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Title: Le Dimanche des Enfants, tome 1
Date of first publication: 1840
Author: anonymous
Date first posted: June 9, 2016
Date last updated: June 9, 2016
Faded Page eBook #20160611
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[p. i]
[p. ii]
Imprimerie de Ducessois, 55, quai des Grands-Augustins.
(Près le Pont-Neuf.)
LE DIMANCHE
DES ENFANTS
JOURNAL
DES RÉCRÉATIONS
Tome Premier.
PARIS
LOUIS JANET, LIBRAIRE-ÉDITEUR, RUE SAINT-JACQUES, 59,
AU FOND DE LA COUR.
[p. v]
DES MATIÈRES CONTENUES DANS CE VOLUME.
FIN DE LA TABLE.
[p. vii]
DES VIGNETTES DE CE VOLUME
DESSINS DE M. LOUIS LASSALLE.
Pages | ||
---|---|---|
1. | Les traîneaux de Louis XVI. | 6 |
2. | Goutte d’eau. | 10 |
3. | L’enfant martyr. | 25 |
4. | Robert Sorbon. | 44 |
5. | Le roi Pépin. | 53 |
6. | Charlemagne. | 78 |
7. | Jehan de Brie. | 105 |
8. | Le petit coin. | 121 |
9. | Le fagot de bois mort. | 137 |
10. | L’orphelin de Constantine. | 156 |
11. | Histoire de Ruth. | 170 |
12. | Deux petits pains. | 186 |
13. | La tirelire. | 199 |
[p. 1]
LE
DIMANCHE DES ENFANTS
JOURNAL DES RÉCRÉATIONS.
A L’ÉDITEUR.
J’ai lu, Monsieur et cher ami, avec le plus vif intérêt, le plan que vous m’avez communiqué, d’un journal hebdomadaire ayant pour titre: Le Dimanche des Enfants, Journal des Récréations. J’y trouve enfin ce que je n’ai pu rencontrer complétement dans les nombreuses productions de ce genre, qu’on offre à la jeunesse; je veux dire: ce désir exclusif du bien, cette idée constante de frapper les jeunes intelligences par des traits vrais, attachants et variés; de leur faire parcourir le premier sentier de la vie, sans les fatiguer; de leur en montrer les écueils sans les effrayer; de leur apprendre à les éviter par leurs propres forces et sans danger; en un mot, de les classer insensiblement, et sans qu’elles s’en doutent, parmi ces adeptes qui doivent se signaler un jour par de hautes vertus, des talents de premier ordre et des droits sacrés à l’estime générale, à ce faisceau sacré des gloires de la patrie.
Une pareille entreprise est difficile à soutenir; je ne saurais vous le dissimuler. Il faut plus de courage et de force qu’on ne se l’imagine, pour disposer les jeunes âmes aux impressions qu’on veut leur donner; pour les conduire vers des sites où luit la lumière céleste, sans qu’elles trouvent sur leurs pas la fatigue et l’ennui. Il ne suffit pas au Mentor de donner la main à son élève; il faut souvent laisser croire à l’enfant qu’il dirige à son tour son[p. 2] maître, et le mène au but par de nouveaux sentiers. L’amour-propre satisfait de l’élève le fait redoubler alors de zèle, de persévérance; et se croyant au moins de moitié dans la découverte, il se livre ensuite avec joie et confiance à tout ce que son guide voudra lui faire connaître.
J’en ai fait moi-même l’épreuve dans une circonstance que je vais vous raconter le plus brièvement que je le pourrai..., car il faut toujours que je conte, moi!... J’étais allé passer l’été au joli village de Châtenay, près Sceaux. Ma fille avait alors dix à douze ans, et son plus grand plaisir était de faire avec moi des promenades dans les bois de Verrières, dont l’immense étendue offre des sites agrestes et ravissants. Entraînés par la fraîcheur des ombrages qu’embellissaient les chants des oiseaux, nous pénétrions fort avant dans le bois; et après deux heures de marche, nous nous trouvâmes tout à fait égarés. Ma fille n’eut pas peur: elle était sous l’égide de son père; mais cédant à la fatigue, à la chaleur du soleil qui s’était élevé sur nos têtes, elle s’endormit à mes côtés, à l’ombre d’un massif de coudriers, dont j’avais doucement enlacé les rameaux au-dessus de la jeune dormeuse. Au bout d’une heure, elle se réveilla en me disant: «Père, où sommes-nous donc?—Ma foi, je n’en sais rien; mais je ne serais pas surpris de nous trouver au milieu de la forêt.—Et comment en sortir?—En prenant pour guide un fanal qui ne trompe jamais: le soleil. Si tu veux m’aider, nous pourrons retrouver le vrai chemin qui conduit à notre demeure.—Ah! je ne demande pas mieux: explique-toi... Et déjà le désir pétillait dans son regard. Le village de Châtenay, ajoutai-je, est situé au nord-est des bois de Verrières. Eh bien! voyons, en marchant, de quel côté le soleil portera notre ombre; si c’est en arrière, nous allons vers le midi, et nous tournons le dos à notre village.—Mais si nous marchons, notre ombre en avant, me répliqua vivement l’apprentie géographe, nous regagnons notre demeure. Oh! laissez-moi faire cette épreuve.» Après une heure et demie de marche, en effet nous aperçûmes les hauts arbres qui bordent la route de Versailles à Choisy, et bientôt nous traversâmes notre joli village. Ma fille ne se lassait pas d’admirer[p. 3] l’expédient si naturel et si simple que j’avais puisé dans l’Émile de J.-J. Rousseau; elle conçut un penchant invincible pour la géographie, et ne tarda pas à devenir une des jeunes personnes les plus instruites dans cette partie de l’éducation.
Voilà comme le premier rayon qu’on fait luire dans une jeune intelligence, et qu’on lui laisse développer elle-même, se grave à jamais dans sa pensée et l’excite par degrés à orner son esprit et son cœur; voilà ce que je vous conseille de faire le plus souvent que vous le pourrez dans votre Journal des Récréations. N’offrez jamais aux enfants que des sujets à leur portée; attachez-les surtout par le charme de la narration; elle seule a plus de pouvoir sur le premier âge que le savoir le plus profond, que l’art d’enseigner le plus expérimenté! J’en ai fait souvent l’épreuve dans ma carrière de vieux conteur, et j’ai vu jusqu’aux enfants des rois quitter leurs jeux brillants, négliger les précepteurs les plus célèbres qu’ils chérissaient, pour venir entendre lire une historiette qui louait une de leurs qualités, ou blâmait un de leurs défauts. Charles Perrault, la comtesse d’Aulnoy, le comte de Caylus et Berquin, se sont fait, parmi la jeunesse, plus de prosélytes que tous les Docteurs des diverses Facultés. Fénélon lui-même eut recours à la narration pour captiver l’attention du jeune duc de Bourgogne, pour alimenter son imagination dévorante. Ce fut par des fables et des historiettes qu’il prépara son cher et brillant élève à sentir et apprécier un jour les beautés héroïques, les hautes leçons que renferme Télémaque.
Mais, pour arriver au but qu’ont atteint ces illustres, ces précieux amis de l’enfance, il faut s’appuyer constamment sur tout ce qui est pur, sur tout ce qui est vrai: il faut prendre ses tableaux dans la nature, et les esquisser de manière à ce que le jeune lecteur s’y retrouve lui-même et se dise: «Oh! c’est bien moi!» Il s’identifie aussitôt à tous les caractères qu’on lui peint, à tous les personnages qu’on lui présente; il suit enfin à la piste le narrateur dans les sentiers, même les plus arides, où il voudra l’engager.
Attachez-vous donc, Monsieur et bon ami, à ne choisir vos collaborateurs que parmi les véritables amis de l’enfance; à n’ad[p. 4]mettre dans votre publication que les écrits de ceux qui, plus heureux et plus fiers d’instruire que de briller, connaissent le mieux les mouvements et les sympathies d’un jeune cœur, savent bien les développer, les préparer par degrés à cette habitude constante du vrai, à ce désir de s’instruire de tout ce qui conduit à une honorable réputation et aux prérogatives d’une célébrité méritée. Je sais, par expérience, que ces grands résultats exigent beaucoup de soins, une constance à toute épreuve, et même une dissimulation de son propre mérite, pour ne pas effrayer l’élève de la distance qu’il lui faudra parcourir... Mais aussi quelle douce jouissance, quel contentement de soi-même, lorsqu’après avoir conduit un grand nombre de jeunes lecteurs dans une route longue et souvent escarpée, on s’aperçoit qu’aucun d’eux n’a éprouvé d’ennuis, de fatigue, que tous l’ont gravie avec intérêt et constance! L’arbrisseau qu’on n’avait fait que greffer, commence dès lors à porter quelques fruits, et bientôt il deviendra l’un des plus beaux ornements d’un jardin fertile.
Toutefois pénétrez-vous bien de cette vérité: C’est aujourd’hui parmi les femmes que vous rencontrerez les talents qui s’identifieront le mieux à votre honorable entreprise; les femmes possèdent, plus que nous, l’heureux don de s’insinuer dans les jeunes âmes; elles ont une grâce inimitable à y semer le premier grain qu’elles fécondent d’un sourire, d’une caresse; elles savent faire aimer l’instruction, à l’aide d’un charme insensible auquel s’abandonne la jeunesse avec un plaisir toujours nouveau, avec une aveugle confiance. Elles possèdent surtout ce mot du cœur, ce prestige du goût, cet entraînement de style qui produit bien plus d’effet que les mâles expressions et les préceptes sentencieux de nos orateurs de lycées. Associez-vous donc à des collaboratrices dont le savoir est embelli de la modestie, chez qui l’art d’écrire est un délassement et non pas un métier, dont la narration est toujours naturelle, attachante, variée... Je pourrais vous citer, en ce genre, plus d’un parfait modèle.
Enfin, Monsieur et bon ami, comme on voit dans l’automne des feuilles desséchées se mêler parmi les fleurs, je tâcherai d’oublier que, pour moi, l’heure de la retraite a sonné; et si par[p. 5] hasard, dans le dernier sentier de la vie qui me reste à parcourir, j’apercevais quelques épis échappés à la faucille des grands moissonneurs du jour, je m’empresserai de les glaner pour vous les offrir. Mais ne vous attendez, de grâce, qu’à de simples narrations. La vieillesse et l’enfance ne se plaisent ensemble que par l’attrait de la causerie, où l’une raconte ce qu’elle a recueilli pendant sa longue carrière, où l’autre thésaurise pour embellir la sienne. Aussi le conteur qui sent bien toute l’importance de sa vocation, a-t-il sans cesse le plus grand soin de ne semer que du bon grain dans le nouveau champ qu’il cultive. Les premières impressions influent si puissamment sur notre destinée, et la mémoire du cœur est si fidèle, que le narrateur de la jeunesse ne doit pas exprimer une seule pensée, proférer une seule parole, sans songer que la trace en est ineffaçable, et sans répéter sans cesse ces belles paroles de Juvénal: Maxima debetur puero reverentia... «L’enfance ne saurait être trop respectée...»
J.-N. Bouilly.
L’Église célèbre aujourd’hui l’une de ces tristes cérémonies, qui servent à nous rappeler les souffrances d’un Dieu. Après trente ans d’une vie obscure, Jésus-Christ s’était mis à parcourir la Judée, pour y prêcher sa sublime religion et y répandre les lumières de son Évangile. Chacun de ses pas était marqué par de nouveaux bienfaits. Il allait, guérissant les malades, redressant les boiteux, ressuscitant les morts, répondant aux questions des sages; et quand les mères lui amenaient leurs petits enfants, il les accueillait avec bonté et les bénissait sur sa route.
Malgré les miracles de cette vie pleine de bonnes œuvres, il ne put s’attirer que la haine des Juifs, peuple ingrat et cruel, qui ne croyait pas aux plus grands prodiges, et persécutait la vertu. Ils se saisirent de lui, le traînèrent devant un juge timide et injuste, qui le condamna malgré son innocence. Il fut battu de ver[p. 6]ges, insulté par ses ennemis, abandonné par ses amis, conduit enfin, portant sa croix, jusqu’au Calvaire, où, crucifié comme un criminel entre deux voleurs, il expira.
La religion chrétienne a voulu, mes chers enfants, honorer particulièrement toutes les douleurs que dut éprouver l’homme-Dieu, si indignement traité, objet de tant de calomnies. Passion signifie souffrance. Le Dimanche de la Passion est donc consacré à réveiller, dans l’âme du chrétien, le souvenir des souffrances de Jésus-Christ, souffrances inouïes, dont pouvait seul triompher l’amour infini d’un Dieu. Vous n’entendez plus de cantiques de joie, vous ne voyez plus d’ornements magnifiques; les statues des saints sont couvertes d’un long voile, la croix du sanctuaire se cache derrière une draperie lugubre, et il règne partout un air de désolation et de religieuse tristesse.
Cependant cette croix, objet de nos larmes, est aussi la cause de notre joie, puisque c’est elle qui nous a sauvés. Voilà pourquoi l’Église ouvre en même temps le cœur des chrétiens à l’espérance; pourquoi, prosternée devant l’autel, la foule chante ensemble l’hymne Vexilla Regis, et s’écrie:
Je vous salue, ô croix, notre unique espérance!
Dix heures sonnaient à Saint-Louis, de Versailles, lorsqu’un pauvre ouvrier entra dans une maison voisine de cette église. Il monta silencieusement un étroit escalier, et quand il fut tout au haut de la maison, il frappa trois fois à la porte d’une espèce de grenier. Une petite fille vint lui ouvrir, et il se trouva dans une misérable chambre où l’attendaient une femme et plusieurs enfants. A sa vue, une exclamation de joie s’échappa de toutes les bouches.
—C’est papa, crièrent les enfants, il nous apporte du pain!
[p. 7]A ces mots, le vieil ouvrier tomba sans force sur une chaise; il n’eut pas le courage de répondre à ses enfants, car il n’avait point de pain à leur donner.
—Eh bien! Michel, dit la femme d’une voix attristée.
—Hélas! ma bonne Jacqueline, répondit celui-ci, j’ai couru et je n’ai pu trouver d’argent. Je suis entré chez plusieurs boulangers, mais ils n’ont plus voulu me vendre de pain à crédit; cependant je promettais de les payer le plus tôt possible. Dam! c’est qu’ils savent bien que prêter au pauvre, c’est souvent donner.
—Mon Dieu! murmura Jacqueline, quand ils t’auraient donné un morceau de pain, ils n’auraient pas été ruinés pour cela.
—C’est vrai, femme; mais tout le monde n’est pas charitable.
—Comment faire?
Et chacun se mit à pleurer, car il est bien cruel de ne pas pouvoir manger, quand on a faim!
Cependant la journée s’avançait et les enfants pleuraient toujours. Jacqueline dit à son mari:
—Mon ami, veille aux enfants, moi je vais sortir à mon tour. Peut-être serai-je plus heureuse.
Et elle quitta la pauvre chambre et descendit dans la rue. Mais elle ne réussit guère mieux que Michel; depuis longtemps ils devaient au boulanger, et celui-ci ne voulait plus leur vendre de pain à crédit. Désespérée et n’osant rentrer au logis sans apporter de quoi manger à ses pauvres enfants, Jacqueline s’assit sur un banc de pierre et cacha sa tête dans son tablier, pour dérober ses larmes aux passants. Tout à coup elle entend qu’on lui adresse la parole. Étonnée, elle regarde et voit deux messieurs devant elle.
—Qu’avez-vous? lui demandèrent-ils avec bonté.
Alors Jacqueline se mit à leur raconter ses malheurs: elle leur dit que la rigueur de l’hiver avait fait fermer tous les ateliers, que les ouvriers ne pouvaient plus travailler, tant le froid engourdissait leurs mains, qu’enfin cette détresse publique et une maladie de son mari les avaient jetés dans la plus affreuse misère. Touchés de son récit, les inconnus la regardaient avec pitié; ils tirèrent de leur bourse quelques pièces d’or et les donnèrent à la[p. 8] femme de l’artisan, en lui répétant plusieurs fois comme pour la rassurer:
—Ne pleurez plus, nous aurons soin de vous; on vous enverra de l’argent et des vêtements pour votre petite famille; dans quelques jours vous aurez du bois, car le Roi, qui est de nos amis, s’occupe en ce moment d’en faire distribuer à tous les malheureux. Le vilain hiver de 1788 est si rigoureux!
Lith. de Cattier.Louis Lassalle del. et lith.
Jacqueline, après avoir remercié mille fois ses bienfaiteurs, courut acheter du pain et quelques autres provisions, et remonta joyeusement chez elle. Quel bonheur c’était pour elle de pouvoir apporter à ses pauvres enfants une nourriture qui leur avait manqué depuis si longtemps!
—Mais qui t’a donc donné tout cet argent, ma chère femme? demandait, en pleurant de joie, le vieux Michel.
—Ce sont deux beaux messieurs. Ils se disent comme çà les amis de notre bon roi.
—Eh bien! vivent le Roi et ses amis! s’écria gaîment Michel.
Le chagrin s’oublie si vite, alors qu’il est passé.
Quelques jours après, Louis XVI rencontra à la porte du Palais la reine qui revenait avec ses dames d’honneur, d’une course de traîneaux. Comme la brillante société vantait avec enthousiasme cette sorte d’amusement...
—Et moi, mesdames, interrompit le roi, en montrant les voitures chargées de bois qui passaient au loin, voilà mes traîneaux!
—Ce sont là, en effet, des plaisirs bien dignes de vous, répliqua avec émotion la reine! Je serai toujours heureuse de les partager.
Deux heures plus tard, une de ces voitures déposait une voie de bois devant la porte de Michel; et la pauvre famille recevait en même temps un paquet renfermant du linge, de l’argent et une petite rente sur l’État.
Nous n’avons pas besoin de peindre la joie de ces braves gens, qui avaient enduré tant de souffrances. A ce trait de bonté toute royale, ils reconnurent bientôt leurs bienfaiteurs: c’étaient Louis XVI et Marie-Antoinette.
[p. 9]
Ce dimanche se nomme ainsi à cause des rameaux de buis ou de laurier que tous les fidèles portent à la procession; et il nous rappelle l’entrée solennelle de Jésus-Christ à Jérusalem.
Ce fut un bien beau jour que celui-là, mes chers enfants; assis sur une ânesse recouverte de manteaux, Jésus s’avançait entouré de ses disciples, comme un conquérant paisible qui va se rendre maître d’une grande ville sans combattre. Le peuple ayant appris son arrivée, sortit en foule au-devant de lui, et coupant çà et là des branches d’arbres, il les effeuillait sous ses pas ou les agitait en l’air en s’écriant: «Gloire au fils de David!»
Cependant, ce même peuple allait bientôt condamner à mort celui qu’il reconnaissait pour son Dieu. Jésus-Christ le savait, et il voulait nous apprendre par là qu’il ne faut se fier ni au bonheur ni aux triomphes passagers du monde.
Les rameaux que les Juifs portèrent autrefois devant le Sauveur, étaient des branches de palmier (sorte d’arbre très-commun dans leur pays); mais nous n’en avons point chez nous, et nous prenons à leur place des branches de buis que le prêtre bénit au commencement de l’office. Anciennement, on se servait de longues baguettes garnies de feuilles et de fleurs: voilà pourquoi ce dimanche est encore appelé Pâques fleuries.
Après la bénédiction et la distribution des rameaux, on fait une longue procession, qui figure la marche triomphante de Jésus-Christ, et l’on sort de l’église en chantant:
Fille de Sion, sois remplie d’allégresse;
Fille de Jérusalem, laisse éclater ta joie.
Voici votre roi qui vient à vous.
C’est un roi juste et bon. Il est pauvre; il vient à vous monté sur une ânesse.
Au retour de la procession, les portes se trouvent fermées; on[p. 10] s’arrête alors; le prêtre célébrant s’approche, et frappant plusieurs coups avec le bâton de la croix, il dit:
«Ouvrez-vous, portes éternelles, ouvrez-vous, et le roi de gloire entrera.»
Les chantres placés dans l’intérieur de l’église demandent:
«Quel est ce roi de gloire?
»C’est, répond le prêtre, le Seigneur fort et puissant, terrible, invincible dans les batailles. C’est le Dieu des armées. Ouvrez-vous, portes éternelles, laissez entrer le roi des rois.»
On chante trois fois en latin les mêmes paroles, et le prêtre frappe autant de fois à la porte, toujours avec le bâton de la croix. Cette porte s’ouvre enfin et laisse passer la procession, qui retourne au chœur.
Cette dernière cérémonie a pour but de nous apprendre, mes chers enfants, le mystère de notre rédemption. L’église représente le ciel, que la faute de nos premiers parents nous a fermé, et dont la croix de Jésus-Christ pouvait seule ouvrir les portes.
L’évangile de ce jour est le plus long de l’année; car on y raconte la Passion du Sauveur, son agonie au jardin des Olives, sa condamnation, sa souffrance et sa mort. Quand on arrive au moment où l’homme-Dieu, victime de son amour, rendit le dernier soupir, il se fait un profond silence, et tout le monde baise la terre en signe de douleur et de repentir.
Je vous ai donné l’explication courte et simple de cette fête. Tâchez de la bien comprendre, et de ne jamais oublier les grandes choses qu’elle nous enseigne.
FÉERIE DE LA NATURE.
Le Génie des Génies venait de créer un fleuve majestueux qu’il envoyait à la terre; il tenait sa baguette élevée, prêt à secouer une légère et brillante goutte d’eau qui s’y trouvait encore suspendue, lorsque celle-ci prit la parole.
[p. 11]Vous me direz peut-être: Comment une goutte d’eau prenait-elle la parole? Sans doute ce n’était pas de la même manière que vous, mes enfants, car le Génie, en la créant, ne lui avait pas donné les mêmes organes; mais Goutte-d’eau, comme chacune des œuvres du Génie des Génies, avait une langue à elle que le Génie entendait fort bien, car c’était lui qui la lui avait donnée. Il prêta donc l’oreille aux accents de sa créature, et Goutte-d’eau lui parla ainsi:
O grand Génie! mon père, arrête-toi un instant avant de décider de ma destinée; mes nombreuses sœurs forment les fleuves, les rivières, les mers, leur sort est glorieux, sans doute, mais elles ne peuvent sortir des limites que tu leur as assignées; et moi, je voudrais être libre.
—Qu’entends-tu par là? répondit le Génie.—Je voudrais, reprit-elle, errer à mon gré sur la terre; je voudrais jouir, selon mon désir ou mon caprice, de toutes les belles choses que tu as créées, m’enivrer du parfum des fleurs, jouer sur le vert feuillage, me balancer dans les airs...—Imprudente! sais-tu bien ce que tu me demandes? Que ferais-tu seule, sans appui? Là-bas dans la mer, au milieu de tes nombreuses sœurs, tu serais forte de votre union; mais, sur la terre, toi, pauvre petite Goutte-d’eau, jouet du moindre zéphir ou du plus pâle rayon de soleil, que deviendras-tu?—Mon père, reprit doucement Goutte-d’eau, il est vrai, je suis bien chétive; cependant, si tu le veux, je saurai résister; si tu le veux, je puis être bonne à quelque chose; que dis-je! je peux faire du bien.
Vous voyez, mes enfants, que, si Goutte-d’eau avait de l’ambition, au moins elle n’était pas une sotte, elle comprenait son insuffisance: c’était de l’esprit, ou mieux que cela, du jugement. Le Génie en jugea ainsi, car il lui dit: Goutte-d’eau, je suis content de toi; ton audace me plaît, et je veux t’accorder ce que tu désires. Cependant écoute: je t’avais faite pour aller augmenter ce beau fleuve qui, rapide et majestueux, roule ses flots vers la mer; une fois arrivée là, pour toi, plus de danger, une vie[p. 12] heureuse, et indépendante; la mer, vois-tu, c’est une puissance que les humains craignent et révèrent; ils n’osent troubler son repos, ils n’osent l’asservir. Calme, ils la regardent avec amour, tempêtueuse, ils l’admirent; quelques-uns même vont jusqu’à lui offrir des sacrifices!
—Tout cela est bien beau! dit Goutte-d’eau; mais ce bonheur, cette puissance me tentent peu, je leur préfèrerais la liberté. Et puis, l’immensité de la mer doit être un séjour bien monotone, tandis que la terre me paraît si verdoyante et si belle!
—Certainement, dit le Génie; mais il faut acheter ses faveurs par un rude travail. Et puis, elle est remplie d’écueils que ta faiblesse ne pourra surmonter...
—Si tu le veux, dit Goutte-d’eau, je serai assez forte. Quant au travail, je le préfère au repos. D’ailleurs, tous ces êtres qui fourmillent sur la terre, qui tourbillonnent dans les airs, ils sont faibles aussi, et cependant chacun a sa mission; donne-m’en donc une à mon tour, je serai fière de me rendre utile dans ton œuvre.
—Tu as réponse à tout, dit le Génie; cependant, plus tu m’intéresses, plus je devrais résister à ta prière, dont tu ne peux entrevoir les conséquences, tandis que moi je connais l’avenir; mais tu le veux, et je ne me sens pas la force de te résister: aussi bien, tôt ou tard, tu étais appelée à jouer ton rôle sur la terre; car, toute petite que tu es, tu as une place à remplir, une carrière à fournir, du bien à faire. Va donc accomplir la tâche de toute créature, rien dans la nature ne doit être inutile; mais malheur à ce qui sera ou mauvais ou méchant! Souviens-toi aussi que ceux que j’aime, je les éprouve.
Cela dit, le Génie secoua légèrement sa baguette, et Goutte-d’eau alla tomber blanche, limpide et rondelette, dans la corolle d’une rose qui venait de s’ouvrir aux rayons du matin.
C’était par un beau jour du mois de mai, le ciel était radieux, la terre parée, les fleurs exhalaient de délicieux parfums! Goutte-d’eau admirait cette belle nature, et elle se sentait heureuse d’y occuper une petite place; ensuite elle se prit à songer à tout ce que le Génie lui avait dit d’écueils, de dangers, d’ennemis, de com[p. 13]bats, et elle pensa que c’était pour l’éprouver; car elle ne voyait rien dans ce monde si riant qui répondît au tableau que lui avait fait le Génie.
Elle en était là de ses réflexions, lorsqu’un zéphir folâtre, en voltigeant dans l’air, vint raser du bout de son aile le rosier qui lui servait de palais: la rose ébranlée sur sa tige, se pencha, et Goutte-d’eau, tombant sur la terre, vit sa robe diaphane souillée par ce contact. Goutte-d’eau maudit d’autant plus le zéphir qu’elle n’avait pas des ailes comme lui pour se porter d’un endroit à un autre. Cependant une feuille jaunie était tombée près d’elle; Goutte-d’eau s’y blottit, heureuse d’avoir trouvé une si bonne place, quoiqu’elle ne valût pas la première. Elle s’y roulait, croyant y faire un long séjour; mais le malin zéphir s’amusa encore à souffler la feuille, et Goutte-d’eau se trouva portée sur le bord d’un chemin, près d’une délicate fleur bleue, que vous connaissez sans doute sous le doux nom de Pensez-à-moi. La gentille fleur, née dans un petit coin aride et pierreux, tressaillit de plaisir en voyant Goutte-d’eau; elle se pencha vers elle, et lui dit:
—Sois bénie! charmante Goutte-d’eau; sans doute que le Génie t’envoie pour me rafraîchir; viens donc près de moi, descends vers mes racines, tu me rendras la vie.
Goutte-d’eau, sensible à cette prière, allait peut-être s’y rendre, lorsqu’un sentiment d’orgueil s’empare d’elle:—Quoi serais-je venue pour si peu? Cette fleurette des champs, placée au hasard sur le bord d’un chemin, doit être bien peu de chose aux yeux du Génie des Génies! et passer mon temps à la rafraîchir ne serait pas une mission bien utile ni fort intéressante.
—Pensez-à-moi, reprit d’un ton doux:—Le service que je te demande en ce moment, qui sait? je puis te le rendre à mon tour. Tes ennemis sont les miens; plus heureuse que moi, tu peux te soustraire à leur malice en te cachant dans le sein de la terre: moi, je suis attachée au sol. Heureusement que le Génie ne m’oublie pas, et lorsque le vent m’a ébranlée ou que le soleil m’a desséchée, le Génie envoie des milliers de gouttes d’eau qui chaque jour, tombant en rosée, viennent consoler ses petites fleurs,[p. 14] et je prends ma part de ces consolations: avec un peu de patience j’attendrai le soir. Mais toi, le vent ne te laissera pas tranquille; et puis le soleil monte sur l’horizon, et malheur aux gouttes d’eau qu’il verra attardées sur la terre! il les aspirera, et elles deviendront ses captives. Près de mes racines je t’offre donc un abri, et ce soir, au coucher du soleil, lorsque le vent sera calmé, tu monteras doucement, tu te joueras dans l’atmosphère, et tu te poseras sur les plus belles fleurs.
Goutte-d’eau n’avait écouté qu’une partie de ce discours: cette idée que le soleil la ferait monter dans les cieux, l’avait subjuguée; elle refusa donc les offres et les prières de la fleur, et se mit à considérer ce ciel d’azur où elle pourrait voyager au gré de son envie.
Goutte-d’eau était née curieuse, et, disons-le tout bas, un peu égoïste;... et puis elle aimait le changement: ce sont ces défauts de caractère qui lui avaient fait redouter le sort paisible que lui destinait d’abord le Génie. Elle se reprochait bien un peu de refuser un service, mais elle s’excusait en pensant que la fleurette pouvait attendre jusqu’au soir.
Au milieu de ses hésitations, elle fut emportée bien loin de là, sur le sable du chemin; elle se tenait toujours sur sa feuille pour ne pas se mêler à la poussière, lorsque le soleil, du haut de son trône la voyant briller comme un diamant, darde sur elle un de ses rayons de midi, et Goutte-d’eau est aspirée, et la voilà transportée dans les nues. D’abord elle fut enchantée, car elle se trouva là avec de nombreuses compagnes; et si la terre lui avait paru belle, le ciel avait bien d’autres charmes!—Que je suis heureuse, se dit-elle, de n’avoir pas écouté Pensez-à-moi. Que parlait-elle de captivité? la prison que le soleil nous donne est spacieuse et brillante, et puis j’y suis en bonne société.
Goutte-d’eau et ses compagnes n’avaient qu’à parcourir l’espace du ciel, elles y formaient, en se réunissant, de jolis nuages qui, reflétant les rayons du soleil, se coloraient de pourpre, d’opale, de rubis. Dans leurs jeux vagabonds et capricieux, elles s’amoncelaient, et l’on eût dit des troupeaux de moutons dont la blanche et moelleuse toison se dispersait ensuite dans le ciel[p. 15] en flocons légers, comme lorsqu’elle tombe sous les ciseaux du tondeur de brebis. Ensuite Goutte-d’eau et ses compagnes imitaient les vagues de la mer, puis elles se découpaient en sombre silhouette pareilles aux têtes sourcilleuses des hautes montagnes.
Les journées se passaient en jeux de cette sorte, qui d’abord avaient enchanté Goutte-d’eau; mais toujours jouer devient monotone à la longue et finit par ennuyer, fatiguer même, et Goutte-d’eau en arriva à maudire sa prison dorée.
Un jour, un mugissement lointain annonce l’arrivée d’un ennemi formidable. Ce n’était plus ce zéphir qui, sur la terre, avait tourmenté Goutte-d’eau, mais un cruel vent du nord, qui accourait avec furie des régions du pôle glacé, renversant tout sur son passage. Goutte-d’eau et ses compagnes se réunirent pour lui faire tête, et une guerre acharnée commença; des bataillons de gouttes d’eau formant de gros nuages noirs, sont poussés en sens contraires et ballottés dans les airs; ils s’entrechoquent, s’enflamment; l’éclair brille, le tonnerre gronde, et, dans cette affreuse mêlée, Goutte-d’eau et ses compagnes subissent l’influence du contact avec les méchants; elles sont changées en grêle par le vilain vent du nord. Le soleil alors la chasse du ciel, elles se précipitent sur la terre, sans s’inquiéter de la dévastation qu’elles vont y porter.
Un champ couvert d’arbres fleuris voit tomber ce nuage dévastateur; en un instant, fleurs, fruits sont brûlés, hachés, détruits! Le triste laboureur contemple avec désespoir cette scène de désolation, il pleure ses peines perdues, et, avec elles, la subsistance de sa famille; il maudit le fléau, et Goutte-d’eau se rappelle ces paroles du Génie: «Malheur à ce qui sera ou mauvais ou méchant!...»
Le laboureur, dans sa colère, balaie tous ces grêlons: Allez, dit-il; si vous avez dévasté mon champ, vous me le paierez en allant moudre mon blé; et il les pousse dans la rivière, où un regard du soleil leur rendit leur première forme.
Les bords de la rivière que côtoyait Goutte-d’eau étaient boisés et tapissés de fleurs; elle aurait bien voulu s’y arrêter un peu et[p. 16] jouir de leur charmant aspect, mais un pouvoir surnaturel l’entraîne avec violence, et la force à entrer dans un étroit canal qui conduit à un moulin. Là, une roue immense barre le passage et présente ses larges aubes; il faut se faire jour, le courant presse, Goutte-d’eau, ainsi que ses compagnes, se précipitent sur les aubes de la roue, qui cèdent à cet effort; la roue tourne sur elle-même, et Goutte-d’eau, froissée, fatiguée de ce rude choc, est lancée dans les airs par le retour de la roue; elle alla tomber sur une large et brillante feuille de platane, et, là, elle trouva plusieurs de ses compagnes, que l’élan de la roue y avait aussi jetées. Encore brisées de leur chute, elles s’applaudirent d’avoir échappé à ce danger, d’autant plus qu’elles entendaient dans le lointain le tic-tac de plusieurs autres moulins, qu’il aurait fallu faire mouvoir comme le premier.
Pendant que Goutte-d’eau se reposait, se lissait et redevenait transparente comme du cristal, une gentille hirondelle qui couvait ses petits, appela Goutte-d’eau et ses compagnes:—J’ai bien soif, leur dit-elle, et je ne puis laisser mes petits, car je crains les oiseaux de proie; si vous vouliez me rafraîchir un peu? Mon ami est allé me chercher à manger, mais il ne m’apportera pas à boire, et le Génie vous envoie si près de moi peut-être à dessein.
Goutte-d’eau fut encore retenue par un sentiment d’égoïsme, et, pour n’avoir pas la peine de faire un refus, elle se glissa à terre sur un rosier qui était au pied du platane, en se disant: Mais si l’on était dans le monde pour toujours s’occuper des autres, quand donc s’occuperait-on de soi? C’est au génie à pourvoir aux besoins de l’hirondelle; moi, j’ai été assez secouée tout à l’heure dans cet horrible moulin, pour rester un peu tranquille. Et la voilà se logeant de nouveau dans la corolle d’une rose; elle s’y arrondit, s’y roule et s’arrange cette fois, croyant y faire un long séjour, pendant que ces compagnes s’étaient réunies pour désaltérer l’hirondelle, et, du sein de la rose, elle put entendre les remerciements de la mère et les joyeux accords du père, qui, à son retour, célébra cette bonne action.
Goutte-d’eau éprouvait un peu de honte... Vint à passer près du rosier une rieuse et fraîche jeune fille, avec un seau à la main;[p. 17] voir la rose, s’en emparer, la mettre à son corset fut l’affaire d’un instant; et elle continua sa route en chantant, jusqu’au puits où elle allait chercher de l’eau. Mais en se penchant sur le bord, elle fait un cri: Ah! ma belle rose!... Et la fleur était tombée dans le puits, et, avec elle, Goutte-d’eau.
Lith. de Cattier.Louis Lassalle del. et lith.
La voilà cette fois réellement captive, et elle n’a pas le droit de se plaindre, car, en y songeant, la cause première de son malheur est son égoïsme; elle ne voit d’autre moyen de sortir de là qu’en allant servir aux usages de la vie des hommes; triste alternative!
Elle déplorait son sort, lorsqu’arrivent divers ouvriers qui se mettent en devoir de placer une pompe dans le puits où elle se trouve. Quel peut être l’objet de ce travail? Elle l’apprit bientôt. Cette pompe devait faire monter l’eau à un réservoir qui lui-même alimentait une machine à vapeur.
Grande rumeur parmi les compagnes de Goutte-d’eau. Aux premiers coups de pompe, ce fut bien une autre affaire! elles se serrent les unes contre les autres, se refoulent au fond; peines perdues, il leur fallut monter par l’étroit tuyau, et les voilà entassées dans le réservoir d’où même elles tremblent de sortir, car elles aperçoivent tout près un ennemi dont elles redoutent la méchanceté.
Bon gré mal gré, leur tour venu, on les force à entrer dans une énorme chaudière que l’on soumet à l’action d’un feu ardent; le feu, le plus mortel ennemi de l’eau, lui qui est né pour lui faire sans cesse la guerre, la voilà livrée sans défense à sa cruauté.
Goutte-d’eau et ses compagnes commencent à se plaindre, elles frémissent, tournoient vivement autour de la chaudière, cherchant une issue; le désir de la liberté doublant leurs forces, elles réussissent à pousser un piston qui leur livre un étroit passage par lequel elles s’échappent en donnant une secousse à la machine; et celle-ci, ô prodige! marche d’elle-même[1].
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Pendant que les hommes, étonnés de leur découverte, l’admirent et se félicitent d’avoir su tirer de l’eau un si grand secours, Goutte-d’eau, toute brûlante encore, s’échappait par un petit canal, et chacune de ses autres compagnes, pressée de sortir de la chaudière, prenant la même route, poussait à son tour le piston, et faisait ainsi continuellement mouvoir la machine.
Goutte-d’eau suivit le cours d’un petit ruisseau qui la conduisit à une jolie fontaine ombragée de saules. Elle y trouva de nouvelles compagnes, et leur conta ses malheurs, sa captivité et les peines qu’elle avait eues pour la faire cesser.—Enfin, dit-elle en finissant son récit, me voilà parmi vous, j’espère que je ne crains plus rien; on est bien ici, ma foi, et je m’y établis.
Elle n’avait pas achevé qu’un paysan arrive à la fontaine pour s’y désaltérer; il s’agenouille sur le bord, puise de l’eau avec sa main, et Goutte-d’eau, par hasard, est une de celles qui se trouvent prises. Elle voit avec effroi le gouffre qui s’ouvre pour l’engloutir, lorsqu’un mouvement trop pressé du buveur renverse à terre une partie du liquide; Goutte-d’eau, heureusement pour elle, échappe à ce nouveau péril, et, dans son cœur, elle bénit mille fois le Génie. Revenue de sa frayeur, elle n’eut pas l’envie de retourner à la fontaine; se rappelant les paroles de Pensez-à-moi:—Oui, dit-elle, avec un soupir, si j’eusse été plus obligeante, je me serais épargné ces vicissitudes... Enfin je vais cette fois suivre le conseil que j’ai méprisé; ce monde, tout beau qu’il est, renferme trop de dangers pour une pauvrette comme moi: je vais me réfugier dans la terre. Là, au moins, je serai tranquille.
Goutte-d’eau alors filtra doucement parmi les sables, et elle descendit bien avant, bien avant, ne se croyant jamais assez loin des hommes et de leurs machines. Elle arriva, après un long voyage, jusqu’à un courant d’eau souterraine; elle fut très-contente de retrouver là encore des êtres de son espèce; elle leur demanda asile, et jouit, dans ce nouveau séjour, d’une douce paix, tant que le souvenir de ses malheurs fut présent à sa pensée. Peu à peu il s’effaça, et à la longue cette vie uniforme sembla bien monotone à Goutte-d’eau, elle en arriva même jusqu’à regretter ses tourments passés.
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Enfin un bruit inaccoutumé lui rappela les hommes et leurs gigantesques travaux. En effet, au moyen d’outils et de bras, l’homme perçait la terre, et, non content de l’eau qu’il possédait à sa surface, il allait lui demander celle qu’elle recelait dans son sein. Cette eau, qu’il forcerait à monter sur le sol, acquerrait une puissance bien plus grande; il le savait, et son génie et sa persévérance travaillaient avec efforts à trouver cette eau dont il avait deviné l’existence.
Les travailleurs étaient déjà descendus bien avant, et l’élément ne paraissait pas; Goutte-d’eau et ses compagnes tremblaient dans leur asile; le grincement de la tarière résonnait au-dessus d’elles. Un instant les ouvriers s’arrêtent découragés: ils sont tentés d’abandonner leur travail. Goutte-d’eau ne sait si elle doit s’applaudir ou craindre de voir sa retraite respectée: mais un coup désespéré se fait entendre, et la voûte est brisée; une ouverture laisse pénétrer le jour!
Des cris de joie signalent la victoire des hommes, et Goutte-d’eau et ses compagnes, forcées par un pouvoir irrésistible, montent en tournoyant, par l’orifice qui leur est ouvert, jusqu’à la surface de la terre; et par suite de cet élan, elles s’élèvent en gerbes brillantes dans les airs, puis retombent une à une dans le bassin de marbre destiné à les recevoir.
C’était un puits artésien que les hommes venaient d’inventer[2], et, grâce à cette découverte, Goutte-d’eau était revenue sur la terre. Elle éprouva d’abord une vive satisfaction; mais bientôt il lui fallut veiller sans cesse à sa conservation, n’échappant qu’avec peine à ceux qui conspiraient sa perte. L’un voulait la forcer d’entrer dans un prosaïque seau, et Goutte-d’eau se voyait avec dégoût destinée aux bourgeois usages de la cuisine. D’autres vou[p. 20]laient lui faire nettoyer les rues et emporter toutes leurs immondices. Elle fuyait aujourd’hui leurs poursuites, mais demain pourrait-elle s’y dérober encore?
Cependant un autre ennemi auquel elle ne songeait guère arrivait à grands pas: c’était l’hiver. Les fleurs, les fruits avaient disparu; les feuilles jaunies jonchaient déjà la terre, et les oiseaux voyageurs parlaient de leur départ et des rigueurs du froid auxquelles ils allaient se soustraire. Goutte-d’eau, tremblante à leurs récits, aurait voulu les suivre dans de plus doux climats, mais que faire? Elle y pensait, quand elle voit sur les arbres voisins les oiseaux arriver en foule: c’était le rendez-vous général.
Plusieurs hirondelles, en attendant le signal, venaient se baigner dans le bassin. Goutte-d’eau, jugeant le moment propice, fait à l’une d’elles la prière de l’emmener, et disant cela, elle se plaçait déjà sur les ailes de l’oiseau.—T’emmener? lui dit l’hirondelle, je ne sais trop pour quelle raison je me chargerais de toi; tu réponds si bien aux prières qu’on t’adresse! n’ai-je pas vu cette jolie Pensez-à-moi essuyer tes refus! et moi, ai-je été plus heureuse quand je t’ai demandé un service? Va, ma mie, tu es aussi froide que la glace qui va te servir de prison. Adieu, sois moins égoïste à l’avenir, si tu veux à ton tour trouver de l’aide dans le monde. Cela dit, l’hirondelle secoua ses ailes, s’éleva dans les airs en chantant, et Goutte-d’eau, un instant après, les vit partir toutes ensemble.
L’hiver arriva; Goutte-d’eau espérait encore se soustraire à son pouvoir; ce fut en vain. Emprisonnée sous une glace épaisse, elle y demeura captive avec ses compagnes jusqu’au moment où le printemps, venant à son tour régner sur la terre, chassa l’hiver; sous sa douce influence, Goutte-d’eau reprit sa première forme, mais ce temps d’esclavage et de pénitence n’avait pas été perdu pour elle. En récapitulant sa vie passée, elle avait rougi d’elle-même. Ce qu’elle avait fait de bon ou d’utile, c’était malgré elle, et le bien qui s’était présenté à faire, elle l’avait négligé. Ses souffrances, auxquelles elle n’avait pas su se résigner, avaient eu pour cause première son égoïsme. Alors elle se rappela Pensez-à-moi, l’hirondelle, le champ dévasté, et elle s’écria:—Oh! le génie ne m’avait pas créée pour être ainsi personnelle, et[p. 21] ce n’était pas là ce que je lui avais promis. Si je pouvais sortir de ma prison, comme je réparerais la nullité de ma vie passée!
Elle était sortie de sa prison, et ses résolutions n’avaient pas été vaines; Goutte-d’eau, entièrement changée, mettait son plaisir à obliger, tant que c’était en son pouvoir, et pensait aux autres avant de penser à elle-même.
Un soir qu’elle et ses compagnes s’ébattaient joyeusement à la douce clarté de la lune, leur ennemi mortel vint à paraître: mais cette fois il dirigeait ses attaques contre l’homme. Le feu, car c’était lui, pénétrant dans une grande habitation, y couve d’abord en silence, puis, éclatant avec furie, dévore tout ce qu’il rencontre. Les victimes crient et implorent du secours, les animaux mugissent et poussent de tristes hurlements. Goutte-d’eau, à la vue de cet affreux désastre, est émue de pitié; elle voudrait porter secours à ceux qui souffrent, elle se sentirait le courage et la force de lutter contre le fléau dévastateur. L’homme, qui connaît l’antipathie de l’eau pour le feu, compte trouver en elle un bon auxiliaire; des pompes portatives sont adaptées au bassin, et Goutte-d’eau et ses compagnes, répondant à cet appel, s’empressent de courir dans l’étroit conduit qu’on leur présente, et les voilà tombant à l’improviste sur cet ennemi redoutable, à qui elles font une rude guerre. Le feu, vaincu par leurs efforts, se calme, s’arrête, et Goutte-d’eau et ses sœurs, victorieuses, filtrant au travers des décombres, forment un ruisseau qui va s’épancher dans la rivière.
Cette rivière parcourait une province qu’elle fertilisait, et puis elle allait se perdre dans un beau fleuve, qui portait la richesse dans une vaste étendue de pays, dont il favorisait le commerce.
Là, Goutte-d’eau commença une vie nouvelle, une vie active, mais par cela même heureuse; tantôt côtoyant des bords fleuris, elle rafraîchissait leurs productions, elle embellissait leur aspect; tantôt elle portait les bateaux que l’homme confiait au liquide élément, et s’acquittait de mille autres travaux aussi utiles. Goutte-d’eau remplissait sa tâche avec bonheur, car elle s’était formée, et profitait de son expérience. Enfin, après une longue carrière, elle arriva jusqu’à la mer. Là, elle put se convaincre de la sagesse des[p. 22] paroles du Génie. Au milieu de cet espace immense, plus d’ennemis à craindre. Goutte-d’eau, réunie à ses innombrables sœurs, n’avait plus rien à redouter; le feu ne pouvait plus l’atteindre, l’hiver était sans action sur elle. Si parfois encore les vents osaient lutter de force, c’étaient de véritables jeux, dont Goutte-d’eau et ses compagnes sortaient toujours victorieuses.
Goutte-d’eau jouissait d’autant plus de sa situation, qu’elle avait connu de mauvais jours, et elle disait au Génie avec reconnaissance:—Maître, tu as été bien indulgent pour moi, merci! sois aussi bon pour toutes les imprudentes qui, ainsi que moi, voudraient diriger leur destinée.
Vous savez, mes chers enfants, que la fête de Pâques est la plus grande fête de l’année: je veux vous raconter, en quelques mots, son origine et son histoire.
Les Hébreux, après être restés longtemps esclaves dans la terre de l’Égypte, en sortirent enfin par ordre de Dieu, sous la conduite de Moïse. Ce ne fut point sans beaucoup de peine; car ils avaient rendu de nombreux services à Pharaon, et ce roi avare et cruel ne voulait point les laisser partir. Mais Dieu, qui est plus puissant que les rois, fit plusieurs miracles pour le punir de sa méchanceté, et il délivra malgré lui son peuple de la servitude.
Cependant, comme les Hébreux étaient fort ingrats et qu’ils oubliaient promptement les bienfaits, le Seigneur ordonna à Moïse d’établir une fête qui leur rappelât le souvenir de leur délivrance. Cette fête fut la fête de Pâques (c’est-à-dire: passage), ainsi nommée, parce qu’ils avaient passé la mer Rouge à pied sec.
Ce jour-là, on tuait un agneau dans chaque famille; on le mangeait avec des laitues sauvages, debout, un bâton à la main, et en costume de voyageur. Quand les petits enfants étonnés de[p. 23]mandaient la cause de ces cérémonies extraordinaires, leurs parents ne manquaient pas de leur en donner l’explication; et le souvenir de la délivrance miraculeuse se conservait ainsi dans chaque maison.
L’agneau de Pâques, ou autrement l’agneau pascal, représentait celui que leurs pères avaient autrefois mangé avant de quitter l’Égypte; mais c’était encore une autre figure, mes chers enfants: le véritable agneau, c’est Jésus-Christ, mort innocent sur la croix pour nous ouvrir le ciel et nous délivrer de la servitude de nos mauvais penchants. La fête de Pâques nous rappelle donc à nous la résurrection de notre Sauveur, lorsque, passant de la mort à la vie, il sortit glorieux du tombeau.
Voilà pourquoi l’Église, après les quarante jours de jeûnes et de prières, fait entendre tout à coup les chants les plus joyeux. La Semaine-Sainte a été consacrée aux douleurs de la Passion; hier encore, ce n’était que désolation et tristesse; aujourd’hui, ce sont les voix unies des fidèles, célébrant le triomphe de leur divin rédempteur et répétant avec les anges: Alleluia.
Alleluia est un vieux mot de l’ancienne langue des Hébreux, qui signifie: Louer et remercier le Seigneur.
Il y eut une époque où les huit jours qui suivent le dimanche de Pâques, étaient autant de fêtes; les chrétiens nouvellement convertis y remerciaient Dieu de leur baptême; ils étaient vêtus de blanc et tenaient un cierge à la main. C’est en mémoire de cet usage que les chantres n’ont point de chapes aux vêpres et à la procession qui les suit.
Enfin, vous aurez sans doute remarqué, mes chers enfants, ce grand cierge qui reste au milieu du chœur jusqu’à la Pentecôte, et qu’on porte le soir, à la tête de la procession. C’est l’image de la nuée lumineuse qui conduisait les Hébreux égarés dans le désert, ou plutôt celle de Jésus-Christ lui-même, de l’Homme-Dieu ressuscité, qui doit nous servir de modèle, guider nos pas dans le chemin de la vertu et nous éclairer comme un divin flambeau.
Que le jour de Pâques soit donc aussi pour vous un jour de fête, ô mes jeunes amis! Aimez et adorez de tout votre cœur, ce[p. 24] Dieu fait homme qui vous a tant aimés; soyez dociles à la voix de Jésus qui vous appelle, et dit encore ces mots si doux:
«Laissez venir à moi les petits enfants.»
Saint Louis fit présent à sa sœur Isabelle de France d’une somme équivalant à 400,000 francs à peu près de notre monnaie. La princesse, qui avait le désir d’élever une sainte maison, fit l’acquisition d’un champ plus long que large, dit le long champ, situé sur la rive droite de la Seine. L’abbaye de Longchamp y fut fondée en 1260, sous le nom de l’Humilité de Notre-Dame.
Sous Louis XV, jeune roi, Marie Leckzinska, sa femme, eut le désir d’aller à l’abbaye de Longchamp passer dans le recueillement quelques jours de la semaine sainte. Le vendredi saint, le roi assistant aux ténèbres, les lamentations de Jérémie y furent chantées par des voix de religieuses si fraîches et si pures, que le monarque en fut profondément touché. L’année suivante, il y retourna entendre l’office des ténèbres avec la reine, et toute la cour les suivit. Des voix admirables chantèrent les leçons, chacun exalta la beauté de ces chants sacrés, et le roi disait: «Je vous l’avais bien dit.» Ce devint à la cour un usage d’aller le mercredi, le jeudi et le vendredi saints, entendre chanter les ténèbres. La ville prit part à ce plaisir. Une foule joyeuse et parée encombra l’avenue de Longchamp.
La révolution de 93 fit déserter cette promenade; quand le calme reparut en France, on reprit la route de Longchamp; mais hélas! l’abbaye qui servait de but à ce plaisir, avait été arrachée de ses fondements par la tourmente révolutionnaire.
Aujourd’hui, si vous allez à Longchamp, vous verrez un village, puis une ferme; entrez-y, le soleil d’avril peut vous avoir donné le besoin de vous rafraîchir; vous trouverez là une tasse de bon lait, puis vous verrez quelques ruines, quelques pierres éparses. Voilà tout ce qui reste de l’abbaye royale de Longchamp.
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Au milieu de la plus belle forêt de France, dans cette ombreuse vallée qui domine majestueusement le palais de Fontainebleau, vous voyez un grand obélisque dont la blancheur n’est encore obscurcie que par une légère teinte de vétusté. Des rochers pittoresques, tapissés d’une sombre verdure, l’entourent à peu de distance; et, tout auprès, des bouleaux jeunes et effilés, aux rameaux flexibles et penchés comme ceux du saule, semblent pleurer sur ce monument. Approchez-vous-en, et, quoique la main des hommes ait promené sur cette pierre un couteau stupide, vous y pourrez découvrir encore la trace de plusieurs noms révérés et de quelques dates historiques.
L’obélisque de Fontainebleau avait été construit pour consacrer les diverses époques heureuses d’un règne qui bientôt pourtant ne marcha plus que d’infortunes en infortunes; et ces dates, mal grattées, que vous distinguerez encore sur ses quatre faces, sont celles d’un mariage auguste et de trois naissances royales.
Les noms, les voici: Marie-Antoinette d’Autriche, Louis-Joseph dauphin de France, Marie-Thérèse de France, et Louis-Charles duc de Normandie.
Marie-Antoinette suivit son malheureux époux, Louis XVI, à l’échafaud; Louis-Joseph mourut avant d’avoir été témoin du malheur de sa famille; Marie-Thérèse est aujourd’hui madame la duchesse d’Angoulême, et chacun sait que la douleur et l’exil ne se sont pas encore lassés d’éprouver sa haute piété. Le duc de Normandie devint dauphin de France après la mort de son frère; et c’est le martyre de ce royal et malheureux enfant que je viens vous retracer ici, pour que vous pleuriez sur lui, et pour que vous appreniez enfin, par un mémorable exemple, que le sort des enfants des rois n’est pas plus à envier souvent que celui de ces rois eux-mêmes.
Que de fêtes, de pompes cependant entourèrent le berceau du[p. 26] second fils de Louis XVI et de Marie-Antoinette! La santé débile du premier dauphin avait inspiré de si vives inquiétudes, que Dieu semblait veiller sur la France et la protéger jusque dans l’avenir en faisant naître le duc de Normandie. Devenu dauphin, le petit prince fut environné de soins et de respects plus grands encore, et il savait reconnaître ces soins et ces respects par une grâce enfantine et charmante qui le rendait encore plus cher; et, parfois, il répondait aux acclamations de la foule à laquelle on le montrait, par des baisers qu’il lui envoyait de sa petite main.—«Oh! maman-reine! disait-il un jour à sa mère qui, seule, commençait à redouter les nuages qui s’amoncelaient autour du trône; oh! maman-reine! qu’il est bon d’être aimé, comme cela, de tout le monde! chaque fois que les Français me voient, on dirait qu’ils veulent tous m’embrasser!—Pourvu que ce ne soit pas pour l’étouffer, se dit Marie-Antoinette en elle-même, en laissant échapper un soupir involontaire.—Maman, vous soupirez, reprit le petit prince, pourquoi? est-ce que nous ne sommes pas bien heureux?» Le roi Louis XVI survint, qui, ayant entendu la demande, se chargea de la réponse.—Si! si! nous sommes bien heureux! dit-il avec la plus naïve expansion du cœur. Eh! comment ne le serait-on pas avec ce bon peuple!»
La foule n’entendait pas cette conversation qui avait lieu derrière la rampe de pierre de l’une des larges fenêtres de la grande galerie de Versailles, donnant sur la terrasse du parc; mais elle cherchait de ses regards le jeune prince, qui la voyait sans en être vu, caché qu’il était par les gros pilastres à jour de la rampe.—«Voyez! papa-roi, ils me cherchent, dit l’enfant à son père.» La pauvre reine prévint le mouvement du roi qui allait prendre lui-même son fils dans ses bras pour satisfaire à la curiosité du peuple; et, l’élevant au-dessus de la rampe, elle l’offrit à tous les yeux avec un attendrissement maternel qui arracha des larmes à plus d’un spectateur.
