieu à sa petite fée.»
Marine, déjà debout, s’écria: «Dites oui, mère, je vous en prie, je voudrais tant soigner Thomas.
—Ma chérie, demande à ton père ce qu’il en pense.»
La réponse n’était pas douteuse, M. de Résort n’ayant jamais rien refusé à celle qui d’ailleurs n’abusait pas de son influence.
Alors M. de Résort questionna son fils: «Où était Thomas? et pourquoi Ferdinand avait-il besoin d’aller à Cherbourg?
—Thomas est dans sa cabane roulante, répondit Ferdinand, et le troupeau se trouve parqué sur la lande près de la fontaine de Biville. Il avait été convenu hier avec le fils Quoniam que nous chasserions de ces côtés. Arrivés à quelque distance, nous avons aperçu les moutons guidés par le nouveau chien, mais pas de berger, et couché devant la cabane, Pastoures, qui geignait d’une façon lugubre. Saisis d’inquiétude, nous sommes accourus. La cabane était ouverte; étendu sur son lit, Thomas, la tête renversée, nous parut à l’agonie; cependant il reprit connaissance après quelques soins, et bientôt il nous parla avec toute sa lucidité. Montrant ce calme et cette présence d’esprit qu’il a toujours eus, il s’adressa d’abord à moi:
«Merci, monsieur Ferdinand, je suis heureux de vous revoir, oui, bien heureux; mais je savais que Dieu m’accorderait encore cette grâce et puis celle de voir aussi la bonne dame et la petite fée; voudrez-vous me les aller querir?
—Certainement, me suis-je écrié, je ramènerai aussi le médecin, et vous vivrez encore longtemps.»
«Alors il a souri et ses yeux clairs me regardaient affectueusement pendant qu’il me répondait:
«Non, la lampe n’a plus d’huile et aucun médecin ne vend de cette huile-là! Je m’en irai ce soir quand la pleine lune se lèvera, à huit heures, un peu avant, un peu après. Jean Quoniam, veux-tu m’aller quérir M. le curé de Biville et puis ton père, mais le prêtre d’abord.
—Certainement que je veux bien; faut-il partir tout de suite? répondit le jeune fermier.
—Oui, merci.»
«Nous sommes restés seuls, c’était ce que désirait Thomas. Je l’installai de mon mieux et il me sembla tout à fait remis. Je lui parlai de mon espoir renaissant.
«Non, non, touchez mon cœur et mon pouls, répliqua-t-il, je ne souffre pas; mais la vie s’en va. Donc, monsieur Ferdinand, après que vous aurez conduit ici la dame et la demoiselle, voudriez-vous point faire une chose pénible et ennuyeuse pour satisfaire un vieux homme qui vous a tant chéri?
—Certainement, Thomas, dites vite.
—Eh bien, Thomy est à Cherbourg, matelot et mauvais matelot, indiscipliné, toujours puni, toujours révolté. Voici un papier où vous trouverez les indications nécessaires, et, si vous pouviez me l’amener ce soir, avant le lever de la lune, ah! monsieur Ferdinand, peut-être que les dernières paroles d’un chrétien feraient alors mieux qu’aucune autre! Il faut vous dire que j’ai toujours aimé Thomy quoi qu’il fît et malgré les chagrins qu’il me causait, peut-être parce qu’il était abandonné, enfant trouvé comme je l’ai été moi-même...»
«Père, je me sentais bien ému, continua Ferdinand, et je promis à Thomas de lui obéir en tout au sujet de ce malheureux garçon. Ensuite, aussitôt que le prêtre et Jean Quoniam furent en vue, je m’empressai d’accourir ici.»
A cet instant Mme de Résort et Marine rentrèrent dans la salle, et Charlot annonça que le cabriolet était attelé.
«Eh bien, Charlot, conduisez d’abord ces dames là où elles vous indiqueront, dit M. de Résort, ensuite nous vous rejoindrons à la croix de Biville; prenez de bonnes couvertures, les soirées sont fraîches et nous ne reviendrons certainement pas avant la nuit, car, ajouta-t-il en s’adressant à Ferdinand, je t’accompagnerai à Cherbourg, où mon autorité sera peut-être fort utile pour obtenir une permission à Thomas.»
..... Six heures sonnaient aux horloges de la ville lorsque le cabriolet de M. de Résort quitta la cour de l’hôtel de l’Amirauté; le temps s’était refroidi, mais les voyageurs portaient de chauds vêtements et le robuste cheval sentait l’écurie; frais et dispos, après un repos de plusieurs heures, il brûlait le pavé. Les deux messieurs causaient à voix basse.
Sur le siège de derrière, Chariot essayait parfois d’arracher un mot à son voisin; celui-ci répondait seulement par monosyllabes d’une voix dure et sèche: «Oui, non, je ne sais pas.» Enfin Charlot découragé garda le silence, tout en considérant Thomy habillé en matelot. Un assez joli garçon maintenant, avec de très beaux yeux dont l’expression déplaisait; surmontés de sourcils très noirs et bien dessinés, ces yeux ne vous regardaient jamais en face. Les lèvres étaient trop épaisses, les dents superbes et la taille bien prise. «Il n’est pas devenu vilain, pensait Charlot, mais tout de même y me plaît pas plus qu’autrefois.»
M. de Résort avait obtenu à grand’peine une permission de quarante-huit heures pour ce jeune matelot constamment puni et qui le jour même sortait de prison... «Je ne voudrais pas refuser ce que vous me demandez, mais vraiment, mon cher commandant, si vous vous intéressez à cet homme, vous devriez lui persuader de faire peau neuve, sinon il ne finira pas son temps sans commettre quelque faute très grave. Cependant il est intelligent, et, s’il voulait bien se conduire, il obtiendrait promptement ses premiers galons.»
Ainsi s’exprimait au sujet de Thomy le commandant de la division de Cherbourg.
Enfin, la permission obtenue et les formalités nécessaires remplies, le matelot fut envoyé à l’hôtel, où l’attendaient M. de Résort et son fils. Ces deux derniers eurent alors quelque raison d’être désagréablement surpris.
Dès qu’il l’aperçut, Ferdinand s’avança vers Thomy, l’air riant, la main tendue en s’écriant:
«Bonjour, Thomy, je suis bien content de vous revoir, réellement bien content, et de vous retrouver sous cette vareuse. Thomy, voici mon père, le commandant de Résort, qui a obtenu quarante-huit heures de permission pour vous.
—Bonjour, commandant, bonjour, monsieur Ferdinand, vous êtes réellement trop bons de vous intéresser à un simple matelot. Mais puis-je savoir d’où me vient cet honneur que je n’ai point réclamé?»
Le ton démentait les paroles et Thomy n’avait pas serré la main tendue si franchement.
«Hem, dit M. de Résort, les sourcils froncés, hem!... Oui, vous pouvez le savoir. Notre ami Thomas Fontaine va mourir, il nous a priés de vous amener vers lui; alors mon fils et moi nous sommes empressés de satisfaire au désir du digne homme; nous avons éprouvé quelque difficulté à vous obtenir une permission; pourquoi? vous vous en doutez peut-être. Ferdinand, ordonne à Charlot d’atteler pendant que nous goûterons, car nous dînerons fort tard, suivant toute probabilité. Mangez aussi quelque chose, Thomy.
—Merci, commandant, je n’ai besoin de rien; si vous voulez me le permettre, j’irai vous attendre en bas.
—Parfaitement, allez.»
Dès que Thomy eut fermé la porte: «Eh bien, voilà ce que j’appelle un vilain sujet, s’écria M. de Résort; je le juge aussi mauvais qu’envieux et sot.»
La brume se dissipait, les étoiles brillaient dans la nuit calme, il faisait un peu froid, mais aucun vent, et la lune n’était pas encore levée lorsque le cabriolet s’arrêta près d’une croix de pierre située à l’embranchement de plusieurs sentiers.
«Trouveras-tu le chemin? demanda M. de Résort en mettant pied à terre après son fils et Thomy.
—Certainement, répondit Ferdinand.
—Charlot, allez au manoir et occupez-vous du cheval; il nous a menés d’un fameux train et pourrait s’enrhumer.
—Soyez tranquille, commandant... Mais ensuite, voulez-vous me permettre de revenir voir Thomas?
—Sûrement.»
Les trois hommes s’engagèrent dans une route en pente tracée au milieu de la lande. Ferdinand servait de guide, sûr de ne pas s’égarer. Après un quart d’heure une vive lueur éclaira le bas d’un sentier.
«Je vois ce que c’est, dit Ferdinand, on aura allumé du feu; regardez, père, ces ombres autour du foyer et de la cabane roulante.»
Les nouveaux arrivants aperçurent une cahute construite par Thomas et dont le berger était très fier; elle ressemblait aux autres où s’abritent les pasteurs de troupeaux, mais plus longue, et tout le devant s’en abattait à volonté. Pendant les belles nuits, Thomas une fois couché pouvait de là surveiller ses moutons et dormir «sous le grand ciel», suivant son expression. Comme il l’avait toujours désiré, il allait mourir dans sa belle lande sauvage et sous son grand ciel. «J’espère, disait-il quelquefois à la dame sa seule confidente, j’espère que le bon Dieu me fera la grâce de ne point finir ma vie entre quatre murs.»
Mme de Résort avait trouvé son humble ami en pleine connaissance; il venait de recevoir les derniers sacrements et semblait très calme et doucement heureux.
Pendant toute l’après-midi, Thomas parla peu, mais il écouta les pieuses lectures et les douces paroles de ses amies. «Je suis content, répétait-il parfois, j’avais rêvé de cette mort ainsi qu’elle arrive.»
Au moment où l’angélus du soir sonna à Biville, et comme l’air, très léger, laissait arriver le son de loin, il s’écria:
«Allez dîner, ma bonne dame, allez, je vous en prie, avec la petite fée, vous reviendrez tout de suite après; allez, M. Paul et Fanny seraient en peine.»
Mme de Résort ne voulut pas contrarier Thomas, qui ne se rendait plus compte des distances et des heures. Le manoir étant à six kilomètres au moins, les deux dames se rendirent tout près de la croix de pierre dans une petite auberge, où elles trouvèrent du pain, une omelette et du café noir. En Normandie, on trouve partout du café passable. Ensuite, réchauffées par la chaude boisson, la mère et la fille commencèrent la triste veillée; la jeune fille n’avait jamais assisté de mourant et elle eût imaginé ce spectacle autrement pénible, même effrayant.
«Ah! je suis heureux, murmura Thomas en apercevant de nouveau ses amies, je suis heureux; mais je savais que vous reviendriez à temps. Quelle heure est-il?
«Sept heures,» dit Quoniam. Le fermier, son fils et sa bru venaient d’arriver, suivis du curé de Biville.
—Sept heures, reprit Thomas, encore une heure...»
On alluma un grand feu de bruyères et d’épines sèches, car la nuit devenait froide. Les moutons étonnés bêlèrent tristement, le jeune chien les gourmanda. Pastoures alors, se rappelant son devoir d’autrefois, fit quelques pas hors du rayon lumineux...; mais il se ravisa promptement et se recoucha à sa place ordinaire, sur le devant et contre une des roues de la maison roulante.
Auparavant son maître l’avait caressé en disant:
«Qui donc aura la charité de garder le vieux serviteur après le vieux berger?
—Moi, moi, répondirent plusieurs voix. Soyez tranquille, Thomas, le chien sera bien aimé et choyé chez nous.»
Thomas le premier signala les nouveaux arrivants. «Eux, dit-il en joignant les mains, eux! Dieu soit loué!»
En effet, voilà trois hommes qui traversent la place éclairée, et le premier arrivé près de la cahute. Ferdinand, se penche et embrasse le front du mourant en lui disant tout bas: «Thomy nous accompagne.»
Les yeux de Thomas brillent, ce baiser lui semble très doux, il regarde un instant M. de Résort, la dame et leurs deux enfants.
Comme il a aimé ceux-là et qu’il sera bon d’en parler là-haut!
Cependant Thomy s’approche à son tour avec quelque émotion, en se rappelant combien Thomas a été patient, et puis la dame le regarde.
«Écoute, Thomy, lui dit son parrain, écoute bien, je vais mourir très heureux parce que je suis chrétien; toi aussi, tu as été baptisé, penses-y, change de conduite; toujours tu as haï et tu t’es révolté, soumets-toi! Et pour te rendre la tâche plus aisée, avec la permission de la dame, par testament, je t’ai laissé le peu que je possède. Après tes années de service, si tu le veux, tu pourras devenir fermier; demande alors conseil à la dame et au commandant... Thomy, dès après le naufrage j’avais grande amitié pour toi; malgré tes mauvaisetés, cette amitié a persisté. N’étais-tu point un orphelin comme moi? Que de fois on m’a reproché de n’appartenir à personne! mais ça ne me rendait point haineux... Dieu est bon, pour tous également bon... Ah! la lune...»
En effet, au sommet de la lande, le paysage s’éclaira subitement; bientôt la pleine lune énorme se dressa à l’horizon, répandant de tous côtés sa blanche lumière; mais le bas du sentier et la cahute demeuraient encore dans l’ombre.
Cependant les alentours s’étaient peuplés de paysans, habitants des hameaux voisins: «Ce n’est point tous les jours que l’on a la chance de voir mourir un sorcier.»
Serrés les uns contre les autres, ces gens ne savaient à laquelle entendre, de leur curiosité ou de leur frayeur: la première les poussait à regarder de tous leurs yeux et la seconde leur conseillait de s’enfuir à toutes jambes, car, disaient quelques fortes têtes: «Quéque nous ferions si le berger y jetait un dernier sort à nous ou à nos bêtes! M. le curé est là, ben sûr! mais il ne saurait conjurer les sorts, puisqu’il refuse d’y croire.»
Les mains jointes, les yeux fixés sur l’astre levant, Thomas semblait prier, sa figure prenait déjà le ton d’une cire jaune, lorsque ses lèvres remuaient encore; le prêtre s’agenouilla, les assistants l’imitèrent. «Allez en paix, dit le premier, je vous bénis au nom de notre Sauveur.
—Amen,» répondit le mourant en avançant la main droite vers une croix que lui présentait Mme de Résort. Les deux mains se rencontrèrent sur l’objet sacré. «Merci..., ma... bonne dame,» murmura Thomas dont les traits s’illuminèrent subitement dans un sourire. Et à l’instant même, en montant dans le ciel pur, la lune envoya ses rayons blancs sur la cahute et sur le lit. Alors des lèvres du berger sortit un soupir léger comme celui d’un enfant nouveau-né... Tout était fini... sans spasme et sans agonie.
Interrompant bientôt les prières que chacun répétait mentalement, le chien se mit à hurler, d’une façon lugubre, prolongée. «Il hurle la mort,» murmurèrent les paysans. Tout à coup un énorme sanglot les fit tressaillir. C’était simplement Charlot; arrivé à la dernière seconde, et resté dans l’ombre projetée par la cahute, le brave garçon pleurait son ami le berger.
Ensuite, sur l’ordre du prêtre, la porte de la cabane fut fermée et ses roues démontées. Les hommes de Biville emportèrent le corps à bras. Quatre par quatre les porteurs se dirigèrent vers le presbytère de Biville. «La dépouille de notre ami restera chez moi jusqu’aux funérailles,» avait dit le curé, qui suivait avec la famille de Résort, Thomy, les Quoniam, Charlot et plusieurs autres.
L’étrange procession gravit le sentier; après avoir fait halte à la croix de pierre, elle pénétra dans le village endormi, où tous les chiens répondirent à Pastoures, car le pauvre animal continuait à hurler entre les jambes de ceux qui emportaient son maître.
Un moment Charlot regarda Thomy alors â ses côtés. Thomy pleurait silencieusement et cela fit plaisir au bon Charlot...
Le surlendemain un brouillard humide semblait baigner les dunes et la lande pendant que les restes de Thomas Fontaine entraient dans la vieille église de Biville; mais un pâle rayon de soleil perça les nuées grises lorsque les fidèles commencèrent à jeter l’eau bénite sur le cercueil. Après les dernières prières, devant la tombe ouverte, le curé prononça quelques paroles très simples d’une voix émue. En peu de mots, il retraça la vie, les mérites et aussi les actes de charité, dont Dieu seul connaissait le nombre, accomplis par ce juste qui aurait eu quelque excuse à devenir mauvais: enfant abandonné par des parents restés inconnus, trouvé un soir d’hiver presque mort de froid auprès de la fontaine de Thomas Hélye, d’où lui venait son nom de Thomas Fontaine, élevé par des paysans chez lesquels le pain manquait souvent, durement traité, insulté par les enfants, ses camarades, qui lui reprochaient sa naissance; soldat ensuite et puis berger, revenu au pays d’adoption après des années d’absence, resté chrétien, résigné et profondément bon; trouvant enfin une famille qui l’appréciait et lui confiait le soin de nombreux troupeaux, il soignait les pauvres, aidant chacun avec sa maigre bourse et sa grande expérience, jamais rebuté malgré les sottises débitées à propos de sa prétendue sorcellerie, et il mourait entouré d’âmes d’élite...
«Eh ben, tout de même, disait le lendemain la femme de l’adjoint à celle du maire de Siouville, tout de même, il faut vivre au jour d’aujourd’hui pour voir un curé, et un respectable curé, que nous vénérons tous, n’avoir pas de honte à faire un discours sur la tombe d’un sorcier, et juste comme si ce sorcier aurait été comme qui dirait un notaire ou un maire. A Cherbourg, où j’habitais dans ma jeunesse, on prononçait souvent deux et même trois discours sur la tombe des officiers; mais jamais, au grand jamais, sur celle d’un sorcier.»
Et l’autre de répondre:
«Vous avez cent fois raison, mame Lécesteur, cent fois, mille fois même. Les temps sont bien extraordinaires! El rappelez-vous l’an dernier lorsque le gros boucher de Beaumont est décédé, vous savez, celui qui battait sa femme et ses filles dès qu’il avait bu, et ça lui arrivait tous les jours de marché, eh bien, on s’attendait, comme il était le plus riche de la commune et qu’il avait laissé une grosse somme à la fabrique, on s’attendait à un discours de M. le curé doyen du canton. Ah ben, marchais! pas un traître mot; j’y étais, et vous me croirez si vous voulez! Et aujourd’hui un quart d’heure d’éloges que notre curé nous a forcés d’entendre, et que les gens du Pin écoutaient bouche bée, sur un enfant trouvé qu’était devenu sorcier...
—Ah! oui, mame Raitinville, les temps d’aujourd’hui, on peut dire qu’y sont des drôles de temps!...»
Reverrons-nous ce coin de Normandie? Nos héros vont le quitter pour plus longtemps qu’ils ne se l’imaginent... Ferdinand part demain pour Brest; fera-t-il cette belle campagne dans le Levant, rêve doré de tous les jeunes officiers? Thomy deviendra-t-il meilleur? De cela je doute fort, car pendant les funérailles de celui qui l’avait aimé jusqu’à sa mort, le jeune homme ne pensait qu’à suivre de vilaines pensées, enviant Marine et Ferdinand, comme autrefois, furieux aussi contre M. de Résort, qui, le matin même, lui avait refusé son aide pour obtenir un long congé. Avec ses mauvaises notes et sans appui il n’y réussirait pas tout seul; alors, à quoi lui serviraient ces quelques méchants billets de mille francs laissés par son parrain?... Seule son ancienne protectrice ne lui inspirait pas de mauvais sentiments, mais pourquoi ne l’aidait-elle-pas? Et ces conseils qu’elle lui donnait, pouvait-il les suivre? Non, certainement.
La veille de son départ, avec l’aide de Charlot, Ferdinand ensevelit Pastoures dans le jardin du manoir; là une large pierre blanche avait déjà été posée, bien propre et cachée au milieu d’un massif de jeunes chênes; cette pierre recouvrait les restes de Frisette, la caniche gris de fer, morte de vieillesse depuis plusieurs années.
Après les funérailles du berger, Pastoures disparut subitement de la ferme des Pins où le père Quoniam l’avait emmené en disant: «P’t-être bien que Piedblanc y saura consoler son ancien camarade.»
Mais Pastoures ne voulut même pas s’approcher du petit cheval, il ne s’arrêtait pas de hurler et puis il se sauva.
Enfin par le successeur de Thomas on connut le sort du pauvre animal. Celui-ci, retournant au troupeau, avait d’abord suivi de loin le berger et les moutons. Alors le jeune chien eut pitié du vieux serviteur, auquel il abandonna la meilleure part de la pâtée, se couchant auprès de lui durant la nuit... Un matin, on trouva Pastoures mort, déjà froid, à côté de son camarade, qui essayait de le réchauffer en le léchant doucement.
La Minerve avait déjà quitté la rade de Brest depuis quinze jours. Quoiqu’elle eût sillonné toutes les mers du globe et malgré un premier avis défavorable donné autrefois par la commission de désarmement, on s’était décidé à réparer la vieille frégate, parce qu’aucune autre ne se trouvait prête à partir.
«Le bâtiment n’étalera pas un coup de vent,» disaient et répétaient nombre d’officiers. Il partit cependant. Tout à coup, au bout d’une semaine, des bruits alarmants commencèrent à courir dans Brest: rumeurs étranges, circulant parmi les habitants des ports, sans rime ni raison bien souvent, dont personne ne peut découvrir l’origine, et qui précèdent parfois l’annonce d’une catastrophe.
Dans le cas présent, ces rumeurs naquirent à la suite d’une effroyable tempête qui joncha de naufrages les côtes ouest de la France. Mais rien n’était venu confirmer les craintes énoncées, et, par le fait, on ne pouvait rien savoir encore, puisque la Minerve ne devait pas relâcher avant Lisbonne. D’ailleurs le télégraphe électrique ne communiquait pas alors avec le Portugal.
Le dix-huitième jour, des lettres arrivèrent de Lisbonne, ensuite, répondant à des télégrammes, des dépêches de la Corogne, et aucune mention de la Minerve. Au ministère de la marine on affirmait ne rien savoir. La consternation devint générale à Brest, où la famille de Résort se trouvait encore.
Les gens compétents répétaient: «Cent à parier contre un que la Minerve est en ce moment saine et sauve en pleine mer; après avoir tenu la cape, elle a dû fuir devant la queue de la tempête...» Des jours s’écoulèrent encore sans nouvelles. L’inquiétude allait croissant. M. et Mme de Résort se cachaient réciproquement la leur, que Marine devinait et partageait. Le commandant courait matin et soir à la préfecture maritime. Il revenait en disant: «Rien encore;» il ajoutait: «Cela n’est pas étonnant», pour telles ou telles raisons.
«Non, répondait sa femme, c’est tout naturel...» Et puis on essayait de causer, de se mettre à table, de sortir, car il fallait distraire Paul... Mais quelles angoisses secrètes et quelles terribles nuits!
Un dimanche, par une triste après-midi de la fin de décembre:
«Je ne puis rester davantage à Brest, Madeleine; il nous faut partir.»
M. de Résort avait dit cela au moment où le déjeuner finissait, les plats laissés presque intacts. Paul lui-même mangeait à peine et il pâlissait au milieu de cette atmosphère de tristesse.
Personne ne répondit, et M. de Résort ajouta:, «Je dois être à Paris le 2 janvier et rien ne nous retient ici.
—Vous avez raison, mon ami, nous ferons nos malles ce soir; les enfants ont aussi besoin de reprendre leurs études régulières...»
Et puis on garda le silence et la mère se disait: «Partir, remuer avec ce poids sur le cœur!» Des larmes drues et pressées tombaient des yeux de Marine dans son assiette.
«Allons, mes enfants, s’écria M. de Résort, allons nous promener, montons à Recouvrance et à la chapelle de Sainte-Anne du Portzic, cela nous distraira.
—Oui, c’est cela, allez, dit la mère.
—Pas sans vous, maman, s’écria Marine; nous ne vous laisserons pas seule ici.»
Mme de Résort ne résista pas au désir de sa petite Marine; cependant elle savait que l’angoisse la suivrait partout.
Il ne pleuvait pas, mais une teinte grise et uniforme envahissait la terre et le ciel! Très uniformément sombre, la crête blanche des vagues exceptée, cette étendue d’eau n’était pas faite pour égayer ceux qui la regardaient.
Les hautes mâtures des vaisseaux disparaissaient dans la brume. On distinguait à peine le Goulet et les îles situées à l’entrée de Brest. Ce paysage semblait lugubre, ainsi noyé dans le brouillard. Après une courte prière, assise devant la chapelle dédiée à sainte Anne, Mme de Résort contemplait l’Océan avec des sentiments de haine.
Paul était grimpé sur une petite éminence. «Papa, cria-t-il, voilà un grand navire dans le Goulet; tenez, on dirait qu’il vient de sortir d’un nuage.»
En effet, chacun distingua bientôt un bâtiment de guerre, une frégate dont la mâture parut absolument anormale à M. de Résort.
Tous regardaient et les cœurs battaient. «Ah! s’écria le commandant, j’ai été absurde de ne pas apporter ma lunette; mais il me semble reconnaître la Pomone; oui, c’est bien elle. Vous savez, Madeleine, je l’ai commandée en 46...»
Au fond, M. de Résort ne reconnaissait rien du tout, il disait cela au hasard; espérant lui-même, sans aucune raison plausible, il ne voulait pas toutefois laisser à sa femme une illusion qui serait probablement trop vite dissipée. Madeleine répondit, ayant parfaitement deviné les pensées de son mari:
«Certainement, on reconnaît toujours un bâtiment dont on a été le commandant. Rentrons, voulez-vous? je suis glacée.»
Elle tremblait, en effet, appuyée au bras de M. de Résort. Les parents, silencieux, reprirent le chemin de la ville; les enfants suivaient tristement... Quand on fut arrivé sur le Champ de Bataille: «Allez donc à la préfecture, dit Mme de Résort en s’adressant à son mari.
—Certainement, Madeleine; mais c’est la Pomone.
—Je le sais, mon ami, pourquoi le répéter? N’importe, allez, je vous en prie.»
M. de Résort partit d’un air tranquille, pour courir dès qu’il eut tourné le coin d’une rue. Sa femme s’assit sur un banc, les mains dans les mains des enfants. «Mon Dieu! mon Dieu!» répétait-elle, incapable de prononcer d’autres paroles ou de formuler d’autres prières.
Le brouillard devint une pluie glaciale, au delà de quelques pas on ne distinguait plus aucun objet.
«Rentrons, maman, voulez-vous? dit Marine, effrayée de l’état où elle voyait sa mère.
—Non, pas avant le retour de votre père.»
Le Champ de Bataille était désert. Tout à coup on entendit des pas précipités et M. de Résort parut derrière un arbre, et il agitait sa casquette et criant:
«Madeleine, c’était la Minerve.»
En effet, la Minerve venait de mouiller en petite rade, son mât d’artimon brisé, ses bastingages enlevés ainsi que presque toutes ses embarcations, faisant eau de partout; malgré l’heure avancée, on dut la remorquer et l’étayer dans un bassin, car elle menaçait de couler à pic.
Aux pompes depuis une semaine sans trêve ni répit, les matelots étaient épuisés, ainsi que les officiers et les commandants; mais parmi les cinq cents hommes composant l’équipage et l’état-major de la frégate, aucun ne manquait à l’appel. On pouvait donc se réjouir sans arrière-pensée.
Tout l’équipage fut ensuite débarqué, regrettant fort de manquer cette campagne du Levant, Eldorado de la marine. Un autre bâtiment avait été désigné au ministère pour porter le guidon de l’amiral commandant la station. Seuls les officiers supérieurs gardèrent leur poste et se rendirent à Toulon pour suivre l’armement du Jean-Bart.
Et, condamnée à ne plus naviguer, sa mâture rasée, la pauvre Minerve devint un ponton caserne.
Ferdinand passa encore une heureuse semaine auprès de ses parents en attendant un nouvel ordre, car les aspirants n’ont jamais de poste à terre. Son père et lui revinrent un matin de la préfecture au moment où le déjeuner était servi.
«Il y a du nouveau, n’est-ce pas? l’ordre est arrivé, pour quelle station?»
Mme de Résort parlait ainsi, essayant de sourire; mais elle se doutait que ce nouveau devait être peu agréable.
«Oui, Madeleine, Ferdinand est embarqué sur la Coquette, à destination du Pacifique.
—Ah! dit la mère qui pâlit, et ce sera une longue campagne?
—Ces croisières-là sont toujours longues; il faut les faire tôt ou tard; elles sont saines d’ailleurs, avec une navigation toujours belle. La Coquette est un très joli bâtiment neuf, bien aménagé.
—Alors, Jean, pourquoi cet air contrarié et soucieux? Voyons, dites-le-moi.
—Eh bien, Madeleine, je vous avouerai que l’état-major de la Coquette me cause quelque souci, parce que je prévois bien des tiraillements à son bord, mais dont, je l’espère, une fois averti, Ferdinand saura rester à l’écart. Voyons, ma chère amie, ne prenez pas cette mine consternée, ajouta le commandant. Je gage que vous rêvez déjà un tas de choses invraisemblables; déjeunons vite, ensuite je vous mettrai au courant; avant de voir son nouveau commandant et les officiers, Ferdinand doit aussi être instruit et un peu conseillé par ma vieille expérience.»
Le déjeuner achevé, et dès qu’il remonta dans la chambre de sa femme, M. de Résort reprit le sujet qu’il n’avait pas voulu traiter devant les domestiques de l’hôtel.
«La Coquette, dit-il, déjà à moitié armée, sera tout à fait prête le 15 janvier au plus tard, et c’est le plus joli des bâtiments de son type. Elle se rend à la station de l’océan Pacifique, mais non pas en coupant au plus court, puisqu’elle passe d’abord à Fort-de-France, où depuis Brest elle devra convoyer la Caravane, un vieux transport assez détérioré, qu’on n’ose laisser traverser seul l’Atlantique, et l’opinion du préfet, comme la mienne, c’est que les deux bâtiments se perdront absolument de vue au premier coup de vent. Si donc le transport court quelque danger, tant pis pour lui, car l’autre ne sera jamais là pour venir à son secours.
—Cela ne pourra atteindre Ferdinand, il n’aura aucune responsabilité à bord?
—Non certes; mais premièrement, la plus grande partie de l’équipage provient de Cherbourg, et je vous dirai que Thomy se trouve parmi les matelots. Il s’est réclamé de nous, en affirmant au lieutenant que nous l’aimions à l’égal de nos propres enfants! Cet imbécile peut causer du tracas à Ferdinand. Néanmoins, pour moi, la pierre d’achoppement, c’est la composition de l’état-major: trois enseignes, fort jeunes de grade; cinq aspirants de première classe, presque des enfants; un docteur à deux galons, et par contre un vieux commissaire.
—Et le commandant, et le second?
—Le commandant, nommé Le Toullec, que je connais de longue date, est l’un des plus anciens capitaines de frégate de la marine, brave s’il en fut, très fin marin, à la façon des capitaines au long cours d’autrefois, chez lesquels l’expérience suppléait à l’instruction. Celui-ci ne manque pas d’intelligence, mais, ignorant comme une carpe, colère avec cela, et têtu autant qu’un Breton peut l’être, aussi mal embouché que le dernier des matelots, il jure et sacre à ses heures, et celles-ci arrivent fréquemment. Figurez-vous qu’un jour, le rencontrant dans une station d’Amérique, je conduisis des dames à son bord. Eh bien, je regrettai mon imprudence, car ces dames eurent lieu de rougir. Des amis communs affirment que Le Toullec s’est corrigé et qu’à présent il reste parfois une heure sans jurer.»
Les enfants et Ferdinand tout le premier éclatèrent de rire à ce portrait, leur mère fit chorus; elle avait craint autre chose.
«Attendez, attendez, reprit M. de Résort, j’en arrive au point noir. Au cas où il obtiendrait un commandement, Le Toullec s’était précautionné d’un second qui vient justement d’obtenir un congé pour se marier. Ah! Madeleine, si vous aviez pu entendre de quelle façon Le Toullec traitait ce malheureux. «Est-ce qu’on se marie? Est-ce que j’y ai songé, moi? Quel âne, quel Patagon!» J’en passe que je ne saurais répéter ici!
«Voulant arrêter ce chapelet d’injures, je demandai au brave homme s’il avait un autre second? «Oui, s’écria-t-il, l’air encore plus courroucé, oui, j’en ai un autre, un fameux, j’ose le dire, et depuis hier, où je me rendis à la préfecture. Introduit dans le cabinet de l’amiral: Monsieur le préfet, lui dis-je, je vous salue et veux vous informer qu’un lieutenant de vaisseau engagé avec moi me manque de parole à la dernière minute, sous le prétexte fallacieux que, se mariant, il lui faut deux semaines afin de parachever sa sottise. Ainsi, amiral, je vous prie de vouloir bien désigner un lieutenant de vaisseau pour commander en second la Coquette. Votre choix sera le mien, dix à parier contre un que ce choix sera mauvais.—Là-dessus l’amiral a éclaté de rire, et puis il a fait appeler un de ses officiers d’ordonnance, un blanc-bec, tiré à quatre épingles, avec des ongles longs, une raie dans ses cheveux et un air qui donne des crispations.
«Langelle, lui a dit le préfet, voilà le commandant Le Toullec à la recherche d’un second. Vous exprimiez justement ce matin devant moi le désir de faire une longue campagne. Celle du Pacifique vous irait-elle? Avant de répondre, prenez quelques heures de réflexion; ensuite, si cela ne vous convient pas, je désignerai d’office le lieutenant de vaisseau qui se trouve en tête de liste.»—«Réellement, s’écria Le Toullec en m’apostrophant de nouveau et en jurant de plus belle, réellement, commandant, c’était à en avoir un coup de sang d’entendre le préfet, un vice-amiral, parler ainsi à ce gamin.» Et, continua M. de Résort, je me hasardai à faire cette observation que, Langelle étant non point sur la liste d’embarquement, mais à la préfecture, son chef devait le consulter avant de le désigner.
«Consulter! interrompit Le Toullec, consulter! Vous aussi, commandant, vous me feriez sortir de ma peau. Enfin, savez-vous ce qu’il a répondu, cet idiot de Langelle?
—Il a refusé,» répliquai-je et je vous assure, Madeleine, que je l’espérais.
«Non pas, reprit Le Toullec, d’abord il mit un petit verre rond sur son œil gauche au travers duquel il me regarda des pieds à la tête, et puis, laissant retomber son carreau, il s’adressa au préfet, et avec une voix pareille à celle d’une jeune fille, et traînante à en avoir le mal de mer, il murmura tout souriant:
—Merci beaucoup, amiral, vous êtes mille fois bon, je n’ai aucunement besoin de réfléchir.
—Vous préférez rester encore auprès de moi, répondit l’amiral d’un air charmé.
—Non, amiral, j’aimerais en effet beaucoup à ne point vous quitter, parce que vous êtes la perle des chefs; mais j’ai besoin de naviguer pour des raisons majeures, et cette campagne promet d’être intéressante, curieuse même à plusieurs points de vue. J’accepte donc, amiral.» Alors, se tournant de mon côté, il me tendit la main, une main de petite-maîtresse, en ajoutant: «Commandant, je suis votre homme.»
«Moi, continua Le Toullec, je n’avais qu’à boire ma sottise et je me suis retiré furieux, surtout après avoir vu le préfet taper amicalement sur l’épaule de ce pingouin, en lui disant: Très bien, Langelle, vous avez toute mon estime.—Comprenez-vous une chose pareille? Qu’un vice-amiral ayant fait la guerre, l’expédition d’Alger et tout le tremblement assure de son estime un espèce de Parisien! Et pourquoi? simplement parce que cet oiseau veut bien devenir second de la Coquette!»
«Ensuite, continua M. de Résort, je tentai de raisonner Le Toullec, voulant lui démontrer que son lieutenant est un bon officier, fort intelligent et dont l’air affecté ne prouve rien du tout. Quant à ce malheureux lorgnon, il fallait plaindre l’officier myope au lieu de le blâmer, car la myopie est une infirmité bien gênante pour un marin; mes raisonnements calmèrent un peu le brave homme. Cependant, au fond, je demeure très peu satisfait, car tous les deux vont s’entendre aussi mal que possible, et je ne leur donne pas quinze jours pour être à couteaux tirés. Langelle s’imagine rencontrer simplement en Le Toullec un type amusant: il sera vite agacé des manies et des jurons de son commandant, qu’il raillera poliment et sans pitié. S’il y a conflit, les jeunes gens prendront le parti du lieutenant; bientôt, les longues traversées, les privations aidant, les caractères s’aigriront et le bateau deviendra un enfer.
—Bon, j’aurai patience, et je suivrai vos avis, mon père, répliqua Ferdinand. Mais M. de Langelle ne naviguait-il pas avec vous sur le Neptune?
—Oui, c’est celui-là même que nous retrouvâmes accroché à une bouée dans le Pacifique. Depuis lors, il s’en va répétant à tout propos qu’il me doit la vie. Il la doit à la Providence et à sa bonne étoile; pourtant, j’en suis certain, Langelle sera très aimable pour toi, Ferdinand, si tu le satisfais quant au service; car c’est un excellent marin, mais très strict et à cheval sur la discipline. Il fera le meilleur des seconds, je te réponds que son bateau sera bien tenu et l’équipage promptement discipliné.
—J’agirai de mon mieux, père; espérons pour le reste que vous voyez les choses trop noires et aussi que Thomy saura remplir son devoir.
—Je le désire, mon ami, et je serai heureux de m’être absolument trompé dans mes prévisions.»
Le 16 janvier, la Coquette saluait en la quittant cette rade de Brest qu’elle devait revoir seulement au bout de trois ans, si toutefois une décision ministérielle ne changeait pas ses destinées.
C’était un joli bâtiment, long, fin, élégant, gracieux, avec une très haute mâture. On n’en voit plus guère de ce type, absolument le même, en petit, que celui des anciens vaisseaux à deux ponts. On appelait ces navires corvettes à batteries barbettes, c’est-à-dire sans batteries ailleurs que sur le pont. Là des deux côtés se trouvaient alignés vingt-quatre canons, dont six obusiers de trente et dix-huit caronades également de trente. A l’arrière, une dunette renfermait deux cabines, qui servaient d’abri et d’observatoire au commandant.
Dans le faux pont, sous la dunette, étaient le salon, la chambre du commandant, un petit office, un cabinet, etc. Ensuite venaient le carré des officiers, plus loin le poste des élèves et celui des maîtres, et toujours au même étage, dans l’espace resté libre, chaque soir les matelots accrochaient leurs hamacs à des anneaux en fer; ils y établissaient leurs tables aux heures des repas; le sac des hommes (chacun a le sien) trouvait aussi sa place dans le faux pont. Enfin, l’hôpital tout à fait à l’avant.
Comme équipage réglementaire, cent cinquante hommes y compris les maîtres; pour état-major, un capitaine de frégate commandant, un lieutenant de vaisseau second, trois enseignes, un commissaire et un docteur. A l’exception du commandant et y compris le second, à bord des avisos, tous les officiers ont leurs chambres autour du carré; pas grandes, ces chambres, deux mètres en longueur, autant en largeur; elles contiennent un lit, une commode toilette, une armoire, sur laquelle on range les chaussures; le bas du lit forme tiroir; deux ou trois portemanteaux sous un petit rideau; enfin, une ou deux chaises. On juge que l’espace laissé pour se mouvoir n’est pas considérable. Ces cabines suffisent à des hommes faits pour dormir, s’habiller, écrire, se reposer, cela pendant des années consécutives. Et durant les mauvais temps, l’air respirable arrive uniquement par le carré, dont les panneaux doivent alors rester fermés comme les sabords des cabines, cloués ceux-ci.
Cinq aspirants et un médecin (à un galon, n’ayant pas encore rang d’officier) vivent séparément et ensemble au poste. Chaque soir ils y suspendent leurs hamacs; car, à moins de remplacer un officier, les aspirants couchent toujours dans des hamacs. Ils serrent leurs effets autour du poste, dans lequel ils font aussi leur toilette. L’espace est bien mesuré et quantité de vieux officiers se demandent comment ils vivaient là autrefois parfaitement insouciants, gais et heureux.
Le temps reste très beau, mais froid, il gèle avec une brise de nord-est, de légers nuages courent sur un fond de ciel bleu pâle; le navire glisse rapidement, sous son immense voilure qui, jointe à sa coque peinte en blanc, lui donne quelque ressemblance avec un fantastique goéland. Le Goulet est franchi, on reconnaît Ouessant, dont les roches noires et les écueils se dessinent vivement éclairés par un soleil devenu très rouge, qui va disparaître à l’horizon dans l’Atlantique.
La marche de la corvette s’accélère de plus en plus, la brise fraîchit, mais le ciel reste pur, sans lune, avec de belles grosses étoiles, rendues plus éclatantes à cause de la gelée. Minuit pique. «Allons! crie le quartier-maître, allons! debout, la bordée de tribord. Allons! les tribordais, allons!»
La bordée appelée monte sur le pont. Les lames de l’Atlantique établissent un grand roulis à bord. En prenant son quart, l’enseigne de service regarde la lune qui se lève, entourée d’une auréole blafarde, signe de mauvais temps prochain. L’officier cherche aussi à découvrir les feux de la Caravane, encore en vue; mais il hausse les épaules et murmure:
«Cela ne sera pas long, et, pour ce que nous en apercevrons, de cette vieille carcasse-là...» Et puis il arpente le pont, le nez dans sa pèlerine, dont il a relevé le capuchon.
Pendant les premiers jours d’une campagne, ce quart, de minuit à quatre, semble fort pénible, surtout l’hiver et par le mauvais temps. Deux minutes avant l’heure, un matelot vous réveille, on le maudit de tout son cœur, quoique cela soit bête; mais c’est ainsi... Le matelot sourit, parce qu’il s’attend à ce qu’on l’envoie promener. Une manière comme une autre de reprendre ses esprits.
Lorsqu’il y a des aspirants à bord d’un bâtiment, chaque officier a le sien.
L’enseigne désire causer.
«Eh bien, Résort, dit-il, que considérez-vous avec cette attention-là? Je vous suis des yeux depuis un bon moment; mais vous paraissez être loin en pensée...»
Ferdinand tressaille. Oui, son imagination s’en était allée au pays quitté pour si longtemps; il revivait cette dernière journée auprès de ses parents, il croyait sentir encore la dernière étreinte et le dernier baiser de sa mère: pauvre chère maman, elle n’a pas répandu une larme, souriant même, Marine aussi. Que font-ils tous, ce soir?...
«Vous avez raison, capitaine, j’étais loin et chez moi.» En parlant ainsi, le jeune homme sourit, quoiqu’il ait les yeux pleins de larmes, et l’officier l’en aime mieux pour ne pas renier son émotion.
Tout à coup, des cris perçants interrompent la causerie: on dirait ceux d’un enfant qu’on égorge. Des aboiements formidables prennent bientôt le dessus; ces bruits étranges partent d’un endroit obscur, dans l’ombre étendue sous la grand’voile, où l’on devine un drame. A la suite des jeunes gens, des hommes se précipitent, les cris s’arrêtent subitement et une forme noire s’élance dans les enfléchures des haubans d’artimon. Tout s’explique: le chat du commandant et le lévrier du lieutenant, après s’être injuriés, en sont venus aux voies de fait. De sa place élevée, le matou gronde en sourdine. Le nez saignant et la patte décousue, Stop geint tristement. Ferdinand se fait apporter de l’eau fraîche, et il panse les plaies du pauvre chien. Par le fait, ces plaies sont peu profondes, et, cette fois, Stop en sera quitte à bon marché, car, il faut l’avouer à sa honte, c’était lui qui avait commencé!
«Vous aimez les chiens, Résort, je le devine à la manière dont vous agissez avec cette stupide bête.
—Pas du tout stupide, je vous assure. Oui, j’aime les chiens et tous les animaux en général.
—Non, pas moi, on les a toujours dans les jambes, à bord surtout, et, si cela continue entre le chien et le chat, ce sera gentil! Et puis, croyez-vous que cette inimitié ajoutera beaucoup à l’intimité du commandant et de Langelle? Bon Dieu! qu’il fait froid; n’êtes-vous pas gelé, Résort?
—Pas tout à fait; cependant, après deux hivers dans la mer des Indes, le froid m’éprouve aussi; mais ce ne sera pas long, vous savez, quelques jours à peine! Une fois les parages du Portugal dépassés, nous aurons chaud.
—Oui, compter les jours et désirer le lendemain, la vie des marins se passe ainsi. Ah! j’en ai bien assez de ce métier-là.»
L’enseigne arpente la dunette en tapant ses pieds pour les réchauffer.
Ferdinand va et vient de l’arrière à l’avant, les mains dans ses poches, il parle à quelques hommes, leur transmettant aussi un ordre de l’officier. Les cordages et les voiles battent contre les mâts, les poulies grincent, la lune brille rarement, parce que les nuages gagnent en étendue et en vitesse.
«Résort, allez donc consulter le baromètre.»
Un homme apporte un fanal.
«L’aiguille descend d’une manière folle, s’écrie Ferdinand.
—Eh bien, ce sera gentil dans le golfe de Gascogne, une deuxième édition de la Minerve... Ah! Dieu merci! quatre heures piquent, allons, descendons; mais le roulis va s’établir, et vous verrez qu’on ne pourra même pas dormir.»
Ferdinand sourit, lui sait bien qu’il dormira, et, après avoir franchi quatre à quatre l’échelle de l’avant, il traverse vite le faux pont, calfeutré à cause du mauvais temps, et où l’air est très épais. Il gagne ensuite le poste des élèves, un peu écœuré à cause de cette atmosphère lourde répandue autour de lui; et, à son tour, il grimpe dans son hamac et s’endort promptement, malgré le roulis qui le berce rudement. Derrière cette muraille en bois, les lames se heurtent avec un bruit sourd.
A moins d’être officier supérieur, le second d’un bâtiment fait toujours le quart de quatre à huit heures du matin. M. de Langelle vient de prendre le sien.
«Eh bien, dit-il à l’officier qu’il remplace, eh bien, Sarlat, quoi de neuf?
—Rien du tout, mais l’aiguille du baromètre éprouve de grandes oscillations. Nous avons trop de toile. Bonne nuit.
—Bonjour, plutôt.»
Ensuite le lieutenant arpente la dunette et le pont, surveillant chaque homme. Précédé d’un matelot porteur d’un fanal, il observe toutes choses, faisant redresser un cordage, rétablir une voile, etc.
L’aiguille du baromètre descend toujours. Sous le vent, des paquets d’eau arrivent à la hauteur des bastingages. Sûrement ils embarqueront tout à l’heure. «Oui, trop de toile,» pense l’officier, et, tout haut: «Timonier, allez dire au commandant que le baromètre est à 745 et que le vent forcit beaucoup.»
Six heures piquent, l’équipage est sur pied, les hamacs serrés. La propreté se fait, malgré le roulis et la difficulté croissante qu’on éprouve à circuler en bas comme en haut. Le soleil paraît, ou plutôt il doit paraître, car il ne se montre pas. Les nuées, lourdes de grains, chassent avec une extrême rapidité.
Huit heures, la fin du quart, il pleut à torrents. Au carré, le premier déjeuner va commencer, servi sur la table à roulis, quand une pile d’assiettes mal amarrées tombe du dressoir et se brise avec fracas; les morceaux sautent de tous côtés; insaisissables durant quelques minutes, ils viennent heurter les jambes de chacun. Apostrophé par le chef de gamelle, le maître d’hôtel essaye de rassembler ces débris les uns après les autres.
«Imbécile! crétin! crie le jeune enseigne, ne t’avais-je pas prévenu que ta vaisselle tomberait au premier coup de tangage ou de roulis? Je te mettrai aux fers...»
Les officiers ont grand’peine à se tenir en place; pour comble d’ennui, le poêle tire mal et fume atrocement, les yeux pleurent, et, par le temps qu’il fait, impossible d’ouvrir les claires-voies. Les convives sont d’une humeur massacrante.
M. de Langelle entre à son tour, l’air très ennuyé; mais, après un instant, il se rassérène; son carreau dans l’œil, il regarde tour à tour ses camarades, la vaisselle cassée, le maître d’hôtel à quatre pattes. Lorsque celui-ci a enfin ramassé tous les fragments épars, il s’en va, suivi d’un matelot également domestique du carré.
«Ça vous fâcherait-il si je vous donnais un tout petit bout de conseil? dit le lieutenant; moi, je n’y tiens pas, pourtant je désirerais que nous ne fissions pas un enfer de ce bateau-là.
—Parlez, Langelle, réplique le docteur, nous vous écoutons avec tout le respect dû à votre grand âge.»
Quelques-uns rient, les fronts se dérident un peu, et les jeunes gens considèrent, non sans admiration, leur commandant en second parfaitement à son aise devant une table où les objets sautent de tous côtés; lui, se laissant aller au mouvement, au lieu de se raidir, coupe des tartines après les avoir beurrées, et il boit son café sans en renverser une goutte, correctement vêtu, avec du linge blanc, rasé de frais, tandis que les autres ont endossé, qui un veston, qui une vareuse, n’ayant pas même donné un coup de peigne à leur chevelure.
«Mes enfants, reprend Langelle, faut pas blaguer mes années, car je suis entré hier dans mon trente-cinquième printemps, et toutes les mers du globe ont eu le plaisir de me voir naviguer sur leurs eaux. Permettez-moi donc de vous parler en père, car je vous vois tous mal commencer cette campagne, d’abord à cause de la déception, suite naturelle de votre débarquement. J’avoue que le Levant avait son charme et que vous ne gagnez pas au change; mais était-ce une raison pour embarquer ici comme des chiens fouettés, décidés à tout prendre par le mauvais bout? Ainsi faites-vous depuis le premier jour en grognant contre les choses, le bateau, les chambres, le carré, le poêle, etc. J’excuserais le premier mouvement, si entre vous cela se passait mieux et si je ne vous voyais résolus à vous arracher les cheveux à chaque instant. Donc, avant un mois, les heures des repas deviendront des espèces de pugilats, et ensuite vous ne vous adresserez plus la parole en dehors du service. Celui-ci ne sera pas le premier bâtiment où les choses tournent ainsi; j’en connais des exemples, et ça manquait de gaieté, croyez-moi.»
D’abord personne ne répondit. Mais on comprenait ce à quoi Langelle faisait allusion. Encore en vue des côtes, la veille au soir, des questions irritantes avaient été soulevées, et, naturellement, chacun défendit ses convictions, politiques, religieuses, etc., puis arrivèrent les personnalités blessantes. Le premier repas se passa de la sorte. Excepté le second, tous les officiers étaient jeunes, inexpérimentés par conséquent, et entiers dans leurs opinions. Ils se dirent promptement quantité de choses désagréables. Les têtes paraissaient trop montées pour que le lieutenant crût prudent d’intervenir, mais à présent il jugeait le moment opportun.
D’un autre côté, les prévisions de M. de Résort se réalisaient absolument. Une aversion réciproque existait déjà entre les deux commandants avant que la Coquette fût sortie du bassin. Plusieurs fois, au cours de l’armement, Langelle avait été sur le point de demander un remplaçant; il le pouvait, puisqu’il partait au choix. Maintenant qu’il était trop tard, il regrettait d’avoir reculé par une espèce de fausse honte tout à fait en dehors de son caractère... Mais il désirait trouver au moins quelques compensations au carré, et puis il s’intéressait à ses jeunes camarades.
