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Title: Contes II

Date of first publication: 1912

Author: Joseph Henri Honoré Boex

Date first posted: Aug. 13, 2018

Date last updated: Aug. 13, 2018

Faded Page eBook #20180857

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Au lecteur

Table

J.-H. ROSNY Aîné
DE L’ACADÉMIE DES GONCOURT


CONTES
DEUXIÈME SÉRIE

PARIS

LIBRAIRIE PLON
PLON-NOURRIT et Cie, IMPRIMEURS-ÉDITEURS
8, RUE GARANCIÈRE—6e


Tous droits réservés

Droits de reproduction et de traduction
réservés pour tous pays.

Copyright 1912 by Plon-Nourrit et Cie.

LE VIEUX BIFFIN


Quand j’habitais au bout de l’avenue de Clichy, raconta Charles Marlommes, je rencontrais quelquefois un vieux biffin du temps de Louis-Philippe. C’était un paquet d’os. Ses énormes pommettes et ses longues mâchoires laissaient à peine paraître deux petites joues fauves; ses mains, sous leur peau roussâtre, semblaient déjà des mains de squelette; quand il marchait, les oscillations sèches et «discordantes» de son torse lui donnaient l’aspect d’une mécanique très usée.

Vous savez que j’erre volontiers dans la savane parisienne. Elle est aussi sauvage que l’autre, la savane des buffles, des coyotes, des félins et des pécaris; elle est plus riche en bêtes imprévues, farouches, misérables ou grotesques. A force de le voir, j’avais fini par échanger des paroles avec le vieux père Bastien. Même, au bar du Grand Moka, il m’a raconté des histoires qui, en un certain sens, évoquent des temps aussi fabuleux que ceux de Thoutmès III, roi d’Égypte.

264 Or, un après-midi, je rencontrai mon biffin encadré par deux sergents de ville. Le pauvre bougre oscillait plus encore que d’habitude, et ses yeux hagards laissaient entrevoir qu’il avait trop bien écouté les promesses de bonheur des jaunes, des bleues et des vertes. Arrêté au moment où il proférait des menaces confuses contre des pouvoirs plus confus encore, il avait salement injurié la force publique: la route qu’il suivait était celle du commissariat, de la correctionnelle et de la prison. Quand il m’aperçut, il poussa un beuglement et, se frappant la poitrine, il fit profession d’amitié. Après quoi, ressuscitant un refrain perdu dans la nuit des âges, il clama:

Chapeau bas devant ma casquette,
A genoux devant l’ouvrerier!

Je fus pris d’une grande pitié pour sa vieille carcasse. Passant du côté du flic de droite, que je connaissais, je réussis à lui glisser une bonne parole. Ensuite, évoluant du côté de l’autre sergot, que je connaissais mieux encore, je lui fis remarquer la faiblesse et l’âge du drille. Ces flics n’étaient pas des ogres, ils se montrèrent sensibles à la politesse d’un citoyen qui portait une petite ficelle rouge à la boutonnière.

Le premier dit:

—Il est plus bête que méchant.

Le second ajouta:

—Il est vieux comme Mathieu Salem.

265 Sur quoi ils se reluquèrent. Justement, l’ancien eut le bon sens de se taire. Par surcroît, la foule ne fit aucune de ces sottises qui indisposent les sergents de ville.

Alors celui de gauche eut un gros rire et celui de droite se tordit. Deux bottes d’ordonnance donnèrent un léger renfoncement au derrière du biffin, qui se sauva comme un vieux lièvre.

Je le retrouvai au bar du Grand Moka, où il avait eu la sagesse de se commander un simple siphon d’eau de seltz. Il gueula:

—Vous croyez peut-être que vous n’aurez jamais vot’ récompense? Vous l’aurez, que je dis... Ceusses de maintenant disent qu’y a plus personne là-haut, mais moi je sais qu’il y est toujours. Et vous verrez bien!

Cinq ans coulèrent. Le biffin oscillait davantage; sa ressemblance avec un squelette devenait tellement extraordinaire que les femmes enceintes, l’apercevant à distance, se hâtaient de prendre un chemin de traverse. Nous nous parlions toujours: il ne m’entretenait plus de 1848, ni même de 1840. Il retombait au temps de son enfance, sous le règne du bon roi Louis XVIII. Mais il n’avait aucunement oublié que je l’avais tiré du poing des roussins. Seulement, il reportait cet acte de sauvetage à plus de vingt ans en arrière.

—Pas peur! affirmait-il. Votre affaire est inscrite là-haut, chez le Dieu des bonnes gens.

266 En ce temps, j’avais entrepris mes recherches sur les excavations hydrauliques. J’étais près d’atteindre au dénouement. Encore quelques efforts et je pourrais faire breveter le système que je croyais, à bon droit, devoir me conduire à la fortune. Par malheur, j’étais à bout de ressources. Le classique haubergeon se fait maille à maille, mais ce sont des mailles de fer; l’invention, elle, emploie pour ses mailles les billets de cent et de mille.

Je me souviens du soir où, la tête entre les mains, je considérais mes plans et ma dernière pécune: une humble pièce de vingt francs... Il est vrai que j’avais encore quelques bijoux de famille et des bibelots négociables... Mais j’avais aussi des dettes. Et, bref, j’échouais au port.

Le désespoir me saisit, roide et sinistre. Je songeai à mon vieux revolver bull-dog, qui avait fait avec moi le tour de l’Europe et de l’Asie... Enfin, les nerfs à vif et suffoquant dans ma chambre, j’enfonçai mon chapeau sur ma tête et je sortis. Comme je suivais le trottoir, une dame mafflue m’arrêta brusquement dans ma marche et s’écria:

—Le père Bastien est en train de casser sa pipe... Sauf respect, y voudrait bien vous voir.

*
*  *

Je trouvai le vieux biffin couché sur une paillasse de zostère. Les yeux avaient tellement reculé 267 au fond des orbites qu’au premier moment ils semblaient avoir disparu. Il poussait par intervalles un petit gémissement, et ses mains lugubres se crispaient sur une maigre couverture. Dès qu’il me vit, il eut une sorte de rire qui finit en râle. Puis, la femme qui le veillait lui ayant fait boire une cuillerée de cordial, il murmura:

—Le pauv’ biffin est cuit! Mais comme y en a Un, ça ne fait rien! Y saura me reconnaître... y m’fera une petite place, dans le fond... J’peux dire que j’ai tant seulement pas fait mal à un chien...

Il fixa sur mon visage ses orbites creuses, puis il reprit:

—C’est pas tout ça. J’ai une adresse à vous remettre... La voici, sous cette enveloppe... Vous irez voir le monsieur... et comme j’ai pas d’héritiers, l’affaire s’arrangera toute seule... Là! Ouf!... Maintenant, j’peux lâcher le crochet... Adieu, m’sieu... vous avez eu du cœur... et là-haut je dirai encore mon petit mot pour vous...

Il tomba dans un abattement brusque, puis il se mit à prononcer des paroles obscures; quelques notes d’un refrain jaillirent comme d’un orgue de Barbarie séculaire:

Tiens! Tiens! Tiens!
Il a des bottes, Bastien!

Et, poussant un souffle court, il quitta cette terre où il avait, pendant trois générations, trouvé son pain dans les immondices.

268*
*  *

Quant à l’enveloppe, elle portait l’adresse suivante:

Maître Guillain, notaire,
11 bis, rue Lamartine.

Je me rendis chez Me Guillain. C’était un notaire du type hilare. Il me reçut avec un air gai, sourit à mes premières paroles, se mit à rire aux suivantes et se tordit quand j’eus terminé ma phrase.

—Elle est bien bonne! clamait-il. Elle est ahurissante... Monsieur, vous êtes... vous êtes l’héritier du sieur Bastien!

Tandis que je le regardais, bouche bée:

—Oui, monsieur, son héritier! C’est-à-dire que vous toucherez dans cette étude même, quand tout sera en ordre, une somme d’environ trente-huit mille francs, tous impôts et tous frais déduits. Voilà la vie! Et il y a des gens qui ne la trouvent pas joviale!...

Comme il n’y avait aucune raison pour gâter l’optimisme de ce brave homme, j’acquiesçai d’un sourire. Dans le fond, j’étais si ému que j’en aurais pleuré. Et quand j’eus reçu lecture du testament, et que Me Guillain m’eut lesté de tous les renseignements utiles, je m’en retournai chez moi, plein de tendresse pour mon vieux biffin...

269 C’est pourtant vrai que la vie est étrange jusqu’à en être fabuleuse. Il est déjà singulier de songer que le crochet du pauvre bougre a trimé durant tant de nuits pour sauver un inventeur; mais combien plus singulier encore que sa patiente épargne ait servi à révolutionner l’exploitation des mines d’or, d’argent et de cuivre!

LA BOUCHERIE DES LIONS


On m’avait signalé dans l’Atlas, raconta Jeanmaire, un réseau de cavernes qui ne pouvaient manquer de me mettre l’eau à la bouche. J’y fus, avec deux grands diables de Kabyles; nous explorâmes quelques trous et quelques grottes de belle envergure, de beaucoup inférieurs, toutefois, aux terres souterraines que j’avais visitées en France. Nous peinions depuis plusieurs semaines, lorsqu’il arriva une catastrophe: un écroulement de rocs enterra mes Kabyles, avec tout leur fourniment; je me trouvai seul, dans un endroit particulièrement sauvage. C’était une manière de petit plateau, qui surplombait, de toutes parts, une véritable île de l’air d’où je n’aurais pu m’évader qu’avec une provision de cordes. La veille, il était relié au reste du système, du côté de l’Orient: l’écroulement venait d’en faire un refuge inaccessible pour les aigles. Je n’avais pour toute ressource qu’un piolet, dix à douze mètres de cordes, un couteau-poignard, une carabine,—mais pas 272 de cartouches: peu de minutes avant l’accident, j’avais gaspillé deux coups sur une panthère. Les Kabyles emportaient mes munitions en même temps que divers instruments scientifiques et tous les comestibles. Le soir approchait: j’avais faim et j’avais soif. Après le crépuscule, le froid se manifesta en même temps qu’une mauvaise brise dans un ciel terriblement constellé.

La nuit fut désagréable: je gelais. Le jour fut plus désagréable encore: je rôtissais... Plus de cent heures s’écoulèrent sans que j’eusse découvert un moyen quelconque d’évasion. Il existait bien une grosse crevasse, au centre de l’île, mais où conduisait-elle? A plusieurs reprises déjà je l’avais explorée, au péril de mes jours. Chaque fois, je m’étais arrêté devant un trou d’ombre, un trou d’enfer, qui, vraisemblablement, se terminait en cul-de-sac. Pourtant, j’essayai d’y descendre, à l’aide de ma corde et de mon piolet: il me fut impossible d’atteindre le fond. Je tentai aussi de faire des signaux, dans l’espérance d’attirer des Kabyles. Le soir, j’allumais un brasier d’herbes sèches. Personne ne vint. Et quand on serait venu? Il n’était pas plus facile d’accéder au petit plateau que d’en descendre! Il eût fallu un outillage spécial, que ne possédaient pas les pauvres bougres qui végètent dans les solitudes désertiques...

La faim, la soif, après quatre jours, je commençais à devenir fou. Le cinquième jour, j’entrepris 273 une nouvelle exploration de la crevasse et j’eus un peu plus de chance: une corniche se rencontra sur une des murailles, qui me donnait un nouveau point de départ. J’accrus considérablement ma descente et découvris un corridor en pente rapide, mais praticable, où je m’engageai. Un nouveau trou se présenta: j’y dardai la lueur de ma petite lampe à incandescence. Il était abrupt et funèbre. Je m’y risquai pourtant et, après plusieurs échecs, j’atteignis le fond. La chance—si on peut appeler cela la chance—voulut qu’il se présentât un deuxième couloir. D’abord en pente assez douce, il finit par se déceler fort roide et par se hérisser de pointes... J’avançais tout de même. La fièvre me brûlait les os; je me moquais du danger. Une faible lueur apparut en bas; je hâtai les opérations et, à quelques mètres du but, je dégringolai. Quand j’essayai de me remettre debout, j’avais très mal à la cheville droite: pour avancer, il me fallait ou sauter à cloche-pied ou ramper à trois pattes.

Le fond où je me trouvais était plutôt large. Une lumière pénombrée y pénétrait par une fente où un homme aurait pu passer «en faisant la limande», d’autant plus qu’elle s’élargissait suffisamment, vers le haut, pour permettre l’insertion du crâne... Au moment où je clopinais vers cette fente, un grondement sourd, un rauquement plutôt, se fit entendre... Deux petits foyers phosphorescents apparurent... et je discernai une structure sur laquelle il n’y avait pas à se méprendre: 274 une lionne!... Malgré la faim, la soif, la fièvre, j’eus un bon frémissement. Mais je me rassurai vite: d’évidence, la féline ne pouvait m’atteindre; la fente était trop étroite pour son large poitrail... Après un recul, je la regardai face à face et je ne tardai pas à apercevoir, tout près d’elle, deux jolis lionceaux...

*
*  *

Cinq minutes plus tard, c’est à peine si je songeais au formidable voisinage. Quelque chose de plus fauve, de plus carnivore qu’une lionne, me rongeait les entrailles, et je rôdais dans mon trou à la recherche d’une autre issue. Je ne tardai pas à la découvrir. Elle était basse et assez large; elle me conduisit dans une deuxième salle, où, soudain, j’entendis le ruissellement de l’eau. Ce fut d’abord un tel choc de joie que je faillis choir. Puis, comme je ne voyais rien, un désespoir homicide m’envahit... Tout de même, je finis par découvrir un filet d’eau dans le creux d’une roche, et je goûtai une volupté comme je n’en goûterai évidemment jamais une seconde!

Ma soif étanchée, la faim ne tarda pas à jouer le grand premier rôle: il y avait plus de cent douze heures que je ne m’étais pas mis une bouchée de substance comestible entre les molaires!...