Près du parc magnifique de Versailles, œuvre du grand roi Louis XIV, il existe un autre petit parc qui n’en est séparé que par une grille et une riante pelouse de verdure. La reine Marie-Antoinette affectionnait beaucoup ce petit parc et son château,[p. 27] qu’on nomme Trianon, et qui a l’air d’une bonbonnière, tant il est joli. C’est là qu’au milieu d’une douzaine de chalets dans le goût suisse qu’elle y avait fait construire sous de délicieux ombrages, elle allait se reposer du fatigant cérémonial du trône. C’était aussi, pour la reine, un moyen de répandre secrètement ses bienfaits sur les infortunes du pauvre. Il eût été difficile à la misère de faire parvenir sa voix jusques dans les somptueux appartements du palais de Versailles; là, il fallait que la reine subît les impérieuses nécessités du rang. Au Petit-Trianon, le roi et la reine n’étaient pas seulement abordables; mais ils en sortaient mystérieusement pour aller eux-mêmes au-devant des souffrances de ceux qui les entouraient; ils avaient, comme on dit, leurs pauvres. La vertueuse madame Élisabeth, sœur du roi, l’une des habituées du petit château, avait aussi ses indigents à elle; enfin, autour de Trianon, deux charmants enfants avaient également leurs pauvres qu’ils allaient secourir en secret. Ces deux enfants, vous devinez déjà leurs noms: ils s’appelaient Marie-Thérèse et le petit dauphin. On voit encore, sur la route qui conduit de Versailles à Marly, une maisonnette où vinrent bien souvent le frère et la sœur. Toute petite qu’elle était alors, Marie-Thérèse y apportait à de pauvres enfants des robes, des trousseaux qu’elle avait taillés et cousus elle-même; et le dauphin, qui était toujours de la partie, disait aux bonnes gens de la chaumière:—«J’ai été bien sage ce matin; papa-roi m’a donné ce louis; maman-reine, cet autre, et maman Élisabeth, encore celui-là; prenez-les tous, c’est pour vous.» Et ils se retiraient les deux charmants enfants, et comme les habitants de la cabane les suivaient encore des yeux et de leurs bénédictions jusque sur le seuil de leur porte, les enfants, avec un aimable petit geste, leur criaient:—Rentrez vite! rentrez vite! on verrait que c’est nous.
—«Qu’avez-vous fait des trois louis que vous avez reçus ce matin? demandait, au retour, la reine au jeune dauphin?—Mais, maman, je les ai donnés aux bonnes gens de là-bas.—Vous aviez pourtant l’intention d’amasser de quoi vous acheter un beau sabre à poignée d’or, vous savez? répondait la reine, en souriant de bonheur.—Oh! le sabre à poignée d’or! ce serait bien joli aussi:[p. 28] mais j’aime encore mieux mes pauvres.—Il sera comme vous, votre fils, disait alors la reine au roi avec un accent doux et pénétrant: il n’amassera jamais rien.—Comment voulez-vous qu’on amasse, quand on est roi? répliquait le roi Louis XVI. Mon bon valet de chambre, Cléry, me disait l’autre jour que je n’avais bientôt plus d’habits, qu’ils étaient tout râpés; mais l’hiver est rude, le pauvre a faim, il a fallu commencer par lui; le roi de France, cette année, n’a pas de quoi payer son tailleur.»
Le jeune dauphin aimait passionnément les fleurs, mais plus encore pour sa mère que pour lui; et sa plus douce récréation était de cultiver, à Trianon, un petit coin de terre qu’on lui avait abandonné près de la laiterie de marbre blanc où Marie-Antoinette se plaisait à venir souvent préparer le lait de ses mains pour l’offrir ensuite au roi.—Un jour, dit M. le duc de Maillé, par le soleil le plus ardent, je vis monseigneur le dauphin bêcher avec tant d’action, à l’entour d’un jasmin d’Espagne, que de grosses gouttes de sueur lui tombaient du front. Je voulus appeler le jardinier pour épargner au prince un travail qui le fatiguait trop.—Non, non, laissez-moi, reprit en souriant l’aimable enfant; je veux faire croître moi-même ces fleurs pour qu’elles soient plus agréables à maman qui les aime tant.
Lith. de Cattier.Louis Lassalle del. et lith.
Et en effet l’aimable enfant ne manquait jamais de descendre, chaque jour de grand matin à son jardin, pour y cueillir les fleurs les plus belles et en composer un bouquet qu’il allait déposer près du lit de sa mère, avant même qu’elle fût éveillée. «Voilà des fleurs! le dauphin n’est pas loin, disait alors la reine en ouvrant les yeux et avec intention; allons, allons! où est-il? Qu’il vienne recevoir le merci de maman!» Le dauphin, sitôt après être venu, à pas de loup, apporter ses fleurs, était reparti de même pour se blottir dans un coin de l’appartement de peur de troubler le sommeil de la reine; au premier mot de sa mère, il accourait lui tendre son front; la reine en écartait les belles boucles de cheveux blonds, pour y déposer un baiser; car un baiser, c’était, chaque matin, le merci de maman.
Hélas! ce joli jardin qui faisait tout son bonheur, le pauvre enfant, il allait bientôt lui dire adieu. L’insurrection s’agitait aux[p. 29] portes de Versailles; elle finit par oser s’introduire dans le palais et jusque dans la chambre du roi et de la reine. On força la famille royale à venir habiter les Tuileries, pour le pouvoir insulter de plus près. Le dauphin, qui n’avait encore que six à sept ans, demanda, dit-on, à aller voir son petit jardin de Trianon avant de partir. On lui répondit, pour le consoler, qu’il le reverrait bientôt. «Mais, pendant que je ne serai pas là, personne n’arrosera mes fleurs, elles mourront, reprit-il, avec un soupir; elles mourront, et je n’en retrouverai plus pour maman-reine, quand nous reviendrons.—Quand nous reviendrons!...» fit alors la reine, en cachant une larme.
Ni le roi, ni la reine, ni le dauphin ne revinrent à Trianon. Toutefois, l’enfant royal eut encore un petit jardin, à l’extrémité d’une des terrasses des Tuileries. Il y avait des gardes nationaux qui gardaient le palais, et sous la surveillance desquels le dauphin pouvait venir encore cultiver ses roses. L’enfant coupait des bouquets et les leur donnait, en disant: «Tenez, c’est pour que vous aimiez bien papa et maman. Papa vous aime tant! Il aime tant le peuple! Ah! si vous saviez!...»
Un jour, le dauphin dit à sa mère: «Est-ce que nous ne retournerons pas bientôt à Versailles? l’hiver approche, et nos pauvres nous attendent.—Dieu aussi nous attend!» Telle fut la réponse de l’illustre reine. Cependant, pour consoler ce pauvre enfant, elle lui permit de l’accompagner dans les visites bienfaisantes qu’elle faisait, chaque semaine, aux hospices de la capitale. Le dauphin allait souvent à l’hospice des Enfants Trouvés; et, là, suivi de deux valets de pied, portant des bourses pleines, il faisait de chambre en chambre un don pour chaque enfant. «Pauvres petits! comme ils sont malheureux! disait-il tout bas en se retournant vers la reine; ils ne sont pas comme moi: ils n’ont pas de mère! Oh! quel bonheur d’avoir une mère!»
Une mère! lui-même, l’infortuné n’allait bientôt plus en avoir. On avait donné d’abord Paris entier pour prison à la famille royale; peu de temps après, on ne lui permit plus de sortir des[p. 30] Tuileries; puis enfin on lui donna pour horrible cachot la prison du Temple; c’était le 11 août 1792. Le dauphin était encore beaucoup trop jeune pour pouvoir apprécier toute l’étendue de son infortune, d’autant qu’on cherchait à la lui dissimuler. Sa sœur, au contraire, plus en âge de comprendre, pleurait sans cesse, et le jeune dauphin passait des heures entières à essayer de la consoler. «Oh! va, va, disait-il, le bon Dieu nous tirera bientôt de cette vilaine maison, et nous retournerons voir nos pauvres de Trianon.» Alors Marie-Thérèse pleurait plus fort, et le roi et la reine, et la vertueuse Madame Élisabeth mêlaient bientôt leurs larmes à ces larmes. Des membres de ce qu’on appelait alors la commune de Paris entraient, à chaque instant, dans le lugubre appartement de la famille royale; le dauphin remarquait bien que leur présence excitait toujours une grande émotion dans le cœur de ses parents; or, il arriva qu’une fois il en prit un à part et lui demanda pourquoi il faisait toujours pleurer sa maman. Cet homme lui répondit, d’une manière ironique: «Que ni la reine ni le roi ne pleureraient plus longtemps.» Le dauphin, incapable de saisir l’effroyable sens de cette réponse, courut tout de suite vers le roi et la reine, et s’écria: «Vous voyez bien qu’ils ne sont pas si méchants! En voici un qui vient de me dire que vous ne pleureriez pas longtemps.»
Exécrable ironie! Le roi fut conduit à l’échafaud; il y monta avec la sérénité d’une conscience céleste et le courage d’un martyr. Au moment solennel où Louis XVI venait de faire ses déchirants adieux à sa famille, où il pressait, pour la dernière fois, sa femme, sa sœur, et ses deux enfants dans ses bras, le dauphin s’était senti saisi d’un effroi soudain. Il n’y avait plus de doute possible, même pour lui; le voile s’était levé tout sanglant devant ses yeux; alors passant à un désespoir affreux, il s’était écrié: «Oh! je vous en prie, je vous en prie, tuez-moi! mais ne tuez pas mon père!» Et il était tombé à genoux, la face contre terre. Quand on le releva, il n’avait plus revu son père; le roi était allé où j’ai dit.
[p. 31]
Au pauvre enfant royal il restait encore sa mère. On ne la lui laissa pas longtemps, et sa fin fut non moins sublime ni moins touchante que celle de son auguste époux. Enfin, sa tante, celle qu’il appelait du doux nom de maman Élisabeth, devint encore à son tour la proie des bourreaux.
Mais, avant d’avoir même accompli ces deux derniers meurtres infâmes, les barbares avaient arraché le fils à sa mère, et, par un raffinement de cruauté, lui avaient donné à croire qu’il était mort; dès ce jour, ils étaient en effet morts l’un pour l’autre. On sépara même le dauphin de sa tendre sœur, qui du moins aurait pu prendre encore soin de son enfance. Un ignoble savetier, du nom de Simon, fut imposé pour gardien, pour geôlier au royal enfant, avec ordre de l’abrutir et de troubler sa jeune raison; mais l’infâme avait beau accabler de mauvais traitements et de coups l’enfant que de loin les puissances de l’Europe saluaient du nom de Louis XVII, le forcer à boire des liqueurs fortes, l’enfant rejetait ces liqueurs avec dégoût; et si son petit corps se pliait sous la main brutale qui le martyrisait, son cœur du moins résistait avec une admirable énergie: il se souvenait des leçons de sa mère. Un jour, l’enfant fut surpris à genoux, les mains jointes.—«Que fais-tu là? lui cria son hideux geôlier.—Pardonnez-moi, répondit le dauphin, je prie le bon Dieu pour papa et maman.»
Furieux d’entendre le nom de la Divinité sortir de cette bouche pure et naïve, et de sentir, à ce nom redoutable, naître en lui remords et terreurs, le scélérat jeta, dit-on, l’enfant d’un coup de poing sur le carreau; le front du petit roi-martyr fut entr’ouvert par le choc, et son sang se mêlant à ses pleurs inonda son visage. Il fallut bien alors appeler un médecin, ne fût-ce que pour la forme. En trouvant, dans cet étranger, un homme qui ne lui parlait pas d’une manière aussi brutale que les autres, le jeune roi, tout ému, lui présenta une poire qu’il avait mise à part de son misérable repas, et lui dit: «Je ne puis vous offrir que ce fruit pour vous prouver ma reconnaissance, acceptez-le; je vous en prie; vous me ferez tant de plaisir!»
Simon avait d’affreuses manières de témoigner à son prisonnier ce qu’il appelait son contentement. Un jour, il lui apporta[p. 32] une petite guillotine en tous points semblable à celle qui avait servi au martyre de l’auguste famille du pauvre enfant. A ce hideux aspect, Louis recula d’horreur, et la repoussant du pied, s’écria: «Non, non, vous aurez beau faire, je n’y toucherai pas!
—Tu y toucheras! vociféra le geôlier avec rage; j’y ai bien touché, moi! tu y toucheras!»
Et l’enfant reculait, reculait toujours et se serrait contre le mur. Simon prit l’instrument du supplice, et saisissant le petit roi par les cheveux, il le contraignit à toucher de ses lèvres innocentes cette épouvantable image.
Le croirait-on? ce monstre ne fut pas trouvé encore assez féroce au gré de ceux qui asservissaient alors la France; ils avaient immolé au grand jour, père, mère, parents, amis, mais ils reculaient devant le meurtre juridique d’un enfant qu’on ne pouvait pas même interroger; et puis, comment traîner ce pauvre petit être à l’échafaud! Il aurait fallu que quelqu’un le prît dans ses bras pour le placer sous le couteau fatal; qui sait alors si un sentiment général d’horreur et d’indignation n’eût pas sauvé l’héritier des rois; et les barbares ne l’entendaient pas ainsi.
Un misérable, du nom de Chabot, n’avait-il pas dit publiquement que la mort de Louis XVII devait être l’affaire d’un marchand de drogues et de poisons? Or, Simon, contenu quelque peu par sa femme, moins cruelle que lui, n’avait point osé empoisonner la nourriture de son prisonnier. Il n’y eut plus une heure de sommeil pour le pauvre martyr, à dater du jour où on remplaça Simon. Tout aussitôt que ses paupières affaissées se fermaient, un gardien le tirait brutalement par le bras, et lui criait: «Capet, est-ce que tu dors?» On espérait, à chaque fois, qu’il n’allait plus répondre et qu’il était mort. Le 20 juin 1795, il ne répondit plus en effet à l’affreux appel.
L’enfant martyr était au ciel, ange au milieu des anges!!
Après la mort de Jésus-Christ, sa croix fut abandonnée sur le Calvaire. Des hommes puissants, nommés les Romains, se rendirent maîtres du pays, massacrèrent une foule de Juifs, brûlèrent le temple de Jérusalem et ruinèrent tellement la ville qu’on laboura la place où s’élevaient les murailles et les fortifications. Voilà, mes chers enfants, comment s’accomplit la redoutable prophétie de Notre Seigneur contre ce peuple qui, abreuvant son Dieu d’outrages, l’avait lâchement crucifié.
Les Romains étaient idolâtres; ils adoraient des statues d’or ou d’argent fabriquées de leurs propres mains, et comme ils ne croyaient pas en Jésus-Christ, ils bâtirent un temple à leurs faux dieux, au lieu même où le Sauveur du monde venait de rendre le dernier soupir.
Cependant, trois siècles après, il y eut à Rome un empereur appelé Constantin, qui se convertit au christianisme. L’impératrice Hélène, sa mère, femme d’une grande religion et d’une grande piété, fut émue de douleur quand elle vit la montagne du Golgotha profanée par les idoles. Elle donna donc aussitôt l’ordre de les détruire; puis, ayant fait creuser la terre en sa présence, elle découvrit, outre la croix du Rédempteur, les deux croix où avaient été attachés les voleurs, compagnons de son supplice. Elles étaient toutes parfaitement semblables, et il eût été impossible de reconnaître celle de Jésus-Christ, sans un miracle que je vais vous raconter.
Il y avait, aux environs, une dame qui se mourait d’une longue et cruelle maladie. On transporta chez elle les trois croix; on les lui fit toucher successivement, et à la troisième il s’opéra dans la malade un changement subit; des larmes coulèrent de ses yeux, et, se prosternant à genoux, elle remercia Dieu de ce qu’il venait de faire pour elle, car elle était parfaitement rétablie.
Alors on ne douta plus que cette croix ne fût la véritable. Trans[p. 34]portée de reconnaissance et de joie, la pieuse Hélène fit bâtir une église magnifique sur la montagne du Calvaire. Elle y déposa le bois sacré de notre Rédemption, et plus tard elle en envoya une partie à Constantinople et à Rome, où fut élevée tout exprès une seconde église qui porta le nom de Sainte-Croix de Jérusalem.
La religion chrétienne commençait, dès ce moment, ses triomphes. L’empereur, pénétré de vénération pour la croix, avait déjà défendu dans l’étendue de son empire qu’on la fît servir comme autrefois au supplice des criminels; et l’Église voulut à son tour consacrer cet heureux événement en établissant la fête de l’Invention de la sainte croix, c’est-à-dire, de sa découverte. Telle est, mes chers enfants, l’origine de la fête que nous célébrons aujourd’hui.
(TREIZIÈME SIÈCLE.)
Mes enfants, lorsque vous lisez l’histoire, vous en faites un devoir plus ou moins pénible; vous saisissez ce que le trait du moment offre d’intérêt comme drame, vous bâillez aux réflexions... et, vous retenez avec peine les jalons historiques que votre maître vous a demandés.
Il est une autre manière de lire l’histoire, et celle-là, une fois que vous l’aurez comprise et essayée, lui donnera un charme tout particulier. Vous serez étonnés de découvrir dans une page plus d’intérêt que vous n’en trouviez naguère à tout un règne.
Cette manière est simple, lorsqu’on sait la saisir, et riche de résultats pour l’esprit, lorsqu’on sait l’appliquer.
L’histoire, c’est le monde, c’est la vie humaine, c’est toute la science. L’histoire peut suffire à la pensée, à l’intelligence, à l’éducation. Elle n’est pas seulement scientifique; elle forme le jugement, fortifie la foi religieuse, et occupe toutes les facultés de l’esprit.
[p. 35]Pour cela, il faut la fouiller, comparer ses différentes époques, établir des parallèles entre les divers souverains des différentes nations, suivre le développement de l’intelligence qui se manifeste chez les masses par leur influence plus ou moins démontrée, étudier par quel chemin la Providence arrive à ses fins.
Bientôt vous comprendrez comment chaque science découverte, selon les progrès des époques, a été nécessaire; l’emploi qu’on en a fait, la portée de lumière qu’elle a jetée, l’aide qu’elle a donnée au monde. Vous suivrez peu à peu les desseins de la Providence; vous les toucherez au doigt, et, les classant dans votre intelligence, vous remonterez ainsi les siècles avec intérêt, plaisir et bonheur; tenant pour ainsi dire, comme Dieu, tous les fils qui font mouvoir l’humanité, vous les mesurerez entre eux, et vous reconnaîtrez, par leurs progrès ou leur retard, l’avance qu’ils ont les uns sur les autres.
Ce n’est pas tout, mes enfants: non-seulement l’histoire est une science, mais elle est aussi un spectacle où le drame se succède sans cesse, avec vérité et intérêt. C’est la part de l’imagination, celle qui plaît; elle repose l’esprit en parlant aux sentiments qu’elle occupe.
Le drame, dans l’histoire, se trouve presque toujours à propos pour résumer un progrès, un fait accompli. Il est une manifestation de la Providence qui le forme, le noue, et le dénoue selon sa miséricorde ou sa colère.—Ici le tyran est miraculeusement puni; là, Dieu soutient la cause sainte, et se sert quelquefois, pour déjouer les projets des puissants de ce monde, des moyens les plus simples, les plus ordinaires et les plus inattendus; mettant, soit aux mains de l’enfant, soit au cœur de la femme, l’inspiration et le dévouement nécessaires au résultat qu’il se propose.
Il est une histoire, entre toutes, qui abonde en drames curieux. Cette histoire, c’est l’histoire d’Angleterre; ses commencements sont semés de guerres intestines, d’invasions des Barbares, de[p. 36] dominations étrangères qui ont permis aux événemens de se succéder avec une telle rapidité, qu’il en ressort plus de grands caractères que dans les histoires des autres monarchies. Egbert, Alfred, Canut, Henry, Richard, Édouard, Elfride, Mathilde, Rosamonde, etc., offrent un intérêt réel par leur caractère et les actions de leur vie.
Édouard, qui fut le premier de ce nom, de la race des Plantagenets, était d’une force prodigieuse. Son activité infatigable, sa bravoure téméraire, tenaient aux mœurs barbares; sa finesse, son intelligence, la supériorité de ses vues et de sa conduite annonçaient une belle organisation, et la générosité, la délicatesse, la loyauté de son honneur, le rattachaient à son siècle par la chevalerie dont il fut l’un des plus grands ornements.
A l’époque où commence le trait de sa vie que je vais vous raconter, mes enfants, Édouard n’était encore que prince, fils aîné de Henri III, auquel il devait succéder. Il venait de rendre à son père le royaume d’Angleterre, envahi par Leicester. Ce premier ministre, beau-frère du roi, à la tête des nobles et des mécontents, était parvenu à se faire un parti considérable. Cachant l’ambition dont il était dévoré, sous le masque de l’intérêt public, il avait su s’emparer habilement de l’administration du royaume, et combattant contre son roi, il l’avait fait prisonnier.
L’adresse, l’intrépidité, la valeur d’Édouard, délivrèrent Henri, après une bataille meurtrière qui dura depuis une heure jusqu’à neuf du soir.
Mais, aussi bon fils que brave chevalier, il ne se contenta pas de rendre la couronne à son père, il rétablit encore la paix dans le royaume, en soumettant ceux qui osaient résister à l’autorité royale.
L’Angleterre une fois pacifiée par ses soins, Édouard sentit se réveiller en lui cet esprit de chevalerie, et ce désir de gloire qui s’étaient fait remarquer dans toutes les actions de sa vie. Peut-être aussi, par une délicatesse extrême, craignait-il, en restant à la cour du roi, son père, d’établir une comparaison pénible pour le vieux monarque, homme de vertus intérieures, mais bien inférieur en talents à son fils.
[p. 37]
Les Croisades, à cette époque, étaient surtout l’objet de l’ambition de tous les guerriers. Ce célèbre champ de bataille, toujours ouvert, était le rendez-vous où se rassemblaient en foule les braves, les chrétiens et les plus valeureux d’entre les princes.
Édouard alla y chercher un nouveau genre de gloire. Il s’embarqua pour la Terre-Sainte, suivi d’une armée considérable, et se rendit au camp du roi de France, devant Tunis.
Mais Louis IX venait de mourir; Dieu l’avait appelé à lui, peut-être en même temps qu’il avait inspiré à Édouard la pensée d’aller en Palestine.
Vous avez lu, dans votre histoire de France, la mort touchante de Louis IX; vous avez vu ce saint roi à ses derniers moments, tenant la croix divine à laquelle il demandait le courage et la résignation dont il avait besoin. Sa position était affreuse; outre les souffrances d’une longue maladie, il laissait son armée, décimée par le climat et la fatigue, sans chef, sur un sol étranger ravagé par la peste dont lui-même était atteint. Le tombeau du Christ allait retomber aux mains des infidèles, être encore souillé de nouveaux sacriléges; il fallait abandonner l’œuvre sainte qui lui avait fait traverser les mers; éloigné de sa famille, de son royaume, il allait périr sans avoir vu triompher la cause pour laquelle il avait fait de si grands sacrifices. Tant de calamités devaient ébranler le courage de l’homme et du monarque: mais, comme homme et comme monarque, il avait placé sa confiance en Dieu, et Dieu ne lui manqua pas.
A peine venait-il de mourir, qu’on découvrit à l’horizon de nombreux vaisseaux, c’était Édouard qui arrivait à temps pour servir de chef à l’armée.—Et quel meilleur chef pouvait-on trouver alors pour succéder au saint roi, qu’un prince à la fois guerrier fameux, noble fils, tendre époux et grand capitaine.
Tendre époux?—Oui, mes enfans, Édouard avait aussi cette qualité. Sa femme, Éléonore de Castille, l’aimait comme on aime l’homme dont on est fière et heureuse, avec un dévouement sans[p. 38] bornes. Lorsqu’elle apprit son dessein d’aller en Orient, elle se jeta à ses pieds, le supplia de lui permettre de le suivre, consentant à risquer seule ce voyage, et à se séparer de ses fils qu’elle aimait avec amour, offrant pour plus grande sûreté de les laisser en Angleterre sous la protection de leur grand père, le roi Henri III. Édouard, touché de sa tendresse, consentit à sa demande; et cette princesse ne quitta point son époux, pendant toute la durée de ce périlleux voyage.
En débarquant à Tunis, Édouard trouva l’armée française démoralisée par la perte de son chef, appauvrie par des maladies, par des combats malheureux. Affligé de ce spectacle, il ne s’en laissa point abattre: son courage ranimait celui des croisés; il profita de la confiance que son arrivée semblait leur inspirer, pour les mener à l’ennemi. Les Sarrasins venaient d’assiéger la ville d’Acre, il vole à son secours, les atteint, les défait, et remporte successivement plusieurs victoires qui jettent aussitôt la consternation parmi les infidèles. Étonnés de la valeur d’Édouard, désespérant de le vaincre, ceux-ci formèrent le projet de se défaire de lui par l’assassinat; car rien ne répugne au méchant: il a mille moyens d’arriver à ses fins coupables. Lorsqu’il est assez fort, il attaque de front, sans pitié ni miséricorde; s’il se sent le plus faible, au lieu de céder ou de rentrer dans la bonne voie, il se détourne, prend une autre route, se cache dans l’ombre, attend son ennemi, le surprend et le désarme en employant contre lui la ruse, le fer, ou le poison.
Il y avait, en Palestine, une espèce de tribu dont le chef habitait une montagne presque inaccessible. Ce chef, connu des siens, sous le nom du Vieux de la Montagne, avait persuadé à ses sujets qu’il était le confident du prophète, et l’unique dépositaire de ses lois; que le seul moyen de gagner le ciel était d’obéir aveuglément à ses ordres. Il leur offrait, à certains jours, toutes les délices de ce monde dont il les enivrait, les leur montrant comme un avant-goût des bonheurs célestes qu’il leur promettait. Ce prince, ou[p. 39] Vieux de la Montagne, exerçait en un mot un pouvoir absolu sur ses sujets.
Ces fanatiques, entièrement dévoués à leur chef, avaient juré aux chrétiens une haine implacable. Peu accessibles à la crainte, ils bravaient tout pour exterminer ceux qu’ils appelaient leurs ennemis.
Ce fut un de ces dangereux enthousiastes qui forma le projet d’assassiner Édouard. Sous différents prétextes, il parvint jusqu’à lui, s’en fit distinguer, endormit sa défiance par mille apparences de dévouement; et, comme il parlait plusieurs langues, chose rare à cette époque, il acquit auprès du prince un libre accès.
Un jour, Éléonore, vaguement inquiéte, avait inutilement essayé de retenir son époux près d’elle; elle cherchait à le distraire par les chants et la gaîté de ses femmes; mais Édouard, absorbé par l’extrême chaleur du climat, si différent de celui d’Angleterre, la quitta pour se livrer au repos. L’infidèle, saisissant ce moment, pénètre furtivement dans la chambre du prince; il s’élance sur lui, pour le frapper de son poignard. Édouard, réveillé depuis quelques instants, suivait des yeux l’étranger, dont il avait deviné l’intention, et, le saisissant pour détourner le coup, il le terrasse, lui arrache l’arme fatale et la lui plonge dans le sein.
Malheureusement ce poignard était empoisonné! Dans le combat, Édouard avait été blessé au bras; et la blessure, quoique légère, était mortelle.
Les gens du prince accoururent au bruit et lui prodiguèrent les plus prompts secours; tout devint inutile! Des symptômes alarmants ne tardèrent point à se déclarer; l’armée allait encore une fois perdre son chef! la consternation était générale. Édouard lui-même ne douta nullement du danger qu’il courait, mais, fidèle jusqu’au bout à son noble caractère, il donna les ordres qu’il crut les meilleurs pour sauver son armée après sa mort. Il fit son testament, et, satisfait en quelque sorte de quitter la vie pour une cause sainte, qui lui assurait la félicité éternelle, il se disposa à mourir avec fermeté et courage.
Il devint impossible de cacher plus longtemps à Éléonore l’état de son époux. Lorsqu’elle vit Édouard mourant, sa douleur fut[p. 40] horrible; mais placée qu’elle était au-dessus des femmes ordinaires, et puisant dans son amour des forces supérieures, elle se fit expliquer les détails du crime; et, se sentant tout à coup prise d’une grande résolution, elle fit découvrir la plaie du prince; au risque de se perdre elle-même, elle se jeta dessus, avant qu’on pût s’y opposer, et la suça de manière à en extraire le poison, qu’elle rejeta heureusement presque aussitôt.
Les médecins répondirent alors de la vie d’Édouard; des soins lui furent prodigués par les hommes de l’art les plus célèbres de l’époque; il fut sauvé, et ce bonheur inattendu fut regardé comme un miracle par son armée, à laquelle il donna un nouveau courage.
Mais Édouard ne mit pas ce courage à l’épreuve; il profita de la terreur que sa guérison avait inspirée aux infidèles pour obtenir les conditions de la paix que désirait l’Europe.
Éléonore, heureuse et fière d’avoir conservé la vie à son époux, lui devint de jour en jour plus chère.
Dieu avait mis l’amour au cœur de cette noble femme, non-seulement pour qu’il charmât sa vie et fît le bonheur d’Édouard, mais il le destinait à faire le salut de son peuple. Par lui, les pauvres Croisés, éloignés de leur famille, pourraient un jour la revoir; son dévouement leur sauvait la vie; en conservant leur chef, il leur assurait à eux aussi les jouissances de la famille qu’ils avaient sacrifiées dans leur noble ambition religieuse. Sans le dévouement d’Éléonore, abandonnés sur une terre étrangère, dans un climat dévorant, entourés d’ennemis cruels et vindicatifs, séparés de leurs foyers par les mers, ils seraient morts misérablement loin de tous secours, dépouillés de la gloire qui pouvait seule les soutenir.
La Providence se sert de mille moyens pour arriver à ses fins. Le dévouement d’Éléonore fut trop grand, par ses résultats, pour ne pas être divin dans son inspiration. Ainsi Dieu jette en nos âmes des inspirations qui, comme les grains que la terre renferme, doivent mûrir et fructifier selon les temps et les besoins de la société.
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Tobie était un homme juste et vertueux qui vivait dans la crainte de Dieu, employait son temps à soigner les malades, et sa fortune à faire l’aumône: aussi les pauvres connaissaient tous sa maison, et le chérissaient comme un père, car sa porte leur était toujours ouverte, et personne ne sortait de chez lui sans être soulagé. Cependant, Dieu voulant un jour mettre son courage à l’épreuve, lui envoya une grande infirmité: Tobie devint aveugle; et quoiqu’il souffrît ce malheur avec beaucoup de résignation, cela le rendit néanmoins si triste, si triste, qu’il crut que sa dernière heure approchait.
Il appela donc le jeune Tobie son fils unique, et lui parla en ces termes: «Mon fils, je vais bientôt mourir, et tu resteras seul pour consoler ta pauvre mère; prends-en bien soin, et ne l’abandonne jamais. Sois honnête homme, oh! mon enfant, n’écoute point les mauvais conseils des méchants et aime Dieu de tout ton cœur, car il te protégera, et c’est le seul moyen d’être heureux. Il faut que tu saches encore que j’ai prêté, il y a longtemps, une somme d’argent à Gabelus: c’est un de nos amis qui demeure très-loin d’ici, au pays des Mèdes. Je te prie d’aller lui redemander cette somme, et puisque tu ne sais pas le chemin, tâche de trouver un guide pour t’y conduire.»
Le jeune Tobie ne ressemblait point à ces enfants qui n’obéissent qu’à regret et avec humeur. Le moindre désir de ses parents lui semblait un ordre qu’il exécutait promptement, persuadé qu’ils ne voulaient rien autre chose que son bonheur. Les pères le donnaient pour modèle à leurs fils, et l’on disait autour de lui, quand il passait: Cet enfant-là sera bien certainement la consolation de sa famille.
Tobie sortit donc afin d’obéir à son père, et il se demandait où il pourrait trouver un compagnon de voyage, lorsqu’il vit venir un beau jeune homme dont la figure douce et charmante lui[p. 42] parut de bon augure. Ils lièrent ensemble conversation et la connaissance fut bientôt faite. Ce jeune homme se nommait Azarias; sa famille était illustre, et il savait parfaitement le chemin de la Médie, car il avait demeuré quelque temps chez Gabelus. Tobie lui demanda s’il voulait lui servir de guide? Volontiers, répondit Azarias; si votre père y consent, nous pouvons partir tout de suite et vous n’avez qu’à faire vos préparatifs.
Alors ils entrèrent dans la maison. Le vieux Tobie, qui connaissait parfaitement la famille d’Azarias, lui confia sans peine son cher enfant; mais quand il fallut se séparer, on répandit bien des larmes. La pauvre mère, qui n’avait au monde d’autre joie et d’autres consolations, ne pouvait se résoudre à quitter son fils. Le vieil aveugle pleurait aussi en le bénissant. Enfin, Azarias ayant promis de le ramener sain et sauf, les bons parents embrassèrent une dernière fois le jeune Tobie, et il prit avec son nouvel ami la route de la Médie.
Le chien de la maison les suivit.
A quelque temps de là, Tobie se trouvant très-fatigué, s’approcha d’un grand fleuve dont l’eau claire et limpide lui donna l’envie de se baigner; et il se disposait à y descendre, quand il aperçut un poisson monstrueux, qui ouvrant une gueule énorme, semblait prêt à le dévorer.—Au secours! au secours! s’écria-t-il: je suis perdu.
Azarias accourant aussitôt, lui dit: «N’ayez pas peur; saisissez le monstre, et tirez-le sur le rivage.»—Un autre que Tobie se fût enfui bien vite; et c’est peut-être, mes chers enfants, ce que vous eussiez fait vous-mêmes; mais il fut docile à la voix de son compagnon, il attaqua le monstre, et le jeta tout palpitant sur le sable. «Maintenant, dit Azarias, ouvrez-lui le ventre; arrachez-lui le cœur, le fiel et le foie; car ce sont des remèdes précieux qui vous serviront un jour. Nous salerons ensuite le reste de ce poisson, pour le conserver plus aisément; sa chair est fort délicate, et nous servira de nourriture jusqu’à la fin de notre voyage.»
Cependant, ils arrivèrent sans autre accident chez Raguel, cousin de Tobie, qui reconnut son jeune parent, le reçut bien, et lui accorda même en mariage sa fille unique qui était de la plus grande[p. 43] beauté. Les noces furent magnifiques, et durèrent plusieurs semaines. Raguel désirait beaucoup que son gendre demeurât avec lui; et Tobie n’eût pas demandé mieux, s’il n’eût pensé à ses parents qui comptaient les jours depuis son départ, et devaient déjà s’inquiéter de son absence. Le bon Azarias fut donc seul chercher l’argent de Gabelus, qui demeurait un peu plus loin, et quand il fut revenu, il fallut se remettre en route. Sara dit adieu à son père et à sa mère, et elle suivit son mari dans le pays de sa famille, emmenant avec elle des serviteurs et de nombreux troupeaux.
Cependant, Anne, la mère du jeune Tobie, voyant que son fils n’arrivait pas, ne pouvait se consoler, tant elle était inquiéte. Tous les jours, elle allait s’asseoir sur une montagne élevée d’où elle regardait au loin dans la route si elle ne l’apercevait point. Elle était venue bien des fois inutilement, lorsqu’un soir elle le reconnut, qui s’avançait seul avec Azarias; car il avait pris les devants pour arriver plus tôt. La pauvre mère se mit à pleurer de joie; elle se hâta de descendre, et fut annoncer cette bonne nouvelle à son mari. Aussitôt, l’aveugle prenant son bâton, voulait aller à la rencontre de son fils; mais il se heurtait partout et ne pouvait avancer. Il entendit bientôt aboyer le chien qui arrivait en courant, et remuait la queue de joie en reconnaissant ses vieux maîtres; enfin son fils lui-même se précipita dans ses bras et resta longtemps sur son cœur. Quand la première émotion fut passée, Azarias dit au jeune Tobie: «Prenez le fiel du poisson que vous avez tué, et frottez en les yeux de votre père.»
Le vieillard, qui se croyait aveugle pour toujours, se laissa faire par complaisance; mais ô miracle! la vue lui revint tout à coup, et il s’écria: «Mon fils! je te revois, mon cher enfant!»
A ces mots, le jeune Tobie embrassa de nouveau son père, et ils tombèrent à genoux afin de rendre grâce au ciel; ils étaient encore prosternés quand Azarias leur dit: «Je ne suis point un homme, et je ne m’appelle point Azarias. Je suis l’ange Raphaël, et c’est le Seigneur qui m’a envoyé vers vous, pour vous récompenser de vos vertus.» Après avoir prononcé ces paroles, il devint aussi brillant que le soleil, leur dit adieu en souriant, et disparut. Saisis de frayeur, ceux-ci n’osaient se relever, et ils restèrent[p. 44] trois heures la face contre terre; car ils ne savaient comment remercier Dieu d’un tel bonheur.
Le vieillard vécut encore longtemps, et son fils, modèle de toutes les vertus, devint le plus heureux des hommes, parce qu’il avait été le meilleur des fils.
Mes chers enfants, vous avez tous aussi un bon ange qui vous accompagne; mais ce bon ange ne vous quittera jamais. C’est un ami invisible que la Providence vous a donné. Il vous engage tout bas à être sages et vertueux, et quand vous avez commis quelques fautes, il vous réprimande encore tout bas. Soyez dociles à sa voix, comme Tobie le fut à celle d’Azarias, et vous serez un jour bien heureux comme lui.
FONDATEUR DE LA SORBONNE.
—«En vérité, mon père, disait un enfant de douze ans, à un vénérable vieillard, assis à l’entrée d’un ermitage situé sur le versant d’une colline dominant le petit village de Sorbon, près de Reims;—en vérité! votre latin m’ennuie, et j’aimerais mieux aller jouer.
—Je n’en doute pas, mon enfant, répondit l’ermite. Eh bien! va jouer, d’autant mieux que cela m’ennuie beaucoup aussi, moi, de t’enseigner le latin, et que je préfère prier Dieu dans mon bréviaire ou admirer la belle nature.»
L’enfant regarda l’ermite avec un étonnement très-naïf.
—«Puisque cela vous ennuie de me donner des leçons, pourquoi le faites vous donc, mon père? reprit-il.
—Ah! pourquoi?... parce que c’est pour ton bien, et que notre Seigneur Jésus-Christ a dit: «Fais le bien, advienne que pourra.»
Lith. de Cattier.Louis Lassalle del. et lith.
[p. 45]—Ah! vous croyez me faire du bien! répliqua l’enfant, après un moment de réflexion. Et quel bien, s’il vous plaît, mon père?
—Celui de te tirer de la position misérable où tu te trouves ainsi que ta famille, Robert, répondit le moine avec douceur... En travaillant, en étudiant, tu peux devenir clerc, puis séculier, puis entrer dans un Ordre qui te fasse vivre d’une manière honorable et te permette de venir en aide à tes pauvres parents... Mais va jouer, va; je veux te faire du bien, mais non pas malgré toi; va donc jouer... Robert...»
Robert ne bougeait pas. Toutefois, son bel œil noir suivait, dans la plaine, un groupe d’enfants courant après des papillons.
—«Dans le fait, mon père, reprit-il en se soulevant à demi, et les yeux toujours tournés vers la plaine, je comprends la charité chrétienne comme vous l’entendez: elle vous force à vous ennuyer, pour obliger votre prochain; je suis votre prochain. Mais moi... c’est différent, aucune charité chrétienne ne m’oblige à m’ennuyer pour m’obliger moi-même; je ne suis pas mon prochain, moi!... donc, je vais jouer...
—Tu as raison, mon enfant; mais ne viens plus désormais me trouver pour t’enseigner à lire, puisque cela nous ennuie tous deux: moi, d’enseigner; toi, d’apprendre.
—C’est ça, dit Robert, essayant de deviner, dans l’air grave du père, s’il pensait réellement ce qu’il disait, ou si c’était seulement une ironie. Et vous ne m’en voudrez pas le moins du monde?
—Et pourquoi donc? demanda l’ermite.
—Et vous ne vous plaindrez pas à mon père?
—Ce sera tant pis pour toi, et voilà tout.
—Vous ne m’appellerez pas paresseux, ignorant?...
—Ne crains rien; je ne m’intéresserai plus assez à toi pour te gronder.
—Ah! c’est une preuve d’intérêt que de gronder les gens, interrompit Robert avec une malicieuse ironie. Eh bien! merci: je préfère autant qu’on ne s’intéresse pas si fort à moi.
—Tu seras servi à souhait! répondit le père, ouvrant froidement son bréviaire. Seulement rappelle-toi bien ceci: c’est qu’à[p. 46] dater de ce jour, tu ne seras pour moi ni plus ni moins que les autres enfants du village. Je te soignerai, si tu es malade; si tu tombes dans un précipice, je t’en tirerai au péril de mes jours... mais voilà tout... pauvre enfant! Je t’avais choisi entre tous les enfants de ce hameau, parce qu’il m’avait semblé lire dans tes yeux les signes d’une intelligence précoce, et puis je t’avais vu naître; c’était le jour de ma fête, la Saint-Denis, le 2 octobre 1201; il y a de cela douze ans; tu étais mourant; on pensait que tu ne vivrais pas, et je t’ondoyais une heure après ta venue en ce monde: c’est moi aussi qui avais marié ta mère Jacqueline avec Robert, ton brave et honnête homme de père..., et c’était un beau jour que celui de leur mariage, celui précisément où Élisabeth de Hénault, femme de Philippe-Auguste, mit au monde notre jeune prince Louis VIII... Enfin... enfin... ajouta le saint homme en soupirant... que la volonté de Dieu soit faite!... tu ne m’écoutes pas, je t’ennuie... c’est pourtant dommage... va jouer, va... Robert, fils de vilain, reste vilain... tu pouvais cependant prétendre à quelque chose de mieux!
—Est-ce que vous m’en voulez... mon père? répéta Robert en s’éloignant toujours de quelques pas, mais en hésitant.
—Pas le moins du monde... cela m’afflige, voilà tout...
—Et... vous... ne... me ferez pas de mal... pas vrai? ajouta encore Robert, ne pouvant se décider à s’éloigner...
—Je n’en ai jamais fait à personne, mon fils...
—Ainsi, c’est dit, plus de latin, plus de bréviaire, plus d’heures entières à passer assis, les coudes sur les genoux, la tête dans les mains, les yeux sur de petits points noirs.
—Seulement, réfléchis bien avant de me quitter, reprit l’ermite, car je suis vieux, cassé; je ne puis donner de l’instruction ici qu’à un seul de vous; je ne peux avoir qu’un élève; toi parti, demain j’en choisirai un autre...
—Je vous le permets de grand cœur! dit Robert en faisant une série de cabrioles, depuis l’habitation du père Denis, l’ermite de la contrée, le père et le consolateur de tous les habitants, jusqu’au bas de la plaine où il se mêla aux jeux de ses camarades.
[p. 47]
Cependant, malgré lui, les regards de l’enfant se portaient encore sur l’orme touffu qui abritait le modeste ermitage au pied duquel on apercevait, malgré la distance, le front gris du saint homme, et ses cheveux blancs que soulevait le vent; puis bientôt Robert regarda un peu moins souvent le vieil arbre, sous lequel il s’était assis tant de fois; puis les cheveux blancs du saint homme n’attirèrent plus son attention, son oreille cessa d’être impressionnée par les dernières paroles douces mais sévères de l’ermite; les cris bruyants de ses camarades l’arrachèrent à sa distraction, leurs ébats excitèrent les siens; et, une demi-heure après, il était le plus fou, le plus extravagant de toute la bande joyeuse.
La nuit seule le fit songer à retourner au logis. Il y revenait en courant, le front tout trempé de sueur, les lèvres encore souriantes, lorsque le spectacle que présentaient les abords de la chaumière le glacèrent d’effroi; il n’osait plus approcher...
Il y avait, à l’entour, des voisins, des voisines; et tout ce monde consterné se parlait bas, presque à l’oreille; le chien lui-même, Ralph, gros chien de berger, au lieu d’accourir en sautant au devant de son jeune maître, ne vint à lui que lentement, les oreilles basses, la queue entre les jambes.
—«Qu’est-ce donc, Ralph, qu’as-tu? dit l’enfant au chien.
—Qu’y a-t-il donc, mère Michel? demanda-t-il presque aussitôt à la première femme devant laquelle il passa; vous me faites tous peur avec vos visages longs d’une aune.
—Entre et tu verras, se contenta de répliquer la mère Michel.»
L’enfant se précipita, le cœur serré, dans la cabane. Un cri de douleur et d’angoisse annonça son arrivée à sa famille.
L’habitation du père se composait d’une seule pièce servant à la fois de bûcher, de chambre à coucher et de cuisine. A droite, on voyait, en un coin, du bois mort en tas et des instruments de[p. 48] bûcheron; à gauche, en l’autre coin, de la paille sur laquelle figuraient de mauvaises couvertures. C’est là que couchaient pêle-mêle le père, la mère, trois enfants et deux chiens; au-dessus, les poules perchaient sur un bâton; au milieu de la pièce, était un grand four près duquel un bahut à pétrir le pain et le serrer, quand il était cuit; deux escabeaux en bois grossier, un coffre, une table complétaient l’ameublement de cette seule et unique pièce.
Ce qui avait arraché un cri à Robert, lorsqu’il entra, c’était la vue de son père, étendu, pâle, et le front couvert de sang, sur la couverture qui lui servait de lit. Près de lui Jacqueline pleurait, se tordait les bras, tandis que les deux petites filles, l’une âgée de dix ans, l’autre de huit, avec une présence d’esprit admirable, aidaient le saint ermite à soigner leur père; l’aînée préparait de vieux linges en bandes pour faire des compresses; l’autre présentait un bassin, plein d’eau, pour laver le sang qui coulait des blessures.
Au cri de Robert, le blessé ouvrit les yeux et voulut parler.
—«Chut, dit le père Denis au bûcheron, ne parlez point; les blessures qui saignent beaucoup, affaiblissent le malade et sont dangereuses en cas d’émotions violentes... Ne vous agitez pas ainsi; et vous, mère Jacqueline, soyez donc plus raisonnable!... En tombant du haut de cet arbre, votre mari pouvait se tuer, c’est vrai, mais enfin, il ne s’est pas tué, et c’est offenser Dieu que de ne pas reconnaître, même en cet horrible accident, les preuves touchantes de sa miséricorde; quand il nous arrive un malheur, demandons-nous aussitôt s’il ne pouvait nous arriver pis; cette sage réflexion, sans nous consoler tout à fait, aura du moins pour résultat de nous faire accepter, avec patience et résignation, l’affliction que le Seigneur nous envoie.
—Que voulez-vous, mon père, reprit Jacqueline en sanglotant, je ne suis pas une sainte, moi! quand j’ai du chagrin, il faut que je crie, que je pleure...
—Et moi, je vous ordonne de vous taire, répliqua l’ermite, d’une voix ferme et énergique;» et la bûcheronne se tut.
Alors le saint homme acheva son pansement, et ayant prié tous[p. 49] les assistants de se retirer, il s’assit sur un escabeau, en annonçant l’intention de passer la nuit près du blessé.
Bientôt le silence le plus complet régna dans la cabane. Jacqueline, lasse de pleurer, s’était assoupie ayant ses deux filles endormies, la tête appuyée sur ses genoux. A la lueur d’un morceau de vieux linge brûlant dans l’huile, l’ermite lisait son bréviaire, et Robert, à qui personne n’avait fait attention jusqu’ici, pleurait au pied du lit de son père.
Vers le milieu de la nuit, Sorbon, se soulevant péniblement, promena ses regards autour de lui; ce mouvement n’échappa pas à l’ermite; il quitta son bréviaire.
—«Mon père, dit le blessé, je me sens bien mal; est-ce que je vais mourir?
—Mon fils, répondit le saint homme, les décrets de la Providence sont cachés aux yeux des mortels; en tout état de cause, je suis prêt à recevoir la confession de vos fautes.
—Hélas! mon père, reprit douloureusement le bûcheron, un pauvre diable comme moi, qui passe sa vie à fendre du bois et à le porter sur ses épaules, a peu de temps à lui pour pécher.
—On pèche aussi bien en pensée qu’en action, mon fils, répliqua l’ermite.
—En pensée! mon père; je n’en ai qu’une: celle de voir mon fils devenir un jour autre chose qu’un malheureux bûcheron. J’ai de l’orgueil, de l’ambition, non pour moi, mais pour cet enfant; si c’est un péché, je m’en accuse... Etes-vous content de lui, père Denis? avance-t-il dans ses études?»
L’ermite allait répondre et, sans aucun doute, dire toute la vérité, lorsqu’il se sentit soudain tirer par sa robe; il vit près de lui Robert qui, les mains jointes et le regard suppliant, lui faisait signe de ne pas parler.
—«Vous ne répondez pas, bon ermite, reprit le vieux Sorbon; ainsi donc je mourrai sans consolation aucune... Je mourrai en pensant à la vie de misère que je lègue à cet enfant... Mon Dieu! ajouta-t-il en se redressant sur son lit et joignant ses deux mains à la hauteur de son front; mon Dieu! vous savez si je vous ai importuné pour moi; je suis né pauvre, j’ai vécu pauvre, je mourrai[p. 50] pauvre... mais, dans ma misère, un espoir me restait... mon fils se serait instruit, élevé, et peut-être qu’un jour, le jour de ma mort, que je ne croyais pas si proche, il m’aurait, sous l’habit vénérable de prêtre, ouvert les portes de l’éternité... Voilà quel fut le rêve de toute ma vie, mon père! voilà ce qui, depuis douze ans, me fait trouver l’existence moins triste, ce qui me fait souhaiter de vivre!... Concevez-vous ce bonheur, bon ermite?... un père qui s’endort dans le sein de Dieu, bercé par la voix de son enfant!... Vous ne l’avez pas voulu, mon Dieu; que votre saint nom soit béni, soit sanctifié jusqu’à la fin des siècles! Amen.
—Amen! répéta doucement la voix enfantine de Robert.
—Tu es là, Robert? demanda le blessé.
D’un bond, Robert avait passé au chevet du lit, et, pour unique réponse, avait saisi la main de son père.
—Tu es là, cher enfant? reprit le bûcheron... parle-moi, fais-moi entendre ta voix, console au moins mes derniers instants, en me disant que tu es docile, studieux, que le bon ermite est content de toi...
Et comme Robert se taisait, Sorbon reprit:
—Tu as bien étudié aujourd’hui, n’est-ce pas? et demain, tu étudieras encore et tous les jours; et l’ermite qui te sert de père spirituel, est content de toi; et il consent, même après ma mort, à te continuer ses soins, n’est-ce pas?»
Au lieu de répondre, Robert tourna vers l’ermite ses beaux yeux noirs, mais si suppliants, que le saint homme qui allait parler, se tut aussitôt.
—Pas de réponse! reprit le moribond d’une voix si plaintive, que l’enfant se précipita, à deux genoux, sur la paille du lit du bûcheron.
—Je vous demande pardon, mes deux pères, dit-il, se tournant alternativement vers le bûcheron et vers l’ermite.
—Pardon! répéta Sorbon, avec étonnement.
—Pardon, oui, pardon! oui, je suis un méchant enfant, reprit Robert; le bon Dieu m’a puni; je le vois bien aujourd’hui, puisque le jour où j’ai le plus affligé mon père et l’ermite, l’un me chasse de sa présence, et l’autre va mourir... Oh! mon Dieu![p. 51] ajouta-t-il en sanglotant, mon Dieu! je me repens, pardonnez-moi, mon Dieu! écoutez-moi, rendez la vie et la santé à mon père! et, quoique le latin ne m’amuse guère, et la lecture pas du tout, je fais le vœu, si le bon ermite ne veut plus m’instruire, d’aller à pied et en mendiant jusqu’à Paris, d’étudier jour et nuit, de n’avoir ni repos, ni relâche que je ne sois devenu docteur... et alors, oh! mon Dieu... faites vivre mon père jusqu’à ce que ses vœux soient accomplis!
—Oh! non! tu n’iras pas à pied à Paris, cher enfant, du moins tant que je vivrai, interrompit l’ermite attendri de cette explosion de piété filiale chez Robert; je t’enseignerai ce que je sais d’abord; puis après, nous verrons; Dieu que tu pries si bien, aura pitié de toi.»
Le vieux bûcheron versait des larmes d’attendrissement et de joie; et l’ermite, le voyant plus calme, alla achever la nuit chez lui.
La joie fait tant de bien, mes enfants, surtout quand elle vient du cœur, et qu’elle porte au cœur! Le lendemain donc, et comme si Dieu eût exaucé le vœu touchant de l’enfance, le vieux Sorbon fut en état de se lever; et, à l’aube du jour, quand le père Denis ouvrit la porte de son ermitage pour saluer l’aurore, il trouva Robert agenouillé sur la pierre du seuil.
—«Remercions Dieu d’abord, nous étudierons ensuite, dit l’ermite, en passant sa main vénérable dans les beaux cheveux bruns de l’enfant.
—Ainsi, vous m’avez pardonné, mon père? dit Robert.
—Tu t’étais repenti,» répondit l’ermite.
L’homme propose et Dieu dispose, comme on dit, mes enfants; le bûcheron revint à la vie, mais le vieil ermite mourut; et Robert, fidèle à son serment, partit à pied pour Paris.
En ces temps-là, les colléges n’étaient pas institués comme de nos jours. La pauvreté des écoliers était telle, qu’obligés de mendier pour vivre, il leur restait peu d’heures pour l’étude; puis les mauvais écoliers se trouvaient en plus grand nombre que les bons. Jouer, se battre, mendier, devenait le passe-temps obligé de cette jeunesse turbulente. Robert Sorbon eut donc toutes les[p. 52] peines du monde à s’instruire; il lui fallut surmonter les plus grands obstacles pour en venir à ses fins. Mais ce que peuvent une foi vive, une volonté ferme, il l’accomplit. Il venait d’être nommé chapelain et confesseur de saint Louis, lorsque son père se sentant mourir, le fit appeler. Robert lui rendit les derniers devoirs; puis, comblé des faveurs du roi qui l’avait en grande estime, l’admettait à sa table, et se plaisait à ses entretiens, il put soulager la misère de sa mère et établir ses deux sœurs.
En 1251, Robert Sorbon obtint un canonicat à Cambrai; ce fut alors que, se rappelant les obstacles qu’il avait eu à vaincre dans ses études, il résolut d’en aplanir la voie pour les autres pauvres écoliers; il fonda donc une société d’ecclésiastiques séculiers, qui vivant en commun, et ayant les choses nécessaires à la vie, ne fussent plus occupés que de l’étude et enseignassent gratuitement.
Saint Louis, voulant participer à cette œuvre utile, acheta pour Robert trois maisons: l’une située rue Coupe-Gueule, devant le palais des Thermes, les deux autres, rue des Deux-Portes et rue des Maçons. Le revenu de ces maisons fut affecté à l’entretien des pauvres écoliers, à qui le roi donna en outre, soit un sou, deux sols, soit dix-huit deniers, par semaine, pour les aider à vivre. Le nombre des pauvres écoliers, admis dans ce collége au temps de saint Louis, s’élevait à cent; le collége s’appela d’abord Pauvre maison, puis plus tard Sorbonne, du nom de son fondateur.
Sorbon en fut en même temps nommé directeur; toutefois, ce ne fut qu’après dix-huit ans d’expérience dans l’administration de cette maison qu’il en rédigea les statuts, lesquels n’ont jamais été ni réformés, ni changés. En 1271, Robert acheta, près de la Sorbonne, une maison où il fonda le collége de Calvi, appelé aussi la petite Sorbonne. On s’y occupait des études élémentaires; mais ce dernier établissement fut supprimé, en 1636, par le cardinal de Richelieu, qui fit bâtir une église à sa place.
Robert Sorbon devint, en 1258, chanoine de Paris; sa réputation s’étendait si loin, que des princes le prenaient, dit-on, pour arbitre des différends qui s’élevaient entre eux. Il mourut le 15 août 1274.
[p. 53]
HISTOIRES MERVEILLEUSES
DU
ROI PÉPIN ET DE SON FILS CHARLEMAGNE.