Ces derniers eussent pu lui rétorquer que lui-même ne prêchait pas d’exemple. Ils n’y songèrent pas; d’ailleurs ils ignoraient en grande partie à quel point les relations se tendaient entre le commandant et son second, et ce qu’ils en devinaient les rendait fort partiaux vis-à-vis du dernier. Tous blâmaient l’officier supérieur assez peu maître de lui pour se laisser aller à des emportements irraisonnés, bousculant alors ceux qui tombaient sous sa main, matelots, élèves ou officiers, jurant, sacrant, frappant même les premiers, et ensuite, la colère apaisée, se montrant bien trop faible afin qu’on oubliât!... Excellent homme au fond, très aimé des hommes; eux seuls comprenaient cette nature qui se rapprochait de la leur.
Avant de descendre, au moment où il rendait le quart, Langelle s’était approché du commandant, qui arrivait sur le pont: «Bonjour, commandant, vous allez bien?
—Merci, très bien; pourquoi m’avez-vous fait réveiller?
—Parce que je ne voulais pas dépasser les perroquets sans votre approbation; vous avez sans doute consulté le baromètre? Lorsque la mer sera faite, ce soir ou dans la nuit, nous attraperons un de ces coups de tabac!...
—Bon, Langelle, je ne savais pas que la toile vous effrayât à ce point-là... Vous êtes prudent, mon ami.»
Ainsi taxé, Langelle ne répondit pas; cependant il pâlit et se mordit les lèvres, afin de n’en point laisser sortir de paroles regrettables, et puis il aperçut des hommes souriant parce qu’ils avaient écouté; mais le lieutenant connaissait un moyen de se venger: ce moyen consistait à regarder Le Toullec au travers de son lorgnon! Cela exaspérait le brave homme, qui, ne croyant pas à la myopie de Langelle, la traitait d’impertinence, myopie très vraie malgré tout et souvent bien gênante pour un officier de marine.
Les nerfs très excités, Langelle descendit au carré; là il essaya, on l’a vu, de glisser un avis; cet avis donna à réfléchir; cependant l’air grognon persista sur les physionomies et le déjeuner s’acheva en silence.
Un timonier entra bientôt, et s’adressant au second: «Lieutenant, dit-il, le commandant vient de faire dépasser les perroquets et on prend un ris.
—Très bien,» répondit Langelle, qui éclata de rire lorsque le matelot eut quitté le carré. Cette preuve de versatilité donnée par leur commandant eut le don de ramener la bonne humeur chez les officiers.
«L’un de vous aurait-il rencontré Stop? demanda ensuite Langelle; je ne l’ai pas encore aperçu.
—Tiens! c’est vrai, s’écria un officier; généralement l’animal n’entend pas vous laisser déjeuner sans lui.
—Je crois, dit un autre, que Résort l’a emmené au poste des aspirants, après l’avoir pansé et soigné. Ah! vous ignorez le drame de la nuit dernière?» continua l’enseigne, qui mit alors le lieutenant au courant du combat livré par son chien au matou du commandant.
Après avoir réglé quelques affaires concernant le service, Langelle monta sur la passerelle, où il trouva le commandant occupé à distribuer des sottises à l’enseigne et aux gabiers de quart. Les ordres, mal transmis par le premier, disait-il, avaient été mal exécutés par les autres, et de là des chapelets d’injures... Le temps devenait horrible; sur le pont, on commençait à circuler avec des filières, et plus de Caravane à l’horizon: ce qui acheva d’exaspérer le commandant. A bord, personne ne s’en étonna, la chose était prédite par tous; au premier coup de vent, les deux navires devaient fatalement se perdre de vue et pour toute la durée de la traversée, très probablement.
«Voilà un embarquement qui ne promet rien de bon, pensait Langelle; mais, la bêtise étant accomplie, essayons d’être philosophe. Dans ma vieillesse, peut-être ne serai-je pas fâché d’avoir connu un type comme celui de ce Le Toullec.»
Ensuite il descendit et traversa le faux pont; là, bien des choses ne le satisfirent point: telle place ne paraissait pas bien lavée, telle autre devrait être mieux rabotée. Et ces sacs? Ils dépassaient l’endroit réservé. N’était-ce pas une tache de rouille qu’il apercevait sur un fusil? Ce râtelier manquait d’ordre. «Timonier, appelez-moi le quartier-maître armurier.»
Celui-ci arriva, son bonnet à la main, pour recevoir la réprimande méritée, dite d’un ton poli, mais ferme.
«Lieutenant, répondit-il pour s’excuser, c’est la buée et aussi cette satanée humidité dans l’arsenal de Brest.
—Il n’y a pas d’humidité qui tienne, les armes doivent être bien astiquées, et elles le seront, vous entendez?
—Oui, lieutenant.» Et quand l’officier fut hors de portée: «Faut pas rire avec celui-là, dit le quartier-maître en s’adressant à un camarade, faut pas rire, parce qu’il entend point de raison, et y voit tout, y fourre son nez partout, à dire qu’il a cent-z-yeux. Moi, j’aime mieux le commandant; y vous agonise, et après oublie tout, n, i, ni, c’est fini. Le lieutenant, y se rappellerait un grain de poussière découvert la veille dans la hune d’artimon.»
Les autres rient et trouvent la plaisanterie excellente.
Cependant Langelle arriva auprès du poste des aspirants; la porte était ouverte, et là dedans on parlait, on riait aux éclats. Six voix joyeuses et jeunes dominaient le bruit toujours plus fort des lames battant les murailles du navire.
Un aspirant aperçut l’officier et s’écria: «Lieutenant, arrivez au chevet de votre enfant. Pauvre trésor! N’est-il pas bien intéressant? Mais les visites du médecin se payeront fort cher.»
On fit place à Langelle, qui comprit la cause de ces rires et de cette joie.
Sur un divan, seul meuble un peu confortable du poste, couché et enveloppé dans une couverture, la tête bandée avec un mouchoir, la patte serrée dans une chaussette blanche, et achevant d’avaler le contenu d’une tasse de chocolat, Stop gardait son sérieux en recevant par cuillerées le breuvage des mains de Ferdinand; mais sous la couverture une queue remuait très vite. Évidemment, le chien prenait goût à être ainsi dorloté.
Stop, grand lévrier de la Plata, faisait exception par sa vive intelligence aux quadrupèdes de la même famille, dont il différait par les oreilles plantées droit sur la tête; cette tête était gris de fer, plus foncée que le corps également gris; l’animal avait une longue queue, des pattes extrêmement fines, et entre les deux oreilles une petite bosse, signe de race.
Lorsqu’on le donna à Langelle, celui-ci naviguait seul officier à bord d’un petit brick qu’il commandait; il s’occupa donc beaucoup de l’éducation de Stop, son compagnon inséparable durant les interminables heures des traversées et des croisières. Et le lévrier devint fort remarquable, très attaché aussi, mais point banal; poli avec tous, il n’aimait, ne suivait que son maître, et, même les friandises, il les refusait d’une main étrangère.
Aussi Langelle s’étonna-t-il en trouvant le chien apprivoisé et content: «Je ne l’ai jamais vu agir de cette façon, dit-il; que lui avez-vous donc fait, Résort?
—Pauvre bête! Je l’ai consolée la nuit dernière. Mais, si vous le permettez, lieutenant, je lui expliquerai qu’il ne faut plus courir aux chats, car réellement Stop avait commencé la bataille; d’ailleurs il en a été le seul puni, et le chat reste sain et sauf.»
Les rires recommencèrent. «Comment vous y prendrez-vous? fit Langelle; parlez-vous donc la langue des bêtes?
—Non pas, lieutenant; cependant j’ai beaucoup causé avec un chien de berger et un petit bidet roux qui m’ont appris une foule de choses; et chez nous à la campagne, dans ma jeunesse, il y avait une belle caniche appelée Frisette, qui détestait les chats, très fière aussi de savoir les étrangler sans attraper une égratignure elle-même. Cela désolait ma sœur. Eh bien, nous la déshabituâmes très vite de ses mauvais penchants, d’abord en élevant auprès de sa niche une portée de petits chats, qu’elle eût rougi d’attaquer à cause de leur faiblesse...
—Voyons, Résort, vous prêtez aux bêtes des sentiments meilleurs qu’à bien des humains; d’abord ici il y a seulement cet horrible et énorme matou noir, aux yeux verts et féroces.
—Voulez-vous me laisser carte blanche, lieutenant? et, si votre chien continue à m’honorer de son amitié, je lui apprendrai à vivre en bonne intelligence avec Pluton.
—Certainement, Résort, et je vous remercie des soins donnés à Stop. Au revoir, messieurs. Nous allons danser pendant quelques jours. Amarrez bien vos affaires. Êtes-vous contents du poste?
—Très contents, répondit un des aspirants, très contents, et de nous retrouver ensemble; nous craignions si fort de nous séparer après la Minerve. Pensez, lieutenant, au Borda nous étions à la même table; dans l’Inde, embarqués sur l’Iéna. Alors, encore trois ans sans nous quitter, c’est gentil! et en perspective, cette campagne du Pacifique, les belles relâches dans l’Amérique espagnole, San-Francisco aussi, et Taïti dont on nous a tant raconté d’histoires charmantes... Seulement, il y a la lampe!
—Quelle lampe?
—Une lampe qu’un fournisseur nous a vantée à Brest; elle ne peut jamais éclairer sans fumer, les verres cassent.
—Oui, sans la lampe, tout serait parfait, continua un autre en riant, et vraiment une seule petite chose de travers, ce n’est guère.
—Certes, messieurs, et je voudrais pouvoir en dire autant. Au revoir.
—Au revoir, lieutenant.
—Viens-tu, Stop? ajouta M. de Langelle; viens-tu au carré?»
Mais, tout en agitant sa queue, Stop refusa de quitter l’étroit divan et ses nouveaux amis. Son maître alors n’insista pas.
«Et, pensait ce dernier en retournant à sa besogne, je comprends Stop de préférer de jeunes visages et la bonne humeur de ces enfants à l’atmosphère du carré. Mais je suis curieux de savoir comment Résort changera les sentiments et les instincts du chien et du chat.»
Pendant toute la durée de la tempête et quoiqu’il fût rétabli, Stop ne quitta pas le poste, où Langelle le visitait chaque jour; chaque jour le lévrier lui donnait le spectacle d’un tour d’adresse nouvellement appris et qu’il avait retenu: tantôt il assemblait des dominos dans un ordre indiqué; tantôt, au commandement, il marchait «à la façon du commissaire», en traînant légèrement la patte droite tout en jetant sa tête en arrière; ou encore si on lui disait: «Comment le docteur joue-t-il de la flûte?» Stop hurlait sur une note élevée aiguë.
Aussitôt le temps devenu maniable, Ferdinand conduisit le lévrier en laisse sur le pont, en vue, mais non pas à la portée de Pluton, L’un gronda, l’autre aboya, tous deux le poil hérissé, l’œil en feu. Même manœuvre le lendemain, où cependant l’aversion parut diminuer d’intensité. Alors Ferdinand donna au chien quelques morceaux de sucre et de biscuit, et au chat les reliefs d’un poulet. Petit à petit, les deux ennemis en vinrent à manger leurs friandises côte à côte, attendant aussi avec impatience ces rencontres toujours terminées par des choses délectables.
Tout sentiment d’aversion était oublie lorsque la Coquette mouilla à la Martinique. On devinait même une amitié naissante entre les anciens adversaires.
Les distractions ne foisonnent pas à bord. Les entrevues de Stop et de Pluton eurent bientôt de nombreux témoins, qu’elles amusèrent également. Personne n’en riait d’aussi bon cœur que le commandant.
En vue de la Martinique le 16 février, la Coquette s’engagea dans le canal du Sud, entre Sainte-Lucie et la Martinique. A vingt-cinq milles au large, on apercevait déjà les montagnes Vertes, qui, en bornant l’horizon, se dressent au-dessus de l’île. Jusqu’à leurs sommets, ces montagnes sont couvertes d’une superbe végétation tropicale.
L’île doublée, voilà le Diamant, roche qu’il faut contourner en la laissant par tribord. On navigue près des côtes. Très profondes, les eaux sont d’une grande transparence. Le vent est debout; on doit courir trois bords en veillant les petites voiles, à cause des rafales, et en évitant le banc Saint-Marc, seul écueil de cette magnifique rade. Enfin on mouille en fond solide près de Fort-Royal, à Fort-de-France.
Au bout d’une demi-heure, sa baleinière déposait le commandant au bas d’un escalier, en vue de la statue de l’impératrice Joséphine, édifiée sur la Savane. La Savane est une belle promenade, où était et est encore située l’habitation du gouverneur.
Deux heures s’écoulèrent, qui parurent bien longues aux officiers et aux hommes, tous consignés à bord jusqu’au retour de leur chef. Sans crépuscule, la nuit allait tomber tout d’un coup. Une délicieuse fraîcheur invitait à descendre ceux qui n’étaient pas de service. Des promeneurs, des voitures commençaient à parcourir la Savane; on les apercevait de la dunette, et non sans un violent sentiment d’envie. Aussi un cri de joie salua-t-il l’annonce de la baleinière du commandant accostant à l’échelle de tribord. Mais la malheureuse embarcation, ayant pris trop d’aire, heurta violemment les derniers échelons, et, pour n’avoir pas assez vite rentré leurs avirons, les matelots furent vertement apostrophés par Le Toullec.
«Il jure ses plus gros mots, murmura Langelle; je pressens quelque chose de désagréable.»
Les prévisions du lieutenant se trouvèrent justifiées, et tous à bord partagèrent bientôt l’irritation du commandant, lorsque celui-ci, en montant sur le pont, s’adressa à son état-major:
«Messieurs, dit-il, aussitôt parés, et nos rechanges prises, avec des vivres frais, nous partirons pour le Gabon, car le gouverneur charge la Coquette d’une mission de confiance consistant à larguer là-bas un souverain nommé Charlemagne. Vous pensez que je déraisonne, pas vrai? ajouta Le Toullec, qui s’excitait à mesure; non vraiment, continua-t-il, je suis dans mon bon sens, et ce serait à rendre fou cependant! mille millions de tonnerres de Brest et des cinq ports! Ceux qui sont libres peuvent aller à terre, ils n’iront pas souvent ici, et vous, Langelle, venez chez moi, j’ai des ordres à vous transmettre.
—Mais la Caravane? demanda un officier au moment où le commandant s’éloignait.
—Ni vu, ni connu; j’espère qu’elle est perdue corps et biens, cela leur apprendra! Parole d’honneur, l’amiral croyait-il pas que nous l’apportions dans la soute aux poudres? car tout de suite il m’a fait la même question, et je lui ai répondu: «Monsieur le gouverneur, depuis le golfe de Gascogne pensez-vous que nous ayons seulement aperçu son bout-dehors?» Ma réponse a fait rire l’amiral Bruat; mais, à la fin, il m’a renvoyé en prenant son grand air, et le diable d’homme sait prendre cet air-là quand il veut. «Commandant, m’a-t-il dit, les ordres sont des ordres et votre devoir consiste à les exécuter sans murmure. Allez, je vous salue.» Tout ça parce que je bougonnais à propos de Charlemagne, mille...»
Là-dessus, les deux commandants disparurent, laissant les officiers aussi intrigués que possible; leur curiosité gagna vite l’équipage. Enfin le lieutenant revint et donna la clef de l’énigme.
Charlemagne était un nègre de la tribu des Paugonés[2], amené par un navire de commerce du Gabon à Fort-de-France, se disant ou se croyant sorcier. Il arriva à la Martinique aux jours troublés qui suivirent l’abolition de l’esclavage en 1848.
[2] Les Paugonés, de belle race noire, sont peu nombreux et très doux; ils vivent au Gabon près de la mer, dans des villages de quatre à cinq cents habitants; ces villages sont séparés par d’assez grands espaces les uns des autres.
Parlant un mauvais français, possédant une espèce d’instruction des plus fantaisistes, il exerça bientôt une grande influence sur les faibles cerveaux de ses «f’é’es en couleu’», ainsi qu’il les appelait; il leur racontait d’interminables légendes sur son propre «a’ié g’andpé, l’empé’eu’ Cha’lemagne» (on sait que les noirs ont une peine extrême à prononcer les r). Il fallut que les autorités comptassent avec celui-là, car, disait-il: «Si moâ commandait: Allez, b’ulez cases, moulins des blancs, quoi ça qui a’ive’ait!» Et c’était absolument vrai: toute cette race brusquement affranchie ne demandait qu’à faire le mal.
Néanmoins les têtes se calmèrent un peu; nommé gouverneur de la Martinique, l’amiral Bruat profita d’un moment de brouille entre massa Charlemagne et ses amis pour décider le premier à joindre sa patrie. Charlemagne se laissa tenter par l’offre de partir sur un navire de guerre où lui-même serait nourri à la table du commandant.
Il ne fallait pas laisser au nègre le temps de se rétracter ou de se réconcilier avec ses anciens adhérents. La Coquette arrivant, ce fut elle qui «écopa» cette ennuyeuse mission, dont à bord chacun prit philosophiquement son parti, après les premières heures données à la mauvaise humeur. Seul Le Toullec sacrait, jurait à cœur joie, au demeurant le plus brave homme du monde, quoique son lieutenant ne lui accordât pas une qualité.
Quel métier il accomplit alors à Fort-de-France, ce pauvre second, et quelles bourrades il reçut de son commandant! Ah! s’il avait trouvé un officier disposé à permuter!
«Mais, vous comprenez, Résort, disait-il, en admettant qu’il s’en rencontrât un ici, je devrais l’avertir au sujet du commandant, et alors il refuserait ce poste peu enviable. Je n’ai qu’à me résigner; d’ailleurs j’aurais peine à quitter cette jolie corvette, vous et les autres. Savez-vous combien de fois j’ai pu aller à terre depuis une semaine? Une seule, et pour quatre heures. Je vais descendre un moment ce soir, car, à force de piétiner sur place, mes jambes commencent à s’engourdir. Voulez-vous m’accompagner? Nous serons de retour avant l’heure de votre quart.
—Merci beaucoup, lieutenant, j’accepte. A quel moment faut-il être paré?
—Dans dix minutes; nous prendrons un bateau de passage, il m’attend déjà, car, sauf le canot-major et la baleinière du commandant, les embarcations sont toutes à la peinture.» (Or, chacun le sait, lorsqu’il s’agit de peinture, un bon second devient féroce et se prive comme il prive les autres.)
Il avait plu dans la journée: c’était la saison de l’hivernage, avec des grains chauds et des rafales, celles-ci très fortes, et comme toujours arrivant du fond de la rade par une vallée appelée Lamantin. Cela est si bien établi, que les noirs donnent aux rafales le nom de «Lamantins».
Manœuvrés par deux nègres et généralement avec une grande habileté, les bateaux de passage portent une seule voile carrée, dont les écoutes très longues sont tenues en main.
En embarquant avec Ferdinand et Stop, Langelle murmura entre ses dents: «Il me semble que le patron a bu.»
Certainement le nègre titubait en tenant la barre; Langelle prit sa place en lui disant:
«Mets-toi aux écoutes, vous ne serez pas trop de deux, car les rafales paraissent dures.»
Le nègre obéit sans protester, il tomba sur son banc, ses gros yeux lui sortaient de la tête.
«Oui, dit-il, ça sû et ce’tain, g’os Lamantin, faut veiller, pas chavi’er, aut’ement ’equins tout autou’ gober nous, ça pas long.» (Sûr et certain, faut veiller, autrement requins tout autour gober nous, ça pas long.)
Mais il ne veillait pas, et deux fois il raidit son écoute, au lieu de la larguer comme faisait son camarade, au commandement de Langelle, et, la voile à demi retenue, l’embarcation s’engageait aussi à moitié. «Il n’en faudrait pas une troisième pour capoter, s’écria Langelle. Résort, prenez la place de cette brute; mais d’abord ôtez votre sabre, on ne sait pas ce qui peut arriver... Ah!...» s’écria-t-il. Il n’eut pas le temps d’achever. A l’instant même où l’aspirant quittait sa place et se disposait à obéir, une forte rafale atteignit l’embarcation et la coucha au ras de l’eau en un clin d’œil, parce que la voile résista au lieu de donner... Langelle et Résort crurent que, l’écoute lâchée, la barque se relèverait; au contraire, restant engagée, elle se remplit et coula bientôt à pic. Gardant tout son sang-froid: «Nageons, dit Langelle, et faisons grand bruit, crions, à cause des requins; un bateau va passer par ici dans un instant.»
En effet, à une faible distance, des cris répondirent à l’appel des naufragés, qui aperçurent bientôt une barque; mais alors il se passa quelque chose d’effroyable: on entendit comme un hurlement désespéré, et bientôt une grande tache rouge apparut à la place où le patron nègre nageait quelques secondes auparavant...
«Les jambes hors de l’eau, s’écria Langelle; Résort, agitez donc les jambes, les bras, criez donc plus fort.
—Je ne... puis..., répondit une voix à peine distincte, je... ne puis..., mon sabre m’entraîne... Laissez-moi, laissez-moi...,» ajouta le pauvre enfant que l’officier essayait en vain de soutenir. Celui-ci n’hésita pas, il plongea, pour dégrafer le ceinturon de l’aspirant.
Là-dessous un bruit sinistre, des mâchoires acharnées sur le corps du nègre... Lorsque Langelle reparut, soutenant Résort enfin débarrassé de son sabre, tous les deux purent agiter leurs pieds en criant à tue-tête jusqu’à l’arrivée d’une grande embarcation de commerce, où les officiers furent promptement hissés par l’arrière, tandis que l’autre nègre grimpait seul par l’avant. La tache rouge restait encore visible à quelques mètres.
Pendant qu’on s’empressait autour de Ferdinand, à moitié évanoui:
«Et Stop? cria Langelle, il nous suivait, il n’y a qu’une seconde. Stop! Stop! répéta-t-il.
—Wap, wap,» fit une voix plaintive. Tous alors aperçurent le chien qui fuyait devant un ennemi invisible; affolé, il s’éloignait du secours au lieu de s’en rapprocher. Sans rien entendre, après avoir arraché son habit et ses souliers, Langelle sauta à l’eau, nageant à force de bras, les pieds en l’air et poussant des cris sauvages. Stop atteint, saisi par le collier, dix bras tendus au-dessus des plats-bords de l’embarcation enlevèrent l’homme et le chien.
La scène n’avait pas duré longtemps; mais jamais Résort n’en perdit le souvenir; il se rappela toujours ces minutes d’angoisses où on le retenait de force pendant que son sauveur courait au-devant d’une effroyable mort. Ensuite il sanglotait en embrassant Langelle, qui, impassible, caressait Stop et regardait le long des plats-bords les requins mis en appétit et dont les horribles têtes émergeaient de temps en temps.
Au carré, on ne s’entretint pas d’autre chose le lendemain et après l’appareillage. Quels risques avaient couru l’officier et l’aspirant! car aux Antilles les rades fourmillent de requins. Sans compter Stop, sauvé par son maître, au péril de sa vie. Résort était présent, invité à déjeuner.
«Écoutez, mon petit, lui dit alors Langelle, si vous n’imitez la réserve de mon chien, je ferai un malheur! Ainsi, tâchez de ne plus me parler de reconnaissance ou d’autres balivernes pareilles; en tout cas, je suis à peine quitte envers votre père.»
Un officier l’interrogeant, Langelle raconta l’histoire de cette nuit passée sur une bouée, dans le Pacifique, et il ajouta: «Voilà ma troisième noyade; trois étant un nombre fatidique, je pense que je mourrai sur la terre ferme à présent.
—Trois, nous en connaissons seulement deux? dans quels parages l’autre?
—En rade de Brest tout simplement, en 46; j’étais enseigne alors et nous revenions de l’Atlantique sud, après une croisière de trente mois, pendant laquelle notre commandant avait fait de tels coups d’écoute, si risqués, parfois si intempestifs, que nous croyions la Doris insubmersible. Au cap Horn, par exemple, lorsque plusieurs navires rencontrés ou croisés avaient deux et trois ris, nous n’en prîmes qu’un seul. Ensuite à la hauteur de Montévidéo, le commandant et un capitaine baleinier anglais firent un pari: à celui qui apercevrait le plus tôt Rio. Nous gagnâmes le pari, malgré un coup de vent, une mer démontée, et nous arrivâmes notre bout-dehors cassé avec de graves avaries, que le commandant paya de sa poche... Et près de la pointe du Portzic, rentrant au port, un violent grain du nord-ouest s’abattit sur la Doris; le grain arriva tout d’un coup avec une saute de vent. Par les panneaux ouverts, l’eau embarqua dans la cale et nous coulâmes avant de nous être rendu compte du danger. Sur les bâtiments mouillés aux environs, les hommes de veille crurent avoir rêvé d’une corvette entrant en rade toutes voiles dehors, qu’un grain épouvantable masqua bientôt, et, le grain dissipé, plus rien du tout! seulement au milieu d’un grand remous dans l’eau, des têtes çà et là, et des mains s’accrochant à des épaves. Plusieurs embarcations arrivèrent, qui repêchèrent trente hommes sur quatre-vingts, et moi seul d’officier. Ah! mes enfants, je vous donne ma parole que, pour ne m’être pas noyé aussi, je me sentais bien honteux devant la femme de mon commandant lorsque celle-ci voulut me voir ensuite! je pleurais aussi fort qu’elle et j’aurais voulu être à la place de son mari. Eh bien, qu’est-ce? dit Langelle, en s’adressant à un timonier qui venait d’entrer au carré.
—Lieutenant, c’est le gabier Thomy Fontaine: il fait le train à l’avant, et il dit comme ça que sa punition elle n’a point été ordonnée par vous, lieutenant, mais seulement par le quartier-maître de manœuvre, et alors...
—Et alors, vous n’êtes qu’un animal vous-même, pour oser répéter des bêtises pareilles, et je ne vous conseille pas de continuer, vous entendez? Sortez et envoyez-moi le capitaine d’armes.»
Ce dernier arriva bientôt «Martin, lui dit Langelle, faites mettre aux fers pour trois jours le gabier Fontaine, qui a refusé de se rendre de bonne volonté au magasin général.
—Très bien, lieutenant.» Et le capitaine d’armes se retira l’air fort satisfait, ajoutant à mi-voix: «Ça ne sera pas volé, car le matelot pourrait gâter l’esprit des hommes de sa bordée.»
Conduit au cachot et mis aux fers, Thomy vit encore sa peine doublée pour avoir battu et injurié les hommes qui l’emmenaient à fond de cale; ensuite il passa quinze jours encore en prison parce qu’il avait adressé directement et sans la faire passer hiérarchiquement une réclamation écrite au commandant à propos des injustices dont on l’accablait.
De ce côté-là les prévisions de M. de Résort se réalisaient également à bord de la Coquette. Thomy était le plus mauvais comme le plus indiscipliné des matelots.
Vaniteux, sot et menteur, le petit héritage du berger ne lui servait qu’à faire des folies et aussi à éblouir ses camarades, auxquels il racontait cent bourdes. Tantôt il se disait le fils d’un homme riche et titré, qui l’avait embarqué pour le punir d’avoir mené trop grand train à Paris. A d’autres il confiait, sous le sceau du secret, qu’il était le frère aîné de «Résort» et que leur mère à tous deux, remariée au comte de Résort, tremblait devant son second mari; ce dernier, à force de mauvais traitements, l’avait obligé à s’engager dans la marine, où il serait déjà officier si auprès des amiraux son beau-père ne se trouvait toujours au dernier moment pour faire biffer d’une promotion le nom de celui qu’il poursuivait d’une haine implacable. Cependant la malheureuse comtesse de Résort vendait ses joyaux, afin que son fils ne manquât de rien. Au contraire elle n’envoyait aucun cadeau à Résort, qu’elle n’aimait pas. Un jour lui, Thomy, et par une grand’tante, il toucherait un gros héritage, et alors il se vengerait de ces Résort, etc. Quelques matelots ajoutaient foi à ces histoires, d’autres en riaient, mais ils profitèrent tous des largesses que Thomy fit à la Martinique aux hommes de sa bordée; là des cabarets vidèrent plus d’à moitié les poches du filleul de Thomas le berger.
Quant aux quartiers-maîtres et aux maîtres, ils prirent promptement en aversion le mauvais gabier, qui leur rendait la tâche difficile et soufflait un esprit de révolte à bord, les matelots étant tous plus ou moins semblables à des enfants et prêts à subir une bonne comme une mauvaise influence.
Vis-à-vis de Ferdinand, son ancien camarade de jeux, Thomy se montrait tantôt très insolent, tantôt trop familier. D’abord, l’aspirant essaya de prendre quelque influence sur le jeune matelot, le raisonnant, le sauvant aussi de maintes punitions méritées, toujours ému lorsque le dernier l’implorait au nom de «Mme de Résort, sa bonne protectrice»; mais, un jour, le hasard l’ayant rendu témoin auriculaire d’une des histoires que Thomy racontait à ses camarades, Ferdinand traita comme il le méritait ce «misérable menteur», auquel l’aspirant ne voulut ensuite jamais parler hors du service.
Dès lors Thomy, plein de haine, rêva de se venger, mais sans courir aucun risque, parce qu’il était aussi lâche que foncièrement mauvais.
Interminable, cette navigation entre la Martinique et le Gabon. La brise souffle invariablement des mêmes directions, du nord-est au nord de la ligne, du sud-est au sud de la ligne. Avec vent debout, un bâtiment à voiles ne peut donc jamais traverser l’Atlantique en ligne directe.
Il fallut que la Coquette remontât très haut et au plus près jusque dans les parages des Canaries; là elle trouva enfin vent de travers jusqu’au Gabon, où massa Charlemagne devait être débarqué.
La première irritation apaisée, le commandant Le Toullec s’était résigné à partager son appartement avec le noir, écoutant même les hâbleries de celui-ci, dont il croyait le quart, et bien à tort. Ainsi que ses pareils, massa Charlemagne mentait effrontément.
«Ses sujets, disait-il, allaient le recevoir en tirant le canon; son palais, plus beau que celui du «gouvé’neu’», serait entièrement illuminé; sa femme, une belle princesse, avait un collier de perles d’une valeur incalculable; ses fils étaient de puissants guerriers, et lui, il apportait à tous de riches présents.»
En tous cas, ces présents ne tenaient pas grand’place, car, en dehors d’un habit de général de division, acheté chez un brocanteur à Fort-de-France et datant de la Restauration, les bagages du nègre se trouvaient contenus dans deux madras noués par les quatre bouts!
La dernière semaine, avant d’arriver en vue des côtes vertes du Gabon, calme plat durant la journée. Une petite brise, s’élevant au coucher du soleil jusqu’à son lever, permettait seule de faire un peu de route; la chaleur devint accablante: 35 degrés centigrades, nuit et jour. Officiers et matelots étaient également énervés.
Enfin les rives apparurent, de plus en plus distinctes; couvertes de leur splendide végétation, elles ressemblent à une longue muraille de verdure. Notre principale occupation est sur la côte nord, à quinze milles de l’estuaire. Après avoir mouillé, il fallut chercher un point de reconnaissance en canot, vers le sud, pour franchir ensuite la barre à l’entrée du Gabon et remonter le fleuve jusqu’aux villages habités par les Paugonés.
A cette époque de l’année, la barre reste constamment traversable pour les embarcations. Des nègres cependant vinrent le long du bord, montant de légères pirogues. On fit marché avec eux pour guider et remorquer un canot de la Coquette, où prirent place un officier, un aspirant, huit matelots et massa Charlemagne; celui-ci s’en allait l’oreille basse, ayant auparavant mis de côté toute sa grandeur et humilié toute sa dignité pour supplier «digne, excellent, admi’able commandant de le ga’dé’ à bord».
De nouveau escorté par la pirogue, le canot français regagna le navire à la tombée de la nuit. L’officier raconta ensuite au carré, comme l’aspirant au poste, qu’arrivé à son village, massa Charlemagne ne voulait pas débarquer; il fallut le mettre à terre de force; mais, aussitôt sur la rive, le nègre se sauva à toutes jambes, honteux probablement parce que ses mensonges allaient être dévoilés... Trop heureux d’en être débarrassé, l’enseigne avait donné l’ordre de reprendre le chemin de la corvette. Et oncques depuis lors personne n’entendit parler de massa Charlemagne.
Cependant la journée avait été mise à profit. Les commandants et les officiers s’étaient approvisionnés de vivres frais en grande quantité. Durant toute l’après-midi, les noirs assaillirent littéralement la corvette, leurs mains en l’air, agitant qui un oiseau, qui une chèvre ou des fruits, des bananes, des mangues, etc., jusqu’à des singes vivants.
«Achetez le nécessaire et au delà, dit Langelle au commissaire; mais pas de cette engeance noire à bord.» Et il ajouta en s’adressant aux officiers: «En cela le commandant et moi, nous sommes parfaitement d’accord.»
Mais, après avoir consigné le navire à toute la peuplade qui grouillait autour et sans en avertir son second, le commandant Le Toullec permit à quelques maîtres de descendre le long du bord, afin de procéder aux achats et échanges; puis il se laissa fléchir par les grimaces suppliantes de plusieurs noirs, et bientôt il leva la consigne. Attiré par le bruit à l’avant du bateau, quelle ne fut pas la stupéfaction du lieutenant de voir tous les hommes que leur service n’appelait pas ailleurs, maîtres et matelots, riant, criant et fraternisant avec une centaine de nègres et de négresses.
Étalés autour d’eux, pêle-mêle, des nattes, des singes, des fruits, des perroquets, des quartiers de chèvre!... Et un vacarme!
Langelle ne fit qu’un bond jusqu’à la dunette où il apercevait l’enseigne de quart, auquel il s’adressa pâle de colère, en disant:
«Comment avez-vous osé laisser monter ces gens, monsieur, et malgré la défense formelle? Vous...
—Mais, répondit l’officier en l’interrompant, ce n’est pas ma faute; j’ai exécuté les ordres reçus à ce sujet, puisque le commandant a lui-même levé la consigne.
—Ah! très bien,» répliqua le lieutenant, qui s’en alla frapper chez Le Toullec.
«Entrez!» cria-t-on, Langelle entra, la porte se ferma, et personne n’entendit ce que se dirent les deux hommes. Mais, à cause d’un ordre à recevoir, pénétrant à son tour dans le salon du commandant, un officier trouva ce dernier rouge et tremblant à côté de Langelle livide à force d’être pâle.
Évidemment, des paroles blessantes avaient été échangées, qui rendirent ensuite plus désagréables les relations déjà fort tendues entre les deux commandants.
Au carré, le plus vieux fut sévèrement jugé, quoique Langelle eût refusé sèchement de s’expliquer au sujet de la scène précédente.
Devinant le blâme des officiers et le peu de sympathie qu’il leur inspirait, Le Toullec s’en vengeait par mille petites taquineries.
Au cours de la longue traversée entre le Gabon et le Brésil, la vie fut donc loin d’être agréable à bord. On avait bon vent, il est vrai... quand on en trouvait; mais la brise refusait souvent. Les esprits s’aigrirent et quelques hommes souffrirent beaucoup du scorbut.
La mauvaise humeur des officiers rejaillit sur l’équipage: décidément, les prévisions de M. de Résort se réalisaient de point en point.
Au poste cependant on gardait entrain et bonne humeur. Aussi Stop y passait-il presque tout son temps en compagnie de Pluton, qui avait absolument rompu avec son ancien maître, à cause d’une guenon achetée par celui-ci au Gabon.
Fort jolie, de la taille d’un enfant de quatre à cinq ans, cette guenon inspirait à Stop et au matou une égale aversion. Les deux animaux, devenus inséparables, essayèrent de jouer quelques mauvais tours à «Mademoiselle» (ainsi baptisée par les matelots dès son arrivée à bord). Mais, sans être agressive, la guenon était fort rusée; vive comme l’éclair, elle se défendait et ripostait. Après avoir envoyé une gifle à Stop et tiré la queue à Pluton, avant que les deux animaux fussent revenus de leur surprise, «Mademoiselle», grimpée dans la hune du grand mât, battait des mains et poussait des cris aigus. Au bout d’une semaine, on en vint à une neutralité armée. Cependant Pluton fréquentait les aspirants et il boudait son maître.
Un matin, le commandant passa devant le poste où, la porte grande ouverte, on riait tout en déjeunant, les chaises très serrées les unes contre les autres. Stop et Pluton, gravement assis à table, une serviette sous le menton, paraissaient aussi heureux que les jeunes gens. Le chien et le chat vidaient les assiettes posées devant eux, très dignes, sans envoyer la patte d’un autre côté.
«Réellement, messieurs, s’écria Ferdinand, voilà deux convives extrêmement bien élevés et qui nous font honneur.» Et il ajouta en s’adressant aux bêtes: «Vous vous louez de votre sort et de la parfaite aménité de vos hôtes. N’est-ce pas, Stop, Pluton? Répondez.
—Wap, wap, fit Stop, en agitant violemment sa queue.
—Rronrron,» fila Pluton, qui, enchanté du repas, faisait sa toilette. Les jeunes gens riaient aux éclats.
Le soir, après avoir mimé la scène au commissaire, l’unique personne à bord avec laquelle il entretînt des relations en dehors du service, Le Toullec s’écria:
«Commissaire, ces enfants valent seuls quelque chose ici. Vous le savez, je navigue depuis plus de trente ans, mais jamais avec un semblable état-major. Et quand je pense aux mois que cela durera encore, en s’aggravant... Un enfer que cette corvette!
—A qui la faute? pensait le commissaire. A vous, commandant, tout autant qu’aux officiers; étant plus vieux, vous eussiez dû nous donner l’exemple.»
Mais il n’osa formuler son opinion.
..... La mer brille sous le grand soleil des tropiques, chaleur intense, calme plat. C’est dimanche, jour de repos. Les matelots ont essayé de danser à l’abri des basses voiles et des bonnettes qui fasient, mais ils renoncent vite à ce divertissement. Les planches craquent comme les vergues et les mâts au feu de ce ciel embrasé. Alors un maître entonne une chanson, dont les camarades répètent le refrain. Interminables complaintes, monotones, parfois drôles et gaies, tristes le plus souvent. On les chantait autrefois, et on les chantera longtemps encore sans y rien changer:
Tra deri dero!
Voilà le matelot,
Qui vit sans souci,
Se rit, se moque du tonnerre.
Tra deri dero!
Voilà le matelot,
Qui vit sans souci
Sur la terre et sur l’eau.
Une autre de reprendre, sur un air de porter le diable en terre:
Que de mal, de tourments!
Grand Dieu, mes chers parents!
Éloigné d’une mère charie (sic),
Quand j’étais près de vous,
Mille soins des plus doux
Embellissaient les jours de ma vie;
Mais, hélas! maintenant,
Grand Dieu, quel changement!
D’heure en heure, des pompes inondent le pont, le gaillard, la passerelle, les bas mâts. Le bois fume et sèche promptement.
Couchés à l’ombre, Stop et Pluton souffrent en silence, étendus en face l’un de l’autre; le premier ressemble à un chevreuil mort. Par instants, le chat ouvre ses yeux verts et suit d’un regard «Mademoiselle», certainement la seule à bord qui soit dans son élément, La guenon se suspend aux vergues ou saute d’une enfléchure à l’autre en poussant ses petits cris stridents. Dans la hune du grand mât, elle tire la queue d’un perroquet élevé là par un gabier; le perroquet se retourne pour mordre l’impertinente, mais Mademoiselle est déjà loin: on l’aperçoit bientôt à cheval sur le beaupré, faisant mille grimaces aux poissons volants.
De nouveau traversant l’Atlantique, la Coquette se trouvait alors par 19 degrés de latitude sud et 34 degrés de longitude ouest. Si la brise se levait au lieu de refuser constamment, on mouillerait à Rio dans quatre ou cinq jours.
Ces calmes énervaient l’équipage comme cette solitude dans l’immensité. Et depuis le Gabon, pas même un navire en vue!
La nuit tomba enfin, amenant une petite brise et un peu de fraîcheur relative. Le faux pont étant devenu inhabitable, la bordée remplacée se coucha sur le gaillard d’avant. Sans lune, les étoiles étincelaient dans le ciel sombre. Par bâbord, dans l’espace découvert entre les hunes de misaine et d’artimon, on apercevait la Croix du Sud. Les voiles légèrement gonflées, la corvette filait enfin de cinq à six nœuds.
Une nouvelle bordée, celle du matin. M. de Langelle monte sur la passerelle, il interroge l’horizon, et puis il s’assied sur le banc de quart, où bientôt il est légèrement engourdi. Soudain une exclamation et un juron le font tressaillir. Sans bruit, le commandant avait rejoint l’officier et il regardait au large, sa lorgnette braquée dans le nord.
«Oui, non, certainement. Ah! mille pipes du diable, venez donc voir, Langelle, au lieu de rester là avec cet air endormi.
—Qu’est-ce donc, commandant? répond Langelle qui s’approche sans aucun entrain.
—Tenez là, au large, et au vent à nous, prenez donc ma jumelle. Distinguez-vous?»
Langelle regarde et réplique:
«Mais je ne vois absolument rien d’anormal, commandant.
—Rien d’anormal, monsieur! crie Le Toullec en braquant de nouveau sa jumelle après l’avoir arrachée des mains de l’officier; rien, monsieur! répète-t-il, vous appelez rien un navire en feu et que nous devons aller secourir! Donnez les ordres nécessaires, je vous prie, et faites vite. Qu’attendez-vous?» ajoute-t-il en appuyant son ordre d’un formidable juron.
En effet, à l’horizon et dans le nord par rapport au navire, une lueur rouge apparaissait, répandant autour d’elle une vive clarté qui augmentait à chaque seconde. Sur l’eau la surface illuminée s’élargissait aussi.
D’abord très faible, cette clarté était restée inaperçue du lieutenant, parce qu’il ne suivait pas la direction indiquée. Maintenant il se frotte les yeux, absolument ahuri. Rêve-t-il? ou bien est-ce que le commandant plaisante ou déraisonne? Enfin il répond et non sans avoir encore braqué la jumelle au large:
«Commandant, c’est la lune. Dans dix minutes, la lune doit se lever pour nous; elle éclaire déjà l’horizon, et...
—La lune, monsieur, la lune? Croyez-vous qu’à mon âge on confondrait la lune avec un navire en feu et que votre satanée obstination nous va faire secourir trop tard? Donnez les ordres, vous dis-je, ou bien descendez aux arrêts dans votre chambre.
—Parfaitement, commandant, je n’ai rien à répondre puisque vous le prenez sur ce ton-là.»
Alors le lieutenant crie:
«A rentrer les bonnettes!» L’ordre exécuté, il donne le suivant: «Aux bras de tribord partout!»
Ainsi orienté, à l’allure du plus près, on naviguait à six quarts de vent, le cap sur l’incendie supposé.
Et tout de suite on aperçut la pleine lune émergeant des flots dans le sud-sud-ouest; rouge, énorme, resplendissante, au milieu de ce ciel sans nuage, elle illuminait la mer comme le haut des mâts, tandis que les basses voiles restaient dans l’ombre. Oui, c’était la lune! Et le commandant, tout penaud, sa jumelle en main, fouilla de nouveau et bien en vain les quatre coins de l’Océan désert, espérant y retrouver son prétendu navire en feu. Il dut pourtant se résigner à avouer sa défaite.
«Quelle drôle d’aventure! murmura-t-il; je croyais voir jusqu’à des vergues brûlant au milieu de la fumée; mais enfin, Langelle, ne vaut-il pas mieux s’être dérangé à tort? Car enfin, si je ne m’étais pas trompé, nous devions nous hâter. C’est égal, voilà qui est plaisant.»
Et le brave homme regardait son second du coin de l’œil en souriant; il espérait que l’officier allait sourire aussi; mais Langelle ne voulut pas tendre la perche, ayant à cœur les rebuffades de tout à l’heure. Et, très sérieux, la main à sa casquette:
«A présent, dit-il, quelle route devons-nous suivre? Veuillez bien l’indiquer, commandant.
—Mais celle que nous suivions auparavant... Avez-vous besoin de le demander?
—Très bien, commandant.» Et montant aussitôt sur le banc de quart: «Laissez porter!» cria Langelle. Dès que la barre eût à peu près remis la corvette en route: «Aux bras de bâbord partout!» Ensuite: «A hisser les bonnettes de hune et de perroquet!»
Pendant que le navire piquait de nouveau dans l’ouest-sud-ouest, Le Toullec descendit dans sa chambre, tapant les portes, exaspéré contre lui-même d’abord et surtout contre le lieutenant, dont il avait parfaitement aperçu le sourire gouailleur. Et il s’endormit, en envoyant Langelle à tous les diables... Mais il se réveilla calmé, ayant à peu près oublié sa mésaventure. Alors, une fois habillé, il se fit apporter le journal des officiers.
On appelle ainsi un gros bouquin dans les pages duquel, en campagne, sont consignés au fur et à mesure tous les événements relatifs aux choses du bord.
Chaque officier, en quittant son quart, doit y coucher ses observations sur le temps, la force et la direction du vent, l’état de la mer, les routes faites, les lochs, la voilure et l’allure, comme les incidents des quatre dernières heures. A midi, tous les jours, l’officier chargé des montres inscrit le point au journal, où le commandant consigne aussi, mais le soir, ses ordres pour la nuit. Le commandant lui-même n’a pas le droit de biffer ou de changer la moindre virgule sans le consentement du signataire de tel ou tel paragraphe, car chacun signe ses diverses observations.
Tous les matins, le commandant prend connaissance du journal. En y jetant les yeux, Le Toullec devint livide. Alors, en sacrant et en jurant, il sauta sur le cordon de sa sonnette; tiré avec violence, le malheureux cordon demeura aux mains du furieux.
Un timonier répondit à l’appel.
«Commandant? dit-il.
—Appelez le lieutenant.»
Langelle arriva, son carreau dans l’œil; mais un observateur eût remarqué l’air hésitant et légèrement troublé du jeune officier. Sans répondre à son salut:
«Qu’est-ce que cette impertinence? lui cria Le Toullec; croyez-vous, monsieur, que je supporterai une pareille insulte si vous ne l’effacez immédiatement, monsieur? J’en ai assez, monsieur, de vos insolences.»
S’il l’avait perdu un instant, Langelle reprit bientôt tout son sang-froid et répliqua:
«Commandant, dit-il, j’ignore absolument en quoi j’ai pu vous manquer, et, croyez-le, l’insolence et la grossièreté ne sont point mon fait; jamais il n’est sorti de ma bouche un mot dont ensuite j’eusse le moindre regret.
—Oui, monsieur, vous êtes maître de vos paroles; elles en deviennent d’autant plus irritantes pour votre vieux commandant, qui aurait l’âge d’être votre père et qui n’a eu ni votre éducation ni vos chances.
—Ah bien! s’il le prend ainsi, se disait Langelle, je ferai tout ce qu’il voudra, bien certainement, et des excuses aussi.»
Mais, sans deviner les pensées de son second, croyant toujours être regardé avec insolence au travers de ce malheureux lorgnon, le commandant reprit en s’échauffant de plus en plus:
«Vous allez biffer ces lignes, monsieur, entendez-vous, je vous l’ordonne...
—Commandant, cet ordre dépasse vos droits, et je n’obéirai pas.»
«Réellement, disait Langelle plus tard en racontant la scène, réellement, j’ai cru que le malheureux allait me frapper ou avoir une attaque d’apoplexie, car il devint rouge, et puis livide et puis violet.»
Cependant Le Toullec se contint, et par un effort si violent que ses mains tremblèrent, posées sur la page du journal où on lisait:
«Le 10 octobre, à quatre heures et demie du matin, par 19° 2′ 51″ latitude et par 34° 17′ 35″ de longitude ouest, les basses voiles amurées, les bonnettes de hune et de perroquet hissées, filant cinq nœuds avec petite brise de S.-E. et faisant route à l’O.-S.-O., la Coquette a mis sa barre au plus près. Courant alors à six quarts de vent, et par l’ordre formel du commandant, nous naviguâmes sur la lune, mais sans nous en rapprocher sensiblement.»
Cela était signé: Jacques de Langelle, lieutenant de vaisseau, commandant en second de la corvette la Coquette.
En lisant une seconde fois cette malheureuse page, Le Toullec, toujours plus exaspéré, s’écria:
«Monsieur, vous m’en rendrez raison; je vous enverrai mes témoins à Rio; entre vous et moi d’ailleurs il est temps que tout cela finisse, et à moins que vous ne soyez aussi...»
Des paroles terribles, irréparables, allaient sans doute être prononcées: Langelle eut la sagesse de les arrêter.
«Ne continuons donc pas ainsi, s’écria-t-il, nous ne sommes ni l’un ni l’autre dans notre bon sens; envoyez-moi plutôt aux arrêts et puis nous en reparlerons.» L’officier regrettait déjà sa gaminerie, et ces mots revenaient à ses oreilles prononcés tout à l’heure par cet homme exaspéré:
«J’aurais l’âge d’être votre père, et je n’ai eu ni vos chances ni votre éducation.»
Oui, cela était vrai, et en admettant qu’un duel fût possible entre deux officiers d’un grade différent, Langelle, très fort au pistolet comme à l’épée, savait son commandant aussi maladroit que peu exercé à ces deux armes; mais à présent une fausse honte l’empêchait de céder, et, toute irritation passée, il restait là debout et incertain; aussi fut-il véritablement soulagé lorsque le vieil officier finit par murmurer d’une voix qui tremblait encore:
«Certainement, monsieur, rendez-vous aux arrêts, aux arrêts forcés, jusqu’à Rio; vous ne quitterez votre chambre que pour les besoins du service.»
Langelle salua et sortit du salon pour entrer au carré, où le déjeuner commençait; là il parla à mi-voix au maître d’hôtel.
«Eh bien, que faites-vous? s’écria un des enseignes en apercevant le lieutenant qui poussait la porte de sa chambre; êtes-vous malade, n’avez-vous pas faim?
—Non, mes enfants, je ne suis pas malade, mais aux arrêts de rigueur, que je n’ai pas volés. Aussi entends-je les tenir; ne m’interrogez pas, car je ne dirai rien. Envoyez-moi mes repas, et que personne ne vienne me voir, à l’exception de Stop cependant.»
Alors ce furent des exclamations et une curiosité!...
Bientôt tout fut connu, à la grande joie des officiers comme des aspirants. Cette navigation sur la lune devait faire le tour du monde; en attendant elle fit le tour de la Coquette, où l’équipage ne se lassait pas d’en parler, à la grande exaspération du malheureux commandant.
Cependant ce dernier donna immédiatement une preuve de sa bonté. Le troisième jour, la chaleur augmentant encore, il fit appeler l’enseigne qui remplaçait le lieutenant, étant après celui-ci le plus ancien de grade.
«Hubert, dit-il, je lève les arrêts de M. de Langelle, veuillez l’en prévenir.»
Cinq minutes se passèrent et l’enseigne rentra dans le salon.
«Commandant, dit-il hésitant un peu et comme s’il eût cherché ses paroles, commandant, le lieutenant... affirme que vous l’avez... mis aux arrêts de rigueur jusqu’à Rio, et qu’il entend les garder jusque-là.
—C’est bien, monsieur, vous pouvez apprendre à M. de Langelle qu’à Rio, moi, j’écrirai au ministre pour réclamer un conseil d’enquête, et alors l’inqualifiable conduite de mon second sera jugée et la réforme prononcée contre lui, j’en ai la conviction. Allez, monsieur.»
