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Title: Mémoires de Garibaldi - tome 1
Date of first publication: 1866
Author: Alexandre Dumas (1802-1870)
Date first posted: Mar. 29, 2018
Date last updated: Mar. 2, 2018
Faded Page eBook #20180331
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COLLECTION MICHEL LÉVY
ŒUVRES COMPLÈTES
D’ALEXANDRE DUMAS
ŒUVRES COMPLÈTES
D’ALEXANDRE DUMAS
PUBLIÉES DANS LA COLLECTION MICHEL LÉVY.
Vol. | |
Acté | 1 |
Amaury | 1 |
Ange Pitou | 2 |
Ascanio | 2 |
Aventures de John Davys | 2 |
Les Baleiniers | 2 |
Le Bâtard de Mauléon | 3 |
Black | 1 |
La Bouillie de la Csse Berthe | 1 |
La Boule de Neige | 1 |
Bric-à-Brac | 2 |
Un Cadet de famille | 3 |
Le Capitaine Pamphile | 1 |
Le Capitaine Paul | 1 |
Le Capitaine Richard | 1 |
Catherine Blum | 1 |
Causeries | 2 |
Cécile | 1 |
Charles-le-Téméraire | 2 |
Le Chasseur de sauvagine | 1 |
Le Château d’Eppstein | 2 |
Le Chevalier d’Harmental | 2 |
Le Chevalier de Maison-Rouge | 2 |
La Colombe, Adam le Calabrais | 1 |
Le Collier de la reine | 3 |
Le Comte de Monte-Cristo | 6 |
La Comtesse de Charny | 6 |
La Comtesse de Salisbury | 2 |
Les Compagnons de Jéhu | 3 |
Confessions de la marquise | 2 |
Conscience l’Innocent | 2 |
La Dame de Monsoreau | 3 |
La Dame de Volupté | 2 |
Les Deux Diane | 3 |
Les Deux Reines | 2 |
Dieu Dispose | 2 |
Le Drame de 93 | 3 |
Les Drames de la mer | 1 |
La Femme au collier de velours | 1 |
Fernande | 1 |
Une Fille du régent | 1 |
Le Fils du forçat | 1 |
Les Frères corses | 1 |
Gabriel Lambert | 1 |
Gaule et France | 1 |
Georges | 1 |
Un Gil Blas en Californie | 1 |
Les Grands Hommes en robe de chambre: — César | 2 |
— Henri IV Louis XIII et Rich. | 2 |
La Guerre des femmes | 2 |
Histoire d’un casse-noisette | 1 |
L’Horoscope | 1 |
Impressions de voyage: — en Suisse | 3 |
— Une Année à Florence | 1 |
— L’Arabie Heureuse | 3 |
— Les Bords du Rhin | 2 |
— Le Capitaine Arena | 1 |
Impressions de voyage: — Le Caucase | 3 |
Vol. | |
— Le Corricolo | 2 |
— De Paris à Cadix | 2 |
— Le Midi de la France | 2 |
— Quinze Jours au Sinaï | 1 |
— Le Speronare | 2 |
— Le Véloce | 2 |
— La Villa Palmieri | 1 |
Ingénue | 2 |
Isabel de Bavière | 2 |
Italiens et Flamands | 2 |
Ivanhoe de W. Scott. (Trad.) | 2 |
Jane | 1 |
Jehanne la Pucelle | 1 |
Louis XIV et son Siècle | 4 |
Louis XV et sa Cour | 2 |
Louis XVI et la Révolution | 2 |
Les Louves de Machecoul | 3 |
Madame de Chamblay | 2 |
La Maison de glace | 2 |
Le Maître d’armes | 1 |
Les Mariages du père Olifus | 1 |
Les Médicis | 1 |
Mes Mémoires | 10 |
Mémoires de Garibaldi | 2 |
Mémoires d’une aveugle | 2 |
Mém. d’un médecin (Balsamo) | 5 |
Le Meneur de loups | 1 |
Les Mille et un Fantômes | 1 |
Les Mohicans de Paris | 4 |
Les Morts vont vite | 2 |
Napoléon | 1 |
Une Nuit à Florence | 1 |
Olympe de Clèves | 5 |
Le Page du duc de Savoie | 2 |
Le Pasteur d’Ashbourn | 2 |
Pauline et Pascal Bruno | 1 |
Un Pays inconnu | 1 |
Le Père Gigogne | 2 |
Le Père la Ruine | 1 |
La Princesse Flora | 1 |
La Princesse de Monaco | 2 |
Les Quarante-Cinq | 3 |
La Régence | 1 |
La Reine Margot | 2 |
La Route de Varennes | 1 |
Le Salteador | 1 |
Salvator | 5 |
Souvenirs d’Antony | 1 |
Les Stuarts | 1 |
Sultanetta | 1 |
Sylvandire | 1 |
Le Testament de M. Chauvelin | 1 |
Trois Maîtres | 1 |
Les Trois Mousquetaires | 2 |
Le Trou de l’enfer | 1 |
Le Vicomte de Bragelonne | 6 |
La Vie au désert | 2 |
Une Vie d’artiste | 1 |
Vingt ans après | 3 |
Clichy.—Imprimerie de Maurice Loignon, rue du Bac-d’Asnières, 12
Traduits sur le manuscrit original
PAR
ALEXANDRE DUMAS
PREMIÈRE SÉRIE
TROISIÈME ÉDITION
PARIS
MICHEL LÉVY FRÈRES, LIBRAIRES ÉDITEURS
RUE VIVIENNE, 2 BIS, ET BOULEVARD DES ITALIENS, 15
A LA LIBRAIRIE NOUVELLE
1866
Tous droits réservés
Toute chose présente a sa racine dans le passé;—il est donc impossible de commencer un récit quelconque, que ce récit soit l’histoire d’un homme ou celle d’un événement, sans jeter un regard sur le passé.
Par les différentes phases de la vie que nous avons entrepris d’écrire, nous serons bien des fois ramenés dans le Piémont, la terre natale de Garibaldi. Les hommes d’action politique, quand ils sont hommes de progrès, ont leurs heures de défaillance, dans lesquelles, comme Antée, ils ont besoin, pour reprendre des forces, de toucher cette terre de la patrie que Brutus, dans sa feinte folie, baisait comme la mère commune. Il est donc important que nous fassions une étude rapide de ce qui se passait en Italie de 1820 à 1834, époque à laquelle commence cette histoire.
Les guerres de la République et les envahissements 2 de l’Empire avaient exilé en Sardaigne deux princes, qui, partis pour l’exil encore jeunes, en revinrent vieillards; c’étaient deux frères, dans la personne desquels se terminait la postérité masculine des ducs de Savoie: l’un qui fut Victor-Emmanuel Ier, et l’autre Charles-Félix.
Tous deux régnèrent.
La branche cadette était représentée par le prince de Carignan, qui fit, en 1823, comme grenadier dans l’armée française, la campagne d’Espagne, où il se distingua particulièrement au Trocadéro.
En 1840, dans une audience qu’il me donna, il me montra son sabre de grenadier et ses épaulettes de laine rouge, qu’il conservait comme reliques de sa jeunesse.
Le roi Victor-Emmanuel Ier, en montant sur le trône, qui probablement ne lui avait été donné qu’à cette condition, avait engagé sa parole aux souverains alliés de ne faire, en quelque circonstance que ce fût, aucune concession à son peuple.
Mais ce qui était facile à promettre en 1815, était difficile à tenir en 1821.
Dès 1820, le carbonarisme s’était répandu en Italie. Dans un livre qui est plus un livre qu’un roman, dans Joseph Balsamo, nous avons écrit l’histoire de l’illuminisme et de la franc-maçonnerie.
3 Ces deux grands ennemis de la royauté, dont la devise était ces trois initiales: L. P. D., c’est-à-dire Lilia Pedibus Destrue, eurent une grande part à la révolution française. Swedenborg, dont les adeptes assassinaient Gustave III, était mage. Presque tous les jacobins et grand nombre de cordeliers étaient maçons, Philippe-Égalité était grand orient.
Napoléon prit la maçonnerie sous sa protection; mais, en la protégeant, il la faussa, la détourna de son but, la plia à sa convenance, et en fit un instrument de despotisme.
Ce n’est point la première fois que l’on a forgé des chaînes avec des épées. Joseph Napoléon fut grand maître de l’ordre; l’archichancelier Cambacérès, grand maître adjoint; Joachim Murat, second grand maître adjoint. L’impératrice Joséphine étant à Strasbourg, en 1805, présida la fête de l’adoption de la loge des Francs-Cavaliers de Paris. Dans ce même temps, Eugène de Beauharnais était vénérable de la loge de Saint-Eugène de Paris. Venu depuis en Italie, avec la dignité de vice-roi, le Grand Orient de Milan le nomma maître et souverain commandeur du suprême conseil du trente-deuxième grade,—c’est-à-dire lui accorda le plus grand honneur que l’on pût lui faire, selon les statuts de l’ordre.
4 Bernadotte était maçon; son fils, le prince Oscar, fut grand maître de la loge suédoise; dans les différentes loges de Paris, furent successivement initiés: Alexandre, duc de Vurtemberg; le prince Bernard de Saxe-Veimar, et jusqu’à l’ambassadeur persan, Askeri-Khan; le président du sénat, comte de Lacépède, présidait le Grand Orient de France, duquel étaient officiers d’honneur les généraux Kellermann, Masséna et Soult. Les princes, les ministres, les maréchaux, les officiers, les magistrats, tous les hommes enfin remarquables par leur gloire ou considérables par leur position, ambitionnaient de se faire recevoir maçons. Les femmes elles-mêmes voulurent avoir leurs loges, dans lesquelles entrèrent: mesdames de Vaudemont, de Carignan, de Girardin, de Narbonne, et beaucoup d’autres dames de grandes maisons; cependant, une seule fut reçue, non pas comme sœur, mais comme frère. C’était la fameuse Xaintrailles, à laquelle le premier consul avait donné un brevet de chef d’escadron[1].
[1] Giuseppe la Farina, Storia d’Italia.
Mais ce n’était pas en France seulement que florissait alors la maçonnerie.
Le roi de Suède, en 1811, instituait l’ordre civil de la maçonnerie. Frédéric-Guillaume III, roi de Prusse, 5 avait, vers la fin du mois de juillet de l’année 1800, approuvé par édit la constitution de la grande loge de Berlin. Le prince de Galles ne cessa de gouverner l’ordre, en Angleterre, que lorsqu’en 1813 il fut nommé régent. Enfin, dans le mois de février de l’année 1814, le roi de Hollande, Frédéric-Guillaume, se déclara protecteur de l’ordre, et permit que le prince royal, son fils, acceptât le titre de vénérable honoraire de la loge de William-Frédéric d’Amsterdam.
Lors du retour des Bourbons en France, le maréchal Bournonville pria le roi Louis XVIII de mettre l’ordre sous la protection d’un membre de sa famille; mais Louis XVIII était homme de bonne mémoire, il n’avait pas oublié la part qu’avait eue la maçonnerie à la catastrophe de 1793; en conséquence, il répondit qu’il ne permettrait jamais à un membre de sa famille de faire partie d’une société secrète, quelle qu’elle fût.
En Italie, la maçonnerie tomba avec la domination française; mais en ses lieu et place commença d’apparaître le carbonarisme, qui semblait reprendre la tâche où la maçonnerie l’avait abandonnée, pour la continuer dans son sens libérateur.
Deux autres sectes pointaient à côté de celle-là:
L’une qui s’appelait la Congrégation catholique, apostolique et romaine;
6 L’autre, la Consistoriale.
Les membres de la Congrégation avaient, pour signe de reconnaissance, un cordon de soie jaune paille avec cinq nœuds. Les affiliés aux ordres inférieurs ne parlaient que d’actes de piété et de bienfaisance; quant aux secrets de la secte, connus seulement des hauts grades, on n’en pouvait parler que lorsqu’on était deux; un troisième, survenant, faisait cesser à l’instant même la conversation; le mot de passe des congréganistes était Eleuteria, c’est-à-dire Liberté; la parole secrète était Ode, c’est-à-dire Indépendance.
Cette secte, née en France parmi les néocatholiques, et dont furent plusieurs de nos meilleurs et de nos plus constants républicains, avait franchi les Alpes, était passée en Piémont, et de là en Lombardie; mais, une fois là, elle eut peu d’adeptes, et ne tarda point à s’éteindre, les agents secrets de l’Autriche étant parvenus à se procurer, à Gênes, les patentes que l’on délivrait aux initiés, ainsi que les statuts et les signes de reconnaissance.
La Consistoriale était principalement dirigée contre les Autrichiens; à sa tête se trouvaient les princes d’Italie qui n’appartenaient point à la maison de Hapsbourg; elle était présidée par le cardinal Gonsalvi; le seul prince qui n’en fût pas exclu était le duc de Modène. De là, lorsque cette ligue fut 7 connue, les terribles persécutions de ce prince contre les patriotes: il avait à se faire pardonner sa désertion par l’Autriche, et il ne fallut pas moins que le sang de Menotti, son compagnon de conspiration, pour le raccommoder avec elle.
Les consistorialistes avaient pour but d’arracher l’Italie à François II et de se la partager. Outre Rome et la Romagne qu’il gardait, le pape acquérait la Toscane. L’île d’Elbe et les Marches passaient au roi de Naples; Parme, Plaisance et une partie de la Lombardie, avec le titre de roi, au duc de Modène; Massa, Carare, Lucques, au roi de Sardaigne; enfin, l’empereur de Russie Alexandre, qui, par aversion pour l’Autriche, favorisait ces secrets desseins, avait soit Ancône, soit Civitta-Vecchia, soit Gênes, pour s’y faire un établissement dans la Méditerranée.
Ainsi, vous le voyez, sans consulter les peuples ni les délimitations territoriales naturelles, cette dernière ligue se partageait les âmes comme font, après une razzia, les Arabes d’un troupeau conquis; et ce droit, qu’a la dernière créature née sur le sol européen, de se choisir son maître et de n’entrer comme domestique que chez celui qui lui convient, ce droit était refusé aux nations.
Par bonheur, un seul de tous ces projets, celui que se promettaient les carbonari, était selon le 8 cœur de Dieu; aussi celui-là est-il en train de s’accomplir!
Le carbonarisme, qui seul était appelé à donner des fruits, croissait cependant vigoureusement dans les Romagnes: il s’était réuni à la secte des guelfes, qui avait fait son siége à Ancône, et s’appuyait au bonapartisme.
Lucien était élevé au grade de grande lumière; dans les réunions secrètes, on démontrait la nécessité d’arracher le pouvoir des mains des prêtres, on invoquait le nom de Brutus, et l’on préparait les esprits à la république.
Dans la nuit du 24 juin 1819, le mouvement éclata: il eut l’issue funeste qu’ont d’habitude les premières tentatives de ce genre; toute religion qui doit avoir des apôtres, commence par avoir des martyrs. Cinq carbonari furent fusillés, les autres condamnés aux galères perpétuelles; quelques-uns, jugés moins coupables, furent enfermés pour dix ans dans une forteresse.
Alors la secte, devenue plus prudente, changea de nom et s’appela la Société latine.
Dans le même moment, la même société conspirait en Lombardie, et étendait ses ramifications dans les autres provinces d’Italie. Au milieu d’un bal donné à Rovigo par le comte Porgia, le gouvernement 9 autrichien fit arrêter plusieurs personnes, et, le lendemain, déclara coupable de haute trahison toute personne qui se ferait affilier au carbonarisme. Mais là où le mouvement fut le plus violent, ce fut à Naples. Coletta affirme, dans son histoire, que les affiliés du royaume montaient au chiffre énorme de six cent quarante-deux mille; et, selon un document de la chancellerie aulique de Vienne, il serait resté au-dessous de la vérité. «Le nombre des carbonari, dit ce document, monte à plus de huit cent mille dans le royaume des Deux-Siciles, et il n’y a ni police, ni vigilance qui puisse arrêter un tel débordement; il serait donc insensé de demander qu’on l’anéantît[2]».
[2] Storia d’Italia,—la Farina.
En même temps que se faisait le mouvement de Naples, Riego, autre martyr qui a laissé un chant de mort devenu depuis un chant de victoire, levait, le 1er janvier 1820, la bannière de la liberté, et un décret de Ferdinand VII annonçait que la volonté du peuple s’étant manifestée, le roi s’était décidé à jurer la constitution proclamée par les cortès générales et extraordinaires en 1812.
Les prisons, en s’ouvrant, donnèrent un ministère à l’Espagne.
10 Ferdinand Ier de Naples, en sa qualité d’infant d’Espagne, dut, tout en restant souverain absolu, jurer obéissance à la constitution espagnole. Ce fut alors comme un tremblement de terre dans la Calabre, dans la Capitanate et à Salerne. Le gouvernement napolitain, faible, incertain, soupçonneux, décréta quelques réformes insuffisantes, qui n’empêchèrent point le général Pepe de faire de son côté sa révolution. Naples eut, comme en 1798, son gouvernement provisoire et sa chambre de représentants.
Ce fut quelque temps après qu’éclata à son tour la révolution piémontaise. Le matin du 10 mars, le capitaine comte Palma faisait prendre les armes au régiment de Gênes et poussait ce cri: «Le roi et la constitution espagnole!» Le lendemain, un gouvernement provisoire était établi au nom du royaume d’Italie; il déclarait la guerre à l’Autriche.
Ainsi la révolution, partie d’Ancône, avait gagné Naples et était revenue à Turin. Trois volcans s’étaient ouverts en Italie, sans compter celui d’Espagne, et la Lombardie s’agitait dans un triangle de feu.
Le roi Victor-Emmanuel Ier, on se le rappelle, avait engagé à la Sainte-Alliance sa parole de ne faire au peuple aucune concession.
Le surlendemain, pour rester fidèle à sa promesse, 11 le roi Victor-Emmanuel abdiquait en faveur de son frère Carlo-Felice, alors à Modène, et nommait régent le prince de Carignan, qui fut depuis le roi Charles-Albert.
C’était un grand malheur pour les patriotes que cette abdication d’un prince au cœur italien, en faveur d’un prince tout dévoué à l’Autriche.
Aussi, Santa-Rosa, l’un des premiers promoteurs du mouvement, s’écriait-il:
«O nuit du 13 mars 1821, nuit fatale à ma patrie, qui nous as découragés tous, qui as abaissé tant d’épées levées pour la défense de la patrie, qui as brisé tant de chères espérances! Avec le roi Victor-Emmanuel, la nationalité du Piémont l’emportait; la patrie était dans le roi, elle se personnifiait dans ce cœur loyal, et nous avions fait cette révolution en criant: «Courage! il nous pardonnera peut-être un jour de l’avoir fait roi de six millions d’Italiens.»
Mais il n’en était point ainsi avec Carlo-Felice; on retombait sous le joug de l’Autriche, et tout était à recommencer.
Cependant tout espoir ne fut point perdu; le 14 mars, le prince de Carignan, comme régent, parut au balcon; et au milieu des immenses acclamations du peuple, il proclama la constitution d’Espagne.
12 Comme ce fait devait, dans l’avenir, avoir un immense retentissement; comme le roi Charles-Albert devait un jour démentir le prince de Carignan, citons, non-seulement le fait de la constitution proclamée de vive voix, mais encore le texte même de l’affiche qui fut appliquée sur les murs de Turin.
En voici la traduction littérale:
«Dans le moment difficile où nous nous trouvons, il nous est impossible de nous renfermer dans les étroites limites de notre rôle de régent; notre respect et notre soumission à Sa Majesté Charles-Félix, auquel est dévolu le trône, aurait dû nous conseiller de nous abstenir d’apporter aucun changement aux lois fondamentales du royaume, ou de temporiser, du moins, jusqu’à ce que nous connussions les intentions de notre nouveau souverain; mais, comme l’impériosité des circonstances est manifeste, et comme, d’un autre côté, nous tenons à rendre au nouveau roi un peuple sain, sauf et heureux, et non pas déjà brisé par les factions de la guerre civile, nous avons, en conséquence, toute chose sagement pesée, décidé, sur l’avis de notre conseil, et dans l’espérance que Sa Majesté, poussée par les mêmes considérations, revêtira notre délibération de son approbation souveraine, nous avons décidé, disons-nous, que la constitution de l’Espagne 13 serait reconnue comme loi de l’État, sous les modifications que, d’accord, y apporteraient le roi et la représentation nationale.»
Cinq ans après son établissement en Italie, voilà donc ce que la charbonnerie avait obtenu: une constitution en Espagne, une constitution à Naples, une constitution en Piémont.
Mais celle-ci, la dernière née, devait être la première étouffée.
Au lieu de revenir à Gênes ou à Milan, au lieu d’approuver et de consolider les libertés données par le prince de Carignan, le roi Carlo-Felice rendait, le 3 avril suivant, l’édit que l’on va lire:
«Le devoir de tout sujet fidèle étant de se soumettre de bon cœur à l’ordre de choses qu’il trouve établi par Dieu et par l’exercice de la souveraine autorité, je déclare que, relevant de Dieu seul, c’est à nous de choisir les moyens que nous jugerons les plus convenables pour arriver au bien, et que nous ne regarderons plus, en conséquence, comme d’un sujet fidèle de murmurer des mesures que nous croyons nécessaire de prendre; nous publions donc, comme règle de la conduite de chacun, que nous ne reconnaîtrons comme fidèles sujets que ceux qui se soumettront immédiatement, subordonnant à cette soumission notre retour dans nos États.»
14 Et en même temps que le roi Charles-Félix rendait cet édit, modèle d’aveuglement, de sottise et d’entêtement, il nommait une commission militaire chargée d’avoir à connaître des délits de trahison, de rébellion et d’insubordination qui avaient été commis. Par bonheur, les principaux criminels, c’est-à-dire ceux dont les noms sont aujourd’hui les noms glorieux du Piémont, étaient déjà en fuite.
La commission nommée par Carlo-Felice ne perdit pas de temps. On a vu les rois manquer de bourreaux, jamais de juges: le tribunal, en cinq mois, jugea cent soixante-dix-huit personnes; il en condamna soixante-treize à la mort et à la confiscation, et les autres à la prison et aux galères.
Des condamnés à mort, soixante étaient contumaces, et furent pendus en effigie.
Nommons quelques-uns de ces hommes, pour que l’on voie bien quels étaient ceux que frappait ce pouvoir stupidement absolu, qui, depuis Tarquin, n’a jamais su abattre que les têtes les plus hautes et les plus intelligentes.
C’étaient: le lieutenant Pavia, le lieutenant Ansaldi, le médecin Ratazzi, l’ingénieur Appiani, l’avocat Dossena, l’avocat Luzzi, le capitaine Baronis, le comte Bianco, le colonel Regis, le major Santa-Rosa, le capitaine Lesio, le colonel Casaglio, le major 15 Collegno, le capitaine Radice, le colonel Morozzo, le prince Della Cisterna, le capitaine Ferraso, le capitaine Pachiarotti, l’avocat Marochetti, le sous-lieutenant Anzzana, l’avocat Ravina.
En tout, six officiers supérieurs, trente officiers secondaires, cinq médecins, dix avocats, un prince; tous illustres par les dons de l’intelligence, tous remarquables par les qualités du cœur.
Deux avaient été arrêtés et furent exécutés; c’étaient le lieutenant de carabiniers Jean-Baptiste Lanari, le capitaine Giacomo Garelli. L’exécution eut lieu, pour l’un, le 2 juillet, pour l’autre, le 25 août.
Un des principaux coupables était sans contredit Charles-Albert. Il avait proclamé la constitution, non pas, comme l’ont dit ses partisans, sauf l’approbation de Carlo-Felice, mais dans ces termes, qui sont loin d’admettre la réserve:
«Nella fiducia che Sua Maesta il re mosso d’al istesse considerazioni, SARA PER RIVESTIRE questa deliberazione della sua sovrana approvazione: la costituzione di Spagna SARA PROMULGATA E OSSERVATA COME LEGGE DELLO STATO.»
Aussi, au reçu de la lettre qui lui notifiait le refus du roi Carlo-Felice, le prince de Carignan courut-il à Modène; mais le roi refusa de le recevoir, 16 et le duc lui fit intimer l’ordre de quitter ses États. Le prince de Carignan se retira à Florence, près du grand-duc de Toscane; il ne s’agissait point pour Charles-Albert d’un simple exil ou d’une disgrâce momentanée, il s’agissait de la perte du trône du Piémont. Le bruit se répandit que Charles-Félix léguerait la couronne au duc de Modène, et que celui-ci, qui avait manqué le trône dans la conspiration des princes italiens contre l’Autriche, cette fois, atteindrait le but de ses incessants désirs.
Le prince de Carignan confia sa position au comte de la Maisonfort, notre ministre à Florence. Le comte de la Maisonfort écrivit aussitôt à Louis XVIII.
Voici un fragment de la lettre de notre ministre:
«Pour déposséder le prince de Carignan de son héritage, il est question d’appeler au trône la duchesse de Modène, fille aînée du roi Victor. Cette facilité à écarter la maison de Savoie d’un trône qu’elle a fondé, cette ingratitude, cachet du siècle où nous vivons, ne peut être partagée ni soutenue par le chef d’une maison dix-huit fois alliée avec elle, et cette politique ne peut être celle du gouvernement français, qui a au moins le droit d’exiger l’entière indépendance du souverain qui tient la clef de l’Italie.»
Louis XVIII fut de l’avis de son ministre; il écrivit 17 au prince de Carignan qu’il lui offrait un refuge à la cour de France. C’était lui dire: «Vous n’avez rien à craindre, je prends vos intérêts entre mes mains, je ne permettrai pas qu’un autre que vous soit roi du Piémont.»
En effet, le roi qui avait octroyé la charte à son peuple, ne pouvait faire un crime à un prince d’avoir promis au sien une constitution qui n’avait pas été reconnue.
Mais il fallait que le prince de Carignan fît amende honorable aux yeux de la Sainte-Alliance.
Des trois constitutions nées du carbonarisme, l’une, celle du Piémont, avait été étouffée à sa naissance, des propres mains du roi Carlo-Felice; l’autre, celle de Naples, avait été anéantie par l’invasion autrichienne; la troisième, la seule survivante, celle d’Espagne, allait être mise à néant par l’intervention française.
Il s’agissait pour le prince de Carignan, qui avait proclamé la constitution d’Espagne à Turin, d’aller combattre à Madrid la constitution d’Espagne.
Le breuvage était amer à avaler; mais, si Paris valait bien une messe, le Piémont valait bien une médecine.
Le prince de Carignan cacha sa rougeur sous les longs poils d’un bonnet de grenadier, fit la campagne 18 d’Espagne, et fut un des vainqueurs du Trocadéro; de sorte que, quand Carlo-Felice mourut, le 27 avril 1831, le prince de Carignan monta sans trop de difficulté sur le trône, sous le nom de Charles-Albert.
L’Autriche, qui eût préféré voir là son archiduc de Modène, jeta les hauts cris; elle présenta aux rois Charles-Albert comme un carbonaro; et, aux carbonari Charles-Albert comme un traître.
Elle mentait doublement.
Charles-Albert n’était point un carbonaro; la proclamation par laquelle il donnait la constitution démontrait qu’il donnait cette proclamation comme contraint et forcé.
Charles-Albert n’était point un traître, n’ayant pas pris d’engagement personnel; c’était tout simplement un prince qui avait l’ambition de devenir roi.
La honte d’aller abolir à l’autre bout de l’Europe la constitution qu’il avait proclamée à Turin était effacée par le courage du grenadier; le soldat avait absous le prince.
Del Pozzo lui écrivait de son exil à Londres: «Les moyens termes et les mesures incomplètes ne servent à rien et n’avancent rien en politique; LE PIÉMONT VEUT UN ROI CONSTITUTIONNEL.»
19 Un autre patriote, qui gardait l’anonyme, lui écrivait:
«Mettez-vous à la tête de la nation, écrivez sur votre bannière: UNION, LIBERTÉ, INDÉPENDANCE. Déclarez-vous le vengeur et l’interprète du droit populaire. Intitulez-vous le régénérateur de l’Italie; délivrez-la des barbares, bâtissez l’avenir, donnez un nom à un siècle, fondez une ère qui date de vous. Soyez le Napoléon de la liberté italienne. Jetez à l’Autriche, avec votre gant, le nom de l’Italie: ce vieux nom fera des prodiges; appelez-en à tout ce qu’il y a de grand et de généreux dans la Péninsule. Une jeunesse ardente, courageuse, sollicitée par les deux passions qui font les héros, la haine et la gloire, vit depuis longtemps dans un seul penser, et ne soupire qu’après le moment de le mettre en action; appelez-la aux armes, mettez les villes et les forteresses sous la garde des citoyens; et, libre ainsi de tout autre soin que celui de vaincre, donnez-lui l’impulsion. Réunissez à vous tous ceux que la renommée a proclamés grands d’intelligence, forts de courage, purs d’avarice, exempts de basses ambitions. Inspirez, enfin, la confiance à la multitude, en effaçant tous doutes sur vos intentions et en invoquant l’aide de tous les hommes libres. Sire, je vous dis la vérité: les hommes libres attendent votre réponse par des actions; 20 mais, quelles qu’elles soient, tenez pour certain que la postérité proclamera en vous le premier des hommes ou le dernier des tyrans italiens. Choisissez!»
Ce qui fait véritablement des rois les élus du Seigneur, c’est qu’ils soient ceux à qui l’on écrit de pareilles lettres; si le roi Charles-Albert eût suivi les avis de son correspondant anonyme, il eut, à coup sûr, commencé par Goïto,—mais il est probable qu’il n’eût point fini par Novare.
Charles-Albert jeta la lettre au feu et, au lieu de marcher dans le large chemin qui lui était ouvert, s’engagea dans l’étroit sentier d’une tortueuse politique.
A partir de ce moment, divorce fut prononcé entre le roi de Sardaigne et la Jeune Italie.
La Jeune Italie! C’est vers cette époque que furent, pour la première fois, prononcés ces trois mots.
De quoi se composait-elle, alors? De Joseph Mazzini, l’infatigable promoteur de l’unité italienne, sur la tête duquel l’Italie a mis d’abord la couronne de lauriers de la victoire, et met aujourd’hui la couronne d’épines de l’ingratitude. Joseph Mazzini, à peine connu à cette époque par quelques publications patriotiques, tourmenté par la police de Milan, 21 s’était réfugié à Marseille, où il posait les premières pierres de l’œuvre immense entreprise par lui, en envoyant avec mille difficultés en Piémont les numéros de sa Jeune Italie.
Les nobles et les prêtres piémontais, qui s’étaient emparés de l’esprit de Charles-Albert, tremblèrent en entendant sonner le tocsin de la pensée. Depuis deux ans qu’ils avaient pris racine à la cour, ils avaient pu déjà mesurer leur puissance; et cependant ils connaissaient le roi Charles-Albert, son immense soif de popularité et, bien qu’il fraternisât ostensiblement avec l’Autriche, ils avaient peur qu’un jour ne se réveillât en lui, nous ne dirons pas quelque levain de libéralisme, mais quelque éclair d’ambition.
On savait que Charles-Albert, dans ses nuits fiévreuses, comme en ont les rois, rêvait le trône d’Italie. Or, ce trône, il n’y pouvait monter qu’en donnant la main à la Révolution; le trône d’Italie était à la nomination non des rois, mais des peuples.
Il fallait donc mettre une barrière entre lui et les patriotes.
Un jour, un assassin en bonnet de juge se leva et dit:
—Il est temps de lui faire goûter le sang.
Le même jour, le roi Charles-Albert fut prévenu 22 qu’un grand complot se tramait contre lui dans l’armée; ce complot, lui dit-on, avait pour but de le détrôner.
Les faits furent dénaturés, les périls exagérés; on attaqua toutes les fibres de l’homme et du prince pour lui donner ces ressentiments mortels, dont avaient besoin ces hommes qui s’intitulent les sauveurs des monarchies.
On dénonça, on mentit, on calomnia, et la soif du sang fut habilement éveillée dans le gosier royal[3].
[3] Brofferio, Histoire du Piémont.
Une commission criminelle extraordinaire fut créée à Turin, pour diriger par une impulsion unique tous les supplices du Piémont.
La première violation du code pénal fut cette décision de la commission, que tous les accusés, militaires ou non, seraient justiciables d’un conseil de guerre.
C’est alors que fut faite la réponse mémorable que l’on va lire.
Un officier, qui siégeait comme juge dans le conseil d’enquête, interrogeait un jurisconsulte sur quelques principes de droit criminel. Le jurisconsulte lui répondit que la première base de toute loi—que la première règle de tout code était celle-ci:
23 «Un conseil d’enquête militaire doit se déclarer incompétent à juger des citoyens.»
—Cela ne nous est pas possible, répondit l’officier; le général a ordonné de nous déclarer compétents.
Et, pour cette fois, l’ordre du général fut la base de la loi, la règle du code.
Le premier qui tacha de son sang la pourpre du nouveau roi, fut le caporal Tamburelli; il fut fusillé par derrière, pour avoir commis le crime de lire à ses soldats la Jeune Italie.
Le second fut le lieutenant Tolla, coupable d’avoir eu entre les mains des livres séditieux, et, connaissant le complot, de ne l’avoir pas dénoncé.
Comme Tamburelli, il fut fusillé par derrière.
C’était une ingénieuse invention de la magistrature piémontaise, pour assimiler le supplice de la fusillade à celui de la potence.
Ce n’était point assez de tuer, il fallait essayer de déshonorer. Le 15 juin, on fusillait, toujours par derrière, le sergent Miglio, Giuseppe Biglia et Antonio Gavolli.
Tous ces hommes-là moururent avec un courage admirable. Jacopo Ruffini était enfermé dans les prisons de la tour de Gênes. On cherchait à lui enlever les forces par tous les moyens: défaut de 24 nourriture, défaut de sommeil. Il sentit qu’il s’affaiblissait, non-seulement physiquement, mais moralement. Il résolut de ne point attendre qu’on le plaçât entre la mort et la honte. Craignant de n’avoir point la force de choisir la mort le jour où la chose arriverait, il détacha une lame de fer de la porte de sa prison, l’aiguisa, et s’en coupa la gorge.
Dans les spasmes de son agonie, il eut le temps d’écrire du bout de son doigt, et avec son sang, sur la muraille:
«Je lègue par testament ma vengeance à l’Italie.»
Lorsqu’on entra le matin dans sa chambre, on le trouva mort.
A Gênes, furent fusillés:
Luciano, Piacenza et Louis Turffs.
A Alexandrie:
Domenico Ferrari, Giuseppe Menardi, Giuseppe Bigano, Amandi Costa, Giovanni Marini.
Puis vint le tour d’Andréa Vochieri.
Comme à Jacopo Ruffini, consacrons à Andréa Vochieri quelques lignes.
Un condamné d’Alexandrie, qui survécut aux longues tortures de Fenestrelle, a laissé dans ses Mémoires le récit de l’agonie d’Andréa Vochieri.
«D’abord, dit-il en parlant de lui-même, on m’enleva mes livres, qui se composaient d’une Bible, d’un 25 recueil de prières chrétiennes, et d’une Histoire des capucins illustres du Piémont; puis on me mit les fers aux pieds, et on me conduisit dans un autre cachot plus humide, plus noir, plus sordide que le premier, avec fenêtres à doubles barreaux et portes à doubles cadenas: ce cachot attenait à celui du pauvre Vochieri; quelques gerçures mal réparées permettaient que je plongeasse la vue de ma prison dans la sienne, et une faible lumière, filtrant chez lui, me permettait de l’entrevoir. Il était couché sur un misérable banc avec les fers aux pieds; deux gardes se tenaient à ses côtés, le sabre nu; un factionnaire, armé d’un fusil, gardait la porte. Il se faisait, dans ce sombre cachot, un terrible silence: les soldats semblaient plus consternés que le prisonnier lui-même; de temps en temps, deux capucins venaient le voir et l’exhorter. Je l’eus ainsi devant les yeux, ne pouvant m’empêcher de le regarder, quelque douleur que j’éprouvasse de le voir ainsi pendant une semaine entière. Enfin, un jour, on l’emmena: on le conduisait à la mort.»
Mais ce que ne raconte pas le prisonnier, car il ne pouvait pas le savoir, c’est que Vochieri fut conduit à la mort par le chemin le plus long; il est vrai que ce chemin passait devant sa maison, et que sa maison était habitée par sa sœur, sa femme 26 et ses deux enfants. On espérait qu’à la vue de tout ce qu’il aimait au monde, le courage du condamné faiblirait et qu’il ferait des révélations.
Mais lui, souriant tristement:
—Ils ont oublié, dit-il, qu’il y avait quelque chose au monde que j’aimais mieux que sœur, femme et enfants: c’est l’Italie. Vive l’Italie!
Puis, se tournant vers les gardes-chiourmes qui allaient le fusiller au lieu de soldats, il dit ce seul mot: «Marchons!»
Un quart d’heure après, il tombait percé de six balles.
Maintenant, Charles-Albert était de la famille des rois de la Sainte-Alliance, comme le pape, comme le roi de Naples, comme François IV et comme Ferdinand VII: il avait les mains rouges du sang de son peuple.
Il y avait alors, à Nice, un jeune homme qui regardait couler tout ce sang, en se faisant à lui-même le serment de consacrer sa vie au culte de cette liberté, pour laquelle tombaient tant de martyrs.
Ce jeune homme, alors âgé de vingt-six ans, était Joseph Garibaldi.
Laissons-le parler et raconter lui-même les merveilleux événements de son aventureuse existence.
Alex. Dumas.
MÉMOIRES
DE
JOSEPH GARIBALDI
Je suis né à Nice le 22 juillet 1807, non-seulement dans la même maison, mais dans la chambre même où naquit Masséna. L’illustre maréchal était, comme on le sait, fils d’un boulanger. Le rez-de-chaussée de la maison est encore aujourd’hui une boulangerie.
Mais, avant de parler de moi, que l’on me permette de dire un mot de mes excellents parents, dont le caractère honorable et la profonde tendresse eurent tant d’influence sur mon éducation et sur mes dispositions physiques.
Mon père Dominique Garibaldi, né à Chiavari, était fils de marin et marin lui-même; ses yeux 28 en s’ouvrant virent la mer, sur laquelle il devait passer à peu près toute sa vie. Certes, il était loin d’avoir les connaissances qui sont l’apanage de quelques hommes de son état, et surtout des hommes de notre époque. Il avait fait son éducation maritime, non dans une école spéciale, mais sur les bâtiments de mon grand-père. Plus tard, il avait commandé un bâtiment à lui, et s’était toujours tiré honorablement d’affaire. Sa fortune avait subi nombre d’accidents, les uns heureux, les autres malheureux, et souvent j’ai entendu dire qu’il eût pu nous laisser plus riches qu’il ne l’a fait.
Mais, quant à cela, peu importe. Il était bien libre, pauvre père, de dépenser comme il l’entendait un argent si laborieusement gagné, et je ne lui en suis pas moins reconnaissant du peu qu’il m’a laissé. Au reste, il y a une chose qui ne fait aucun doute dans mon esprit, c’est que, de tout l’argent qu’il a jeté au vent, celui qui a glissé de ses mains avec le plus de plaisir est celui qu’il a employé à mon éducation, quoique cette éducation fût une lourde charge pour l’état de sa fortune.
Que l’on n’aille pas croire cependant que mon éducation fut le moins du monde aristocratique. Non, mon père ne me fit apprendre ni la gymnastique, ni les armes, ni l’équitation. J’appris la 29 gymnastique en grimpant dans les haubans et en me laissant glisser le long des cordages; l’escrime, en défendant ma tête, et en essayant de fendre de mon mieux la tête des autres; et l’équitation, en prenant exemple des premiers cavaliers du monde, c’est-à-dire des Gauchos.
Le seul exercice de ma jeunesse—et pour celui-là non plus je n’eus pas de maître—fut la natation. Quand et comment appris-je à nager, je ne m’en souviens pas; il me semble que je l’ai toujours su, et que je suis né amphibie.—Aussi, malgré le peu d’entraînement que tous ceux qui me connaissent savent que j’ai à faire mon éloge, je dirai tout simplement, sans que je croie qu’il y ait à se vanter de cela, que je suis un des plus rudes nageurs qui existent. Il ne faut donc me savoir aucun gré, étant connue la confiance que j’ai en moi, de n’avoir jamais hésité de me jeter à l’eau pour sauver la vie d’un de mes semblables.
Au reste, si mon père ne me fit pas apprendre tous ces exercices, ce fut plutôt la faute des temps que la sienne. A cette triste époque, les prêtres étaient les maîtres absolus du Piémont, et leurs constants efforts, leur travail assidu tendaient plutôt à faire, des jeunes gens, des moines inutiles et fainéants, que des citoyens aptes à servir notre 30 malheureux pays. En outre, l’amour profond que nous portait mon pauvre père lui faisait redouter jusqu’à l’ombre de toute étude pouvant devenir plus tard un danger pour nous.
Quant à ma mère, Rosa Ragiundo, je le déclare avec orgueil, c’était le modèle des femmes. Certes, tout fils doit dire de sa mère ce que je dis de la mienne; mais nul ne le dira avec plus de conviction que moi.
Une des amertumes de ma vie, et ce n’est pas la moindre, a été et sera de n’avoir pas pu la rendre heureuse; mais, tout au contraire, d’avoir attristé et endolori les derniers jours de son existence! Dieu seul peut savoir les angoisses que lui a données mon aventureuse carrière, car Dieu seul sait l’immensité de la tendresse qu’elle avait pour moi. S’il y a quelque bon sentiment dans mon âme, j’avoue hautement que c’est d’elle que je le tiens. Son angélique caractère ne pouvait faire autrement que d’avoir son reflet en moi. N’est-ce pas à sa pitié pour le malheur, à sa compassion pour les souffrances que je dois ce grand amour, je dirai plus, cette profonde charité pour la patrie; charité qui m’a valu l’affection et la sympathie de mes malheureux concitoyens. Je ne suis certes pas superstitieux; cependant j’affirmerai ceci, c’est que, dans les circonstances 31 les plus terribles de ma vie, quand l’Océan rugissait sous la carène et contre les flancs de mon vaisseau, qu’il soulevait comme un liége; quand les boulets sifflaient à mes oreilles comme le vent de la tempête; quand les balles pleuvaient autour de moi comme la grêle, je la voyais constamment agenouillée, ensevelie dans sa prière, courbée aux pieds du Très-Haut, et moi, ce qui me donnait ce courage dont on s’est étonné parfois, c’est la conviction qu’il ne pouvait m’arriver aucun malheur, quand une si sainte femme, quand un pareil ange priait pour moi.
Je passai les premières années de ma jeunesse comme les passent tous les enfants, au milieu des rires et des pleurs, plus ami du plaisir que du travail, du divertissement que de l’étude; si bien que je ne profitai pas, comme j’eusse dû le faire si j’eusse été plus sage, des sacrifices que mes parents faisaient pour moi. Rien d’extraordinaire ne m’arriva dans ma jeunesse. J’eus bon cœur. C’était un don de Dieu et de ma mère, et les élans de ce bon cœur, je les ai toujours voluptueusement satisfaits. J’avais une profonde pitié pour tout ce qui était petit, faible et souffrant. Cette pitié s’étendait jusqu’aux animaux, ou plutôt commençait aux animaux. Je me rappelle qu’un jour je trouvai un grillon et le portai dans ma chambre; là, en jouant avec lui et en le touchant avec cette maladresse, ou plutôt avec cette brutalité de l’enfance, je lui arrachai une patte; ma douleur fut telle, que je 33 restai plusieurs heures enfermé et pleurant amèrement.
Une autre fois, allant à la chasse avec un de mes cousins, dans le Var, je m’arrêtai sur le bord d’un fossé profond où les blanchisseuses avaient coutume de laver leur linge, et où une pauvre femme lavait le sien. Je ne sais comment cela se fit, mais elle tomba à l’eau. Tout petit que j’étais,—j’avais à peine huit ans,—je me lançai à l’eau et la sauvai. Je raconte cela pour prouver combien est naturel en moi ce sentiment qui me porte à secourir mon semblable, et combien j’ai peu de mérite à y céder.
Parmi les maîtres que j’ai eus dans cette période de ma vie, je conserve une reconnaissance particulière au père Giovanni et à M. Arena.