(PREMIÈRE HISTOIRE.)
Depuis qu’on avait compté l’an 673 de la nativité de l’enfant Jésus, et que le roi Thierry, premier du nom, était monté sur le trône, le royaume de France avait été gouverné par des seigneurs appelés maires du palais: car, depuis Thierry Ier, les successeurs de Mérovée et du premier roi chrétien, le grand Clovis, étaient si fort dégénérés qu’ils passaient leur vie en désœuvrement et paresse; bref, de la souveraineté, ils n’avaient conservé que le nom. Or, ce n’est point ainsi que Dieu entend la mission des rois sur la terre; il leur a donné la puissance afin qu’ils l’exercent pour le bonheur des peuples et la gloire de son nom.
Parmi ces maires du palais, il y en eut un, Pépin-le-Gros, ou de Héristel, qui gouverna glorieusement le royaume de France sous les rois Clovis III, Childebert II, fils de Thierry Ier, et Dagobert II. Pépin de Héristel laissa un fils plus grand encore que lui, lequel gouverna aussi d’abord comme maire du palais, sous Clotaire IV, Chilpéric II et Thierry II. Il s’appelait Charles; et comme c’était un illustre et puissant serviteur de Dieu, et qu’il faisait triompher sa cause en frappant ferme et fort, comme avec un marteau, sur les Sarrazins infidèles, qui étaient venus attaquer la France jusque dans la Touraine, on lui donna le surnom de Martel.
[p. 54]
Thierry II étant mort, vers l’année 737, Charles Martel ne plaça plus de rois sur le trône; il ne s’empara pas non plus de la couronne, mais il se contenta de gouverner sous le titre de duc des Français, et de préparer les voies à son fils: car les temps que le Seigneur avait marqués pour que les descendants de Pépin de Héristel reçussent ses oints, n’étaient pas encore venus. Le trône de France demeura donc vacant pendant cinq années. Le Seigneur, qui réservait ses plus signalées faveurs au fils de son digne serviteur Charles Martel, donna une place au père au milieu des tombeaux des rois; Charles Martel fut enterré à Saint-Denis.
Or, les temps marqués par le Seigneur approchaient. Pépin, le second du nom, parmi les maires du palais, et le premier et le seul de ce nom, parmi les rois de France, avait eu une enfance remplie de beaux traits de courage et de vertu. Comme il était petit, on l’avait, par moquerie, surnommé le Bref, et il est encore appelé Pépin-le-Bref; mais il prouva bientôt que, s’il était petit de taille, il était grand de cœur. Le pape, qui résidait à Rome, et avait profonde douleur de voir à la tête du beau royaume de France des rois indignes de ce titre, s’inspira de Dieu; et, la deux cent soixante-dixième année après l’avénement du grand Clovis, il appela les oints du Seigneur sur un successeur capable de soutenir la gloire du premier trône de la chrétienté. Boniface, qui était un évêque de beaucoup de renom, à Mayence, sur les bords du Rhin, ayant reçu mission du pape, vint à Soissons, et il oignit d’huiles bénites le front de Pépin, en le proclamant roi de France au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, afin que cette parole de Dieu: Ne touchez pas à mes oints, fût un bouclier pour sa personne et celle de ses descendants.
Et comme les seigneurs de France s’étonnaient que Dieu eût choisi un homme si petit de taille pour en faire leur souverain, et qu’ils en souriaient entre eux dédaigneusement, Pépin mit en leur présence deux taureaux furieux qui luttaient ensemble, et il dit aux seigneurs: «Maintenant, qui de vous ira les séparer? Celui qui les séparera, ne sera-t-il pas, selon votre jugement, le seul digne d’être votre souverain?»
[p. 55]
Personne entre les seigneurs n’osa s’élancer entre les taureaux furieux pour les séparer. Alors Pépin, qu’on avait surnommé le Bref, s’élança, et saisissant d’une main l’un des taureaux par la corne, il le fit reculer et l’arrêta, tandis que, de son genou, il faisait ployer sous lui le second taureau et le perçait de son épée. Tous les seigneurs stupéfaits applaudirent, et Pépin leur dit: «Vous à qui la majesté de l’esprit et du cœur ne suffisent pas, jugez-vous maintenant que je sois digne d’être votre roi?»
«Oui! oui! crièrent ensemble tous les seigneurs; il est courageux et fort comme nos vieux rois chevelus! Il est digne d’être notre roi!»
Pépin protégea de tout son pouvoir la foi chrétienne, de sorte que tous les princes chrétiens vinrent à sa cour et se rangèrent sous sa bannière. Il y avait, en ce temps-là, beaucoup de païens en Allemagne; le roi les chassa avec l’aide de son frère, Carloman. Ensuite il chargea Carloman du soin de gouverner une partie du pays; pour lui, il se fixa avec ses gens dans un château, sur la montagne de Ratisbonne en Bavière, car il craignait que le nombre des païens ne vînt à s’accroître en Allemagne, s’il demeurait en France et ne les surveillait de près.
Or, il arriva que le roi de Carniole envoya à Pépin une ambassade pour lui offrir la main de sa fille, car le roi Pépin n’était pas encore marié, et tous les princes de la chrétienté briguaient l’honneur de son alliance. Quand il eut reçu l’ambassade du roi de Carniole, Pépin tint conseil avec ses barons; après quoi, il répondit aux ambassadeurs, en leur donnant son portrait, que leur seigneur et maître ferait bien de lui envoyer, en échange, celui de sa fille, décidé qu’il était à ne prendre femme qu’autant qu’elle lui plairait par sa beauté. Le roi de Carniole, fort content du succès de son ambassade, montra le portrait de Pépin à sa fille, et la fit aussitôt peindre elle-même par le meilleur peintre de son royaume. Puis il renvoya ses ambassadeurs au château de la montagne de Ratisbonne, où le roi Pépin les reçut à merveille.
[p. 56]
Pépin avait un majordome, qu’on appelait le Chevalier Roux, à cause de la couleur de ses cheveux et de sa barbe; celui-ci jouissait d’un grand crédit à la cour. Pépin lui montra le portrait de la princesse de Carniole, et lui demanda ce qu’il en pensait. Le Chevalier Roux lui dit: «Sire, cette princesse me plaît beaucoup; mais c’est à vous qu’elle doit plaire, à vous à bien réfléchir selon votre haute sagesse.» Le roi reprit: «Eh bien! mon avis est que si la princesse est aussi belle que son portrait, je veux la prendre pour femme.» Le Chevalier Roux répliqua: «Sire, en ce cas, laissez-moi faire, et m’envoyez près du roi de Carniole; si la princesse n’est pas telle qu’on vous la représente, je trouverai bien moyen de la faire rester chez son père.» Ce conseil parut bon à Pépin, et il le suivit.
Mais le Chevalier Roux n’avait donné ce conseil à son maître qu’avec des intentions perfides. Il possédait lui-même une fille que le roi ne connaissait pas, et dont la figure se trouvait, par un singulier hasard, avoir une étrange ressemblance avec le portrait qu’il avait sous les yeux; il forma donc l’odieux projet d’entraîner la princesse de Carniole dans un piége et de s’en défaire, pour présenter ensuite sa fille à Pépin, comme sa véritable fiancée. Il trama ce complot avec sa femme et un affidé qui lui était tout dévoué; il fut convenu entre eux qu’au premier avis qu’il leur donnerait, ils viendraient à sa rencontre avec sa fille en un certain lieu indiqué; puis il partit avec un train magnifique, digne en tout du roi qu’il allait représenter. Outre sa fille, le Chevalier Roux avait trois fils; il les avait emmenés avec quelques-uns de ses propres gens pour se composer une suite brillante. Le majordome et les siens furent traités avec de grands honneurs par le roi et la reine de Carniole. On donna de pompeux festins; on dansa, on échangea des présents; il y eut un brillant tournoi de chevaliers; enfin la fête dura huit jours, car ce malheureux père ne savait pas les noirs desseins du majordome du roi Pépin sur sa fille. Le moment du départ étant venu, le souverain de Carniole, pour rendre sa fille plus digne encore de la haute alliance qu’elle allait contracter, voulut lui donner une nombreuse et superbe escorte. Ce projet dérouta un moment les plans criminels du Chevalier Roux: mais[p. 57] l’âme du méchant est féconde en noirceur, et le majordome dit au roi: «Sire, j’ai reçu, de mon seigneur et maître, des instructions auxquelles je me dois conformer; telle suite que vous voudrez donner à la princesse pourra l’accompagner jusqu’aux frontières de votre royaume; mais, hors de ces limites, mon seigneur et maître a ordonné que sa future épouse n’eût d’autre escorte que les princes et seigneurs de ses États, qui l’attendent pour la recevoir d’une façon royale.—Qu’il soit fait ainsi que le désire le roi Pépin, reprit le monarque.» Le père et la fille ne se séparèrent toutefois qu’avec beaucoup de tristesse et de larmes; enfin il fallut se quitter: le bon roi recommanda la princesse à la garde du Dieu éternel et à la fidélité du Chevalier Roux; puis il ordonna à tous les seigneurs qui accompagnaient sa fille, de revenir sur leurs pas dès que le majordome leur en donnerait le signal.
Or, quand le traître chevalier crut que le moment était venu de mettre son projet à exécution, il congédia les seigneurs de la cour de Carniole, et envoya, par un message, prévenir le roi Pépin qu’il était en route avec sa fiancée; quant à lui, il ne poursuivit plus son voyage qu’à petites journées, sous le prétexte de ne pas fatiguer la princesse. Une fois arrivé à la Vallée des Moulins, véritable désert à la droite d’Augsbourg, sur la route de France, il trouva là sa fille avec sa femme et son méchant affidé. C’est alors qu’il se passa une scène bien triste et bien cruelle; on arracha les robes et les bijoux de la princesse de Carniole, et on en revêtit la fille du Chevalier Roux. On étouffa les cris de l’infortunée princesse, et on l’abandonna à la férocité de deux des gens du chevalier, qui, moyennant forte récompense, promirent de la mettre à mort. Le Chevalier Roux croyait avoir de bonnes raisons pour ne pas douter d’eux; il repartit donc, se dirigea vers le château de la Montagne de Ratisbonne, accompagné désormais de sa propre fille qu’il présentait, sur son passage, pour celle du roi de Carniole.
La ressemblance de la fille du majordome avec le portrait de la princesse était, nous l’avons dit, effectivement bien grande. Aussi ce fut avec des démonstrations de joie extraordinaires que Pépin reçut la prétendue descendante des souverains de Carniole; celle-ci se prêta, de son côté, avec beaucoup d’hypocrisie au rôle que[p. 58] lui faisait jouer sa famille; et, tout d’abord, sous prétexte de remercier le majordome et ses trois fils de l’heureux résultat de leur mission, elle amena le roi à leur conférer de nouveaux honneurs, et à leur faire des présents considérables. Le mariage fut bientôt célébré avec une pompe tout à fait digne de la fille d’un roi puissant, et du plus illustre monarque de la chrétienté. Le Chevalier Roux et sa famille jouirent ainsi, pendant plusieurs années, avec impunité, des fruits de leur crime. Mais l’œil de Dieu restait ouvert sur eux; et pour eux, comme pour tous les coupables, le jour du châtiment devait luire.
La Providence, à l’aide d’un de ces phénomènes étranges qu’elle suscite quelquefois en faveur de l’innocence, avait répandu tout à coup sur le visage et sur tout le corps de l’infortunée princesse de Carniole l’empreinte d’un sommeil profond, léthargique, tout semblable à la mort. Vaincue à la fois par sa douleur et son effroi, la pauvre jeune fille était tombée inanimée aux pieds des misérables qui avaient mission de l’assassiner, avant qu’ils eussent eu le temps de penser même à consommer leur crime; d’abord ils prirent cette chute pour un évanouissement, et ils se disposaient à profiter de cette circonstance pour frapper leur victime, sans avoir à éprouver de sa part ni cris ni résistance; mais ils aperçurent comme de petites flammes bleues qui s’échappaient de son corps, et ils eurent peur; l’un d’eux prit toutefois sur lui d’approcher et de remuer, du bout du pied, les jambes et les bras de la princesse. Mais il les trouva sans mouvement. «Elle est morte, dit-il à son camarade; viens plutôt t’en assurer toi-même.» Celui-ci s’avança à son tour; mais de nouveau il parut sortir de ce corps inanimé, des flammes bleuâtres: pour cette fois, les deux assassins reculèrent d’épouvante; puis cherchant alors à rassurer leur conscience, ils se dirent l’un à l’autre: «Voilà un prodige qui nous vient merveilleusement en aide, nous en profiterons; et quoi qu’il arrive, comme nous n’aurons commis[p. 59] le crime que mentalement, nous aurons la récompense et jamais le châtiment.»
Et les deux hommes s’en allèrent demander le prix du sang que, grâce à Dieu, ils n’avaient pas versé; et ils abandonnèrent le corps de la princesse aux bêtes et aux corbeaux du désert de la grande Vallée des Moulins: car, en ce temps, la ville, si blanche et si régulière de Munich n’existait pas, et l’on n’en vit de trace, encore fort imparfaite, que plus de trois cents ans après.
Toutefois, la princesse n’était qu’en état de léthargie, et quand les assassins furent loin, bien loin, et qu’il n’y eut plus de leur part danger pour sa vie, le ciel qui avait pris soin d’éloigner d’elle tous les animaux du désert, la réveilla au bout d’une nuit et deux jours. Il se trouva que, par un autre merveilleux dessein de la Providence, l’infortunée avait perdu la mémoire, non-seulement de la scène qui l’avait réduite en cet état, mais même de ce qu’elle avait été, de sa famille, de sa naissance; elle se réveilla donc, pour ainsi dire, comme un enfant qui viendrait de naître, regardant partout autour d’elle avec surprise, et conservant néanmoins, dans son esprit, le sentiment vague de quelque événement qui lui serait arrivé. La pauvre fille du roi de Carniole, guidée par un instinct de conservation naturelle à tous les êtres, se leva enfin, et tournant ses yeux vers le ciel, lui demanda avec ferveur des aliments pour se nourrir, un toit pour s’abriter. Elle avait fait une lieue environ, et se sentait déjà bien fatiguée, lorsqu’enfin un meunier vint à passer sur les hauteurs qui encaissent la vallée. Celui-ci, voyant cette jeune fille errer ainsi seule à travers ce désert, la prit tout d’abord pour une pauvre insensée; mais sa compassion n’en fut que plus vive, et il se dirigea aussitôt vers elle. A l’aspect d’un être humain, la malheureuse princesse ne parut pas effrayée; loin de là, ce fut un nouveau trait de lumière pour son esprit; elle se rappela, dès ce moment, avoir déjà vu des figures humaines; elle retrouva même sa voix pour répondre au bon meunier qui l’interrogeait sur les causes étranges de sa présence dans cette solitude; toutefois ses réponses n’apprirent rien au meunier, sinon que la pauvre fille avait dormi longtemps, bien longtemps; elle ne se souvenait pas d’autre chose. Le meunier[p. 60] soupçonna qu’il y avait là-dessous quelque grand mystère; il engagea donc la pauvre jeune fille à accepter l’hospitalité chez lui, espérant bien qu’avec le temps la mémoire lui reviendrait, et qu’elle pourrait donner quelques éclaircissements sur sa famille.
Lith. de Cattier.Louis Lassalle del. et lith.
Dès que la princesse fut arrivée au logis avec le meunier, qui l’avait fait monter sur son âne, on lui présenta du pain à manger, de l’eau à boire; elle trouva tout bien bon et leva de nouveau ses yeux vers le ciel pour le remercier ainsi que son hôte, et demanda comment elle pourrait reconnaître tout le bien qu’on lui faisait. Le meunier, qui n’était pas riche, lui dit: «Reposez-vous d’abord, ensuite vous aiderez ma femme et mes filles dans leur travail. Vous serez en tout point traitée comme si vous étiez de la maison: car évidemment c’est le bon Dieu qui a voulu vous offrir à ma vue, et il cache, dans cette rencontre, quelques merveilleux desseins.» Le meunier parlait ainsi, parce qu’en ce temps-là les hommes étaient simples de cœur et ne trouvaient pas extraordinaires les prodiges que Dieu permet en faveur de l’homme, sa créature.
Voilà donc une fille de roi travaillant dans un moulin avec la femme et les filles d’un meunier; elle accomplissait avec la plus parfaite docilité tout ce qu’on lui demandait; toutefois, ni le meunier, ni sa femme, ni ses filles, n’abusaient de sa bonne volonté. En voyant la blancheur des doigts effilés de l’infortunée, ces bonnes gens avaient le pressentiment que Dieu ne l’avait pas créée pour de pénibles travaux, et ils avaient soin de lui choisir toujours la besogne la moins pénible; ils auraient même bien voulu la nourrir à rien faire; mais, outre qu’ils ne le pouvaient pas, elle ne l’eût jamais voulu.
Un jour qu’il lui tomba sous la main quelques brins de soie et un tissu tout uni, elle s’en empara comme par instinct, et se mit à broder les plus jolis dessins, mêlant les soies avec un art et un goût incomparables; les filles du meunier se récrièrent de surprise. La princesse ne paraissait guère moins étonnée qu’elles; seulement elle dit: «Je crois me souvenir d’avoir fait autrefois de précieuses choses avec de l’argent et de l’or; je pense que si j’avais en ma possession de ces riches matières, je broderais des[p. 61] objets d’un grand prix, capables de dédommager ceux qui me logent et me nourrissent; on les ferait vendre à la ville.»
Les filles du meunier parlèrent de cette découverte au meunier et à sa femme qui, tout enchantés, se hâtèrent de procurer à l’inconnue, si féconde en prodiges, tout ce qu’elle pouvait désirer. Bientôt il ne fut plus bruit à la ville que des merveilles du moulin: chacun voulait, à tout prix, posséder des tissus d’or et d’argent brodés des mains de l’inconnue. Or, le meunier devint en peu de temps riche, très-riche. Mais ce n’était pas encore là toute la récompense que Dieu lui réservait.
Le roi Pépin s’était donc marié à la fille du Chevalier Roux, qu’il prenait pour la fille du roi de Carniole; ce dernier vint à mourir peu de temps après. A cette mort, la fausse reine feignit une grande douleur de manière à donner le change à tous les soupçons de Pépin, s’il en avait pu concevoir. Le roi eut de la fille du Chevalier Roux quatre enfants: Léon, Vemermann, Rapath et Agnès. Il y avait déjà cinq ans que durait ce mariage imposteur, lorsque Pépin fit de nouveau la guerre aux Bohémiens, aux Huns, aux Saxons dont il battait toujours les armées sans cesse renaissantes. Quand il les eut complétement vaincus, il vint se reposer encore au château de la Montagne de Ratisbonne. Un jour qu’il s’était rendu à Augsbourg avec sa famille, la fausse reine entendit là beaucoup parler des chefs-d’œuvre merveilleux que l’on faisait au moulin; de son propre mouvement, elle témoigna le désir le plus vif d’en connaître l’auteur pour lui commander de riches broderies selon son goût. Le temps était très-beau; au lieu de faire venir la brodeuse à Augsbourg, le roi proposa donc une cavalcade au moulin; cette idée sourit beaucoup à sa femme. Elle prit place, aux côtés du monarque, sur un superbe palefroi dont la tête était ombragée de belles plumes blanches, et qui traînait jusqu’à terre une housse de velours brochée d’or et chargée de pierreries. Le Chevalier Roux faisait[p. 62] partie de la cavalcade, et triomphait, dans son cœur orgueilleux, de voir sa fille ainsi, la plus éclatante reine entre toutes les reines du monde. Toutefois, en dépit de cet endurcissement naturel à tout homme habitué au crime, le Chevalier Roux ne put se défendre d’un certain sentiment de remords en traversant la Vallée des Moulins; ses regards se tournaient involontairement sur sa fille, qui n’était pas saisie d’un moindre tourment que lui, et qui déjà commençait à se reprocher d’avoir témoigné le désir de connaître la brodeuse du moulin. On arriva pourtant; le roi mit pied à terre, et tendit lui-même la main et le genou à la reine pour l’aider à descendre de son palefroi. Le meunier, sa femme et ses filles furent éblouis de ce brillant cortége qui s’arrêtait près de leur moulin, et ils attribuèrent incontinent cette étrange visite à l’inconnue qu’ils avaient recueillie; car le meunier n’avait toujours cessé de répéter: «La destinée de cette jeune fille finira par s’éclaircir, vous le verrez; c’est Dieu qui nous l’a envoyée pour son bonheur et pour le nôtre.»
Seule des habitants du moulin, l’inconnue ne s’était pas précipitée à la porte; et, comme si quelque voix secrète lui eût dit qu’il n’y avait dans tout ce faste royal rien d’étranger, de nouveau pour ses yeux, elle demeura près de sa broderie et travaillant comme si rien d’extraordinaire ne s’était passé au dehors.
Cependant le roi dit au meunier: «Où donc est cette fée du moulin qui fait de si merveilleuses choses? Voici la reine qui désire la connaître et lui commander quelques travaux qui lui seront généreusement payés. Est-elle parmi ces trois jeunes filles?» Le meunier, tout rassuré par la manière bienveillante avec laquelle lui parlait le roi, répondit: «Ces trois personnes sont mes filles, et la bonne mère que vous voyez, ma femme; aucune d’entre elles ne serait capable d’exécuter les beaux ouvrages que vous désirez; elles ne pourraient que pétrir, pour vous l’offrir, une pâte bien levée et cuite à point, si vous avez faim, et vous présenter un lait pur trait de leurs mains, si vous avez soif.» Le roi fit, avec un sourire, signe au meunier qu’il ne dédaignait pas l’offre; or, le meunier poursuivit ainsi: «Quant à la jeune fille que vous appelez notre fée, et dont la vue vous flattera d’autant[p. 63] plus qu’elle a, si je ne me trompe, beaucoup de ressemblance avec la reine (en disant ces mots, le meunier jetait à la dérobée un coup d’œil sur la femme du roi), elle est restée dans la maison tout occupée de son ouvrage.—Voyons-la, et jugeons de la ressemblance,» fit le roi en introduisant par la main la reine dans la maison du meunier. La brodeuse se leva alors, avec une grâce qui n’avait rien d’emprunté, pour faire honneur aux deux personnages qui entraient. Tout à coup une révolution étrange s’opéra dans son esprit et sur sa figure; à l’aspect du roi et de celle qui l’accompagnait, elle jeta un cri, et retomba sur son siége; on eût dit qu’elle se réveillait en sursaut après un rêve horrible. Pour cacher son trouble, elle essaya de reprendre son tissu et ses crochets à broder. La fausse reine n’était guère moins émue qu’elle, non pas que son imagination se prêtât tout à fait à croire à la réalité de ce qu’elle eût appelé la résurrection de la princesse de Carniole; mais ce qu’elle comprenait avant tout, c’est qu’il y avait, sous cet humble toit, un mystère auquel ses remords ne la laissaient pas étrangère; le roi Pépin était non moins vivement préoccupé. La ressemblance de la brodeuse du moulin avec le portrait qu’il avait eu autrefois sous les yeux, était plus grande encore qu’avec la reine. Il se le rappela dans toute sa grâce et sa majesté, quoique depuis son mariage on eût eu soin, par prudence, de le faire disparaître de peur qu’un point de comparaison journalier ne l’amenât enfin à pénétrer l’odieux secret de son mariage. La fille du Chevalier Roux offrait bien les traits de la peinture qui l’avait séduit; c’était bien toute leur régularité prise en détail, mais il leur manquait d’être aussi gracieux, aussi dignes dans l’ensemble; ils avaient d’ailleurs une certaine dureté qui lui avait toujours semblé ne pas répondre parfaitement à la douceur harmonieuse qu’exprimait le portrait. Entre ce portrait et la brodeuse du moulin, au contraire la ressemblance était en tout point si parfaite, que, sans concevoir même le plus léger soupçon, le roi ne pouvait se défendre d’un grand étonnement. Dans un premier mouvement, il se laissa aller jusqu’à dire: «Voilà la véritable reine du portrait.» Quoique le roi eût prononcé ces paroles pour ainsi dire malgré lui, et sans aucune intention d’offense pour elle, la[p. 64] fausse reine tressaillit jusqu’au plus profond de sa conscience, et poussée par un de ces vertiges que Dieu jette dans l’esprit des coupables les plus endurcis pour qu’ils se trahissent eux-mêmes, elle s’écria en se retournant vers le seuil de la porte: «Mon père! mon père! fuyez! Elle est là!—Quel démon s’empare donc de vous, interrompit Pépin, stupéfait de cette exclamation? Est-ce que le roi de Carniole, votre père, n’est pas mort?—Mon père mort! Que dites-vous? mon père est mort! reprit à son tour la brodeuse du moulin, tout à coup éclairée par le cri de la nature. Ah! mon père, mon pauvre père! s’il savait tous les maux qu’on m’a fait souffrir!»
Le Chevalier Roux, au bruit qu’il avait entendu, venait de franchir précipitamment le seuil de la porte; d’un seul regard, il eut bientôt sondé tout le mystère de la maison du meunier; il essaya donc de donner le change au roi. «Cette pauvre fille est vraiment folle, et sous la puissance des démons, dit-il; il faut redouter les effets de sa vue sur la reine; sire, je vous en conjure, sortons, retournons à Augsbourg; je chargerai quelqu’un de prendre soin de cette infortunée et d’envoyer chercher un prêtre pour l’exorciser.
—La reine et moi, nous en avons, je commence à le croire, autant besoin qu’elle, répondit le roi: car nous nous sommes tous deux sentis pris de mouvements bien étranges.» En disant ces mots, le roi commençait à jeter sur son majordome un regard pénétrant, quoiqu’il ne se rendît encore nullement compte du mystère qu’il cherchait à lire sur tous les visages.
L’inconnue du moulin, baissant de nouveau les yeux, avait essayé de reprendre son ouvrage; elle se reprochait en silence l’exclamation involontaire qui lui était échappée; elle craignait bien moins les fureurs de la fausse reine et du Chevalier Roux que les troubles qu’elle pourrait susciter dans l’empire; cependant il lui était impossible de cacher les larmes que lui faisait verser la mort de son père, apprise si inopinément.
La voyant pleurer ainsi, le roi lui dit: «Consolez-vous; quelle que soit la cause de vos chagrins, il ne vous sera fait aucun mal; je vous prends sous ma protection, et malheur à qui vous tou[p. 65]cherait seulement un cheveu!» Puis se tournant vers le majordome et les gens de sa suite, il dit: «Personne ne doit rester ici; que tout le monde me suive, c’est ainsi que je l’entends!» Chacun s’en fut donc avec le roi Pépin, qui, tout le long de la route, se prit à rêver profondément à cette aventure, et résolut bien d’éclaircir par lui-même le mystère, s’il y en avait un.
Quand la fille du roi de Carniole ne se vit plus entourée que du meunier et de sa famille, elle donna un libre cours à sa douleur, et raconta avec la simplicité la plus touchante comment la mémoire lui était soudain revenue à l’aspect des personnages que Dieu avait indubitablement conduits au moulin; comment elle se souvenait alors et de son enfance royale et des grandeurs qui l’entouraient, et du portrait envoyé par le roi Pépin, et de son mariage projeté avec ce monarque; enfin de sa première rencontre avec la fille du Chevalier Roux dans la Vallée des Moulins, et du crime commis par ce misérable. Ce qu’elle ignorait complétement, c’est la manière miraculeuse dont elle avait pu échapper aux poignards des deux assassins à qui le Chevalier Roux l’avaient abandonnée, après leur avoir compté d’avance la moitié du prix de leur forfait. Nonobstant la scène dont elles avaient été témoins, et surtout malgré l’accent si plein de vérité de l’inconnue, la meunière et ses trois filles étaient fort tentées de la soupçonner atteinte de folie; mais le meunier avait, lui, des idées bien différentes; il persévérait à voir l’œuvre de Dieu se poursuivre dans l’existence de celle qu’il avait recueillie et à qui il devait déjà sa fortune?
—Ah! mon Dieu! est-elle malheureuse! disaient entre elles la mère et les filles! La voilà à présent qui s’imagine être reine! Est-ce que cela est possible qu’elle soit reine?—Pourquoi pas? répondit le mari; Dieu, qui peut tout, a fait de bien plus grands miracles.»
Et l’infortunée princesse, humiliée de toutes ces réflexions qui se faisaient devant elle, penchait son front avec douleur, et ré[p. 66]pondait:—Mon malheur n’est pas que vous doutiez; mais il est tout entier dans la vérité de mon récit. Plaise au ciel que le secret de mes infortunes demeure enseveli sous cet humble toit! car, moi, je me suis toujours trouvée heureuse avec vous; et mes chagrins, je ne les dois qu’à la lumière fatale qui vient tout à coup d’éclairer mon esprit.»
En ce moment, on heurta avec violence à la porte du meunier. «Qui est là? demanda celui-ci, étonné qu’on frappât si fort.—Moi, le roi! ouvrez! répliqua une voix du dehors.—Que va-t-il encore arriver? se demandèrent tous les gens de la maison, et surtout la princesse de Carniole.» On ouvrit. Le roi entra traînant par les cheveux un homme après lui, et dit en même temps: «Rassurez-vous; pour revenir en secret ici, je m’étais fait accompagner de mon seul majordome; mais ce traître, que j’ai toute ma vie comblé de bienfaits, une fois que nous fûmes parvenus au fond de la vallée, n’a-t-il pas tenté de me frapper, par derrière, d’un coup mortel. Dieu merci! il avait affaire au roi Pépin, et, d’un revers de main, je l’ai étendu à mes pieds plus aisément encore que je n’abattis jadis, d’un coup de poing, le taureau furieux. J’aurais pu en finir avec ce misérable; mais j’ai pensé que je découvrirais ici le motif de son crime et de bien d’autres encore peut-être; et je l’ai traîné par les cheveux jusqu’au moulin, en l’état que vous voyez.»
Le Chevalier Roux, n’espérant désormais plus rien que du ciel, confessa sur-le-champ tous ses méfaits, et demanda la vie au roi au nom de ses propres enfants dont il se trouvait être l’aïeul, et promit d’aller se renfermer dans un couvent pour y faire pénitence.
Le roi Pépin, qui était généreux comme le sont tous les princes forts et confiants en eux-mêmes, consentit à le laisser vivre sous le poids de sa honte et de ses remords, et se réserva de le faire conduire dès le lendemain, à l’insu de la fausse reine, dans un cloître bien éloigné où il devait rester prisonnier jusqu’à sa mort. Ensuite Pépin dit à la fille du roi de Carniole, dont il déplora l’infortune en pleurs abondants, d’avoir confiance en Dieu, et d’espérer tout d’un prochain avenir; puis il la recommanda avec in[p. 67]stances au meunier et à sa famille, à qui il donna de grandes récompenses, autant pour le soin qu’ils avaient pris de la princesse que pour celui qu’ils en auraient encore.
Jésus-Christ ne quitta point ses apôtres aussitôt après sa résurrection; car, bien qu’il eût vécu longtemps avec eux, ils n’étaient pas encore très-fermes dans leur foi; et ces pauvres pécheurs, qui devaient aller instruire le monde, avaient grand besoin d’être encouragés et consolés. Il leur apparut plusieurs fois, afin de leur répéter ses divines leçons, comme un bon père qui, partant pour un long voyage, rappelle à son fils les pieux conseils que son amour lui inspire.
Un jour, cependant, Jésus les mena sur la montagne des Oliviers, où il était tombé en agonie, la veille de sa mort; et, après avoir partagé leur repas, il leur dit: «Mes bien-aimés, c’est par votre parole que le monde doit connaître la vérité, puisque vous avez été les témoins de mes souffrances et de ma résurrection. Vous irez donc prêcher l’Évangile à toute la terre; mais ne vous séparez point aussitôt, et demeurez ensemble à Jérusalem, jusqu’à ce que je vous aie envoyé mon Esprit saint.»
Il étendit alors sur eux ses mains pour les bénir, et s’élevant dans les airs, il disparut.
Les apôtres, saisis d’étonnement, le regardèrent monter tant qu’ils purent, et ils le cherchaient encore des yeux, quand deux hommes vêtus de blanc leur apparurent et leur dirent: «Gens de Galilée, ce Jésus que vous avez vu s’élever au ciel, en descendra un jour de même.»
Ces deux hommes, mes chers enfants, étaient des anges que Dieu leur envoyait, afin de leur prédire la venue de Jésus-Christ à la fin du monde.
Ascension vient d’un mot latin qui signifie monter. La fête de l’Ascension a pour objet de nous rappeler le dernier miracle du[p. 68] Sauveur, lorsqu’il monta glorieusement dans les cieux. On la célèbre le jeudi, parce que ce fut un jeudi qu’il quitta ses disciples bien-aimés, quarante jours après sa résurrection.
C’était pour nous, mes chers enfants, que Jésus-Christ avait abandonné la gloire du ciel. C’était pour nous qu’il avait supporté les ignominies, les souffrances et la mort. Ce fut aussi pour nous que, ressuscitant d’entre les trépassés, il alla nous ouvrir d’avance les portes de ce ciel que nous n’eussions jamais connu. La fête de l’Ascension est une fête d’amour, de reconnaissance et de joie; aussi l’Église chante-t-elle, dans un religieux transport, ces belles paroles:
Vous avez consommé votre ouvrage,
O Christ! vainqueur de la mort;
Et la gloire éternelle, que vous aviez abandonnée,
Vous redemande dans le ciel.
—Père, père, venez donc voir; il y a là-bas, au bout du village, tout plein de beaux messieurs galonnés; et puis des chiens, et puis des chevaux, ça fait un bruit! c’est superbe; venez, oh! venez voir!
—Parce que ça fait du bruit, tu veux que je me dérange, Petit-Pierre; mais c’est précisément pour ça que je n’irai pas; à mon âge, on aime la tranquillité; si c’est quelque seigneur qui chasse, laissons le chasser. Ne nous mêlons pas aux plaisirs des grands, ils diffèrent trop des nôtres; ils nous font sentir trop vivement le poids de notre misère.
—Quel dommage! c’est une si belle chasse! la Dauphine doit y être!
—Madame la Dauphine, dis-tu! en es-tu bien sûr?
—Oh! bien sûr! c’est un des beaux messieurs, de ceux-là qu’on appelle des piqueurs, qui l’a dit devant moi.
—Madame la Dauphine! oh! alors, Pierre, c’est bien différent; on la dit si belle et si bonne, que je veux tâcher de l’entrevoir, ne[p. 69] fût-ce qu’un instant; il me semble que je mourrai content, si je ne ferme les yeux qu’après l’avoir vue.»
Le brave homme qui parlait ainsi, était un pauvre vieillard du village d’Achères, près de Fontainebleau, âgé de près de quatre-vingts ans. Il avait eu le malheur de perdre d’abord sa femme, puis ses deux fils; et il restait seul avec son petit-fils, qui n’avait que treize ans, et qui l’aidait, tant bien que mal, à son métier de tisserand; mais Petit-Pierre était encore trop jeune, et Girard trop vieux pour faire beaucoup de besogne; aussi la toile n’avançait guère, et les pratiques, s’éloignant peu à peu, la misère se faisait souvent sentir. Mais le bonhomme Girard était plein de résignation.—«Dieu a rappelé mes enfants près de lui, disait-il; comme c’étaient de bons sujets, ils sont mieux là que près de moi, et pourvu que Pierre fasse comme eux, et devienne un bon chrétien, un honnête homme, je ne me croirai pas malheureux. Nous ne sommes pas riches, c’est vrai, mais enfin nous n’avons pas encore manqué de pain; et si je ne puis plus en gagner, Dieu est bon: sa providence y pourvoira.» Il avait raison, le brave homme! la Providence devait se révéler à lui, ce jour-là même, sous les traits d’un ange de bonté: de Marie-Antoinette de France, alors Dauphine, et depuis reine infortunée du plus beau royaume de l’Europe.
Girard, s’étant décidé à aller voir passer la chasse, prit d’une main son bâton, s’appuya de l’autre sur Petit-Pierre, et tous deux cheminèrent vers la forêt. Petit-Pierre, qui avait pour son aïeul toute la vénération due à son grand âge, et la plus vive reconnaissance pour les soins dont il avait entouré son enfance, guidait ses pas avec les attentions les plus tendres, ralentissant sa marche sur la sienne, écartant de son chemin les ronces ou les pierres qui auraient pu le faire trébucher, et choisissant toujours les sentiers les plus unis pour lui éviter la moindre fatigue. Mais Girard semblait avoir retrouvé les forces de sa jeunesse; il avait hâte d’arriver et de se placer de manière à bien voir la princesse. Guidés par le bruit de la chasse, ils avaient déjà pénétré dans la forêt, et les sons du cor se faisaient entendre tout près d’eux.
Pierre voulait faire asseoir son grand-père sur un tertre élevé, d’où il aurait pu tout apercevoir:—«Non, pas là, dit Girard; je ne la verrais pas assez bien: approchons davantage; elle va pas[p. 70]ser, j’en suis sûr; elle doit être dans une de ces voitures qui sont là-bas et qui vont si vite.»
A peine avait-il dit ces mots, qu’il fut renversé brusquement et jeté sur une pierre, où il demeura étendu sans connaissance; le cerf, poursuivi par la meute, l’avait heurté dans sa course rapide; et Petit-Pierre n’avait pu ni prévoir ni empêcher sa chute. Il se désolait, le pauvre enfant! son désespoir, à la vue de son grand-père sans mouvement et qu’il croyait mort, était d’autant plus cruel qu’il se reprochait d’avoir excité sa curiosité par le récit qu’il lui avait fait. Ses cris déchirants furent entendus de Marie-Antoinette; la Dauphine fit arrêter, s’informa de l’accident qui venait d’arriver; puis, apercevant ce vieillard étendu sur la terre, et baigné dans son sang, elle n’écouta que son humanité. Combien d’autres, à sa place, n’auraient entendu que la voix du plaisir, ou se seraient contentés de donner quelques ordres pour que des laquais secourussent ce malheureux! La princesse, émue d’une véritable sensibilité, voulut s’assurer par elle-même des soins qui lui seraient donnés; elle descendit de voiture, ordonna à ses gens d’y transporter le pauvre Girard, y fit monter Petit-Pierre, et, oubliant tout à fait le plaisir qu’elle s’était promis de la chasse, elle voulut ramener le blessé jusqu’à sa chaumière. Là, elle lui fit donner, sous ses yeux, tous les secours que réclamait son état; elle lui prodigua elle-même les soins les plus touchants. Ces soins eurent un heureux et prompt résultat: Girard ne tarda pas à ouvrir les yeux.
Eh! qui pourrait peindre son ravissement, lorsque, reprenant tout à fait connaissance, il vit près de lui cette femme, si jeune et si belle, et qui, les yeux mouillés de larmes, soutenait sa vieille tête blanche dans ses mains plus blanches encore? Il se crut le jouet d’une vision, et ferma les yeux en demandant à Dieu de lui laisser continuer son rêve. Mais bientôt une douce voix vint frapper son oreille.
—Vous trouvez-vous mieux, père Girard? demandait-elle.
—Oh! mon Dieu! c’est donc bien vrai; elle est là, près de moi, dans ma pauvre chaumière, celle qui n’a jamais habité que des palais; oh! je suis trop heureux!»
Puis Girard voulut essayer de se lever pour s’agenouiller de[p. 71]vant l’ange qui l’avait secouru; mais il était trop faible; d’ailleurs la princesse ne le lui aurait pas permis. Elle sentait qu’il avait besoin de repos; cependant elle ne voulut pas le quitter, sans avoir pourvu à tous ses besoins. Elle laissa entre les mains du curé une somme plus que suffisante à cet effet, et revint plusieurs fois, les jours suivants, pour s’assurer que sa guérison était complète.
Pendant ces visites, la princesse put juger de la vertueuse résignation de ce digne homme, et des bons principes qu’il avait donnés à Petit-Pierre, dont le bon cœur et les tendres attentions pour son aïeul intéressèrent vivement la Dauphine. Aussi ne les abandonna-t-elle jamais. Elle fit, sur sa cassette particulière, une rente de cent écus à Girard, qui put enfin se livrer au repos, si nécessaire à son âge; et, après avoir fait placer Petit-Pierre dans une école, elle le fit entrer dans les Gardes-Françaises quand il fut en âge de servir.
C’est ainsi que cette noble princesse a toujours su sacrifier ses plaisirs à la douce satisfaction de soulager l’infortune. Jamais un malheureux ne l’approcha sans être consolé, et sans appeler sur elle les bénédictions d’un Dieu qui, sans doute, la récompense aujourd’hui, dans le ciel, des cruels malheurs réservés à ses derniers jours sur la terre.
C’est un bien beau pays que la Touraine: on a dit de lui que c’était le jardin de la France; on y cueille de si beaux fruits, on y mange de si bonnes prunes! Il existe là, à six lieues de Tours, un vieux château très-célèbre, le château d’Amboise; aussi les voyageurs ne manquent-ils jamais de le visiter.
Mais, près de ce château, se trouve une toute petite maisonnette creusée sous un rocher, celui des Châtelliers, et cette maisonnette est bien curieuse aussi; c’est là que vit une pauvre fille de trente ans environ, aveugle dès l’enfance, et à qui Dieu a accordé la grâce de faire toutes choses, absolument comme une personne qui aurait les meilleurs yeux du monde. Ceci est merveilleux sans doute, et cependant rien n’est plus vrai.
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Les parents de cette pauvre fille sont marchands et aubergistes; et c’est elle qui fait tout le service de la maison. Qu’un chaland vienne à entrer, fût-il absent depuis dix ans, sa voix ou le bruit de ses pas même le fera reconnaître; la mémoire de l’aveugle lui tient lieu de la vue.
Qu’on lui demande du fil rouge, blanc ou jaune, des rubans, etc., l’aveugle servira toutes ces choses, sans se tromper le moins du monde. Est-ce un morceau de pain qu’un pauvre vient acheter? il sera pesé dans la balance, et le poids y sera toujours juste. Paie-t-on? la pauvre fille distinguera à merveille la valeur de la pièce d’argent qu’on lui donne, et elle en rendra la monnaie.
Veut-on boire ou manger? l’aveugle essuie la table, étend la nappe, met le couvert, apporte tout ce qu’on lui demande, puis elle court à la cave où, pour se rendre, il faut traverser la rue. Eh bien! elle traverse la rue, la clef d’une main, la bouteille de l’autre; elle ouvre la porte, tourne le robinet, emplit sa bouteille sans verser une goutte de vin, et revient à la maison plus alerte que tout autre domestique; il est vrai qu’elle n’est pas embarrassée d’un flambeau qui s’éteint quelquefois.
Jamais l’aveugle d’Amboise n’a été en peine de retrouver, le matin, sur la table ou sur les chaises, ses vêtements déposés le soir en se couchant; et, chose bizarre! elle se place, par un instinct étrange de coquetterie, toujours en face d’une glace, comme pour bien ajuster sa toilette lorsqu’elle s’habille.
Le matin en se levant, le soir en se couchant, l’aveugle adresse à Dieu des actions de grâces, car c’est Dieu, dit-elle, qui l’aide à supporter sa pénible existence.
Le dimanche, pour aller entendre la messe, elle se rend à une église éloignée d’un quart de lieue de chez elle. Elle parcourt les rues en marchant sur un pavé très-pointu, sans jamais tomber, sans faire même un faux pas. Arrivée à l’église, elle plonge le doigt dans le bénitier, prend sa chaise au milieu de deux cents autres chaises et trouve toujours une place. La messe dite, elle rentre chez elle comme elle en était sortie. Cette petite histoire n’est-elle pas intéressante?
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Quelque temps après la sortie d’Égypte, les Hébreux arrivèrent au mont Sinaï, où Dieu voulut leur faire connaître sa loi. Tout à coup la montagne parut embrasée; elle se couvrit d’une épaisse fumée, traversée par des éclairs; et au milieu d’un bruit de foudre épouvantable, on entendit une voix pareille au son de la trompette, qui répéta les dix commandements, nommés: les commandements de Dieu. Le peuple demeurait tremblant et prosterné au pied de la montagne; mais la voix ayant appelé Moïse, Moïse monta seul jusqu’au sommet. Il y resta quarante jours et quarante nuits; et Dieu lui donna deux tables de pierre où il avait gravé sa loi.
Ce grand événement ne pouvait s’oublier sans crime, et l’on institua la fête de la Pentecôte, afin d’en perpétuer la mémoire. Voilà donc, mes chers enfants, quelle fut son origine chez les Juifs; mais chez nous, chrétiens, elle n’a pas le même objet.
Vous savez donc que Jésus-Christ, sur le point de retourner au ciel, avait promis à ses apôtres de leur envoyer son esprit saint. Pleins de confiance en sa promesse, ils attendaient son accomplissement dans le jeûne et dans la prière. Un jour qu’ils étaient tous assemblés au lieu ordinaire de leurs réunions, ils entendirent un bruit venant du ciel, semblable au murmure d’un vent impétueux, et ils aperçurent une flamme qui, se divisant sous la forme de petites langues de feu, alla se reposer sur leurs têtes. Aussitôt leurs esprits furent éclairés, leurs cœurs remplis d’une force nouvelle; et ils se mirent à parler les langues de toutes les nations, sans les avoir jamais apprises.
Cela voulait dire clairement que le temps était venu d’aller prêcher la véritable religion aux idolâtres, et que l’univers entier pouvait enfin écouter leurs paroles. Ils se séparèrent donc, remplis de la grâce de l’esprit saint, et le monde se convertit bientôt à l’Évangile.
Pentecôte vient d’un mot grec qui signifie cinquantième. Ce[p. 74] fut en effet cinquante jours après la résurrection que ce miracle arriva, et c’est cinquante jours après Pâques que nous en célébrons la fête. La Pentecôte des juifs porte le même nom, parce qu’il s’écoula le même temps entre la délivrance miraculeuse et l’apparition de Dieu au mont Sinaï; mais vous voyez que ces fêtes n’ont du reste aucune ressemblance.
Jeudi dernier, nous chantions encore ces paroles, que vous ne devez point vous lasser d’entendre:
Vous avez achevé votre ouvrage,
O Christ! vainqueur de la mort,
Et la gloire éternelle, que vous aviez abandonnée,
Vous redemande au ciel.
Aujourd’hui, c’est à la troisième personne de la Sainte-Trinité que nous adressons ce cantique admirable, Veni Creator...
Venez, esprit créateur,
Visiter les âmes de vos enfants;
Remplissez de votre grâce céleste
Les cœurs que vous avez formés.
L’esprit saint qui descendit sur les apôtres, peut encore descendre sur vous, mes chers enfants; il suffit de l’en prier avec beaucoup d’ardeur. Vous ne parlerez point, il est vrai, comme eux, diverses langues, car Dieu ne fait pas de miracles inutiles; mais vous obtiendrez toutes les grâces nécessaires à votre faiblesse. Il ne viendra point seul dans vos cœurs; il amènera avec lui la sagesse, pour vous bien conduire, le conseil pour aider votre incertitude, l’intelligence pour connaître vos devoirs, la force pour les pratiquer, la science pour comprendre les mystères de Dieu, la crainte pour redouter sa colère, et la piété pour aimer sa douceur.
Vers le milieu du seizième siècle, régnait en Russie le czar Iwan IV. Ce prince, l’un des plus grands souverains de ce vaste[p. 75] empire, avait l’habitude de voyager incognito dans ses États, pour s’assurer, par lui-même, des besoins de son peuple et connaître, d’une manière positive, l’opinion qu’on avait de son gouvernement.
Un jour, le czar se déguisa en mendiant, et se mit à parcourir les environs de Moscou. Arrivé près d’un village, il feint d’être excédé de fatigue et demande l’hospitalité. Des vêtements en lambeaux, un air exténué, tout trahissait en lui les plus pressants besoins, la plus profonde misère; et il avait tout mis en œuvre pour exciter une juste compassion, et personne ne voulut le recevoir; partout il n’éprouva que des refus.
Rempli d’indignation contre ces méchantes gens, Iwan allait quitter ce village, lorsqu’il aperçoit une dernière habitation à la porte de laquelle il n’avait pas encore frappé; c’était une pauvre chaumière, et sa triste apparence n’était guère faite pour encourager le czar; il hésite un moment, puis enfin se décide à tenter cette dernière épreuve... Il frappe... Au même instant arrive un paysan qui lui demande ce qu’il désire. «Je viens de bien loin, répond le czar, je me suis égaré; je me meurs de fatigue et de faim, pouvez-vous me donner un asile pour cette nuit?—Hélas! réplique le paysan en le prenant par la main, vous me trouvez dans un cruel embarras; ma femme est dans les douleurs de l’enfantement; je crains fort que vous ne puissiez goûter le repos dont vous paraissez avoir si grand besoin; mais n’importe, entrez, du moins serez-vous à l’abri du froid, et vous partagerez notre souper.»
A ces mots, le paysan introduit le czar dans une petite chambre remplie d’enfants. Un même berceau en contenait deux, profondément endormis. Une petite fille de trois ans, couchée sur une natte, dormait aussi, tandis que ses deux sœurs, âgées de six à sept ans, priaient Dieu, en pleurant, pour leur mère. «Asseyez-vous ici, dit le paysan à son hôte, je vais vous chercher à manger.» Un instant après, il apportait de l’hydromel, du pain noir, et des œufs durs.
«Voilà tout ce que je puis vous offrir, dit ce brave homme en rentrant; soupez avec mes filles; moi je vais soigner ma femme.
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—La bonne action que vous faites en me donnant l’hospitalité, reprit le czar, vous portera bonheur; oui, j’en suis sûr, le ciel vous récompensera de votre charité.
—Mon ami, reprit le paysan, priez Dieu pour l’heureuse délivrance de ma femme: c’est tout ce que je puis désirer.
—Vous vous trouvez donc heureux?...
—Heureux! jugez si je le suis! j’ai une femme que j’aime, un père et une mère qui se portent bien, cinq enfants qui viennent à souhait, et mon travail suffit pour nourrir tout cela...
—Est-ce que votre père et votre mère logent avec vous?
—Assurément; ils sont en ce moment auprès de ma femme.
—Cette cabane est cependant bien petite!
—Elle est assez grande, puisqu’elle peut nous contenir tous.»
En achevant ces mots, le paysan prend congé de son hôte et rentre précipitamment dans la pièce voisine. Une heure après, il reparaît au comble de la joie et tenant dans ses bras un enfant qu’il apporte au czar. «Voilà le sixième que je tiens de la bonté de Dieu; puisse-t-il venir aussi bien que tous les autres! voyez comme il est bien portant.»
L’empereur prend, à son tour, le nouveau-né dans ses bras, et le regardant avec attendrissement: «Je me connais un peu en physionomie, dit-il; celle de cet enfant est bien heureuse; je parierais qu’il fera un jour une grande fortune.» Le bon paysan sourit d’un air d’incrédulité, et, prenant son fils des mains du czar, il le remit à la vieille grand’mère qui venait le rechercher pour le porter à sa mère.
Le paysan, étendant une natte de paille à terre, invite l’étranger à s’y coucher avec lui, et il ne tarde pas à s’endormir du plus profond sommeil. Une petite lampe répandait une faible clarté dans la chambre; le czar, se soulevant, promène des regards attendris autour de lui, et contemple avec intérêt son digne hôte et ses trois petits enfants endormis. Un silence profond régnait dans la chaumière. «Homme simple et vertueux! dit le czar, comme tu dors paisiblement sur ta pauvre natte! rien ne trouble[p. 77] le calme de ton repos! ton sommeil est celui de l’innocence; les remords, les soupçons, les projets ambitieux n’altèrent pas la paix de ton âme; content du sort que Dieu t’a départi, tu jouis en paix de ses bienfaits...»
De semblables réflexions occupèrent le czar toute la nuit; au lever de l’aurore, le paysan s’éveilla, et le czar prenant congé de lui: «Je retourne à Moscou; j’y connais un homme bienfaisant; je vais lui parler de vous et l’engager à servir de parrain à votre enfant; promettez-moi donc de m’attendre pour le baptême: je serai ici dans trois heures.»
Le paysan, qui ne comptait pas beaucoup sur cette promesse, ne crut cependant pas devoir refuser une pareille proposition; il consentit donc, par complaisance, à faire ce que désirait l’étranger. Après cette assurance, l’empereur partit sur-le-champ.
Cependant les trois heures convenues étaient déjà passées depuis longtemps, et l’étranger ne paraissant pas, le bon père, suivi de sa famille, se disposait à porter son enfant à l’église, quand tout à coup un grand bruit de chevaux et de voitures se fait entendre. Le paysan ouvre sa fenêtre, et voit la rue pleine de cavaliers et de superbes carrosses; il reconnaît les gardes de l’empereur. Aussitôt il appelle sa famille; et chacun, pour voir passer son souverain, se précipite en tumulte à la porte de la chaumière.
Plusieurs voitures défilent, et enfin celle du czar; mais, ô surprise! elle s’arrête devant la maison du bon paysan; alors les gardes font éloigner la foule attirée par l’espérance d’entrevoir le czar; la portière de la voiture s’ouvre, et quelle est la stupéfaction du paysan, lorsque, dans la personne du czar, couvert de pierreries et de vêtements magnifiques, il reconnaît le pauvre inconnu avec lequel il vient de passer la nuit sur une natte! son saisissement est égal à sa joie; mais soudain cet appareil pompeux, ce brillant cortége, tout lui fait craindre d’être le jouet d’un songe.
L’empereur jouit un moment de son trouble, puis prenant la parole avec bonté: «Hier, mon ami, vous avez accompli les obligations qu’imposent la religion et l’humanité. Aujourd’hui je[p. 78] viens m’acquitter du devoir le plus doux pour un souverain: celui de récompenser la vertu. Vous ne quitterez pas un état que vous honorez, mais je vous donnerai les biens qui vous manquent; et désormais vous pourrez à votre aise pratiquer les saintes lois de l’hospitalité! je me charge enfin, pour toujours, de l’enfant que j’ai vu naître cette nuit, car vous devez vous souvenir que je vous ai prédit qu’il ferait une grande fortune.»
Le paysan, ému jusqu’aux larmes, alla chercher son fils, et vint le déposer aux pieds du czar, qui le prit avec attendrissement et le porta lui-même à l’église; ensuite il le rapporta dans la cabane, ne voulant pas le priver des caresses et du lait de sa mère; mais, dès que l’enfant fut sevré, il le fit amener à sa cour, se chargea de son éducation, le fit élever dans son palais; et, un beau jour, grâce à la faveur de l’empereur, qui tint si fidèlement toutes ses promesses, le fils du pauvre paysan parvint aux premières dignités de l’État.
HISTOIRES MERVEILLEUSES
DU
ROI PÉPIN ET DE SON FILS CHARLEMAGNE.
(DEUXIÈME HISTOIRE.)
Pépin ne tarda pas à faire annuler secrètement son mariage par le pape Étienne II, successeur de Zacharie; toutefois ce pape, en déclarant nulle cette union comme ayant été obtenue par surprise et trahison, ne dégagea pas le roi des liens qui l’unissaient aux enfants qui en étaient issus. La fausse reine aussi fut confinée[p. 79] dans un cloître éloigné où elle mourut peu d’années après. Personne, à l’exception du pape et du roi, ne se pouvait rendre compte des motifs d’une pareille mesure, car Pépin avait jugé à propos de garder quelque temps le secret, de peur que les enfants de la fausse reine ne tendissent quelque embûche à la nouvelle épouse qu’il voulait prendre.
Toutes ces dispositions une fois prises, le roi ne tarda pas à se rendre au moulin; son mariage avec la princesse de Carniole s’y fit sans pompe aucune et dans le plus grand mystère. Pépin prévoyait qu’il allait avoir encore de terribles combats à soutenir contre les païens, et il ne voulait pas laisser, dans cet intervalle, l’empire en proie à des dissensions intérieures.
Avant de partir pour la guerre, Pépin pressa sa femme sur son cœur. La reine Berthe (car tel était le nom de la fille du roi de Carniole) lui montra une fois encore ses broderies et sa pauvre petite couchette dans la maison du meunier. A cette vue, ils pleurèrent tous deux, mais ce fut cette fois de douces larmes qu’ils versèrent. Le roi dit à Berthe: «Vous êtes une femme bénie; béni soit aussi l’enfant qui naîtra de vous!» Puis se tournant vers le meunier et sa famille, il leur recommanda, si l’enfant qui viendrait à naître était une fille, de lui envoyer un anneau; si c’était un garçon, de lui envoyer une flèche. Et il leur laissa entre les mains la flèche et l’anneau.
