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Title: Les Justes
Date of first publication: 1950
Author: Albert Camus (1913-1960)
Date first posted: May 30, 2019
Date last updated: May 30, 2019
Faded Page eBook #20190562
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Albert Camus
Les Justes
Gallimard
© Éditions Gallimard,
1950, pour Les Justes.
Les Justes
PIÈCE EN CINQ ACTES
O love! O life! Not life but love in death.
ROMÉO ET JULIETTE
Acte IV, scène 5.
Les Justes ont été représentés pour la première fois le 15 décembre 1949, sur la scène du Théâtre-Hébertot (direction Jacques Hébertot), dans la mise en scène de Paul Œttly, le décor et les costumes étant de De Rosnay.
DISTRIBUTION | |
DORA DOULEBOV | Maria Casarès |
LA GRANDE-DUCHESSE | Michèle Lahaye |
IVAN KALIAYEV | Serge Reggiani |
STEPAN FEDOROV | Michel Bouquet |
BORIS ANNENKOV | Yves Brainville |
ALEXIS VOINOV | Jean Pommier |
SKOURATOV | Paul Œttly |
FOKA | Moncorbier |
LE GARDIEN | Louis Perdoux |
L’appartement des terroristes. Le matin.
Le rideau se lève dans le silence. Dora et Annenkov sont sur la scène, immobiles. On entend le timbre de l’entrée, une fois. Annenkov fait un geste pour arrêter Dora qui semble vouloir parler. Le timbre retentit deux fois, coup sur coup.
C’est lui.
Il sort. Dora attend, toujours immobile. Annenkov revient avec Stepan qu’il tient par les épaules.
C’est lui! Voilà Stepan.
DORA, elle va vers Stepan
et lui prend la main.
Quel bonheur, Stepan!
Bonjour, Dora.
DORA, elle le regarde.
Trois ans, déjà.
Oui, trois ans. Le jour où ils m’ont arrêté, j’allais vous rejoindre.
Nous t’attendions. Le temps passait et mon cœur se serrait de plus en plus. Nous n’osions plus nous regarder.
Il a fallu changer d’appartement, une fois de plus.
Je sais.
Et là-bas, Stepan?
Là-bas?
Le bagne?
On s’en évade.
Oui. Nous étions contents quand nous avons appris que tu avais pu gagner la Suisse.
La Suisse est un autre bagne, Boria.
Que dis-tu? Ils sont libres, au moins.
La liberté est un bagne aussi longtemps qu’un seul homme est asservi sur la terre. J’étais libre et je ne cessais de penser à la Russie et à ses esclaves.
Silence.
Je suis heureux, Stepan, que le parti t’ait envoyé ici.
Il le fallait. J’étouffais. Agir, agir enfin...
Il regarde Annenkov.
Nous le tuerons, n’est-ce pas?
J’en suis sûr.
Nous tuerons ce bourreau. Tu es le chef, Boria, et je t’obéirai.
Je n’ai pas besoin de ta promesse, Stepan. Nous sommes tous frères.
Il faut une discipline. J’ai compris cela au bagne. Le parti socialiste révolutionnaire a besoin d’une discipline. Disciplinés, nous tuerons le grand-duc et nous abattrons la tyrannie.
DORA, allant vers lui.
Assieds-toi, Stepan. Tu dois être fatigué, après ce long voyage.
Je ne suis jamais fatigué.
Silence. Dora va s’asseoir.
Tout est-il prêt, Boria?
ANNENKOV, changeant de ton.
Depuis un mois, deux des nôtres étudient les déplacements du grand-duc. Dora a réuni le matériel nécessaire.
La proclamation est-elle rédigée?
Oui. Toute la Russie saura que le grand-duc Serge a été exécuté à la bombe par le groupe de combat du parti socialiste révolutionnaire pour hâter la libération du peuple russe. La cour impériale apprendra aussi que nous sommes décidés à exercer la terreur jusqu’à ce que la terre soit rendue au peuple. Oui, Stepan, oui, tout est prêt! Le moment approche.
Que dois-je faire?
Pour commencer, tu aideras Dora. Schweitzer, que tu remplaces, travaillait avec elle.
Il a été tué?
Oui.
Comment?
Un accident.
Stepan regarde Dora. Dora détourne les yeux.
Ensuite?
Ensuite, nous verrons. Tu dois être prêt à nous remplacer, le cas échéant, et maintenir la liaison avec le Comité Central.
Qui sont nos camarades?
Tu as rencontré Voinov en Suisse. J’ai confiance en lui, malgré sa jeunesse. Tu ne connais pas Yanek.
Yanek?
Kaliayev. Nous l’appelons aussi le Poète.
Ce n’est pas un nom pour un terroriste.
ANNENKOV, riant.
Yanek pense le contraire. Il dit que la poésie est révolutionnaire.
La bombe seule est révolutionnaire. (Silence.) Dora, crois-tu que je saurai t’aider?
Oui. Il faut seulement prendre garde à ne pas briser le tube.
Et s’il se brise?
C’est ainsi que Schweitzer est mort. (Un temps.) Pourquoi souris-tu, Stepan?
Je souris?
Oui.
Cela m’arrive quelquefois. (Un temps. Stepan semble réfléchir.) Dora, une seule bombe suffirait-elle à faire sauter cette maison?
Une seule, non. Mais elle l’endommagerait.
Combien en faudrait-il pour faire sauter Moscou?
Tu es fou! Que veux-tu dire?
Rien.
On sonne une fois. Ils écoutent et attendent. On sonne deux fois. Annenkov passe dans l’antichambre et revient avec Voinov.
Stepan!
Bonjour.
Ils se serrent la main. Voinov va vers Dora et l’embrasse.
Tout s’est bien passé, Alexis?
Oui.
As-tu étudié le parcours du palais au théâtre?
Je puis maintenant le dessiner. Regarde. (Il dessine.) Des tournants, des voies rétrécies, des encombrements ... la voiture passera sous nos fenêtres.
Que signifient ces deux croix?
Une petite place où les chevaux ralentiront et le théâtre où ils s’arrêteront. À mon avis, ce sont les meilleurs endroits.
Donne!
Les mouchards?
VOINOV, hésitant.
Il y en a beaucoup.
Ils t’impressionnent?
Je ne suis pas à l’aise.
Personne n’est à l’aise devant eux. Ne te trouble pas.
Je ne crains rien. Je ne m’habitue pas à mentir, voilà tout.
Tout le monde ment. Bien mentir, voilà ce qu’il faut.
Ce n’est pas facile. Lorsque j’étais étudiant, mes camarades se moquaient de moi parce que je ne savais pas dissimuler. Je disais ce que je pensais. Finalement, on m’a renvoyé de l’Université.
Pourquoi?
Au cours d’histoire, le professeur m’a demandé comment Pierre le Grand avait édifié Saint-Pétersbourg.
Bonne question.
Avec le sang et le fouet, ai-je répondu. J’ai été chassé.
Ensuite...
J’ai compris qu’il ne suffisait pas de dénoncer l’injustice. Il fallait donner sa vie pour la combattre. Maintenant, je suis heureux.
Et pourtant, tu mens?
Je mens. Mais je ne mentirai plus le jour où je lancerai la bombe.
On sonne. Deux coups, puis un seul. Dora s’élance.
C’est Yanek.
Ce n’est pas le même signal.
Yanek s’est amusé à le changer. Il a son signal personnel.
Stepan hausse les épaules. On entend Dora parler dans l’antichambre. Entrent Dora et Kaliayev, se tenant par le bras, Kaliayev rit.
Yanek. Voici Stepan qui remplace Schweitzer.
Sois le bienvenu, frère.
Merci.
Dora et Kaliayev vont s’asseoir, face aux autres.
Yanek, es-tu sûr de reconnaître la calèche?
Oui, je l’ai vue deux fois, à loisir. Qu’elle paraisse à l’horizon et je la reconnaîtrai entre mille! J’ai noté tous les détails. Par exemple, un des verres de la lanterne gauche est ébréché.
Et les mouchards?
Des nuées. Mais nous sommes de vieux amis. Ils m’achètent des cigarettes. (Il rit.)
Pavel a-t-il confirmé le renseignement?
Le grand-duc ira cette semaine au théâtre. Dans un moment, Pavel connaîtra le jour exact et remettra un message au portier. (Il se tourne vers Dora et rit.) Nous avons de la chance, Dora.
DORA, le regardant.
Tu n’es plus colporteur? Te voilà grand seigneur à présent. Que tu es beau. Tu ne regrettes pas ta touloupe?
KALIAYEV, il rit.
C’est vrai, j’en étais très fier. (À Stepan et Annenkov.) J’ai passé deux mois à observer les colporteurs, plus d’un mois à m’exercer dans ma petite chambre. Mes collègues n’ont jamais eu de soupçons. «Un fameux gaillard, disaient-ils. Il vendrait même les chevaux du tsar.» Et ils essayaient de m’imiter à leur tour.
Naturellement, tu riais.
Tu sais bien que je ne peux m’en empêcher. Ce déguisement, cette nouvelle vie... Tout m’amusait.
Moi, je n’aime pas les déguisements. (Elle montre sa robe.) Et puis, cette défroque luxueuse! Boria aurait pu me trouver autre chose. Une actrice! Mon cœur est simple.
KALIAYEV, il rit.
Tu es si jolie, avec cette robe.
Jolie! Je serais contente de l’être. Mais il ne faut pas y penser.
Pourquoi? Tes yeux sont toujours tristes, Dora. Il faut être gaie, il faut être fière. La beauté existe, la joie existe! «Aux lieux tranquilles où mon cœur te souhaitait...
DORA, souriant.
Je respirais un éternel été...»
Oh! Dora, tu te souviens de ces vers. Tu souris? Comme je suis heureux...
STEPAN, le coupant.
Nous perdons notre temps. Boria, je suppose qu’il faut prévenir le portier?
Kaliayev le regarde avec étonnement.
Oui. Dora, veux-tu descendre? N’oublie pas le pourboire. Voinov t’aidera ensuite à rassembler le matériel dans la chambre.
Ils sortent chacun d’un côté. Stepan marche vers Annenkov d’un pas décidé.
Je veux lancer la bombe.
Non, Stepan. Les lanceurs ont déjà été désignés.
Je t’en prie. Tu sais ce que cela signifie pour moi.
Non. La règle est la règle. (Un silence.) Je ne la lance pas, moi, et je vais attendre ici. La règle est dure.
Qui lancera la première bombe?
Moi. Voinov lance la deuxième.
Toi?
Cela te surprend? Tu n’as donc pas confiance en moi!
Il faut de l’expérience.
De l’expérience? Tu sais très bien qu’on ne la lance jamais qu’une fois et qu’ensuite... Personne ne l’a jamais lancée deux fois.
Il faut une main ferme.
KALIAYEV, montrant sa main.
Regarde. Crois-tu qu’elle tremblera?
Stepan se détourne.
Elle ne tremblera pas. Quoi! J’aurais le tyran devant moi et j’hésiterais? Comment peux-tu le croire? Et si même mon bras tremblait, je sais un moyen de tuer le grand-duc à coup sûr.
Lequel?
Se jeter sous les pieds des chevaux.
Stepan hausse les épaules et va s’asseoir au fond.
Non, cela n’est pas nécessaire. Il faudra essayer de fuir. L’organisation a besoin de toi, tu dois te préserver.
J’obéirai, Boria! Quel honneur, quel honneur pour moi! Oh! j’en serai digne.
Stepan, tu seras dans la rue, pendant que Yanek et Alexis guetteront la calèche. Tu passeras régulièrement devant nos fenêtres et nous conviendrons d’un signal. Dora et moi attendrons ici le moment de lancer la proclamation. Si nous avons un peu de chance, le grand-duc sera abattu.
KALIAYEV, dans l’exaltation.
Oui, je l’abattrai! Quel bonheur si c’est un succès! Le grand-duc, ce n’est rien. Il faut frapper plus haut!
D’abord le grand-duc.