Resté seul, le commandant s’enferma; aussitôt, avec des larmes de rage dans les yeux, il passa sa colère sur ses meubles: une chaise, deux fauteuils payèrent pour le lieutenant et furent presque réduits en poussière. Réfugié sur le haut d’une armoire, témoin involontaire de la scène, Pluton, terrifié, n’osait bouger ni s’enfuir; ses yeux verts dilatés, il se demandait sûrement si son tour n’allait pas arriver bientôt, et si cet énergumène ne mettrait pas en pièces les chats comme les meubles.
Aussitôt la Coquette mouillée devant Rio, le vaguemestre fut envoyé à terre, et deux heures après il revenait avec lettres et journaux.
Ferdinand eut sa part de ce bienheureux courrier, et aussitôt sa physionomie exprima la surprise et la joie.
«Ah! oh! non, impossible!» disait-il d’abord; et puis: «Mais oui, quelle joie! c’est comme un rêve!» La lecture terminée, il se précipita hors du poste, et, non sans avoir bousculé les hommes rencontrés au passage, il arriva au carré, où les officiers déjeunaient.
«Bonjour, messieurs, savez-vous où est le lieutenant?
—Mais oui, répondit le docteur, oui, Résort, nous le savons; l’auriez-vous oublié? Langelle est dans sa chambre, aux arrêts qu’il s’obstine à garder, et cela malgré cette chaleur par trop... icale.
—A l’amende! crièrent les officiers, à l’amende cet insupportable docteur, cinquante centimes pour chaque mauvais jeu de mots.
—Mais celui-ci n’était pas si mauvais,» répondit son auteur, qui donna en riant la petite somme récemment décrétée pour tous les calembours que n’approuvaient pas les camarades.
En apercevant Ferdinand: «Qu’est-ce donc, Résort? s’écria Langelle; rien de fâcheux, j’espère? Vous semblez bouleversé.
—Non, lieutenant, au contraire. Figurez-vous qu’une lettre reçue tout à l’heure m’apprend l’arrivée de mon père et de ma sœur au Brésil. Tous deux sont à Rio depuis quelques jours.
—Pas possible! Et vous ne vous en doutiez pas?
—En aucune façon; ce voyage a été décidé depuis les dernières lettres qu’on m’écrivait. Mes parents croient avoir des données certaines sur le pays et la famille de leur fille adoptive dont vous connaissez l’histoire.
—Oui, je n’ai rien oublié à ce sujet; eh bien?
—Eh bien, le grand-père de Marine habiterait Rio et serait un riche Portugais de grande famille, le comte d’Almeira, arrivé au Brésil à la suite du roi Juan VI de Bragance en 1807. Il y a vingt ans environ, et contre le gré de ses parents, Juan, l’unique héritier du comte d’Almeira, épousa la fille d’un négociant anglais. Pour ce fait, désavoué et chassé de la maison paternelle, le jeune homme résolut de s’expatrier, et il partit en annonçant à ses amis qu’il allait avec sa femme tenter fortune aux États-Unis ou bien au Canada. Il fut suivi par sa nourrice et le petit garçon de celle-ci. La jeune Anglaise, nommée Louisa Ravel, mourut cinq ans après, mais en laissant une fille, Marine, à ce que croient mes parents.
«Le comte d’Almeira résidait en France lorsqu’il apprit la mort de sa bru; alors résolu à pardonner, il écrivit à Juan de venir le rejoindre à Paris et qu’avec l’enfant tous trois retourneraient ensuite au Brésil. La lettre du père resta sans réponse et depuis on n’entendit jamais parler du jeune homme, de sa fille et de ceux qui avaient suivi en exil le jeune couple.
«Les faits précédents et le mystère resté impénétrable occupèrent pendant quelque temps à Paris la colonie portugaise et brésilienne; mais, parmi toutes les personnes interrogées par mes parents, aucune ne se rappelle si elle sut jamais le pays et la ville d’où était datée et écrite la lettre du jeune d’Almeira, lettre dont son père parla à plusieurs qui ne l’ont pas oublié.
«Mes parents apprirent récemment toute cette histoire par un Anglais de leurs amis, M. Nevil. Au milieu d’un bal, ce dernier, présenté à Marine, parut frappé de la ressemblance existant entre les traits de ma sœur et ceux d’une jeune Anglaise qu’il avait beaucoup connue. Et M. Nevil ajouta: «Quelle chose bizarre! Mlle de Résort ressemble aussi à un ami de ma jeunesse; celui-ci habitait Rio, où j’ai passé plusieurs années.»
«Mon père alors crut devoir apprendre à M. Nevil que Marine était seulement sa fille adoptive et il lui narra le naufrage de Biville.
«Ensuite, grâce à M. Nevil, il fut très facile de retrouver en Angleterre la famille de Louisa Ravel. L’ancien négociant était mort laissant un fils et une fille auxquels mon père conduisit Marine. M. et miss Ravel ne firent aucune difficulté pour reconnaître Marine, dont la ressemblance avec leur sœur les frappait aussi; mais ils ignoraient absolument le pays qu’avait habité le jeune couple en quittant le Brésil, et les papiers de famille consultés ne fournirent aucun éclaircissement à ce sujet.
«Alors mon père prit la résolution de pousser ses recherches jusqu’au Brésil, où il est arrivé le mois dernier. Muni de lettres de recommandation pour divers grands personnages, il fut très bien accueilli à Rio, ainsi que Marine. Tous deux, non sans peine, ont fini par être admis auprès du comte d’Almeira, qui, d’abord très ému, s’est écrié en saluant Marine: «Les yeux de mon fils!» Ensuite, pressé de questions, il resta muet, et une dame, sa nièce, supplia mon père de se retirer et de ne pas agiter un homme infirme et malade.
«Depuis ce jour, toutes les lettres sont demeurées sans réponse, et, quoique nombre d’anciens amis de la famille n’hésitent pas à croire Marine l’héritière des d’Almeira, d’un autre côté d’éminents avocats et des hommes de loi affirment qu’un procès n’est pas soutenable sans preuves à l’appui, et que la plus utile serait de fournir le nom de la ville dernière résidence du jeune ménage et enfin celui du port où s’est embarqué Juan pour répondre à l’appel de son père; ces divers noms une fois retrouvés, on aurait sûrement la clef du mystère, parce que les livres des armateurs du bâtiment perdu éclairciraient bien des doutes. Voilà tout ce que je sais, lieutenant,» dit Ferdinand, qui ajouta: «Et je voudrais bien aller à terre; mais, étant aspirant du détail...
—Bon, je me charge de vous faire remplacer, courez chez le commandant, qui vous aime tout particulièrement, demandez huit jours en lui expliquant le motif de cette requête exorbitante. Allez, mon ami.
—Merci beaucoup, mon cher lieutenant, mais ne descendrez-vous pas vous-même? Il fait tellement chaud ici, et vous paraissez si fatigué...
—Non, et malgré tout le plaisir que j’éprouverais à rendre visite au commandant de Résort, je ne veux pas quitter le bord; d’ailleurs je vais avoir une rude besogne cette semaine, et puis, si notre «Ogre» persiste à réclamer un conseil d’enquête, eh bien, on me trouvera là où il m’a mis!
—Si j’osais, répliqua Ferdinand, si vous vouliez me permettre..., ajouta-t-il en rougissant, mais sans continuer.
—Mon enfant, je vous comprends et je vous remercie de la bonne intention; pourtant non, mille fois non! je ne ferai aucune excuse à cet ours mal léché. Cependant, voulez-vous m’obliger? Oui. Alors, emmenez Stop; le pauvre animal a besoin de se dégourdir les pattes, il est bien élevé et ne vous ennuiera pas.
—Au contraire, je suis ravi d’avoir un compagnon que Marine appréciera à sa juste valeur.»
Ayant obtenu son congé, Ferdinand partit bientôt dans la chaloupe des permissionnaires; assis à ses côtés, Stop, très excité, reniflait, remuait la queue et regardait du côté de la terre.
On filait rapidement dans cette rade splendide où la Coquette était mouillée à environ un mille de Rio, et la chaloupe s’en allait grand largue avec une jolie brise et un temps idéal. Les collines s’élevaient en amphithéâtre au-dessus de la ville; à droite et à gauche les pitons de Corcovado et de Tijuca. La nature faisait alors toute la beauté du paysage, car à cette époque Rio était loin d’être la ville qu’elle est à présent.
Thomy se trouvait au nombre des permissionnaires, et, en arrivant à quai, Ferdinand était si heureux, qu’il en oublia les ennuis de toutes sortes dus à ce détestable matelot.
«Thomy, lui dit le jeune aspirant, je cours à l’hôtel Faroux, où sont descendus mon père et ma sœur; venez les voir, mon ami, et soyez tranquille, je serai muet au sujet de vos punitions à bord. Ainsi arrivez sans crainte.»
Nullement reconnaissant de cette bonté si peu méritée, Thomy était furieux au contraire, et, prononcés devant les autres matelots, ces mots ajoutèrent à sa colère d’être ainsi traité sans gêne par celui à la famille duquel il affirmait appartenir.
«Merci, capitaine, répondit-il, merci mille fois; je sens votre condescendance comme je dois la sentir; mais je risquerais d’importuner le commandant et mademoiselle votre sœur et je ne désire point être importun.
—Imbécile!» ne put s’empêcher de s’écrier l’aspirant, qui partit en riant aux éclats; un enseigne fit chorus en ajoutant: «Sot animal!»
Les camarades témoins de la conversation avaient trouvé «très gentil» l’aspirant qui pardonnait et oubliait; mais ils furent outrés de l’insolence de Thomy, et, pendant que ce dernier montait l’échelle du quai et longeait ce même quai pour gagner la ville, il entendit les paroles des hommes restés dans la chaloupe.
«Finira mal, le particulier, disait un quartier-maître; moi Bastien Vasseur, je lui prédis une vilaine vie et une sale fin, voilà mon opinion, que je partage, rappelez-vous-la tous, car je connais cette sorte d’oiseau, envieux, menteur, ingrat, une graine de bagne, quoi! Et qui vous a assez fourré du sel dans l’œil avec ses histoires de brigand!
—Ah! pour ça oui, répondit un matelot, bé sûr et bé certain, Bastien, et que nous le gobions; mais n, i, ni, c’est fini.»
Pâle de colère et doublant le pas, Thomy pensait: «Comment me venger de tous ceux qui me raillent et m’oppriment, et par-dessus tout de ces gens des Pins?»
Arrivé rue Ouvidor près d’un très bel hôtel, le seul qui existât alors, Ferdinand s’élança à l’étage indiqué et il se trouva bientôt dans les bras de son père et de sa sœur.
Après les instants donnés à la joie de se revoir, M. de Résort compléta les renseignements déjà connus, en ajoutant:
«Tout à l’heure nous allons de nouveau rendre visite à M. d’Almeira, qui nous a enfin accordé une audience. S’il persiste dans son mutisme, je ramènerai Marine à ta mère, et nous nous réjouirons égoïstement d’avoir échoué après avoir accompli ce que me dictait ma conscience.»
Alors Marine se jeta au cou de M. de Résort, et, la voix brisée par les sanglots, elle s’écria:
«Mon père, j’ai si peur, je crains... Ah! je mourrai de chagrin si vous me laissez ici.
—Non, répondit M. de Résort dont la voix tremblait cependant, non, ma petite chérie, tu ne mourras pas de chagrin, et si, ce dont j’ai l’intime conviction, ce vieillard est ton grand-père, ton devoir à toi sera de le soigner et de l’aider jusqu’à sa mort; car, j’en suis absolument certain, cette nièce terrifie le malheureux, à qui, pour en hériter, elle ne laisse aucune liberté, aucune initiative, récompensant ainsi M. d’Almeira d’avoir recueilli elle et ses enfants.
—Ah! répliqua Ferdinand, les yeux pleins de larmes, ah! mon père, vous figurez-vous la maison, les Pins, le retour sans Marine?
—Voyons, mon fils, tâche de ne pas nous enlever notre fermeté, vraiment je... enfin, que veux-tu?... Ne vois-tu pas à quel point je suis malheureux moi-même?
—Eh bien, père, moi j’aurai du courage, interrompit Marine, et puis quelque chose en moi me crie: Nous échouerons.
—Ah! que Dieu t’entende, Marine!
—La voiture est avancée,» annonça un domestique.
Peu de minutes après, M. de Résort et ses enfants étaient introduits dans l’immense salon d’un beau palais datant de la conquête espagnole. Salon et palais offraient un mélange de grandeur et de délabrement, de richesse et de pauvreté, contraste qu’on remarquait alors partout à Rio, et jusque chez l’empereur.
L’aspect de M. d’Almeira rappela à Ferdinand un personnage des Contes de Perrault, «si vieux, si cassé, qu’on ne pouvait l’être davantage.» Les yeux éteints, la peau collée sur les os, il grelottait malgré une chaleur intense. A côté de lui se trouvait une dame fort parée, trop grasse, qui avait dû être belle, et, auprès de celle-ci, un jeune homme, son fils, à en juger par la ressemblance: tous deux possédaient la même physionomie rusée et mauvaise.
La conversation, commencée en un détestable français, se continua en espagnol, langue que M. de Résort parlait et comprenait mieux que la dame, qui s’exprimait avec des locutions et l’accent des créoles portugaises.
Ayant répondu aux compliments d’usage, la nièce prit la parole, en embrouillant son discours de phrases inutiles, mais qui toutes avaient la même signification: «Vous affirmez, disait-elle, vous assurez, monsieur, que cette jeune, charmante, jolie demoiselle est la petite-fille de mon oncle vénéré; cet oncle, bien trop ému pour vous répondre lui-même, nous a chargés de vous exprimer ses désirs et sa suprême résolution. Il est disposé à reconnaître en cette aimable demoiselle sa petite-fille Mlle Juana d’Almeira et à déclarer celle-ci l’unique héritière de ses biens et de son nom; il croit d’ailleurs à votre bonne foi, monsieur, ayant la conviction que vous êtes persuadé des faits avancés par vous; mais il nous faut, je veux dire il faut à mon oncle, des preuves, des écrits, corroborant vos assertions, et vous n’en produisez qu’un: la copie de l’acte de mariage contracté entre mon cousin Juan et Mlle Louisa Ravel. De ce mariage personne n’eut jamais un doute. Ai-je bien parlé, mon oncle vénéré?» ajouta-t-elle en s’adressant à M. d’Almeira, qui, muet, immobile, ressemblait à une momie. Les yeux seuls, brillants, agités, vivaient et exprimaient mille sentiments contraires, la crainte, la joie, le désir, l’émotion, le doute.
Malgré leurs paupières rougies, ces yeux rappelaient encore ceux de Marine, et les sourcils blancs offraient le même arc régulier et bien tracé.
Alors, sans écouter la dame qui poussait des cris de paon et le jeune homme qui invoquait tous les saints patrons du Brésil, Marine, quittant sa place, vint s’agenouiller devant le vieillard en disant:
«Monsieur, au nom de tout ce que vous avez aimé, ne nous laissez pas dans l’incertitude. Je prends Dieu à témoin que je ne désire point votre fortune et non plus un nom auquel je n’aurais aucun droit! mon cœur se déchirerait aussi s’il me fallait vivre loin de ceux qui m’ont recueillie et aimée; mais n’est-il pas bien cruel, monsieur, si vous croyez voir en moi la fille de votre fils, n’est-il pas bien amer pour cette fille que vous la laissiez partir sans une bénédiction de son grand-père?»
A ces dernières paroles, comme galvanisé, M. d’Almeira se redressa, repoussa son fauteuil, et, pendant que les larmes coulaient, sur ses joues ridées, il ouvrit la bouche, et, les deux mains posées sur la tête blonde inclinée devant lui:
«Ma... ma...,» balbutia-i-il. Puis tout à coup retombant sur son siège, il fut saisi d’une attaque de nerfs.
M. de Résort et ses enfants voulurent aller à son aide; mais, aux cris de la nièce, des serviteurs étaient accourus qui, repoussant les étrangers, entourèrent le malade et l’emportèrent dans une chambre voisine.
Pendant plusieurs minutes on entendit les gémissements étouffés du vieillard. Marine sanglotait. M. de Résort, très ému et fort indécis, se demandait s’il fallait rester davantage.
Enfin la nièce reparut, l’air furieux: «Vous voulez donc tuer mon oncle? s’écria-t-elle; vraiment, la comédie que vous jouez est indigne, pire qu’indigne pour être jouée par des officiers français.
—Madame, répliqua Ferdinand, je vous prie de nous envoyer dire cela par monsieur votre fils.
—Voulez-vous donc provoquer mon enfant, afin de le tuer ensuite?... Au secours! A l’assassin!» criait la dame en montrant les poings.
Des domestiques entraient... La scène menaçait de mal tourner, elle était fort ridicule en tout cas, et M. de Résort jugea prudent de la terminer.
«Nous partons, dit-il, mais en réservant tous les droits de celle que j’affirme être Mlle d’Almeira; vous entendez? ajouta-t-il en s’adressant aux gens du comte; voici la fille du fils de votre maître, et voilà madame qui, chez son oncle, nous a sottement insultés. Allons, laissez-nous passer; faudra-t-il donc dégainer?»
Ceci s’adressait à deux ou trois serviteurs, qui, sur l’ordre de leur maîtresse, barraient la porte d’entrée; mais, en apercevant le geste de M. de Résort et les épées du père et du fils à moitié sorties du fourreau, tous se sauvèrent...
Les issues laissées libres, les trois visiteurs s’en allèrent tranquillement et sans presser le pas.
Marine était bouleversée; toute la journée elle ne cessa de répéter:
«Il voulait me bénir, pauvre homme, il pleurait, il tendait les bras...»
Oui, pauvre homme! Et ensuite, malgré l’intervention de plusieurs personnes très haut placées au Brésil, le palais d’Almeira resta obstinément fermé à M. de Résort. Bientôt on apprit que le vieux comte avait été emmené par ses neveux à la campagne, dans un château délabré, à dix lieues de Rio, séquestré, répétait-on, maltraité peut-être.
Il y mourut l’année suivante, assez mystérieusement, répétaient ses anciens amis ou connaissances de Rio.
Mais M. de Résort n’avait aucun droit, aucun moyen d’intervenir; cependant, avant de quitter le Brésil, il s’informa au sujet d’autres parents qui eussent pu protéger le vieillard et l’arracher des vilaines mains de sa nièce. Il n’existait aucun proche parent. A Rio cependant bien des gens répétaient:
«C’est la juste rétribution de la dureté témoignée autrefois à Juan. Le comte opprimait le jeune homme avant son mariage, et il l’a chassé pour ce mariage contracté avec une jeune fille honorable et charmante...»
Marine pâlissait et s’attristait. M. de Résort prit donc la résolution de retourner en France. Après avoir annoncé sa décision à Ferdinand et à sa fille adoptive, il ajouta:
«—Je remercie Dieu d’avoir échoué, mes enfants chéris; je ne le disais point, résolu à remplir mon devoir coûte que coûte; pourtant votre mère et moi restions absolument sans courage à l’idée de nous séparer de notre épave chérie.
—Eh bien, vive la vilaine nièce! s’écria Ferdinand, et profitons de nos derniers jours pour visiter la ville et les environs. Mais, ajouta-t-il, mon père, ne vous est-il jamais venu à l’esprit que Thomy était, est peut-être...
—Peut-être le petit métis, fils de la nourrice de Juan d’Almeira? Si fait; et, sans t’en prévenir, j’ai fait venir ce garçon qui t’a causé bien des ennuis à bord, je le sais: voilà pourquoi j’ai préféré ne te mêler en rien dans cette affaire-là.
—Eh bien, mon père?
—Eh bien, mon fils, je suis fort indécis à ce sujet. Thomy, avec un serment que je ne lui demandais point, m’a juré ne rien savoir, ne rien se rappeler au delà du naufrage; interrogé de mille façons, il ne s’est pas coupé une seule fois en répondant. S’il ment, il ment bien adroitement.
—Vous a-t-il témoigné les égards qu’il vous doit?
—Des égards, ce serait beaucoup dire; enfin il a été convenable; mais c’est un vilain ingrat, que j’espère rencontrer rarement à l’avenir.
—Notre lieutenant voudrait bien s’en débarrasser. De pareils hommes font le désespoir des officiers, à cause du mauvais exemple qu’ils donnent à leurs camarades.
—Rien de nouveau, à bord?
—Non, mon père, le commandant et son second restent toujours dans la même situation.
—Quelle pitié! car Le Toullec et Langelle ont mille qualités.
—Wap! wap! fit Stop en entendant prononcer le nom du lieutenant de la Coquette.
—Oui, mon Stop, je te comprends, dit Marine, tu n’oublies pas ton maître et tu le reverras bientôt. Vraiment, j’aurai peine à te quitter; quel gentil compagnon tu m’as été ici!
—Wap! wap!» continua Stop, dressé sur ses pattes de derrière et donnant un grand coup de langue sur les joues roses de son amie.
—Et puis, Stop, ajouta Ferdinand, tu vas revoir Mademoiselle.
—Hou! hou!» hurla le lévrier, le poil hérissé et l’œil en feu.
Le surlendemain, non sans une vive émotion, M. de Résort et Marine dirent adieu à Ferdinand. La Coquette allait appareiller; sa croisière durerait encore bien des mois, et le paquebot anglais où devaient prendre passage le commandant et sa fille adoptive était lui-même en partance.
Ce même jour, à la tombée de la nuit, aux abords de la jetée, des matelots de toutes les nations buvaient dans un cabaret, les cris, les rires, les querelles se succédaient là sans interruption. Une frégate anglaise venait d’arriver, un immense clipper chargeait pour les États-Unis, un grand baleinier avait le matin vendu sa cargaison d’huile, et tous les équipages réunis vidaient leur bourse sans compter.
À la nuit close, ceux qui le pouvaient s’en allèrent en titubant, d’autres restèrent endormis sur et sous les bancs de la salle enfumée.
Thomy ne bougea pas: descendu le soir même en corvée dans la baleinière des officiers de la Coquette et très résolu à déserter, depuis une heure il discutait à ce sujet avec le capitaine d’un baleinier. Ce capitaine était Français et Malouin, c’est-à-dire natif de Saint-Malo, ville d’où sont partis les plus hardis marins et les plus redoutables corsaires que mentionnent nos annales maritimes.
Les baleiniers font uniquement la chasse à la baleine. Durant d’interminables croisières ils parcourent tous les océans. Au large et dans les grands fonds, ils poursuivent ces immenses créatures dont la pêche n’est pas sans danger, car un coup de queue de l’animal harponné suffit bien souvent pour faire chavirer la petite embarcation détachée du navire; alors les hommes, lourdement vêtus, se noient presque toujours.
Les capitaines baleiniers se montrent fort difficiles quant au choix de leur équipage; ils veulent de fins marins, robustes, courageux, capables de supporter ces longs mois de croisière et ces rares relâches qui ne sont guère qu’une suite d’orgies; ils veulent aussi être sûrs de leurs hommes et à l’abri des désertions subites. Aussi le meilleur capitaine et le plus habile est-il celui qui embarque seulement des réfractaires de toutes les nations.
En effet, quel intérêt auraient ces derniers à quitter ce navire où, bien payés, bien nourris, ils ont des liqueurs presque à discrétion? Dans n’importe quel pays civilisé, les déserteurs seraient vite livrés à la justice de leurs contrées respectives, et ensuite pendus, fusillés ou envoyés au bagne, suivant les lois de ces contrées. A bord cependant, les capitaines font eux-mêmes et promptement justice d’un révolté.
Thomy voulait d’abord rejoindre les tribus de nègres et de marrons métis qui fourmillent à l’intérieur du Brésil, mais il changea d’avis après avoir longuement causé et trinqué avec le capitaine malouin; tous deux convinrent qu’à la faveur de la nuit le matelot se glisserait dans l’embarcation du baleinier, dont le bâtiment appareillerait immédiatement.
La salle de l’auberge, mal éclairée, était presque déserte. Alors, quittant son banc et repoussant son verre à moitié plein, Thomy s’écria:
«Oui, convenu, j’en ai assez du service; mais vous m’aiderez dans... ce que vous savez; sinon, rien de fait.
—J’ai promis, répliqua le capitaine. Cependant votre idée est stupide; qu’est-ce que cela vous rapportera? et vous et moi risquons gros.
—Rien du tout, puisqu’on vous dit qu’il sera seul; vous le saisirez par derrière, et, pendant que vous tiendrez ses mains, moi je lui planterai mon petit couteau dans le cœur; puis nous partirons, et votre barque sera bien loin, avant qu’on songe à celui que je hais depuis quinze ans.
—Enfin, puisque vous le voulez, reprit le capitaine; mais, encore une fois, s’il crie et que du secours arrive, je vous lâche; tant mieux si vous me rejoignez, tant pis si vous êtes pincé.
—Convenu, convenu,» dit Thomy, livide, et dont une sueur froide inondait le visage, car il avait peur et cette peur le faisait trembler; mais sa haine l’emportait sur sa lâcheté.
..... Ferdinand longeait les quais déserts, la nuit était noire, les lanternes fumeuses éclairaient mal, et deux ou trois fois il trébucha parce qu’il ne regardait pas à ses pieds; le cœur gros, il songeait à son père, à Marine, auxquels il venait de dire adieu. Une embarcation devait se trouver au bout de la jetée à deux cents mètres environ, et, en entendant sonner huit heures à une horloge de la ville, l’aspirant pressa le pas d’abord, bientôt il se mit à courir.
Cette course déconcerta deux hommes cachés derrière une muraille. Cependant, après une seconde d’hésitation, les misérables s’élancèrent à la poursuite de l’aspirant, que l’un d’eux atteignit promptement: c’était le capitaine malouin; mais Ferdinand crut à une plaisanterie de l’un de ses camarades.
«C’est toi, Davanne? cria-t-il; dépêchons-nous; nous sommes en retard. Ah! fit-il, comprenant enfin, à moi!...»
Il n’eut pas le temps d’achever un cri d’appel, car il gardait son sang-froid et il savait les hommes de la baleinière à portée de l’entendre... Il se vit bâillonner, la bouche fermée par une main vigoureuse, les bras serrés comme dans un étau. «Mon Dieu! ayez pitié de moi!» pensa-t-il.
Tout à coup quelque chose brilla, il entendit une détonation et aussitôt il se sentit libre; il vit alors Stop qui sautait sur lui et le couvrait de caresses, pendant que des matelots couraient aux alentours en essayant de percer les ténèbres et de rejoindre les deux assassins qu’ils avaient vus disparaître le long des rochers...
Bientôt arrivèrent des officiers de la frégate anglaise et les enseignes qui devaient retourner à bord avec Ferdinand, puis d’autres personnes attirées par le bruit, enfin un douanier brésilien; ce dernier eût dû être à son poste, sur la jetée, mais il n’y était pas. Il reçut la déposition de Ferdinand avec celle des matelots, qu’un des officiers présents traduisit.
Cette dernière déposition se réduisait à ceci: Les matelots de la baleinière attendaient les officiers du bord en compagnie de Stop, que Ferdinand avait laissé en garde au patron, pendant une course qu’il fit après avoir dit adieu à son père et à sa sœur. Tout à coup Stop, tenu en laisse, s’agita, hurla, renifla et voulut s’échapper.
«Sûr et certain, il y a quelque chose, cria le patron; mes enfants, prenons un fanal, j’ai un petit bijou de pistolet, lâchons le chien, et en avant.
—Quelle bêtise! répliqua un matelot; l’animal sent son maître, voilà tout.» Tous n’en coururent pas moins, et à une centaine de mètres, à la lueur du fanal, ils aperçurent des hommes luttant. Les coquins se sauvèrent aussitôt qu’ils se virent démasqués.
«C’est alors, ajouta le patron, que j’ai tiré dans le tas avec mon bijou de petit pistolet; mais nous n’avons sûrement atteint personne.»
Ferdinand remercia et récompensa les braves marins.
La Coquette leva l’ancre seulement après que le commandant eut déposé sa plainte aux mains de notre consul.
«Au Brésil, la justice ne découvre jamais les coupables,» fit observer Langelle le lendemain de l’agression, et il ajouta en posant affectueusement sa main sur l’épaule de Ferdinand: «C’est une espèce de miracle que Stop vous ait senti d’aussi loin; voyez comme tout s’arrange pour le mieux quelquefois. Si, assez sottement j’en conviens, je ne m’étais obstiné à garder le bord, vous n’eussiez pas emmené Stop, et sans son flair nos braves gens ne se fussent doutés de rien. Quel honnête chien! Viens, lui dit son maître, viens, Stop, je vais te donner du sucre.»
Mais Stop refusa net: au carré, au poste, chez le commandant, on l’avait tellement bourré de friandises, tellement complimenté aussi, qu’à présent il était las de la gloire et plus las des douceurs; couché auprès de Pluton, il voulait seulement dormir.
«Ah! une nouvelle, continua le lieutenant, et une assez agréable. Cette espèce de sot animal, Thomy, n’est pas rentré hier à bord. Excellent débarras, ai-je pensé, le mauvais matelot aura déserté; cela devait arriver un jour ou l’autre. Eh bien, pas du tout; au cabaret, et, à ce que l’on croit, dans une rixe avec des baleiniers américains, Thomy a reçu une balle dans le dos, et le patron de l’établissement mal famé où la chose s’est passée ayant immédiatement prévenu la police, celle-ci fit transporter le blessé à l’hôpital et de là on vient de m’en aviser par cette lettre, dont vous pouvez prendre connaissance.»
Ferdinand lut attentivement; il avait quelques soupçons, mais la lettre ne les confirmait pas, et il n’y pensa bientôt plus.
Ayant quitté Rio la veille, la Coquette s’en allait vent arrière et par un temps idéal: belle brise, beau soleil, de petites lames courtes léchaient les flancs du bateau. On naviguait encore près des côtes, et parfois de grands oiseaux blancs se posaient sur les vergues ou sur les enfléchures.
A Rio, l’amiral commandant la division de l’Atlantique sud avait passé l’inspection générale de la Coquette; alors chacun pensait que Le Toullec allait exécuter ses menaces; il n’en fut rien cependant. Mais Langelle n’alla pas une seule fois à terre, prêt à se soumettre, et, si on l’interrogeait, très décidé à s’accuser sans rejeter aucun blâme sur le commandant.
Quelques jours s’écoulèrent, et, à mesure qu’on descendit vers le sud, les nuages légers d’abord, comme de petits flocons de neige, devinrent plus grands et plus épais, chassant aussi avec une rapidité croissante. Agréable au premier moment après ces mois brûlants, le froid fut bientôt vif et piquant, avec des nuits plus longues.
Un soir, les élèves étaient tous réunis dans le poste; là on parlait avec vivacité, plusieurs semblaient adresser des reproches à quelqu’un.
«Oui, s’écria un aspirant, oui, Marchal, cela vient de ton diable d’entêtement, pourquoi t’obstiner à la garder?
—Mais, reprit Marchal, qui était le chef du poste, mais, Résort, elle paraissait dans les meilleures conditions; ayant passé trois jours à terre, sa bonne mine m’a trompé, je l’avoue, et puis ce Brésilien me répondait d’elle.
—N’importe, il fallait essayer d’une autre, nous ne pouvions guère perdre au change. Vraiment, les repas deviennent impossibles, à se disputer avec elle.
—Et puis, dit un troisième, cette horrible odeur qui depuis Rio est devenue pire! aux environs du carré on la sent déjà. Réellement, messieurs, par instants, n’était son sexe, j’aimerais à la battre.
—Qu’importe le sexe? Moi, je vous propose de la mettre en jugement.
—En jugement? Quelle idée!
—Mais oui, certainement, Résort a raison, il faut la juger, ça lui apprendra!
—Mais non pas sans l’entendre, donnons-lui la parole.
—Ou plutôt un avocat. Marchal parle tout seul lorsque personne ne l’écoute. Marchal veut-il la défendre?
—J’y consens, dit Marchal, mais en réclamant contre cette imputation de bavardage; à côté de Gérard je suis un muet, et puis je ne blague pas, moi...
—Messieurs, songez que nous allons nous constituer en cour suprême; votre frivolité m’étonne, vu les circonstances présentes.
—Bien dit, Résort, tu répondras au défenseur.
—Entendu, et le docteur, comme doyen d’âge, sera notre président. Un président, un procureur général, un avocat et trois juges: voilà le tribunal constitué. Je propose d’endosser notre grande tenue.
—Accepté.»
Chacun alors s’habilla comme pour une fête, et l’on s’assit autour de la table du poste, sur laquelle, au préalable, avaient été disposés plumes, encrier, papier blanc, ainsi qu’une boîte destinée à recevoir les votes, et enfin une petite sonnette.
Le docteur agita cette sonnette, en disant: «Le tribunal entre en séance, messieurs. Faites comparaître la prévenue,» ajouta-t-il en s’adressant au matelot domestique du poste, qui répondit, les yeux écarquillés: «La prétendue! Connais pas cette particulière.»
Des éclats de rire partirent, et de nouveau le président agita furieusement sa sonnette.
«Messieurs, cria-t-il, ces rires sont inconvenants, indignes d’un tribunal sérieux.»
L’hilarité calmée, on ordonna au matelot, de plus en plus ahuri, d’apporter non pas la prétendue, mais la prévenue, laquelle se trouvait être... la lampe du poste, cette fameuse lampe solaire qui depuis Brest ne cessait de jouer des tours pendables aux aspirants.
Posée sur la table, la délinquante devint le sujet d’une longue plaidoirie. Marchal, son défenseur, invoqua deux heures durant l’ignorance, la mauvaise éducation et les déplorables instincts de cette infortunée. Bref, il plaida les circonstances atténuantes.
Le procureur général répliqua, faisant valoir les occasions que l’accusée aurait eues de s’instruire à Brest, et plus tard à bord. Est-ce qu’au carré et chez le commandant ses compagnes ne répandaient point leur bienfaisante lumière? N’était-ce pas par suite d’un orgueil insensé et d’une obstination stupide que cette malheureuse fumait et empestait ceux dont la patience eût dû la ramener au sentiment du devoir?
L’avocat s’écria d’un ton amer: «Je découvre trop bien un parti pris à l’avance caché sous les éloquentes paroles de M. le procureur général!...»
Le président résuma ensuite les débats; parlant fort peu de la cause, il administra des éloges mérités aux deux orateurs.
On alla aux voix... et à l’unanimité la lampe solaire fut condamnée, sans appel ni sursis, à la peine de mort.
Pour conclure, le président ordonna que la coupable payerait sa dette à la société sur le théâtre même de ses crimes, à l’instant même. Et, interpellant le matelot:
«Énoch, ajouta-t-il, saignez la condamnée, afin que son sang impur ne souille pas la lame de nos sabres.»
«Ils sont toqués, sûr et certain,» pensait le matelot, qui répondit: «Je ne comprends point quoi que j’en dois faire!
—Vide cette lampe, idiot, expliqua un élève, vide-la jusqu’à la dernière goutte; s’il en reste une seule, tu l’avaleras! et puis rapporte l’objet ici.
—Ah! qu’ils sont donc farces, ces jeunesses-là!» murmurait Énoch en riant à se fendre la bouche.
La lampe vidée et rapportée, on la suspendit de nouveau au milieu de la table. Après quoi, avec leurs sabres, et à tour de rôle, les jeunes gens s’escrimèrent contre la condamnée. Bientôt des débris informes jonchèrent le sol du poste. Ces restes d’une lampe solaire furent balayés avec soin par Énoch et enfin jetés à la mer. Le matelot répétait à mi-voix tout en achevant sa besogne:
«Qu’ils sont donc farces, ces jeunesses! moi, depuis que je navigue, j’en ai jamais vu de si farces ni de si gentils.»
Quelques fanaux remplacèrent la lampe, éclairant le poste à peu près aussi mal que leur devancière.
A Valparaiso, les aspirants se procurèrent enfin une excellente lampe carcel, qui mérita et obtint l’approbation générale.
..... Le temps s’enlaidissait à vue d’œil, vent arrière, la corvette marchait d’autant plus vite, ses bonnettes rentrées, les cacatois dépassés, comme ses perroquets, elle piquait dans le sud.
On filait de douze à treize nœuds. Jamais de soleil, une grande houle; pas encore de tempête, mais des coups de vent continuels. Les nuées sombres se fondaient par instants en une pluie glacée, fouettant les visages des hommes comme eussent fait des coups de garcette. Le froid saisissait l’équipage après ces longs mois passés sous les tropiques.
On était à la hauteur du cap Horn depuis la veille. Comment le bâtiment doublerait-il ce maudit cap, vent debout? Fatiguant beaucoup, ses mâts calés, il naviguait au bas ris.
A huit heures du matin, le 16 novembre, on était en cape sèche. Le jour paraissait, sinistre, éclairant à peine. La corvette montait et descendait, ballottée au gré de ces énormes vagues et avec un rappel terrible. La bordée de quart sur le pont et les gabiers dans les hunes essayaient d’exécuter les ordres du commandant. Aveuglés par la pluie, gelés par les volutes d’eau qui balayaient le pont et grimpaient le long des mâts, les hommes de service grelottaient en dépit de leur rude besogne.
Tout à coup, plus monstrueuse que les précédentes, une lame embarqua et vint se briser à la hauteur du beaupré; ensuite, capelant par-dessus les trois hunes, elle atteignit la dunette, dont, en s’en allant, elle ne laissa pas un vestige, non plus que du plat-bord du vent. Vingt charpentiers à l’ouvrage n’eussent pas mieux et plus proprement rasé dunette et plat-bord.
Les baleinières étaient aussi parties, et cinq hommes manquaient dans la hune d’artimon, cinq malheureux gabiers, et pas moyen de songer à leur jeter une bouée. Où étaient ces pauvres matelots? personne ne pouvait distinguer un objet à deux mètres de distance. Les lames continuèrent à passer sur le pont... Bientôt une autre, aussi forte que la première, en se retirant, laissa le bâtiment engagé, qui ne se releva pas. Accrochés, retenus par les voisins, vingt hommes, un enseigne et deux aspirants, gisaient çà et là, blessés par les boulets de canon sortis de leurs parcs.
Gardant tout son sang-froid, étreignant le mât d’artimon d’une main, de l’autre une poulie, et retenant toujours sa courte pipe au coin de sa bouche, le commandant voit le danger et devine la manœuvre à tenter: il faut fuir vent arrière, coûte que coûte, en abandonnant la cape.
L’ordre est donné à une douzaine de gabiers, qui s’élancent dans les haubans où le lieutenant les a déjà précédés.
«Établissez la misaine, crie le commandant, et disposez un grelin pour la soutenir.» Cette voile avait été larguée à l’instant même où le bâtiment s’engageait, afin de le relever avant tout en laissant porter.
La pluie, la grêle, les embruns fouettent et blessent ces hommes; mais l’ordre s’exécute promptement. Un grelin (câble) est vite apporté, mis en croix de Saint-André: il soutiendra la misaine, sans quoi celle-ci serait emportée à la première rafale en causant d’irréparables avaries. Ce grelin va de la hune de misaine au gaillard d’avant.
La barre une fois mise au vent:
«Hissez la trinquette!» crie de nouveau le commandant.
Le navire ne luttant plus s’en va fuyant devant la tempête qui souffle de l’ouest. Des lames hautes comme des montagnes l’accompagnent, mais elles n’embarquent plus. La Coquette et les lames suivant une même direction, au sud, toujours au sud, le courant les emmène dans une course folle, désordonnée... Le bateau monte parfois sur la crête de ces vagues, et, l’instant d’après, les eaux s’entr’ouvrent en formant une vallée profonde dans laquelle la corvette se précipite, la tête en avant, son gouvernail et la moitié de sa fausse quille en l’air... Ces montagnes liquides ne vont-elles pas se refermer sur ces quelques planches?
Pendant vingt jours, officiers et matelots sont en alerte, aux pompes, à la manœuvre, rivalisant de zèle pour obéir aux ordres du commandant, qui, lui, ne se couche jamais. On essaye d’enrayer cette rapidité, de lofer, de remonter dans le vent au lieu de descendre avec l’ouragan; la manœuvre réussit parfois et l’espérance renaît pendant quelques heures; puis le bâtiment engage encore, et il faut de nouveau courir dans le sud, toujours plus vite... vers le terme de cette navigation vertigineuse qui sera... les terres du roi Louis-Philippe au pôle austral. Dès qu’on atteindra la banquise, les glaces enserreront le malheureux bateau, et pour l’équipage la mort deviendra une question de jours, peut-être de semaines, sans aucune chance de salut.
Le vingt-et-unième jour, et quel jour! sans clarté, terne, gris; sous une pluie glaciale l’équipage ne murmurait pas; officiers et aspirants donnaient l’exemple et restaient impassibles; mais les hommes étaient épuisés, comme hébétés; l’hôpital sentait la fièvre et la mort; encombré de malades, de blessés, entassés dans un espace trop restreint.
On filait de douze à quinze nœuds à l’heure.
«Voyez donc, commandant, s’écria Langelle, voyez là-bas, l’horizon paraît plus clair et les nuages y chassent en sens contraire, on dirait qu’ils viennent à nous.»
Les deux officiers braquèrent leurs jumelles dans le sud par l’avant de la corvette; ils se tenaient après une filière. La brume, épaisse autour d’eux, se dissipait, en effet, du côté observé; mais la pluie et les embruns brouillaient les verres des lorgnettes. Cependant, après quelques essais infructueux, on put observer l’horizon.
«Oui, répéta Langelle, certainement un grain se forme là-bas prêt à fondre sur le bateau, et un fameux grain, car maintenant tout est noir de ce côté-là aussi.
—Eh bien, Langelle, il faut recevoir ce grain, qui, avec l’aide de Dieu, nous annonce peut-être le salut, s’il arrive avec une saute dans le vent.»
Le commandant Le Toullec semblait aussi maître de lui que s’il eût causé d’une petite brise s’élevant à l’horizon d’un ciel radieux. Sa courte pipe aux dents, résigné au pire, sans perdre une minute son sang-froid au milieu du danger et à la veille d’une mort terrible, tel il se montrait ce matin-là, après une nuit passée debout, tel on l’avait constamment vu depuis le premier jour de la tempête.
Les ordres donnés, les gabiers furent envoyés à leur poste pour changer l’allure du bâtiment, si le vent changeait de direction. Le calme des officiers était contagieux et on ne perdait pas une seconde.
Enfin, avec une violence inouïe, le grain fondit; d’autres succédèrent sans interruption pendant toute la journée, mais ceux-là n’arrivaient plus de l’ouest. La corvette put donc remonter au nord-est, et le soir, les lames, devenues moins dures, lui permirent de porter un peu plus de toile.
Deux jours après, le cap Horn doublé, on naviguait grand largue par une froide après-midi, et l’espoir renaissait à bord.
Enfin le navire entra dans cet océan Pacifique, digne de son nom, et qui allait donner le repos à l’équipage exténué.
Hélas! cinq matelots manquaient à l’appel. Et parmi les malheureux qu’avaient blessés les boulets arrachés de leurs parcs, trois hommes, dont un maître, moururent bientôt à l’hôpital.
A la hauteur du cap de Penas, avant que la tempête mollît, devant ces vagues furieuses, dont les coups sourds ébranlaient les murailles du navire, un sabord fut un instant ouvert, et vivement refermé après qu’on y eut coulé une longue gaine en toile grise. Des lames entrèrent par le sabord, comme pour venir au-devant de ce qu’on allait leur donner. Non, les plus vieux marins ne se rappelaient rien d’aussi lamentable! Cela recommença trois fois en un quart d’heure, et tous les hommes présents se disaient: «A quand notre tour?» en répondant aux prières récitées par le lieutenant avant l’immersion des cadavres.
Ferdinand était là, le cœur serré; lui aussi, il croyait ne plus revoir ses parents. Désolé à ce spectacle, il pensait de bonne foi que, s’il survivait, il ne l’oublierait jamais. Le dernier dont la dépouille venait de disparaître, un deuxième maître, avait accroché l’aspirant de corvée au moment où une lame l’entraînait après avoir balayé le gaillard d’avant. Et, deux heures à peine écoulées, des matelots emportaient le second maître, blessé par un boulet, dans cet hôpital déjà encombré, où Ferdinand venait à chaque instant, essayant alors de soulager son sauveur, que le tétanos enleva cependant. Le pauvre homme mourut courageusement en pleine connaissance. A l’heure suprême, il dit à Ferdinand: «Merci, capitaine, et que Dieu vous récompense! Au retour, voulez-vous aller au pays, à Paimpol, demander ma vieille mère? Vous la saluerez de la part de son fils, Kerhello (Jean-Marie), et vous lui direz: Votre fils est mort chrétiennement, sans prêtre, puisqu’il n’y en avait point sur la Coquette, mais en se jetant dans la miséricorde de Dieu, et il a pensé à vous.»
Après la tempête, Ferdinand se disait: «Non, ces tristesses ne s’effaceront pas. Comment mes camarades peuvent-ils se réjouir et parler sans cesse des plaisirs promis à Valparaiso?...»
Là cependant il rit et oublia comme les autres. S’ils ne savaient oublier et profiter des beaux jours et des belles relâches, les marins ne pourraient étaler leur dure vie.
..... Un matin, la Coquette naviguait au plus près, méritant de nouveau son nom: peinte à neuf, réparée, brillante, elle glissait sur le Pacifique, vent arrière, par une jolie brise de sud-sud-ouest. Les gabiers chantaient dans les hunes, encore habitées par de nombreux perroquets et perruches achetés au Chili, tous ceux du Brésil ayant succombé au cap Horn. Stop et Pluton paraissaient causer, assis gravement à l’ombre d’une bonnette; peut-être médisaient-ils de Mademoiselle, demeurée leur plus grosse aversion, leur seule antipathie, car avec les perruches et les autres bêtes le chien et le chat faisaient bon ménage.
Pauvre Mademoiselle! on avait pensé la perdre, quoiqu’elle n’eût pas quitté la chambre du commandant aux heures froides et durant les tempêtes. Blottie sous les couvertures, l’édredon ramené jusqu’à ses yeux, dans ce lit où Le Toullec n’entra pas durant trois semaines, Mademoiselle paraissait mourante, vivant de biscuit et de café noir que lui apportait Marius, le maître d’hôtel. A Valparaiso seulement elle reprit sa gaieté et ses malices. Et, vraiment, c’était une gentille bête, malgré l’opinion contraire du chien et du chat. A terre, vêtue d’un léger tricot, il fallait la voir, une main dans la main de Marius, tous deux se promenant avec le plus grand sérieux. Mademoiselle ne se sauvait jamais, toujours sur ses pattes de derrière, considérant les objets, ravie devant les boutiques. Auprès des étalages des fruitiers seulement, elle perdait son calme: là elle poussait de petits cris stridents, elle trépignait..., et puis, fouillant prestement dans les poches de son conducteur, elle jetait une pièce de monnaie au marchand, et se croyait alors le droit de faire main basse sur tous les fruits. Mais, par exemple, arrêtée trop vite à son goût, ou bien la poche fouillée se trouvait-elle vide, les dix doigts de Mademoiselle s’abattaient sur la tête du maître d’hôtel, et des poignées de cheveux restaient aux griffes de la guenon.
On n’est jamais parfait. D’ailleurs, ces petites scènes étaient assez rares, et vis-à-vis de Mademoiselle le commandant et son domestique possédaient des trésors d’indulgence: voilà probablement ce qui dégoûtait Stop et Pluton. Rien n’égalait l’air méprisant du premier, lorsque, se promenant aussi à terre derrière son maître, on rencontrait Mademoiselle. Le chien l’apercevait d’abord; mais il ne voulait pas la voir, quoi qu’on tentât pour lui faire remarquer la guenon. Il se tordait le cou, marchait à reculons sans accorder un regard à son ennemie, qui, elle, faisait mille grimaces en poussant des éclats de rire moqueurs.
..... Langelle entra chez le commandant après avoir frappé.
«Bonjour, commandant, vous allez bien, ce matin? Avez-vous passé une bonne nuit?
—Très bonne, je vous remercie; cette relâche et ce repos m’ont été salutaires, comme à tout l’équipage de la Coquette. A Guayaquil, nous aurons encore du bon temps, c’est-à-dire vous et les jeunes gens, car moi j’en ai assez pris du plancher des vaches à Valparaiso. Je garderai donc le bord à Guayaquil, afin de vous laisser toute liberté dans cette jolie ville, jolie surtout pour la jeunesse. Ensuite, vous me parlerez de vos soirées et de toutes les choses charmantes que vous aurez vues.
—Eh bien, commandant, je vous dirai au contraire qu’à Guayaquil je descendrai à terre seulement dans l’après-midi, pour rentrer toujours à bord avant le dîner.
—Pourquoi cela, Langelle, puis-je le savoir?
—Bien certainement; une fois mouillés en rivière, je comptais même vous parler à ce sujet. Voyez-vous, commandant, à Valparaiso nous nous sommes réparés tout autant que la Coquette, et, pour ma part, j’avoue m’être amusé presque autant que nos jeunes aspirants, mais avec plus de calme, retrouvant là d’anciens amis et d’aimables connaissances. Cependant, à Guayaquil, il me faudra prêcher d’exemple, car, là, je vous prierai de consigner l’équipage, y compris les aspirants, tous les jours à partir du souper.
—Quelle idée, Langelle! consigner ces pauvres enfants! Laissez-les donc se divertir pendant qu’ils le peuvent.
—Se divertir, fort bien; mais jouer, perdre sottement sa solde et au delà, c’est bête, et on joue partout dans l’Amérique du Sud. Ces jeunes gens n’ont pas encore la raison nécessaire pour résister aux tentations; ils l’ont prouvé à Valparaiso, où l’un d’eux a même rencontré une très sotte affaire avec un duel au bout; j’ai pu arranger cela. Pourtant il leur faut une leçon. Quant aux hommes, après un mois de liberté ils ne valent pas la corde pour les pendre. A Guayaquil, ils feraient pire encore, ayant pris goût à ce qu’ils retrouveraient, et avec un arriéré de solde en plus. Nous aurions des rixes à terre, des désertions peut-être.
—Savez-vous, Langelle, qu’on croirait entendre un vieillard et non pas un jeune homme? Mais vous avez sans doute raison, et j’agirai selon votre désir. Tous vont nous maudire de la belle façon.
—Bon, laissez-les faire et dire, commandant, qu’importe! En tout cas, personne ne nous reprochera de nous donner seuls du bon temps, et ensuite on nous rendra justice; mais je ne vous en remercie pas moins de vous être rendu à mes raisons et de m’aider en tout et pour tout.»
Le commandant se mit à rire de son gros rire, qui n’agaçait plus son second, et, en serrant la main du dernier, il s’écria:
«Quand on pense que nous étions comme chien et chat, juste comme Stop et Pluton dans les premiers temps!
—Oui, commandant; mais eux, étant simplement des bêtes, n’ont pas tenu aussi longtemps à leurs idées...»
Les deux officiers riaient encore, lorsqu’un enseigne se présenta, et, s’adressant à Langelle: «Lieutenant, dit-il, peut-on procéder à la vente des effets ayant appartenu aux hommes décédés à bord?
—Certainement, prévenez le commissaire, je monterai moi-même dans cinq minutes.»
Alors les deux commandants parlèrent un instant d’une coutume existant depuis des siècles, celle de vendre à la criée, à bord, tout ce qui était la propriété des quartiers-maîtres et des matelots morts au cours d’une campagne. Au jour et à l’heure désignés par le commissaire, les fourriers apportent sur le pont, scellé de cire rouge, le sac du défunt. Ce sac ouvert, les camarades enchérissent, surfaisant pour s’amuser sur les vêtements, les bibelots destinés aux parents.