Je rentrai dans la première salle, attiré par la 275 vie qui palpitait derrière la fente, si féroce que fût cette vie. D’abord, l’obscurité régna, car j’avais éteint ma lanterne pour ne pas gaspiller l’essence. Bientôt, une lumière rasa obliquement le repaire des fauves. Cette lumière s’accrut; je vis distinctement la lune, faiblement écornée, en face de la haute caverne. Presque en même temps, la lionne se dressa et gronda longuement. Une silhouette massive apparut, un colossal seigneur à la grosse tête, qui traînait une proie. Ainsi posée devant l’astre, magnifiquement sculptée par les rayons, la bête évoquait la force triomphante, la force implacable et superbe des anciens âges. Mais cette évocation me laissait insensible. Ce n’était pas le grand lion qui me faisait battre le cœur: c’était sa proie. Je la guettais avec frénésie... Quand le félin s’avança vers sa femelle, quand il déposa le bouquetin égorgé près des lionceaux, je fus saisi d’une telle émotion que, d’abord, il me fut impossible de faire un geste... Ma respiration était arrêtée, un brouillard flottait devant mes prunelles... Tout à coup, l’instinct m’envahit. Il m’envahit tout entier, il éteignit l’intelligence comme l’ouragan éteint une torche... J’avançai mon piolet dans la caverne des lions et je le rabattis avec une précision farouche. La pointe acérée s’enfonça dans la carcasse et, avant que le lion et la lionne fussent revenus de leur surprise, j’attirais la proie, je la faisais passer de leur caverne dans la mienne...

276 La bête était chaude encore; je suçai le sang qui coulait de ses plaies avec une férocité ardente et triomphale, tandis que les lions rugissaient épouvantablement.

*
*  *

Pendant cinq jours encore, je demeurai dans les entrailles du sol. J’avais bien découvert une fissure, qui donnait sur une grotte, mais elle était trop étroite. Il me fallut travailler d’arrache-pied pour l’élargir. Heureusement, j’avais une provision de viande! Quoiqu’elle fût crue et, vers la fin, un peu faisandée, je vous prie de croire que je la consommais sans dégoût! Lorsque je parvins enfin à l’air libre, et surtout lorsque j’eus atteint un village kabyle, un grand attendrissement me saisit: je me jurai, hors le cas de légitime défense, de ne jamais tirer sur un seigneur à la grosse tête.

LES POMMES DE TERRE
SOUS LA CENDRE


Cet après-midi d’octobre, raconta Marnier, j’étais installé sur la côte et j’y cuisais des pommes de terre sous la cendre. Elles étaient à point; celle que j’avais déterrée répandait une bonne odeur chaude et farineuse. J’avais tiré de ma poche un petit cornet de sel et je m’apprêtais à faire un goûter savoureux, lorsqu’un pas se fit entendre. Un homme de haute stature émergea, l’air sauvage, avec une barbe d’Arabe, couleur goudron, des joues caves et des yeux hardis. Sa veste était usée, toute sa personne avait cet aspect indéfinissable de l’être qui rôde, couche au hasard des randonnées et porte avec lui la misère. C’est un aspect qui fait peur aux femmes et aux enfants. J’eus bonne envie de m’enfuir, puis une audace me vint, avivée par le parfum de la pomme de terre, et j’attendis les événements.

L’homme s’arrêta pour regarder la fumée et les 278 cendres, qui jetaient de-ci de-là une flammèche, puis il s’approcha à pas lents. Il me parut formidable, surtout lorsque, arrêté devant moi, il abaissa son nez en bec de faucon et montra ses dents étincelantes.

—J’ai faim! dit-il.

Sa voix était creuse, mais assez douce. Il s’assit devant le feu, me regarda fixement et demanda:

—Tu n’as jamais eu faim, toi?

—Souvent! répondis-je.

—A l’heure des repas?

Je fis oui, d’un signe de tête; il eut un rire âpre comme un croassement. Du reste, il ne m’effrayait plus. Parce qu’il causait et ne faisait aucune menace, mon âme d’enfant se rassurait.

Car je ne voyais qu’une différence médiocre entre un rôdeur et un chien, et je savais que tout chien qui s’installe tranquillement est par cela même pacifique.

—Ce n’est pas de cette faim-là que je parle, reprit l’homme, c’est d’une faim qui dure depuis des semaines. Ainsi, moi, c’est à peine si j’ai fait un petit repas par jour, depuis l’autre dimanche... et je n’ai rien pu me mettre sous la dent depuis hier matin.

A ces mots, de consternation, je laissai tomber ma pomme de terre. J’aurais vu couler du sang que mon trouble n’aurait pas été plus grand.

—Depuis hier matin! criai-je.

J’avais peur qu’il ne s’écroulât sur le sol et qu’il 279 ne mourût devant mes yeux, comme un naufragé de la Méduse.

—Alors, tu comprends, murmura-t-il, si tu voulais bien me prêter une ou deux pommes de terre, ça me rendrait du courage.

Cette demande me fut étrangement agréable et me donna même une espèce d’orgueil.

—Vous pouvez les manger toutes! ripostai-je.

La face de l’homme se crispa; un peu d’eau, qui parut sur ses yeux, les rendit plus brillants.

—Toutes? fit-il d’une voix rauque.

—Seulement, observai-je, il ne faudra pas manger trop vite... car, dans votre état, ça vous ferait du mal!

En même temps, je lui tendais la première pomme de terre, avec le cornet de sel. Il la mangea plus vite que je n’aurais voulu; mais, comme il n’avait pas l’air de s’en trouver plus mal, je lui en tendis une deuxième. Elle était si chaude que, malgré sa faim, il dut la laisser refroidir. Dès qu’il en eut mangé une troisième, il dit:

—A ton tour, maintenant!

—Non! dis-je résolument. Tout à l’heure, je m’en ferai d’autres.

Il insista, mais j’étais plein d’un sentiment si extraordinaire de mon importance que je n’avais plus le moindre appétit: j’aurais eu de la peine à avaler une bouchée.

Il dévora donc un à un mes tubercules, but un coup à la bouteille d’eau que j’avais emportée 280 avec moi, puis, ayant demandé mon nom, mon âge, et posé quelques questions sur ma famille, il conclut:

—On ne sait ni qui vit ni qui meurt. Peut-être que je pourrai te rendre un jour tes pommes de terre.

Il me considéra un moment en silence, d’une manière intense et un peu embarrassante, puis il secoua ma petite main... Je vis sa haute silhouette décroître et se perdre.

*
*  *

Neuf étés se passèrent. J’entrais dans ma seizième année et la vie s’annonçait dure: la guerre de 1870 avait ruiné mon père. Pendant un combat ses deux fermes furent incendiées, ses récoltes anéanties; des pillards emmenèrent son bétail et le notaire acheva sa ruine. Taciturne et dur à soi-même, mon père avait lutté sans rien dire. Il ne me parla que lorsque le malheur parut irréparable.

—Te voilà aussi gueux que le vagabond qui passe sur la route! fit-il après m’avoir exposé la situation. Tu ne peux plus compter sur moi... je n’existe plus... et il vaudrait mieux qu’on me clouât entre quatre planches!

Il avait baissé la tête. C’était un de ces hommes qui combattent jusqu’à la fin, mais qui, une fois 281 vaincus, aspirent à la mort: il était très capable de se laisser choir dans la rivière... Le cœur me creva. Je savais qu’il avait travaillé pour moi et non pour lui-même; l’idée de ses souffrances m’était beaucoup plus amère que celle de notre ruine.

Après un silence, il reprit:

—Ils sont trois qui rachèteront mes biens... Blanchard, Duprat et Ginguelaud... Ils se sont mis d’accord sur leurs parts respectives. A quelques centaines de francs près, je connais donc exactement la situation. Du moins, nous en tirerons-nous sans dettes!

Sa voix se brisa; il se laissa tomber sur une chaise et se cacha le visage. Ce fut un de ces moments où l’on invoque confusément les puissances inconnues; je pensais:

«Rien n’aura-t-il pitié de ce pauvre homme?...»

La sonnette de la grille d’entrée retentit. Un adolescent au nez pointu se montra, en qui nous reconnûmes le saute-ruisseau de Me Bailleux, notaire à Sens.

—Pressé! déclara ce visiteur en remettant une lettre à mon père, et, geste plus imprévu, une seconde lettre à moi-même.

Mon père décacheta morosement son enveloppe. Il lut quelques lignes en hâte, puis sa main se mit à trembler, il poussa un cri sourd et haletant:

—Ce n’est pas possible!

282 Il acheva la lecture, et de grosses larmes ruisselèrent sur ses joues.

—Nous ne sommes plus ruinés! balbutia-t-il. Il y a un amateur pour nos terres, qui offre de les payer soixante mille francs de plus que Blanchard, Duprat et Ginguelaud...

Il me saisit contre sa poitrine et m’étreignit avec la joie terrible qui suit les catastrophes évitées. Puis il se précipita dans la chambre voisine pour rédiger une réponse. C’est alors seulement que je m’avisai que je n’avais pas lu ma lettre. J’examinai d’abord la suscription: elle était d’une grosse écriture, à la fois rude et hésitante. Quand j’eus ouvert le pli, je ne vis que trois lignes:

Je vous avais promis de vous rendre vos pommes de terre... Et je voudrais aussi vous revoir, là-haut, où je vous attends.

Je tournai et retournai la lettre, abruti d’étonnement; puis, poussé par l’inconscient, je sortis de la ferme, je gravis précipitamment la côte... Tout à coup, je revis l’homme. Il avait à peine changé; c’était toujours son air sauvage, sa barbe d’Arabe, couleur goudron, ses joues creuses et ses yeux hardis. Mais un confortable complet bleu vêtait sa haute structure, et au lieu d’une trique il tenait une canne d’ébène à pomme d’or.

—Vous voilà! s’exclama-t-il avec une joyeuse rudesse... J’ai fait fortune!

Il me saisit la main et la secoua, comme l’après-midi d’octobre, puis il me déclara:

283 —Bien entendu, vous ne quitterez pas ce domaine... Personne ne le cultivera mieux que votre père et vous. Seulement, chaque année, je viendrai manger ici des pommes de terre sous la cendre.

Il me montra un tas de fanes sèches et une petite provision de pommes de terre:

—Nous allons les cuire!

Il ajouta rêveur, les yeux fixés vers les horizons invisibles:

—Je n’ai plus faim, maintenant... mais je ne ferai plus jamais un repas comme ce jour-là! Qu’il était bon, mon petit!... Ah! je reprendrais volontiers ma rôderie sur la terre, à condition de pouvoir le recommencer.

LE DORMEUR


A Monsieur et Madame Charles Perret.

Ce serait une curieuse révélation pour les pauvres diables, fit le demi-milliardaire James-Edward Wymond, si l’on pouvait dresser une statistique des circonstances qui ont mené les hommes les plus riches de notre temps à la fortune. Sans doute, on parvient rarement très haut si l’on n’est pas pourvu d’énergie et d’ingéniosité; mais j’ai connu des gens extraordinairement doués pour les affaires, et d’une activité dévorante, qui n’ont jamais pu réaliser une fortune, faute de la grosse chance ou des trois ou quatre chances moyennes sans lesquelles on reste «collé contre la muraille». Allez! ceux qui prétendent ne rien devoir qu’à leur travail ou à leur génie sont ou des menteurs ou des illusionnés. Le hasard qui fait prospérer un gland et périr un autre dans l’estomac d’un porc ne laisse pas d’avoir encore son influence sur le destin des hommes. Quant à moi, je compte au moins 286 trois bonnes chances dans ma vie. Grâce à la première, je devins plusieurs fois millionnaire. La seconde me hissa à la plate-forme des cinquante millions. La troisième m’a classé parmi les grands rois de l’industrie américaine. Mais c’est la première dont je garde le plus profond souvenir: c’est après tout la plus décisive. J’aime à y rêver, quand les affaires me laissent une minute, d’autant plus qu’elle me ramène vers la jeunesse et, hélas! il n’y a pas de milliards qui vaillent l’œil, le pied et le cœur de la vingtième année. Demandez plutôt au vieux Carnegie. Il a poussé à ce propos des gémissements qui ne dépareraient pas les œuvres de Jérémie.

*
*  *

Donc j’avais vingt-cinq ans, et je courais le monde en quête d’affaires. Je n’avais pas de préférence. Je me sentais, comme tant d’autres de mes compatriotes, apte à toutes les entreprises. Pour l’heure, je revenais d’un ignoble et puant pays où j’avais épuisé mes économies à «tâter» du pétrole. Les sondages n’ayant pas réussi, je m’en retournais vers le Texas, la poche à peu près vide et n’ayant pas d’autre propriété que mon cheval, un bon rifle, un bowie, deux revolvers et des munitions. Un sale moment dans ma vie! Oui, un sale moment, en vérité! Il faut dire 287 que c’était la seconde fois que je dégringolais. Trois ans auparavant, j’avais déjà perdu toute mon épargne à chercher du cuivre là où il n’y avait que des pierres. Je voyais l’avenir en noir,—et la région que je traversais, marécageuse et sinistre, n’était pas faite pour me réconforter. Un matin d’octobre, par un temps «pourri», sous un ciel bas, où les nuages traînaient comme du linge mal lavé, je trottais le long de la savane. Je me sentais plus mélancolique encore qu’à l’ordinaire, d’autant plus que mes vêtements étaient humides depuis la veille, ce qui est bien la chose la plus inconfortable que je connaisse. Vers midi, apercevant un bouquet d’érables, je résolus d’y faire halte pour manger une boulette de pemmican et une briquette de biscuit. Quand nous parvînmes près des arbres, mon cheval fit un écart: j’aperçus une jument qui paissait la savane et un homme étendu sur le sol. Après avoir décroché mon rifle, car ce sacré pays pullulait de pirates, j’arrêtai ma bête et je considérai l’individu. Il avait l’air de dormir, mais il pouvait tout aussi bien être mort. Pour éclaircir la situation, il fallait descendre de cheval, ce que je me décidai à faire. Eh bien! l’homme n’était pas mort. Toutefois il respirait à peine et son cœur battait assez mollement. J’eus beau le secouer, grogner comme un ours, hurler comme un loup, il demeura insensible.