Et si c’est un échec, Boria? Vois-tu, il faudrait imiter les Japonais.
Que veux-tu dire?
Pendant la guerre, les Japonais ne se rendaient pas. Ils se suicidaient.
Non. Ne pense pas au suicide.
À quoi donc?
À la terreur, de nouveau.
STEPAN, parlant au fond.
Pour se suicider, il faut beaucoup s’aimer. Un vrai révolutionnaire ne peut pas s’aimer.
KALIAYEV, se retournant vivement.
Un vrai révolutionnaire? Pourquoi me traites-tu ainsi? Que t’ai-je fait?
Je n’aime pas ceux qui entrent dans la révolution parce qu’ils s’ennuient.
Stepan!
STEPAN, se levant et descendant vers eux.
Oui, je suis brutal. Mais pour moi, la haine n’est pas un jeu. Nous ne sommes pas là pour nous admirer. Nous sommes là pour réussir.
KALIAYEV, doucement.
Pourquoi m’offenses-tu? Qui t’a dit que je m’ennuyais?
Je ne sais pas. Tu changes les signaux, tu aimes à jouer le rôle de colporteur, tu dis des vers, tu veux te lancer sous les pieds des chevaux, et maintenant, le suicide... (Il le regarde.) Je n’ai pas confiance en toi.
KALIAYEV, se dominant.
Tu ne me connais pas, frère. J’aime la vie. Je ne m’ennuie pas. Je suis entré dans la révolution parce que j’aime la vie.
Je n’aime pas la vie, mais la justice qui est au-dessus de la vie.
KALIAYEV, avec un effort visible.
Chacun sert la justice comme il peut. Il faut accepter que nous soyons différents. Il faut nous aimer, si nous le pouvons.
Nous ne le pouvons pas.
KALIAYEV, éclatant.
Que fais-tu donc parmi nous?
Je suis venu pour tuer un homme, non pour l’aimer ni pour saluer sa différence.
KALIAYEV, violemment.
Tu ne le tueras pas seul ni au nom de rien. Tu le tueras avec nous et au nom du peuple russe. Voilà ta justification.
STEPAN, même jeu.
Je n’en ai pas besoin. J’ai été justifié en une nuit, et pour toujours, il y a trois ans, au bagne. Et je ne supporterai pas...
Assez! Êtes-vous donc fous? Vous souvenez-vous de qui nous sommes? Des frères, confondus les uns aux autres, tournés vers l’exécution des tyrans, pour la libération du pays! Nous tuons ensemble, et rien ne peut nous séparer. (Silence. Il les regarde.) Viens, Stepan, nous devons convenir des signaux...
Stepan sort.
ANNENKOV, à Kaliayev.
Ce n’est rien. Stepan a souffert. Je lui parlerai.
KALIAYEV, très pâle.
Il m’a offensé, Boria.
Entre Dora.
DORA, apercevant Kaliayev.
Qu’y a-t-il?
Rien.
Il sort.
DORA, à Kaliayev.
Qu’y a-t-il?
Nous nous sommes heurtés, déjà. Il ne m’aime pas.
Dora va s’asseoir, en silence. Un temps.
Je crois qu’il n’aime personne. Quand tout sera fini, il sera plus heureux. Ne sois pas triste.
Je suis triste. J’ai besoin d’être aimé de vous tous. J’ai tout quitté pour l’Organisation. Comment supporter que mes frères se détournent de moi? Quelquefois, j’ai l’impression qu’ils ne me comprennent pas. Est-ce ma faute? Je suis maladroit, je le sais...
Ils t’aiment et te comprennent. Stepan est différent.
Non. Je sais ce qu’il pense. Schweitzer le disait déjà: «Trop extraordinaire pour être révolutionnaire.» Je voudrais leur expliquer que je ne suis pas extraordinaire. Ils me trouvent un peu fou, trop spontané. Pourtant, je crois comme eux à l’idée. Comme eux, je veux me sacrifier. Moi aussi, je puis être adroit, taciturne, dissimulé, efficace. Seulement, la vie continue de me paraître merveilleuse. J’aime la beauté, le bonheur! C’est pour cela que je hais le despotisme. Comment leur expliquer? La révolution, bien sûr! Mais la révolution pour la vie, pour donner une chance à la vie, tu comprends?
DORA, avec élan.
Oui... (Plus bas, après un silence.) Et pourtant, nous allons donner la mort.
Qui, nous? Ah, tu veux dire... Ce n’est pas la même chose. Oh non! ce n’est pas la même chose. Et puis, nous tuons pour bâtir un monde où plus jamais personne ne tuera! Nous acceptons d’être criminels pour que la terre se couvre enfin d’innocents.
Et si cela n’était pas?
Tais-toi, tu sais bien que c’est impossible. Stepan aurait raison alors. Et il faudrait cracher à la figure de la beauté.
Je suis plus vieille que toi dans l’Organisation. Je sais que rien n’est simple. Mais tu as la foi... Nous avons tous besoin de toi.
La foi? Non. Un seul l’avait.
Tu as la force de l’âme. Et tu écarteras tout pour aller jusqu’au bout. Pourquoi as-tu demandé à lancer la première bombe?
Peut-on parler de l’action terroriste sans y prendre part?
Non.
Il faut être au premier rang.
DORA, qui semble réfléchir.
Oui. Il y a le premier rang et il y a le dernier moment. Nous devons y penser. Là est le courage, l’exaltation dont nous avons besoin... dont tu as besoin.
Depuis un an, je ne pense à rien d’autre. C’est pour ce moment que j’ai vécu jusqu’ici. Et je sais maintenant que je voudrais périr sur place, à côté du grand-duc. Perdre mon sang jusqu’à la dernière goutte, ou bien brûler d’un seul coup, dans la flamme de l’explosion, et ne rien laisser derrière moi. Comprends-tu pourquoi j’ai demandé à lancer la bombe? Mourir pour l’idée, c’est la seule façon d’être à la hauteur de l’idée. C’est la justification.
Moi aussi, je désire cette mort-là.
Oui, c’est un bonheur qu’on peut envier. La nuit, je me retourne parfois sur ma paillasse de colporteur. Une pensée me tourmente: ils ont fait de nous des assassins. Mais je pense en même temps que je vais mourir, et alors mon cœur s’apaise. Je souris, vois-tu, et je me rendors comme un enfant.
C’est bien ainsi, Yanek. Tuer et mourir. Mais, à mon avis, il est un bonheur encore plus grand. (Un temps. Kaliayev la regarde. Elle baisse les yeux.) L’échafaud.
KALIAYEV, avec fièvre.
J’y ai pensé. Mourir au moment de l’attentat laisse quelque chose d’inachevé. Entre l’attentat et l’échafaud, au contraire, il y a toute une éternité, la seule peut-être, pour l’homme.
lui prenant les mains.
C’est la pensée qui doit t’aider. Nous payons plus que nous ne devons.
Que veux-tu dire?
Nous sommes obligés de tuer, n’est-ce pas? Nous sacrifions délibérément une vie et une seule?
Oui.
Mais aller vers l’attentat et puis vers l’échafaud, c’est donner deux fois sa vie. Nous payons plus que nous ne devons.
Oui, c’est mourir deux fois. Merci, Dora. Personne ne peut rien nous reprocher. Maintenant, je suis sûr de moi.
Silence.
Qu’as-tu, Dora? Tu ne dis rien?
Je voudrais encore t’aider. Seulement...
Seulement?
Non, je suis folle.
Tu te méfies de moi?
Oh non, mon chéri, je me méfie de moi. Depuis la mort de Schweitzer, j’ai parfois de singulières idées. Et puis, ce n’est pas à moi de te dire ce qui sera difficile.
J’aime ce qui est difficile. Si tu m’estimes, parle.
DORA, le regardant.
Je sais. Tu es courageux. C’est cela qui m’inquiète. Tu ris, tu t’exaltes, tu marches au sacrifice, plein de ferveur. Mais dans quelques heures, il faudra sortir de ce rêve, et agir. Peut-être vaut-il mieux en parler à l’avance... pour éviter une surprise, une défaillance...
Je n’aurai pas de défaillance. Dis ce que tu penses.
Eh bien, l’attentat, l’échafaud, mourir deux fois, c’est le plus facile. Ton cœur y suffira. Mais le premier rang... (Elle se tait, le regarde et semble hésiter.) Au premier rang, tu vas le voir...
Qui?
Le grand-duc.
Une seconde, à peine.
Une seconde où tu le regarderas! Oh! Yanek, il faut que tu saches, il faut que tu sois prévenu! Un homme est un homme. Le grand-duc a peut-être des yeux compatissants. Tu le verras se gratter l’oreille ou sourire joyeusement. Qui sait, il portera peut-être une petite coupure de rasoir. Et s’il te regarde à ce moment-là...
Ce n’est pas lui que je tue. Je tue le despotisme.
Bien sûr, bien sûr. Il faut tuer le despotisme. Je préparerai la bombe et en scellant le tube, tu sais, au moment le plus difficile, quand les nerfs se tendent, j’aurai cependant un étrange bonheur dans le cœur. Mais je ne connais pas le grand-duc et ce serait moins facile si, pendant ce temps, il était assis devant moi. Toi, tu vas le voir de près. De très près...
KALIAYEV, avec violence.
Je ne le verrai pas.
Pourquoi? Fermeras-tu les yeux?
Non. Mais Dieu aidant, la haine me viendra au bon moment, et m’aveuglera.
On sonne. Un seul coup. Ils s’immobilisent. Entrent Stepan et Voinov.
Voix dans l’antichambre. Entre Annenkov.
C’est le portier. Le grand-duc ira au théâtre demain. (Il les regarde.) Il faut que tout soit prêt, Dora.
DORA, d’une voix sourde.
Oui. (Elle sort lentement.)
se tournant vers Stepan.
Je le tuerai. Avec joie!
RIDEAU
Le lendemain soir. Même lieu.
Annenkov est à la fenêtre. Dora près de la table.
Ils sont en place. Stepan a allumé sa cigarette.
À quelle heure le grand-duc doit-il passer?
D’un moment à l’autre. Écoute. N’est-ce pas une calèche? Non.
Assieds-toi. Sois patient.
Et les bombes?
Assieds-toi. Nous ne pouvons plus rien faire.
Si. Les envier.
Ta place est ici. Tu es le chef.
Je suis le chef. Mais Yanek vaut mieux que moi et c’est lui qui, peut-être...
Le risque est le même pour tous. Celui qui lance et celui qui ne lance pas.
Le risque est finalement le même. Mais pour le moment, Yanek et Alexis sont sur la ligne de feu. Je sais que je ne dois pas être avec eux. Quelquefois, pourtant, j’ai peur de consentir trop facilement à mon rôle. C’est commode, après tout, d’être forcé de ne pas lancer la bombe.
Et quand cela serait? L’essentiel est que tu fasses ce qu’il faut, et jusqu’au bout.
Comme tu es calme!
Je ne suis pas calme: j’ai peur. Voilà trois ans que je suis avec vous, deux ans que je fabrique les bombes. J’ai tout exécuté et je crois que je n’ai rien oublié.
Bien sûr, Dora.
Eh bien, voilà trois ans que j’ai peur, de cette peur qui vous quitte à peine avec le sommeil, et qu’on retrouve toute fraîche au matin. Alors il a fallu que je m’habitue. J’ai appris à être calme au moment où j’ai le plus peur. Il n’y a pas de quoi être fière.
Sois fière, au contraire. Moi, je n’ai rien dominé. Sais-tu que je regrette les jours d’autrefois, la vie brillante, les femmes... Oui, j’aimais les femmes, le vin, ces nuits qui n’en finissaient pas.
Je m’en doutais, Boria. C’est pourquoi je t’aime tant. Ton cœur n’est pas mort. Même s’il désire encore le plaisir, cela vaut mieux que cet affreux silence qui s’installe, parfois, à la place même du cri.
Que dis-tu là? Toi? Ce n’est pas possible?
Écoute.
