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Title: L'Héritage et autres contes
Date of first publication: 1946
Author: Phillipe Panneton (pseud Ringuet) (1895-1960)
Date first posted: June 25, 2015
Date last updated: June 25, 2015
Faded Page eBook #20150654
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Littératures... à la manière de... (en collaboration avec Louis Francœur). Montréal, 1924.
30 Arpents (roman). Paris, 1939.
Un monde était leur Empire. Montréal, 1943.
Il a été tiré, de cet ouvrage, dix exemplaires |
L'homme s'arrêta un moment à la croisée des routes qui visiblement l'embarrassait. Il fallait choisir: ou continuer le long du chemin dur et s'en aller tout droit jusqu'au fond se perdre en un bois que noyait, à l'horizon, l'humide chaleur du jour, ou tourner à gauche sur la route poussiéreuse, sur la route tortueuse et plus rustique dont les buttes dépouillées semblaient bloquer le cours à quelques arpents. Elle s'amorçait au pied d'un tertre coiffé de pins qui dormaient déjà sous le soleil.
Il y avait aussi, mais à droite, gardant la croisée, une maison basse derrière une rangée d'érables-à-giguère, et dont le flanc était ulcéré d'affiches criardes.
L'homme choisit de monter sur le tertre dont l'ombre invitante s'annonçait à travers la trame des branches. Il y grimpa obliquement, d'un pas solide et las; foulant le tapis d'aiguilles qui criaient sous le pied, il parvint à une pointe sablonneuse au delà de laquelle le sol se dérobait.
Son habit neuf et sa chemise de couleur vive couvraient une bonne carrure et des épaules horizontales, affirmatives qui, se dessinant sur le ciel, faisaient pen[8]ser à une palanche de bois dur, faite pour supporter les fardeaux. Il avait posé à terre son baluchon.
Sous ses yeux s'était déplié le paysage: devant lui la terre, celle-là, peut-être, qu'il cherchait justement. Maintenant qu'il était arrêté, l'ombre et le vent frais du printemps s'interposaient entre lui et la chaleur nouvelle que la marche lui avait rendue presque pénible.
La terre s'offrait, longue et houleuse. Elle descendait en une chute rapide, esquissait quelques vallons brefs, puis plongeait dans une gorge pour remonter ensuite; c'étaient alors de longs replis verdoyants dont le dernier était trop haut pour que l'ont pût voir au delà. Il eût fallu se déplacer un peu vers la droite.
En bas, dans la cour de la maison, à la croisée, un coq se mit à chanter à tue-tête le chant de triomphe des amours satisfaites, un chant sonore qui voulait imposer sa joie à tout ce monde, à la terre, au soleil et au jour. Cela remplissait un moment l'espace agreste; puis cela s'interrompait brusquement comme étonné de n'avoir rien conquis. Car le calme reprenait aussitôt, invaincu, majestueux et définitif; et le froissement des branches, au souffle qui ne touchait que le sommet des grands pins verticaux, tout près du ciel, semblait n'être qu'un élément de ce silence.
Sur la véranda de la maison parut un instant une femme en caraco; puis, l'instant d'après, un homme la vint rejoindre. La main sur les yeux, ils regardèrent l'homme dressé sur la butte qu'il remplissait de sa présence inaccoutumée. Puis ils s'effacèrent.
S'étant déplacé un peu, le voyageur aperçut enfin quelque chose de précis: un pont gris chevauchant la gorge. La rivière était sûrement là. Il reprit son sac et descendit. Mais avant d'entrer dans la boutique, il hésita une fois de plus; puis, avec un haussement[9] d'épaules, il poussa résolument la porte. La femme en caraco se glissa derrière le comptoir gras où dans une vitrine s'étalaient quelques bonbons et d'économiques tablettes de tabac à chiquer.
—Je voudrais seulement savoir si c'est par ici la terre à défunt Baptiste Langelier?
—Quoi?
—Ben, on m'a dit que c'était quelque part par ici la terre à défunt Baptiste Langelier.
—Ah! La terre à Baptiste Langelier!
—Oué, la terre à Baptiste Langelier!
Il avait répété machinalement, sans surprise, en homme habitué aux façons des gens simples.
—Comme ça, reprit-elle, c'est la terre à Baptiste Langelier que vous voulez savoir?
Il ne répondit pas.