Dépourvu de la plus légère notion médicale, je ne pouvais naturellement rien faire. Je me 288 bornai à lui mettre sous la tête sa couverture pliée en huit et je mangeai mon pemmican et mon biscuit. Quand j’eus terminé ce maigre repas, l’homme n’avait pas bougé,—son souffle était toujours aussi faible. J’allumai le calumet du conseil, c’est-à-dire que je fumai un des derniers cigares qui me restaient, et je me mis à réfléchir. Quoique je fusse impatient de revoir des endroits plus confortables que la Prairie, je ne songeai pas un moment à abandonner le dormeur. Le territoire abondait en bêtes de proie, qui ne se seraient pas gênées pour dîner d’un Yankee léthargique: d’ailleurs le fait seul d’être exposé à l’air humide pouvait être une cause de mort. «C’est agaçant, me dis-je... mais il faut que je reste. Je vais allumer du feu, faire sécher ma couverture, puis la sienne... et s’il y passe tout de même, je n’aurai pas du moins son départ sur la conscience.»

Je fis comme je l’avais résolu. De longues heures s’écoulèrent, et le soir approcha sans que l’homme eût fait le moindre mouvement. Dire que j’étais inquiet serait de l’exagération. Mon existence était trop aventureuse pour que j’attachasse un prix considérable à la vie d’un homme et celui-ci ne payait pas de mine. Avec son nez en rostre, sa bouche de fauve, son menton pointu, il avait l’air d’un écumeur de savane. Je n’étais donc guère ému, mais je m’impatientais—et j’ai souvent pensé depuis que la profession de garde-malade 289 est une profession exécrable. Le crépuscule vint, puis la nuit. J’enveloppai l’homme avec soin et, recru de fatigue, je m’abandonnai au sommeil. Je dormais depuis plusieurs heures, lorsqu’un hennissement me réveilla. Tout de suite, j’aperçus des bêtes qui rôdaient autour de nous, je reconnus des coyotes, en nombre insuffisant pour m’inquiéter. Comme ils m’agaçaient cependant, je pris un tison et fis une charge à fond de train; les maudites bêtes s’enfuirent dans les ténèbres.

Tandis que je revenais près du feu, une voix faible se fit entendre:

What’s the matter?[1]

[1] Que se passe-t-il?

—Il se passe, répondis-je, que je viens de chasser des coyotes qui énervaient nos chevaux. En ce qui vous concerne, vous venez de vous éveiller d’un sommeil dont j’ai vainement cherché à vous faire sortir pendant toute une maudite journée!

L’homme se redressa. A la lueur du feu, il me considéra de ses yeux sombres, et qui louchaient un peu, puis il murmura:

—Alors, vous vous êtes arrêté pour moi?

—Vous pouvez le dire, old fellow... Sans vous, je serais dans les environs de Horsetown...

L’homme parut pensif. A mesure qu’il s’éveillait, ses yeux luisaient davantage. Il finit par dire:

—Après tout, vous m’avez peut-être sauvé la vie...

290 —Ce n’est pas impossible! répliquai-je.

Il se tut encore. Puis il se mit à m’interroger, puis il me donna lui-même quelques détails sur la course qui avait abouti à sa léthargie.

Il me regardait fixement, il semblait m’observer jusqu’au fond de l’âme et peu à peu il me devenait sympathique: je le sentais fruste, rude, presque sauvage, mais loyal et sans mesquinerie. Il reprit:

—Savez-vous quoi? Je cherchais un compagnon sûr... Quelqu’un avec qui je pourrais lutter contre les autres... Pourquoi ce compagnon ne serait-il pas celui qui m’a, peut-être, sauvé la vie—plutôt qu’un autre?... Je vais vous dire: j’ai découvert un placer...

Je ne pus m’empêcher de sourire, car mes déceptions m’avaient rendu sceptique. Alors, lui, silencieusement, tira un sachet de sa ceinture et d’un geste qui ne manquait pas de noblesse, me le tendit. Je l’ouvris, après m’être rapproché du feu, et je ne pus retenir un cri: le sac était plein de belles pépites d’or.

*
*  *

L’homme tint parole, acheva James-Edward Wymond; nous exploitâmes ensemble le placer qu’il avait découvert et j’en retirai, pour ma part, un bénéfice net de cent mille dollars. Et voilà ma première grosse chance: avouez que mon énergie et mon habileté n’y eurent aucune part.

LE QUINQUET


Charles Labarre allumait devant nous sa lampe,—une de ces vieilles lampes où l’on entend tourner des rouages lorsqu’on l’arrange et qui lance des borborygmes comme un ivrogne. Il procédait à l’opération avec un air d’alchimiste ou de pharmacien. Barral se mit à rire:

—Est-ce que ce serait par hasard la lampe d’Aladin?

Labarre prit un air grave:

—C’est un fétiche. Elle est dans la famille depuis plus de cent ans; j’aimerais mieux donner cent mille francs que de la perdre!... Je ne la confie jamais à personne. Je l’arrange chaque jour de mes propres mains et je la répare moi-même lorsque par hasard elle se dérange,—ce qui est excessivement rare, car sa construction est robuste et son mécanisme admirablement construit.

La lampe, pendant ce discours, avait peu à peu haussé sa flamme. Elle jetait une lueur jaune, très égale et très douce.

292 —Oui, reprit Labarre, j’ai pour elle une affection véritable, comme je n’en ai pas pour beaucoup de gens. Elle a éclairé mes veilles, assisté à mes douleurs et à mes joies. Et puis, elle a une histoire. Si j’étais superstitieux, je dirais qu’elle a eu une influence bienfaisante sur ma famille. Mais je ne suis pas superstitieux, et pourtant... il y a des moments où je ne suis pas très loin de lui accorder une sorte de vie... Tenez, je ne résiste pas à vous raconter quelques-unes des aventures où elle parut jouer un rôle. La première remonte à dix-huit cent et quatre. A cette époque, elle n’appartenait pas encore à notre famille. C’était un soir, un soir de printemps. Un crépuscule d’escarboucle, de béryl et d’hyacinthe remplissait les nuages. Les aubépines et les lilas jetaient à travers l’étendue leurs âmes odoriférantes. Il s’élevait de la terre une douceur palpitante qui résonnait dans la chair des hommes. Et mon arrière-grand’mère Julienne, jeune comme l’avrillée, tout étourdie de rêves, était descendue par le parc, avec la servante Anastasie, et avait marché au hasard, jusqu’aux emblavures, en contre-bas de l’Yvelaine. La nuit était venue. Le four immense du firmament s’emplissait d’étincelles; la voie lactée étendait sa fourche d’étoiles... C’était dans la courbe de la rivière. L’Yvelaine s’enflait, tapageuse et bondissante. Julienne écoutait par moments ses voix humides, mais elle n’avait aucune inquiétude. Brusquement, il se fit une rumeur énorme, qui tenait 293 des détonations de l’artillerie et de la chute de blocs dans la montagne: c’était l’eau qui rompait ses digues et qui se précipitait sur la plaine. Julienne ne le comprit pas tout de suite, mais la vieille Anastasie, servie par sa longue expérience, déclara:

—C’est l’inondation, mamzelle... faut nous sauver vivement.

Malheureusement les deux promeneuses occupaient le fond de la courbe. Deux torrents accouraient dans les ténèbres, sans qu’elles pussent préciser leur direction. Elles étaient nerveuses, elles perdirent la tête. Tantôt elles fuyaient vers l’orient, tantôt vers le couchant. L’eau cependant approchait. On entendait sa voix de troupeau, on discernait des phosphorescences redoutables. Et, comme elle arrivait de toutes parts, il devenait impossible de deviner où étaient les voies libres encore. La vieille Anastasie, d’abord assez sagace et résolue, se découragea plus vite que Julienne.

Elle criait:

—Nô va mourir! nô va mourir!

Et elle avait fini par s’asseoir, son tablier relevé sur la tête, attendant la fin. Julienne, presque aussi désespérée que la vieille femme, jetait tout autour d’elle des regards éperdus. Brusquement, elle aperçut une lueur dans les ténèbres, cette lueur des contes et des légendes qui a, de tout temps, symbolisé le secours inattendu. Elle fut saisie d’une inexprimable confiance, elle cria d’une voix assurée:

294 —Viens, Anastasie, j’ai retrouvé la route.

Et elle entraînait la bonne, elle courait de toutes ses forces. Il y eut un moment terrible, où des vagues hurlèrent tout près des fugitives. Mais un tertre les sauva, puis une espèce de chaussée, et, toujours guidées par la lumière, elles atteignirent enfin une grande maison blanche sur le versant de la colline. Elles étaient hors d’atteinte. Des braves gens les accueillirent; elles passèrent la soirée à la lueur de la lampe, de cette lampe qui les avait sauvées et à laquelle Julienne manifestait une telle gratitude que ses propriétaires lui en firent cadeau.

*
*  *

Entrée dans la famille, la lampe eut une histoire digne de ses débuts. Elle présida à des événements graves ou joyeux, mais presque toujours favorables, comme, par exemple, la fortune de mon père. Comme vous le savez, mon père fut un historien. Il avait la manie des documents. Le pays d’où nous sommes originaires fourmillait, à cette époque, de pièces curieuses, cachées dans d’antiques manoirs dont les propriétaires se prêtaient avec indulgence à la manie de mon ascendant. Il arriva même qu’un vieux maniaque, le dernier rejeton d’une famille lettrée, légua à mon père tout son patrimoine. A la vérité, c’était peu 295 de chose: une tour lézardée, quelques murailles ruineuses, quatre ou cinq acres d’une terre sauvage, si ravagée de cailloux qu’elle ne se prêtait à aucune culture. Mais c’était un nid à documents, à inscriptions curieuses, à débris suggestifs. Mon père s’y installa tout un été et se mit à y faire des fouilles. Il les prolongeait quelquefois très tard. Armé d’une bonne lanterne, il parcourait des chambres, visitait des placards et des cachettes, sondait des murailles.

Or, un soir, sa lanterne se brisa. Il voulut la remplacer par une lampe de cuisine, mais cette lampe était si fumeuse qu’il dut y renoncer. Il alla alors prendre «sa» lampe, et, avec précaution, il s’en servit pour éclairer une chambre voûtée, où il soupçonnait des secrets. C’était au moins la vingtième fois qu’il y revenait—vainement—; ses échecs ne faisaient qu’irriter son envie. Il tapait sur les murailles, arrachait du plâtre, sondait à l’aide de ses outils. Rien. A la fin, dans un accès d’humeur où se mêlait quelque esprit jovial et burlesque, il se tourna vers sa lampe, et s’écria:

—Tu es entrée dans la famille en sauvant ma grand’mère... ne feras-tu rien pour moi?

Ce disant, il marchait à petits pas, la lampe tout près de la muraille. Tout à coup, la flamme fit une espèce de bond; puis elle palpita, vira, s’allongea:

—Voilà qui est singulier! murmura mon père, 296 toujours dans la même disposition joviale... on dirait que tu me réponds...

Il s’arrêta; il vit une mince fissure dans la pierre:

—Eh bien! s’exclama-t-il en riant, nous allons prendre ta réponse pour bonne... Voyons un peu ce qu’il y a là derrière.

Il déposa la lampe au milieu de la pièce, et, armé de tout l’outillage utile, il se mit au travail. Après une heure d’efforts, ayant descellé un bloc de grès siliceux, il se vit devant une cachette carrée d’où s’exhalait une odeur fade. Des ossements, de vieilles étoffes moisies, s’étalèrent et, tout au fond, une boîte rouillée et vert-de-grisée, que mon père attira avec un cri de triomphe. Il s’attendait certes à trouver quelque chose de curieux et de valable; il s’empressa de faire sauter le couvercle. Mais alors, il demeura hébété de surprise et de joie: la boîte était au tiers remplie de joyaux: diamants, aigues-marines, rubis, saphirs, topazes... une grande fortune! Et mon père était le seul héritier de la famille qui avait caché ces richesses...

Quant à l’intervention de la lampe, un physicien vous l’expliquera en formulant l’hypothèse de gaz échappés par la fissure. Cette explication est certes plausible... Et pourtant!

297*
*  *

Passons au troisième événement, qui, cette fois, me concerne, et qui est de l’ordre idyllique. J’avais vingt-quatre ans alors. J’étais désespérément amoureux d’Hélène Fombreuse. La passion que j’avais pour cette fille étincelante était partagée par dix rivaux. Hélène avait reçu les dons mystérieux de la grâce, elle était non seulement éclairée par la torche blonde de ses cheveux et la flamme écarlate de sa lèvre, mais je ne sais quelle féerie accompagnait ses mouvements, quelle force douce et puissante. Aussi, trop désirée, ne se décidait-elle pas à choisir.

Un soir, elle assistait à une réception que donnaient mes parents, dans notre château des Mouettes. Une nuit lactée s’étendait sur les arbres; on dansait sur la pelouse et, pendant les pauses, on se répandait à travers les jardins et jusque dans les allées du parc. Il arriva qu’Hélène se perdit dans un sentier. Des massifs lui cachèrent les lumières de la terrasse et des salons. La jeune fille, impatiente, marchait très vite et s’égarait davantage. A la fin, elle aperçut une lueur, la petite lueur des légendes, tout au bout d’une allée étroite. Elle y marcha instinctivement, elle finit par se trouver à l’extrémité d’une aile du château, et elle pouvait voir, à travers un rideau léger, une table épaisse, 298 sculptée comme les meubles gothiques, un fauteuil vaste comme un lit, une grosse lampe de forme archaïque, un livre entr’ouvert. C’était une scène muette. Les meubles et la lampe en semblaient les seuls personnages. Hélène fut prise de curiosité. Elle poussa la première porte qui se présenta à ses regards et qui était entre-bâillée, elle se pencha sur le livre, qui se trouva être un grimoire mystique. Elle lut: «Toi qui es venue à travers la nuit, jusqu’à la chambre solitaire, tu entreras dans la famille de l’homme qui viendra te rejoindre.»