La boîte contient des aiguilles, du fil, des boutons (chaque matelot possède une boîte semblable): tout cela est appelé, adjugé, avec des plaisanteries salées... Les vivants rient, quoique plusieurs aient pleuré ce camarade mort; mais ce sont des enfants, ces rudes matelots, tout aux impressions présentes.
Ensuite le commissaire du bord dresse le procès-verbal, puis le produit de la vente, l’argent possédé par le mort, avec son arriéré de solde, s’il y en avait, son livret, ses papiers; le tout sous scellé sera expédié en France à la première occasion, adressé au commissaire de l’inscription maritime de tel ou tel département, qui fera appeler les plus proches parents du défunt.
«Votre fils, votre mari, dira le commissaire, est décédé tel jour dans les mers de Chine, du Japon ou des Indes; trop loin de toute terre pour être gardé à bord, il a reçu la sépulture des marins et voici la somme qui vous revient.»
Si les mères, les femmes, désirent apprendre quelques détails sur ce décès et sur les derniers instants de celui qui dort là-bas dans la grande mer, il leur faudra attendre, de longs mois peut-être, le retour d’un navire ou d’un officier. Jamais un officier ne refuse de se détourner de sa route pour aller voir la femme ou la mère d’un matelot mort à son bord, jamais il ne s’impatiente en écoutant une histoire diffuse à propos de cet homme dont il parle lui-même avec la note juste, toujours comprise, parce qu’elle vient du cœur.
On s’étonne sans doute de la cordialité qui entre Le Toullec et son second remplaçait l’animosité et l’aversion d’autrefois. Cette aversion, cette animosité s’étaient fondues chez Langelle en une minute, à la hauteur du cap Horn. Là il avait admiré et apprécié ce dont il ne se doutait nullement: la valeur, le coup d’œil, comme le courage et le sang-froid du vieil officier. Lorsque, la tempête apaisée, on put respirer, dormir et causer, le lieutenant se rendit chez Le Toullec, qui l’accueillit d’une mine renfrognée, déjà hérissé et sur la défensive. Après l’avoir salué:
«Commandant, lui dit Langelle, je viens vous témoigner toute mon estime, toute mon admiration, et aussi vous demander bien humblement pardon de mes gamineries et de mes sottises passées. Sans une ridicule vanité, j’eusse déjà fait cette demande depuis plusieurs jours. Quant à ces maudites plaisanteries sur le journal des officiers, je les ai biffées depuis longtemps, après Rio, ne le savez-vous pas?
—Non, vraiment, Langelle; mais, c’est... gentil ce que vous me contez là; moi aussi, je vous ai méconnu et pris pour une petite-maîtresse; mais, revenu de mon erreur après la tempête, j’espérais et attendais cette démarche; donnez-moi la main, mon enfant, et vous verrez par la suite si votre commandant ne vaut pas mieux que vous ne l’imaginiez.»
Secouant à les briser les mains de son lieutenant, Le Toullec, tout joyeux, jurait à faire rougir un calfat, pendant que le jeune officier souriait, un peu ému lui-même. Ensuite il n’y eut jamais un nuage entre ces deux hommes: le premier s’emporta plus rarement et jura même beaucoup moins, surtout en présence du second; bref, sur la Coquette, la campagne continua et se termina dans une harmonie parfaite; Stop et Pluton seuls ne voulaient pas comprendre et apprécier Mademoiselle, à laquelle ils ne reconnaissaient aucun mérite.
Guayaquil, dans la Nouvelle-Grenade, est une ville charmante, située à environ 40 milles de la mer et sur une rivière de la Nouvelle-Grenade et de l’Équateur qui sort du lac Sambovamban. Après un parcours de 90 kilomètres, la rivière se jette dans le Grand Océan, formant un golfe, celui de Guayaquil. On le sait, ville, fleuve et golfe portent un nom unique.
Comme ailleurs, dans les autres relâches de l’Amérique du Sud, les officiers reçurent le plus chaud accueil à Guayaquil, où ils furent d’autant mieux vus que les bâtiments de guerre remontent difficilement jusque-là, à cause des bas-fonds; ceux d’un fort tonnage doivent s’arrêter à l’embouchure du fleuve.
Le commandant s’était rendu aux désirs de son second, et tous deux gardaient le bord après le dîner. Alors on consignait les aspirants et l’équipage jusqu’au jour suivant. Les enseignes seuls descendaient à terre, le soir, à tour de rôle.
Les murmures ne firent pas défaut. Ah! comme il eût désiré faiblir, le bon commandant! Mais il tint bon, parce qu’une légère crainte se mêlait à sa récente affection pour Langelle, quoique cette affection augmentât tous les jours.
«Voyez-vous, Martin, disait-il au docteur, quand ce diable de garçon me regarde au travers de son lorgnon avec un sourire tranquille en me demandant n’importe quoi de sa voix traînante, il me semble qu’il commande, et j’aurais aussi bien envie de lui résister que de me jeter à l’eau, ma parole d’honneur! Et lorsque nous dînons ensemble en causant comme une paire d’amis, eh bien, ma vieille carcasse en est toute réjouie. Quand je pense que j’ai failli demander la réforme pour ce brigand d’enjôleur! Mille pipes du diable! il y a de quoi se faire réveiller pour en rire, mille... Oui, je jure, et pourtant, Martin, avec Langelle, ça ne m’arrive pas moitié autant! Et à bord, on lui obéit, faut voir! L’autre jour, à Valparaiso, un quartier-maître nous revient débraillé, soûl, s’étant battu. L’animal, ayant le vin mauvais, ne voulait pas se laisser mettre aux fers; hurlant sur le pont, il envoyait des bourrades à droite et à gauche. Je veux intervenir; mais Langelle me coupe la route en disant: «Commandant, je vous en supplie, ne vous commettez pas avec cette brute.» Bon, je m’arrête, et lui s’avance: toujours son verre sur l’œil droit, les bras croisés, il s’approche de mon ivrogne, qu’il apostrophe tranquillement ainsi: «Vas-tu donc continuer à déshonorer les galons, toi qui étais si fier de les obtenir, et après que, sur ta prière, j’ai écrit à ta femme?» Alors le malheureux s’est mis à trembler, devenu doux comme un agneau, et les autres l’ont mis aux fers. Langelle connaît des familles charmantes; on l’invite à dîner, au bal, à des pique-niques; très bien, jusqu’à cinq heures, il accepte, mais ensuite, bonsoir! Il s’est promis de donner l’exemple... Tout de même, ces pauvres enfants me font pitié! Quelquefois, la musique d’un bal s’entend d’ici et ils l’écoutent. «Bah! réplique ce diable de Langelle que j’essaye d’attendrir, bah! commandant, à notre prochaine relâche, ils auront appris à ne plus abuser des permissions.» Quel lapin! mille millions de tonnerres de Brest et des cinq ports!»
..... Le courant, des plus rapides dans la rivière de Guayaquil, change suivant les heures des marées.
Les riverains ont même une assez curieuse manière de se transporter de la ville à l’embouchure du fleuve, et vice versa, au moyen de grands radeaux plats, faits de branches croisées sur lesquelles sont posées des planches légères formant parquet. A l’arrière de ces radeaux, on voit toujours une espèce de maison en bois et très basse; sauf les roues, cela ressemble à une voiture de saltimbanques. Au bord, un peu de terre végétale où poussent des plantes. Des lianes recouvrent aussi la cahute.
Sur quantité de ces radeaux, appelés balses, balsas en espagnol, vivent, meurent et se succèdent des familles nombreuses (la plupart métis), dont les chefs seuls descendent à terre pour les transactions commerciales. Sans mâture et sans gouvernail, ceux qui manœuvrent ces balses savent éviter chocs et rencontres, faisant preuve d’une merveilleuse habileté, en ne s’aidant que de longues perches.
Avec le flux, ces balses apportent à la ville les produits de la mer ou les marchandises déposées à l’embouchure du fleuve; après quoi, le jusant ramène ces îles flottantes chargées des produits du pays, surtout des petits cochons noirs très estimés et demandés par les bâtiments à l’ancre dans le golfe. Les radeaux s’arrêtent toujours la nuit ou lorsque le courant se renverse avant qu’ils arrivent à destination; alors ils mouillent sur de petites ancres, mais en laissant un espace entre le rivage et la barque, à cause des caïmans, car dans les rivières de l’Amérique du Sud ces hideuses bêtes pullulent d’une manière incroyable. Souvent, en se promenant, on croit apercevoir à quelques pas de nombreux troncs d’arbres abattus, épars le long du fleuve: ce sont des caïmans endormis au soleil. Sautant à l’eau au moindre bruit, ils n’attaquent pas l’homme debout. Maïs malheur à qui tombe à terre ou dans le fleuve! Les voraces entourent les bâtiments, attendant une proie à dévorer, et se disputant tout ce qu’ils peuvent atteindre, depuis les reliefs des repas jusqu’à de vieux souliers. Leurs horribles têtes émergées, leurs yeux braqués, ils font sentinelle nuit et jour. Pour les gens de la Coquette, ces animaux devenaient une réelle distraction; puisqu’on ne pouvait descendre à terre après le dîner, on donnait à manger aux reptiles; alors ils assiégeaient littéralement la corvette.
«Ça, pov’ bêtes, disait un nègre, matelot à bord; ça, malheu’eux animal; li toujou’ faim, li jamais assasié; pas faute à li, si li a g’os, g’and estomac.»
Un soir, la Coquette se balançait doucement, mouillée sur deux ancres, tandis que le flot montant se brisait le long du bord avec un léger clapotis, en courtes lames phosphorescentes. Comme toujours, aux environs de l’équateur, la nuit tomba, succédant au jour tout d’un coup et sans crépuscule; les fanaux allumés n’éclairaient qu’à une petite distance; la pleine lune allait bientôt paraître. Aucun bruit à bord, l’équipage reposait déjà; seulement, là-dessous et aux alentours, les caïmans faisaient rage. «Eux pas soupé, sû’ et ce’tain,» murmurait le nègre, qui était de la bordée de quart.
Tout à coup la corvette fut secouée avec violence, et à la même seconde des cris effroyables retentirent et se répétèrent, des cris n’ayant rien d’humain, suivis d’appels désespérés, ceux-là poussés par des femmes et des hommes, bien certainement.
A l’instant même, dépassant les grands arbres de la rive, la lune parut, éclairant subitement le fleuve et le navire.
Alors l’officier de quart comprit ce qui venait de se passer... Ayant très probablement cassé ses amarres et dépalée par le courant, une balse s’en allait en dérive. Au milieu de l’obscurité, ses conducteurs n’aperçurent point la Coquette assez à temps pour l’éviter avec leurs longues perches. Par suite, engagée dans les chaînes du navire et drossée par le flot montant, la balse ne tarda pas à chavirer. C’étaient sans doute les malheureux habitants du radeau, qui, poursuivis et happés par les caïmans, poussaient ces cris étranges.
Une baleinière fut promptement mise à l’eau, Ferdinand la commandait et il la dirigea du côté où il apercevait quelques têtes. Le bruit des avirons et les appels des matelots sauvèrent probablement ceux dont allaient se régaler les sauriens; on les amena sur le pont les uns après les autres.
D’abord trois femmes, deux vieilles et une toute jeune, ensuite un vieillard et un homme d’une trentaine d’années, puis un petit garçon, enfin deux cochons noirs: ces derniers hurlaient encore à tue-tête, sans trêve ni répit, mais leur voix fut bientôt couverte par celle d’une des femmes.
C’était la plus jeune, qui, après avoir secoué ses compagnons, criait:
«¡Mi hija! ¡Mi pequeña hija querida! ¿Dónde está, mi única hija? (Ma fille, ma petite fille chérie, où est-elle, ma seule fille?)»
Et la malheureuse courait éperdue, encore ruisselante, les cheveux épars, s’en arrachant des poignées, et répétant toujours les mêmes paroles.
Les deux commandants entendaient l’espagnol et ils comprirent que la mère demandait sa plus jeune fille. Interrogé, Ferdinand répondit:
«Nous avons cependant fouillé partout autour du navire avec une gaffe, le long du bord et sous les chaînes. Nous serons arrivés trop tard pour sauver cette enfant que sa mère réclame; pauvre femme!
—Oui, pauvre femme!» répétaient les assistants, vivement impressionnés.
On essuya les naufragés pour lesquels ce bain forcé présentait peu d’inconvénients, car il faisait très chaud.
Cependant la femme affolée courait toujours en demandant sa fille; elle fit même mine de se jeter à l’eau pour chercher son enfant: deux matelots durent la retenir de force.
Un des hommes fit bientôt chorus, mais avec une variante:
«Mi querida hija, disait-il, mi querida hija y mis noventa y ocho pequeñitos animales! noventa y ocho pequeñitos animales y una hija querida! (Ma fille chérie et quatre-vingt-dix-huit petits animaux! Quatre-vingt-dix-huit petits animaux et une fille chérie!)»
Tout à coup éclatèrent de nouveaux cris, mêlés à des jurons énergiques; ceux-là étaient poussés en français et, qui plus est, même en provençal.
Penchés à l’arrière du bâtiment, par tribord, plusieurs officiers aperçurent le canot du commandant, seule embarcation restée à l’eau: c’était de là que partaient ces formidables jurons.
«C’est toi, Sauvaire? s’écria l’officier de quart; pourquoi hurler ainsi? Veux-tu bien répondre?
—Capitaine, répondit Sauvaire, c’est un caïman... qui va me happer... là, sous le banc à l’arrière..., et... je n’ose bouger...
—Imbécile!» cria de nouveau l’officier, et, s’adressant à deux matelots, il ajouta: «Allez voir ce qu’il y a, prenez le youyou; l’animal, après avoir bu, doit s’être endormi, et il aura rêvé de caïman...»
Au bout de quelques minutes les deux matelots remontaient à bord et ils riaient aux éclats en escortant Sauvaire: celui-ci, honteux et l’oreille basse, était chargé d’un paquet ruisselant.
Alors la femme qui pleurait tout à l’heure, s’élançant vers Sauvaire, se saisit du paquet, en pleurant toujours, mais de joie, riant aussi et criant: «La niña, la niña (l’enfant, l’enfant).»
Le mystère fut vite débrouillé: au moment où la balse chavirait, la petite fille avait rencontré le canot, et, ses forces triplées par la terreur que lui inspiraient les effroyables caïmans, elle avait dû y grimper en s’accrochant aux plats-bords de l’arrière, mais là elle était tombée évanouie...
Le même soir, le matelot Sauvaire avait résolu d’aller chercher son couteau qu’il pensait avoir laissé dans le canot du commandant; étant de quart sur le gaillard d’avant, il guettait le moment propice, et, profitant de l’agitation qui suivit le naufrage de la balse, il s’était laissé glisser dans le canot. Là, cherchant en tâtonnant, ses mains étendues rencontrèrent un paquet humide et glacé; l’imbécile se crut au moment d’être happé par un caïman, et il perdit la tête.
Cette histoire fournit une amusante diversion à la monotonie du bord; parmi les matelots une plaisanterie ne s’épuise pas vite, et de la méprise de Sauvaire ses camarades se divertirent longtemps. Avant de renvoyer tous ces pauvres métis naufragés, les officiers, les aspirants et plusieurs maîtres imitèrent l’exemple du commandant. Une collecte consola un peu le chef et le propriétaire de la balse, qui ne cessait de répéter en mauvais espagnol: «Oui, grâce à Notre-Dame, l’enfant est retrouvée; mais qui donc me rendra mes quatre-vingt-dix-huit petits cochons noirs et ma pauvre chère balse?...»
Pendant une partie de la nuit suivante, les caïmans firent un bruit effroyable, claquant des mâchoires, le long du bord. Mis en appétit par ce mirifique repas, ils attendaient sans doute un nouvel accident qui leur eût amené d’autres pequeñitos cochinos negros.
..... Après Guayaquil, la corvette mouilla successivement aux Sandwich, aux Pomotou, à Tahiti, et, traversant de nouveau le Pacifique, elle gagna la mer Vermeille, le golfe de Californie, où San-Francisco commençait à s’enrichir, attirant déjà les chercheurs d’or et les commerçants du monde entier.
A San-Francisco, l’amiral commandant la division du Pacifique donna à la Coquette l’ordre de rentrer en France pour désarmer à Brest, son port d’attache, mais non par le cap Horn.
La route tracée comprenait les relâches suivantes: Yokohama, Hong-Kong, Saïgon, alors capitale d’une toute jeune colonie, triste et malsaine, Singapoore, Batavia (de Java), Maurice, la Réunion, le Cap, Sainte-Hélène et Tenériffe.
Pour aller de Brest à Valparaiso, la Coquette avait employé onze mois. Il lui en fallut dix autres pour se rendre de San-Francisco à Brest, où elle mouilla le 15 février 1853, après trois ans et un mois de campagne. Il est rare aujourd’hui qu’on en fasse d’aussi longues.
..... Une fois désarmée, la Coquette fut remise aux constructions navales, et son équipage se trouva dispersé ou libéré. Les officiers allaient partir en congé.
Ayant, et au delà, terminé les deux années réglementaires pour passer enseignes de vaisseau, les aspirants, après avoir subi l’examen exigé, venaient d’obtenir leur première épaulette. Mal commencée, cette longue croisière devait rester comme un des meilleurs parmi les souvenirs des officiers et de l’équipage. Cependant, malgré promesses et désirs de se retrouver, qui aurait pu dire dans quel poste et sur quelle plage lointaine on se reverrait un jour?
Seul le commandant savait où il allait passer les dernières années de son existence, car pour lui l’âge de la retraite sonnerait dans quelques mois. En voyant tant d’autres figurer au tableau d’avancement et passer aux grades supérieurs, le brave homme ne s’était jamais plaint, quoiqu’il regrettât bien fort la mer, son rude métier et ses grands coups d’écoute sur tous les océans. Il serait retraité comme capitaine de frégate, alors que plusieurs de ses camarades d’école avaient déjà leurs trois étoiles. Il le disait à Langelle, sans envie, ni amertume d’ailleurs: «Je n’ai eu ni votre éducation ni vos chances.»
Mais il possédait autre chose: un cœur chaud, une bravoure, une honnêteté à toute épreuve et une inépuisable charité, celle-là connue seulement des femmes, des mères et des enfants de marins morts au service.
Avant de se disperser, les officiers de la Coquette offrirent un dîner d’adieu à leur commandant.
Pas un ne manqua à l’appel; on parla, on rit, on revécut ces trois années avec leurs heures terribles et leurs gais souvenirs. Les nouveaux enseignes n’avaient pas manqué de revêtir leur costume battant neuf.
«Qu’allez-vous faire, maintenant que vous êtes riches? demanda Le Toullec aux derniers. Je me rappelle ma joie en touchant cent trente francs de solde au lieu de soixante-dix. Ça ne va pas très loin pourtant, cette somme-là, et dans vos grades si on n’embarquait pas, on aurait une rude peine à joindre les deux bouts, ceux que leurs parents ne peuvent aider, s’entend! Quant à moi, mes enfants, jusqu’à la mort de mon père, un vieux pilote de Saint-Brieuc, je possédais seulement ma paye, dont j’envoyais une partie à la maison.
—Et vous-même, commandant, où allez-vous habiter? En Bretagne sûrement.
—Non, j’aime bien mon pays; mais il y fait trop froid, et malheureusement tous mes proches sont morts. En revenant à Toulon de temps à autre, je guignais une petite maison, avec un jardin en vue de la rade, à mi-côte, au Mourillon. La bicoque est mienne depuis mon dernier congé. A Toulon, je retrouverai des amis. Marius, mon domestique de la Coquette, a demandé à me suivre, c’est un Provençal, vous savez. Je vivrai là au milieu des choses que j’aime. Là aussi vous passerez tous un jour ou l’autre, et vous me trouverez bien heureux d’offrir l’hospitalité à mes anciens officiers. D’ailleurs on m’y verra en famille, ajouta le brave homme en riant. Pluton est déjà parti avec Marius, et cette jeune personne que vous avez eu la bonté d’inviter, Mademoiselle, sera ma compagne de route.»
Entendant prononcer son nom, Mademoiselle fit un bond jusqu’aux côtés de Stop, qui s’en alla dignement chercher une autre place, l’air dédaigneux et offensé.
«Viens ici, lui dit Ferdinand, viens, mon vieux; ne fais donc pas attention à Mademoiselle, et prends cette aile de poulet.»
Stop mangea sans se faire prier; mais, en courant et en sautant, son ennemie l’excitait; c’était cependant une gentille bête et bien inoffensive, quoique le lévrier ne s’y fût jamais accoutumé.
A l’instant même un gros paquet fut remis à Le Toullec. «Qu’est cela? dit-il. On se trompe sûrement! Mais non, car voilà mon adresse.
—Eh bien, regardez, commandant,» répliqua Langelle en souriant.
Les papiers enlevés, Le Toullec aperçut une belle soupière en argent et, sur l’un des côtés, ces mots gravés, qu’il lut à haute voix:
«En souvenir d’une reconnaissante et respectueuse affection, les officiers de la Coquette à leur cher commandant: M. Le Toullec, capitaine de frégate, 1850-1853.»
«C’est trop, mes amis, bien trop beau..., je suis touché... Embrassez-moi tous, mille pipes du diable!» s’écriait le brave homme, qui ensuite sanglota en embrassant d’abord Langelle. Tous suivirent très émus.
Enfin, l’émotion calmée et le vin de Champagne dans les coupes, on porta la santé du commandant, dont on connaissait le goût pour cette vieille coutume. Le verre en main, ayant aussi toujours aimé à prononcer un petit discours, Le Toullec se leva:
«Messieurs, dit-il, mes amis, mes chers enfants, je vous remercie du fond du cœur. Le souvenir de votre amitié et de ce jour-ci me suivra dans ma retraite, qui en sera adoucie et consolée. Cela n’est point une phrase, mille... Non, je ne veux pas jurer... Mes amis, si vous voulez penser quelquefois à votre vieux commandant Le Toullec, eh bien, je puis affirmer que lui en aura du bonheur, mille millions... Quelle terrible habitude, mes enfants, ne la prenez jamais... Mais restez tels que vous êtes, mes amis, travaillez, prospérez. La guerre me semble prochaine. Alors, entendant parler de vous, et on en parlera, mes enfants, le vieux Le Toullec se consolera de ne point vous avoir conduits à la bataille. A lui, bien des choses firent défaut que vous possédez tous, et cependant il essaya toujours de remplir son devoir! Aujourd’hui devant Dieu qui l’entend, il peut vous affirmer que jamais il ne manqua volontairement à aucun. Et, mes amis, mes enfants, lui permettez-vous de vous apprendre comment il était soutenu et guidé?»
Tout d’une voix les officiers répondirent: «Parlez, oui, parlez, nous vous écoutons.
—Eh bien, mes amis, chaque soir avant de m’endormir, je regardais mon épaulette ou mes épaulettes lorsque j’en eus deux et puis un crucifix. Alors, en faisant le signe de la croix, je disais: «Seigneur, daignez aider Yves Le Toullec à ne rien faire ou dire dont ensuite il doive rougir devant ses épaulettes.» Et sur mon honneur de marin, messieurs, je puis vous jurer que chaque soir je regardais le front haut ces objets placés au-dessus de mon lit. Oui, mille millions de tonnerres de Brest et des cinq ports!»
«Quelle habitude!» disait le brave homme pendant que tous les officiers lui serraient de nouveau les mains, très remués par les simples paroles de cet honnête homme.
Mademoiselle n’eut garde de ne point imiter les jeunes gens; à son tour elle vint offrir sa petite main brune au commandant. Stop s’avança aussi; le cou tourné afin de ne pas voir la guenon plantée à droite de son maître, il donna un grand coup de langue à la main gauche de celui qui l’avait bourré de friandises pendant toute la campagne.
C’était le 5 avril 1854, à Toulon, par une radieuse matinée, aux premiers jours de ce doux printemps de notre Midi. Une foule compacte encombrait les quais et les flancs des collines qui dominent la rade; émue, anxieuse, elle se montrait aussi très démonstrative, comme le sont généralement les foules composées de méridionaux.
Enchérissant sur tous, les Provençaux n’éprouvent pas un sentiment, une émotion quelconque, sans les communiquer à leurs voisins, usant en cela d’une exagération, d’une richesse d’expressions où apparaît la meilleure foi du monde.
Avec une très franche brise du nord-ouest, six vaisseaux de ligne quittèrent le port, suivis de quelques frégates et de plusieurs bâtiments légers. Ils s’engagèrent bientôt dans la passe, alors large et facile, à raser l’hôpital Saint-Mandrier et le cap Sépé. En tête, portant le pavillon du contre-amiral Bruat, passa le Montebello, vaisseau à trois ponts ayant une faible machine auxiliaire. Ensuite défilèrent le Jean-Bart, vaisseau mixte à deux ponts, les voiliers Bayard, Alger, Iena, Suffren, les frégates et les avisos Caffarelli, Ville de Marseille, Primauguet, Roland, etc., etc.
C’était l’escadre de l’Océan qui appareillait, et les hommes, les femmes, les enfants répondaient aux saluts de chaque bâtiment par des hourras frénétiques; chapeaux, bonnets et casquettes volaient dans les airs. Que de vœux, que d’adieux ne jetait-on pas à ces marins, à ces soldats, en français ou en provençal! Les voix s’entre-croisaient le long des quais et sur le flanc des collines.
Parfois un sanglot coupait la parole à une femme ou à une mère, qu’on entourait vite. «Té, la pauvre!» disait quelqu’un, et aussitôt un groupe entier faisait chorus très bruyamment. Ces gens-là n’avaient peut-être ni un parent, ni un ami sur l’escadre. Ils pleuraient simplement pour le plaisir de pleurer avec la voisine..., qui trouvait leur action toute naturelle, prête à agir de même le cas échéant.
Un peu à l’écart, devant l’hôpital, un homme, deux femmes et un enfant ne versaient pas une larme. Ils regardaient aussi, les traits bouleversés par l’effort du courage promis à l’enfant bien-aimé. Lui s’en allait, le cœur très gros en quittant les siens; mais à cette émotion se mêlait une joie intense devant la perspective d’une guerre prochaine, là-bas, au pays d’Orient, avec ses périls et ses batailles, et sa jeune imagination rêvait déjà de la gloire qui allait couvrir la patrie et sa neuve épaulette.
De quart, sur la passerelle, au moment où le Roland défila, un enseigne agita son mouchoir; puis, abritant la main droite derrière sa casquette, de manière à n’être aperçu que de sa mère, il envoya un baiser à celle-ci...
La passe franchie, chaque bâtiment alla prendre le rang qui lui avait été assigné par le commandant en chef.
Les perroquets et les cacatois furent hissés et l’escadre entière quitta la rade grand largue dans un ordre admirable.
Peu à peu toutes ces voiles disparurent les unes après les autres. A l’horizon, de légères fumées restèrent seules encore visibles, puis se dissipèrent à leur tour.
La journée s’avançait. Une petite brise très fraîche décida les curieux à regagner leurs maisons.
Marine alors s’aperçut que Mme de Résort, toute frissonnante, serrait son châle sur sa poitrine.
«Maman, dit la jeune fille, maman, il faut rentrer; vous êtes si pâle, vous serez malade! Je vous en supplie, maman.»
Mais, les yeux toujours fixés sur la mer, Mme de Résort n’écoutait pas.
«Oui, venez, chère madame, puisque vous avez bien voulu accepter mon pauvre dîner,» reprit un vieux monsieur, ancien officier sûrement, car il portait la rosette de la Légion d’honneur.
Paul restait muet, de grosses larmes tombaient sur ses joues sans qu’il les essuyât; il pensait: «Si j’étais plus grand, j’accompagnerais papa ou Ferdinand.» Cependant il remarqua bientôt la figure décomposée de sa mère, et alors, saisi d’un remords, il mêla ses instances à celles de sa sœur, et devinant aussi quels arguments il fallait employer:
«J’ai bien froid, dit-il, petite mère, ne voudriez-vous pas rentrer? Marine grelotte et mes pieds sont presque gelés.»
Sans répondre, Mme de Résort prit le bras du commandant Le Toullec, et tous se dirigèrent vers le Mourillon.
«Ah! madame, s’écria Le Toullec, c’est diablement dur, et quoique je sois une espèce de loup de mer, sans esprit ni manières, et un vieux garçon égoïste, je vous assure que je pleurerais volontiers avec vous si mes yeux savaient encore pleurer. Oui, chère madame, continua le brave homme, essayant par son bavardage de distraire la pensée de sa compagne, oui, mille pipes du diable..., pardon, une habitude invétérée! je comprends votre douleur, en embarquant, dans l’espace de quinze jours, un mari et un fils, l’un pour la Baltique, l’autre pour l’Orient... Et c’est bien cruel aussi, allez, à un ancien officier encore vigoureux et qui voudrait mourir à la bataille, de rester ici comme un misérable cachalot échoué sur un banc de corail.»
Et le pauvre homme soupirait en se remémorant les démarches qu’il venait de tenter afin d’être autorisé à reprendre du service actif. Le ministre de la marine l’avait reçu poliment et éconduit de même. Le Toullec pensait encore avec colère aux offres du chef d’état-major, un ancien camarade cependant, un amiral, lui, qui avait eu «des chances»:
«Mon vieux Le Toullec, je le déplore, crois-moi, lui avait dit celui-ci, mais les règlements sont inexorables; cependant tu pourrais encore rendre bien des services. Veux-tu que je te fasse obtenir un poste à terre? Ou bien accepterais-tu de commander un des bâtiments de commerce que le gouvernement nolisera bientôt? Ces commandements seront assez lucratifs, et avec ta retraite...»
Lucratifs! Un officier de commerce! Pour qui le prenait-on? Et le digne homme refusa, outré, jurant, sacrant et malmenant le chef d’état-major. Revenu à Toulon, pendant quelques jours il raconta sa mésaventure à tous les commensaux du café de la Marine. Ensuite il assista, navré, au départ de ses camarades et de tant de jeunes officiers.
Parmi les derniers, Ferdinand de Résort sut dire de bonnes paroles à son ancien commandant. Présenté à Mme de Résort, affectueusement accueilli par la famille entière, Le Toullec aima bientôt la mère et les enfants de tout son cœur.
«Jamais, disait-il à son ex-aspirant, jamais je n’aurais cru qu’on pût être aimable comme le sont votre mère et votre sœur. Et Paul aussi, quel charmant garçon! Durant votre absence, Résort, si, chose peu probable, quelqu’un des vôtres avait besoin de moi, je serais là, vous savez, et tout prêt.»
Le jour du départ de l’escadre, Le Toullec jugea que, même si elle acceptait son dîner à contre-cœur, Mme de Résort en serait forcément distraite. Lui et ses hôtes arrivèrent donc au Mourillon. Marius les attendait, ayant mis un couvert superbe «toutes voiles dehors», et avec des provisions pour plus de vingt personnes. En faction au bas de l’escalier, Mademoiselle caressa les nouveaux venus. Elle faisait la joie de Paul, cette petite guenon, toujours restée la même depuis la Coquette, capricieuse, fantasque, coupable de cent espiègleries, mais douce et affectueuse, très propre aussi, qualité rare chez les singes. Sou maître et Marius la gâtaient à l’envi; ils la promenaient souvent par la ville, et lorsque, sa main dans celle de Le Toullec, elle traversait le Champ de Bataille, les bons Toulonnais faisaient mille plaisanteries sur «lou papa et sa damizelle», ainsi qu’ils disaient en provençal.
Pluton vint aussi se frotter contre les jambes de Paul; un peu engraissé, son poil noir bien brillant, ses yeux verts aussi étincelants, l’angora avait oublié son ancienne aversion, et à présent que Stop ne l’excitait plus, il ne dédaignait pas une partie de cache-cache avec la guenon.
En entrant dans le petit salon gai et fleuri, Mme de Résort s’approcha d’une fenêtre ouverte. De cette place, on apercevait la mer, et la vue s’étendait au loin.
Après ce grand mouvement de tout à l’heure, la rade paraissait triste et déserte. Au large, quelques barques de pêche, deux ou trois bricks de commerce, et les bateaux-pilotes rentrant au port. Il semblait qu’on eût rêvé d’une magnifique escadre, défilant en ligne aux acclamations d’une foule à présent évanouie, elle aussi!
Cette escadre de l’Océan formée à Brest, l’une des plus considérables qu’on eût réunies depuis longtemps, était bien réellement partie tout à l’heure. Chargée de troupes et de matériel, elle se rendait en Orient, car la guerre venait d’être déclarée à la Russie.
Pour soutenir l’Empire Ottoman, deux vieilles ennemies, la France et l’Angleterre, avaient ordonné à leurs flottes combinées de se rencontrer dans les Dardanelles.
..... Je risquerais peut-être de fatiguer mes jeunes lecteurs en essayant de leur faire comprendre cette question d’Orient, si embrouillée, si complexe, sur laquelle depuis un siècle tous les grands diplomates européens ont pâli à tour de rôle. Cependant je veux en expliquer brièvement l’origine.
L’antique Byzance reste toujours l’objectif des Romanoff depuis que leur dynastie occupe le trône de Russie; seulement, le droit chemin n’étant guère suivi en politique, on n’y avoue jamais ses motifs véritables. Et la question des Lieux Saints, du protectorat des sujets chrétiens en Asie peut toujours, au moment propice, servir de prétexte aux Russes pour marcher sur la Turquie.
En 1853, l’empereur Nicolas crut le moment arrivé, et il se trompa en espérant avoir l’Angleterre pour alliée.
Les menaces adressées au sultan par le tsar décidèrent l’empereur Napoléon III à envoyer une flotte à l’entrée des Dardanelles, et l’escadre de la Méditerranée reçut l’ordre de mouiller devant Bésica, où elle devait rencontrer l’escadre anglaise. Mais, étant arrivé un jour après cette escadre, le vice-amiral de la Susse se vit enlever son commandement, que reçut le vice-amiral Hamelin. Le 3 juillet, pendant qu’on délibérait à Vienne, les troupes russes entrèrent à Bukarest, «répondant ainsi, disait l’envoyé du tsar, à l’apparition des vaisseaux anglais et français à l’ouvert des Dardanelles».
En Turquie, après le grand jeûne du Ramadan, pendant les fêtes du Béïran, les passions étaient surexcitées au dernier degré, et cent soixante-trois des plus notables de l’empire accoururent à Constantinople; là, réunis en grand conseil, tous, sauf trois, réclamèrent la guerre sainte au nom du prophète. Non sans avoir encore hésité, l’irrésolu Abd-ul-Medjid donna enfin son hatt impérial sanctionnant cette décision.
Le 8 octobre 1853, du camp de Schoumla, le généralissime des troupes, Omer-Pacha, fit sommer le prince Gortchakoff d’avoir à évacuer le territoire turc sous quinze jours.
La guerre entamée entre la Turquie et la Russie allait être déclarée à la seconde de ces puissances par la France et l’Angleterre, et tout d’abord se trouvèrent annulés les traités qui interdisaient l’entrée de la mer de Marmara aux bâtiments de guerre étrangers.
Comptant chacune neuf vaisseaux de ligne, les escadres combinées étaient commandées par les vice-amiraux Dundas et Hamelin; pour répondre à l’appel du sultan, elles avaient déjà quitté Bésica, franchi les Dardanelles et défilé devant Constantinople avant de mouiller dans le Bosphore, en rade de Béïcos (le 13 août 1853). Béïcos se trouve sur la rive d’Asie, en face de Thérapia.
Les difficultés que rencontrèrent là ces escadres dès le début de l’hiver durent leur faire pressentir combien grandes allaient être les vicissitudes à venir.
Le 30 novembre 1853, sur la côte méridionale de la mer Noire, à Sinope, ville d’Anatolie, la flotte turque, alors sous les ordres d’Osman-Pacha, fut coulée et anéantie en deux heures par celle de l’amiral russe Nakhimoff. Le feu avait été commencé à une heure et demie et tout était fini à cinq heures du soir.
A la suite de ce désastre, le 3 janvier 1854, les escadres alliées pénétrèrent dans la mer Noire et montrèrent leur pavillon là où l’on croyait la navigation impossible durant l’hiver. L’hydrographie des côtes démontra alors, pour la première fois, que la mer Noire pouvait être traversée en tous sens et en toutes saisons.
Les vaisseaux le Vauban, le Mogador et le Caton, avec quatre frégates anglaises, tirèrent les premiers coups de canon à Odessa, dont ils foudroyèrent les batteries, et, les fortifications de ce port une fois détruites, la flotte russe de la mer Noire se trouva bloquée devant Sébastopol, ayant successivement abandonné tous les forts du littoral entre la Turquie d’Asie et la mer d’Azof.
Le 20 mai 1854, l’escadre alliée jeta l’ancre à Kavarna, auprès du village de Baltchick, à quelques lieues de Varna, où elle fut rejointe le 2 juillet suivant par la deuxième escadre, dite de l’Océan. Cette dernière, nous l’avons vue défiler devant Toulon à la fin de mars, emmenant une partie du corps expéditionnaire, qu’elle déposa à Gallipoli. Dès lors, et jusqu’à la fin de la guerre, un immense va-et-vient s’établit entre la France, l’Algérie, les Dardanelles et la mer Noire. La marine de guerre étant insuffisante, le gouvernement nolisa bientôt les meilleurs bâtiments des Messageries maritimes.
Après avoir passé en revue à Toulon la division Forey, le maréchal Saint-Arnaud s’embarqua lui-même à Marseille, avec son état-major, sur l’aviso le Berthollet. Il s’éloigna au milieu des saluts d’artillerie et des cris, des vivats, des vœux d’une population enthousiaste. Cinq mois plus tard, le Berthollet devait ramener dans ce même port de la Joliette les restes du vainqueur de l’Alma.
Malgré son insalubrité, Gallipoli avait été choisie pour première base des opérations stratégiques, parce que, placée à l’extrémité orientale des Dardanelles, cette ville donnait aux belligérants la clef de Constantinople et d’Andrinople.
Aussitôt débarqué et déjà miné par la fièvre, le maréchal de Saint-Arnaud courut de Constantinople à Gallipoli, de Gallipoli à Varna, de Varna à Bourgas, pour rassembler ses légions et organiser la marche du premier corps d’armée. Enfin, précédant les Anglais, le gros des troupes atteignit Varna, ayant fait le trajet soit directement par mer depuis Gallipoli, soit par Constantinople en franchissant les Balkans.
Cependant, autour de Varna, les camps se formaient; chaque jour les navires débarquaient hommes et chevaux, et la marine montra dès lors tout ce qu’on pouvait attendre d’elle. Les deux escadres étaient mouillées devant la ville, le vice-amiral Hamelin les commandait en chef avec le vice-amiral Bruat en sous-ordre.
Malgré tout le zèle des commandants, des officiers et des matelots, les moyens de transport furent bien imparfaits pendant cette année 1854, car les bâtiments à vapeur étaient encore en très petit nombre et, pendant que l’on embarquait les hommes sur les premiers, il fallait mettre matériel, chevaux, vivres, etc., sur les voiliers que leurs remorqueurs se trouvaient souvent obligés d’abandonner à cause du mauvais temps.
Tout à coup on apprit que, soit de Gallipoli et par Constantinople, ou de Malte au Pirée, le choléra s’avançait vers cette agglomération d’hommes déjà fatigués au milieu d’un été brûlant. Au camp de Varna d’abord, quelques victimes succombèrent; les médecins militaires voulurent attribuer leur mort à différentes causes. On comprenait à quel point la terreur inspirée par le fléau en augmentait l’intensité et on espérait enrayer le mal à son début, et puis on redoutait l’effet que produirait en France l’annonce de l’épidémie.
Le 19 juillet, un ordre du jour annonçait que les opérations allaient se porter dans la Dobroudja pour appuyer la reconnaissance d’une division française commandée par le général Espinasse. La Dobroudja, restée tristement célèbre et qu’avaient envahie les Russes, est une contrée marécageuse de la Roumanie qui, au nord de Varna, longe la mer Noire depuis la branche la plus méridionale du Danube. Parmi les troupes du général Espinasse, il y eut bientôt neuf cents malades, et le premier corps d’armée fut littéralement foudroyé. Dans la division Canrobert, deux mille cinq cent soixante-huit hommes, dont mille neuf cents cholériques, entrèrent aux ambulances.
Expédiés aux bouches du Danube, quatre navires à vapeur préservèrent cette division d’une ruine complète. Pendant les nombreux voyages que nécessita le terrible fléau, le moral des officiers comme celui des matelots ne faiblit pas un instant. De Kustengé le Pluton ramena à Varna le premier convoi de cholériques. Au moment où d’autres arrivaient à Mangalia pour être transportés sur le Calypso, un ouragan se déchaîna et trente et un malades expirèrent sur la plage, loin de tout secours.
A Varna et dans les environs, les ambulances se trouvèrent bien imparfaites. Rien au départ n’ayant été prévu en cas d’épidémie, tout manqua d’abord, cacolets, infirmiers, remèdes. Et, chose difficile à comprendre, les vivres aussi firent parfois défaut. Tel équipage partagea les siens avec tel bataillon à terre dont le commandant connaissait des officiers embarqués. En tout et pour tous, ce furent des jours terribles que traversèrent les survivants dans ce Varna, appelé un sépulcre par Saint-Arnaud.
A l’instant même où le général Espinasse évacuait le camp de Pallas, le général Canrobert arriva au centre du fléau, consolant ceux qui allaient mourir, se penchant sur leurs lits, relevant le courage des autres, sachant parler à tous cette langue qui vient du cœur, animé de ce patriotisme, de cette admirable abnégation qui, plus tard, en Crimée, devait servir d’exemple aux deux armées, car, pour moi, durant toute cette guerre, rien ne surpasse cette grande et simple figure d’un général en chef résignant le commandement suprême sans phrases, sans récriminations, continuant ensuite à se battre pour son pays, en sous-ordre.
Cependant le choléra gagna les escadres, où il éclata plus foudroyant et plus terrible qu’à terre: la Ville de Paris perdit cent quarante hommes en quelques jours, le Montebello deux cents, un autre vaisseau quatre cents.
Le seul remède pour les bâtiments infestés, c’était de prendre la haute mer, pour chercher des parages où la brise fraîche balaye l’atmosphère.
L’amiral Hamelin donna donc l’ordre de partir à tous les navires à bord desquels le choléra avait été signalé. Cette mesure eut un plein succès, mais non pas immédiatement, ainsi qu’on peut le supposer.
Le matin même du départ, le signal suivant fut fait au vaisseau-amiral: «A bord du Colosse, entre les officiers morts et les malades, le service n’est plus assuré; le commandant réclame deux lieutenants de vaisseau ou deux enseignes.»
De plusieurs bâtiments arrivèrent ces réponses de leurs commandants: «Un lieutenant de vaisseau ou bien un enseigne désire embarquer momentanément sur le Colosse, je puis me passer de cet officier.»
Une heure après, une baleinière accostait le Colosse. On amenait l’échelle de tribord, deux officiers sautaient sur le dernier échelon et l’embarcation repartait à toute vitesse, car le navire était consigné à cause de l’épidémie. Cependant deux vieilles connaissances arrivèrent sur le pont, MM. de Langelle, lieutenant de vaisseau du Henri IV, et de Résort, enseigne du Roland; l’état-major du Colosse attendait ces officiers à la coupée.
Et serrant les mains des nouveaux venus: «Messieurs, leur dit le commandant, je vous remercie, mais je ne suis point surpris en vous trouvant prêts à l’heure du danger.
—Une fière chance pour nous, commandant, d’avoir été choisis entre vingt autres,» répondit Ferdinand, dont l’air heureux et bien portant réjouit les matelots présents.
Pendant le repas suivant, au carré, les arrivants expliquèrent ce qu’ils nommaient leur bonne fortune.
«Vous comprenez, dit Langelle, qu’on nous ait préférés aux autres parce que sur le Henri IV il n’y a pas d’officier malade, et, jusqu’à présent, le Roland est en patente nette.»
Le soir même, les bâtiments contaminés quittaient la rade à la lueur d’un terrible incendie: c’était Varna qui brûlait. On ne sut jamais comment le feu prit dans cette ville déjà si terriblement éprouvée.
Ceux qui ont navigué sur un bateau envahi par le choléra ou la fièvre jaune peuvent seuls s’imaginer l’horreur du fléau dans cet espace resserré; là tout s’entend et se voit, depuis le premier symptôme alarmant constaté chez un officier ou chez un matelot dont le mal va progressant avec la rapidité de la foudre, jusqu’à l’immersion presque immédiate de celui qui vient de rendre le dernier soupir.
Quand une tempête oblige à fermer les sabords et les hublots de la batterie ou du faux pont, dans lesquels les hamacs sont suspendus durant la nuit, ces endroits gardent une odeur de fièvre et de mort laissée par les hommes subitement atteints. L’hôpital est encombré, on n’y entre guère que pour y mourir; souvent les médecins succombent des premiers.
Aux survivants il faut un moral, une volonté inouïs, et, si les officiers ne donnaient plus que l’exemple, les matelots s’affoleraient.
Les cholériques du Colosse avaient été déposés à terre et, durant les premières quarante-huit heures passées à la mer, il ne se présenta aucun nouveau symptôme alarmant; mais le troisième jour, à la visite des médecins, quatre hommes se plaignirent de maux de tête. «Insolation», prononcèrent les docteurs, dont l’un mourut le soir même avec dix matelots. Vingt autres succombèrent sur quarante qui furent atteints le lendemain.
Ensuite, chaque matin, pendant une semaine, au premier déjeuner du carré, il manqua un officier. Langelle fut pris à son tour. Seul Ferdinand ne ressentit jamais le moindre malaise, assurant que l’épidémie diminuait, courant d’un lit à l’autre, remplaçant les malades... On dut bientôt faire le quart à deux officiers avec trois maîtres.
Un soir, le commandant arrive au carré, les traits décomposés; il y trouve Ferdinand dînant tout seul.
«Encore un d’atteint? s’écrie le premier.
—Mais pas du choléra, je vous assure, commandant; Marchand est simplement courbaturé, un peu surmené aussi, et puis le docteur a déclaré Langelle hors de danger, le mal décroît; dans deux jours, nous les sauverons tous, j’en ai la ferme conviction.
—Oui, mais ceux qui sont morts? Pensez-vous, Résort, aux lettres que nous aurons à écrire en France, aux familles?»
Hélas! oui, Ferdinand songeait à cela, et, s’il affectait une gaieté et une insouciance qu’il ne ressentait nullement, son cœur était déchiré auprès des agonisants et toutes les fois qu’il voyait disparaître un officier ou bien un homme. Accoudés sur la table de ce grand carré désert, le vieux capitaine de vaisseau et le jeune enseigne restèrent un moment les yeux baissés, essuyant furtivement quelques grosses larmes. Et puis chacun retourna à sa rude besogne, car ils se devaient à tout et à tous dans ce bateau presque vide.
«Vous le savez, Résort, disait le lendemain Langelle à son ami, vous ne l’ignorez pas, je n’ai aucune veine. Est-ce que je ne me noie pas à moitié presque toutes les fois que j’embarque? Au Mexique j’attrape aussi la fièvre jaune. Ici je prends le choléra, et, au lieu d’aider les autres, je deviens un gros embarras. Je trompe encore la mort pour cette fois; mais elle me cherche, et sans vous elle m’emmenait!... M’avez-vous assez frictionné, secoué, tourmenté même, me forçant à boire sans soif, et puis à tirer la langue lorsque j’étais bien altéré! Ah! vous êtes une terrible garde, mais bien excellente aussi, et sans les autres je me réjouirais de vivre encore. Voyons, bien franchement, dites-moi où nous en sommes?
—Hélas! Langelle, nous comptons deux cents morts depuis Varna, mais hier, et avant-hier, pas un décès. Les derniers malades atteints sont tous hors de danger, et aucun n’est entré à l’hôpital aujourd’hui. Le docteur pense que nous voici les maîtres du mal. Pauvre vieux docteur! il est à bout de forces, ressemblant à une momie avec sa peau naturellement brune collée sur ses os. Mais quel moral, quelle santé au fond! Toujours sur pied, il quitte l’hôpital seulement pour manger quatre ou cinq bouchées de temps en temps.
—Ne lui reste-t-il plus d’aides?»
Ferdinand secoua la tête. Au nombre de trois, les autres médecins dormaient dans la mer Noire, un boulet aux pieds, avec le commandant en second, deux lieutenants de vaisseau, trois enseignes et, enfin, après les officiers et les matelots, l’aumônier! Ayant consolé les malades et récité les dernières prières sur les restes de ceux qu’il venait d’aider à mourir, le prêtre s’était couché à son tour, épuisé par ce bon combat; il reposait aussi dans les eaux glacées de la profonde mer. Mais sa mort parut racheter le reste de l’équipage du Colosse. D’abord l’épidémie diminua d’intensité, bientôt le docteur ne constata plus de nouveaux cas, puis les malades guérirent les uns après les autres.
On était en effet maître du mal; mais à quel prix?
Le quinzième jour, le vaisseau put signaler aux autres bâtiments de l’escadre: «Aucun malade à bord.»
Les navires communiquèrent alors les uns avec les autres en échangeant de lugubres nouvelles. Un aviso arrivant de Constantinople vint détourner heureusement le cours des idées.
Cet aviso donnait à tous les bâtiments l’ordre de rallier le gros de l’escadre â Baltchick, parce que l’expédition de Crimée était définitivement arrêtée.
..... De nouveau sur le Roland qu’avait épargné le choléra, Ferdinand y fut fêté par ses camarades. Et après avoir complimenté le jeune officier, le commandant ajouta—c’était M. de la Roncière le Noury, alors capitaine de frégate: «Le commandant du Colosse et moi avons demandé la croix pour vous, Résort, et cette croix aura été bien gagnée, je suis heureux de vous le dire.
—Vous êtes trop bon, commandant, et je vous suis bien reconnaissant; mais véritablement je n’ai absolument rien fait d’extraordinaire, car, l’eussé-je voulu, je ne pouvais ni me sauver du Colosse, ni laisser les cholériques tranquilles, n’est-ce pas?
—Oui, il paraît que vous les secouiez de la belle façon et le docteur affirme que sans vous beaucoup plus eussent succombé. Et quelle mine vous avez! Superbe. J’écrirai tout cela à votre père. En avez-vous des nouvelles?
—Ma mère me transmet par le courrier de ce matin une lettre datée de Kiel, où mon père assure qu’il se porte le mieux du monde; mais il ajoute que l’absence presque complète de navires à vapeur rendra cette campagne de la Baltique bien difficile à l’escadre commandée par l’amiral Parseval-Deschênes, Les Anglais l’ont compris, et là ils sont plus avancés que nous.
—Oui, répliqua M. de la Roncière, dans la Baltique les Anglais nous ont devancés et leur flotte représente le spécimen des progrès faits jusqu’à présent; mais ici, Résort, nous prendrons l’avantage et nous le garderons. Avez-vous visité le Napoléon? Quel admirable vaisseau! D’un seul coup avec lui, la marine à vapeur vient de faire un pas de géant. Quant au siège de Cronstadt, il est impraticable. La flotte russe ne se hasardera pas à en sortir pour nous livrer bataille, au fond du port elle demeure absolument à l’abri, et l’attaque comme la prise de la ville me paraissent impossibles avec nos moyens actuels.