Avec le premier, je profitai peu, étant bien plus disposé à jouer et à vagabonder, comme je l’ai déjà dit, qu’à travailler. Il m’est resté surtout le remords de n’avoir pas étudié l’anglais, comme j’aurais pu le faire, remords qui renaquit en moi dans toutes les circonstances—et ces circonstances furent fréquentes—où je me trouvai avec des Anglais. En outre, le père Giovanni étant de la maison, et en quelque sorte de la famille, mes leçons souffraient de la trop grande familiarité que j’avais 34 prise avec lui. Au second, excellent maître, je dois le peu que je sais; mais je lui dois surtout une éternelle reconnaissance, pour m’avoir initié à ma langue maternelle par la constante lecture de l’histoire romaine.
La faute de ne pas instruire les enfants dans la langue et dans les choses de la patrie est fréquemment commise en Italie, et particulièrement à Nice, où le voisinage de la France influe sur l’éducation. Je dois donc à cette première lecture de notre histoire et à la persistance que mettait mon frère aîné Angelo à m’en recommander l’étude, ainsi que celle de notre belle langue, le peu que je suis parvenu à acquérir de science historique et de facilité à m’exprimer en parlant.
Je terminerai cette première période de ma vie par le récit d’un fait qui, quoique de peu d’importance, donnera une idée de ma disposition à la vie d’aventures.
Fatigué de l’école et souffrant de mon existence sédentaire, je proposai un jour à quelques-uns de mes compagnons de nous enfuir à Gênes. A peine dite, la chose fut faite. Nous détachâmes un bateau de pêche, et nous voilà voguant vers l’Orient. Nous étions déjà à la hauteur de Monaco, quand un corsaire, envoyé par mon excellent père, nous captura 35 et nous réintégra, tout honteux, dans nos maisons respectives. Un abbé, qui nous avait vus, nous avait dénoncés: de là vient probablement mon peu de sympathie pour les abbés.
Mes compagnons d’aventure étaient, je me le rappelle, César Parodi, Rafaello de Andreis et Celestino Bermond.
«O printemps, jeunesse de l’année! ô jeunesse, printemps de la vie!» a dit Métastase; j’ajouterai: Comme tout s’embellit au soleil de la jeunesse et du printemps!
C’est éclairée par ce magique soleil que tu m’apparus, ô belle Costanza, premier navire sur lequel je sillonnai la mer. Tes robustes flancs, ta mâture élevée et légère, ton pont spacieux, tout, jusqu’au buste de femme qui s’allongeait à ton avant, restera à jamais gravé dans ma mémoire avec l’ineffaçable burin de ma jeune imagination! Comme tes matelots, belle et chère Costanza, s’inclinaient gracieusement sur leurs rames, véritables types de nos intrépides Liguriens! Avec quelle joie je me hasardais sur le balcon pour écouter leurs chants populaires et leurs chœurs harmonieux! Ils chantaient des chants d’amour; nul ne leur en enseignait d’autres alors; si insignifiants qu’ils fussent, ils 37 m’attendrissaient, ils m’enivraient. Oh! si ces chants eussent été pour la patrie, ils m’eussent exalté, ils m’eussent rendu fou! Mais qui donc leur eût dit alors qu’il y avait une Italie? qui leur eût appris que nous avions une patrie à venger ou à affranchir? Non, non! nous fûmes élevés et nous grandîmes comme des juifs, dans cette croyance que la vie n’avait qu’un but: faire fortune.
Et pendant ce temps, où je regardais, joyeux, de la rue, le bâtiment sur lequel j’allais m’embarquer, ma mère préparait en pleurant mon trousseau de voyage.
Mais c’était ma vocation que de courir les mers; mon père s’y était opposé tant qu’il avait pu. Le désir de cet excellent homme eût été que je suivisse une carrière paisible et sans dangers, que je me fisse prêtre, avocat ou médecin; mais ma persistance l’emporta; son amour fléchit devant ma juvénile obstination, et je m’embarquai sur le brigantin la Costanza, capitaine Angelo Pesante, le plus hardi chef de mer que j’aie jamais connu. Si notre marine avait pris l’accroissement que l’on pouvait espérer, le capitaine Pesante aurait eu droit au commandement d’un de nos premiers bâtiments de guerre, et nul n’aurait été plus ferme capitaine que lui. Pesante n’a jamais commandé une flotte; mais 38 qu’on s’en rapporte à lui, il en aura bientôt créé une, depuis les barques jusqu’aux vaisseaux à trois ponts; que la chose arrive jamais, qu’il obtienne alors cette mission, et il y aura, j’en réponds, profit et gloire pour la patrie.
Je fis mon premier voyage à Odessa; ces voyages, depuis, sont devenus si communs et si faciles, qu’il est inutile d’en faire le récit.
Mon second voyage fut à Rome, mais, cette fois, avec mon père; il avait eu de telles inquiétudes pendant ma première absence, qu’il avait décidé, puisque je voulais absolument voyager, que je voyagerais avec lui.
Nous montions sa propre tartane: la Santa Reparata.
A Rome! quelle joie d’aller à Rome! J’ai dit comment, par les conseils de mon frère et par les soins de mon digne professeur, mes études s’étaient tournées de ce côté. Rome! qu’était-ce pour moi, fervent adepte de l’antiquité, sinon la capitale du monde? Reine détrônée! mais ses ruines immenses, gigantesques, sublimes, desquelles sort, spectre lumineux, la mémoire de tout ce qui fut grand dans le passé.
Non-seulement la capitale du monde, mais le berceau de cette religion sainte qui a brisé les chaînes 39 des esclaves, qui a ennobli l’humanité, jusqu’à elle foulée aux pieds; de cette religion dont les premiers, dont les vrais apôtres, ont été les instituteurs des nations, les émancipateurs des peuples, mais dont les successeurs dégénérés, abâtardis, trafiquants, véritables fléaux de l’Italie, ont vendu leur mère, mieux que cela, notre mère à tous, à l’étranger; non! non! la Rome que je voyais dans ma jeunesse n’était pas seulement la Rome du passé, c’était aussi la Rome de l’avenir, portant dans son sein l’idée régénératrice d’un peuple poursuivi par la jalousie des puissances, parce qu’il est né grand, parce qu’il a marché à la tête des nations, guidées par lui à la civilisation.
Rome! Oh! quand je pensais à son malheur, à son abaissement, à son martyre, elle me devenait sainte et chère au-dessus de toutes choses. Je l’aimais de toutes les ferveurs de mon âme, non-seulement dans les combats superbes de sa grandeur, pendant tant de siècles, mais encore dans les plus petits événements, que je recueillais dans mon cœur comme un précieux dépôt.
Et loin de s’amoindrir, mon amour pour Rome s’est accru par l’éloignement et par l’exil. Souvent, bien souvent, de l’autre côté des mers, à trois mille lieues d’elle, je demandais au Tout-Puissant de la 40 revoir. Enfin, Rome était pour moi l’Italie, parce que je ne vois l’Italie que dans la réunion de ses membres épars, et que Rome est pour moi le seul et unique symbole de l’unité italienne.
Pendant quelque temps, je fis le cabotage avec mon père; puis j’allai à Cagliari, sur le brigantin l’Enea, capitaine Joseph Gervino.
Pendant ce voyage, je fus témoin d’un effroyable sinistre, qui laissera dans ma vie un éternel souvenir. En revenant de Cagliari, à la hauteur du cap de Nolé, nous marchions en compagnie de quelques bâtiments, parmi lesquels se trouvait une charmante felouque catalane. Après deux ou trois jours de beau temps, nous sentîmes quelques bouffées de ce vent que nos marins ont appelé le libieno, parce que avant d’arriver à la Méditerranée, il a passé sur le désert Libyen. Sous son haleine, la mer ne tarda pas à grossir, et lui-même se mit à souffler bientôt si furieusement, qu’il nous poussa invinciblement sur Vado. La felouque catalane 42 dont j’ai déjà parlé, commença par se comporter admirablement, et je n’hésiterai point à dire qu’il n’était pas un de nous qui, voyant le temps qu’il allait faire par celui qu’il faisait déjà, n’eût préféré être à bord de cette felouque que d’être sur le sien. Mais le pauvre bâtiment était appelé à nous offrir promptement un bien douloureux spectacle; une vague terrible le chavira, et nous ne vîmes bientôt plus sur la pente de son pont que quelques malheureux nous tendant les mains, mais qui bientôt furent emportés par une vague plus terrible encore que la première.—La catastrophe avait lieu vers notre jardin de droite, et il nous était matériellement impossible de secourir les malheureux naufragés. Les autres barques qui nous suivaient se trouvèrent dans la même impossibilité. Neuf individus de la même famille périrent donc misérablement à notre vue. Quelques larmes tombèrent des yeux les plus endurcis, mais furent bientôt séchées par le sentiment de notre propre péril. Mais, comme si les divinités mauvaises eussent été apaisées par ce sacrifice humain, les autres barques arrivèrent sans accident à Vado.
De Vado, je partis pour Gênes, et, de Gênes, je revins à Nice.
Alors je commençai une série de voyages dans le 43 Levant, et pendant le cours desquels nous fûmes trois fois pris et dépouillés par les mêmes pirates. La chose arriva deux fois dans le même voyage, ce qui rendit les seconds pirates furieux, attendu qu’ils ne trouvaient plus rien à nous prendre. Ce fut dans ces attaques que je commençai à me familiariser avec le danger, et à m’apercevoir que, sans être Nelson, Dieu merci! je pouvais, comme lui, demander: «Qu’est-ce que la peur?»
Pendant un de ces voyages sur le brigantin la Cortese, capitaine Barlasemeria, je restai malade à Constantinople. Le bâtiment fut forcé de mettre à la voile, et, la maladie se prolongeant plus que je n’avais cru, je me trouvai fort resserré à l’endroit de l’argent. Dans quelque situation désastreuse où je me sois trouvé, de quelque perte que j’aie été menacé, je me suis toujours assez peu préoccupé de ma détresse, car j’ai toujours eu la bonne fortune de rencontrer quelque âme charitable qui s’intéressait à mon sort.
Parmi ces âmes charitables, il y en a une que je n’oublierai jamais: c’est la bonne madame Louise Sauvaigo, de Nice, bonne créature qui m’a convaincu que les deux femmes les plus parfaites du monde étaient ma mère et elle. Elle faisait le bonheur d’un mari, excellent homme, et, avec une 44 admirable intelligence, l’éducation de toute la petite famille.
A quel propos ai-je parlé d’elle ici? Je n’en sais rien. Si fait, je le sais; c’est que, écrivant pour satisfaire au besoin de mon cœur, mon cœur m’a dicté ce que je viens d’écrire.
La guerre alors déclarée entre la Porte et la Russie contribua à prolonger mon séjour dans la capitale de l’empire turc. Pendant cette période, et au moment où je ne savais comment je vivrais le lendemain, j’entrai comme précepteur dans la maison de la veuve Tenioni. Cet emploi m’avait été octroyé sur la recommandation de M. Diego, docteur en médecine, que je remercie ici du service qu’il m’a rendu. J’y restai plusieurs mois, après lesquels je me remis à naviguer, en m’embarquant sur le brigantin Notre-Dame de Grâce, capitaine Casabona.
Ce fut le premier bâtiment où je commandai comme capitaine.
Je ne m’appesantirai point sur mes autres voyages; je dirai seulement que, toujours tourmenté d’un profond instinct de patriotisme, dans aucune circonstance de ma vie je ne cessai de demander, soit des hommes, soit des événements, soit même des livres qui m’initiassent aux mystères de la 45 résurrection de l’Italie; mais, jusqu’à l’âge de vingt-quatre ans, cette recherche fut vaine, et je me fatiguai inutilement.
Enfin, dans un voyage à Tangarog, je trouvai sur mon bord un patriote italien qui, le premier, me donna quelque notion de la façon dont marchaient les choses en Italie.
Il y avait une lueur pour notre malheureux pays.
Je le déclare hautement, Christophe Colomb ne fut pas plus heureux lorsque, perdu au milieu de l’Atlantique, menacé par ses compagnons, auxquels il avait demandé trois jours, il entendit, vers la fin de la troisième journée, crier: «Terre!» que je ne le fus, moi, en entendant prononcer le mot patrie, et en voyant à l’horizon s’allumer le premier phare par la révolution française de 1830.
Il y avait donc des hommes qui s’occupaient de la rédemption de l’Italie.
Lors d’un autre voyage que je fis à bord de la Clorinde, ce bâtiment transportait à Constantinople une section des saint-simoniens, conduits par Émile Barrault.
J’avais peu entendu parler de la secte de Saint-Simon; seulement, je savais que ces hommes étaient les apôtres persécutés d’une religion nouvelle. Je 46 me rapprochai de leur chef et m’ouvris à lui comme patriote italien.
Alors, pendant ces nuits transparentes de l’Orient, qui, ainsi que le dit Chateaubriand, ne sont pas les ténèbres, mais seulement l’absence du jour, sous ce ciel tout constellé d’étoiles, sur cette mer dont l’âpre brise semble pleine d’aspirations généreuses, nous discutâmes, non-seulement les étroites questions de nationalité dans lesquelles s’était jusqu’alors enfermé mon patriotisme,—questions restreintes à l’Italie, à des discussions de province à province,—mais encore la grande question de l’humanité.
D’abord l’apôtre me prouva que l’homme qui défend sa patrie ou qui attaque la patrie des autres, n’est qu’un soldat pieux dans la première hypothèse,—injuste dans la seconde;—mais que l’homme qui, se faisant cosmopolite, adopte la seconde pour patrie, et va offrir son épée et son sang à tout peuple qui lutte contre la tyrannie, est plus qu’un soldat: c’est un héros.
Il se fit alors dans mon esprit des lueurs étranges, à la clarté desquelles je vis, dans un navire, non plus le véhicule chargé d’échanger les produits d’un pays contre ceux d’un autre, mais le messager ailé portant la parole du Seigneur et l’épée de l’archange. J’étais parti avide d’émotions, curieux de 47 choses nouvelles, et me demandant si cette vocation irrésistible que j’avais cru tout simplement d’abord être celle d’un capitaine au long cours, n’avait pas pour moi des horizons encore inaperçus.
Ces horizons, je les entrevoyais à travers le vague et lointain brouillard de l’avenir.
Le bâtiment sur lequel je revins cette fois d’Orient avait pour destination le port de Marseille.
En arrivant à Marseille, j’y appris la révolution avortée du Piémont et les fusillades de Chambéry, d’Alexandrie et de Gênes.
A Marseille, je me liai avec un nommé Cové.—Cové me mena chez Mazzini.
J’étais loin de me douter alors de la longue communauté de principes qui m’unirait un jour à ce dernier. Nul ne connaissait encore le persistant, l’obstiné penseur à qui l’Italie nouvelle doit sa laborieuse régénération, et que rien ne décourage dans l’œuvre sainte qu’il a entreprise, pas même l’ingratitude.
Ce n’est point à moi à formuler une opinion sur Mazzini; mais qu’il me soit permis de dire qu’après lui avoir posé sur la tête la couronne de laurier qu’il méritait, on lui enfonce sur la tête une couronne d’épines qu’il ne mérite pas.
49 A la chute d’Andrea Vacchieri, Mazzini avait poussé un véritable cri de guerre.
Il avait écrit dans la Jeune Italie:
«Italiens! le jour est venu, si nous voulons rester dignes de notre nom, de mêler notre sang à celui des martyrs piémontais.»
On ne criait pas impunément ces choses-là en France en 1833. Quelque temps après que je lui eus été présenté et que je lui eus dit qu’il pouvait compter sur moi, Mazzini, l’éternel proscrit, avait été obligé de quitter la France et de se retirer à Genève.
En effet, à ce moment-là, le parti républicain paraissait complétement anéanti en France. C’était un an à peine après le 5 juin, quelques mois après le procès des combattants du cloître Saint-Merri.
Mazzini, cet homme de conviction pour lequel les obstacles n’existent pas, avait choisi ce moment pour risquer une nouvelle tentative.
Les patriotes avaient répondu qu’ils étaient prêts, mais ils demandaient un chef.
On pensa à Ramorino, tout resplendissant encore de ses luttes en Pologne.
Mazzini n’approuvait pas ce choix; son esprit, à la fois actif et profond, le mettait en garde contre le prestige des grands noms; mais la majorité voulait Ramorino: Mazzini céda.
50 Appelé à Genève, Ramorino accepta le commandement de l’expédition. Dans la première conférence avec Mazzini, il fut convenu que deux colonnes républicaines se porteraient sur le Piémont, l’une par la Savoie, l’autre par Genève.
Ramorino reçut quarante mille francs pour subvenir aux frais de l’expédition, et partit avec un secrétaire de Mazzini, qui avait mission de veiller sur le général[4]. Tout cela se passait en septembre 1833; l’expédition devait avoir lieu en octobre.
[4] Ces événements, qui se passaient sur un point où n’était pas Garibaldi, et qui ne sont rapportés ici que comme explications historiques, sont empruntés à l’ouvrage d’Angelo Brofferio sur le Piémont.
Mais Ramorino fit traîner les choses tellement en longueur, qu’il ne fut prêt qu’en janvier 1834.
Mazzini, malgré toutes les tergiversations du général polonais, avait tenu ferme.
Enfin, le 31 janvier, Ramorino, mis en demeure par Mazzini, se réunissait à lui à Genève, avec deux autres généraux et un aide de camp.
La conférence fut triste et troublée par de sombres augures.—Mazzini proposa d’occuper militairement le village de Saint-Julien, où se trouvaient réunis les patriotes savoyards et les républicains français, qui restaient ralliés au mouvement.
51 C’était de là qu’on lèverait l’étendard de l’insurrection.
Ramorino consentit à la proposition de Mazzini. Les deux colonnes se mettraient en marche le même jour: l’une partirait de Carange, l’autre de Nyons; la dernière traverserait le lac pour se joindre à la première sur la route de San Juliano.
Ramorino gardait le commandement de la première colonne; la seconde était donnée au Polonais Grabsky.
Le gouvernement génevois, craignant de se brouiller d’un côté avec la France, de l’autre avec le Piémont, voyait de mauvais œil ce mouvement.—Il voulut s’opposer au départ de la colonne de Carange, que commandait Ramorino; mais le peuple se souleva, et force fut au gouvernement de laisser la colonne se mettre en route.
Il n’en fut point de même avec celle qui partait de Nyons.
Deux barques mirent à la voile, portant, l’une des hommes, l’autre des armes.
Un bateau à vapeur du gouvernement, lancé à leur poursuite, séquestra les armes et arrêta les hommes.
Ramorino, ne voyant pas arriver la colonne qui devait se joindre à lui, au lieu de poursuivre sa marche sur San-Juliano, se mit à côtoyer le lac.
52 Longtemps on marcha sans savoir où l’on allait: nul ne connaissait les desseins du général; le froid était intense, les chemins étaient déplorables.
A part quelques Polonais, la colonne était composée de volontaires italiens, impatients de combattre, mais se lassant facilement de la longueur et des difficultés du chemin.
Le drapeau italien traversait quelques pauvres villages; aucune voix amie ne le saluait; on ne rencontrait sur la route que des curieux ou des indifférents.
Fatigué de ses longs travaux, Mazzini, qui avait déposé la plume pour le fusil, suivait la colonne; brûlé d’une fièvre ardente, à demi mort, il se traînait par l’âpre chemin, la douleur écrite au front.
Déjà plusieurs fois il avait demandé à Ramorino quelles étaient ses intentions, et quelle route il suivait.
Et à chaque fois les réponses du général l’avaient mal satisfait.
On arriva à Carra, et l’on s’y arrêta pour passer la nuit; Mazzini et Ramorino étaient tous deux dans la même chambre.
Ramorino était près du feu, enveloppé dans son manteau; Mazzini fixait sur lui son regard sombre et soupçonneux.
53 Tout à coup, de sa voix sonore, rendue plus vibrante encore par la fièvre:
—Ce n’est point en suivant ce chemin que nous avons l’espérance de rencontrer l’ennemi, dit-il, Nous devons aller où nous avons nos preuves à faire. Si la victoire est impossible, prouvons au moins à l’Italie que nous savons mourir.
—Le temps ni l’occasion ne nous manqueront jamais, répondit le général, pour affronter des risques inutiles, et je regarderais comme un crime d’exposer inutilement la fleur de la jeunesse italienne.
—Il n’y a pas de religion sans martyrs, répliqua Mazzini; fondons la nôtre, fût-ce avec notre sang.
Mazzini achevait à peine ces paroles, que le bruit de la fusillade retentit.
Ramorino bondit sur ses pieds. Mazzini saisit une carabine, en remerciant Dieu de leur avoir enfin fait rencontrer l’ennemi.
Mais c’était le dernier effort de son énergie: la fièvre le dévorait; ses compagnons, courant dans la nuit, lui apparaissaient comme des fantômes; ses tempes bourdonnaient; la terre tournait sous ses pieds; il tomba évanoui.
Lorsqu’il revint à lui, il était en Suisse, où à grand’peine ses compagnons l’avaient rapporté: la fusillade de Carra était une fausse alerte.
54 Ramorino dès lors déclara que tout était perdu, refusa d’aller plus loin, et ordonna la retraite.
Pendant ce temps, une colonne de cent hommes, de laquelle faisaient partie un certain nombre de républicains français, partait de Grenoble et traversait les frontières de la Savoie.
Mais le préfet français avertit les autorités sardes; les républicains furent attaqués la nuit, à l’improviste, près des grottes des Échelles, et dispersés après un combat d’une heure.
Dans ce combat, les soldats sardes firent deux prisonniers: Angelo Volontieri et Joseph Borrel. Conduits volontairement à Chambéry et condamnés à mort, ils furent fusillés sur le même sol où fumait encore le sang d’Effico Tolla.
Ce fut ainsi que se termina cette malheureuse expédition, qui fut appelée en France l’échauffourée de Saint-Julien.
J’avais reçu ma tâche à accomplir dans le mouvement qui devait avoir lieu, et je l’avais acceptée sans la discuter.
J’étais entré au service de l’État, comme matelot de première classe, sur la frégate l’Eurydice.—Ma mission était d’y faire des prosélytes à la Révolution, et je m’en étais acquitté de mon mieux.
Dans le cas où le mouvement réussirait, je devais, moi et mes compagnons, m’emparer de la frégate et la mettre à la disposition des républicains.
Mais je n’avais pas voulu, dans l’ardeur que je ressentais, me prêter à ce rôle.—J’avais entendu dire qu’un mouvement devait s’opérer à Gênes, et que, dans ce mouvement, on devait s’emparer de la caserne des gendarmes, située sur la place de Sarzana. Je laissai à mes compagnons le soin de s’emparer du bâtiment, et à l’heure où devait éclater le mouvement à Gênes, je mis un canot à la mer, et 56 me fis descendre à la Douane. De là, en deux bonds, je fus sur la place de Sarzana, où, comme je l’ai dit, était située la caserne.
Là, j’attendis une heure à peu près; mais aucun rassemblement ne se forma.—Bientôt on entendit dire que l’affaire avait échoué, et que les républicains étaient en fuite.
On ajoutait que des arrestations venaient d’être faites.
Comme je ne m’étais engagé dans la marine sarde que pour servir le mouvement républicain qui se préparait, je jugeai inutile de retourner à bord de l’Eurydice, et je songeai à la fuite.
Au moment où je faisais ces réflexions, des troupes, prévenues sans doute du projet qu’avaient les républicains de s’emparer de la caserne de gendarmerie, commencèrent à cerner la place.
Je compris qu’il n’y avait pas de temps à perdre. Je me réfugiai chez une fruitière, et lui avouai la situation dans laquelle je me trouvais.
L’excellente femme n’hésita point: elle me cacha dans son arrière-boutique, me procura un déguisement d’homme de la campagne, et le soir, vers huit heures, du même pas dont j’aurais été à la promenade, je sortis de Gênes par la porte de la Lanterne, commençant ainsi cette vie d’exil, de lutte et de 57 persécution que je n’ai, selon toute probabilité, pas encore entièrement parcourue.
C’était le 5 février 1834.
Sans suivre aucune route, je me dirigeai vers la montagne. J’avais force jardins à traverser, force murs à franchir. Par bonheur, j’étais familier avec ces sortes d’exercices, et, après une heure de gymnastique, j’étais hors du dernier jardin, de l’autre côté du dernier mur.
Me guidant sur Cassiopée, je gagnai les montagnes de Sestri. Au bout de dix jours ou plutôt de dix nuits, j’arrivai à Nice, où j’allai droit à la maison de ma tante, place de la Victoire, désirant faire prévenir ma mère, afin de ne pas trop l’effrayer.
Là, je me reposai un jour, et, la nuit suivante, je me remis en route, accompagné de deux amis, Joseph Janu et Ange Gustavini.
Arrivés au Var, nous le trouvâmes grossi par les pluies; mais, pour un nageur comme moi, ce n’était point un obstacle. Je le traversai moitié à pied, moitié à la nage.
Mes deux amis étaient restés de l’autre côté du fleuve. Je leur fis un signe d’adieu.
J’étais sauvé, ou à peu près, comme on va le voir.
Dans cette confiance, j’allai droit à un corps de 58 garde de douaniers. Je leur dis qui j’étais, et pourquoi j’avais quitté Gênes.
Les douaniers me déclarèrent que j’étais leur prisonnier jusqu’à nouvel ordre, et que, cet ordre, ils allaient le demander à Paris.
Pensant que je trouverais bientôt une occasion de m’échapper, je ne fis aucune résistance. Je me laissai conduire à Grasse et de Grasse à Draguignan.
A Draguignan, on me mit dans une chambre du premier étage, dont la fenêtre ouverte donnait sur un jardin.
Je m’approchai de la fenêtre comme pour regarder le paysage;—de la fenêtre au sol, il n’y avait qu’une quinzaine de pieds.—Je m’élançai, et tandis que les douaniers, moins lestes ou tenant plus à leurs jambes que moi, faisaient le grand tour par l’escalier, je gagnai le chemin, et du chemin je me jetai dans la montagne.
Je ne connaissais pas la route; mais j’étais marin. Si la terre me manquait, il me restait le ciel, ce grand livre où j’étais habitué à lire mon chemin. Je m’orientai à l’aide des étoiles, et me dirigeai sur Marseille.
Le lendemain au soir, j’arrivai dans un village dont je n’ai jamais su le nom, ayant eu autre chose à faire que de le demander.
59 J’entrai dans une auberge. Un jeune homme et une jeune femme se chauffaient près de la table, qui n’attendait plus que le souper.
Je demandai quelque chose à manger; depuis la veille, je n’avais rien pris.
Le souper était bon,—le vin du pays agréable,—le feu réchauffant. Je ressentis un de ces moments de bien-être comme on en éprouve après un péril passé, et quand on croit n’avoir plus rien à craindre.
Mon hôte me félicita sur mon bon appétit et mon visage joyeux.
Je lui dis que mon appétit n’avait rien d’étonnant, car je n’avais pas mangé depuis dix-huit heures. Quant à mon visage joyeux, l’explication n’en était pas moins simple:—dans mon pays, je venais d’échapper probablement à la mort,—en France, à la prison.
M’étant avancé jusque-là, je ne pouvais pas faire un secret du reste.—Mon hôte paraissait si franc, sa femme paraissait si bonne, que je leur racontai tout.
Alors, à mon grand étonnement, je vis la figure de mon hôte s’assombrir.
—Eh bien, lui demandai-je, qu’avez-vous?
—J’ai qu’après l’aveu que vous venez de me faire, 60 me répondit-il, je me crois, en bonne conscience, obligé de vous arrêter.
Je me mis à rire, ne voulant pas avoir l’air de prendre l’ouverture au sérieux. D’ailleurs, un contre un, il n’y avait pas homme au monde que je craignisse.
—Bon! lui dis-je, m’arrêter; il sera toujours temps de m’arrêter au dessert. Laissez-moi achever mon souper,—quitte à vous le payer double,—j’ai encore faim.
Et je continuai de manger sans paraître autrement inquiet.
Mais bientôt je m’aperçus que, si mon hôte avait besoin d’aide pour accomplir le projet qu’il m’avait manifesté, l’aide ne lui manquerait pas.
Son auberge était le rendez-vous de la jeunesse du village; chaque soir, on y venait boire, fumer, chercher des nouvelles, parler politique.
La société accoutumée se réunit peu à peu, et bientôt il y eut dans l’auberge une dizaine de jeunes gens;—les jeunes gens jouaient aux cartes.
L’hôte ne parlait plus de m’arrêter, mais cependant ne me perdait pas de vue.
Il est vrai que, n’ayant pas le moindre petit paquet, ma garde-robe ne pouvait pas répondre de mon écot.
61 J’avais quelques écus dans ma poche, je les fis sonner; leur cliquetis parut quelque peu tranquilliser l’aubergiste.
Je choisis le moment où l’un des buveurs venait d’achever, au milieu des bravos, une chanson qui avait eu le plus grand succès,—et, un verre à la main:
—A mon tour, dis-je.
Et je me mis à entonner le Dieu des bonnes gens.
Si je n’avais pas eu une autre vocation, j’eusse pu me faire chanteur; j’ai une voix de ténor qui, si elle eût été travaillée, eût pu acquérir une certaine étendue.
Les vers de Béranger, la franchise avec laquelle ils étaient chantés, la fraternité du refrain, la popularité du poëte enlevèrent tous les auditeurs.
On me fit répéter deux ou trois couplets, on m’embrassa au dernier, on cria: «Vive Béranger! vive la France! vive l’Italie!»
Après un pareil succès, il ne pouvait plus être question de m’arrêter; mon hôte n’en souffla plus mot, de sorte que je n’ai jamais su s’il avait parlé sérieusement ou fait une plaisanterie.
On passa la nuit à chanter, à jouer, à boire; puis le lendemain, au point du jour, toute la bande joyeuse s’offrit pour me faire la conduite, honneur 62 que j’acceptai, bien entendu; nous ne nous séparâmes qu’au bout de six milles.
Certes, Béranger est mort sans savoir le service qu’il m’avait rendu.
J’arrivai à Marseille sans accident, une vingtaine de jours après avoir quitté Gênes.
Je me trompe,—un accident m’était arrivé, que je lus sur le Peuple souverain.
J’étais condamné à mort.
C’était la première fois que j’avais l’honneur de voir mon nom imprimé dans un journal.
Comme dès lors il était dangereux de le garder, je le changeai contre celui de Pane.
Je restai quelques mois inoccupé à Marseille, usant de l’hospitalité que me donnait un de mes amis, nommé Joseph Paris.
Enfin, je parvins à trouver à m’employer comme second à bord de l’Union, capitaine Gaza.
Le dimanche suivant, me trouvant vers cinq heures du soir à la fenêtre de l’arrière avec le capitaine, je suivais des yeux, au-dessous du quai Sainte-Anne, 64 un collégien en vacances, qui s’amusait à sauter d’une barque dans l’autre, lorsque tout à coup le pied lui manque. Il pousse un cri et tombe à la mer.
J’étais tout endimanché; mais à la vue de l’accident, aux cris poussés par l’enfant, en le voyant disparaître, je m’élançai tout habillé et tout botté dans le bassin du port. Deux fois je plongeai vainement; à la troisième, j’eus la chance de saisir mon collégien par-dessous le bras et de le ramener à la surface de l’eau.
Une fois là, je n’eus pas grand’peine à le pousser jusqu’au quai;—une immense population y était déjà assemblée et m’accueillit de ses applaudissements et de ses bravos.
C’était un jeune homme de quatorze ans, qui se nommait Joseph Rambaud. Les larmes de joie et les bénédictions de sa mère me payèrent largement du bain que j’avais pris.
Comme je lui sauvai la vie sous le nom de Joseph Pane, il est probable que, s’il vit toujours, il n’a jamais su le véritable nom de celui qui lui a sauvé la vie.
Je fis, à bord de l’Union, mon troisième voyage à Odessa; puis, à mon retour, je m’embarquai sur une frégate du bey de Tunis. Je la laissai dans le 65 port de la Goulette, et je revins avec un brick turc, et en revenant, je trouvai Marseille à peu près dans le même état où la vit M. de Belzunce, lors de la peste noire de 1720.
On était en pleine recrudescence de choléra.
Tout le monde, excepté les médecins et les sœurs de charité, avait déserté Marseille.—Chacun était à sa bastide;—la ville avait l’aspect d’un vaste cimetière.
Les médecins demandaient des bénévoles.—On sait que c’est ce nom qu’on donne, dans les hôpitaux, aux aides de bonne volonté.
Je m’offris en même temps qu’un Triestain, qui revenait de Tunis avec moi. Nous nous établîmes à demeure à l’hôpital, et nous partageâmes les veillées.
Ce service dura quinze jours.
Au bout de quinze jours, comme le choléra diminuait d’intensité et que je trouvais une occasion de me placer, et en me plaçant de voir de nouveaux pays, je m’engageai comme second à bord du brick le Nautonnier, de Nantes, capitaine Beauregard, en partance pour Rio-Janeiro.
Beaucoup de mes amis m’ont dit que j’étais un poëte avant tout.
Si l’on n’est poëte qu’à la condition de faire l’Iliade ou la Divine Comédie, les Méditations de 66 Lamartine ou les Orientales de Victor Hugo, je ne suis pas poëte; mais si l’on est poëte pour passer des heures à chercher dans les eaux azurées et profondes les mystères des végétations sous-marines; si l’on est poëte pour rester en extase devant la baie de Rio-Janeiro, de Naples ou de Constantinople; si l’on est poëte pour rêver de tendresse filiale, de souvenirs enfantins ou d’amour juvénile, au milieu des balles et des boulets, sans songer que votre rêve peut finir par une tête cassée ou un bras emporté,—je suis poëte.
Je me rappelle qu’un jour, dans la dernière guerre, brisé de fatigue, n’ayant pas dormi depuis deux nuits, étant à peine descendu de cheval depuis deux jours, côtoyant Urban et ses douze mille hommes, avec mes quarante bersaglieri, mes quarante cavaliers et un millier d’hommes, armés tant bien que mal, suivant un petit sentier de l’autre côté du mont Orfano, avec le colonel Turr et cinq ou six hommes, je m’arrêtai tout à coup, oubliant fatigue et danger, pour écouter chanter un rossignol. C’était la nuit, au clair de lune, par un temps splendide; l’oiseau égrenait au vent son chapelet de notes harmonieuses, et il me semblait, à écouter ce petit ami de mes jeunes années, que je sentais pleuvoir sur moi une rosée bienfaisante et régénératrice. 67 Ceux qui m’entouraient croyaient ou que j’hésitais sur le chemin à suivre, ou que j’écoutais quelque bruit lointain de canon mugissant, ou de pas de chevaux retentissant sur le grand chemin. Non, j’écoutais chanter le rossignol, que je n’avais pas entendu chanter depuis dix ans peut-être, et l’extase dura non pas jusqu’à ce que ceux qui m’entouraient m’eussent deux ou trois fois répété:—«Général, voilà l’ennemi!»—mais jusqu’à ce que l’ennemi, disant lui-même:—«Me voilà!»—en tirant sur nous, eut fait envoler le nocturne charmeur.
Donc, lorsque, après avoir longé les rochers granitiques qui dérobent si bien le port à tous les yeux, que les Indiens, dans leur langage expressif, l’ont appelé Nelhero hy, c’est-à-dire eau cachée; lorsque, après avoir franchi la passe qui conduit dans sa baie calme comme un lac; lorsque, sur le bord occidental de cette baie, je vis s’élever la ville dominée par le Pão d’Açucar, immense rocher conique qui sert non pas de phare, mais de jalon au navigateur; lorsque je vis s’élever autour de moi cette nature luxuriante dont l’Afrique et l’Asie n’avaient pu me donner qu’une faible idée, je restai véritablement émerveillé du spectacle qui se déroulait devant moi.
Entré dans le port de Rio-Janeiro, ma bonne 68 chance fit que je ne tardai pas à y rencontrer la chose la plus rare qu’il y ait en ce monde, un ami.
Celui-là, je n’eus pas besoin de le chercher, nous n’eûmes pas besoin de nous étudier pour nous connaître: nous nous croisâmes, nous échangeâmes un regard et tout fut dit; après un sourire, après un serrement de main, nous étions, Rossetti et moi, frères pour la vie.
Plus tard, j’aurai occasion de dire ce que c’était que cette âme d’élite; et cependant moi son ami, moi son frère, moi si longtemps son inséparable, je mourrai peut-être sans avoir cette joie de planter une croix sur ce point ignoré de la terre américaine où reposent les os de ce généreux et de ce vaillant.
Après avoir passé quelques mois dans l’oisiveté, Rossetti et moi,—j’appelle oisiveté faire un commerce pour lequel ni l’un ni l’autre nous n’étions nés,—le hasard fit que nous arrivâmes à nous mettre en relation avec Zambecarri, secrétaire de Bento Gonzales, président de la république de Rio-Grande, en guerre avec le Brésil. Tous deux étaient prisonniers de guerre à Santa Cruz, forteresse qui s’élève à la droite de l’entrée du port, et d’où l’on hêle les navires. Zambecarri qui, disons-le en passant, était le fils du fameux aéronaute perdu dans un voyage 69 en Syrie, et dont on n’a jamais entendu reparler, me fit faire la connaissance du président, qui me donna des lettres de marque pour faire la course contre le Brésil.
Quelque temps après, Bento Gonzales et Zambecarri s’échappèrent à la nage et regagnèrent heureusement Rio-Grande.
Nous armâmes en guerre le Mazzini, petit bâtiment d’une trentaine de tonneaux, sur lequel nous faisions le cabotage; nous nous lançâmes à la mer avec seize compagnons d’aventures. Nous étions donc enfin libres, nous naviguions donc sous un drapeau républicain, nous étions donc corsaires!
Avec seize hommes d’équipage et une barque, nous déclarions la guerre à un empire.
En sortant du port, je gouvernai droit sur les îles Marica, situées à cinq ou six milles de l’embouchure de la rade, en appuyant sur notre gauche; nos armes et nos munitions étaient cachées sous des viandes boucanées avec le manioc, seule nourriture des nègres. Je m’avançai vers la plus grande de ces îles, qui possède un mouillage; j’y jetai l’ancre, je sautai à terre, et gravis jusqu’au point le plus élevé.
Là, j’étendis les deux bras avec un sentiment de 71 bien-être et de fierté, et je jetai un cri pareil à celui que jette l’aigle planant au plus haut des airs.
L’Océan était à moi, et je prenais possession de mon empire.
L’occasion ne tarda point d’y exercer mon pouvoir.
Pendant que j’étais, comme un oiseau de mer, perché au haut de mon observatoire, j’aperçus une goëlette naviguant sous le pavillon brésilien.
Je fis signe de tout préparer pour nous remettre à la mer, et descendis sur la plage.
Nous orientâmes droit sur la goëlette, qui ne se doutait pas qu’elle courût un pareil danger à deux ou trois milles de la passe de Rio-Janeiro.
En l’accostant, nous nous fîmes connaître, et nous la sommâmes de se rendre; elle ne fit, il faut lui rendre cette justice, aucune résistance. Nous montâmes à bord, et nous nous emparâmes d’elle.
Je vis alors venir à moi un pauvre diable de passager portugais, tenant à la main une cassette. Il l’ouvrit: elle était pleine de diamants; il me l’offrait pour la rançon de sa vie.
Je rabattis le couvercle de la boîte et la lui rendis, en lui disant que sa vie ne courait aucun danger; 72 que, par conséquent, il pouvait garder ses diamants pour une meilleure occasion.
Seulement, il n’y avait pas de temps à perdre; on était en quelque sorte sous le feu des batteries du port. On transporta les armes et les vivres du Mazzini sur la goëlette, et l’on coula le Mazzini, qui, vous le voyez, eut comme corsaire une glorieuse mais courte existence.
La goëlette appartenait à un riche Autrichien habitant l’île Grande, située à droite en sortant du port, à quinze milles à peu près de la terre; elle était chargée de café, qu’il envoyait en Europe.
Le navire était donc pour moi doublement de bonne prise, puisqu’il appartenait à un Autrichien à qui j’avais fait la guerre en Europe, et à un négociant domicilié au Brésil, auquel je faisais la guerre en Amérique.
Je donnai à la goëlette le nom de Scarro pilla, dérivatif de Farrapos, gens en lambeaux, nom que l’empire du Brésil donnait aux habitants des jeunes républiques de l’Amérique du Sud, comme Philippe II donnait celui de gueux de terre et de mer aux révoltés des Pays-Bas. Jusque-là, la goëlette s’était appelée la Louise.
Ce nom, au reste, nous allait assez bien. Tous mes compagnons n’étaient pas des Rossetti, et je 73 dois avouer que la figure de bon nombre d’entre eux n’était pas tout à fait rassurante; cela explique la prompte reddition de la goëlette et la terreur du Portugais qui m’offrait ses diamants.
Au surplus, pendant tout le temps que je fis le métier de corsaire, mes hommes eurent l’ordre de respecter la vie, l’honneur et la fortune des passagers... j’allais dire sous peine de mort; mais j’eusse eu tort de dire cela, puisque personne n’ayant jamais enfreint mes ordres, je n’eus jamais personne à punir.
Aussitôt les premiers arrangements faits à bord, nous mîmes le cap sur Rio de la Plata; et, pour donner l’exemple du respect que je voulais que l’on eût, à l’avenir, pour la vie, la liberté, les biens de nos prisonniers, en arrivant à la hauteur de l’île Sainte-Catherine, un peu au-dessus du cap Itapocoroya, je fis mettre à la mer la yole du bâtiment capturé, j’y fis descendre avec les passagers tout ce qui leur appartenait, je leur fis donner des vivres, et, leur faisant cadeau de la yole, je les laissai libres d’aller où ils voudraient.
Cinq nègres, esclaves à bord de la goëlette, et auxquels je rendis la liberté, s’engagèrent à mon bord comme matelots; après quoi nous continuâmes notre route pour Rio de la Plata.
Nous allâmes jeter l’ancre à Maldonado, état de la république orientale de l’Uruguay.
74 Nous fûmes admirablement reçus par la population, et même par les autorités de Maldonado, ce qui nous parut d’un excellent augure. Rossetti partit, en conséquence, tranquillement pour Montevideo, afin d’y régler nos petites affaires, c’est-à-dire pour y vendre une partie de notre cargaison et en faire de l’argent.
Nous restâmes à Maldonado, c’est-à-dire à l’entrée de ce magnifique fleuve, qui, à son embouchure mesure trente lieues de large, pendant huit jours, qui se passèrent en fêtes continuelles, lesquelles faillirent se terminer d’une façon tragique. Oribe, qui, en sa qualité de chef de la république de Montevideo, ne reconnaissait pas les autres républiques, donna l’ordre au chef politique de Maldonado de m’arrêter et de s’emparer de ma goëlette. Par bonheur, le chef politique de Maldonado était un brave homme qui, au lieu d’exécuter l’ordre reçu, ce qui n’eût pas été difficile, vu le peu de défiance que j’avais, me fit prévenir d’avoir à quitter au plus vite mon mouillage, et de partir pour ma destination, si j’en avais une.
Je m’engageai à partir le même soir; mais j’avais auparavant, moi aussi, de mon côté, un petit compte à régler.
J’avais vendu à un négociant de Montevideo, 75 quelques balles de café, distraites de notre cargaison, et quelques bijouteries appartenant à mon Autrichien, pour acheter des vivres. Or, soit que mon acheteur fût mauvaise paye, soit qu’il eût entendu dire que je courais risque d’être arrêté, il m’avait été jusque-là impossible de rentrer dans mon argent. Or, comme j’étais forcé de partir le soir, je n’avais plus de temps à perdre, et il était urgent pour moi de rentrer dans mon argent avant de quitter Maldonado, vu qu’il m’eût été encore plus difficile de me faire payer absent que présent.
En conséquence, vers neuf heures du soir, j’ordonnai d’appareiller, et, passant des pistolets à ma ceinture, je jetai mon manteau sur mes épaules et m’acheminai tranquillement vers la demeure de mon négociant.
Il faisait un clair de lune magnifique, de sorte que je voyais de loin mon homme, prenant le frais sur le seuil de sa porte; lui aussi me vit, me reconnut et me fit signe de la main de m’éloigner, m’indiquant par ce signe que je courais un danger.