Tandis qu’elle lisait, un craquement se fit entendre, et comme le silence et la solitude avaient rendu Hélène un peu nerveuse, elle eut un grand frisson. La porte s’ouvrit; elle vit apparaître mon père qui, laissant à ma mère le soin des invités, venait se reposer dans son cabinet de travail. Il sourit à la belle jeune fille et l’interrogea gaiement sur les motifs qui l’avaient amenée jusque-là.

La conversation de mon père avait du charme; Hélène, lorsqu’elle reparut sur la terrasse, gardait de sa petite aventure un souvenir attendri, et gentiment fantastique. Elle y songea les jours suivants. Le passage du grimoire la hantait; en même temps, elle sentait qu’il ne lui serait pas désagréable d’entrer dans notre famille. Et, jour par jour, elle me préféra à mes rivaux jusqu’à ce qu’enfin elle me donnât sa petite main devant le 299 maire de Tanneguy et le curé de Saint-Magloire.

Et j’essaye en vain de me débarrasser de cette croyance absurde et charmante que «notre» lampe avait attiré dans la nuit ma petite chérie auprès du vieux livre mystique.

LA BONNE BLAGUE


Le soir, les étudiants se rencontraient, au café de la Tramontane, avec un garçon frais, ahuri et timide. Il venait de Langres, patrie des couteliers et de l’empereur des polygraphes, Denis Diderot. Ce garçon s’asseyait dans une encoignure, commandait une demi-tasse et écoutait en silence, avec admiration.

Il n’était pas bête, il était même fort intelligent; mais, pour l’usage de la vie, il ne valait guère mieux qu’un imbécile. Car il avait toutes les gaucheries d’une tourte et toutes les ferveurs d’une poire. Sa timidité, constellant le tout, en faisait une de ces victimes dérisoires, qui sont destinées aux gaudissements des hommes et à la nargue des femmes. Son silence seul le préservait un peu. Il écoutait les gens pendant deux heures d’horloge sans desserrer les mâchoires, tandis que ses yeux d’outremer fixaient l’ambiance fuligineuse. Au fond, il avait un seul rêve, qu’aucune raillerie ne pouvait atteindre. Ce rêve était le plus 302 simple de tous les rêves: il voulait être aimé par une honnête fille. Ce sont, dit l’autre, de ces choses qui arrivent.

En tout cas, ça ne lui était pas arrivé. Vraisemblablement, ça ne lui arriverait pas: il approchait de sa vingt-neuvième année et devenait de plus en plus timide, ahuri, gourde, poire et taciturne. Si, encore, il avait eu de la famille! Mais il était orphelin. Ou s’il avait eu une vieille amie. Mais il n’avait que des camarades.

En sorte qu’aucune honnête fille ne l’avait vu autrement que saugrenu et même grotesque. Quant aux autres, elles se bornaient à fondre sur lui, par intervalles, et à l’induire à des opérations fructueuses. Il n’avait à leur égard d’autre défense que l’inertie.

Assis dans son encoignure, il les laissait dire sans un geste ni une syllabe. Parfois, cependant, l’une ou l’autre l’empoignait sur un trottoir désert et le forçait à gravir des escaliers inconnus: après quoi, elle l’entôlait avec verve.

*
*  *

Nous connaissions sa marotte. Et nous lui avions déjà servi plusieurs «choucroutes garnies», sous les espèces de la grande Sophie, de Julia Moustache, de Mimi Fontaine-Saint-Michel et de la môme Fourchette. Ces donzelles avaient joué 303 les mascottes à la détrempe. Comme elles manquaient de talent, leurs blagues avaient été éphémères.

C’est alors que Guillaume Fortune eut une bonne idée. Il existait, aux «Six Françaises», une petite modiste dont un satyre avait arraché le nez avec les dents et à qui, par surcroît, il avait fait une blessure terrible à la joue. La midinette en était restée fort laide et même hideuse. Elle s’en désolait, car elle possédait une âme tendre: aucun mâle n’avait cure d’étancher cette tendresse, d’autant plus que Christiane ne comprenait l’amour que sous sa forme la plus sociale, je veux dire la fondation d’une famille. Elle chiffonnait donc des chapeaux avec chagrin et ne se faisait pas de l’univers une idée très avantageuse.

Guillaume Fortune, qui la connaissait à travers les potins des petites amies, se ligua avec Cécile Boulot pour cuire sa farce. Cécile apprit donc à Christiane qu’on rencontrait, au café de la Tramontane, un type qui s’était amouraché d’elle. Christiane n’en crut pas un mot, mais Cécile lui montra le type, un jour qu’il passait rue Saint-Sulpice, et lui fit remarquer qu’il avait baissé les yeux et qu’il était devenu tout rouge. Elle ne mentait pas. Car elle avait manœuvré de manière à barrer la route à Jacques Degrenne, ce qui suffisait pour plonger ce jeune homme dans un abîme de consternation.

Cet incident frappa Christiane. Comme elle passait 304 par une crise, elle se laissa aller à sa chimère. Cécile la chauffa pendant quelques jours et finit par lui dire:

—Le type est si extraordinaire qu’il faudra d’abord se mettre à de la correspondance. Car, pour ce qui est de faire connaissance de but en blanc, il serait capable de se fiche un évanouissement...

*
*  *

De son côté, Guillaume entretint Degrenne d’une demoiselle inconnue qui lui voulait du bien. En sorte que la petite au nez coupé et le jeune homme de Langres échangèrent des billets par l’intermédiaire de Cécile Boulot. Ces billets furent dangereux. Ils reflétèrent avec loyauté des âmes qui étaient nées pour s’entendre. Par ailleurs, la modiste ne fit que des allusions lointaines et incompréhensibles au malheur qui la privait de narines. Elle jugeait inutile d’en discourir, puisque, enfin, Degrenne ne le pouvait ignorer. Ce qui facilitait aussi le dialogue, c’est qu’ils ne se rencontrèrent pas et que, dans sa timidité, le garçon n’osa solliciter aucune entrevue: ses lettres n’exprimaient que de naïfs états d’esprit, opiniâtrement platoniques.

Tout de même, il fallait des conclusions. Cécile Boulot et Fortune résolurent qu’une rencontre 305 aurait lieu au musée du Louvre, au fond d’une salle peu hantée, devant la déesse Hathor. Jacques Degrenne devrait apporter un bottillon de roses et Christiane une gerbe de lilas.

C’était un matin. La salle était plus déserte que jamais, mais les compagnons de la Tramontane veillaient, cachés derrière des colonnes et des sarcophages. Jacques se présenta tout d’abord, avec ses roses, tremblant de tous ses membres. Puis l’on vit paraître Christiane, qui tenait héroïquement la gerbe de lilas. Ils demeurèrent interloqués, l’un en face de l’autre, pour la grande joie des camarades épars parmi les sphinx. En la voyant si laide, Degrenne avait reculé d’un pas. Mais aussi, parce que cette laideur le rassurait, il osa regarder Christiane. Elle était fort pâle; de ses yeux, dilatés par l’émoi, s’élevait une expression pathétique qui les rendait plus féminins et plus beaux. D’ailleurs, hors les traits abîmés par le satyre, tout le visage ne décelait que des lignes pures et des nuances fraîches.

Et Jacques songea: «Elle a été jolie!...»

*
*  *

Comme il avait une imagination active, il recomposait le nez disparu et la joue mâchurée. Puis il se dit encore: «Ce n’est qu’un accident. Au fond, tout ce que l’espèce voulait d’elle, elle le possède 306 encore. Ses enfants seront aussi jolis que s’il ne lui était rien survenu... Ce qu’il y a de réel et de durable dans sa beauté n’a subi aucun dommage!... Elle a l’air laide, et elle ne l’est pas...»

Ces réflexions, jointes à son désir d’être aimé, lui causèrent une légère griserie. Il s’avança vers Christiane, lui prit la main, presque sans gaucherie, et y déposa un long baiser. La petite main était fraîche, flexible, un peu tremblante et finement veloutée. Jacques, d’abord balbutiant, retrouva au fond de lui des paroles qui y dormaient depuis des années et qui avaient une douce véhémence.

Et, le cœur chaud, l’âme fleurie, ils sortirent de la haute salle froide, ils marchèrent à petits pas vers le bonheur, tandis que les compagnons de la Tramontane, derrière les colonnes de granit et les antiques sarcophages, s’esclaffaient abondamment.

LA JEUNE SALTIMBANQUE


Je possède dans la Saintonge, raconta Rambourg, une forêt de pins, avec une maison de maître, une ferme et quelques vagues cultures. Il y a cent cinquante ans que ce bien est dans la famille: mon arrière-grand-père l’acheta, pour un morceau de pain, d’un vieux gentilhomme qui s’en débarrassait parce que sa femme, ses filles, ses fils et ses petits-enfants y étaient tous morts. Il croyait le domaine hanté par le diable. Jamais ma famille ne s’en est aperçue. Quatre générations s’y succédèrent sans catastrophes, sinon celles qui sont communes à la malheureuse bête humaine. L’acquéreur se prolongea jusqu’à quatre-vingt-neuf ans; mon grand-père ne fut pas loin d’atteindre son siècle; mon père et ma mère vécurent de longs jours.

Quand le domaine m’échut, j’approchais de la quarantaine: mes aînés me le cédèrent moyennant l’abandon d’une part raisonnable de mon héritage. Et moi, qui l’aimais beaucoup, j’y passais 308 sept mois sur douze, dans une solitude ravissante. Ma vie était à la fois modeste et très large. Modeste pour ce qui regarde les luxes de pure parade; large en ce qui concerne les conforts profonds: deux forts chevaux à l’écurie, qui servaient indifféremment à la selle et à l’attelage, un coupé moelleux, un landau bien rembourré, une admirable cuisinière, un valet de chambre actif, silencieux et adroit, un excellent valet d’écurie et un jardinier qui me fournissait de fruits et de légumes merveilleux. Est-ce que les milliards peuvent, au fond, donner davantage à une créature périssable?

*
*  *

Un dimanche après midi, je lisais Pantagruel, devant une belle flambée de pin, car on approchait d’octobre et le vent du Nord soufflait moult aigrement. J’étais seul, ou à peu près. Sauf la cuisinière, mes domestiques assistaient à une fête votive, dans un canton prochain: ils ne devaient revenir que le soir. Je venais de déposer Pantagruel et j’allumais une bouffarde, lorsque j’entendis palabrer dans le vestibule. L’accent rude de Florence, la cuisinière, alternait avec une voix basse et timide:

—Y a une croûte de pain et un verre d’eau! criait Florence. J’ai pas le droit de disposer du 309 bien du maître!... Et faut déguerpir, vu que c’est pas une auberge...

La voix basse insistait. Pris d’une de ces curiosités sans cause, comme nous en avons tous, j’ouvris ma porte et je jetai un regard furtif dans le couloir. Trois chétives silhouettes se tenaient au bout du perron devant la Florence moustachue, taillée en cent-gardes. C’étaient une adolescente et deux fillettes. Des oripeaux vétustes couvraient leurs ossatures; le vent, le soleil et la pluie avaient recuit leurs peaux; elles avaient cet air fauve et cet œil au guet des êtres qui vagabondent au sein d’une société conformiste, où chaque créature porte en quelque sorte son numéro matricule. L’adolescente montrait des joues aplanies, une terrible chevelure de poix et des yeux bleu-Léman, immenses et encore agrandis par la misère. Au demeurant, ni laide ni jolie, avec des particularités plutôt séduisantes:

—Ma petite sœur ne peut plus marcher! gémissait-elle. Non, elle ne peut plus... Elle a les pieds en sang.

C’était vrai; on voyait du rouge aux crevasses de la chaussure.

—Eh bien, m’écriai-je... qu’elle se repose!

Et m’adressant à la rude Florence:

—Tu donneras de la viande froide; du pain, des fruits... et du vin.

Florence, pour peu que sa responsabilité fût couverte, n’était pas inhospitalière:

310 —Comme Monsieur voudra! grommela-t-elle.

Quant à l’adolescente, elle demeura un bon moment interdite, ses vastes yeux fixés sur moi. Puis, elle murmura avec une ardeur émouvante:

—Merci, monsieur! Ça vous sera compté.

Je les fis installer dans une petite pièce badigeonnée au lait de chaux et ordonnai d’apporter de l’eau tiède afin qu’on pût soigner le pied de la sœurette.

Quand je reparus, une heure plus tard, les petites s’étaient réconfortées et avaient fait un bout de toilette. Avec son visage débarrassé de la poudre des routes, sa chevelure aux moires violettes, ses yeux frais et fervents, l’aînée avait un charme sauvage. J’appris qu’elle était la fille d’un saltimbanque, que ses parents étaient morts l’un après l’autre, qu’elle restait seule pour tenir les cadettes, n’ayant d’autre talent que le lancement du couteau et quelques menus tours d’escamotage. Une grande sincérité émanait de sa pauvre personne, si bien que, lorsqu’elle voulut repartir, avec la blessée qui boitillait, je lui dis:

—Restez jusqu’à demain... il y a des lits dans les combles et vous avez besoin de repos.

—Ah! monsieur, s’exclama-t-elle, pour sûr, ça vous portera chance!

Elle avait les yeux pleins de larmes.

311*
*  *

Une heure plus tard, j’avais repris mon Pantagruel, et je lisais paisiblement, quand j’entendis une rumeur singulière. Comme je levais la tête, la grande porte claqua, Florence parut, tout échevelée, les mains tremblantes:

—Monsieur, cria-t-elle, je viens du verger... j’ai juste eu le temps de fuir... y sont là.

—Et qui donc est là? fis-je, stupéfait.

—J’sais pas, monsieur. Je crois bien que c’est la bande à Foyart.

Quoique je ne sois pas lâche, je me sentis mal à l’aise. Cette bande à Foyart, composée d’individus féroces et braves, terrorisait un département voisin et avait, depuis plusieurs années, commis des crimes épouvantables.

—Combien sont-ils?

—Ils sont quatre.