En ce même temps, le pape Étienne, de plus en plus émerveillé de la magnificence et des mérites de Pépin, le fit roi par-dessus tous les rois, et ordonna à tous les princes chrétiens de lui obéir; et les princes chrétiens y consentirent de bon cœur, car personne ne croit s’abaisser et ne s’abaisse, en effet, en se soumettant à la vraie grandeur, et ils se montrèrent désormais, en toute occasion, prêts à le servir. Pépin reçut une nouvelle qui le força de retourner en France. Il apprit qu’un roi païen, nommé Marsilies, rassemblait des troupes nombreuses pour marcher contre les chrétiens; et c’était un roi puissant qui tenait sous ses lois quatre royaumes. Pépin convoqua tous les rois et princes chrétiens: car il était, comme on l’a vu, roi par-dessus tous les rois chrétiens, et il marcha contre les païens et les battit. Il passa ensuite en[p. 80] Espagne avec une puissante armée, et assiégea tous les châteaux forts; les uns furent pris d’assaut, les autres se rendirent par la famine. Pépin employa ainsi une année à faire la conquête de l’Espagne.
Marsilies, voyant que ses royaumes étaient tombés en la puissance du roi chrétien, lui envoya une grande ambassade avec de riches présents, en le priant de lui pardonner, et s’engageant solennellement à ne plus combattre les chrétiens de sa vie. Cette heureuse circonstance permit à Pépin de diriger de nouveau ses coups contre les païens de la Saxe et de la Hongrie, qui avaient profité de son éloignement pour reprendre les armes; mais il était à peine arrivé sur le champ de bataille que déjà l’un de ses lieutenants avait remporté sur eux une grande victoire. C’est à cette époque qu’un messager apporta au roi une flèche, sans autre explication, de la part du meunier. Pépin comprit que madame Berthe, sa femme, lui avait donné un fils, et il se réjouit beaucoup.
Alors le roi jugea convenable de mettre son médecin dans le secret; il l’envoya donc vers Berthe. Celle-ci fut d’abord effrayée à la vue de cet étranger; elle craignait qu’il ne vînt pour lui ravir son fils; et, toute tremblante, elle s’enferma au verrou dans sa chambrette. Le meunier conçut bien aussi, de son côté, quelques soupçons; mais le médecin s’étant fait connaître, on le reçut cordialement. Dès qu’il aperçut l’enfant, cet homme qui se piquait de lire dans l’avenir, s’écria: «Voilà un petit qui sera grand.» Berthe, éclairée sur la démarche du médecin et assurée qu’il était envoyé par son époux, le reçut elle-même avec beaucoup de bienveillance. Le médecin dit alors à la reine que le roi, ayant malheureusement beaucoup d’ennemis à combattre, désirait que le secret de son mariage et de la naissance de son fils ne fût pas encore divulgué. La reine répondit qu’elle resterait chez le meunier tant que cela serait agréable à son seigneur et maître, et qu’elle prierait, chaque jour, Dieu de lui donner la victoire sur les païens. Le médecin ajouta que le roi voulait qu’on donnât à l’enfant le nom de Charles. Après s’être ainsi acquitté de sa mission, il retourna vers son maître et lui annonça que l’enfant était un gros et beau garçon qui promettait merveilles.
[p. 81]
Le meunier présenta le jeune prince au baptême comme son propre fils, et il le nomma Charles, selon l’ordre de Pépin.
Cependant des troupes innombrables de païens, descendant du Nord comme des nuées de corbeaux, menaçaient encore une fois de détruire la chrétienté, et Pépin n’était pas sans de mortelles inquiétudes à cet égard. Dieu l’en tira. Il lui envoya, pendant une nuit, une croix d’or par son ange, et l’ange dit à Pépin: «Prends ce signe de la sainte Croix, et avec lui, comme autrefois Constantin de Rome, tu vaincras tous tes ennemis, si tu as la foi.» Pépin dit: «Je crois sans aucun doute»; et plaçant la croix sur son cœur, il marcha avec confiance et courage contre ses ennemis, les soumit tous en l’espace de quatre années, et les obligea de lui rendre hommage et de lui prêter serment comme avait fait Marsilies. En ce temps-là, les païens eux-mêmes se regardaient comme irrévocablement liés par le serment, et ceux qui le parjuraient, encouraient le mépris général.
Pépin revint de Hongrie, dans les pays d’Allemagne, avec son armée victorieuse, et il congédia tous les princes et seigneurs, en leur donnant à chacun de grands biens et de grands honneurs. Toutefois on dit qu’il égara, dans une bataille, la croix qui avait assuré ses victoires, et qu’on ne la retrouva plus qu’au temps d’Étienne de Hongrie qui fut un roi très-confiant en Dieu.
Or, voyons ce que devenait Charles chez le meunier. Il ignorait le secret de sa naissance, et c’était le meunier et sa femme qu’il nommait ses père et mère. Berthe, par obéissance aux volontés du roi, se résignait à entendre son cher enfant donner, à une autre qu’elle, le doux nom de mère; toutefois se consolait-elle en voyant l’enfant grandir, d’une manière merveilleuse, de corps, de cœur et d’esprit. Tous les petits garçons du voisinage se rassemblaient autour de Charles; et, comme s’il eût été leur maître, c’était toujours lui qui dirigeait leurs jeux. Un jour, on s’aperçut qu’une bride de cheval avait disparu, et on accusa un[p. 82] des enfants de l’avoir dérobée et de la cacher sur lui. Charles dit: «Tous ne peuvent être accusés pour un seul; un seul de nous a pris la bride; il faut qu’il se découvre.» Aucun des enfants n’avouait le vol. Charles se fâcha plus fort, et reprit: «Tous ne peuvent être condamnés pour un seul; il faut que chacun de nous soit fouillé, moi le premier.» Les enfants avaient si grande confiance en Charles, que la plupart offraient de l’exempter de cette épreuve, tout en s’y soumettant eux-mêmes. Charles les remercia, mais il n’en exigea pas moins qu’on le fouillât, ne fût-ce que pour donner l’exemple aux autres; or, quand on l’eut fouillé, ce fut lui qui fouilla tous les autres. Un des enfants voulut alors s’enfuir, sous prétexte qu’il ne prétendait pas être fouillé comme un voleur. Charles courut après lui et l’arrêta en disant: «Qui est le voleur de moi qui me suis laissé fouiller le premier, ou de toi qui t’y refuses? Il n’y a que celui qui a peur d’être trouvé en faute, qui cherche à se soustraire à pareille épreuve.» Et, tout en parlant, Charles tenait fortement le petit garçon et le fouillait; il tira la bride de dessous sa manche. Alors le petit garçon fut bien confus, et tous les autres furent d’avis, avec Charles, qu’il fallait infliger un châtiment au coupable; et, tout d’une voix, ils dirent à Charles que c’était à lui de prononcer la peine. Charles réfléchit un moment; puis il s’écria: «Eh bien donc! qu’il soit, pendant une heure, lié à un arbre, par les pieds et par les mains, et exposé ainsi, comme voleur, au mépris des passants.» On lia l’enfant, comme l’avait ordonné Charles; et, pendant une heure, il fut exposé aux reproches des passants et à la risée des autres petits garçons. Quand l’heure du châtiment fut expirée, Charles alla lui-même délier l’enfant, et comme ses petits camarades continuaient à l’insulter, celui-ci leur dit: «Celui qui a accompli sa peine ne la doit plus, et si quelques-uns de vous s’avisent encore de l’injurier, c’est à moi qu’ils auront affaire. Il faut lui laisser assez d’amour-propre pour qu’il sente la honte de retomber en une pareille faute; il n’y a que ceux dont on n’a plus rien de bon à attendre que l’on puisse condamner à un mépris continuel; et encore Dieu a-t-il des pardons pour tous les repentirs.»
Lith. de Cattier.Louis Lassalle del. et lith.
Un vieillard, qui passait, dit: «Cet enfant parle comme Salo[p. 83]mon.» Et il s’en alla raconter jusque dans Augsbourg ce dont il avait été témoin; et il répétait à tout le monde: «Il y a au moulin, que l’on voit là-bas, un enfant en qui Dieu a évidemment mis sa sagesse: car il rend la justice comme autrefois Salomon, et Salomon n’était pas plus sage.»
Charles eut bientôt une occasion plus solennelle de mettre en évidence la sagacité de son esprit. Un homme du voisinage avait été obligé, à la suite d’un incendie qui avait consumé sa maison, d’engager le peu de bien qui lui restait à un prêteur qui ne lui avait compté d’argent qu’à fort gros intérêts. Le pauvre homme, dans l’excès de son malheur, n’avait pas réfléchi; et son unique pensée avait été de donner un nouveau toit à sa famille. Mais vint le jour que le prêteur avait bien prévu, celui où le pauvre homme ne pourrait lui rendre l’argent qu’il avait si chèrement emprunté; ce méchant homme le somma donc, non-seulement de déguerpir, avec sa famille, du toit qu’il avait fait reconstruire après l’incendie, mais encore de lui livrer le terrain qui entourait la maison; de sorte que, pour prévenir un malheur, le pauvre homme s’était plongé, lui et les siens, dans une misère plus grande encore.
Or, le meunier entendit raconter la triste aventure de son voisin, et, comme il avait un cœur bien compatissant pour les peines d’autrui, il l’alla trouver, et lui dit: «A votre place, je verrais s’il n’y aurait rien de mieux à faire que d’abandonner tout uniment mon bien.—Que voulez-vous que je fasse? répondit le pauvre homme.—Eh bien! je vais vous le dire, répliqua le meunier: à votre place, je défendrais mon bien pied à pied, jusqu’au bout. Nous avons pour seigneur un baron qui est un homme juste; je ferais sommer votre prêteur de comparaître devant lui.—Mais mon prêteur est riche, reprit le pauvre diable; il se fera accompagner d’un avocat, habile en belles paroles, en perfides subtilités, et moi qui n’ai personne pour me défendre, que pourrai-je lui répondre?» Le meunier l’interrompant: «Avez-vous entendu parler de Charles, l’enfant du moulin?—Sans doute, répondit le voisin; c’est un enfant plein d’esprit et de bon sens; mais à quoi voulez-vous en venir?—A vous le pro[p. 84]poser pour avocat, dit le meunier.» L’infortuné réfléchit un instant, puis répondit: «La vérité sort de la bouche des enfants; leur éloquence, qui est celle du cœur, séduit, entraîne. Que Charles soit donc mon défenseur.»
Charles fut d’abord bien attristé des malheurs du voisin, mais ensuite bien content d’avoir à prendre sa défense. Il se fit conter l’affaire de point en point; après quoi il s’écria: «Qu’on me conduise devant le baron, et s’il est juste, comme on le dit, je sais bien qui s’en tirera avec les étrivières.» On mena Charles au château de Pell: car c’était là que se tenait le baron; et, en ce temps-là, c’était les barons ou seigneurs qui rendaient paternellement la justice à tous ceux qui relevaient de leur seigneurie.
Le baron, en voyant Charles, fut tout de suite favorablement disposé pour lui; il passa, d’un air caressant, ses doigts dans les anneaux de sa belle chevelure, et lui dit: «Mon petit ami, est-ce que c’est vous qui êtes l’avocat de l’homme qu’on veut chasser de chez lui?» Charles répondit résolument: «Oui, monseigneur, si cela ne vous déplaît.—Cela ne me déplaît; au contraire, reprit le baron; seulement il n’est pas juste que vous ayez à soutenir seul la lutte contre ce grand escogryphe qui paraît déjà tout satisfait à l’avance de lui-même, habitué qu’il est aux détours de la chicane.» Et, en disant ces mots, le baron montrait du doigt l’avocat du prêteur. Charles sourit, et dit: «Laissez-moi faire, monseigneur, j’ai bon espoir: car je vois bien que, devant vous, la vérité l’emportera sur la subtilité.» Le baron s’émerveillait de plus en plus. Il s’assit sur sa chaise de fer, qu’on avait recouverte de son manteau brodé d’or; il interrogea d’abord les deux parties, puis il donna la parole à leurs défenseurs. L’avocat du prêteur regardait Charles avec un singulier dédain: «J’aurais un peu plus de mérite à gagner ma cause, dit-il, si l’on m’opposait un adversaire digne de moi; et n’est-ce point une dérision que de me mettre en face de cet enfant?» Charles ne prit garde à ces orgueilleuses paroles, et dit: «Monsieur l’avocat, que penseriez-vous d’un médecin qui, pour sauver en apparence un homme d’une maladie, le tuerait sciemment?—Plaisante[p. 85] question! répondit l’avocat, ce serait un meurtrier; mais qu’y a-t-il, je vous prie, de commun entre votre interpellation et la cause?» Charles, sans se déconcerter, poursuivit: «Monsieur l’avocat, que penseriez-vous maintenant d’un prêteur qui, sous le prétexte d’aider un pauvre homme à relever sa maison, la lui prendrait, elle et la terre sur laquelle on l’aurait fait reconstruire?» Le prêteur, qui était présent, regarda aussitôt avec anxiété son avocat pour tâcher de savoir ce qu’il allait répondre. «La question n’est pas là, répliqua l’avocat; avons-nous, oui ou non, prêté notre argent? a-t-on, oui ou non, engagé le bien pour le cas où l’argent ne serait pas rendu au jour convenu?» Et, ceci dit, l’avocat s’assit d’un air tout triomphant. Alors Charles reprit avec calme: «Vous n’avez pas satisfait à ma question, et moi je vais répondre à la vôtre: l’argent que vous avez prêté, a passé tout entier dans la reconstruction de la maison, et vous nous demandez, non-seulement la maison, mais encore le terrain qui l’entoure. Devant Dieu et devant les hommes, ceci est une criante injustice.—Nous ne vous demandons pas ce que vous avez fait de l’argent, cela ne nous regarde pas, interrompit l’avocat avec un ton plus arrogant encore; tout ce que je sais, c’est que vous nous avez engagé votre bien pour notre argent et qu’il nous faut ou l’argent ou le bien.» Charles répliqua: «A quel prix avez-vous prêté l’argent? ici est la question: car, si vous avez fait ce prêt avec la certitude qu’il servirait à la ruine et non à l’aide du prochain, je vous appliquerai la réponse que vous avez éludée tout à l’heure, et vous êtes des voleurs, comme le médecin qui tue sciemment son malade, au lieu de le guérir, est un meurtrier.» L’avocat du prêteur commença dès lors à paraître aussi embarrassé que son client. Serré de si près par les arguments irrésistibles de l’enfant qu’il avait dédaigné, il chercha à sauver son client au moyen d’un de ces raisonnements de mauvais aloi que les prêteurs à usure ont toujours au service de leur prétendue conscience. «Ce n’est pas nous qui sommes allés vous chercher, dit-il; vous êtes venus au-devant de nous. Vous aviez besoin de notre argent, et alors vous ne croyiez pas le payer trop cher; or, nous étions bien libres de hausser le prix de notre argent, en[p. 86] proportion du besoin que vous en aviez.—Si les hommes sont venus au monde pour vivre chacun pour eux, s’écria Charles, ou pour dévorer leurs semblables, oh! alors, vous pourriez avoir quelque apparence de raison; mais s’ils sont faits, selon la lettre des Écritures, pour se prêter un mutuel secours et pour vivre en société, ce que vous prétendez est un crime contre Dieu et contre l’humanité. Votre client est-il une bête fauve ou un homme? S’il est une bête fauve, alors je le tuerai, moi, quand je le rencontrerai, et personne n’aura le droit de demander justice; il ne s’agit que de s’entendre sur la manière dont on peut donner la mort à son prochain: par une action mauvaise ou par un couteau.»
Le baron était resté stupéfait de la manière dont Charles s’exprimait, et il dit: «Avocat du prêteur, je vous crois complétement battu.—Il est battu lui, avec son client, reprit Charles; car celui qui prête l’artifice de sa langue à une méchante action, est aussi coupable que celui qui la commet.» A quoi le baron répondit: «Il me faudra donc condamner à la fois le client et l’avocat?—Monseigneur, repartit Charles, voilà ce que je ferais assurément, si j’étais le maître; l’avocat qui défend sciemment une cause mauvaise, commet plus que le crime: il l’encourage, il lui donne les moyens de se renouveler, il le propage.»
Alors un vieillard, qui se tenait dans un coin, s’avança; c’était celui qui avait déjà été témoin de la scène entre Charles et les enfants; il dit: «Celui-ci est l’enfant qui est sage comme Salomon et en qui Dieu a mis certainement un grand avenir.» Le baron répondit: «L’enfant et le vieillard ont raison: l’usurier sera mis pour sa vie en prison, et l’avocat sera pendu. Que justice soit faite!»
Puis le baron, se tournant vers Charles, lui demanda s’il ne serait pas content de rester au château et de devenir son page. Charles répondit que cela lui serait un grand honneur, et qu’il lui serait surtout bien agréable d’apprendre l’art de dompter un cheval fougueux et de manier les armes, mais qu’il ne pouvait quitter son père et sa mère qui étaient au moulin, parce qu’ils avaient grand soin de lui et qu’ils l’aimaient beaucoup. Le baron,[p. 87] touché de cette sensibilité de l’enfant, lui dit qu’il l’enverrait, tous les matins, chercher avec un beau cheval, et que, tous les soirs, on le ramènerait au moulin. A cette condition, le meunier et Charles se rendirent aux souhaits du baron.
Charles se rendait donc, chaque jour, du moulin chez le baron. La première fois qu’il y vint, ce fut sur un grand cheval de ferme; il le montait à poil sans crainte aucune, et pour ainsi dire, les bras croisés. En lui voyant faire pareille entrée dans la cour du château, le gouverneur des pages vit bien qu’il ne manquait à cet enfant que des principes d’équitation, pour qu’il devînt le plus intrépide des chevaucheurs: mais il voulut tout d’abord lui faire comprendre qu’il ne suffisait pas de savoir bravement conduire, comme un paysan, son cheval à l’abreuvoir, et que le plus difficile était de ne pas se laisser jeter à bas par un choc inattendu; il lui joua donc un tour de sa façon. Charles, qui n’était maintenu par aucun étrier, glissa quelque peu sur la robe lisse du cheval; et c’était déjà, parmi les pages, à qui rirait le plus de sa mésaventure. Mais Charles, par un mouvement aussi prompt que l’éclair, rattrapa soudain son équilibre, et s’écria en regardant fièrement messieurs les pages qui n’avaient plus envie de rire, et le contemplaient même alors avec cet étonnement admiratif, naturel aux enfants, pour tout ce qui est adresse ou force du corps: «Vous qui vous apprêtiez déjà, je crois, à rire à mes dépens, je ne sais pas encore si je parviendrai à exécuter ce que vous faites; mais je serais assez curieux, pour commencer, de vous voir faire ce que je fais. Allons! qui de vous veut monter le grand cheval du moulin, pendant que je lui administrerai, à mon tour, force coups de fouets?» Personne n’accepta le défi, et peut-être bien le gouverneur des pages lui-même ne s’en fût pas avisé, de peur de compromettre son rang et sa gravité.
Cette entrée, presque triomphale dans la cour d’honneur du château de Pell, avait donc mis Charles en aussi grand respect[p. 88] parmi les pages que son jugement précoce l’avait placé en grande estime parmi les hommes. Au bout de quelques leçons à peine, Charles, dont l’adresse égalait la force, fut bientôt passé maître en équitation. Il ne le céda non plus à personne dans l’art de manier les armes; c’est ce qu’une occasion solennelle vint démontrer jusqu’à l’évidence.
En ce temps-là surtout où le bon droit avait besoin d’être soutenu par la force pour triompher, le plus capable de terrasser son ennemi, pour ainsi dire corps à corps, était nécessairement considéré comme le plus digne du commandement. On a déjà vu que Pépin, avait dû, à ses étonnantes prouesses contre des taureaux furieux, l’honneur d’être proclamé digne de la couronne. C’est donc par des jeux qu’on appelait d’abord passe-d’armes, tournois, et plus tard des carrousels, que partout et sans cesse on préludait à des combats véritables. A défaut d’ennemi réel, on engageait avec son meilleur ami une lutte qui, peu sérieuse d’abord au début, finissait le plus souvent, l’amour-propre et l’orgueil aidant, par devenir sanglante. Un premier tournoi avait lieu, chez le baron, en présence de Charles, et le sang venait d’y être ainsi répandu par des mains naguère encore amies. Charles s’en émut vivement, et, sans pouvoir maîtriser son élan qu’il puisait tout entier dans son cœur, lui, jeune page de quatorze ans à peine, il franchit les palissades du champ-clos, et s’élança d’un bond sur le cheval du combattant qui venait d’être désarçonné, et dont le sang rougissait la terre; puis, se dirigeant vers le chevalier vainqueur, il lui demanda raison de ce qu’il appelait sa déloyauté. La stupéfaction fut au comble dans toute l’assemblée; chacun s’étonnait de l’audace de l’enfant, et semblait implorer grâce pour lui près du superbe et dédaigneux adversaire qu’il ne craignait pas de venir ainsi braver. Seul, le baron vit avec enthousiasme, et sans trop d’inquiétude, l’héroïque témérité de son page.
Un moment, le chevalier parut hésiter, comme naguère l’avocat au procès, à descendre jusqu’à un champion si frêle; mais Charles ne lui laissa pas le temps d’une bien longue réflexion, car, le pressant de se défendre, il se mit à le harceler avec une[p. 89] vigueur qui fit bientôt comprendre à son adversaire que l’enfant n’était pas tant à mépriser qu’il l’avait supposé d’abord. Le chevalier crut alors qu’il lui suffirait de se défendre, sans porter de coups, pour prouver toute sa supériorité à l’assemblée. Mais Charles, ne voulant point paraître à son tour moins généreux que lui, changea tout aussitôt son attaque en passes délicates et brillantes; il ne tarda pas à faire sourire les spectateurs aux dépens du chevalier, qui, pour le coup, n’y tenant plus, écumant de rage, se précipita sur l’enfant pour lui faire évidemment subir le sort du premier champion. C’est là que l’attendait Charles; il se ramasse donc vigoureusement sur son cheval, épie de son regard d’aigle la place que la fureur du chevalier lui laissait vulnérable, puis se redressant soudain sur l’étrier, baissant la tête, évitant son choc, il lui porte un coup si sûr et si rude, que la foudre n’eût été ni plus prompte ni plus terrible. Le chevalier alla rouler à terre. Qu’on juge de sa honte! mais son sang ne coula pas: car Charles, heureux de l’avoir puni, n’avait pas voulu suivre son exemple. «Chevalier déloyal, s’écria-t-il, je t’ai épargné; mais Dieu sera moins indulgent.» Tous les spectateurs applaudirent à la générosité autant qu’au courage de Charles; et, dès ce jour, fut proclamé traître et lâche quiconque se laisserait entraîner, dans les passes d’armes, à verser le sang d’un adversaire. C’est ainsi que, par la profondeur de son jugement et la magnanimité de son cœur, Charles se préparait, à son insu, à jeter les premiers fondements de la civilisation européenne.
Charles revenait, tous les soirs, coucher au moulin, ainsi qu’il avait été convenu avec le seigneur du château de Pell; Berthe, d’ailleurs, n’aurait pu se priver de le voir ainsi chaque jour; c’était déjà un assez grand sacrifice pour elle de ne pouvoir l’appeler son fils, et de ne pas s’entendre donner par lui le doux nom de mère. Mais Berthe, assurée en la sagesse et en la prévoyance du roi Pépin, son glorieux époux, prenait patience et espérait. Quant à[p. 90] Charles, il la vénérait beaucoup, sans savoir qui elle était; et lorsque son cœur le portait vers elle de préférence à la femme du meunier, il se reprochait ces élans naturels comme des écarts trompeurs. Un soir que Berthe était occupée à broder pour Charles un riche vêtement (car elle n’avait point interrompu ses travaux), on entra tout à coup; elle se leva pour aller au-devant de son fils: ce n’était pas lui, mais bien deux hommes armés. Berthe frémit, car, à travers l’obscurité du crépuscule, elle crut vaguement reconnaître les traits de ces deux étrangers, et elle se trouvait alors toute seule à la maison: «Que désirez-vous?» demanda Berthe aux deux hommes en cherchant à leur cacher son émotion. A sa vue, surtout au son de sa voix, ces hommes se regardèrent l’un l’autre avec stupéfaction, et ils semblèrent s’interroger. Berthe n’en ressentit qu’une terreur plus grande.
Bientôt l’un des hommes prit la parole et dit: «Ce que nous voulons, c’est d’abord du vin pour nous rafraîchir, puis du pain et de la bonne chère pour manger: car nous avons faim et soif; nous vous dirons le reste ensuite.» Et, sans attendre qu’on le leur offrît, ces deux intrus prenaient çà et là ce que bon leur semblait, et se disposaient à s’attabler sans plus de façon.
Charles survint sur ces entrefaites. Berthe, en présence de tels hôtes, ne conçut que de plus vives alarmes de la présence de son fils; avec le caractère qu’elle lui connaissait, le danger ne devenait que plus imminent; aussi, dès qu’elle le vit, elle s’oublia tout à fait pour ne songer plus qu’à lui. Charles, bien étrangement surpris, examina, dès son entrée, ces deux hommes du regard le plus pénétrant; et comme ils ne faisaient pas plus attention à lui qu’à Berthe, il alla, du plus grand sang-froid, frapper sur l’épaule de l’un des étrangers, et dit d’un ton finement ironique: «Mes maîtres, si je ne me trompe, vous n’avez pas reçu d’invitation de la dame de céans, et quand on mendie d’habitude, on a le front plus humble. J’aimerais fort savoir d’où vous venez, qui vous êtes?» Celui qui sentait la main de Charles s’appuyer sur son épaule, comprit tout de suite qu’il avait affaire à un poignet de fer, quoique ce ne fût en apparence qu’une main d’enfant; or, dans son saisissement, il ne savait trop que répondre, d’autant[p. 91] que Charles portait estoc et poignard au côté, selon sa coutume, pour revenir le soir du château; mais l’autre homme, qui n’avait pas encore éprouvé la vigueur du bras de Charles, s’apprêtait, pour son compagnon, à lui répliquer d’un revers de main. Charles voit son mouvement, l’évite, et, d’un coup de poignard, il l’étend roide mort à ses pieds, avant même que celui qu’il étreignait encore du poignet droit eût eu le temps de se dégager.
Alors Charles se retournant vers ce dernier: «Eh bien! toi, mon maître, me diras-tu maintenant d’où tu viens et qui tu es?
—Hélas! je suis un pauvre homme d’armes sans méchante intention, répondit celui-ci d’un air piteux.
—Tu mens, reprit Charles: un homme qui se présente dans une maison, comme tu l’as fait, est un assassin ou pour le moins un voleur.
—Je ne suis pourtant ni l’un ni l’autre, mon vaillant seigneur, je vous le jure, témoin ce jour déjà bien éloigné où je fus chargé, avec mon compagnon que voilà étendu à vos pieds, de faire mourir, au fond de la vallée voisine, une jeune et jolie femme qui ressemblait, ma foi, tellement à celle-ci, ajouta cet homme en désignant Berthe, que je serais presque tenté de croire que c’est une apparition. Le fait est qu’elle mourut, mais que ce fut d’effroi, et que je remerciai tout bas le ciel de m’avoir ainsi épargné un crime que j’aurais bien été forcé de mener à fin: car je l’avais promis au Chevalier Roux, et ce damné chevalier ne badinait pas lorsqu’il avait payé d’avance le prix du sang. Quant à l’argent, je ne l’avais pas pris, je l’avais reçu: vous voyez donc bien que je ne suis ni un voleur ni un assassin.
—Si c’est là ta morale et tes preuves, hypocrite blasphémateur du nom du ciel, s’écria Charles, Dieu t’a envoyé vers moi pour que tu reçusses le prix de tes bonnes œuvres. Mais ce n’est pas de ma main que tu le recevras; autant que faire se peut, l’honnête homme doit laisser à la justice le soin de punir les crimes. Aussi bien, cela te donnera le temps de confesser les tiens et de t’en repentir. Rends tes armes, et apprête-toi à me suivre devant qui de droit.»
Il serait impossible d’exprimer par combien de terribles an[p. 92]goisses avait passé Berthe durant cette sanglante scène; elle avait enfin acquis la certitude que ces deux hommes n’étaient autres que les assassins auxquels l’avait jadis livrée le Chevalier Roux. D’abord, elle se demanda si c’était le hasard ou un nouveau projet de meurtre qui les avait amenés au moulin, puis elle reconnut, dans ce fait étrange, le doigt de Dieu, de Dieu qui, dans sa justice plus haute que celle des hommes, tient l’intention du crime pour le crime lui-même, et voulait venger, par la main du fils, le meurtre médité sur la mère. Quand Charles eut désarmé l’assassin, une perplexité nouvelle vint agiter l’esprit de Berthe: elle craignit que son fils ne découvrît, par cet homme, le secret de sa naissance avant le temps voulu par Pépin; heureusement le meunier, sa femme et ses enfants revinrent au moulin. Leur épouvante fut assurément grande; mais bientôt elle se calma en entendant de la bouche de Charles le récit de tout ce qui s’était passé. On enterra le mort, et l’on conduisit, sous bonne escorte, dès le soir même, le survivant à la tour du château du baron de Pell, pour que justice fût faite.
Ce que Berthe avait prévu, arriva: des déclarations de l’homme traduit devant le tribunal du baron, il résulta que celui-ci et Charles apprirent que Berthe était fille du roi de Carniole, et qu’elle avait été destinée au roi Pépin. Le baron dépêcha aussitôt un messager vers Pépin pour le prévenir qu’il tenait entre ses mains un des assassins de la vallée des Moulins, et le mettre en même temps à sa disposition. De son côté, Charles, dès son retour au moulin, prit mystérieusement Berthe à l’écart, et lui conta, comme si elle l’eût ignoré, qu’elle était la fille d’un roi puissant et la fiancée d’un roi plus puissant encore. Berthe voyant que Charles, tout en sachant qui elle était, ignorait toujours sa propre naissance, et se croyait encore le fils du meunier, lui recommanda le plus profond secret, ajoutant qu’elle connaissait déjà[p. 93] depuis longtemps sa naissance, mais que la volonté de Dieu et l’intérêt des hommes exigeaient qu’elle gardât le silence jusqu’à ce qu’un avis contraire lui fût parvenu.
Le baron ne tarda pas à voir revenir à franc étrier le messager qu’il avait envoyé au roi Pépin. Cet homme était porteur d’une missive aussi mystérieuse que pressée. Voici en quels termes brefs elle était conçue: «L’assassin sera exécuté sur l’heure; le baron sera censé n’avoir rien entendu, rien appris. Quant à l’enfant, on le laissera marcher dans la croyance et la simplicité de son cœur, en lui prescrivant toutefois le secret le plus inviolable sur ce qui lui a été révélé. Ainsi le veut le roi qui punit et récompense.»
L’assassin reçut le châtiment de ses crimes; mais le baron fut bien étonné lorsque, s’apprêtant à recommander la plus grande discrétion à Charles, au nom du roi Pépin, il vit que le prince ne lui parlait même pas de ce dont il avait été témoin, et qu’il semblait n’avoir rien vu, rien entendu; et quand le baron, pour s’expliquer ce silence, cherchait à ramener l’entretien sur des scènes qui avaient dû si fort émouvoir Charles, celui-ci éludait la question, si bien que le baron ne crut pas devoir se montrer plus indiscret que l’enfant, et ne revint plus sur ce sujet. Toutefois crut-il devoir informer le roi Pépin de l’étrange conduite de l’enfant; mais le roi en était déjà instruit, car, de son côté, Berthe lui avait appris la découverte de Charles et la discrétion qu’elle lui avait recommandée. Pépin fut émerveillé plus encore d’une pareille réserve dans un âge si tendre que des traits de force, de courage et d’habileté qu’on lui racontait chaque jour de Charles. La discrétion est, en effet, l’une des qualités les plus rares chez les hommes en général; mais elle devient, pour ceux appelés à gouverner leurs semblables, une vertu bien grande et très-indispensable.
La discrétion de Charles devait bientôt être mise à une plus rude épreuve. Elle allait avoir à lutter contre l’amour-propre personnel. Pépin décida qu’il était temps de lui révéler sa naissance, mais sans en instruire encore le royaume. Charles devait savoir qui il était, de qui il était fils, quel était l’avenir royal qu’on lui destinait, garder en outre, jusqu’à de nouveaux ordres, ces[p. 94] révélations pour lui-même comme un dépôt sacré, puis, nonobstant cela, continuer toujours à passer, pendant un certain temps, pour fils du meunier. Comprenez-vous bien ce terrible effort sur soi-même? Se voir continuellement au milieu d’une troupe d’enfants, dont quelques-uns appartenaient aux classes les plus humbles de la société, et ne pas leur faire sentir ni deviner même un seul instant qu’on est fils du plus puissant roi de l’univers, qu’on serait soi-même roi un jour. Voilà pourtant quelle force de caractère eut Charles. Il sut qui il était, qui était sa mère, et il ne le laissa jamais soupçonner à personne. Toutefois fut-il bien heureux d’apprendre que Berthe était sa mère; alors il comprit enfin pourquoi les mouvements de son cœur l’avaient toujours entraîné de préférence vers elle. Désormais Berthe put se livrer, dans l’intérieur de son réduit modeste, aux épanchements de sa tendresse maternelle; ce fut pour elle un inexprimable bonheur de chaque instant. Charles n’oubliait pas, pour cela, les braves gens qui l’avaient en quelque sorte adopté; et le futur empereur et roi les nommait toujours ses père et mère, et leurs enfants ses frères et sœurs. Il n’en continua pas moins à se rendre, chaque jour, aux exercices chez le seigneur de Pell qui savait bien à peu près ce qu’était Berthe, mais qui ne se doutait point encore de l’illustre rang du jeune page auquel il avait cru faire un sort en l’accueillant dans sa maison. Charles ne lui témoigna jamais, par un seul mouvement d’orgueil, le changement survenu dans sa destinée; au contraire, il se montra plus empressé à suivre les exercices, plus docile aux avis des maîtres: quelque chose lui disait que, pour savoir commander, il faut commencer par savoir obéir.
Le roi Pépin avait laissé, durant ces premières années, se développer à l’aise les forces morales et physiques de son fils. Quand il crut son intelligence suffisamment préparée aux grandes études de la science, il lui envoya, en qualité de précepteur et[p. 95] de gouverneur, Alcuin, le plus sublime et le plus savant esprit de ce temps-là. Pour la première fois alors, Charles fut obligé de se séparer pour plus d’un jour de sa mère; mais l’un et l’autre devaient bientôt se retrouver en un lieu digne d’eux; cette pensée ne tarda pas à les consoler tous deux de l’absence. Charles partit avec Alcuin pour de lointains voyages qui devaient, autant que les préceptes du maître, servir à son instruction. D’abord il visita la France, pays de ses aïeux et son futur royaume; il la trouva déjà puissante entre les mains de son père; mais Alcuin lui fit observer qu’elle ne serait vraiment digne de prendre rang parmi les nations dont la renommée est immortelle, que du jour où elle posséderait un ensemble de lois et un droit commun. Dès ce moment Charles résolut, dit-on, d’entreprendre ce grand travail, qu’il réalisa plus tard, sous son règne: celui de rassembler toutes les lois éparses, et d’en faire, sous le titre à jamais fameux de Capitulaires de Charlemagne, le fondement du droit et de la justice en France. Il remarqua aussi les tendances des barons francs à paralyser, par leurs divisions éternelles, l’œuvre de la civilisation moderne que son génie entrevoyait bien des siècles à l’avance; il projeta, dès cette époque, de les unir, au besoin par la force, dans un intérêt unique et vers un but commun. Il passa en Italie. Rome avait alors pour souverain Constantin VI, qui siégeait, comme chef de l’empire d’Orient et d’Occident, à Constantinople: car les rois grecs tenaient Rome asservie depuis quatre cents ans environ.
Charles fut soudain frappé de la pensée qu’il ne serait pas difficile de détrôner des usurpateurs qui régnaient de si loin, et qui devenaient une source d’obstacles au développement de l’église chrétienne, seul élément réparateur de cette époque; puis, quand il vit le pape Étienne II, il conçut immédiatement le plan gigantesque d’une puissance spirituelle unique, qui résiderait dans le chef de l’Église chrétienne, et d’une puissance temporelle unique aussi, et qui serait lui, Charles, fils de Pépin.
Charles apprenait ainsi à bien connaître les pays qu’il était appelé à gouverner, en les visitant non pas en prince qui s’occupe plus de recueillir des applaudissements que d’observer, mais en[p. 96] inconnu qui voyait tout, pénétrait partout avec ce coup d’œil d’aigle qui n’appartenait qu’au génie.
Charles revint de France et d’Italie plus savant encore de ce qu’il avait deviné par lui-même que de ce que lui avait enseigné son précepteur, et Alcuin s’en réjouissait personnellement: car l’art du maître consiste bien moins à surcharger l’intelligence de paroles et d’enseignements qu’à lui faciliter les moyens de s’éclairer elle-même, et à en faire jaillir les pensées comme des traits de lumière. En un mot, Alcuin était le digne précepteur de Charles, et Charles le digne élève d’Alcuin.
Malgré les constants efforts du roi Pépin, presque toute l’Allemagne était encore enveloppée dans les ténèbres de l’idolâtrie. De pieux apôtres de la paix étaient venus, il est vrai, bien avant ce monarque, pour arracher par la douceur de leurs mœurs, la charité de leurs prédications, ce beau pays à la barbarie. Ce n’avait été ni la soif des honneurs, ni l’appât d’une vaine gloire qui les avaient attirés là. Pour apprendre aux hommes à se secourir entre eux, leur enseigner l’art de bâtir des habitations commodes et de vivre en société, ces saints apôtres du christianisme et de l’humanité s’étaient mille fois exposés aux affronts, aux mépris, au martyre. Au nombre de ces pieux missionnaires s’était surtout signalé Kilien, personnage d’une sainteté éminente, qui, sur les rives alors inhabitées du Mein et du Necker, avait été, dans la main du Seigneur, l’instrument de la conversion de la race germanique. Au temps de Kilien, une source fraîche et salutaire était devenue le point de rassemblement de ceux qui s’étaient faits disciples de l’Évangile. C’était là que Kilien leur avait administré le baptême. Le saint homme avait abondamment déjà répandu dans ces contrées la semence du saint Évangile, lorsqu’il les quitta pour aller défricher de nouvelles terres, laissant comme un parfait cultivateur, au maître du champ, le soin de faire mûrir la moisson. Mais ce divin maître avait destiné Kilien à être trop[p. 97] tôt un des glorieux représentants de la foi, par l’effusion de son sang. Les choses les plus vénérables se profanent promptement quand elles restent entre les mains des hommes, et bientôt après la mort du saint missionnaire, les ténèbres s’étaient répandues de nouveau sur les contrées du Necker, et un nuage épais dérobait la source pure où Kilien avait baptisé au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit.
Nombre d’années s’étaient donc écoulées, lorsqu’il plut à Dieu de diriger les pas d’Alcuin et de Charles vers toutes les contrées de l’Allemagne. Ils descendirent par la belle vallée du Necker dont les eaux vont grossir le Rhin. Or, il y a dans les environs du Necker, près du lieu où la Salm elle-même paie à cette rivière le tribut de son onde, une hauteur appelée le Scheuerberg, au pied de laquelle s’étend un vallon qu’alors n’embellissaient ni des campagnes riantes, ni des prairies tapissées de fleurs. La hauteur et le vallon étaient couverts de hauts chênes dont les cimes servaient de retraite aux oiseaux de proie; le bœuf sauvage paissait sous leur ombre, le sanglier cherchait sa pâture dans leurs racines. Charles passant un jour en ce lieu avec son précepteur, et cherchant quelque filet d’eau pour se désaltérer, y trouva une source abondante, dont les eaux limpides le fortifièrent, dit-on, d’une façon merveilleuse. En ce moment, s’offrit à lui un vieillard dont les traits semblaient altérés par un profond chagrin. Un signe ami d’Alcuin et un gracieux regard de Charles raniment son courage, alors le vieillard dit: «Nous vivons en un siècle bien malheureux! c’est ici (et il y a de ça bien longtemps déjà), que Kilien, le saint martyr, a prêché l’Évangile; ici qu’il a donné le baptême aux nombreux fidèles qui accouraient de tous côtés; et ce n’était pas seulement les germes féconds de la foi qu’il répandait autour de lui, c’était encore la paix, l’union, la fraternité. Mais ces heureux temps sont passés, personne ne se fait plus baptiser, et même la foi est éteinte chez ceux qui ont cru; les prêtres des idoles se glissent de toutes parts pour séduire les hommes; et, successeur impuissant de Kilien, je traîne mes jours dans l’oisiveté comme un serviteur inutile.» Et, en disant ces mots, le vieillard versait un torrent de larmes.
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Cependant Charles l’examinait avec attention; il crut le reconnaître: «Vénérable et pieux vieillard, lui dit-il, n’êtes-vous jamais venu au château de Pell et dans les environs, et ne seriez-vous pas celui qui a présagé un glorieux avenir à Charles, le pauvre enfant du moulin?»
Le vieillard, à son tour, examina plus attentivement aussi les traits de Charles, et il s’écria: «En effet, je vous reconnais maintenant. Oh! comme vous voilà grand et fort! Puisse votre esprit, tenant ses promesses, avoir grandi dans les proportions de votre corps! Mais quelle main mystérieuse vous conduit dans ces contrées, et quel est ce personnage imposant qui vous accompagne?»
Charles répondit: «Ce personnage vous sera connu, dès que je l’aurai nommé: c’est Alcuin, qu’un puissant protecteur m’a donné pour guider mes premiers pas dans le chemin de la vie.
—Alcuin! s’écria le vieillard en s’inclinant! Qui ne reconnaîtrait ce nom, et qui ne s’estimerait consolé en voyant celui qui le porte? Alcuin est une des lumières de l’Église, et chacun de ses discours éloquents brille comme une étoile sur le front de la sainte mère de Dieu. Celui qui l’a vu, n’en détache plus ses regards, il le suit, et il n’y a plus de nuit possible dans son cœur. Oh! béni soit l’instant qui amena en ces lieux le grand Alcuin et son jeune ami! Je crois y voir le doigt de Dieu et la régénération de la source sainte.»
Alcuin reprit à son tour: «Saint successeur du martyr, c’est à Dieu, souverain dispensateur de toute science, que je rapporte les éloges que vous m’adressez dans l’effusion d’un cœur satisfait. Je ne suis d’ailleurs que le zélé serviteur de ses desseins sur ce jeune homme.
—J’avais toujours bien pressenti, reprit le vieillard, que la Providence avait des vues secrètes sur lui et qu’un mystère environnait l’enfant dont la sagesse ressemblait à la sagesse de Salomon et le courage, au courage de David. Je ne vous demande point qui il est, Dieu le sait et cela suffit; mais celui à qui l’on a donné l’illustre Alcuin pour guide, ne peut s’en aller de ces contrées sans y laisser un parfum d’espérance.»
Charles était ému jusqu’au fond du cœur par les discours du[p. 99] vieillard; il serra avec attendrissement sa main et lui dit: «Écoutez ceci, vous qui avez la foi et qui la répandez: je vous promets que, de même que j’ai éteint à cette source une soif corporelle, de même je veux qu’elle devienne un jour la source des plus abondantes bénédictions spirituelles.»
Le regard de Charles, alors qu’il prononçait ces paroles, était illuminé d’une sainte et communicative confiance.
—A présent je puis mourir, dit le vieillard; la foi et la lumière sortiront encore de la source, et les hommes redeviendront frères.
—Ce sont des merveilles que (j’en ai la ferme espérance), vous pourrez voir avant votre mort, reprit Charles.
—Dieu vous entende et vous ramène bientôt ici, dit le vieillard en saluant les deux voyageurs qui se retiraient.
Alcuin et Charles parvinrent à instruire promptement le roi Pépin de ce qui s’était passé; celui-ci consentit à ce que Charles fît là son premier acte de prince; il lui envoya donc de grandes sommes et d’autres moyens d’agir encore à cet effet. Alors Charles revint, à la grande joie du vieillard, vers le lieu où la Salm se répand dans le Necker; il amenait à sa suite une grande quantité d’ouvriers, et il fit bâtir sur la source une église pour qu’on y célébrât le culte divin et pour ranimer l’œuvre de l’Évangile dans toute la contrée. Il encourageait les ouvriers et n’épargnait ni soins ni peines pour avancer cette pieuse entreprise. L’ouvrage fut achevé en peu de temps; les forêts furent éclairées, les environs de la source métamorphosés en prairies. L’exemple efficace de Charles, qui s’était montré en cette occasion comme le plus humble et le plus empressé des serviteurs de Dieu, fructifia tellement que le pays fit, en peu d’années, les plus surprenants progrès. Afin de donner plus d’éclat au nouvel édifice religieux, Charles, plus tard, quand il fut revêtu de la puissance souveraine, fit construire tout à côté un palais pour lui, et il lui donna le nom d’Heilbronn, ce qui veut dire en allemand, Fontaine du salut. Nombre de personnes fixèrent leur demeure autour de l’église de la source, et aujourd’hui l’on entend le bouillonnement des eaux sacrées, comme la voix mélodieuse d’un saint génie qui se retire en répandant ses bénédictions.
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Cette œuvre sainte, qui couronna les voyages de Charles et d’Alcuin, fut en quelque sorte le point de transition entre son humble passé et son magnifique avenir. Pépin crut l’avoir merveilleusement préparé, par ce premier acte de puissance, à régner un jour à sa place. Quand Charles revint au moulin, il n’y trouva plus sa mère; elle était partie depuis la veille, pour le château de Ratisbonne, et un ordre enjoignait à Charles de venir l’y rejoindre. Charles aspirait d’autant plus à cette heure fortunée où il verrait sa mère bien-aimée entourée de toute la pompe qui lui était due, qu’il avait su mieux réprimer les mouvements d’un juste et filial amour-propre; il vola donc sur-le-champ vers sa mère. Ce fut elle qui présenta Charles à son père. Je ne sais quoi de surnaturel saisit le fils à l’aspect du père: car Pépin était un grand homme; et pour que son fils l’ait éclipsé dans la suite, il a fallu que Charles fût un de ces rares génies, comme on n’en compte que cinq depuis que le monde existe, à savoir: Alexandre de Macédoine, Jules-César, Charlemagne qui est notre Charles, Charles-Quint, et Napoléon qui est notre Napoléon.
Charles résida désormais à la cour de son père; mais il n’oublia point le meunier et sa famille, et il les combla de bienfaits. Il se montra bon aussi envers les fils de la femme qui avait persécuté sa mère; il les nomma ses frères, et Léon fut élu pape par sa volonté suprême.
Mais, résumons-nous; Charles, au nom duquel se joignit le titre de Magne (en latin magnus), comme si cette épithète et ce nom devenaient inséparables, Charles m’apparaît comme le plus grand des cinq grands hommes que j’ai nommés. Guerrier, que ne fit-il pas? il conquit le monde. Législateur, fit-il moins? il rêva pour le monde entier une loi unique, c’est-à-dire, la fraternité chrétienne dans son plus majestueux ensemble. Empereur, les peintres lui mettent un globe dans la main, pour signifier qu’il n’y avait au-dessus de la sienne que la puissance de Dieu.
Si jamais vous visitez la ville d’Aix-la-Chapelle dont il fit sa ca[p. 101]pitale, souvenir puissant qui fait que les habitants de ce pays sont toujours restés, depuis tant de siècles, Français par le cœur, vous lirez, dans sa cathédrale antique, sur une pierre qui n’a point besoin d’ornements, ces deux simples mots latins: «Carolus magnus.» Et si vous assistez, dans cette ville célèbre, à ce qu’on appelle la fête des reliques, au mois de juillet de chaque septième année, on vous montrera, du haut des balustrades, rongées par le temps, de la tour élevée par les soins de Charles, des ossements qui ont l’immensité de ceux d’un géant; ce sont ceux de Charlemagne, extraits du tombeau comme des reliques sanctifiées. Mais, si grands que soient ces débris d’un corps gigantesque, ils sont bien misérables et bien petits auprès de la grande âme que jadis recelait ce corps.
Voici, mes chers enfants, votre fête de prédilection. Aujourd’hui, la musique est plus belle, les ornements sont plus riches et les prêtres plus nombreux. Les chapelles brillent, les reposoirs étincellent, le pavé de l’église se couvre de roses et de bluets, l’air est embaumé du parfum, de l’encens et des fleurs.
Vous aimez, n’est-ce pas, à voir défiler les longues processions, entre deux haies de fidèles prosternés? La croix, les bannières aux diverses couleurs, les jeunes filles en blanc, les cierges allumés, les encensoirs qui s’élèvent et s’abaissent, les enfants de chœur avec leurs corbeilles garnies de rubans, tout cela vous anime et vous transporte. Vous admirez surtout ce dais magnifique qui voile à demi le Saint-Sacrement quand il traverse, pour les bénir, les bas-côtés de l’église ou les rues de la ville, tendues en signe de respect et de joie.
Eh bien! cette fête si pompeuse est cependant fort au-dessous du mystère qu’elle rappelle.
Ce fut la veille de sa mort que Jésus-Christ institua le sacre[p. 102]ment de l’Eucharistie. Comme il soupait avec ses apôtres, il prit du pain, le bénit et le leur distribua en disant: Prenez et mangez, ceci est mon corps. Ensuite, il mit du vin dans la coupe, le bénit de même et le leur donna: Buvez-en tous, ceci est mon sang, ajouta-t-il encore.
Le Sauveur commençait ainsi le grand miracle d’amour qui se continue parmi nous, et se renouvelle à chaque instant sur nos autels. Le Jeudi Saint, jour de l’institution du sacrement, devait être naturellement le jour de la fête. Mais la Semaine Sainte est une semaine de douleurs; et l’on a préféré la reporter un peu plus loin. Elle fut établie par un pape français de nation, nommé Urbain IV. Célébrée d’abord dans quelques diocèses, elle se répandit bientôt parmi tous les chrétiens, heureux de recevoir la bénédiction solennelle de leur Dieu!
Quand vos mères vous font baisser la tête, mes chers enfants, ce n’est pas devant le soleil doré que le prêtre porte entre ses mains: c’est devant l’hostie consacrée qui se trouve au milieu; c’est-à-dire devant le corps de Jésus Christ, exposé sous les apparences du pain à votre adoration et à votre amour. Ne l’oubliez jamais pendant toute la cérémonie, et que les pompes, déployées par l’Église, ne vous fassent point perdre de vue le divin Rédempteur qui en est l’objet.
«Aux petites causes, les grands effets,» dit un vieux proverbe. Et ce proverbe a mille fois raison; car c’est à peu près là l’histoire des plus grands événements de ce monde, l’origine des plus intéressantes découvertes que l’homme ait faites. Ah! ce serait, mes enfants, chose bien curieuse à vous raconter, que toutes ces origines des choses. Le gland produit le chêne, le grain l’épi; la source d’un grand fleuve n’est souvent qu’un modeste ruisseau; il en est ainsi des créations de l’homme, de la plupart des faits[p. 103] remarquables qui s’accomplissent sous nos yeux. Aux petites causes les grands effets! Entre les mille exemples que je pourrais citer à l’appui de ce dicton, j’en choisis un au hasard. Tout un peuple fut soumis, vaincu... grâce à qui? à une biche. Écoutez.
Sertorius était un général romain; le sénat l’avait envoyé en Espagne pour y soumettre les peuples de cette contrée, car ceux-ci, par de fréquentes révoltes, s’étaient soustraits à la domination de la république.
En homme habile et prudent, Sertorius cherchait à vaincre ses ennemis; bien plus par la douceur que par la voie des armes; au lieu de les traiter rigoureusement, il s’efforçait d’alléger, par tous les moyens possibles, le joug qu’il leur imposait. Aussi, loin de combattre, les Espagnols, pour lui plaire, venaient-ils le plus souvent faire leur soumission et lui offrir même des présents.
Un jour, un pauvre paysan, ne sachant que donner au général romain, lui fait hommage d’un jeune faon, d’une blancheur éclatante, qu’avait abandonné sa mère à l’approche des chasseurs. Sertorius rit d’abord de cette singulière offrande; le petit faon bêlait à fendre l’âme; un autre que lui l’eût tout uniment fait mettre à la broche; mais point du tout: il ordonne qu’on en prenne le plus grand soin, et fait récompenser généreusement le paysan.
Peu à peu, le général s’attacha d’une manière fort étrange au pauvre faon; c’est qu’entre nous, il avait secrètement ses projets sur lui; il le voulait employer, comme puissant auxiliaire, dans sa guerre contre les Espagnols. Mais déjà vous riez, enfants, et vous vous dites, j’en suis sûr: «Oh! oh! un faon pour combattre des hommes! voilà un plaisant guerrier; il avait donc des cornes bien redoutables!» Riez, riez; vous aller voir.
Les peuples au milieu desquels se trouvait Sertorius étaient crédules, superstitieux, bref comme vous mêmes quand vous avez la folie de croire aux revenants, aux êtres mystérieux, ou comme les bonnes femmes qui croient à la bonne aventure, aux sorciers prédisant l’avenir. Or, vous devinez maintenant que Sertorius, voyant à quels hommes ignorants il avait affaire, avait fait de sa biche charmante une espèce de démon familier qui était censé lui tout révéler, comme ce certain petit doigt de votre maman qui naguère disait tout, vous savez!
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Or, la biche chérie était toujours dans ses jambes, à frotter ses cornes contre lui et à bêler de la manière la plus drôle en le regardant, et Sertorius la caressait, en disant à qui voulait l’entendre, que Diane, la déesse de la chasse, lui avait envoyé cette bête merveilleuse pour lui révéler tout ce qui se passait là où il n’était pas. Un courrier venait-il lui apporter quelque nouvelle, il lui recommandait le secret, et disait alors aux Espagnols: «Ma biche m’a appris ceci, cela; je sais que vous voulez vous révolter; mais vous ne ferez rien que je n’en sois instruit tout aussitôt.» Et ceux-ci se regardaient les uns les autres, dans le plus grand étonnement et n’osaient plus bouger.
Par malheur, un beau jour la biche s’enfuit dans les forêts et on ne la revit plus. Cette disparition fit croire aux Espagnols que le général romain avait perdu son démon familier, et que dès lors il n’avait plus de pouvoir sur eux. Que firent ils? Soit pour cette cause, soit pour une autre, bref, ils prirent soudain les armes et s’insurgèrent.
Sertorius, tout préoccupé qu’il était des moyens de réprimer cette insurrection, faisait ses préparatifs de combat; et il ne pensait déjà plus à sa biche favorite que pour la regretter, lorsqu’au moment même de livrer bataille, il voit accourir à lui, joyeuse et bondissante, cette pauvre bête qu’il croyait morte; il recommande aux siens le plus profond secret, va trouver les chefs espagnols, et leur dit gaîment: «Je reçois d’excellentes nouvelles; ma biche va revenir.»
Au même instant, voici la biche qui apparaît, accourt près de Sertorius et lui lèche la main droite, comme elle avait coutume de le faire. Alors les barbares, stupéfaits, muets de surprise, de s’écrier: «Décidément cet homme est favorisé du ciel;» ce qui leur fit prendre Sertorius en un fort grand respect; et, dès ce jour, ils lui demeurèrent constamment soumis.
Cette histoire est vraie, mes enfants; toutefois ne faut-il pas la prendre trop au sérieux, et, comme ces Espagnols d’autrefois, croire aux biches merveilleuses.
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—Mes moutons, mes petits moutons blancs—disait, un matin du mois de mai 1369, un petit berger de la Brie, âgé d’environ dix ans, en ouvrant l’huis de sa bergerie, et faisant une caresse à chaque mouton qui passait devant lui en caracolant—venez, il fait beau, le soleil se lève, l’herbe est couverte de rosée: ce qui doit lui donner un goût délicieux; venez avec moi, mes blancs amis, là-bas, dans la prairie... Ah! que je vous aime, mes beaux petits moutons blancs et doux!