Dora se dresse brusquement. Un bruit de calèche, puis le silence.
Non. Ce n’est pas lui. Mon cœur bat. Tu vois, je n’ai encore rien appris.
ANNENKOV, il va à la fenêtre.
Attention. Stepan fait un signe. C’est lui.
On entend en effet un roulement lointain de calèche, qui se rapproche de plus en plus, passe sous les fenêtres et commence à s’éloigner. Long silence.
Dans quelques secondes...
Ils écoutent.
Comme c’est long.
Dora fait un geste. Long silence. On entend des cloches, au loin.
Ce n’est pas possible. Yanek aurait déjà lancé sa bombe... la calèche doit être arrivée au théâtre. Et Alexis? Regarde! Stepan revient sur ses pas et court vers le théâtre.
DORA, se jetant sur lui.
Yanek est arrêté. Il est arrêté, c’est sûr. Il faut faire quelque chose.
Attends. (Il écoute.) Non. C’est fini.
Comment est-ce arrivé? Yanek, arrêté sans avoir rien fait! Il était prêt à tout, je le sais. Il voulait la prison, et le procès. Mais après avoir tué le grand-duc! Pas ainsi, non, pas ainsi!
ANNENKOV, regardant au dehors.
Voinov! Vite!
Dora va ouvrir.
Entre Voinov, le visage décomposé.
Alexis, vite, parle.
Je ne sais rien. J’attendais la première bombe. J’ai vu la voiture prendre le tournant et rien ne s’est passé. J’ai perdu la tête. J’ai cru qu’au dernier moment, tu avais changé nos plans, j’ai hésité. Et puis, j’ai couru jusqu’ici...
Et Yanek?
Je ne l’ai pas vu.
Il est arrêté.
ANNENKOV, regardant toujours dehors.
Le voilà!
Même jeu de scène. Entre Kaliayev, le visage couvert de larmes.
KALIAYEV, dans l’égarement.
Frères, pardonnez-moi. Je n’ai pas pu.
Dora va vers lui et lui prend la main.
Ce n’est rien.
Que s’est-il passé?
DORA, à Kaliayev.
Ce n’est rien. Quelquefois, au dernier moment, tout s’écroule.
Mais ce n’est pas possible.
Laisse-le. Tu n’es pas le seul, Yanek. Schweitzer, non plus, la première fois, n’a pas pu.
Yanek, tu as eu peur?
KALIAYEV, sursautant.
Peur, non. Tu n’as pas le droit!
On frappe le signal convenu. Voinov sort sur un signe d’Annenkov. Kaliayev est prostré. Silence. Entre Stepan.
Alors?
Il y avait des enfants dans la calèche du grand-duc.
Des enfants?
Oui. Le neveu et la nièce du grand-duc.
Le grand-duc devait être seul, selon Orlov.
Il y avait aussi la grande-duchesse. Cela faisait trop de monde, je suppose, pour notre poète. Par bonheur, les mouchards n’ont rien vu.
Annenkov parle à voix basse à Stepan. Tous regardent Kaliayev qui lève les yeux vers Stepan.
KALIAYEV, égaré.
Je ne pouvais pas prévoir... Des enfants, des enfants surtout. As-tu regardé des enfants? Ce regard grave qu’ils ont parfois... Je n’ai jamais pu soutenir ce regard... Une seconde auparavant, pourtant, dans l’ombre, au coin de la petite place, j’étais heureux. Quand les lanternes de la calèche ont commencé à briller au loin, mon cœur s’est mis à battre de joie, je te le jure. Il battait de plus en plus fort à mesure que le roulement de la calèche grandissait. Il faisait tant de bruit en moi. J’avais envie de bondir. Je crois que je riais. Et je disais «oui, oui»... Tu comprends?
Il quitte Stepan du regard et reprend son attitude affaissée.
J’ai couru vers elle. C’est à ce moment que je les ai vus. Ils ne riaient pas, eux. Ils se tenaient tout droits et regardaient dans le vide. Comme ils avaient l’air triste! Perdus dans leurs habits de parade, les mains sur les cuisses, le buste raide de chaque côté de la portière! Je n’ai pas vu la grande-duchesse. Je n’ai vu qu’eux. S’ils m’avaient regardé, je crois que j’aurais lancé la bombe. Pour éteindre au moins ce regard triste. Mais ils regardaient toujours devant eux.
Il lève les yeux vers les autres. Silence. Plus bas encore.
Alors, je ne sais pas ce qui s’est passé. Mon bras est devenu faible. Mes jambes tremblaient. Une seconde après, il était trop tard. (Silence. Il regarde à terre.) Dora, ai-je rêvé, il m’a semblé que les cloches sonnaient à ce moment-là?
Non, Yanek, tu n’as pas rêvé.
Elle pose la main sur son bras. Kaliayev relève la tête et les voit tous tournés vers lui. Il se lève.
Regardez-moi, frères, regarde-moi, Boria, je ne suis pas un lâche, je n’ai pas reculé. Je ne les attendais pas. Tout s’est passé trop vite. Ces deux petits visages sérieux et dans ma main, ce poids terrible. C’est sur eux qu’il fallait le lancer. Ainsi. Tout droit. Oh, non! je n’ai pas pu.
Il tourne son regard de l’un à l’autre.
Autrefois, quand je conduisais la voiture, chez nous, en Ukraine, j’allais comme le vent, je n’avais peur de rien. De rien au monde, sinon de renverser un enfant. J’imaginais le choc, cette tête frêle frappant la route, à la volée...
Il se tait.
Aidez-moi...
Silence.
Je voulais me tuer. Je suis revenu parce que je pensais que je vous devais des comptes, que vous étiez mes seuls juges, que vous me diriez si j’avais tort ou raison, que vous ne pouviez pas vous tromper. Mais vous ne dites rien.
Dora se rapproche de lui, à le toucher. Il les regarde, et, d’une voix morne:
Voilà ce que je propose. Si vous décidez qu’il faut tuer ces enfants, j’attendrai la sortie du théâtre et je lancerai seul la bombe sur la calèche. Je sais que je ne manquerai pas mon but. Décidez seulement, j’obéirai à l’Organisation.
L’Organisation t’avait commandé de tuer le grand-duc.
C’est vrai. Mais elle ne m’avait pas demandé d’assassiner des enfants.
Yanek a raison. Ceci n’était pas prévu.
Il devait obéir.
Je suis le responsable. Il fallait que tout fût prévu et que personne ne pût hésiter sur ce qu’il y avait à faire. Il faut seulement décider si nous laissons échapper définitivement cette occasion ou si nous ordonnons à Yanek d’attendre la sortie du théâtre. Alexis?
Je ne sais pas. Je crois que j’aurais fait comme Yanek. Mais je ne suis pas sûr de moi. (Plus bas.) Mes mains tremblent.
Dora?
DORA, avec violence.
J’aurais reculé, comme Yanek. Puis-je conseiller aux autres ce que moi-même je ne pourrais pas faire?
Est-ce que vous vous rendez compte de ce que signifie cette décision? Deux mois de filatures, de terribles dangers courus et évités, deux mois perdus à jamais. Egor arrêté pour rien. Rikov pendu pour rien. Et il faudrait recommencer? Encore de longues semaines de veilles et de ruses, de tension incessante, avant de retrouver l’occasion propice? Êtes-vous fous?
Dans deux jours, le grand-duc retournera au théâtre, tu le sais bien.
Deux jours où nous risquons d’être pris, tu l’as dit toi-même.
Je pars.
Attends! (À Stepan.) Pourrais-tu, toi, Stepan, les yeux ouverts, tirer à bout portant sur un enfant?
Je le pourrais si l’Organisation le commandait.
Pourquoi fermes-tu les yeux?
Moi? J’ai fermé les yeux?
Oui.
Alors, c’était pour mieux imaginer la scène et répondre en connaissance de cause.
Ouvre les yeux et comprends que l’Organisation perdrait ses pouvoirs et son influence si elle tolérait, un seul moment, que des enfants fussent broyés par nos bombes.
Je n’ai pas assez de cœur pour ces niaiseries. Quand nous nous déciderons à oublier les enfants, ce jour-là, nous serons les maîtres du monde et la révolution triomphera.
Ce jour-là, la révolution sera haïe de l’humanité entière.
Qu’importe si nous l’aimons assez fort pour l’imposer à l’humanité entière et la sauver d’elle-même et de son esclavage.
Et si l’humanité entière rejette la révolution? Et si le peuple entier, pour qui tu luttes, refuse que ses enfants soient tués? Faudra-t-il le frapper aussi?
Oui, s’il le faut, et jusqu’à ce qu’il comprenne. Moi aussi, j’aime le peuple.
L’amour n’a pas ce visage.
Qui le dit?
Moi, Dora.
Tu es une femme et tu as une idée malheureuse de l’amour.
DORA, avec violence.
Mais j’ai une idée juste de ce qu’est la honte.
J’ai eu honte de moi-même, une seule fois, et par la faute des autres. Quand on m’a donné le fouet. Car on m’a donné le fouet. Le fouet, savez-vous ce qu’il est? Véra était près de moi et elle s’est suicidée par protestation. Moi, j’ai vécu. De quoi aurais-je honte, maintenant?
Stepan, tout le monde ici t’aime et te respecte. Mais quelles que soient tes raisons, je ne puis te laisser dire que tout est permis. Des centaines de nos frères sont morts pour qu’on sache que tout n’est pas permis.
Rien n’est défendu de ce qui peut servir notre cause.
ANNENKOV, avec colère.
Est-il permis de rentrer dans la police et de jouer sur deux tableaux, comme le proposait Evno? Le ferais-tu?
Oui, s’il le fallait.
ANNENKOV, se levant.
Stepan, nous oublierons ce que tu viens de dire, en considération de ce que tu as fait pour nous et avec nous. Souviens-toi seulement de ceci. Il s’agit de savoir si, tout à l’heure, nous lancerons des bombes contre ces deux enfants.
Des enfants! Vous n’avez que ce mot à la bouche. Ne comprenez-vous donc rien? Parce que Yanek n’a pas tué ces deux-là, des milliers d’enfants russes mourront de faim pendant des années encore. Avez-vous vu des enfants mourir de faim? Moi, oui. Et la mort par la bombe est un enchantement à côté de cette mort-là. Mais Yanek ne les a pas vus. Il n’a vu que les deux chiens savants du grand-duc. N’êtes-vous donc pas des hommes? Vivez-vous dans le seul instant? Alors choisissez la charité et guérissez seulement le mal de chaque jour, non la révolution qui veut guérir tous les maux, présents et à venir.
Yanek accepte de tuer le grand-duc puisque sa mort peut avancer le temps où les enfants russes ne mourront plus de faim. Cela déjà n’est pas facile. Mais la mort des neveux du grand-duc n’empêchera aucun enfant de mourir de faim. Même dans la destruction, il y a un ordre, il y a des limites.
STEPAN, violemment.
Il n’y a pas de limites. La vérité est que vous ne croyez pas à la révolution. (Tous se lèvent, sauf Yanek.) Vous n’y croyez pas. Si vous y croyiez totalement, complètement, si vous étiez sûrs que par nos sacrifices et nos victoires, nous arriverons à bâtir une Russie libérée du despotisme, une terre de liberté qui finira par recouvrir le monde entier, si vous ne doutiez pas qu’alors, l’homme, libéré de ses maîtres et de ses préjugés, lèvera vers le ciel la face des vrais dieux, que pèserait la mort de deux enfants? Vous vous reconnaîtriez tous les droits, tous, vous m’entendez. Et si cette mort vous arrête, c’est que vous n’êtes pas sûrs d’être dans votre droit. Vous ne croyez pas à la révolution.
Silence. Kaliayev se lève.
Stepan, j’ai honte de moi et pourtant je ne te laisserai pas continuer. J’ai accepté de tuer pour renverser le despotisme. Mais derrière ce que tu dis, je vois s’annoncer un despotisme qui, s’il s’installe jamais, fera de moi un assassin alors que j’essaie d’être un justicier.