Je fis semblant de ne rien voir, j’allai droit à lui, et pour toute explication lui mettant le pistolet sur la gorge:
—Mon argent! lui dis-je.
Il voulut entrer en explication; mais, à la troisième 76 fois que je lui eus répété ces deux mots: mon argent, il me fit entrer et me compta les deux mille patagons qu’il me devait.
Je remis mon pistolet à la ceinture, je pris mon sac sous mon bras, et revins à la goëlette sans avoir été le moins du monde inquiété.
A onze heures du soir, nous levâmes l’ancre pour remonter la Plata.
Au point du jour, à mon grand étonnement, je me trouvai au milieu des brisants de Piedras-Negras.
Comment m’étais-je mis dans une pareille situation, moi qui n’avais pas dormi une minute, moi qui n’avais cessé de tenir mes yeux fixés sur la côte; moi qui, dans cette nuit redevenue sombre après le coucher de la lune, n’avais pas un instant cessé de consulter la boussole et de me diriger d’après ses indications?
Ce n’était pas l’heure de me faire cette question; le danger était immense: nous avions des brisants à bâbord et à tribord, à l’avant et à l’arrière; le pont était littéralement couvert d’écume. Je sautai sur la vergue de trinquette, ordonnant de lofer sur bâbord; pendant que l’équipage accomplissait cette manœuvre, le vent emporta notre petit hunier.
Cependant de l’endroit où j’étais je dominais navire et brisants, de sorte que je pouvais indiquer le chemin qu’il fallait faire suivre à la goëlette; elle, 78 de son côté, comme si elle eût été animée et eût su le danger qu’elle courait, devint aussi docile au gouvernail qu’un cheval l’est à la bride; enfin, après une heure pendant laquelle nous fûmes entre la vie et la mort, et où je vis les plus vieux marins pâlir et les plus incrédules prier, nous nous trouvâmes hors de danger.
Du moment où je pus respirer, je voulus me rendre compte des causes qui m’avaient poussé au milieu de ces terribles écueils, si bien connus des navigateurs, si bien indiqués sur les cartes, et à trois milles desquels je croyais passer au moment où je me trouvais au milieu d’eux.
Je consultai la boussole: elle continuait de divaguer; si je l’eusse écoutée, j’allais donner en pleine côte.
Enfin, tout me fut expliqué.
Au moment où je quittai la goëlette pour aller réclamer mes deux mille patagons à mon acheteur de café, j’avais donné l’ordre de monter, en cas d’attaque, les sabres et les fusils sur le pont, l’ordre avait été exécuté, et l’on avait déposé les armes dans une cabine voisine de l’habitacle.
Cette masse de fer avait tiré à elle l’aiguille aimantée. On enleva les armes, et la boussole reprit sa direction normale.
79 Nous continuâmes notre chemin, et nous arrivâmes à Jésus-Maria, qui, de l’autre côté de Montevideo, est à peu près à la même distance que Maldonado.
Là, rien de nouveau, si ce n’est que les vivres nous manquèrent, n’ayant pas eu le temps de nous approvisionner avant notre départ. Or, après les ordres donnés, il n’y avait pas moyen de débarquer, et cependant il fallait satisfaire à la faim de douze gaillards de bon appétit.
J’ordonnai de louvoyer, mais sans nous éloigner de la côte.
Un matin je découvris, à peu près à la distance de quatre milles dans les terres, une maison qui me parut avoir l’aspect d’une ferme. J’ordonnai de mouiller le plus près possible du rivage, et comme je n’avais plus de bateau, ayant donné le mien, comme je l’ai dit, aux personnes que j’avais débarquées à l’île Sainte-Catherine, j’organisai un radeau avec une table et des tonneaux, et, armé d’une gaffe, je me risquai sur cette embarcation d’un nouveau genre avec un seul matelot, portant comme moi le nom de Garibaldi, sans être mon parent; son prénom était Maurice.
Le navire était affourché sur deux ancres, à cause de la violence du vent qui soufflait des pampas.
80 Nous voilà donc lancés au milieu des brisants, non pas naviguant, mais tournant et dansant sur notre table, et risquant à chaque instant de chavirer. Enfin, après des miracles d’équilibre exercés par nous, nous parvînmes à nous échouer sur la plage; je laissai Maurice à la garde de notre radeau, et je me risquai dans l’intérieur des terres.
Le spectacle qui s’offrit alors à ma vue, et sur lequel mon œil plongeait pour la première fois, aurait, pour être dignement et complétement décrit, besoin tout ensemble de la plume d’un poëte et du pinceau d’un artiste. Je voyais onduler devant moi, comme les vagues d’une mer solidifiée, les immenses horizons des plaines orientales, ainsi nommées parce qu’elles se trouvent sur la côte orientale du fleuve Uruguay, qui se jette dans le rio de la Plata, en face de Buenos-Ayres et au-dessus de la Colonia. C’était, je vous le jure, un spectacle bien nouveau pour un homme venant de l’autre côté de l’Atlantique, et surtout pour un Italien qui est né et a grandi sur un sol où il est rare de trouver un arpent de terre sans une maison ou une œuvre quelconque sortie de la main de l’homme.
Là, au contraire, rien que l’œuvre de Dieu; telle la terre est sortie des mains du Seigneur au jour de 82 la création, telle elle est encore aujourd’hui. C’est une vaste, une immense, une infranchissable prairie, et son aspect, qui présente celui d’un tapis de verdure et de fleurs, bosselé de place en place, ne change que sur les bords de la rivière Arroga, où s’élèvent et se balancent au vent de charmants bouquets d’arbres au feuillage luxuriant.
Les chevaux, les bœufs, les gazelles, les autruches sont, à défaut de créatures humaines, les habitants de ces immenses solitudes, que seul traverse le gaucho, ce centaure du nouveau monde, comme pour ne pas laisser oublier à toute la troupe des animaux sauvages que Dieu leur a donné un maître. Mais ce maître, de quel œil le regardent passer les étalons, les taureaux, les autruches, les gazelles? C’est à qui protestera contre sa prétendue domination: l’étalon par ses hennissements, le taureau par ses mugissements, l’autruche et la gazelle par leur fuite.
Et cette vue me rejetait en esprit vers la terre où j’étais né, misérable terre où, lorsque passe l’Autrichien qui les opprime, les hommes, ces créatures faites à l’image de Dieu, saluent et se courbent, n’osant donner les mêmes signes d’indépendance que donnent à la vue du gaucho les animaux sauvages des pampas.
Dieu puissant, Dieu saint, jusqu’à quand permettrez-vous 83 un si profond avilissement de votre créature?
Mais laissons le vieux monde, si triste et si désespéré, et revenons au nouveau monde, si jeune, si plein d’avenir et d’espoir.
Qu’il est beau, l’étalon des plaines orientales, avec ses jarrets tendus, ses naseaux fumants, ses lèvres frémissantes qui n’ont jamais senti le froid contact de l’acier! Comme respirent librement, sous les battements de sa crinière et de sa queue, ses flancs qui n’ont jamais été pressés par les genoux ni ensanglantés par l’éperon! Comme il est fier lorsqu’il rassemble, par ses hennissements, sa horde de juments éparses, et que, véritable sultan du désert,—il fuit en les emportant à sa suite, rapide comme un tourbillon,—la présence dominatrice de l’homme.
O merveille de la nature! miracle de la création! comment exprimer l’émotion qu’éprouvait à votre vue ce corsaire de vingt-cinq ans, qui pour la première fois tendait ses bras vers l’immensité!
Mais, comme ce corsaire était à pied, ni le taureau ni l’étalon ne le reconnaissaient pour un homme. Dans les déserts de l’Amérique, l’homme est complété par le cheval, et, sans lui, devient le dernier des animaux. D’abord, ils s’arrêtaient 84 stupéfaits à ma vue; puis, bientôt, méprisant sans doute ma faiblesse, ils s’approchaient de moi jusqu’à mouiller mon visage de leur haleine. Ne vous inquiétez jamais du cheval, animal noble et généreux; mais ne vous fiez pas toujours au taureau, bête sournoise et sombre. Quant aux gazelles et aux autruches, après avoir, comme le cheval et le taureau, mais d’une façon plus circonspecte, fait leur reconnaissance, elles fuyaient rapides comme des flèches; puis, arrivées au sommet d’un monticule, elles se retournaient pour regarder si elles étaient poursuivies.
Dans ce temps-là, c’est-à-dire vers la fin de 1834 et le commencement de 1835, cette portion du sol oriental était encore vierge de toute guerre; voilà pourquoi l’on y rencontrait une si grande quantité d’animaux sauvages.
Et cependant je m’avançai vers une estancia[5]. J’y trouvai une jeune femme seule; c’était celle du capataz[6]. Elle ne pouvait prendre sur elle de vendre ou de donner un bœuf sans le consentement de son mari; il fallait donc attendre le retour de ce dernier. D’ailleurs, il était tard, et, avant le lendemain, il n’y avait pas moyen de le conduire jusqu’à la mer.
Il y a des moments de la vie dont le souvenir, tout en s’éloignant, continue de vivre et de pyramider pour ainsi dire dans la mémoire, si bien que, quels que soient les autres événements de notre vie, ce souvenir y garde obstinément la place qu’il a prise.—Je devais rencontrer au milieu de ce désert, épouse d’un homme à demi sauvage, une jeune femme d’éducation cultivée, une poëtesse sachant par cœur Dante, Pétrarque, le Tasse.
86 Après avoir dit le peu de paroles que je savais alors en espagnol, je fus agréablement surpris de l’entendre me répondre en italien. Elle m’invita gracieusement à m’asseoir, en attendant le retour de son mari. Tout en causant, ma gracieuse hôtesse me demanda si je connaissais les poésies de Quintana; et, sur ma réponse négative, elle me fit cadeau d’un volume de ces poésies, en me disant qu’elle me le donnait afin que j’y apprisse l’espagnol pour l’amour d’elle. Je lui demandai alors si elle-même ne faisait pas des vers.
—Comment, me répondit-elle, voulez-vous qu’on ne devienne pas poëte en face d’une pareille nature?
Et alors, sans se faire prier, elle me récita plusieurs pièces que je trouvai d’un grand sentiment et d’une prodigieuse harmonie. J’eusse passé toute la soirée et toute la nuit à l’écouter, sans penser à mon pauvre Maurice, qui m’attendait en gardant la table-radeau; mais son mari rentra et mit fin au côté poétique de la soirée, pour me ramener au but matériel de ma visite. Je lui exposai ma demande, et il fut convenu que, le lendemain, il conduirait un bœuf à la plage et me le vendrait.
Au point du jour, je pris congé de ma belle poëtesse et je me hâtai d’aller retrouver Maurice; 87 il avait passé la nuit abrité comme il avait pu entre ses quatre tonneaux, fort inquiet de ne pas me voir revenir, et craignant que je ne fusse mangé par les tigres, fort communs dans cette partie de l’Amérique, et moins inoffensifs que les étalons et même que les taureaux.
Au bout de quelques instants apparut le capataz, traînant un bœuf au lasso. En peu d’instants l’animal fut saigné, écorché, taillé en lanières, tant est grande l’adresse des hommes du Sud dans l’accomplissement de cette œuvre de sang.
Il s’agissait maintenant de transporter le bœuf, coupé en morceaux, de la côte au bâtiment, c’est-à-dire à une distance de mille pas au moins, en traversant les brisants où se ruait une mer furieuse.
Maurice et moi, nous nous mîmes à la besogne.
On sait comment était construit le navire qui devait nous mener à bord: une table avec un tonneau attaché à chaque pied, et une espèce de pal au milieu. En venant, ce pal avait servi à suspendre nos vêtements; en revenant, il devait supporter nos vivres en les maintenant hors de l’eau.
Nous mîmes l’équipage à la mer; nous nous élançâmes dessus, et Maurice une perche à la main, moi ma gaffe au poing, nous nous mîmes à manœuvrer ayant de l’eau jusqu’aux genoux, vu que le poids qu’il 88 portait était trop fort pour le canot; mais tant pis, vogue la galère!
Notre manœuvre s’accomplissait aux grands applaudissements de l’Américain et de l’équipage de la goëlette, qui faisaient des vœux plus encore peut-être pour le salut de la viande que pour le nôtre; et d’abord la navigation fut assez heureuse; mais, arrivés à une ligne de brisants qu’il nous fallait traverser, nous nous trouvâmes par deux fois presque entièrement submergés.
Le bonheur voulut que nous la franchissions heureusement, au mépris de toute difficulté.
Mais, une fois au delà de la double ligne des brisants, le danger, au lieu d’être passé, était devenu plus grand.
Nous ne trouvâmes plus le fond avec nos gaffes, et par conséquent il nous devenait impossible de diriger l’embarcation. En outre, le courant, devenant plus fort à mesure que nous avancions dans le fleuve, nous emportait loin de la corvette.
Je vis le moment où nous allions traverser l’Atlantique, et ne nous arrêter qu’à Sainte-Hélène ou au cap de Bonne-Espérance.
Il n’y avait pas d’autre ressource pour nos compagnons, s’ils voulaient nous rattraper, que de mettre à la voile; c’est ce qu’ils firent, et, comme le 89 vent venait de la terre, la goëlette nous eut bientôt rejoints et dépassés.
Mais, en passant, elle nous jeta un cordage; nous amarrâmes l’embarcation au navire; on fit d’abord passer les vivres; puis nous nous hissâmes à notre tour, Maurice et moi; puis, enfin après nous, vint la table, qui fut réintégrée à sa place dans la salle à manger, et ne tarda point à être rendue à sa première destination.
Nous fûmes récompensés de la peine que nous avions prise à nous procurer nos vivres, en voyant avec quel glorieux appétit les attaquaient nos compagnons.
Quelques jours après, j’achetai, moyennant trente écus, un canot d’une balandre qui nous croisait.
Nous passâmes ce jour encore en vue de la pointe de Jésus-Maria.
Nous avions passé la nuit à l’ancre, à environ six milles au midi de la pointe de Jésus-Maria, directement en face des Barrancas de San Gregorio; il soufflait une petite brise du nord, lorsque nous aperçûmes, du côté de Montevideo, deux barques que nous crûmes amies; mais, comme elles n’avaient pas le signe convenu d’un pavillon rouge, je crus qu’il était prudent de mettre à la voile en les attendant; j’ordonnai, en outre, de monter sur le pont les mousquets et les sabres.
La précaution, comme on va le voir n’était pas inutile; la première barque continuait de s’avancer sur nous avec trois personnes seulement en évidence; arrivé à quelques pas de nous, celui qui paraissait le chef éleva la voix et nous ordonna de nous rendre; en même temps le pont de la barque se couvrit d’hommes armés qui, sans nous donner le temps de répondre à la sommation, commencèrent 91 le feu. Je criai: «Aux armes!» et sautai sur mon fusil, puis, comme nous étions en panne, tout en ripostant de mon mieux je commandai:
—Aux bras des voiles de devant!
Mais, ne sentant pas la goëlette obéir au commandement avec la docilité accoutumée, je me tournai vers le gouvernail et vis que la première décharge avait tué le timonier, qui était un de mes meilleurs matelots. Il se nommait Fiorentino et était né dans une de nos îles.
Il n’y avait pas de temps à perdre. Le combat était engagé avec rage; le lancione,—c’est le nom des sortes de barques contre lesquelles nous combattions,—le lancione s’était accroché à notre jardin de droite, et quelques-uns de ses hommes étaient déjà montés sur notre bastingage; par bonheur, quelques coups de fusil et de sabre eurent raison d’eux.
Après avoir aidé mes hommes à repousser cet abordage, je sautai à l’écoute de trinquette de tribord, où Fiorentino avait été frappé, et saisis le timon abandonné. Mais, au moment où j’appuyais la main pour le faire obéir, une balle ennemie me frappa entre l’oreille et la carotide, me traversa le cou et me renversa sans connaissance sur le pont.
Le reste du combat, qui dura une heure, fut soutenu 92 par Louis Carniglia, pilotin, par Pasquale Lodola, Giovanni Lamberti, Maurizio Garibaldi et deux Maltais. Les Italiens donc combattirent à merveille; mais les étrangers et nos cinq noirs se sauvèrent dans la cale du bâtiment. Enfin, fatigués de notre résistance, comptant une dizaine d’hommes hors de combat, l’ennemi s’enfuit, tandis que, le vent s’étant levé, nos hommes continuaient de remonter le fleuve.
Quoique le sentiment me fût revenu et que j’eusse repris mes sens, je demeurai complétement inerte et inutile, par conséquent, pendant le reste de l’affaire.
J’avoue que mes premières sensations, en rouvrant les yeux et en recommençant à vivre, furent délicieuses. Je puis dire que j’ai été mort et que j’ai ressuscité, tant mon évanouissement fut profond et privé de toute lueur d’existence. Mais hâtons-nous d’ajouter que ce sentiment de bien-être physique fut bien vite étouffé par le sentiment de la situation dans laquelle nous nous trouvions. Mortellement blessé ou à peu près, n’ayant à bord personne qui eût la moindre connaissance en navigation, la moindre notion géographique, je me fis apporter la carte, je la consultai de mes yeux couverts d’un voile que je croyais celui de la mort, et 93 j’indiquai du doigt Santa-Fé dans le fleuve Parana. Aucun de nous n’avait jamais navigué dans la Plata, excepté Maurice, qui une seule fois avait remonté l’Uruguay. Les matelots, terrifiés,—les Italiens, je dois le dire, ne partageaient pas ces craintes ou savaient les cacher;—les matelots, terrifiés, et de mon état et de la vue du cadavre de Fiorentino, craignant d’être pris et considérés comme pirates, avaient l’épouvante sur le visage et désertèrent à la première occasion qui se présenta. En attendant, dans chaque barque, dans chaque canot, dans chaque tronc d’arbre flottant, ils voyaient un lancione ennemi envoyé à leur poursuite.
Le cadavre de notre malheureux camarade fut jeté dans le fleuve avec les cérémonies usitées en pareille occasion, car, pendant plusieurs jours, nous ne pûmes aborder sur aucune terre. Je dois dire que ce genre d’inhumation était médiocrement de mon goût, et que j’y sentais une répugnance d’autant plus grande, que, selon toute probabilité, j’étais tout près d’en tâter. Je m’ouvris de cette répugnance à mon cher Carniglia.
Au milieu de cette ouverture, ces vers de Foscolo me revenaient particulièrement à l’esprit:
«Une pierre, une pierre qui distingue mes os de ceux que sème la mort sur la terre et dans l’Océan!»
94 Et mon pauvre ami pleurait et me promettait de ne pas me laisser jeter à l’eau, mais de me creuser une fosse et de m’y coucher doucement. Qui sait, malgré le désir qu’il en avait, s’il eût pu tenir sa promesse! Mon cadavre eût rassasié quelque loup marin, quelque caïman de l’immense Plata. Je n’eusse plus revu l’Italie, je n’eusse plus combattu pour elle! pour elle, la seule espérance de ma vie! mais aussi je ne l’eusse pas vue retomber dans la honte et dans la prostitution.
Qui eût dit alors à mon bien cher Louis qu’avant un an, c’était moi qui le verrais, roulé par les brisants, disparaître dans la mer, et qui chercherais vainement son cadavre pour lui tenir, à lui, la promesse qu’il m’avait faite, à moi, de l’ensevelir sur la terre étrangère, et de déposer sur sa tombe une pierre qui le recommandât à la prière du voyageur? Pauvre Louis! il eut pour moi les soins d’une mère pendant ma longue et douloureuse maladie, qui n’avait d’autre soulagement que sa vue et les attentions que ce cœur d’or avait pour moi.
Je veux parler un peu de Louis.—Et pourquoi, parce que c’est un simple matelot, ne devrais-je pas en parler? Parce qu’il n’était pas...—Oh! je vous en réponds, son âme l’était, noble, pour soutenir en toute circonstance et en tout lieu l’honneur italien; noble pour affronter les tempêtes de tout genre; noble, enfin, pour me protéger, pour me garder, pour me soigner, comme il eût fait de son enfant! Quand j’étais couché, dans ma longue agonie, sur mon lit de douleur; lorsque, abandonné de tous, je délirais du délire de la mort, il se tenait assis au chevet de mon lit avec le dévouement et la patience d’un ange, ne s’éloignant de moi un instant que pour aller pleurer et me cacher ses larmes. O Luigi! tes os, épars dans les abîmes de l’Atlantique, méritaient un monument où le proscrit reconnaissant pût un jour te donner en exemple à 96 ses concitoyens, et te rendre ces larmes pieuses que tu as versées sur lui!
Luigi Carniglia était de Deiva, petit pays de la rivière du Levant. Il n’avait point reçu d’instruction littéraire, mais il suppléait à ce défaut par une merveilleuse intelligence. Privé de toutes les connaissances nautiques qui font le pilote, il conduisait les bâtiments jusqu’à Gualeguay, avec la sagacité et le bonheur d’un pilote consommé. Dans le combat que je viens de raconter, c’est à lui particulièrement que nous dûmes de ne pas tomber dans les mains de l’ennemi; armé d’un tromblon, placé au poste le plus dangereux, il fut la terreur des assaillants. Élevé de stature, robuste de corps, il réunissait l’agilité à la vigueur. Doux jusqu’à la tendresse dans le cours habituel de la vie, il avait le don si rare de se faire aimer de tous. Hélas! les meilleurs fils de notre malheureuse terre finissent ainsi, au milieu des étrangers, sans avoir la consolation d’une larme, et... oubliés!
Je restai dix-neuf jours sans autres soins que ceux qui me furent donnés par Luigi Carniglia.
Au bout de dix-neuf jours, nous arrivâmes à Gualeguay.
Nous avions rencontré à l’embouchure de l’Ibiqui, bras du Parana, un navire commandé par un Mahonais, nommé don Lucas Tartaulo, brave homme qui eut toutes sortes d’obligeances pour moi, me donnant ce qu’il croyait pouvoir être utile à mon état.
Tout ce qu’il m’offrit fut accepté, car nous manquions littéralement de tout à bord de la goëlette, excepté de café; aussi mettait-on le café à toute sauce, sans s’inquiéter si le café était pour moi une bien saine boisson et une drogue bien efficace. J’avais commencé par avoir une effroyable fièvre, accompagnée d’une difficulté d’avaler allant presque jusqu’à l’impossibilité. Cela n’était pas bien étonnant, 98 la balle, pour aller d’un côté à l’autre du cou, ayant passé dans son trajet entre les vertèbres cervicales et le pharynx; puis, après huit ou dix jours, la fièvre s’était calmée; j’avais commencé d’avaler, et mon état était devenu tolérable.
Don Lucas avait fait plus: en nous quittant, il m’avait,—ainsi qu’à un de ses passagers nommé d’Arragaida, Biscayen établi en Amérique,—donné des lettres de recommandation pour Gualeguay, et particulièrement pour le gouverneur de la province d’Entre-Rios, don Pascal Echague, qui, devant faire un voyage, lui laissa son propre médecin, don Ramon Delarea, jeune Argentin de grand mérite, lequel, ayant examiné ma blessure et ayant senti, du côté opposé à celui par où elle était entrée, la balle rouler sous son doigt, en fit très-habilement l’extraction en m’incisant la peau, et, pendant quelques semaines, c’est-à-dire jusqu’à mon parfait rétablissement, continua de me donner les soins les plus affectueux et, ajoutons ceci, les plus désintéressés.
Je séjournai six mois à Gualeguay, et, pendant ces six mois, je demeurai dans la maison de don Jacinto Andreas, qui fut pour moi, ainsi que sa famille, plein d’égards infinis et de courtoises gentillesses.
Mais j’étais prisonnier, ou à peu près. Malgré 99 toute la bonne volonté du gouverneur don Pascal Echague, et l’intérêt que me portait la brave population de Gualeguay, j’étais obligé d’attendre la décision du dictateur de Buenos-Ayres, qui ne décidait rien.
Le dictateur de Buenos-Ayres était à cette heure Rosas, dont nous aurons à nous occuper plus tard, à propos de Montevideo.
Guéri de ma blessure, je commençai à faire des promenades; mais, par ordre de l’autorité, mes cavalcades étaient bornées. En échange de ma goëlette confisquée, on me passait un écu par jour, ce qui était beaucoup dans un pays où tout est pour rien, et dans lequel on ne trouve aucune occasion de dépense;—mais tout cela ne valait pas la liberté.
Au reste, probablement, cette dépense d’un écu par jour pesait au gouvernement, car il me fut fait des ouvertures de fuite; mais les gens qui me faisaient ces ouvertures de bonne foi étaient, sans le savoir, des agents provocateurs. On me disait que le gouvernement verrait ma disparition sans un grand chagrin. Il ne fallait pas me faire violence pour que j’adoptasse une résolution qui était déjà en projet dans mon esprit. Le gouverneur de Gualeguay, depuis le départ de don Pascal Echague, 100 était un certain Leonardo Millan; il n’avait, jusque-là, été pour moi ni bien ni mal; et, jusqu’au jour où nous étions arrivés, je n’avais aucune raison de me plaindre de lui, bien qu’il m’eût témoigné peu d’intérêt.
Je me décidai donc à fuir, et, dans ce but, je commençai mes préparatifs, afin d’être prêt à la première occasion qui se présenterait. Un soir d’orage, je me dirigeai, en conséquence, vers la maison d’un vieux brave homme que j’avais l’habitude de visiter et qui demeurait à trois milles du pays; cette fois, je lui fis part de ma résolution, et le priai de me trouver un guide et des chevaux, avec lesquels j’espérais gagner une estancia tenue par un Anglais et située sur la rive gauche du Parana. Là, je trouverais, sans aucun doute, des bâtiments qui me transporteraient incognito à Buenos-Ayres ou à Montevideo. Il me trouva guide et chevaux, et nous nous mîmes en route à travers champs, pour ne pas être découverts. Nous devions parcourir cinquante-quatre milles à peu près, ce qui pouvait, en tenant toujours le galop, s’accomplir dans la moitié d’une nuit.
Lorsque le jour vint, nous étions en vue de l’Ibiqui, à la distance d’un demi-mille à peu près du fleuve; le guide me dit alors de m’arrêter dans une 101 espèce de maquis où nous nous trouvions, tandis qu’il irait prendre langue.
J’y consentis; il me quitta et je restai seul.
Je mis pied à terre, j’accrochai la bride de mon cheval à une branche d’arbre, je me couchai au pied du même arbre, et attendis ainsi deux ou trois heures; après quoi, voyant que mon guide ne reparaissait point, je me levai et résolus de gagner la lisière du maquis, laquelle était proche; mais, au moment d’atteindre cette lisière, j’entendis derrière moi un coup de fusil et le frétillement d’une balle dans l’herbe. Je me retournai, et vis un détachement de cavaliers qui me poursuivaient le sabre à la main; ce détachement était déjà entre moi et mon cheval.—Impossible de fuir, inutile de me défendre;—je me rendis.
On me lia les mains derrière le dos, on me mit à cheval; puis on me lia les pieds comme on m’avait lié les mains, en les assujettissant à la sangle du cheval.
C’est dans cet équipage que je fus ramené à Gualeguay, où, comme on va le voir, m’attendait un pire traitement.
On ne m’accusera point d’être par trop tendre vis-à-vis de moi-même; eh bien, je l’avoue, je me sens frémir chaque fois que je me rappelle cette circonstance de ma vie.
Conduit en présence de don Leonardo Millan, je fus sommé par lui de dénoncer ceux qui m’avaient fourni les moyens de fuir. Il va sans dire que je déclarai que seul j’avais préparé, et seul exécuté ma fuite; alors, comme j’étais lié, et que don Leonardo Millan n’avait rien à craindre, il s’approcha de moi et commença de me frapper avec son 103 fouet; après quoi, il renouvela ses demandes, et moi, je renouvelai mes dénégations.
Il ordonna alors de me conduire en prison, et ajouta tout bas quelques mots à l’oreille de mes conducteurs.
Ces mots étaient l’ordre de me donner la torture.
En arrivant dans la chambre qui m’était destinée, mes gardes, en conséquence, me laissant les mains liées derrière le dos, me passèrent aux poignets une nouvelle corde, tournèrent l’autre extrémité autour d’une solive, et, tirant à eux, me suspendirent à quatre ou cinq pieds de terre.
Alors don Leonardo Millan entra dans ma prison, et me demanda si je voulais avouer.
Je ne pouvais que lui cracher au visage, et m’en donnai la satisfaction.
—C’est bien, dit-il en se retirant; quand il plaira au prisonnier d’avouer, vous m’appellerez, et, quand il aura avoué, on le remettra à terre.
Après quoi, il sortit.
Je restai deux heures ainsi suspendu. Tout le poids de mon corps pesait sur mes poignets ensanglantés et sur mes épaules luxées.
Tout mon corps brûlait comme une fournaise; à chaque instant je demandais de l’eau, et, plus humains que mon bourreau, mes gardiens m’en donnaient; 104 mais l’eau, en entrant dans mon estomac, se desséchait comme si on l’eût jetée sur une lame de fer rougie. On ne peut se faire une idée de ce que je souffris qu’en relisant les tortures données aux prisonniers au moyen âge. Enfin, au bout de deux heures, mes gardes eurent pitié de moi ou me crurent mort, et me descendirent.—Je tombai couché tout de mon long.
Je n’étais plus qu’une masse inerte, sans autre sentiment qu’une sourde et profonde douleur,—un cadavre ou à peu près.
Dans cette situation, et sans que j’eusse la conscience de ce que l’on me faisait, on me mit dans les ceps.
J’avais fait cinquante milles à travers des marais, les mains et les pieds liés; les moustiques, nombreux et enragés dans cette saison, avaient fait de mon visage et de mes mains une seule plaie. J’avais subi deux heures d’une effroyable torture, et lorsque je revins à moi, j’étais attaché côte à côte d’un assassin.
Quoique au milieu des plus atroces tourments je n’eusse point dit un seul mot, et que, d’ailleurs, il ne fût pour rien dans ma fuite, don Jacinto Andreas avait été emprisonné; les habitants du pays étaient dans l’épouvante.
105 Quant à moi, sans les soins d’une femme, qui fut pour moi un ange de charité, je serais mort. Elle écarta toute crainte et vint au secours du pauvre torturé.
Elle s’appelait madame Alleman.
Grâce à cette douce bienfaitrice, je ne manquai de rien dans ma prison.
Peu de jours après, le gouverneur, voyant qu’il était inutile d’essayer de me faire parler, et convaincu que je mourrais avant de dénoncer un de mes amis, n’osa probablement pas prendre sur lui la responsabilité de cette mort, et me fit conduire dans la capitale de la province Bajada. J’y restai deux mois en prison; après quoi, le gouverneur me fit dire qu’il m’était permis de sortir librement de la province. Quoique je professe des opinions opposées à Echague, et que j’aie plus d’une fois, depuis ce jour, combattu contre lui, je ne saurais cacher l’obligation que je lui ai; et je voudrais, aujourd’hui encore, être à même de lui prouver ma reconnaissance de tout ce qu’il a fait pour moi et surtout pour ma liberté rendue.
Plus tard, la fortune fit tomber entre mes mains tous les chefs militaires de la province du Gualeguay, et tous furent mis en liberté sans la moindre offense ni à leurs personnes ni à leurs propriétés.
106 Quant à don Leonardo Millan, je ne voulus pas même le voir, de peur que sa présence, en me rappelant ce que j’avais souffert, ne me fît commettre quelque action indigne de moi.
De Bajada, je pris passage sur un brigantin italien, capitaine Ventura. C’était un homme recommandable et digne sous tous les rapports; il me traita avec une générosité chevaleresque, et il me conduisit jusqu’à l’embouchure de l’Iguaçu, affluent du Parana, où je m’embarquai pour Montevideo, sur une balandre commandée par Pascal Carbone.
J’étais dans une veine de bonheur; lui aussi me traita à merveille.
Les bonheurs comme les malheurs vont en troupe; j’en avais momentanément fini avec les derniers, et les premiers se succédaient sans interruption.
A Montevideo, je trouvai une foule d’amis, à la tête desquels je dois compter Jean-Baptiste Cuneo et Napoléon Castellini. Bientôt enfin, Rossetti, que j’avais laissé à Montevideo, on se le rappelle, vint m’y rejoindre; il arrivait de Rio-Grande, où il avait 108 été admirablement reçu par ces fiers républicains.
A Montevideo, ma proscription tenait toujours. Ma résistance contre les lanciones, le monde que nous leur avions tué, était un prétexte au moins spécieux. Je fus donc forcé de rester caché dans la maison de mon ami Pazante, où je demeurai un mois.
Ma réclusion, au reste, était on ne peut plus supportable, adoucie qu’elle était par les visites de tant de compatriotes qui, à cette époque de prospérité et de paix, s’étaient établis dans le pays, et exerçaient, vis-à-vis de leurs amis du vieux monde, une généreuse hospitalité. La guerre, et surtout le siége de Montevideo, changèrent la condition de la plupart d’entre eux, et, de bonne qu’elle était, la firent mauvaise et même pire. Pauvres gens! je les ai plaints bien des fois; par malheur, je ne pouvais faire mieux que de les plaindre.
Au bout d’un mois, le temps étant venu de me mettre en voyage, nous partîmes, Rossetti et moi, pour Rio-Grande. Notre voyage devait se faire et se fit à cheval; ce fut une grande joie et un grand plaisir pour moi.
Nous voyagions ce que l’on appelle à escotero.
Expliquons ce que c’est que cette manière de voyager, qui, pour la rapidité, laisse bien loin la 109 poste, si prompte qu’elle soit dans les pays civilisés.
Que l’on soit deux, trois ou quatre, on voyage avec une vingtaine de chevaux habitués à suivre ceux qui sont montés; lorsque le voyageur sent sa monture fatiguée, il met pied à terre, passe sa selle du dos de son cheval sur celui d’un cheval libre, l’enfourche, fait au galop trois ou quatre lieues, puis le quitte pour un autre, et toujours ainsi, jusqu’au moment où l’on décide de s’arrêter; les chevaux fatigués se reposent en continuant la route, délivrés de leur selle et de leur cavalier.
Pendant la courte halte que font les cavaliers pour changer de cheval, toute la horde pince du bout des dents quelques touffes d’herbe, et boit, si elle trouve de l’eau; les véritables repas se font deux fois par jour seulement, le matin et le soir.
Nous arrivâmes ainsi à Piratinin, siége du gouvernement de Rio-Grande; la capitale était bien Porto-Allegre, mais comme la capitale était au pouvoir des impériaux, le siége de la république était à Piratinin.
Piratinin est certes un des plus beaux pays du monde, avec ses deux régions: région de plaines, région de montagnes.
La région des plaines est complétement tropicale; 110 là, poussent la banane, la canne à sucre, l’oranger. Entre les tiges de ces plantes et de ces arbres rampent le serpent à sonnette, le serpent noir, le serpent corail; là, comme dans les jungles de l’Inde, bondissent le tigre, le jaguar et le puma, lion inoffensif, de la taille d’un gros chien du Saint-Bernard.
La région des montagnes est tempérée comme mon beau climat de Nice; là, on récolte la pêche, la poire, la prune, tous les fruits d’Europe; là, poussent ces magnifiques forêts dont aucune plume ne donnera jamais l’exacte description, avec leurs pins droits comme des mâts de navire, hauts de deux cents pieds, et dont cinq ou six hommes peuvent à peine embrasser la tige. A l’ombre de ces pins poussent les taquaros, roseaux gigantesques qui, pareils aux fougères du monde antédiluvien, arrivent à quatre-vingts pieds de haut, et qui à leur base atteignent à peine à la grosseur du corps d’un homme; là, poussent la barba de pao, littéralement la barbe des arbres, dont on se sert en guise de serviette, et ces lianes qui, par leurs multiples entrelacements, rendent les forêts inextricables; là, sont ces clairières nommées campestres, où poussent des villes tout entières: Lima da Serra, Vaccaria, Lages;—non-seulement trois villes, mais trois départements;—population 111 caucasienne, d’origine portugaise, et d’une hospitalité homérique.
Là, le voyageur n’a besoin de rien dire, de rien demander. Il entre dans la maison, va droit à la chambre des hôtes; les domestiques, sans être appelés, viennent, le déchaussent, lui lavent les pieds. Il reste le temps qu’il veut, s’en va quand il lui plaît, ne dit point adieu, ne remercie pas si c’est son bon plaisir, et malgré cet oubli, celui qui viendra après lui ne sera pas moins bien reçu que lui.
C’est la jeunesse de la nature, c’est le matin de l’humanité.
Arrivé à Piratinin, j’y fus admirablement reçu par le gouvernement de la république. Bento Gonzalès,—véritable chevalier errant du cycle de Charlemagne, frère par le cœur des Olivier et des Roland, vigoureux, agile, loyal comme eux, véritable centaure, maniant un cheval comme je ne l’ai vu manier qu’au général Netto,—modèle accompli du cavalier,—était absent et en marche, à la tête d’une brigade de cavalerie, pour combattre Sylva Tanaris, chef impérial, qui, ayant franchi le canal de San Gonzalès, infestait cette partie de la province Piratinine, siége alors du gouvernement républicain, et un petit village charmant par sa position alpestre, chef-lieu du département du même nom, et tout entouré d’une population belliqueuse, très-dévouée à la cause de la liberté.
En son absence, ce fut le ministre des finances, Almeida, qui me fit les honneurs de la ville.
113 Un mot sur Rio-Grande, que l’on pourrait croire, comme l’indique son nom, située sur le cours de quelque grande rivière, ou une grande rivière lui-même.
Rio-Grande, c’est la lagune de los Patos,—le lac des canards;—elle peut avoir une trentaine de lieues de long. A part quelques bas-fonds dont nous aurons à nous occuper plus tard, elle est profonde et peuplée de caïmans; elle est formée par cinq rivières qui viennent s’y jeter à son extrémité nord, et qui ont l’air de former les cinq doigts d’une main dont la paume est le bout de la lagune.
Il y a un endroit d’où l’on voit à la fois les cinq rivières, et qui s’appelle pour cette raison Viamao,—j’ai vu la main.
Viamao avait changé de nom, et s’appelait alors Settembrina, en commémoration de la république proclamée en septembre.
Me trouvant inoccupé à Piratinin, je demandai à passer dans la colonne d’opérations dirigée sur San Gonzalès, près du président. Ce fut là que je vis ce vaillant pour la première fois, et que je passai quelques jours dans son intimité. C’était véritablement l’enfant gâté de la nature;—elle lui avait donné tout ce qui fait le véritable héros.—Bento Gonzalès atteignait ses soixante ans lorsque je le connus. 114 Haut et svelte, il montait à cheval, je l’ai dit, avec une grâce et une facilité admirables. A cheval, on lui eût donné vingt-cinq ans.—Brave et heureux, il n’eût pas un instant, comme un chevalier de l’Arioste, hésité à combattre un géant, eût-il eu la taille de Polyphème et l’armure de Ferragus.—Il avait un des premiers poussé le cri de guerre, non pas dans un but de personnelle ambition, mais comme tout autre enfant de ce peuple belliqueux. Sa vie au camp était comme celle du dernier habitant des prairies: de la chair rôtie et de l’eau pure.—Le premier jour où nous nous vîmes, il m’invita à son frugal repas, et nous causâmes avec autant de familiarité que si nous eussions été compagnons d’enfance et égaux. Avec tant de dons naturels et acquis, Bento Gonzalès fut l’idole de ses concitoyens; et avec tant de dons, chose étrange, il fut presque toujours malheureux dans ses entreprises de guerre, ce qui m’a toujours fait croire que le hasard était pour beaucoup plus que le génie dans les événements de la guerre et la fortune des héros.
Je suivis la colonne jusqu’à Camodos,—passe du canal de San Gonzalès, qui relie la lagune de Los Patos à Merin. Sylva Tanaris s’y était précipitamment retiré en apprenant qu’une colonne de l’armée républicaine s’approchait.
115 N’ayant pu le rejoindre, le président revint en arrière. J’en fis naturellement autant que lui, et je repris à sa suite la route de Piratinin.
Vers ce temps, nous reçûmes la nouvelle de la bataille de Rio-Pardo, où l’armée impériale fut complétement battue par les républicains.
Je fus alors chargé de l’armement de deux lancions qui se trouvaient sur le Camacua, fleuve parallèle ou à peu près au canal de San Gonzalès, et qui comme lui débouche dans la lagune de los Patos.
J’avais réuni, tant des matelots venus de Montevideo que de ceux que je trouvai à Piratinin, une trentaine d’hommes de toute nation. Il va sans dire que, malheureusement pour lui, mon cher Louis Garniglia en était. J’avais en outre, comme nouvelle recrue, un Français colossal, Breton de naissance, que nous appelions Gros-Jean, et un autre nommé François, véritable flibustier, digne frère de la côte.
Nous arrivâmes à Camacua: là, nous trouvâmes un Américain, nommé John Griggs, qui d’une ferme de Bento Gonzalès, qu’il habitait, était en train de surveiller l’achèvement de deux sloops.
J’étais nommé chef de cette flotte encore en construction, avec le grade de capitano tenente.
117 C’était chose curieuse que cette construction, et qui faisait honneur à cette persistance américaine bien connue. On allait chercher le bois d’un côté et le fer de l’autre; deux ou trois charpentiers taillaient le bois, un mulâtre forgeait le fer. C’est ainsi que les deux sloops avaient été fabriqués, depuis les clous jusqu’aux cercles en fer des mâts.
Au bout de deux mois la flotte fut prête. On arma chaque bâtiment de deux petites pièces en bronze; quarante noirs ou mulâtres furent adjoints aux trente Européens, et portèrent le rôle des deux équipages au chiffre de soixante et dix hommes.
Les lancions pouvaient être de quinze à dix-huit tonneaux l’un, de douze à quinze tonneaux l’autre.
Je pris le commandement du plus fort, que nous baptisâmes le Rio-Pardo.
John Griggs reçut le commandement de l’autre, qui s’appela le Républicain.
Rossetti était resté à Piratinin, chargé de la rédaction du journal le Peuple.
Nous commençâmes, aussitôt la construction achevée, à courir la lagune de los Patos. Quelques jours s’écoulèrent à faire des prises insignifiantes.
Les impériaux avaient à opposer à nos deux sloops, de vingt-huit tonneaux à eux deux, trente navires de guerre et un bateau à vapeur.
118 Mais nous avions, nous, les bas-fonds.
La lagune n’était navigable, pour de grands bâtiments, que dans une espèce de canal longeant le bord oriental de la lagune.
Du côté opposé, au contraire, le sol était coupé en pente, et nous-mêmes, malgré le peu d’eau que nous tirions, étions obligés de nous échouer plus de trente pas avant que d’arriver au bord.
Les bancs de sable s’avançaient dans la lagune à peu près comme les dents d’un peigne, seulement ces dents étaient très-écartées l’une de l’autre.
Lorsque nous étions obligés de nous échouer, et que le canon d’un bâtiment de guerre ou d’un bateau à vapeur nous incommodait, je criais:
—Allons, mes canards, à l’eau!
Et mes canards sautaient à l’eau, et à force de bras on soulevait le lancion et on le portait de l’autre côté du banc de sable.
Au milieu de tout cela, nous prîmes un bateau richement chargé, nous le conduisîmes sur la côte occidentale du lac, près de Camacua; et là nous le brûlâmes, après en avoir tiré tout ce qu’il fut possible d’en tirer.
C’était la première prise que nous faisions qui en valût la peine; elle réjouit fort notre petite marine. D’abord, chacun eut sa part du butin, et avec un 119 fonds de réserve je fis faire des uniformes à mes hommes. Les impériaux, qui nous avaient fort méprisés et ne manquaient jamais une occasion de se moquer de nous, commencèrent à comprendre notre importance dans la lagune, et employèrent de nombreux bâtiments à protéger leur commerce. La vie que nous menions était active et pleine de dangers, à cause de la supériorité numérique de notre ennemi, mais en même temps attachante, pittoresque et en harmonie avec mon caractère. Nous n’étions pas seulement des marins, nous étions, au besoin, des cavaliers; nous trouvions au moment du danger autant et plus de chevaux qu’il ne nous en fallait, et nous pouvions former en deux heures un escadron peu élégant, mais terrible. Tout le long de la lagune se trouvaient des estancias que le voisinage de la guerre avait fait déserter par leurs propriétaires; nous y rencontrions des bestiaux de toute espèce, monture et nourriture; en outre, dans chacune de ces fermes il y avait des portions de terrain cultivées, où nous récoltions le froment en abondance, des patates douces, et souvent d’excellentes oranges, cette contrée produisant les meilleures de toute l’Amérique du Sud. La horde qui m’accompagnait, véritable troupe cosmopolite, était composée d’hommes de toutes 120 couleurs et de toutes nations. Je la traitais avec une bonté peut-être hors de saison avec de pareils hommes;—mais il y a une chose que je puis affirmer, c’est que je n’eus jamais à me repentir de cette bonté, chacun obéissant à mon premier ordre, ne me mettant jamais dans la nécessité de me fatiguer ni de punir.