La femme disparut derrière une couverture lourde de poussière et qui, pendue dans l'embrasure d'une porte, servait de tenture. Au bout d'un moment, ce fut un homme qui se montra. Il regarda l'étranger d'un œil interrogateur.
Celui-ci reprit, une fois encore et sans impatience:
—Je voudrais savoir ou's que c'est, la terre à Baptiste Langelier?
—Baptiste Langelier? Ben, il est mort, ça fait déjà quelque temps.
—Oué, je le sais. Mais sa terre?
—Ben, j'vas vous dire: vous allez prendre le chemin à gauche, au pied de la butte. C'est ben facile, c'est la troisième après la calvette de travers.
—Bon, merci ben.
Quand il s'engagea dans le chemin, l'homme et la femme étaient à la fenêtre, derrière le rideau.
—C'est p't'être ben lui, dit la femme.
—Ça a l'air à ça, répondit l'homme.
C'était bien lui.
Quand le vieux Baptiste Langelier était mort subitement, au mois de février, chacun s'était demandé à qui irait son bien; car il était célibataire et sans parenté connue, ni dans le canton, ni, pour autant que l'on sût, plus loin ailleurs. Pendant quelque temps il n'avait été bruit de rien. Puis quelqu'un était venu de Saint-Alphonse, qui avait vu le notaire; et l'on avait eu la nouvelle qu'il y avait un héritier, un homme de la ville, un nommé Langelier, lui aussi. Un cousin?
Mieux que cela! Petit à petit, l'histoire avait couru: ce Langelier, le nouveau, aurait été le fils, mais oui, le fils du vieux. Du vieux qui ne s'était jamais marié? chuchotaient les uns; le fils d'une femme que Baptiste avait épousée vingt-cinq ans auparavant, affirmaient carrément les autres. Ils précisaient: c'était une femme de Montréal, avec laquelle il n'avait vécu que quelques semaines, lorsqu'il avait travaillé aux munitions, en 1916. Ce sur quoi les rumeurs étaient d'accord était que l'enfant avait été élevé chez les Sœurs, comme un enfant sans parents, comme un bâtard.
Quoi qu'il en fût, Albert Langelier s'installa. Il prit possession de la maison dont il possédait la clef. Il prit possession des bâtiments, avec l'air assuré du propriétaire. Il prit possession de la ferme avec l'air hésitant de celui qui ne s'y entend guère. Et le jour même il ouvrit tout grand les fenêtres, même celles du salon.
Pendant quelques jours, les voisins furent inquiets et aimables. Dame! Voyant la maison abandonnée, on ne s'était pas fait faute d'y aller de nuit «pour[11] voir»; et si le vieux Langelier fût revenu, il aurait pu longtemps chercher un certain nombre de choses qui n'étaient plus à leur place accoutumée.
Pour un temps, les Vadenais n'osèrent se servir de «leur» hachoir à tabac et la mère Caron, celle de la maison du coin, garda au fond de sa cave le grand chaudron à savon.
Le voisin Langlois, lui, arriva tout souriant rapporter l'épandeuse à fumier; il l'avait gardée dans sa grange «de peur que les autres ne la volent».
C'est ainsi que revinrent successivement un vieux cheval, deux vaches, un cochon, que de bonnes âmes avaient abrités pour qu'ils ne mourussent point de faim et de froid. Cela leur avait fait des frais de nourriture. Le nouveau venu fronça les sourcils, ne discuta point et paya. Cela parut un peu louche.
Quant aux poules, elles avaient dû être dévorées par les renards car personne ne sut dire ce qu'elles étaient devenues.
A Grands-Pins, la terre est maigre et se refuse à la culture ordinaire; aussi fut-elle longtemps quasi déserte. Ce n'est que lorsque vint la culture du tabac jaune que des gens aussi pauvres que le sol s'y installèrent. De peine et de misère, d'abord, puis un peu plus facilement, le tabac fit vivre les familles.
Le père Langelier avait été un des premiers à s'y adonner. Comme il n'était point jeune et ne demandait à la vie, pour prix de son travail, que quelques années de tranquillité, il avait fait peu de frais. Il s'était bâti un assez bon séchoir, le bâtiment carré classique percé de deux fours que l'on chauffait du dehors. Il se[12] contentait de mettre en terre quelques milliers de plants qu'il avait au préalable fait germer sur son vieux poêle de fonte, pendant les jours vides de février. Mais quand arrivait le moment de transplanter ou d'édrageonner, il payait quelques journées à un fils de voisin ou à un chemineau. De même pour les heures précipitées du coupage.