Et se plaçant avec un chien noir aussi grand que lui, à la queue de son troupeau, le petit berger se mit à gravir une colline au pied de laquelle se trouvait la bergerie.
Quand il fut parvenu à mi-côte, il tourna les yeux à gauche, vers une grande maison blanche, dont les volets étaient ouverts.
—Tiens, tiens, dit-il en caressant son gros chien, nous aurons quelques bons os à ronger aujourd’hui, mon vieux Ralph: la maison de monsieur le chanoine de Saint-Brice est habitée... Ma foi, ça tombe à merveille, n’est-ce pas? le carême a été long pour nous deux, cette année.
Puis, les yeux toujours fixés sur cette maison où le plus grand mouvement paraissait régner, (tout le monde y allait et venait), il poursuivit sa route. Sur le plateau de la colline se trouvait un bosquet d’acacias en fleurs; le petit berger s’y étendit mollement sous son ombrage, et, confiant à son chien fidèle, la garde de ses brebis, il ne tarda pas à s’endormir.
Quand il se réveilla, le soleil était au plus haut de sa course, et dardait sur le bosquet des rayons ardents. Il allait changer de position pour continuer son somme, soudain une voix lente et grave qu’il entendit près de lui le rendit immobile.
Cette voix lisait tout haut ce qui suit, avec une onction sainte et religieuse:
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«Mes frères, considérez comme une très-grande joie les diverses afflictions qui vous arrivent.
»Sachant que l’épreuve de votre foi produit la patience.
»Or, la patience doit être parfaite dans ses œuvres, afin que vous soyez vous-même parfaits et accomplis en toute manière et qu’il ne vous manque rien.
»Si quelqu’un de vous manque de sagesse, qu’il la demande à Dieu, qui donne à tous libéralement, sans reprocher ses dons, et la sagesse lui sera donnée.
»Mais qu’il la demande avec foi, sans aucun doute; car celui qui doute est semblable au flot de la mer, qui est agité et emporté çà et là par la violence du vent.
»Il ne faut donc pas que celui-là s’imagine qu’il obtiendra quelque chose du Seigneur.
»L’homme qui a l’esprit partagé, est inconstant en toutes ses voies.
»Que celui d’entre nos frères qui est d’une condition basse, se glorifie de sa véritable élévation.
»Et au contraire que celui qui est riche, se confonde dans son véritable abaissement, parce qu’il passera comme la fleur de l’herbe.
»Car, comme au lever d’un soleil brûlant, l’herbe se sèche, la fleur tombe et perd toute sa beauté; ainsi le riche sèchera et se flétrira dans ses voies.
»Heureux celui qui souffre patiemment les tentations et les maux, parce que lorsque sa vertu aura été éprouvée, il recevra la couronne de vie, que Dieu a promise à ceux qui l’aiment.
»Que nul ne dise lorsqu’il est tenté, que c’est Dieu qui le tente, car Dieu est incapable de tenter et de pousser personne au mal.
»Mais chacun est tenté par sa propre concupiscence qui l’emporte et qui l’attire dans le mal.
»Et ensuite quand la concupiscence a conçu, elle enfante le péché, et le péché étant accompli, engendre la mort.
»Ne vous y trompez pas, mes très-chers frères.
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»Toute grâce excellente et tout don parfait vient d’en haut et descend du père de lumière, qui ne peut recevoir ni de changement, ni d’ombre par aucune révolution.
»C’est lui qui, par sa volonté, nous a engendrés par la parole de la vérité, afin que nous fussions comme les premières créatures.
»Ainsi, mes chers frères, que chacun de vous soit prompt à écouter, lent à parler et lent à se mettre en colère.»
—Dieu! que c’est beau! et que je voudrais que notre maître entendît ça! murmura une voix d’enfant interrompant sans transition la voix grave du liseur.
Ce dernier se retourna et tous deux se regardèrent; l’un était un enfant gros et rose, sur le visage rond duquel de beaux cheveux blonds tombaient en larges boucles; une simple tunique bleue, fixée au milieu du corps au moyen d’une ceinture de cuir, composait son unique vêtement; ses jambes et ses pieds étaient nus: l’autre était un homme de soixante ans environ, long et pâle; sa tête rasée sur le sommet et ne laissant voir que de rares cheveux gris sur les tempes qui se prolongeaient comme une couronne autour de sa tête, faisait deviner qu’il appartenait à un ordre quelconque de chanoine. Il était vêtu de deux tuniques; celle de dessus, d’un violet pâle, avec de larges manches, était fendue, à peu près au milieu de la cuisse, et tombait devant et derrière jusqu’aux pieds; la deuxième était verte, les manches serrées ne lui appartenaient pas, car elles étaient d’un violet foncé.
Le vieillard et l’enfant se sourirent tous deux avec complaisance.
—C’est une épître de saint Jacques, chapitre premier, que je viens de lire là, et tu trouves cela beau? dit le chanoine.
—Ah! oui, mon bon père! répondit l’enfant avec une simplicité charmante; je voudrais bien que vous apprissiez cela par cœur au maître de ce troupeau, qui, pour un oui, pour un non, cogne de ci, de là, gare dessous, et le petit berger est quelquefois dessous... souvent même...
—Et le maître de ce troupeau est ton père? demanda le chanoine.
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—Mon père est mort depuis longtemps, je ne l’ai jamais connu, dit l’enfant avec un regret touchant; ma mère est morte aussi; l’herbe des prés a été fauchée trois fois depuis ce jour; j’étais nu sur la terre, j’allais mourir aussi de froid et de faim, lorsque Thomas, le maître de ces beaux petits moutons blancs, passa par là, me vit et m’emporta dans son manteau.
—Ainsi tu es orphelin! pauvre enfant! dit le chanoine, découvrant de sa main le front du petit berger.
—Non, mon père, je suis berger, répondit naïvement celui-ci.
Le chanoine sourit.—«Orphelin, se dit d’un enfant qui n’a ni père ni mère, reprit-il... Comment t’appelle-t-on? ajouta-t-il un moment après.»
—Jehan, répondit-il.
—Es-tu heureux, Jehan?
—Qu’est-ce que ça veut dire heureux?
—Es-tu content de ton sort?
—Quand je suis dans les champs, oui; quand je rentre au logis, non.
—Explique-moi cela, Jehan.
—Dam! c’est aisé à deviner pourtant, mon bon père... Dehors, je suis en compagnie de mes moutons et de mon chien, qui m’aiment, et moi aussi j’aime bien mes moutons et mon chien; au logis, ça n’est plus ça; maître Thomas est dur et brutal, sa femme Jacquette avare et criarde, sa fille aînée Javotte jalouse et gourmande, la petite Ninette boudeuse et les deux garçons, Cadet et Pierrot, sont méchants, taquins, rancuneux... Oh! surtout bien rancuneux.
Le chanoine tourna une page de son livre, en disant: Tout à l’heure, tu aurais voulu, Jehan, que ton maître entendît ce que je lisais pour le rendre meilleur; écoute donc ce qui suit et fais-en ton profit.—C’est dans le troisième chapitre de l’épître à saint Jacques.
Puis, de la même voix grave et sévère, le chanoine se mit à lire:
«En effet, nous faisons tous beaucoup de fautes, et si quelqu’un ne fait point de fautes en parlant, c’est un homme parfait: il peut tenir tout le corps en bride.
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»Ne voyez-vous pas que nous mettons des mors dans la bouche des chevaux, afin qu’ils nous obéissent et qu’ainsi nous faisons tourner tout leur corps où nous voulons?
»Ne voyez-vous pas aussi, qu’encore que les vaisseaux soient si grands et qu’ils soient poussés par des vents impétueux, ils sont tournés néanmoins de tous côtés, avec un très-petit gouvernail, selon la volonté du pilote qui les conduit?
»Ainsi, la langue n’est qu’une petite partie du corps, et cependant combien peut-elle se vanter de faire de grandes choses! Ne voyez-vous pas combien un petit feu est capable d’allumer de bois?
»La langue aussi est un feu, c’est un monde d’iniquité, et n’étant qu’un de nos membres, elle infecte tout notre corps, elle enflamme tout le cercle et tout le cours de notre vie, et est elle-même enflammée du feu de l’enfer.
»Car la nature de l’homme est capable de dompter, et a dompté en effet toutes sortes d’animaux, les bêtes de la terre, les oiseaux, les reptiles et les poissons de la mer.
»Mais nul homme ne peut dompter la langue; c’est un mal inquiet et intraitable: elle est pleine d’un venin mortel.
»Par elle nous bénissons Dieu, notre père, et par elle nous maudissons les hommes qui sont créés à l’image de Dieu.
»La malédiction et la bénédiction partent de la même bouche; ce n’est pas ainsi, mes frères, qu’il faut agir.
—C’est ce que tu fais, Jehan, interrompit le chanoine: avec la même bouche, tu bénis maître Thomas pour t’avoir arraché à la mort, et tu le maudis pour quelques défauts qui, après tout, te font bien moins de mal que ses bienfaits ne t’ont fait de bien... A quoi penses-tu, mon enfant.
—Je pense... dit Jehan très-sérieux... je pense, que c’est comme un sermon de monsieur le curé le dimanche, au prône... Seulement le curé nous regarde, il regarde en l’air, il regarde les murs de l’église, et vous, vous ne regardez que là-dedans. Et Jehan montrait le gros livre ouvert sur les genoux du chanoine.
—C’est là que je trouve ce que je te dis, mon enfant, répondit le chanoine.
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—Là!... s’écria l’enfant étonné, là!... Oh! mon bon monsieur, laissez-moi donc un brin y regarder à mon tour, sauf vot’ bon plaisir.»
Le chanoine passa le gros livre au petit berger; celui-ci y jeta les yeux avec avidité, le prit, le tourna, retourna en tous sens.
—C’est singulier, dit-il enfin, je n’y vois rien, moi!
—Rien, reprit le chanoine en souriant.
—C’est-à-dire, rien que de petits points noirs, faits de trente-six manières et arrangés en allées comme les ceps de la vigne de monsieur le curé.
Le chanoine répondit avec douceur: «Celui qui a le secret de tous ces petits points noirs faits de vingt-cinq manières et non de trente-six, et arrangés comme les ceps de la vigne de monsieur le curé, y voit cependant tout ce que je t’ai dit là.»
—D’aussi belles choses! exclama Jehan... Mon Dieu! que vous êtes heureux, mon bon monsieur, de posséder un si beau secret!...
L’enfant se tut, réfléchit; puis un moment après, il reprit:—Sauf votre respect, mon bon monsieur, est-ce que ce secret est à vous seul?
Le chanoine sourit:—«Ce secret n’est pas à moi seul, Dieu merci; il s’appelle savoir lire, lui dit-il; malheureusement trop peu de personnes le possèdent; et cependant il serait bien à désirer qu’on répandît davantage cette science, surtout dans nos campagnes...»
—Oh! je le crois comme vous, mon bon monsieur, interrompit le petit berger; à preuve, que si le bourgeois entendait souvent la première belle chose que vous m’avez dite, il se mettrait moins souvent en colère, et moi,... moi... il est bien certain que je mettrai à l’avenir, comme dit ce gros livre, un mors à ma langue, et que je ne dirai plus de mal de personne.
—Et tu feras bien, ajouta le moine en se levant.
—Eh! quoi, vous vous en allez, dit l’enfant, d’un ton chagrin.
—Midi sonne, je vais dîner.
—Pardon, encore un mot, dit le petit berger, retenant avec la familiarité de l’enfance, un bout de la seconde tunique du chanoine:—ce secret de savoir lire, ça vous est-il venu tout seul.
[p. 111]
—On me l’a enseigné, mon petit ami.
—On vous a enseigné à lire? reprit l’enfant.
—Oui.
—Et qui donc!
—De plus savants que moi; mais laisse-moi partir, petit; au revoir.»
Et le chanoine, ayant retiré sa tunique des mains du petit berger, s’éloigna lentement, les yeux toujours fixés sur son livre.
L’enfant, triste et rêveur, ne pouvait plus détacher ses regards du sentier, devenu solitaire depuis la disparition du chanoine.
Ralph, le gros chien noir dont j’ai déjà parlé, voyant son jeune maître le front appuyé sur son poing, de l’air de quelqu’un qui souffre ou qui pleure, s’approcha de lui pour le distraire, aboyant, posant ses larges et lourdes pattes sur l’épaule du petit, qui avait toutes les peines du monde à garder l’équilibre, et à ne pas ployer sous ces brusques caresses.
—Laisse-moi donc, Ralph, lui dit l’enfant, laisse-moi... Mon Dieu! comment faire pour posséder le secret de savoir lire?... tu ne comprends pas cela, toi, Ralph, pourvu que tu sois avec moi et avec nos blancs moutons, tu t’inquiètes peu du reste; quand tu as rongé un os, et qu’il ne manque aucune brebis au troupeau, tu dors en paix... Jusqu’à ce jour comme toi, mon vieux chien, j’avais cru qu’on pouvait vivre ainsi, mais depuis un moment, vois-tu, ça n’est plus ça... je sens qu’il me manque quelque chose... tu me regardes, pauvre bête, tu crois que je vais encore te répéter ce que je te disais hier à toi, mon confident, mon seul ami;... non Ralph, non, aujourd’hui, ce n’est pas une cabane à moi seul que j’envie, ni des brebis, ni des agneaux, avec une bergerie, une étable et du foin, et des prairies à discrétion... non... ce qu’il me faudrait... c’est un gros livre comme celui du chanoine à la tunique verte, et ce que tu devrais me dérober, toi qui si souvent dérobes pour moi à la maîtresse un morceau de fromage ou de viande, ce que tu devrais me dérober, Ralph, c’est le secret d’y lire dedans... Mon Dieu, que ce chanoine à la tunique verte est heureux!... ah! désormais, je ne serai plus heureux, puisque jamais je ne saurai lire.
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Ralph remuait la queue, et n’avait pas l’air de comprendre grand’chose aux paroles de son jeune maître. La journée se passa ainsi: Jehan à se plaindre au chien, le chien à l’écouter; le soir venu, l’enfant et le chien firent lever les brebis couchées çà et là, et puis l’un les rassemblant en troupeau, l’autre les comptant; brebis, chien et berger reprirent le chemin de la bergerie.
La petite Ninette attendait Jehan sur le seuil de la porte avec un bol plein de lait chaud d’une main, et un morceau de pain bis de l’autre.
—Tiens, berger, lui dit-elle, en lui présentant le bol et le pain, la mère Berthe a vendu son veau ce matin; et comme c’est mon père qui en est cause, elle nous a envoyé une grande jatte de ce lait, et maman t’a réservé ta part...; tu es content, n’est-ce pas?»
Jehan prit le bol, le pain, s’assit par terre, et, sans remercier la petite, se mit à manger en silence et en soupirant.
—Eh bien! lui dit Ninette, en se plaçant près de lui, est-ce que tu as perdu ta langue sur la colline; tu es triste comme un berger qui n’aurait qu’un mouton et l’aurait perdu... Jehan... Jehan..., veux-tu bien me répondre..., sinon, je t’avertis, je ne te dirai pas un secret que j’ai découvert ce matin.
—Un secret!... quel secret?... s’écria Jehan vivement, et cessant de manger pour écouter Ninette.
Lith. de Cattier.Louis Lassalle del. et lith.
—Ah! petit curieux! dit la malicieuse enfant en le menaçant du doigt..., devine... mais non... je vais te le dire; car, vois-tu Jehan, ce n’est pas pour te faire un compliment, mais la cabane serait pleine de secrets, depuis le haut jusqu’en bas, que certes ce ne serait pas toi qui en découvrirait jamais un.
—C’est peut-être toi? reprit Jehan avec humeur.
—Moi, dit Ninette! ah! je défie bien qu’on me cache longtemps quelque chose.
—Mais comment fais-tu, Ninette, reprit Jehan avec instance.
—Dam, j’épie, Jehan.
—Tu épies, Ninette?
—C’est à-dire que, sitôt que je me doute seulement qu’on me fait mystère de quelque chose, je ne quitte plus la personne qui[p. 113] a l’air de se cacher de moi, je suis toujours sur ses talons, sous un prétexte, sous un autre;—c’est pour ramasser votre fuseau, notre mère;—avez-vous besoin de moi pour devider votre lin, notre mère;—plait-il! m’avez-vous pas appelée, notre mère?... Et c’est comme ça que j’ai découvert, ce matin, qu’on allait marier Javotte au grand Colas, le fils du meunier du Petit-Pont... et une noce! Jehan, ajouta la petite fille en frappant de joie dans ses mains;—une noce! ça veut dire, une, deux, trois, quatre galettes avec du beurre frais, cuites au four... Eh bien! tu ne dis rien de ça?
—Ah! pour deviner un secret, il faut l’épier, se dit à lui-même Jehan qui, du récit de la petite, n’avait retenu que ces mots...; puis s’adressant à Ninette: Mais pour épier les gens, il faut demeurer chez eux, n’est-il pas vrai?
—La belle découverte, reprit Ninette en riant; ah! sans doute, il faut y demeurer, ou tout au moins y aller aussi souvent qu’on veut.
—Merci, Ninette, dit Jehan en se levant.
—Eh bien! où vas-tu donc, berger?
Sans lui répondre, Jehan prit sa course vers la maison du chanoine de Saint-Brice.
Dominé par la seule idée d’épier le secret du moine pour apprendre à lire, sans réfléchir toutefois aux moyens à mettre en œuvre pour y parvenir, Jehan arriva, tout d’une haleine, jusqu’à deux pas de la maison du chanoine; et là, il s’arrêta, se mit à regarder autour de lui.
—Que faire maintenant?... Comment se présenter?... Embarrassé, confus, le front couvert de sueur, Jehan s’essuyait d’une main, tandis que de l’autre il caressait Ralph qui l’avait suivi, et avait l’air aussi de lui demander: «Que vas-tu faire, mon pauvre maître?»
En ce moment, l’enfant et le chien furent aperçus de maître Forgeot, cuisinier de son excellence.
[p. 114]
—Jehan, cria-t-il à l’enfant, approche... Approche donc et ne crains rien, ajouta-t-il en voyant l’hésitation du petit berger. Monseigneur veut, pour dimanche, se régaler d’un quartier d’agneau; retourne chez toi, va dire cela à ton maître: qu’il me choisisse le plus jeune, le plus gras, le plus tendre; va, qu’il le tue, le dépouille et me l’apporte avant la nuit.
Jehan revint en courant chez lui; et, deux heures après, la nuit qui tombait, le trouva dans la cuisine du chanoine avec un agneau tout frais tué qu’il posa sur la table.
—Voilà, dit-il.
—Parfait! répondit le cuisinier examinant la viande.
—Dam! c’est que je m’y connais, répliqua l’enfant qui s’enhardit à l’éloge du chef en bonnet de coton blanc,... et voyez-vous, maître, j’ai une idée, c’est qu’après le plaisir d’élever des agneaux, il n’y en a pas de plus grand, je crois, que celui de les accommoder en ragoût... ou à la broche...
—Excepté celui de les manger, interrompit doucement un petit marmiton, en faisant le geste de lécher ses doigts.
—Tu es encore ici! petit vaurien! s’écria le chef, se retournant en colère, et menaçant le marmiton de son grand couteau de cuisine.—Tu veux donc que je te coupe les oreilles, vilain gourmand que tu es?
—Bast! pour quelques friandises prises à la desserte... murmura le marmiton. D’abord ce que j’en dis n’est pas pour rester ici, monsieur Forgeot, croyez-le bien; la chaleur de vos fourneaux m’étouffe; vive l’air des champs, des prairies, des collines; ouf!... je me péris ici...
—C’est dit, va périr ailleurs..., dit le chef, le regardant avec mépris; paresseux, menteur et gourmand, voilà trois défauts, que dis-je, trois vices funestes au grand art de la cuisine, pour lequel il faut être actif, délicat et sobre...; donc, ajouta M. Forgeot, j’ai des ordres et ils vont être suivis. Dominique va te ramener au grand air que tu préfères, tes parents feront de toi ce qu’ils voudront; tu n’aimes ni le charbon, ni les casseroles, ni les lèchefrites, tu deviendras ce que tu pourras... Par ainsi, décampe, regarde cette porte, c’est pour n’y plus rentrer...
[p. 115]
Comme le chef achevait cette harangue, un grand laquais, le Dominique en question, entra dans la cuisine, prit le marmiton par l’oreille, et lui faisant faire demi tour à droite:—Allons, dit-il, la jument est sellée, en croupe, bambin, et au pays, respirer le grand air, puisque grand air il y a.» Et il l’emmena sans que le marmiton eût répliqué le plus petit mot...
—Ainsi vous voilà sans marmiton, dit Jehan au cuisinier.
—Comme tu dis, mon gars...
—Et... comment ferez-vous?... demanda encore Jehan avec une intention marquée.» Une idée subite venait de lui trotter en tête.
—On s’en passera, reprit avec insouciance le cuisinier, aiguisant son couteau pour préparer l’agneau que Jehan venait d’apporter.
—Pardon, excuse, maître, balbutia en tremblant le petit berger; je voudrais bien... pardon... sauf votre respect, vous faire... une petite question.
—Va, mon garçon, parle, répliqua le cuisinier sans se retourner et tout en dépeçant sa viande; moi, vois-tu, pourvu qu’on ne me contrarie pas, qu’on fasse toutes mes volontés..., qu’on soit toujours de mon opinion, soit que je dise blanc, rouge ou noir..., je suis un bon enfant. Eh bien! parle... que veux-tu?... Serait-ce par hasard remplacer le petit vaurien qui s’en va?
—Vous l’avez dit, maître, répondit Jehan joyeux.
—Écoute, mon gars, poursuivit le cuisinier, hochant la tête; tu viens de voir ce petit, il est de la Normandie. L’an dernier, cet enfant vint ici: il était intéressant; on le reçut à l’office; l’un lui donnait une chose, l’autre une autre; le petit bonhomme crut alors probablement que l’état le plus heureux était de ne pas sortir de l’office, et il offrit d’y rester, n’importe à quel titre; je l’enrôlai comme marmiton. Une fois installé, ce ne fut plus ça: il se dégoûta du métier, si bien que le drôle nous a joué mille tours pour se faire renvoyer chez ses parents... Enfin monseigneur y a consenti aujourd’hui même, et tu viens de le voir partir... Ainsi prends-y garde à ton tour; si c’est, alléché seulement par l’odeur de la cuisine, que l’idée te vient d’entrer ici, va-t’en;[p. 116] j’ai juré de ne plus me charger d’enfant qu’on ait élevé dans les champs... Je m’attache à mes marmitons, moi, et quand ils s’en vont, ça me fait de la peine... je suis bien sûr de manquer demain quelques sauces. Ah! vilain normand!... comme si l’odeur du charbon était malsaine.»
Jehan, que gagnait l’émotion du chef, lui répondit:
—Eh bien! attachez-vous à moi, qui n’ai personne qui me porte intérêt; je n’ai ni père, ni mère; je suis seul en ce monde... Je veux être votre marmiton.
—Et ton maître?...
—Il n’a pas besoin de moi.
—Et tes moutons?
—Mes moutons... hélas!... mes moutons font ma joie, et mon chagrin; ma joie quand je les vois grandir, mon chagrin quand on les tue, comme ce pauvre petit agneau que vous découpez si habilement... Pensez-vous que je n’aie pas pleuré, ce soir, quand j’ai vu le maître lui enfoncer son couteau dans la gorge... et son sang en couler, et la pauvre bête faire un bêlement plaintif, puis tourner l’œil, roidir ses pauvres pattes, et devenir mort... Cher petit agneau, je l’avais vu naître.
—Ainsi tu es bien certain que ta vocation est d’être marmiton.
—Marmiton, marmiton, répéta Jehan, ce n’est pas précisément là l’état que j’aurais choisi!
—Celui de cuisinier peut-être, reprit le chef en jetant sur l’enfant un regard superbe.
—Non, répliqua celui-ci en riant.
—Tu es bien dégoûté, berger, reprit le chef... car je ne vois pas ce que tu pourrais être de mieux... à moins cependant de devenir chanoine.
—Peut-être bien! fit Jehan dont l’œil s’alluma... mais, à propos de chanoine, où est monseigneur?
—Là-haut, dans son oratoire; il lit dans un gros livre!... Ah! tu veux être chanoine! Eh bien! je ne t’en veux pas, pour cela, mon gars; l’ambition n’est pas incompatible avec l’art de la cuisine, le plus bel art qui existe, le plus utile... S’il n’y avait que[p. 117] de bons cuisiniers, tout le monde serait bon, heureux, humain, hospitalier... Retiens bien ceci, Jehan; le bon cuisinier fait le bon plat, le bon plat fait le bon estomac, le bon estomac fait le bon caractère, le bon caractère fait l’homme joyeux, l’homme joyeux fait les amis heureux, donc... la recette, pour être heureux, est celle-ci: prenez un bon cuisinier.»
Le chef en était à ce point de sa magnifique tirade, lorsqu’il fut interrompu par le jardinier qui venait lui demander ses ordres pour les légumes du lendemain.
—Je vous accompagne au potager, lui répondit le chef; et tournant, sans plus de façon, les talons à Jehan, il s’éloigna.
A peine cet homme eut-il disparu que, regardant de tous côtés s’il n’était pas vu, Jehan se mit en devoir, à son tour, de quitter la cuisine.
—Le chanoine est là-haut dans son oratoire; il lit dans son gros livre, se répéta-t-il; si je pouvais aller me cacher et l’entendre encore une fois lire de si belles choses; mon Dieu! que cela me ferait plaisir! Quel beau secret il a là! mais je le découvrirai, je le jure bien.»
Et, tout en se parlant ainsi à lui-même, il se glissait comme un jeune chat, rasant les murs le long des corridors, grimpant les escaliers, traversant à pas de loup des chambres ouvertes; il arriva enfin près d’une draperie devant laquelle il resta longtemps comme cloué sans oser la soulever.
Une vieille femme, gouvernante de la maison, vint à passer, et voyant le petit berger qu’elle connaissait fort bien, debout, immobile devant cette draperie, elle lui dit:
—Tu veux parler sans doute à monseigneur, Jehan? Il est sorti pour dix minutes; mais entre dans son oratoire, ne touche à rien, et attends-le.»
L’enfant ne se le fit pas dire deux fois; il remercia la vieille par un charmant sourire, et souleva la draperie.
C’était une assez grande pièce éclairée du haut; une table, un prie-Dieu, un Christ en pierre de grandeur naturelle, et quelques saintes images suspendues aux murs ornaient cette chambre consacrée à la prière et à la méditation; mais Jehan ne s’amusa[p. 118] pas à contempler tout cela: en entrant dans l’oratoire, une seule chose avait frappé ses regards, une seule: le gros livre dans lequel le chanoine avait lu de si belles choses sous le berceau d’acacia. Il s’en approcha avec respect, le regarda longtemps sans oser y toucher; enfin, n’entendant venir personne et ne pouvant résister plus longtemps à la curiosité qui lui donnait comme des démangeaisons dans les doigts, il le prit et l’ouvrit.
Mais en vain, comme sous le berceau d’acacia, le tourna-t-il en tous sens; il n’y put rien voir, rien lire, et il se mit à pleurer de dépit.
—Est-ce malheureux, dit-il, de penser qu’il y a là, dans ce livre, tant de belles choses, et que, faute de savoir lire, c’est comme si ces belles choses n’existaient pas!... Mon Dieu!... mon Dieu!... comment donc faire pour posséder le secret de la lecture?...
Une voix qu’il entendit derrière lui, lui fit tourner la tête précipitamment: c’était celle du chanoine.
—C’est toi, Jehan? lui dit le saint homme avec une extrême bienveillance; que me veux-tu? mon enfant.
—Monseigneur, je voudrais être marmiton chez vous, lui répondit Jehan, d’un air de résolution subite.
—Et tes moutons, tes agneaux, ton chien? reprit le chanoine; sans compter ce que tu dois de reconnaissance au père Thomas, et à sa femme Jacquette.
—Monseigneur, je voudrais être marmiton chez vous, répéta Jehan, rouge comme une cerise.
Le chanoine sourit en s’asseyant.
—Je serais bien curieux de savoir ce qui a pu développer chez toi un goût si subit.
—Le désir de ne jamais vous quitter, monseigneur.
—Tu m’aimes donc beaucoup?
Jehan baissa les yeux sans répondre.
—Cette question a l’air de t’embarrasser, reprit le saint homme.
—C’est que ce n’est pas... précisément vous,... que j’aime, balbutia Jehan avec naïveté.
—Et qui donc?... demanda le chanoine, ne pouvant retenir un sourire.
[p. 119]
—Votre gros livre! monseigneur.
—Et c’est pour l’amour de mon gros livre que tu veux te faire marmiton, Jehan?
—Oui, monseigneur.
—Je t’avoue, mon enfant, que je serais désireux de savoir ce qu’il peut y avoir de commun entre mon gros livre, la sainte Bible enfin, et l’état de marmiton que tu veux embrasser.
—Voilà, dit Jehan,—tous ceux qui servent, sont payés d’une manière ou d’une autre, n’est-ce pas?
—Que veux-tu dire avec ton: d’une manière ou d’une autre?
—Un garçon qui entre chez un berger, est payé en apprenant du maître l’état de berger... un qui entre chez un imagier est payé en apprenant l’état d’imagier... un qui entre chez un chaussier, est payé en apprenant l’état de chaussier...
—Je comprends, répondit le chanoine; mais toi, en entrant chez moi, qui suis chanoine de la Sainte-Chapelle et conseiller au parlement, tu ne peux être payé en apprenant mon état, puisque je n’ai pas d’état, mais des titres qui viennent de mes charges...
—C’est vrai, reprit Jehan tristement. Puis, tout à coup, fondant en larmes et joignant les mains, il ajouta:—Monseigneur, il vous est facile de me payer...
—Avec de l’argent? dit le chanoine.
—Fi donc! s’écria l’enfant.
—Et avec quoi, Jehan?
—Oh! si vous le vouliez... monseigneur, non-seulement je serais votre marmiton, votre valet, votre esclave, mais je ferais votre volonté en tout, et toute ma vie... si vous consentiez, pour seul paiement, à m’apprendre votre secret pour lire, dans ce gros livre, toutes les belles choses qui s’y trouvent.
Avant que le chanoine eût eu le temps de répondre, un grand bruit se fit entendre, et la voix de maître Thomas appelant Jehan, de toute la force de ses poumons, retentit près de l’oratoire.
La portière se souleva, et un gros homme, gras et court parut, un gourdin à la main.
—Ah! petit berger! dit-il apercevant l’enfant et s’avançant vers lui le bâton levé.
[p. 120]
—Un moment, maître Thomas! cria le chanoine s’interposant entre le maître et l’enfant.—Un moment! je voudrais savoir de quel droit vous venez corriger mes gens.
—Comment, vos gens, monseigneur! dit maître Thomas interdit de se trouver en présence du chanoine, car, d’après le dire de la gouvernante, Jehan devait être seul dans l’oratoire.
—Mais, sauf votre respect, ce petit drôle est à moi.
—Il y était peut-être ce matin, répondit le chanoine, mais depuis une heure il est à mon service.
—Ah! c’est comme ça... Eh! monseigneur, il faut que je parle... dit le vieux berger suffoqué... Ninette avait raison; savez-vous pourquoi ce petit ingrat veut nous quitter et entrer chez vous... monseigneur?... Pour y faire l’espion, pour surprendre vos secrets... tous vos secrets...
—Oh! un seul... s’écria aussitôt l’enfant en joignant les mains et tombant aux genoux du chanoine, un seul, et je vous l’ai dit, monseigneur: celui qui fait lire dans le gros livre.
Le chanoine releva Jehan avec bonté...—Cher enfant, sois satisfait, lui dit-il: pour que la seule lecture d’un passage de la Bible ait fait naître en ton âme un si noble désir, il faut que ton cœur soit aussi noble, ton intelligence aussi grande que le livre est lui-même noble et grand.—Thomas, je me charge de Jehan; dès ce jour, il fait partie de ma maison, et puisqu’il abandonne, pour s’instruire, les champs, ses troupeaux, une vie simple et libre pour se condamner à l’esclavage des villes, je me charge, moi, à mes heures de loisir, de développer cette jeune intelligence... Laissez-moi cet enfant, Thomas, je vous en prie.
—Monseigneur est bien bon de prier... quand il peut ordonner, répliqua Thomas, quoique évidemment contrarié... mais vrai... Mes bêtes et moi, y compris ma femme et mes enfants... nous serons longtemps à nous faire à l’absence de ce petit drôle... et puis c’est que, malgré son jeune âge, il était très-savant sur l’article des moutons, sauf votre respect, monseigneur... mais très-savant: en cas de maladies comme en cas de santé, il savait tout ce qu’il fallait leur donner... Aussi je crois que mes bêtes ne l’oublieront de longtemps.»
—Moi, non plus, je ne les oublierai pas, dit Jehan en fondant en larmes... Mais que voulez-vous, maître Thomas, il faut que je sache lire.
Quelques jours après cette conversation et l’entrée de Jehan chez le chanoine, celui-ci quitta la campagne pour retourner à la ville; les adieux que fit Jehan à sa famille adoptive furent des plus touchants, mais ceux qu’il fit à tous ses moutons, l’un après l’autre, arracha des larmes à tous les assistants. Les pauvres bêtes semblaient elles-mêmes comprendre qu’elles allaient perdre leur ami, leur protecteur: la bergerie avait un air de deuil.
Du reste, Jehan ne les oublia pas, ainsi qu’il le prouva par la suite; car, après avoir servi longtemps comme domestique chez le chanoine, qui tint sa promesse en lui apprenant à lire et à écrire, le seul livre que Jehan composa fut, par l’ordre de Charles V, en 1370, un petit traité sur l’éducation des moutons, ainsi intitulé:—Le vrai régime et gouvernement des bergers et bergères, traitant de l’état, science et pratique de l’art de bergerie et de garder ouailles et bêtes à laine, par le rustique Jehan de Brie, le bon berger.
Voilà, mes jeunes lecteurs, tout ce que l’histoire nous apprend de ce Jehan, qui se fit marmiton pour apprendre à lire.
Mon but, en vous faisant ce récit historique, est de vous prouver, mes jeunes amis, que dans la classe même la plus obscure où le destin nous a fait naître, il faut se dire: «Dieu m’a donné, comme à tout autre, un cœur pour sentir, une force pour m’élever.» Ne vous laissez donc jamais décourager par la position la plus pénible, par les travaux les plus durs; et songez bien que notre existence est souvent une épreuve que fait sur nous la Providence, pour s’assurer si nous sommes dignes de ses faveurs.
Lith. de Cattier.Louis Lassalle del. et lith.
[p. 122]Je fus lié pendant longtemps d’une intime amitié avec un des grands propriétaires de la capitale; vrai philanthrope, cachant l’opulence sous les dehors les plus simples; aimant, honorant la classe ouvrière, et s’occupant sans relâche de constructions utiles au commerce et profitables à l’État. Parmi ces constructions était un des passages les plus renommés, donnant sur le boulevard, et réunissant tout ce qui concerne l’industrie et les arts. Il avait consacré des capitaux considérables à ce grand établissement, et s’était acquis la vénération de ce qu’on appelle vulgairement le petit commerce, c’est-à-dire de ces bons et laborieux artisans qui commencent leur fortune, et composant cette classe du peuple dont la devise est: «Travail et probité!» Plusieurs d’entre eux devaient leur sort, qui s’agrandissait chaque jour, aux encouragements et aux généreux secours de mon vénérable ami, M. T***. Aussi ne traversait-il jamais son riche et brillant passage, sans recevoir le salut de ses locataires, le regard respectueux et reconnaissant de celui-ci, le sourire heureux de celui-là. On eût dit une famille nombreuse et bien unie, offrant à son chef les hommages qui lui étaient dus.
Un jour du mois de juillet, je rencontrai ce grand industriel parcourant son cher passage, et donnant çà et là son coup d’œil d’inspection sur diverses boutiques qui lui devaient leur prospérité; et je lui disais que cette inspection philanthropique valait bien celle d’un général d’armée. Alors cet excellent homme s’épanchait avec moi, et m’avouait naïvement qu’il ne connaissait aucune position sociale qu’il eût échangée contre la sienne. En sortant du passage, tout en causant ensemble, nous apercevons, près de l’entrée, un adolescent de quatorze à quinze ans, au regard vif et d’une figure expressive. Il était appuyé sur le brancard d’une petite charrette à bras, couverte de morceaux de pain d’épices; et tout en essuyant avec un petit mouchoir troué la sueur qui coulait sur son visage, il arrêtait sur nous un regard plein d’expression. «Vous êtes fatigué?» lui dit M. T*** avec ce vif intérêt qu’il portait au plus petit commerce. «J’en fais l’aveu, mon bon monsieur; je tombe de fatigue, c’est dur à rouler tout le jour devant soi, une masse de pain d’épices. Avec ça[p. 123] que ma mère, qui le fabrique, n’y épargne pas le miel et la farine.—Et pour quelle somme en débitez-vous par jour? lui dis-je à mon tour.—Mais pour quatre francs l’un dans l’autre: ce qui nous fait environ cinquante sols net de profit; et ce n’est pas trop pour ma bonne mère et pour moi. Quand il faut prélever là-dessus un loyer de deux cents francs, notre nourriture; et pour moi seul une paire de souliers par mois, quelque bien ferrés qu’ils soient... Ah! si je pouvais cesser de rouler la charrette, et m’établir dans un petit coin que je reluque depuis quelque temps, je ne sais qui me dit que j’y ferais joliment mes affaires.—Et quel est ce petit coin? demande avec intérêt M. T***.—Là, tout auprès de vous, monsieur.—Ce petit coin où l’on dépose les balais du passage; mais il n’a que trois pieds de largeur au plus sur quatre environ de profondeur.—Cela suffirait pour mon étalage, que je saurais bien augmenter chaque jour.—Eh bien! prenez le petit coin! lui dit ingénument mon digne ami; on mettra les balais dans un autre endroit.—Oh! mon bon monsieur, nous ne pourrions pas en payer le loyer; et nous avons pour principe, ma mère et moi, de ne jamais rien prendre qui soit au-dessus de nos moyens: la probité avant tout.—Eh bien! vous ne paierez rien.—Je ne vous comprends pas.—Le petit coin m’appartient: je suis le propriétaire du passage.—Quoi! c’est au respectable M. T*** que j’aurais l’honneur de parler! s’écrie l’adolescent en se découvrant avec respect.—C’est moi-même; et j’entends que dès demain vous soyez établi dans le petit coin, où mon menuisier préparera tout ce qui vous est nécessaire, et surtout une fermeture pour la nuit... Comment vous nommez-vous?—Félix, pour vous servir, si j’en étais capable.—Félix! c’est un nom qui promet. Eh bien! Félix! voilà qui est arrêté entre nous: vous faites du petit coin un magasin de pain d’épice; et vous aurez des pratiques, car ici près est une institution succursale de l’école des arts et métiers; et deux fois par jour, vous serez visité par de nombreux amateurs de votre marchandise.—Tout cela, sans doute, monsieur, est très-encourageant; mais quel sera le prix du loyer?—Rien, pen[p. 124]dant les premiers six mois: il faut bien vous donner le temps de vous achalander; et, au bout de ce temps, vous ne paierez que ce que vous pourrez. Je lis sur votre figure qu’on peut s’en rapporter à vous.» A ces mots, Félix saisit une main de mon digne ami, la baise avec une respectueuse émotion; et lui répond d’une voix altérée par le saisissement de joie qu’il éprouve: «J’accepte, protecteur, si bien nommé, du petit commerce; et j’ose espérer que je me montrerai digne de vos bontés.» Il roule aussitôt sa petite charrette en attachant sur nous le regard le plus reconnaissant, et en ajoutant: «Je cours porter cette bonne nouvelle à ma mère.» J’accompagnai M. T*** jusqu’à son hôtel, et lui dis en le quittant: «Je ne sais quelle voix secrète me dit que vous venez de créer un commerçant de plus.—Ce serait ma plus belle récompense,» me répondit-il en me serrant la main; et nous nous séparâmes.
On conçoit que, dès le lendemain, je fus empressé de m’assurer par moi-même si le petit coin était occupé comme il avait été convenu. Je trouvai le jeune Félix garnissant les diverses tablettes qu’on avait fait poser; et mêlant à l’étalage du devant de la galette et des gâteaux de Nanterre, afin d’attirer les chalands. Sa mère, en simple costume de bonne flamande, le secondait en dehors du petit coin, qui n’aurait pu les contenir tous les deux; la renaissance du bonheur était empreinte sur sa figure; et le nom du respectable M. T*** sortait à chaque instant de sa bouche souriante. «L’excellent homme!» s’écriait-elle: «Il est venu nous voir ce matin; inspecter lui-même les travaux qu’on a faits dans notre cher petit coin; et tout en nous encourageant, il m’a glissé dans la main un double napoléon, pour nos petits frais d’installation... Oh! nous réussirons; et ce sera son ouvrage.»
Les pressentiments de cette bonne et digne femme ne tardèrent pas à s’accomplir. Chaque jour amenait de nouveaux chalands au petit coin, dont c’était la modeste enseigne; et le débit du pain d’épices augmentait à tel point, que Félix et sa mère furent obligés d’accroître le lieu de la manipulation, et de prendre un ouvrier pour les y aider. Ce petit établissement devint si renommé,[p. 125] qu’au bout des six mois de location gratuite, accordée par M. T***, la mère Félix se rendit un matin dans le cabinet particulier de leur généreux protecteur, et lui dit avec cette timidité qui donnait encore plus de prix à ses paroles: «Excusez-moi, cher monsieur, si j’ose vous importuner; mais, quand l’honneur commande, il faut obéir.—Que me voulez-vous, bonne mère?—Nous acquitter... Quand j’dis nous acquitter; avec vous, c’est impossible... Vous saurez donc que depuis six mois que nous habitons le petit coin, mon fils et moi, nous avons gagné près de trois cents francs de produit net dans notre petit commerce; et comme nous n’entendons pas occuper maintenant gratis notre local, je viens vous proposer d’accepter quatre cents francs de loyer par an; et je vous en apporte le premier terme d’avance, auquel j’ai osé joindre le double napoléon en or que vous m’avez prêté si généreusement.—Mais ce n’est point un prêt, mère Félix; c’est un encouragement dont je suis payé par la réussite de votre entreprise. J’accepte les cent fr. que vous m’offrez pour le terme qui commence, et vais vous inscrire parmi mes locataires dont la prospérité fait ma joie et mon bonheur... Voici votre quittance.»
Le premier jour de chaque trimestre, Félix ou sa mère ne manquaient jamais d’acquitter leur loyer, en révélant à leur généreux propriétaire leurs nouveaux succès. Mais bientôt ils se lassèrent d’abandonner tous les soirs leur petit coin, pour regagner les deux mansardes qu’ils occupaient au faubourg Montmartre, et qui leur coûtaient deux cents francs par an: ce qui joint au loyer du passage, faisait six cents francs. «Quelle différence, disait Félix, si nous pouvions avoir une boutique avec entresol, et un petit laboratoire au fond, pour la fabrication de nos marchandises!—Oh! si j’avais un petit four à ma discrétion, ajoutait la mère Félix, mes galettes auraient encore meilleure tournure, et nous attireraient plus de chalands... Mais pour ça, mon garçon, faudrait se résoudre à payer mille à douze cents francs chaque année; et c’est au-dessus de nos forces.—Eh bien! ma mère, attendons que nous ayons amassé cette somme sur nos petits profits; et nous essaierons,[p. 126] pendant une année à nous lancer dans le petit four. Je vais, pendant ce temps-là, me perfectionner dans mon état, en allant tous les soirs chez le cousin Bertrand, si renommé dans la petite pâtisserie; et je ne tarderai pas, je vous jure, à connaître tous les secrets du métier.»
Félix exécuta son projet avec tant de zèle et d’intelligence, qu’au bout de quelques mois il devint un des plus habiles ouvriers du pâtissier Bertrand, qui fit tous ses efforts pour le retenir à son service. Mais le locataire du petit coin avait son projet trop bien combiné dans sa tête pour y renoncer. Il avait surtout à cœur d’éviter à sa bonne mère la pénible corvée de regagner chaque soir le faubourg Montmartre par la pluie ou la froidure; de remonter cinq étages pour confectionner son pain d’épices et ses galettes. Lui-même enfin était ambitieux d’étendre son petit commerce, de se faire un renom favorable dans le passage et de se préparer un établissement avantageux, car il venait d’atteindre ses dix-sept ans, et commençait à sentir un secret sentiment pour la fille d’un marchand de bronzes qui demeurait tout près de lui, mais dont l’aisance lui faisait craindre de ne pouvoir rapprocher la distance qui le séparait de la jolie Alphonsine.
Le hasard, qui souvent se plaît à seconder les nobles sentiments du cœur, offrit à Félix l’occasion de se livrer à ses spéculations de commerce. Un marchand de porcelaine, qui occupait une belle boutique du passage, précisément en face du magasin de bronzes, vint à mourir, laissant une veuve et trois enfants. Cette boutique était surmontée de deux pièces à l’entresol et d’une grande au premier. Au fond était un magasin donnant sur une petite cour, et dans lequel on pouvait aisément faire établir un four. La mère Félix occuperait la grande chambre du premier, et son fils les deux pièces au-dessous, dans l’une desquelles il ferait toutes ses préparations de pâtisserie. Il fut donc arrêté, qu’avant l’écriteau mis à la boutique, on irait chez le bon, chez le digne M. T***, afin de convenir avec lui du prix de la location. «Elle est de quinze cents francs, leur dit le philanthrope; mais pour vous je la réduis à douze cents.—Eh bien! nous vous apportons l’année d’avance», répond la mère Félix,[p. 127] en tirant d’un petit sac de cuir soixante napoléons en or, qu’elle étale sur le secrétaire de M. T***. Celui-ci leur en donna quittance, et leur dit en serrant la main de Félix: «Courage, bon jeune homme! vous compterez un jour parmi les commerçants les plus accrédités de mon passage.»
Le ciel accomplit cette prédiction. La mère et son fils ne tardèrent pas à donner à leur débit une vogue dont eux-mêmes furent étonnés. Ils eurent pour chalands les plus riches habitants du quartier. On citait partout le petit four de Félix. Ce nom prononcé dans les réunions les plus nombreuses, dans les bals les plus brillants, devint à la mode, et bientôt l’obscur locataire du petit coin devint un riche industriel. Aussi la mauvaise casquette de cuir avait été remplacée par une de castor gris; la souquenille de grosse toile brune avait fait place à un élégant gilet de bazin blanc, découvrant une chemise de percale bien plissée, attachée par devant avec une agraffe en or. La bonne mère Félix avait elle-même substitué, non sans quelque regret peut-être, le bonnet de gaze, garni de rubans au mouchoir de cotonnade rouge qui couvrait sa tête; et à son corset d’étamine, à sa jupe de droguet bleu, une robe d’indienne à bouquets, avec une ceinture de ruban ponceau.
Trois ans s’écoulèrent sans que la vogue et la prospérité de Félix cessassent un seul instant. Il joignit bientôt à la grande boutique qu’il occupait, une seconde, plus vaste encore, et deux magasins où se fabriquaient sous ses yeux les marchandises qu’il débitait. Elles furent répandues dans les hôtels les plus somptueux de la capitale, et préférées à toutes celles en ce genre qu’on essayait de leur comparer. Les gains de Félix devinrent considérables, et le mirent à même d’acheter plusieurs immeubles dont le capital s’élevait au delà de trois cents mille francs. En un mot, monsieur Félix devint électeur, éligible, et la distance qui le séparait de la charmante fille du marchand de bronzes n’existant plus, il demanda sa main, et l’épousa. Il fut aussi heureux en ménage qu’il l’était dans son commerce; et lorsqu’il promenait ses jolis enfants dans le passage, il s’arrêtait avec eux devant le petit coin qu’occupait alors un modeste marchand de[p. 128] briquets phosphoriques, et se découvrant ainsi qu’eux, il leur disait: «C’est là, mes enfants, que j’ai commencé mon état et ma fortune; saluez avec moi le petit coin, et n’oubliez jamais qu’on peut arriver au rang d’honorable citoyen, au double titre d’heureux époux et d’heureux père, avec du courage, de la probité, du travail et de la confiance en Dieu.»
Toutes les fois que je rencontrais le bon M. Félix aux assemblées électorales, il venait toujours me saluer avec déférence, et ne recevait jamais mon serrement de main sans me dire avec la plus touchante émotion: «Le petit coin vous remercie.» Si je passais devant ses deux boutiques, il me fallait céder à ses instances, saluer sa femme, embrasser ses jolis enfants, entrer dans son salon richement meublé, parcourir ses vastes magasins, recevoir les confidences de l’étendue, de la prospérité de son commerce, et l’entendre me dire avec cette expression qui part du cœur: «Voilà pourtant ce que m’a produit le petit coin!»
Enfin l’honorable M. T*** termina son utile et mémorable carrière. Plus de cinq cents ouvriers, à la tête desquels étaient ses divers chefs d’ateliers de construction, dételèrent les chevaux du corbillard, et le traînèrent à bras jusqu’au cimetière de l’est. J’avais réclamé l’honneur de parler sur la tombe de mon vénérable ami, dont le cercueil était alors porté sur les épaules de Félix, les yeux noyés de larmes, et sur celles de plusieurs artisans dont il avait encouragé les travaux. Au moment où Félix pose à mes pieds les restes de son bienfaiteur, je saisis sa main, et lui dis: «Il vous avait procuré votre premier petit coin, et vous l’escortez au dernier qui nous attend tous... Vous le voyez, Dieu nous a mis sur la terre pour nous entr’aider jusqu’au tombeau.»
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Il en est bien peu parmi vous sans doute, mes enfants, qui n’aient, une fois au moins, entendu parler du Grand-Mogol, de ce vaste empire qui jadis embrassait les plus belles provinces de l’Inde; et, s’il vous est, par hasard, tombé sous la main quelque ancienne relation de voyages, grâce aux récits merveilleux dont elle était remplie, vous aurez assurément cru lire un conte des Mille et une Nuits; c’est que, pendant plusieurs siècles, se succédèrent, sans interruption, des princes conquérants, dont toute l’ambition fut d’accumuler dans la ville capitale de Delhi les trésors et les dépouilles de l’Asie entière. Aussi les souverains du Grand-Mogol déployaient-ils, en certaines occasions, une magnificence dont nos plus brillantes fêtes de l’Europe ne sauraient vous donner une idée. Un voyageur français du dix-septième siècle, du nom de Tavernier, raconte que le trône sur lequel était assis l’empereur valait environ cent soixante millions de livres, c’est-à-dire à peu près deux cent cinquante millions de notre monnaie. Douze colonnes d’or, enrichies de grosses perles, soutenaient le dais du trône; ce dais était lui-même de perles et de diamants, et surmonté d’un paon dont la queue n’était composée que de pierreries.
Hélas! aujourd’hui le Grand-Mogol est bien déchu de son ancienne splendeur, et près de cent ans de guerres désastreuses l’ont réduit à n’être plus qu’une médiocre partie des immenses possessions de l’Angleterre dans l’Inde; et son empereur, qui descend en ligne directe du célèbre Tamerlan, ne possède plus aussi que l’ombre du pouvoir. Les Anglais lui ont uniquement laissé tous les honneurs du trône, et ils le consolent de son impuissance par une pension annuelle de quatre millions de francs.
Rien de plus piquant que le récit d’une visite que fit, il y a dix ans, à cette ombre de monarque, notre célèbre compatriote Victor Jacquemont, voyageur infortuné qui, après trois années d’explo[p. 130]ration dans l’Inde, alla mourir à Bombay, en 1832, victime de son dévouement à la science.
Jacquemont étant arrivé à Delhi, le résident anglais lui offrit de le présenter à l’empereur: proposition qui fut acceptée avec un vif plaisir. Sa majesté impériale tint gracieusement une cour pour recevoir l’illustre voyageur, et on le conduisit au palais avec une pompe extraordinaire. Un régiment d’infanterie, un escadron de cavalerie, et toute une armée de valets, d’huissiers, etc., composaient son cortége que fermait une troupe d’éléphants richement caparaçonnés.
Le palais de l’empereur du Grand-Mogol passe pour un des plus beaux monuments de l’Asie. C’est un vaste assemblage de bâtiments en granit rouge, environné de hautes et fortes murailles, muni d’un fossé profond d’un mille de circonférence environ. Suivant l’emphase orientale, notre compatriote fut annoncé par l’huissier sous le nom de seigneur victorieux à la guerre; et lorsqu’il fut admis en présence de l’empereur, celui-ci lui conféra un khélat ou vêtement d’honneur qui lui fut endossé en grande cérémonie, sous l’inspection du premier ministre. Ensuite l’empereur lui-même attacha, de ses mains, un double ornement de pierreries au chapeau gris du Français, chapeau que le grand-visir avait préalablement déguisé en turban. Jacquemont eut grand’peine (comme il le raconte) à conserver son sérieux pendant cette espèce de comédie; fort heureusement, dit-il, qu’il n’y avait pas de glaces dans la salle du trône, et que je ne pouvais voir, de ma mascarade, que mes grandes jambes, en pantalon noir, sortant de dessous ma robe de chambre turque.»
L’empereur était un vieillard vénérable, d’une belle figure, portant une longue barbe blanche; son air mélancolique était celui d’un prince qui a été malheureux toute sa vie. Il n’avait pas d’idée très-nette sur notre patrie, car il s’informa s’il y avait un roi en France, et si l’on y parlait anglais. Il parut surtout fort préoccupé du spectacle bizarre que lui offrait notre compatriote avec ses cinq pieds huit pouces, ses grands cheveux, ses lunettes et son ajustement oriental, par-dessus son habit noir à la mode de Paris.
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L’audience dura environ une demi-heure, après laquelle Jacquemont se retira processionnellement avec sa suite. Les tambours battirent aux champs quand il passa devant les troupes avec sa robe de chambre en mousseline brodée. «Ah! écrivait-il gaîment à son père, que n’étiez-vous là pour jouir de votre postérité!»
Ainsi l’Orient, dont, il y a un siècle, on ne parlait encore qu’avec une sorte de respect et de crainte, n’offre plus aujourd’hui aux voyageurs, dans ses mœurs et ses usages, qu’un sujet de risée et de moquerie; c’est que les temps de ses conquêtes sont passés; et l’Europe, honteuse de sa terreur, se raille maintenant de ce qui fut si longtemps son effroi.
Quelques jours après avoir quitté Delhi, Jacquemont fit plusieurs parties de chasse, tantôt avec les Delhiens, tantôt avec les Anglais. Dans ces sortes d’exercices, les plus grands dangers qu’on ait à courir proviennent moins des animaux qu’on chasse, que des chutes de cheval; aussi pas une seule chasse indienne qui ait jamais lieu sans la présence d’un chirurgien, car il y a toujours là quelque jambe cassée, quelque épaule fracassée.
Les lions et les tigres se chassent ordinairement non pas à cheval, mais à l’aide d’éléphants. Chaque chasseur est juché dans une caisse fort élevée, attachée sur l’animal; il a toujours près de lui deux fusils et une paire de pistolets. Quelquefois il arrive, quoique rarement, que le tigre, poussé aux abois, vienne à sauter sur la tête de l’éléphant: mais il n’en résulte d’accident que pour le cornac, qu’on paie vingt-cinq francs par mois pour s’exposer à de tels dangers. En cas de mort, le malheureux a du moins cette triste consolation, que son trépas sera promptement vengé, car l’éléphant ne laisse jamais sa trompe oisive quand il se sent coiffé d’un tigre, que le chasseur achève d’ailleurs alors d’une balle à bout portant.
Il se trouve en outre, par derrière, un autre pauvre diable dont l’office apparent est de tenir un parasol au-dessus de la tête du chasseur, mais dont le véritable emploi est d’être dévoré à sa place, lorsqu’il arrive par hasard que l’éléphant, peu aguerri, s’enfuie devant le tigre qui va s’élancer sur sa croupe.