Je saisis la première arme à ma portée, une trique de chêne... Des vitres se brisèrent: les bandits, trouvant les portes fermées, entraient par les fenêtres. A tout hasard, je me précipitai vers le couloir; si je pouvais arriver au premier étage, j’aurais des armes à feu pour me défendre. Au moment où je sortais de la chambre, je vis la jeune saltimbanque avec ses deux sœurs. Elle était aux écoutes, le regard tendu et tenait à la main un petit sac rouge...

312 Une forme massive parut au bas de l’escalier, barrant la route de l’étage.

—Rentrons! dis-je aux petites.

Trois secondes plus tard, nous nous trouvions tous dans mon cabinet, la porte fermée à double tour et le verrou poussé. Un bruit de gros pas retentissait dans le corridor, et, pendant que les bandits se concertaient, j’eus le temps de tirer les volets aux croisées.

Florence allumait la lampe et des bougies.

A la fin, une voix rauque s’éleva, qu’accompagnait un coup de pied dans la porte:

—Ouvrez!... On vous fera pas de mal!

Toute réponse eût été vaine. Nous gardâmes le silence. Je tenais ma canne de la main droite et, de la gauche, j’étreignais un lourd presse-papier.

Brusquement, la porte fut défoncée; quatre individus, le visage couvert de linges, où l’on avait percé des trous pour les yeux, apparurent.

A toute volée, je jetai mon presse-papier. Il dut atteindre un des envahisseurs, car un cri de rage retentit, suivi d’une détonation.

Et alors il se passa une chose fantastique. La jeune saltimbanque s’était placée devant moi; elle avait extrait du sac rouge un couteau aigu, un de ces couteaux dont elle se servait, à la foire, pour ses jeux d’adresse; elle visait, d’un air candide et attentif.

L’arme fendit l’espace et s’enfonça dans la gorge 313 du plus proche des survenants: l’homme poussa un rauquement; ses complices bondirent...

Mais, coup sur coup, avec une rapidité foudroyante, trois autres couteaux filèrent, dont aucun ne manqua le but.

Deux des bandits gisaient par terre. Les autres, épouvantés, essayèrent de fuir; je n’eus aucune peine à les terrasser à coups de canne et à les ligoter.

Quant à la jeune saltimbanque, elle demeurait là, avec son air innocent, un peu tremblante pourtant; et elle disait:

—N’est-ce pas, monsieur, que ça vous a porté chance?

L’AVARE


A Louis Lumet.

Toute qualité humaine doit avoir son exagération, fit Henri Vérande: il n’y aurait pas de progrès sans cela. C’est ce qui me rend indulgent pour l’avarice: elle n’est, en définitive, que l’hypertrophie de la prévoyance. Et puis, je dois beaucoup à l’avarice. Il est juste que je m’en souvienne lorsque le hasard me met en présence d’une de ces tristes créatures pour qui l’univers a pris la forme d’un coffre-fort.

Quand j’avais vingt-trois ans, je séjournais trois ou quatre mois chaque été dans le gros bourg de Cissey-les-Rouvres. C’est un endroit qui a du caractère. On y voit des thermes du temps de Septime Sévère et un château marmiteux, édifié sous Philippe-Auguste. Des bois violets le ceinturent, coupés d’étroits pacages, aux herbes âpres et aromatiques, où vivent de petites vaches rouges, fantasques comme des chèvres, des porcs noirs et 316 des brebis fauves, dont les béliers rappellent étrangement des mouflons. On y élève des mulets gigantesques, pêle-mêle avec des ânes velus comme des ours, et de pesantes cavales. Les gens n’y sont point pauvres: ils savent trafiquer, et le pays a des réserves d’or et d’argent accumulées par quelques compagnons de Montbard. Pour moi, j’étais orphelin et assez chétivement loti: un bois de hêtres, de bouleaux et de chênes, des étangs, quelques champs à épeautre constituaient mon patrimoine. Le loyer s’en montait à quelques mille francs, tout juste de quoi subsister. La sagesse me commandait de prendre, lorsque j’aurais soutenu ma thèse, la succession du vieux docteur Caron, qui sombrait dans la vieillesse et les infirmités et d’épouser mademoiselle sa fille, qui avait trente mille écus de terres au soleil. Caron le désirait; la fille ne disait point non. Mais je n’étais pas un sage. Je n’aimais pas cette excellente personne, un peu grognonne, au teint farine de maïs, aux yeux pareils à de petites pommes vertes, à la démarche de facteur rural. J’aimais Claire Presle, qui glissait sur les collines comme les oréades, qui secouait sa chevelure blonde ainsi qu’un nid de rayons, dont la peau rappelait à l’instant toutes les fleurs blanches de la forêt et des étangs, dont les yeux, les dents et les lèvres sortaient de chez le joaillier magique qui sait faire vivre l’émeraude, le saphir, la neige, l’émail, les corails, et les saturer de lumière. Mais cette fortune vivante croissait 317 dans le jardin des Hespérides. Les filles de la Nuit et de l’Erèbe, avec le Dragon, veillaient sur elle, ou, pour parler simplement, Claire avait cent mille francs de rente et le double d’espérances. Munie de parents solides et ingénieux, comme des serrures de chez Fichet, elle était à l’abri des gens de ma sorte. Je me le disais chaque jour,—mais je ne m’écoutais point. Et j’allais parmi les hêtres du coteau et parmi les coudriers de la rivière, pour voir passer cette petite forme étincelante...

*
*  *

J’avais un ami à Cissey-les-Rouvres. C’était un vieux célibataire, sordide et graillonneux, qui vivait justement dans une aile du château de Philippe-Auguste. Il y vivait solitaire, sans crainte, car, de mémoire d’homme, on n’avait vu de bandits dans le canton. Ce personnage jouait à Cissey le grand premier rôle d’avare. Toutefois, il ne pratiquait pas l’usure et, par conséquent, n’avait pas pour profession de couper la chair des chrétiens. Il spéculait seulement, sur les terres, sur les denrées, avec une habileté prodigieuse; il ne possédait pas moins de six à sept millions. Jamais cet homme ne dépensait un sou de cuivre. D’ailleurs, c’est à peine s’il mangeait; quant à ses vêtements, outre qu’il les aimait immondes, il se les procurait toujours pour rien, comme appoint imprévu de quelque 318 petit marché. J’avais fait sa connaissance pour l’avoir tiré d’une rivière, où il était en train de boire une tasse trop copieuse. Il tint que je lui avais sauvé la vie, il me prit sérieusement en affection. J’allais le voir parfois, je ne me déplaisais pas en sa compagnie: il avait un esprit bizarre, voire original, et une extraordinaire connaissance des hommes. Cette année-là, il s’aperçut vite de ma mélancolie. Il ne m’interrogea point, mais il me surveilla et, un après-midi que je soupirais, il soupira plus fort que moi, s’écriant: «Malheureux garçon! qu’est-ce que vous avez fait là?... C’est comme quelqu’un qui s’en irait lui-même se chercher le choléra ou la petite vérole!...»

Toute douleur a besoin d’un confident. Celui-là s’offrait: je m’en contentai. Il m’écouta tant que je voulus. Il tournait ses yeux jaunes d’un air désolé et il finissait toujours par dire:

—Il n’y a rien à faire!... Et puis, c’est juste: il serait abominable que ces gens donnent leur fille à un homme qui n’a presque pas le sou!

Puis, il ajoutait:

—C’est égal..., je voudrais bien tenter quelque chose pour vous..., mais là, quelque chose qui ne coûte rien!...

Cette idée le tracassait. Il répétait à voix basse, désolé:

—Quelque chose qui ne coûte rien!

Les jours suivants, il demeura rêveur, et il reparla plusieurs fois encore du plaisir qu’il aurait 319 à faire pour moi quelque chose qui ne coûterait rien.

*
*  *

Un matin, je trouvai Darraz tout guilleret. Il s’était vêtu de son costume le moins graisseux, de celui de ses chapeaux qui ressemblait le moins à de l’amadou, et il frottait l’une contre l’autre ses mains sales:

—J’ai besoin de vous, me dit-il..., et tout de suite. Il faut que vous m’accompagniez chez les Presle...

Comme tous les fous de ma sorte, j’étais incapable de me refuser le douloureux plaisir d’aller voir l’objet de ma folie. Je fis donc un signe de consentement et le vieux fesse-Mathieu me conduisit au mesnil des Presle, par un sentier couvert—c’était une de ses manies de cacher ses moindres démarches. En route, il montra une gaieté qui lui seyait comme une robe de bal à un gendarme, et qui s’accentua lorsque nous parûmes devant le sévère Jean Presle. Celui-ci, type militaire à barbiche et à gros sourcils, me toisait d’un air dédaigneux, mais, en retour, montrait une considération presque respectueuse à mon immonde compagnon.

—Monsieur, dit le ladre après les premières paroles, je viens vous faire une demande singulière...

320 Et comme Presle le regardait, étonné:

—Oui, bien singulière... mais c’est un devoir: ce jeune homme m’a sauvé la vie... Alors, je voudrais comme ça, que vous lui accordiez la main de Mlle Presle. Ça me ferait plaisir.

Et tandis que Presle devenait tout rouge d’étonnement et de colère, il répéta placidement:

—Oui, ça me ferait plaisir!

—En considération de votre âge et de votre situation, s’écria Presle, j’excuse votre démarche...

—Et pourquoi ma démarche a-t-elle besoin d’être excusée? fit Darraz, d’un ton digne.

—Mais, reprit brutalement l’autre, vous devriez, mieux que personne, comprendre que je ne donnerai jamais ma fille à un homme pauvre.

—Mon jeune ami n’est pas pauvre! riposta placidement l’avare.

—Ne jouons pas sur les mots... M. Vérande a tout juste de quoi vivre...

—Oui, maintenant... mais dans quelques années il sera aussi riche, ou plutôt il sera plus riche que vous!

Et mettant sa main noire sur mon épaule, il dit:

—Je l’adopte!

Et il se hâta d’ajouter:

—Mais il n’aura rien avant ma mort!

Presle devint plus rouge encore, puis il eut un grand geste d’effarement, puis il sourit et dit, presque avec humilité:

321 —C’est différent... Il ne reste qu’à consulter ma fille!

*
*  *

—Hein! faisait Darraz, tandis que nous remontions vers le château Philippe-Auguste. J’ai fini par réussir... Je vous ai rendu service sans dépenser un sou!...

Il se frottait les mains, il riait comme un couteau contre la meule du rémouleur. Puis, une ombre parut sur son visage; il garda le silence pendant une bonne minute; enfin il murmura:

—C’est égal!... Ça n’est pas juste..., il ne faut pas faire des choses pareilles pour rien. Ça porterait malheur! Écoutez, mon petit..., il faut que vous me donniez quelque chose... Tenez, vous me donnerez votre étang des Armoises.

Je lui donnai mon étang des Armoises.

Plus tard, lorsqu’il fut allé rejoindre ses ancêtres au cimetière de Cissey-les-Rouvres, que de fois nous avons rêvé, Claire et moi, au bord de cet étang qui nous est revenu avec les millions du bonhomme! Par les grands crépuscules de juin, quand les nuages de feu nous enseignent la beauté et la brièveté des choses, nous regardons, attendris, cette eau qu’argentent, que cuivrent, que diamantent les lueurs célestes, et nous songeons avec une indulgence et une gratitude profondes aux Avares et à l’Avarice.

LA FILLE DU MENUISIER


—D’où vient donc la femme de Gerval? questionna Lemarchand... Elle est appétissante, sans doute: beaux yeux, beaux cheveux... mais elle a l’air de descendre de la Butte...

—Elle en descend, fit sévèrement Landa, ou à peu près... sa patrie exacte est le noble faubourg Saint-Antoine... Mais sois tranquille, vieil alligator... elle deviendra femme du monde... elle ne manque ni de grâce naturelle, ni d’intelligence. A moins que Richard ne préfère se retirer du monde avec elle...

—Mais qu’est-ce qu’elle lui a apporté? Car enfin, il n’a pu l’épouser pour ses beaux yeux...

—Non!... Il n’avait qu’un geste à faire pour obtenir la petite Gesvre... qui est exquise et qui a le sac... C’est une suite de l’histoire de Gerval... que tu n’as pas l’air de connaître...

—Pas plus que lui-même... Je l’ai rencontré de-ci de-là, depuis qu’il a rappliqué d’Égypte... je l’ai trouvé charmant compagnon... et le reste ne 324 m’a pas assez intéressé pour que je m’adresse aux agences...

—Ben! on a une minute... Ce sera moi l’agence... Gerval appartient à une famille qui se perd dans les brumes de la guerre de Cent ans... Les Gerval de Brevilly, gens de sac et de corde sous Louis XI, se trouvent sous François Ier avoir acquis brutalement de vastes domaines, dont le plus notoire donnait rang de marquis. La branche aînée, dont est notre ami, demeura riche jusqu’à la Révolution, quoiqu’elle eût bu et mangé pas mal de pâturages, de forêts et de terres labourées. A la Révolution, par exemple, le Tiers leur escamota le plus clair de leur avoir. Sous Louis XVIII, ils retrouvèrent quelques menus domaines et eurent leurs miettes au gâteau du milliard. Ils n’avaient rien appris, comme dit l’autre, et ils n’avaient pas oublié l’art de faire danser les écus. Cette faculté précieuse s’étant transmise à leur fils, Gerval se trouva un beau jour orphelin d’un père ruiné jusqu’aux orteils, avec pour tous protecteurs deux ou trois oncles et tantes qui tiraient le diable par la queue et n’avaient pas le cœur tendre. Ils consentirent toutefois à s’assembler en une sorte de conseil de famille et discutèrent sur le sort du petit, qui avait alors dix ans et se rendait parfaitement compte de la situation.

La scène se passait dans une mauvaise chambre garnie, proche de celle où leur parent avait crevé son pneu. Le petit en attendait l’issue dans un 325 couloir, au fond duquel un grand bougre de menuisier se livrait à un travail de consolidation. La séance durait longtemps: des propos aigres franchissaient les panneaux de la porte. De-ci de-là, le menuisier interrompait sa besogne et venait dire un petit mot à Richard, dont la frimousse lui revenait.