Il était fier de son tabac, d'une espèce qu'il couvait jalousement depuis des ans et dont chaque année, avaricieusement, il recueillait la graine; comme tout le monde, il ensachait sept ou huit plants qu'il laissait grandir, coiffés de leur sac de papier. Mais il avait des idées à lui. C'est ainsi qu'il soutenait mordicus qu'il ne fallait recueillir la graine que lorsqu'il faisait vent d'est!
Dans la cuisine où il était entré, Albert Langelier trouva les longues boîtes à semis. Tout avait péri; il ne restait qu'une terre poudreuse et grenue, une terre morte, et là-dessus quelques fibres cotonneuses, tout ce qui restait du «fâmeux cannelle dépareillé».
L'hiver avait rouillé le poêle autour duquel traînaient des boîtes de conserve vides; il les poussa du pied et installa les siennes, pleines.
En entrant par derrière, l'entrée familière, on passait de la cuisine dans un vague salon à peu près nu, sauf deux fauteuils de crin éventrés et un buffet. Au mur, un vieux calendrier offrait aux yeux la page de février; celle que le vieux n'avait pu arracher.
Des deux chambres du haut, Albert choisit la plus petite, la moins sombre. C'est celle-là que le vieux devait habiter, car le lit portait encore un drap froissé et, coulant par terre dans la poussière, une mauvaise couverture. Il sembla au nouveau venu qu'il serait moins dépaysé dans cette pièce où quelque chose montrait que l'on avait vécu.
Machinalement il fit la fouille des meubles; il ouvrait l'un après l'autre les tiroirs du chiffonnier. Une grande armoire de sapin dont les portes bayaient comme la bouche d'un mort faisait un pan de mur. Il y jeta un coup d'œil: un verre ébréché, un crouton de pain couvert de moisissure et, noyé dans les toiles d'araignées du coin, un vieux numéro de l'Almanach du Peuple. Y traînait aussi un linge informe dont Albert essuya les tablettes avant que d'y déposer le contenu de son sac. Il vit encore, pris dans une fente, un papier que machinalement il se mit à lire. C'était un fragment de lettre:
«... à Montréal, j'ai pas pu te voir. J'étais chez des amis. Mais j'arais bien voulu parce que j'ai bien besoin. Ça coûte tellement cher. J'arais pas dû t'écouter et faire comme Violette au lieu de m'embarquer de même; c'est vrai que tant que tu seras de promesse, ça pourra faire. J'ai été voir chez les Sœurs...»
La lettre était déchirée obliquement:
«pas mal. Mais je finis pu d'ach...»
«culottes, un chapel...»
«bon sens...»
Il tourna la feuille; mais l'humidité avait fait couler l'encre; rien qui put avoir un sens.
Assis sur le pied du lit, la lettre dans les mains, il relut puis laissa voguer son esprit. Était-ce bien de lui qu'il s'agissait, de l'enfant qu'il avait été, du pauvre enfant encagé dans un orphelinat sans parloir, seul décor enfantin dont il eut souvenance.
Sa mère, il ne se rappelait point l'avoir jamais vue; et les Sœurs ne se faisaient point faute de lui dire que jamais elle n'avait eu de lui souci, que de personne la communauté ne recevait rien.
Il regarda de nouveau le papier, puis le froissa et le jeta par terre d'un geste machinal de célibataire. Mais[14] non, il ne fallait pas puisque ceci était sa maison; sa maison! Il glissa le papier dans la pochette de sa chemise.
A quoi bon chercher! A quoi bon évoquer des fantômes dont jamais il ne connaîtrait le visage. Tout à l'heure il avait instinctivement souhaité aux murs du salon quelque portrait qui lui eût montré les traits de son père; de ce père dont il n'avait reçu que deux choses mais extraordinaires: la vie d'abord, une vie malvenue de tous et dont il avait souffert quand il avait su; dont il avait souffert tant qu'il n'avait point commencé une autre vie, la sienne, celle qu'il s'était tissée de ses propres mains d'abord maladroites, puis encouragées. Deuxième don: cet héritage inattendu auquel il s'était refusé de croire tout d'abord tant il était convaincu de sa déveine. Cela lui était arrivé en plein chômage quand il attendait, pour reprendre son dur métier de débardeur, la réouverture de la navigation sur le fleuve encore figé. Chaque année il avait trimé, gagnant gros il est vrai, mais dépensant de même; et chaque automne le retrouvait au même point, regardant avec fatalisme le dernier océanique fuir les glaces prochaines; avec dans sa poche la seule dernière paye.