Qu’importe que tu ne sois pas un justicier, si justice est faite, même par des assassins. Toi et moi, ne sommes rien.
Nous sommes quelque chose et tu le sais bien puisque c’est au nom de ton orgueil que tu parles encore aujourd’hui.
Mon orgueil ne regarde que moi. Mais l’orgueil des hommes, leur révolte, l’injustice où ils vivent, cela, c’est notre affaire à tous.
Les hommes ne vivent pas que de justice.
Quand on leur vole le pain, de quoi vivraient-ils donc, sinon de justice?
De justice et d’innocence.
L’innocence? Je la connais peut-être. Mais j’ai choisi de l’ignorer et de la faire ignorer à des milliers d’hommes pour qu’elle prenne un jour un sens plus grand.
Il faut être bien sûr que ce jour arrive pour nier tout ce qui fait qu’un homme consente à vivre.
J’en suis sûr.
Tu ne peux pas l’être. Pour savoir qui, de toi ou de moi, a raison, il faudra peut-être le sacrifice de trois générations, plusieurs guerres, de terribles révolutions. Quand cette pluie de sang aura séché sur la terre, toi et moi serons mêlés depuis longtemps à la poussière.
D’autres viendront alors, et je les salue comme mes frères.
KALIAYEV, criant.
D’autres... Oui! Mais moi, j’aime ceux qui vivent aujourd’hui sur la même terre que moi, et c’est eux que je salue. C’est pour eux que je lutte et que je consens à mourir. Et pour une cité lointaine, dont je ne suis pas sûr, je n’irai pas frapper le visage de mes frères. Je n’irai pas ajouter à l’injustice vivante pour une justice morte. (Plus bas, mais fermement.) Frères, je veux vous parler franchement et vous dire au moins ceci que pourrait dire le plus simple de nos paysans: tuer des enfants est contraire à l’honneur. Et, si un jour, moi vivant, la révolution devait se séparer de l’honneur, je m’en détournerais. Si vous le décidez, j’irai tout à l’heure à la sortie du théâtre, mais je me jetterai sous les chevaux.
L’honneur est un luxe réservé à ceux qui ont des calèches.
Non. Il est la dernière richesse du pauvre. Tu le sais bien et tu sais aussi qu’il y a un honneur dans la révolution. C’est celui pour lequel nous acceptons de mourir. C’est celui qui t’a dressé un jour sous le fouet, Stepan, et qui te fait parler encore aujourd’hui.
STEPAN, dans un cri.
Tais-toi. Je te défends de parler de cela.
KALIAYEV, emporté.
Pourquoi me tairais-je? Je t’ai laissé dire que je ne croyais pas à la révolution. C’était me dire que j’étais capable de tuer le grand-duc pour rien, que j’étais un assassin. Je te l’ai laissé dire et je ne t’ai pas frappé.
Yanek!
C’est tuer pour rien, parfois, que de ne pas tuer assez.
Stepan, personne ici n’est de ton avis. La décision est prise.
Je m’incline donc. Mais je répéterai que la terreur ne convient pas aux délicats. Nous sommes des meurtriers et nous avons choisi de l’être.
KALIAYEV, hors de lui.
Non. J’ai choisi de mourir pour que le meurtre ne triomphe pas. J’ai choisi d’être innocent.
Yanek et Stepan, assez! L’Organisation décide que le meurtre de ces enfants est inutile. Il faut reprendre la filature. Nous devons être prêts à recommencer dans deux jours.
Et si les enfants sont encore là?
Nous attendrons une nouvelle occasion.
Et si la grande-duchesse accompagne le grand-duc?
Je ne l’épargnerai pas.
Écoutez.
Un bruit de calèche. Kaliayev se dirige irrésistiblement vers la fenêtre. Les autres attendent. La calèche se rapproche, passe sous les fenêtres et disparaît.
VOINOV, regardant Dora, qui vient vers lui.
Recommencer, Dora...
STEPAN, avec mépris.
Oui, Alexis, recommencer... Mais il faut bien faire quelque chose pour l’honneur!
RIDEAU
Même lieu, même heure, deux jours après
Que fait Voinov? Il devrait être là.
Il a besoin de dormir. Et nous avons encore une demi-heure devant nous.
Je puis aller aux nouvelles.
Non. Il faut limiter les risques.
Silence.
Yanek, pourquoi ne dis-tu rien?
Je n’ai rien à dire. Ne t’inquiète pas.
On sonne.
Le voilà.
Entre Voinov.
As-tu dormi?
Un peu, oui.
As-tu dormi la nuit entière?
Non.
Il le fallait. Il y a des moyens.
J’ai essayé. J’étais trop fatigué.
Tes mains tremblent.
Non.
Tous le regardent.
Qu’avez-vous à me regarder? Ne peut-on être fatigué?
On peut être fatigué. Nous pensons à toi.
VOINOV, avec une violence soudaine.
Il fallait y penser avant-hier. Si la bombe avait été lancée, il y a deux jours, nous ne serions plus fatigués.
Pardonne-moi, Alexis. J’ai rendu les choses plus difficiles.
VOINOV, plus bas.
Qui dit cela? Pourquoi plus difficiles? Je suis fatigué, voilà tout.
Tout ira vite, maintenant. Dans une heure, ce sera fini.
Oui, ce sera fini. Dans une heure...
Il regarde autour de lui. Dora va vers lui et lui prend la main. Il abandonne sa main, puis l’arrache avec violence.
Boria, je voudrais te parler.
En particulier?
En particulier.
Ils se regardent. Kaliayev, Dora et Stepan sortent.
Qu’y a-t-il?
Voinov se tait.
Dis-le-moi, je t’en prie.
J’ai honte, Boria.
Silence.
J’ai honte. Je dois te dire la vérité.
Tu ne veux pas lancer la bombe?
Je ne pourrai pas la lancer.
As-tu peur? N’est-ce que cela? Il n’y a pas de honte.
J’ai peur et j’ai honte d’avoir peur.
Mais avant-hier, tu étais joyeux et fort. Lorsque tu es parti, tes yeux brillaient.
J’ai toujours eu peur. Avant-hier, j’avais rassemblé mon courage, voilà tout. Lorsque j’ai entendu la calèche rouler au loin, je me suis dit: «Allons! Plus qu’une minute.» Je serrais les dents. Tous mes muscles étaient tendus. J’allais lancer la bombe avec autant de violence que si elle devait tuer le grand-duc sous le choc. J’attendais la première explosion pour faire éclater toute cette force accumulée en moi. Et puis, rien. La calèche est arrivée sur moi. Comme elle roulait vite! Elle m’a dépassé. J’ai compris alors que Yanek n’avait pas lancé la bombe. À ce moment, un froid terrible m’a saisi. Et tout d’un coup, je me suis senti faible comme un enfant.
Ce n’était rien, Alexis. La vie reflue ensuite.
Depuis deux jours, la vie n’est pas revenue. Je t’ai menti tout à l’heure, je n’ai pas dormi cette nuit. Mon cœur battait trop fort. Oh! Boria, je suis désespéré.
Tu ne dois pas l’être. Nous avons tous été comme toi. Tu ne lanceras pas la bombe. Un mois de repos en Finlande, et tu reviendras parmi nous.
Non. C’est autre chose. Si je ne lance pas la bombe maintenant, je ne la lancerai jamais.
Quoi donc?
Je ne suis pas fait pour la terreur. Je le sais maintenant. Il vaut mieux que je vous quitte. Je militerai dans les comités, à la propagande.
Les risques sont les mêmes.
Oui, mais on peut agir en fermant les yeux. On ne sait rien.
Que veux-tu dire?
VOINOV, avec fièvre.
On ne sait rien. C’est facile d’avoir des réunions, de discuter la situation et de transmettre ensuite l’ordre d’exécution. On risque sa vie, bien sûr, mais à tâtons, sans rien voir. Tandis que se tenir debout, quand le soir tombe sur la ville, au milieu de la foule de ceux qui pressent le pas pour trouver la soupe brûlante, des enfants, la chaleur d’une femme, se tenir debout et muet, avec le poids de la bombe au bout du bras, et savoir que dans trois minutes, dans deux minutes, dans quelques secondes, on s’élancera au-devant d’une calèche étincelante, voilà la terreur. Et je sais maintenant que je ne pourrai recommencer sans me sentir vidé de mon sang. Oui, j’ai honte. J’ai visé trop haut. Il faut que je travaille à ma place. Une toute petite place. La seule dont je sois digne.
Il n’y a pas de petite place. La prison et la potence sont toujours au bout.
Mais on ne les voit pas comme on voit celui qu’on va tuer. Il faut les imaginer. Par chance, je n’ai pas d’imagination. (Il rit nerveusement.) Je ne suis jamais arrivé à croire réellement à la police secrète. Bizarre, pour un terroriste, hein? Au premier coup de pied dans le ventre, j’y croirai. Pas avant.
Et une fois en prison? En prison, on sait et on voit. Il n’y a plus d’oubli.
En prison, il n’y a pas de décision à prendre. Oui, c’est cela, ne plus prendre de décision! N’avoir plus à se dire: «Allons, c’est à toi, il faut que, toi, tu décides de la seconde où tu vas t’élancer.» Je suis sûr maintenant que si je suis arrêté, je n’essaierai pas de m’évader. Pour s’évader, il faut encore de l’invention, il faut prendre l’initiative. Si on ne s’évade pas, ce sont les autres qui gardent l’initiative. Ils ont tout le travail.
Ils travaillent à vous pendre, quelquefois.
VOINOV, avec désespoir.
Quelquefois. Mais il me sera moins difficile de mourir que de porter ma vie et celle d’un autre à bout de bras et de décider du moment où je précipiterai ces deux vies dans les flammes. Non, Boria, la seule façon que j’aie de me racheter, c’est d’accepter ce que je suis.
Annenkov se tait.
Même les lâches peuvent servir la révolution. Il suffit de trouver leur place.
Alors, nous sommes tous des lâches. Mais nous n’avons pas toujours l’occasion de le vérifier. Tu feras ce que tu voudras.
Je préfère partir tout de suite. Il me semble que je ne pourrais pas les regarder en face. Mais tu leur parleras.
Je leur parlerai.
Il avance vers lui.
Dis à Yanek que ce n’est pas de sa faute. Et que je l’aime, comme je vous aime tous.
Silence. Annenkov l’embrasse.
Adieu, frère. Tout finira. La Russie sera heureuse.
VOINOV, s’enfuyant.
Oh oui. Qu’elle soit heureuse! Qu’elle soit heureuse!
Annenkov va à la porte.
Venez.
Tous entrent avec Dora.
Qu’y a-t-il?
Voinov ne lancera pas la bombe. Il est épuisé. Ce ne serait pas sûr.
C’est de ma faute, n’est-ce pas, Boria?
Il te fait dire qu’il t’aime.
Le reverrons-nous?
Peut-être. En attendant, il nous quitte.
Pourquoi?
Il sera plus utile dans les Comités.
L’a-t-il demandé? Il a donc peur?
Non. J’ai décidé de tout.
À une heure de l’attentat, tu nous prives d’un homme?
À une heure de l’attentat, il m’a fallu décider seul. Il est trop tard pour discuter. Je prendrai la place de Voinov.
Ceci me revient de droit.
KALIAYEV, à Annenkov.
Tu es le chef. Ton devoir est de rester ici.
Un chef a quelquefois le devoir d’être lâche. Mais à condition qu’il éprouve sa fermeté, à l’occasion. Ma décision est prise, Stepan, tu me remplaceras pendant le temps qu’il faudra. Viens, tu dois connaître les instructions.
Ils sortent. Kaliayev va s’asseoir. Dora va vers lui et tend une main. Mais elle se ravise.
Ce n’est pas de ta faute.
Je lui ai fait du mal, beaucoup de mal. Sais-tu ce qu’il me disait l’autre jour?
Il répétait sans cesse qu’il était heureux.