Vers midi, l’homme interrompit sa besogne et demanda:

—Tu dois avoir faim?

—Oh! oui, répliqua le gamin avec conviction.

Alors, l’homme cria à travers la porte, d’une voix bon enfant et goguenarde:

—J’emmène l’gosse pour déjeuner... J’vous l’ramènerai dans une demi-heure.

—Bon! riposta une voix pointue... mais pas plus tard!

Le menuisier emmena Richard dans un de ces restaurants à cochers, où on sert des repas substantiels, sains et succulents. Le petit mangea comme il n’avait pas mangé depuis longtemps, car le père le nourrissait sans largesse, et pour cause. Au bout d’une demi-heure, l’homme et son protégé remontèrent dans le couloir:

—Ça y est! cria le menuisier en tapant sur la porte... Est-ce qu’on peut rentrer?

—Oui! répondit la voix pointue.

Le conciliabule touchait à sa fin. Il avait pris des résolutions énergiques qui furent communiquées à Richard par le comte Népomucène Gerval 326 de Brevilly, grand vieillard ficelle, dont les paupières semblaient sous l’influence de perpétuels coups de poing:

—Mon petit garçon, fit le comte Népomucène, en faisant craquer ses phalanges... dans notre famille, on n’y va pas par quatre chemins. Tu as dix ans, tu es un homme!... En ratissant nos poches jusqu’à la trame, nous avons réuni vingt-trois francs... C’est toute ta fortune... et c’est tout ce que nous pourrons faire pour toi... la noble race des Brevilly est réduite à la gueuserie... Il nous reste un semblant d’influence dont nous userons pour t’épargner l’Assistance publique en te faisant entrer à l’Orphelinat du Bon Berger...

—Sauf respect, interrompit le menuisier, j’ai entendu dire que l’Orphelinat du Bon Berger était une sale turne!

—Mon bon ami, fit le comte Népomucène, si vous vous mêliez de ce qui vous regarde?...

Ce Népomucène avait encore je ne sais quel fantôme de grand air. Le menuisier demeura vingt ou trente secondes interloqué.

—Faites excuse, dit-il, je voudrais savoir ce que l’petit pense de ça... Est-ce que ça t’chante, mon garçon, d’aller au Bon Berger?

—Oh! non, répliqua Richard avec dégoût et tristesse... ça me fait peur!

Et il tournait vers le menuisier un regard suppliant.

—Ben quoi! fit l’artisan... moi, ça m’chavire 327 le cœur... un joli petit frisé comme ça, avec de bons yeux... non, vrai! j’trouve ça pire qu’d’aller à la fourrière... Savez-vous quoi? Ça m’dirait de l’emmener... J’gagne ma pièce de dix francs... J’ai qu’une fille... Y s’rait très bien à la maison... et j’vous promets, pisque vous êtes comme qui dirait des barons, malgré vos frusques... qu’j’y donnerais un métier distingué... quéque chose comme dessinateur... ou graveur... ou peintre d’enseignes...

Le comte Népomucène et les autres avaient daigné entendre ce discours. Au fond, c’était une solution moins humiliante pour le Nom que l’orphelinat: le petit serait perdu dans un faubourg; il ferait peut-être à la famille la grâce de claquer. Ils se regardèrent, puis le comte dit avec sévérité:

—Vous savez, mon brave homme, si vous le prenez, il n’y aura pas à s’en dédire!...

—On s’dédira pas, cria le menuisier... On a du cœur... et puis du bon!... Alors, c’est dit?

—C’est dit! fit solennellement Népomucène.

—Et toi, mon gosse, quèque t’en penses?

Richard ne répondit pas; il se précipita vers l’ouvrier; il se réfugia, il se pelotonna entre les bonnes grosses mains qui le saisirent et le soulevèrent dans un grand geste protecteur.

*
*  *

—Pour les enfants, continua Landa, les plaisirs ne sont pas dans les choses: les choses, pourvu 328 qu’ils aient de l’air, une nourriture suffisante, un bon estomac et l’imagination droite, sont toujours assez belles. Richard grandit joyeusement sous la protection du menuisier et en compagnie de la petite Caroline. Il eut, comme son père adoptif l’avait promis, un métier «distingué», il devint un excellent dessinateur, avec des dispositions marquées pour l’architecture. Un maigre héritage le mena en Égypte, où une série d’entreprises le conduisirent à la fortune. Quand il revint de là-bas, il eût pu reprendre son rang dans le monde, aussi naturellement qu’un poisson dans une rivière, et épouser quelque fille de condition, jolie et bien rentée; mais il revit Caroline, il la trouva «en forme» pour devenir la mère de ses enfants. Cette Caroline a l’âme de son père le menuisier, une âme intrépide, patiente, infiniment sûre et généreuse: c’est de quoi rendre un homme heureux—et pas d’un bonheur en baudruche!

LA MARCHANDE DE FLEURS


Mes dettes payées, fit Lantoyne, il me restait quarante-deux francs et six sous, un complet veston, un pardessus, mes bottines et mon chapeau, sans oublier le linge que j’avais sur le corps. Il me restait aussi une bague de famille; elle valait peut-être sept cents francs pour un amateur, mais tout au plus vingt louis pour un bijoutier...

J’errais autour des Halles, plein d’affliction et de crainte. Car j’avais la certitude de ma nullité marchande. Mon père, homme excellent et plein d’une délicieuse insouciance, ne s’était mêlé de mon éducation que pour m’inspirer des goûts de luxe et m’avait fait si mal instruire que nul diplôme, pas même l’indigent diplôme des bacheliers, ne se mêlait à mes paperasses. De plus, aucune idée pratique ne garnissait ma cervelle. A part un peu d’escrime, de tir, de canne et de danse, je ne savais rien faire de mes membres. Et j’avais une sainte horreur de la servitude.

«Fichu! songeais-je, tandis que les chariots 330 maraîchers affluaient dans les voies latérales. Jamais je ne m’en tirerai... Je suis un faible, hélas! je ne pourrai pas vivre dans la pénurie. Autant me casser la g... tout de suite.»

Comme je soliloquais, j’aperçus une femme de structure trapue, qui s’était arrêtée au coin du trottoir. Elle avait un visage épais, au menton solide; ses yeux gris marquaient à la fois l’angoisse et la résolution. J’ignore pourquoi elle m’intéressa: évidemment, sans mon état d’âme, je ne l’eusse pas même remarquée. Nos regards se rencontrèrent; elle eut un soupir et murmura:

—Y a pas de justice!

Notre conversation partit de là. La femme avait cette familiarité aussi naturelle aux pauvres gens des grandes villes qu’elle est étrangère aux paysans et aux sauvages. Elle me raconta, comme elle l’aurait raconté aux pavés, qu’elle venait de traverser une rude épreuve: une maladie de sa fille l’avait ruinée; ensuite, elle-même s’était mise au lit avec une pleurésie.

—J’avais quatre cents francs, monsieur, j’allais m’établir... et je vous prie de croire que c’était calculé! Nous aurions fait fortune... Maintenant, plus un radis... pas même de quoi acheter un petit chargement de fleurs... Va falloir s’adresser à un buveur de sang! Non! y a pas de justice.

Son récit m’avait fouetté. J’entrevoyais cet abîme du peuple, où grouillent les myriades d’énergies inconnues.

331 —Et combien vous faudrait-il? demandai-je.

—Ben! huit à dix francs... Avec ça, je vous garantis que je remonterais sur l’eau.

Je me sentis en quelque sorte obligé de lui offrir ce dérisoire pécule, et puis, dix francs de plus ou de moins... je n’en étais pas moins perdu.

—Voyons, dis-je, faites-moi un plaisir... laissez-moi vous prêter cette petite somme.

Elle me darda un regard prompt et pénétrant.

—C’est pour rire que monsieur dit ça?

Et, comme je souriais doucement, elle eut un élan de joie:

—Ben! j’accepte, s’exclama-t-elle. Y me semble que ça me portera bonheur. Mais, par exemple, faut que vous me donniez votre adresse, car, pour ce qui est de prendre une aumône, c’est pas mon genre: je me ferais plutôt couper un doigt!

Mon adresse! Je ne la connaissais pas plus qu’elle-même.

—Je ne vis plus à Paris, répliquai-je, mais si vous voulez, je vous rencontrerai un de ces jours!

—Ça va, reprit-elle sans malice. Ben, samedi, le soir... je crois que je serai en ordre.

—Alors, ici même, à six heures.

Je vécus jusqu’au samedi dans un petit meublé et j’essayai du régime des pauvres gens. Il me parut épouvantable. Je faisais des rêves de suicide, mais au fond j’avais l’amour de la vie, il me semblait horriblement triste de l’abandonner alors que tant de visions brillantes peuplaient ma cervelle...

332 Le samedi, après une journée d’ignominieuse tristesse, je me rendis aux Halles, avec je ne sais quelle curiosité vague. La femme m’attendait déjà. La détresse avait quitté son visage; une confiance énergique luisait dans ses yeux gris:

—Vous m’avez porté bonheur! fit-elle tout de suite. Toute la mécanique est remise en route.

Vous ne sauriez croire combien ces paroles m’impressionnèrent. Il y avait une sorte d’admiration dans le regard que je jetai sur l’humble femme: combien elle était plus forte, combien mieux armée que moi pour les batailles de la vie!...

J’écoutai avidement le récit qu’elle me fit de ses aventures, depuis la nuit de notre rencontre. Ce fut une extraordinaire leçon de choses. Je conçus tout à coup l’inanité et la lâcheté de mes craintes. Le goût de la lutte chauffa mon âme; ma jeunesse bondit, pleine de foi et d’espérance; la vanité de ma caste tomba comme une guenille. Et j’eus la sagesse de confier mon infortune à la marchande de fleurs et de demander son avis. Stupéfaite d’abord, elle entra vite, avec l’admirable faculté d’adaptation des créatures primitives, dans la réalité simple et profonde de mon destin:

—Ah bien, fit-elle enfin en secouant la tête... et comme ça vous n’avez plus rien... plus rien du tout, mon pauv’ monsieur?

—J’ai cette bague, répondis-je. Et c’est toute ma fortune.

Elle regarda la bague avec respect:

333 —On en donnerait sûrement quatre ou cinq cents francs au clou, remarqua-t-elle... Ah! si j’avais quatre cents francs...

Et, brusquement, me dardant dans les yeux son regard de courage et de franchise:

—Ben, écoutez, reprit-elle, vous ne savez rien faire, s’pas? Va falloir tout de même mettre la bague chez ma tante. Et avant quelques semaines vous aurez bouffé la galette... Alors, savez-vous quoi? Mettez-vous avec moi dans les fleurs... On marchera en gros, on tâchera de gagner des mille et des mille... Moi, je sens qu’on va réussir. Et même si on ne réussissait pas, vous aureriez appris à vivre, vous vous tireriez des pattes. Qu’est-ce que vous en pensez?

Je tirai la bague de mon doigt, je la passai au doigt de la femme et je dis:

—Voilà ce que j’en pense!

Elle eut un rire, le rire joyeux du peuple, où sonne la jeunesse éternelle, et cria:

—Voulez-vous parier? On fera fortune.

Elle ne se trompait point. «J’appris les fleurs», nous eûmes une boutique avec un mauvais logement, nous achetâmes des cargaisons que nous revendîmes à des détaillants, et, dès la première année, nous avions «les mille» qui devaient nous permettre d’étendre nos affaires. J’étais heureux, replongé dans l’aventure réelle des hommes, je me battais contre le hasard et les circonstances avec une volupté de conquistador.

334 Et notre négoce grandit; nous y joignîmes les primeurs; l’argent s’habitua à croître dans notre caisse; avant ma trentième année, la fortune était venue.

Je pourrais aujourd’hui reprendre ma place parmi les gens qui s’amusent, mais je n’y trouverais pas de plaisir. Le bonheur est dans la lutte. Rien ne vaut ces péripéties où il faut vaincre par la ruse, par la force ou par la patience. Et j’ai même renoncé à ma race; j’ai épousé la fille de mon associée. Elle est fraîche comme la feuille nouvelle, elle a la chair saine, les yeux d’un enfant, et elle m’a donné deux fils aux reins solides.

APRÈS LE NAUFRAGE


Nous parlions du Chanzy. Chacun y allait de sa petite anecdote ou de son trait de mœurs. On aurait cru que la plupart d’entre nous avaient fait le tour des océans. Au fond, nous ressassions et déformions des faits déjà cent fois ressassés et déformés; c’est le sort des réalités humaines: toutes, par le secours de la parole ailée, se transforment en fables.

Seul, le commandant Desgenest, qui avait longuement parcouru la planète, gardait le silence. A la fin, cependant, il se mit à dire:

—Moi aussi, j’ai fait naufrage, et, comme le rescapé du Chanzy, j’ai eu seul la chance de revoir, après le désastre, la divine lumière.

«Je revenais d’Égypte sur un paquebot sénile, aux rouages essoufflés, mais à la carapace encore résistante. La tempête nous saisit presque en vue des côtes de France. Elle fut formidable. La triste demeure flottante tantôt croulait au fond d’un gouffre, tantôt s’élevait sur des collines écumeuses. 336 La puissance et la sagesse humaines devenaient semblables à la puissance et à la sagesse de quelques fourmis saisies par un torrent. Le capitaine faisait ce qu’il pouvait, le pauvre bougre. Le torse lié à la passerelle, il rugissait stoïquement des ordres dans le porte-voix.

«L’heure du destin était venue. Les vieux flancs du navire craquèrent sur un écueil, l’eau souveraine saisit sa proie, et, cinq minutes plus tard, je flottais sur le désert liquide, frénétiquement accroché à une futaille vide.

«L’épouvante et la volonté se partageaient mon âme. Je croyais que j’allais mourir, mais cela ne diminuait en rien mon énergie... Ce qui finit par la diminuer, c’est que l’eau m’entra plusieurs fois par les narines ou par la bouche. J’étouffais, je sentais faiblir mes muscles, lorsque, dans un moment où la vague me soulevait, je vis la côte et, entre la côte et moi, un canot monté par un seul homme.