Il s'était cru bien riche quand, en plein mois de mars, il s'était vu en possession de huit cents dollars; il héritait aussi d'une ferme à Grands-Pins, au diable-vauvert; cela avait été pour lui la note cocasse. Cette ferme, il ne la verrait sûrement jamais!
En quelques jours, il avait flambé joyeusement cent dollars qu'il ne regrettait point; une noce unique, fulgurante, dont le souvenir lui resterait toute sa vie comme une apothéose. Puis une occasion s'était offerte; un ami lui avait proposé de s'associer avec un troisième dans une affaire d'alambic où tout ce qui[15] manquait était du capital pour acheter les matières premières; après ça, il y avait gros à gagner. Du velours!
Au moment où les rentrées s'amorçaient, le compère avait vendu la mèche pour la prime. Il y avait eu descente de police, et le distillateur avait été pincé les bras dans le moût.
Albert avait pensé à cette ferme de Grands-Pins. Cela était si loin, Grands-Pins. Jamais on ne le viendrait chercher en ce bout du monde. Il avait fui.
Il ne lui restait donc plus qu'à y vivre, qu'à y gagner sa vie, comme tant d'autres. Cela ne devait pas être si difficile; et puisque les gens de la campagne réussissaient, sûrement il réussirait aussi, en vrai débrouillard de la ville. «Pas manchot», disait-on de lui; comme son père, qu'il n'avait point connu, mais qui lui était désormais quelque chose, une espèce de Providence intervenue juste au bon moment et envers qui il éprouvait une reconnaissance presque religieuse.
Enfin, il se sentait encore cossu.
De son magot, il lui restait près de trois cents dollars qu'il n'avait pas eu le temps de risquer ni de brûler. Jamais il n'avait possédé telle richesse; à cette idée, il touchait à sa ceinture la bosse que faisait le petit paquet de billets.
Sa solidité chancela cependant quand il se vit parmi les champs si peu familiers. Il trouva la terre sournoise, qui buvait ses pas; les bosquets mystérieux, qui cachaient la rivière; l'espace inquiétant, qui n'offrait rien de prochain. Pour se refaire une confiance, il s'appliquait à goûter sa tranquille possession d'un bien plus tangible qu'aucun.
Il acheta des plants de voisins et écouta longuement leurs explications, tout en prenant l'air d'en savoir plus long qu'on ne croyait. Et dès le troisième jour, il[16] était aux champs, le cheval attelé à la herse lorsque, levant les yeux, il aperçut quelqu'un près de la maison et qui regardait attentivement dans sa direction. Il en eut souleur. Mais non, ce n'était qu'une femme. Une femme?
—Hééé...! criait-elle.
—Ouééé...! répondit-il.
Il arrêta son cheval et monta vers la maison tandis que sans hâte la femme descendait vers lui. S'appuyant à la barrière, elle attendit.
—Bonjour. C'est moi, la Poune.
—Bonjour...?
—J'vas vous dire, du temps du vieux, je venais tous les matins faire son ménage.
—Ah!
—Ouais, je venais faire le ménage. Balayer la place, laver la vaisselle, faire le lavage. Il me donnait pour ça deux piastres par mois...
—Bon...
Albert, intrigué, regardait la Poune.
Pour lui, il n'y avait que deux genres dans l'espèce: les filles et les femmes. Les filles, celles qui portaient des bas de soie, du rouge aux lèvres et qui affichaient la jeunesse de leur poitrine; celles-là on les pouvait accoster; elles savaient répondre et rire et parler et entretenir la gaieté bruyante des soirs de paye. Et puis il y avait les femmes, désormais vouées à la maison, aux enfants, au ménage, au mari; qui ne sortaient que le dimanche pour la messe et qui ne buvaient point de «fort».