—Alors, commandant, que faisons-nous dans la Baltique?
—Nous créons d’abord une diversion utile en occupant un corps d’armée russe. On m’écrit de Paris que le général Baraguey d’Hilliers, à la tête de dix mille hommes, va être jeté sur l’île d’Aland pour s’emparer du fort de Bomarsund de concert avec la flotte combinée. Je ne doute pas du succès de l’entreprise. Mais nous ne pourrons occuper Bomarsund, car nous avons là trop peu de troupes, et une fois pris dans les glaces, nos vaisseaux seraient impuissants à empêcher le ravitaillement de la place.
«Chassés par le froid, l’armée et le gros de la flotte reviendront en Angleterre et en France à la fin de l’automne[3].
[3] C’est ce qui arriva point pour point: le 10 août, Bomarsund capitula, et, pris entre ses troupes révoltées et notre armée victorieuse, le général russe Bodessa appela même à son aide une division française; ensuite il se rendit à discrétion avec les vingt-quatre mille hommes composant la garnison. Le mois suivant, conduites par leurs chefs, les vice-amiraux Parseval-Deschênes et sir Charles Napier, les flottes alliées revinrent en France et en Angleterre, ramenant avec elles le corps expéditionnaire. Parseval-Deschênes et Baraguey d’Hilliers furent alors élevés aux dignités, l’un de grand amiral et l’autre de maréchal de France. Une division navale admirablement commandée par le contre-amiral Charles Pénaud resta dans la Baltique, où elle eut beaucoup à souffrir, les officiers et les hommes toujours en alerte et les bâtiments pris dans les glaces solides sur lesquelles pouvaient arriver des troupes ennemies.
—Croyez-vous, commandant, que la guerre sera finie alors?
—Finie, mon ami, non, bien certainement; à peine commencée, car, suivant moi, on s’illusionne étrangement au sujet de la prise de Sébastopol et de la paix qui suivrait une ou plusieurs victoires. Le maréchal de Saint-Arnaud prend son désir pour la réalité lorsqu’il dit: «J’espère être en Crimée à la fin d’août et avoir terminé la campagne en octobre.»
—On croit le maréchal bien malade?
—Il l’est plus encore qu’on ne le pense; mais, grâce à sa puissante énergie, il ira jusqu’à ce qu’il tombe. Notre commandant en chef vient de nous être signalé à bord du Berthollet et ici il prendra passage sur le vaisseau amiral, la Ville de Paris.»
Ce fut à table qu’eut lieu la conversation précédente: le commandant du Roland avait invité le jeune officier à dîner. A la fin du repas, le premier s’écria:
«Allons, Résort, nous avons beaucoup causé, espérons que là-bas nous agirons beaucoup aussi; je compte sur vous, mon ami, et sur tous à bord pour faire parler du Roland.
—Oui, commandant, on en parlera et on vous suivra; ici les officiers et les hommes savent bien ce que vaut leur capitaine et qu’il les soutiendra et les guidera.»
En effet, jusqu’à la fin de sa vie le commandant et ensuite amiral de la Roncière le Noury inspira toujours confiance; pas un chef n’eut la main à la fois aussi ferme et aussi douce et ne sut mieux se servir des qualités de ses officiers en discernant leurs aptitudes.
Le 5 septembre, à Baltchick, avant de lever l’ancre, on avait appris la reddition de Bomarsund. Le 7, les côtes n’étaient plus en vue; en pleine mer Noire, les flottes alliées naviguaient le cap sur la Crimée. Et quelle flotte! Le cœur des amiraux devait battre avec fierté lorsqu’ils regardaient derrière eux ces lignes de bâtiments qui marchaient dans un ordre admirable et dont les derniers en files non interrompues se perdaient à l’horizon.
Pour la flotte française:
Quinze vaisseaux de ligne, neuf frégates dont quatre à vapeur, trente-cinq corvettes ou avisos à vapeur, cent dix-sept transports de guerre ou affrétés par la marine.
En tête, le bâtiment amiral, la Ville de Paris, qui portait aussi le maréchal de Saint-Arnaud et son état-major.
Neuf vaisseaux de ligne ottomans.
Pour la flotte anglaise:
Dix vaisseaux de ligne, quinze frégates ou corvettes à vapeur et cent cinquante transports ou navires affrétés à voile et à vapeur.
En avant, le vaisseau amiral avec le vice-amiral Dundas et lord Raglan; ce dernier commandait en chef l’armée anglaise.
Ne faut-il pas un grand effort d’imagination pour se figurer ces trois cent vingt bâtiments naviguant de conserve?
Un coup de vent eût pourtant causé des dommages presque irréparables, mais la brise resta au nord-ouest très maniable, fraîchissant seulement à l’atterrissage, qui en fut retardé d’un jour. L’escadre mouilla d’abord à Eupatoria pour laisser aux transports le temps de rallier.
Pendant la nuit, le chef d’état-major de l’armée française et le général Canrobert allèrent sur le Primauguet reconnaître la place que devaient occuper nos escadres.
L’ennemi ne paraissait pas; silencieuse et déserte, la plage s’étendait à perte de vue.
Le 14 septembre, Eupatoria se rend sans coup férir et les vaisseaux y laissent le convoi. Ensuite les escadres alliées mouillent devant la petite baie où l’Alma se jette à la mer.
Debout et comme ressuscité, sur la dunette de la Ville de Paris, le maréchal suit les manœuvres et accompagne du regard le débarquement qui s’effectue.
Les détachements de troupes de marine campent déjà sur la falaise du côté sud.
A neuf heures du matin, les troupes arrivent en masses compactes, suivies de près par les forces anglaises.
A midi, le débarquement est terminé et toutes les hauteurs sont occupées, pendant que sur les bâtiments qui longent la côte on continue une canonnade destinée à tromper l’ennemi.
A deux heures, les deux commandants en chef quittent l’escadre et abordent à Old-Fort; aussitôt montés à cheval, chacun parcourt les rangs. Les cris, les vivats partent de tous côtés, le soleil brille et les pavillons de l’armée alliée sont plantés sur le sol de la Crimée, l’ennemi n’ayant rien tenté pour empêcher le débarquement.
Le 17 septembre, l’armée entière (soixante mille hommes) bivouaque sur la plage dans les environs d’Old-Fort. Des prisonniers affirment que les Russes n’en possèdent pas davantage en Crimée.
La rapidité de la marche peut assurer le succès de l’expédition. Une première victoire sera-t-elle décisive? Pour la remporter il faut traverser l’Alma, culbuter les forces ennemies, camper sur le plateau, et ensuite, en profitant du désordre causé par la défaite, se remettre en route, livrer sans doute un nouveau combat, et certainement un troisième sous les murs de Sébastopol, attaqué en arrière par l’armée alliée, pendant qu’à l’entrée de la baie nos flottes bombarderont la ville.
..... Le maréchal de Saint-Arnaud faisait ce rêve magnifique tandis qu’il ordonnait de lever le bivouac d’Old-Fort. Ses souffrances calmées, se reprenant à l’espérance, il se voyait déjà vainqueur, la capitale de la Crimée rendue et lui-même dans quelques mois ramenant à Paris ses légions victorieuses. Sur cette terre lointaine l’armée tout entière partageait la confiance de son chef; sûre du succès, elle oubliait les fatigues endurées, Varna, la Dobroudja.
Retardées par leurs alliés, nos troupes ne se mirent en marche que le 19 septembre. Les escadres alors suivirent la côte pour protéger les têtes de colonne le cas échéant. Le terrain était sec et solide, à peine ondulé. On apercevait par instants quelques Cosaques en vedette. On passait près de maisons désertes, de cultures incendiées. Au midi, le petit fleuve Boulganack presque à sec fut traversé sans peine. La berge gravie par des éclaireurs, ceux-ci signalèrent les tentes de l’armée russe à droite de l’Alma et sur les plateaux de collines escarpées. La nuit allait tomber, et, pour traverser la rivière assez profonde, il fallait attendre au lendemain, trouver des passages guéables aussi. On campa donc où l’on se trouvait, à droite de l’Alma.
Durant la nuit, placées au loin et abritées par un épaulement, les grand’gardes répètent les mots d’ordre; il fait froid, calme et sombre, la lune est couchée, les étoiles invisibles. Mais les mille feux des bivouacs brillent à terre sur les deux rives du fleuve, et instantanément des centaines de fanaux s’allument en mer, s’agitent sur place, secoués par le ressac.
L’aube paraît, un coup de canon l’annonce à bord de la Ville de Paris; à ce signal, des roulements de tambour partent de tous côtés. Les clairons sonnent la diane et les trompettes se répondent. Les feux s’éteignent, le camp est sur pied, les tentes pliées, et le premier déjeuner pris. En marche! A l’assaut! A la bataille! A la victoire, dont pas un soldat ne doute.
Cependant là-haut sur le plateau on aperçoit des popes russes qui passent dans les rangs, la croix en tête; l’atmosphère très calme laisse entendre jusqu’aux paroles d’une hymne religieuse.
L’arme au bras, la division Bosquet attend de huit à dix heures que l’armée anglaise soit prête.
Enfin les colonnes s’ébranlent. Bordant comme un fossé le terrain occupé par les Russes, et coulant de l’est à l’ouest jusqu’à la mer, l’Alma sépare les armées ennemies.
Le plan des alliés consiste à déborder les flancs des forces russes qu’on attaquera de front ensuite. Trois endroits et trois villages paraissent accessibles à gauche du fleuve: près de son embouchure, Almatanack; plus haut, Bourliouk, et en amont, Tarkantar. A l’est, une haute montagne commande l’espace entre ces deux derniers points. Au bas de cette montagne un profond ravin, sur lequel est jeté un pont de bois: là passe la route de Simféropol à Eupatoria et c’est le point faible aux yeux du prince Menschikoff. Le commandant en chef de l’armée russe a concentré aux alentours ses plus grosses pièces d’artillerie, ses meilleures troupes et aussi sa réserve, mais celle-ci en arrière. Il jugeait l’assaut impossible au-dessus de l’Almatanack, où la grande montagne devient une falaise à pic jusqu’à la mer; en conséquence, il ne garnit ce plateau que faiblement. Toutes les troupes qu’il ne croyait pas indispensables à la défense de la route d’Eupatoria, le général russe les avait massées devant Tarkantar, un peu à l’est de la grande montagne: devant ce point et pour l’attaque, l’aile gauche de notre armée donnait la main à l’aile droite des Anglais; au centre marchaient les troupes turques.
Sous les ordres du général Bouat, les premières brigades devaient traverser l’Alma à son embouchure. Mais avec leurs chevaux, cherchant le gué, deux hussards s’enlisèrent et faillirent périr. La brigade s’arrêta, une autre la rejoignit, bientôt suivie d’une division turque. Les généraux firent sonder plusieurs places: de la vase partout. Il fallait donc se décider à remonter la rive gauche du fleuve et peut-être ainsi perdre une heure.
A cet instant, une embarcation vint s’échouer sur le sable; un officier en descendit pour courir au-devant des généraux et des officiers.
Et, sa casquette en main, le nouveau venu, s’adressant au général Bouat:
«Mon général, dit-il, nous avons exploré cet endroit hier, et reconnu un gué situé à une centaine de mètres. Pour l’indiquer et sur l’ordre de mon commandant, je me mets à votre disposition. Je n’ai pu arriver plus vite, parce qu’il a fallu demander l’autorisation à l’amiral Hamelin.
—Fort bien, monsieur, répondit le général Bouat. Quel est votre commandant, et vous-même comment vous nomme-t-on?
—M. de la Roncière le Noury commande le Roland, et moi, mon général, je m’appelle Ferdinand de Résort, enseigne de vaisseau.
—Eh bien, monsieur de Résort, vous avez une heureuse physionomie, et nous vous suivrons; montrez-nous le chemin.»
Ferdinand, la veille à la tombée de la nuit, s’était aussi enlisé dans la vase en essayant de traverser la rivière pour rejoindre son embarcation, qui l’attendait de l’autre côté de l’Alma. Après avoir sondé le terrain en plusieurs endroits, il finit par trouver un gué dont, en rentrant à bord, il parla à son commandant, et ce dernier jugea que ce gué pourrait servir à l’armée.
En effet, là se trouvait le seul passage guéable avant une lieue. Précédées par Ferdinand, les troupes défilèrent lentement, mais en très bon ordre, l’infanterie d’abord, compagnie par compagnie, les chevaux par instants à la nage, et les piétons ayant de l’eau jusqu’à la ceinture; on dut se résigner à envoyer la grosse artillerie chercher le pont jeté en amont.
Ensuite les troupes s’engagèrent dans un chemin tellement escarpé, que les soldats étaient contraints de s’accrocher aux ronces et les cavaliers aux crinières de leurs chevaux.
Le général Bouat marchait à l’arrière-garde; s’adressant à Ferdinand, qui, après l’avoir salué, se disposait à rejoindre sa baleinière:
«Je vous remercie, monsieur, lui dit-il, et je vous prie de témoigner toute ma reconnaissance à M. de la Roncière; mais pensez-vous que celui-ci consentirait à ce que je vous gardasse aujourd’hui?
—Certainement, mon général; le commandant, en tout et pour tout, m’a donné liberté de manœuvre, comme nous disons. Seulement je dois renvoyer mes hommes à bord avec l’embarcation.
—Allez, monsieur, et revenez, je vous chargerai d’une mission périlleuse peut-être.»
Les yeux de Ferdinand brillèrent, et, après avoir expédié ses matelots, en rejoignant le général Bouat, il pensait:
«J’ai toujours une chance merveilleuse, c’est à n’y pas croire vraiment!»
Les troupes défilaient encore en gravissant des sentiers que les chèvres eussent trouvés raides.
«Ah! monsieur, vous voilà, dit le général s’adressant de nouveau à Ferdinand; savez-vous monter à cheval?
—Oui, mon général.
—Fort bien, sautez sur l’un des miens, que tient une ordonnance; d’abord prenez ce papier, cachez-le, et remontez de ce côté du fleuve jusqu’à ce que vous rencontriez le général Bosquet, auquel vous remettrez ma dépêche; tâchez aussi de ne pas rencontrer un coup de fusil. Au revoir, monsieur.
—Au revoir, mon général, et merci,» s’écria Ferdinand, qui salua et s’éloigna au trot allongé d’un excellent cheval arabe.
«Pourquoi envoyer cet enseigne au lieu de l’un de vos officiers? demanda le colonel *** au général Bouat.
—Je peux avoir besoin de tous mes officiers, et puis la plaisante figure de ce jeune homme m’a inspiré l’envie de lui faire gagner quelque chose, s’il n’est pas arrêté par une balle cosaque; mais je crois aux pressentiments, les miens me disent que l’enseigne n’aura pas une égratignure. Ah! on parle là-haut. En avant, mes enfants, en avant, les zouaves! Est-ce que la mitraille fait peur à des Algériens? En avant, marche, et vive la France!»
Et les zouaves accomplirent alors cette fameuse escalade dont les détails ont émerveillé les contemporains, et qui permit au général Bouat de prendre ses positions en arrière du plateau quand le feu était déjà vivement engagé sur toute la ligne jusqu’à Tarkantar.
Au grand trot de son cheval, en suivant le fleuve, Ferdinand rencontra bientôt un régiment de chasseurs et en tête un officier d’état-major, auquel il expliqua le but de sa mission.
«Très bien, répliqua l’officier, bonne chance, vous trouverez sûrement la division Bosquet avant le pont de Bourliouk.»
A quelques mètres, la route se trouva de nouveau obstruée par une demi-batterie d’artillerie que son attelage s’épuisait à amener sur une roche presque à pic, seul accès au chemin indiqué pour atteindre la grande montagne, où l’on entendait déjà les feux de mousqueterie. Chercher un autre passage eût perdu un temps précieux.
«Dételez, cria un lieutenant en sautant à bas de sa monture, dételez promptement.»
L’ordre exécuté, l’officier ajouta: «Poussez, épaulez, poussons, il faut arriver, il le faut, mes enfants; montrons la route à ceux qui nous suivent.»
Le lieutenant donnant l’exemple, lui et ses artilleurs accomplirent cet effort dont les chevaux avaient été incapables. Et un quart d’heure à peine écoulé, la batterie était de nouveau attelée.
«En avant, marche! cria le lieutenant; en avant et à l’assaut!»
Cette batterie et son lieutenant, M. des Essarts, tirèrent les premiers coups de canon contre les Russes.
Ferdinand repartit électrisé. Son cœur battait à la pensée de la bataille engagée. La grande voix du canon ébranla bientôt les environs.
Tout à coup deux balles sifflèrent à raser la casquette du cavalier, et derrière l’un des grands arbres du bord de la route une tête parut pour disparaître presque aussitôt, et un cri aigu fut répété par l’écho.
Instinctivement, avec son revolver, Ferdinand avait ajusté cette tête, un instant visible. Ensuite le cheval s’emporta et ne s’apaisa qu’en vue du pont de Bourliouk.
Un capitaine passait à cheval.
«Une lettre du général Bouat, lui dit Ferdinand, pour le général Bosquet.
—Le général Bosquet? Mais il est là derrière cet épaulement, je suis son officier d’ordonnance, et nous faisons une halte de dix minutes avant de gravir la montagne à notre tour.»
Aussitôt les deux officiers s’approchèrent d’autres qui entouraient un général dont la haute mine intimida Ferdinand et auquel s’adressa l’officier d’ordonnance en disant:
«Mon général, monsieur est enseigne de vaisseau, envoyé par le général Bouat en mission auprès de vous, et porteur d’une lettre.»
Le général Bosquet considérait l’enseigne, pendant que celui-ci, assez troublé, cherchait d’abord dans les poches, où elle ne se trouvait pas, la lettre enfin découverte, remise et lue très rapidement. Alors, sans parler, le général écrivit quelques lignes sur la feuille d’un carnet. Ensuite, déchirant cette feuille, il la plia et la tendit au messager.
«Merci, monsieur, ajouta-t-il, je vois que vous faites bien et rapidement les commissions, il faut continuer. Êtes-vous prêt?
—Tout prêt, mon général, et mon cheval dispos.
—Très bien; allez donc remettre ce mot au maréchal commandant en chef, que vous trouverez avec son état-major sur un mamelon à un kilomètre du pont, dans l’est; un officier de marine doit savoir s’orienter. J’ai déjà envoyé un de mes aides de camp avec le double de ceci. Mais arrivera-t-il? Les obus balayent la plaine entre Bourliouk et le mamelon. Bonne chance, monsieur, couvrez-vous. Ah! votre casquette est trouée.»
En effet, la casquette était percée de part en part à la hauteur du deuxième galon, chose dont Ferdinand ne se doutait pas.
«Mon général, dit-il en rougissant beaucoup, c’est, je crois..., une balle cosaque reçue tout à l’heure, au moment où je longeais un bois de chênes.
—Et le Cosaque?
—Mon général, j’ai tiré sur lui, et je crois l’avoir atteint, car il a crié.
—Eh bien, monsieur, je crois, moi, que vous avez de la chance et du sang-froid. Au revoir, monsieur.
—Au revoir, mon général, et grand merci.»
Alors, ainsi que l’autre, le général Bosquet dit à ses officiers:
«Ce jeune homme possède une physionomie heureuse, j’aimerais à le revoir sain et sauf. Allons, messieurs, ajouta-t-il, rompez la halte, en marche jusqu’au plateau.»
A l’ombre de grands hêtres, Ferdinand galopa un instant dans la solitude. Mais là-haut, au sommet des arbres et à des intervalles égaux, il entendait un bruit singulier n’en rappelant aucun autre et qui l’intriguait beaucoup. Sa curiosité fut bientôt satisfaite.
Les arbres s’arrêtaient à l’entrée d’un village en ruines, où la moitié des bâtiments achevaient de brûler. Dans les autres on n’apercevait aucun être humain, mais des animaux courant, affolés, d’un côté et d’autre. Après avoir décrit leur cercle, de minute en minute des bombes tombaient çà et là, éclatant alors et leurs débris ravageaient et incendiaient les environs; auparavant, les bombes produisaient dans l’espace ce bruit étrange et jusqu’alors inconnu à Ferdinand.
Il comprenait à présent, très ému, un peu hésitant. En cas semblable et pour la première fois, il n’est pas un homme qui ne soit impressionné.
Surmontant son trouble et mettant pied à terre, afin de calmer le cheval épouvanté, Ferdinand chercha d’abord à s’orienter.
Alors il aperçut une maison épargnée du feu et il s’en approcha. Ouvrant la porte d’entrée, il pénétra dans un élégant vestibule tendu de belles tapisseries avec des potiches remplies de plantes. Parvenu au premier étage, derrière une portière soulevée, il découvrit un salon coquettement meublé. Là un piano à queue, ici un chevalet supportant un portrait d’une belle jeune femme. Sur un meuble une poupée, sur une table un mouchoir garni de dentelle et des gants. Çà et là des vases pleins de fleurs encore fraîches. Les habitants de cette villa l’occupaient sûrement encore la veille. Et Ferdinand s’oublia un instant à rêver devant ce tableau... Mais, passant à raser la fenêtre, un obus rappella l’enseigne au sentiment de l’heure présente. Il ouvrit donc la fenêtre et il se rendit un compte exact de la situation.
Là-haut et aux alentours, la lutte devenait plus ardente, et sans doute, du sommet de la montagne, les Russes mitraillaient les environs de Bourliouk, parce qu’ils croyaient encore occupé par nos troupes ce village que celles-ci venaient d’abandonner.
A gauche, on apercevait le pont sur lequel passe la route de Simféropol à Eupatoria; dans l’est se dressait le mamelon isolé dominant une plaine, où devaient se trouver le maréchal et son état-major.
Il fallait donc arriver à tout prix jusqu’au mamelon, en tâchant de ne pas rencontrer un éclat d’obus ou quelque autre projectile également désagréable.
De nouveau dans les rues bouleversées, souriant et tout à fait de sang-froid, Ferdinand calculait ses bonnes et ses mauvaises chances. Les bombes passaient sur sa tête, mais toutes n’éclataient qu’à une certaine distance.
En contournant le village, Ferdinand tirait son cheval après lui, car l’animal affolé se dérobait à chaque instant. Les balles commencèrent à pleuvoir à l’entrée du pont; dès cet endroit et dans la plaine, en file non interrompue, des cadavres jonchaient le sol pêle-mêle, zouaves, chasseurs, fantassins et chevaux. Peut-être quelques malheureux respiraient-ils encore; pourtant les premiers que Ferdinand souleva étaient déjà froids et le devoir commandait de marcher.
Les obus enlevaient des monceaux de terre. En suivant un petit sentier, Ferdinand pensait: «C’est raide, mais je crois que j’arriverai vivant. Tout de même, je vais dire un bout de prière.»
Alors le jeune officier éprouva une secousse effroyable et, lâchant les rênes du cheval, il s’aplatit contre le sol; bientôt recouvert de gazon, de sable, de poussière, il sentit sur sa figure et sa bouche couler une chose très chaude qui l’étouffait.
..... Cependant l’aile droite des Russes foudroyait toujours Bourliouk, où le général en chef anglais, lord Raglan, ne put arriver qu’avec un retard de deux heures; à ce moment nos troupes avaient déjà gravi les pentes abruptes de l’Alma et tiré les premiers coups de canon au-dessus d’Almatanack.
En longeant la côte, les avisos de l’escadre pointaient aussi sur les avant-postes ennemis.
Franchissant les ravins sous un feu meurtrier, escaladant les rochers balayés par la mitraille, enfonçant les carrés russes, nos soldats se montrent partout héroïques derrière leurs officiers toujours en avant. Un régiment de zouaves se rue au milieu d’une brigade russe épouvantée. A la baïonnette, ces mêmes zouaves s’emparent de deux canons, et en soutenant la division Canrobert sur la grande montagne, ils décident la victoire par la prise du télégraphe, que dès l’abord nous avions établi là au sommet d’une tour.
Depuis midi, ce télégraphe est pris, repris, attaqué, défendu avec rage, avec furie; à quatre heures notre drapeau flotte enfin sur la tour, mais en le plantant le lieutenant Poidevin tombe mortellement blessé: il meurt sans lâcher la hampe du pavillon.
A l’aile droite de l’armée alliée, les Anglais combattirent aussi vaillamment. Deux fois le prince Menschikoff crut avoir définitivement repoussé les troupes anglaises, qui deux fois, à Bourliouk, se reformèrent en prenant l’offensive. Enfin la cavalerie légère et les highlanders, à l’arme blanche, délogèrent les Russes de toutes leurs positions, pendant que le maréchal de Saint-Arnaud envoyait des renforts à lord Raglan. Le premier disait le lendemain:
«Les Anglais ont été héroïques, mais dès l’abord j’ai couru et ils ont marché[4].»
[4] Aussi les pertes ne furent-elles pas égales: deux mille tués et blessés pour l’armée alliée, dont mille trois cents Anglais.
Les Russes eurent plus de cinq mille hommes hors de combat, dont mille neuf cents tués et sept cent cinquante prisonniers.
Le général en chef passa toute l’après-midi debout. Sur un mamelon découvert, autour duquel tombaient et éclataient des bombes, très calme, il donnait des ordres et répondait aux messages des généraux. A la fin de la journée il se rendit sur le plateau de la grande montagne, où, à la tête de sa division, le général Canrobert combattait encore malgré une blessure reçue à la tête. En passant devant leur colonel et les débris du régiment de zouaves, le maréchal se découvrit et s’écria: «Merci, zouaves!»
La bataille est gagnée, le centre et l’aile droite de l’armée ennemie sont débordés; ses morts et ses blessés couvrent le sol. Le prince Menschikoff opère sa retraite sur la Katcha[5]. Le jour baisse, alors le maréchal arrête la poursuite.
[5] Les ennemis se replièrent en bon ordre. Le prince Menschikoff et les généraux russes firent bivouaquer cette nuit-là l’armée sur la Katcha et le lendemain sous les murs mêmes de Sébastopol.
La nuit tombe, des feux de bivouac illuminent les hauteurs et les pentes depuis l’Alma. Nos troupes établissent leurs tentes et les soldats épuisés font la soupe. Grisés par le succès, ils rient et chantent d’abord; mais ils se taisent bientôt, parce que les gémissements des blessés s’élèvent de toutes parts.
Pour transporter ceux-ci, les cacolets, les infirmiers se trouvèrent encore une fois en trop petit nombre. Les médecins et les aides de bonne volonté se multiplièrent cependant, mais rien n’avait été suffisamment prévu... Ces soirs et ces lendemains de batailles amènent des heures terribles pour les chefs.
Assis devant sa tente, le maréchal se fait rendre compte de tout, il a un mot, un souvenir, une promesse pour tous, il ne sent plus ses souffrances; mais il paraît anéanti, ses yeux seuls vivent et brillent du feu de la fièvre au milieu de sa figure amaigrie.
On le presse d’aller se reposer.
«Je vais me retirer, répond-il, mais auparavant je voudrais voir mon petit enseigne, s’il vit encore!» Et s’adressant à un aide de camp, le maréchal ajoute: «Dans ce cas, il doit être près d’ici, parce que je lui avais ordonné de me parler avant de rentrer à son bord.»
L’officier s’éloigne et revient bientôt en disant:
«Le voici, monsieur le maréchal.»
Un jeune homme paraît, bizarrement accoutré avec une pelisse de hussard, un képi de chasseur à la main, et un pantalon bleu déchiré en maints endroits.
En l’apercevant, le général Bosquet s’écrie: «Tiens, c’est mon officier de marine.
—Le mien aussi, ajoute un autre général.
—Oui, messieurs, c’est le vôtre, que vous envoyâtes en mission. Il m’arriva au travers de la plaine et jusqu’au mamelon, épuisé, presque nu, tenant à la main votre lettre, général Bosquet, ayant rencontré je ne sais combien d’obus et de balles, car le malheureux enfant avait pris le chemin découvert, faute de connaître celui qui se trouvait relativement à l’abri. Nous le crûmes blessé mortellement; il nous rassura. «Je n’ai rien du tout, s’écria-t-il, rien du tout, monsieur le maréchal, ce sang est celui de mon cheval ou plutôt du cheval du général Bouat, tué et tombé sur moi.» En effet, continua le maréchal, par une sorte de miracle, cet enfant n’avait même pas une égratignure; mes officiers l’habillèrent de quelques défroques...
—Eh bien, s’écria le général Bouat, je me doutais que le jeune homme était né sous une heureuse étoile.
—J’ajoute, dit le général Bosquet, que je suis très heureux de le revoir et que nous en parlerons à son commandant; n’est-ce pas, monsieur le maréchal, vous en direz un mot à l’amiral Hamelin?
—Certainement; mais qui sait? rien ne vaut le moment présent.»
Alors, s’adressant à l’un de ses officiers d’ordonnance, son gendre: «Puységur, dit le maréchal, donnez-moi votre croix. Très bien; avancez, monsieur l’enseigne; comment vous nomme-t-on?»
Ému, tremblant, rougissant jusqu’aux cheveux, Ferdinand reste immobile. Le général Bouat lui prend la main et répond:
«Il s’appelle Ferdinand de Résort. Si j’ai bonne mémoire, n’est-ce pas votre nom?
—Oui, mon général, oui, monsieur le maréchal, dit enfin Ferdinand conduit auprès du commandant en chef.
—Eh bien, monsieur de Résort, au nom de l’empereur, je vous fais chevalier de la Légion d’honneur; approchez, je vous attacherai moi-même cette croix bien gagnée, et qui sera noblement portée, j’en ai la conviction.»
Alors, incapable de témoigner autrement sa gratitude, Ferdinand saisit la main si maigre, si pâle de celui qui le décore; il y pose ses lèvres et un gros sanglot sort de sa poitrine. Il est trop heureux, il étouffe...
«Voyons, remettez-vous, mon enfant, dit le maréchal, très ému lui-même, remettez-vous et allez vous reposer. Mais dites-moi donc, à quoi vous pensiez tout à l’heure pendant que j’attachais ce ruban?»
Encore troublé, mais sans hésiter, à voix basse cependant, de sorte que le maréchal seul entendit:
«Monsieur le maréchal, je pensais à la joie de mon père et de... maman.»
Dans son bonheur il disait maman, comme lorsqu’il était tout petit.
«Eh bien, mon enfant, les prières d’une mère ont sûrement racheté votre vie; voulez-vous écrire à Mme de Résort de prier aussi pour moi? Maintenant allez, au revoir.»
En quittant la tente, Ferdinand fut chaleureusement félicité par les généraux et les officiers présents; plusieurs lui offrirent pour la nuit une place dans leurs tentes, mais, désirant rentrer à bord, il remercia sans accepter.
Son cœur débordait: jamais il n’aurait osé rêver une telle joie! et il se figurait celle de son père, de sa mère, de Marine et de Paul en recevant la nouvelle. Ah! oui, il leur demanderait de prier pour le maréchal. Lui-même serait-il jamais assez reconnaissant de cette bonté du commandant en chef?
Mais, avant que le courrier partît pour la France, tout le camp, toute l’escadre savaient la triste nouvelle.
Ayant remis le commandement en chef au général Canrobert, désigné, le cas échéant, par l’empereur, le maréchal s’embarquait à Balaklava.
Des matelots voulurent le porter dans le canot amiral, recouvert de pavillons français en guise de couvertures.
Et dans la soirée du 29 septembre 1854, avant même d’atterrir à Constantinople, le vainqueur de l’Alma rendait le dernier soupir sur ce Berthollet qui l’avait amené de France. Il s’éteignait en prononçant le nom de sa femme, après avoir prié, ayant reçu les derniers sacrements.
L’enlèvement des morts et des blessés occupa le lendemain de la bataille de l’Alma (21 septembre).
Les premiers restèrent là, mis en terre dans des trous profonds, les Russes d’un côté, les Français de l’autre.
Les seconds, dont les blessures offraient quelque gravité, furent transportés sur divers bâtiments et expédiés à Constantinople.
..... Le surlendemain, minuit piquait à bord de l’escadre, lorsqu’une baleinière accosta le Roland; à bord de l’aviso aucune voix ne héla l’embarcation, dont un officier descendit seul. Il gravit l’échelle, à la coupée un autre officier l’attendait, et tous deux se rendirent chez le commandant sans avoir prononcé une parole.
Au bout d’un quart d’heure, en observant le même silence, le premier officier rejoignit son embarcation.
«A bord de la Ville de Paris,» commanda-t-il entre ses dents, et il ajouta: «En douceur, pas un mot, car avec ces calmes la moindre parole s’entendrait au loin. Vos avirons sont toujours recouverts de chiffons?
—Oui, capitaine, n’ayez crainte,» répondit le patron à mi-voix, et la baleinière s’éloigna presque sans agiter l’eau.
Cependant, à bord du Roland, on faisait sans bruit les préparatifs d’un appareillage, et bientôt l’officier de quart se rendit chez le commandant, qu’il trouva debout et habillé.
«Commandant, dit l’enseigne, la machine a suffisamment de pression.
—Très bien, je monte avec vous. Veuillez prévenir le mécanicien que nous devons filer de deux à trois nœuds, pas davantage. D’ailleurs, pour éviter tout mouvement inutile, la bordée actuelle doublera son quart. On donnera les ordres de la bouche à l’oreille, on ne parle pas en dehors du service.»
Aussitôt le commandant sur la dunette et les ancres relevées, «Machine en avant,» dit-il.
L’aviso se mit en marche, très lentement d’abord, sur le flanc droit de l’escadre, et puis à raser la terre, en sondant toutes les cinq minutes, à cause des bas-fonds. L’hélice ne faisait aucun bruit. En silence, ses fanaux éteints, l’aviso glissait au milieu du brouillard sur cette mer plate. On eût dit le Vaisseau fantôme des légendes.
La veille, pour une mission semblable, le Roland avait poussé une pointe jusqu’à l’entrée de la rade de Sébastopol.
Là son équipage découvrit qu’entre les batteries des forts Constantin et Alexandre, sept vaisseaux étaient mouillés, enchaînés l’un à l’autre. Donc les Russes accepteraient une bataille navale, puisque leurs navires se trouvaient prêts à sortir du port à la rencontre de l’ennemi.
Grande joie sur la flotte alliée, où tous les cœurs battaient à la pensée du combat prochain.
Dès l’après-midi, et en ligne, nos escadres débouchèrent du cap Loukoul; mais, avant d’arriver en vue de Sébastopol, retentirent de formidables détonations répétées par les échos. Alors en avant de l’estacade les avisos de tête aperçurent plusieurs vaisseaux russes qui sombraient au milieu d’un immense remous et dont bientôt le haut des mâts seul resta visible.
C’était donc pour s’assurer de l’état des choses que, par cette nuit sombre, l’amiral Hamelin envoyait de nouveau le Roland en reconnaissance.
Laissant sur bâbord la Katcha et une autre rivière, l’aviso s’en vint mouiller presque sous le fort Constantin, à l’abri d’un petit promontoire.
Une très légère transparence annonçait déjà l’approche du jour. Sur l’ordre du commandant, deux enseignes et six matelots prirent place dans une baleinière qui était suspendue le long du bord au moyen de palans. Silencieusement mise à l’eau, les poulies larguées, l’embarcation s’éloigna vivement.
Monté sur la dunette, le commandant essayait encore de suivre des yeux la baleinière déjà perdue au milieu de la brume.
Le jour arriva tel qu’on le désirait, terne et sans soleil. Et pour tous à bord, l’heure suivante parut interminable. Les feux restèrent allumés au fond des fourneaux, la machine prête à tourner.
A neuf heures, le commandant, toujours immobile, murmura en regardant sa montre: «J’ai eu tort d’envoyer Résort, il ne doute de rien, et les autres auront été ravis de le suivre au danger.»
M. de la Roncière avait reçu la défense d’exposer le Roland au tir du fort. Faudrait-il donc retourner au mouillage en abandonnant l’embarcation?
A cet instant, le soleil perça la brume; alors la vue s’étendit au loin sur la mer brillante et calme. Immédiatement un coup de canon partit des hauteurs voisines.
«Machine en avant, à toute vitesse, après avoir relevé l’ancre,» cria le commandant.
L’aviso s’élança hors de son abri. Du bord, en pleine lumière et au large, on apercevait une petite embarcation qu’une autre plus grande poursuivait et gagnait.
«Abattez sur tribord et au-devant de notre baleinière!» cria de nouveau le commandant, n’hésitant pas à exposer son bateau aux feux du fort Constantin. Cependant il ne pouvait dépasser les ordres reçus jusqu’à mitrailler le canot russe, dont l’équipage n’avait sûrement point d’armes, puisqu’il ne tirait pas; mais, s’il abordait la baleinière, on serait alors au moins vingt Russes contre huit Français.
Au moment où la grande embarcation allait atteindre la petite, quelques mètres à peine séparaient l’aviso de cette dernière, à laquelle des cordes furent adroitement lancées. Abandonnant leur baleinière, les hommes saisirent les amarres et tous se hissèrent à bord, les officiers après les matelots. Alors un boulet arriva du fort Alexandre, mais sans atteindre le Roland en train de virer. Tiré du fort Constantin, un second boulet brisa seulement le beaupré de l’aviso, qui était à l’abri du promontoire, lorsqu’une formidable décharge alla se perdre derrière lui.
Pendant que son bateau rejoignait l’escadre, le commandant interrogea Ferdinand, le plus ancien en grade des deux officiers revenus de cette expédition.
«Commandant, répondit l’enseigne, nous sommes arrivés sans encombre auprès des vaisseaux coulés, dont hier matin on avait déjà relevé la position. Sept bâtiments sont là et leurs carcasses encombrent l’entrée du port; il reste passage pour un seul, encore faudra-t-il que celui-là, s’il n’est pas à vapeur, navigue en zigzag. Les zigzags continuent jusqu’aux bassins intérieurs de l’arsenal.
—Comment le savez-vous, Résort?
—Parce que, voyant la place libre, et approuvé par Lartic, j’ai fait pousser jusqu’au milieu de la passe.
—Et là?
—Là le soleil parut et on nous arraisonna, et, comme je ne sus pas répondre en russe, l’éveil fut promptement donné. Aux premiers instants, on avait peut-être confondu la nôtre avec une embarcation de l’escadre coulée.
—Et qui tira sur vous?
—Le fort de gauche. Débouchant ensuite du fond de l’arsenal, une grande chaloupe prit la chasse.
—Vous ne fûtes pas tentés de vous servir de vos revolvers?
—Non, vraiment, nous nous rappelions la défense faite à ce sujet.
—Eh bien, vous avez parfaitement et heureusement rempli cette mission, dont je vais rendre compte à l’amiral Hamelin...»
..... En rentrant à bord, le commandant annonça la détermination prise par les amiraux de chercher sur les côtes sud et sud-ouest de la Crimée deux ou trois bons mouillages où leurs escadres fussent à l’abri.
«Et, ajouta le commandant de la Roncière, l’amiral Dundas et les Anglais ont jeté leur dévolu sur Balaklava, dont ils connaissent la position; mais, s’ils croient se trouver là plus commodément que nous, ils se trompent fort, car, après m’être renseigné auprès d’un capitaine marchand, je fonde, moi, les plus grandes espérances sur la baie de Kamiesh. Avec l’autorisation de l’amiral Hamelin, nous irons reconnaître cette baie, placée avant le cap Chersonèse, à une faible distance de la rade de Sébastopol, et cela tout de suite. Pendant que l’escadre alliée contournera les côtes, le Roland restera en arrière...
—Mais, s’écria un officier, personne n’a songé à ce mouillage. On n’en parle jamais. Il ne doit rien valoir.
—Règle générale, répliqua le commandant avec un fin sourire, règle générale, mon ami, une chose est toujours ignorée jusqu’au jour où on la découvre. C’est aux malins à se débrouiller. Et voilà ce à quoi le Roland n’a pas encore manqué, il me semble.»
L’officier baissa la tête, un peu confus.
En effet, jusque-là et, depuis, pendant toute la guerre, les coups d’audace et les expéditions du Roland réussirent constamment.
Kamiesh reconnu fut jugé inappréciable. C’était un excellent refuge, où de nombreux vaisseaux pouvaient mouiller à l’abri dans des eaux profondes; grâce à l’amiral Bruat, ce port prit bientôt l’aspect mouvementé qu’il devait garder jusqu’à la fin de la campagne. Les marins lui donnèrent le nom de baie de la Providence.
L’armée anglo-française avait déjà accompli un mouvement tournant que les défenseurs de Sébastopol ne purent ou n’osèrent pas entraver, trompés sans doute par une canonnade à longue portée engagée par huit bâtiments à vapeur.
Le prince Menschikoff laissa entreprendre cette fameuse marche de flanc, depuis les rives de la Katcha jusque sur les monts Fédioukine, où les troupes alliées bivouaquèrent le 26 septembre. Les nôtres étaient alors sous le commandement en chef du général Canrobert.
Les monts Fédioukine s’élèvent au sud-est de Sébastopol et dominent la Tchernaïa, rivière qui va se perdre au fond de la rade.
Pendant que nos escadres mouillaient dans le port ou dans la rade de Kamiesh, et que la flotte anglaise prenait possession de Balaklava, la division Bosquet montait le plateau de la Chersonèse.
Les jours suivants, depuis le nord-ouest de la presqu’île, qu’occupa la division turque, jusqu’à Inkermann, quartier général des Anglais, enfin d’Inkermann à Balaklava et au cap Chersonèse, toutes les troupes alliées campèrent et s’échelonnèrent, en masses plus compactes là où l’ennemi pouvait les attaquer, soit qu’il arrivât par la vallée de la Tchernaïa, soit par celle de Balaklava; de ce côté allaient, en effet, se livrer les prochains combats.
Dès l’origine, les flottes combinées devaient attaquer Sébastopol par le sud, et l’armée victorieuse se porter sur ce point après avoir pris les fortifications et forcé l’entrée au nord-ouest de la ville.
Avant la marche de nos troupes sur la Katcha, les Russes crurent être inattaquables du côté de la terre; mais, certains d’une gigantesque attaque par mer, ils accumulèrent tous leurs moyens de défense devant et autour de Sébastopol.
Au cours d’un tumultueux conseil de guerre présidé par le prince Menschikoff, les chefs des corps d’armée et les amiraux soutinrent passionnément leurs opinions diverses; l’amiral Korniloff et plusieurs désiraient tenter la fortune d’une bataille navale, les autres voulaient couler les vaisseaux et les frégates afin d’employer le personnel et la puissante artillerie de ceux-ci aux défenses de la place même ou des forts.
Le dernier avis prévalut, on le sait. Et dans une ville déjà tout armée, cette détermination mit en ligne chez les Russes plus de vingt mille marins et deux mille canons de gros calibre.
Les alliés changèrent donc leur plan de campagne, puisque les flottes ne devaient plus aider à l’attaque, au moins quant à présent.
Après la bataille de l’Alma, le commandant en chef de l’armée russe organisa une défense formidable. Jour et nuit des milliers de travailleurs fortifiaient les tours, les forts, en construisaient de nouveaux. Les bouches inutiles furent renvoyées. Nous avions coupé les canaux qui apportaient à la ville les eaux des collines environnantes; mais quantité de puits existaient à l’intérieur. Nous occupions le point de jonction de la route la plus directe entre Sébastopol, Simféropol et par conséquent Saint-Pétersbourg. Mais le prince Menschikoff s’assura l’autre route, celle qui contourne la presqu’île, car nous ne pûmes jamais songer à investir complètement Sébastopol. A Paris, on poursuivit cette idée tant que dura la guerre: «Investir la place attaquée et la livrer à ses seules ressources, puisque ses défenseurs avaient eux-mêmes condamné leur ravitaillement par mer.»
Trois généraux en chef se succédèrent en Crimée, tous trois jugèrent cet investissement impossible, et le maréchal Vaillant, alors ministre de la guerre, se rangea constamment à leur opinion.
L’armée russe resta donc en communication avec le centre de l’empire, dont elle recevait vivres et munitions. Des troupes arrivèrent sans cesse pour remplacer les morts et les malades, dont la quantité augmenta de jour en jour.
Pendant seize mois, les ressources, la fortune et la vie de la Russie se fondirent à Sébastopol, qui était le joyau le plus cher au tsar, la création de la grande Catherine, le port unique dans son genre, à l’extrémité méridionale de la Russie, où la nature avait créé elle-même cet emplacement merveilleux.
Au fond d’un bras de mer défendu par deux promontoires avancés, Sébastopol était là au bord d’un bassin profond et large, sans écueils, à l’abri de toutes les tempêtes.
Le général du génie Totleben combina les défenses de la place assiégée, qu’il hérissa de fortifications, au nord, à l’est, sur le mont Sapoune et aux sommets de tous les plateaux comme à l’entrée des ravins de la Tchernaïa et du faubourg Karabelnaïa. Le grand Redan, le grand Bastion, le bastion du Mât et enfin la tour Malakoff formèrent à la ville une ceinture tous les jours plus puissante. De leur côté, entre chaque sortie, entre chaque attaque, les armées alliées resserrèrent leurs lignes de circonvallation, leurs tranchées, leurs batteries et leurs contreforts.
Le 9 octobre, une première ligne de circonvallation était creusée et le corps du génie ouvrait la première tranchée, à 800 mètres de la ligne assiégée. Ces tranchées, quel labeur dangereux et ingrat! Il ne devait jamais être interrompu jusqu’à la prise de Sébastopol. Dans l’obscurité, hors des excitations du combat, exposés au feu des bombes lancées au hasard par les assiégés, trois mille soldats travaillèrent aux tranchées sans une nuit d’interruption pendant onze mois.
Le 16, nous étions prêts, nos batteries en ligne.
L’attaque des alliés devait être simultanée. Connaissant les formidables travaux des Russes, les généraux en chef s’attendaient à une défense désespérée. Mais depuis la victoire de l’Alma pas un soldat, pas un officier, ne doutait du succès définitif.
Dès l’aube et pendant quatre heures, trois cents bouches à feu vomirent leurs boulets et leurs obus.
A midi, nos généraux arrêtèrent l’attaque, car l’artillerie française avait une position détestable sur le mont Rodolphe enfilé par les canons russes.
Au contraire, sur la montagne Verte, l’armée anglaise dominait la tour Malakoff. Le grand Redan sauta à une heure. Les Anglais eussent pu y entrer, mais pouvaient-ils s’y maintenir? Lord Raglan ne le crut pas; il jugea au contraire qu’une fois là il serait exposé à recevoir le choc de toute l’artillerie de campagne des Russes. Il ordonna donc à ses troupes de se replier.
En somme, l’avantage resta à l’ennemi, malgré les pertes qu’il avait subies. La tour Malakoff réparée devint plus solide qu’avant l’attaque, et le grand Redan fut réédifié en deux jours.
L’armée assiégée sentit son courage grandir. Officiers et soldats répétèrent les mots que venait de prononcer l’amiral Korniloff tué au grand Redan: «Vive l’empereur et la sainte Russie! Ne rendez jamais Sébastopol!»
Vingt-sept vaisseaux tirèrent plus longtemps sur le fort Constantin et sur les batteries russes élevées au sommet des falaises. La Ville de Paris reçut trois boulets rouges dans sa coque et fut atteinte cent fois dans son gréement et au-dessus de sa ligne de flottaison; sur la dunette, une bombe renversa l’amiral Hamelin et tua deux officiers. Le Charlemagne, criblé d’obus, eût sauté sans le courage d’un matelot qui se précipita au moment où un boulet allait atteindre une caisse de cartouches. Le Napoléon et bien d’autres souffrirent de ce feu terrible. Le nôtre endommagea gravement le fort Constantin. Les alliés avaient lancé trente mille projectiles et les Russes cent soixante mille.
Durant ces combats, Ferdinand était depuis la veille détaché aux batteries de marine dressées sur le fort Génois, à l’entrée de la baie de Stréletzka, presque à toucher Sébastopol.
Ces batteries ce trouvaient dans une détestable position et exposées, sans pouvoir lui faire grand mal, aux feux convergents de la place assiégée. «Tant qu’il me restera un homme pour tirer un coup, répétait le capitaine de frégate commandant de la batterie, M. Penhoat, tant que j’aurai un canon et un servant, je tirerai.»
Les morts jonchèrent bientôt le sol, le sang ruissela. Emportés à l’ambulance, les blessés n’y arrivaient pas toujours vivants.
Cependant jusqu’à midi, sans discontinuer, quatre obusiers de 22 tirèrent du fort Génois. La place ripostait, et souvent un canonnier succombait avant d’avoir pu faire retomber cette espèce de macaron mis à la bouche de la pièce pour la protéger.
Le commandant Penhoat continuait à donner des ordres, surveillant le tir, debout, sans même baisser la tête quand passaient les bombes; il mettait là tout son courage et aussi son entêtement de Breton.
A une heure, le commandant et l’adjudant restaient les seuls officiers debout. Le dernier, après avoir contourné l’intérieur de la batterie, s’adressa à son chef:
«Commandant, dit-il, nous avons une seule pièce intacte, toutes les autres sont couchées sur leurs affûts brisés.
—Eh bien, monsieur, qu’on tire avec cette pièce, qu’on tire encore, qu’on tire toujours.
—Commandant, les servants sont morts ou blessés.
—Eh bien, monsieur de Résort, tirez vous-même, puisque vous êtes officier canonnier.»
Ferdinand tira le dernier coup de canon qui partit du fort Génois. Immédiatement après l’ordre arriva de cesser le feu. La batterie fut supprimée le lendemain.
Employé ailleurs, le commandant Penhoat avait chaudement recommandé son adjudant, qu’il présenta au général Canrobert. Le général Bosquet se trouvait là, qui reconnut et questionna avec bienveillance son «enseigne de l’Alma».
Informé que Ferdinand débarqué du Roland ne savait s’il y retrouverait sa place:
«Eh bien, il restera avec moi, dit le général Bosquet, beaucoup d’officiers de marine sont détachés ainsi. Ma proposition vous agrée-t-elle, monsieur de Résort?
—Elle me ravit, mon général, pourvu que le commandant de la Roncière l’approuve.
—Il l’approuvera, j’en fais mon affaire.»
En effet, le commandant du Roland, consulté, donna son adhésion en faisant l’éloge du jeune enseigne. Celui-ci ne tarda pas à rencontrer le général Bouat, qui s’écria:
«Je le disais bien: vous êtes né sous une heureuse étoile. Quoi! revenu de ce terrible fort Génois sans une égratignure! Allons, bonne chance pour la première affaire; cette affaire est proche, croyez-moi.»
En effet, l’attaque et la défense travaillaient sans relâche, les gabions, les fascines étaient portés de nuit aux ouvrages, que, de leur côté, les assiégeants reliaient entre eux, plus rapprochés et plus solides.
L’impatience dévorait l’armée.
Ferdinand avait la fièvre en songeant à la bataille où il serait aux premiers rangs, car son général commandait le corps d’observation. Sur le plateau d’Inkermann et les positions de Balaklava, les divisions anglaises et celles du général Bosquet demeuraient jour et nuit sous les armes, inquiétées par les bombes russes. En s’endormant, officiers et soldats se disaient: «A demain la grande attaque.»
Le 24 octobre, le général Bosquet employa la matinée à écrire, ou à signer des papiers qu’il envoyait dans toutes les directions. Précis dans ses ordres, brave, cela va de soi, le général Bosquet était autoritaire, souvent cassant, et, tout en lui reconnaissant les grandes qualités d’un chef, on l’estimait plus qu’on ne l’aimait. Ferdinand, d’abord très intimidé, arriva promptement à comprendre la valeur de son général. Ce dernier, s’adressant à l’enseigne de vaisseau en service ce jour-là:
«Savez-vous l’anglais?