Sur la Camacua, où nous avions notre petit arsenal et d’où était sortie la flottille républicaine, habitaient, s’étendant sur une immense superficie, toutes les familles des frères de Bento Gonzalès, ainsi que des parents plus éloignés; des troupeaux sans nombre pâturaient dans ces magnifiques plaines que la guerre avait respectées, attendu qu’elles se trouvaient hors de la portée de sa main destructive.
Les productions agricoles y étaient amassées avec une abondance dont on ne peut avoir idée en Europe. J’ai déjà dit ailleurs que, dans aucun pays de la terre, on ne saurait rencontrer une hospitalité plus franche et plus cordiale; or, cette hospitalité, nous la trouvions dans ces maisons où existait pour nous la plus complète sympathie.
Les estancias dont, à cause de leur proximité du fleuve et grâce au bon accueil que nous étions sûrs d’y rencontrer, nous nous faisions plus particulièrement 122 les hôtes, étaient celles de doña Anna et de doña Antonia, sœurs du président. Elles étaient situées, la première sur les rives de la Camacua, l’autre sur celles de l’Arroyo-Grande. Je ne sais si c’était l’effet de mon imagination ou tout simplement un des priviléges de mes vingt-six ans, mais toute chose s’embellissait à mes yeux; et je puis affirmer qu’aucune époque de ma vie n’est plus présente à ma pensée et n’y est surtout présente avec plus de charme que cette période que je suis en train de raconter. La maison de doña Anna était tout particulièrement pour moi un véritable paradis; quoique n’étant plus jeune, cette charmante femme avait un caractère enjoué. Elle avait près d’elle toute une famille d’émigrés de Pelotas, ville de la province dont le chef était le docteur Paolo Ferreira; trois jeunes filles plus ravissantes les unes que les autres faisaient l’ornement de ce lieu de délices. L’une d’elles, Manoela, était la maîtresse absolue de mon âme; quoique sans espérance de la posséder jamais, je ne pouvais m’empêcher de l’aimer.
Elle était fiancée à un fils de Bento Gonzalès.
Cependant une occasion se présenta où, me trouvant en péril, j’eus lieu de reconnaître que je n’étais pas indifférent à la dame de mon cœur, et cette conscience que j’eus de sa sympathie suffit 123 pour me consoler de ce qu’elle ne pouvait être à moi. En général, les femmes de Rio-Grande sont fort belles; nos hommes s’étaient faits galamment leurs esclaves, mais tous, il faut le dire, n’avaient pas pour leurs idoles un culte aussi divin et aussi désintéressé que le mien pour Manoela. Aussi, toutes les fois qu’un vent contraire, une bourrasque, une expédition nous poussait vers l’Arroyo-Grande ou vers Camacua, c’était fête parmi nous; le petit bois de Firiva, qui indiquait l’entrée de l’un, ou la forêt d’orangers qui masquait l’embouchure de l’autre, étaient toujours salués par une triple salve de joyeux hourras qui indiquaient notre amoureux enthousiasme.
Or, un jour qu’après avoir tiré à terre nos embarcations nous étions à l’estancia de la Barba, appartenant à doña Antonia, sœur du président, devant un hangar qui servait à saler et à boucaner la viande, et que l’on appelle pour cette raison dans le pays galpon da charqueada, on vint nous avertir que le colonel Juan-Pietro de Abrecu, surnommé Moringue, c’est-à-dire la fouine, à cause de sa finesse, était débarqué à deux ou trois lieues de nous avec soixante et dix hommes de cavalerie et quatre-vingts d’infanterie.
La chose était d’autant plus probable que depuis 124 la prise de la felouque, que nous avions brûlée après nous être emparés de ce qu’elle portait de plus précieux, nous savions que Moringue avait fait serment de prendre une revanche.
Cette nouvelle me remplit de joie. Les hommes que commandait le colonel Moringue étaient des mercenaires allemands et autrichiens, auxquels je n’étais pas fâché de faire payer la dette que tout bon Italien a contractée avec leurs frères d’Europe.
Nous étions une soixantaine d’hommes en tout, mais je connaissais mes soixante hommes, et avec eux je me croyais capable de tenir tête non-seulement à cent cinquante mais à trois cents Autrichiens.
J’envoyai, en conséquence, des éclaireurs de tous côtés, en gardant avec moi une cinquantaine d’hommes.
Les dix ou douze hommes que j’avais envoyés en reconnaissance revinrent tous avec une réponse uniforme:
—Nous n’avons rien vu.
Il faisait un grand brouillard, et à l’aide de ce brouillard l’ennemi avait pu échapper à leurs recherches.
Je résolus de ne pas m’en rapporter absolument à l’intelligence de l’homme, mais d’interroger l’instinct des animaux.
125 Ordinairement, lorsque quelque expédition de ce genre s’accomplit, et que des hommes d’un autre pays viennent autour d’une estancia tendre quelque embuscade, les animaux, qui sentent l’étranger, donnent des signes d’inquiétude, auxquels ceux qui les interrogent ne se trompent jamais.
Les bestiaux, chassés par mes hommes, se répandirent tout autour de l’estancia, sans manifester qu’il se passât quelque chose d’inusité aux environs.
Dès lors, je crus n’avoir plus de surprise à craindre; j’ordonnai à mes hommes de déposer leurs fusils tout chargés, ainsi que leurs munitions, dans des râteliers que j’avais fait pratiquer dans le galpon, et je leur donnai l’exemple de la sécurité en me mettant à déjeuner et en les invitant à en faire de même.
C’était, d’habitude, une invitation qu’ils acceptaient sans se faire prier.
Dieu merci! les vivres ne manquaient pas.
Le déjeuner fini, j’envoyai chacun à sa besogne.
Mes hommes travaillaient comme ils mangeaient, c’est-à-dire de tout cœur; ils ne se firent donc pas prier: les uns allèrent aux lancions qui étaient tirés sur le rivage et qu’on était en train de réparer;—les autres à la forge;—ceux-ci au bois, pour faire du charbon;—ceux-là à la pêche.
126 Je restai seul avec le maître cook, qui avait établi sa cuisine en plein air devant la porte du galpon, et qui surveillait la marmite où écumait notre pot-au-feu.
Quant à moi, je savourais voluptueusement mon maté, sorte de thé du Paraguay, qui se prend dans une courge à l’aide d’un tuyau de verre ou de bois.
Je ne me doutais pas le moins du monde que le colonel la Fouine, qui était du pays, avait, par quelque ruse, dérouté la surveillance de mes hommes, donné confiance à nos animaux, et, avec ses cent cinquante Autrichiens, était couché à plat-ventre dans un bois, à cinq ou six cents pas de nous.
Tout à coup, à mon grand étonnement, j’entendis sonner la charge derrière moi.
Je me retournai. Infanterie et cavalerie chargeaient au galop, chaque cavalier ayant un homme derrière lui; ceux à qui les chevaux avaient manqué couraient à pied, accrochés aux crinières.
Je ne fis qu’un bond de mon banc dans le galpon; le cuisinier m’y suivit; mais l’ennemi était si près de nous, qu’au moment où je franchissais le seuil de la porte j’eus mon puncho percé d’un coup de lance.
J’ai dit que les fusils étaient disposés tout chargés au râtelier. Il y en avait soixante.
127 J’en saisis un, je le déchargeai; puis un second, puis un troisième, et cela avec tant de rapidité, qu’on ne put croire que j’étais seul, et avec tant de bonheur, qu’il tomba trois hommes.
Un quatrième, un cinquième, un sixième coup succédèrent aux trois premiers; comme je tirais dans la masse, chaque coup portait.
Si cette masse avait eu l’idée de faire irruption dans le galpon, le corsaire et la course, tout était fini d’un seul coup; mais le cuisinier s’étant joint à moi et ayant fait feu de son côté, le colonel la Fouine, si fin qu’il fût, s’y laissa prendre et crut que nous étions tous dans le galpon.
En conséquence, il se porta lui et ses hommes à une centaine de pas du hangar et se mit à tirailler.
Ce fut ce qui me sauva.
Comme le cuisinier n’était pas un tireur bien expert, et que dans notre situation tout coup perdu était une faute, je lui ordonnai de se contenter de recharger les fusils déchargés et de me les passer.
J’étais sûr d’une chose, c’est que mes hommes ayant déjà soupçon que l’ennemi était débarqué, en entendant notre fusillade comprendraient tout et accourraient à mon secours.
Je ne me trompais pas. Mon brave Louis Carniglia 128 apparut le premier à travers le nuage de fumée qui s’étendait entre le galpon et la troupe ennemie, laquelle, de son côté, faisait un feu d’enfer.
Aussitôt après lui parurent Ignace Bilbao, brave Biscayen, et un non moins brave Italien, nommé Lorenzo. En un moment ils furent à mes côtés, et commencèrent à m’imiter de leur mieux; puis Édouard Mutru, Nacemento Raphaël et Procope;—ces deux derniers, l’un mulâtre, l’autre noir;—Francesco da Sylva,—je voudrais, au lieu de les écrire ici sur le papier, graver sur du bronze le nom de tous ces vaillants compagnons, qui, au nombre de treize, se réunirent à moi, et combattirent pendant cinq heures cent cinquante ennemis.
Ces ennemis s’étaient emparés de toutes les maisons, de toutes les baraques, de toutes les cassines qui nous environnaient, et de là faisaient sur nous un feu terrible. D’autres s’étaient hissés sur le toit, dont ils enlevaient la couverture, nous fusillant par les trous, et par les trous nous jetant des fascines allumées. Mais tandis que les uns éteignaient les fascines, les autres répondaient à la fusillade, et deux ou trois tombèrent morts au milieu de nous par les trous qu’eux-mêmes avaient faits.
De notre côté, avec nos baïonnettes nous avions pratiqué des meurtrières dans la muraille du galpon, 129 et nous faisions, à peu près à couvert, feu par là.
Vers les trois heures, le nègre Procope fit un coup heureux; il cassa le bras du colonel Moringue.
Aussitôt le colonel fit sonner la retraite et partit; il emportait ses blessés, mais laissait quinze morts.
De mon côté, sur treize hommes, j’en avais cinq tués roides et cinq blessés. Trois moururent de leurs blessures, de sorte que ce fut huit hommes que me coûta cette affaire, une des plus chaudes auxquelles j’aie pris part.
Ces combats étaient d’autant plus meurtriers pour nous que nous n’avions ni médecin, ni chirurgien. Les blessures légères se pansaient avec de l’eau fraîche, renouvelée aussi souvent que possible.
Quant aux blessures graves, c’était autre chose. En général, le blessé sentait lui-même son état; s’il n’espérait pas en revenir, il appelait son meilleur ami, lui indiquait ses courtes dispositions testamentaires, et le priait de l’achever d’un coup de fusil. L’ami examinait le blessé, puis, s’il était de son avis, on s’embrassait, on se serrait la main, et un coup de fusil ou de pistolet faisait le dénoûment du drame.
C’était triste, c’était barbare peut-être, mais que voulez-vous? il n’y avait pas moyen de faire autrement.
130 Rossetti qui, par hasard, se trouvait à Camacua ainsi que le reste de nos compagnons, ne put, à son grand regret nous rejoindre. Les uns furent obligés, étant poursuivis et sans armes, de passer le fleuve à la nage; les autres s’enfoncèrent dans la forêt; un seul fut découvert et tué.
Ce combat si dangereux, et qui eut une si heureuse issue, donna une énorme confiance à nos hommes et aux habitants de cette côte, exposée depuis longtemps déjà aux excursions de cet ennemi aventureux et entreprenant.
Moringue fut, au reste, le meilleur chef d’expédition des impériaux. Il était particulièrement apte à ces sortes de surprises, et je dois dire qu’il avait conduit celle-là avec une finesse qui lui eût certes mérité le nom de fouine s’il ne l’eût pas déjà reçu. Né dans le pays, dont il avait, comme je l’ai dit, une connaissance parfaite, doué d’une astuce et d’une intrépidité à toute épreuve, il fit grand mal à la cause républicaine, et l’empire du Brésil lui doit, sans aucun doute, la meilleure part dans la soumission de cette courageuse province.
Nous, cependant, nous célébrâmes notre victoire. Doña Antonia nous donna une fête à son estancia, distante à peu près de douze milles du galpon où nous avions soutenu le combat.
131 Ce fut dans cette fête que je sus qu’une belle jeune fille, à l’annonce du danger que je courais, avait pâli et chaudement demandé des nouvelles de ma vie et de ma santé,—victoire plus douce à mon cœur que la victoire sanglante que j’avais remportée. O belle fille du continent américain! j’étais fier et heureux de t’appartenir, de quelque manière que ce fût, même en pensée. Tu étais destinée, et tu dus appartenir à un autre, et le sort me réservait à moi, cette autre fleur du Brésil que je pleure aujourd’hui, et que je pleurerai toute ma vie.—Douce mère de mes fils! je la connus, celle-là, non pas dans la victoire, mais dans l’adversité et dans le naufrage, et—bien plus que ma jeunesse, mon visage et mon mérite,—mes malheurs l’enchaînèrent à moi pour la vie.
Anita! chère Anita!
Peu de chose, rien même d’important, n’arriva plus sur la lagune de los Patos après cet événement.
Nous mîmes en construction deux nouveaux lancions. Les éléments premiers s’en trouvèrent dans notre prise précédente; quant à leur confection, ce fut non-seulement notre affaire, mais aussi celle des habitants du voisinage, qui nous y aidèrent valeureusement.
Les deux nouveaux bâtiments terminés et armés, nous fûmes appelés à nous joindre à l’armée républicaine, qui assiégeait alors Porto-Allegre, la capitale de la province. L’armée ne fit rien et nous non plus ne pûmes rien faire pendant tout le temps que nous passâmes sur cette partie du lac.
Ce siége était pourtant dirigé par Bento Manoel, auquel tout le monde accordait à bon droit un grand mérite comme soldat, comme général et 133 comme organisateur. Ce fut le même qui, depuis, trahit les républicains et passa aux impériaux.
On méditait l’expédition de Sainte-Catherine. Je fus appelé à en faire partie, et mis sous les ordres du général Canavarro.
Seulement il y avait une difficulté, c’est que nous ne pouvions pas sortir de la lagune, attendu que l’embouchure en était gardée par les impériaux.
En effet, sur la rive méridionale se trouvait la ville fortifiée de Rio-Grande du Sud, et sur la rive septentrionale San José du Nord, ville plus petite, mais fortifiée aussi. Or, ces deux places, ainsi que Porto-Allegre, se trouvaient encore au pouvoir des impériaux, et les faisaient maîtres de l’entrée et de la sortie du lac. Ils ne possédaient que ces trois points, il est vrai, mais c’était bien assez.
Cependant, avec des hommes comme ceux que je commandais, il n’y avait rien d’impossible.
Je proposai de laisser dans la lagune les deux plus petits lancions; leur chef serait un très-bon marin, nommé Zefferino d’Utra. Moi, avec les deux autres, ayant sous mes ordres Griggs et la partie la plus aventureuse de nos aventuriers, j’accompagnerais l’expédition, opérant par mer, tandis que le général Canavarro opérerait par terre.
134 C’était un fort beau plan, seulement il s’agissait de le mettre à exécution.
Je proposai de construire deux charrettes assez grandes et assez solides pour mettre sur chacune d’elles un lancion, et d’atteler à ces charrettes bœufs et chevaux, dans la quantité qu’il faudrait pour les traîner.
Ma proposition fut adoptée, et je fus chargé d’y donner suite.
Seulement, en y réfléchissant, j’y introduisis les modifications suivantes:
Je fis faire, par un habile charron nommé de Abreu, huit énormes roues d’une solidité à toute épreuve, avec des moyeux proportionnés au poids qu’elles devaient supporter.
A l’une des extrémités du lac,—celle qui est opposée à Rio-Grande du Sud, c’est-à-dire au nord-est,—il existe, au fond d’un ravin, un petit ruisseau qui coule de la lagune de los Patos dans le lac Tramandaï, sur lequel il s’agissait de transporter nos deux lancions.
Je fis descendre dans ce ravin, en l’immergeant le plus possible, un de nos chars; puis, de même que nous faisions pour les transporter par-dessus les bancs de sable, nous soulevâmes le lancion, jusqu’à ce que sa quille reposât sur le double 135 essieu. Cent bœufs domestiques, attelés aux timons à l’aide de nos plus solides cordages, furent excités à la fois, et je vis, avec une satisfaction que je ne puis rendre, le plus grand de mes deux bâtiments se mettre en marche comme un colis ordinaire.
Le second char descendit à son tour, fut chargé comme le premier, et, comme le premier, s’ébranla heureusement.
Alors les habitants jouirent d’un spectacle curieux et inaccoutumé, celui de deux bâtiments traversant en charrette, et traînés par deux cents bœufs, un espace de cinquante-quatre milles, c’est-à-dire dix-huit lieues, et cela sans la moindre difficulté, sans le plus petit accident.
Arrivés sur le bord du lac Tramandaï, les lancions furent remis à l’eau de la même manière qu’ils avaient été embarqués; là, on leur fit les petites réparations que nécessitait le voyage, mais qui étaient si peu de chose, qu’au bout de trois jours ils étaient aptes à la navigation.
Le lac Tramandaï est formé par des eaux courantes, prenant leur source sur le versant oriental de la chaîne des monts do Espinasso; il s’ouvre sur l’Atlantique, mais à si peu de profondeur, que dans les grandes marées seulement cette profondeur atteint quatre ou cinq pieds.
136 Ajoutons à cela que sur cette côte, ouverte de toutes parts, presque jamais la mer n’est calme, mais qu’elle est, au contraire, la plupart du temps orageuse.
Le bruit des brisants qui bordent la côte, et que les marins appellent des chevaux, à cause de l’écume qu’ils font voler autour d’eux, s’entend à plusieurs milles à l’intérieur, et souvent est pris pour le mugissement du tonnerre.
Prêts à partir enfin, nous attendîmes l’heure de la marée haute, et nous nous aventurâmes à sortir vers quatre heures de l’après-midi.
Dans cette circonstance, nous eûmes fort à nous louer de la longue habitude que nous avions de naviguer au milieu des brisants; et malgré cette pratique, je ne saurais dire aujourd’hui par quelle audacieuse plutôt qu’habile manœuvre nous parvînmes à mettre nos deux bâtiments dehors, quoique nous eussions, comme je viens de le dire, choisi l’heure où la marée était pleine; la profondeur nous manquant partout, ce fut à la nuit tombante seulement que nos efforts aboutirent et que nous jetâmes l’ancre dans l’Océan, au-delà de ces brisants furieux, dont la rage semblait s’augmenter de voir que nous leur échappions.
Notons ici que jamais, avant les nôtres, aucun bâtiment n’était sorti du lac de Tramandaï.
Vers les huit heures du soir, nous levâmes l’ancre et nous nous mîmes en route.
138 Le lendemain, à trois heures du soir, nous étions naufragés à l’embouchure de l’Aseringua, fleuve qui prend sa source dans la Sierra do Espinasso, et qui se jette à la mer dans la province de Sainte-Catherine, entre les Tours et Santa Maura.
Sur trente hommes d’équipage, seize étaient noyés.
Disons comment cette terrible catastrophe s’accomplit.
Dès le soir, et dès le moment de notre départ, le vent du midi menaçait déjà, amassant les nuages et soufflant avec violence. Nous courûmes parallèlement à la côte; le Rio-Pardo ayant, comme je l’ai dit, une trentaine d’hommes à bord, une pièce de douze sur pivot, une quantité de coffres, une multitude d’objets de toute espèce, tout cela par précaution, ne sachant pas combien de temps nous garderions la mer, quel rivage nous toucherions et quelles seraient les conditions dans lesquelles nous toucherions ce rivage au moment où nous nous dirigions vers un pays ennemi.
Le navire se trouvait donc surchargé; aussi, souvent était-il entièrement couvert par les vagues, qui, de minute en minute, croissaient avec le vent et quelquefois menaçaient de l’engloutir. Je décidai donc de m’approcher de la côte, et si la chose était possible, de prendre terre sur la partie de la plage 139 qui nous paraîtrait accessible; mais la mer, qui allait grossissant toujours, ne nous laissa pas choisir la position qui nous convenait; nous fûmes coiffés par une vague terrible, qui nous renversa complétement sur le côté.
Je me trouvais, en ce moment, au plus haut du mât de trinquette, d’où j’espérais découvrir un passage à travers les brisants; le lancion chavira sur tribord, et je fus lancé à une trentaine de pieds de distance.
Quoique je fusse dans une dangereuse position, la confiance que j’avais dans mes forces comme nageur fit que je ne pensai pas un instant à la mort; mais ayant avec moi quelques compagnons qui n’étaient point marins et que j’avais vus un instant auparavant couchés sur le pont et brisés par le mal de mer,—au lieu de nager vers la côte, je m’occupai à réunir une partie des objets qui, par leur légèreté, promettaient de demeurer à la surface de l’eau, et je les poussai vers le bâtiment, criant à mes hommes de se jeter d’eux-mêmes à la mer, de saisir quelque épave, et de tâcher de gagner la côte, qui était bien à un mille de nous. Le bâtiment avait été chaviré, mais la mâture le maintenait avec son flanc de bâbord hors de l’eau.
Le premier que je vis était resté accroché aux haubans; c’était Édouard Mutru, un de mes meilleurs 140 amis; je poussai vers lui une portion d’écoutille, lui recommandant de ne pas l’abandonner.
Celui-là en voie de salut, je jetai les yeux sur le bâtiment.
La première chose que je vis, ou plutôt la seule chose que je vis, fut mon cher et courageux Louis Carniglia; il se trouvait au gouvernail au moment de la catastrophe, et il était resté accroché au bâtiment, à la partie de poupe vers le jardin du vent; par malheur, il était en ce moment vêtu d’une jaquette d’énorme drap, qu’il n’avait pas eu le temps d’ôter, et qui lui serrait tellement les bras qu’il lui était impossible de nager tant qu’il serait emprisonné par elle.—Il me le cria, voyant que je me dirigeais vers lui.
—Tâche de tenir bon, lui répondis-je, je vais à ton secours.
Et en effet, remontant sur le bâtiment comme eût pu faire un chat, j’arrivai jusqu’à lui; je m’accrochai alors d’une main à une saillie, et de l’autre prenant dans ma poche un petit couteau qui malheureusement coupait assez mal, je me mis à fendre le collet et le dos de la jaquette; encore un effort, et j’arrivais à délivrer le pauvre Carniglia de cet empêchement, lorsqu’un coup de mer terrible nous enveloppant, mit en pièces le bâtiment et jeta à la mer 141 tout ce qui restait d’hommes à bord;—Carniglia fut précipité comme les autres, et ne reparut plus.
Quant à moi, lancé au fond de la mer comme un projectile, je remontai à la surface de l’eau tout étourdi, mais, au milieu de mon étourdissement, n’ayant qu’une idée:—porter secours à mon cher Luigi. Je nageai donc autour de la carcasse du bâtiment, l’appelant à grands cris, au milieu des sifflements de la tempête et du grondement de l’orage, mais il ne me répondit pas; il était englouti pour toujours, ce bon compagnon, qui m’avait sauvé la vie à la Plata, et à qui, malgré tous mes efforts, je n’avais pu rendre la pareille!
Au moment où j’abandonnais l’espoir de porter secours à Carniglia, je rejetai les yeux autour de moi. Ce fut une grâce de Dieu, sans doute, mais dans ce moment d’agonie pour tout le monde, je n’eus pas un instant de doute pour mon propre salut, de sorte que je pus m’occuper du salut des autres.
Alors, mes compagnons m’apparurent épars et nageant vers la plage, séparés les uns des autres, selon leur habileté ou selon leur force. Je les joignis en un instant, et leur jetant un cri d’encouragement, je les dépassai, et me trouvai un des premiers, sinon le premier à travers les brisants, coupant des vagues énormes, hautes comme des montagnes.
142 J’atteignis le bord. Ma douleur de la perte de mon pauvre Carniglia, en me laissant indifférent sur mon propre sort, me donnait une force invincible.
A peine eus-je pris pied, que je me retournai, mu par un dernier espoir.
Peut-être allais-je revoir Luigi.
J’interrogeai, les unes après les autres, ces figures effarées, recouvertes à tout moment par les vagues, mais Carniglia était bien englouti; les abîmes de l’Océan ne me l’avaient pas rendu.
Alors, je revis Édouard Mutru, celui qui, après Carniglia, m’était le plus cher, celui auquel j’avais poussé un fragment d’écoutille, en lui recommandant de s’y cramponner de toutes ses forces. Sans doute, la violence de la mer lui avait arraché l’épave des mains. Il nageait encore, mais épuisé, et indiquant par la convulsion de ses mouvements l’extrémité où il était réduit. J’ai dit combien je l’aimais; c’était le second frère de mon cœur, que j’allais perdre dans la journée. Je ne voulus pas devenir en un instant veuf de tout ce que j’aimais au monde. Je poussai à la mer le fragment de navire qui m’avait servi à moi-même pour m’aider à gagner le rivage, et je m’élançai au milieu des vagues, retournant avec une profonde indifférence chercher le péril auquel je venais d’échapper. Au bout d’une minute, je n’étais 143 plus qu’à quelques brasses d’Édouard; je lui criai:
—Tiens ferme! courage... me voilà! Je t’apporte la vie.
Vaine espérance, efforts inutiles; au moment où je poussais vers lui l’épave protectrice, il s’enfonça et disparut.
Je jetai un cri, je lâchai mon soutien, je plongeai. Puis, ne le trouvant pas, je pensai qu’il était peut-être revenu à la surface de l’eau. J’y revins: rien! Je replongeai de nouveau, de nouveau je remontai. Je poussai les mêmes cris de désespoir que pour Carniglia; comme pour Carniglia tout fut inutile; il était englouti, lui aussi, dans les profondeurs de cet Océan, qu’il n’avait pas craint de traverser pour venir me rejoindre, et pour servir la cause des peuples.
Encore un martyr de la liberté italienne, qui n’aura pas sa tombe, qui n’aura pas sa croix!
Les cadavres des seize noyés que nous comptâmes dans ce désastre, fidèles compagnons jusque-là de mes aventures, engloutis dans la mer, furent roulés par les vagues, emportés par les courants, à plus de trente milles de distance vers le nord. Je cherchai alors, parmi les quatorze qui avaient survécu, et qui tous en ce moment avaient gagné le rivage, un visage ami, une figure italienne.
144 Pas une!
Les six Italiens qui m’accompagnaient étaient morts: Carniglia, Mutru, Staderini, Navone, Giovanni... Je ne me rappelle pas le nom du sixième.
Je demande pardon à la patrie de l’avoir oublié; je sais bien que j’écris ceci à douze ans de distance; je sais bien que, depuis ce temps-là, bien des événements autrement terribles que celui que je viens de raconter ont passé dans ma vie; je sais bien que j’ai vu tomber une nation, que j’ai essayé vainement de défendre une ville; je sais bien que, poursuivi, exilé, traqué comme une bête fauve, j’ai déposé dans la tombe la femme qui était devenue le cœur de mon cœur; je sais bien qu’à peine la fosse comblée, j’ai été obligé de la fuir comme ces damnés de Dante, qui marchent devant eux, mais dont la tête tordue regarde en arrière; je sais bien que je n’ai plus d’asile; que de la pointe extrême de l’Afrique, je regarde cette Europe qui me repousse comme un bandit, moi, qui n’ai jamais eu qu’une pensée, qu’un amour, qu’un désespoir: la patrie. Je sais bien tout cela, mais il n’en est pas moins vrai que je devrais me rappeler ce nom.
Hélas! je ne me le rappelle pas!
Tanger, mars-avril 1859.
G. G.
Chose étrange, c’étaient, à part moi, les bons, les forts nageurs qui avaient disparu; sans doute, se confiant dans leur habileté, avait-ils négligé de s’emparer des débris flottants, et avaient-ils espéré se soutenir sur l’eau sans ce secours, tandis qu’au contraire, parmi ceux que je retrouvais sains et saufs autour de moi, étaient quelques jeunes Américains que j’avais vus embarrassés pour traverser un bras de rivière de dix pieds de large.
Cela me paraissait incroyable, et cependant c’était la vérité.
Le monde me semblait un désert.
Je m’assis sur la plage, je laissai tomber ma tête dans mes mains, et je crois que je pleurai.
Au milieu de mon atonie une plainte pénétra jusqu’à moi.
Je me rappelai alors que, quoique ces hommes me fussent inconnus, presque étrangers,—puisque j’étais leur chef dans le combat ou le naufrage,—je devais être leur père dans la détresse.
146 Je relevai la tête.
—Qu’y a-t-il, demandai-je, et qui se plaint?
Deux ou trois bouches grelottantes répondirent:
—J’ai froid.
Alors, moi qui n’y avais point pensé jusque-là, je sentis aussi que j’avais froid.
Je me levai, je me secouai, quelques-uns de mes compagnons étaient déjà engourdis et assis ou couchés pour ne plus se relever.
Je les tirai par le bras.
Trois ou quatre étaient dans cette période de torpeur qui fait préférer la langueur de la mort à la souffrance du mouvement.
J’appelai à mon aide les plus vigoureux, je forçai ceux qui étaient engourdis à se lever, j’en pris un par la main, je dis à ceux qui n’avaient pas encore perdu leurs forces d’en faire autant, et je leur criai:
—Courons!
En même temps, je donnai l’exemple.
Ce fut d’abord une difficulté, je dirai plus, une douleur très-grande que d’être obligés de faire jouer nos articulations roidies; mais peu à peu nos membres retrouvèrent leur élasticité.
Nous nous livrâmes pendant une heure à peu près à cet exercice; au bout d’une heure, notre sang réchauffé avait repris sa circulation dans nos veines.
147 Nous nous étions livrés à cette gymnastique près du fleuve l’Aserigua, qui court parallèlement à la mer pour s’y jeter à un demi-mille de distance de l’endroit où nous étions; nous remontâmes la rive droite du fleuve, et à quatre milles environ de notre point de départ, nous trouvâmes une estancia, et dans cette estancia l’hospitalité qui demeure éternellement assise à la porte d’une maison américaine.
Notre second bâtiment, commandé par Griggs, et nommé le Seival, quoique à peine plus grand que le Rio-Pardo, mais de construction différente, put lutter contre la tempête, la braver, et poursuivre victorieusement son chemin.
Il faut dire aussi que Griggs était un excellent marin.
J’écris au jour le jour, obligé de quitter demain peut-être l’asile où je me repose aujourd’hui,—je ne sais pas si j’aurai plus tard le temps de dire de cet excellent et valeureux jeune homme tout le bien que j’en pense; je vais donc, puisque son nom se trouve sous ma plume, payer le tribut que je dois à sa mémoire.
Pauvre Griggs! j’ai à peine dit un mot de lui, et cependant où ai-je rencontré jamais un homme d’un plus admirable courage et d’un plus charmant 148 caractère?—Né d’une riche famille, il était venu offrir son or, son génie et son sang à la république naissante, et il lui a donné tout ce qu’il lui avait offert.—Un jour arriva une lettre de ses parents de l’Amérique du Nord l’invitant à venir recueillir un colossal héritage; mais il avait déjà recueilli le plus bel héritage qui soit réservé à l’homme de conviction et de foi,—la palme du martyre,—il était mort pour un peuple infortuné, mais généreux et vaillant. Et moi qui ai vu tant de glorieuses morts, j’avais vu le corps de mon pauvre ami séparé en deux comme le tronc d’un chêne par la hache du bûcheron; le buste était resté debout sur le pont de la Cassapara, avec son visage intrépide, encore empourpré de la flamme du combat, mais les membres fracassés et détachés du corps étaient épars autour de lui; un coup de canon chargé à mitraille l’avait frappé à vingt pas, et il se présenta à moi mutilé ainsi, le jour où moi et un compagnon, mettant le feu à la flottille, par ordre du général Canavarro, je montai sur le navire de Griggs, qui venait d’être littéralement foudroyé par l’escadre ennemie.
O liberté! liberté! quelle reine de la terre peut se vanter d’avoir à sa suite le cortége de héros que tu as au ciel!
La partie de la province de Sainte-Catherine, où nous naufrageâmes, s’était heureusement soulevée contre l’empereur à la nouvelle de l’approche des forces républicaines; au lieu de trouver des ennemis, nous trouvâmes donc des alliés; au lieu d’être combattus, nous fûmes fêtés; nous eûmes donc à l’instant même à notre disposition tous les moyens de transport que pouvaient nous offrir les pauvres habitants à qui nous avions demandé l’hospitalité.
Le capitaine Baldonino me fit présenter son cheval, et nous nous mîmes immédiatement en marche pour rejoindre l’avant-garde du général Canavarro, commandée par le colonel Texeira, qui se portait aussi rapidement que possible sur la lagune de Sainte-Catherine, dans l’espérance de la surprendre[7].
[7] Cette province de Sainte-Catherine est celle qui fut donnée en dot par l’empereur du Brésil à sa sœur, lorsqu’elle épousa le prince de Joinville.
Je dois avouer que nous n’eûmes pas grand mal 150 à nous emparer de la petite ville qui commande la lagune, et qui lui a emprunté son nom. La garnison battit précipitamment en retraite, et trois petits navires de guerre se rendirent après un faible combat; je passai avec mes naufragés à bord de la goëlette Itaparika, armée de sept pièces de canon.
Pendant les premiers jours de cette occupation, la fortune semblait avoir fait un pacte avec les républicains: ne croyant point à une invasion si subite, dont ils n’avaient que de vagues nouvelles, les impériaux avaient ordonné de fournir la lagune d’armes, de munitions et de soldats; or, armes, munitions, soldats, arrivèrent quand nous étions déjà maîtres de la ville, et, par conséquent, tombèrent dans nos mains, sans aucune peine de notre part; quant aux habitants, ils nous accueillirent comme des frères et comme des libérateurs, titre que nous ne sûmes point justifier pendant notre séjour au milieu de cette population amie.
Canavarro établit son quartier général dans la ville de la lagune, baptisée par les républicains Giuliana, parce qu’ils y étaient entrés pendant le mois de juillet. Il promit l’érection d’un gouvernement provincial, duquel fut premier président un prêtre vénérable et qui exerçait un grand prestige sur tout ce peuple; Rossetti, avec le titre de secrétaire du 151 gouvernement, en fut véritablement l’âme; il est vrai que Rossetti était taillé pour tous les emplois.
Tout marchait donc à merveille: le colonel Texeira, avec sa brave colonne d’avant-garde, avait poursuivi les ennemis jusqu’à les forcer de s’enfermer dans la capitale de la province, et s’était emparé de la majeure partie du pays; de tous les côtés, nous étions reçus à bras ouverts, et nous recueillions bon nombre de déserteurs impériaux.
De magnifiques projets étaient faits par le général Canavarro, loyal soldat s’il en fut: rude en apparence, excellent au fond, il avait l’habitude de dire que de cette lagune de Sainte-Catherine, sortirait l’hydre qui dévorerait l’empire, et peut-être eût-il dit vrai, si l’on eût pourvu à cette expédition avec plus de jugement et de prévoyance; mais nos orgueilleuses façons vis-à-vis des habitants et l’insuffisance des moyens, firent perdre le fruit de cette brillante campagne.
Je n’avais jamais songé au mariage, et je me regardais comme parfaitement incapable de faire un mari, vu ma trop grande indépendance de caractère et mon irrésistible vocation pour la vie d’aventures;—avoir une femme et des enfants me paraissait une chose souverainement impossible à l’homme qui a consacré sa vie à un principe dont le succès, si complet qu’il soit, ne doit jamais lui laisser la quiétude nécessaire à un père de famille. Le destin en avait décidé autrement: après la mort de Luigi, d’Édouard et de mes autres compagnons, je me trouvais dans un isolement complet, et il me semblait être seul au monde.
Il ne m’était pas resté un seul de ces amis, dont le cœur a besoin comme la vie d’aliment.—Ceux qui avaient survécu, je l’ai déjà dit, m’étaient étrangers; sans doute c’étaient des âmes vaillantes et de bons cœurs; mais je les connaissais depuis trop peu de temps pour être en intimité avec aucun d’eux. Dans ce vide immense qu’avait fait autour de moi la terrible catastrophe, je sentais le besoin d’une âme qui m’aimât; sans cette âme, l’existence m’était insupportable, 153 presque impossible.—J’avais bien retrouvé Rossetti,—c’est-à-dire un frère; mais Rossetti, retenu par les devoirs de sa charge, ne pouvait vivre avec moi, et à peine le voyais-je une fois par semaine. J’avais donc besoin, comme je l’ai dit, de quelqu’un qui m’aimât, qui m’aimât sans retard. Or, l’amitié est le fruit du temps: il lui faut des années pour mûrir, tandis que l’amour, c’est l’éclair, fils de l’orage parfois. Mais qu’importe, je suis de ceux qui préfèrent les orages, quels qu’ils soient, aux calmes de la vie, aux bonaces du cœur.
C’était donc une femme qu’il me fallait; une femme seule pouvait me guérir; une femme, c’est-à-dire l’unique refuge, le seul ange consolateur, l’étoile de la tempête; une femme, c’est la divinité qu’on n’implore jamais en vain quand on l’implore avec le cœur et surtout quand on l’implore dans l’infortune.
C’était avec cette incessante pensée que de ma cabine de l’Itaparika je tournai mon regard vers la terre.—Le morne de la Barra était voisin, et de mon bord je découvrais de belles jeunes filles, occupées à divers ouvrages domestiques.—Une d’elles m’attirait préférablement aux autres.—On m’ordonna de débarquer, et aussitôt je me dirigeai vers la maison sur laquelle depuis si longtemps se fixait 154 mon regard; mon cœur battait, mais il renfermait, si agité qu’il fût, une de ces résolutions qui ne faiblissent pas.—Un homme m’invita à entrer,—je fusse entré quand même il me l’eût défendu;—j’avais vu cet homme une fois. Je vis la jeune fille et lui dis: «Vierge, tu seras à moi!» J’avais par ces paroles créé un lien que la mort seule pouvait rompre.—J’avais rencontré un trésor défendu, mais un trésor d’un tel prix!... S’il y eut une faute commise, la faute fut à moi tout entière.—Ce fut une faute si, en se joignant, deux cœurs déchiraient l’âme d’un innocent.
Mais elle est morte, et lui est vengé.—Où ai-je connu la grandeur de la faute?—Là, aux bouches de l’Éridan, le jour où espérant la disputer à la mort, je serrais convulsivement son pouls pour en compter les derniers battements, j’absorbais son haleine fugitive, je recueillais avec mes lèvres son souffle haletant, je baisais, hélas! des lèvres mourantes, hélas! j’étreignais un cadavre, et je pleurais les larmes du désespoir[8].
[8] Cet endroit est à dessein couvert d’un voile d’obscurité, car, lorsque après l’avoir lu, je retournai vers Garibaldi en lui disant:
—Lisez cela, cher ami; la chose ne me paraît pas claire.
Il lut, en effet; puis, après un instant:
—Il faut que cela reste ainsi, me dit-il avec un soupir.—Deux jours après il m’envoya un cahier intitulé Anita Garibaldi.
Le général avait décidé que je sortirais avec trois bâtiments armés pour attaquer les bannières impériales croisant sur la côte du Brésil. Je me préparai à cette rude mission, en réunissant tous les éléments nécessaires à mon armement.—Mes trois bâtiments étaient le Rio-Pardo, commandé par moi,—la Cassapara, commandée par Griggs,—toutes deux goëlettes,—et le Seival, commandé par l’Italien Lorenzo. L’embouchure de la lagune était bloquée par les bâtiments de guerre impériaux;—mais nous sortîmes de nuit et sans être inquiétés.—Anita, désormais la compagne de toute ma vie, et par conséquent de tous mes dangers, avait absolument voulu s’embarquer avec moi.
Arrivés à la hauteur de Santos, nous rencontrâmes une corvette impériale, qui nous donna inutilement la chasse pendant deux jours.—Dans le second jour, nous nous approchâmes de l’île do Abrigo, où nous prîmes deux sumaques chargées de riz.—Nous poursuivîmes la croisière et fîmes quelques 156 autres prises. Huit jours après notre départ, je mis le cap sur la lagune.
Je ne sais pourquoi, j’avais un sinistre pressentiment de ce qui s’y passait,—attendu qu’avant notre départ déjà un certain mécontentement se manifestait contre nous. J’étais prévenu, en outre, de l’approche d’un corps considérable de troupes, commandé par le général Andréa, à qui la pacification del Para avait donné une grande réputation.
A la hauteur de l’île Sainte-Catherine, et comme nous revenions, nous rencontrâmes une patache de guerre brésilienne. Nous étions avec le Rio-Pardo et le Seival.—Depuis plusieurs jours, la Cassapara, pendant une nuit obscure, s’était séparée de nous. Nous la découvrîmes à notre proue, et il n’y avait pas moyen de l’éviter.—Nous marchâmes donc sur elle et l’attaquâmes résolûment.—Nous commençâmes le feu et l’ennemi répondit; mais le combat eut un médiocre résultat à cause de la grosse mer.—Son issue fut la perte de quelques-unes de nos prises,—leurs commandants, effrayés par la supériorité de l’ennemi, ayant amené leurs pavillons.
D’autres donnèrent à la côte voisine.
Une seule de nos prises fut sauvée; elle était commandée par Ignazio Bilbao, notre brave Biscayen, qui aborda avec elle dans le port d’Imbituba, alors 157 en notre pouvoir. Le Seival, ayant eu son canon démonté et faisant eau, prit la même route; je fus donc obligé de faire comme eux à mon tour, trop faible que j’étais pour tenir seul la mer.
Nous entrâmes dans Imbituba, poussés par le vent du nord-est; avec un pareil vent, il nous était impossible de rentrer dans la lagune, et certainement, les bâtiments impériaux stationnés à Sainte-Catherine, informés par l’Andurinka, bâtiment de guerre auquel nous avions eu affaire, allaient venir nous attaquer; il fallut donc nous préparer à combattre. Le canon démonté du Seival fut hissé sur un promontoire qui formait la baie du côté du levant; et sur ce promontoire, nous construisîmes une batterie gabionnée.
En effet, à peine le jour du lendemain se leva-t-il, que nous aperçûmes trois bâtiments se dirigeant sur nous. Le Rio-Pardo fut embossé au fond de la baie, et commença un combat fort inégal, les Impériaux étant incomparablement plus forts que nous.
J’avais voulu descendre Anita à terre, mais elle s’y était refusée, et comme au fond du cœur j’admirais son courage et en étais fier, je ne fis rien dans cette circonstance, comme dans les autres, les premières prières repoussées, pour forcer sa volonté.
L’ennemi, favorisé dans sa manœuvre par le vent 158 qui croissait, se maintenait à la voile, courant de petites bordées, et nous canonnant avec fureur. Il pouvait de cette façon, ouvrir à sa volonté tous les angles de diversion de son feu et le dirigeait tout entier sur notre goëlette. Cependant, nous combattions de notre côté avec la plus obstinée résolution; et, comme nous attaquions de si près que l’on pouvait se servir des carabines, le feu, de part et d’autre, était des plus meurtriers; en raison de notre faiblesse numérique, les pertes étaient plus grandes chez nous que chez les impériaux, et déjà notre pont était couvert de cadavres et de mutilés; mais, bien que le flanc de notre bâtiment fût criblé de boulets, bien que notre mâture eût subi de grandes avaries, nous étions résolus de ne pas céder, et de nous faire tuer jusqu’au dernier plutôt que de nous rendre. Il est vrai que nous étions maintenus dans cette généreuse résolution par la vue de l’amazone brésilienne que nous avions à bord. Non-seulement Anita, comme je l’ai dit, n’avait pas voulu débarquer, mais encore, la carabine à la main, elle prenait part au combat; nous étions, il faut l’avouer, vaillamment soutenus par le brave Manoel Rodriguez, commandant de notre batterie de terre, et tant que dura l’engagement, ses coups furent habilement et vigoureusement dirigés.