Tout cela était simple. Mais celle-ci n'entrait pas en des cadres si commodes. Des filles, elle avait la jeunesse et la visage souriant; et la taille plus fine que n'aiment en général les paysans. Mais faute de[17] rouge, les lèvres lui paraissaient pâles; ses cheveux étaient sans art et ses jambes portaient bas de coton.
—Qui est-ce que vous êtes donc, vous?
—Ben, je vous l'ai dit: la Poune.
—La Poune qui?
Elle le regarda surprise à son tour. Eh quoi? cela ne suffisait donc pas?
—Je reste chez les Vaillancourt, le troisième voisin, là-bas, la maison verte.
—Alors Vaillancourt, c'est votre...
—Non! c'est rien. Ils m'ont pris quand j'étais petite.
—Vos parents, d'où est-ce qu'ils étaient?
—Mes parents?...
Ses épaules eurent un mouvement étonné. Il y a si longtemps qu'on ne lui avait posé pareille question.
—Chez les Vaillancourt, c'est mon chez nous. Moi je suis une Saint-Ange, Marie Saint-Ange. Mais on m'appelle jamais de même... La Poune.
—Bon, ben, écoutez, Marie, si vous voulez faire pour moi comme pour le vieux, je vous les donnerai vos deux piastres par mois. Peut-être plus. Vous avez pas l'air malcommode. Vous connaissez l'ouvrage...
—Ben sûr...
—Et pi, p'tête ben que vous connaissez le tabac!...
Il ne pouvait s'empêcher d'être égrillard.
Mais elle répondit, sérieuse:
—Ben sûr que j'connais le tabac; partout ici c'est du tabac qu'on fait. J'aide toujours, surtout pour planter.
Évidemment, elle n'avait pas compris. Après tout, se dit-il, ce n'est qu'une fille de campagne!
Il n'était pas installé depuis une semaine qu'il reçut la visite d'un placier en machines agricoles. C'était un[18] gros hommes à lunettes, tout rond en apparence, mais pointu en affaires.
Habitué à traiter avec des paysans, il s'était façonné à leurs habitudes; il renchérissait sur leur langage et leurs hésitations. Il ne cherchait point à les étourdir par un bagout qui les eût fait soupçonneux; et surtout il ne parlait argent qu'à la toute dernière minute, après avoir examiné—ou fait semblant d'examiner—la terre, les vieux appareils, les plants de tabac.
Mais cette fois, il savait avoir affaire à un autre genre de client; et surtout il avait flairé cette chose rare: l'argent comptant; chose plus rare encore: de l'argent prêt à changer de poche.
Ensemble, ils avaient revu ce qui restait du roulant: une vieille épandeuse et une planteuse ancien modèle.
—C'est pas croyable, répétait l'agent, c'est pas croyable que le père Langelier ait réussi à faire d'aussi bon tabac avec des vieilleries pareilles, des vieilleries pareilles! Ça vaut pas grand'chose tout ça. Chaque année quand je faisais ma tournée de ce côté-ci, je venais le voir; c'était un bon vieux, de la bonne graine de canayen; mais de l'ancien temps, de l'ancien temps! Ça me faisait de la peine.
—Ouais! ça vous faisait de la peine de ne pas lui vendre.
—Ben! c'est mon métier, c'est vrai. Mais il y avait autre chose.
Il prit un air mystérieux et regarda autour de lui comme si sur chaque plant eut poussé une oreille. La route était pourtant déserte; il n'y avait de vivant, dans tout le paysage, que les étourneaux noirs affairés au-dessus des champs; et dans l'air cette lourdeur puissante de la terre en gésine qui fait le printemps étrangement tonique aux bras du paysan.
—Certain! il y avait autre chose! Savez-vous que les voisins ont toujours été jaloux du père Langelier, jaloux du père Langelier!
—Jaloux! pourquoi ça? Il a jamais fait de mal à personne, je pense.
—Ben non! Mais, j'vas vous dire. Le tabac du père Langelier, son tabac, c'était du pas ordinaire. Ça fait vingt ans que je fais les terres à tabac et j'en ai vu du tabac; du bon et du pas bon. Du grand-rouge et du petit-rouge et du petit-bleu; du comstock et du cannelle. Mais du tabac comme celui du père Langelier... du tabac de même!...
Il siffla doucement entre ses dents grises.
—Il le vendait cher? demanda Albert.