Oui, mais il m’a dit qu’il n’y avait pas de bonheur pour lui, hors de notre communauté. «Il y a nous, disait-il, l’Organisation. Et puis, il n’y a rien. C’est une chevalerie.» Quelle pitié, Dora!
Il reviendra.
Non. J’imagine ce que je ressentirais à sa place. Je serais désespéré.
Et maintenant, ne l’es-tu pas?
KALIAYEV, avec tristesse.
Maintenant? Je suis avec vous et je suis heureux comme il l’était.
DORA, lentement.
C’est un grand bonheur.
C’est un bien grand bonheur. Ne penses-tu pas comme moi?
Je pense comme toi. Alors pourquoi es-tu triste? Il y a deux jours ton visage resplendissait. Tu semblais marcher vers une grande fête. Aujourd’hui...
dans une grande agitation.
Aujourd’hui, je sais ce que je ne savais pas. Tu avais raison, ce n’est pas si simple. Je croyais que c’était facile de tuer, que l’idée suffisait, et le courage. Mais je ne suis pas si grand et je sais maintenant qu’il n’y a pas de bonheur dans la haine. Tout ce mal, tout ce mal, en moi et chez les autres. Le meurtre, la lâcheté, l’injustice... Oh! il faut, il faut que je le tue... Mais j’irai jusqu’au bout! Plus loin que la haine!
Plus loin? Il n’y a rien.
Il y a l’amour.
L’amour? Non, ce n’est pas ce qu’il faut.
Oh Dora, comment dis-tu cela, toi dont je connais le cœur...
Il y a trop de sang, trop de dure violence. Ceux qui aiment vraiment la justice n’ont pas droit à l’amour. Ils sont dressés comme je suis, la tête levée, les yeux fixes. Que viendrait faire l’amour dans ces cœurs fiers? L’amour courbe doucement les têtes, Yanek. Nous, nous avons la nuque raide.
Mais nous aimons notre peuple.
Nous l’aimons, c’est vrai. Nous l’aimons d’un vaste amour sans appui, d’un amour malheureux. Nous vivons loin de lui, enfermés dans nos chambres, perdus dans nos pensées. Et le peuple, lui, nous aime-t-il? Sait-il que nous l’aimons? Le peuple se tait. Quel silence, quel silence...
Mais c’est cela l’amour, tout donner, tout sacrifier sans espoir de retour.
Peut-être. C’est l’amour absolu, la joie pure et solitaire, c’est celui qui me brûle en effet. À certaines heures, pourtant, je me demande si l’amour n’est pas autre chose, s’il peut cesser d’être un monologue, et s’il n’y a pas une réponse, quelquefois. J’imagine cela, vois-tu: le soleil brille, les têtes se courbent doucement, le cœur quitte sa fierté, les bras s’ouvrent. Ah! Yanek, si l’on pouvait oublier, ne fût-ce qu’une heure, l’atroce misère de ce monde et se laisser aller enfin. Une seule petite heure d’égoïsme, peux-tu penser à cela?
Oui, Dora, cela s’appelle la tendresse.
Tu devines tout, mon chéri, cela s’appelle la tendresse. Mais la connais-tu vraiment? Est-ce que tu aimes la justice avec tendresse?
Kaliayev se tait.
Est-ce que tu aimes notre peuple avec cet abandon et cette douceur, ou, au contraire, avec la flamme de la vengeance et de la révolte? (Kaliayev se tait toujours.) Tu vois. (Elle va vers lui, et d’un ton très faible.) Et moi, m’aimes-tu avec tendresse?
Kaliayev la regarde.
KALIAYEV, après un silence.
Personne ne t’aimera jamais comme je t’aime.
Je sais. Mais ne vaut-il pas mieux aimer comme tout le monde?
Je ne suis pas n’importe qui. Je t’aime comme je suis.
Tu m’aimes plus que la justice, plus que l’Organisation?
Je ne vous sépare pas, toi, l’Organisation et la justice.
Oui, mais réponds-moi, je t’en supplie, réponds-moi. M’aimes-tu dans la solitude, avec tendresse, avec égoïsme? M’aimerais-tu si j’étais injuste?
Si tu étais injuste, et que je puisse t’aimer, ce n’est pas toi que j’aimerais.
Tu ne réponds pas. Dis-moi seulement, m’aimerais-tu si je n’étais pas dans l’Organisation?
Où serais-tu donc?
Je me souviens du temps où j’étudiais. Je riais. J’étais belle alors. Je passais des heures à me promener et à rêver. M’aimerais-tu légère et insouciante?
KALIAYEV, il hésite et très bas.
Je meurs d’envie de te dire oui.
DORA, dans un cri.
Alors, dis oui, mon chéri, si tu le penses et si cela est vrai. Oui, en face de la justice, devant la misère et le peuple enchaîné. Oui, oui, je t’en supplie, malgré l’agonie des enfants, malgré ceux qu’on pend et ceux qu’on fouette à mort...
Tais-toi, Dora.
Non, il faut bien une fois au moins laisser parler son cœur. J’attends que tu m’appelles, moi, Dora, que tu m’appelles par-dessus ce monde empoisonné d’injustice...
KALIAYEV, brutalement.
Tais-toi. Mon cœur ne me parle que de toi. Mais tout à l’heure, je ne devrai pas trembler.
DORA, égarée.
Tout à l’heure? Oui, j’oubliais... (Elle rit comme si elle pleurait.) Non, c’est très bien, mon chéri. Ne sois pas fâché, je n’étais pas raisonnable. C’est la fatigue. Moi non plus, je n’aurais pas pu le dire. Je t’aime du même amour un peu fixe, dans la justice et les prisons. L’été, Yanek, tu te souviens? Mais non, c’est l’éternel hiver. Nous ne sommes pas de ce monde, nous sommes des justes. Il y a une chaleur qui n’est pas pour nous. (Se détournant.) Ah! pitié pour les justes!
KALIAYEV, la regardant avec désespoir.
Oui, c’est là notre part, l’amour est impossible. Mais je tuerai le grand-duc, et il y aura alors une paix, pour toi comme pour moi.
La paix! Quand la trouverons-nous?
KALIAYEV, avec violence.
Le lendemain.
Entrent Annenkov et Stepan. Dora et Kaliayev s’éloignent l’un de l’autre.
Yanek!
Tout de suite. (Il respire profondément.) Enfin, enfin...
STEPAN, venant vers lui.
Adieu, frère, je suis avec toi.
Adieu, Stepan. (Il se tourne vers Dora.) Adieu, Dora.
Dora va vers lui. Ils sont tout près l’un de l’autre, mais ne se toucheront pas.
Non, pas adieu. Au revoir. Au revoir, mon chéri. Nous nous retrouverons.
Il la regarde. Silence.
Au revoir. Je... La Russie sera belle.
DORA, dans les larmes.
La Russie sera belle.
Kaliayev se signe devant l’icône. Ils sortent avec Annenkov.
Stepan va à la fenêtre. Dora ne bouge pas, regardant toujours la porte.
Comme il marche droit. J’avais tort, tu vois, de ne pas me fier à Yanek. Je n’aimais pas son enthousiasme. Il s’est signé, tu as vu? Est-il croyant?
Il ne pratique pas.
Il a l’âme religieuse, pourtant. C’est cela qui nous séparait. Je suis plus âpre que lui, je le sais bien. Pour nous qui ne croyons pas à Dieu, il faut toute la justice ou c’est le désespoir.
Pour lui, la justice elle-même est désespérante.
Oui, une âme faible. Mais la main est forte. Il vaut mieux que son âme. Il le tuera, c’est sûr. Cela est bien, très bien même. Détruire, c’est ce qu’il faut. Mais tu ne dis rien? (Il l’examine.) Tu l’aimes?
Il faut du temps pour aimer. Nous avons à peine assez de temps pour la justice.
Tu as raison. Il y a trop à faire; il faut ruiner ce monde de fond en comble... Ensuite... (À la fenêtre.) Je ne les vois plus, ils sont arrivés.
Ensuite...
Nous nous aimerons.
Si nous sommes là.
D’autres s’aimeront. Cela revient au même.
Stepan, dis «la haine».
Comment?
Ces deux mots, «la haine», prononce-les.
La haine.
C’est bien. Yanek les prononçait très mal.
et marchant vers elle.
Je comprends: tu me méprises. Es-tu sûre d’avoir raison, pourtant? (Un silence, et avec une violence croissante.) Vous êtes tous là à marchander ce que vous faites, au nom de l’ignoble amour. Mais moi, je n’aime rien et je hais, oui, je hais mes semblables! Qu’ai-je à faire avec leur amour? Je l’ai connu au bagne, voici trois ans. Et depuis trois ans, je le porte sur moi. Tu voudrais que je m’attendrisse et que je traîne la bombe comme une croix? Non! Non! Je suis allé trop loin, je sais trop de choses... Regarde...
Il déchire sa chemise. Dora a un geste vers lui. Elle recule devant les marques du fouet.
Ce sont les marques! Les marques de leur amour! Me méprises-tu maintenant?
Elle va vers lui et l’embrasse brusquement.
Qui mépriserait la douleur? Je t’aime aussi.
STEPAN, il la regarde et sourdement.
Pardonne-moi, Dora. (Un temps. Il se détourne.) Peut-être est-ce la fatigue. Des années de lutte, l’angoisse, les mouchards, le bagne ... et pour finir, ceci. (Il montre les marques.) Où trouverais-je la force d’aimer? Il me reste au moins celle de haïr. Cela vaut mieux que de ne rien sentir.
Oui, cela vaut mieux.
Il la regarde. Sept heures sonnent.
STEPAN, se retournant brusquement.
Le grand-duc va passer.
Dora va vers la fenêtre et se colle aux vitres. Long silence. Et puis, dans le lointain, la calèche. Elle se rapproche, elle passe.
S’il est seul...
La calèche s’éloigne. Une terrible explosion. Soubresaut de Dora qui cache sa tête dans ses mains. Long silence.
Boria n’a pas lancé sa bombe! Yanek a réussi. Réussi! Ô peuple! Ô joie!
DORA, s’abattant en larmes sur lui.
C’est nous qui l’avons tué! C’est nous qui l’avons tué! C’est moi.
STEPAN, criant.
Qui avons-nous tué? Yanek?
Le grand-duc.
RIDEAU
Une cellule dans la Tour Pougatchev à la prison Boutirki.
Le matin.
Quand le rideau se lève, Kaliayev est dans sa cellule et regarde la porte. Un gardien et un prisonnier, portant un seau, entrent.
Nettoie. Et fais vite.
Il va se placer vers la fenêtre.
Foka commence à nettoyer sans regarder Kaliayev. Silence.
Comment t’appelles-tu, frère?
Foka.
Tu es condamné?
Il paraît.
Qu’as-tu fait?
J’ai tué.
Tu avais faim?
Moins haut.
Comment?
Moins haut. Je vous laisse parler malgré la consigne. Alors, parle moins haut. Imite le vieux.
Tu avais faim?
Non, j’avais soif.
Alors?
Alors, il y avait une hache. J’ai tout démoli. Il paraît que j’en ai tué trois.
Kaliayev le regarde.
Eh bien, barine, tu ne m’appelles plus frère? Tu es refroidi?
Non. J’ai tué moi aussi.
Combien?
Je te le dirai, frère, si tu veux. Mais réponds-moi, tu regrettes ce qui s’est passé, n’est-ce pas?
Bien sûr, vingt ans, c’est cher. Ça vous laisse des regrets.
Vingt ans. J’entre ici à vingt-trois ans et j’en sors les cheveux gris.
Oh! Ça ira peut-être mieux pour toi. Un juge, ça a des hauts et des bas. Ça dépend s’il est marié, et avec qui. Et puis, tu es barine. Ce n’est pas le même tarif que pour les pauvres diables. Tu t’en tireras.
Je ne crois pas. Et je ne le veux pas. Je ne pourrais pas supporter la honte pendant vingt ans.