—Oui, mon général.
—Le parlez-vous couramment, l’écrivez-vous de même?
—Je le parle couramment, mais avec un accent français, et je crois l’écrire sans faute.
—Fort bien. Transcrivez en anglais cette dépêche que vous irez ensuite porter à lord Lucan, au camp de Balaklava, en prenant une escorte. Vous reviendrez avec la réponse ici, n’importe à quelle heure. Écrivez là.»
Ferdinand s’assit et il écrivit rapidement, non sans envoyer un souvenir à sa mère, qui lui avait enseigné la langue anglaise. Sa tâche achevée, il s’approcha du général encore occupé à signer des ordres.
«Voici, mon général.
—Ah! j’aime les gens expéditifs; la lettre est bien, je suis satisfait, partez promptement. Au revoir.
—Au revoir, mon général, et merci,»
Des chevaux tout sellés attendaient en dehors des tentes. Ferdinand expliqua le but de sa mission au capitaine de service, et bientôt, escorté par quatre lanciers, il partit à fond de train. La route n’était qu’une promenade hors des atteintes d’aucun obus.
La journée finissait avec un superbe coucher de soleil. En galopant, Ferdinand se sentait très joyeux et comme dans l’attente d’un événement agréable. Arrivé au quartier général anglais, il se rendit à la maison occupée par lord Lucan. Là, ayant décliné son nom et remis la dépêche, il fut introduit auprès d’autres officiers par un capitaine qui, suivant le très bon usage de son pays, présenta le nouvel arrivant.
«Major Brown, dit-il, M. de Résort; capitaine de Monnins, M. de Résort; mylord Keith, M. de Résort.» Alors, les derniers nommés poussèrent une exclamation et tombèrent dans les bras l’un de l’autre.
«My dear, my dearest friend, disait le premier.
—Mon cher Harry, quel bonheur de vous retrouver,» ajoutait le second.
En attendant la réponse de lord Lucan, les deux jeunes gens causèrent un instant.
Ferdinand interrogea d’abord son ami: «Comment avez-vous quitté l’Inde et le génie pour vous retrouver ici officier d’artillerie?»
Harry répondit: «Mon père aimait l’Inde, mais, après sa mort, ce pays, où j’avais eu la douleur de perdre aussi ma mère, me devint odieux. Arrivé en Angleterre, j’ai pu facilement permuter avec mon grade dans un régiment d’artillerie au moment où se préparait l’expédition de Crimée.»
A son tour, Ferdinand parla de sa dernière campagne.
«Et ce bout de ruban! Vous ne m’en dites rien. Où l’avez-vous donc trouvé? Il me semble que peu d’officiers français l’obtiennent à votre âge.»
Ferdinand rougit et répondit évasivement: «J’ai eu beaucoup de chance à l’Alma...» La réponse de lord Lucan rompit l’entretien et les deux amis se séparèrent.
De retour au camp, Ferdinand remit à son chef la dépêche du général anglais. Après l’avoir parcourue, le général Bosquet remarqua l’air joyeux de son officier d’ordonnance.
«Avez-vous donc rencontré un trésor? dit-il.
—Un trésor, non pas, mon général, mais un ami de jeunesse.
—De jeunesse, interrompit le général en souriant, quel âge avez-vous donc?
—Vingt-quatre ans, mon général.
—Vous paraissez plus jeune. Comment se nomme votre ami?
—Lord Keith, un aide de camp de lord Lucan, que j’ai connu dans l’Inde lorsque j’étais élève: c’est un homme accompli.
—Ah! murmura le général un peu tristement, à votre âge, je croyais aussi aux amitiés solides et aux hommes accomplis. Bonsoir, monsieur, allez vous reposer, demain la journée sera probablement chaude.
—Bonne nuit, mon général.»
Au moment où il quittait la tente:
«Eh bien, dit tout bas un capitaine à un autre officier, voilà un petit enseigne qui parle au général Bosquet comme à son égal et auquel le général témoigne une complaisance rare.
—Oui, répondit l’autre, toujours des faveurs. Moi, je n’aurais jamais cru le général capable de se laisser empaumer par ce blanc-bec. Enfin, nous verrons ce marin au feu, je n’ai pas idée qu’il aille au-devant des balles. Un officier d’antichambre, croyez-m’en sur parole, et je compte avoir l’œil sur lui pendant la première action.»
A six heures, le lendemain, la diane sonnait, les tambours battaient aux champs. Les clairons se répondaient de colline en colline et par tous les points les troupes arrivaient.
Le général en chef de l’armée française était accouru dès l’aube sur la limite extrême de nos retranchements, limite occupée par le quartier général anglais, afin de prévenir lord Raglan qu’il savait les Russes en marche vers le col de Balaklava.
En effet, en masses compactes les Russes gravissaient déjà les collines du côté de la Tchernaïa, voulant alors, comme toujours par la suite, nous attirer à leur rencontre en dehors de nos excellentes positions.
Au premier coup de canon, la brigade Vinoy et la division Bosquet se portèrent à droite, sur les croupes qui descendent à Balaklava, afin d’appuyer l’extrémité de l’armée anglaise.
Les troupes de réserve restèrent en arrière à côté de l’artillerie à cheval, prêtes à marcher.
Lord Raglan et le général Canrobert se tenaient avec leurs états-majors sur des mamelons voisins, à portée de suivre tous les mouvements, d’envoyer des ordres et de recevoir les messages.
Après plusieurs engagements, il semblait que la journée se passerait en escarmouches et que les régiments d’infanterie des highlanders avaient décidément refoulé l’ennemi.
À midi, lord Raglan crut voir les Russes désarmant de leurs bouches à feu les redoutes qu’ils avaient conquises le matin sur la division turque bousculée au plateau de Kamarac. Pour reprendre ces pièces, lord Raglan ne voulait pas engager le gros de son armée, mais, en lançant à l’ennemi sa cavalerie légère, il crut pouvoir l’empêcher d’emporter les canons.
La cavalerie légère, commandée par lord Cardigan, faisait partie de la division Lucan. Apportant l’ordre du général en chef, le capitaine Nolan partit à fond de train; mais il dut faire un long circuit, et tout avait changé d’aspect lorsqu’il remit la dépêche à lord Lucan. En ce moment, avec son artillerie et ses tirailleurs, l’ennemi enfilait en écharpe la plaine et la colline où, si elle partait, la cavalerie s’engagerait d’abord afin d’atteindre les canons.
Devant l’hésitation de lord Lucan, de vive voix le capitaine Nolan répéta que «le général devait lancer la cavalerie immédiatement».
«Mais où faut-il la lancer? Elle sera écharpée avant d’arriver seulement au bas du ravin.
—Mylord, répondit le capitaine très sèchement, là-haut sont vos canons, et l’ordre est précis.»
Le général n’hésita plus; mais il s’adressa à l’officier d’ordonnance présent: «Capitaine Keith, dit-il, portez cet ordre à lord Cardigan, et de ma part commandez-lui de se hâter.»
Keith partit, accompagné de Nolan. Lord Cardigan lut deux fois l’ordre de son chef. «C’est incompréhensible, s’écria-t-il, car nous n’arriverions pas dix là-haut. Mylord Raglan doit avoir mal embrassé l’ensemble de la position.
—Voulez-vous, mylord, que je coure au quartier général? reprit Keith.
—Vraiment, insista Nolan, vos yeux ne vous suffisent-ils pas avec ma parole? Relisez encore la dépêche; quant à moi, je puis vous jurer que la décision du commandant en chef ne variera pas. Votre général l’a compris d’ailleurs. Cette hésitation, mylord, ne prendrait-elle pas sa source dans une légère frayeur et...?
—Capitaine, interrompit Harry Keith en portant la main à son sabre.
—Messieurs, une querelle serait indigne de nous.» Après avoir prononcé ces paroles, lord Cardigan fit sonner la marche, et, sautant sur son cheval, il vint se placer à la tête de sa brigade. Très pâle, les sourcils froncés, il regardait cette belle troupe qui allait mourir.
«Au revoir, Keith, dit-il; vous parlerez de moi at home.»
Pas un mot à Nolan, qui rangea son cheval â côté de celui de lord Cardigan.
«Mylord, s’écria Keith en se plaçant à la gauche du dernier, mylord, si vous daignez me le permettre, je vous accompagnerai sur la colline.
—Sur la colline, my dear, je ne le pense pas; mais tout de même merci.»
Et le sabre haut, souriant à la mort, comme il souriait à Windsor en défilant devant la reine, lord Cardigan cria en lançant son grand cheval noir au galop: «En avant le dernier des Cardigan!»
Des hauteurs voisines, toute l’armée vit dans un tourbillon passer la cavalerie légère, son commandant toujours en tête.
Oubliant qu’il ne pouvait entendre, chacun lui criait: «Arrêtez, c’est insensé!»
Encore au grand galop, la brigade s’engagea entre les deux mamelons qui lui cachaient la vue des ennemis; mais alors les Russes commencèrent à tirer à coups répétés sur la troupe. Celle-ci, sabrant un régiment de Cosaques et un escadron de cavalerie, s’en allait toujours plus vite, mais déjà décimée, vers ce but, qui était Tchorgoune et la mort. Rien ne l’arrêta.
Derrière elle se reformèrent les escadrons d’abord enfoncés, puis d’autres en masses compactes l’attaquèrent par son flanc droit ou en avant. Ensuite des feux croisés convergèrent sur la brigade, qui fut bientôt enveloppée. Seulement alors: «Tournez bride, en retraite,» crie le commandant.
Mais en se retirant, il faut combattre. A coups de lances, les Russes poursuivent les Anglais dont pas un ne se débande, en ligne quand même. Les rangs bien éclaircis se resserrent, voilà tout.
Au bas de la colline, on doit traverser une plaine que balayent les canons ennemis des monts Fédioukine.
«En avant!» crie le général.
«En avant! répètent les officiers. Là, du secours!»
Là-bas en effet, prête à donner la main à l’armée anglaise, se trouve la brigade Bosquet... Mais arrivera-t-elle à temps? Et, par la position de cette plaine, le secours ne peut venir d’aucun autre point.
Les cadavres jonchent le sol, des chevaux sans maître et affolés suivent et heurtent ceux dont ils entravent la marche. Quelques-uns traînent leurs cavaliers désarçonnés, morts ou vivants. C’est effroyable. Et il ne faut pas songer à ralentir ce galop désordonné.
Un officier se débat vainement; accroché par une main à la crinière de son cheval, il essaye de dégager son pied pris dans un étrier, l’autre étrier est tombé, la selle a tourné... et il sent que c’est fini... Tout à coup une poigne vigoureuse le saisit au collet, le dégage... et, brusquement tombé sur le sol, tout étourdi, il entend ces mots:
«A côté, un autre cheval; sautez, si vous pouvez.»
L’officier comprend, arrête un cheval sans cavalier, et bientôt en selle il rejoint celui auquel il doit de vivre encore: lord Cardigan qui était maintenant derrière le reste de sa brigade, comme il galopait en front tout à l’heure, toujours le plus exposé: s’il arrive vivant, il arrivera le dernier. Et, hors d’haleine, il s’écrie:
«Tiens, c’est vous, Keith?
—Oui, mylord, grand merci, reprend Harry d’une voix éteinte.
—Et Nolan?
—Resté là-haut.
—Dieu ait son âme et la nôtre, s’il daigne...»
A l’instant même une volée d’obus atteint encore la malheureuse troupe; à une centaine de mètres plus loin elle se fût trouvée hors de danger sous le feu de nos positions avancées. Un seul homme survivra-t-il parmi ceux qui accomplissent cette charge, restée légendaire, des cavaliers anglais à Balaklava?
A environ un kilomètre des Russes, l’arme au bras, la division Bosquet attendait l’ordre de charger. Au commandement et comprenant l’importance d’une rapide attaque, le général s’adressa à l’un de ses officiers d’ordonnance:
«Allez, lui dit-il, trouver l’officier d’artillerie de ma division, et en mon nom ordonnez-lui de porter en avant sa demi-batterie, de manière à prendre en écharpe la ligne des tirailleurs ennemis, sur laquelle alors, profitant de sa surprise, je lancerai mes colonnes à l’assaut.»
L’officier, c’est Ferdinand qui répond: «Oui, mon général; mais ensuite dois-je rester ou revenir?
—Restez jusqu’à ce que vous ayez vu l’ordre exécuté.»
A cheval et au galop, Ferdinand atteint la batterie; là il transmet à l’officier les ordres du général.
Cet officier, il le reconnaît: c’est le même qui avec les servants hissait une demi-batterie au-dessus d’Almatanack.
Le lieutenant comprend et exécute rapidement le plan de son chef. La batterie, déjà attelée, part au galop et s’arrête seulement à l’extrémité de la ligne des tirailleurs ennemis: «A coups de sabre et de pistolet, déblayez le terrain!» s’écrie l’officier, et s’adressant à Ferdinand, il ajoute:
«Vous, capitaine, allez vers la droite, où certainement l’adjudant n’a pas compris mes ordres.»
Ferdinand se précipite, les balles tombent dru et sifflent; mais il parvient à l’extrémité de la batterie. En effet, l’adjudant hésitait, arrêté:
«En avant! lui crie Ferdinand; en avant donc! ordre de votre capitaine.»
Regardant alors, il reste un moment stupéfait. C’est Thomy, cet adjudant.
Enfin, les pièces sont mises en ligne, et leur tir rapide et précis enfile les rangs ennemis.
Mais l’officier d’artillerie tombe à bas de son cheval, blessé à la tête.
L’adjudant Thomy l’aide à se remettre en selle.
Cet adjudant se distingue par l’intelligence avec laquelle il exécute les divers commandements.
Profitant du désordre causé par la canonnade, les colonnes d’infanterie s’élancèrent à l’assaut des batteries russes, qui de ce côté-là furent conquises presque sans combat.
Sur un autre point, des escadrons de cavalerie, la brigade d’Allonville et des bataillons de chasseurs avaient démonté les pièces qui mitraillaient la brigade Cardigan. Le combat fut meurtrier, mais le but était atteint quand sonna la retraite. Une canonnade sans effet termina cette journée, «mal engagée», disait le général Canrobert.
En somme, et malgré des combats où nous eûmes l’avantage, les Russes avancèrent ce jour-là, car ils s’établirent dans la vallée de la Tchernaïa et sur trois mamelons repris à la division turque.
Cette sortie prouva aux généraux en chef que leurs ouvrages avancés s’étendaient trop loin. Les Anglais abandonnèrent donc leurs lignes extrêmes de défense pour se concentrer sur les collines dominant la vallée et le port de Balaklava.
Dans la soirée qui suivit la bataille, au quartier général français, autour des généraux, quantité d’officiers apportaient ou emportaient des dépêches.
Arrivant du camp anglais, Ferdinand rendit compte au général Bosquet de ce qu’il avait appris à propos de la terrible charge dont toute l’armée parla bien longtemps.
«Enfin, qu’en reste-t-il debout? demanda le général.
—Mon général, ils étaient sept cent cinquante, dont la moitié survit, deux cent cinquante ont déjà succombé parmi les blessés; beaucoup succomberont encore, et cinq cents chevaux sont morts. Mais celui qui s’est constamment exposé, lord Cardigan, n’a pas une égratignure; je viens d’avoir l’honneur de lui être présenté, il avait de grosses larmes dans les yeux en me parlant de l’héroïsme des soldats et des officiers. Pas un n’a hésité, reculé ou murmuré, et tous en partant connaissaient le sort probable qui les attendait! Il paraît que lord Cardigan répète à chaque instant: «Quelle chose horrible de leur survivre!» Et figurez-vous, mon général, que cet aide de camp de lord Lucan, Harry Keith, mon ami, eh bien, il a chargé aussi à côté du commandant sans recevoir une balle. Mais le capitaine Nolan est tombé des premiers.
—Une grosse responsabilité pour les généraux d’avoir donné ou fait exécuter cet ordre, répliqua le général Bosquet. Notre division s’est distinguée; en tout cas, ajouta-t-il, je suis content d’elle, de vous aussi, qui me semblez bien pâle. Seriez-vous blessé?
—Blessé, je ne sais... Peut-être,» répondit Ferdinand, prêt à se trouver mal.
Pendant l’action une balle, reçue à l’avant-bras, lui avait causé une assez vive douleur, puis au milieu de l’exaltation du combat il n’y avait plus songé; mais, en quittant la tente de son chef, il dut s’appuyer sur des soldats pour se rendre à l’ambulance, où l’on constata une fracture de la clavicule. Après l’avoir réduite et une fois les bandages posés:
«C’est une jolie petite blessure, bien propre, dit le chirurgien; une blessure charmante, sans plaie, et vous ne manquez pas de chance, jeune homme, car, si cette balle qui vous a frappé n’avait été amortie, votre épaule serait en bouillie.»
Ensuite, et malgré «cette chance», Ferdinand souffrit horriblement pendant les premiers jours. Il eut une fièvre ardente, le délire et l’épaule fort douloureuse.
Cependant les attaques des Russes continuaient tantôt sur un point, tantôt sur un autre. De chaque côté on faisait de formidables apprêts: une grande bataille était probable et prochaine...
Galopant entre les deux camps, Keith venait chaque soir à l’ambulance du Clocheton, et là il s’ingéniait à soulager son ami et aussi les autres blessés. La vue du jeune Anglais amenait un sourire dans tous les yeux. Le général Bosquet témoigna beaucoup de sympathie à son «petit enseigne», le général Bouat encore davantage. A côté du lit de Ferdinand un officier de chasseurs souffrait aussi, mais d’une blessure incurable, car on venait de lui couper la jambe gauche au-dessus du genou.
L’amputé était un tout jeune homme et qui supporta héroïquement l’opération. Seulement, lorsqu’elle fut terminée, il sourit tristement en regardant le membre séparé du tronc et qu’on n’avait pas encore emporté.
«Qu’en va-t-on faire?» demanda-t-il au chirurgien.
Celui-ci répondit: «On va enterrer cela avec les autres objets du même genre.
—Objet est charmant, répliqua l’officier. Eh bien, on m’obligera fort en mettant sur ma jambe le papier que je vais vous donner.»
Alors, demandant son calepin, il en déchira un feuillet où il écrivit ces mots:
«A l’une de mes meilleures amies. Regrets éternels.»
«Voilà qui est bien français,» dit le général en chef, à qui l’anecdote fut racontée le soir même par un témoin.
Un matin, déjà soulagé, Ferdinand écoutait le bruit de la canonnade, qui ne cessait plus jamais, et il s’impatientait d’être cloué là, bon à rien:
Mon capitaine, lui dit son ordonnance, un capitaine de marine demande après vous.
—Eh bien, priez-le d’entrer, répliqua Ferdinand, qui poussa un cri de joie en apercevant Langelle.
—Mon cher Résort, s’écria celui-ci, quelle joie de vous voir sain et sauf! Ah! que je suis donc content, mon vieux Résort.»
Et il ajouta, un peu ému, en pressant doucement la main non attachée:
«A bord, on parle de cette blessure-là; vous avez été d’un chic, paraît-il. Enfin, ça leur montre ce que nous valons, à ces bons troupiers. Et le général en chef ne nous a-t-il pas adressé un bel ordre du jour! Mais, voyons, quand serez-vous sur pied?
—Pas encore, j’en ai peur. Et toutes les nuits une bête de fièvre me prend.
—Ces ambulances sont malsaines, trop encombrées. Il faudrait passer quelques jours à notre bord. Si vous y consentez, j’en demanderai l’autorisation au commandant Jehenne, un de nos meilleurs officiers et des plus charmants. Aussitôt que le docteur vous jugerait en état, nous choisirions un jour où le Henri IV serait mouillé à Kamiesh, et une corvée de matelots vous y porterait, hein?
—Oui, si décidément le docteur ne veut pas signer mon exeat avant les trente jours révolus, j’irais volontiers passer une quinzaine auprès de vous. Comme c’est gentil de me le proposer!
—Le commandant Jehenne est fort lié avec votre père, ainsi la chose ira de soi. Mais, dites-moi si vous avez reçu des nouvelles de l’amiral?
—Oui, et de ma mère, qui s’inquiète parce que mon père est revenu de la Baltique le mois dernier extrêmement fatigué. Sa croisière a été très dure, vous le savez; cependant il espère obtenir le poste d’un des contre-amiraux qui débarqueront de l’escadre Hamelin.
—On parle trop à côté du lit no 7, cria un vieux chirurgien occupé non loin des deux amis.
—Je m’en vais, docteur,» répondit Langelle, et il ajouta au moment de quitter l’ambulance:
«Préparez-vous donc, Résort, à passer une semaine ou deux à bord.»
Le jour suivant, Ferdinand reçut la visite de Thomy, qu’il ne trouva point changé à son avantage. Assez beau garçon, cet adjudant, mais trop élégant, sanglé, pommadé, coiffé, et avec des yeux ne regardant jamais en face.
Après s’être légèrement enquis de «la famille», Thomy parla longuement de lui-même: «Débarqué de la Coquette, à Rio, il fut renvoyé après sa guérison en France et bientôt embarqué sur un vaisseau de l’escadre d’évolution. Il venait d’être libéré lorsque la guerre éclata. En ayant assez de la marine, il se réengagea dans un régiment d’artillerie partant pour la Crimée; bientôt brigadier, il obtenait à l’Alma ses galons d’adjudant; à Balaklava Ferdinand l’avait vu à l’œuvre.
«Car je puis vous appeler ainsi quand nous serons seuls, comme dans notre enfance? continua le sous-officier.
—Certainement,» répondit l’enseigne, mais sans aucune chaleur, et très choqué par cette indiscrétion. Thomy en arriva bientôt au but intéressé de sa visite.
«Plusieurs adjudants, dit-il, ont été proposés pour le grade de sous-lieutenant; je n’ai pas eu leur chance. A Balaklava, sans mon secours, notre lieutenant eût été foulé aux pieds des chevaux, écrasé peut-être, le voilà capitaine. Il m’a récompensé, je ne le nie pas, et proposé à notre colonel; mais ensuite le général Bosquet a effacé mon nom sur la liste qui doit être soumise au commandant en chef. Je sais, Ferdinand, que vous êtes fort bien avec le général Bosquet, et je vous supplie de me recommander à lui; faites cela en souvenir de notre enfance et au nom de votre mère. Les protections m’ont toujours manqué: je serais pourtant un officier tout aussi bon, sinon meilleur, que beaucoup.»
Ferdinand ne sut pas refuser ce qu’on lui demandait au nom de sa mère, quoiqu’il ne se sentît nullement charmé des manières et du ton de Thomy, et que de leur commun embarquement sur la Coquette il se souvînt d’une foule de choses très ennuyeuses. Des soupçons aussi revenaient à son esprit, oubliés ou milieu de tant d’autres événements. Mais, ces soupçons n’ayant, en somme, aucune base solide, Ferdinand se les reprochait, et, afin de compenser ce tort imaginaire, il recommanda chaudement l’adjudant Thomy au général Bouat.
Deux jours après, ce dernier rendit visite au blessé, et aussitôt assis il s’écria:
«Eh bien, jeune homme, Bosquet m’a traité de la belle façon à propos de votre artilleur: «Vous perdez la tête, m’a-t-il dit, vraiment, Bouat; avant de faire une pareille démarche au sujet de cet oiseau-là, vous eussiez dû consulter ses notes; elles m’ont appris que c’est un garçon vantard, insolent, beau parleur, pilier de cantine, constamment puni, et qui se sert d’une réelle intelligence pour discourir sur les chefs et les événements, excitant aussi ses camarades à l’indiscipline; ces soldats-là sont la plaie de l’armée et leur nombre augmente tous les jours. Et jamais je ne les propose, ni ne les proposerai. Ainsi, Bouat, allez vous promener, vous et votre adjudant; mais, auparavant, parlons de Résort, que j’ai proposé pour le grade de lieutenant de vaisseau.»
«Naturellement, continua le bon général Bouat, en lui donnant de vos nouvelles, je n’ai point informé Bosquet que vous-même m’aviez lancé cet artilleur dans les jambes. Allons, mon enfant, ne prenez pas un air désolé, vraiment la chose a fort peu d’importance. Avant de vous quitter, je puis vous annoncer que Bosquet vous autorise à passer quelque temps à bord du Henri IV. Décampez donc au plus vite.
—Merci, mille fois, mon général, vous êtes pour moi d’une bonté dont je suis bien touché; mais une bataille est prochaine.
—Qu’y feriez-vous avec votre bras droit inerte et la fièvre qui revient tous les soirs?»
C’était trop vrai, et Ferdinand se résigna. On put le transporter sur un cadre jusqu’à la plage de Kamiesh avec d’autres blessés expédiés à Constantinople ou à Scutari. Lui, alors, s’estima heureux de prendre seulement passage à bord d’une grande chaloupe, le 4 novembre, dans la soirée, veille de la bataille d’Inkermann.
Arrivé sur le pont du Henri IV, il ressentit la joie qu’éprouvent tous les marins, après une absence, en se retrouvant à bord, sur un beau vaisseau, dans ce milieu aimé dont beaucoup médisent et que tous regrettent dès qu’ils s’en éloignent.
«C’est bon, dit Ferdinand en descendant au carré, appuyé sur Langelle, c’est agréable de respirer cette excellente odeur de goudron, et encore avec vous.
—Oui, répondit l’autre, vous ne sauriez croire le plaisir que j’ai à vous sentir chez nous. Allons diner, je vous présenterai à ces messieurs, ensuite au commandant, un type accompli, vous verrez. A propos, vous me parlerez de notre vieux Le Toullec; il est à Toulon, n’est-ce pas? Je lui écris de temps en temps, sans jamais obtenir de réponse, parce que, m’a-t-il avoué: «Le style et l’orthographe, ça m’embarrasse toujours.» Quel digne homme! ici il se fût battu joliment à l’occasion. L’heureux temps que celui de la Coquette! Vous êtes dans votre épanouissement; moi, regardez, mes cheveux deviennent tout gris, et je passerai au grade très prochainement. Voilà qui marque le pas à l’âge mûr!»
A l’est de Sébastopol, sur les hauteurs qui dominent la Tchernaïa et aux environs de cette rivière, le 5 novembre fut livrée la bataille d’Inkermann, la plus terrible et la plus meurtrière depuis le débarquement des troupes alliées à Old-Fort. Sur les bâtiments de l’escadre, on entendait le roulement incessant de la canonnade. Toute la journée, du pont des navires, officiers et matelots cherchèrent à percer la brume et à découvrir des plateaux invisibles pour eux. Envoyés à Balaklava, des avisos en rapportaient à l’escadre des nouvelles diffuses et contradictoires. Cependant à une heure l’amiral Hamelin reçut une communication officielle, dont il transmit bientôt le résumé à tous les commandants sous ses ordres.
«C’était, y lisait-on, la première bataille que nous offrait l’ennemi: pour les alliés 60 000 Français, 20 000 Anglais, 5000 Turcs donnèrent; les Russes, de leur côté, engagèrent 100 000 hommes; deux fils du tsar, arrivés la veille à Sébastopol, enflammaient le courage des combattants.
«Blessé à la tête, le général Canrobert n’en demeura pas moins à cheval pendant toute l’action.
«Après une lutte acharnée, les divisions Bosquet et Bourbaki enfoncèrent les bataillons ennemis.
«Comme les Spartiates aux Thermopyles, les troupes anglaises combattirent sans reculer d’un pas.
«Enfin les zouaves et les tirailleurs algériens achevèrent la déroute des Russes, repoussés de toutes les lignes attaquées par eux le matin.
«Au cours de l’action, des détachements de marins dégagèrent l’aile gauche de notre armée, en refoulant des ennemis bien supérieurs en nombre.»
La victoire était complète. Cependant les généraux anglais et français comprirent, le 5 novembre, que la lutte durerait encore longtemps, ardente, opiniâtre et courageuse.
A Inkermann, 8000 Russes furent tués ou blessés, 12000 hors de combat, et 4000 environ pour l’armée alliée, avec une grande proportion d’officiers.
Dès le lendemain, une lettre d’Harry apprit à Ferdinand et aux officiers du Henri IV diverses péripéties de la bataille d’Inkermann.
Ayant narré ce que l’on sait déjà, la lettre continuait ainsi:
«Je n’ai pas reçu une égratignure, mon cher ami; mais hier j’ai désiré mourir en voyant tomber tant de chefs et tant d’amis. Les nôtres ont été sublimes, répétez-le à tous, sublimes de patience, de courage, d’audace et de sang-froid.
«Malgré notre victoire, le deuil est général au camp. On y pleure lord Cathcart et tant d’autres. Devant moi, ce matin, notre cher général, duc de Cambridge, disait à lord Lucan: «La vue de ce champ de bataille m’a brisé, et je sens que je suis trop vieux maintenant pour rendre aucun service. Je vais écrire à Sa Majesté de vouloir bien m’autoriser à rentrer en Angleterre.»
«Hier soir, avec mylord Cardigan, nous avons parcouru le ravin au-dessous du camp, éclairés par des torches et précédés par des soldats, des infirmiers et des médecins. Ah! my dear, quel horrible spectacle! Nous glissions dans le sang. Il faisait sombre; mais parfois la lune se dégageait des nuages, et ses rayons tombaient sur de pâles figures aux traits contractés par l’agonie. Quelques-unes souriaient encore. Ils avaient dû tomber ainsi le sourire aux lèvres devant cette belle mort au combat... Plusieurs blessés furent trouvés vivants, enterrés sous des monceaux de cadavres. Songez, my dear, à ce que ceux-là avaient dû endurer pendant plusieurs heures! Et parmi ces derniers je découvris un ami d’enfance, Georges Ellis. Il agonisait, les deux jambes brisées et le côté gauche ouvert. Nous l’étendîmes sur deux ou trois de nos capotes. Il gardait toute sa lucidité d’esprit et il me reconnut: «Une joie de vous dire au revoir, murmura-t-il; embrassez-moi et tirez une chaîne, là, sous ma chemise.» Je lui obéis, tandis qu’un chirurgien essayait de sonder les plaies. A la chaîne pendaient une croix et un médaillon. «Ouvrez, reprit Georges, c’est... le portrait... de Lucy Graham..., ma fiancée... Vous le lui rapporterez..., et vous lui... direz: En mourant..., Georges Ellis... a prié et prononcé votre nom...» Mettez le médaillon et la croix... sur ma bouche... Merci... Récitez le Pater...» J’obéis encore; ses lèvres toujours sur les deux objets, avant que j’eusse achevé la prière, Ellis rendait le dernier soupir. Je sanglotais, et, tout auprès de nous, lord Cardigan pleurait aussi, en disant: «Quels terribles lendemains ont les victoires! on ne s’y accoutume jamais...»
«Des compagnies cosaques paraissent avoir cruellement achevé plusieurs de nos blessés. Je vous transmets à ce propos la réponse faite à notre colonel par un prisonnier russe: «Cela est fort regrettable; mais on ne peut toujours arrêter les troupes exaspérées. D’ailleurs, le pillage par les vôtres de l’église de Saint-Vladimir, auquel nos troupes ont assisté des bastions de Sébastopol, ce pillage, en blessant les sentiments religieux de l’armée du tzar, pourra donner un caractère bien cruel à la guerre.»
«Au moment d’envoyer ceci à Balaklava, j’apprends que, réunis en conseil de guerre, après un exposé des faits et un discours du général Canrobert, à l’unanimité, les généraux, amiraux, etc., viennent de décider qu’avant l’arrivée des renforts demandés et attendus de France il ne fallait pas risquer un assaut dont l’insuccès deviendrait un désastre irréparable.
«Vous rappelez-vous, my dear, les digues que j’opposais à votre enthousiasme et à vos jeunes espérances, d’ailleurs partagées autour de nous? Officiers et soldats ont compté sur un siège et une campagne heureusement terminés avant l’hiver. Et cet hiver arrive déjà! Et notre armée, plus que la vôtre, commence à être cruellement éprouvée, non pas découragée, entendons-nous; mais les malades affluent aux ambulances, et j’ai grand’peur qu’à Londres on n’ait pas prévu nos besoins de toutes sortes. D’abord, malgré les demandes des généraux en chef, nos soldats ne sont pas assez vêtus... De grandes capotes, qu’ils appellent des criméennes, viennent d’arriver pour les vôtres. Je voudrais voir ces vêtements adoptés chez nous.
«My dear, vous allez penser que j’ai le spleen; non, vraiment; mais peut-être suis-je encore sous l’impression de ce triste champ de la mort parcouru hier au soir...
«P.-S.—J’oubliais de vous informer que je suis promu au grade de major. Beaucoup, il me semble, méritaient davantage ce grade; mais depuis Balaklava, lord Cardigan désirait de me le voir obtenir.»
La semaine suivante, Ferdinand était encore l’hôte du Henri IV; parfaitement reçu chez le commandant et au carré, il commençait à se servir de sa main droite.
La distance entre l’âge de Langelle et le sien paraissait moins grande à mesure que tous deux prenaient des années et ils se trouvaient très heureux ensemble, causant du passé, faisant des projets pour l’avenir.
«Lorsque la campagne sera terminée, disait Ferdinand à son ami, dans quelques mois, après la prise de Sébastopol, vous viendrez aux Pins, pour tout le temps que durera mon congé.
—Mon cher Résort, je serai toujours heureux de me trouver chez vos parents. Cependant, en France, je ne laisse jamais longtemps seule ma mère, qui, de son côté, m’encourage toujours à me distraire. Pauvre chère mère! Après avoir atteint l’âge de la retraite, peut-être me fixerai-je auprès d’elle, quoique j’aime passionnément mon métier! Et des vôtres, quelles nouvelles?
—Bonnes, merci! Ma mère espère que mon père n’obtiendra pas ce poste promis dans l’escadre Hamelin. Marine continue à être la joie de la maison, Paul travaille, et notre ancien commandant Le Toullec passe ses journées à inventer des jeux et des cadeaux pour mon frère et ma sœur, auxquels Mademoiselle et Pluton procurent une véritable distraction. A propos, où est resté Stop?
—A la maison, et se hérissant encore au seul nom de Mademoiselle, Mais parlez-moi donc de Thomy. En savez-vous quelque chose?
—Il ne m’a plus donné signe de vie, ce dont je suis bien aise; mais, à ce propos, vous ai-je parlé d’une certaine missive?
—Non; vous m’avez seulement appris l’insuccès de vos démarches touchant ce soldat, qui me déplut fort le jour où je le rencontrai au Clocheton.
—Eh bien, à l’instant où je quittais l’ambulance, Thomy m’adressa une lettre insolente, m’accusant de l’avoir mal défendu, peut-être même chargé auprès de ses chefs, et ajoutant ceci: «D’ailleurs, depuis notre enfance, j’ai été votre souffre-douleur, et je reste une sorte de paria, à l’armée comme à bord et aux Pins, poursuivi par les injustices de chacun. Mais je jure de me venger de tous ces généraux, de tous ces chefs.» La lettre continuait sur ce ton, et j’eus un moment l’envie de l’envoyer au capitaine de cet imbécile... Mais on vous demande.»
En effet, à la porte du carré, interrompant la conversation, le commandant en second appelait Langelle pour lui communiquer les ordres de leur chef.
Depuis le matin, le mauvais temps s’annonçait et le baromètre subissait des oscillations qui précèdent ordinairement les tempêtes.
«Peut-être un cyclone passe-t-il dans les parages voisins, et peut-être aussi aurons-nous la chance de n’en sentir que la queue, dit Langelle, répondant aux remarques du capitaine de frégate.
—Dieu le veuille! L’escadre est ici simplement à l’abri de ses bouées; joli abri! les commandants ont déjà fait de vaines observations à ce sujet. Enfin nous allons nous méfier!»
Les mâts furent donc calés, les panneaux cloués, toutes les embarcations, tous les canons solidement amarrés. Le bâtiment possédait des ancres énormes, et pourvu que le vent restât du sud-est et soufflât de terre, on ne serait pas trop exposé.
Mais dans la soirée l’ouragan se déchaîna et le vent sauta brusquement. La nuit suivante s’écoula au milieu des plus sérieuses appréhensions. Les chefs se rendaient aussi compte de la position terrible où se trouverait l’armée alliée, si tout ou même une partie de sa flotte était détruite.
Depuis Inkermann, les belligérants organisaient une défense et une attaque formidables. Mais du 14 au 16 novembre le vent et la pluie bouleversèrent le sol de la Crimée en balayant les tranchées et les bastions; des batteries furent noyées. La Tchernaïa déborda, inondant les murs de Sébastopol. Cependant les assiégeants éprouvèrent les plus sérieux dommages. Ensuite les maladies décimèrent les deux armées. Ces maladies provenaient en grande partie des souffrances endurées après cette tempête au milieu des camps détrempés où les soldats devaient coucher sur un sol boueux et sous des tentes humides.
A Balaklava, huit bâtiments anglais coulèrent bas. L’un d’eux, arrivé la veille, n’avait pas encore pu être déchargé. C’était The Prince, immense transport apportant en Crimée des vivres, des munitions et des vêtements chauds pour tous les soldats; rien ne fut sauvé; on se trouva dans l’impossibilité de rien remplacer avant plusieurs semaines, alors les troupes, minées par le choléra et la consomption, se fondirent littéralement.
A Kamiesh, malgré cette tempête, nos navires tinrent bon, mais ils éprouvèrent de très graves avaries, et quelques-uns durent ensuite retourner en France pour être démolis.
Le port de Kamiesh ne pouvait contenir qu’un nombre limité de vaisseaux. Le gros de l’escadre et les transports étaient donc mouillés en rade foraine devant Eupatoria et plusieurs sombrèrent ou se brisèrent sur les côtes. Enfin le désastre financier fut incalculable; mais, grâce au sang-froid et à l’habileté des commandants, très peu d’hommes perdirent la vie sur les bâtiments de guerre.
A midi la tempête atteignait son paroxysme, un cyclone passait, et aux rares intervalles pendant lesquels on distingua quelque chose du pont du Henri IV, l’équipage assista à de terrifiants spectacles. Tantôt c’était un bâtiment voisin coulant à pic, tantôt un autre qui restait engagé et dont l’équipage poussait des cris.
Au large, des coups de canon partaient de tous les côtés, appels désespérés de ceux que personne ne devait secourir. Le mer grossissait toujours, des trombes d’eau comme aspirées allaient se perdre dans les nuages subitement abaissés. Le tonnerre grondait presque sans interruption, par instants la foudre illuminait subitement un coin du ciel, puis tout redevenait noir. La pluie et la grêle blessaient les hommes et les officiers; les vagues déferlaient sur le pont, emportant quelquefois soit un bastingage, soit une embarcation. Cependant à bord du Henri IV pas un homme ne manquait encore à l’appel; depuis quinze heures les commandants et les officiers restaient debout, luttant contre les éléments. Parmi ces huit cents hommes réunis, aucune défaillance, pas une crainte n’avait été manifestée. Chacun regardait en face cette mort probable; car, si le vent arrivait à tourner d’un quart, rien ne pourrait empêcher le Henri IV de se briser sur la falaise, qu’on savait proche.
Eh bien, on aurait lutté jusqu’à la dernière minute et on mourrait à côté du commandant Jehenne, après avoir mérité l’éloge que celui-ci venait d’adresser à son équipage:
«Je suis fier de vous, mes enfants, jusqu’au plus jeune mousse, je sais que vous ferez votre devoir; si Dieu le veut, vous succomberez, mais en braves et en chrétiens.»
Et dans la batterie, au travers des coups sourds qui ébranlaient les murailles, puis là-haut, dominant la voix de la tempête, on entendit huit cents hommes s’écrier: «Oui, commandant, vive le commandant!»
A deux heures, encore debout sur la dunette, le commandant restait immobile et ses traits gardaient la même impassibilité, le bras passé autour d’une barre de fer, seul débris du balcon; il donna l’ordre suivant que transmirent les officiers de service et les sifflets des quartiers-maîtres:
«Tout le monde sur le pont!»
Lorsqu’il vit l’équipage réuni sur le pont des gaillards ou entre l’avant et l’arrière:
«Hissez la trinquette[6]!» cria-t-il.
[6] La trinquette, voile de fortune.
«Hissez la trinquette!» répéta après lui l’officier de manœuvre.
Une caliorne est promptement disposée sur le gaillard d’avant; les gabiers de beaupré viennent de la frapper sur le point d’écoute de la solide voile de cape. Toute la bordée disponible est à côté, rangée sur la drisse, afin de hisser la trinquette aussi rapidement que possible. Plusieurs hommes sont renversés; vite relevés, ils reprennent leur place, malgré les embruns et cet infernal roulis... On ne comprend pas encore, mais l’espérance renaît parce qu’on agit...
Les officiers que le devoir n’appelle pas ailleurs entourent leur chef, chacun s’accroche après ce qu’il a trouvé sous sa main.
«Commandant, dit l’officier de quart, la trinquette est parée.
—Amarrez les mousses aux bouées!» ordonne le commandant, et à demi-voix, s’adressant à l’officier de service, il ajoute:
«Attachez également M. de Résort et ensuite les plus jeunes matelots, s’il reste quelques bouées.
—Il n’en restera pas; nous en avons seulement onze, et il y a dix mousses.
—Parfaitement. Ah, qu’est-ce donc? s’écrie le commandant entendant le bruit d’une altercation.
—Commandant, répond un officier, M. de Résort refuse d’être attaché.»
Ferdinand, très excité, s’approche en disant:
«Commandant, je veux courir les mêmes dangers que vous.
—Vous voulez, monsieur? eh bien, moi, j’ordonne. Vous voilà mon hôte, blessé, incapable de nager, si par hasard on peut nager. D’ailleurs, je n’entends pas qu’on ait ici une volonté en dehors de la mienne. Allez, monsieur, et obéissez.
—Oui, commandant, dit Ferdinand qui laisse attacher les cordelettes de la bouée autour de sa taille.
—Ah! s’écrie l’officier de quart, trois sur quatre des chaînes des ancres ont cassé, et nous chassons.
—Je pensais que cela allait arriver,» murmure le commandant, et à haute voix: «Mouillez les deux ancres des chaloupes à l’arrière du vaisseau, larguez la chaîne de la grosse ancre: à border la trinquette, la barre droite et le cap sur la terre.»
Les commandements retentissent, répétés d’un gaillard à l’autre; ils sont à mesure exécutés avec ordre et rapidité. Chacun comprend enfin la manœuvre, mais en se demandant par quelle intuition, au milieu de cette pluie aveuglante, le commandant peut avoir choisi la place où il compte échouer son vaisseau.
La trinquette bordée donne une impulsion très vive au bâtiment, dont cependant les ancres, mouillées à dessein, entravent la course. La barre se maintient droite. L’équipage reste haletant. Les lames déferlent toujours, moins dures à présent qu’on marche de plus en plus vite.
«Si les petites ancres manquent, dit tout bas le commandant en second, si la barre dévie, nous allons nous briser contre les falaises.
—Nous ne nous briserons pas et la barre restera en ligne, répond le commandant qui a entendu. Mais à la volonté de Dieu,» ajoute-t-il en faisant le signe de la croix. Plusieurs l’imitèrent, que d’autres aperçurent. Une courte mais fervente prière fut alors adressée par ces huit cents hommes prêts à paraître devant leur Dieu.
Tout à coup le bâtiment reçoit un choc formidable. Quantité de matelots, plusieurs officiers sont renversés.
«Larguez la chaîne des ancres!» crie le commandant.
A ce moment, on aperçoit une chose blanche qui se dresse devant le bâtiment; c’est une haute muraille, une espèce de digue, probablement construite pour arrêter la dune. Les vagues déferlent encore à l’arrière, mais le beaupré et le gaillard d’avant se trouvent enfoncés dans le sable, et si profondément, que le navire ne bouge plus; immobile et droit, il va rester sur cette plage... Sauf quelques matelots blessés au cours de la lutte, tous les officiers, tous les hommes sont encore là debout!...
Le commandant Jehenne avait habilement calculé et manœuvré en se dirigeant vers une anse à peine large de quarante mètres, dont il se souvint au moment du danger pour l’avoir reconnue quelques jours auparavant. S’il eut dévié sur bâbord ou tribord, le vaisseau se brisait contre des roches aiguës; mais la barre resta droite.
Quatre heures piquaient au moment de l’échouage; immobiles, les hommes admiraient leur chef debout sur la dunette et vivement éclairé par cette teinte embrasée qu’ont les rayons du soleil couchant aux jours des tempêtes.
Le commandant entendit une grosse pendule placée dans son salon sonner l’heure à son tour, et alors, comme si rien d’extraordinaire ne se fût passé, il s’adressa à son second:
«Qu’on fasse souper l’équipage,» dit-il. Ensuite, pour la première fois depuis trente heures, il descendit dans son appartement. Quelques officiers dînèrent, au carré, de ce qu’ils y trouvèrent. Personne ne parla d’abord. Après ce danger, cette mort évitée et vue de si près, on pensait aux autres luttant encore au milieu de l’ouragan. Et puis, cela ne faisait aucun doute, le Henri IV était condamné à demeurer là.
Chez les officiers et chez les matelots, c’est toujours une chose très intime qui se brise; en eux il se produit comme un grand déchirement lorsqu’ils voient leur bateau perdu.
Langelle rompit le silence et à voix basse s’adressant à Ferdinand: «Je sais parfaitement que nous ne sommes pas les seuls, et que, tout considéré, nous nous en tirons fort bien, grâce au commandant. Quel homme! Jamais je n’oublierai l’expression de sa physionomie quand il ordonna cette dernière manœuvre: alors, les sourcils froncés, les narines dilatées, la main tendue, il paraissait commander aux éléments. Mais, ajouta Langelle encore plus bas, voyez-vous, Résort, c’est à en devenir superstitieux, et dorénavant je conseillerai à chacun de ne point embarquer là où je me trouverai, car depuis ma première campagne je n’en ai pas terminé une sans que la mer essayât de nous engloutir, mon bateau ou moi-même; rappelez-vous ce qui nous arriva sur la Coquette, et par deux fois.
—Quel enfantillage! répliqua Ferdinand; l’extrême fatigue vous fait seule parler ainsi. Mon engagement tient toujours et, lorsque vous commanderez, je m’en irai votre second n’importe dans quel pays.
—Mon petit Résort, c’est gentil ce que vous me dites là. Oui, après la guerre nous nous en irons ensemble sur quelque grande mer, et je vous réponds qu’entre vous et moi notre bateau sera bien tenu, et les hommes aussi. Allons, me voilà complètement remonté. D’ailleurs, depuis la Coquette vous m’avez toujours fait grand bien. Je n’ai pas oublié cette matinée où tout me paraissait désagréable à bord, lorsque je vous trouvai donnant du chocolat à Stop; nous emmènerons Stop naturellement.
—Certes, reprit Ferdinand en souriant, et nous nous procurerons un chat noir, auquel nous donnerons encore le nom de Pluton.»
A cet instant, un timonier appela Langelle, qui revint bientôt fort pâle, les yeux rouges. En l’apercevant:
«Un malheur, qu’est-ce? demandèrent plusieurs officiers.
—Non, pas un malheur, mais une chose qui vous eût bouleversés aussi. Écoutez: Tout à l’heure, ayant à porter le cahier de service au commandant Jehenne, je frappai chez lui. Ne recevant aucune réponse, je pénétrai dans le salon, et là, messieurs, une émotion très pénible m’attendait. Croyant être seul, assis contre la fenêtre de la galerie et la tête dans ses mains, le commandant pleurait à chaudes larmes. Il se redressa au bruit que je fis; d’abord je restai pétrifié, sans comprendre tout de suite, n’ayant jamais imaginé que je verrais des larmes sur cette figure-là. Et lui s’écria avec un sanglot: «Mon pauvre Henri IV! Mon beau bateau! Messieurs, j’ai pleuré alors, et vous eussiez fait de même.»
Très ému à ce récit et en passant le revers de sa main sur ses yeux humides, Ferdinand aperçut plusieurs officiers qui essuyaient les leurs.
Encore plus de trois mois écoulés. Là-bas nos soldats luttaient toujours contre les Russes et, avec moins de succès, contre l’hiver.
En tombant du 5 au 18 janvier, la neige couvrit entièrement le sol de la Crimée. Le choléra envahit de nouveau les deux camps.
«L’armée anglaise, moins résistante que la nôtre, s’en va par tous les bouts, diminuant de cent hommes par jour; je ne sais où s’arrêtera ce principe de consomption chez nos alliés.» (Lettres du général Canrobert.)
Et l’armée russe augmentait à proportion.
Malgré le zèle des chefs et des marins, les vivres et les munitions n’arrivaient pas régulièrement. Mal nourris, mal abrités, les chevaux mouraient; ceux d’Afrique et les mulets résistèrent seuls. Tous les arbres et jusqu’aux moindres souches avaient été brûlés et le charbon de terre manquait souvent. En janvier, deux mille cinq cents hommes furent congelés, dont la moitié succomba. Blessés ou malades, neuf mille soldats ou officiers entrèrent alors aux ambulances, et il fallut les remplacer.
Les renforts étaient envoyés de France, où bien des familles pleuraient déjà un fils et un mari. Celles dont les membres combattaient en Orient, et d’autres aussi, ne voulaient pas comprendre pourquoi Sébastopol tenait encore. On discutait beaucoup et on blâmait davantage. Et cet investissement rêvé à Paris revenait sur le tapis: «Pourquoi ne pas investir? répétaient la plupart des gens.—Impossible,» répondaient de Crimée les généraux compétents.
Les correspondances particulières de Vienne évaluaient à vingt-cinq mille le nombre des Russes tués ou mis hors de combat au feu jusqu’à la fin de décembre. Encore plus éprouvés que nous, ils avaient au mois de février vingt-cinq mille soldats à l’hôpital de Baktchisaraï. Des convois de malades partaient constamment pour le centre de l’empire.
Cependant le tsar et les généraux espéraient lasser leurs ennemis, et pas plus alors qu’aux premiers jours du siège, on n’entrevoyait la possibilité de rendre Sébastopol.
Le général Totleben cherchait et trouvait sans cesse des combinaisons nouvelles pour fortifier la ville au dedans et la mieux défendre au dehors: là des barricades et des redoutes, plus loin de nouveaux bastions, partout des embuscades où tombaient souvent nos éclaireurs et nos francs-tireurs emportés par un courage inconsidéré.
Déjà miné par le chagrin dont il devait bientôt mourir, le tsar ordonna l’attaque d’Eupatoria, défendue par la division turque, attaque entreprise malgré le général russe Wrangel et dont l’insuccès entraîna le rappel du prince Menschikoff, celui-ci fut remplacé en Crimée par le général Gortchakoff, qui était à la tête du vieux parti russe et de la résistance à outrance.
..... A la fin d’une belle journée du mois de février, deux personnes causaient à Toulon de la guerre d’Orient, que trois autres paraissaient écouter avec un très vif intérêt. C’étaient de vieilles connaissances: le commandant Le Toullec et Jacques de Langelle d’une part, et de l’autre Mademoiselle, Stop et Pluton.
La tête appuyée sur les genoux de Jacques, Stop tournait résolument le dos à son ancienne ennemie, retrouvée par lui avec un déplaisir évident. Étendus côte à côte et rôtissant leurs petits nez devant un bon feu, la guenon et le chat jouissaient de l’existence et de la bonne chaleur.