159 L’ennemi était très-acharné, surtout contre la goëlette. Plusieurs fois, pendant le combat, il la serra de si près, que je crus qu’il nous voulait aborder. Il eût été le bienvenu. Nous étions préparés à tout.
Enfin, après cinq heures d’une lutte opiniâtre, l’ennemi, à notre grand étonnement, se mit en retraite; nous sûmes depuis que c’était à cause de la mort du commandant de la Belle-Américaine, qui avait été tué roide,—mort qui avait mis fin au combat.
J’eus, pendant ce combat, une des plus vives et des plus cruelles émotions de ma vie. Pendant que Anita, sur le pont de la goëlette, encourageait nos hommes, le sabre à la main, un boulet de canon la renversa avec deux d’entre eux. Je bondis vers elle, croyant ne plus trouver qu’un cadavre; mais elle se releva saine et sauve; les deux hommes étaient tués. Je la suppliai alors de descendre dans l’entre-pont.
—Oui, j’y vais descendre, en effet, dit-elle, mais pour en faire sortir les poltrons qui s’y sont cachés.
Elle y descendit, en effet, et en ressortit bientôt, poussant devant elle deux ou trois matelots, tout honteux d’être moins braves qu’une femme.
Nous employâmes le reste du jour à ensevelir les morts et à réparer les dommages causés à notre 160 goëlette par le feu ennemi, et ces dommages n’étaient pas minces. Le lendemain, les impériaux ne reparaissant pas, et se préparant sans doute à quelque nouvelle attaque contre nous, nous embarquâmes notre canon, nous levâmes l’ancre vers la nuit, et nous nous dirigeâmes de nouveau vers la lagune.
Lorsque l’ennemi s’aperçut de notre départ, nous étions déjà loin; il se mit néanmoins à notre poursuite, mais ce ne fut que dans la journée du lendemain qu’il put nous envoyer quelques coups de canon qui restèrent sans effet; de sorte que nous rentrâmes sans autre accident dans la lagune, où nous fûmes fêtés par les nôtres, qui s’émerveillaient que nous eussions pu échapper à un ennemi si supérieur en nombre.
D’autres événements nous attendaient à la lagune.
Comme les ennemis continuaient de s’avancer contre nous par terre en nombre tellement supérieur qu’il n’y avait pas chance de leur résister, et que, d’un autre côté, nos maladresses et nos brutalités nous avaient aliéné les habitants de la province Sainte-Catherine, tout prêts à se révolter et à se réunir aux impériaux, et que déjà même s’était révoltée la population de la ville d’Imirui, située à l’extrémité du lac, je reçus du général Canavarro l’ordre de châtier ce malheureux pays par le fer et par le feu: force me fut d’obéir au commandement.
Les habitants et la garnison avaient fait des préparatifs de défense du côté de la mer; je débarquai donc à trois milles de distance, et les assaillis au moment où ils s’y attendaient le moins, du côté de la montagne; surprise et battue, la garnison fut 162 mise en fuite, et nous nous trouvâmes maîtres d’Imirui.
Je désire pour moi, comme pour toute créature qui n’a pas cessé d’être homme, ne jamais recevoir un ordre pareil à celui que j’avais reçu, et qui était tellement positif, qu’il n’y avait pas pour moi moyen de m’en écarter. Quoiqu’il existe de longues et prolixes relations de faits pareils, je crois qu’il est impossible que la plus terrible relation approche de la réalité. Dieu me regarde en pitié et me pardonne, mais je n’ai jamais eu dans ma vie journée qui laissât en mon âme un aussi amer souvenir que celle-là: nul ne se fera une idée, en laissant le pillage libre, de la fatigue que j’eus à subir pour empêcher la violence contre les personnes, et pour circonscrire la destruction dans la limite des choses inanimées, et cependant j’y parvins, je crois, au delà de mes espérances; mais relativement aux biens, il me fut impossible d’éviter le désordre. Rien n’y put, ni l’autorité du commandement, ni les punitions, ni même les coups. J’en arrivai jusqu’à la menace du retour de l’ennemi. Je répandis le bruit qu’ayant reçu des renforts, il revenait contre nous, tout fut inutile; et si l’ennemi était revenu, en effet, nous trouvant ainsi débandés, il eût fait littéralement de nous une boucherie. Par 163 malheur, la ville, quoique petite, renfermait quantité de magasins pleins de vins et de liqueurs alcooliques, de sorte qu’à part moi, qui ne bois jamais que de l’eau, et quelques officiers que je parvins à garder sous ma main, l’ivresse fut à peu près générale. Ajoutez à cela que mes hommes étaient pour la majeure partie des gens que je connaissais à peine, nouvelles recrues, indisciplinées par conséquent. Cinquante hommes bien déterminés, venant nous attaquer à l’improviste, eussent bien certainement eu raison de nous. Enfin, à force de menaces et d’efforts, je parvins à rembarquer ces bêtes sauvages déchaînées.
On porta à bord du bâtiment quelques vivres et quelques effets sauvés du pillage, et destinés à la division, et l’on revint à la lagune.
Pendant ce temps, l’avant-garde commandée par le colonel Texeira, se retirait devant l’ennemi, qui s’avançait rapide et nombreux.
Lorsque nous revînmes à la lagune, on commençait à faire passer les bagages sur la rive droite, et bientôt les troupes durent suivre les bagages.
J’eus fort à faire pendant la journée où s’opéra le passage de la division sur la rive méridionale, car si l’armée était peu nombreuse, les bagages et les embarras de toute espèce n’avaient pas de fin.—Vers le point de l’embouchure le plus étroit, le courant redoublait de violence.—On travailla donc depuis le lever du soleil jusqu’à midi pour faire passer la division avec l’aide de tout ce que l’on put se procurer de barques.
Vers midi commença d’apparaître la flottille ennemie, composée de vingt-deux voiles; elle combinait ses mouvements avec les troupes de terre, et les vaisseaux eux-mêmes portaient, outre les équipages, un grand nombre de soldats. Je gravis la plus proche montagne pour observer l’ennemi, et je reconnus à l’instant que son plan était de réunir ses forces à l’entrée de la lagune; j’en donnai immédiatement avis au général Canavarro, et immédiatement les ordres furent donnés par lui en 165 conséquence; mais, nonobstant ces ordres, nos hommes n’arrivèrent pas à temps pour défendre l’entrée de la lagune. Une batterie élevée par nous à la pointe du môle, et dirigée par le brave Capotto, ne put que faiblement résister, n’ayant que des pièces de petit calibre,—mal servies d’ailleurs par des artilleurs inhabiles.—Restaient nos trois petits bâtiments républicains, réduits à moitié d’équipage, le reste des hommes ayant été envoyés à terre pour aider au passage des troupes. Les uns par impossibilité, les autres parce qu’ils aimaient autant se tenir loin du terrible combat qui se préparait, malgré les ordres que j’envoyai, ne se joignirent pas à nous, et nous laissèrent tout le fardeau de la lutte.
Pendant ce temps, l’ennemi venait sur nous à toutes voiles, poussé par le vent et la marée. Je me hâtai donc, de mon côté, de me rendre à mon poste à bord du Rio-Pardo, où déjà ma courageuse Anita avait commencé la canonnade, pointant et mettant le feu elle-même à la pièce qu’elle s’était chargée de diriger, et animant de la voix nos hommes quelque peu intimidés.
Le combat fut terrible et plus meurtrier qu’on n’eût pu le croire. Nous ne perdîmes pas beaucoup de monde, parce que plus de la moitié des équipages 166 était à terre, mais des six officiers répartis sur les trois bâtiments, seul je survécus.
Toutes nos pièces étaient démontées.
Mais nos pièces démontées, le combat continua à la carabine, et nous ne cessâmes point de tirer pendant tout le temps que passa devant nous l’ennemi. Pendant tout ce temps, Anita demeura près de moi, au poste le plus dangereux, ne voulant ni débarquer, ni profiter d’aucun abri, dédaignant même de s’incliner, comme fait l’homme le plus brave, quand il voit la mèche s’approcher du canon ennemi.
Enfin, je crus avoir trouvé un moyen de l’éloigner du danger.
Je lui ordonnai, et il fallut un ordre de moi pour qu’elle obéît, et surtout cette probabilité que l’homme que j’enverrais trouverait quelque prétexte pour ne pas revenir;—je lui ordonnai d’aller demander du renfort au général, promettant que s’il voulait m’envoyer ce renfort, je rentrerais dans la lagune à la poursuite des Impériaux et les occuperais de telle façon, qu’ils ne penseraient pas à débarquer, dussé-je, la torche à la main, mettre le feu à leur flotte. J’obtins d’ailleurs d’Anita qu’elle resterait à terre et m’enverrait la réponse par un homme sûr; mais, à mon grand regret, elle revint elle-même: le général n’avait pas d’hommes 167 à m’envoyer; il m’ordonnait, non pas de brûler la flotte ennemie, ce qu’il regardait comme un effort désespéré et inutile, mais de revenir en sauvant les armes de main et les munitions.
J’obéis. Alors, sous un feu qui ne se ralentit pas un instant, nous arrivâmes à faire transporter à terre, par les survivants, les armes et les munitions, opération qu’à défaut d’officier, dirigeait Anita, tandis que, passant d’un bâtiment à l’autre, je déposais dans l’endroit le plus inflammable de chacun d’eux le feu qui devait le dévorer.
Ce fut une mission terrible, en ce qu’elle me fit passer une triple revue de morts et de blessés. C’était un véritable abattoir de chair humaine; on marchait sur les bustes séparés des corps; à chaque pas, on poussait du pied des membres épars. Le commandant de l’Itaparika, Juan Enriquez de la Raguna, était couché au milieu des deux tiers de son équipage, avec un boulet qui lui faisait, au milieu de la poitrine, un trou à passer le bras. Le pauvre John Griggs avait eu, comme je l’ai dit ailleurs, le corps coupé en deux par une mitraillade, presque reçue à bout portant. Je me tâtais, à la vue d’un pareil spectacle, et je me demandais comment, ne m’étant pas plus ménagé que les autres, j’avais pu rester entier.
168 En un instant, un nuage de fumée enveloppa nos bâtiments,—et nos braves morts eurent du moins, brûlés sur le pont de leurs bâtiments,—un bûcher digne d’eux.
Pendant que j’avais accompli mon œuvre de destruction, Anita avait accompli son œuvre de sauvetage.—Mais de quelle façon, bon Dieu! de manière à me faire trembler. Peut-être, pour le transport des armes à la côte et son retour au bâtiment, fit-elle vingt voyages, passant constamment sous le feu de l’ennemi. Elle était dans une petite barque avec deux rameurs, et les pauvres diables se courbaient le plus possible pour éviter balles et boulets.
Mais elle, debout à la poupe, au milieu de la mitraille, elle apparaissait droite, calme et fière comme une statue de Pallas, et Dieu, qui étendait une main sur moi, la couvrait en même temps de l’ombre de cette main.
Il était nuit presque close, lorsque ayant réuni les survivants, je rejoignis la queue de notre division, en retraite vers Rio-Grande, et suivant la même route que nous avions suivie quelques mois auparavant, le cœur plein d’espérance, et précédés par la victoire.
Au milieu des péripéties de mon aventureuse existence, j’ai toujours eu de douces heures, de bons moments, et quoique celui où je me trouvais ne paraisse pas au premier abord faire partie de ceux qui m’ont laissé un agréable souvenir, je le réclame cependant, sinon comme plein de bonheur, du moins comme plein d’émotions.
A la tête de quelques hommes restés de tant de combattants qui avaient, à juste titre, mérité le nom de braves, je marchais à cheval, fier des vivants, fier des morts, presque fier de moi-même. A mes côtés chevauchait la reine de mon âme, la femme digne de toute admiration. J’étais lancé dans une carrière plus attrayante que celle de la marine: que m’importait de n’avoir, comme le philosophe grec, que ce que je portais avec moi? de servir une pauvre république qui ne payait personne, et dont, fût-elle riche, je n’eusse pas voulu être payé? N’avais-je pas un sabre battant à mon côté, une carabine posée en travers de mes arçons? 170 N’avais-je pas près de moi Anita, mon trésor, cœur aussi ardent que le mien pour la cause des peuples? N’envisageait-elle pas les combats comme un divertissement, comme une simple distraction de la vie des camps? L’avenir me souriait serein et fortuné; et plus se présentaient sauvages et désertes les solitudes américaines, plus délicieuses et plus belles elles m’apparaissaient.
Nous continuâmes donc notre marche de retraite jusqu’à Las Torres, limite des deux provinces, où nous établîmes notre camp. L’ennemi s’était contenté de reprendre la lagune, et avait cessé de nous poursuivre. Se combinant avec la division Andréa, la division Acunha, venant de la province de San Paolo se dirigeait vers Cima-da-Serra, département de la montagne appartenant à la province de Rio-Grande.
Les montagnards nos amis, attaqués par des forces supérieures, demandèrent secours au général Canavarro, et il disposa, pour leur venir en aide, une expédition aux ordres du colonel Texeira. Nous fîmes partie de cette expédition. Reçus par les Serramins, commandés par le colonel Aranha, nous battîmes complétement, à Santa Vittoria, la division ennemie. Acunha se noya dans le fleuve Pelatas, et la majeure partie de ses troupes resta prisonnière.
171 Cette victoire remit sous le commandement de la république les deux départements de Vaccaria et de Lages, et nous entrâmes triomphants dans le chef-lieu de ce dernier.
La nouvelle de l’invasion impériale avait relevé le parti brésilien, et Mello, chef ennemi, avait accru dans cette province son corps de cinq cents hommes environ de cavalerie.
Le général Bento-Manoel, chargé de le combattre, ne l’avait pu faire à cause de sa retraite, et il s’était contenté d’envoyer le colonel Portinko à la poursuite de Mello, qui se dirigeait sur Saint-Paul.
Notre position et nos forces nous mettaient à même, non-seulement de nous opposer au passage de Mello, mais encore de l’anéantir. La fortune ne le voulut pas: le colonel Texeira, incertain si l’ennemi venait par Vaccaria ou par Coritibani, divisa sa troupe en deux corps, envoyant le colonel Aranha à Vaccaria avec sa meilleure cavalerie, tandis que nous, avec l’infanterie et quelques hommes à cheval seulement, pris presque tous parmi les prisonniers, nous nous dirigeâmes vers Coritibani.
Ce fut cette route que prit l’ennemi.
Cette division de nos forces nous fut fatale: notre récente victoire, le caractère ardent de notre chef, et les nouvelles que nous avions de l’ennemi, nous 172 le faisaient par trop mépriser. En trois jours de marche, nous fûmes à Coritibani, et nous campâmes à peu de distance du Maromba, où l’on supposait que les impériaux devaient passer. On plaça un poste sur le rivage, et des sentinelles dans les endroits où on le jugea nécessaire, et l’on s’endormit parfaitement tranquille.
Quant à moi, l’habitude que j’avais de ces sortes de guerres fit que je ne dormis que d’un œil.
Vers minuit, le poste du fleuve fut attaqué avec tant de furie, qu’à peine eut-il le temps de fuir en échangeant quelques coups de fusil avec l’ennemi.
Au premier coup de feu j’étais sur pied, criant: Aux armes! A ce cri, tout le monde s’éveilla et se tint prêt au combat. Quelque temps après la naissance du jour, l’ennemi parut, et, ayant passé le fleuve, s’arrêta à quelque distance de nous, se tenant en bataille. Tout autre que Texeira, en voyant la supériorité du nombre, aurait expédié des courriers pour appeler le second corps à son aide, et, jusqu’à la jonction d’Acunha, eût amusé l’ennemi; mais le vaillant républicain craignit qu’il ne se retirât, et que, par sa fuite, il ne perdît l’occasion de combattre. Il se lança donc au combat, s’inquiétant peu de la position avantageuse qu’occupait son adversaire.
173 L’ennemi, profitant des inégalités du terrain, avait établi sa ligne de bataille sur une colline assez élevée, devant laquelle se trouvait une vallée profonde, obstruée par beaucoup de broussailles; il avait, en outre, embusqué sur ses flancs quelques pelotons. Texeira ordonna l’attaque; l’ordre fut vigoureusement accompli. L’ennemi alors simula une retraite. Nos hommes se mirent à sa poursuite sans cesser la fusillade; mais tout à coup ils furent attaqués par les pelotons embusqués qu’ils n’avaient pas vus, et qui, les prenant en flanc, les obligèrent de repasser la vallée en désordre. Nous laissâmes dans cette échauffourée un de nos meilleurs officiers, Manoel N..., lequel était fort aimé de notre chef. Mais notre ligne, bientôt reformée, se reporta en avant avec une nouvelle impétuosité; l’ennemi recula et se mit en retraite.
Il n’y eut pas un grand nombre de tués ni de blessés de part ou d’autre, peu de troupes ayant été engagées.
Cependant, l’ennemi se retirait avec précipitation, et nous le poursuivions avec acharnement; mais ses deux lignes de cavalerie continuant de fuir pendant l’espace de neuf milles, nous ne pûmes le poursuivre avec notre infanterie. En approchant du Passa du Maromba, notre chef d’avant-garde, 174 le major Giacinto, donna avis au colonel que l’ennemi faisait passer dans le plus grand désordre la rivière à ses bœufs et à ses chevaux; ce qui était, selon lui, la preuve qu’il voulait continuer sa retraite. Texeira n’hésita pas un instant: il ordonna à notre petit peloton de cavalerie de se mettre au galop, et me recommanda de le suivre d’aussi près que possible avec mon infanterie.
Mais cette retraite n’était qu’une feinte de notre astucieux ennemi; et, malheureusement, cette feinte ne lui réussit que trop.—Par l’effet des accidents de terrain et de la précipitation avec laquelle il l’avait franchi, il s’était trouvé hors de notre vue, et, arrivé au fleuve, il avait bien, comme nous l’avait fait dire le major Giacinto, poussé de l’autre côté du fleuve ses bœufs et ses chevaux, mais la troupe s’était cachée, elle, derrière des collines boisées qui la dérobaient entièrement à nos yeux.
Ces mesures prises, et ayant laissé un peloton pour soutenir leur ligne de tirailleurs, les impériaux, prévenus de l’imprudence que nous avions eue de laisser notre infanterie en arrière, firent une contre-marche,et bientôt les escadrons apparurent, gravissant la pente facile d’une vallée.
Notre peloton, qui poursuivait l’ennemi dans sa fuite simulée, fut le premier à s’apercevoir du piége, 175 sans avoir le temps de l’éviter. Pris de flanc, il fut complétement culbuté; nos trois autres escadrons de cavalerie eurent le même sort, et cela malgré le courage et la résolution de Texeira et de quelques-uns de nos officiers de Rio-Grande; en quelques instants nos cavaliers furent rompus et éparpillés dans toutes les directions.
C’étaient, je l’ai dit, presque tous des prisonniers de Santa Vittoria, sur lesquels nous avions peut-être un peu légèrement compté;—en effet, ils ne pouvaient guère être bien affectionnés à notre cause;—puis, soldats nouveaux et venus de province, peu faits à l’exercice du cheval;—aussi se débandèrent-ils au premier choc, et, à part quelques morts, se laissèrent-ils faire en grande partie prisonniers.—Je ne perdis rien des incidents de la catastrophe.—Monté sur un bon cheval, après avoir excité mes fantassins à marcher le plus rapidement possible, je m’étais lancé en avant, et, arrivé au sommet d’une colline, je suivais des yeux le triste résultat du combat.
Mes fantassins firent tout au monde pour arriver à temps, mais ce fut en vain.—Du haut de mon éminence, je jugeai qu’il était trop tard pour qu’ils pussent ramener à nous la victoire, mais encore assez tôt pour empêcher que tout ne fût perdu.—J’appelai à moi une douzaine de mes anciens compagnons, 176 les plus lestes et les plus braves: ils accoururent. Je laissai le major Peichotto chargé du reste, et avec cette poignée de vaillants je pris, au sommet d’une colline, une position fortifiée par des arbres.—De là nous fîmes tête à l’ennemi, qui s’aperçut qu’il n’était pas tout à fait vainqueur, et nous servîmes de point de ralliement à ceux des nôtres qui n’avaient pas complétement perdu courage.—Le colonel se replia sur nous avec quelques cavaliers, après avoir fait des miracles de courage; le reste de l’infanterie nous rejoignit sur ce point, et alors la défense devint terrible et meurtrière.
Cependant, forts de notre position et réunis au nombre de soixante et treize, nous combattîmes avec avantage; l’ennemi, manquant d’infanterie et peu habitué à combattre contre cette arme, nous chargeait inutilement: cinq cents hommes d’excellente cavalerie, toute bouillante et enorgueillie de la victoire, s’épuisèrent devant quelques hommes résolus, sans pouvoir un seul instant les entamer.—Cependant, malgré cet avantage momentané, il ne fallait pas donner le temps à l’ennemi de réunir ses forces, dont plus de la moitié était encore occupée à poursuivre nos fugitifs; et surtout il fallait chercher un refuge plus solide que celui qui nous avait protégés jusqu’alors.—Un îlot d’arbres s’offrit 177 à notre vue, distant d’un mille environ.—Nous commençâmes notre retraite en nous dirigeant vers lui.—En vain l’ennemi cherchait-il à nous rompre, en vain nous chargeait-il chaque fois qu’il trouvait l’avantage du terrain, tout fut inutile.
Ce fut, au reste, dans cette circonstance un grand avantage pour nous que les officiers fussent armés de carabines; et comme nous étions tous des hommes aguerris, tous nous tenant serrés, faisant face à l’ennemi de quelque côté qu’il se présentât,—reculant toujours ainsi en bon ordre avec un feu terrible et bien dirigé, nous gagnâmes notre refuge, où n’osa pénétrer l’ennemi. Une fois à couvert dans notre bosquet, nous trouvâmes une clairière, et, toujours serrés, toujours le fusil au poing, nous attendîmes la nuit.
De tous côtés l’ennemi nous criait:—Rendez-vous!—mais nous ne lui répondions que par notre silence.
La nuit venue, nous nous préparâmes à partir; notre intention était de reprendre la route de Lages. La plus grande difficulté de ce départ était le transport des blessés. Le major Peichotto surtout ne pouvait aucunement s’aider, étant atteint d’une balle au pied.
Vers dix heures du soir, les blessés accommodés du mieux possible, nous commençâmes notre marche, abandonnant notre bouquet de bois, et tâchant de suivre la ligne de la forêt. Cette forêt, la plus grande peut-être qu’il y ait au monde, s’étend des alluvions de la Plata à celles des Amazones, ces deux reines des rivières, couronnant les crêtes de la Sierra de Espinasso, sur une étendue de trente-quatre degrés de latitude; je ne connais pas son extension en longitude, elle doit être immense.
Les trois départements de Cima da Serra, de Vaccaria et de Lages sont, je crois l’avoir déjà dit, situés dans des clairières de cette forêt. Coritibani, espèce de colonie établie par les habitants de la ville de Coritiba, située dans le district de 179 Lages, province de Sainte-Catherine, était le théâtre de l’événement que je raconte; nous côtoyions donc notre bois isolé pour nous approcher le plus possible de la forêt, et tâcher de rejoindre dans la direction de Lages le corps d’Aranha, éloigné de nous si mal à propos.
A notre sortie du bois, il nous arriva un de ces événements qui prouvent combien l’homme est fils des circonstances, et ce que peut une terreur panique, même sur les plus courageux. Nous marchions en silence, comme il convenait à notre situation, disposés à combattre l’ennemi, s’il se fût opposé à notre retraite. Un cheval, qui se trouvait sur la lisière du bois, au peu de bruit que nous fîmes, prit peur et s’enfuit.
On entendit une voix qui criait:
—C’est l’ennemi!
A l’instant même, ces soixante et treize hommes qui avaient résisté à cinq cents, avec tant de courage qu’on pouvait dire qu’ils les avaient vaincus, s’épouvantèrent et prirent la fuite se dispersant de telle façon, que ce fut un miracle que quelqu’un des fugitifs n’allât point heurter l’ennemi et lui donner l’éveil.
Enfin je parvins à réunir un noyau auquel peu à peu se joignit le reste, de sorte qu’au lever du 180 jour nous étions à la lisière de cette forêt, nous dirigeant sur Lages.
L’ennemi, que rien n’avait prévenu de notre fuite, nous chercha inutilement le jour suivant.
Le jour du combat, le danger avait été grand, la fatigue énorme, la faim impérieuse, la soif ardente; mais il fallait combattre, combattre pour la vie, et cette idée dominait toutes les autres. Une fois dans la forêt, il n’en fut pas de même; tout nous manqua, et la détresse, n’ayant plus la distraction du péril, se fit sentir terrible, cruelle, insupportable. L’absence des vivres, l’abattement de tous, les blessures de quelques-uns, l’absence de moyens de les panser, faillirent nous jeter dans le découragement.
Nous restâmes quatre jours sans trouver autre chose que des racines; et je renonce à peindre la fatigue que nous eûmes à nous tracer un chemin dans cette forêt, où il n’existait pas même un sentier, et où la nature, impitoyablement féconde, fait, sous des pins gigantesques, pousser et épaissir une seconde forêt de roseaux, dont les débris forment en certains endroits d’infranchissables remparts.
Quelques-uns de nos hommes désertèrent, désespérés; ce fut un travail de les rallier et de leur imposer à force d’énergie. Il n’y avait qu’une seule ressource peut-être à ce découragement, et ce fut 181 moi qui la trouvai. Je les réunis et leur dis que je leur donnais toute liberté de se retirer, chacun de son côté, comme ils l’entendraient, ou de continuer à marcher unis et en corps, protégeant les blessés et se défendant les uns les autres. Le remède fut efficace: à partir de ce moment, chacun étant libre de son départ, nul ne songea plus à déserter, et la confiance du salut revint à tous.
Cinq jours après le combat, nous trouvâmes une picada, sentier de la largeur d’un homme, rarement de deux, tracé dans la forêt. Ce sentier nous conduisit à une maison, où nous nous rassasiâmes en tuant deux bœufs.
De là, nous continuâmes notre chemin vers Lages, où nous arrivâmes par un effroyable jour de pluie.
Ce bon pays de Lages, qui nous avait si bien fêtés victorieux, avait, à la nouvelle de notre défaite, retourné sa bannière, et quelques-uns des plus résolus avaient rétabli le système impérial. Ceux-là, au reste, s’enfuirent à notre arrivée, et comme ils étaient marchands, la plupart d’entre eux avaient laissé leurs magasins approvisionnés de toutes choses. Ce fut une providence, car nous crûmes pouvoir, sans remords, nous approprier les marchandises de nos ennemis, et, grâce à la variété des commerces qu’ils exerçaient, améliorer singulièrement notre position.
Cependant, Teixeira écrivit à Aranha, en lui ordonnant de se joindre à nous, et il eut vers ce temps, la nouvelle de l’arrivée du colonel Portinko, qui avait été envoyé par Bento Manoel pour suivre ce même corps de Mello, si malheureusement rencontré par nous à Coritibani.
J’ai servi en Amérique la cause des peuples, et l’ai sincèrement servie; j’étais donc l’adversaire de 183 l’absolutisme, là-bas comme en Europe; amant du système en harmonie avec mon opinion, et par conséquent ennemi du système contraire. J’ai quelquefois admiré les hommes, je les ai souvent plaints, je ne les ai jamais haïs. Lorsque je les ai trouvés égoïstes et méchants, j’ai mis leur méchanceté et leur égoïsme sur le compte de notre malheureuse nature. Depuis, je me suis éloigné du théâtre où se sont passés les événements que je raconte; j’en suis à deux mille lieues au moment où j’écris ces lignes, on peut, par conséquent, croire à mon impartialité. Eh bien, je le dis pour mes amis comme pour mes ennemis, c’étaient d’intrépides enfants du continent américain ceux que je combattais, mais non moins intrépides ceux dans les rangs desquels j’avais pris ma place.
Ce fut donc une audacieuse entreprise que celle que nous arrêtâmes de défendre Lages contre un ennemi dix fois supérieur à nous, et dont une récente victoire doublait la confiance. Séparés de lui par le fleuve Canoas, que nous ne pouvions garnir suffisamment pour le défendre, nous attendîmes pendant de longs jours la jonction d’Aranha et de Portinko; pendant toute cette période, l’ennemi fut maintenu par une poignée d’hommes. Et aussitôt les renforts arrivés, nous marchâmes résolûment 184 à lui; mais ce fut lui alors qui n’accepta plus le combat, et qui se retira sur la province voisine de San Paolo, où il espérait trouver un puissant secours.
Ce fut dans cette circonstance que je constatai les défauts et les vices généralement reprochés aux armées républicaines: ces armées se composent d’ordinaire d’hommes pleins de patriotisme et de courage, mais qui n’entendent rester sous les drapeaux que tant que l’ennemi menace, s’en éloignent et les abandonnent quand celui-ci disparaît. Ce vice fut presque notre ruine, ce défaut faillit causer notre perte, dans cette circonstance, où un ennemi, mieux renseigné, eût pu nous anéantir en en profitant.
Les Serraniens donnèrent l’exemple d’abandonner leurs rangs. Les hommes de Portinko le suivirent. Notez bien que les déserteurs, non-seulement emmenaient leurs propres chevaux, mais ceux de la division, si bien, que nos forces se fondirent de jour en jour, avec une telle rapidité, que nous fûmes bientôt forcés d’abandonner Lages, et de nous retirer vers la province de Rio-Grande, craignant la présence de cet ennemi, qui avait été forcé de fuir devant nous, et dont la fuite nous avait vaincus.
185 Que cela serve d’exemple aux peuples qui veulent être libres; qu’ils sachent bien que ce n’est point avec des fleurs, des fêtes, des illuminations que l’on combat les soldats aguerris et disciplinés du despotisme, mais avec des soldats plus disciplinés et plus aguerris qu’eux; qu’ils ne se mettent donc pas à ce rude ouvrage, ceux qui ne sont pas capables d’aguerrir et de discipliner un peuple après l’avoir soulevé.
Il y a aussi des peuples qui ne valent pas la peine d’être soulevés, la gangrène ne se guérit pas.
Le reste de nos forces, ainsi diminuées, lorsque nous étions privés des choses les plus nécessaires, et particulièrement d’habits,—privation terrible à l’approche de l’hiver sombre et rude de ces régions élevées,—le reste de nos forces, disais-je, commença de se démoraliser, et de demander, à haute voix, de rejoindre ses foyers. Teixeira fut donc forcé de céder à cette exigence, et m’ordonna de descendre des montagnes et de me réunir à l’armée, se préparant de son côté à en faire autant. Cette retraite fut rude, et à cause de la difficulté des chemins, et à cause des hostilités cachées des habitants de la forêt, ennemis acharnés des républicains.
Au nombre de soixante-dix, à peu près, nous descendîmes donc la picada di Peloffo.—J’ai déjà 186 dit ce que c’était qu’une picada, et nous eûmes à affronter des embuscades réitérées et imprévues, que nous traversâmes avec un bonheur inouï, grâce à la résolution des hommes que je conduisais, et un peu à la confiance sans bornes qu’en général j’inspire à ceux que je commande. Le sentier que nous suivions était étroit à laisser passer deux hommes à peine, et de tout côté enveloppé de maquis; l’ennemi, né dans le pays, au fait de toutes les localités, s’embusquait aux endroits les plus favorables, puis il nous entourait, se dressant tout à coup, avec des cris furieux, tandis qu’un cercle de flamme s’allumait en petillant autour de nous, sans que nous pussions voir les tireurs, heureusement plus bruyants qu’habiles. Au reste, la contenance admirable de mes hommes, leur union dans le danger furent telles, que quelques-uns seulement furent légèrement blessés, et que nous n’eûmes qu’un cheval tué.
Ces événements rappellent, en vérité, les forêts enchantées du Tasse, où chaque arbre vivait, et avait une voix et du sang.
Nous rejoignîmes le quartier général à Mala-Casa, où se trouvait alors Bento Gonzales, réunissant les fonctions de président et de général en chef.
L’armée républicaine se préparait à se mettre en marche. Quant à l’ennemi, depuis la bataille perdue de Rio-Pardo, il s’était refait à Porto-Allegre, en était sorti sous les ordres du vieux général Georgio, et avait établi son camp sur les rives du Cahé, attendant la jonction du général Calderon, qui, avec un corps imposant de cavalerie, était parti de Rio-Grande, et devait se réunir à lui en traversant la campagne.
Le grand inconvénient que j’ai signalé plus haut, c’est-à-dire la dispersion des troupes républicaines quand elles ne se trouvaient plus en face de l’ennemi, lui donnait facilité dans tout ce qu’il voulait entreprendre; de sorte qu’au moment où le général Netto, qui commandait les forces de la campagne, eut réuni un nombre d’hommes suffisant pour battre Calderon, celui-ci avait déjà rejoint sur le Cahé le gros de l’armée impériale.
Il était indispensable au président de s’adjoindre la division Netto, s’il voulait être en état de combattre 188 l’ennemi: c’est pourquoi il leva le siége. Cette manœuvre et la jonction qui s’ensuivit eurent un heureux résultat, et firent grand honneur à la capacité militaire de Bento Gonzales. Nous partîmes avec l’armée de Mala-Casa, prenant la direction de San Leopoldo, et passant à deux milles de l’armée ennemie; et après deux jours et deux nuits de marche continuelle, pendant lesquelles nous demeurâmes sans manger et sans boire, ou à peu près, nous arrivâmes dans le voisinage de Taquari, où nous rencontrâmes le général Netto qui venait au-devant de nous.
J’ai dit sans manger, et j’ai dit la vérité. Dès que l’ennemi eut appris notre mouvement, il marcha résolûment à nous, et plusieurs fois nous joignit et nous attaqua pendant que nous nous reposions un instant, et étions occupés à faire rôtir la viande, qui faisait notre seule nourriture. Or, dix fois, notre viande cuite à point, les sentinelles crièrent aux armes, et il nous fallut combattre au lieu de déjeuner ou de dîner. Enfin, nous fîmes halte à Pinhurinho, à six milles de Taquari, et nous prîmes toute disposition pour combattre.
L’armée républicaine, forte de mille hommes d’infanterie et de cinq mille de cavalerie, occupait les hauteurs de Pinhurinho, montagne couverte de 189 pins, comme l’indique son nom, peu élevée, mais cependant dominant les montagnes voisines. L’infanterie était au centre, commandée par le vieux colonel Crezunzio. L’aile droite obéissait au général Netto, et l’aile gauche à Canavarro. Les deux ailes étaient donc composées de pure cavalerie, et, sans contredit, de la meilleure du monde. L’infanterie, elle aussi, était excellente. Le désir d’en venir aux mains était donc général.
Le colonel S. Antonio formait la réserve avec un corps de cavalerie.
L’ennemi, de son côté, avait quatre mille fantassins, et, disait-on, trois mille hommes de cavalerie, et quelques pièces de canon; sa position était prise sur l’autre côté d’un petit torrent qui nous séparait de lui, et sa contenance était loin d’être méprisable. Son armée se composait des meilleures troupes de l’empire, commandées par un général très-vieux et très-capable.
Le général ennemi avait jusque-là marché ardemment à notre poursuite, et avait pris toutes les dispositions pour une attaque en règle. Deux pièces de canon, placées sur son côté du torrent, foudroyaient notre ligne de cavalerie. Déjà nos vaillants de la première brigade, aux ordres de Netto, avaient tiré les sabres du fourreau, et n’attendaient plus que le son 190 de la trompette pour s’élancer sur les deux bataillons qui avaient traversé le torrent. Ces braves continentaux avaient la conscience de la victoire, eux et Netto n’ayant jamais été battus. L’infanterie, échelonnée en divisions au sommet de la colline, et couverte par un pli de terrain, frémissait du désir de combattre. Déjà les terribles lanciers de Canavarro avaient fait un mouvement en avant, enveloppant le flanc droit de l’ennemi, obligé par eux à changer de front, changement qui s’était fait en désordre.
C’était une véritable forêt de lances, que cet incomparable corps, composé dans sa presque totalité d’esclaves délivrés par la république, et choisis parmi les meilleurs dompteurs de chevaux de la province; tous noirs, excepté les officiers supérieurs. Jamais l’ennemi n’avait vu les épaules de ces enfants de la liberté. Leurs lances, dépassant la mesure ordinaire de cette arme; leurs visages basanés, leurs robustes membres, corroborés encore par leurs âpres et fatigants exercices; leur parfaite discipline, enfin, tout les rendait la terreur de l’ennemi.
Déjà la voix animatrice du chef avait frémi dans toutes les poitrines: «Que chacun combatte aujourd’hui comme s’il avait quatre corps pour 191 défendre la patrie et quatre âmes pour l’aimer!» avait dit ce vaillant, qui avait toutes les qualités d’un grand capitaine, excepté le bonheur.
Quant à nous, notre âme, pour ainsi dire, sentait les palpitations de la bataille, et s’inondait de la confiance de la victoire. Jamais jour plus beau, jamais plus magnifique spectacle ne s’était offert à moi. Placé au centre de notre infanterie, à l’extrême sommet de la colline, je découvrais tout, champ de bataille et double armée. Les plaines sur lesquelles se jouait le jeu meurtrier de la guerre étaient semées de plantes basses et rares, ne faisant aucun obstacle ni aux mouvements stratégiques, ni au regard qui les suivait; et je pouvais me dire qu’à mes pieds, au-dessous de moi, dans quelques minutes, seraient résolues les destinées de la plus grande partie du continent américain, peut-être même du plus grand empire du monde.
Y aura-t-il un peuple ou non? Ces corps, si compacts, si bien soudés les uns aux autres, vont-ils être défaits et dispersés? Tout cela dans un instant ne va-t-il pas être cadavres et membres broyés détachés du corps, nageant dans le sang? Toute cette belle et vivante jeunesse va-t-elle engraisser de ses débris ces magnifiques campagnes? Allons donc! sonnez fanfares, tonnez canons, rugis bataille, et 192 que tout soit décidé, comme à Zama, comme à Pharsale, comme à Actium!
Mais non, il n’en devait pas être ainsi: cette plaine ne devait pas être celle du carnage. Le général ennemi, intimidé par notre forte position et par notre ferme contenance, hésita, fit repasser le torrent à ses deux bataillons, et de l’offensive qu’il avait prise en revint à la défensive. Le général Calderon avait été tué dès le commencement de l’attaque, et de là était venue peut-être l’hésitation de Georgio. Du moment où il ne nous attaquait pas, ne devions-nous pas l’attaquer, nous? Telle était l’opinion de la majorité. Eussions-nous bien fait? Le combat s’engageant dans les conditions primitives, et malgré notre admirable position, toutes les chances étaient pour nous. Mais abandonnant cette position pour suivre un ennemi quatre fois plus fort que nous en infanterie, il fallait reporter le combat sur l’autre bord du torrent.
C’était scabreux, bien que tentant.
En somme, nous ne combattîmes point ou nous combattîmes à peine, et nous passâmes toute la journée en présence, nous contentant d’escarmoucher.
Dans notre armée la viande avait manqué, et l’infanterie était particulièrement affamée; plus insupportable encore peut-être que la faim était la soif; 193 nulle part on ne trouvait d’eau que dans ce torrent, qui était au pouvoir de l’ennemi. Mais nos hommes étaient faits à toutes les privations, et une seule plainte sortit de la bouche de ces mourants de faim et de soif,—celle de ne pas combattre.—O Italiens! Italiens! le jour où vous serez unis et sobres, et patients à la fatigue et aux privations comme ces hommes du continent américain, l’étranger, soyez-en sûrs, ne foulera plus votre terre et ne souillera plus votre foyer. Ce jour-là, ô Italiens! l’Italie aura repris sa place, non-seulement au milieu, mais à la tête des nations de l’univers.
Pendant la nuit, le vieux général Georgio avait disparu, et, le jour venu, nous cherchâmes en vain l’ennemi; seulement, vers dix heures du matin, au moment où le brouillard se levait, on le revit dans les fortes positions de Taquari.
Peu de temps après, nous eûmes avis que sa cavalerie traversait le fleuve. Les impériaux étaient donc en pleine retraite; il fallait les attaquer et notre général n’hésita point.
La cavalerie ennemie avait passé le fleuve, assistée dans ce passage par quelques bâtiments ennemis; mais l’infanterie était tout entière restée sur la gauche, protégée par ces mêmes bâtiments et par la forêt: sa position était donc des plus avantageuses. 194 Notre seconde brigade d’infanterie, composée du troisième et du vingtième bataillons, était destinée à commencer l’attaque. Elle l’effectua avec toute la bravoure dont elle était capable. Mais l’ennemi était numériquement si supérieur à ces braves, qu’après avoir fait des prodiges de valeur ils furent forcés de se retirer, soutenus par la première brigade et par le premier bataillon d’artillerie,—sans canon,—et de la marine. Le combat fut terrible, dans la forêt surtout, où le bruit des coups de fusil et des arbres brisés semblait, au milieu d’une épaisse fumée, celui d’une infernale tempête.
Nous ne comptions pas moins de cinq cents tués et blessés de chaque côté. Les cadavres de nos vaillants républicains furent trouvés jusque sur la berge du fleuve où ils avaient repoussé et presque précipité l’ennemi dans le courant. Par malheur, ces pertes furent sans résultat relativement à leur importance, puisque, la deuxième brigade en retraite, le combat fut suspendu.
Sur ces entrefaites, la nuit vint, et l’ennemi put librement achever de passer le fleuve.
Au milieu de ses brillantes qualités, dont je crois avoir fait la part, je signalerai quelques défauts du général Bento Gonzales: le plus déplorable d’entre eux était une certaine hésitation, cause probable 195 des désastreuses issues de ses opérations. On eût désiré qu’au lieu de lancer ces cinq cents hommes, si inférieurs en nombre à ceux qu’ils attaquaient, on eût poussé contre l’ennemi, non-seulement tout ce que nous avions de fantassins, mais encore notre cavalerie mise à pied, puisque, à cause de la difficulté du terrain, elle ne pouvait combattre à sa manière accoutumée; une telle manœuvre nous eût certainement donné une splendide victoire, si, faisant perdre pied à l’ennemi, nous parvenions à le jeter dans le fleuve; mais, par malheur, le général craignit d’aventurer toute son infanterie, la seule qu’il eût, la seule qu’eût la République.
En tout cas, le résultat fut, de notre part, une irréparable perte, ne sachant comment remplacer nos braves fantassins, tandis qu’au contraire l’infanterie faisait la principale force de l’ennemi, et que de nombreuses recrues comblaient aussitôt le vide fait dans ses rangs.
L’ennemi, en somme, resta sur la rive droite du Taquari, maître par conséquent de toute la campagne. Quant à nous, nous reprîmes la route de Mala Casa.
Toutes ces fausses manœuvres empiraient la situation de la République. Nous revînmes à San Leopoldo et à la Settembrina; enfin à notre ancien 196 camp de Mala Casa, abandonné au bout de quelques jours pour celui de Bella Vista.
Une opération imaginée vers ce temps par le général eût pu nous remettre en excellente position si la fortune avait, comme elle le devait, secondé les efforts de cet homme aussi malheureux que supérieur.
L’ennemi, pour être en état de faire ses excursions dans la campagne, avait été forcé de dégarnir d’infanterie ses places fortes;—San José du Nord était particulièrement affaibli.
Cette place, située sur la rive septentrionale de l’embouchure du lac de Los Patos, était une des clefs de la province, aussi bien sous le rapport commercial que sous le rapport politique;—sa possession eût pu changer la face des choses, si assombries pour les républicains en ce moment; sa prise devenait plus qu’utile,—elle était nécessaire.—En effet, la ville renfermait des objets de tout genre, indispensables à l’habillement du soldat, qui, de notre côté, était dans l’état le plus déplorable; or, non-seulement sur ce point, et sur celui de son importance dominatrice de l’unique port de la province, San José du Nord méritait que l’on fît tous les sacrifices pour s’en emparer, mais encore de ce côté seulement on trouvait l’atalaga, c’est-à-dire le mât des signaux des 198 bâtiments, lequel leur indiquait la profondeur des eaux à l’embouchure.