La honte? Quelle honte? Enfin, ce sont des idées de barine. Combien en as-tu tué?
Un seul.
Que disais-tu? Ce n’est rien.
J’ai tué le grand-duc Serge.
Le grand-duc? Eh! comme tu y vas. Voyez-vous ces barines! C’est grave, dis-moi?
C’est grave. Mais il le fallait.
Pourquoi? Tu vivais à la cour? Une histoire de femme, non? Bien fait comme tu l’es...
Je suis socialiste.
Moins haut.
KALIAYEV, plus haut.
Je suis socialiste révolutionnaire.
En voilà une histoire. Et qu’avais-tu besoin d’être comme tu dis? Tu n’avais qu’à rester tranquille et tout allait pour le mieux. La terre est faite pour les barines.
Non, elle est faite pour toi. Il y a trop de misère et trop de crimes. Quand il y aura moins de misère, il y aura moins de crimes. Si la terre était libre, tu ne serais pas là.
Oui et non. Enfin, libre ou pas, ce n’est jamais bon de boire un coup de trop.
Ce n’est jamais bon. Seulement on boit parce qu’on est humilié. Un temps viendra où il ne sera plus utile de boire, où personne n’aura plus de honte, ni barine, ni pauvre diable. Nous serons tous frères et la justice rendra nos cœurs transparents. Sais-tu ce dont je parle?
Oui, c’est le royaume de Dieu.
Moins haut.
Il ne faut pas dire cela, frère. Dieu ne peut rien. La justice est notre affaire! (Un silence.) Tu ne comprends pas? Connais-tu la légende de saint Dmitri?
Non.
Il avait rendez-vous dans la steppe avec Dieu lui-même, et il se hâtait lorsqu’il rencontra un paysan dont la voiture était embourbée. Alors saint Dmitri l’aida. La boue était épaisse, la fondrière profonde. Il fallut batailler pendant une heure. Et quand ce fut fini, saint Dmitri courut au rendez-vous. Mais Dieu n’était plus là.
Et alors?
Et alors il y a ceux qui arriveront toujours en retard au rendez-vous parce qu’il y a trop de charrettes embourbées et trop de frères à secourir.
Foka recule.
Qu’y a-t-il?
Moins haut. Et toi, vieux, dépêche-toi.
Je me méfie. Tout cela n’est pas normal. On n’a pas idée de se faire mettre en prison pour des histoires de saint et de charrette. Et puis, il y a autre chose...
Le gardien rit.
KALIAYEV, le regardant.
Quoi donc?
Que fait-on à ceux qui tuent les grands-ducs?
On les pend.
Ah!
Et il s’en va, pendant que le gardien rit plus fort.
Reste. Que t’ai-je fait?
Tu ne m’as rien fait. Tout barine que tu es, pourtant, je ne peux pas te tromper. On bavarde, on passe le temps, comme ça, mais si tu dois être pendu, ce n’est pas bien.
Pourquoi?
LE GARDIEN, riant.
Allez, vieux, parle...
Parce que tu ne peux pas me parler comme un frère. C’est moi qui pends les condamnés.
N’es-tu pas forçat, toi aussi?
Justement. Ils m’ont proposé de faire ce travail et, pour chaque pendu, ils m’enlèvent une année de prison. C’est une bonne affaire.
Pour te pardonner tes crimes, ils t’en font commettre d’autres?
Oh, ce ne sont pas des crimes, puisque c’est commandé. Et puis, ça leur est bien égal. Si tu veux mon avis, ils ne sont pas chrétiens.
Et combien de fois, déjà?
Deux fois.
Kaliayev recule. Les autres regagnent la porte, le gardien poussant Foka.
Tu es donc un bourreau?
FOKA, sur la porte.
Eh bien, barine, et toi?
Il sort. On entend des pas, des commandements. Entre Skouratov, très élégant, avec le gardien.
Laisse-nous. Bonjour. Vous ne me connaissez pas? Moi, je vous connais (Il rit.) Déjà célèbre, hein? (Il le regarde.) Puis-je me présenter? (Kaliayev ne dit rien.) Vous ne dites rien. Je comprends. Le secret, hein? C’est dur, huit jours au secret. Aujourd’hui nous avons supprimé le secret et vous aurez des visites. Je suis là pour ça d’ailleurs. Je vous ai déjà envoyé Foka. Exceptionnel, n’est-ce pas? J’ai pensé qu’il vous intéresserait. Êtes-vous content? C’est bon de voir des visages après huit jours, non?
Tout dépend du visage.
Bonne voix, bien placée. Vous savez ce que vous voulez. (Un temps.) Si j’ai bien compris, mon visage vous déplaît?
Oui.
Vous m’en voyez déçu. Mais c’est un malentendu. L’éclairage est mauvais d’abord. Dans un sous-sol, personne n’est sympathique. Du reste, vous ne me connaissez pas. Quelquefois, un visage rebute. Et puis, quand on connaît le cœur...
Assez. Qui êtes-vous?
Skouratov, directeur du département de police.
Un valet.
Pour vous servir. Mais à votre place, je montrerais moins de fierté. Vous y viendrez peut-être. On commence par vouloir la justice et on finit par organiser une police. Du reste, la vérité ne m’effraie pas. Je vais être franc avec vous. Vous m’intéressez et je vous offre les moyens d’obtenir votre grâce.
Quelle grâce?
Comment quelle grâce? Je vous offre la vie sauve.
Qui vous l’a demandée?
On ne demande pas la vie, mon cher. On la reçoit. N’avez-vous jamais fait grâce à personne? (Un temps.) Cherchez bien.
Je refuse votre grâce, une fois pour toutes.
Écoutez au moins. Je ne suis pas votre ennemi, malgré les apparences. J’admets que vous ayez raison dans ce que vous pensez. Sauf pour l’assassinat...
Je vous interdis d’employer ce mot.
SKOURATOV, le regardant.
Ah! Les nerfs sont fragiles, hein? (Un temps.) Sincèrement, je voudrais vous aider.
M’aider? Je suis prêt à payer ce qu’il faut. Mais je ne supporterai pas cette familiarité de vous à moi. Laissez-moi.
L’accusation qui pèse sur vous...
Je rectifie.
Plaît-il?
Je rectifie. Je suis un prisonnier de guerre, non un accusé.
Si vous voulez. Cependant, il y a eu des dégâts, n’est-ce pas? Laissons de côté le grand-duc et la politique. Du moins, il y a eu mort d’homme. Et quelle mort!
J’ai lancé la bombe sur votre tyrannie, non sur un homme.
Sans doute. Mais c’est l’homme qui l’a reçue. Et ça ne l’a pas arrangé. Voyez-vous, mon cher, quand on a retrouvé le corps, la tête manquait. Disparue, la tête! Quant au reste, on a tout juste reconnu un bras et une partie de la jambe.
J’ai exécuté un verdict.
Peut-être, peut-être. On ne vous reproche pas le verdict. Qu’est-ce qu’un verdict? C’est un mot sur lequel on peut discuter pendant des nuits. On vous reproche... non, vous n’aimeriez pas ce mot... disons, un travail d’amateur, un peu désordonné, dont les résultats, eux, sont indiscutables. Tout le monde a pu les voir. Demandez à la grande-duchesse. Il y avait du sang, vous comprenez, beaucoup de sang.
Taisez-vous.
Bon. Je voulais dire simplement que si vous vous obstinez à parler du verdict, à dire que c’est le parti et lui seul qui a jugé et exécuté, que le grand-duc a été tué non par une bombe, mais par une idée, alors vous n’avez pas besoin de grâce. Supposez, pourtant, que nous en revenions à l’évidence, supposez que ce soit vous qui ayez fait sauter la tête du grand-duc, tout change, n’est-ce pas? Vous aurez besoin d’être gracié alors. Je veux vous y aider. Par pure sympathie, croyez-le. (Il sourit.) Que voulez-vous, je ne m’intéresse pas aux idées, moi, je m’intéresse aux personnes.
KALIAYEV, éclatant.
Ma personne est au-dessus de vous et de vos maîtres. Vous pouvez me tuer, non me juger. Je sais où vous voulez en venir. Vous cherchez un point faible et vous attendez de moi une attitude honteuse, des larmes et du repentir. Vous n’obtiendrez rien. Ce que je suis ne vous concerne pas. Ce qui vous concerne, c’est notre haine, la mienne et celle de mes frères. Elle est à votre service.
La haine? Encore une idée. Ce qui n’est pas une idée, c’est le meurtre. Et ses conséquences, naturellement. Je veux dire le repentir et le châtiment. Là, nous sommes au centre. C’est pour cela d’ailleurs que je me suis fait policier. Pour être au centre des choses. Mais vous n’aimez pas les confidences. (Un temps. Il avance lentement vers lui.) Tout ce que je voulais dire, c’est que vous ne devriez pas faire semblant d’oublier la tête du grand-duc. Si vous en teniez compte, l’idée ne vous servirait plus de rien. Vous auriez honte, par exemple, au lieu d’être fier de ce que vous avez fait. Et à partir du moment où vous aurez honte, vous souhaiterez de vivre pour réparer. Le plus important est que vous décidiez de vivre.
Et si je le décidais?
La grâce pour vous et vos camarades.
Les avez-vous arrêtés?
Non. Justement. Mais si vous décidez de vivre, nous les arrêterons.
Ai-je bien compris?
Sûrement. Ne vous fâchez pas encore. Réfléchissez. Du point de vue de l’idée, vous ne pouvez pas les livrer. Du point de vue de l’évidence, au contraire, c’est un service à leur rendre. Vous leur éviterez de nouveaux ennuis et, du même coup, vous les arracherez à la potence. Par-dessus tout, vous obtenez la paix du cœur. À bien des points de vue, c’est une affaire en or.
Kaliayev se tait.
Alors?
Mes frères vous répondront, avant peu.
Encore un crime! Décidément, c’est une vocation. Allons, ma mission est terminée. Mon cœur est triste. Mais je vois bien que vous tenez à vos idées. Je ne puis vous en séparer.
Vous ne pouvez me séparer de mes frères.
Au revoir. (Il fait mine de sortir, et, se retournant:) Pourquoi, en ce cas, avez-vous épargné la grande-duchesse et ses neveux?
Qui vous l’a dit?
Votre informateur nous informait aussi. En partie, du moins... Mais pourquoi les avez-vous épargnés?
Ceci ne vous concerne pas.
SKOURATOV, riant.
Vous croyez? Je vais vous dire pourquoi. Une idée peut tuer un grand-duc, mais elle arrive difficilement à tuer des enfants. Voilà ce que vous avez découvert. Alors, une question se pose: si l’idée n’arrive pas à tuer les enfants, mérite-t-elle qu’on tue un grand-duc?
Kaliayev a un geste.
Oh! Ne me répondez pas, ne me répondez pas surtout! Vous répondrez à la grande-duchesse.
La grande-duchesse?
Oui, elle veut vous voir. Et j’étais venu surtout pour m’assurer que cette conversation était possible. Elle l’est. Elle risque même de vous faire changer d’avis. La grande-duchesse est chrétienne. L’âme, voyez-vous, c’est sa spécialité.
Il rit.
Je ne veux pas la voir.
Je regrette, elle y tient. Et après tout, vous lui devez quelques égards. On dit aussi que depuis la mort de son mari, elle n’a pas toute sa raison. Nous n’avons pas voulu la contrarier. (À la porte.) Si vous changez d’avis, n’oubliez pas ma proposition. Je reviendrai. (Un temps. Il écoute.) La voilà. Après la police, la religion! On vous gâte décidément. Mais tout se tient. Imaginez Dieu sans les prisons. Quelle solitude!
Il sort. On entend des voix et des commandements.
Entre la grande-duchesse qui reste immobile et silencieuse.
La porte est ouverte.
Que voulez-vous?
LA GRANDE-DUCHESSE, découvrant son visage.
Regarde.
Kaliayev se tait.
Beaucoup de choses meurent avec un homme.
Je le savais.
mais d’une petite voix usée.