«Oui, Langelle, je partage votre avis: la guerre durera encore longtemps, disait Le Toullec, et je n’en suis que plus désolé en restant ici, pareil à un vieux cachalot sur un banc de corail. Mais pour vous, quelles nouvelles?
—En apprenant le retour très prochain de son second, j’ai tout de suite télégraphié au commandant du Vauban et puis au ministère pour demander le poste vacant: on me l’a accordé; reste à savoir par où je rejoindrai le vaisseau, en ce moment à Constantinople. Sur la Sémillante peut-être?
—La Sémillante? je connais beaucoup son commandant. Elle va partir après-demain avec un chargement énorme; heureusement que le trajet est court. Eh bien, après la perte du Henri IV, vous n’aurez pas traîné en France dans votre nouveau grade. Votre mère ne sera-t-elle pas désolée?
—Hélas! oui; mais le désir de me retrouver là-bas m’ôtait sommeil et appétit, et la pauvre chère femme m’a dit: «Il faut y retourner, Jacques, seulement pas à terre; accorde-moi cela au moins.» Je me suis donc engagé à ne solliciter qu’un poste embarqué. Les mères et les femmes dont les fils et les maris sont en Crimée passent une terrible année.
—A propos, avez-vous été chez Mme de Résort? A-t-on des nouvelles, rue Puget?
—Oui, j’ai dîné hier avec ces dames. Vous avez bien nommé Mlle Marine une petite fée. Ah! si je n’étais déjà vieux!
—Vieux à trente-huit ans?
—Les campagnes comptent double! Mais, pour répondre à vos questions, je vous dirai que Mme de Résort se trouve mieux et que le docteur m’a permis de l’écrire à son fils en toute sincérité. La fracture de la jambe nette et simple sera ressoudée dans un mois et sans laisser de trace. Cette chute du haut en bas d’un escalier eût pu être bien autrement grave. Cependant, à cause de sa nature active, Mme de Résort s’énerve beaucoup, et puis elle s’inquiète encore de son mari; revenu très fatigué de la Baltique, l’amiral de Résort, vous le savez, est parti avec un gros rhume.»
A cet instant, on sonna à la porte d’entrée, et bientôt, celle du salon ouverte, Marius annonça, en souriant d’un air ravi:
«Mlle de Résort et M. Paul.»
Le Toullec s’avança, les deux mains tendues; Langelle alla au-devant des visiteurs; mais Stop et la guenon les devancèrent tous les deux; pendant que le premier gambadait autour du frère et de la sœur, Mademoiselle avait enlacé de ses deux petits bras le cou de Paul.
«Mon Dieu! qu’est-ce? Une mauvaise nouvelle! s’écria Langelle, remarquant la pâleur et les yeux rouges de la jeune fille.
—Résort!» s’écria Le Toullec très ému. Il voyait déjà Ferdinand blessé ou pire.
«Non, mon ami; non, commandant; ce n’est pas mon frère, mais mon père qui est très malade... à Constantinople, et il demande à maman d’aller le soigner.»
En donnant cette triste nouvelle, Marine cacha sa figure avec ses mains; dans la rue, elle avait pu arrêter ses larmes; mais à présent elle sanglotait, Paul aussi.
«Ma chère Marine, ma petite amie, la malheureuse dame! disait Le Toullec bouleversé, jurant aussi, mais tout bas.
—Pauvre enfant!» répétait Langelle, les yeux humides.
Enfin Paul se calma et il instruisit ses amis: Le courrier d’Orient arrivé dans la matinée apportait une lettre de l’amiral de Résort, dans laquelle il apprenait à sa femme qu’il était malade à Péra, très bien soigné, mais avec une pleurésie, et il ajoutait: «Pas très grave cette pleurésie, ma chère Madeleine, le docteur affirme qu’il n’y a aucun danger, et, vous le savez, je dis toujours l’entière vérité; il faut donc me croire, et ne pas laisser travailler votre chère petite tête. Ensuite, comme, malgré mes assurances, vous ne voudrez pas être tranquille, je vous propose de venir ici avec les enfants. En somme, cela se réduit à une question de dépense que, Dieu merci, nous pouvons écarter. Je vous attends donc très vite tous les trois...» La lettre se terminait par des indications touchant le départ des paquebots. Et, continua Paul, après avoir lu cette lettre, maman a tant pleuré, vraiment je ne croyais pas qu’on pût avoir tant de larmes dans les yeux, Marine aussi, moi comme elles, et Fanny tout de même avec Charlot dans la cuisine. Et puis, j’ai dit à maman: «Si j’allais chez le bon commandant, peut-être sait-il autre chose de papa.» Et maman a répondu: «Oui, vas-y avec ta sœur, mais il ne peut rien savoir; pourtant il nous rendra le service de s’informer à la préfecture maritime, où la maladie de votre père doit être connue, et là M. Le Toullec, de ma part, demandera l’autorisation d’envoyer un télégramme à mon mari; cette autorisation étant nécessaire pour expédier des dépêches privées en Orient.»
—J’y cours, s’écria Langelle, chez votre mère d’abord, mademoiselle, et puis à la préfecture porter sa dépêche.
—Merci, monsieur, vous êtes très bon,» dit Marine, qui reprenait un peu de courage.
Ensuite le commandant Le Toullec ramena ses jeunes amis. Ils trouvèrent Mme de Résort résolue à dominer son chagrin en attendant une réponse de son mari. Ayant envoyé chercher le médecin, elle espérait que celui-ci l’autoriserait à s’embarquer, le cas échéant, en se faisant porter, immobile. Cependant le docteur arriva bientôt, pour se montrer des moins encourageants:
«Chère madame, dit-il, si vous bougez, à pied, à cheval ou en bateau, c’est tout un, l’appareil se déplacera et la fracture déjà réduite se décollera. Alors vous resterez boiteuse et infirme toute votre vie.»
A la préfecture on ne savait rien, sinon que l’amiral de Résort avait dû s’arrêter à Constantinople à cause d’une maladie.
Le télégramme de Mme de Résort fut expédié sans difficulté; elle y expliquait qu’une légère fracture à la jambe rendait un voyage très difficile, mais qu’elle n’hésiterait pas à se mettre en route si le mal dont lui parlait son mari offrait plus de gravité qu’il ne l’avouait dans sa lettre.
Le Toullec et Langelle dînèrent chez Mme de Résort et passèrent la soirée à essayer de lui prouver que l’amiral désirait surtout procurer un beau voyage à sa famille.
En les reconduisant jusqu’au bas de l’escalier:
«Je vous enverrai copie du télégramme de papa, leur dit Marine, par Charlot, n’importe à quelle heure, n’est-ce pas? dès que sa dépêche arrivera.
—Oui, je vous en prie, répondit Le Toullec, envoyez chez moi, où Langelle a bien voulu accepter ma chambre d’amis.
—Quand vous embarquez-vous, monsieur? demanda Marine en s’adressant à Jacques.
—Dans trois ou quatre jours, sur la Sémillante décidément. J’en ai reçu tout à l’heure l’avis officiel. Vous pouvez donc me surcharger de commissions pour votre frère.
—Que vous êtes bon! Merci, à demain.»
Mais le lendemain, au moment où Le Toullec et son hôte achevaient leur premier déjeuner, Marine et Paul furent de nouveau introduits; leurs traits fatigués témoignaient d’une nuit sans sommeil et de bien des larmes versées.
«Voici la réponse de papa, dit Marine, elle est arrivée aussitôt après votre départ hier; lisez-la, monsieur Le Toullec.»
Celui-ci lut: «Navré de votre accident, je vous défends de quitter Toulon; mon état demeure stationnaire, aucun danger. J’écris. Tendres amitiés. Amiral de Résort.»
Cela n’était guère rassurant, malgré ces deux mots: «aucun danger»; la maladie devait être grave en tous cas, puisque l’amiral ne pouvait annoncer un mieux véritable, dans ce télégramme de huit jours plus récent que sa lettre.
Tous restèrent silencieux.
«Il y a autre chose encore?» dit Langelle au bout d’un instant, car il venait de remarquer l’air bizarre et le jeu de physionomie de Marine qui rougissait et pâlissait tour à tour, les yeux levés sur Le Toullec.
«Avez-vous une peine, ajouta-t-il, ou bien un souci que vous n’osiez avouer devant moi?
—Non, monsieur; oui, monsieur, je voudrais... mais je parlerai très bien en votre présence. Seulement...»
Marine se tut de nouveau; les yeux pleins de larmes, elle regardait encore Le Toullec.
«Eh bien, moi, je parlerai,» s’écria Paul en tapant de toutes ses forces son petit poing sur la table.
Au bruit: Wap, wap, fit Stop. Couic, couic, cria Mademoiselle. Quant à Pluton, blotti sur les genoux de Marine, il filait tranquillement, ses yeux verts à demi fermés.
«Oui, je parlerai, continua Paul, et Marine aura beau me faire des signes, je dirai ce qu’elle n’ose pas vous avouer.
—Ne contrariez pas votre sœur, dit Langelle, vous voyez bien qu’elle pleure.
—Veux-tu bien ne pas lui faire de peine, petit monstre! ajouta Le Toullec, qui se leva et vint prendre la main de la jeune fille.
—Je ne suis pas un monstre, répliqua Paul en riant, mais un bon garçon; Marine le sait bien, et elle me l’a répété tout à l’heure dans la rue lorsque je lui ai dit: «Tu as raison, ma petite sœur; sois tranquille, je soignerai maman juste comme tu la soignais. Et pourtant, c’était une fameuse chance, celle de voir Constantinople avec maman et toi...»
—Ah! interrompit Langelle, je devine, vous voulez partir, mademoiselle; mais c’est impossible, seule à votre âge! Mme de Résort n’y consentira jamais.
—Mais si, mais oui, s’écria Paul, maman y consent. Dame, ça n’a pas été tout seul; Marine a prié, supplié toute la nuit, moi aussi quand je me réveillais; je ne m’étais pas couché, mais de temps en temps, assis au pied du lit de maman sur un fauteuil, le sommeil m’empoignait...»
Les deux messieurs pensaient, très étonnés: «Comment laisser aller cette enfant aussi loin, sans protection? Et si, ce qu’à Dieu ne plaise, elle arrivait après la mort de celui qu’elle allait soigner? Certainement, bien des officiers en auraient pitié, mais...»
Marine paraissait encore plus perplexe. Enfin, brusquement, elle se leva, sans penser à Pluton, qui, jeté à terre, prit un air très offensé. Alors, s’approchant tout près de Le Toullec, et à voix très basse:
«Commandant, dit la jeune fille, j’ai pensé, j’ai dit à maman, pour la convaincre, et en effet cela a fini par la décider... J’ai dit que... que... vous...
—Que je vous conduirais à Constantinople, s’écria le brave homme, comprenant tout d’un coup. Vous avez pensé cela, petite fée, et à vous seule? Voyons, regardez-moi et répondez: à vous seule?
—Mais oui, commandant.
—Eh bien, mille millions de tonnerres...! Non, c’est vilain... mille pipes du diable! Quelle habitude! ça revient dans les grands moments. Enfin, bien sûr que j’irai avec vous à Constantinople, ou ailleurs; voilà une magnifique idée, les fées en ont seules d’aussi bonnes. Quand partons-nous? Oh! il ne faut pas m’étouffer auparavant.»
En effet, pendant que Langelle, très ému, regardait et écoutait, Marine et Paul s’étaient jetés au cou de leur vieil ami; ce que voyant, Stop se mit à danser en aboyant et Mademoiselle à gambader sur tous les meubles. Pluton boudait toujours et paraissait indifférent.
Enfin, on se calma et on causa des moyens pratiques pour arriver aussitôt que possible. De Marseille, bien malheureusement, le paquebot hebdomadaire partait le jour même; il fallait donc attendre une semaine. C’était bien long.
«Mais, reprit Langelle, la Sémillante doit quitter Toulon dans deux ou trois jours, le 13 ou le 14 février; elle fera donc escale à Constantinople avant l’arrivée du prochain paquebot. Vu les circonstances, le préfet maritime prendrait peut-être sur lui de vous accorder passage à bord de ce bateau, où, m’embarquant aussi, je pourrais vous rendre bien des petits services.
—J’appelle cela une inspiration pratique, dit Le Toullec. Pendant que je m’habille en tenue de visite, Langelle ira chez Mme de Résort, dont il nous rapportera la réponse ici. Ensuite je me rendrai auprès de l’amiral Dubourdieu, un vieux camarade, qui accédera sans doute à ma demande.»
Langelle partit en courant, et Marine essaya d’exprimer sa reconnaissance.
«Taisez-vous, petite fée, répliqua le digne homme. Croyez-vous bellement que ce n’est point un plaisir pour moi! Au lieu de moisir à Toulon comme une vieille morue au fond d’un tonneau, je ferai un superbe voyage avec une enfant dont l’amitié et les attentions ont comblé le vieux ours mal léché que je suis. Ne parlons plus de tout ça. Ah! Marius apporte du chocolat et des tartines; le brave garçon a pensé que vous n’aviez pas déjeuné, et moi, comme un étourneau, je ne m’en inquiétais point.»
En effet, Marine et Paul étaient sortis à jeun et ils firent grand honneur au repas improvisé.
Langelle rentra bientôt, annonçant que Mme de Résort remerciait de tout son cœur et acceptait la proposition de M. Le Toullec.
Alors, quittant la maison du Mourillon, tous se donnèrent rendez-vous pour l’heure du déjeuner chez Mme de Résort.
Arrivé le premier, Langelle tenta de réconforter la dernière, d’abord au sujet de son mari, ensuite quant au voyage projeté.
En effet, Mme de Résort s’accusait maintenant d’avoir trop vite et égoïstement accepté le dévouement de sa petite Marine.
«Enfin, ajouta Langelle, vous êtes la plus à plaindre et la plus sacrifiée, car vous restez seule livrée à vos inquiétudes et clouée sur ce lit.
—Et moi! s’écria Paul d’un air offensé, les larmes aux yeux. C’est mal, monsieur de Langelle, de ne me compter pour rien; pensez-vous donc que maman ne sera pas soignée et distraite, et puis... croyez-vous... que... je n’ai pas de chagrin... et sans ma sœur?
—Mon chéri, lui dit Marine en l’attirant sur ses genoux, mon petit Paul bien-aimé, je sais à quel point nous pouvons compter sur toi. Ne pleure pas ainsi, tu vas agiter maman,» ajouta la jeune fille à demi-voix.
Mais le cœur de l’enfant était trop plein et il ne parvenait pas à arrêter ses sanglots. Très contrit, essayant de le calmer, Langelle aperçut Stop qui se coulait auprès du petit garçon.
Les chiens intelligents, vivant beaucoup avec l’homme, comprennent toujours les manifestations du chagrin, et, lorsqu’ils voient pleurer, ils savent témoigner leur sympathie aux affligés. Et Stop n’y manqua pas; arrivé auprès du frère et de la sœur, il se mit à lécher doucement à plusieurs reprises la main du premier.
«Paul, s’écria Langelle, pendant que je serai là-bas, si toutefois madame votre mère y consent, voudriez-vous prendre soin de mon fils, que je songeais à laisser au commandant Le Toullec ou bien à Marius? mais vous connaissez l’antipathie de Stop pour Mademoiselle!»
Les larmes de Paul cessèrent subitement de couler, et, se précipitant vers le lit de sa mère:
«Vous le voulez bien? Dites oui, mère chérie; j’aime tant Stop, et depuis la mort de Frisette nous n’avons plus de chien. C’est très triste, maman, une maison sans chien.
—Oui, mon cher petit, je consens, remercie M. de Langelle, et promets-lui de bien soigner Stop. Ah! voici notre ami.»
En effet, Charlot venait d’ouvrir la porte en annonçant:
«Le commandant Le Toullec,» et tout de suite il ajouta: «Madame est servie.»
Après avoir salué la maîtresse de la maison, Le Toullec s’écria: «Je viens de chez le préfet, madame, et cet homme m’a refusé, oui, madame, refusé, en me donnant des raisons pitoyables, madame, et je crois que je vais jurer.»
Le brave homme paraissait hors de lui et on eut beaucoup de peine à arrêter un torrent d’injures qu’il adressait au préfet maritime. Enfin, grâce à un excellent déjeuner et aux douces paroles de Marine, il se rasséréna.
A cet instant, Charlot apportait à sa maîtresse une lettre de l’amiral Dubourdieu, qui s’excusait de n’avoir pu obtempérer à la requête de Mme de Résort; la lettre se terminait par ce post-scriptum:
«A la dernière minute, j’apprends qu’un paquebot supplémentaire des Messageries maritimes doit quitter Marseille pour Constantinople le 14 courant. Dans le cas où Mlle de Résort et le commandant Le Toullec s’embarqueraient sur ce bâtiment, je m’offre pour les recommander au capitaine du Pirée.»
«Hem! recommander, murmurait Le Toullec encore hérissé, avons-nous besoin d’être recommandés par un oiseau pareil?»
Cependant ce départ du Pirée parut une véritable bonne fortune. Rue Puget, on fit donc en toute hâte les préparatifs nécessaires au voyage, et la jeune fille avec son compagnon quittèrent Toulon le 13 au soir par le courrier (car le chemin de fer n’existait pas alors au delà de Marseille).
A midi, le 14 février, le Pirée sortait du port de la Joliette; il faisait un temps abominable, une pluie diluvienne combinée avec un coup de vent de nord-ouest; mais le paquebot presque neuf était pourvu d’une puissante machine et commandé par un des meilleurs officiers de la Compagnie.
«Dès que nous aurons dépassé Malte, nous retrouverons le beau soleil,» répétait Le Toullec à sa compagne.
Épargnée par le mal de mer, Marine s’inquiétait peu du temps; mais elle évoquait sans cesse la figure attristée de sa mère en lui disant adieu, qu’elle se représentait ensuite écoutant le bruit de la tempête, seule avec Paul dans ce grand salon, et puis la jeune fille songeait à ce père dont la maladie pouvait être devenue plus grave. Dans ce navire, dont le vent et les coups de mer ébranlaient les murailles, Marine et son vieil ami passèrent de tristes moments, presque seuls aux heures des repas, car le Pirée emportait surtout du matériel aux troupes de Crimée. Les passagers, quelques médecins civils, deux familles anglaises et trois dames, ne parurent guère avant Malte, où les prédictions du commandant Le Toullec se réalisèrent La tempête s’apaisa subitement, et aussitôt ce beau soleil du premier printemps éclaira la mer bleue. Tout ce qui était mouillé se sécha à bord comme par enchantement. Les médecins civils vinrent occuper leur place à table, affirmant tous ensemble qu’ils avaient eu une rage de dents; mais le mal de mer, jamais de la vie! Les deux familles anglaises firent en conscience quatre repas chaque jour, sans compter le lunch, en compagnie de trois jeunes dames vêtues de gris et uniformément habillées. Ces dernières étaient des diaconesses; elles allaient se mettre à la disposition de miss Nightingale, et, aux ambulances anglaises, rivaliser de zèle avec nos sœurs de charité, qui se multipliaient à Scutari et à Constantinople.
La plus âgée de ces jeunes filles ne devait pas avoir vingt-cinq ans. Peu jolies, mais l’air distingué, avec les meilleures manières, toutes se montrèrent charmantes pour Marine: une sympathie réciproque les attira et devint plus tard une véritable amitié.
La traversée avait duré une semaine. Au moment où le jour allait paraître, les passagers du Pirée se réunirent sur la passerelle du paquebot. On jouissait d’un temps merveilleux et personne ne voulait manquer ce magique coup d’œil déjà connu de plusieurs, ou promis à ceux qui entraient dans le Bosphore pour la première fois.
Assis un peu à l’écart, Le Toullec et Marine causaient.
«Nous avons été favorisés depuis Malte, disait le premier, Dieu veuille que la Sémillante ait aussi bien étalé la tempête que nous-mêmes. Je me tracasse fort à propos de ce bâtiment-là.»
En effet, la Sémillante était partie, chargée à couler bas, emmenée grand largue par l’ouragan.
Entre Langelle, le vieux commandant et la famille de Résort les adieux furent tristes au possible. Quoique le premier essayât de cacher son chagrin, à cet instant il se sentit terriblement oppressé—Le Toullec l’accompagna jusqu’au dernier canot de la Sémillante, qui allait pousser.
«Je ne sais ce que j’éprouve, dit alors Langelle; mais j’ai eu de la peine à ne pas pleurer en les quittant tout à l’heure, et une voix répétait à mon oreille, je vous assure, commandant, je l’entendais cette voix me disant: «Ce n’est pas au revoir, mais adieu pour cette vie.» Absurde, hein? et, suivant toute probabilité, je vous retrouverai avec Mlle Marine lorsque nous relâcherons à Constantinople.
—Mais oui, répondit Le Toullec, absurde! Un temps de voleur et de l’électricité plein l’air sont la seule cause de cette impression; je connais ça.» Au fond superstitieux comme beaucoup de marins bretons, plus tard, en parlant de ces adieux, le vieux commandant répétait à Marine: «J’eus alors froid au cœur et ce n’était pas durant une tempête qu’il fallait expédier la Sémillante chargée de troupes, canons, de mortiers, en sus de l’équipage réglementaire, et Jugan, un brave à tous crins cependant, avait le matin même fait de justes observations au préfet maritime, qui ne les voulut pas entendre, parce que de Paris cinq dépêches arrivées depuis la veille répétaient toutes: «La Sémillante est-elle partie? ou la Sémillante va-t-elle partir?»
Après avoir doublé Scutari, personne ne parla sur la passerelle du Pirée; devant un aussi merveilleux spectacle, chacun restait muet, saisi, ravi. La Corne d’Or se révélait avec ses enchantements. Le soleil parut et ses rayons illuminèrent le paysage. A gauche Stamboul, la vieille ville, le vieux Sérail et Sainte-Sophie! En avant, au-dessus du palais impérial de Dolma-Batché, Péra, les palais des ambassadeurs, le faubourg de Galata. Et çà et là des centaines de minarets dont les toits dorés étincelaient sous les feux rouges du ciel. Derrière le paquebot, autour, au loin, la mer bleue à peine agitée, semée d’innombrables caïques et de bâtiments de toutes les nations qui arrivaient ou partaient.
Un commis voyageur recouvra la parole avant ses compagnons. C’était un Provençal, qui se rendait en Crimée afin d’y proposer des imperméables aux officiers de l’armée alliée.
«Mon Dieu, dit-il, la vue est fort belle, je ne le nie point, pourtant celle de Marseille la laisse bien loin! et la Canebière et les boutiques, parlez-moi de cela.
—Mais ces choses et le panorama actuel n’ont entre eux aucun point de ressemblance, comment pourrait-on les comparer?
—Comment, monsieur, mais le plus aisément du monde! et vous qui parlez, avez-vous seulement débarqué à Marseille au port de la Joliette une pauvre petite fois dans votre existence?
—Non, mais je m’y suis embarqué avec vous, l’autre jour.
—Té, voilà qui constitue une grande différence.»
Le monsieur ne daigna pas répondre, et pendant que les jeunes filles essayaient de dissimuler une violente envie de rire, le Marseillais se frottait les mains et disait à un Anglais:
«Je lui ai fermé la bouche à cet ignorant.»
Sur les côtes de Provence, la tempête continua pendant huit jours après le départ de la Sémillante. A Aix, dans son grand et triste hôtel, Mme de Langelle écoutait le bruit des rafales avec une indicible angoisse; elle ne se rappelait pas avoir jamais éprouvé rien de pareil. «Non, pas même à la première campagne de mon Jacques,» disait-elle à un vieux prêtre devenu son hôte et son ami, après avoir été le précepteur de Jacques.
Ils allaient se séparer pour la nuit. Le vent ébranlait les cheminées et faisait craquer les boiseries. Au dehors, on entendait les arbres du jardin furieusement secoués dont les branches se brisaient.
«Chère madame, répondit le prêtre, songez que la Sémillante est un excellent bateau, fort bien commandé, qui doit être aujourd’hui hors des atteintes de cette tempête, très probablement dans l’Archipel, et naviguant sur une mer unie. Mais je n’en irai pas moins à Toulon demain matin, et, de retour ici pour le dîner, je vous apporterai des nouvelles.
—Merci, monsieur l’abbé, vous êtes très bon. Adieu. Prions tous deux pour le cher absent.
—Bonne nuit, madame. Essayez de reposer et de ne plus vous inquiéter.»
Mme de Langelle sourit doucement, sachant trop bien qu’elle ne pourrait se tranquilliser avant d’avoir reçu des nouvelles. Les nuits précédentes, aussitôt couchée, elle avait fait des rêves effroyables de naufrage et de mort. Le jour dissipait ces cauchemars; mais ils revenaient chaque nuit. Et, celle-ci, elle était résolue à la passer sur un fauteuil, à lire et à prier. Le matin même, un télégramme envoyé à Toulon était resté sans réponse. Évidemment, on ne savait rien, l’abbé l’affirmait; néanmoins les angoisses de la mère augmentaient d’heure en heure; ses tempes et son cœur battaient à l’étouffer.
«Madame ne se couche pas? lui dit sa femme de chambre.
—Non, Mariette, pas tout de suite, mettez du bois au feu et allumez deux autres bougies.
—Madame est pâle, épuisée, insista Mariette, et, si madame voulait me le permettre, je m’assoirais là, sur une chaise, pour l’aider quand elle voudra se mettre au lit. Le docteur dit que madame ne se repose pas assez. Courant à ses pauvres dès après la première messe, elle use son corps.
—Ne me parlez pas des ordonnances du docteur, et allez-vous-en, ma fille; bonne nuit, je me déshabillerai seule.»
Mariette se retira le cœur gros, elle aimait passionnément sa maîtresse, qui l’avait recueillie et élevée. Retirée dans sa chambre, elle murmurait:
«Bien sûr, je n’obéirai plus à M. l’abbé, et, aussitôt M. Jacques de retour, je lui répéterai clair et net les paroles du médecin, et que sa mère a une maladie de cœur très avancée.»
Cependant, quoiqu’elle ne voulût pas dormir et essayât de s’appliquer tantôt à un ouvrage de couture, tantôt à une lecture, le besoin de sommeil devenant impérieux, les yeux de Mme de Langelle se fermèrent malgré elle. Alors elle se leva et parcourut la vaste pièce, regardant divers objets: les vieux meubles ayant appartenu à ses ancêtres et des portraits, des miniatures posées çà et là, celle de son mari, mort tout jeune après une chute de cheval, une autre représentant deux ravissantes petites filles, les siennes, enlevées en deux jours par le croup, puis les portraits de son Jacques à tous les âges, dans toutes les tenues d’aspirant et d’officier de marine. Tout à coup Mme de Langelle s’écria: «J’y suis résolue: à la paix, j’accepterai le sacrifice de mon enfant bien-aimé, il ne naviguera plus, et je pourrai vivre et mourir auprès de lui.»
Assise auprès du feu ravivé, très apaisée par cette résolution, Mme de Langelle ne lutta plus contre l’envie de dormir. D’abord très calme, souriant même, elle rêva de son fils qui revenait en criant dès la porte: «Maman...» Elle se levait pour l’embrasser; mais Jacques paraissait s’éloigner à reculons, en regardant sa mère qui n’hésitait pas à le suivre. Ils traversaient la ville endormie, sans pouvoir se rapprocher l’un de l’autre et en marchant avec une rapidité toujours croissante. Tout à coup ils étaient transportés au sommet d’une haute falaise, et là elle disait: «Jacques, j’ai froid, allons-nous-en, je gèle.» Mais Jacques ne la regardait plus, les yeux fixés au large sur un bâtiment désemparé dont les mâts étaient brisés et d’où partaient des cris de désespoir. Elle appelait: «Jacques, mon Jacques, viens, reste ici, n’y va pas!» Sans l’écouter, il se laissait glisser jusqu’au rivage, et elle l’apercevait de nouveau, mais sur la dunette du bâtiment qui alors se remplissait et coulait à pic! essayant de s’élancer, ses pieds restaient cloués au sol pendant qu’elle répétait: «Jacques, Jacques, emmène-moi, je t’en supplie...»
Réveillée en sursaut par des cris aigus, Mariette se précipita au travers des grands corridors jusqu’à la chambre de Mme de Langelle, et, en ouvrant la porte de cette chambre, elle s’élança à temps pour recevoir dans ses bras sa maîtresse évanouie.
Aux appels de Mariette, les autres domestiques arrivèrent tous, précédés par l’abbé; un des serviteurs courut chercher le médecin.
Mme de Langelle, posée sur son lit, avait repris connaissance, et sans manifester la moindre surprise, d’une voix à peine distincte:
«Je vais mourir, dit-elle. Dieu a daigné exaucer mes prières, je ne survivrai pas à mon fils. Laissez-moi avec M. l’abbé.»
Les serviteurs se retirèrent sur la pointe des pieds. Au bout d’un quart d’heure Mariette rentra. «Voilà le docteur,» dit-elle à l’abbé qui pleurait.
Le médecin s’approcha du lit. Après un rapide examen: «Elle est morte, dit-il, de la rupture d’un anévrisme.»
En effet, au moment où elle recevait l’absolution, Mme de Langelle avait rendu le dernier soupir sans spasme ni agonie.
«Quelle horrible nouvelle à apprendre au fils!» répétait-on dans toute la ville d’Aix.
Mais, à la fin de février, la grande catastrophe fut connue, qui mit en deuil tant de familles.
A Toulon et au ministère de la marine, on croyait la Sémillante dans l’Archipel et même au delà, lorsque arriva de Bonifacio une lettre écrite par le commissaire de l’Inscription maritime. Cette lettre apprenait à l’amiral Dubourdieu que des tronçons de mâts et d’autres épaves venaient d’être découverts par des pêcheurs sardes aux abords de l’îlot Lavezzi dans les bouches de Bonifacio. Sur plusieurs débris était écrit le mot: Sémillante.
On voulait espérer que l’équipage et les passagers étaient sauvés, réfugiés sur un point ou l’autre; mais l’aviso à vapeur l’Averne, expédié immédiatement de Toulon, explora en vain les côtes de la Corse et de l’île de Sardaigne; il ne découvrit pas un seul cadavre parmi quantité d’épaves en miettes.
Dans sa colère folle, la mer engloutit et elle garde encore les six cents hommes, officiers, matelots ou passagers de la Sémillante[7].
[7] Historique.
«J’ai toujours déjoué la mer, disait un jour Jacques de Langelle, mais elle me cherche, croyez-le, car je n’ai jamais terminé une campagne sans que mon bateau ou moi ayons été en perdition.» Cette fois la mer l’avait trouvé et emporté.
Mme de Résort et Paul versèrent bien des larmes; la première croyait encore entendre cet ami si dévoué de son Ferdinand leur disant adieu au moment de s’embarquer, souriant pour cacher son émotion, remettant et ôtant son lorgnon, et disant de sa voix chaude, bien timbrée, que voilaient quelques larmes:
«Je compte, ami Paul, que vous serez un père et que Mlle Marine sera une bonne tante pour mon fils Stop.»
En effet, jamais chien ne fut aimé et gâté comme celui dont le maître dormait du grand sommeil, entraîné par les courants, avec tant d’autres qui périrent le même jour.
Peut-être Jacques de Langelle repose-t-il dans quelque caverne sous-marine à côté du commandant de la Sémillante, dont la femme et les filles espérèrent longtemps, comme savent espérer, contre toute espérance, les familles des marins perdus.
Pauvre commandant Jugan! c’était un excellent officier. Ainsi que Langelle, il eut une espèce de pressentiment; le matin de son départ il répéta plusieurs fois: «C’est risquer gros de nous expédier, chargés à couler bas, et par ce coup de vent de nord-ouest.»
Dans une immense salle voûtée et somptueusement meublée, trois hommes de différents âges et aux uniformes chamarrés de décorations sont assis autour d’une table.
Des lustres répandent une vive clarté... Au fond de la pièce, des cierges brûlent devant les saintes images.
Nous sommes à Sébastopol, dans le palais du gouverneur. Les trois interlocuteurs se nomment: le prince Gortschakoff, commandant en chef; l’amiral Nakhimoff et le général Totleben, organisateur de la défense de la place.
Gortschakoff a les cheveux gris, les traits gros, les yeux perçants, la mine dédaigneuse, hautaine et inflexible.
L’amiral est petit, maigre, pâle, avec un nez d’aigle, des yeux bleus très grands et d’épais sourcils noirs contrastant avec les cheveux presque blancs.
Totleben est grand, mince, élancé, avec un air distingué, spirituel et résolu tout à la fois.
Ces hommes offrent le caractère des trois races distinctes qui ont peuplé la Russie.
Unis dans la même œuvre, partageant la même résolution, ils sont décidés à ne jamais rendre Sébastopol, mais à s’ensevelir plutôt sous ses décombres en détruisant la ville. Le second devait succomber avant la lutte suprême.
Un capitaine entre dans la salle du conseil, et, après avoir baisé les saintes images, s’adressant au prince Gortschakoff:
«Monseigneur, lui dit-il, le colonel Libsky vous adresse un transfuge français que j’ai conduit au palais avec des menottes aux mains et la tête couverte d’un sac épais.
—Fais-le entrer,» réplique le prince.
L’officier salue et disparaît. «Je hais ces choses, s’écrie alors l’amiral; ici elles sont bien trop encouragées, voilà mon opinion.
—Amiral!» réplique le commandant en chef, devenu très pâle et dont la voix tremble.
Mais, l’interrompant, Totleben reprend: «Ce sont les nécessités de la guerre, mon cher amiral, que nous déplorons autant que vous. Les ennemis emploient aussi nos transfuges.»
La discussion est arrêtée par le retour du capitaine précédant deux soldats et un individu dont le buste et la tête disparaissent dans un sac de toile bise.
Les soldats se retirent et le capitaine enlève le sac. Alors on voit un homme mal vêtu, en civil, et que les généraux et l’amiral Nakhimoff considèrent un instant. La physionomie inquiète et les yeux faux de cet homme ne prévenaient pas en sa faveur.
«Parles-tu français?» dit le prince Gortschakoff en s’adressant au capitaine, qui répondit:
«Non, monseigneur, malheureusement.
—Très bien,» réplique le prince.
Jusqu’alors la conversation s’était tenue en russe; elle continua en français.
«Comment t’appelles-tu? demanda le commandant en chef à l’homme.
—Thomas Fontaine.
—Tu es soldat? dans quel régiment?
—Oui, mon général; adjudant au 7e d’artillerie.
—Pourquoi trahis-tu?
—Parce que, parce que...
—Réponds ou tu seras pendu; ici on pend les traîtres et les espions s’ils ne servent pas la sainte Russie. Que sais-tu et quel secret as-tu à vendre?
—Monseigneur, cela dépend du prix.
—Je crois que le misérable veut poser des conditions, s’écrie l’amiral en regardant Thomy d’un air d’indicible mépris.
—Mais il n’en posera pas, reprend Totleben en souriant; il sera payé ou pendu. C’est selon...»
Épouvanté, Thomy balbutiait, regrettant son crime. Ah! si cela eût encore été à faire! Il haïssait ces grands personnages, comme il avait haï ses chefs et tout ce qui s’élevait au-dessus de lui.
A présent, il fallait livrer le secret surpris la veille, celui d’une conversation entre les généraux Canrobert et Bosquet: ils se croyaient seuls quand le traître les écoutait, caché sous une table recouverte d’un long tapis. Thomy méditait cette félonie depuis longtemps; plusieurs fois il avait essayé de s’introduire dans la salle du conseil, enfin il s’était glissé par une fenêtre un instant ouverte.
..... Quand il eut tout raconté, avec des preuves à l’appui, que corroboraient d’autres rapports déjà reçus:
«Tu n’as pas menti, s’écria le prince, ta trahison mérite récompense.» Alors, s’adressant de nouveau en russe à l’officier demeuré immobile à la porte d’entrée: «Capitaine Libman, prends cette bourse et jette-la à cet homme, que tu ramèneras toi-même à la poterne du cimetière, en usant des précautions déjà employées afin qu’il ne distingue rien; tu feras aussi donner à l’espion le mot de passe pour qu’il puisse revenir une autre fois. Tu as bien compris?
—Oui, monseigneur,» répondit le capitaine, qui prit la bourse et la remit à l’homme, avec un dégoût non dissimulé, en évitant de toucher les mains ouvertes pour recevoir l’objet.
Les soldats rappelés emmenèrent Thomy, dont chacun saisit un bras, et, précédés du capitaine, tous disparurent bientôt sous la lourde portière en tapisserie.
«Judas! s’écria l’amiral au moment où la petite troupe quittait la salle, misérable, j’espère ne plus voir ta face de traître.
—Nous la reverrons cependant, mon cher amiral, car il a goûté au pain des trahisons,» reprit Totleben.
..... Cependant Thomy ne devait pas revenir.
Minuit sonnait à une horloge voisine lorsqu’il fut poussé hors d’une poterne qui se referma promptement. La neige tombait à gros flocons, et le vent balayait le sol.
Longeant le mur, l’espion cherchait à s’orienter. Il connaissait bien cette place pour y être venu plusieurs fois, escortant des parlementaires français.
Suivant une convention récemment conclue, les parlementaires devaient se présenter sous pavillon blanc et trompette, les Russes, à l’angle du mur d’enceinte du cimetière le plus rapproché de Sébastopol et de la mer, les alliés à l’angle opposé de ce mur et par conséquent le plus rapproché de nos travaux, et c’était ce dernier angle que Thomy cherchait en vain, s’égarant sans cesse, revenant sur ses pas, craignant de rencontrer une fondrière, s’il quittait l’abri de la muraille, mal vêtu, glacé, croyant entendre des bruits extraordinaires sortir des tombes, derrière ce mur. Soudain une peur irraisonnée le saisit et il cria: «Au secours!» Une voix répondit à cet appel, un hurlement étrange, prolongé. Alors, fou de terreur, oubliant toute prudence, il quitta l’étroit sentier et courut; rencontrant bientôt une barrière, il fit un faux pas et glissa sans pouvoir se retenir, jusqu’au fond d’un trou creusé comme un entonnoir et dont la blancheur neigeuse laissait distinguer les proportions.
Là il voulut remonter: s’accrochant des pieds et des mains, il retomba toujours, promptement blessé contre les glaçons aigus. Son couteau et un revolver lui avaient été enlevés par les soldats russes... Il poussa des cris de rage, en pensant qu’il mourrait de froid avant d’être secouru ou entendu par une ronde matinale. Pas un regret, pas un remords, seulement une colère de se trouver là, à présent qu’il possédait de l’or et le moyen d’en gagner davantage; et, en criant, il maudissait sa destinée, sa mauvaise chance, il insultait la Providence...
Tout à coup il entend un bruit de pas... Oui, là-haut on marche, du secours certainement. Des patrouilles russes seules peuvent se trouver de ce côté à cette heure; avec son sauf-conduit il ne court donc aucun danger.
Subitement rassuré, il appelle encore, et, la tête levée, il cherche à distinguer quelque chose aux abords du fossé... Terrifié, ses cris s’arrêtent et son épouvante renaît mille fois pire, parce qu’elle a sa raison d’être: là-haut dans la nuit sombre sont des points luisants, six, huit, dix yeux braqués sur la proie inespérée.
Attirés sans doute par les cris de l’espion, et toujours en quête dans les environs, les loups s’étaient rassemblés, affamés, soufflant bruyamment, prêts à s’élancer et la gueule ouverte. Le misérable croyait déjà sentir leur haleine fétide sur ses joues... Alors tombant à deux genoux, il cria: «Mon Dieu, mon Dieu, ayez pitié de moi!»
Peut-être ce cri désespéré fut-il accompagné d’un élan de repentir qui désarma la colère divine.
..... Sous une tente aux avant-postes du camp anglais, Ferdinand causait avec le major Harry Keith. Les figures amaigries de tous deux témoignaient des fatigues de ce dur hiver encore loin de finir et de ce siège dont on ne prévoyait pas le terme.
Ferdinand disait: «Depuis que je ne vous ai rencontré, nous avons reçu le courrier de France, et, Dieu merci, ma mère paraît en bonne voie, elle commence même à marcher avec des béquilles.
Quant à l’amiral, encore à Péra, Marine et notre vieil ami affirment qu’il se remettrait plus vite si cette impatience de servir en Crimée ne lui donnait un peu de fièvre de temps en temps. Et, ajoute ma sœur, les médecins sont unanimes: «Notre père a été trop malade pour reprendre du service actif d’ici à plusieurs mois.»
«A Toulon et à Constantinople, l’annonce d’un grand malheur venait d’arriver; les lettres que j’ai reçues parlent surtout de la perte de la Sémillante, celles de mes parents expriment leur douleur à ce sujet, et, chez moi, tous pleurent notre ami.
—Je regrette beaucoup aussi M. de Langelle, répliqua Keith; il m’avait été sympathique dès l’abord. Dans votre escadre, c’est une mort que l’on doit beaucoup sentir.
—Oui, chacun l’aimait et l’estimait; mais seul peut-être je l’ai bien connu. Il possédait un cœur et une intelligence hors ligne, et il cachait ses belles qualités, ses enthousiasmes sous cet air un peu moqueur que nous lui voyions. Presque enfant, j’embarquai avec lui et je mis à l’aimer cet entrain des tout jeunes gens pour leurs aînés qu’ils admirent, et, au lieu d’en sourire, Langelle fut touché de mon affection; il usa de son influence pour me guider. Ses moindres paroles, je me les rappelle. Rentrant en France après le naufrage du Henri IV, il paraissait désolé, «Quel malheur de partir, répétait-t-il, et sans avoir vu le feu. Moi qui rêvais d’une bataille magnifique, et de mourir si Dieu le voulait, en regardant les balles ennemies; cependant j’essayerai de revenir. Le pourrai-je? Cela dépendra de ma mère. Vous, mon cher ami, ajouta-il, vous aurez encore ce bonheur de lutter, de combattre, et puis vous reverrez le pays. C’est bête, me dit-il au moment où l’embarcation poussait, c’est stupide; mais je suis triste à mourir. Allons, à revoir, et là où Dieu décidera.» Ce furent les derniers mots que je devais entendre de lui.»
De grosses larmes voilaient les yeux de Ferdinand; Keith écoutait, profondément ému.
A cet instant, un soldat parut à l’entrée de la tente, et s’adressant à Harry: «Major Keith, dit-il, voilà un papier envoyé par le colonel.
—C’est bien, répondit Keith, vous pouvez vous retirer.» Et il ajouta, en tendant à Ferdinand la missive qu’il venait de recevoir: «Lisez, mon cher Résort, car ceci vous regarde et vous intéressera.»
Ferdinand, très intrigué, lut avec quelque peine le contenu d’une feuille de papier jaunie, salie, froissée, écrite en mauvais français, avec une orthographe fantaisiste, dont nous ne reproduisons pas les bizarreries:
«Je veux écrire tout ce que je me rappelle pour pas rien oublier, quand je deviendrai grand. Le père de Marine, qui ne s’appelle point Marine, son père était un seigneur au Brésil, et très riche, et il s’appelait Juan d’Almeira, et il avait épousé une jeune demoiselle pauvre, j’ai oublié son autre nom à la demoiselle que Luisa, et le père de Juan, il avait été si colère qu’il avait chassé son fils sans du tout lui donner d’argent. Alors le fils, il est parti sur un grand bateau avec sa femme et sa nourrice, qui l’aimait bien, et moi j’étais le fils de sa nourrice, mais plus jeune que Juan, et ma mère elle ne m’aimait pas du tout et elle me battait, et dès que je prenais quelque chose chez lui, dont il n’avait pas du tout besoin, eh bien, Juan me battait aussi; et d’abord j’aimais Luisa, elle était toute jeune et elle riait, et elle jouait avec moi, et puis un jour elle a dit que je lui avais pris sa montre, alors le capitaine du bateau il m’a mis dans une prison où je mourais de chaud, et après j’ai détesté tout le monde. Et puis on est arrivé en Amérique et au Canada, et Juan a voulu travailler pour gagner de l’argent, et ma mère elle faisait la cuisine et tout dans la maison, et Luisa elle devenait malade, et elle avait une petite fille, et tout le monde adorait cette petite, et ma mère me forçait à la promener, à la bercer et puis à nettoyer la maison, et puis à faire des commissions, et un jour que j’avais pincé la petite Juana, Juan m’a battu si fort que j’en ai été malade. Et puis Luisa est devenue morte, et le père d’Almeira il a écrit à son fils de venir le trouver à Paris, et puis nous avons tous parti sur un gros bateau pour la France, au Havre, et arrivés tout près, il est arrivé une grosse tempête, et comme le capitaine et les matelots ils ont beaucoup bu, ils se trouvaient tous gris, et Juan et ma mère les suppliaient, et ils riaient, et alors le bateau était perdu, et on nous a embarqués dans une barque, Juana et moi, sans vouloir prendre ma mère et Juan, et les autres barques étaient parties. Alors nous avons entré sur le sable, à Biville, et seulement moi et Juana étions vivants, et elle Juana avait trois ou quatre ans et moi onze ans. Et Juana, elle a été malade et puis elle a guéri en oubliant presque toute la manière dont elle parlait chez nous; moi j’avais pas oublié; mais j’ai rien voulu dire jusqu’à j’ai su parler français. Je voulais pas leur dire le nom et le pays de Juana, et comme ça ils n’ont pas pu me forcer, et puis ils ont cru mes mensonges. Mais tout de même, ils n’ont pas voulu me traiter comme Juana, et la dame l’a aimée et pas moi, et je suis devenu comme enragé contre elle, qui me prenait l’amitié de la dame du Pin et contre Ferdinand; eux sont riches, moi je suis pauvre et je dois travailler avec le berger, qui n’est pas méchant; mais il m’ennuie en me disant d’être content de mon sort, comme si on pouvait être content d’être un petit berger et de voir des autres riches et avoir tout, et, sans Juana qu’elle appelle Marine, la dame m’aurait pris avec elle puisqu’elle a pris Marine, et jusqu’à les domestiques qui me maltraitent, et Fanny, la bonne, et Charlot ont dit à la dame que c’était moi qui ai volé l’autre boucle d’oreille à Juana, et comment est-ce qu’ils peuvent le dire puisqu’ils ne m’ont pas vu?»
Ayant achevé sa lecture, Ferdinand resta un moment silencieux, et puis il relut certains passages. Le berger avait donc raison en affirmant autrefois que, s’il l’eût voulu, Thomy pouvait mettre sur la piste des parents de Marine.
«Vous ne me questionnez pas? demanda Keith à son ami.
—J’étais absorbé dans mes réflexions; mais à présent, Harry, dites-moi comment cette lettre est tombée aux mains de votre colonel; ensuite je tâcherai de rejoindre Thomy.
—Vous ne le rejoindrez pas en ce monde.
—Il est mort, s’écria Ferdinand, où? comment?
—D’une façon terrible, mangé par les loups.
—Ah! pauvre malheureux!
—Non, Résort, dites plutôt misérable espion. Écoutez: Ce matin, j’ai été envoyé en parlementaire à la place convenue entre les belligérants; au moment où nous contournions le cimetière, nous entendîmes des cris rauques et nous précipitant, mes soldats et moi, nous découvrîmes quelque chose d’horrible: dans un trou assez profond, les cadavres d’un homme et de deux loups, et deux autres loups vivants. Ses forces décuplées par le danger avant de mourir, l’homme étrangla sans doute ses deux premiers ennemis! A coups de fusil nous tuâmes les autres, qui, pris au piège, essayaient vainement de gravir les parois glissantes de cette espèce d’entonnoir. Le mort n’avait plus forme humaine; nous le retirâmes avec quelque peine. Et parmi des loques informes, il y avait un lambeau de pantalon tout sanglant, mais dans la poche duquel un petit sac de cuir restait intact. Ce sac renfermait: 1o environ mille francs d’or russe, et un sauf-conduit pour entrer librement à Sébastopol, signé du commandant de la place assiégée; 2o un livret au nom de Thomy, adjudant d’artillerie, et 3o le papier que voici.
«Ma mission remplie, je rapportai le sac et son contenu à mon colonel, en le priant de vouloir bien me faire rendre le papier qui pouvait vous intéresser.
—Et les restes du malheureux?
—Nous les enterrâmes dans la neige, sous le mur qu’il venait sans doute de franchir pour trahir sa patrie d’adoption, car l’or russe prouve le crime du misérable, que Dieu a frappé justement...
—Vous avez raison, mais c’est une chose horrible à revivre, la dernière nuit de cet homme, passée à lutter contre des loups et sans espoir de les vaincre...»
Dans la tranchée, à l’extrémité des lignes anglaises de la Tchernaïa, une place était momentanément abandonnée, que les obus enfilaient en la bouleversant sans cesse, et cet abandon, le matin même, avait donné lieu à une vive querelle entre les officiers du génie et ceux de l’artillerie.
Après son dîner, Harry Keith rentra sous sa tente. Encore très irrité de la discussion, il se mit à étudier le plan des tranchées. Ensuite il regarda au dehors. La nuit était calme, sans lune, les étoiles brillaient là-bas; une vive clarté illuminait le fond de la vallée où passait la mitraille.
Appelant alors son ordonnance: «Sellez Mab, lui dit l’officier.
—Dois-je vous suivre, major Keith? demanda l’artilleur, un moment après, lorsqu’il conduisit la jument noire à son maître.
—Non, je désire être seul.»
Au trot allongé, Mab sortit bientôt du camp. Muni du mot d’ordre, Keith passa les grand’gardes, et, longeant la ligne intérieure des tranchées, il arriva au gabion désert objet de la querelle. Là, comme pour donner raison aux officiers d’artillerie, il ne découvrit aucune nouvelle trace d’obus tombé depuis le matin.
Sautant à terre, Keith attacha sa jument à l’abri d’un épaulement, ensuite lui-même fit quelques pas en avant. Tout à coup il entendit un bruit bien connu, et, malgré l’obscurité, juste au-dessus de sa tête, en l’air, il aperçut une chose noire qui planait, en forme de baquet, ou plutôt de barrique coupée en deux. Lancé de Sébastopol au moyen d’un mortier, cela s’élevait, très lourdement d’abord, bientôt plus vite, toujours très droit, et parvenu à une certaine hauteur l’objet, brusquement renversé, laissait échapper une pluie de bombes qui, après avoir décrit une courbe, éclataient à terre, bouleversant alors le sol, les tranchées, les gabions, etc. Avertis par le bruit, les officiers, les hommes de service et les servants d’artillerie se jetaient à plat ventre. Après quoi, tous ne se relevaient pas. Mais on s’habitue promptement au danger, et ces lourds tonneaux devinrent l’occasion de mille plaisanteries: «V’là la corne d’abondance,» criaient les matelots, «Ça, disaient les vieux troupiers aux jeunes recrues, ça, c’est le panier au vin de Champagne, les Russes nous l’envoient pour fêter ta bienvenue.» La mort planait, pendant que, étendus sur le sol, les soldats riaient aux éclats.