Il arriva par malheur, dans cette expédition, la même chose qui était arrivée à Taquari.—Conduite avec une admirable sagesse et un profond secret, on en perdit tout le fruit pour avoir hésité à frapper le dernier coup.
Une marche obstinée de huit jours, à vingt-cinq milles par jour, nous conduisit sous les murs de la place.
C’était une de ces nuits d’hiver, pendant lesquelles un abri et du feu sont un bienfait de la Providence, et nos pauvres soldats de la liberté, affamés, vêtus de lambeaux, les membres roidis par le froid, le corps glacé par la pluie d’une effroyable tempête, notre compagne pendant la plus grande partie de la marche, s’avançaient silencieux contre les forts et les tranchées, garnis de sentinelles.
A peu de distance des murailles, on laissa les chevaux des chefs sous la garde d’un escadron de cavalerie, commandé par le colonel Amaral, et chacun rassemblant ses pauvres forces, se prépara au combat.
Le qui-vive de la sentinelle fut le signal de l’assaut; la résistance fut faible et de peu de durée sur les murailles, et à peine si les canons des forts 199 firent feu. A une heure et demie du matin nous livrions l’assaut, à deux heures nous nous emparions des tranchées et des trois ou quatre forts qui les garnissaient, et qui furent pris à la baïonnette.
Maîtres de toute la tranchée, maîtres des forts, entrés dans la ville, il semblait impossible qu’elle nous échappât.—Eh bien! cette fois encore ce qui semblait devoir être impossible nous était réservé.—Une fois dans les murs, une fois dans les rues de San José, nos soldats crurent que tout était fini: la plus grande partie se dispersa, entraînée par l’appât du pillage.—Pendant ce temps, revenus de leur surprise, les impériaux se réunirent dans un quartier fortifié de la ville. Nous les y attaquâmes, mais ils nous repoussèrent; les chefs cherchaient de tous côtés des soldats pour renouveler les attaques,—la recherche était inutile,—ou si l’on rencontrait quelques-uns d’entre eux, on les trouvait ou chargés de butin, ou ivres, ou bien ayant cassé ou endommagé leurs fusils à force de briser ou d’enfoncer les portes des maisons.
L’ennemi, de son côté, ne perdait pas de temps: plusieurs bâtiments de guerre qui se trouvaient dans le port prirent position, enfilant de leurs batteries les rues où nous nous trouvions. On fit demander du secours à Rio-Grande du Sud, ville 200 située sur la rive opposée de l’embouchure de Los Patos, tandis qu’un seul fort, que nous avions négligé d’occuper, servait de refuge à l’ennemi.—Le premier de tous ces forts, celui de l’Empereur, dont l’occupation nous avait coûté un glorieux et meurtrier assaut, fut rendu inutile par une explosion terrible de la poudrière, qui nous tua bon nombre de gens.—Enfin le plus glorieux des triomphes était changé, vers midi, en la plus honteuse retraite; les bons pleuraient de rage et de désespoir.—Comparativement à notre situation et aux efforts faits par nous, notre perte fut immense.
A partir de ce moment, notre infanterie ne fut plus qu’un squelette; quant au peu de cavalerie qui était venue à l’expédition, elle servit à protéger la retraite.
La division rentra dans ses logements de Bella Vista, et moi je restai à Saint-Simon avec la marine.
Toute ma troupe était réduite à une quarantaine d’hommes, officiers et soldats.
Le motif de mon départ pour Saint-Simon eut pour but, sinon pour résultat, de faire exécuter quelques-uns de ces canots, faits d’un seul tronc d’arbre, à l’aide desquels je voulais ouvrir des communications avec une autre partie du lac. Mais pendant les quelques mois que j’y restai, les arbres promis ne parurent jamais, et rien de notre projet ne put, par conséquent, s’accomplir. Il en résulta que, comme j’ai l’oisiveté en horreur, au lieu de m’occuper de barques, je m’occupai de chevaux. Il y avait, en effet, à Saint-Simon des poulains en quantité, lesquels servirent à faire des cavaliers de mes marins.
Saint-Simon était une très-belle et très-spacieuse ferme, bien qu’alors abandonnée et détruite en partie; elle appartenait à un comte de Saint-Simon, autrefois exilé, à ce que je crois, et dont les héritiers étaient eux-mêmes exilés comme ennemis de la République. Je ne sais s’il était quelque chose au fameux comte de Saint-Simon, fondateur de cette religion dont les adeptes m’avaient initié au cosmopolitisme et à la fraternité universelles.
202 Mais, pour le moment, comme ces Saint-Simon-là étaient pour nous des ennemis, nous traitâmes leur ferme en bien conquis: c’est-à-dire que nous nous emparâmes des maisons pour en faire des logements, et des bestiaux pour en faire notre nourriture.
Quant à nos récréations, elles consistaient à dompter nos poulains, ou plutôt, les poulains de MM. de Saint-Simon.
Ce fut là que ma chère Anita me mit entre les bras notre premier-né. Au lieu de lui donner le nom d’un saint, je lui donnai celui d’un martyr.
Il s’appelle Menotti.
Il naquit le 16 septembre 1840, et avait, selon toute probabilité, été engendré le jour du combat de Santa Vittoria. Sa venue en ce monde sans accident était un vrai miracle, après les privations et les dangers soufferts par sa mère. Ces privations et ces souffrances, dont je n’ai point parlé afin de ne point interrompre mon récit, doivent trouver place au point où nous en sommes arrivés; et c’est pour moi une piété que de faire connaître, sinon au monde, du moins aux quelques amis qui liront ce journal[9], l’admirable créature que j’ai perdue.
[9] Inutile de répéter que ce journal n’avait été écrit que pour quelques amis, et qu’il fallut les influences les plus intimes pour que Garibaldi me le confiât.
203 Anita, comme toujours, avait voulu m’accompagner et m’avait accompagné dans la campagne que nous venions de faire et que je viens de raconter.
On se rappelle que, réunis aux Serraniens, commandés par le colonel Aranha, nous battîmes à Santa Vittoria le brigadier Acunha, de telle façon que la division ennemie fut complétement détruite. Pendant ce combat, Anita demeura à cheval au milieu du feu, spectatrice de notre victoire et de la défaite des impériaux. Elle fut, ce jour-là, la providence de nos blessés, qui, n’ayant ni chirurgien ni ambulance, étaient, tant bien que mal, pansés par nous-mêmes. Cette victoire remit, momentanément du moins, les trois départements de Lages, de Vaccaria et de Cima da Serra, sous l’autorité de la République, et j’ai déjà raconté comment, au bout de quelques jours, nous entrâmes triomphants dans Lages.
Mais il n’en fut pas de même du combat de Coritibani.
J’ai raconté comment, malgré le courage de Texeira, notre cavalerie fut rompue, et comment, avec mes soixante-trois fantassins, je restai enveloppé par plus de cinq cents hommes de cavalerie ennemie.
204 Anita devait, dans cette journée, assister aux plus sombres péripéties de la guerre.
Ne se soumettant qu’à regret au rôle de simple spectatrice du combat, elle pressait la marche des munitions, craignant que les cartouches ne manquassent aux combattants: le feu que nous étions obligés de faire donnait à supposer, en effet, que si nos munitions n’étaient pas renouvelées, elles seraient bientôt épuisées; elle s’approchait donc dans ce but du lieu principal du combat, quand une vingtaine de cavaliers ennemis, poursuivant quelques-uns de nos fugitifs, tombèrent sur nos soldats du train. Excellente cavalière, et montant un admirable cheval, Anita pouvait fuir et leur échapper; mais cette poitrine de femme renfermait un cœur de héros: au lieu de fuir, elle excita nos soldats à se défendre, et se trouva tout à coup entourée par les impériaux. Un homme se fût rendu: elle mit les éperons dans le ventre de son cheval, et, d’un vigoureux élan, passa au milieu de l’ennemi, n’ayant reçu qu’une seule balle au travers de son chapeau, laquelle lui avait enlevé les cheveux, mais sans même effleurer le crâne. Peut-être se sauvait-elle, si son cheval ne s’était abattu, frappé à mort par une autre balle; elle dut alors se rendre, et fut présentée au colonel ennemi.
205 Sublime de courage dans le danger, Anita grandissait encore, s’il est possible, dans l’adversité; de sorte qu’en présence de cet état-major, émerveillé de son courage, mais qui n’eut pas le bon goût de cacher devant une femme l’orgueil de la victoire, elle repoussa avec une rude et dédaigneuse fierté quelques mots qui lui parurent sentir le mépris pour les républicains vaincus, et combattit aussi vigoureusement de la parole qu’elle avait fait avec les armes.
Anita me croyait mort. Dans cette croyance, elle demanda et obtint la permission d’aller au milieu des cadavres chercher mon corps sur le champ de bataille. Longtemps elle erra seule et pareille à une ombre sur la plaine ensanglantée, cherchant celui qu’elle craignait de rencontrer, retournant ceux des morts qui étaient tombés le visage contre terre, et auxquels, par les vêtements ou par la taille, elle trouvait quelque ressemblance avec moi.
La recherche fut inutile; c’était à moi, au contraire, que le sort réservait cette douleur, de baigner de mes larmes ses joues glacées; et lorsque cette angoisse suprême m’étreignit, il me fut défendu de répandre une poignée de terre, de jeter une fleur sur la tombe de la mère de mes fils!
Dès qu’elle fut à peu près sûre que j’existais 206 encore, Anita n’eut plus qu’une pensée, celle de fuir;—l’occasion ne tarda point à se présenter.—Profitant de l’ivresse de l’ennemi victorieux, elle passa dans une maison voisine de celle où on la gardait prisonnière, et où, sans la connaître, une femme la reçut et la protégea.—Mon manteau, que j’avais jeté loin de moi pour être plus libre de mes mouvements, était tombé au pouvoir d’un ennemi; elle le lui échangea contre le sien, plus beau et d’une plus grande valeur.—La nuit vint, Anita s’élança dans la forêt et y disparut; il fallait à la fois avoir le cœur de lion et de gazelle de cette sainte créature, pour se risquer ainsi. Celui-là seul qui a vu les immenses forêts qui couvrent les cimes de l’Espinano, avec leurs pins séculaires, qui semblent destinés à soutenir le ciel et qui sont les colonnes de ce splendide temple de la nature, les gigantesques roseaux qui en peuplent les intervalles, et qui fourmillent d’animaux féroces et de reptiles dont la piqûre est mortelle, pourra se faire une idée des dangers qu’elle avait à courir, des difficultés qu’elle avait à surmonter. Heureusement la fille des steppes américaines ignorait ce que c’était que la peur; c’était, de Coritibani à Lages, vingt lieues à faire dans des bois impénétrables, seule, sans aliments; comment y parvint-elle? Dieu le sait.
207 Le peu d’habitants de cette partie de la province qu’elle pouvait rencontrer, était hostile aux républicains, et aussitôt qu’ils connurent notre défaite, ils s’armèrent et dressèrent des embuscades sur plusieurs points, et particulièrement dans les picadas que devaient suivre les fugitifs dans la direction de Coritibani à Lages.
Dans les cabecaes, c’est-à-dire dans les parties presque impraticables de ces sentiers, il se fit un affreux carnage de nos malheureux compagnons. Anita traversa de nuit ces pas dangereux, et, soit sa bonne étoile, soit l’admirable résolution avec laquelle elle les franchit, son aspect fit toujours fuir les assassins, qui fuirent, disaient-ils, poursuivis par un être mystérieux!
En effet, c’était chose étrange à voir, que cette vaillante montée sur un ardent coursier demandé et obtenu dans une maison où elle avait reçu l’hospitalité, et cela, pendant une nuit de tempête, se ruant au galop à travers les rochers, à la lueur des éclairs et aux bruits de la foudre; car telle fut réellement cette nuit de malheur. Quatre cavaliers, placés au passage du fleuve Canoas, s’enfuirent à l’aspect de cette vision, se précipitant derrière les buissons de la rive; pendant ce temps, Anita arrivait elle-même sur le bord du torrent; le torrent, gonflé par les 208 pluies, doublé par les ruisseaux descendus des montagnes, était devenu un fleuve; et cependant elle le traversait, ce fleuve furieux, non plus comme elle avait fait quelques jours auparavant dans une bonne barque, mais à la nage, mais cramponnée à la crinière de son cheval, que sa voix encourageait.
Le flot se précipitait en grondant, non pas dans un étroit espace, mais sur une étendue de cinq cents pas. Eh bien, saine et sauve elle atteignit l’autre rive.
Une tasse de café, avalé à la hâte à Lages, fut tout ce que prit l’intrépide voyageuse, pendant l’espace de quatre jours qu’elle mit à rejoindre à Vaccaria, le corps du colonel Aranha.
Là, nous nous retrouvâmes, Anita et moi, après une séparation de huit jours, et nous étant crus morts tous les deux.
On juge quelle joie fut la nôtre.
Eh bien, une plus grande joie encore m’attendait le jour où mon Anita, sur la péninsule qui ferme la lagune de Los Patos du côté de l’Atlantique, mit au jour, dans un rancho où elle avait reçu la plus généreuse hospitalité, notre bien-aimé Menotti.
L’enfant vint au monde avec une cicatrice à la tête; cette cicatrice lui venait de la chute de cheval qu’avait faite sa mère.
209 Et qu’ici, encore une fois, je renouvelle tous mes remercîments aux excellentes gens qui nous avaient donné l’hospitalité; je leur garde, qu’ils le croient bien, une éternelle reconnaissance. Dans le camp, où nous manquions des choses les plus nécessaires, et où je n’eusse certes pas trouvé un mouchoir à donner à la pauvre accouchée, elle n’eût pu triompher à ce moment suprême, où la femme a besoin de tant de forces et de tant soins.
Je me décidai néanmoins, pour aider mes pauvres chéris, car bien des choses manquaient, à faire un petit voyage à la Settembrina pour y acheter quelques vêtements. J’avais là de bons amis, et parmi eux un excellent nommé Blingini; je me mis donc en voyage à travers les campagnes inondées, et où j’avais de l’eau jusqu’au ventre de mon cheval; je passai au milieu d’un champ autrefois cultivé, nommé Rossa-Velha, où je rencontrai le capitaine de lanciers Massimo, lequel me reçut en bon compagnon; il était dans cet excellent hivernage préposé à la garde des chevaux.
J’arrivai là, le soir, avec une pluie torrentielle; et le second jour n’étant pas meilleur, le bon capitaine fit tout ce qu’il put pour me retenir.
Mais l’objet pour lequel j’étais parti me tenait trop au cœur, pour m’arrêter en chemin, et, malgré 210 les observations de ce bon ami, je me remis en chemin, par ces plaines qui ressemblaient à un vaste lac. A la distance de quelques milles, j’entendis une vive fusillade du côté que je venais de quitter; il me vint quelques soupçons pleins d’angoisse, mais je ne pouvais revenir sur mes pas.
J’arrivai donc à la Settembrina, où j’achetai les quelques effets dont j’avais besoin; après quoi, toujours inquiet de cette fusillade, je me remis en route pour Saint-Simon; en repassant à la Rossa-Velha, je sus la cause du bruit que j’avais entendu, et le triste événement arrivé le jour même de mon départ.
Morinque,—le même qui m’avait surpris à Camacua, et que mes quatorze hommes et moi avions forcé de battre en retraite, avec un bras cassé,—Morinque avait surpris le capitaine Massimo, tous ses gens et tous ses quadrupèdes, la majeure partie des chevaux; les meilleurs avaient été embarqués, les autres tués. Morinque avait exécuté cette surprise avec des navires de guerre et de l’infanterie; après quoi, ayant rembarqué ses fantassins, il s’était, avec sa cavalerie, dirigé sur Rio-Grande du Nord, en épouvantant sur sa route tous les petits partis républicains qui, se croyant en sûreté, s’étaient éparpillés sur le territoire; parmi eux se 211 trouvaient mes quelques marins, qui furent forcés de se réfugier dans la forêt.
Mon premier cri, on le comprend bien, fut: «Anita! Qu’est devenue Anita?»
Anita, le douzième jour après ses couches, par une effroyable tempête, était montée à cheval, à moitié nue, et son pauvre enfant en travers de sa selle, avait été obligée de se réfugier dans la forêt.
Je ne retrouvai donc au rancho, ni Anita, ni les bonnes gens qui lui avaient donné l’hospitalité; mais je les rejoignis à la lisière d’un bois où ils se tenaient, ne sachant pas exactement où en était l’ennemi, et s’ils avaient encore quelque chose à craindre.
Nous retournâmes à Saint-Simon, et nous y restâmes quelque temps encore; de là nous changeâmes notre camp, et l’établîmes sur la rive gauche du Capivari, c’est-à-dire sur le même fleuve où, une année auparavant, nous travaillions à transporter en chars nos bâtiments pour l’expédition de Sainte-Catherine, expédition qui nous avait si mal réussi.
Hélas! là, mon cœur avait battu, gonflé d’espérances qui s’étaient tristement évanouies.
Le Capivari se forme de différents ruisseaux échappés des lacs nombreux qui garnissent la partie septentrionale de la province de Rio-Grande, 212 sur les côtes de la mer et sur le versant oriental de la chaîne de l’Espinano, il prend son nom de la capinara, espèce de roseaux très-communs dans l’Amérique méridionale, et qui dans les colonies se nomment capineios.
De Capivari et de Sangrador do Abreu, canal qui sert de communication entre un marais et un lac où nous avions réuni quelques canots avec des peines inouïes, nous fîmes quelques voyages à la côte occidentale du lac, établissant des communications entre les deux rives, et transportant della gente[10].
[10] Qu’on nous permette de nous servir de l’expression italienne, qui n’a pas d’équivalent en français; della gente veut tout dire: des hommes, des femmes, des enfants, des voyageurs, des négociants, des flâneurs, etc., etc.
Cependant la situation de l’armée républicaine empirait de jour en jour; ses besoins devenaient plus grands, ses ressources moindres; les deux combats de Taquari et de San Jose du Nord, avaient décimé l’infanterie, qui, quoique peu nombreuse, était le nerf des opérations du siége. Les suprêmes besoins engendrèrent la désertion; les populations, comme il arrive dans ces guerres par trop prolongées, se lassèrent; la maladie de l’indifférence, la pire de toutes, les prit, et de chaque côté on sentit que le moment était venu d’en finir.
Dans cet état de choses, les impériaux firent des propositions d’accommodement, qui, bien qu’avantageuses relativement pour les républicains, furent refusées par eux: ce refus augmenta le mécontentement dans la partie la plus malheureuse, et par conséquent la plus fatiguée de l’armée et du peuple; enfin on décida que le siége serait abandonné et que l’on se retirerait.
La division Canavarro, dont faisaient partie les marins, 214 fut désignée pour commencer le mouvement, et ouvrir les passages de la serra, occupés par le général Labattue, Français au service de l’empereur. Bento Gonzalès, avec le reste de l’armée, marcherait à la queue et formerait l’arrière-garde.
La garnison républicaine de Settembrina devait le suivre et marcher la dernière; mais elle ne put exécuter ce mouvement; surprise par le fameux Morinque, la ville fut emportée.
Là fut tué mon cher Rossetti.
Tombé de cheval après avoir fait des prodiges de valeur, blessé dangereusement, sommé de se rendre, il aima mieux se faire tuer que de donner son épée.
Encore une âpre blessure pour mon cœur. On m’a entendu parler plus d’une fois de Rossetti, on sait combien je l’aimais; qu’on me permette donc, si insuffisante que soit ma plume, de dire à l’Italie ce que tant de fois je lui ai dit déjà:
O Italie, ma mère, nous venons de perdre, moi un de mes frères les plus chers; et toi, un de tes fils les plus généreux!
Celui-là était enfant de Gênes. Il avait, par des parents qui connaissaient peu son caractère, été destiné à l’Église; c’était un des plus ardents patriotes italiens 215 que j’aie jamais connus. Enclin à la vie aventureuse, et ne pouvant respirer en Italie, il partit pour Rio de Janeiro, où tantôt il fit du commerce et tantôt du courtage; mais Rossetti n’était pas né pour être négociant, c’était une plante exotique poussant mal sur la terre de l’agio et du calcul; ce n’est pas que Rossetti ne fût d’une intelligence fine et d’une nature apte à s’enrichir de toutes les connaissances; certes, en toutes choses, il pouvait aspirer au premier rang; mais Rossetti était le plus Italien de tous les Italiens, c’est-à-dire le plus généreux et le plus prodigue des hommes.—Or, avec de tels vices commerciaux, on ne fait pas fortune, mais on marche à pas de géant vers la ruine.
Il en fut ainsi de Rossetti.
Bon avec tous, sa maison était la maison de tous, particulièrement des Italiens malheureux. Il n’attendait pas que les proscrits vinssent le trouver, il allait au-devant d’eux; aussi fut-il bientôt à bout de ressources. Malheureux lui-même, ce cœur d’ange ne pouvait voir souffrir un Italien; s’il ne pouvait l’aider de sa bourse, il le faisait attendre dans sa pauvre cabane, courait les rues de la ville, et ne rentrait chez lui que rapportant du secours pour celui ou pour ceux qui attendaient; il est vrai que sa bonté, sa franchise, sa loyauté, l’avaient 216 fait l’ami de tout le monde, et que, dans ses pieux embarras, tout le monde l’aidait avec plaisir.
La bataille de Tarifa eut lieu, les républicains y furent battus par les impériaux; Bento Gonzalès et les principaux chefs, faits prisonniers: ils furent conduits à Rio de Janeiro. Parmi eux était notre capitaine Zambecarri, et nous le connûmes, comme je l’ai raconté, dans les prisons de Santa Cruz. On parla de faire la course, de nous délivrer des lettres de marque; dès lors, Rossetti et moi n’eûmes plus de tranquillité que nous ne fussions lancés sur l’immensité de l’Océan, avec la bannière républicaine. Rossetti se chargea de tout, et parvint au but que nous nous proposions.
On sait le reste, puisque, à partir de ce moment-là, on ne nous a pas perdus de vue.
Hélas! il n’y a pas un coin de terre où ne dorment les os d’un Italien généreux; c’est pourquoi l’Italie ne devrait pas se réjouir, mais au contraire se couvrir de deuil. O pauvre Italie, tu sentiras véritablement leur absence, le jour où tu tenteras d’arracher ton cadavre aux corbeaux qui le dévorent.
Cette retraite, entreprise dans la saison d’hiver, au milieu d’un pays montagneux et par une pluie incessante, fut la plus terrible et la plus désastreuse que j’aie jamais vue.
Nous emmenions avec nous, pour toutes provisions, quelques vaches en laisse, sachant d’avance que nous ne trouverions aucun animal bon pour notre nourriture sur la route que nous allions parcourir.
Tout en battant en retraite nous-mêmes, nous poursuivions la division du général Labattue, mais sans la pouvoir jamais rejoindre. Seuls les Selvagiens[11], manifestant leurs sympathies pour nous, attaquèrent son avant-garde. Nous vîmes de près ces hommes de la nature, et ils ne nous furent pas hostiles.
[11] Habitants de la forêt.
Anita, pendant cette retraite de trois mois, souffrit tout ce que l’on peut humainement souffrir sans 218 rendre l’âme. Ah! tout! elle supporta tout avec un stoïcisme et un courage inexprimables.
Il faut avoir quelque connaissance des forêts de cette partie du Brésil, pour se faire une idée des privations endurées par une troupe sans moyens de transport, n’ayant pour toute ressource d’approvisionnement que le lasso, arme très-utile dans les plaines couvertes de bestiaux ou de gros gibier, mais parfaitement inutile dans ces épaisses forêts, repaires des tigres et des lions.
Pour comble de malheur, les fleuves, très-rapprochés dans ces forêts vierges, grossissaient outre mesure. Cette effroyable pluie qui nous poursuivait ne cessant de tomber, il en résultait que souvent une partie de nos troupes se trouvait emprisonnée entre deux cours d’eau, et restait là privée de toute nourriture. Alors, la faim faisant son œuvre, parmi les femmes et les enfants surtout, c’était un carnage plus lamentable que celui qu’eussent pu faire les balles et les boulets.
Notre pauvre infanterie était en proie à des souffrances et à des privations que l’on ne saurait dire, car elle n’avait pas même, comme la cavalerie, la ressource de manger ses chevaux. Peu de femmes et encore moins d’enfants sortirent de la forêt. Le peu qui échappa fut sauvé par les cavaliers 219 qui, ayant eu le bonheur de conserver leurs chevaux, avaient pitié des pauvres petites créatures abandonnées par leurs mères mortes ou mourant de faim, de froid et de fatigue.
Anita frissonnait à l’idée de perdre notre Menotti, que nous ne sauvâmes, au reste, que par miracle. Aux endroits les plus dangereux de la route et au passage des fleuves, je portais le pauvre enfant, âgé de trois mois, suspendu à mon cou dans un mouchoir; et, de cette façon, je pouvais le réchauffer avec mon haleine. D’une douzaine d’animaux, tant de chevaux que de mules, qui étaient entrés avec moi dans la forêt, tant pour mon service que pour celui de mon équipage, j’étais resté seulement avec deux mules et deux chevaux; le reste était tombé mourant de faim ou écrasé de fatigue. Pour comble de malheur, les guides avaient perdu le chemin, et ce fut la principale cause de nos souffrances dans cette terrible forêt das Antas[12].
[12] L’anta est un animal de la stature d’un âne, parfaitement inoffensif, dont la chair est exquise. On fait avec son cuir différents travaux fort élégants. Je ne l’ai jamais vu.
(Note de l’Auteur.)
Plus nous allions, moins nous voyions arriver la fin de cette picada maudite; je restai en arrière avec deux mules horriblement fatiguées, et que j’espérais 220 sauver, en les faisant avancer pas à pas, et en les nourrissant avec des feuilles de taquara, roseaux auxquels le Taquari a emprunté son nom. Pendant ce temps, j’envoyai Anita en avant, avec un domestique et l’enfant, afin qu’ils cherchassent l’issue de cette interminable forêt, et tâchassent de trouver quelque nourriture.
Les deux chevaux que j’avais laissés à Anita, montés alternativement par la courageuse femme, nous sauvèrent tous. Elle trouva enfin le bout de la forêt, et, au bout de la forêt, un piquet de mes braves soldats, avec un feu allumé, ce qui n’était point commun par une pareille pluie.
Mes compagnons, qui, par bonheur, avaient conservé quelques vêtements de laine, en enveloppèrent l’enfant, le réchauffèrent et le ramenèrent à la vie, quand la pauvre mère commençait déjà à désespérer de lui. Ce ne fut pas tout: ces excellentes gens se mirent alors à chercher avec une tendre sollicitude quelques aliments qu’ils n’eussent pas cherchés pour eux, mais qu’ils cherchèrent pour l’amour de moi, et avec lesquels ils réconfortèrent un peu la mère et l’enfant.
Celui qui leur porta les premiers et les plus efficaces secours s’appelait Manzio; que son nom soit béni!
221 J’avais pris une peine inutile pour sauver mes deux chevaux; je finis par être forcé d’abandonner les deux pauvres bêtes, poussives et fourbues, et, fort détérioré moi-même, je fis à travers la forêt le reste du chemin à pied.
Le même jour, je retrouvai ma femme et mon enfant, et sus tout ce que mes compagnons avaient fait pour eux.
Neuf jours après son entrée dans la forêt, à peine la queue de notre division en sortait-elle. Peu d’officiers avaient réussi à sauver leurs chevaux. L’ennemi qui nous précédait avait, en fuyant devant nous, laissé deux pièces de canon dans la picada; mais à peine les regardâmes-nous en passant. Les moyens de transport manquaient, et sans doute sont-elles encore à la même place où je les vis en passant.
Les tempêtes semblaient circonscrites dans la forêt. A peine en fûmes-nous sortis, qu’en approchant de Cima-da-Serra et de Vaccaria, nous trouvâmes le beau temps, et quelques bœufs qui nous tombèrent sous la main et nous indemnisèrent de notre long jeûne, nous firent oublier la fatigue, la faim et la pluie.
Nous restâmes dans le département de Vaccaria quelques jours à attendre la division de Bento Gonzales, 222 qui nous rejoignit en désordre et diminuée d’un tiers.
C’est que l’infatigable Morinque, informé de la retraite de cette division, s’était mis à la poursuite de son arrière-garde, la poursuivant sans relâche, l’attaquant en toute occasion, s’alliant pour cette œuvre de destruction aux montagnards, toujours hostiles aux républicains. Tout cela donna à Labattue le temps de faire sa retraite, puis sa jonction avec l’armée impériale; mais, lors de cette jonction, à peine avait-il quelques centaines d’hommes à sa suite: les mêmes inconvénients qui avaient existé pour nous avaient existé pour lui. L’ennemi eut, en outre, à surmonter un obstacle imprévu, et que je note à cause de son étrangeté.
Le général Labattue, devant traverser dans son chemin deux bois appelés di Mattos, y trouva quelques-unes de ces tribus indigènes connues sous le nom de Bugrès, lesquelles sont des plus sauvages que l’on connaisse au Brésil. Ces tribus, sachant le passage des impériaux, les assaillirent dans trois ou quatre embuscades, et leur firent tout le mal qu’ils purent. Quant à nous, ils ne nous inquiétèrent aucunement, et quoiqu’il y eût sur le chemin beaucoup de ces trappes que les Indiens tendent sous les pas de leurs ennemis, au lieu d’être 223 dissimulées sous du gazon ou des branches, toutes étaient découvertes, et, par conséquent, aucune n’était dangereuse.
Pendant la courte halte que nous fîmes sur la lisière d’un de ces bois gigantesques, nous en vîmes sortir une femme qui, dans sa jeunesse, avait été enlevée par les sauvages, et qui avait profité de notre voisinage pour s’enfuir.
La pauvre créature était dans un déplorable état.
Comme nous n’avions plus aucun ennemi à fuir ni à poursuivre dans ces régions élevées, nous continuâmes notre marche, à courtes étapes, il est vrai, car nous manquions complétement de chevaux, et il nous fallait dompter des poulains, chemin faisant.
Le corps des lanciers républicains étant resté complétement démonté, fut obligé de se refaire rien qu’avec des poulains.
C’était, au reste, un splendide spectacle, toujours nouveau quoique quotidiennement répété, que celui de ces jeunes et robustes noirs, dont chacun méritait l’épithète de dompteur de chevaux, que Virgile donne à Pélops. Il fallait les voir sautant sur ces sauvages enfants des steppes, ignorants du mors, de la selle et de l’éperon, se cramponnant à leur crinière et tourbillonnant avec eux dans la 224 plaine jusqu’à ce que, cédant à l’homme, le quadrupède s’avouât vaincu.
Mais la lutte était longue; l’animal ne se rendait qu’après avoir épuisé tous ses efforts pour se débarrasser de son tyran; l’homme, de son côté, admirable d’adresse, de force et de courage, lié à tous ses mouvements, le serrant entre ses jambes comme entre des tenailles, bondissant avec lui, se roulant avec lui, se relevant avec lui, et ne se séparant de lui que lorsque, ruisselant de sueur, blanc d’écume, frémissant sur ses jarrets, le cheval était dompté.
Trois jours suffisent à un bon dompteur de chevaux pour que l’animal le plus rebelle subisse le mors.
Mais rarement les poulains sont-ils bien domptés par les soldats, surtout dans les marches, où trop d’occupations empêchent ces dompteurs de leur donner tous les soins nécessaires.
Les Mattos passés, nous traversâmes la province de Missiones, nous dirigeant sur Cruz-Alta, chef-lieu de cette petite province; puis, de Cruz-Alta, nous marchâmes sur Saint-Gabriel, où s’établit le quartier général, et où l’on bâtit des baraques pour le campement de l’armée.
Six ans de cette vie d’aventures et de dangers ne m’avaient pas fatigué tant que j’étais resté seul; mais maintenant que j’avais une petite famille, cette 225 séparation de toutes mes anciennes connaissances, cette ignorance de ce que, depuis tant d’années, étaient devenus mes parents, me firent naître le désir de me rapprocher d’un point où des nouvelles de mon père et de ma mère pussent me parvenir; j’avais pu un instant refouler dans mon cœur toutes ces tendres affections, mais elles s’étaient amassées et demandaient à reprendre leur cours. Ajoutez à cela que je ne savais rien non plus de cette autre mère qu’on appelle l’Italie! La famille est puissante, mais la patrie est irrésistible.
Je me décidai donc à regagner Montevideo, du moins temporairement, et je demandai mon congé au président, ainsi que la permission de me faire un petit troupeau de bœufs, dont la vente pièce à pièce devait, tout le long de la route, subvenir à mes dépenses.
Me voilà donc truppiere, c’est-à-dire conducteur de bœufs.
En conséquence, dans une estancia appelée del Corral de Pedras, avec l’autorisation du ministre des finances, je parvins à réunir en une vingtaine de jours, et avec une indicible fatigue, environ neuf cents animaux; ces animaux étaient complétement sauvages. Une plus grande fatigue m’attendait encore pendant la route, où je rencontrai des obstacles presque insurmontables; le plus grand de tous, fut le Rio-Negro, où je faillis voir s’engloutir tout mon capital. Du passage du fleuve, de mon inexpérience dans mon nouveau métier, et surtout du brigandage de certains capataz mercenaires loués par moi comme conducteurs, je sauvai à peu près cinq cents bêtes, qui, attendu la mauvaise nourriture, la longue route et la fatigue des passages, furent jugées incapables d’atteindre leur destination.
Je résolus, en conséquence, de les tuer, de les 227 écorcher et de vendre leurs peaux, opération après laquelle, dépenses prélevées, il me resta une centaine d’écus qui servirent à faire face aux premières nécessités de la famille.
C’est ici que je dois consigner une rencontre qui me donna un de mes plus chers, de mes meilleurs et de mes plus tendres amis.
Hélas! encore un qui est allé attendre dans un monde meilleur la délivrance de l’Italie.
En m’approchant de Saint-Gabriel, dans la retraite que nous venions d’exécuter, j’avais entendu parler d’un officier italien d’un grand esprit, d’un grand cœur, d’une grande instruction, qui, exilé comme carbonaro, s’était battu en France au 5 juin 1832, puis à Oporto, pendant le long siége qui avait valu à cette ville le nom d’imprenable, et qui enfin, forcé comme moi de quitter l’Europe, était venu mettre son courage et sa science au service des jeunes républiques de l’Amérique du Sud.
On racontait de lui des traits de courage, de sang-froid et de force qui m’avaient fait répéter dix fois:
—Quand je rencontrerai cet homme, il sera mon ami.
Cet homme s’appelait Anzani.
Un de ces traits, surtout, avait fait grand bruit.
228 En arrivant en Amérique, Anzani s’était présenté, avec une lettre de recommandation, chez deux de nos compatriotes, MM. ***, négociants à Saint-Gabriel.
Ces messieurs avaient fait de lui leur factotum.
Anzani était tout à la fois chez eux le caissier, le teneur de livres, l’homme de confiance;—disons mieux que cela, Anzani était le bon génie de leur maison.
Comme tous les gens forts et courageux, Anzani était calme et doux.
La maison dont il était devenu le véritable directeur était une de ces maisons comme on en trouve seulement dans l’Amérique du Sud, et qui tiennent tout ce qu’il est possible d’imaginer, réunissant en un seul commerce à peu près tous les commerces connus.
Or, la ville où résidaient nos deux compatriotes était, pour son malheur, voisine de la forêt qui servait de refuge à ces tribus d’Indiens Bugrès dont j’ai dit quelques mots dans le chapitre précédent.
Un des chefs de ces Indiens s’était fait la terreur de cette petite ville, dans laquelle, deux fois par an, il descendait avec sa tribu, et qu’il rançonnait à son plaisir, sans que celle-ci osât faire résistance.
229 Descendant d’abord avec deux ou trois cents hommes, puis avec cent, puis avec cinquante, selon qu’il avait vu la terreur croissante y établir son pouvoir, il avait fini par s’y sentir tellement le maître, qu’il y venait seul, et, tout seul qu’il était, y donnait ses ordres et y manifestait ses exigences comme s’il eût eu derrière lui sa tribu prête à mettre la ville à feu et à sang.
Anzani avait fort entendu parler de ce matamore, et avait écouté tout ce qu’on en avait dit sans aucunement manifester son opinion sur l’audace du chef sauvage et sur la terreur qu’inspirait sa férocité.
Cette terreur était si grande, que, lorsque ce cri retentissait: «Le chef di Mattos!» toutes les fenêtres se fermaient, toutes les portes se verrouillaient, comme si l’on eût crié au chien enragé.
L’Indien était habitué à ces signes de terreur, qui flattaient son orgueil.—Il choisissait la porte qu’il lui plaisait de se faire ouvrir, y frappait, et la porte ouverte,—ce qui se faisait avec la célérité de l’effroi,—il pouvait dévaliser la maison tout entière sans que maîtres, voisins ou habitants, quels qu’ils fussent, songeassent à inquiéter sa retraite.
Or, depuis deux mois, Anzani dirigeait la maison de commerce dans les plus grands comme dans les 230 plus petits détails, à la grande satisfaction de ses deux patrons, lorsque ce cri terrible retentit:
—Le chef di Mattos!
Comme d’habitude, portes et volets se fermèrent précipitamment.
Anzani était seul à la maison, occupé à relever les comptes de la semaine. Il ne jugea point que la bruyante annonce que l’on venait de faire valût la peine de se déranger, et resta en conséquence derrière son comptoir, porte et fenêtres ouvertes.
L’Indien s’arrêta étonné devant cette maison qui, au milieu du bouleversement général que causait sa présence, paraissait indifférente à sa venue.
Il entra et vit, de l’autre côté du comptoir, un homme au visage placide qui faisait ses comptes.
Il s’arrêta en face de lui, les bras croisés et le regardant avec étonnement.
Anzani leva la tête.
Anzani était la politesse même.
—Que voulez-vous, mon ami? demanda-t-il à l’Indien.
—Comment! ce que je veux? demanda celui-ci.
—Sans doute, fit Anzani, lorsqu’on entre dans un magasin, c’est qu’on désire acheter quelque chose.
L’Indien éclata de rire.
231 —Tu ne me connais donc pas? demanda-t-il à Anzani.
—Comment veux-tu que je te connaisse? C’est la première fois que je te vois.
—Je suis le chef di Mattos, répliqua l’Indien en décroisant ses bras, et en montrant à sa ceinture un arsenal composé de quatre pistolets et d’un poignard.
—Eh bien, chef di Mattos, que veux-tu? demanda Anzani.
—Je veux à boire, répondit celui-ci.
—Et que veux-tu à boire?
—Un verre d’aguardiente.
—Rien de plus facile; paye d’abord, et je te servirai ton verre après.
L’Indien se mit à rire une seconde fois.
Anzani fronça légèrement le sourcil.
—Voilà, dit-il, la seconde fois qu’au lieu de me répondre, tu me ris au nez. Je ne trouve pas cela poli. Je te préviens donc que, si cela t’arrive une troisième fois, je te mets à la porte.
Anzani avait prononcé ces mots avec un accent de fermeté qui, à tout autre qu’un Indien, eût donné la mesure de l’homme auquel il avait affaire.
Peut-être le sauvage comprit-il, mais il eut l’air de ne pas comprendre.
232 —Je t’ai dit de me donner un verre d’aguardiente, répéta-t-il en frappant du poing sur le comptoir.
—Et moi, je t’ai dit de payer d’abord, répéta Anzani, ou sinon que tu n’aurais rien.
L’Indien lança un regard de colère à Anzani, mais le regard d’Anzani rencontra le sien;—l’éclair avait croisé l’éclair.
Anzani avait l’habitude de dire:
—Il n’y a de force réelle que la force morale. Regardez hardiment, fixement et obstinément l’homme qui vous regarde;—s’il baisse les yeux, vous êtes son maître;—mais ne baissez pas les yeux, car alors c’est lui qui sera le vôtre.
Le regard d’Anzani avait une irrésistible puissance. Ce fut l’Indien qui baissa les yeux.
Il sentit son infériorité; et, furieux de cette domination inconnue, il voulut se donner du cœur en buvant.
—C’est bien, dit-il, voilà une demi-piastre, sers-moi.
—C’est mon état de servir les gens qui me payent, dit tranquillement Anzani.
Et il servit à l’Indien un verre d’eau-de-vie.
L’Indien l’avala.
—Un autre, dit-il.
233 Anzani lui en servit un autre.
L’Indien l’avala comme le premier.
—Un autre, dit-il encore.
Tant qu’il y eut de l’argent pour couvrir les libations de l’Indien, Anzani ne fit aucune observation; mais, lorsque le buveur eut ingurgité de l’eau-de-vie pour une valeur égale à celle de sa pièce, il s’arrêta.
—Eh bien? demanda l’Indien.
Anzani lui fit son compte.
—Après? insista le sauvage.
—Après?... Pas d’argent, pas d’eau-de-vie, reprit Anzani.
L’Indien avait calculé juste. Les cinq ou six verres d’eau-de-vie qu’il avait bus lui avaient rendu le courage que lui avait fait perdre le regard léonin d’Anzani.
—De l’aguardiente! dit-il portant la main à l’un de ses pistolets; de l’aguardiente, ou je te tue!...
Anzani, qui se doutait que la chose finirait par là, se tenait prêt. C’était un homme de cinq pieds neuf pouces, d’une force prodigieuse, d’une adresse admirable. Il appuya sa main droite sur le comptoir, sauta de l’autre côté, et se laissa tomber de tout son poids sur l’Indien, saisissant, avant qu’il 234 eût eu le temps d’armer son pistolet, le poignet droit de son adversaire avec sa main gauche.
L’Indien ne put soutenir le choc. Il tomba à la renverse; Anzani tomba sur lui, et lui appuya le genou sur la poitrine.
Alors, maintenant avec sa main gauche la main droite de l’Indien dans une ligne qui rendait son arme inoffensive, de l’autre main, Anzani lui enleva de la ceinture pistolets et poignard, qu’il éparpilla dans le magasin; puis il lui arracha le pistolet de la main, le prit par le canon, et, à grands coups de crosse, lui écrasa la figure; enfin, quand il crut que l’Indien, pour nous servir des termes de l’art, en avait assez, il se releva, et, le poussant à grands coups de pied du côté de la porte, il le roula jusqu’au ruisseau, au beau milieu duquel il le laissa.
L’Indien, en effet, en avait assez.
Il se sauva comme il put, et ne reparut jamais à Saint-Gabriel.
Anzani avait fait, sous un autre nom que le sien,—sous le nom de Ferrari,—la guerre de Portugal. Sous ce nom, il s’était admirablement conduit; sous ce nom, il avait conquis le grade de capitaine; sous ce nom, il avait reçu deux blessures graves, l’une à la tête, l’autre à la poitrine.
235 Si graves, qu’au bout de seize ans, il mourut de l’une d’elles.
La blessure de la tête était un coup de sabre qui lui avait ouvert le crâne.
Celle de la poitrine était une balle qui s’était arrêtée dans le poumon, et qui, plus tard, détermina une phthisie pulmonaire.
Lorsqu’on parlait à Anzani des merveilles de courage qu’il avait accomplies sous le nom de Ferrari, il souriait et soutenait que ce Ferrari et lui étaient deux hommes différents.
Par malheur, pauvre Anzani, il ne pouvait, en même temps qu’il mettait ses exploits sur le compte de l’être imaginaire qu’il avait créé, lui renvoyer ses blessures.
C’était là l’homme dont on m’avait parlé; c’était là l’homme que je désirais connaître, et dont je voulais faire mon ami.
A Saint-Gabriel, j’appris qu’il était, pour affaires, allé à une soixantaine de milles. Je me renseignai, et je montai à cheval pour aller à sa rencontre.
En route, sur la rive d’un petit ruisseau, je trouvai un homme, la poitrine nue et lavant sa chemise;—je compris que c’était cet homme-là que je cherchais.
J’allai à lui, je lui tendis la main, je me nommai.