Les meurtriers ne savent pas cela. S’ils le savaient, comment feraient-ils mourir?
Silence.
Je vous ai vue. Je désire maintenant être seul.
Non. Il me reste à te regarder aussi.
Il recule.
LA GRANDE-DUCHESSE, s’assied, comme épuisée.
Je ne peux plus rester seule. Auparavant, si je souffrais, il pouvait voir ma souffrance. Souffrir était bon alors. Maintenant... Non, je ne pouvais plus être seule, me taire... Mais à qui parler? Les autres ne savent pas. Ils font mine d’être tristes. Ils le sont, une heure ou deux. Puis ils vont manger—et dormir. Dormir surtout... J’ai pensé que tu devais me ressembler. Tu ne dors pas, j’en suis sûre. Et à qui parler du crime, sinon au meurtrier?
Quel crime? Je ne me souviens que d’un acte de justice.
La même voix! Tu as eu la même voix que lui. Tous les hommes prennent le même ton pour parler de la justice. Il disait: «Cela est juste!» et l’on devait se taire. Il se trompait peut-être, tu te trompes...
Il incarnait la suprême injustice, celle qui fait gémir le peuple russe depuis des siècles. Pour cela, il recevait seulement des privilèges. Si même je devais me tromper, la prison et la mort sont mes salaires.
Oui, tu souffres. Mais lui, tu l’as tué.
Il est mort surpris. Une telle mort, ce n’est rien.
Rien? (Plus bas.) C’est vrai. On t’a emmené tout de suite. Il paraît que tu faisais des discours au milieu des policiers. Je comprends. Cela devait t’aider. Moi, je suis arrivée quelques secondes après. J’ai vu. J’ai mis sur une civière tout ce que je pouvais traîner. Que de sang! (Un temps.) J’avais une robe blanche...
Taisez-vous.
Pourquoi? Je dis la vérité. Sais-tu ce qu’il faisait deux heures avant de mourir? Il dormait. Dans un fauteuil, les pieds sur une chaise... comme toujours. Il dormait, et toi, tu l’attendais, dans le soir cruel... (Elle pleure.) Aide-moi maintenant.
Il recule, raidi.
Tu es jeune. Tu ne peux pas être mauvais.
Je n’ai pas eu le temps d’être jeune.
Pourquoi te raidir ainsi? N’as-tu jamais pitié de toi-même?
Non.
Tu as tort. Cela soulage. Moi, je n’ai plus de pitié que pour moi-même. (Un temps.) J’ai mal. Il fallait me tuer avec lui au lieu de m’épargner.
Ce n’est pas vous que j’ai épargnée, mais les enfants qui étaient avec vous.
Je sais. Je ne les aimais pas beaucoup. (Un temps.) Ce sont les neveux du grand-duc. N’étaient-ils pas coupables comme leur oncle?
Non.
Les connais-tu? Ma nièce a un mauvais cœur. Elle refuse de porter elle-même ses aumônes aux pauvres. Elle a peur de les toucher. N’est-elle pas injuste? Elle est injuste. Lui du moins aimait les paysans. Il buvait avec eux. Et tu l’as tué. Certainement, tu es injuste aussi. La terre est déserte.
Ceci est inutile. Vous essayez de détendre ma force et de me désespérer. Vous n’y réussirez pas. Laissez-moi.
Ne veux-tu pas prier avec moi, te repentir?... Nous ne serons plus seuls.
Laissez-moi me préparer à mourir. Si je ne mourais pas, c’est alors que je serais un meurtrier.
LA GRANDE-DUCHESSE, elle se dresse.
Mourir? Tu veux mourir? Non. (Elle va vers Kaliayev dans une grande agitation.) Tu dois vivre, et consentir à être un meurtrier. Ne l’as-tu pas tué? Dieu te justifiera.
Quel Dieu, le mien ou le vôtre?
Celui de la Sainte Église.
Elle n’a rien à faire ici.
Elle sert un maître qui, lui aussi, a connu la prison.
Les temps ont changé. Et la Sainte Église a choisi dans l’héritage de son maître.
Choisi, que veux-tu dire?
Elle a gardé la grâce pour elle et nous a laissé le soin d’exercer la charité.
Qui, nous?
KALIAYEV, criant.
Tous ceux que vous pendez.
Silence.
LA GRANDE-DUCHESSE, doucement.
Je ne suis pas votre ennemie.
KALIAYEV, avec désespoir.
Vous l’êtes, comme tous ceux de votre race et de votre clan. Il y a quelque chose de plus abject encore que d’être un criminel, c’est de forcer au crime celui qui n’est pas fait pour lui. Regardez-moi. Je vous jure que je n’étais pas fait pour tuer.
Ne me parlez pas comme à votre ennemie. Regardez. (Elle va fermer la porte.) Je me remets à vous. (Elle pleure.) Le sang nous sépare. Mais vous pouvez me rejoindre en Dieu, à l’endroit même du malheur. Priez du moins avec moi.
Je refuse. (Il va vers elle.) Je ne sens pour vous que de la compassion et vous venez de toucher mon cœur. Maintenant, vous me comprendrez parce que je ne vous cacherai rien. Je ne compte plus sur le rendez-vous avec Dieu. Mais, en mourant, je serai exact au rendez-vous que j’ai pris avec ceux que j’aime, mes frères qui pensent à moi en ce moment. Prier serait les trahir.
Que voulez-vous dire?
KALIAYEV, avec exaltation.
Rien, sinon que je vais être heureux. J’ai une longue lutte à soutenir et je la soutiendrai. Mais quand le verdict sera prononcé, et l’exécution prête, alors, au pied de l’échafaud, je me détournerai de vous et de ce monde hideux et je me laisserai aller à l’amour qui m’emplit. Me comprenez-vous?
Il n’y a pas d’amour loin de Dieu.
Si. L’amour pour la créature.
La créature est abjecte. Que faire d’autre que la détruire ou lui pardonner?
Mourir avec elle.
On meurt seul. Il est mort seul.
KALIAYEV, avec désespoir.
Mourir avec elle! Ceux qui s’aiment aujourd’hui doivent mourir ensemble s’ils veulent être réunis. L’injustice sépare, la honte, la douleur, le mal qu’on fait aux autres, le crime séparent. Vivre est une torture puisque vivre sépare.
Dieu réunit.
Pas sur cette terre. Et mes rendez-vous sont sur cette terre.
C’est le rendez-vous des chiens, le nez au sol, toujours flairant, toujours déçus.
KALIAYEV, détourné vers la fenêtre.
Je le saurai bientôt. (Un temps.) Mais ne peut-on déjà imaginer que deux êtres renonçant à toute joie, s’aiment dans la douleur sans pouvoir s’assigner d’autre rendez-vous que celui de la douleur? (Il la regarde.) Ne peut-on imaginer que la même corde unisse alors ces deux êtres?
Quel est-ce terrible amour?
Vous et les vôtres ne nous en avez jamais permis d’autre.
J’aimais aussi celui que vous avez tué.
Je l’ai compris. C’est pourquoi je vous pardonne le mal que vous et les vôtres m’avez fait (Un temps.) Maintenant, laissez-moi.
Long silence.
LA GRANDE-DUCHESSE, se redressant.
Je vais vous laisser. Mais je suis venue ici pour vous ramener à Dieu, je le sais maintenant. Vous voulez vous juger et vous sauver seul. Vous ne le pouvez pas. Dieu le pourra, si vous vivez. Je demanderai votre grâce.
Je vous en supplie, ne le faites pas. Laissez-moi mourir ou je vous haïrai mortellement.
LA GRANDE-DUCHESSE, sur la porte.
Je demanderai votre grâce, aux hommes et à Dieu.
Non, non, je vous le défends.
Il court à la porte pour y trouver soudain Skouratov. Kaliayev recule, ferme les yeux. Silence. Il regarde Skouratov à nouveau.
J’avais besoin de vous.
Vous m’en voyez ravi. Pourquoi?
J’avais besoin de mépriser à nouveau.
Dommage. Je venais chercher ma réponse.
Vous l’avez maintenant.
SKOURATOV, changeant de ton.
Non, je ne l’ai pas encore. Écoutez bien. J’ai facilité cette entrevue avec la grande-duchesse pour pouvoir demain en publier la nouvelle dans les journaux. Le récit en sera exact, sauf sur un point. Il consignera l’aveu de votre repentir. Vos camarades penseront que vous les avez trahis.
KALIAYEV, tranquillement.
Ils ne le croiront pas.
Je n’arrêterai cette publication que si vous passez aux aveux. Vous avez la nuit pour vous décider.
Il remonte vers la porte.
KALIAYEV, plus fort.
Ils ne le croiront pas.
SKOURATOV, se retournant.
Pourquoi? N’ont-ils jamais péché?
Vous ne connaissez pas leur amour.
Non. Mais je sais qu’on ne peut pas croire à la fraternité toute une nuit, sans une seule minute de défaillance. J’attendrai la défaillance. (Il ferme la porte dans son dos.) Ne vous pressez pas. Je suis patient.
Ils restent face à face.
RIDEAU
Un autre appartement, mais de même style.
Une semaine après. La nuit.
Silence. Dora se promène de long en large.
Repose-toi, Dora.
J’ai froid.
Viens t’étendre ici. Couvre-toi.
DORA, marchant toujours.
La nuit est longue. Comme j’ai froid, Boria.
On frappe. Un coup, puis deux.
Annenkov va ouvrir. Entrent Stepan et Voinov qui va vers Dora et l’embrasse. Elle le tient serré contre elle.
Alexis!
Orlov dit que ce pourrait être pour cette nuit. Tous les sous-officiers qui ne sont pas de service sont convoqués. C’est ainsi qu’il sera présent.
Où le rencontres-tu?
Il nous attendra, Voinov et moi, au restaurant de la rue Sophiskaia.
DORA, qui s’est assise, épuisée.
C’est pour cette nuit, Boria.
Rien n’est perdu, la décision dépend du tsar.
La décision dépendra du tsar si Yanek a demandé sa grâce.
Il ne l’a pas demandée.
Pourquoi aurait-il vu la grande-duchesse si ce n’est pour sa grâce? Elle a fait dire partout qu’il s’était repenti. Comment savoir la vérité?
Nous savons ce qu’il a dit devant le tribunal et ce qu’il nous a écrit. Yanek a-t-il dit qu’il regrettait de ne pouvoir disposer que d’une seule vie pour la jeter comme un défi à l’autocratie? L’homme qui a dit cela peut-il mendier sa grâce, peut-il se repentir? Non, il voulait, il veut mourir. Ce qu’il a fait ne se renie pas.
Il a eu tort de voir la grande-duchesse.
Il en est le seul juge.
Selon notre règle, il ne devait pas la voir.
Notre règle est de tuer, rien de plus. Maintenant, il est libre, il est libre enfin.
Pas encore.
Il est libre. Il a le droit de faire ce qu’il veut, près de mourir. Car il va mourir, soyez contents!
Dora!
Mais oui. S’il était gracié, quel triomphe! Ce serait la preuve, n’est-ce pas, que la grande-duchesse a dit vrai, qu’il s’est repenti et qu’il a trahi. S’il meurt, au contraire, vous le croirez et vous pourrez l’aimer encore. (Elle les regarde.) Votre amour coûte cher.
VOINOV, allant vers elle.
Non, Dora. Nous n’avons jamais douté de lui.
DORA, marchant de long en large.
Oui... Peut-être... Pardonnez-moi. Mais qu’importe, après tout! Nous allons savoir, cette nuit... Ah! pauvre Alexis, qu’es-tu venu faire ici?
Le remplacer. Je pleurais, j’étais fier en lisant son discours au procès. Quand j’ai lu: «La mort sera ma suprême protestation contre un monde de larmes et de sang...» je me suis mis à trembler.
Un monde de larmes et de sang... il a dit cela, c’est vrai.