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Aucun accident n’eut lieu dans les chasses auxquelles assista Jacquemont. Dans l’une d’elles, la troupe se composait de dix-sept éléphants et de quatre cents cavaliers indigènes. Les Anglais et lui se placèrent au centre; sur les ailes, se déploya la cavalerie; et, deux tambours battant la marche, ils entrèrent dans le désert, formé de plaines immenses, sablonneuses, couvertes d’arbrisseaux épineux et semés çà et là de grands arbres; mais il n’y avait point d’obstacles pour les éléphants; ils arrachaient laborieusement les arbres qui gênaient leur passage, de même que les branches susceptibles d’atteindre celui qu’ils portaient; et quand ces arbres se trouvaient trop rapprochés pour que la cavalerie put s’avancer entre eux, se repliant alors, elle passait après les éléphants dans les larges trouées que ceux-ci avaient pratiquées. Là où elle pouvait agir librement, elle se formait, de part et d’autre, en un demi-cercle qui battait, à une grande distance, tout l’espace d’alentour; et elle jetait ainsi sous le front des éléphants tout le gibier de la plaine. Les chasseurs qui n’étaient qu’au nombre de six, tuèrent par centaine des lièvres et des perdrix; une hyène et plusieurs sangliers furent blessés, à les en croire, mais le fait était pour le moins douteux; en effet des cavaliers, lancés à la poursuite de ces bêtes fauves, ne purent les atteindre. On rencontra aussi des troupeaux d’antilopes, mais sans les pouvoir approcher à portée de carabine; bref, on revint fort désappointé au camp, car on n’avait pas aperçu l’ombre d’un lion ou d’un tigre.
Au retour, les Anglais avaient préparé une fête sous une tente immense, illuminée comme une salle de bal; et, pour que rien ne manquât à la soirée, après un dîner exquis, des comédiens persans et des mimes furent introduits. Leurs bizarres travestissements égayèrent fort la compagnie. Le lendemain, la chasse recommença sans plus de succès; elle dura huit jours consécutifs, et ne cessa que lorsqu’on eut battu tous les buissons de la contrée, épuisé et ruiné le peu de villages qui s’y trouvaient.—Jacquemont, dans tout le cours de ses périlleuses excursions, ne rencontra pas une seule fois un tigre ou quelque autre bête de cette espèce; seulement, un soir, une chèvre disparut de son[p. 133] camp, et comme à peu de distance on entendit quelque bruit dans un buisson, il se détermina à y tirer deux coups de fusil; après quoi, ses gens se hasardèrent à visiter ce buisson; ils y trouvèrent la chèvre étranglée. C’est la seule fois qu’il lui arriva un événement de ce genre, et qu’il pût, en réalité, se croire dans un pays que nous nous représentons comme très-infesté de bêtes féroces.
Vincent de Paul naquit en 1576, au village de Ranquines, dans cette partie de la France qu’on nomme aujourd’hui le département des Landes. Guillaume de Paul son père, et sa mère Bertrande de Mauras, étaient de pauvres habitants de la campagne, qui élevaient avec beaucoup de peine leurs enfants. Mais, s’ils avaient peu de fortune, ils possédaient en revanche un trésor qui vaut mieux que toutes les richesses du monde: l’amour de Dieu et du travail.
Comme il fallait, dans une aussi nombreuse famille, que chacun se rendît utile selon son âge et ses forces, Vincent, très-jeune encore, fut chargé de la garde des troupeaux. Cet enfant annonça de bonne heure ce qu’il serait par la suite, car il ne pouvait voir souffrir les malheureux. Il offrit une fois à un mendiant, trente sous, fruit unique de ses longues économies. Quand on l’envoyait chercher de la farine au moulin du village, il lui arrivait souvent d’ouvrir le sac et d’en donner plusieurs poignées aux pauvres qu’il rencontrait. A ces qualités du cœur, il joignait les qualités de l’esprit; et son père, voulant mettre à profit ses excellentes dispositions, résolut de le faire instruire, quoique cela le gênât infiniment; que ne peut l’amour d’un bon père pour un bon fils!
Il le mit donc, à l’âge de douze ans, chez les révérends pères cordeliers; et Vincent y fit tant de progrès, qu’il fut bientôt capable d’instruire les autres. Ce qu’on remarquait en lui, c’était moins encore la science et le talent qu’une grande douceur, une[p. 134] immense charité et une piété solide, vertus sans lesquelles le génie ne mérite point d’estime. Destiné à l’état ecclésiastique, il reçut avec joie les ordres sacrés, et dès lors commença pour lui ce ministère laborieux que de nouveaux bienfaits signalèrent chaque jour.
Obligé d’aller à Marseille recueillir une succession, il voulut s’en retourner par mer; mais la Méditerranée était pleine de pirates (voleurs de mer), et ces brigands, qui venaient des côtes de l’Afrique, attaquèrent le vaisseau où se trouvait Vincent, s’en emparèrent, et le firent prisonnier. De retour dans leur pays, ils le vendirent comme esclave. Cependant il ne se découragea point, car il espérait en Dieu; et s’étant mis à prêcher l’Évangile à ces infidèles qui ne connaissaient point Jésus-Christ, il eut le bonheur d’en convertir plusieurs. Il convertit même jusqu’à son maître, et revint en France avec lui.
Quelque temps après, Vincent de Paul, se trouvant à Paris, apprit que les galériens, qui devaient partir pour Marseille, étaient renfermés, en attendant leur départ, dans des cachots humides, où ils souffraient beaucoup. Il courut aussitôt les visiter, et il trouva ces malheureux tellement accablés par les maladies et la misère, qu’il conçut le noble projet de les soulager. Il obtint, à cet effet, la permission de les faire transporter dans une maison plus saine, où il allait leur donner lui-même les consolations de la religion; et ces grands criminels, devenus doux et paisibles à sa voix, l’écoutaient comme un père.
Le roi Louis XIII, apprenant un si beau trait, le nomma aumônier général des galères de France. Mais Vincent ne vit dans cette faveur qu’une charge nouvelle. Il se rendit de suite à Marseille, où il passait les jours et les nuits à visiter les prisons et à consoler les galériens. Ce n’était plus un homme, c’était un ange descendu au milieu de ces pauvres gens pour les ramener au bien en les ramenant à Dieu.
Ce fut là, mes chers enfants, que Vincent de Paul fit un de ces miracles de charité auxquels on ne croirait point, si l’on ne savait tout ce que peut la vertu chrétienne. Il avait remarqué, en visitant le bagne, un galérien qui pleurait toujours, et qui parais[p. 135]sait près de mourir de douleur. Un jour que cet homme semblait encore plus triste que de coutume, Vincent s’approcha de lui avec bonté, et lui demanda pourquoi il se désolait de la sorte.
—Hélas! répondit le galérien, j’ai une femme et de petits enfants qui meurent de faim; et je ne peux les secourir. Autrefois, je travaillais pour les faire vivre; maintenant qu’ils n’ont plus personne, que vont-ils devenir?»
A ces mots, le bon prêtre fut touché jusqu’aux larmes; car il savait que cet homme avait été condamné injustement.
—Allez, lui dit-il, rejoindre votre femme et vos enfants. Je vais me mettre à votre place, et nul ne saura que vous êtes disparu.»
Alors, profitant d’un moment où il n’était point aperçu, Vincent de Paul ôta les fers du galérien, se les fit attacher à lui-même, et demeura ainsi plusieurs semaines, sans qu’on se doutât de son sublime dévouement.
Ce saint prêtre était toujours là quand il y avait un bien à faire ou un mal à guérir. Il fonda les congrégations des missionnaires et des sœurs de la charité, ces pieuses filles qui renoncent au monde, à la fortune, à leur famille, pour soigner les malades et servir les pauvres. Ce sont elles que vous voyez dans nos hôpitaux sous le nom béni de Sœurs de saint Vincent de Paul.
Ce n’était point encore assez. Vous avez, sans doute, entendu parler de ces malheureux enfants que leurs parents abandonnent, et qu’on appelle les enfants trouvés. Eh bien! autrefois personne ne les secourait. Ils mouraient de faim ou de froid, là où on les déposait; et dans les grandes villes comme Paris, on trouvait chaque matin leurs petits corps froids et glacés étendus au coin des bornes et sous le portail des églises. Vincent de Paul ne put tenir à ce spectacle. Il appela sur ces innocentes créatures la pitié des riches, et il obtint assez d’aumônes pour fonder le premier hospice des enfants trouvés. C’est là, mes chers amis, la plus belle œuvre de cette vie pleine de bonnes œuvres.
J’aurais encore bien des choses à vous dire, bien des vertus à vous raconter; j’aime mieux vous laisser pour adieu ce doux souvenir.
[p. 136]
Vincent de Paul mourut à l’âge de quatre-vingt-cinq ans. Les pauvres le pleurèrent longtemps; car ils venaient de perdre leur meilleur appui. Mais il fallait que Dieu récompensât enfin la belle âme de son serviteur.
L’Église le mit au nombre des saints qu’elle honore, sous le pontificat du pape Clément XII, en 1737, et c’est dimanche dernier que nous avons célébré sa fête.
Depuis quelques jours on voyait rôder, à Stockholm, à l’heure où le roi a coutume de sortir, un vieillard plus qu’octogénaire; il avait l’air bien malheureux. Un des gardes du château, à qui la vue continuelle de ce pauvre homme inspirait quelque méfiance, le fit arrêter et conduire au corps de garde. Là on fouilla l’inconnu et l’on trouva sur lui une lettre adressée au roi, et une petite croix en argent suspendue à un vieux ruban blanc, dont il refusa de se séparer. Tout à coup le bruit du tambour annonce la sortie du roi. Le pauvre vieillard échappe à ses gardiens, se précipite dans la cour, et va se jeter, en tremblant, aux pieds du prince. «Sire, dit-il en lui présentant sa petite croix d’argent, vous avez remporté tant de batailles, gagné tant de croix depuis que je vous ai vu pour la dernière fois, qu’il est bien possible que vous ayez oublié la première que vous avez reçue de votre vie; c’est moi, sire, qui vous l’avais donnée, et j’ai voulu vous la rapporter avant de mourir.»
C’était l’ancien maître d’école du village où était né le petit Bernadotte, aujourd’hui roi de Suède. Le monarque attendri fit relever bien vite son ancien maître d’école, lui dit de touchantes paroles, et lui fit donner une pension pour le reste de sa vie. Mais hélas! le pauvre vieillard ne devait pas jouir longtemps de ce bonheur: il mourut quelques jours après, par suite de la trop vive émotion que lui avait causée cette scène.
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Sur les neuf heures du matin, vers le milieu du mois de juillet, une jeune dame, d’une physionomie distinguée, sortait du parc de Fontainebleau par la grille d’Avon. Plongée dans les délices d’une douce rêverie, elle marchait lentement, sans paraître savoir de quel côté la dirigeaient ses pas, lorsqu’une vieille femme, courbée sous le poids d’un énorme fagot de bois mort, attira tout à coup son attention. La malheureuse était couverte de vêtements en lambeaux, et ses pieds nus, qu’avaient arrachés les pierres du chemin ou les ronces de la forêt, portaient en plusieurs endroits des traces de sang. La jeune dame, douloureusement émue à l’aspect de tant de misère, se disposait, sans doute, à lui adresser quelques questions, lorsqu’une jeune fille, s’élançant d’un petit sentier voisin, vint interrompre le cours de ses idées.
—Ho hé! bonne mère, dit à la pauvre paysanne cette enfant qui semblait n’avoir guère plus de douze ans, vous êtes bien vieille pour marcher, par cette chaleur, avec un si lourd fardeau! comme vos pieds sont meurtris, votre front mouillé de sueur! Arrêtons-nous un moment sous ce noyer; là, vous prendrez ma petite hotte qui ne contient que de la fougère, et moi, je me chargerai de votre fagot jusqu’à Changy.
Lith. de Cattier.Louis Lassalle del. et lith.
—Bah! bah! reprit la vieille d’une voix chevrotante, un poids comme celui-là écraserait trois mioches comme toi, chère petite; garde ta hotte, et laisse-moi mon fagot. Depuis que j’ai vendu Martin, ajouta-t-elle en essuyant une grosse larme qui coulait le long de sa joue ridée, il faut bien que je m’habitue à la fatigue.
—Martin, c’était votre mari? demanda naïvement la petite.
—Hélas! non, répondit la vieille: Martin, c’était mon âne; mais je ne peux pas penser à la pauvre bête sans pleurer à chaudes larmes.
—«Allons, allons, donnez-moi votre fagot, la mère, reprit Madeleine dont le cœur était tout gros d’émotion, et chemin[p. 138] faisant, nous me raconterez pourquoi vous avez vendu Martin.»
La pauvre vieille s’arrêta, essuya son visage où ruisselait la sueur, et, se débarrassant de son fardeau, «Puisque tu le veux absolument, ma chère petite, j’y consens; mais sois tranquille; la vieille Françoise n’oubliera jamais le service que tu lui rends.» Et en disant ces mots, la pauvre paysanne chargea son gros fagot de bois mort sur les épaules de Madeleine, qui eut bien de la peine à ne pas fléchir sous le poids.
—Oh! oh! vous aviez raison, dame Françoise, reprit l’enfant; ce n’est pas si léger que ma hotte au moins; mais j’aurai bon courage jusqu’à ce que vous soyez délassée.»
Arrivées devant un petit tertre autour duquel un grand chêne projetait une ombre rafraîchissante, la pauvre septuagénaire engagea Madeleine à s’asseoir; et toutes deux, harassées de fatigue, se reposèrent un instant.
Alors la jeune dame, qui, sans affecter de les suivre, avait pourtant écouté leur conversation avec le plus vif intérêt, vint prendre place derrière elles, et parut redoubler d’attention quand la petite Madeleine demanda à la vieille Françoise son âge et le nom du pays qu’elle habitait.
—J’aurai soixante-quinze ans à Pâques fleuries, mon enfant, répondit la paysanne, et je demeure au village d’Effondrée, tout auprès du bord de l’eau. Mon mari était marinier sur les bateaux de la Touraine qui viennent apporter des tuiles à Paris pendant six mois de l’année. Tant qu’il put faire le métier, il tint bon, le pauvre cher homme, et nous avions toujours un morceau de porc à mettre sur notre pain, le dimanche; mais, quand les années sont venues, la Seine l’a remercié de ses services; alors il est tombé malade de chagrin, car il disait toujours que la terre ne lui convenait pas. A cette époque, nous possédions un petit champ de luzerne dont la récolte nourrissait notre âne pendant l’hiver; il allait, durant l’été, paître la mousse de la forêt. Mais mon pauvre homme une fois mort, il fallut vendre le champ pour payer les frais de l’enterrement, et quand le champ fut vendu, il fallut aussi se défaire de l’âne que je ne pouvais plus nourrir faute de fourrages. Bref, la misère est entrée dans ma cabane, et[p. 139] je prie soir et matin le bon Dieu de me rappeler à lui, avant que la faim ne se charge de ce soin.»
Pendant cette triste confidence de la vieille, Madeleine essuyait ses yeux mouillés de larmes, et la jeune dame, profondément attendrie, ne pouvait détacher ses regards de ce groupe auquel l’honnêteté, la souffrance et la misère donnaient un intérêt irrésistible.
—Et toi, chère petite, demanda Françoise, quel âge as-tu? et quel est ton village?
—Moi, répondit Madeleine avec un petit soupir, je suis née, il y a douze ans, sous l’aile d’un moulin à foulon. Oh! c’était un bon temps que celui-là, à ce que dit ma pauvre mère, et, jusqu’à sept ans, mon enfance fut bien heureuse! Je me souviens toujours d’une belle vache tigrée qu’on nommait Javotte, et qui venait manger, dans ma main, des touffes d’armoise cueillies autour de la marre; et puis je vois encore les poules caquetant sous le hangar de la bicoque, tandis que ma mère filait le chanvre à l’ombre de son noyer. Oh! alors je ne sortais qu’avec une belle jupe de droguet, de bons bas bleus achetés à la foire du village, et de gros souliers garnis de clous. Comme j’étais contente, le dimanche, d’étaler mes beaux habits à la messe d’Avon, et comme j’étais fière aussi quand M. le curé me présentait sa belle bourse dans laquelle je mettais un sou!... Oui, oui, c’était un bon temps que celui-là! Mais la maladie se jeta sur tous les bestiaux du pays, alors nous perdîmes notre vache, et mon père tomba en paralysie, tant cette perte lui fut sensible; et, au bout de quinze jours, le beau moulin, qui nous faisait vivre, fut vendu à l’encan; depuis ce temps, mère Françoise, le pain a bien souvent manqué à la huche. Ma mère est obligée de rester à la maison pour garder son pauvre mari, et moi, je vais ramasser de la fougère dans la forêt, pour les fruitiers qui envoient du raisin à Paris. On me donne quatre sous de la hotte. Quand il ne fait pas trop chaud, je suis bien contente, car je fais deux voyages: ce qui me fait un bon petit bénéfice. Mais, dans les grandes chaleurs, ma mère me défend de tant marcher, parce qu’elle dit que ça me donne la fièvre.
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—Tope là, mon enfant, dit la vieille Françoise à la petite Madeleine en lui tendant sa main flétrie, nous avons mangé notre pain blanc le premier.»
Et toutes deux, ayant repris leur fardeau, se disposèrent à partir.
En ce moment, la jeune dame fouilla dans un petit sac de velours, sans doute pour y prendre quelques pièces de monnaie qu’elle voulait leur offrir; mais, soit qu’elle n’y eût pas trouvé ce qu’elle cherchait, soit qu’il lui vînt une autre pensée, elle s’éloigna en jetant sur les deux paysannes un long et mélancolique regard.
A quelque temps de là, vers six heures du matin, on frappa lestement à la maison de la vieille Françoise dans le village d’Effondrée.
—Oh là! hé! la mère! cria de dehors la voix fraîche et rieuse d’une jeune fille, ouvrez vite, je vous apporte une galette toute chaude; et la porte n’eut pas été plutôt ouverte que Madeleine sauta au cou de la bonne paysanne.
—Mais regardez-moi donc, continua-t-elle avec une volubilité ravissante, regardez donc comme je suis belle! me voilà mise comme autrefois, avec un jupon de droguet, des bas bleus, des souliers tout neufs!... Et puis, j’ai... j’ai... devinez, mère Françoise, j’ai une belle vache rayée, qui s’appelle aussi Javotte, avec un beau champ de sainfoin pour la nourrir! aussi ma mère a failli mourir de joie. Mon père va bien mieux, et nous allons racheter notre moulin! Oh! que le bon Dieu est bon! n’est-ce pas, mère Françoise?
—La pauvre vieille était trop attendrie pour répondre à Madeleine; mais, emmenant la jeune fille dans sa petite cour, toute tapissée de vigne vierge, elle lui fit voir, sous le hangar, un bel âne brun déjà revêtu d’un bât, et de deux paniers tout neufs. Voilà, dit-elle à son tour en pleurant de joie, voilà mon Martin retrouvé. Puis tirant de son sein un papier soigneusement plié: et ceci est une permission pour le faire paître l’été dans la forêt, et pour aller recevoir, chaque semaine d’hiver, six bottes de foin aux écuries des Héronières; aussi maintenant, le pain m’est[p. 141] assuré jusqu’à la mort. Oh! merci! merci! dit la vieille en croisant ses mains avec ferveur, merci! âme charitable qui avez pitié des malheureux! que le ciel vous rende un jour le bien que vous nous faites aujourd’hui!
—Vous connaissez donc la personne qui nous a envoyé toutes ces richesses? demanda Madeleine.
—J’imagine, mon enfant, que c’est la belle jeune dame qui s’est assise sous le chêne, derrière nous.
—Je ne sais pourquoi mon cœur l’avait deviné, s’écria Madeleine... Oh! je la chercherai tant dans la ville, qu’il faudra bien que je la trouve.
—C’est un monsieur, tout habillé de noir, qui est venu m’apporter ces bonnes nouvelles, ajouta Françoise, mais il a toujours refusé de m’apprendre le nom de la personne qui l’envoyait.
—C’est aussi ce qui nous est arrivé, reprit l’enfant; eh! j’y pense, la jeune dame qui se montre si charitable envers les pauvres, doit aimer Dieu, mère Françoise; si vous voulez venir dimanche avec moi à l’église de Fontainebleau, peut-être y apercevrons-nous notre bienfaitrice.
Cette proposition fut acceptée, et l’on convint, de part et d’autre, d’être fidèle au rendez-vous.
Le dimanche arrivé, les deux paysannes, escortées de leur nouvelle monture, et parées de leurs plus beaux habits, se rendirent à Fontainebleau. Mais les abords de l’église étaient envahis par une si prodigieuse quantité de monde, qu’elles ne purent en approcher.
—Qu’y a-t-il donc d’extraordinaire? demandaient les uns.
—On dit que la famille royale est à la chapelle de la Vierge, répondaient les autres.
—La voiture est attelée de huit chevaux; regardez donc, mère Françoise, disait Madeleine, qui ne comprenait rien à tant de luxe.
—Place à la reine! vive la reine!, s’écria tout à coup un aide de camp tout chamarré d’or, tandis que la foule se repliait derrière le double rang de soldats qui formaient l’escorte.
En ce moment, la reine, appuyée sur le bras d’une de ses filles,[p. 142] puis madame Adélaïde, suivie de plusieurs dames d’honneur, montèrent dans le brillant équipage, aux acclamations bruyantes de tous les assistants. Mais, lorsque la gracieuse fille de France tourna ses regards vers la foule, une rumeur singulière s’y éleva soudain; une vieille femme de soixante-quinze ans sanglotait en tendant ses mains flétries du côté de la voiture; et une jeune fille, trop émue pour pouvoir en dire davantage, s’écriait, au milieu de ce flot de têtes attentives: «C’est elle!... c’est elle!...» Mais la calèche partit avec la rapidité d’un trait; et quelques personnes seulement crurent remarquer que la jeune princesse, suivant de son regard le centre de la foule, agita, quelques minutes, son mouchoir en signe d’adieu.
—Dieu t’a bénie d’avoir porté le fagot de la vieille, dit la pauvre Françoise à Madeleine, quand elle eut retrouvé l’usage de la parole, et il a envoyé un de ses anges sur la terre pour nous rendre le bonheur.»
Il y eut autrefois, dans un pays fort reculé, un homme très-riche, appelé Jacob, qui possédait de grands troupeaux. Cet homme avait douze fils, mais il ne les aimait pas tous également, et celui qu’il préférait se nommait Joseph. C’était un jeune garçon d’une figure charmante, et, ce qui vaut mieux encore, d’un excellent caractère; aussi méritait-il, sous tous les rapports, l’affection que lui témoignait son père.
Cependant ses frères, ne pouvant souffrir une semblable préférence, en devinrent extrêmement jaloux, et ils conçurent contre lui une haine si forte, qu’elle finit par ne plus connaître de bornes. Un jour, Joseph leur raconta ainsi un songe extraordinaire qu’il avait eu:
—J’ai rêvé que nous étions ensemble occupés à la moisson. Nous venions de lier chacun notre gerbe, et voilà que la mienne demeurait seule debout, tandis que les vôtres, rangées autour[p. 143] d’elle, s’inclinaient en signe de respect et semblaient l’adorer.
Or, vous verrez plus tard que c’était une prédiction.
Jacob ne répondit rien, car il savait que Dieu protégeait son fils; mais ses frères en furent indignés. Qu’est-ce que cela signifie? demandèrent-ils. N’espères-tu point être notre roi?
Cette circonstance et quelques autres de même nature excitèrent leur coupable envie; au lieu de gagner l’amour de Jacob en imitant les vertus de Joseph, ils résolurent de perdre leur malheureux frère, dès que l’occasion se présenterait; et l’occasion ne tarda pas, car ils furent, à quelque temps de là, conduire au loin leurs troupeaux, et Jacob appelant Joseph qui restait toujours avec lui, lui dit:
—Tes frères sont à tel endroit; va voir ce qu’ils font, et tu me le rapporteras ensuite.
Aussitôt l’enfant se mit en chemin, et après avoir marché beaucoup, il aperçut ses frères dans la plaine. Il s’avançait vers eux fort tranquillement, ne se doutant de rien; mais, dès que ceux-ci l’eurent reconnu, ils tinrent conseil et dirent:
—Voici le songeur qui vient nous espionner; si vous voulez, nous le tuerons.
—Le tuer! mes frères! y pensez-vous? répondit Ruben, leur aîné.—N’est-il pas du même sang que nous? Je vous en supplie, ne commettez point une si méchante action; car Dieu qui voit tout, nous punira. Et que deviendrait notre père, s’il était instruit de ce crime.
—Tuons-le toujours, et si l’on nous demande ce qu’il est devenu, nous dirons qu’une bête sauvage l’a dévoré.
Ruben essaya vainement de les adoucir, et voyant qu’il n’en viendrait pas à bout, il ajouta, comme s’il se fût rendu à leur mauvais dessein:
—Alors, si vous voulez absolument vous en défaire, croyez-moi, descendez-le au fond de cette vieille citerne; il y mourra très-certainement.
Cette citerne était une sorte de puits où l’on avait coutume d’abreuver les troupeaux; elle se trouvait alors sans eau, et Ruben, le moins méchant de tous, leur donnait ce conseil dans l’in[p. 144]tention d’aller plus tard délivrer Joseph. Son avis prévalut. Dès que Joseph fut arrivé, ils se saisirent de sa personne, le dépouillèrent d’une robe magnifique, présent de Jacob, qu’il portait ordinairement, et le descendirent au fond de la citerne.
Ruben s’était éloigné, et les autres venaient de s’asseoir pour prendre leur repas, quand ils aperçurent des marchands qui se rendaient en Égypte pour y faire le commerce.
—Tenez, dit Juda, à quoi nous servira de laisser mourir notre frère, si nous pouvons nous en débarrasser autrement? Voici des marchands là-bas; tâchons de le leur vendre et d’en recueillir quelque profit.
—Marchands! marchands! s’écrièrent-ils. Les marchands approchèrent.
—Nous avons ici un jeune homme que nous voulons vendre comme esclave. Combien nous en donnerez-vous?
En même temps ils tirèrent Joseph de la citerne et le présentèrent aux marchands. Ceux-ci, l’ayant examiné, répondirent:
—Nous vous en donnerons vingt pièces d’argent.
—Prenez-le, il est à vous. Et ces méchants, sans pitié pour la jeunesse de leur frère, le livrèrent aux marchands ismaélites.
Quand Ruben, qui n’avait point assisté à cet affreux marché, fut de retour, il courut à la citerne, et ne trouvant plus Joseph, il se désolait.—Que vais-je devenir! mon Dieu, que vais-je devenir! Comment annoncerai-je cette nouvelle à notre père?
—Ne crains rien, répliquèrent-ils, nous allons tuer un chevreau; nous tremperons dans son sang la belle tunique de notre frère, et quand Jacob la verra, il croira qu’une bête féroce l’a dévoré.
Ce projet leur sourit. Ils chargèrent un étranger de porter la robe sanglante à leur père, car ils n’osaient y aller eux-mêmes; et dès que le vieillard l’eut reconnue, il s’écria en pleurant:
—C’est bien là la robe de mon fils! une bête sauvage l’a dévoré! une bête sauvage a dévoré Joseph!
Ses enfants s’approchèrent alors, et ils essayaient de le consoler; mais ils n’y pouvaient réussir.
[p. 145]
—Laissez-moi, disait-il, laissez-moi. Je descendrai vers mon fils jusqu’au tombeau!
Pendant ce temps-là, que devenait le pauvre Joseph? Ne craignez rien pour lui, mes chers enfants: Dieu le protégeait comme il protége l’innocence, et si les secours humains lui manquaient, la Providence veillait sur lui.
Dès que les marchands furent arrivés en Égypte, ils le vendirent à un officier du roi nommé Putiphar. Cet officier le prit en affection à cause de sa grande douceur et de son intelligence, et il alla même jusqu’à lui confier l’intendance de sa maison. Joseph se trouvait donc aussi heureux qu’on peut l’être, quand on habite loin d’un bon père, lorsque la femme de Putiphar, la plus méchante de toutes les femmes, l’accusa devant son mari d’un crime odieux. Celui-ci eut l’imprudence de la croire sur parole, et persuadé que Joseph était coupable, il le fit jeter en prison.
Ce qui devait le perdre le sauva, et voici comment:
Le hasard voulut que le grand échanson du roi Pharaon (celui qui lui versait à boire) et le grand panetier (le chef des boulangers), fussent jetés dans la même prison que lui. Ces deux officiers s’étaient rendus coupables envers leur maître, et ils s’inquiétaient beaucoup du sort qui les attendait. Un jour que leur visage paraissait plus sombre qu’à l’ordinaire, Joseph s’approcha d’eux et leur dit:
—Pourquoi messeigneurs sont-ils si tristes ce matin?
—Nous avons eu chacun un songe, répondirent-ils, et il n’y a là personne pour nous en donner l’explication.
—Si vous voulez me raconter votre songe, je vous la donnerai peut-être, moi!...—Toi!—Moi, messeigneurs! l’explication des songes ne vient point de l’homme, mais de Dieu.
—Eh bien! reprit l’échanson, puisque tu te prétends si habile interprète, écoute, et tâche de m’apprendre le sens de ce rêve:
«Je voyais devant moi une vigne qui avait trois branches. Ces branches croissaient à vue d’œil. Elles poussèrent d’abord des[p. 146] boutons, puis des fleurs, puis des grappes. Je tenais d’une main la coupe de Pharaon; de l’autre, je pressais dans la coupe les raisins mûrs, et je la présentais au roi.
—Prenez bon courage, seigneur, dit Joseph, les trois branches sont trois jours au bout desquels le roi vous pardonnera et vous rendra votre première charge. Je vous prie alors de ne pas oublier votre interprète; car je suis innocent, et c’est par erreur que j’ai été jeté dans ce cachot.
Le grand panetier voyant que Joseph avait habilement interprété le songe, parla ainsi:
—Pour moi, je croyais avoir sur la tête trois corbeilles remplies de gâteaux, et les oiseaux du ciel en mangeaient.
—Quant à vous, seigneur, répliqua Joseph, je n’ai rien de bon à vous annoncer. Les trois corbeilles sont trois jours au bout desquels le roi vous fera trancher la tête. Votre corps sera suspendu à une croix, et les oiseaux se nourriront de votre chair.»
Je ne sais si les officiers crurent à cette explication, toujours est-il qu’elle se réalisa, car le troisième jour, Pharaon, célébrant l’anniversaire de sa naissance, se rappela ses deux officiers. Il fit mourir le grand panetier et rétablit le grand échanson. Seulement, comme il arrive d’ordinaire, ce dernier oublia l’interprète. Il est même plus que probable qu’il ne s’en serait jamais souvenu, si le roi n’eût eu à son tour un songe que tous les devins de l’Égypte ne purent expliquer. Alors l’échanson pensa au jeune esclave prisonnier; il en parla à Pharaon, et Pharaon voulut le consulter. Aussitôt on délivra Joseph, on lui coupa les cheveux, on lui donna des habits convenables pour paraître devant le monarque, et on le lui présenta.
«J’ai appris, dit le roi, que tu étais fort habile dans l’art de conjecturer: or, j’ai eu cette nuit un songe dont les savants de l’Égypte ne peuvent m’expliquer le sens; voyons si tu seras plus heureux. Je croyais être sur le bord d’un fleuve. Je vis sortir de ce fleuve sept vaches grasses qui se mirent à paître dans un marais. Bientôt après, j’en vis sortir sept autres d’une affreuse maigreur; et ces méchantes bêtes, se précipitant sur les premières, les dévorèrent en un instant.»
[p. 147]
Joseph s’inclinant devant le roi, répondit: «C’est Dieu qui envoie ce songe à Pharaon. Les sept vaches grasses représentent sept années d’abondance pendant lesquelles l’Égypte récoltera plus de grain qu’elle n’en pourra consommer. Les sept vaches maigres annoncent que ces années d’abondance seront suivies de sept années d’une affreuse stérilité. Il n’y a qu’un moyen d’éviter ce fléau. C’est de placer à la tête des affaires un homme habile et prudent, qui mette en réserve, dans les greniers publics, la cinquième partie des fruits de la terre, durant les sept années d’abondance, afin que l’Égypte ne soit pas prise au dépourvu lorsque la famine arrivera.»
A ces mots, le roi, saisi d’étonnement, regarda les officiers qui l’entouraient, tant il était surpris de trouver une si grande sagesse dans la bouche d’un pauvre esclave. Enfin, s’adressant à Joseph, il lui dit:—C’est Dieu lui-même qui t’inspire, et je ne sais s’il existe un homme plus sage que toi par toute l’étendue de mon royaume. Aussi je te choisis, dès aujourd’hui, pour mon ministre; je t’établis chef de la terre d’Égypte, et j’entends que mes sujets t’obéissent comme ils m’obéissent à moi-même.
Alors Pharaon lui passa au cou un collier d’or. Il lui mit au doigt un anneau précieux; et voilà, mes chers enfants, comment le fils de Jacob, vendu par ses frères, emprisonné par son maître, fut élevé tout à coup à la première charge d’un puissant empire; parce que n’ayant point désespéré de la Providence, la Providence ne l’avait pas abandonné.
Cependant le songe de Pharaon s’accomplit, et après les sept années d’abondance, il vint une telle stérilité que, de mémoire d’homme, jamais on n’en vit une semblable. Joseph l’avait bien prévu; aussi, quand les Égyptiens se plaignirent de la famine, il fit ouvrir les greniers, remplis pendant les bonnes années, et il leur vendit du blé au prix qu’il voulut. Cette nouvelle se répandit bientôt dans les pays d’alentour; et comme la disette régnait[p. 148] partout, on accourait de fort loin pour acheter du blé en Égypte; ce qui fit grand bien au trésor du roi. Les frères de Joseph y vinrent aussi, et ils ne le reconnurent pas, car ils le croyaient mort depuis longtemps; mais Joseph les reconnut, et il résolut de ne point se découvrir aussitôt. Il les fit donc approcher de son tribunal, et leur parla rudement ainsi qu’à des étrangers.
—Qui êtes-vous? leur demanda-t-il d’un ton sévère.
—Seigneur, nous sommes les enfants d’un vieillard qui se nomme Jacob.
—D’où venez-vous?
—Nous venons du pays de Chanaan afin d’acheter de quoi vivre, la famine ayant désolé notre canton.
—Il n’en est rien, reprit Joseph: vous êtes des espions envoyés par les ennemis de l’Égypte. Vous venez visiter le royaume pour examiner les endroits faibles et mal fortifiés.
Ils reprirent humblement:—Seigneur, nous vous avons dit la vérité. Nous étions douze frères. Le plus jeune, nommé Benjamin, est resté avec Jacob, notre père, et l’autre n’est plus.
—Vous dites que vous avez encore un jeune frère, repartit Joseph. Décidément je saurai si vous êtes ou non des imposteurs. Retournez dans votre famille et amenez-moi ce Benjamin qui est demeuré auprès du vieillard. En attendant votre retour, je garderai l’un de vous prisonnier, et si vous ne revenez pas, je le ferai mettre à mort.
Le sort tomba sur Siméon, qui fut jeté en prison et enchaîné comme un criminel. Quant aux autres, on emplit leurs sacs, et Joseph ordonna même de remettre secrètement le prix du blé à l’entrée de chaque sac. Ils partirent le cœur plein d’amertume, et dès qu’ils furent de retour, ils annoncèrent à Jacob le triste résultat de leur voyage.
—Hélas! s’écria le malheureux vieillard, vous êtes la cause de toutes mes infortunes, et vous avez tant fait que je n’aurai bientôt plus de fils. Joseph est mort, Siméon est prisonnier, et il faut encore abandonner Benjamin; non! je n’y consentirai jamais. Benjamin n’ira pas en Égypte, car si je m’en séparais, ce serait pour ne le plus revoir, et j’en mourrais de douleur!
[p. 149]
Les enfants de Jacob n’insistèrent pas davantage; et s’étant mis à vider leurs sacs, quelle fut leur surprise en retrouvant toute la somme qu’ils avaient portée! Ils crurent que c’était une erreur des officiers de l’intendant, et ils se promirent de rendre cet argent aussitôt qu’ils le pourraient.
Les choses allèrent quelque temps ainsi; mais la famine continuait, le blé touchait à sa fin, et il fallut retourner en Égypte. Juda fut donc trouver Jacob et lui dit:
—Mon père, voici le blé qui diminue, et nous en manquerons très-certainement. Vous savez que le gouverneur de l’Égypte ne veut point nous revoir sans Benjamin, remettez-le entre mes mains; je vous en réponds sur moi-même, et si je ne vous le ramène sain et sauf, je veux être à jamais coupable envers vous.
—S’il en est ainsi, répondit Jacob, partez! prenez quelques productions rares de notre pays pour les offrir au gouverneur; n’oubliez pas l’argent que vous avez trouvé dans vos sacs, de peur qu’on ne vous accuse de l’avoir volé, et puisque cela est nécessaire, que Benjamin aille avec vous!
Leur voyage fut heureux, et leur réception plus heureuse encore. Joseph, cette fois, les accueillit fort bien, et fit aussitôt délivrer Siméon.
—Votre père, dit-il, ce vieillard dont vous m’avez parlé, vit-il toujours?—Il vit toujours, seigneur.—Se porte-t-il bien?—Il se porte bien.—Quel est ce jeune homme que j’aperçois? est-ce votre frère Benjamin?
—C’est lui, seigneur.
—Mon fils, repartit Joseph, que le Seigneur te soit miséricordieux!—mais il ne put rien ajouter; car sa voix tremblait d’émotion, et ses larmes étaient sur le point de le trahir. Il se retira quelques instants dans sa chambre pour pleurer; et s’étant lavé le visage pour que personne ne s’en aperçût, il rentra dans l’appartement où ses frères se trouvaient réunis; il appela ensuite un de ses officiers, et lui dit à voix basse: Je veux qu’on serve un repas magnifique à ces hommes que tu vois. Pendant qu’ils seront à table, tu empliras leurs sacs, tu remettras, comme la[p. 150] première fois, le prix du blé au fond de chaque sac, et tu cacheras ma coupe d’or dans celui du plus jeune. Puis tu les laisseras partir, et quand ils seront en chemin, tu courras après eux, et tu leur diras:—Pourquoi avez-vous dérobé la coupe de mon maître?
Cet ordre fut exécuté. Les onze enfants de Jacob retournaient joyeusement dans leur pays, et ils avaient déjà quitté la ville, lorsqu’ils s’aperçurent qu’on les poursuivait. En effet, le grand-officier de Joseph les atteignit bientôt.
—Comment? leur dit-il, vous avez été bien reçus, bien nourris, et pour payer mon maître de ses bontés, vous avez dérobé sa coupe!
—Nous? s’écrièrent-ils indignés; nous croyez-vous capables d’un tel crime? Que celui d’entre nous qui l’a commis soit puni de mort, et nous deviendrons tous esclaves de votre maître!
—Alors, repartit l’officier, ouvrons les sacs, et voyons!
La coupe se trouva dans le sac de Benjamin.
A cette vue, ils demeurèrent immobiles! Il fallut se résigner. On les ramena honteusement dans la ville, et ils comparurent devant Joseph.
—Pourquoi, leur demanda-t-il, avez-vous agi de la sorte? Ne deviez-vous pas savoir que je découvrirais facilement les auteurs de ce vol?
—Nous n’avons rien à dire, répondit Juda consterné... Faites de nous ce qu’il vous plaira; nous sommes vos esclaves.
—A Dieu ne plaise, reprit Joseph, que je commette une telle injustice! Le coupable sera seul puni; pour vous, retournez chez votre père.
Mais Juda, s’étant avancé un peu, dit:—Seigneur, Benjamin est très-jeune; notre vieux père l’aime tendrement, et si je ne lui ramène pas notre frère, il ne pourra survivre à sa douleur. Je vous prie donc, seigneur, de laisser aller Benjamin, et de me retenir esclave à sa place.
[p. 151]
Joseph ne pouvait plus retenir son émotion. Il fit aussitôt sortir les étrangers, et demeurant seul avec ses frères, il s’écria d’une voix entrecoupée de sanglots:—Je suis Joseph!...
Saisis d’étonnement et de crainte, ses frères, prosternés devant lui, n’osaient le regarder; mais il s’approcha d’eux, et avec une grande douceur, il ajouta:
—Je suis Joseph que vous avez autrefois vendu; ne craignez point. C’est la Providence qui a tout conduit. Retournez vite apprendre à mon père que je ne suis point mort, et amenez-le près de moi avec votre famille.
Ensuite il embrassa Benjamin en pleurant; il embrassa chacun de ses frères, et leur pardonna.
Cependant le bruit se répandit dans le palais de Pharaon que les frères de Joseph étaient venus; le roi l’apprit, et dit à Joseph:
—Je veux que votre père, vos frères, leurs femmes et leurs enfants s’établissent en Égypte: donnez-leur les meilleures terres du pays pour qu’ils les cultivent et vivent heureux ensemble.
Je n’essaierai point de vous peindre, mes chers amis, la joie du vieux Jacob lorsqu’il apprit que Joseph, son bien-aimé Joseph, vivait, et qu’il pourrait l’embrasser avant de mourir. J’aime mieux vous la laisser imaginer, à vous qui savez comment aiment les bons parents.
D’abord il n’en voulut rien croire; mais quand il eut vu les chars qui arrivaient afin de l’emmener, lui et sa famille, il dit:
—J’irai!... j’irai! puisque je dois revoir mon fils.
Joseph, de son côté, alla au-devant de son père, et lorsqu’il l’aperçut de loin, il descendit de son char et courut à lui. Ils restèrent longtemps embrassés, et versèrent beaucoup de larmes, de ces douces larmes de bonheur qui soulagent si bien les cœurs vertueux.
Jacob vécut encore dix-sept années, et il mourut à l’âge de cent quarante-sept ans, au milieu de ses douze fils auxquels il donna sa dernière bénédiction. Joseph oublia tout à fait le crime de ses frères. Il leur accorda la terre de Gessen, pays fertile en pâturages, et ils devinrent les chefs de familles nombreuses.
[p. 152]
Ces familles formèrent le peuple hébreu, qui, persécuté par les successeurs de Pharaon, sortit plus tard de l’Égypte sous la conduite de Moïse!
Par une magnifique soirée du mois d’août 1760, le joli petit village de ......., situé sur la rive droite du Rhin, présentait un coup d’œil inaccoutumé. C’était le jour de la saint Albert, patron du lieu, et les habitants le fêtaient de leur mieux. Bien que le soleil n’eût pas disparu encore de l’horizon, les danses avaient déjà commencé; de nombreux groupes de walseurs tournoyaient joyeusement sur la place de l’église, en face de laquelle étaient dressées, à la porte d’une espèce de café, de longues tables de bois où il ne restait plus alors que quelques vieillards fumant tranquillement leur pipe, et causant de leurs affaires. Plus loin, de bonnes vieilles femmes chantaient en chœur une ancienne légende pour célébrer les louanges du saint. D’un autre côté, une troupe d’enfants, tambour en tête, parcourait le village, en exécutant des évolutions militaires. Enfin, pour compléter cette scène animée, le Rhin, qui coulait à peu de distance, était sillonné, en tous sens, par des barques venues des environs, quelques-unes desquelles luttaient de vitesse pour suivre un grand bateau sur lequel un orchestre exécutait des fanfares qui résonnaient au loin sur les deux rives du fleuve. Une de ces barques, s’étant détachée des autres, aborda au rivage, et un jeune homme d’une tournure et d’une mise élégantes, sauta lestement à terre en recommandant au batelier de l’attendre. L’inconnu prit le chemin du village; et, quand il l’eut presque traversé, il s’arrêta vers un carrefour où se croisaient plusieurs sentiers différents. Il hésitait sur le chemin qu’il lui fallait prendre, quand vint à passer près de lui, la petite troupe d’enfants dont nous avons parlé, exécutant tant bien que mal les commandements de son chef, enfant d’une dizaine d’années, dont la physionomie vive et[p. 153] intelligente frappa l’étranger. Il s’approcha donc de lui, et lui frappant amicalement sur l’épaule: «Petit garçon, lui dit-il, veux-tu me conduire à cette maison blanche que tu vois là-bas? Au retour, je t’achèterai un tambour et un beau sabre.»
A cette offre si séduisante, l’enfant rougit jusqu’au blanc des yeux, balbutia quelques mots de consentement, puis enfila en sautant l’un des sentiers et faisant signe au voyageur de le suivre. Mais, à peine eut-il fait quelques pas qu’il s’arrêta avec embarras.—Eh bien! qu’as-tu donc? demanda l’étranger. Pourquoi n’avances-tu point?—C’est que, monsieur, reprit Carl (c’était le nom de l’enfant), mon parrain ne serait pas content, s’il savait que je me suis absenté sans lui avoir dit où j’allais.—Alors, cours vite l’instruire que tu me mènes à la Maison Blanche, et dépêche-toi.»
L’enfant ne se le fit pas dire deux fois, et au bout de cinq minutes, il était de retour, tout essoufflé, mais joyeux, car son parrain, en lui recommandant d’être bien sage, lui avait permis d’accompagner l’inconnu.
Celui-ci prit l’enfant par la main, et tous deux disparurent bientôt aux yeux ébahis de la petite troupe qui se dispersa du moment qu’elle eut perdu son chef.
L’absence de l’étranger et de Carl ne fut pas longue. Ils n’avaient trouvé personne à la Maison Blanche; une demi-heure après, on les vit reparaître. Le jeune homme tint fidèlement sa promesse, et mena l’enfant, dont la conversation l’avait fort récréé pendant leur excursion, choisir lui-même un sabre et un fusil à plusieurs boutiques ambulantes établies dans la grande rue du village; et après lui avoir en même temps rempli les poches de gâteaux, il l’embrassa et lui dit adieu.
Le jeune homme, s’étant amusé quelque temps à regarder les groupes de danseurs, s’en retournait vers la barque qui l’avait amené, et passait près d’un des cafés, quand il y aperçut, assis à une table, un vieillard dont la vue le frappa: à son air martial, à la large cicatrice qui sillonnait sa joue, il était aisé de reconnaître un ancien militaire; sa longue barbe et ses moustaches toutes blanches contrastaient fortement avec son teint hâlé par le soleil;[p. 154] ses vêtements usés jusqu’à la corde, et pourtant d’une extrême propreté, prouvaient de reste qu’il avait rapporté de ses campagnes plus de gloire et de blessures que d’honneurs et de richesses. Mais une chose qui surprit singulièrement l’étranger, c’est que ce brave, si pauvre par son extérieur, fumait alors silencieusement dans une pipe turque de la plus grande beauté; ce mélange bizarre de misère et d’opulence excitant au dernier point sa curiosité, il l’accosta en passant:
—Salut, vénérable vieillard, lui dit-il avec bonté. La pipe vous réjouit encore malgré vos cheveux blancs, n’est-ce pas? Mais vous en avez une merveilleusement belle, ajouta-t-il en s’approchant pour l’examiner; voudriez-vous me la vendre?
—Oh! monsieur, répondit le vieillard, je ne le puis; c’est un cadeau que je tiens de l’homme le plus brave que j’aie jamais connu, et qui, Dieu le sait, l’a enlevée à un pacha devant Belgrade. Il y a longtemps de cela, et j’étais bien jeune alors. Ce fut là une rude journée, quand, avec trente mille hommes, nous attaquâmes cent cinquante mille Turcs dans leurs retranchements; mais nous étions commandés par le prince Eugène. C’est là, monsieur, qu’il y eut un riche butin, et...
—Pardon, mon brave, si je vous interromps... Mais c’est que votre pipe me tente étrangement... En accepteriez-vous deux doubles ducats?
—Je ne suis qu’un pauvre diable, mon cher monsieur; je n’ai que ma pension pour vivre, reprit le vieux soldat; et cependant, pour tout l’or du monde, je ne donnerais pas cette pipe. Écoutez-moi, et vous jugerez si j’ai tort: tenez, ajouta-t-il en se levant tout à coup, c’était par une belle matinée de printemps; nos trompettes jouaient précisément cette fanfare qui résonne là bas sur le fleuve, et nous autres hussards, nous chassions gaîment l’ennemi devant nous; c’était plaisir à voir comme les turbans tombaient sous nos sabres; quand, caché derrière un buisson, un chien de Janissaire envoya soudain à notre capitaine une balle dans la poitrine. Le blessé tomba. J’étais à peu de distance de lui; en deux coups d’éperon, je fus à ses côtés; je le relevai, le pris sur mon cheval, le tirai de la mêlée, et le plus doucement[p. 155] qu’il me fut possible, je le transportai chez un gentilhomme du voisinage. Là, je le soignai de mon mieux; mais la blessure était mortelle, et le lendemain, mon pauvre capitaine expira dans mes bras. Peu d’instants avant de mourir, il me donna sa bourse et cette pipe, me serra affectueusement les mains, et fut encore un héros à l’heure de sa mort, comme il l’avait été toute sa vie. Je l’ai pleuré longtemps...
«Dès que je lui eus rendu les derniers devoirs, l’argent, me dis-je, revient de droit au pauvre gentilhomme qui a été pillé trois fois pendant la guerre, et je lui remis fidèlement toute la bourse, et ne gardai pour moi que la pipe. Depuis ce jour, ce précieux souvenir m’a suivi dans toutes mes campagnes; vainqueur ou vaincu, je l’ai porté constamment dans ma botte, suivant l’usage de nous autres hussards. Un jour, dans une escarmouche, une balle vint me fracasser la jambe; ma première pensée fut pour ma chère pipe, ma jambe ne vint qu’après. Aujourd’hui que tous mes parents et mes camarades sont morts, que je suis seul au monde, je n’ai plus qu’elle pour me consoler, car c’est une bien triste chose, monsieur, que de vieillir seul et pauvre.»
Ici, le vieillard se tut comme absorbé dans ses souvenirs; son récit avait visiblement attendri son interlocuteur.—Vous m’avez ému jusqu’aux larmes, dit enfin celui-ci, après un instant de silence. Mais dites-moi le nom de ce capitaine pour que je le puisse aussi révérer.
—Nous ne le connaissions, monsieur, que sous le nom du brave Walter; il avait un château sur le Rhin, à deux lieues des collines que vous voyez là-bas.
—Walter! s’écria soudain l’étranger; quoi! ce capitaine se nommait Walter! Mais c’était mon grand-père, vieillard, et ce château là-bas est aujourd’hui le mien. Venez, mon ami, mon brave, venez vivre avec moi; nous ne pouvons plus nous quitter désormais. Venez dans le château de Walter; c’est là que vous devez finir vos jours.
—Oh! merci! mille fois merci! répondit le vieux soldat en secouant tristement la tête; mais cela n’est pas possible; je ne suis pas seul, et voici ce qui me retient, ajouta-t-il, en lui[p. 156] montrant Carl, qui, après avoir fait admirer son beau sabre et son fusil à ses camarades, et partagé ses gâteaux avec eux, accourait en ce moment près du vieillard.—C’est mon filleul; monsieur, toute sa famille est morte comme la mienne; il n’a plus que moi au monde, et je n’ai plus que lui. Nous ne pouvons nous séparer.—Ah! qu’à cela ne tienne! reprit le jeune homme; nous deux Carl, nous sommes déjà de vieilles connaissances. Carl, poursuivit-il en se tournant vers l’enfant, veux-tu venir avec ton parrain dans un beau château? tu y auras, à ta disposition, un beau jardin où tu pourras jouer et courir à ton aise, jusqu’à ce que tu sois grand et que tu puisses devenir officier.
L’enfant, tout honteux, ne comprenait pas trop ce qu’on voulait lui dire; et il regardait d’un air étonné tantôt son parrain, tantôt le jeune homme.
—Eh bien! c’est convenu, reprit celui-ci en tendant la main au vieillard, vous ne pouvez plus me refuser; j’ai une dette de reconnaissance à payer, voyez-vous! vous avez secouru mon grand-père, vous en avez pris soin comme un brave que vous êtes; il est mort dans vos bras, vous lui avez donné la sépulture; vous avez été tout à la fois humain, généreux, désintéressé; vous avez pleuré sa perte, vous la pleurez encore... C’est dit, je vous attends tous deux dès demain.
—Ah! monsieur, reprit le parrain de Carl en serrant affectueusement la main qui lui était présentée, alors qu’une larme coulait silencieusement le long de ses joues, vous êtes le digne petit-fils de mon brave capitaine. Dès demain, nous nous installons tous deux chez vous; et, quand je mourrai, je veux, à mon tour, vous laisser, pour souvenir, la pipe turque de votre grand-père.
C’était par une rude soirée de l’hiver dernier; quinze personnes environ des deux sexes se trouvaient rassemblées dans la grande salle basse d’une maison de Sainte-Colombe, village situé aux portes de la petite ville de Provins. Réunies autour d’une[p. 157] lampe fumeuse, qui descendait du plafond, les femmes filaient ou se livraient à des travaux de couture; tandis qu’assis aux deux coins d’une énorme cheminée, où flambait un bon feu de fagots, les hommes s’entretenaient du prix des grains ou des événements du jour. Ces bonnes gens faisaient la veillée, selon l’expression consacrée dans les campagnes. Au dehors tout était silencieux. On n’entendait par intervalle que le sifflement d’un vent de bise à travers les portes mal jointes, ou le cri de la neige sous le pied des passants, ou les grincements d’une girouette qui faisait sur son pivot rouillé quelques tours indécis, et dans l’intérieur de la maison, pas d’autre bruit que celui des rouets et des fuseaux, quand tout à coup la porte s’ouvrit; alors parut un homme jeune encore, qu’accompagnait un enfant de douze ans environ, glacé par le froid, et qui courut tout d’abord s’accroupir devant le foyer en murmurant des paroles sans suite. L’entrée de ces deux personnages fut saluée par de vives acclamations: «Ah! voilà Pierre Martin, notre héros d’Afrique! Martin, sois le bien-venu, prends cette chaise, et chauffe-toi, car le temps est rude.»
Or, il faut que je vous dise que Pierre Martin, enfant du village, avait servi pendant quatre ans en Afrique, et qu’il y avait laissé son bras gauche. Depuis quelques jours seulement, il était revenu dans ses foyers, suivi par un pauvre petit idiot: celui-là même qui, devant la cheminée, cherchait alors à ranimer ses membres engourdis. Aussi, depuis son retour, le jeune soldat était-il l’objet de tous les entretiens du village; les commères se perdaient en suppositions sur l’origine de cet enfant, car Pierre, peu causeur de sa nature, n’en avait encore parlé qu’à ses parents, et ceux-ci gardaient eux-mêmes le secret. Ce soir-là, comme Pierre paraissait plus expansif que d’ordinaire, un des assistants s’avisa de lui dire: «Mon brave Martin, raconte-nous donc l’histoire de ton fou (c’est ainsi qu’on appelait l’enfant dans le village), et dis-nous comment tu as perdu ton bras; cela nous distraira jusqu’à l’heure de la retraite.
—Volontiers, fit celui-ci d’assez bonne grâce.»
A ce mot, tous les visages rayonnèrent de joie. On allait enfin[p. 158] connaître le mot de cette curieuse énigme; le bois de la cheminée fut renouvelé, la mèche de la lampe relevée, et Martin commença son récit:
«Le 13 octobre 1837, comme vous le savez, mes amis, on s’empara de Constantine. Ce fut une terrible journée que celle-là, car on se battit, l’estomac creux, les pieds dans la boue, et la giberne à peu près vide. Tout nous manquait à la fois; il fallait donc prendre la ville à tout prix. Oh! mes amis, que Dieu vous garde d’assister jamais à pareils combats, c’est chose bien cruelle! Mourir sur une terre étrangère, loin de ses parents, sans une personne aimée pour vous fermer les yeux, sans un prêtre pour vous dire de saintes paroles de consolation, et puis songer que votre corps sera jeté dans une fosse commune, au lieu de reposer paisiblement au cimetière du village à l’ombre d’une croix de bois, voilà les pensées amères qui assiégent l’esprit avant l’instant suprême du combat. Mais vienne le bruit du tambour et de la fusillade, vienne l’odeur enivrante de la poudre, alors les pensées prennent un autre cours. On s’était senti faible un instant, désormais on est fort, car les camarades vous entraînent, vous excitent, et les chefs vous regardent; on se jette résolument en avant.