Cependant les bombes éclatèrent, quelques-unes atteignirent les avant-postes, où l’on entendit des cris. Le gravier, les pierres volaient et sautaient autour de Keith, qui croyait en être absolument couvert. Aussi, l’œuvre destructive achevée et le calme rétabli, fut-il très étonné, en avançant les mains, de ne rencontrer aucun corps étranger sur ses membres inférieurs. Pourquoi donc alors ceux-là étaient-ils aussi lourds et ses mains humides? A l’instant même, il ressentit une vive douleur aux pieds et aux jambes et il comprit. Un éclat d’obus l’avait blessé. Rassemblant toutes ses forces, malgré la souffrance, essayant de marcher et de se traîner, il gagna seulement le talus, où il resta, le dos appuyé, complètement épuisé. A quelques pas, sa jument hennissait, sa belle Mab, qu’il avait, hélas! trop solidement attachée... Il appela, et, à plusieurs reprises, Mab seule lui répondit.
Le grincement de la mitraille et les paroles répétées par les sentinelles couvraient la voix du blessé, qui cependant criait de temps en temps; sa jument lui répondait toujours, et cela encourageait Keith d’entendre Mab hennir doucement.
Très affaibli, il ne se rendit bientôt aucun compte du lieu ou des heures. Assoupi parfois, de vives douleurs le réveillaient. Alors il priait ou pensait à sa mère, à son père, mort bien jeune. Ses souvenirs évoquaient des amis et Ferdinand...
Plus tard, il aperçut la lune à son premier quartier, montant au-dessus du ravin des Anglais, dont elle illuminait les pentes neigeuses. Le blessé éprouva un véritable soulagement à n’être plus dans les ténèbres. Il resta ainsi toute la nuit sans se décourager ou s’irriter, suivant du regard le disque lumineux.
..... Pour relever les grand’gardes, à l’aube, une ronde parcourut les tranchées. Étonné d’entendre hennir un cheval, l’officier s’avança vers le bastion abandonné. Il aperçut d’abord Mab, et, plus loin, sous l’épaulement extrême, le commandant Keith, évanoui et baigné dans son sang.
Des soldats rapportèrent le blessé jusqu’à l’ambulance la plus rapprochée, celle du Clocheton, grande baraque en planches où des lits de fer n’étaient garnis que de misérables paillasses.
Au camp anglais, surtout dans le quartier de la cavalerie, ce fut un véritable deuil lorsque courut cette nouvelle: «Le major Harry Keith est mortellement blessé.»
..... Depuis une semaine, M. de Résort, Marine et le commandant Le Toullec habitaient, non loin de Scutari, la maison de campagne d’un riche négociant grec. L’amiral l’ayant autrefois obligé, celui-ci s’estima très heureux de mettre sa propriété, en ce moment inoccupée, à la disposition de l’amiral et de sa famille.
A Constantinople, où il dut s’arrêter, gravement malade, l’amiral de Résort avait été transporté à l’École militaire turque, dont les bâtiments servirent d’ambulance française pendant toute la guerre. Cette école est à Péra, établie dans un grand bâtiment entouré de vastes jardins. Elle domine le palais impérial de Dolma-Batché.
Rivalisant de zèle, les médecins militaires ou civils et les sœurs de charité ne pouvaient empêcher l’air de se vicier par suite de la trop grande agglomération des blessés et des malades réunis là. On se hâtait donc d’expédier les officiers et les soldats en convalescence.
Dès que M. de Résort fut transportable, et au lendemain de l’arrivée de Marine, le médecin en chef engagea vivement la jeune fille à accepter la proposition du négociant grec.
L’amiral, sa fille et leur ami étaient donc partis, et le premier revenait chaque jour à la santé; mais, interrogés à propos du service en Crimée, tous les chirurgiens de Péra et de Scutari répondirent dans le même sens, que «si avant quelques mois l’amiral de Résort s’exposait à de brusques changements de température ou s’enrhumait de nouveau, il éprouverait une rechute très probablement mortelle».
Quant à Marine, bien heureuse de voir son père rétabli, elle continuait à Scutari une tâche commencée à Péra. Seulement à Péra, elle aidait les sœurs de charité françaises à l’hôpital français, tandis qu’à Scutari elle partageait le labeur des diaconesses anglaises à l’ambulance britannique; consacrant les matinées à son père, toutes les après-midi, escortée par le commandant Le Toullec, elle franchissait à pied ou en voiture la distance qui séparait l’habitation du négociant grec, située auprès de Kadi-Keui, des hauteurs de Scutari, où se trouvait l’hôpital.
Scutari a été construit en amphithéâtre, sur le Bosphore, en face de Constantinople, dont elle est presque un faubourg. Tous les riches Turcs ont là et aux environs de superbes propriétés, et le sultan y possède un château. Les Turcs de qualité ne voudraient pas être enterrés autre part. Rien n’est plus charmant d’ailleurs, plus riant et moins funèbre, que les cimetières musulmans. Ils servent de lieu de promenade. Les dames s’y promènent librement, voilées il est vrai, mais sous une garde assez peu sévère. Pour Marine, c’était un grand sujet d’étonnement, ces visites dans les cimetières et ces réunions joyeuses dans le champ de la mort, qu’elle traversait souvent en sortant de l’ambulance, et suivie de son vieil ami.
Peu d’hommes furent mieux appréciés à Scutari que the old french commodore, comme on désignait Le Toullec à l’hôpital, où, aidant les infirmiers, il amusait les convalescents et vidait sa bourse dans les poches des soldats guéris. Ensuite, lorsque le père et la fille essayaient de lui exprimer leur reconnaissance, il mettait ses mains sur ses oreilles.
Malgré les objets de toutes sortes envoyés de France, d’Angleterre, d’autres pays même, en dépit des soins et du dévouement des médecins, des infirmiers, les secours furent insuffisants et les épidémies gagnèrent les salles encombrées. On traversa des mois terribles.
A Péra, à Constantinople comme à Scutari, il fallut vite étendre les places réservées aux chrétiens dans les cimetières. Bien souvent Marine et son compagnon revenaient le cœur très gros après avoir vu mourir un officier ou un soldat dont la veille encore on espérait la guérison.
Une après-midi, dans la salle où étaient de service ses jeunes amies du Pirée, Marine trouva l’une d’elles les yeux pleins de larmes.
«Ah! ma chère, s’écria miss Jane Mac-Allen, cette guerre est une chose horrible; je ne l’ai jamais autant senti que ce matin en recevant au milieu d’un convoi de blessés un de mes cousins, lord Keith, dans un état presque désespéré, les deux jambes fracassées par un éclat d’obus.
—Lord Keith, répliqua Marine, ne se nomme-t-il pas Harry? N’est-il point officier d’artillerie?
—Oui, le connaîtriez-vous?
—Non, Jane, pas moi, mais mon frère, dont toutes les lettres parlent de lord Keith avec amitié et admiration. Depuis quelque temps, nommé lieutenant de vaisseau, mon frère croise dans la mer Noire. Il doit encore ignorer cette triste nouvelle.»
Les jeunes filles restèrent un instant silencieuses, s’occupant de mille soins dans le vaste dortoir rempli de malades.
Plus tard, leur service les appela dans une autre salle moins encombrée; là une dizaine de lits se trouvaient alignés, qu’occupaient des officiers grièvement blessés.
Une dame âgée, Mrs Arnold, dirigeait les pansements et expliquait aux jeunes infirmières les soins à donner, les précautions à prendre.
«Harry Keith est dans le lit no 10, murmura Jane à l’oreille de son amie.
—Miss de Résort, dit alors Mrs Arnold, vous nous restez toute la journée, n’est-ce pas?
—Oui, madame.
—Eh bien, occupez-vous des lits nos 8, 9 et 10. Miss Green, que vous allez relever, vous expliquera le service.»
En s’approchant du dernier lit, Marine, un peu émue, resta un instant les yeux baissés en écoutant les instructions de miss Green.
Il s’agissait de renouveler toutes les cinq minutes les compresses qu’on enlèverait sur les bandages, ces bandages ne devant pas être changés avant le lendemain.
Miss Green se retira, et bientôt Marine changea les compresses. Ses petits doigts agiles ne touchèrent même pas le premier appareil. Quand elle eut terminé:
«Merci beaucoup, mademoiselle, dit en français le malade d’une voix très faible et avec un léger accent anglais, merci, vous allez bien plus doucement que l’autre garde; d’ailleurs, ces lotions ont presque endormi mes douleurs. Vous êtes Française, n’est-ce pas?» ajouta-t-il.
Alors Marine leva les yeux, en répondant: «Oui, monsieur, je suis Française.» Sa physionomie décelait probablement du chagrin et de la pitié, car lord Keith reprit:
«Vous trouvez ma mine mauvaise? C’est que mes souffrances ont été cruelles. Durant la traversée, depuis Balaklava, on me croyait même la proie du tétanos, et le docteur insistait pour couper mes deux jambes. Ici cette petite opération tenterait aussi beaucoup nos chirurgiens.
—Ah! mon Dieu!» s’écria Marine, dont les yeux exprimèrent une si douce compassion que le blessé en fut réconforté. Alors il ajouta en souriant:
«Elle ne me tente pas du tout, cette séparation-là, et je compte mourir avec mes quatre membres, bientôt probablement, si les médecins ne se trompent point.
—Mais, dit Marine avec quelque hésitation, ne croyez-vous pas que vos parents, votre mère..., ou votre père...?
—Préféreraient de beaucoup un fils sans jambes à un fils mort; seulement, je n’ai plus de proches parents, et...
—Miss de Résort, s’écria Mrs Arnold, le numéro 10 parle infiniment trop; empêchez-le de prononcer une autre parole, je vous en prie. Ordre du docteur.»
Sans écouter la dame, le numéro 10 reprit:
«Miss de Résort? Seriez-vous la parente d’un lieutenant de vaisseau du même nom?
—C’est mon frère, dit Marine.
—Je ne puis laisser parler davantage le numéro 10,» dit encore Mrs Arnold d’un air sévère.
Le numéro 10 fit une grimace, mais garda le silence. Cependant Keith considérait Marine, cherchant à se rappeler un portrait d’elle que lui avait montré Ferdinand, une assez laide photographie, comme on les faisait alors, et il ne trouvait entre celle-ci et la charmante figure de la jeune fille qu’une très vague ressemblance.
Avant de quitter l’hôpital, Marine questionna un des médecins au sujet du major Keith; le docteur répondit en se montrant furieux contre le blessé, «qui, disait-il, ayant les deux jambes en bouillie jusqu’aux genoux, eût dû mourir du tétanos, à cause de cet entêtement à refuser l’amputation. Maintenant, la section des membres réussirait peut-être encore; mais, dans deux ou trois jours, il sera trop tard: l’obstiné major mourra par sa faute dans des souffrances terribles, et...
—Ce sera bien fait, dit Le Toullec en terminant la phrase d’un air naïf.
—Oui, ce sera... Eh bien, qu’est-ce que vous me faites dire, vous, s’écria le médecin, riant malgré lui. Non, ce sera dommage; mais enfin, pourquoi s’obstiner?»
En retournant à Kadi-Keui, Marine et son compagnon parlèrent du blessé, et toute la soirée ensuite avec l’amiral, s’entretenant aussi de cette tendance qu’ont les chirurgiens, en temps de guerre, à couper bras et jambes.
Le lendemain et les jours suivants, Marine resta auprès du lit no 10. Aussitôt que Mrs Arnold ne pouvait entendre, on causait surtout de Ferdinand. Marine parlait seule le plus souvent, car le blessé s’affaiblissait beaucoup. Miss Jane Mac-Allen les rejoignait parfois, et les deux jeunes filles voulaient espérer, malgré les affirmations contraires des médecins. Ceux-ci, d’ailleurs, ne s’occupaient plus guère de ce malade, qui, non seulement voulait vivre ou mourir avec ses jambes, mais encore refusait des opérations partielles, comme de se laisser extraire un ou deux os, par-ci, par-là. Étonnés, même légèrement indignés, les chirurgiens répétaient:
«Pourquoi le major Keith n’a-t-il pas encore la gangrène? On n’y conçoit absolument rien, vu l’état de ses plaies, dont aucune ne se cicatrise.»
Un jour, Keith, étant seul avec Le Toullec et personne ne pouvant les entendre, lui dit:
«Je désire ne pas contrarier ma cousine, qui est protestante, ou affliger Mlle de Résort, en leur parlant de cette préparation à ma fin probable. Mais, commandant, pourriez-vous ce soir m’amener un prêtre de votre foi?
—Vous êtes donc catholique? répliqua Le Toullec; nous ne nous en doutions pas.
—Sûrement! les Keith l’ont toujours été. Après cet entretien, j’en aurai plus de courage pour vous dire au revoir.»
Le Toullec était bouleversé par l’émotion, presque tenté aussi de rester à Scutari, et de laisser Marine et son père s’embarquer seuls. Cependant il ne s’y décida pas, et le lendemain, ainsi qu’il l’avait dit, Keith, réconforté, restait maître de lui en souhaitant un heureux voyage à Marine qui pleurait. Les jeunes infirmières et jusqu’à la stricte Mrs Arnold pleurèrent aussi en embrassant cette enfant dont l’amabilité, la grâce et l’égalité d’humeur avaient charmé bien de tristes heures auprès de pauvres blessés souvent fort impatients et agacés.
Marine n’osa pas avouer combien elle eût aimé demeurer encore. L’amiral désirait partir, Paul écrivait que sa mère ne reprenait aucune force et restait en proie à des insomnies, imaginant son mari très malade et Ferdinand blessé.
Sur le même bâtiment qui les avait amenés deux mois auparavant, M. de Résort et ses compagnons quittèrent Scutari au commencement de mai, laissant Harry Keith chrétiennement résigné. Le major leur dit adieu avec un doux sourire. Tout bas, après l’avoir embrassé, s’adressant à Le Toullec, il ajouta: «Répétez à Résort combien je l’aimais et pensais à lui; vous parlerez aussi de moi de temps en temps avec ma chère petite garde, n’est-ce pas, mon ami? et merci à tous deux.»
Le soleil se couchait, éclairant le Bosphore de ses feux rouges lorsque le Pirée entra dans les Dardanelles. Le spectacle était encore plus merveilleux qu’à l’arrivée, mais sur le pont du paquebot régnait une grande tristesse. Quantité d’officiers revenaient malades, souffrant encore de blessures mal fermées; ils regrettaient cette terre d’Orient abandonnée avant le succès et la gloire rêvés. Et combien dormaient là, sous la neige, de leurs chefs et de leurs camarades qu’ils avaient vus tomber.
..... On traversait l’Archipel. Sur le pont, Marine et son vieil ami causaient tristement. L’amiral, très souffrant, essayait de dormir dans sa cabine. Tout à coup Le Toullec s’écria en s’adressant à sa compagne:
«Vous allez penser que je suis un vieux fou, mais quelque chose me dit que nous reverrons Harry Keith en ce monde.
—Hélas, mon bon commandant, le médecin en chef m’a répété hier au soir que c’était une question d’heures à présent.
—L’imbécile!» répliqua Le Toullec, qui jura à demi-voix et dont les yeux se remplirent de larmes. Ensuite il reprit: «N’est-ce pas trop dur de voir mourir des jeunes gens utiles, charmants, et de rester, moi, une vieille carcasse bonne à rien? Ah! Marine, vous seule savez à quel point je regrette cet être-là, si vaillant, si gai, et ce que je donnerais pour voir encore Langelle me regarder au travers de son lorgnon. A présent, mon enfant, il faudra me laisser vivre et mourir quelque part, non loin de vous, car voyez-vous..., Marine..., je ne saurais me passer de votre affection maintenant.»
Marine prit la main du brave homme et elle pleura de tout son cœur, parce que depuis le matin ses larmes refoulées l’étouffaient.
Le 24 mai 1855, les escadres alliées entraient triomphantes dans la mer d’Azof. Kersch venait de se rendre, comme se rendirent Jénikalé et Anapa. La ville et la forteresse de cette dernière place furent trouvées désertes.
Les bâtiments mouillèrent devant Anapa, et le soir même il y eut à bord du Montebello un grand dîner offert par l’amiral Bruat à tous les commandants français et à plusieurs officiers.
L’amiral se montrait enchanté. Pour ses convives, après ces longs mois de croisière au cours de ce dur hiver, le calme dans ces eaux tranquilles paraissait délicieux.
L’amiral Bruat joignait à une bravoure commune à plusieurs un esprit résolu, précis, mais aimable et enjoué. Profondément bon aussi, peu de chefs ont été aimés et appréciés comme celui-là.
Naturellement on parla de la guerre, de ses succès, du siège, de l’investissement et d’une nouvelle récente: la démission du général Canrobert, descendu de sa dignité de général en chef pour solliciter l’emploi de commandant d’une division. Et l’amiral Bruat admirait la grandeur d’âme du général.
«Enfin, dit M. Jurien de la Gravière, commandant du Montebello, enfin, amiral, savez-vous au juste la cause de cette résolution subitement prise?
—Subitement, non, répliqua l’amiral, car plusieurs fois déjà Canrobert me la fit pressentir; mais il se décida à la suite des dissentiments qui s’élevèrent entre lui et lord Raglan à propos de la première attaque sur Kersch, résolue, puis abandonnée. Canrobert craignit ensuite d’être un obstacle au succès définitif. Muni d’une lettre de l’empereur écrite à toute éventualité donnant, à son défaut, le commandement au général Pélissier, Canrobert se rendit chez ce dernier, auquel il remit la lettre, après avoir développé les raisons qu’il avait pour agir ainsi.
«Pélissier se montra très ému.
«Général, dit-il, ne faites pas cela, je vous en supplie, plus tard vous le regretterez. Attendez au moins quelques jours.
—On ne regrette jamais d’avoir fait son devoir, répondit simplement Canrobert. La dépêche par laquelle je donne ma démission est partie; Sa Majesté doit l’avoir déjà reçue.»
«Et, cette démission acceptée, entouré de ses officiers et de son état-major, l’ancien général en chef adressa à l’armée des adieux touchants, simples et dignes. Bosquet vient de m’écrire tout cela en ajoutant: «Beaucoup pleuraient, dont les yeux n’avaient pas versé une larme depuis tant d’années. Pélissier lui-même, qui n’est pas tendre, paraissait bouleversé.»
—Amiral, que pensez-vous du nouveau tsar? demanda un convive.
—Alexandre suivra les conseils de son père: le 2 mars, avant d’expirer, Nicolas répétait encore à son fils: «Ne rends jamais Sébastopol.»
—Et les travaux du siège?
—D’abord le nouveau commandant en chef n’entendra pas être contrecarré: de Paris les plans envoyés et l’investissement rêvé, il les repoussera sans aucune forme; en revanche, il poussera vigoureusement l’attaque, malgré les obstacles renaissants, le choléra de nouveau signalé; rien ne le découragera, et il ne laissera pas aux troupes le temps de se décourager.
«Il veut, dit-on, conquérir à tout prix la partie sud de Sébastopol, en s’établissant sur la Tchernaïa; il essayera avant tout d’étendre jusqu’à Baïdar un corps d’armée inutile au siège. Et, de source certaine, je sais que nos travaux d’approche sur la tour Malakoff avancent lentement, mais tous les jours. Or vous n’ignorez pas, messieurs, que, si nous nous maintenions une heure seulement dans ce fort, Sébastopol serait en notre pouvoir, car alors nous serions les maîtres du faubourg de Karabelnaïa, la clef de la place.
«Mais Totleben fait preuve d’un véritable génie et la résistance reste aussi vive, aussi tenace et plus expérimentée qu’aux premiers jours... Nous ne pouvons risquer un assaut qu’avec la presque certitude du succès. Voilà mon opinion, messieurs.
—Et l’armée sarde?
—On dit qu’elle renferme de bons soldats; ces quinze mille hommes vont se joindre aux troupes anglo-françaises: ce sont les banquiers de Londres qui ont prêté l’argent nécessaire au gouvernement piémontais.
—Et à propos d’Omer-Pacha, amiral?
—Une appréciation de Pélissier: «Omer-Pacha se croit trop grand pour faire de petites choses, et il est bien trop petit pour en accomplir de grandes.»
—Et nos batteries de marine?
—Toujours admirablement servies. Celles 1 et 2 forment l’extrême gauche de la ligne et nous avons deux mille cinq cents matelots dans le tracé des tranchées ou dans ces deux batteries. Avec leurs officiers, leurs matelots et nos canons, Ribourt dans l’une aux attaques de droite, Amet à celles de gauche, ont plus que mérité les éloges répétés des généraux en chef et l’admiration de tous. Résort ici présent peut nous raconter les hauts faits de Penhoat à Stréletzka..., il y était, au mois d’octobre, ç’a été chaud.»
Rouge comme une pivoine, le jeune officier ne répondit pas d’abord, quoique tous le regardassent avec bienveillance.
Momentanément embarqué sur le Brandon en passant lieutenant de vaisseau, Ferdinand avait été pris ensuite comme officier d’ordonnance par l’amiral Bruat à cause d’une chaude recommandation du général Bosquet. Il plut vite à son nouveau chef parce qu’il sut être modeste, évitant aussi de raconter les batailles où il s’était trouvé.
Mais, s’apercevant qu’on attendait sa réponse:
«Oui, amiral, dit-il, ç’a été fort chaud. Depuis lors, le commandant Penhoat continue à faire causer ses chers canons en s’exposant aussi lui-même. Avez-vous entendu parler de l’affaire après laquelle de Leusse et un matelot ont été décorés?
—Oui, non, répondirent quelques voix.
—Eh bien, le 11 avril, une bombe russe tombe dans un magasin de la deuxième batterie de marine au milieu d’une quantité d’obus chargés. Le feu prend, on aperçoit déjà la fumée, tout va sauter, sauve qui peut! mais un matelot appelé Cognet se précipite, s’affale sur ses mains, et l’un après l’autre il jette les obus au dehors. Découvrant alors le feu, il l’éteint, aidé par de Leusse, un aspirant de première classe, et trois ou quatre braves camarades. Et, continua Ferdinand dont les yeux brillaient, le courage, beaucoup en ont, tous, je pense..., mais cette présence d’esprit qui fait agir au moment et à l’endroit précis, n’est-ce pas le don le plus enviable?
—Certainement, Résort, vous avez raison, répliqua M. de la Roncière; la présence d’esprit et l’esprit d’initiative sont des qualités précieuses, comme la modestie qui fait rompre les chiens et louer les autres sans parler de soi-même.»
Alors le commandant du Roland se leva: «Avec l’autorisation de l’amiral, dit-il, je vous proposerai un toast, messieurs: A la France et à l’empereur, ensuite à nos marins et à nos camarades du siège, sans oublier les jeunes, ajouta-t-il en regardant Ferdinand.
—Certainement, le commandant de la Roncière a raison, reprit l’amiral: A la France, à l’empereur et à la jeune marine.»
..... Trois semaines après, les bâtiments amiraux français et anglais, à la tête des deux escadres en ligne de bataille et leurs pavillons en berne, saluaient la dépouille mortelle du feld-maréchal lord Raglan, foudroyé par une attaque de choléra.
Depuis le camp jusqu’à Balaklava où il fut embarqué, le cercueil du vieux général défila entre deux lignes de soldats anglais d’abord, français ensuite; l’air national anglais l’accompagna jusqu’au rivage et à bord, aussi longtemps que le bâtiment qui l’emmenait en Angleterre se trouva à portée.
On n’entendit pas un coup de canon russe durant toute cette journée.
On a comparé la guerre de Crimée avec la guerre de Troie, d’abord en raison de sa longueur qui parut triple à notre impatience et à notre exagération française, et aussi à cause de la très grande proportion des officiers succombant sous la mitraille ennemie. Chaque affaire coûta la vie à plusieurs officiers généraux ou supérieurs, soit russes, soit de l’armée alliée. Des trois commandants en chef, deux moururent du choléra, et le prince Menschikoff, très malade, quitta le siège pour assister à l’agonie de son souverain.
Un autre point de comparaison, c’étaient les querelles entre les commandants ou chefs de corps.
..... Depuis le 18 juin, presque toutes les nuits, les Russes tentaient des sorties partielles, toujours repoussées, mais qui affaiblissaient les assiégeants. Les bombes tombaient, grêle incessante, couvrant de morts tel ou tel point des tranchées, devenues un véritable ossuaire. Les troupes énervées recommençaient à demander l’assaut définitif. Toujours de sang-froid au fond, malgré ses colères contre tel ou tel, Pélissier restait résolu: il ne voulait livrer cet assaut qu’à son heure, avec tous les atouts dans son jeu.
Alors, et par l’effet d’une réaction naturelle à la faiblesse humaine, les soldats acclamèrent Canrobert, le suivant, l’écoutant, et, bien malgré lui, le traitant comme s’il eût toujours été leur général en chef.
Par un dernier acte d’abnégation, le général Canrobert se rendit aux avis de Napoléon III et il se retira à la veille du succès qu’il espérait, qu’il savait être proche.
En effet, le grand triomphe se préparait, dont les Russes avancèrent l’heure par la bataille livrée à Tracktir sur la Tchernaïa, rivière qui coule du sud au nord-ouest de la Crimée et se jette dans la baie de Sébastopol.
Cette victoire ramena la confiance chez les alliés, et dès lors pas un soldat ne douta plus du succès.
A la fin du mois d’août les deux armées ennemies se touchaient presque, la lutte incessante les décimait nuit et jour; d’un bastion russe à une batterie française, lorsque un moment s’arrêtait le bruit de la mitraille, on pouvait suivre une conversation. Les mines avançaient, les contre-mines serpentaient, et sous terre les explosions répondaient aux grondements du canon.
Le 3, l’assaut fut définitivement résolu, et, le 5, commença ce bombardement «infernal», suivant l’expression de Gortschakoff. Alors tirèrent: six cents bouches à feu françaises, cent quatre-vingt-quatorze anglaises, auxquelles treize cent quatre-vingt-six pièces russes répondirent pendant trois jours et trois nuits. Se figure-t-on deux mille cent quatre-vingts pièces tonnant à la fois, sans une minute d’interruption, tandis qu’une demi-obscurité empêchait de rien distinguer au milieu de cette épaisse fumée, à chaque instant illuminée par de rouges lueurs?
Les canons de marine hurlaient encore plus fort que les autres.
«Demain, avait dit le général Bosquet le 7 septembre, demain Malakoff et Sébastopol seront à nous!»
Le 8, dès l’aube, une forte brise chassa la fumée amoncelée. Les officiers et les soldats, par ordre, revêtirent leur grande tenue. La musique des régiments joua les airs nationaux et la marche de Crimée. Cependant les canons continuaient leur duel jamais interrompu.
A midi sonnant, tête découverte et chapeau en main, les généraux s’élancèrent sur la crête des parapets en criant: «Soldats, en avant, et vive l’empereur!»
Toute l’armée répéta ce cri avec cette variante: «Vive la reine, ou vive le roi!»
Le dernier effort et la dernière lutte furent magnifiques. Mais combien succombèrent durant l’action suprême!
Livrée aux flammes par ses défenseurs, Sébastopol ne s’était point rendue! Seulement il n’en restait pas pierre sur pierre.
Et les derniers régiments russes, après avoir allumé l’incendie, traversèrent un pont de bateaux, dernier ouvrage dû au génie de Totleben.
Des quartiers brûlaient encore le lendemain de l’assaut, lorsque, à Sébastopol même, Pélissier signa l’ordre du jour de la victoire.
Ce n’est pas dans ce livre que je pourrais essayer de juger l’utilité et la portée de cette guerre d’Orient.
En Crimée, les pertes furent celles-ci: Dix mille deux cent quarante hommes seulement périrent devant l’ennemi, et quatre-vingt mille succombèrent pendant les années 1854-55.
A ce chiffre il faut en ajouter quinze mille revenus en France gravement malades.
Anglais: vingt-deux mille; deux mille huit cents sur le champ de bataille.
Piémontais: deux mille deux cents.
Turcs: trente-cinq mille.
Le relevé officiel des morts russes était, le 13 novembre 1855, de cent dix mille. Et ces masses d’hommes, renvoyés malades ou atteints du choléra, du typhus, en traversant l’immense empire, qui pourrait les compter?
..... Le dernier acte de la grande lutte allait se jouer le 17 octobre 1855 devant Kibournn et par notre escadre, au moment même où, à Eupatoria, notre cavalerie refoulait les ennemis encore une fois.
Kibournn défendait la mer Noire à la pointe extrême de la Russie qui se trouve enclavée entre le Bug et le Dniéper.
Soixante-dix bâtiments bombardèrent la place, et, parmi ceux-ci, les premières batteries blindées qui furent construites. En avant les canonnières et les batteries ouvrirent le feu contre la forteresse, pendant que les compagnies de débarquement étaient mises à terre.
L’une des batteries, la Dévastation, servait de point de mire aux assiégés; sur elle les boulets russes pleuvaient et ricochaient sans entamer ces primitives cuirasses.
En tête, le Montebello, bâtiment amiral français, où sur la dunette, entouré de son état-major, se tenait l’amiral Bruat en grande tenue. Dirigeant l’action, il signalait les manœuvres aux commandants. Les signaux hissés rapidement, et plus rapidement amenés, rencontraient parfois un boulet qui les emportait et vraiment on en riait à bord: les matelots avaient vu planer ou éclater une telle quantité de boulets et d’obus depuis dix-huit mois!
L’une des canonnières paraissait n’avoir pas compris un signal et l’un des vaisseaux ne tirait pas absolument en ligne; cela contrariait fort l’amiral Bruat, qui murmurait: «J’aurais dû passer dans leurs rangs avant d’ouvrir le feu; mais oui, certainement.» Et puis, à haute voix, s’adressant à un des officiers d’ordonnance:
«Résort, faites armer mon canot.»
L’officier se précipite en bas de la dunette; un léger mouvement se produit sur le pont, et une demi-exclamation parcourt le vaisseau.
Le canot une fois descendu au moyen de palans et l’échelle promptement amenée par tribord:
«Amiral, dit Ferdinand, son chapeau à la main, amiral, le canot est paré.
—Embarque alors,» répond l’amiral, qui ajoute: «MM. de Résort et Le Bris m’accompagneront avec le commandant Dieudonné.»
Au bout de quelques minutes, l’amiral et les officiers avaient pris place dans le grand canot peint en blanc, qui s’éloignait du bord; trente-deux matelots nageaient là en habit de fête, vestes blanches et larges chapeaux cirés. Debout derrière l’amiral, un second maître gouvernait à côté du pavillon qu’agitait une brise légère.
Le soleil brillait, la mer était bleue avec de petites vagues blanches. Les hommes nageaient admirablement d’ensemble sans qu’un de leurs avirons tombât avant l’autre. Sur le canot, les balles sifflaient, les boulets sautaient à l’entour; néanmoins quelques-uns en ricochant mouillèrent les officiers; sans presser son allure, l’embarcation serpentait toujours au travers des soixante-dix bâtiments embossés.
Parfois l’amiral disait: «Stop!» Aussitôt le maître, avec son sifflet d’argent, lançait un trille prolongé. Au bout d’un instant, le sifflet retentissait de nouveau et le canot reprenait sa marche.
Alors de tous les navires, les uns après les autres, et dès qu’un équipage apercevait l’amiral, partaient des hourras frénétiques. «Jamais, nous a raconté un officier présent, jamais, avant, ni depuis, un pareil enthousiasme ne fut manifesté à bord. Les équipages étaient comme électrisés par ce sang-froid et par ce défi jeté à la mort au milieu du combat.»
Dans ce canot, glissant au travers de la mitraille, pas un officier pas un homme n’eût donné sa place pour tout l’or du monde.
L’inspection terminée, après avoir salué le dernier bâtiment: «A bord du Montebello,» dit l’amiral.
Lorsque le grand canot accosta tranquillement l’échelle de tribord, les balles russes n’avaient pas touché un de ces officiers et de ces hommes qui montèrent à la suite de leur chef sur le pont du Montebello.
A une heure et demie, la forteresse ne tirait plus qu’à de longs intervalles: ce que voyant, les commandants en chef résolurent de ménager leurs courageux adversaires. Ils ordonnèrent d’arrêter le feu, et le pavillon parlementaire fut hissé.
Le fort et la garnison se rendirent à discrétion: mille quatre cent vingt prisonniers, dont le général, quarante officiers, cent soixante-quatorze bouches à feu, tels étaient les résultats de la journée, dernière action de cette longue guerre. L’armistice fut d’abord signé, et la paix réglée par le congrès de Paris, le 30 mars 1856.
Sur le Montebello, après la reddition de la forteresse, le soir, chacun se pressait autour du canot amiral, où plus de cent traces de balles se voyaient le long des plats-bords.
«Vive l’amiral! criaient les hommes, il est invulnérable, c’est lui qui nous a préservés.» Lui, souriant, passait au milieu de ces braves gens, posant parfois la main sur l’épaule d’un vieux matelot, dont la figure bronzée parlait des fatigues endurées pendant ces dures croisières, ou bien il s’informait de tel autre, en nommait plusieurs... Profondément ému, heureux au possible! Ce fut un de ces moments où l’on touche presque au bonheur parfait.
Nommé grand amiral de France, il partit à la tête de son escadre triomphante; mais il commençait à se sentir bien las.
«Quelle fatigue! mes enfants, disait-il à ses officiers pendant les repas, il me semble que j’ai toujours faim et sommeil, et je ne parviens ni à dormir, ni à manger.»
Sa jeune femme et ses jeunes enfants l’attendaient à Toulon, comptant les heures et les minutes.
En pleine mer, entre l’Italie et le cap Matapan, le 18 novembre 1855, la mort s’en vint brutalement fermer les yeux de l’amiral Bruat, et non pas la mort qu’il avait rêvée et bravée. Il la vit arriver sans baisser les yeux, pas plus qu’il ne les baissait lorsque autour de lui sifflaient les balles ennemies. Chrétiennement résigné, sans murmure, il sut faire le grand sacrifice de ne pas embrasser une fois encore ses petites filles et leur mère. Comme Saint-Arnaud, Dundas, Raglan, Lourmel, Brancion, Bizot, Mayran, Cathcart et tant d’autres, il ne devait pas revoir son pays après la campagne de Crimée.
Le Montebello ramena en France la dépouille mortelle de l’amiral Bruat. Le Bayard devait nous rapporter, trente ans plus tard, le cercueil de l’amiral Courbet, un autre héros, vaincu aussi par un mal dont il ne voulut jamais se plaindre.
Le 26 novembre 1855, à Toulon, au milieu d’une foule recueillie, des embarcations déposaient à terre les officiers et les hommes en permission.
Sur le quai, des familles groupées attendaient un fils, un frère, un mari. Cependant la joie du retour était bien gâtée par ces pavillons en berne à bord de l’escadre française. Que de larmes très sincères furent versées ce jour-là, en souvenir du vaillant chef, la dernière grande victime de la guerre d’Orient!
Comme au jour du départ, la famille de Résort se tenait un peu à l’écart. Avec sa lunette, l’amiral venait d’apercevoir au large la grande chaloupe du Montebello.
Tour à tour chacun regarda, d’abord Mme de Résort, ensuite Marine et puis Paul. Le commandant Le Toullec était bien trop agité pour rester en place; il se promenait le long du quai, bousculant les badauds, suivi de la «Damizelle». Stop, assis auprès de Paul, remuait vivement sa queue et inspectait l’équipage de chaque embarcation; le chien attendait aussi, mais celui qui ne devait jamais revenir.
Une demi-heure après, deux calèches découvertes déposèrent la famille, avec l’enfant bien-aimé, devant le perron d’une jolie villa située aux Tamaris, non loin de Toulon.
Appuyé sur deux cannes, un jeune homme reçut les arrivants, et alors ce furent de nouvelles exclamations joyeuses:
«Résort, my dearest.
—Harry, mon ami, mon cher... mon... Ah! quel bonheur!» s’écria Ferdinand, qui ajouta avec des larmes dans la voix: «Quel bonheur complet, sans notre amiral et Langelle...»
Il n’y a, hélas! pas de joie parfaite en ce monde. Et à la pensée de chacun revenaient sans cesse deux souvenirs désolés: l’un donné au chef mort dans sa gloire, l’autre s’en allant à l’ami que Stop demandait en hurlant tristement, depuis qu’il avait revu Ferdinand.
Après dîner, la main dans celle de Mme de Résort, Ferdinand répondit et interrogea, voulant apprendre jusqu’aux plus petits événements passés chez lui en son absence. La mort de Thomy fut aussi rappelée: les détails amenèrent un frisson chez Mme de Résort, Marine et Paul. Quelle punition et quelle fin!
Et puis Ferdinand s’enquit de la guérison de Keith, dont il ignorait les principaux détails.
«Parlez, mon cher commandant, s’écria Le Toullec en s’adressant à Harry, ne cachez rien; vraiment l’histoire est curieuse, mille millions..., pardon, mille fois pardon, madame.»
Encouragé par un sourire de Marine, Keith raconta alors:
«Après le départ de ses amis français, resté seul, ayant fait son sacrifice, il attendait la fin, car, suivant les docteurs, sa vie était une simple question d’heures. Et le lendemain Mrs Arnold lui dit: «Mon cher enfant, chez moi, en visite, se trouve la supérieure des sœurs françaises de Constantinople, et cette dame m’affirme connaître une négresse égyptienne dont les remèdes sont merveilleux pour guérir dés blessures réputées incurables; mais la sœur ajoute: «En cachette seulement nous consultons cette femme, parce que nos chirurgiens la réprouvent beaucoup. Elle viendrait certainement à Scutari. Pensez-vous qu’elle pût pénétrer à l’ambulance?» Et, continua Mrs Arnold, la supérieure française attend, que dois-je lui répondre?
—Remerciez-la de ma part en la priant d’envoyer cette Égyptienne, qui serait une véritable sorcière si elle me guérissait.»
«Consulté pour la forme, notre médecin en chef ne put refuser son consentement; d’ailleurs vous le savez, Résort, chez nous on respecte toujours l’initiative personnelle.
«Une vieille négresse arriva dès le lendemain; vieille n’est pas assez dire, elle ressemble à une momie du temps de Sésostris.
«La momie enleva d’abord bandages, compresses, etc., puis elle entoura mes plaies d’une couche d’ouate imbibée d’une liqueur qui sentait bon. Ensuite elle s’établit chez Mrs Arnold, et quatre fois le jour, deux fois la nuit, elle renouvelait mes pansements et en même temps elle me faisait boire quantité de jus étranges dont le goût variait souvent. Elle me frictionnait aussi l’estomac, les oreilles et jusqu’à la racine des cheveux.
«La gangrène va se mettre dans les plaies, répétait le docteur à la visite quotidienne; mais je m’en lave les mains, l’eau glacée seule arrêtait l’infection.»
«La sorcière haussait les épaules, ricanait et disait: «Glace empêche sang circuler, bon d’abord, jamais plus tard.»
«Une semaine s’écoula, et, au lieu d’un profond dégoût ajouté à une fièvre lente, je me sentis un beau matin très reposé, avec de l’appétit. Jane fit part à la négresse de ces symptômes favorables.
«Cicatrisation commencée,» déclara la sorcière sans paraître étonnée, et dix jours après mes excellentes gardes crièrent au miracle, en voyant les plaies de mes jambes se fermer les unes après les autres. A la dernière: «Il y a résorption, prononça le docteur; le major sera mort demain; et vous l’aurez toutes voulu,» ajouta-t-il en s’adressant à Mrs Arnold et aux autres dames.
«La sorcière était là qui riait silencieusement comme peut rire une momie. Réellement, sa laideur a quelque chose de surnaturel.
«Au bout d’un mois, je pouvais marcher en me servant de béquilles et la semaine suivante je m’embarquai pour la France, où j’allai aux eaux.
«Mon Égyptienne fit de grandes cérémonies avant d’accepter le salaire mérité. Jane affirme que pour cette vieille la récompense c’est la déconvenue des médecins. Et réellement, vous eussiez tous ri de bon cœur en voyant les grimaces de la momie devant les docteurs lorsque ceux-ci n’osèrent plus se refuser à l’évidence.
«Je ne danserai certainement jamais, continua Keith, je boiterai probablement toute ma vie; mais je ne souffre pas et mes jambes reprennent de la force chaque jour.» Alors, d’une voix émue, il ajouta:
«Mlle Marine pourrait vous dire ce qu’étaient mes blessures, qu’avec ses petites mains elle soignait sans dégoût.»
Marine rougit vivement. Et puis Ferdinand demanda encore cent choses à propos de la sorcière et de l’ambulance de Scutari.
..... Un matin, Ferdinand et lord Keith se promenaient dans le jardin de la villa. Interrogé, le premier répondit, puis il questionna à son tour; mais alors Harry parut embarrassé, hésitant... Bientôt la conversation tomba tout à fait.
Au bout d’un instant, Ferdinand se planta devant son ami, qu’il regarda bien en face.
«Mon cher Harry, lui dit-il, voulez-vous me permettre de lire dans vos pensées?
—Mon Dieu, Résort, vous n’avez rien à y lire que je désirasse vous céler.
—Parlez donc franchement!»
Mais l’autre restait muet.
«Eh bien, reprit Ferdinand, vous me permettrez, mylord Keith, de vous dire à quel point mon amitié souffre de cette méfiance.
—Résort, je ne me méfie en aucune façon; seulement, ayant aussi cru deviner vos pensées, vos projets, ceux de vos parents..., vous comprenez, my dear, et puis vous êtes mon ami... Enfin, je voulais...
—Allons, Keith, tâchons de rester dans la vérité, et, Dieu merci, vous en êtes bien loin. Mon cher ami, en deux mots, répondez, au nom de notre affection. Est-il vrai que, désirant obtenir la main de Marine, vous n’osiez en parler à mes parents, parce que vous vous imaginez que moi-même je songe à notre petite épave?
—Oui, telles sont mes pensées, vous jugeant d’ailleurs plus digne....
—Bah! mon cher Harry, vous jugiez mal. Marine n’est pas ma sœur; cependant je la regarde comme telle, et jamais ce sentiment n’a varié et ne variera. Je suis également persuadé que mes parents n’ont pas une fois songé à unir leur fille adoptive et leur fils. Ah! il ne faut pas vous évanouir,» s’écria Ferdinand en prenant le bras de son ami.
Harry avait pâli soudainement. «C’est la joie, dit-il en souriant, pendant que le sang remontait à ses joues. C’est le bonheur, et, vous le savez, my dear, je suis encore faible... Et... dites-moi franchement, Résort, croyez-vous..., l’amiral..., votre mère... et Mlle Marine. Je resterai toujours un peu infirme...
—Mes parents ne peuvent désirer un gendre plus digne de ma sœur, et quant à celle-ci, j’ai une vague idée..., mais, de ce côté, je ne puis rien assurer; venez d’abord parler à maman et à mon père.»
Les deux jeunes gens entrèrent dans le salon, dont les fenêtres ouvraient sur la terrasse où ils venaient de causer.
Leur figure parut étrange à Mme de Résort, qui les regarda d’un air étonné. Sa surprise s’accrut lorsqu’elle vit lord Keith tomber sur une chaise, sans ouvrir la bouche.
«Êtes-vous malade? s’écria-t-elle. Mais qu’avez-vous tous deux? Parle donc, Ferdinand, as-tu reçu une mauvaise nouvelle?
—Non, mère, rassurez-vous, Harry Keith est seulement la proie d’un accès de timidité.
—De timidité avec nous?» répliqua l’amiral, pendant que sa femme souriait déjà en éveil: «Explique-toi, Ferdinand, reprit-elle doucement, les yeux attachés sur la figure expressive de Harry.
—Eh bien, madame, eh bien, amiral, j’ai un ami, lord Harry Keith, pair d’Angleterre et l’un des héros de Balaklava...
—Résort! fit Harry d’un ton de reproche.
—Si vous ne me laissez pas achever, parlez vous-même. Non? Alors je continue. Le commandant Keith, un des héros de Balaklava, estimé de toute l’armée, profondément honnête et religieux, possédant une superbe fortune, a l’honneur de demander par ma bouche la main de Mlle Marine Marie-Madeleine, ma sœur bien-aimée...»
Quoiqu’ils eussent désiré ne pas se séparer encore de leur fille adoptive, la réponse ne pouvait être douteuse.
Au bout d’un moment, l’émotion un peu calmée: «Envoie-nous Marine, dit Mme de Résort en s’adressant à son fils, et ne lui parle de rien; elle ne doit être influencée par aucun de nous.»
Ferdinand partit en courant, mais il évita de répondre, parce qu’il avait son plan.
Dans le jardin, Marine se promenait en compagnie du commandant Le Toullec; tous deux regardaient Paul faire une immense partie de cache-cache avec Stop et Mademoiselle. A force de patience, de caresses et de friandises, l’enfant en était arrivé à créer une véritable liaison entre le chien et la guenon. Ayant reporté ses affections sur Paul, le lévrier faisait toutes les volontés du petit garçon. «Mais, au fond, disait Marine, au fond, Stop pense à son maître, je m’en aperçois quand il rêve.»
En effet, le soir, lorsque la famille était réunie autour du feu, Stop endormi pleurait parfois ou hurlait d’une façon lugubre. Il agissait de même dès qu’il apercevait un marin en uniforme.
Laissant de côté Paul et ses amis, Ferdinand s’approcha de Marine, et brusquement, avec de la malice plein les yeux:
«Ma petite sœur, dit-il, je sais que tu m’approuveras d’avoir parlé en ton nom, t’évitant ainsi une réponse pénible. Écoute donc. Tout à l’heure, Harry m’a sondé à propos d’une idée assez bizarre: il voulait demander ta main à nos parents, mais je l’en ai dissuadé.
—Pourquoi?» s’écria Le Toullec abasourdi. Marine, rougissant violemment, regarda son frère et ne crut pas un mot de ce qu’il disait. Alors à demi-voix:
«C’est-il bien vrai, dit-elle, ce petit mensonge-là? Apprends-moi quelles raisons tu donnais à ton ami?
—Mais son infirmité..., Harry boitera toute sa vie...»
Marine secoua la tête de plus en plus, convaincue. Voyant qu’elle n’était pas sa dupe, Ferdinand lui avoua l’entière vérité. Quand il eut achevé:
«As-tu besoin de quelques jours de réflexion?
—Non, Ferdinand, pas de quelques jours, non plus de quelques heures, et, puisque tu me parles ainsi, c’est avec le consentement de nos parents. Quant à ce que tu appelles l’infirmité de lord Keith, toi et moi savons qu’une bien plus grande me déciderait au contraire...
—Et comment as-tu aussi vite percé ma malice?
—Tes yeux t’ont trahi, et puis j’avais... vois-tu, répliqua Marine en rougissant de nouveau et la tête cachée dans le cou de son frère, j’avais... quelques... petits... pressentiments...
—Véritablement, mille... Non, s’écria Le Toullec, non les pareils n’existent pas sur la terre. Ferdinand et la petite fée sont uniques dans leur genre. Que le bon Dieu daigne les bénir, mille millions de... de...,» ajouta le brave homme dont un sanglot coupa la parole.
Le soir, après avoir causé un moment seuls, les fiancés aperçurent une ombre de tristesse sur les fronts de ceux qui avaient recueilli, aimé, comblé l’orpheline.
Alors la jeune fille vint s’agenouiller devant M. et Mme de Résort.
«Voici, leur dit-elle, ce que nous avons résolu: Mylord Keith quittera l’armée, il aime beaucoup notre pays, et puis il sait que je ne pourrais être heureuse loin de vous deux, loin de mes frères et loin de mes amis. Nous vivrons donc en France la moitié de l’année, en nous établissant très près de vous, et, tant que cela vous sera possible, mes bien-aimés parents, mes frères, mon bon commandant, vous suivrez votre petite Marine lorsqu’elle habitera l’Angleterre.
—Pour moi, reprit Harry, j’espère que les parents d’adoption de ma chère Marine me considéreront comme leur troisième fils et aussi que M. Le Toullec ne refusera pas une place à notre foyer, et de la manière qui lui agréera le mieux. Chez nous, Marius, Mademoiselle et Pluton auront toujours leur droit de cité.
—Et Stop? s’écria Paul.
—Stop et vous resterez les enfants gâtés de tous,» répliqua lord Keith en riant.
Les nuages étaient dissipés. On pouvait songer au lendemain et à l’époque du mariage sans arrière-pensée triste. Ensuite s’adressant à M. de Résort, Harry ajouta:
«Quant aux droits de ma fiancée à un nom qu’elle quitterait en devenant ma femme, je suis de votre avis, amiral, et ne voudrais point exposer lady Keith à des procès ou à des discussions afin de prouver une chose qui cependant me paraît certaine d’après le papier découvert sur le corps de Thomy. D’ailleurs Juana d’Almeira désire s’appeler Marine comme par le passé.
—Oui, continua la jeune fille en passant un bras autour du cou de Mme de Résort, oui, ma mère bien-aimée, avec le nom de mon mari je n’en veux point d’autre, car vous avez nommé Marine l’enfant sauvée par vous, comblée par mon père, chérie par mes frères.
«N’ai-je pas raison de tenir à ce nom-là, commandant Le Toullec?
—Ah! oui, petite fée, vous avez toujours raison, mille millions de cent mille... Ah! mon Dieu, mes amis, ne me corrigerai-je donc jamais?»
TABLE DES MATIÈRES | |||
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Chapitre | Pages. | ||
— | Ier. | En carriole | 1 |
— | II. | Le domaine des Pins | 11 |
— | III. | L’appareillage du Neptune | 17 |
— | IV. | En perdition | 23 |
— | V. | Les naufragés | 33 |
— | VI. | Enquête infructueuse | 41 |
— | VII. | Marine et Thomy | 49 |
— | VIII. | Une bouée dans l’océan Pacifique et une nichée de martins-pêcheurs à la Hague | 55 |
— | IX. | Dix ans après | 69 |
— | X. | Vieilles connaissances et récits nouveaux | 75 |
— | XI. | La mort du vieux berger | 87 |
— | XII. | Campagne manquée.—Où l’on fait connaissance avec le commandant Le Toullec | 96 |
— | XIII. | A bord de la Coquette; bêtes et gens | 107 |
— | XIV. | Jacques de Langelle | 111 |
— | XV. | Double sauvetage | 121 |
— | XVI. | Où la Coquette navigue sur la lune | 129 |
— | XVII. | Une note malencontreuse | 139 |
— | XVIII. | Où le voile se lève sur le passé de Marine | 143 |
— | XIX. | Thomy à l’œuvre | 153 |
— | XX. | Une comédie, suivie d’un drame | 159 |
— | XXI. | Réconciliation | 169 |
— | XXII. | Comment se termina la navigation de la Coquette | 175 |
— | XXIII. | Le départ de l’escadre de l’Océan pour l’Orient | 187 |
— | XXIV. | Le choléra.—En Crimée | 193 |
— | XXV. | En reconnaissance.—Préliminaires de siège.—Attaque de Sébastopol | 211 |
— | XXVI. | La charge de Balaklava.—A l’ambulance | 227 |
— | XXVII. | Projets d’avenir et tempête | 237 |
— | XXVIII. | Où Marine prend une résolution énergique | 249 |
— | XXIX. | La mère et le fils | 259 |
— | XXX. | La mort d’un traître | 265 |
— | XXXI. | Les deux jambes du major Keith | 275 |
— | XXXII. | Propos de guerre et d’hymen | 285 |
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6674-96.—Corber., Imprimerie Crété.
Note de Transcription
Les mots mal orthographiés et les erreurs d’impression ont été corrigées. Lorsque plusieurs orthographes se produisent, l’utilisation de la majorité a été employé.
Ponctuation a été maintenue sauf si évidente erreurs d’impression se produisent.
Une couverture a été créée pour ce livre électronique et est placée dans le domaine public.
[Fin de L'épave mystérieuse par Claire-Julie de Nanteuil]