Il l’a dit... Ah, Dora, quel courage! Et, à la fin, son grand cri: «Si je me suis trouvé à la hauteur de la protestation humaine contre la violence, que la mort couronne mon œuvre par la pureté de l’idée.» J’ai décidé alors de venir.
DORA, se cachant la tête dans les mains.
Il voulait la pureté, en effet. Mais quel affreux couronnement!
Ne pleure pas, Dora. Il a demandé que personne ne pleure sa mort. Oh, je le comprends si bien maintenant. Je ne peux pas douter de lui. J’ai souffert parce que j’ai été lâche. Et puis, j’ai lancé la bombe à Tiflis. Maintenant, je ne suis pas différent de Yanek. Quand j’ai appris sa condamnation, je n’ai eu qu’une idée: prendre sa place puisque je n’avais pu être à ses côtés.
Qui peut prendre sa place ce soir! Il sera seul, Alexis.
Nous devons le soutenir de nôtre fierté, comme il nous soutient de son exemple. Ne pleure pas.
Regarde. Mes yeux sont secs. Mais, fière, oh, non, plus jamais je ne pourrai être fière!
Dora, ne me juge pas mal. Je souhaite que Yanek vive. Nous avons besoin d’hommes comme lui.
Lui ne le souhaite pas. Et nous devons désirer qu’il meure.
Tu es folle.
Nous devons le désirer. Je connais son cœur. C’est ainsi qu’il sera pacifié. Oh oui, qu’il meure! (Plus bas.) Mais qu’il meure vite.
Je pars, Boria. Viens, Alexis. Orlov nous attend.
Oui, et ne tardez pas à revenir.
Stepan et Voinov vont vers la porte. Stepan regarde du côté de Dora.
Nous allons savoir. Veille sur elle.
Dora est à la fenêtre. Annenkov la regarde.
La mort! La potence! La mort encore! Ah! Boria!
Oui, petite sœur. Mais il n’y a pas d’autre solution.
Ne dis pas cela. Si la seule solution est la mort, nous ne sommes pas sur la bonne voie. La bonne voie est celle qui mène à la vie, au soleil. On ne peut avoir froid sans cesse...
Celle-là mène aussi à la vie. À la vie des autres. La Russie vivra, nos petits-enfants vivront. Souviens-toi de ce que disait Yanek: «La Russie sera belle.»
Les autres, nos petits-enfants... Oui. Mais Yanek est en prison et la corde est froide. Il va mourir. Il est mort peut-être déjà pour que les autres vivent. Ah! Boria, et si les autres ne vivaient pas? Et s’il mourait pour rien?
Tais-toi.
Silence.
Comme il fait froid. C’est le printemps pourtant. Il y a des arbres dans la cour de la prison, je le sais. Il doit les voir.
Attends de savoir. Ne tremble pas ainsi.
J’ai si froid que j’ai l’impression d’être déjà morte. (Un temps.) Tout cela nous vieillit si vite. Plus jamais, nous ne serons des enfants, Boria. Au premier meurtre, l’enfance s’enfuit. Je lance la bombe et en une seconde, vois-tu, toute une vie s’écoule. Oui, nous pouvons mourir désormais. Nous avons fait le tour de l’homme.
Alors nous mourrons en luttant, comme font les hommes.
Vous êtes allés trop vite. Vous n’êtes plus des hommes.
Le malheur et la misère allaient vite aussi. Il n’y a plus de place pour la patience et le mûrissement dans ce monde. La Russie est pressée.
Je sais. Nous avons pris sur nous le malheur du monde. Lui aussi, l’avait pris. Quel courage! Mais je me dis quelquefois que c’est un orgueil qui sera châtié.
C’est un orgueil que nous payons de notre vie. Personne ne peut aller plus loin. C’est un orgueil auquel nous avons droit.
Sommes-nous sûrs que personne n’ira plus loin? Parfois, quand j’écoute Stepan, j’ai peur. D’autres viendront peut-être qui s’autoriseront de nous pour tuer et qui ne paieront pas de leur vie.
Ce serait lâche, Dora.
Qui sait? C’est peut-être cela la justice. Et plus personne alors n’osera la regarder en face.
Dora!
Elle se tait.
Est-ce que tu doutes? Je ne te reconnais pas.
J’ai froid. Je pense à lui qui doit refuser de trembler pour ne paraître pas avoir peur.
N’es-tu donc plus avec nous?
DORA, elle se jette sur lui.
Oh! Boria, je suis avec vous! J’irai jusqu’au bout. Je hais la tyrannie et je sais que nous ne pouvons faire autrement. Mais c’est avec un cœur joyeux que j’ai choisi cela et c’est d’un cœur triste que je m’y maintiens. Voilà la différence. Nous sommes des prisonniers.
La Russie entière est en prison. Nous allons faire voler ses murs en éclats.
Donne-moi seulement la bombe à lancer et tu verras. J’avancerai au milieu de la fournaise et mon pas sera pourtant égal. C’est facile, c’est tellement plus facile de mourir de ses contradictions que de les vivre. As-tu aimé, as-tu seulement aimé, Boria?
J’ai aimé, mais il y a si longtemps que je ne m’en souviens plus.
Combien de temps?
Quatre ans.
Il y en a combien que tu diriges l’Organisation?
Quatre ans. (Un temps.) Maintenant c’est l’Organisation que j’aime.
DORA, marchant vers la fenêtre.
Aimer, oui, mais être aimée!... Non, il faut marcher. On voudrait s’arrêter. Marche! Marche! On voudrait tendre les bras et se laisser aller. Mais la sale injustice colle à nous comme de la glu. Marche! Nous voilà condamnés à être plus grands que nous-mêmes. Les êtres, les visages, voilà ce qu’on voudrait aimer. L’amour plutôt que la justice! Non, il faut marcher. Marche, Dora! Marche, Yanek! (Elle pleure.) Mais pour lui, le but approche.
ANNENKOV, la prenant dans ses bras.
Il sera gracié.
DORA, le regardant.
Tu sais bien que non. Tu sais bien qu’il ne le faut pas.
Il détourne les yeux.
Il sort peut-être déjà dans la cour. Tout ce monde soudain silencieux, dès qu’il apparaît. Pourvu qu’il n’ait pas froid. Boria, sais-tu comme l’on pend?
Au bout d’une corde. Assez, Dora!
DORA, aveuglément.
Le bourreau saute sur les épaules. Le cou craque. N’est-ce pas terrible?
Oui. Dans un sens. Dans un autre sens, c’est le bonheur.
Le bonheur?
Sentir la main d’un homme avant de mourir.
Dora se jette dans un fauteuil.
Silence.
Dora, il faudra partir ensuite. Nous nous reposerons un peu.
DORA, égarée.
Partir? Avec qui?
Avec moi, Dora.
DORA, elle le regarde.
Partir! (Elle se détourne vers la fenêtre.) Voici l’aube. Yanek est déjà mort, j’en suis sûre.
Je suis ton frère.
Oui, tu es mon frère, et vous êtes tous mes frères que j’aime. (On entend la pluie. Le jour se lève. Dora parle à voix basse.) Mais quel affreux goût a parfois la fraternité!
On frappe. Entrent Voinov et Stepan. Tous restent immobiles, Dora chancelle mais se reprend dans un effort visible.
STEPAN, à voix basse.
Yanek n’a pas trahi.
Orlov a pu voir?
Oui.
DORA, s’avançant fermement.
Assieds-toi. Raconte.
À quoi bon?
Raconte tout. J’ai le droit de savoir. J’exige que tu racontes. Dans le détail.
Je ne saurai pas. Et puis, maintenant, il faut partir.
Non, tu parleras. Quand l’a-t-on prévenu?
À dix heures du soir.
Quand l’a-t-on pendu?
À deux heures du matin.
Et pendant quatre heures, il a attendu?
Oui, sans un mot. Et puis tout s’est précipité. Maintenant, c’est fini.
Quatre heures sans parler? Attends un peu. Comment était-il habillé? Avait-il sa pelisse?
Non. Il était tout en noir, sans pardessus. Et il avait un feutre noir.
Quel temps faisait-il?
La nuit noire. La neige était sale. Et puis la pluie l’a changée en une boue gluante.
Il tremblait?
Non.
Orlov a-t-il rencontré son regard?
Non.
Que regardait-il?
Tout le monde, dit Orlov, sans rien voir.
Après, après?
Laisse, Dora.
Non, je veux savoir. Sa mort du moins est à moi.
On lui a lu le jugement.
Que faisait-il pendant ce temps-là?
Rien. Une fois seulement, il a secoué sa jambe pour enlever un peu de boue qui tachait sa chaussure.
DORA, la tête dans les mains.
Un peu de boue!
ANNENKOV, brusquement.
Comment sais-tu cela?
Stepan se tait.
Tu as tout demandé à Orlov? Pourquoi?
STEPAN, détournant les yeux.
Il y avait quelque chose entre Yanek et moi.
Quoi donc?
Je l’enviais.
Après, Stepan, après?
Le père Florenski est venu lui présenter le crucifix. Il a refusé de l’embrasser. Et il a déclaré: «Je vous ai déjà dit que j’en ai fini avec la vie et que je suis en règle avec la mort.»
Comment était sa voix?
La même exactement. Moins la fièvre et l’impatience que vous lui connaissez.
Avait-il l’air heureux?
Tu es folle?
Oui, oui, j’en suis sûre, il avait l’air heureux. Car ce serait trop injuste qu’ayant refusé d’être heureux dans la vie pour mieux se préparer au sacrifice, il n’ait pas reçu le bonheur en même temps que la mort. Il était heureux et il a marché calmement à la potence, n’est-ce pas?
Il a marché. On chantait sur le fleuve en contrebas, avec un accordéon. Des chiens ont aboyé à ce moment.
C’est alors qu’il est monté...
Il est monté. Il s’est enfoncé dans la nuit. On a vu vaguement le linceul dont le bourreau l’a recouvert tout entier.
Et puis, et puis...
Des bruits sourds.
Des bruits sourds. Yanek! Et ensuite...
Stepan se tait.
DORA, avec violence.
Ensuite, te dis-je. (Stepan se tait.) Parle, Alexis. Ensuite?
Un bruit terrible.
Aah. (Elle se jette contre le mur.)
Stepan détourne la tête. Annenkov, sans une expression, pleure. Dora se retourne, elle les regarde, adossée au mur.
DORA, d’une vois changée, égarée.
Ne pleurez pas. Non, non, ne pleurez pas! Vous voyez bien que c’est le jour de la justification. Quelque chose s’élève à cette heure qui est notre témoignage à nous autres révoltés: Yanek n’est plus un meurtrier. Un bruit terrible! Il a suffi d’un bruit terrible et le voilà retourné à la joie de l’enfance. Vous souvenez-vous de son rire? Il riait sans raison parfois. Comme il était jeune! Il doit rire maintenant. Il doit rire, la face contre la terre!
Elle va vers Annenkov.
Boria, tu es mon frère? Tu as dit que tu m’aiderais?
Oui.
Alors, fais cela pour moi. Donne-moi la bombe.
Annenkov la regarde.
Oui, la prochaine fois. Je veux la lancer. Je veux être la première à la lancer.
Tu sais bien que nous ne voulons pas de femmes au premier rang.
DORA, dans un cri.
Suis-je une femme, maintenant?
Ils la regardent. Silence.
VOINOV, doucement.
Accepte, Boria.
Oui, accepte.
C’était ton tour, Stepan.
STEPAN, regardant Dora.
Accepte. Elle me ressemble, maintenant.
Tu me la donneras, n’est-ce pas? Je la lancerai Et plus tard, dans une nuit froide...
Oui, Dora.
DORA, elle pleure.
Yanek! Une nuit froide, et la même corde! Tout sera plus facile maintenant.
RIDEAU
Note de Transcription
Les mots mal orthographiés et les erreurs d’impression ont été corrigées. Lorsque plusieurs orthographes se produisent, l’utilisation de la majorité a été employé.
Ponctuation a été maintenue sauf si évidente erreurs d’impression se produisent.
[Fin de Les Justes par Albert Camus]