—Mon ami, vous avez mis en plein le doigt dessus. Si le père avait voulu, y aurait été riche en quelques années. Seulement, y a jamais voulu changer. Il avait ses vieilles machines. Quiens, par exemple, sa coupeuse! Ça vous arrachait les plants que c'était une désolation. C'était pu vendable. Pu vendable! Mais il vous a laissé quéque chose, le vieux, quéque chose de rare:...
Il baissa mystérieusement la voix.
—... la graine de son tabac!
Ils s'étaient rendus en marchant jusqu'au bout du champ, là où la pente dévalait brusquement parmi les framboisiers sauvages puis les lys tigrés du ruisseau pour s'abîmer finalement dans la rivière.
—Si vous voulez faire de l'argent, mais là, de la grosse argent, y vous faut des bons outils. Vous savez ça. Vous êtes resté assez longtemps en ville! Les grosses manufactures c'est les celles qui ont des machines neuves, hein! Ce que ça vous coûte, ça se paye rien qu'à ménager du temps d'homme... ça se paye.
Bref, il avait tant fait, tant parlé, qu'Albert avait acheté tout ce qui était nécessaire à une culture à la mode. Quant au paiement, les conditions avaient été faciles: cent dollars comptant, le solde plus tard.
Les plants vinrent bien. Sur les conseils de l'agent, et comme il était adroit, il avait bâti une petite serre.
Il y passait des journées heureuses, chauffé au bon soleil du printemps sous lequel il se sentait doucement épanouir comme les pousses tendres de son tabac. Il s'émerveillait de les voir grandir, de voir se gonfler les petites perles vertes dont il ne pouvait croire que ce serait plus tard des feuilles, de larges feuilles étalées comme une main généreuse.
Parfois, alors qu'il réparait une clôture sur sa terre, tout en haut, vers le coteau piqué de sapins noirs, il apercevait en levant la tête un nuage sombre à l'horizon; il se précipitait alors vers la serre et faisait jouer les chassis d'aération, terrifié à l'idée que ses plants pourraient souffrir.
Il lui restait de l'homme de la ville des choses dont il ne se pouvait défaire. L'une était une surprise constante devant les jeux utiles ou dangereux de la nature: l'invasion tenace des herbes; les orages où, à travers la voix du vent, perçaient soudain les étourdissantes cymbales du tonnerre; la grèle dont il aimait moins le crépitement depuis qu'il en savait le danger pour les futures moissons. L'autre était la perception de l'immensité de la terre dont son ombre ne couvrait qu'une parcelle, même lorsque le couchant l'étirait indéfiniment et en faisait un géant noir aplati sur le sol.
Il gardait aussi du citadin le goût du lever tard. Certes il était debout vers les six heures; et chaque fois c'était pour lui sensation nouvelle que de se trouver dehors à pareille heure et surtout de se sentir libre,[21] si plein de vigueur et d'allant; chaque fois par contre, il s'étonnait de voir les voisins déjà au travail avant lui dans la lumière douce et franche du matin.
C'est vers les neuf heures que la Poune venait chez lui. Comme il avait tout de même soif de compagnie, il guignait son apparition sur la route. Et dès qu'elle était entrée, il se rapprochait de la maison.
—Dis donc, tu n'as pas vu ma pelle, Marie?
Elle sursautait à ce nom qu'elle avait de si longtemps oublié et dont il persistait à se servir.
—Ben! dites-moi pas que vous avez encore oublié quéque chose! En tout cas puisque vous v'la, vous voulez-t-y que je vous fasse du café? Avez-vous déjeuné, au moins?
—J'ai mangé à matin.
—Ben, revenez dans quéque minutes puis vous aurez quéque chose de chaud à manger.
Elle commençait de soupçonner que les prétendus oublis lui étaient plutôt inspirés par la faim.
Ce qui la surprenait encore plus était qu'il fût si sage, si peu entreprenant. Elle avait un mouvement chaque fois qu'il apparaissait près d'elle, s'imaginant chaque fois sentir deux mains qui la prendraient à la taille et contre lesquelles il faudrait se défendre. Dame! le vieux, dans le temps... Mais non, Monsieur Albert, comme elle l'appelait encore, à la grande risée des voisins, avait autre chose à penser. C'est à peine si le soir, de loin, il lui faisait bonjour de la main lorsque, la journée finie, il s'asseyait sur son perron à fumer la pipe et à jouer avec son chien. Car il avait adopté un chien. Et quel chien!