«Ce canot prenait à mes yeux quelque chose de fantasmagorique. Son unique occupant était-il un naufragé comme moi? Ou—hypothèse insane—était-ce un sauveteur?... Ces questions, vous pensez bien, passèrent dans ma cervelle en une fraction de seconde. L’instinct dominait, l’instinct qui me poussait sauvagement vers la barque.

337*
*  *

«Les circonstances me favorisèrent. Un tourbillon saisit mon épave et la maintint à peu près en place, tandis qu’une vague tangente amenait le canot à peu de distance. Je vis l’homme ramer désespérément; il fut à quelques brassées, puis tout proche. Et, dans la fureur des météores, il réussit à me hisser dans sa coquille.

«—Ça y est! hurla-t-il... La «veigne» est pour nous... je la sens! Du «nerve»!

«C’était un type au visage berbère, les cheveux plats, le nez en cimeterre, et qui, lorsqu’il riait, montrait des dents de chacal. Il s’était remis à ramer. Une fureur héroïque crispait ses lèvres. Par moments, il poussait une clameur ou une injure:

«—Pécaïre! Rosse de mer... Pas peurr. Quand on a peurr, elle vous mange... Va donque, bougresse!

«J’étais inerte. Une paix extraordinaire m’était venue. Je me sentais comme débarrassé de ma personne. Cet homme avait pris mon sort en charge.

«Cependant, la côte approchait. Elle était hérissée de falaises, pleine de pièges, mais on apercevait aussi une longue plage qui nous faisait face.

«—C’est là qu’il faut arriver, ricana l’homme; si onn se fout contre la falaise, il y aura des embêtemains! Mais nous avons la veigne!

338 «Nous l’avions, effectivement; après quelques soubresauts, la barquette échoua sur le sable.

«—Hein! Sauvés... La rosse de mer, elle est bernée! mugit mon Provençal. Voyez-vous, quand on a la veigne! Aujourd’hui, je sentais que j’irais jusqu’au bout, dès le momain où j’ai filé à votre secours.

«—Comment! m’écriai-je avec stupéfaction. Vous aviez pris la mer pour me sauver?

«—Un peu, mon bon! Je vous suivais de là-haut, tenez... et de me painser que vous étiez tout seul, ça me crevait le cœur. Je me dis: «Pascalon, si tu n’es pas un couillon, tu iras jouer la partie avecque lui, bagasse!» Et comme je suis obstiné, biengue, j’ai marché, quoi!

«Mes yeux étaient pleins d’eau. Je regardais ce brave homme avec une exaltation de reconnaissance. Et, lui ayant saisi les mains:

«—Ah! mon ami, m’écriai-je, mon héros! C’est entre nous à la vie à la mort!

«—Vous emballez pas! riposta-t-il avec un attendrissement sur sa face bistre. C’est tout naturel, vé! Et puis, soyons pratiques. Il faut se sécher, se réchauffer et manger un morceau.

*
*  *

«Il me conduisit dans une bastide, construction solitaire et lézardée, où il alluma un feu d’épaves. 339 Ensuite, il me donna de grossiers vêtements de rechange et se mit à cuire quelques poissons. Je fis là, avec ces poissons, des olives, du pain dur et une poignée de figues sèches, un repas magnifique, pendant lequel l’homme me raconta des histoires pleines de saveur, de réalisme et de malice méridionale. Après quoi, je lui exprimai une fois de plus ma reconnaissance et je me sentis saisir par une invincible torpeur.

«—Vous êtes mort de fatigue! remarqua mon hôte. Il n’y a qu’une chose à faire, mettez-vous là et roupillez...

«Il n’y avait qu’à lui obéir. Je m’étendis sur un matelas de varech, je tombai dans un sommeil profond et qui, pourtant, fut interrompu par je ne sais quelle inquiétude du subconscient...

«Je n’ouvris pas tout de suite les yeux. Et, quand je les ouvris, ce ne fut qu’à peine. A travers mes cils, j’entrevis mon sauveur, près du feu. Il palpait mes vêtements, qui séchaient sur une corde... Tout à coup, je vis qu’il tenait mon porte-monnaie... Il l’examina, d’un air rêveur, et l’ayant ouvert, il eut un tressaillement. Puis, avec précaution, il tourna le visage de mon côté: j’avais fermé les yeux; d’instinct, je respirais comme on respire pendant le sommeil... Alors, avec un soupir, il plongea ses gros doigts dans le porte-monnaie, qui était bourré, il en retira trois ou quatre pièces d’or et le remit en place...

340*
*  *

«Hélas! conclut le commandant, cet homme avait risqué sa vie pour sauver la mienne, il avait été héroïque, généreux, hospitalier et même délicat... il méritait que je l’aimasse comme un frère, il n’aurait eu qu’un mot à dire pour avoir la moitié de ma fortune... et il me chipait quelques louis! Ah! que l’âme humaine est incohérente!»

LE
SAUVETAGE DE NÉPOMUCÈNE


Lorsque j’étais le secrétaire de M. Arthème Callemarre, je n’avais pas de grandes espérances, raconta Desnoyers. M. Callemarre était riche et paléologue. Il m’employait à rédiger ses mémoires, à classer ses notes et à surveiller l’aménagement de son muséum, où s’amoncelaient des ossements innombrables, des armes et des outils de pierre éclatée, de pierre polie, de corne, de bronze ou de fer, des sculptures préhistoriques, des coprolithes, des insectes marinés dans l’ambre, des poteries millénaires.

C’était un homme patient, érudit et idiot. Il m’assurait le logis avec la nourriture, plus soixante-quinze francs par mois. D’ailleurs, en dehors des travaux qu’il m’assignait, j’existais beaucoup moins pour lui qu’une aiguille à chas des temps lacustres.

Je n’existais guère davantage pour ses amis, 342 qui ne se montaient guère qu’à neuf ou dix personnes des deux sexes, parmi lesquelles un numismate fossile, un assyriologue au nez de tapir, et la famille Guerlin, composée de deux frères, Nicolas et Népomucène, respectivement entomologiste et statisticien, l’un veuf, l’autre armé d’une femme-peintre et d’une fille si claire, si fraîche, si vive, qu’on eût dit d’une églantine poussée parmi les choux.

J’eus la faiblesse de m’éprendre de cette demoiselle. Lorsque sa bouche rouge d’œillet, sa chevelure où se mêlaient dix nuances de blond, ses yeux de tourmaline, apparaissaient sur la terrasse ou dans la pénombre des salons, une excessive inquiétude agitait mes artères. Je gardais ces émotions pour moi-même, car je n’ai jamais eu de visions chimériques, et je savais quelle distance me séparait de Colette Guerlin. C’était exactement la distance qui sépare soixante-quinze francs par mois (plus la nourriture et le logis) de quarante mille livres de rentes et de vastes espérances. Il y fallait ajouter l’aversion que me témoignaient généreusement Mme Guerlin, Nicolas, l’entomologiste, et surtout le statisticien, Népomucène.

Ce dernier était l’oncle. Il avait un museau violâtre et rogue, des yeux de caïman affreusement immobiles, et, comme le prince de l’Immortel, portait l’art de mépriser à ses ultimes limites. Et je crois qu’il ne méprisait personne autant que moi. Pourquoi? C’est le secret de son âme de statisticien.

343 Dès qu’il m’apercevait, le dédain crispait sa lèvre, un sourire amer et sarcastique lui plissait les joues et son œil de saurien se fixait sur mon visage avec une insolence glaciale. Comme il tenait les rênes tant parce qu’il exerçait une sorte de fascination sur son frère Nicolas qu’à cause de sa fortune supérieure, son aversion faisait de moi, pour les Guerlin, l’excrément de la terre. La chose allait si loin que je craignais de perdre ma place auprès d’Arthème Callemarre...

*
*  *

Un après-midi d’été, je rêvais à mon humble destin, au bord de la rivière. Le soleil tapait comme un sourd. La terre était aussi chaude qu’un four à chaux. J’avais croisé Népomucène sur ma route, j’étais mélancolique jusqu’à la neurasthénie; je me disais: «Ce porc me portera malheur!»

Et des présages sinistres accablaient ma cervelle.

Comme j’étais venu avec l’intention de prendre un bain, je me déshabillai dans une cahute abandonnée et revêtis un caleçon. Puis, je fis quelques brasses, en ayant soin de ne guère m’éloigner des bords, car je nage sans maîtrise. Je reprenais haleine, debout sur un banc de sable, lorsque j’entendis une clameur horrifique.

En même temps, j’aperçus en amont une masse 344 blanchâtre qui tournoyait parmi les flots: je reconnus le sieur Népomucène. Il disparut pendant une bonne demi-minute et reparut à fleur de courant. J’étais paralysé. Je regardais avec des yeux qui devaient être fixes, ronds et stupides. Et je n’avais évidemment aucune envie de risquer ma peau pour ce sale échantillon de la race statisticienne. A la fin, le hasard poussa Népomucène de mon côté, puis à portée de mon bras.

Alors seulement je saisis le noyé par sa veste de piqué et je l’attirai doucement. Il avait les yeux clos, il était inerte, perdu dans les pays lointains de l’inconscience. Je le poussai avec peine sur le rivage, je lui donnai quelques soins sommaires et ridicules, qui réussirent. Népomucène ouvrit les yeux, hébété d’abord, et soufflant comme une otarie; enfin, il s’exclama:

—C’est vous... vous?

Et, tout de suite, il fut saisi d’un délire:

—Vous avez plongé trois fois! affirma-t-il. Vous avez risqué dix fois votre vie...

Il me happa la main, il l’étreignit avec force, et il répétait:

—Trois fois! Vous avez plongé trois fois, noble jeune homme!

Je voulus protester. Mais lui, se levant de terre, m’interrompit avec véhémence:

—Pas de fausse modestie! Vous êtes tout bêtement un héros..., un de ces héros simples qui n’ont 345 pas d’histoire..., mais que la statistique n’ignore point.

Il n’en voulut pas démordre. Il raconta aux siens, il raconta à Callemarre, il raconta au numismate et à l’assyriologue l’aventure telle que sa cervelle l’avait conçue au sortir de la pâmoison. Contrairement à M. Perrichon, la reconnaissance ne lui était pas à charge. Non seulement il voulut m’avoir pour secrétaire, il me prodigua les gratifications, mais il me fit traiter comme un fils par Nicolas et la femme-peintre; et lorsqu’il s’aperçut de mon inclination pour Colette, il la favorisa scandaleusement...

Le soir des fiançailles, il mena les invités dans son cabinet de travail:

—Je vais vous faire une surprise, dit-il.

On voyait, pendu à la muraille, un cadre voilé. Il le découvrit. Un tableau apparut, qui représentait un homme emporté par les flots et un autre qui se précipitait, héroïquement, à son secours:

—Il a plongé trois fois! murmura Népomucène avec attendrissement. Sans lui, je dormirais sous la froide terre!... Sans lui, mon grand œuvre, les Statistiques des Crimes et des Traumatismes, demeurait à l’état d’ébauche.

Ainsi, je connus pour ma joie combien l’illusion est supérieure à la plate réalité et de quelles rencontres hasardeuses dépend le sort des faibles créatures.

LE LION ET LE TAUREAU


Jusqu’à ma vingtième année, fit Mme des Jardes, j’ai habité une très vieille gentilhommière, ou plutôt la moitié d’une gentilhommière, car l’aile droite seule et une partie du corps pouvaient encore abriter des humains; le reste ressemblait en petit à l’ancienne Cour des Comptes; il y poussait des chênes verts, un hêtre rouge, un foresticule d’arbustes et de broussailles, une prodigieuse quantité de liserons qui argentaient les ruines jusqu’à l’automne.

Nous vivions vaille que vaille du loyer de quelques métairies et du produit de notre chenil; mon père élevait deux ou trois espèces de chiens rares et s’y entendait à merveille. C’étaient les éléments du bonheur: nous avions, par chance, le tempérament qu’il fallait pour le sentir. Je sais que j’ai vécu là des saisons de sortilège. Le terroir donne des forêts drues comme au temps de la Gaule celtique; des fontaines joyeuses chantent à tous les échos de la verdure; il y a des combes 348 ombrageuses, de beaux étangs turquoise, des cavernes où vécurent les hommes qui taillaient dans la pierre des outils et des armes que nous collectionnions sans art, méthode ni vanité.

Pendant mes courses, je rencontrais souvent un personnage fantasmagorique. Il portait sur les épaules une longue chevelure jaune fauve, montrait un grand visage roux avec des yeux énormes, une bouche armée de canines aiguës et laissait croître à ses doigts dix griffes pointues qui eussent aisément déchiré un bélier ou même une génisse. Cet homme vivait à la corne du village, dans une grotte taillée en habitation, ainsi qu’il s’en trouve au pays, et rôdait par les bois. Il évoquait un lion baroque, comme les illustrateurs se récréent parfois à les faire pour un recueil de fables, mêlant la structure humaine aux structures de la bête. De fait, il se croyait une parenté avec les lions. Je ne sais pas très bien comment il arrangeait l’affaire. C’est le secret de sa cervelle, qui était mal aménagée, folle, avec le discernement de ce qui se peut faire et de ce qui ne se peut pas. On aurait pu l’enfermer; de nos jours, on n’y manquerait point; cela n’aurait servi de rien, car il était inoffensif et le resta jusqu’à la dernière heure. Quand je dis qu’il était inoffensif, je parle pour les autres, non pour moi, qui dois me féliciter grandement de ce qu’il ait vécu libre et qu’il ait eu sa manie...