236 A partir de ce moment, nous fûmes frères.
Il n’était plus alors dans sa maison de commerce; mais, comme moi, il était entré au service de la république de Rio-Grande. Il commandait l’infanterie de la division Juan Antonio, un des chefs républicains les plus renommés. Comme moi, au reste, il quittait le service, se dirigeant al salto.
Après un jour passé ensemble, nous nous donnâmes nos adresses respectives, et il fut convenu que nous ne ferions rien d’important sans nous prévenir l’un l’autre.
Qu’on me permette un détail qui fera connaître notre misère et notre fraternité.
Anzani n’avait qu’une chemise, mais il avait deux pantalons.
J’étais aussi pauvre que lui en fait de chemises, tandis qu’il était d’un pantalon plus riche que moi.
Nous couchâmes sous le même toit, mais Anzani partit avant le jour et sans me réveiller.
En me réveillant, je trouvai sur mon lit le meilleur de ses deux pantalons.
J’avais vu à peine Anzani, mais Anzani était un homme qu’on jugeait à première vue; aussi, lorsque je pris du service près de la république de Montevideo, et que je fus chargé d’organiser la légion 237 italienne, mon premier soin fut d’écrire à Anzani de venir partager ce travail avec moi.
Il vint, et nous ne nous quittâmes plus jusqu’au jour où, touchant la terre d’Italie, il mourut entre mes bras.
Je descendis à Montevideo dans la maison d’un de mes amis, nommé Napoléon Castellini. A sa gentillesse et à celle de sa femme je dois beaucoup trop pour m’acquitter jamais autrement que par la reconnaissance que je leur ai vouée, et cela comme à mes autres bien chers G.-B. Cuneo,—cet ami de toute ma vie,—les frères Antonini et Giovanni Risso.
Les quelques écus provenant de la vente de mes peaux de bœuf dépensés, pour ne pas demeurer avec ma femme et mon enfant à la charge de mes amis, j’entrepris deux industries qui, je dois l’avouer, à elles deux et cumulées, suffisaient à peine à mes besoins.
La première était celle de courtier en marchandises; je portais des échantillons de toute espèce sur moi. Je tenais tout, depuis la pâte d’Italie jusqu’aux étoffes de Rouen.
239 La seconde était celle de professeur de mathématiques dans la maison de l’estimable M. Paolo Semidei.
Ce genre de vie dura jusqu’à mon entrée dans la légion orientale.
La question de Rio-Grande commençait à s’établir et à s’arranger. Je n’avais plus rien à voir de ce côté. La république Orientale,—c’était ainsi que se nommait la république de Montevideo,—me sachant libre, ne tarda point à m’offrir une compensation plus en harmonie avec mes moyens, et surtout avec mon caractère, que celles de professeur de mathématiques et de colporteur d’échantillons.
On m’offrit et j’acceptai le commandement de la corvette la Constitution.
L’escadre orientale se trouvait sous les ordres du colonel Cosse; celle de Buenos-Ayres aux ordres du général Brown.
Plusieurs rencontres et plusieurs combats avaient eu lieu entre les deux escadres, mais ils n’avaient eu que de médiocres résultats.
Vers le même temps, un certain Vidal, de triste mémoire, fut chargé du ministère général de la République.
Un des premiers et des plus déplorables actes de cet homme fut de se débarrasser de l’escadre, 240 qu’il disait trop onéreuse à l’État. Cette escadre, qui avait coûté d’immenses sommes à la République, et qui entretenue, comme la chose était facile alors, pouvait constituer une prééminence marquée sur la Plata, fut complétement détruite, et l’on en dilapida le matériel.
Je fus destiné à une expédition du résultat de laquelle devaient naître bien des événements.
On m’envoya à Corrientes, avec le brigantin de dix-huit canons le Pereyra. Il avait, outre ces dix-huit pièces d’artillerie, deux canons à pivot.
De conserve avec moi devait naviguer la goëlette Procida.
Corrientes combattait alors contre Rosas, et je devais l’aider dans ses mouvements contre les forces du dictateur. Peut-être l’expédition avait-elle un autre but, mais c’était le secret de M. le ministre général.
Que l’on permette à celui qui publie ces Mémoires de donner aux lecteurs, sur l’état de la république de Montevideo en 1841, quelques explications que le général Garibaldi n’a pas cru devoir donner dans un journal écrit au jour le jour.
Ces explications seront d’autant plus exactes, 241 qu’elles ont été dictées à celui qui les publie aujourd’hui, en 1849, par un homme qui a joué un grand rôle dans les événements de la république Orientale: par le général Pacheco y Obes, l’un de nos meilleurs amis.
Puis, soyez tranquilles, chers lecteurs, nous rendrons immédiatement la plume à cet autre ami, non moins bon, ayant nom Joseph Garibaldi.
Car, vous voyez que comme César, ce premier émancipateur de l’Italie, il manie la plume non moins bien que l’épée.
Lorsque le voyageur arrive d’Europe sur un des vaisseaux que les premiers habitants du pays prirent pour des maisons volantes, ce qu’il aperçoit d’abord, lorsque le matelot en vigie a crié: «Terre!» ce sont deux montagnes:
Une montagne de briques, qui est la cathédrale, l’église mère, la Matriz, comme on dit là-bas.
Puis une montagne de granit, marbrée de quelque verdure, et surmontée d’un fanal.
242 Celle-là s’appelle le Cerro.
Au fur et à mesure qu’il approche des tours de la cathédrale, dont les dômes de porcelaine scintillent au soleil, le voyageur distingue les miradores sans nombre et aux formes variées qui surmontent presque toutes les maisons; puis ces maisons elles-mêmes, rouges ou blanches, avec leurs terrasses, fraîches stations du soir; puis, au pied du Cerro, les Saladoras, vaste édifice où l’on sale les viandes; puis, enfin, au fond de la baie, bordant la mer, les charmantes quintas, délices et orgueil des habitants, et qui font que, les jours de fête, on n’entend que ces mots courant par les rues:
—Allons dans le Miguelète;—allons dans la Aguada;—allons dans l’Arroyo-Seco.
Alors, si vous jetez l’ancre entre le Cerro et la ville dominée, de quelque point que vous la regardiez, par la gigantesque cathédrale; si la yole vous emporte rapidement vers la plage sous les efforts de ses six rameurs; si, le jour, vous voyez sur la route de ces belles quintas des groupes de femmes en amazone, des cavaliers en habit de cheval; si, le soir, à travers les fenêtres ouvertes, et versant dans la rue des torrents de lumière et d’harmonie, vous entendez les chants du piano ou les plaintes de la harpe, les trilles petillantes des quadrilles ou les 243 notes plaintives de la romance, c’est que vous êtes à Montevideo, la vice-reine de ce fleuve d’argent dont Buenos-Ayres prétend être la reine, et qui se jette dans l’Atlantique par une embouchure de quatre-vingts lieues.
Ce fut Juan-Dias de Solis qui, le premier, vers le commencement de 1516, découvrit la côte et la rivière de la Plata. La première chose qu’aperçut la sentinelle en vigie fut le Cerro. Pleine de joie alors, elle s’écria en langue latine:
—Montem video!
De là le nom de la ville dont nous allons rapidement esquisser l’histoire.
Solis, déjà fier d’avoir découvert, un an auparavant, Rio de Janeiro, ne jouit pas longtemps de sa nouvelle découverte.
Ayant lancé dans la baie deux de ses navires, et ayant remonté la Plata avec le troisième, il céda aux signes d’amitié que lui firent les Indiens, tomba dans une embuscade et fut tué, rôti et mangé sur les bords d’un ruisseau qui, en mémoire de ce terrible événement, porte encore aujourd’hui le nom de Arroyo de Solis.
Cette horde d’Indiens anthropophages, très-braves du reste, appartenait à la tribu primitive des Charruas; elle était maîtresse du pays, comme à 244 l’extrémité opposée du grand continent, les Hurons et les Sioux.
Aussi résista-t-elle aux Espagnols, qui furent forcés de bâtir Montevideo au milieu des combats de tous les jours, et surtout d’attaques de toutes les nuits: si bien que, grâce à cette résistance, Montevideo, quoique découverte, comme nous l’avons dit, en 1516, compte à peine cent ans de fondation.
Enfin, vers la fin du dernier siècle, un homme fit aux maîtres primitifs de la côte une guerre d’extermination, dans laquelle ils furent anéantis. Trois derniers combats—pendant lesquels, comme les anciens Teutons, ils placèrent au milieu d’eux femmes et enfants, et tombèrent sans reculer d’un pas—virent disparaître leurs derniers restes; et, monuments de cette défaite suprême, le voyageur peut encore aujourd’hui voir, blanchis, au pied de la montagne Augua, les ossements des derniers Charruas.
Cet autre Marius, vainqueur de ces autres Teutons, c’était le commandant de la campagne, Jorge Pacheco, père du général Pacheco y Obes, de la bouche duquel, nous l’avons déjà dit, nous tenons les détails que nous allons mettre sous les yeux des lecteurs.
Mais les sauvages détruits léguaient au 245 commandant Pacheco des ennemis bien plus tenaces, bien plus dangereux, et surtout bien plus inexterminables que les Indiens,—attendu que ceux-là étaient soutenus, non par une croyance religieuse qui allait chaque jour s’affaiblissant, mais, au contraire, par un intérêt matériel qui allait chaque jour augmentant;—et ces ennemis, c’étaient les contrebandiers du Brésil.
Le système prohibitif était la base du commerce espagnol: c’était donc une guerre acharnée entre le commandant de la campagne et les contrebandiers qui, tantôt par ruse, tantôt par force, essayaient d’introduire, sur le territoire montevidéen, leurs étoffes et leur tabac.
La lutte fut longue, acharnée, mortelle. Don Jorge Pacheco, homme d’une force herculéenne, d’une taille gigantesque, d’une surveillance inouïe, était enfin arrivé,—il l’espérait du moins,—non pas à anéantir les contrebandiers, comme il avait fait des Charruas, c’était chose impossible, mais à les éloigner de la ville,—lorsque tout à coup ils reparurent plus hardis, plus actifs et mieux ralliés que jamais, autour d’une volonté unique aussi puissante, aussi courageuse et surtout aussi intelligente que pouvait l’être celle du commandant Pacheco.
246 Le commandant lança ses espions par la campagne, et s’informa des causes de cette recrudescence d’hostilités.
Tous revinrent avec un même nom à la bouche:
—Artigas!
Qu’était-ce donc que cet Artigas?
Un jeune homme de vingt à vingt-cinq ans, brave comme un vieil Espagnol, subtil comme un Charrua, alerte comme un gaucho: il avait des trois races, sinon dans le sang, du moins dans l’esprit.
Ce fut alors une lutte admirable de ruse et de force entre le vieux commandant de la campagne et le jeune contrebandier; mais l’un était jeune et croissait en force; l’autre était, non pas vieux, mais fatigué.
Pendant quatre ou cinq ans, Pacheco poursuivit Artigas, le battant partout où il se montrait; mais Artigas, battu, n’était point tué ni pris;—le lendemain, il reparaissait.—L’homme de la ville se fatigua le premier de la lutte, et, comme un de ces anciens Romains du temps de la République, qui sacrifiaient leur orgueil au bien du pays, il alla proposer au gouvernement de résigner ses pouvoirs, à la condition que l’on ferait Artigas chef de la campagne à sa place; Artigas, à son avis, pouvant seul mettre fin à l’œuvre que lui, Pacheco, ne pouvait 247 accomplir, c’est-à-dire à l’extermination des contrebandiers.
Le gouvernement accepta, et, comme ces bandits romains qui font leur soumission au pape, et qui se promènent vénérés dans la ville dont ils ont été la terreur, Artigas fit son entrée à Montevideo, et reprit l’œuvre d’extermination au point où elle s’était échappée des mains de son prédécesseur.
Au bout d’un an, la contrebande était, sinon anéantie, du moins disparue.
Cela se passait cinquante-huit ou soixante ans avant les événements auxquels va se trouver mêlé Garibaldi; mais nous sommes auteur dramatique avant tout, et nous ne pouvons nous habituer à ne pas ouvrir nos drames par un prologue; ce prologue, au reste, n’est pas sans intérêt, et fait connaître des hommes et des localités assez inconnus en France.
Artigas avait alors vingt-sept ou vingt-huit ans; ainsi, à l’époque où le général Pacheco me donnait ces détails, il en avait quatre-vingt-treize, et vivait ignoré dans une petite quinta du président du Paraguay. Depuis, sans doute, est-il mort.
C’était un jeune homme, beau, brave et fort, et qui représentait une des trois puissances qui régnèrent tour à tour sur Montevideo.
248 Don Jorge Pacheco était le type de la valeur chevaleresque du vieux monde; cette valeur chevaleresque qui a traversé les mers avec Colomb, Pizarre et Fernand Cortez.
Artigas était, lui, l’homme de la campagne; il pouvait représenter ce qu’on appelait là-bas le parti national, placé entre les Portugais et les Espagnols, c’est-à-dire entre les étrangers restés Portugais et Espagnols par leur séjour dans des villes où tout leur rappelait des mœurs portugaises et espagnoles.
Puis restait un troisième type et même une troisième puissance, dont il faut bien que nous parlions, et qui est à la fois le fléau de l’homme des villes et de l’homme de la campagne.
Ce troisième type, c’est le gaucho, dont Garibaldi vous a dit un mot caractéristique et pittoresque. Il l’a appelé «le centaure du nouveau monde.»
En France, nous appelons gaucho tout ce qui vit dans ces vastes plaines, ces immenses steppes, ces pampas infinies qui s’étendent des bords de la mer au versant oriental des Andes. Nous nous trompons: le capitaine Head, de la marine anglaise, mit le premier en vogue cette manie de confondre le gaucho avec l’habitant de la campagne, qui, dans 249 sa fierté, repousse non-seulement la similitude, mais encore la comparaison.
Le gaucho est le bohémien du nouveau monde. Sans biens, sans maison, sans famille, il a pour tout bien son puncho, son cheval, son couteau, son lasso et ses bolas.
Son couteau, c’est son arme; son lasso et ses bolas, c’est son industrie.
Artigas demeura donc commandant de la campagne, à la grande satisfaction de tout le monde, à l’exception des contrebandiers; et il se trouvait encore chargé de cette importante fonction lorsque éclata la révolution de 1810, révolution qui avait pour but et qui eut, en effet, pour résultat d’anéantir la domination espagnole dans le nouveau monde.
Elle commença donc en 1810, à Buenos-Ayres, et s’acheva en Bolivie, à la bataille d’Ayacuncho, en 1824.
Le chef des forces indépendantes était alors le général Antonio-José de Suere; il avait cinq mille hommes sous ses ordres.
Le général en chef des troupes espagnoles était don Jose de Laserna, le dernier vice-roi du Pérou; il commandait onze mille hommes.
Les patriotes n’avaient qu’un seul canon; ils étaient un contre deux, pas même un contre deux, 250 comme on le voit par les chiffres que nous venons de poser. Ils manquaient de munitions, de provisions de bouche, de poudre et de pain. On n’avait qu’à attendre, ils se rendaient; on attaqua, ils vainquirent.
Ce fut le général patriote Alejo Cordova qui commença la bataille. Il commandait à quinze cents hommes. Il mit son drapeau au bout de son épée et cria:
—En avant!
—Au pas accéléré ou au pas ordinaire? demanda un officier.
—Au pas de la victoire, répondit-il.
Le soir, l’armée espagnole tout entière avait capitulé et se trouvait prisonnière de ceux qu’elle avait tenus prisonniers.
Artigas, un des premiers, avait salué la révolution comme une libératrice. Il s’était mis à la tête du mouvement dans la campagne, et alors il était venu offrir à Pacheco de résigner à son tour entre ses mains le commandement, comme autrefois Pacheco avait fait pour lui.
Cet échange allait peut-être s’opérer, lorsque Pacheco fut surpris dans la maison de Casablanca, sur l’Uruguay, par des marins espagnols, et resta prisonnier entre leurs mains.
Artigas n’en continua pas moins son œuvre de 251 délivrance. En peu de temps, il chassa les Espagnols de toute cette campagne dont il s’était fait roi, et les réduisit à la seule ville de Montevideo. Mais Montevideo pouvait présenter une sérieuse résistance, attendu qu’elle était la seconde ville fortifiée d’Amérique.
La première était Saint-Jean d’Ulloa.
A Montevideo s’étaient réfugiés tous les partisans des Espagnols, appuyés d’une armée de quatre mille hommes. Artigas, soutenu par l’alliance de Buenos-Ayres, mit le siége devant la ville.
Mais une armée portugaise vint en aide aux Espagnols et débloqua Montevideo.
En 1812, nouveau siége de Montevideo. Le général Rondeau pour Buenos-Ayres, et Artigas pour les patriotes montevidéens, ont réuni leurs forces et sont revenus envelopper la ville.
Le siége dura vingt-trois mois; puis, enfin, une capitulation livra le siége de la future république Orientale aux assiégeants, commandés alors par le général Alvear.
Comment le général en chef était-il Alvear et non Artigas? Nous allons le dire.
C’est qu’au bout de vingt mois de siége, après trois ans de contact entre les hommes de Buenos-Ayres et ceux de Montevideo, les dissemblances 252 d’habitudes, de mœurs, je dirais presque de race, qui avaient été d’abord de simples causes de dissentiment, étaient peu à peu devenues des motifs de haine.
Artigas, comme Achille, s’était donc retiré sous sa tente, ou plutôt il emportait sa tente avec lui. Il avait disparu dans ces profondeurs de la prairie, si bien connues de sa jeunesse, au temps qu’il faisait le métier de contrebandier.
Le général Alvear l’avait remplacé, et se trouvait, lors de la reddition de Montevideo, général en chef des Porteños.
C’est ainsi qu’on appelle dans le pays les hommes de Buenos-Ayres, tandis qu’on appelle les Montevidéens les Orientaux.
Tâchons de faire comprendre ici les différences nombreuses qui existent entre les Porteños et les Orientaux.
L’homme de Buenos-Ayres, fixé dans le pays depuis trois cents ans dans la personne de son aïeul, a perdu, dès la fin du premier siècle de sa translation en Amérique, toutes les traditions de la mère patrie, c’est-à-dire de l’Espagne. Ses intérêts ressortent du sol; sa vie s’y est attachée. Les habitants de Buenos-Ayres sont presque aussi Américains aujourd’hui que l’étaient autrefois les Indiens, qu’ils ont conquis et auxquels ils se sont substitués.
253 L’homme de Montevideo, au contraire, fixé depuis un siècle à peine dans le pays,—toujours dans la personne de son aïeul, bien entendu,—l’homme de Montevideo n’a pas eu le temps d’oublier qu’il est fils, petit-fils, arrière-petit-fils d’Espagnol. Il a le sentiment de sa nationalité nouvelle, mais sans avoir oublié les traditions de la vieille Europe, à laquelle il tient par la civilisation; tandis que l’homme de la campagne de Buenos-Ayres s’en éloigne tous les jours pour rentrer dans la barbarie.
Le pays non plus n’est pas sans influence sur ce mouvement, rétrograde d’un côté, progressif de l’autre.
La population de Buenos-Ayres, répandue sur des landes immenses, avec des habitations très-éloignées les unes des autres, dans des contrées dépourvues d’eau, manquant de bois, tristes d’aspect,—la population habitant des chaumières mal construites, puise dans cet isolement, dans ces privations, dans ces distances, un caractère sombre, misérable, querelleur. Ses tendances remontent vers l’Indien sauvage des frontières du pays, avec lequel elle fait commerce de plumes d’autruche, de manteaux pour le cheval, et de bois de lances, toutes choses qu’il apporte des pays où la civilisation n’a pas pénétré, de centres inconnus des Européens, et qu’il échange contre de 254 l’eau-de-vie, du tabac, qu’il emporte vers ces grandes plaines des pampas dont il a pris le nom, ou auxquelles il a peut-être donné le sien.
La population de Montevideo, tout au contraire, occupe un beau pays, qu’arrosent des ruisseaux, que coupent des vallées. Elle n’a pas de grands bois, elle ne possède pas de vastes forêts, comme l’Amérique du Nord, c’est vrai; mais, au fond de chacune de ses vallées, elle a des ruisseaux ombragés par le quebrocho à l’écorce de fer, par l’ubajai, par le sauce aux riches rameaux. En outre, elle est bien logée, bien nourrie. Ses maisons, villas, fermes ou métairies, sont rapprochées les unes des autres; et son caractère, ouvert et hospitalier, est enclin à cette civilisation dont le voisinage de la mer lui apporte incessamment le parfum sur les ailes du vent qui vient d’Europe.
Pour la population de Buenos-Ayres, le type de la perfection est l’Indien à cheval.
Pour l’homme de la campagne de Montevideo, c’est l’Européen, sanglé dans son habit, ficelé dans sa cravate, emprisonné entre ses sous-pieds et ses bretelles.
L’homme de Buenos-Ayres a la prétention d’être le premier en élégance. Il s’échauffe et s’apaise facilement. Il a plus d’imagination que les Montevidéens. 255 Les premiers poëtes que l’Amérique a connus sont nés à Buenos-Ayres. Varela et Lofinur, Dominguez et Marmol, sont des poëtes porteños.
L’homme de Montevideo est moins poétique, mais plus calme et plus ferme dans ses résolutions et dans ses projets. Si son rival a la prétention d’être le premier en élégance, il a celle d’être le premier en courage. Parmi ses poëtes, on trouve les noms d’Hidalgo, de Berro, de Figuerta, de Juan-Carlos Gomez.
De leur côté, les femmes de Buenos-Ayres ont la prétention d’être les plus belles femmes de l’Amérique méridionale, depuis le détroit de Lemaire jusqu’à la rivière des Amazones.
Peut-être, en effet, le visage des femmes de Montevideo est-il moins éclatant que celui de leurs voisines, mais leurs formes sont merveilleuses, mais leurs pieds, leurs mains et leurs tournures semblent être directement empruntées soit à Séville, soit à Grenade.
Ainsi, entre les deux pays:
Rivalité de courage et d’élégance pour les hommes;
Rivalité de beauté, de grâce et de tournure pour les femmes;
Rivalité de talent pour les poëtes, ces hermaphrodites de la société, irritables comme des hommes, 256 capricieux comme des femmes, et, avec tout cela, naïfs parfois comme des enfants.
Il y avait, on le voit par tout ce que nous venons de dire, des causes suffisantes de rupture entre les hommes de Buenos-Ayres et ceux de Montevideo, entre Artigas et Alvear.
Ce fut non-seulement une séparation, mais une haine; non-seulement une haine, mais une guerre.
Tous les éléments d’antipathie furent soulevés contre les hommes de Buenos-Ayres par l’ancien chef de contrebandiers. Peu lui importaient désormais les moyens, pourvu qu’il arrivât à son but; et son but était de chasser du pays les Porteños.
Ce fut alors qu’Artigas, réunissant tout ce que le pays lui offrait de ressources, se mit à la tête de ces bohémiens de l’Amérique que l’on appelle les gauchos.
C’était la guerre sainte, en quelque sorte, que faisait Artigas. Aussi rien ne put-il lui résister, ni l’armée de Buenos-Ayres, ni le parti espagnol, qui comprenait que la rentrée d’Artigas à Montevideo, c’était la substitution de la force brutale à l’intelligence.
Ceux qui avaient prévu ce retour à la barbarie ne s’étaient pas trompés.—Pour la première fois, des hommes vagabonds, incivilisés, sans organisation, 257 se voyaient réunis en corps d’armée et avaient un général. Ainsi, avec Artigas dictateur commence une période qui a quelque analogie avec le sans-culottisme de 1793. Montevideo va voir passer le règne de l’homme aux pieds nus, aux calzoncillos flottants, à la chiripa écossaise, au poncho déchiré recouvrant tout cela, et au chapeau posé sur l’oreille et assuré par le barbijo.
Alors Montevideo devient le témoin de scènes inouïes, grotesques, quelquefois terribles. Souvent les premières classes de la société sont réduites à l’impuissance d’action; Artigas, moins la cruauté et plus le courage, devint alors ce que fut plus tard Rosas.
Si désastreux qu’il fût, le dictatoriat d’Artigas eut cependant son côté brillant et national. Ce côté, ce fut la lutte de Montevideo contre Buenos-Ayres, qu’Artigas battit sans cesse, et dont il finit par repousser entièrement l’influence, et sa résistance opiniâtre à l’armée portugaise qui envahit le pays en 1815.
Le prétexte de cette invasion fut le désordre de l’administration d’Artigas, et la nécessité de sauver les peuples voisins de désordres pareils, que pouvait faire naître en eux la contagion de l’exemple. Ces désordres avaient, au sein du pays même, doublé 258 l’opposition que faisait le parti de la civilisation. Les classes élevées, surtout, appelaient de tous leurs vœux une victoire qui substituât la domination portugaise à cette domination nationale qui entraînait avec elle la licence et la brutale tyrannie de la force matérielle.—Cependant, malgré cette sourde conspiration à l’intérieur, malgré les attaques des Porteños et des Portugais, Artigas résista quatre ans, livra trois batailles rangées à l’ennemi, et, vaincu enfin, ou plutôt écrasé en détail, se retira dans l’Entre-Rios, c’est-à-dire de l’autre côté de l’Uruguay.—Là, tout fugitif qu’il était, Artigas représentait encore, sinon par ses forces, du moins par son nom, une puissance redoutable, lorsque Ramire, son lieutenant, se révolta, souleva contre lui les trois quarts des hommes qui lui restaient, le battit de façon à lui ôter tout espoir de reconquérir sa position perdue, et le força de sortir de ce pays, où, comme Antée, il semblait reprendre des forces toutes les fois qu’il touchait la terre.
Ce fut alors que, pareil à une de ces trombes qui s’évaporent après avoir laissé la désolation et les ruines sur son passage, Artigas disparut et s’enfonça dans le Paraguay, où, comme nous l’avons dit, en 1848, à l’époque où Garibaldi défendait Montevideo, il vivait encore, âgé de quatre-vingt-treize 259 à quatre-vingt-quatorze ans, jouissant de toutes ses facultés intellectuelles, et presque de toutes ses forces.
Artigas vaincu, rien ne fit plus opposition à la domination portugaise. Elle s’établit dans le pays, et le baron da Laguna, Français d’origine, fut son représentant en 1825. En 1825, Montevideo, comme toutes les possessions portugaises, fut cédé au Brésil.
Montevideo fut alors occupé par une armée de huit mille hommes, et tout semblait assurer sa possession paisible à l’empereur.
C’est alors qu’un Montevidéen proscrit, qui habitait Buenos-Ayres, réunit trente-deux compagnons proscrits comme lui, et décida avec eux qu’il rendrait la liberté à la patrie, ou qu’il mourrait.
Cette poignée de patriotes s’embarqua sur deux canots, et mit pied à terre à l’Arenal-Grande.
Le chef qui les commandait avait nom Juan-Antonio Lavalleja.
Lavalleja avait d’avance noué des intrigues avec un propriétaire du pays, qui devait, au moment de son débarquement, lui tenir des chevaux prêts. Aussi, à peine eut-il pris terre qu’il envoya un message à cet homme; mais celui-ci fit répondre que tout était découvert, que les chevaux avaient 260 été enlevés, et que s’il avait un conseil à donner à Lavalleja et à ses compagnons, c’était de se rembarquer et de retourner au plus tôt à Buenos-Ayres.
Mais Lavalleja répondit qu’il était parti dans l’intention d’aller plus en avant, et non de retourner en arrière; en conséquence, il donna l’ordre aux rameurs de regagner sans lui Buenos-Ayres, et le 19 avril il prit, lui et ses trente hommes, possession du territoire de Montevideo, au nom de la liberté.
Le lendemain, la petite troupe, qui avait fait une razzia de chevaux, razzia à laquelle, au reste, la plupart des propriétaires avaient prêté leur concours,—le lendemain, la petite troupe, déjà en marche sur la capitale, fut rencontrée par un détachement de deux cents cavaliers. Parmi ces deux cents cavaliers, quarante étaient Brésiliens et cent soixante Orientaux.
Cette troupe était commandée par un ancien frère d’armes de Lavalleja, le colonel Julien Laguna. Lavalleja pouvait éviter le combat, mais, tout au contraire, il marcha droit aux deux cents cavaliers. Seulement, avant d’en venir aux mains, Lavalleja demanda une entrevue à Laguna.
—Que voulez-vous et que cherchez-vous dans le pays? demanda Laguna venant de lui-même au-devant de Lavalleja.
261 —Je viens délivrer Montevideo de la domination étrangère, répondit Lavalleja. Si vous êtes pour moi, venez avec moi. Si vous êtes contre moi, rendez-moi vos armes, ou préparez-vous à combattre.
—Je ne sais pas ce que veulent dire ces mots rendre ses armes, répondit Laguna, et j’espère que personne ne me l’apprendra jamais.
—Alors, allez vous mettre à la tête de vos hommes, et voyons pour quelle cause Dieu sera.
—J’y vais, répondit Laguna.
Et il partit au galop pour rejoindre ses soldats.
Mais, au même moment, Lavalleja déploya le drapeau national, bleu, blanc et rouge, comme le nôtre, et aussitôt les cent soixante Orientaux passèrent de son côté.
Les quarante Brésiliens furent faits prisonniers.
La marche de Lavalleja sur Montevideo devint dès lors une marche triomphale, dont le résultat fut que la république Orientale, proclamée par la volonté et l’enthousiasme de tout un peuple, prit rang parmi les nations.
Pendant ce temps, grandissait un nom qui devait être un jour la terreur de la fédération argentine.
Peu de temps après la révolution de 1810, un jeune homme de quinze à seize ans sortait de Buenos-Ayres, abandonnant la ville et gagnant la campagne. Il avait le visage troublé et le pas rapide.
Ce jeune homme s’appelait Juan-Manoel Rosas.
Pourquoi, presque enfant encore, ce fugitif abandonnait-il la maison où il était né? Pourquoi, homme de la ville, allait-il demander un asile aux hommes de la montagne? C’est que lui, qui devait un jour souffleter la patrie, venait de souffleter sa mère, et que la malédiction paternelle le poursuivait.
Cet événement, sans importance d’ailleurs, se perdit bientôt dans le bruit des événements plus sérieux qui s’accomplissaient, et tandis que tous les anciens compagnons du fugitif se réunissaient sous l’étendard de l’indépendance, pour combattre la domination espagnole, lui se perdait dans les pampas, se donnait à la vie du gaucho, adoptait son costume et ses mœurs, devenait un des meilleurs cavaliers et l’un des hommes les plus habiles 263 dans le maniement du lasso et de la bola, de sorte qu’en le voyant si adroit à ces exercices sauvages, celui qui ne l’eût pas connu l’eût pris, non plus pour un homme de la ville, mais pour un homme de la campagne; non plus pour un pueblero fugitif, mais pour un véritable gaucho.
Rosas entra d’abord comme peon, c’est-à-dire comme journalier, dans une estancia, puis il devint capataz,—Garibaldi nous a dit ce que c’était qu’un capataz,—puis mayordomo, titre qui s’explique de lui-même.
En cette dernière qualité, il régissait les biens de la puissante famille Anchorena. C’est de là que date sa fortune comme propriétaire.
Comme notre intention est de faire connaître Rosas sous tous ses aspects, disons, au milieu des événements qui s’accomplissaient, quelle était la situation de son esprit.
Rosas s’était trouvé à Buenos-Ayres pendant les prodiges enfantés par la révolution contre l’Espagne. Alors, celui qui avait le courage cherchait la célébrité sur le champ de bataille; celui qui avait le talent, l’instruction, la prudence, la cherchait dans les conseils. Rosas était ambitieux de célébrité; mais à quelle célébrité pouvait-il atteindre? Quelle renommée pouvait-il acquérir, lui qui n’avait 264 ni le courage du champ de bataille, ni les lumières du conseil? A chaque instant, il entendait résonner quelque glorieux nom à ses oreilles. C’étaient, comme ministres, les noms de Rivadavia, de Pasos, d’Aguero; c’étaient, comme guerriers, les noms de Saint-Martin, de Baleace, de Rodriguez et de Las Heras.
Et tous ces noms, dont le bruit venait de la ville, allaient éveiller l’écho des solitudes; tous ces noms ravivaient en même temps sa haine contre cette ville qui, ayant des triomphes pour tous, n’avait eu pour lui que l’exil.
Mais déjà, à cette époque, Rosas rêvait l’avenir et le préparait. Errant dans les pampas, confondu avec les gauchos, il se faisait le compagnon de misère du pauvre, flattant les préjugés de l’homme des plaines, l’excitant contre le citadin, lui révélant sa force, lui démontrant la supériorité du nombre, et tâchant de lui faire comprendre que, dès qu’elle le voudrait à son tour, la campagne serait maîtresse de la ville, qui si longtemps avait été sa reine.
Cependant les années s’écoulaient, et l’on arrivait à 1820.
C’est alors que Rosas commence à apparaître à l’horizon lointain des pampas, appuyé sur l’influence à laquelle il a soumis l’habitant des plaines.
265 Nous avons vu ce qui s’était passé à Montevideo. Voyons ce qui se passait à Buenos-Ayres.
La milice de Buenos-Ayres s’insurge contre le gouverneur Rodriguez. Alors un régiment des milices de la campagne, los colorados de las Conchas, les rouges des Conchas, entrent dans la ville, le 5 octobre 1820, ayant à leur tête un colonel à qui Buenos-Ayres est connu, et qui est connu à Buenos-Ayres.
Ce colonel était Rosas.
Le lendemain, les milices de la campagne et les milices de la ville en viennent aux mains; seulement, ce jour-là, le colonel n’était plus à la tête de son régiment.
Un violent mal de dents, dont Rosas cessa de souffrir aussitôt le combat fini, l’éloignait, à son grand regret sans doute, de la mêlée.
Pourquoi pas? Octave avait bien la fièvre le jour de la bataille d’Actium.
Rosas avait beaucoup de choses d’Octave; seulement la différence est que, plus tard, Octave devint Auguste, ce que jamais, selon toute probabilité, ne deviendra Rosas.
Cette entrée de Rosas à Buenos-Ayres fut le seul exploit guerrier qu’il compta dans toute sa vie politique.
266 Les insurgés de la ville furent vaincus.
Ce fut alors que Rivadavia, déjà célèbre depuis longtemps, nommé ministre de l’intérieur, se plaça à la tête des affaires.
Rivadavia était un de ces hommes de génie, comme il en apparaît à la surface des révolutions pendant les jours de tourmente. Il avait voyagé longtemps en Europe. Il possédait une instruction universelle, et paraissait animé du plus ardent et surtout du plus pur patriotisme: seulement, la vue de cette civilisation européenne, qu’il avait étudiée à Paris et à Londres, lui avait faussé l’esprit à l’endroit de son application sur un peuple qui, n’ayant pas derrière lui dix siècles de luttes sociales, ne marchait pas du même pas que nous. Il voulut doubler la marche du temps, faire pour l’Amérique ce que Pierre le Grand avait fait pour la Russie; mais, n’ayant pas les mêmes moyens que Pierre, il échoua.
Peut-être, au reste, avec un peu d’adresse mêlée à son génie, peut-être Rivadavia eût-il réussi; mais il blessa les hommes dans leurs habitudes: certaines habitudes sont une nationalité; d’autres, un orgueil. Il railla le costume américain, il manifesta sa répugnance pour la chaqueta, son mépris pour la chiripa, la veste et la jupe de l’homme de la 267 campagne; et comme en même temps il ne cachait point sa préférence pour l’habit et la redingote, il se dépopularisa peu à peu, et sentit le pouvoir lui échapper par les soupapes inférieures.
Et cependant que de choses ne donne-t-il pas au pays, en échange de ces deux vêtements qu’il veut lui ôter? Son administration est la plus prospère que Buenos-Ayres ait jamais eue; il fonde des universités et des lycées; il introduit l’enseignement mutuel dans les écoles. Sous son administration, des savants sont appelés d’Europe; les arts sont protégés et se développent; enfin Buenos-Ayres est appelée, dans la terre de Colomb, l’Athènes de l’Amérique du Sud.
Nous avons déjà parlé de la guerre du Brésil, survenue en 1826. Pour soutenir cette guerre, Buenos-Ayres fit des sacrifices gigantesques, épuisa ses finances, et par cet épuisement affaiblit les ressorts de l’administration.
Les finances épuisées, les ressorts du gouvernement affaiblis, les révolutions recommencèrent.
Nous l’avons dit, à Buenos-Ayres comme à Montevideo, les campagnes et la ville étaient rarement en harmonie d’opinions, n’étant point en harmonie d’intérêts.
Buenos-Ayres fit une révolution.
268 Aussitôt la campagne se leva en masse, se porta sur Buenos-Ayres, envahit la ville, et fit son chef, chef du gouvernement.
Ce chef, c’était Rosas.
Nous fermons la parenthèse ouverte quelques pages plus haut.
En 1830, Rosas est donc élu gouverneur par l’influence de la campagne, et malgré l’opposition de la ville, qu’il trouve à moitié policée par l’administration de Rivadavia.
Alors Rosas essaye, lui le gaucho des pampas, de se réconcilier avec la civilisation. Il semble oublier les mœurs sauvages adoptées par lui jusque-là: le serpent veut changer de peau.
Mais la ville résiste à ses avances, mais la civilisation refuse de gracier le transfuge qui a passé dans le camp de la barbarie. Rosas se montre-t-il revêtu d’un uniforme, les hommes d’épée se demandent tout bas sur quel champ de bataille Rosas a conquis ses épaulettes; parle-t-il dans une réunion, le poëte demande à l’homme de goût dans quelle estancia Rosas a pris un pareil style; apparaît-il dans une tertullia, les femmes se le montrent du doigt en disant: «Voilà le gaucho travesti!» Et tout cela, qui l’attaque de côté et par derrière, lui revient en face avec la morsure poignante de l’épigramme anonyme, 269 pour laquelle les Porteños sont si renommés.
Les trois années de son gouvernement se passèrent dans cette lutte mortelle à son orgueil, et peut-être dut-il aux tortures morales qu’on lui fit éprouver pendant cette période, non pas sa férocité tout entière, mais un surcroît de férocité. Si bien que, lorsqu’il résigna le pouvoir et descendit l’escalier du palais, l’âme navrée de haine, le cœur trempé de fiel, comprenant que désormais il n’y avait plus pour lui avec la ville d’alliance possible, il s’en alla retrouver ses fidèles gauchos, ses estancias, dont il était le seigneur, cette campagne dont il était le roi; mais tout cela, avec l’intention de rentrer un jour à Buenos-Ayres en dictateur, comme Sylla, qu’il ne connaissait point, dont il n’avait probablement jamais entendu parler, était rentré dans Rome l’épée d’une main, la torche de l’autre.
Pour arriver à ce but, voici ce qu’il fit. Il demanda au gouvernement de lui donner un commandement quelconque dans l’armée qui marchait contre les Indiens sauvages. Le gouvernement, qui le redoutait, crut l’éloigner en lui accordant cette faveur. Il lui donna toutes les troupes dont il pouvait disposer, oubliant que, tout à la fois, il s’affaiblissait et donnait des forces à Rosas.
270 Rosas, une fois à la tête de l’armée, suscita une révolution à Buenos-Ayres, se fit appeler au pouvoir, ne l’accepta qu’avec les conditions qu’il voulut imposer, parce qu’il tenait la force armée du pays, et rentra à Buenos-Ayres avec la dictature la plus absolue que l’on eût jamais connue, c’est-à-dire avec toda la suma del poder publico (avec toute l’étendue du pouvoir public).
Le gouverneur qu’il fit tomber, ou plutôt qu’il précipita, était le général Juan-Ramon Baleace, un des hommes qui avaient le plus fait dans la guerre de l’indépendance, un des chefs du parti fédéral, dont Rosas se proclamait le soutien. Baleace était un noble cœur. Sa croyance à la patrie était une religion. Il avait cru dans Rosas, et avait beaucoup fait pour son élévation. Baleace fut le premier que sacrifia Rosas. Baleace mourut proscrit, et lorsque son cadavre repassa la frontière, protégé par la mort, Rosas refusa à la famille de rendre à Baleace, non pas les honneurs publics dus à un homme qui avait été gouverneur, mais les simples devoirs funèbres que l’on rendait à un citoyen.
C’est donc à dater de 1833 que commença le véritable pouvoir de Rosas. Son premier gouvernement, tout de dissimulation, n’avait pas mis au jour ses instincts de cruauté, qui lui ont fait, depuis, une 271 célébrité de sang. Cette période n’avait été marquée que par la fusillade du major Montero et des prisonniers de Saint-Nicolas. Cependant, n’oublions pas que c’est à cette époque que correspondent plusieurs morts sombres et inattendues, de ces morts dont l’histoire, à tout hasard, inscrit la date en lettres rouges sur le livre des nations.
Ainsi disparurent deux chefs de la campagne, dont l’influence pouvait faire ombrage à Rosas. Ainsi, à cette date, remontent les morts d’Arbolito et de Molina. Quelque chose de pareil, ce nous semble, arriva aux deux consuls qui avaient accompagné Octave à sa première bataille contre Antoine.
Peignons tout de suite Rosas, qui ne nous apparaît encore que comme dictateur, mais arrivé au plus haut degré de pouvoir que jamais un homme se soit arrogé le droit d’exercer sur une nation.
Vers 1833, c’est-à-dire à l’époque où nous sommes arrivés, Rosas a trente-neuf ans. Il a l’aspect européen, les cheveux blonds, le teint blanc, les yeux bleus, les favoris coupés à la hauteur de la bouche. Point de barbe, ni aux moustaches ni au menton. Son regard serait beau, si l’on pouvait le juger; mais Rosas s’est habitué à ne regarder en face ni ses amis ni ses ennemis, parce qu’il sait que dans un ami il a presque toujours un ennemi déguisé. Sa 272 voix est douce, et, quand il a besoin de plaire, sa conversation ne manque pas d’attrait. Sa réputation de lâcheté est proverbiale. Sa renommée de ruse est universelle. Il adore les mystifications. C’était sa grande occupation avant qu’il se livrât aux affaires sérieuses. Une fois au pouvoir, ce ne fut plus qu’une distraction.
Ses distractions étaient brutales comme sa nature; la ruse s’allie à merveille à la brutalité.
Citons un ou deux exemples:
Un soir qu’il devait souper en tête-à-tête avec un de ses amis, il cacha le vin destiné au souper, et laissa seulement dans le buffet une bouteille de cette fameuse médecine Leroy, à la célébrité de laquelle il ne manque que d’avoir été inventée du temps de Molière. L’ami chercha du vin, mit la main sur la bouteille. Quant à son contenu, lui trouvant un goût assez agréable, il la vida tout en soupant. Rosas, affectant la sobriété, ne but que de l’eau, et partit pour son estancia aussitôt après le souper.
Pendant la nuit, l’ami pensa crever. Rosas rit beaucoup de la plaisanterie. Si l’ami fût mort, Rosas eût sans doute encore ri bien davantage.
Quand il recevait quelque citadin dans une de ses estancias, il se plaisait à lui faire monter les chevaux 273 les plus mal dressés, et sa joie était d’autant plus grande que la chute du cavalier était plus dangereuse.
Au gouvernement, il était toujours entouré de fous et de paillasses, et, au milieu des affaires les plus sérieuses, il gardait ce singulier entourage. Lorsqu’il assiégeait Buenos-Ayres, en 1829, il avait près de lui quatre de ces pauvres diables. Il en avait fait des moines, dont, en vertu de son autorité privée, il s’était constitué le prieur. Il les appelait: fray Bigna, fray Chaja, fray Lechuza, et fray Biscacha. Outre les paillasses et les bouffons, Rosas aimait fort aussi les confitures: il en avait toujours, et de toutes les espèces, sous sa tente. Les confitures n’étaient pas non plus détestées des moines, et, de temps en temps, il en disparaissait quelques pots. Alors Rosas appelait toute la communauté en confession. Les moines savaient ce qu’il leur en coûterait de mentir: le coupable avouait donc.
A l’instant le coupable était dépouillé de ses habits et fustigé par ses trois compagnons.
Tout le monde a connu à Buenos-Ayres son mulâtre Eusebio, et cela d’autant mieux qu’un jour de réception publique, Rosas eut l’idée de faire pour lui ce que madame Dubarry faisait à l’occasion de son nègre Zamore.