«Pour moi, comme je faisais partie de la première colonne commandée par le brave Lamoricière, je parvins lestement au haut de la brèche; et, avec quelques camarades, je m’engageai dans une rue tortueuse, des fenêtres de laquelle les Arabes nous fusillaient impitoyablement. Resté seul un instant, j’entrai dans une maison, à demi détruite par nos boulets; je comptais m’y établir pour riposter un peu à ces damnés Bédouins; mais un spectacle déchirant s’offrit à ma vue. Une femme arabe était là étendue, succombant à une blessure qui ensanglantait ses vêtements; près d’elle gisait le cadavre d’une jeune fille, et sur son sein, elle pressait un petit garçon de neuf ans environ. Mon apparition subite lui fit jeter un cri de frayeur; ses yeux, déjà presque éteints, semblèrent se rallumer; mais, comme je m’approchais d’elle, l’arme basse, dans l’intention évidente de lui porter secours, son visage redevint plus calme. Alors, d’un geste convulsif, elle me montra son fils; et, à sa pantomime expressive, je[p. 159] compris qu’elle me conjurait de le sauver du massacre. Cette femme infortunée, qui sentait déjà l’horrible éternité de la mort, avait oublié, en ce moment, tous ses ressentiments contre les Français: ce n’était plus qu’une mère implorant un protecteur pour son fils. A peine l’avais-je rassurée sur ce point, qu’elle retomba sur sa natte, et rendit le dernier soupir.
Lith. de Cattier.Louis Lassalle del. et lith.
«Je me trouvai ainsi chargé d’un enfant dont j’ignorais le nom et l’origine, qui n’entendait pas un mot de français, et pouvait devenir pour moi une source d’embarras. Le soir même, cet enfant était installé à notre bivouac, partageait nos vivres et notre paille; là il fut baptisé du nom de Constantine.
«Sa grâce et sa gentillesse lui attirèrent bientôt l’amitié des camarades et même des officiers; c’était à qui le caresserait et lui ferait répéter quelques mots de notre langue; aussi, grâce à son intelligence précoce, apprit-il à parler français en très-peu de mois. Alors seulement je sus de lui que son père était fort attaché à Achmet, et qu’il avait dû se jeter dans le désert avec ce bey, après la prise de la ville; cependant, quoi que je fisse pour le distraire, mon petit Constantine ne manifestait jamais une grande gaieté; le souvenir de ses parents ne le quittait guère; bien souvent je le trouvais même plongé dans de profondes rêveries. Il se jetait alors dans mes bras en me disant:
«Ma bonne mère et ma sœur Aïdé sont mortes; mon père, où est-il? peut-être est-il mort aussi; je suis seul sur la terre; oh! je suis bien malheureux!
—Allons, Constantine, lui répondais-je, du courage, mon enfant; est-ce que je ne suis pas ton père maintenant? la compagnie n’est-elle pas ta famille? Tu vois comme tout le monde t’aime et prend soin de toi ici; regretterais-tu de nous avoir suivi au lieu d’être resté là-bas pour y mourir de faim peut-être? Console-toi donc et espère; un jour tu reverras ton père, car il y a au ciel un Dieu qui protége les petits enfants.» Alors il se taisait, et pour me prouver son attachement, il recommençait à m’embrasser. Oh! c’était une douce créature, allez; obéissant au premier mot, portant à tous amitié et respect. Hélas! pour quoi faut-il que j’aie à vous raconter, à cette heure, des choses bien tristes!
[p. 160]
«Dans le courant de l’année dernière, notre bataillon fut envoyé dans un camp établi non loin d’Oran. Un soir, j’étais de grand’garde, poste périlleux et important, puisqu’à la vigilance de quelques hommes est confié le salut de l’armée. Nous étions là une trentaine causant bas, bien bas, de la France, pour l’honneur de laquelle nous nous battions, de nos familles que nous laissions souvent sans nouvelles. Je ne sais pourquoi j’étais alors triste, découragé; aussi je répondais mal aux caresses de ce pauvre Constantine, qui, selon son habitude, était assis à mes côtés.
—Qu’as-tu donc, Martin? me dit un vieux sergent; on dirait que tu trembles. Est-ce parce que c’est aujourd’hui vendredi, et que tu dois prendre la faction de minuit? mauvais jour et mauvaise heure, sans doute; mais le danger est loin, le Bédouin ne s’est pas montré depuis plusieurs jours. Tiens, prends ma gourde, et secoue un peu tes mauvaises pensées, car, dans un instant, il te faudra bon pied, bon œil.
«Je m’empressai de rassurer le sergent superstitieux, et comme l’heure était venue, je me rendis à mon poste, où je fus rejoint par Constantine.
«La nuit était froide, de gros nuages noirs couraient au ciel et empêchaient la lune de nous éclairer; on ne voyait point à quatre pas devant soi. Vous devinez bien que tout cela n’était pas de nature à me rendre ma gaîté. Aussi je me laissais aller à penser à mon village, à vous tous, mes amis, quand tout à coup un léger bruit se fit entendre à certaine distance de moi: c’était comme le frôlement d’un corps sur des herbes. Puis ce bruit se rapprocha, devint plus distinct. Comme il n’était pas continu, je devinai que l’être animé qui le produisait s’avançait avec précaution. Constantine avait bien entendu aussi; et, comme moi, il cherchait, mais en vain, à percer les épaisses ténèbres qui nous enveloppaient.
«La lune sembla un instant se dégager, mais tout retomba bientôt dans l’obscurité, et le bruit qui s’était arrêté devint de plus en plus significatif. J’étais en présence d’un danger, je le compris, et j’armai de suite mon fusil... Nouveau silence, puis un craquement comme celui d’une branche qui se brise ou celui[p. 161] d’une arme qu’on apprête. Une seconde fois, la lune se fit encore entrevoir faiblement, puis enfin un gros nuage ayant cessé de la masquer, elle nous inonda soudain de sa lumière argentée. Aussitôt une masse blanche se dressa à vingt pas devant moi; je l’ajustai en criant qui vive! Un éclair en jaillit, un coup de fusil éclata, je lâchai le mien, et la masse blanche disparut dans le nuage de fumée. Pendant ce court instant, la lune s’était de nouveau cachée, l’obscurité était revenue. Alors seulement je ressentis une grande douleur dans le bras gauche; un éblouissement passa devant mes yeux; je sentis mon cœur défaillir, je tombai...
«Deux heures après, lorsque je revins à moi, je me vis étendu dans la masure qui nous servait de corps de garde; le chirurgien apprêtait ses outils pour me couper le bras que la balle avait fracassé... Dans un coin, j’aperçus le corps d’un bédouin enveloppé dans son bournous, et sur ce corps, Constantine, le visage bouleversé, hagard; je l’appelai, et il ne parut pas m’entendre. Hélas! le pauvre enfant était bien à plaindre. Lorsqu’au bruit de l’explosion de nos armes, le poste était accouru, Constantine, obéissant à je ne sais quelle voix intérieure, s’était présenté du côté où la masse blanche avait paru s’évanouir, et qu’avait-il reconnu? son père véritable tué par moi, son père adoptif! Sa tête, déjà si faible, n’avait pu supporter cette nouvelle douleur: Constantine était devenu fou.
«Voyez, je raconte toutes ces choses devant lui, il les entend et il ne les comprend pas. J’ai assisté à la mort de sa mère et de sa sœur, j’ai tué son père, il était bien juste que je l’adoptasse, le pauvre enfant!»
—Oh! c’est beau, ce que tu as fait là, Pierre Martin, s’écrièrent tous les auditeurs; que Dieu te soit en aide, car tu es un brave et digne garçon. Ton protégé à toi, sera le nôtre aussi; nous t’aiderons à pourvoir à ses besoins, et il y aura toujours dans nos chaumières un abri et du pain pour l’orphelin de Constantine.
Onze heures venaient de sonner au clocher de la vieille église; les assistants se séparèrent, en comblant l’honnête Pierre de bénédictions.
[p. 162]
Par suite d’une condamnation flétrissante, John Oliver avait été déporté à Botany-Bay; mais il avait laissé, en Angleterre, sa femme, excellente créature qui n’avait connu les crimes de son mari que pour pleurer sur eux et prier Dieu de les lui pardonner, et deux enfants, Tom et Jenny, qui n’avaient appris les malheurs trop mérités de leur père que pour désirer lui porter un jour des consolations. Le bas âge de ces deux enfants avait seul empêché l’infortunée mère de suivre le condamné. Mais, dès qu’elle les crut enfin en état de pouvoir soutenir l’immense voyage de Plymouth à Botany-Bay, elle se hâta d’écrire à son mari qu’elle se disposait à l’aller rejoindre. Malheureusement, quelques semaines avant de mettre son projet à exécution, cette excellente femme mourut. Tom et Jenny, dans l’affreux isolement où ils se trouvaient plongés, n’éprouvèrent que plus ardemment le désir de voir leur père. Un jour donc qu’ils versaient des larmes abondantes sur la tombe encore fraîche de leur mère, et que serrés dans les bras l’un de l’autre, ils semblaient lui demander ce qu’ils devaient faire, une forte et généreuse idée leur vint: ils résolurent d’accomplir, à eux seuls, le voyage qu’ils devaient entreprendre précédemment sous l’égide maternelle. Quand ils eurent dit que pareille inspiration leur était venue sur la tombe sacrée, personne n’osa plus les détourner de leur dessein. Le magistrat chargé, d’après la loi, de la direction de la faible fortune laissée par madame Oliver, leur composa une petite somme qui s’accrut encore des bienfaits de quelques âmes compatissantes, et les deux enfants s’embarquèrent bientôt à Plymouth, sur un vaisseau où on leur avait même obtenu la traversée gratuite.
Pendant un long temps du moins, leur voyage ne fut marqué par aucun incident extraordinaire, et Tom et Jenny auraient passé d’une hémisphère à l’autre, pour ainsi dire sans s’en douter, si la nature avait continué à leur offrir le même climat et les[p. 163] mêmes spectacles qu’en Europe. Mais les nouvelles mers où ils entraient, auraient suffi à elles seules, même sans l’aspect des grandes côtes près desquelles le vaisseau jetait l’ancre de temps à autre, pour frapper d’un étonnement continuel l’imagination de nos deux enfants. Ici, la surface de l’Océan étincelait comme une étoffe d’argent; là, ses vagues se déployaient en nappes immenses de soufre et de bitume embrasés; quelquefois des étoiles scintillantes semblaient jaillir, par milliers, du fond de ses abîmes, tandis que, sous ses vagues, on voyait rouler des masses rouges, carrées, ou en forme de globes, tantôt pirouettant sur elles mêmes, se déployant en guirlandes éclatantes, tantôt s’échappant en serpenteaux lumineux. En d’autres moments, l’Océan apparaissait décoré d’une longue écharpe de lumière, mobile, onduleuse, dont les extrémités allaient se rattacher aux bornes de l’horizon. Enfin ces mers resplendissantes, jusqu’au sein de la nuit, de couleurs bleues, roses, argentées, orangées, produisaient le magique effet d’un immense kaléidoscope, dont l’œil ne pourrait pas même supporter l’éclat.
Ce fut précédé et suivi, dès avant le passage de l’Équateur, de ces magnifiques traînées de feux flottants, et de bien d’autres phénomènes encore, que le vaisseau, après avoir doublé le Cap Horn, à l’extrémité méridionale de l’Amérique, entra dans la Mer du Sud ou Océan Pacifique, et pénétra au milieu d’innombrables groupes d’îles, qui déjà présageaient à Tom et à Jenny l’approche de la principale des terres australes: de la Nouvelle-Hollande ou Australie, où ils allaient si loin chercher leur père. Ils virent de ces îles entières qui n’étaient autres que des rochers de corail, œuvres prodigieuses de petits animaux, appelés madrépores, imperceptibles à l’œil, et qui produisent pourtant cette riche matière presque aussi dure que le diamant, avec laquelle on fait de brillants colliers. Plusieurs fois même le vaisseau fut sur le point de se briser contre les rescifs de corail des îles qui composent l’archipel dangereux ou de Pomotou.
On ne pouvait passer à travers l’archipel de la Société, sans jeter l’ancre à Taïti, la reine de cet archipel, et peut-être, pour sa beauté, de toute la mer du Sud.
[p. 164]
Dès la veille, les montagnes de cette île enchantée sortaient du milieu des nuages, dorés par le coucher du soleil. Tom et Jenny se rendirent avec empressement sur le gaillard d’avant[3], pour contempler cette terre qui charme tous les navigateurs qui y abordent.
A la pointe du jour, un léger souffle de vent apporta de la terre un parfum délicieux. Les montagnes, couvertes de forêts, élevaient leurs têtes majestueuses, au-dessus desquelles on apercevait déjà la lumière du soleil naissant; plus près du vaisseau, on voyait une rangée de collines, d’une pente plus douce, mais boisées comme les premières, entremêlées de teintes vertes et brunes; au pied, se déroulait une plaine parée de ces beaux arbres à pain, qui sont comme la providence des îles de cette mer, puisque, sans culture, ils offrent à l’homme, avec leurs fruits exquis, un précieux aliment; avec leurs feuilles, de larges parasols; avec leur écorce battue, un excellent vêtement, et enfin, avec leur tronc creusé, une pirogue pour fendre les eaux. Auprès des arbres à pain s’élevaient les cocotiers et les palmiers géants. On débarqua sur cette plage enchantée, où, en moins de cinquante années, la civilisation européenne s’est assise avec le christianisme. Cependant, au milieu des campagnes, il restait encore assez du beau côté des anciennes mœurs du pays, pour qu’on pût juger de ce qu’elles étaient. Tom et Jenny suivirent un joli sentier qui les conduisit à plusieurs habitations à demi cachées sous les bananiers à larges feuilles, sous les cocotiers et les arbres à pain. Les longues feuilles du pandang servaient de couverture à ces habitations soutenues par des colonnes de bois brut. Comme un simple toit suffit pour mettre les Taïtiens à l’abri des pluies et des rosées de la nuit, et que le climat de cette île est peut-être le plus délicieux de la terre, les maisons sont ouvertes des deux côtés. Devant chacune d’elles, des groupes d’habitants étaient assis ou couchés sur un gazon fleuri, et semblaient ainsi passer leurs jours dans le plus doux repos, sur ce sol bienheureux qui[p. 165] n’a pas besoin de culture pour produire. Quelques-uns se levèrent à l’approche de Tom et de Jenny, et s’empressèrent de leur offrir quelques fruits de l’arbre à pain et du lait de coco. Les deux enfants, se croyant transportés dans un paradis terrestre, firent comprendre, par leurs gestes reconnaissants, qu’ils acceptaient volontiers ce qu’on leur présentait de si bon cœur. Ils s’assirent à leur tour sur l’herbe de ces bocages, où de tout petits perroquets d’un joli bleu de saphir voltigeaient dans la cime des cocotiers les plus élevés, tandis que d’autres, d’une couleur verdâtre et tachetés de rouge, se montraient parmi les bananiers, et souvent dans les demeures des habitants, qui les apprivoisent. Tant que dura le repas champêtre de nos deux enfants, un jeune Taïtien joua plusieurs airs en soufflant avec son nez, selon l’ancien usage du pays, et non avec la bouche, dans une flûte de bambou à trois trous. Quand Tom et Jenny se retirèrent pour remonter sur le vaisseau, on leur fit cortége, et on leur donna une grande quantité encore de fruits savoureux. Ah! sans doute, les pauvres enfants n’auraient quitté cette île délicieuse qu’avec bien du regret, si le but de leur voyage n’avait été leur père et la terre de déportation sur laquelle il vivait relégué.
Le vaisseau fit voile de Taïti vers l’Australie, en ayant soin d’éviter les deux grandes îles de la Nouvelle-Hollande, cette affreuse contrée dont les habitants se nourrissent de la chair de leurs semblables: coutume exécrable qui règne encore dans beaucoup d’autres îles de la mer du Sud.
Tom et Jenny entraient en pleines antipodes de l’Europe, et déjà ils avaient laissé de côté les antipodes de Paris, qui se trouvent à peu de distance de l’île de Bristol, au sud-est de la Nouvelle-Zélande.
Figurez-vous, mes enfants, que si le globe de la terre était transparent, et que si l’homme avait la vue assez puissante, vous auriez pu voir Tom et Jenny voyageant les pieds en l’air et la tête en bas, par rapport à vous et juste au-dessous de vous, absolument comme on pourrait se voir soi-même en marchant sur un miroir. Tom et Jenny auraient alors été vos antipodes, tout comme vous auriez été les leurs. Les antipodes! ce sont les[p. 166] pays exactement à l’opposé de ceux où l’on se trouve; et, pour nous Européens, les antipodes sont les terres australes dans la mer du Sud ou Océan Pacifique.
Aux antipodes de l’Europe, dont le centre principal est la grande île d’Australie que les Hollandais découvrirent en partie, et nommèrent d’abord Nouvelle-Hollande, tout se passe au rebours de chez nous. C’est un véritable monde renversé.
On y a le jour, quand nous avons la nuit; l’été, quand nous avons l’hiver; l’automne, quand nous sommes au printemps. Le baromètre descend à l’approche du beau temps, et il s’élève pour annoncer l’orage: ce qui est tout le contraire de chez nous. Là, le vent du Nord (notre vent glacial), est un vent brûlant; le vent du Midi est le vent froid; enfin certains fleuves, au lieu de diriger leur cours vers l’Océan, comme c’est l’ordinaire, semblent y couler en sens inverse.
Quand Tom et Jenny débarquèrent en Australie, ils n’aperçurent aucun des arbres, aucun des animaux de l’Europe, ou, s’il en y avait, par hasard, quelques-uns, ils différaient tellement des nôtres, qu’il eût fallu l’œil d’un naturaliste pour les reconnaître. Les cygnes y étaient aussi noirs que des corbeaux, et les aigles, d’une éblouissante blancheur. Tom et Jenny virent un animal à deux pattes, mais sans plumes, sans ailes, même sans langue; il était couvert d’une fourrure tenant le milieu entre le poil et les plumes; c’était le casoar de la Nouvelle-Hollande. Ailleurs c’était, au rebours, un renard d’un aspect horrible, qui avait des ailes, volait sur des cerisiers dont les fruits grossissaient en rejetant leur noyau à l’extérieur, et sur des arbres dont les poires avaient la queue rattachée à leur partie la plus grosse, et non à la plus effilée. Puis, c’était l’ornithorinque, qui joint au bec du canard la peau d’une vache, a le corps et les jambes du quadrupède, les pattes armées d’ergots comme un coq, et pond des œufs comme une poule; l’échidné, animal non moins bizarre, qui ressemble extérieurement à un hérisson dont les piquants seraient enveloppés d’un feutre épais, et qui atteint sa proie en dardant sa langue extrêmement longue, laquelle s’agite comme une couleuvre.
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Enfin, parmi cent autres espèces aussi singulières, c’était le kangourou, que les premiers voyageurs descendus sur les côtes de l’Australie prirent pour un être surnaturel, à cause de sa structure étrange. Il y a plus de quinze espèces de kangourous en Australie. Tous ont les jambes de derrière fort longues, et celles de devant, qui font l’usage de mains, extrêmement courtes; leur queue, d’une élasticité et d’une vigueur extraordinaires, leur sert de troisième jambe de derrière pour s’appuyer, s’asseoir et s’élancer soudain d’un lieu ou d’un arbre à l’autre, à plus de trente toises de distance. Nos enfants aperçurent des chasseurs qui poursuivaient une bande de kangourous à l’aide d’une meute de chiens d’Europe, car le chien de l’Australie est à l’état sauvage; il a la dent venimeuse, et ressemble au chacal; les femelles emportaient leurs petits dans une poche qu’elles ont sous le ventre, et de vieux mâles dirigeaient la course vers les bois. Quatre des chiens d’Europe saisirent par la peau une des femelles des kangourous; celle-ci jeta un cri déchirant, mais sans s’arrêter, et en emportant ses quatre bourreaux suspendus après elle. Enfin le nombre des chiens augmentant toujours, elle rejeta, avec un air de désespoir, ses petits hors de son sac naturel pour se rendre plus légère et s’apprêter au combat, et les plaça derrière elle. Alors, s’appuyant sur ses pattes de derrière et sur sa queue, elle lutta d’abord, se tenant tout debout, avec ses pattes de devant. L’un des chiens s’étant hasardé à l’attaquer de face, elle le serra si fortement qu’elle l’étouffa, pendant qu’elle en éventrait un autre avec les griffes acérées dont ses pieds de derrière sont armés; elle ne succomba enfin sous le nombre qu’après avoir jeté un dernier regard accompagné d’un dernier cri lamentable sur ses petits, qui semblaient vouloir rentrer dans la poche maternelle, où ils étaient nés, où ils avaient été nourris, et d’où ils n’étaient précédemment sortis que pour gambader joyeusement autour de la pauvre mère.
Tom et Jenny avaient été vivement touchés de ce spectacle. A peine eurent-ils des yeux, pendant un moment, pour admirer de beaux loriots prince-régent, à la livrée moitié jaune d’or, moitié velours noir, qui voltigeaient dans les grands eucalyptus, arbres[p. 168] les plus communs de ces contrées; des faucons d’un blanc de neige, des oiseaux satins, des cassicans variés, des céréopsis cendrés, des moucherolles crépitants, dont le cri imite à s’y méprendre le claquement d’un fouet, et de superbes oiseaux de paradis, les uns livrant au vent deux longues plumes détachées de la queue, et se terminant soit en bouquet, soit en aigrette; les autres brillant d’un beau rouge ponceau sur les flancs, d’un vert émeraude et chatoyant autour de la gorge, d’un pur jaune d’or sur le dos et sur le ventre, et laissant deux élégantes lanières tortillées s’échapper, comme des banderoles flottantes, des côtés de leur queue recourbée comme l’arc-en-ciel, et plus radieuse que lui.
Ces merveilleux oiseaux se reposaient parfois sur des casarnina, tristes arbres éternellement sans feuilles, où leur grâce et leur éclat ressortaient sans mélange d’ombre; d’autres fois, ils allaient boire la liqueur sucrée des épis du xanthorea arborescent, dont les tiges servent à faire des javelines aux sauvages, ou bien ils se perdaient dans ces grandes forêts de l’Australie, qui ne se dépouillent jamais de leur verdure, mais dont les écorces, pendant et s’agitant au tronc de tous les arbres, offrent l’aspect d’une vaste ruine de la nature.
Mais de quelle terreur soudaine ne furent pas saisis les deux enfants, quand, du milieu d’un taillis d’orties hautes et grosses comme de grands arbres et de fougères non moins gigantesques, ils virent s’élancer un de ces affreux serpents noirs de l’Australie, que leur redoutable venin, qui donne la mort en moins de dix minutes, a fait nommer acanthopsis-bourreaux. Les enfants étaient à peu de distance de l’affreux reptile, et ils allaient infailliblement en être les victimes, quand un Australien, au teint noir, à la face aplatie, aux narines presque transversales, aux lèvres épaisses, à la bouche démesurément fendue, aux yeux à demi voilés par la paupière supérieure, les joues et la poitrine peintes en rouge, le front et les tempes sillonnés de raies blanches, portant à la cloison du nez un petit bâton arrondi, et les épaules couvertes d’une peau de kangourou, sortit tout à coup de sa misérable hutte de rameaux entrelacés; il épouvanta Tom et Jenny,[p. 169] par sa présence, presque autant que l’horrible serpent noir qui les menaçait. Heureusement un blanc, un Européen suivit immédiatement le sauvage, et, s’approchant des deux enfants, par un mouvement instinctif, essaya de les rassurer. Pendant ce temps, le sauvage s’était élancé vers le serpent, et, après l’avoir attaqué avec une espèce de sabre de bois recourbé, nommé tatanamang, dont il le frappa à plus de quarante pas de distance, il l’acheva bientôt à l’aide de son casse-tête ou woudah; le reptile essaya, mais en vain en expirant, de lancer son venin meurtrier contre son vainqueur; mais celui-ci était accoutumé à ces sortes de dangers et habile à s’y soustraire par de rapides évolutions.
Tom et Jenny, Jenny surtout, étaient plus morts que vifs entre les bras de l’Européen, à qui le sauvage apporta d’un air de triomphe le serpent inanimé. L’Européen fit à l’Australien un signe de profonde reconnaissance, et reporta sur-le-champ ses regards mouillés de larmes sur les deux frêles créatures qui semblaient n’espérer qu’en lui: car quelque chose leur disait d’avance qu’ils n’étaient point étrangers les uns aux autres.
—Qui êtes-vous? D’où venez-vous, pauvres enfants? demanda le blanc d’une voix émue.
—Nous sommes Anglais; nous avons perdu notre mère, et nous venons chercher notre père, où le malheur l’a conduit.
—Dites son crime, repartit l’Européen... mais son crime que Dieu, source inépuisable de pardon, finira peut-être par lui remettre: car, sans doute, il a changé de manière de vivre, et son exil, loin de l’endurcir dans l’infamie, comme tant d’autres criminels de Botany-Bay, l’aura amené au repentir.
Jenny et Tom se répandaient en larmes, et l’Européen, qui ne cessait de regarder les innocentes créatures à travers le voile de mélancolie qui obscurcissait ses yeux, y mêlait les siennes.
—Vous dites que vous êtes Anglais, et que vous venez chercher ici votre père; hélas! si je savais le nom de ce compagnon de mon exil, je pourrais peut-être vous conduire à lui.
—Il se nomme John Oliver, répondit Jenny d’une voix entrecoupée par les sanglots.
—John Oliver! je m’en suis douté, dès que je vous ai aperçus![p. 170] s’écria l’Européen. John Oliver! c’est moi! Et vous êtes mes enfants, mes pauvres enfants! Que Dieu ait pitié de vous et de moi!
Tom et Jenny ne trouvaient plus une seule parole sur leurs lèvres; ils pleuraient, c’était leur unique éloquence. Le père aussi resta un moment sans voix; et le sauvage Australien, témoin de cette scène attendrissante, en paraissait lui-même profondément ému. Enfin John Oliver emmena d’un pas lent et méditatif ses deux enfants dans le voisinage de la ville de Sidney, où il avait obtenu, en raison de sa conduite irréprochable depuis son exil, la faveur de se fixer, sans être désormais astreint à une surveillance rigoureuse. Il n’avait point fait une de ces scandaleuses fortunes de plusieurs millions comme on en voit quelquefois faire à des convicts ou condamnés de Botany-Bay, ce grand pénitencier des Anglais, dans leur vaste colonie de la Nouvelle Galles méridionale, sur les côtes de l’Australie, au-dessous de la chaîne des Montagnes Bleues; mais, à force de travail, il était parvenu à gagner une honnête aisance, qu’il fit partager, avec une sorte de bonheur, à ses enfants, dont la présence fut désormais tout son rêve, tout son espoir, toute sa consolation.
Il y eut une fois une grande famine dans la Judée. Elimelech, de Bethléem, s’en alla donc au pays de Moab avec sa femme Noëmi et ses deux fils pour y chercher l’hospitalité, car la famine avait épargné cette contrée; Elimelech ne survécut pas longtemps à son exil; ses enfants épousèrent deux jeunes filles de Moab; ils se fixèrent ainsi loin de leur patrie; mais quelques années après, ils suivirent leur père au tombeau, laissant Noëmi, la veuve, sans autre consolation que ses deux belles-filles. L’une se nommait Ruth, l’autre Orpha.
Lith. de Cattier.Louis Lassalle del. et lith.
«Ruth et Orpha, mes filles, leur dit-elle un jour, venez: allons sur le chemin qui conduit en Israël.» Et aussitôt elles obéirent à leur mère adoptive. Quand elles se furent avancées un [p. 171]peu, Noëmi s’arrêta: «Adieu, mes filles, s’écria-t-elle: adieu. Je retourne au sein de ma famille, dans la terre d’où je suis sortie; vous savez que le Seigneur a eu pitié de son peuple, et que la famine a cessé. Pourquoi resterais-je ici? je ne vous suis, hélas! d’aucun secours; allez à la maison de votre mère; Noëmi ne vous reverra plus! que le Seigneur vous soit miséricordieux, autant que vous avez été bonnes envers mes enfants et envers moi!» Alors, elle se mit à pleurer, et toutes trois s’embrassant fondirent en larmes. «Nous ne vous quitterons jamais, répondirent les deux Moabites, et nous irons avec vous dans votre patrie!»
»Mes filles, répondit Noëmi, votre douleur m’afflige plus que la mienne. Laissez-moi, je vous en prie, regagner seule le pays où je suis née, et que mon malheur ne retombe pas sur vos têtes!»
A ces mots, elles pleurèrent de nouveau. Orpha retourna chez sa mère, mais Ruth ne voulut pas abandonner Noëmi. «Votre peuple sera mon peuple, lui dit-elle, votre Dieu sera mon Dieu!»
Elles se dirigèrent donc ensemble vers la terre de Juda, et arrivèrent à Bethléem à l’époque de la moisson.
La veuve d’Elimelech avait possédé autrefois de grandes richesses, et maintenant elle se voyait réduite à la plus profonde misère. C’est qu’hélas! l’amitié qui s’attache à la fortune est passagère comme elle.
Personne ne compatissait donc aux maux de Noëmi, personne ne pensait à la secourir, et les femmes se la montraient du doigt en disant: «C’est là cette Noëmi!...»
Que serait-elle devenue sans sa belle-fille? Ruth, si heureuse de pouvoir la consoler, n’y réussissait pas toujours. Elle était là, mêlant ses larmes aux siennes, recevant les tristes confidences de sa douleur. Parfois même elle entr’ouvrait son âme à l’espérance, si douce aux malheureux.
Mais il fallait encore travailler pour nourrir Noëmi. Chaque matin, Ruth allait aux champs ramasser les épis tombés sur les pas des moissonneurs, partout où se trouvait un père de famille[p. 172] humain; et le soir elle revenait toujours apporter à la veuve la récolte de la journée.
Tant de piété filiale ne pouvait demeurer sans récompense; un jour donc que Ruth glanait dans le champ d’un riche appelé Booz, celui-ci l’aperçut et demanda aux moissonneurs quel était son nom. «C’est, lui répondirent-ils, cette jeune femme qui est venue avec Noëmi, du pays de Moab. Elle est là depuis ce matin, et n’est pas encore retournée un instant en sa demeure.»
Booz alors s’approcha d’elle, et lui dit: «Ma fille, ne craignez pas que mes serviteurs vous renvoient. Joignez-vous à eux quand l’heure du repas sera venue, et restez ici jusqu’à la fin de la moisson.»
Ruth, tombant à genoux, ne savait comment exprimer sa reconnaissance: «Seigneur, murmura-t-elle, ai-je bien pu trouver grâce devant vous, moi qui ne suis rien qu’une femme étrangère?»
—»Je sais, ô ma fille! ce que vous avez fait. Vous avez quitté la terre de votre naissance pour suivre votre belle-mère dans un pays qui vous est inconnu. Puisse le Dieu d’Israël vous protéger, puisque vous vous êtes mise à l’ombre de ses ailes!»
Ruth, cette fois, partagea le repas des moissonneurs, et le soir, sa petite moisson se trouva plus abondante que de coutume, car Booz leur avait ordonné de laisser tomber exprès beaucoup d’épis.
Quand Noëmi eut appris ce qui s’était passé, elle leva les yeux au ciel, et s’écria: «Béni soit cet homme qui a eu pitié de nous! Il est notre parent!... Retournez donc dès demain, comme il vous l’a dit. Unissez-vous à ses filles jusqu’à ce que la récolte soit achevée, car je vois qu’il est aussi bon pour le malheureux que pour le riche.»
Ce jour fut le terme des souffrances de Ruth et de Noëmi; mais les faveurs de la Providence ne s’arrêtèrent pas là. Booz, le riche père de famille, épousa Ruth, la pauvre femme: la veuve fut bientôt consolée, et tous trois ils goûtèrent ensemble le bonheur d’une vie calme et tranquille, fruit précieux de leurs vertus.
Mes chers enfants, j’ai voulu vous raconter l’histoire de la Moabite, pensant bien que sa douceur et son amour filial char[p. 173]meraient vos cœurs. Que cette leçon ne soit pas perdue pour vous. Soyez pour vos parents ce que Ruth fut pour Noëmi, et Dieu se souviendra de vous, comme il s’est souvenu de l’étrangère!
A Rome, vivait jadis certain personnage fort riche; cet homme était sénéchal de la ville. Le palais qu’il habitait, touchait aux remparts. Depuis neuf ans qu’il était marié, et nonobstant ses vœux, jamais le ciel ne lui avait fait la grâce de lui accorder un enfant; il se désespérait... Aussi quelle ne fut pas sa joie quand sa femme devint enfin mère d’un beau garçon; cet heureux événement combla même de joie toute la ville, car ce sénéchal était aimé à Rome, à cause de sa loyauté et de sa courtoisie; et sa femme l’était plus encore pour sa douceur et sa charité. Les deux époux n’eurent plus qu’une pensée, leur enfant; qu’une préoccupation unique, la conservation de cet être chéri; les soins les plus tendres, les plus minutieux, lui furent prodigués: indépendamment d’une nourrice, on plaça encore près de lui deux servantes, qui avaient pour mission exclusive de ne s’occuper que de l’enfant bien-aimé.
Le sénéchal, grand amateur d’animaux, avait chez lui un ours qu’il tenait, dans sa cour, attaché et muselé. Or, un jour de Pentecôte, les Romains, voulant se divertir, selon leur habitude, (car ces combats d’animaux féroces, si fort en usage depuis en Espagne et dans le midi de la France, nous viennent des Romains), vinrent prier M. le sénéchal de leur prêter son ours, pendant quelques heures, pour le faire combattre contre des chiens. Le sénéchal y consentit volontiers; on emmena donc l’ours. Le lieu destiné au combat était une grande prairie qui se déployait le long du Tibre. Cardinaux, chevaliers, bourgeois, femmes en beaux habits, bref toute la ville accourut pour assister à ce cruel divertissement. Le sénéchal lui-même ne put se dispenser d’y faire acte de présence, en compagnie de sa femme, et[p. 174] suivi de tous les gens de sa maison. Il ne restait ainsi au palais que la nourrice, les deux servantes, et un jeune chien charmant de douze à treize mois, que le sénéchal aimait beaucoup, et qu’il avait enfermé par précaution, avant de sortir, de peur qu’il ne prît fantaisie à la pauvre bête de le suivre dans la foule, et qu’il ne se trouvât ainsi, sans le vouloir, mêlé dans la bagarre des chiens combattants et furieux: imprudence dont il n’eût certes pas été bon marchand.
Cependant les trois femmes, que nous avons laissées au palais, ne se virent pas plutôt seules, que soudain l’ennui les prit. Les aboiements des chiens, le bruit de la multitude et les cris de joie qu’elles entendaient au loin, venaient irriter incessamment leur instinct de curiosité; que vous dirai-je? Elles ne purent enfin y résister. Aussi à peine eurent-elles couché et endormi l’enfant, qu’elles posèrent tout aussitôt, sans autre réflexion, le berceau à terre, et montèrent en hâte toutes trois au haut d’une des tours du palais, pour voir au moins de là quelque chose du combat. Hélas! elles étaient loin de prévoir tout ce que cette curiosité fatale et cet abandon passager de leur nourrisson allaient leur coûter de larmes!
Un gros serpent vivait depuis longtemps logé dans une des crevasses du rempart; en cet instant même, il vint à sortir inopinément de son trou: à force de se glisser, de ramper de côté et d’autre, il parvient enfin jusqu’à la salle, et s’y introduit par la fenêtre. Le reptile a bientôt vu le bel enfant, plus blanc que la fleur du lis, doucement assoupi. Voilà sa proie... il s’élance sur lui. Le chien se trouvait alors couché sur le lit des gouvernantes du pauvre enfant, mais il veillait. A l’aspect du serpent qui se précipite en rampant dans la chambre, celui-ci se jette au-devant du berceau, et engage avec lui une lutte terrible. Bientôt les deux combattants sont couverts de sang; dans leurs mouvements impétueux, ils en vinrent à renverser le berceau, mais d’une façon si heureuse et si providentielle, que l’enfant, sans avoir reçu la moindre atteinte, sans même avoir été réveillé, se trouva complétement abrité, et couvert de l’osier protecteur. Enfin, après un combat long et acharné, le chien parvient à saisir le serpent[p. 175] par la tête; il la lui broie, il le tue. Puis, accablé de fatigue, tout meurtri de sa lutte avec le reptile, ce pauvre chien remonte sur le lit, pour veiller encore.
Sur ces entrefaites, le combat de l’ours venait de finir; les spectateurs commençaient à s’en retourner chez eux: les trois femmes descendent alors de la tour. A la vue de ce berceau sanglant et renversé, il n’y eut qu’une seule pensée pour ces malheureuses, pensée affreuse et rapide comme l’éclair: c’est que le chien avait étranglé leur nourrisson; oh! alors leur tête se perd; elles ne songent pas même à relever le berceau, tant elles sont éperdues; encore moins oseront-elles attendre le retour des parents... Que feraient-elles? que leur diraient-elles? Elles prennent donc toutes trois précipitamment la fuite.
Et l’effroi les a tellement troublées, qu’elles se sauvent précisément à travers le chemin par lequel devaient revenir leurs maîtres. La mère est la première à se trouver sur leur passage; en les voyant courir ainsi, comme des insensées, elle les arrête, épouvantée qu’elle est à son tour: «Où allez-vous donc? s’écrie-t-elle. Qu’est-il arrivé? qu’est devenu mon enfant? parlez...» Les femmes se jettent à ses genoux pour implorer leur pardon, et, la voix entrecoupée de sanglots, elles lui avouent tout: leur fatale imprudence, et ce qu’elles croient l’horrible vérité, le meurtre de son fils par le chien. A cette nouvelle, la dame tombe tout à coup de cheval, sans connaissance; le sénéchal, qui la suivait, arrive en ce moment. Sa femme est mourante; il demande quel accident a pu la mettre en cet état. A la voix de son mari, la dame ouvre les yeux, et s’écrie: «Ah! messire, partagez mon désespoir; ce que j’aimais le plus au monde après vous, ce fils qui faisait votre bonheur et le mien, il est mort!... le chien que vous élevez l’a dévoré!» Ces paroles frappent le sénéchal comme un coup de foudre; il ne répond rien, et précipite ses pas vers le palais.
Qui pourrait peindre jamais les horribles angoisses de ce malheureux père, alors qu’il franchissait avec tant de vitesse l’espace qui le séparait de son enfant... Ah! mes amis, ce pauvre père vous eut bien fait peine à voir, car il était fou, il délirait. En effet,[p. 176] derrière lui, il laissait sa femme, accablée de désespoir, à demi-mourante et il était forcé de l’abandonner, sur la voie publique, aux soins de ses gens, du premier venu;—et, devant lui, l’image désolante de son enfant, meurtri, déchiré, luttant peut-être contre les dernières étreintes de l’agonie, ou sinon déjà froid, glacé par la mort! Enfin donc essoufflé, hors d’haleine, il arrive à la porte de la chambre fatale.
A peine eut-il ouvert cette porte que le chien vint tout aussitôt sauter autour de lui pour le lécher et le caresser. Malgré la douleur de ses blessures, le fidèle animal lui exprimait sa joie par ses bonds et ses cris. Le sénéchal le regarde; il lui voit le museau ensanglanté, et dans sa colère aveugle, il tire son épée, et lui abat la tête. Il se jette ensuite tout éperdu sur le lit des femmes, et, là, déplore son malheur.
Mais, tandis qu’il se livrait au désespoir, soudain l’enfant se réveille, pousse un cri; le père s’élance pour voler à son secours, soulève le berceau... que voit-il? son fils, qu’il croyait mort, lui sourire doucement. Hors de lui, il crie, il appelle... Tout le monde accourt... la mère, dans l’ivresse de sa joie, saisit l’enfant chéri dans ses bras; elle ne trouve sur son corps ni traces de dents, ni blessures. Des larmes de bonheur coulent alors de tous les yeux; on cherche de tous côtés, et l’on aperçoit enfin, dans un coin de la chambre, le cadavre du serpent, dont la tête broyée n’attestait que trop le combat et la victoire du pauvre chien. Le sénéchal reconnut en lui le sauveur de son fils bien-aimé, et, pour prix de son dévouement, il l’avait tué de sa main! Ah! mes enfants, vous le comprenez tous; ses regrets furent alors inexprimables; il pleura longtemps sa déplorable erreur. La chronique ajoute même qu’il se condamna, pour l’expier, à la même pénitence que s’il eût été réellement coupable de la mort d’un homme.
C’est cette histoire si attendrissante qu’un peintre habile a reproduite et mise en scène; si vous visitez jamais la magnifique galerie du Musée du Louvre, cherchez des yeux ce tableau; vous l’y trouverez... et sa vue, j’en suis sûr, vous arrachera des larmes.
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De tous les dons que Dieu a départis à l’homme, le plus beau, sans contredit, est l’intelligence. Mais l’intelligence appelle l’instruction; elle a besoin de la science, cette nourriture intellectuelle, comme notre corps a besoin d’aliments. Sans la science, elle languit et meurt.
L’ignorance est essentiellement funeste; non-seulement elle est la source de toutes les misères, de tous les vices de l’espèce humaine; mais elle engendre la barbarie et la férocité. L’homme ignorant est grossier, cruel, superstitieux. Voyez les sauvages: qui de nous voudrait leur ressembler? Et, cependant, que faudrait-il pour devenir comme eux? Bien peu de chose: une ou deux générations suffiraient pour rendre méconnaissables les enfants de l’être le plus civilisé. En nous donnant l’intelligence, Dieu a voulu que nous la cultivions. Dès qu’on la néglige, elle fait comme la terre, au lieu de fleurs, elle ne produit plus que des ronces et de mauvaises herbes. Écoutez; je vais vous conter, à ce sujet, une histoire qui vous prouvera combien, chez nous, la dépravation va vite, quand on ne fait rien pour la combattre.
Il y a de cela fort longtemps, une jeune personne d’une famille noble et riche reçut une éducation conforme à sa fortune et à son rang. Fille unique, elle était l’orgueil de sa mère et de son père qui l’idolâtraient. Il faut dire aussi que mademoiselle Caroline de Latour méritait réellement d’être aimée. Ce n’était pas seulement une belle personne; elle unissait aux grâces naturelles de la figure et du corps un esprit cultivé, une intelligence remarquable. Bien qu’elle n’eût pas encore dix-sept ans, plusieurs jeunes gens de bonne maison s’étaient déjà présentés pour la demander en mariage. Aucun d’eux n’avait été agréé: l’ambition des parents visait plus haut.
Un jour, malheureusement, tous les biens de la famille furent perdus. Ce revers de fortune changea subitement les dispositions[p. 178] des plus empressés. Amis et prétendants cessèrent de venir voir des gens ruinés. Au milieu de cet abandon général, le besoin ne tarda pas à se faire sentir dans cette maison naguère si opulente. Mademoiselle Caroline, puisant alors du courage dans sa tendresse pour les auteurs de ses jours, se détermina à chercher du travail comme une simple fille de journée.
Monsieur et madame de Latour, ayant quitté l’hôtel magnifique qu’ils habitaient dans le faubourg Saint-Germain, furent se loger dans une mansarde au quatrième étage de la rue Saint-Jacques. La pauvre enfant n’avait qu’une pensée, qu’un désir: c’était de rendre moins cruelle la misère qui menaçait son père et sa mère. Dans ce but, elle travaillait sans relâche. Le jour, elle se rendait chez une lingère, et passait la plus grande partie de la nuit à broder dans sa chambrette à la lueur d’une chandelle. Grâce à elle, M. et Mme de Latour ne manquaient pas du pain quotidien; mais ce pain, hélas! était bien souvent trempé de larmes.
Un an et demi s’écoulèrent ainsi dans les fatigues et les privations de toute espèce. Au bout de ces dix-huit mois, ou plutôt de ces dix-huit siècles de souffrances, un jeune homme du voisinage, employé dans une maison de commerce, vint demander la main de Caroline; l’aspect de la mansarde ne le rebuta pas. Depuis longtemps, il la voyait, de ses fenêtres, travailler toutes les nuits avec une constance admirable; et cette vie de labeur, plus encore que sa beauté, avait ému le cœur de M. Michel Grandjean. C’est que, voyez-vous, le goût du travail est toujours une vertu précieuse.
Michel Grandjean, ayant pris des informations sur Caroline, découvrit l’honorable motif de ses veilles. Ce fut alors que, plein d’admiration pour un si noble caractère, il osa se présenter chez les parents de Mlle de Latour. Le jeune commis n’était pas riche: toutes ses espérances reposaient sur la protection d’un oncle qui l’aimait beaucoup, et désirait le pousser dans le commerce. Néanmoins ses propositions ne furent point rejetées; et, peu de temps après, le mariage se conclut. Combien M. et Mme de Latour durent-ils souffrir dans leur fierté, eux qui avaient tant de fois[p. 179] refusé des partis si différents de celui-ci! Leur ambition se trouvait maintenant punie.
A quelques mois de là, l’oncle du jeune homme résolut de l’envoyer à Lima, dans l’Amérique du Sud, chez un négociant de ses amis, pour le faire participer à d’importantes opérations commerciales. Le temps pressait, l’occasion devait être saisie, le moindre retard pouvait la faire évanouir, et la fortune du jeune homme en dépendait. Malgré son vif attachement pour sa femme, Michel Grandjean se décida. D’ailleurs, l’oncle le voulait, et lui désobéir c’était s’exposer à perdre son amitié.
Quand il partit, Caroline était bien près de le rendre père. Grandjean la recommanda donc vivement à son oncle, qui promit d’avoir grand soin, en son absence, de la mère et de l’enfant, et il tint parole. Mme Grandjean eut un joli petit garçon, qu’on nomma Michel, comme son père; on s’empressa d’envoyer cette heureuse nouvelle à Lima. M. Grandjean la reçut avec une joie indéfinissable. Un double lien l’unissait maintenant à sa femme. Les deux époux, séparés par la vaste mer, s’écrivaient le plus souvent possible. Il ne partait pas un navire pour la France ou pour le Pérou qui ne fût porteur de quelque message pour l’un ou pour l’autre. Mais la distance était si grande, qu’ils restaient quelquefois quatre et cinq mois sans recevoir de lettres: ce qui rendait leur séparation bien pénible.
Plusieurs années s’étaient écoulées de la sorte. Le petit Michel avait six ans; M. de Latour était mort, et le mari de Caroline possédait maintenant une brillante fortune. Un jour, une lettre de Lima parvint à Mme Grandjean; elle contenait une traite de dix mille francs sur un banquier de Paris. Son mari la priait, dans ce message, de s’embarquer promptement et de venir le joindre en Amérique, où il avait acheté des terres considérables. Quinze jours après, un trois-mâts, fin voilier, quittait le Hâvre, vent arrière, emportant à bord Caroline Grandjean, le petit Michel et Mme de Latour.
Depuis le départ, le ciel semblait prendre plaisir à favoriser cette navigation. Déjà l’on avait doublé le cap Horn, et l’on avançait rapidement dans le grand Océan. Chaque jour, on se rappro[p. 180]chait davantage du terme du voyage. Enfin, un matin, au lever du soleil, les matelots signalèrent à l’horizon les montagnes du Pérou. La ville de Lima n’était plus qu’à quelques lieues. Encore un jour, et Caroline allait revoir son mari. Dans sa joie, elle embrassait son fils, lui parlait de son père; elle lui montrait la terre qu’on apercevait au loin comme une ligne nébuleuse; et l’enfant, lui aussi, tendait ses petits bras vers la côte, impatient d’embrasser son père qu’il n’avait jamais connu. La mer était douce; la brise soufflait mollement dans les voiles. Tout faisait présager un heureux mouillage.
Jusque vers le milieu du jour, le temps se soutint au beau. Alors seulement les rayons du soleil perdirent un peu de leur éclat. Les nuages se moutonnèrent en roulant sur eux-mêmes. De bleue qu’elle était, la mer prit soudain une teinte plombée. Le vent n’avait pas fraîchi sensiblement, et pourtant les vagues étaient plus hautes. On entendait au loin un mugissement sourd, qui présageait la tempête. Puis tout à coup le jour s’obscurcit; l’ouragan se déchaîne avec violence, il tourbillonne dans les manœuvres du navire, qui font crier les mâts en les tordant. Heureusement ils se trouvaient acclampés. Craignant d’être poussé sur quelque récif en restant dans le voisinage de la côte, le capitaine fit mettre la proue au large, et laissa courir.
Pendant six jours et six nuits, le navire fut chassé avec une vitesse extraordinaire sur une mer hérissée d’archipels et d’écueils. On était vers le soir. A ce moment, le vent cessa de souffler. La mer continuait à être fortement houleuse. Une nuit sombre et pluvieuse succéda à la tempête.
On avait cru distinguer, dans le jour, une terre vers l’Orient. Dans l’impossibilité de manœuvrer à cause du calme qui régnait dans l’air, l’équipage obéissait forcément à la houle. Depuis plus de six heures, on se trouvait dans cette situation périlleuse, lorsqu’à minuit, quelques matelots vinrent prévenir le capitaine qu’on entendait le heurtement des vagues contre les brisants. Maintenant le navire était engagé au milieu d’un labyrinthe d’écueils. De tous côtés, le danger se montrait menaçant. Pendant deux heures, on fut ballotté au hasard, à travers de nombreux[p. 181] récifs. Le capitaine, l’œil dans les voiles, épiait avec anxiété le souffle de la brise; mais les voiles restaient toujours pendantes le long des mâts. A chaque instant, on s’attendait à quelque sinistre. Hélas! ce que l’on redoutait arriva. Une secousse violente, accompagnée d’un long craquement dans les flancs du navire, ne laissa plus de doute sur le malheur dont on était menacé depuis longtemps. Le vaisseau venait de heurter contre un banc de corail à fleur d’eau, qui bordait l’une des îles de l’archipel Noukahiva. Cette secousse fut immédiatement suivie de plusieurs autres. En un instant, la cale s’emplit d’eau.
Dès le premier choc, matelots et passagers s’étaient jetés à la hâte dans les chaloupes. Plusieurs, dans leur précipitation, étaient tombés à la mer. On entendait, par intervalle, au milieu de cette nuit noire, des cris lamentables et déchirants, qui dominaient le mugissement des ressacs. Une heure après, on n’entendait plus rien que le bruit de la houle. En approchant des bords escarpés de l’île, les malheureux avaient tous péri, excepté Caroline et son fils, qui se trouvaient sauvés par un matelot, le seul de l’équipage échappé à la mort. Réfugiés tous trois sur un des débris du navire, ils parvinrent à s’attérir dans une crique auprès d’un petit bois de cocotiers. Quant à Mme de Latour, elle fut trouvée morte le lendemain sur la grève, et presque entièrement ensevelie dans la vase et le sable.
Maintenant, qu’allaient-ils faire, ces infortunés? Sur quelle terre se trouvaient-ils jetés? Le matelot n’en savait rien. Y avait-il des habitants dans l’île? Déjà le soleil s’était levé sur l’horizon, et personne ne paraissait encore. Le matelot, impatient d’aller à la découverte, recommanda à Mme Grandjean de l’attendre, et il s’enfonça dans le bois.
Muni de plusieurs noix de cocos qu’il avait cueillies dans ses explorations, il s’en revenait vers le rivage, lorsqu’une troupe de sauvages armés de flèches, et tatoués par tout le corps, fit entendre des cris de cannibales en l’apercevant. Au bruit de ces hurlements, le matelot s’enfuit épouvanté. Comme il venait d’atteindre la lisière du bois, deux flèches sifflent à travers les arbres, et viennent le percer de part en part. Il fait quelques pas[p. 182] encore, puis il tombe, et les fruits dont il était chargé roulent jusque vers Caroline, qui les ramasse en croyant que leur libérateur les leur jetait. Bientôt la troupe de sauvages accourt de son côté. L’un d’eux portait une tête sanglante au bout d’un pieu. A cette vue, Mme Grandjean pousse un cri d’horreur, enveloppe son fils de ses bras, et le presse sur son sein.
En approchant d’elle, les sauvages ne donnèrent aucun signe d’hostilité; ils l’entourèrent, et se mirent à chanter sur un ton triste et monotone; après quoi, ils emmenèrent la mère et l’enfant dans l’intérieur de l’île. Le chef de la tribu les reçut dans sa hutte. C’était un vieillard à barbe blanche et à l’air vénérable. Sa fille, à peu près de l’âge de Caroline, vint à la rencontre de l’étrangère en dansant. Ces sauvages portaient autour du corps une ceinture composée de feuilles; quelques-uns d’entre eux avaient le tour de la tête orné de plumes, et, au lieu de feuilles, leur ceinture était une sorte de toile faite avec l’écorce du cocotier. La couleur de leur peau était celle du cuivre foncé. Ils étaient généralement grands et bien faits.
Dès que Caroline et le petit Michel eurent franchi le seuil de la hutte du chef, tous les sauvages leur montrèrent de la déférence. A partir de ce jour, ils furent regardés comme faisant partie de la tribu. Mais combien le genre de vie de ces insulaires contrastait avec les habitudes de nos contrées! Pour habitation, ils avaient des cabanes grossièrement faites, et couvertes avec les feuilles de l’arbre à pain; pour lit, des feuilles sèches; pour nourriture, des fruits, du poisson, la chair crue du gibier que l’on tuait à la chasse, et pour boisson ordinaire, l’eau des ruisseaux et des sources. Quelquefois, dans les grandes occasions, ils faisaient usage du lait de coco fermenté. Pourtant les habitations ne laissaient pas que d’être agréablement situées dans les vallées. Généralement les hommes avaient le corps tatoué avec une admirable symétrie. Beaucoup laissaient croître leur barbe, et la divisaient en deux portions qu’ils nattaient. Quant à leur chevelure, ils la relevaient, et la soutenaient sur les côtés de la tête avec une espèce de diadème d’écaille orné le plus souvent de plumes de diverses couleurs.
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Du reste, ces sauvages l’emportaient, par les belles proportions de leurs formes et la régularité de leurs traits, sur presque tous les autres habitants de la Polynésie: c’est ainsi qu’on appelle une vaste étendue de mer parsemée d’innombrables îles, formant la troisième partie de l’Océanie ou monde maritime. Nulle loi ne réglait les rapports de cette peuplade. Elle était gouvernée simplement par des chefs, qui n’avaient eux-mêmes d’influence que celle que leur donnaient la force, l’expérience ou la religion. Un grand nombre de divinités recevaient leur adoration. Quelques-unes d’entre elles étaient l’objet d’un culte ridicule et barbare. Leur religion, comme celle de tous les sauvages, se composait d’un tissu de superstitions grossières.
Voilà au milieu de quels gens cette jeune femme si bien élevée, si douce, si délicate, se trouvait maintenant réduite à vivre. Dans les premiers temps de son séjour dans l’île, une sombre tristesse s’empara d’elle. Peu à peu elle se résigna à sa position. Obligée d’imiter ses compagnes, de participer à leurs travaux, à leurs excursions, elle s’habitua à leur genre d’existence. Quand ses vêtements furent usés à force de courir dans les bois, elle alla toute nue comme les autres femmes. L’exercice fréquent, les courses lointaines, l’endurcirent aux fatigues. Nourrie de mets grossiers, elle perdit la délicatesse de son goût. Les mœurs barbares des gens au milieu desquels elle vivait, la rendirent semblable à eux. Au bout de quelques années, elle savait très-bien leur langue, imitait leurs gestes, grimpait aux arbres, chantait et dansait à leur manière. N’ayant plus aucune occasion de parler le français, elle finit par l’oublier presque entièrement. Mais c’est le petit Michel surtout qui subit en grandissant une métamorphose complète. Le pauvre garçon, lui, devint tout à fait sauvage.
Telle est l’influence qu’exerce sur nous la société dans laquelle nous vivons. Si elle est bonne, nous nous perfectionnons; si elle est mauvaise, il est rare que nous ne devenions pas comme elle. Ici ce ne fut point l’être civilisé qui éleva vers lui le sauvage; ce fut celui-ci qui dégrada l’être civilisé. Bref, Caroline Grandjean et Michel finirent par se trouver si bien de la vie de liberté qu’ils menaient dans l’île, qu’ils ne songèrent plus à en sortir.