Je le croisais dans les clairières profondes et je 349 n’en avais aucune crainte. Il m’aimait bien, parce que je lui jetais un mot amical et qu’il m’arrivait d’écouter ses propos; il ne les prolongeait point, doué d’une tournure d’esprit laconique. Il lui suffisait de quelques paroles sur les événements de la forêt ou de l’annonce qu’il était sur la piste d’une gazelle, d’un buffle, d’une girafe. Car il ne se lassait pas de chercher une proie et voulait, bien entendu, que ce fût une bête comme il s’en trouve en Afrique. Au demeurant, il mangeait des faînes, des champignons dont il connaissait chaque sorte, des noisettes, des fraises et des pommes de terre qu’il cultivait lui-même dans les moments où il reconnaissait sa nature d’homme... Il rendait aussi des services aux braves gens, qu’il renseignait sur les bons coins des bois, et recevait en échange quelque quartier de lard ou quelque panier de légumes. Nous étions de ceux qui lui venaient le plus souvent en aide, particulièrement au creux de l’hiver.

*
*  *

Un après-midi, je revenais de chez les Pommereux-Lascombe avec Marguerite, notre plus vieille servante. C’était à l’automne verte. Le temps était gentiment nébuleux, avec des sautes de soleil, et je marchais bien contente de ma jeunesse, de la fraîcheur des prairies, de cette fine mélancolie des arbres, dont quelques-uns seulement montraient 350 une petite rouille. Le soleil jouait à cligne-musette avec un gros nuage vieil argent, lorsque je parvins aux herbages de Montsaur. On y élevait des bœufs, des vaches et des chevaux, dont je voyais pâturer plusieurs douzaines. Près du ruisseau, je vis aussi le taureau noir, assez pareil au bœuf Apis avec sa tache blanche sur le front. Il n’avait pas bonne réputation, étant sujet à des rages brusques; plusieurs fois, on avait parlé de s’en défaire. On le gardait pourtant, à cause de sa beauté et de sa force. Mais, outre la clôture, une bonne corde le retenait. Je m’arrêtai pour le contempler, car il m’intéressait, justement parce qu’il passait pour terrible.

Ce jour-là, il était de fort mauvaise humeur. Au lieu de paître tranquillement l’herbe savoureuse, il s’interrompait d’un air agacé, aspirait l’air humide et poussait des beuglements furibonds. Quand il m’aperçut,—peut-être à cause d’une grande fleur rouge que je portais à mon chapeau,—il piétina le sol et ses yeux bleu-noir flambèrent. Puis, d’un élan furieux, il chargea. Quoiqu’il fût attaché et que, par surcroît, la clôture me mît à l’abri, je sentis un frisson froid sur la nuque. La corde se tendit, la bête eut un long halètement... Je vis qu’elle était libre! Je n’attendis pas la suite des événements, je m’enfuis à toute allure. Au reste, ma peur demeurait incomplète: je comptais sur la clôture... Après quelques minutes de course, je me retournai. Cette fois, ce fut la grande terreur 351 qui a comme le goût de la mort: le taureau avait renversé l’obstacle, il bondissait, plein de la rage stupide et formidable de sa race. J’accélérais ma fuite, mais je n’étais pas de force. A chaque seconde la galopade de la brute devenait plus distincte!... Et personne à l’horizon: pas un vacher, pas une vachère. D’ailleurs, ils n’auraient pas eu le temps de me secourir; le taureau était proche; j’entendais son souffle furieux; il me semblait déjà sentir les cornes aiguës...

Soudain retentit une grande voix rauque, qui ressemblait à un rugissement; je vis se lever des hautes herbes l’homme aux cheveux jaunes et au visage roux. Formidable et grotesque, ses longues griffes étendues, sa bouche énorme ouverte, il bondissait comme un kangourou. En trois sauts, il se jetait sur le taureau... Je le jugeai perdu et, malgré mon épouvante, je me retournai. Alors, je vis un spectacle extraordinaire. L’homme s’était hissé sur le dos de la bête, il s’y accrochait des griffes, des genoux et, de ses fortes canines, il ouvrait une jugulaire, il se mettait à boire le sang pourpre à longs flots, comme eussent pu faire un léopard et un tigre. Le taureau, fou de rage, tantôt essayait de le désarçonner, tantôt galopait avec frénésie. Mais l’homme tenait ferme, il agrandissait encore la blessure, il ne cessait d’aspirer la liqueur écarlate...

La scène dura longtemps. Puis la bête s’arrêta, toute tremblante, et s’abattit sur le pâturage, 352 tandis que l’homme, secouant sa tête chevelue, rugissait triomphalement.

*
*  *

Ce fut la seule fois que le bizarre personnage joua au naturel son rôle de lion. Il en garda une joie singulière et, lorsque je le rencontrais dans les bois ou sur les collines, il ne manquait pas de pousser le même rugissement qui avait précédé ma délivrance. Cela ne me faisait pas rire. J’en étais tout attendrie; aujourd’hui encore, quand j’y songe, je frissonne, mais de ce bon frisson où un souvenir craintif se mêle aux féeriques images de la vingtième année.

DES AILES!


—Non, monsieur, déclara, rancuneux et flegmatique, l’Alsacien rallié Hans Roser... Je donnerai ma fille à n’importe qui... à un Turc, à un Chinois, à un Peau-Rouge... mais je ne la donnerai pas à un Français.

Hans avait un visage rude, où croissait du poil blond en abondance; on pouvait deviner sous la barbe un de ces mentons d’entêté qui font galoche:

—Si vous voulez l’avoir, cria-t-il avec un large ricanement... reprenez d’abord l’Alsace et la Lorraine. Je ne m’y oppose pas... je ne demande même pas mieux! J’ai attendu vingt ans, oui, vingt ans, que vous veniez la reprendre... Seulement dépêchez-vous, car je ne laisserai pas passer deux printemps avant de marier ma Marguerite.

Il tira de son porte-cigares un énorme manille et y bouta le feu.

On pouvait voir, à l’autre bout de la terrasse, la jeune Marguerite, et ses grands cheveux couleur de moisson. Elle était vêtue d’un costume 354 nué d’argent et de perles, elle rappelait toutes les filles fraîches qui étincellent dans les romans du vieil Erckmann.

Jean la regardait désespérément.

—Regardez-la une dernière fois! faisait l’ironique Roser... car vous ne la verrez plus... ou trop tard. Et n’essayez pas de l’enlever, beau Lohengrin, elle sera bien gardée... Il vous faudrait des ailes!

La maman Roser était venue, avec ses yeux bleu de vergissmeinnicht et son visage naïf. Elle soupirait, elle avait une âme rose, confiante, romanesque, mais elle n’était qu’une humble serve, nourrie de saucisse, de jambon et de kugelhof, qui ne voulait pas gâter ses digestions:

—Des ailes! gémit-elle... Il lui faudrait des ailes.

Jean Vallery écoutait mélancoliquement l’Alsacien tyrannique et il épiait Gredel:

—Pourquoi m’avoir reçu? fit-il avec reproche.

—Est-ce que je suis forcé d’accorder la main de Gredel à ceux que je reçois! s’esclaffa l’autre... Allons! il faut en finir, je vous autorise à lui dire adieu!

Il fit un signe à Gredel qui accourut à petits pas lestes. Elle semblait devenir plus charmante à chaque mouvement; quand elle fut proche, quand ses yeux immenses où se mêlaient les éclairs du saphir oriental et de l’aigue-marine se fixèrent sur Jean, il fut saisi d’un ardent désespoir.

—Gredel, fit rudement le père, j’ai refusé ta main à ce monsieur.

355 —Et vous savez que je l’aime? fit Gredel avec énergie.

Car elle avait reçu en partage quelque chose de la volonté de Roser.

Il la regarda avec indignation:

—Qu’est-ce que tu en sais? riposta-t-il... Dans six mois, tu en aimeras un autre.

—Ni dans six mois, ni dans six ans, s’écria-t-elle. Et encore, si c’était juste... je me résignerais. Mais vous n’avez aucune raison pour vous opposer à ce mariage.

—Tu te révoltes, je crois! reprit le père dont les joues se revêtirent de la teinte des géraniums. Eh bien! ma petite, révolte-toi si ça te fait plaisir, et même menace-moi de te faire enlever, j’y consens. Seulement!....

Il eut un gros rire, un peu brutal, et sa main carrée montrait à Jean les forêts et les collines qui enveloppaient le domaine.

—Seulement! Ce domaine est gardé par des hommes sûrs, qui ne dorment jamais que d’un œil, qui ont des yeux, des nez et des oreilles de sauvages... avec des chiens qui ne laissent passer personne sans avertir.

Et il répéta âprement:

—Il vous faudrait des ailes.

356*
*  *

Plusieurs semaines s’écoulèrent. Vallery était retourné au pays de France; Gredel menait une vie monotone dans les chambres, sur les pelouses et dans le parc d’Altenburg ou sur les routes du pays. Tous les jours elle était accompagnée. La nuit, la demeure était hermétiquement close, à l’aide de systèmes perfectionnés, munis de sonneries électriques, que Hans avait fait appliquer par une maison de Colmar, experte en fermetures. Les fenêtres de la petite avaient été grillagées, car, au dedans comme au dehors, on menait bonne garde. Si quelque étranger s’était risqué pendant la nuit aux abords du domaine, on l’eût infailliblement signalé et cerné. Si le même étranger avait tenté quelque manœuvre pendant le jour, il n’aurait pu faire cent pas sans être découvert... Quant à Gredel, il lui aurait fallu accomplir des miracles pour franchir les divers cercles de son enfer. Elle le savait et n’y songeait même point; elle attendait, avec cette confiance obscure qu’ont les jeunes êtres. Hans attendait aussi, sachant qu’à la longue tout s’use et que, après quelques mois, Gredel et Jean seraient résignés à leur sort et prêts à disposer autrement de leurs cœurs et de leurs destins.

357*
*  *

Au bout d’une quarantaine de jours, Gredel fut prise d’une tristesse plus profonde. Elle n’avait plus guère le courage de sortir. Elle se réfugiait au haut du castel, sur une terrasse, assez large, mais surtout fort longue. On y accédait par un escalier de granit, qui aboutissait à une des extrémités, et, de là, on pouvait contempler le vaste horizon de pâturages, de bois et de collines. C’est au crépuscule que Gredel aimait s’y réfugier. Souvent, elle y était encore lorsque se levaient les premières étoiles. Là, elle rêvait à tout ce qui hante une âme neuve, pour qui le monde est infini et le temps éternel. Ceux ou celles qui étaient chargés de la garder se bornaient à occuper l’escalier de granit; il n’y avait aucune autre issue.

Quand elle en redescendait, il lui arrivait de rencontrer Hans qui fumait son manille ou sa pipe:

—Nous sommes allés faire une causette avec les nuages? goguenardait-il. Ça tient encore?

—Ça tiendra toujours!

Il fronçait les sourcils ou se mettait à sourire:

—Toujours, ça n’est ni allemand, ni français! dit-il une fois.

—C’est alsacien! répliqua-t-elle.

Un soir, elle s’attarda plus encore que d’habitude. 358 C’était au mois d’août. Déjà les immenses crépuscules commençaient à décroître. Les astres venaient plus tôt et s’éteignaient plus tard. L’étoile Vesper, d’abord confondue avec le soleil, étincelait chaque jour davantage. Gredel la contemplait, descendant vers l’ouest, descendant vers la France. Ce soir-là, elle semblait plus bleue, petite prunelle de l’infini devant laquelle rêvaient déjà les pâtres de Chaldée et les âpres nabis de Yerouschalaïm!... Il n’y avait pas de lune. La lueur des astres tombait comme une poudre de saphir; le vaste silence semblait grandir de seconde en seconde; et Gredel, sa face pâle levée dans les ténèbres, avait l’illusion de vivre en plein ciel...

Brusquement, elle vit quelque chose de pâle qui planait au-dessus des collines. Ce fut d’abord comme un nuage, puis on eût dit un oiseau fabuleux, un rapace colossal ou plutôt le fantastique rock des Mille et une Nuits... Cela s’approchait du château. La jeune fille entendit un ronflement, une palpitation métallique... La machine fut proche, elle se mit à descendre; une voix appela Gredel... Tremblante de tous ses membres, elle comprit... et quand l’aéroplane fut sur la terrasse, elle se laissa saisir, elle ferma les yeux, tandis que de grands cris montaient... Déjà la machine avait repris son élan; au bout de la terrasse, près de l’escalier de granit, elle s’élança dans l’espace...

Gredel fut en plein firmament: elle volait vers 359 l’étoile Vénus, vers le couchant blême, vers la terre de France:

—Tu vois, murmurait tendrement Vallery... les ailes sont venues!

*
*  *

Hans était sorti du château au moment où les serviteurs donnaient l’alarme. Trop tard. L’aéroplane avait repris son vol. On le voyait qui planait, qui montait, comme un condor démesuré et qui, enfin, prenait sa direction. L’Alsacien jeta son cigare avec fureur et épuisa une magnifique réserve de jurons. Puis, il garda un long silence, les bras croisés, les yeux fixés vers la région où avait disparu la machine. Soudain, il se mit à rire, d’un gros rire où revenait sa bonne humeur goguenarde:

—C’est un gaillard, au moins!... Et qui sait si ce n’est pas un symbole! Peut-être un jour...

Un rêve qu’il cachait au fond de son cœur s’épanouit doucement, tandis que l’étoile Vesper allait se perdre dans l’Occident profond.

FIN

TABLE DES MATIÈRES


CONTES.—Deuxième série.

Le Vieux Biffin 263
La Boucherie des lions 271
Les Pommes de terre sous la cendre 277
Le Dormeur 285
Le Quinquet 291
La Bonne Blague 301
La Jeune Saltimbanque 307
L’Avare 315
La Fille du Menuisier 323
La Marchande de fleurs 329
Après le naufrage 335
Le Sauvetage de Népomucène 341
Le Lion et le Taureau 347
Des ailes! 353

Au lecteur.

Dans l'édition originale ce livre est précédé du roman La Mort de la Terre et d'une première série de contes. Ceux-ci font chacun l'objet d'une publication électronique séparée.

Ce livre reproduit intégralement le texte original, et l’orthographe d’origine a été conservée. Cependant deux erreurs typographiques ont été corrigées. Ces corrections sont indiquées ci-après. La ponctuation a également fait l'objet de quelques corrections mineures.

Corrections.


[Fin de Contes II par Joseph Henri Honoré Boex]