274 Eusebio, vêtu en gouverneur, reçut les hommages des autorités au lieu et place de son maître.
Malgré l’amitié que Rosas portait à son mulâtre, il prit un jour fantaisie à ce terrible ami de lui faire une farce, farce sauvage, comme toutes celles qu’inventait Rosas. Il feignit que l’on venait de découvrir une conspiration dont Eusebio était le chef. Il ne s’agissait pas moins que de le poignarder, lui, Rosas. Eusebio fut arrêté malgré ses protestations de dévouement. Rosas avait ses juges à lui, qui ne s’inquiétaient pas si l’accusé était coupable ou ne l’était pas. Rosas accusait, ils jugèrent et condamnèrent le pauvre Eusebio à la peine de mort.
Eusebio subit tous les apprêts du supplice, se confessa, fut conduit sur le lieu de l’exécution, y trouva le bourreau et ses aides; puis tout à coup, comme le dieu de la tragédie antique, apparut Rosas, qui annonça à Eusebio que sa fille, Manuelita, étant devenue amoureuse de lui et voulant l’épouser, il lui faisait grâce.
Inutile de dire qu’Eusebio, tout en ne mourant pas du supplice, faillit mourir de peur.
Nous avons prononcé ce nom de Manuelita; nous avons vu que c’était la fille de Rosas. Disons à nos lecteurs français, à qui il est permis de l’ignorer, ce qu’est, comme femme, cette Manuelita, que la 275 Providence plaça près de son père comme un bon génie, dont la principale occupation, pendant les beaux jours de sa vie, fut de répéter chaque jour le mot grâce, et à laquelle grâce parfois fut accordée.
Manuelita est aujourd’hui une femme de quarante ans, qui, par dévouement pour son père, et peut-être un peu pour la mission qu’elle avait reçue du ciel, ne s’est point mariée, ou plutôt ne s’était pas encore mariée en 1850, époque où nous l’avons perdue de vue.
Manuelita n’était pas précisément une belle femme; c’était mieux: c’était une charmante personne, d’une figure distinguée, d’un tact profond, coquette comme une Européenne, très-préoccupée surtout de l’effet qu’elle produisait sur les étrangers.
Manuelita a été fort calomniée, et c’est tout naturel: c’était la fille de Rosas, c’est-à-dire de l’homme sur lequel convergeaient toutes les haines. On l’accusa d’avoir hérité des instincts cruels de son père, et d’avoir, comme la fille du pape Borgia, oublié l’amour filial dans un autre amour plus tendre et moins chrétien.
Il n’est rien de tout cela. Manuelita resta fille pour deux raisons: d’abord, parce que Rosas sentait parfois le besoin d’être aimé, et qu’il savait que le seul amour réel, dévoué, infini, sur lequel il pût 276 compter, c’était l’amour de sa fille. Manuelita est restée fille encore peut-être parce que, dans ses rêves de royauté, Rosas, aujourd’hui simple particulier perdu dans un coin de l’Angleterre, je crois, voyait au fond de l’avenir briller, pour Manuelita, quelque alliance plus aristocratique que celles auxquelles il avait droit de prétendre alors.
Non, autant l’histoire doit être sévère à Rosas, autant, à moins d’être injuste, elle sera douce, et en étant douce, elle sera équitable à Manuelita; et ce que nous disons ici de ce côté du monde, chacun le sait là-bas, et, au fond du cœur, chacun le reconnaîtra comme une vérité, Manuelita fut la digue éternelle, impuissante parfois, qui arrêtait la colère de son père, toujours prête à déborder. Enfant, elle avait un étrange moyen d’obtenir de Rosas les grâces qu’elle demandait: elle faisait mettre le mulâtre Eusebio nu ou à peu près; elle le faisait seller et brider comme un cheval; elle chaussait à ses petits pieds andalous des éperons de gaucho. Eusebio se mettait à quatre pattes; Manuelita montait sur son dos, et l’amazone étrange venait faire caracoler son bucéphale humain devant son père, lequel riait de cette singulière plaisanterie, et, ayant ri, accordait à Manuelita la grâce qu’elle demandait.
277 Plus tard, lorsqu’elle comprit qu’elle ne pouvait plus employer ce moyen, si efficace qu’il fût, elle s’appliqua à faire, près du dictateur, l’œuvre que faisait Mécène près d’Auguste, lorsqu’il lui jetait ses tablettes sur lesquelles il avait écrit: Surge, carnifex! Mais Manuelita s’y prenait autrement. Elle connaissait son père mieux que personne; elle savait les vanités secrètes auxquelles il était accessible. Elle temporisait, elle sollicitait; et quelquefois, douce sœur de charité bénie du Seigneur, elle obtenait.
C’était Manuelita qui était tout à la fois la reine et l’esclave du foyer domestique. Elle gouvernait la maison, soignait son père, et, chargée de toutes les relations diplomatiques, elle était le véritable ministre des affaires étrangères de Buenos-Ayres.
En somme, de même que Rosas était un être à part, qui ne touchait à rien et ne se confondait avec personne dans la société, Manuelita, devenue plus tard Manuela, était une créature non-seulement étrange au milieu de tous, mais même étrangère à tous, et qui passa solitaire en ce monde, loin de l’amour des hommes, hors de la sympathie des femmes.
Rosas avait, en outre, un fils nommé Juan, mais qui jamais ne fut mêlé à la politique de son père.
278 De plus, une petite fille échappant à peine à l’enfance, aujourd’hui chaste épouse, heureuse mère, portant, dans la personne de son mari, un nom honorable et honoré.
Une fois arrivé au pouvoir, le grand travail de Rosas fut d’anéantir la fédération.
Lopez, le fondateur de la fédération, tombe malade: Rosas le fait venir à Buenos-Ayres et le soigne chez lui.
Lopez meurt empoisonné.
Quiroga, le chef de la fédération, a échappé à vingt combats plus meurtriers les uns que les autres; son courage est passé en exemple, sa loyauté en proverbe.
Quiroga meurt assassiné.
Cullen, ce conseil de la fédération, devient gouverneur de Santa-Fé. Rosas lui improvise une révolution; Cullen est livré à Rosas par le gouverneur de Santiago.
Cullen est fusillé.
Tout ce qu’il y a de marquant dans le parti fédéral a le sort de ce qu’il y avait de marquant en Italie sous les Borgia. Et, peu à peu, Rosas, en employant les mêmes moyens qu’Alexandre VI et que son fils César, parvient à régner sur la république Argentine, qui, quoique réduite à une parfaite 279 unité, n’en conserve pas moins le titre pompeux de fédération, et, ce qu’il y a de bizarre, va devenir l’ennemie des unitaires.
Disons quelques mots des hommes que nous venons de nommer, et faisons un instant revivre leurs spectres accusateurs. Ce sera quelque chose comme la scène de Shakspeare dans Richard III avant la bataille.
Il y a d’ailleurs dans tous ces hommes une saveur de sauvagerie primitive qui mérite d’être connue.
Nous avons commencé par le général Lopez. Une seule anecdote donnera non-seulement une idée de ce chef, mais encore des hommes auxquels il avait affaire.
Lopez était gouverneur de Santa-Fé. Il avait, dans l’Entre-Rios, un ennemi personnel, le colonel Ovando. Ce dernier, à la suite d’une révolte, fut conduit prisonnier au général Lopez.
Le général déjeunait. Il reçut à merveille Ovando, et l’invita à s’asseoir à sa table. La conversation s’engagea entre eux comme entre deux convives auxquels une égalité de condition eût commandé la plus parfaite et la plus égale courtoisie.
Cependant, au milieu du repas, Lopez s’interrompit tout à coup.
—Colonel, dit-il, si je fusse tombé en votre pouvoir, 280 comme vous êtes tombé au mien, et cela au moment du repas, qu’eussiez-vous fait?
—Je vous eusse invité à vous mettre à table, comme vous avez fait vous-même à mon égard.
—Oui, mais après le déjeuner?
—Je vous eusse fait fusiller.
—Je suis enchanté que cette idée-là vous soit venue, car c’est aussi la mienne. Vous serez fusillé en sortant de table.
—Dois-je en sortir à l’instant ou achever de déjeuner?
—Oh! achevez, colonel, achevez; nous ne sommes pas pressés.
On continua donc le repas. On prit le café et les liqueurs; puis, le café et les liqueurs pris:
—Je crois qu’il est temps, dit Ovando.
—Je vous remercie de ne pas avoir attendu que je vous le rappelasse, répondit Lopez.
Puis, appelant son planton:
—L’escouade est-elle prête? demanda-t-il.
—Oui, mon général, répondit le planton.
Alors, se retournant vers Ovando:
—Adieu, colonel, dit-il.
—Non, pas adieu; au revoir, répondit celui-ci: on ne vit pas longtemps dans des guerres pareilles à celles que nous faisons.
281 Et, saluant Lopez, il sortit. Cinq minutes après, une fusillade, retentissant sur la porte même de Lopez, lui annonçait que le colonel Ovando avait cessé d’exister.
Passons à Quiroga.
Celui-ci est plus connu de nous. Sa réputation, en traversant les mers, a eu son écho à Paris. La mode s’en est emparée: de 1820 à 1823, on a porté des manteaux à la Quiroga et des chapeaux à la Bolivar; il est probable que ni l’un ni l’autre n’ont jamais porté ni le manteau ni le chapeau que leurs admirateurs adoptaient à deux mille lieues d’eux.
Quiroga, lui aussi, comme Rosas, était un homme de la campagne. Il avait, dans sa jeunesse, servi en qualité de sergent dans l’armée de ligne contre les Espagnols.—Retiré dans son pays natal, la Rioja, il se mêla aux partis internes, devint le maître de son pays, et, une fois arrivé à ce premier degré de puissance, il se jeta dans la lutte des différentes factions de la République, et dans cette lutte se révéla pour la première fois à l’Amérique.
Au bout d’un an, Quiroga était l’épée du parti fédéral. Jamais homme n’a obtenu de pareils résultats par la simple application de la valeur personnelle. Son nom en était arrivé à avoir un prestige qui valait des armées.—Sa grande tactique, 282 au milieu du combat, était d’appeler à lui la plus forte somme de dangers qu’il pouvait réunir, et lorsque, dans la mêlée, il jetait son cri de guerre en faisant frémir dans sa main cette longue lance qui était son arme de prédilection, les plus braves cœurs faisaient alors connaissance avec la crainte.
Quiroga était cruel, ou plutôt féroce; mais, dans sa férocité, il y avait toujours quelque chose de grand et de généreux.—C’était la férocité du lion, et non celle du tigre.
Quand le colonel Pringles, un de ses plus grands ennemis, est fait prisonnier et assassiné après avoir été pris, celui qui l’a assassiné, et qui sert sous les ordres de Quiroga, se présente à celui-ci, croyant avoir gagné une bonne récompense.
Quiroga lui laisse raconter son crime, et à l’instant même le fait fusiller.
Une autre fois, deux officiers appartenant au parti ennemi, sont faits prisonniers par ses gens, qui se souviennent du supplice de leur compagnon, et qui, cette fois, les lui amènent vivants.—Il leur offre d’abandonner leur drapeau et de servir sous ses ordres.
L’un d’eux accepte,—l’autre refuse.
—C’est bien, dit-il à celui qui a accepté, montons à cheval et allons voir fusiller votre camarade.
283 Celui-ci, sans faire d’observation, s’empresse d’obéir, cause gaiement tout le long de la route avec Quiroga, dont il se croit déjà l’aide de camp, tandis que le condamné, escorté d’un piquet aux armes chargées, marche tranquillement à la mort.
Arrivé sur le lieu de l’exécution, Quiroga ordonne à l’officier qui a refusé de trahir son parti de se mettre à genoux;—mais, après le commandement: En joue! il s’arrête.
—Allons, dit-il à celui qui se croyait déjà mort, vous êtes un brave.—Prenez le cheval de monsieur, et partez.
Et il désignait le cheval du renégat.
—Mais moi? demande celui-ci.
—Toi, répond Quiroga, tu n’as plus besoin de cheval, car tu vas mourir.
Et malgré les supplications que lui adresse en faveur de son camarade celui qu’il vient de rendre à la vie, il le fait fusiller.
Quiroga ne fut vaincu qu’une fois, et ce fut par le général Paz, le Fabius américain, homme vertueux et pur s’il en fut jamais.—Deux fois il détruisit les armées de Quiroga dans les terribles batailles de la Tablada et d’Oncativo. C’était un beau spectacle pour ces jeunes républiques qui sortaient à peine de terre, que de voir l’art, la tactique 284 et la stratégie en lutte contre le courage indomptable et la volonté de fer de Quiroga.—Mais une fois le général Paz fait prisonnier, à cent pas de son armée, par un coup de bola qui enveloppa les jambes de son cheval, Quiroga fut invincible.
La guerre une fois terminée entre le parti unitaire et le parti fédéral, Quiroga entreprit un voyage dans les provinces de l’intérieur. Mais, en revenant de voyage, il fut assailli, à Barrancallaco, par une trentaine d’assassins, qui firent feu sur sa voiture. Quiroga, malade, s’y tenait couché; une balle, après avoir traversé un des panneaux, lui brisa la poitrine. Quoique blessé à mort, il se souleva, et, pâle, ensanglanté, ouvrit la portière. En voyant le héros debout, quoique déjà cadavre, les assassins prirent la fuite. Mais Santos Perez, leur chef, marcha droit à Quiroga, et, comme celui-ci était tombé sur un genou, il le tua.
Alors les assassins revinrent et achevèrent l’œuvre commencée. C’étaient les frères Renafé, commandant à Cordoue, qui dirigeaient cette expédition, d’accord avec Rosas. Mais Rosas avait eu soin de se tenir dans un lointain si éloigné, qu’on ne l’aperçut pas. Il put, dès lors, prendre le parti de celui qu’il avait fait assassiner, et poursuivre ses assassins.
285 Ils furent arrêtés et fusillés.
Reste Cullen.
Cullen, né en Espagne, s’était établi dans la ville de Santa-Fé, où il s’était lié avec Lopez, et était devenu son ministre et le directeur de sa politique. L’immense influence que Lopez eut sur la république Argentine, depuis 1820 jusqu’à sa mort, arrivée en 1833, fit de Cullen un personnage extrêmement important. Lorsqu’aux jours du malheur Rosas, proscrit, émigra à Santa-Fé, il reçut de Cullen toute espèce de services; mais ces services rendus ne purent faire oublier au futur dictateur que Cullen était un des hommes qui voulaient mettre fin au règne de l’arbitraire dans la république Argentine. Cependant il sut cacher son mauvais vouloir sous les apparences de la plus grande amitié envers Cullen.
A la mort de Lopez, Cullen fut nommé gouverneur de Santa-Fé, et se consacra à établir des améliorations dans la province; en même temps, au lieu de se montrer l’ennemi du blocus français, Cullen ne cacha point ses sympathies pour la France, considérant que le pouvoir de celle-ci était un grand appui pour ses idées civilisatrices. Alors Rosas lui suscita une révolution qu’il appuya publiquement et par un concours de troupes. Cullen, vaincu, se 286 réfugia dans la province de Santiago del Estero, que commandait son ami, le gouverneur Ibarra. Rosas, qui, tout en détruisant la fédération, avait déjà déclaré Cullen sauvage unitaire, entama des négociations avec Ibarra, afin qu’on lui livrât la personne de Cullen.
Pendant longtemps ces négociations échouèrent, et Cullen, sur les assurances de son ami Ibarra, qui jurait de ne jamais le livrer, se croyait sauvé, lorsqu’un jour, au moment où il s’y attendait le moins, il fut arrêté par les soldats d’Ibarra, et conduit à Rosas; mais celui-ci, ayant appris qu’on lui amenait Cullen captif, envoya l’ordre de le fusiller à moitié chemin, parce que, dit-il dans une lettre au gouverneur de Santa-Fé qui avait succédé à Cullen, son procès était fait par ses crimes, que tout le monde connaissait.
Cullen était un homme d’une société agréable et d’un caractère humain. Son influence sur Lopez fut toujours employée à écarter toute espèce de rigueur; et c’est en raison de cette influence que le général Lopez, malgré les supplications de Rosas, ne permit point de fusiller un seul des prisonniers faits pendant la campagne de 1831, campagne qui mit en son pouvoir les chefs les plus importants du parti unitaire.
287 Au reste, Cullen avait tous les dehors de la civilisation; mais son instruction était superficielle, et ses talents étaient médiocres.
Ce fut ainsi que Rosas, le seul homme peut-être qui n’eût aucune gloire militaire parmi les chefs du parti fédéral, se débarrassa des champions de ce parti; dès lors, il demeura le seul personnage important de la république Argentine, en même temps qu’il était le maître absolu de Buenos-Ayres.
Alors Rosas, arrivé à la toute-puissance, commença sa vengeance contre les classes élevées, qui l’avaient si longtemps tenu en mépris. Au milieu des hommes les plus aristocrates et les plus élégants, il se montrait sans cesse vêtu de la chaqueta ou sans cravate, il donnait des bals qu’il présidait avec sa femme et sa fille, et auxquels, à l’exclusion de tout ce qu’il y avait de distingué à Buenos-Ayres, il invitait des charretiers, des bouchers, et jusqu’aux affranchis de la ville.
Un jour il ouvrit le bal, lui dansant avec une esclave, et Manuelita avec un gaucho.
Mais ce ne fut point seulement de cette façon qu’il punit la fière cité; il proclama ce principe terrible:
«Celui qui n’est pas avec moi est contre moi.»
Dès lors, tout homme lui déplaisant fut qualifié 288 du nom de sauvage unitaire, et celui que Rosas avait une fois désigné de ce nom n’avait plus droit ni à la liberté, ni à la propriété, ni à la vie, ni à l’honneur.
Alors, pour mettre en pratique les théories de Rosas, s’organisa sous ses auspices la fameuse société de MAS-HORCA, c’est-à-dire encore des potences. Cette société était composée de tous les hommes sans aveu, de tous les banqueroutiers, de tous les sbires de la ville.
A cette société de la Mas-Horca étaient affiliés, par ordre supérieur: le chef de police, les juges de paix, tous ceux enfin qui devaient veiller au maintien de l’ordre public; de sorte que, lorsque les membres de cette société forçaient la maison d’un citoyen pour piller cette maison ou assassiner le citoyen, celui dont la vie ou la propriété était menacée avait beau appeler à son aide, personne n’était là pour s’opposer aux violences dont il était l’objet. Ces violences étaient faites au milieu du jour comme en pleine nuit, sans aucun moyen de s’y soustraire.
Veut-on quelques exemples? Soit. Chez nous, on doit le remarquer, le fait suit toujours immédiatement l’accusation.
Les élégants de Buenos-Ayres avaient, à cette 289 époque, l’habitude de porter leurs favoris en collier. Mais, sous le prétexte que la barbe taillée ainsi formait la lettre U, et voulait dire unitaire, la Mas-Horca s’emparait de ces malheureux, et les rasait avec des couteaux mal affilés, et la barbe tombait avec des lambeaux de chair; après quoi, on abandonnait la victime aux caprices de la dernière populace, rassemblée par la curiosité du spectacle, et qui parfois poussait la sanglante farce jusqu’à la mort.
Les femmes du peuple commençaient alors à porter dans leurs cheveux ce ruban rouge, connu sous le nom de mono. Un jour, la Mas-Horca se porta au seuil des principales églises, et alors, toutes les femmes qui entraient ou sortaient sans avoir le mono sur la tête, s’en voyaient fixer un avec du goudron brûlant.
Ce n’était pas non plus chose extraordinaire, que de voir une femme dépouillée de ses habits et fouettée au milieu de la rue, et cela parce qu’elle portait un mouchoir, une robe, une parure quelconque, sur laquelle on distinguait la couleur bleue ou verte. Il en était de même pour les hommes de la plus haute distinction, et il suffisait, pour qu’ils courussent les plus grands dangers, qu’ils se fussent hasardés en public avec un habit ou une cravate.
290 En même temps que les personnes sans doute désignées à l’avance, et qui appartenaient à ces classes supérieures de la société que poursuivait une vengeance invisible mais connue, étaient victimes de ces violences, on emprisonnait par centaines les citoyens dont les opinions n’étaient point en harmonie, nous ne dirons pas avec celles du dictateur, mais avec les combinaisons encore inconnues de sa politique à venir. Nul ne connaissait le crime pour lequel il était arrêté, et c’était chose superflue, puisque Rosas le connaissait. De même que le crime restait inconnu, le jugement était déclaré inutile, et chaque jour, pour faire place aux prisonniers des jours suivants, les prisons encombrées se débarrassaient du trop plein de leurs captifs à l’aide de nombreuses fusillades. Ces fusillades avaient lieu dans l’obscurité, et tout à coup la ville se réveillait en sursaut au bruit de ces tonnerres nocturnes qui la décimaient.
Et le matin, ce que l’on n’avait pas vu en France pendant les plus terribles jours de 1793, on voyait les charretiers de la police recueillir tranquillement dans les rues les corps des assassinés, et aller prendre à la prison les corps de ceux qu’on avait fusillés, puis, assassinés et fusillés, conduire tous ces cadavres à un grand fossé, où on les jetait 291 pêle-mêle, sans qu’il fût même permis aux parents des victimes de venir reconnaître les leurs et de leur rendre les devoirs funèbres.
Ce n’était point le tout: les charretiers qui conduisaient ces restes déplorables annonçaient leur venue par d’atroces plaisanteries qui faisaient fermer les portes et fuir la population; on en a vu détacher les têtes des corps, de ces têtes emplir des paniers, et du cri habituel aux marchands de fruits de la campagne, les offrir aux passants effrayés en criant:
—Voilà des pêches unitaires; qui veut des pêches unitaires?
Bientôt le calcul se joignit à la barbarie, la confiscation à la mort.
Rosas comprenait que le moyen de se conserver au pouvoir était de créer autour de lui des intérêts inséparables des siens.
Alors il montra à une partie de la société la fortune de l’autre, en lui disant: «Cela t’appartient.»
A partir de ce moment, la ruine des anciens propriétaires de Buenos-Ayres fut consommée, et l’on vit s’élever les fortunes rapides et scandaleuses des amis de Rosas.
Ce que n’avait osé rêver aucun tyran, ce qui n’était venu à l’idée, ni de Néron ni de Domitien, 292 Rosas l’a exécuté; après avoir tué le père, il a défendu au fils de porter le deuil. La loi qui contenait cette défense fut proclamée et affichée, et il fallait bien la proclamer et l’afficher, car sans elle il n’y eût eu que des habits de deuil à Buenos-Ayres!
Les excès de ce despotisme frappèrent les étrangers, et entre autres quelques Français. Rosas, qui se croyait tout permis envers eux, lassa la patience du roi Louis-Philippe,—patience bien connue cependant,—et amena la formation du premier blocus fait par la France.
Mais les hautes classes de la société, ainsi maltraitées, commencèrent à fuir Buenos-Ayres, et, pour trouver un refuge, jetèrent leurs regards sur l’État oriental, où la plus grande partie de la ville proscrite vint chercher un asile.
Ce fut en vain que la police de Rosas redoubla de vigilance, ce fut en vain qu’une loi punit de mort l’émigration, ce fut en vain qu’à cette mort on joignit des détails atroces,—car Rosas vit bientôt que la mort ne suffisait plus;—la terreur et la haine qu’inspirait Rosas étaient plus fortes que les moyens inventés par lui, l’émigration allait croissant d’heure en heure, de minute en minute. Pour réaliser la fuite de toute une famille, il s’agissait 293 seulement de trouver une barque assez grande pour la contenir; la barque trouvée, père, mère, enfants, frères, sœurs, s’y entassaient confusément, abandonnant maison, biens, fortune; et chaque jour on voyait arriver dans l’État oriental, c’est-à-dire à Montevideo, quelques-unes de ces barques de passagers, qui n’avaient plus pour tous biens que les vêtements qu’ils portaient sur eux.
Et aucun de ces passagers n’eut à se repentir de la confiance qu’il avait mise dans l’hospitalité du peuple oriental; cette hospitalité fut grande et généreuse, comme l’eût été celle d’une république antique;—hospitalité telle, au reste, que devait l’attendre le peuple argentin, d’amis,—ou plutôt de frères, qui tant de fois avaient réuni leurs drapeaux à ses drapeaux pour combattre l’Anglais, l’Espagnol, ou le Brésilien,—ennemis communs, ennemis étrangers,—moins dangereux cependant que cet ennemi qui était né au milieu d’eux.
Les Argentins arrivaient en foule et débarquaient, et sur le port les habitants les attendaient, choisissant à mesure qu’ils mettaient pied à terre, en raison de leurs ressources pécuniaires ou de la grandeur de leur habitation, le nombre d’émigrants qu’ils pouvaient recueillir. Alors, vivres, argent, habits, tout était mis à la disposition de ces malheureux, 294 jusqu’à ce qu’ils se fussent créé quelques ressources, ce à quoi tout le monde les aidait; et de leur côté ceux-ci, reconnaissants, se mettaient aussitôt au travail, afin d’alléger le fardeau qu’ils imposaient à leurs hôtes, et de leur donner ainsi le moyen d’accueillir de nouveaux fugitifs. Pour arriver au but, les personnes les plus habituées à toutes les jouissances du luxe travaillaient aux derniers métiers, les ennoblissant d’autant mieux que ces métiers étaient plus en opposition avec leur état social.
Ce fut ainsi que les plus beaux noms de la république Argentine figurèrent dans l’émigration.
Lavallé, la plus brillante épée de son armée; Florencio Varela, son plus beau talent; Aguero, un de ses premiers hommes d’État; Echaverria, le Lamartine de la Plata; La Vega, le Bayard de l’armée des Andes; Guttierez, l’heureux chantre des gloires nationales; Alsina, le grand avocat et l’illustre citoyen, apparaissent au nombre des émigrants, comme apparaissent aussi Saenz, Valiente, Molino Torrès, Ramos, Megia, les grands propriétaires; comme apparaissent encore Rodriguez, le vieux général des armées de l’indépendance et des armées unitaires; Olozabal, un des plus braves de cette armée des Andes, dont nous avons dit que La Vega 295 était le Bayard.—C’est que Rosas poursuivait également l’unitaire et le fédéral, ne se préoccupant que d’une chose, c’est-à-dire de se débarrasser de tous ceux qui pouvaient être un obstacle à sa dictature.
C’est à cette hospitalité accordée aux hommes qu’il poursuivait, qu’il faut attribuer la haine que Rosas portait à l’État oriental.
A l’époque que nous citons, la présidence de la République était exercée par le général Fructuose Rivera.
Rivera, dont nous venons de prononcer le nom, était un homme de la campagne, comme Rosas, comme Quiroga; seulement, tous ses instincts le portaient à la civilisation, ce qui faisait de lui l’opposé de Rosas. Comme homme de guerre, la bravoure de Rivera n’a point été surpassée; comme homme de parti, sa générosité n’a pas été atteinte. Pendant trente-cinq ans, on l’a vu figurer dans les scènes politiques de son pays. Pendant trente-cinq ans, on l’a vu sauter sur ses armes au moment même où le mot: Guerre à l’étranger! a été prononcé.
Lorsque la révolution contre l’Espagne commença, il sacrifia sa fortune; car, pour lui, c’était un besoin irrésistible que de donner; il n’était pas généreux, il était prodigue.
Et, de même que Rivera était prodigue envers 296 les hommes, Dieu avait été prodigue envers lui. C’était un beau cavalier, dans le sens du mot espagnol caballero, qui comprend à la fois le soldat et le gentilhomme; au teint brun, à la taille élevée, au regard perçant, causant avec grâce, et entraînant ses interlocuteurs dans le cercle fascinateur d’un geste qui n’appartenait qu’à lui; aussi a-t-il été l’homme le plus populaire de l’État oriental; mais, il faut le dire, jamais, en même temps, plus mauvais administrateur ne désorganisa les ressources pécuniaires d’un peuple. Il avait dérangé sa fortune particulière, il dérangea la fortune publique, non pour se reconstituer une fortune, mais parce que, homme public, il avait conservé toutes les façons princières de l’homme privé.
Mais à l’époque où nous voilà arrivés, cette ruine ne se faisait pas encore sentir. Rivera commençait sa présidence, et sa présidence était entourée des hommes les plus capables du pays: Obez, Herrera, Vasquez, Alvarez, Ellauri, Luiz-Édouard Perez, étaient véritablement, sinon ses ministres, du moins les directeurs de son gouvernement; et avec ces hommes, tout ce qui était progrès, liberté et prospérité était assuré à ce beau pays.
Obez, le premier des amis de Rivera, était un homme d’un caractère antique; son patriotisme, sa 297 grandeur, ses talents éminents, son instruction profonde, le mettent au nombre des grands hommes de l’Amérique. Pour que rien ne manquât à sa popularité, il est mort dans la proscription, une des premières victimes du système de Rosas dans l’État oriental.
Luiz-Édouard Perez était l’Aristide de Montevideo. Républicain sévère, patriote exalté, il consacra sa longue existence à la vertu, à la liberté et à son pays.
Vasquez, homme de talent et d’instruction, commença de rendre ses premiers services au pays au siége de Montevideo, dans la guerre contre l’Espagne, et finit sa carrière pendant le siége contre Rosas.
Herrera, Alvarez et Ellauri, beaux-frères d’Obez, ne restèrent point en arrière de ceux que nous avons nommés; ils appartiennent non-seulement à l’État oriental comme défenseurs dévoués, mais encore à la cause américaine tout entière.
Aussi leurs noms seront-ils toujours sacrés à cette vaste terre de Colomb, qui s’étend du cap Horn au détroit de Behring.
La présidence de Rivera prit fin en 1834. Le général Manuel Oribe lui succéda, par l’influence de Rivera lui-même, qui comptait avoir en lui un ami et un continuateur de son système. En effet, Manuel Oribe avait été nommé général par Rivera, et avait fait partie de la précédente administration comme ministre de la guerre.
Oribe appartenait aux premières familles du pays. Il combattit pour sa défense, et s’est toujours distingué par sa bravoure personnelle. Son esprit était faible, son intelligence étroite: cela explique son alliance avec Rosas, auquel il se donna tout entier, sans songer que cette alliance entraînait avec elle la perte de cette même indépendance pour laquelle, lui, Oribe, avait combattu tant de fois.
Comme général, son incapacité était complète. Ses passions avaient la violence des organisations nerveuses, et le portaient à la cruauté. Comme particulier, c’est un honnête homme.
Comme administrateur, il fut plus économe que Rivera, et l’on ne peut lui reprocher d’avoir augmenté 299 le déficit du trésor public, et cependant c’est à lui qu’appartient toute la responsabilité de la ruine de l’État oriental. Oubliant que pour être chef de parti ce n’est pas assez de le vouloir, il refusa de rester lié au grand parti national, qui avait Rivera pour chef. Il voulut se former un parti, excita les méfiances du pays, et, effrayé de sa faiblesse, il se jeta un jour dans les bras de Rosas. Quoique le traité restât secret, le pays connut cette alliance aux sourdes hostilités du gouvernement contre l’émigration argentine, et comme rien n’était plus opposé à l’opinion du pays que le système de Rosas, le pays suivit le général Rivera, au moment où celui-ci se mit, en 1836, à la tête d’une révolution contre Oribe.
Malgré cette presque unanimité qui le menaçait, Oribe résista jusqu’en 1838.
Oribe descendit de la présidence par une renonciation faite officiellement devant les chambres, et il sortit du pays, ayant demandé la permission à ces mêmes chambres de se retirer.
Mais, sorti du pays, Rosas le força de protester contre cette renonciation, et, chose qui ne s’était jamais vue en Amérique, il le reconnut comme chef du gouvernement d’un pays dont lui-même avait été chassé. C’était quelque chose comme si Louis-Philippe, 300 à Claremont, eût nommé le duc de Bordeaux vice-roi à la république française.
On commença par rire, à Montevideo, de cette excentricité du dictateur. Mais lui se prépara, pendant ce temps, à changer ce rire en larmes.
La conséquence naturelle de cette conduite de Rosas était la guerre entre les deux nations.
Cette guerre fut terrible.
Oribe, que quelques-uns de nos journaux, payés par Rosas, ont appelé l’illustre et vertueux Oribe, y fut tout à la fois général et bourreau.
Dépouillons quelques pages de ces tables de sang, publiées par l’Amérique du Sud, et sur lesquelles, comme une mère plaintive dans le présent, et comme une déesse vengeresse pour l’avenir, elle a enregistré dix mille assassinats.
Prenons au hasard, dans les rapports faits à Rosas par ses officiers et ses agents.
Le général don Mariano Acha, qui sert dans l’armée opposée à Rosas, défend San-Juan, et, le 22 août 1841, se rend après quarante-huit heures de résistance. Don José-Santos Ramirez, officier de Rosas, transmet alors au gouvernement de San-Juan le rapport officiel de cet événement. On y trouve cette phrase:
Tout est en notre pouvoir, mais avec pardon et 301 garantie pour tous les prisonniers. Parmi eux se trouve un fils de Lamadrid.
Prenez le no 2067 du Diario de la Tarde, c’est-à-dire du journal du soir de Buenos-Ayres, du 22 octobre 1841, et en regard du rapport officiel de José-Santos Ramirez, qui constate la garantie de la vie pour les prisonniers, vous pourrez lire ce paragraphe:
«Desaguedero, 22 septembre 1841.
»Le prétendu sauvage unitaire, Mariano Acha, a été décapité hier, et sa tête exposée aux regards du public.
»Signé: Angel Pacheco.»
Ne pas confondre cet Angel Pacheco, lieutenant de Rosas, avec son cousin Pacheco y Obes, un de ses ennemis les plus acharnés.
Attendez, vous vous rappelez que dans le rapport de Santos Ramirez, se trouve cette phrase:
Parmi les prisonniers existe un fils de Lamadrid.
Ouvrez la Gaceta mercantile, no 5703, au 22 avril 1842, et vous y trouverez cette lettre, écrite par Mazario Benavidez à don Juan-Manoel Rosas:
«Miraflore-la-Marche, 7 avril 1842.
»Dans une dépêche précédente, je vous ai fait part des motifs pour lesquels je conservais le sauvage 302 Ciriaco Lamadrid; mais, sachant que ce dernier s’est adressé à plusieurs chefs de la province pour les entraîner à la défection, j’ai fait, à mon arrivée à la Rioja, décapiter le premier, ainsi que le sauvage unitaire Manoel-Julian Frias, natif de Santiago.
Signé: Mazario Benavidez.»
Manoel Oribe, à la tête des armées de Rosas chargées de soumettre les provinces Argentines, défait, le 15 avril 1842, sur le territoire de Santa-Fé, les forces commandées par le général Juan-Pablo Lopez.
Au nombre des prisonniers se trouve le général don Juan-Apostol Martinez.
Lisez ce fragment d’une lettre d’Oribe:
«Au quartier général de Barrancas de Cosonda,
le 17 avril 1842.
»Trente et quelques morts, et quelques prisonniers, dont le prétendu sauvage Juan-Apostol Martinez, auquel la tête a été coupée hier.
»Signé: Manoel Oribe.»
Si la Gaceta mercantile est encore sous votre main, rouvrez-la, et au no 5903, à la date du 20 septembre 1842, vous trouverez un rapport officiel de 303 Manoel-Antonio Saravia, employé dans l’armée d’Oribe.
Ce rapport contient une liste de dix-sept individus, dont un chef de bataillon et un capitaine, qui furent faits prisonniers à Numayan, et subirent le châtiment ordinaire de la PEINE DE MORT.
Revenons à l’illustre et vertueux Oribe, no 3007 du Diario de la Tarde.
C’est à propos de la bataille de Monte-Grande, dont il fait le rapport.
«Quartier général au Ceibal, 14 septembre 1841.
»Parmi les prisonniers s’est trouvé le traître sauvage unitaire, ex-colonel Facundo Borda, qui fut exécuté à l’instant même avec d’autres prétendus officiers, tant de cavalerie que d’infanterie.
»Manoel Oribe.»
Oribe est en veine; un traître lui livre le gouvernement de Tucuman et ses officiers. Aussi s’empresse-t-il d’annoncer cette nouvelle à Rosas.
Voici la lettre:
«Quartier général de Métau, 3 octobre 1841.
»Les sauvages unitaires que m’a livrés le commandant Sandoval et qui sont: Marion, le prétendu 304 gouverneur général de Tucuman; Avellanieda, le prétendu colonel J.-M. Vilela; le capitaine José Espejo et le lieutenant en premier Léonard Sosa, ont été sur-le-champ exécutés dans la forme ordinaire, à l’exception d’Avellanieda, à qui j’ai ordonné que l’on coupât la tête, et que cette tête, une fois coupée, on l’exposât aux regards du public, sur la place de Tucuman.
»Manoel Oribe.»
Laissons celui-là, et passons à un autre bourreau de Rosas.
«Casamarca, le 29 du mois de Rosas 1841.
»A Son Excellence monsieur le gouverneur D. Cl. A. Arredondo.
»Après plus de deux heures de feu, et après avoir passé au fil de l’épée toute l’infanterie, à son tour toute la cavalerie a été mise en déroute, et le chef seul s’est échappé par le cerro d’Ambaste, avec trente hommes; on le poursuit, et sa tête sera bientôt sur la place publique, comme y sont déjà les têtes des prétendus ministres Gonzalès Dulce et celle d’Espeche.
»Vive la fédération!
»M. Maza.»
305
«Liste nominative des sauvages unitaires, prétendus chefs et officiers, qui ont été exécutés après l’action du 29.
»M. Maza.»
Puisque nous en sommes à Maza, continuons; puis nous reviendrons à Rosas:
«Casamarca, 4 novembre 1841.
»Je vous ai annoncé déjà que nous avions mis en déroute complète le sauvage unitaire Cubas, qui était poursuivi, et que nous aurions bientôt la tête du bandit. Il a été pris en effet au Cerro des Ambastes: il a été pris dans son lit même; en 306 conséquence, la tête dudit brigand Cubas est exposée sur la place publique de cette ville.
»Après l’action:
»On a pris dix-neuf officiers qui suivaient Cubas. Je n’ai point fait de quartier. Le triomphe a été complet, et pas un n’a échappé.
»M. Maza.»
Glanons en passant, dans le Boletin de Mendosa, no 12, cette lettre écrite du champ de bataille d’Arroyo-Grande, et adressée au gouverneur Aldao par le colonel don Geronimo Costa:
«Nous avons pris plus de cent cinquante chefs et officiers, qui furent exécutés à l’instant.»
Tout feu d’artifice a son bouquet; terminons par son bouquet ce feu d’artifice de sang.
J’ai promis de revenir à Rosas; j’y reviens.
Le colonel Zelallaran est tué; on apporte sa tête à Rosas.
Rosas passa trois heures à rouler cette tête du pied et à cracher dessus; alors il apprend qu’un autre colonel, frère d’armes de celui-ci, est prisonnier; son premier mouvement est de le faire fusiller, mais il se ravise; au lieu de le condamner à la mort, il le condamne à la torture: le prisonnier, 307 pendant trois jours, aura, douze heures par jour, cette tête coupée exposée devant lui sur une table.
Rosas fait fusiller, au milieu de la place San-Nicolas, une portion des prisonniers du général Paz.
Parmi des prisonniers se trouvait le colonel Vedela, ancien gouverneur de Saint-Louis; au moment du supplice, le fils du condamné se jette dans les bras de son père.
—Fusillez-les tous les deux, dit Rosas.
Et fils et père tombent frappés dans les bras l’un de l’autre.
En 1832, Rosas fit conduire, sur une place de Buenos-Ayres, quatre-vingts prisonniers indiens, et, au milieu du jour, à la vue de tous, il les fit égorger à coups de baïonnette.
Camilla O’Gorman, jeune fille de dix-huit ans, d’une des premières familles de Buenos-Ayres, est séduite par un prêtre de vingt-quatre ans. Ils quittent tous deux Buenos-Ayres et se réfugient dans un petit village de Corrientes, où, se disant mariés, ils ouvrent une espèce d’école. Corrientes tombe au pouvoir de Rosas. Reconnus par un prêtre et dénoncés par lui à Rosas, le fugitif et sa compagne sont ramenés tous deux à Buenos-Ayres, où, 308 sans jugement, Rosas ordonne qu’ils soient fusillés.
—Mais, fait-on observer à Rosas, Camilla O’Gorman est enceinte de huit mois.
—Baptisez le ventre, dit Rosas, qui, en bon chrétien, veut sauver l’âme de l’enfant.
Le ventre baptisé, Camilla O’Gorman est fusillée.
Trois balles traversent les bras de la malheureuse mère, qui, par un mouvement instinctif, les avait étendus pour protéger son enfant.
Maintenant, comment se fait-il que la France se fasse des amis comme Rosas et des ennemis comme Garibaldi?
Et en effet, le traité de 1840, signé de l’amiral Mackau, et qui porte son nom, relevait le pouvoir de Rosas, en laissant la république Orientale seule engagée dans la lutte.
Ce fut alors qu’apparut Garibaldi à son retour de Rio-Grande.
D’un côté, Rosas et Oribe,—c’est-à-dire la force, la richesse, la puissance, combattant pour le despotisme.
De l’autre côté, une pauvre petite république,—une ville démantelée, un trésor à sec, un peuple sans ressources, ne pouvant payer ses défenseurs, mais combattant pour la liberté.
309 Garibaldi n’hésita point.—Il alla droit au peuple et à la liberté.
Nous lui rendons la plume, et lui laissons raconter ses luttes pendant ce siége acharné, qui dura neuf ans, comme celui de Troie.
Alex. Dumas.
FIN DU PREMIER VOLUME
Un mot au lecteur | 1 | |
I. — | Mes parents | 27 |
II. — | Mes premières années | 32 |
III. — | Mes premiers voyages | 36 |
IV. — | Mon initiation | 41 |
V. — | Les événements de Saint-Julien | 48 |
VI. — | Le Dieu des bonnes gens | 55 |
VII. — | J’entre au service de la république de Rio-Grande | 63 |
VIII. — | Corsaire | 70 |
IX. — | La Plata | 77 |
X. — | Les plaines orientales | 81 |
XI. — | La poëtesse | 85 |
XII. — | Le combat | 90 |
XIII. — | Louis Carniglia | 95 |
XIV. — | Prisonnier | 97 |
XV. — | L’estrapade | 102 |
XVI. — | Voyage dans la province de Rio-Grande | 107 |
XVII. — | La lagune de los Patos | 112 |
XVIII. — | Armement des lancions à Camacua | 116 |
XIX. — | L’estancia della Barba | 121 |
XX. — | Expédition à Sainte-Catherine | 132 |
XXI. — | Départ et naufrage | 137 |
XXII. — | Jean Griggs | 145 |
312XXIII. — | Sainte-Catherine | 149 |
XXIV. — | Une femme | 152 |
XXV. — | La course | 155 |
XXVI. — | Lac d’Imirui | 161 |
XXVII. — | Nouveaux combats | 164 |
XXVIII. — | A cheval | 169 |
XXIX. — | La retraite | 178 |
XXX. — | Séjour à Lages et dans les environs | 182 |
XXXI. — | Bataille de Taquari | 187 |
XXXII. — | Assaut de San José du Nord | 197 |
XXXIII. — | Anita | 201 |
XXXIV. — | Levée du siége. — Rossetti | 213 |
XXXV. — | La picada das Antas | 217 |
XXXVI. — | Conducteur de bœufs | 226 |
XXXVII. — | Professeur de mathématiques et courtier de commerce | 238 |
Montevideo | 241 | |
Rosas | 262 | |
Manoel Oribe | 298 |
FIN DE LA TABLE.
Clichy.—Imp. Maurice Loignon et Cie, rue du Bac-d’Asnières, 12.
Au lecteur.
Ce livre électronique reproduit dans son intégralité la version originale.
L’orthographe a été conservée. Seules quelques erreurs évidentes de typographie ou d’impression ont été corrigées. Dans le texte les corrections sont soulignées en gris. En passant la souris sur le texte corrigé on fait apparaître le texte original.
Enfin, la ponctuation a été tacitement corrigée à quelques endroits.
[Fin de Mémoires de Garibaldi - tome 1 par Alexandre Dumas]