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Plus de vingt ans s’étaient écoulés depuis le jour de leur naufrage, sans que le pauvre M. Grandjean eût eu les moindres indices du sort de sa femme et de son enfant. Il avait fait, à cet égard, de nombreuses démarches; toutes étaient demeurées infructueuses. La seule chose dont il fut assuré, c’est qu’ils étaient partis du Hâvre pour aller le joindre; quant à la destinée du navire, on l’ignorait absolument. Brisé sur une terre inconnue, son désastre était resté enseveli dans un profond secret. Jamais l’île n’avait été abordée par les Européens. Ses seules relations consistaient dans les visites que lui faisaient les habitants de l’Archipel; et souvent ces visites occasionnaient des rixes sanglantes. Heureusement que les populations des îles Ouapoa, Onahouga et Noukahiva, les plus considérables de tout le groupe de l’Archipel, protégeaient les habitants de la petite île où se trouvaient Michel et Caroline. L’étendue de celle-ci n’excédait pas une lieue et demie de longueur sur une de large. Elle était peu élevée, d’une physionomie pittoresque, et formée entièrement de corail.
Le fils de Mme Grandjean en était venu à exercer une certaine influence dans l’île. C’était un homme grand et vigoureux, qui maniait habilement l’arc et le casse-tête. Quant aux manières et à l’extérieur, on ne le distinguait pas des indigènes. Sa mère était non moins méconnaissable; sa peau avait pris une couleur basanée, qui ne mettait presque pas de différence entre elle et les autres femmes.
Un jour que la tribu se trouvait réunie sur le bord de la mer pour fêter ses divinités marines, une corvette américaine se montra en vue de l’île, cinglant dans cette direction. Rapprochée de la côte, elle mit en panne. Le capitaine, qui se nommait Ingraham, détacha un canot armé vers la terre dans le but de faire des reconnaissances. C’était en 1791; il venait de découvrir l’un des deux groupes qui constituent aujourd’hui l’Archipel de Mendâna. Lorsque les sauvages virent arriver le canot, ils se réfugièrent dans l’intérieur; mais bientôt ils revinrent précédés du vieillard vénérable, qui était leur chef, de sa fille et de Caroline. Tous les trois tenaient une branche d’arbre dans leur main en signe de paix. Caroline s’avança seule au-devant de l’officier,[p. 185] et lui fit entendre, moitié par gestes, moitié en français, que la tribu les traiterait avec amitié, s’ils ne venaient point avec des intentions mauvaises. Elle ajouta que l’île était abondamment fournie de fruits et de gibiers, et qu’ils pourraient s’y approvisionner selon leurs besoins.
Étrangement surpris d’entendre parler français sur ce coin de terre inconnue, l’officier retourna à bord faire part à son chef de cette circonstance singulière. Le lendemain, le capitaine descendit lui-même à terre pour éclaircir le mystère. Il était accompagné d’une nombreuse escorte. Personne, sur cette corvette, ne parlant le français qu’un passager qui retournait en Amérique, on le pria de faire partie de l’expédition. Ce passager était malade; c’était, du reste, un homme sombre et triste, qui ne se rendit qu’avec infiniment de peine aux sollicitations les plus pressantes.
Comme la veille, les sauvages vinrent à la rencontre des étrangers avec les mêmes démonstrations pacifiques. Caroline marchait encore à leur tête. Le capitaine et le passager s’approchent d’elle. Tout à coup elle s’arrête; ses yeux se fixent tout grands ouverts sur le passager, son sein s’agite, et, toute frémissante, elle s’écrie:
—Michel! Michel!...
L’homme qu’elle vient de nommer, rempli d’un sentiment indicible, répond à ce cri par un cri, et se précipite dans ses bras en pleurant: c’était son mari. M. Grandjean a reconnu sa femme. Celle dont l’instant d’auparavant il portait encore le deuil dans son cœur est enfin retrouvée; elle existe; il la voit; ses bras la pressent. Mais, grand Dieu! dans quel état elle lui apparaît!
Les assistants, de part et d’autre, restaient muets d’étonnement. M. Grandjean, dans l’excès de sa joie, ne pouvait que verser des larmes. Sa femme demeurait muette comme lui. Enfin, après les premières étreintes, retrouvant la parole:
—O mon amie! lui dit-il, que je suis heureux de te revoir! combien je t’ai pleurée! Et mon fils? et Michel, où est-il? vit-il encore? Ah! parle, montre-le-moi, que je le presse sur mon cœur.
[p. 186]
—Votre fils? dit-elle en se retournant et cherchant quelqu’un des yeux.
Soudain s’élançant vers un sauvage d’une taille gigantesque, dont le corps était entièrement tatoué, elle le saisit par le bras, le conduit devant son mari, et ajoute en le poussant vers lui:
—Le voilà!
A cette vue, M. Grandjean ne peut retenir un cri d’effroi. Il recule, comme s’il eût aperçu un spectre. Son désespoir était visible. Néanmoins, surmontant sa répugnance, il parle à Michel, qui ne le comprend pas; il le caresse, s’efforce de le déterminer lui et sa mère à l’accompagner en Amérique. Eh bien! voyez à quel état d’abrutissement peut nous plonger une existence de sauvage; tout fut méconnu, la voix du sang, celle de la nature: ni Caroline, ni Michel, ne voulurent jamais consentir à quitter leur île. Et cependant quels bras leur étaient ouverts? ceux d’un père, d’un époux. Cela est effrayant sans doute à avouer, et pourtant rien n’est plus vrai.
George avait dix ans; il était bon, dévoué. Dès que sa mère lui disait ou commandait quelque chose, il s’empressait de lui obéir. Mais il était si vif, si léger; il avait si peu l’habitude de réfléchir à ses actions, qu’il lui arrivait souvent de mal faire sans intention mauvaise. Mais la légèreté et l’étourderie, moins blâmables sans doute que la méchanceté, ne sont pas toutefois excusables, car elles ont quelquefois des effets aussi dangereux.
La mère de George nourrissait avec beaucoup de peine ses enfants. Veuve depuis peu de temps, elle avait, pour élever sa petite famille, épuisé peu à peu toutes ses ressources. Une maladie de quelques jours, en l’empêchant de travailler, acheva de la ruiner.
George était l’aîné des enfants; intelligent et sensible, il comprenait déjà la triste position de sa famille, et, ne pouvant l’adoucir, il se prenait souvent à faire de beaux projets d’avenir[p. 187] pour aider à ses besoins quand il serait grand: il voulait gagner beaucoup d’argent, et ne rien garder pour lui que la joie qu’il ferait à sa mère en lui donnant tout. Ces rêves, que l’on fait tout éveillé étant enfant, sont vains; car il ne faut pas croire qu’il suffise de la force et de l’âge pour satisfaire nos désirs. Hélas! chaque âge de la vie a ses peines et ses désirs; nul ne doit rêver ce qu’il n’a pas, mais bien chercher à tirer parti de ce qu’il a, et puis s’en rapporter après à Dieu du soin de l’avenir.
Or donc, George, se laissant aller aux écarts de son imagination, occupait tous ses moments de liberté à rêver à ses beaux projets; quelquefois il lui semblait être devenu un grand ouvrier: il gagnait cinq francs par jour, et ces cinq francs qu’il croyait être toute une fortune (car il n’en voyait jamais autant chez lui), c’est à sa mère qu’il les confiait. D’autres fois il avait trouvé une bourse; oh! alors il se dépêchait d’acheter avec cet argent tout ce qu’il pensait devoir plaire à sa pauvre mère; il l’habillait de neuf; il la faisait bien belle; il lui semblait qu’il l’aimait mieux ainsi; puis sa tête se montait bientôt au point de croire déjà la voir en toilette; il en sautait de joie. Et, si, dans ces moments de folie, sa mère venait à l’appeler ou à lui donner quelques ordres, étourdi qu’il était par cette préoccupation qui le dominait, il sortait comme d’un profond sommeil, n’écoutait qu’à demi ce qu’on lui disait, et exécutait tout de travers ce qu’il avait à faire. Pourtant George ne croyait pas être coupable. Sa récréation était à lui; il l’employait à rêver, au lieu d’aller jouer. A ses yeux, où était le mal?
Le mal? A laisser prendre trop d’empire à son imagination, à ne pas soumettre ses pensées à la raison, qui doit toujours nous guider, car si une seule de nos facultés échappe à son empire, cette faculté égarée finit, tôt ou tard, par nous entraîner au mal.
Hélas! c’est aussi ce qui arriva à George, bon et excellent enfant d’ailleurs.
Un soir que la pauvre veuve, plus fatiguée que de coutume, était restée couchée sans vouloir rien prendre de la journée, George, obligé de sortir pour une commission, pensait triste[p. 188]ment à sa mère; il oubliait qu’il n’avait pas soupé, et qu’il ne souperait peut-être pas, car il n’y avait rien au logis ce soir-là, et il revenait bien triste et bien découragé, lorsqu’en détournant une rue, il vit, appuyée sur une borne, la panière d’un boulanger, pleine de petits pains tout chauds... Le jeune mitron, auquel ces petits pains avaient été confiés pour les porter en ville, s’amusait à regarder une partie que faisaient des enfants avec de gros sous. George s’arrêta instinctivement devant cette panière; il était à jeun depuis midi, et ces petits pains dorés étaient pour lui, pauvre enfant! ce que sont pour vous, mes amis, les excellents gâteaux que vous choisissez chez le pâtissier, lorsqu’on vous y conduit. George les admirait! Dieu sait, mais sans avoir, un instant, la mauvaise intention d’en prendre; il fit un gros soupir, et, pour se distraire, regarda, lui aussi, la partie commencée des autres enfants.
Bientôt le petit mitron, rappelé à son devoir, reprit sa corbeille, l’enleva lestement, la plaça sur sa tête, puis voulant regagner le temps perdu, se mit à marcher fort vite. Tout en courant, deux de ses petits pains tombèrent; il ne s’en aperçut pas, et continua sa route. George, qui suivait machinalement de l’œil ses chers petits pains qui fuyaient, crut de loin en voir tomber; il hâta le pas pour s’en assurer, tandis que le petit mitron, lui, courait toujours de plus belle. Arrivé aux petits pains, George les ramasse; le détour d’une rue lui cachait déjà le jeune boulanger; il s’élance après lui, l’appelle une fois, deux fois inutilement; il allait essayer de le rejoindre pour les lui rendre, quand l’idée de sa pauvre mère souffrante vint à traverser sa pensée; elle n’avait rien mangé de la journée... Pauvre mère!... le pain qui restait était si dur!... et il en restait si peu!... peut-être même s’en était-elle privée pour leur en laisser; ces petits pains lui feraient tant de plaisir! Il lui dirait qu’il les avait trouvés, et, au fait, ne les avait-il pas ramassés. Habitué qu’il était à céder aux rêves de son imagination, George ne pensa plus qu’au plaisir qu’aurait sa mère, s’il lui portait ces pains si dorés; il la voyait déjà sourire lorsqu’il les lui offrirait; il entendait ses remercîments, et, tout à ces images, il partit emportant précieu[p. 189]sement les deux petits pains. Mais bientôt il ralentit le pas; il commençait, trop tard, à se rappeler que ces deux pains n’étaient point à lui, et qu’il allait commettre une faute en les gardant. Il regarda alors de tous ses yeux, courut de rechef après le mitron, l’appela pour les lui restituer; mais celui-ci était déjà bien loin, et il ne le connaissait pas. George fut donc obligé de rester maître des petits pains; alors il sentit qu’il avait eu tort, le remords le prit, car George était un honnête enfant! Son imagination l’avait seule égaré; il ne s’était point, dès l’enfance, habitué à la régler comme ses autres besoins: elle marchait toujours la première, à la moindre sensation qu’il éprouvait, et elle égarait le jugement de George.
Arrivé chez sa mère, il entra doucement; le bonheur y avait reparu. La sœur Marthe, religieuse de la Charité, était venue consoler la malade, et lui porter quelques petites provisions; les enfants avaient soupé... La mère avait pris un bon bouillon... George cacha instinctivement ses pains: il rougissait de sa faute; cette honte l’embarrassa, et le préoccupa surtout à cause de ses frères et sœurs qu’il aimait tant. Soustraire les deux pains à leurs regards devenait pour lui chose difficile; il y parvint pourtant, puis il se coucha; mais il eut bien de la peine à s’endormir, car il ne fit, toute la nuit, que se demander ce qu’il ferait le lendemain: s’il devait avouer sa faute à sa mère, ou la lui cacher. Dire qu’il avait trouvé ces petits pains, c’eût été mentir, et George n’était pas menteur. Il n’eût pu soutenir cette imposture sous le regard de sa mère; il valait donc mieux, dans son idée, ne rien avouer; et, le lendemain, avant que tout le monde fût éveillé, il jetterait ou mangerait ces pains, qui lui avaient déjà causé tant d’ennuis.
Que de peines nous inflige la moindre faute, mes enfants! George s’endormit bien tard, et il lui fallait encore guetter le petit jour, reprendre ces petits pains, aller manger dehors, puis revenir se coucher pour en imposer à sa mère. Quelle différence de ce misérable repas pris en cachette, de peur qu’on ne le surprît, à celui qu’aurait fait George si ces deux pains lui eussent été réellement donnés!
[p. 190]
Tout le jour qui suivit, George fut inquiet, mal à l’aise; sa faute lui pesait comme un remords, car il ne pouvait la réparer.
Sur le soir, il quitta ses frères et sœurs; sa pensée n’était plus avec eux; il était coupable... Nos fautes nous isolent toujours. Il descendit, et se promena jusqu’à la nuit, seul et triste.
Comme il allait rentrer, il entendit pleurer un pauvre enfant assis sur le coin d’une borne. Il fut à lui.
—Qu’avez-vous? lui dit-il. Vous êtes-vous fait mal?
L’enfant ne répondit pas; il pleurait toujours.—Vous a-t-on battu? reprit George. Et comme l’autre continuait à se taire et à pleurer: Voulez-vous que je vous venge, si l’on vous a battu; ou si l’on vous a pris quelque chose, je vous le ferai rendre. Dites-moi qui?... George prenait déjà, en disant ces mots, une allure toute martiale.
—Oh! non, dit enfin l’enfant; non, ce n’est pas cela.
—Eh bien! qu’avez-vous? Il est déjà tard, voulez-vous que je vous conduise chez vous?
—Hélas! dit l’enfant en redoublant ses pleurs... où irais-je?... Ils m’ont chassé.
—Chassé! répliqua vivement George. Qui donc? Votre mère! Qu’avez-vous donc fait? Vous n’avez pas volé?
—Oh! non, non, je vous assure... Ils le disent... Mais je suis innocent... Oui, je le suis, Dieu le sait bien... Oh! mon Dieu! mon Dieu! j’ai l’air d’un voleur... Et l’on m’a chassé!
Lith. de Cattier.Louis Lassalle del. et lith.
—Contez-moi cela. Qu’avez-vous donc fait?
—Je n’ai rien fait... rien.
—Mais enfin!
—Ils croient qu’ils m’ont donné vingt pains à porter. En arrivant, il n’y en avait que dix-huit... Ils disent que c’est moi...
—Comment! balbutia George atterré. Qui?
—Eh bien! qui? répliqua l’enfant avec humeur, vous ne comprenez donc pas que les pains manquants font six sous, et comme je me suis arrêté à voir jouer aux gros sous, on dit que j’ai volé ces six sous qui manquent sur la note de l’argent que je devais recevoir, et que je les ai joués. Comme je n’ai pu rendre ces six sous, ils m’ont chassé ce soir devant tous mes cama[p. 191]rades, encore. Oh! mon Dieu!... Où aller?... je suis bien malheureux!... Je n’ai pas pris de pains; il n’y en avait que dix-huit, puisqu’on n’en a retrouvé que dix-huit.
George, agité, tremblant, sentait sa tête en feu. Que faire? que dire? Le petit mitron s’arrachait les cheveux; son désespoir allait toujours croissant.
Enfin George, n’écoutant plus que son cœur et son repentir, lui saute au cou: «Venez avec moi, lui dit-il. Je puis tout réparer; venez, je sais un moyen d’expliquer la chose.» L’enfant résiste; mais George l’entraîne tout en l’encourageant.
Ils arrivèrent chez le boulanger; une des portes de la boutique était déjà fermée.
—Ouvrez, dit vivement George; ouvrez, je vous ramène votre garçon. Vous l’avez injustement accusé: il n’est pas coupable!
—Qui est-ce qui le prouve? reprit le boulanger.
—Qu’il rende les six sous, dirent les autres mitrons que le bruit attirait de l’arrière-boutique.
—Bah! dit la femme; c’est un gourmand qui les a mangés.
—Ou qui les a joués, comme un mauvais sujet.
—Non, non; c’est faux. Non, interrompit George avec véhémence... Écoutez-moi: moi seul suis le coupable... Et, racontant chaleureusement son histoire, il s’efforça de disculper le malheureux enfant, et de le faire rentrer en grâce. Mais le boulanger, prévenu qu’il était, ne voulut rien entendre; il traita les deux enfants de mauvais sujets, et les mit à la porte.
George, si cruellement trompé dans son attente, comprit alors tout le mal qu’il avait causé à son petit compagnon, et l’impossibilité où il était de le réparer. Ne voulant pourtant pas l’abandonner ainsi:
—Viens avec moi, lui dit-il; viens, tu partageras mon sort. Viens... Et il le fit monter avec lui chez sa mère.
Cette pauvre mère commençait à s’inquiéter vivement de l’absence de son fils; il était nuit: George n’avait pas l’habitude de rentrer si tard. Lui serait-il arrivé quelque accident? Et cette excellente femme, encore malade, se tourmentait: que de conséquences funestes cette première faute de George n’avait-elle pas!
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Honteux, il n’osa embrasser sa mère: «Ma mère! s’écria-t-il en entrant, grâce!... Aidez-moi!... Je suis bien malheureux!
—Qu’as-tu donc fait, George? reprit celle-ci effrayée.
—Tenez, dit l’enfant en attirant de derrière la porte le petit mitron, qui s’y tenait caché, et l’amenant devant elle; tenez, jugez-moi. Je l’ai perdu, grondez-moi, ajouta-t-il; car je suis bien coupable; mais ne le renvoyez pas ce soir.—Alors il lui conta tout.—Laissez-le coucher avec moi, ma mère! Qu’il passe la nuit ici, qu’à cause de moi il ne soit pas plus malheureux. Oh! ma mère! ma bonne mère! je vous le jure, jamais à l’avenir je ne me laisserai dominer par ma mauvaise tête; mais laissez-moi réparer mes torts.»
La bonne mère y consentit, et, touchée de la franchise de George et des bons sentiments qui l’animaient, elle lui pardonna; et dès le lendemain, suivie des deux enfants, elle alla chez le boulanger demander la grâce du jeune apprenti, et elle l’obtint.
Un soir de l’an 1516, un cavalier cheminait sur la route qui conduit de Melun à Montereau; son pourpoint de drap gris, ses haut-de-chausses de même couleur, sa collerette bien blanche et bien empesée, sa toque de velours où pendait une belle plume noire, tout annonçait en lui un bourgeois aisé, et le trot soutenu de son cheval, qu’il aiguillonnait de temps en temps avec l’éperon, prouvait qu’il était pressé d’arriver. Tout à coup cependant le cheval fit un écart et recula en hennissant; le voyageur, tiré de ses pensées par ce brusque mouvement, fixa l’objet qui effrayait sa monture, et fut lui-même saisi de terreur à la vue d’un corps gisant sur la terre et à moitié caché par les épis qui bordaient le chemin.
Notre cavalier était un homme à la fois brave et humain; il se rappela l’évangile du Samaritain, et ne voulut pas laisser sans secours, s’il en était temps encore, l’être malheureux que Dieu[p. 193] avait placé sur sa route. Il mit donc pied à terre, et s’approchant, il reconnut que c’était un jeune garçon de douze ans environ, entièrement privé de sentiment, mais qui toutefois respirait encore. Il le souleva, introduisit dans sa bouche sa gourde pleine d’hydromel[4], et, au bout de quelques instants, il eut le bonheur de lui voir ouvrir les yeux; il acheva de lui prodiguer des soins, puis le fit monter sur son cheval, le soutenant devant lui et dans ses bras pendant qu’il tenait les rênes, car il voulait poursuivre sa bonne œuvre jusqu’au bout; et bien qu’il eût des affaires très-pressées, il ne pouvait se décider à abandonner ce pauvre petit, qui, bien certainement serait mort pendant la nuit, sans le secours inespéré qu’il lui avait porté. Le mouvement du cheval ranima peu à peu le jeune garçon, et quelques nouvelles gorgées du breuvage salutaire achevèrent de lui rendre un peu de forces.
—Qui donc es-tu, mon pauvre enfant? lui demanda alors le cavalier.
—Jacques Amyot, pour vous servir, mon bon monsieur.
—Et par quel hasard te trouves-tu en si piteux état? D’où viens-tu?—De Melun, de chez mon père.—Tout seul?—Tout seul; je me suis sauvé.—Comment sauvé! tu as quitté la maison de ton père sans sa permission?—Dam! il m’avait battu.—Et pourquoi t’a-t-il battu?—Parce que... parce que...—Eh bien! parce que?—Parce que je ne voulais pas travailler.
—Oh! oh! maître paresseux, vous croyiez qu’il était plus commode de vagabonder! Et comment vous trouvez-vous de votre équipée?
—Ah! très-mal; j’ai bien faim, et je suis si fatigué que tous mes membres sont douloureux.
—Je le crois, de reste, si tu es venu de Melun ici tout d’un trait, sans boire ni manger.
—Mon Dieu, oui; je n’avais pas d’argent, et je n’ai jamais osé demander du pain à ceux que j’ai rencontrés. Aussi, quand je me suis assis dans ce champ là-bas, j’ai cru que j’allais mourir; et, sans vous, monsieur, ça serait déjà fini.
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—Cela se pourrait; mais dis-moi, qu’est-ce que ton père exigeait donc de toi? c’était donc bien pénible?
—Il ne m’en demandait pas plus qu’à mes autres frères, qui l’aident dans son métier de boucher; mais il fallait recommencer tous les jours; vous conviendrez que c’est ennuyeux.
—Est-ce que tu ne recommences pas tous les jours à manger?
—Oui, mais tout le monde mange, et tout le monde ne travaille pas. Vous, par exemple, je suis sûr que vous ne faites rien.
—Je ne fais rien! Voyez-vous ce petit morveux qui me croit un fainéant comme lui? Apprenez, monsieur le paresseux, que maître Balderin n’est devenu le premier armurier de France qu’à force de travailler du matin au soir, et souvent encore du soir au matin. Ah! je ne fais rien! J’ai travaillé toute ma vie, et il ferait beau voir que mes marmots refusassent de travailler à leur tour, je leur aurais bientôt appris de quel bois je me chauffe.
Jacques, devenu honteux, n’osa répondre; d’ailleurs, ils arrivaient devant une auberge, et il était grand temps, car le pauvre garçon était près de retomber en pamoison. Maître Balderin le fit coucher, et le lendemain il l’emmena avec lui à Orléans, où le conduisaient les mêmes affaires qui l’avaient amené à Montereau; et, comme en définitive Jacques était réellement malade, il le plaça à l’hôpital en le recommandant bien aux bonnes sœurs.
La maladie de Jacques fut longue; mais sœur Ursule prit tant de soins de lui, qu’il entra enfin en convalescence; alors elle chercha à le consoler, car elle voyait bien qu’il se repentait de sa faute; cependant elle lui en fit sentir encore toute la gravité.
«Il n’y a personne dans le monde, mon cher enfant, lui disait-elle, qui ne soit obligé de travailler. Les uns s’occupent à soigner les malades, les autres à instruire la jeunesse; quelques-uns dirigent les affaires de l’État; le plus grand nombre cultivent la terre, ou se livrent à des arts et à des métiers qui les font vivre; aucun n’est dispensé de se rendre utile aux autres; c’est le devoir de tous les hommes, et le premier devoir des enfants est d’obéir à leur père, qui est pour eux le représentant du bon Dieu, qui les a soignés depuis leur naissance, qui travaille tous les jours pour pourvoir à leurs besoins; vous n’avez manqué de rien, tant que[p. 195] vous avez été soumis au vôtre. Dieu n’a paru vous abandonner que quand vous avez voulu vous soustraire à son autorité; et voyez cependant quel secours il vous a envoyé dans sa miséricorde! mais il vous abandonnerait tout à fait si les souffrances que vous avez éprouvées ne vous inspiraient un salutaire repentir. Quelles que soient les peines qui vous attendent encore dans le monde, n’oubliez jamais que la Providence veille sur vous; cherchez à mériter ses bontés, et confiez-vous en elle.» Jacques écouta docilement ces avis; il se promit bien de les suivre; lorsqu’on le jugea assez rétabli, la sœur Ursule lui fit un petit paquet de linge, lui acheta une bonne paire de souliers, et lui remit le reste de la somme que maître Balderin avait laissée pour lui, car ce digne homme n’avait pas voulu que son protégé fût à charge à l’hospice. Puis sœur Ursule, ayant fait entendre la messe à Jacques, le confia à un voiturier qui allait à Melun. Jacques y arriva le lendemain de son départ de l’hospice. Il s’était bien promis de demander pardon à son père, et de désarmer son courroux par sa soumission et son activité; cependant il tremblait en entrant dans la rue qu’il habitait; il sentait bien qu’il méritait une réprimande sévère, et il aurait voulu que ce premier moment fût passé. Malgré lui, ses pas se ralentissaient; pourtant il arrive près du banc qui était à côté de la porte; mais il ne comprend rien à ce qu’il voit: la boutique de son père a disparu, il se frotte les yeux, regarde encore; voilà bien à droite la mercière qui venait, tous les jours, acheter sa viande; à gauche, voici la fruitière qui lui donnait des pommes de temps en temps; mais l’étal du père Amyot, où donc est-il? la porte et les volets sont fermés; on dirait qu’il n’y a personne dans la maison; il frappe, pas de réponse. Enfin inquiet, il entre chez la fruitière, qui ne le reconnaît pas, car il est pâle et maigre, d’ailleurs il a bien grandi.
—Où donc est mon père, mère Robin? demande-t-il en étouffant les sanglots qui oppressent sa poitrine.
—Votre père, jeune homme! quel père? Eh! mais c’est Jacques le vagabond; ah! mauvais sujet, vous revenez trop tard: le pauvre cher homme est auprès du bon Dieu; il ne se portait déjà pas trop bien; le chagrin que vous lui avez fait l’a achevé.
[p. 196]
Oh! qui pourrait dire ce que Jacques souffrit en entendant ces terribles paroles? Son père était mort! mort sans lui avoir pardonné! il ne le verrait plus, et ne pourrait expier la faute dont il s’était rendu coupable envers lui! Abattu par la douleur, il tomba sur un banc, et crut qu’il allait mourir: la mère Robin chercha alors à lui donner des consolations; mais le remords se joignait à la misère pour rendre Jacques bien malheureux. Son père n’avait laissé aucune fortune: il n’en avait pas d’autre que son travail. Ses frères avaient été recueillis par des parents qui savaient qu’ils étaient laborieux; mais lui! qui voudrait se charger d’un enfant qui avait refusé d’obéir à son père! Il sentait bien que tout le monde l’abandonnerait. Il commença à se livrer au désespoir.
Cependant les dernières paroles de la sœur Ursule lui revinrent à la mémoire. «Quelles que soient les peines que vous éprouverez, lui avait-elle dit, n’oubliez pas que la Providence veille sur vous.» Ces paroles devinrent pour Jacques comme un baume consolateur; il fit le signe de la croix, et courut à l’église, où il se jeta à genoux en pleurant.
«Mon Dieu, disait-il, prenez pitié de moi! que vais-je devenir! je suis bien malheureux, et je l’ai bien mérité; mais je veux réparer mes torts, je vous promets d’employer ma vie aussi utilement que je le pourrai; ayez pitié de moi, puisque votre Providence veille sur toutes vos créatures.»
Jacques sanglotait et parlait tout haut, se croyant seul avec Dieu. Il ne s’était pas aperçu de la présence d’une dame âgée, qui était restée dans l’église après l’office. Cette dame fut émue de la douleur de cet enfant, et le questionna. Ses réponses lui ayant prouvé qu’il avait un vrai repentir de ses fautes, elle lui proposa d’entrer à son service. Vous pensez bien que Jacques accepta avec reconnaissance, et qu’il remercia Dieu du secours inespéré qu’il lui envoyait. Tout à l’heure, sans asile et sans pain, il se trouvait introduit dans une bonne maison où il ne manquerait de rien.
Sa besogne la plus importante était de conduire au collége les enfants de madame de Saint-Yvon (c’était le nom de sa protectrice), et de les en ramener. Jacques avait bien du temps de reste pour s’amuser, s’il l’avait voulu; il aurait pu aller jouer sur[p. 197] la place avec d’autres petits garçons, pendant que ses jeunes maîtres étudiaient leurs leçons; mais il était bien trop triste pour cela; d’ailleurs, il avait résolu d’employer utilement tous ses instants. Aussi préféra-t-il rester à la porte de la classe; et de là, il écoutait ce que disait le professeur. D’abord il n’y comprit rien du tout; mais à force d’écouter, il réussit à retenir quelques mots dont il demanda l’explication aux jeunes de Saint-Yvon; le lendemain, la leçon lui parut moins obscure; au bout de quelques jours, il parvint à comprendre presque tout à fait; puis enfin il prit tant de goût à l’étude, qu’il passait à lire les livres de ses jeunes maîtres, tout le temps employé à leur service.
Aussi arriva-t-il qu’un jour le jeune Robert de Saint-Yvon ayant été interrogé sans pouvoir répondre, parce qu’il avait mal appris sa leçon, Jacques s’avança tout doucement derrière lui, lui souffla ce qu’il devait dire, puis revint bien vite à la porte, car il n’avait pas le droit d’entrer dans la classe. Le professeur, à qui ce petit manége n’avait pas échappé, appela Jacques après l’étude, le fit causer, et fut bien surpris de le trouver plus instruit que ses premiers élèves. Il parla de lui au principal du collége, qui se chargea d’obtenir que cet enfant pût faire ses études.
Oh! comme Jacques se trouva heureux, le jour où on lui vint annoncer qu’il allait entrer au collége en qualité de boursier! Alors il se promit bien de se rendre digne d’un si grand bonheur en se livrant au travail avec une ardeur nouvelle; aussi ne connut-il jamais l’ennui: il n’y a que les paresseux qui trouvent le temps long. Jacques travailla donc, et si assidûment qu’il fut presque toujours le premier de sa classe; la rapidité de ses progrès paraîtra sans doute surprenante, car sa première enfance avait été fort négligée; mais Jacques avait d’heureuses dispositions, de plus une volonté bien ferme de réparer sa conduite passée. D’ailleurs, chaque jour, l’étude avait pour lui plus d’attraits; plus il apprenait, et plus il voulait apprendre. Son application était soutenue par une conduite exemplaire; ses maîtres le citaient toujours comme un modèle à suivre.
Jacques Amyot avait près de vingt ans, et il avait terminé sa classe de philosophie, lorsqu’un gentilhomme du Berry vint[p. 198] demander au principal du collége un bon professeur pour faire l’éducation de ses enfants. Le principal lui désigna Jacques, qui venait d’entrer dans les ordres, comme le sujet le plus distingué, sous le rapport des mœurs et de l’instruction. M. de Montchevron l’emmena donc immédiatement à son château. Amyot, en acceptant ces fonctions d’instituteur, était à la fois tremblant et satisfait. Satisfait, car il allait enfin pouvoir se rendre utile et payer ainsi la dette que tout homme contracte envers la société; mais il tremblait en pensant à la responsabilité qui allait peser sur lui. Il fallait former à la fois l’esprit et le cœur de trois jeunes enfants, que la moindre erreur pouvait égarer.
Mais se souvenant toujours que la Providence veillait sur lui, il l’invoqua avec confiance, pria Dieu de l’éclairer, et entreprit son honorable tâche avec zèle et dévoûment. Il s’attacha d’abord à gagner l’affection de ses élèves; il réussit à leur rendre l’étude agréable, à former leur jugement, à adoucir leur caractère, si bien qu’au bout d’un an ces jeunes gens l’aimaient comme un second père, et ne pouvaient passer une journée sans lui.
Il y avait déjà quelques années que Jacques Amyot était dans cette famille, lorsque le roi Henri II vint visiter la province. Les jeunes de Montchevron allèrent lui rendre leurs hommages, et l’un d’eux lui présenta une épigramme grecque, composée par leur précepteur. Le chancelier de L’Hospital, premier ministre du roi, était connaisseur; il fut frappé de l’énergie et de la pureté de ces vers, et voulut en connaître l’auteur. Lorsqu’il eut causé une heure avec Amyot, il crut ne pouvoir mieux faire que d’engager le monarque à lui confier l’éducation de ses fils.
Quelle gloire pour le pauvre Jacques Amyot, fils d’un boucher, et combien il regretta que son père ne pût en jouir! Après tous les chagrins qu’il lui avait causés dans son enfance, il aurait été si heureux de pouvoir l’en dédommager en comblant de joie ses vieux jours; mais la faute de Jacques était de celles dont les suites sont irréparables. Amyot était un exemple frappant de la justice de Dieu; elle répandait sur lui ses faveurs depuis que le repentir l’avait fait rentrer dans la voie du bien, comme elle avait semé sa route d’afflictions, tant qu’il avait méconnu ses devoirs.
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Parvenu au poste éminent qui lui était confié, Jacques ne négligea rien pour répondre dignement au choix dont le souverain l’avait honoré. Aussi le roi le récompensa-t-il en le nommant tour à tour abbé de Belloyasse, grand-aumônier, puis évêque d’Auxerre.
Dans sa prospérité, Amyot n’oublia pas ceux qui l’avaient secouru pendant ses mauvais jours. Les forges de maître Balderin ayant été incendiées, il les fit rétablir à ses frais. L’hôpital d’Orléans reçut une dotation spécialement affectée à secourir les jeunes orphelins, et il chercha constamment à protéger les jeunes gens studieux que la pauvreté seule empêchait de réussir.
Malheureusement pour lui et pour la France, ayant été blessé dans un tournois, par le comte de Montgommery, Henri II mourut de cette blessure au bout de quelques jours. Dès lors Amyot ne fut plus maître de diriger à son gré l’éducation des jeunes princes; il se retira dans son évêché d’Auxerre, et il y continua cette vie de bonnes œuvres à laquelle il s’était voué.
Cette narration, mes jeunes amis, a pour but de vous prouver que les plus petites économies accumulées produisent souvent de fortes sommes; et avec elles la jouissance de rendre un service important, de prévenir un grand malheur; et, comme nous le dit un des sages de l’antiquité: «Il n’y a pas de riens dans la nature.»
Les nombreux élèves de l’enseignement mutuel d’un arrondissement de Paris portaient un attachement particulier au vieux concierge de leur école, père de deux enfants mâles et de deux jeunes filles. L’aîné des garçons, employé dans une imprimerie, s’était fait exempter de la conscription, comme fils aîné de famille pauvre, et surtout comme étant atteint d’une névralgie, qui parfois l’obligeait de cesser tout travail. Il n’en était pas de même de son frère cadet, nommé Charles: celui-ci, favorisé de la nature, joignait à la figure la plus expressive une constitution robuste; aussi secondait-il son vieux père dans le service pénible de l’école[p. 200] mutuelle. Seul des quatre enfants, Charles habitait avec son père et sa mère; ses deux jeunes sœurs demeuraient chez une proche parente, couturière très en vogue, qui les avait en quelque sorte adoptées, et les initiait chaque jour à sa profession.
On conçoit aisément toute la tendresse qu’Étienne et sa femme portaient à leur bien-aimé Charles, dont la bonté du cœur et la franche gaîté faisaient le charme de leur existence, et leur attiraient l’attachement et la considération de tous les élèves de l’école. Il n’était pas un seul d’entre eux qui n’eût reçu de cet excellent jeune homme une prévenance, un service dont ils conservaient le souvenir. Il était devenu leur confident, leur ami; plus d’une fois même, il leur avait évité des punitions par sa prévoyance et son adresse à réparer une faute, une étourderie; plus d’une fois il avait obtenu du directeur de l’établissement, homme à la fois juste et sévère, un pardon qu’on était loin d’espérer. C’était Charles qui se chargeait de classer et de mettre en ordre le panier de chaque élève, contenant la provision d’usage pour le déjeuner entre les deux classes. C’était Charles qui raccommodait tantôt une corde à sauter, tantôt une quille brisée, une casquette déchirée: on le regardait comme la providence de cette jeunesse nombreuse, turbulente, que d’un mot, d’un coup d’œil, il ramenait à l’ordre et soumettait à sa volonté.
Un matin Charles, après avoir balayé la grande classe, nettoyé les banquettes, les encriers et rangé les divers tableaux d’instruction, se reposait assis sur une table, tout haletant et essuyant avec la manche de sa chemise la sueur qui coulait de son visage. Le père Étienne le regardait à travers une croisée du jardin, où s’étaient déjà réunis plusieurs élèves qui remarquaient sur les traits du vieillard une vive altération, et voyaient même des pleurs qui s’échappaient de ses yeux. «Eh quoi!» dit l’un des mutuels, «vous pleurez, père Étienne, en regardant votre fils! Est-ce qu’il vous causerait du chagrin?—Je ne saurais vous le cacher, répond le vieillard, et c’est pour la première fois de sa vie.—Lui, si bon, si prévenant! Et qu’a-t-il donc fait?—Oh! rien que de bien innocent: il vient de compter ses vingt-un ans; et, dans quelques mois, il sera de la conscription. S’il faut[p. 201] qu’il parte pour l’armée, ma pauvre femme en mourra de douleur; et moi, trop vieux, trop infirme pour vaquer aux travaux de concierge de l’école, je me vois réduit à terminer ma pauvre vie dans un hospice.—Vous, père Étienne!» s’écrient presque à la fois douze ou quinze élèves de l’école: «vous, parmi les infortunés que l’on entasse dans des maisons de charité! nous ne le souffrirons jamais.—Eh! que ferez-vous, mes chers petits amis? enfants presque tous d’honnêtes ouvriers qui ne vivent que du travail de leurs mains, vous ne pouvez m’être d’aucun secours.—Rien n’est impossible,» lui répond avec une expression remarquable, Casimir Blondel, fils d’un premier garçon menuisier; «non, rien n’est impossible, quand on a dans le cœur une forte résolution de faire le bien: calmez vos craintes, prenez courage, et laissez-nous faire.» Le vieillard, touché de ces paroles, jette sur eux un regard plein d’espérance en se disant tout bas: «O mon Dieu! secondez-les!»
«Je devine quel est ton dessein,» dit à Casimir, Joseph Girard, fils d’un garçon imprimeur. «Tu sais, comme moi, qu’en souscrivant pour une somme... je ne sais pas laquelle, on s’assure un remplaçant, dans le cas où le sort obligerait à partir.—C’est cela même, répond Casimir; dès ce soir, je vais m’informer quelle est la somme nécessaire...—Et tous nos camarades, ajouta Joseph, demanderont, comme nous, à leurs parents de se cotiser, chacun selon ses petits moyens, pour empêcher notre bon ami Charles de se séparer de nous.—Oh! j’ai en tête un meilleur projet que tout cela. Je ne puis vous l’expliquer que demain, pendant le déjeuner; en attendant, mes amis, de la prudence et de la discrétion.»
Le lendemain, Casimir, qui avait pris tous les renseignements nécessaires, réunit en secret un grand nombre de mutuels dans la salle de récréation, et leur apprend qu’il existe dans Paris un bureau d’assurance où, moyennant une somme de six cents francs, déposée avant le jour du tirage au sort, on se procure un remplaçant. «C’est à nous, ajouta-t-il avec l’élan de l’âme, à nous procurer cette somme, afin de conserver parmi nous ce bon Charles que nous aimons tant, et qui maintenant est devenu[p. 202] l’unique soutien de ses pauvres parents. Si chacun de nous parlait aux siens, la somme, j’en suis sûr, serait bientôt réalisée; mais ce n’est qu’à nous seuls, mes chers camarades, que Charles devra sa délivrance, si vous adoptez le plan que j’ai conçu.—Explique-toi donc!» lui disent plusieurs élèves. «Voici ce que j’ai imaginé... mais que deux d’entre vous aillent faire sentinelle à la porte d’entrée, de crainte qu’on ne puisse m’entendre; car mon projet exige un grand mystère.» Toutes les précautions étant prises, Casimir poursuivit en ces termes, avec toute la chaleur d’un véritable philanthrope.
«Ce sera dans trois mois, c’est-à-dire vers la fin d’avril qu’aura lieu le tirage de la conscription; et il faut que les six cents francs soient déposés avant cette époque au bureau des remplacements. Nous sommes cent soixante élèves dans l’école: si chacun de nous pouvait déposer dans une tirelire, que je me charge de nous procurer, seulement un sou par jour, cela ferait deux cent vingt-cinq francs par mois: ce qui nous produirait au delà de la somme nécessaire. Plusieurs d’entre nous, je le sais, ne peuvent pas obtenir de leurs parents cette modique offrande; mais un grand nombre pourront déposer le double: moi tout le premier; ma bonne mère me donne tous les matins deux sous pour acheter des pommes ou du fromage, à notre déjeuner de l’école: je les dépose de bon cœur dans la tirelire, et je mange mon pain sec.—Et moi, dit Joseph Girard, je m’en vais de temps en temps cajoler ma grand’tante, fameuse épicière, qui me lâche assez souvent une pièce de vingt sous; je vous la campe dans la tirelire.—Oh! si je pouvais devenir moniteur!» s’écrie Germain Castel, fils d’un peintre en bâtiments, «mon parrain, l’agent de change, m’a promis une pièce d’or: ça meublerait joliment la tirelire...» Enfin, chaque élève s’offre à fournir tout ce qui sera en son pouvoir, à l’exception toutefois de cinq à six jeunes gaillards, qui soutiennent qu’on peut bien manger son pain sec pendant plusieurs jours de suite; mais que pendant trois mois, c’est impossible; et que tels et tels qui font les généreux, les magnanimes, seront peut-être les premiers à négliger la tirelire pour acheter quelque friandise. «Nous[p. 203] ne forçons personne, et chacun de nous est libre,» répondent à la fois Casimir et Joseph; «mais, dans tous les cas, nous ne risquons rien d’essayer nos cotisations.—Oui, oui, essayons,» s’écrient presque tous les mutuels; «mais c’est à condition, reprennent les réfractaires, que chacun déposera son offrande en secret, afin que ceux qui donneront le plus ne dédaignent pas ceux qui donneront le moins, ou peut-être rien du tout.»
Cette proposition est acceptée à l’unanimité. On convient donc que, tous les lundis, à l’heure de la récréation, on déposera secrètement le fruit de ses économies de la semaine, dans une tirelire à deux clefs, pouvant contenir la somme de six à sept cents francs, tant en gros sous qu’en petites pièces blanches; et qu’au bout d’un mois il en sera fait l’ouverture par deux caissiers et trois commissaires élus, pour constater le produit; ce qui fera prendre, par l’assemblée générale, la détermination de continuer ou de cesser la cotisation. On procède, en conséquence, aux élections. Casimir Blondel et Joseph Girard sont nommés les deux trésoriers, dont chacun sera le dépositaire d’une clef de la tirelire. Germain Castel, avec deux chauds partisans de la souscription, sont élus commissaires-inspecteurs.
Dès le lundi suivant, une tirelire à deux serrures fut placée dans une encoignure de la salle de récréation: elle était couverte d’une vieille souquenille appartenant à Charles, qu’il avait bien fallu mettre à moitié dans le secret, et auquel on avait fait accroire que c’était une cotisation de l’école pour la fête du directeur. Chaque élève déposa donc secrètement ce qu’il voulut; et dès que la cloche de la rentrée en classe se fit entendre, le crédule Charles emporta dans sa chambre la tirelire qu’il représenta, le lundi suivant, à l’heure ordinaire où les offrandes se renouvelaient, et dont s’emparait encore Charles, bien loin de se douter qu’il fût la cause de cette mystérieuse cotisation.
Mais ce mystère, si ponctuellement observé, faillit être révélé par les marchandes de pommes, de pain d’épice et de gâteaux de Nanterre, qui se tenaient à l’entrée de l’école, et ne faisaient pas ensemble plus de dix sous de recette dans la journée. Ce n’était, en effet, que les cinq ou six réfractaires et quelques gourmands[p. 204] incorrigibles qui continuaient en secret leurs achats, et feignaient ensuite de déposer leur offrande dans la tirelire... mais ils ne tardèrent pas à se repentir de leur égoïsme.
Enfin arriva le dernier lundi du mois de février, et nos mutuels furent empressés de savoir ce qu’avaient produit leurs cotisations et leurs sacrifices. «Voyons, disaient les uns, si notre premier mois s’élève au tiers de la somme nécessaire pour racheter notre ami Charles; cela nous donnera du courage pour achever notre entreprise.» On procède donc à l’ouverture de la tirelire: Casimir et Joseph, dépositaires des deux clefs, ouvrent chacun une serrure; Germain Castel et les deux autres commissaires-inspecteurs lèvent le dessus de la tirelire; on met à part les pièces blanches; on forme des piles d’un franc avec les pièces de billon, qui sont en bien plus grand nombre; et le total se monte... à la somme de cent quarante-cinq francs vingt centimes.
«J’étais bien sûr, dit alors le chef des réfractaires, que vous ne parviendriez pas à former, en trois mois de temps, la somme de six cents francs. Pauvres dupes! c’était bien la peine de vous priver des douceurs de la vie.—On ne fait pas le bien, lui répond Casimir avec énergie, sans éprouver des obstacles, des contre-temps: pour moi, je ne me laisse point abattre par cette première épreuve; et si mes camarades veulent me seconder, nous en tenterons une seconde, qui peut-être nous sera plus profitable.—Adopté!» s’écrient presque tous les mutuels; et les six réfractaires de rire aux éclats, en leur souhaitant bon appétit pour manger leur pain sec pendant un mois encore. On convient donc de laisser les cent quarante-cinq francs vingt centimes en dépôt dans la tirelire, qu’on referme à double serrure, et que l’on confie de nouveau à Charles qui, croyant toujours que c’est une collecte pour la fête du directeur de l’école, a le plus grand soin de la soustraire à ses regards.
Le lundi suivant, au moment de la récréation, la tirelire fut remise à sa place ordinaire, toujours couverte de la vieille souquenille; et au signal donné, les offrandes recommencèrent. Casimir et Joseph remarquaient avec plaisir qu’elles étaient faites avec plus d’empressement, et puis, ce qui semblait leur donner[p. 205] quelque espoir, c’est qu’on touchait aux jours gras, époque où chaque élève recevait de ses parents de quoi la célébrer: ce qui pourrait être favorable à la recette du mois. Germain Castel était devenu moniteur; Joseph Girard espérait, en cajolant bien sa vieille tante l’épicière, obtenir d’elle une pièce de cinq francs pour son carnaval; en un mot, tout paraissait offrir d’heureuses chances pour le second mois de la tirelire.
Il arriva ce jour si impatiemment attendu, qui devait combler l’espoir ou faire échouer les projets des intéressants mutuels; car il était unanimement arrêté que, si la cotisation du second mois n’était pas plus forte que celle du premier, on renoncerait, non sans de vifs regrets, à procurer un remplaçant au bon Charles, toujours dépositaire de la tirelire. Au moment donc où le directeur de l’école allait faire lui-même son repas accoutumé, Casimir et Joseph, seuls avec les trois commissaires-inspecteurs, profitant d’un grand jeu de ballon qui occupait dans la cour presque tous leurs camarades, procédèrent, en tremblant, à l’ouverture de la tirelire. «Oh! que de pièces blanches!» s’écrie Joseph Girard en relevant le couvercle.—«Que vois-je!» s’écrie à son tour Casimir Blondel: «deux pièces d’or et plusieurs pièces de cinq francs!—On voit bien,» dit en sautant de joie Germain Castel, «que Joseph a été cajoler sa grand’tante l’épicière.—Et que toi,» lui répond Joseph, «tu as reçu de ton parrain, l’agent de change, le prix de ton grade de moniteur.—Chacun de nous a fait de son mieux,» dit à son tour Casimir. «Ne perdons pas de temps, et sachons à combien s’élèvent nos deux premières cotisations!» On fait le compte, et le total se monte à la somme de quatre cent trente-deux francs quatre-vingt-quinze centimes; ce qui portait la seconde cotisation presque au double de la première. Cet heureux résultat fut annoncé à tous les mutuels, qui sautèrent de joie en jetant en l’air leurs casquettes et portant un regard de triomphe sur les six réfractaires, qui baissaient les yeux et commençaient à se repentir de leur obstination.
Lith. de Cattier.Louis Lassalle del. et lith.
Il fut convenu qu’aussitôt la classe terminée, les deux trésoriers et les trois commissaires-inspecteurs iraient porter les quatre cent trente-deux francs quatre-vingt-quinze centimes au[p. 206] directeur du bureau des remplacements. On se doute aisément de tout l’intérêt qu’ils inspirèrent à cet honnête agent, qui leur en donna quittance, inscrivit aussitôt Charles Étienne parmi les conscrits remplacés, et promit aux cinq représentants de l’enseignement mutuel de leur remettre le titre d’assurance, en faveur de leur protégé, dès que les six cents francs seraient déposés à sa caisse.
La troisième cotisation eut donc lieu comme les deux premières, et produisit au delà de deux cents francs, tant le désir de sauver Charles de la conscription avait excité, parmi les élèves, de zèle et de privations. Peu de jours après eut lieu le tirage à l’Hôtel de Ville. Charles Étienne, accompagné de son père, vivement ému, tire un numéro qu’il déplie en tremblant; mais avant même qu’il en connaisse le chiffre, les cinq commissaires des mutuels s’élancent vers lui, et lui remettent son congé par remplaçant, que leur avait délivré le directeur du bureau d’assurance. Il était temps: car le numéro tiré par Charles portait 13, et, sous six semaines, le jeune conscrit eût rejoint le régiment auquel il était destiné.
Il serait difficile de peindre la joie et le saisissement du père et du fils, enlacés dans les bras l’un de l’autre; cette admirable cotisation des mutuels fut applaudie de tout le monde, et répandue dans leur arrondissement. Ce fut surtout l’excellente mère Étienne qui faisait éclater son bonheur et sa reconnaissance. Dès le lendemain, elle s’établit à la porte de l’école, et chaque élève qui paraissait était pressé sur son sein palpitant et mouillé de ses larmes maternelles. Charles, placé près de cette heureuse et digne femme, donnait de même un bon gros baiser à chacun de ses jeunes libérateurs, et se promettait bien de conserver toute sa vie la tirelire qu’il était loin de regarder comme devant servir à sa délivrance... Mais au moment où il voulut de même presser dans ses bras un des six réfractaires, qui s’avançait d’un air confus et les yeux baissés, celui-ci s’arrêta tout à coup, en lui disant: «Tu ne me dois rien, bon Charles; je n’ai rien mis dans la tirelire, et tu m’en vois honteux et repentant.» Il en fut de même des cinq autres dissidents; et le supplice de ces égoïstes fut au comble, quand ils virent le directeur de l’école embrasser à son tour[p. 207] ses chers élèves, et les féliciter de leur constance, de leur courage, de leurs privations; puis porter sur les six réfractaires un regard de mépris accompagné d’un silence plus accablant encore.
On remit à Charles le surplus des six cents francs, pour renouveler sa vieille souquenille, dont il avait couvert avec tant de soin sa chère tirelire; et cette aventure ne fit qu’augmenter son dévouement et son zèle dans son service pour l’école... Le maire de l’arrondissement, instruit du généreux dévouement des mutuels, voulut leur en exprimer toute sa satisfaction dans un dîner somptueux qu’il leur donna. Leur directeur et la famille Étienne y furent invités; mais les six réfractaires n’osèrent pas y paraître. On prétend même qu’ils furent obligés de se retirer de l’école pour se soustraire aux brocards dont, chaque jour, ils étaient accablés... Qu’ils vous servent de leçons, mes jeunes amis; n’oubliez jamais que refuser de s’associer à une bonne action, de coopérer au bien public, c’est se séparer de ce faisceau qui fait la force et le salut de tous; c’est s’exposer à ne trouver, dans le malheur, que des indifférents qui nous dédaignent à leur tour; c’est, en un mot, renoncer à ce qu’il y a, pour l’homme, de plus précieux sur la terre: l’estime et l’attachement de ses semblables.
La fête de M. de Warm devait être bientôt célébrée. Ses cinq enfants, qui l’aimaient tendrement, se réjouissaient d’avance de cette petite fête de famille: chacun d’eux se préparait à lui faire une agréable surprise en lui offrant un présent. M. de Warm était riche. Aussi ses enfants recevaient-ils beaucoup d’argent pour leurs menus-plaisirs.
Enfin arriva ce jour si longtemps désiré. M. de Warm parut au milieu de ses enfants, et reçut leurs vœux simples, mais sincères; puis ils lui présentèrent tour à tour leurs présents par rang d’âge.
D’abord Henri, le fils aîné, offrit plusieurs gravures fort[p. 208] belles; ensuite vint Théodore, le puîné, avec un beau bouquet de fleurs odorantes; après lui, s’avancèrent successivement Amélie et Rosalie, déployant de gracieux ouvrages de femmes. Quand ce fut le tour de Marie, tous les yeux se portèrent sur elle; et Marie avait les mains vides! Mais la charmante fille se prit à sourire; puis elle ouvrit la porte, introduisit, dans le salon, un joli petit enfant de quatre ans environ et tout habillé à neuf, et le mena devant son père, en lui recommandant de baiser la main, et de le remercier de ce qu’il était si beau; l’enfant obéit; M. de Warm l’embrassa et regarda Marie d’un air aussi profondément ému que surpris.
Alors Marie dit avec une touchante modestie: «Cher papa, vous le savez, il y a trois semaines que notre blanchisseuse est morte; elle a laissé ce pauvre petit enfant dans la plus profonde misère. Je l’ai vu à la vendange, grelottant de froid, puisque ses habits étaient déchirés; alors voici le petit raisonnement que je me suis fait: «Mon bon père est l’ami des pauvres, puisqu’il leur fait lui-même tant de bien, je ne puis donc lui causer une plus grande joie qu’en donnant, à l’occasion de sa fête, des vêtements au pauvre orphelin.»
Aussitôt M. de Warm serra Marie dans ses bras, et dit d’une voix attendrie:—«Mes enfants, je vous aime tous également, et vos dons me sont chers et précieux, parce qu’ils sont l’expression de votre amour filial; mais Marie,—et je sais bien que vous ne serez pas jaloux d’elle pour cela,—Marie a cependant, entre vous, le mieux deviné mon cœur, car à l’amour filial elle a joint l’amour du prochain. Soyez toujours charitables, mes enfants bien-aimés; alors vous serez chéris du meilleur des pères, du père qui est aux cieux, et qui récompense tout le bien qu’on fait aux pauvres, comme si on le faisait à lui-même.»
FIN DU VOLUME.
NOTES
[1] La machine à vapeur, dont la découverte et l’application, en France, sont dues à Denis Papin, né à Blois vers le milieu du dix-septième siècle, s’adapte comme moteur à toutes sortes d’usines, de manufactures et aux chemins de fer. Sa marche est produite par le jeu d’un piston qui s’élève et s’abaisse alternativement dans un tuyau cylindrique en communication avec une chaudière, où la vapeur se forme par l’action du feu que l’on entretient dessous.
[2] Les puits artésiens ou fontaines jaillissantes, au moyen desquels on fait monter à la surface de la terre les eaux d’un courant souterrain, provenant d’une source plus élevée que le niveau du sol, sont connus depuis plus d’un siècle en Allemagne et en Italie; en France, les premières recherches à cet égard ont eu lieu dans la province de l’Artois, d’où vient le nom de puits artésiens.
Les travaux qui les produisent s’exécutent à l’aide de la sonde ou tarière du mineur et du fontainier.
[3] Élévation sur le tillac ou pont d’un vaisseau: à sa proue (partie de l’avant), à sa poupe (partie de l’arrière).
[4] Breuvage fait avec de l’eau, du vin et du miel.
Note de transcription
[fin de Le Dimanche des Enfants, tome 1 par anonymous]