Il l'avait trouvé un matin à sa porte, miteux, essouflé, crotté. Avec cela puant la mouffette à plein nez. D'où venait-il? De loin probablement. La «tragédie» se devinait. Imprudemment, il avait poursuivi une[22] «bête-puante» qui, acculée, s'était défendue avec ses armes habituelles. Un jet, et le chien s'était enfui affolé, suffoquant, cherchant à dépouiller cette effroyable puanteur qui adhérait à son poil; se roulant dans la boue, se jetant dans les ruisseaux, sans pouvoir se libérer de cet opprobre.
Albert dut le chasser tant l'odeur était infecte; le pauvre se réfugia dans la coulée profonde où courait le ruisseau, passant des heures dans un bassin à se purifier de son mieux, mais toujours revenant vers la maison. Si bien qu'on avait fini par le nourrir, puis l'accepter.
L'homme, qui jamais n'avait connu les bêtes, s'habituait à celle-ci. Et cela lui avait paru si anormal qu'il s'en était expliqué à la Poune, la seule personne avec qui il eut l'occasion de causer un peu.
—C'est drôle, la campagne tout de même. Oui, c'est drôle comme ça peut changer le monde.
—Ben sûr, on peut pas être pareil sur la terre comme en ville.
—Ben oui! Qui est-ce qui aurait jamais dit que j'aurais un chien. Avec ça qu'il est pas ben beau...
—C'est vrai qu'il est pas beau...
—Ni ben fin...
—C'est vrai qu'il est pas ben fin.
—Mais quand même, il est pas fou! Le soir quand je fume sur le perron, je lui parle. On a besoin de parler à quelqu'un.
La Poune était en train d'étendre le linge qu'elle avait blanchi un peu plus tôt. Elle pavoisait la corde tendue entre l'appentis et un jeune saule, se penchant sur le vieux panier pour y prendre les pièces; puis les tenant à bout de bras comme un drapeau tandis qu'elle les fixait avec des épingles prises en la poche de son tablier.
Elle se découpait ainsi dans le soleil, un soleil qui dessinait sa silhouette sur le drap blanc et faisait de ses cheveux une auréole que le vent animait; un soleil indiscret aussi qui laissait deviner par transparence ses jambes fuselées et tendues par l'effort.
Albert s'arrêta un moment, une plaisanterie aux lèvres, mais il dit simplement:
—Ben oui, j'y parle à mon chien. J'y parle de la ville puis j'y parle de moi aussi. Je dirai pas qu'il me comprend, mais y fait ben semblant.
—Ça doit être ennuyant des fois quand même, même avec lui.
—Des fois, mais j'commence à m'habituer.
—C'est pas une vie d'homme ça, sur une terre, tout seul.
Mais elle disait cela sans arrière-pensée.
—Ben, c'est pas sûr que je reste sur une terre; malgré que si les affaires vont ben, j'attendrai peut-être pour la vendre quand elle sera bonne à vendre.
—Vendre vot'terre? C'est vrai. Y a ben du monde qui vendent leur terre à c't'heure.
Pourtant il commençait à se faire à cette vie pour lui si étrange. Ce qui le satisfaisait surtout, c'était de montrer à ces habitants qu'un homme de la ville pouvait cultiver. Dame! il s'était longuement fait expliquer par le marchand de machines aratoires et il avait retenu; et dans les rares soirées où il était allé, il n'avait pas manqué d'entendre discuter de la terre et du tabac, et de la prochaine manœuvre à faire.
Ce qui lui plaisait surtout était l'irrégularité de sa vie. Tantôt jouissant d'un congé que donnait la[24] pluie; tantôt bousculé, appelé par le moment à travailler sans arrêt du lever du jour à la nuit faite, particulièrement à l'époque du transplant. Cela avait été dur.
Il avait engagé un homme et la Poune, dont il savait qu'elle était forte et résistante, une des seules femmes de la région qui pût planter toute la journée longue.
Il avait ainsi passé trois jours anxieux, lui assis sur le siège de conduite, le derrière sur le réservoir d'eau chauffé par le soleil. Dans son dos, sur deux sellettes à ras de terre, Jérémie Béland à gauche et la Poune à droite tenaient sur leurs genoux la boîte de plants. Sous leurs yeux les versoirs avant ouvraient le sillon. A tour de rôle ils y déposaient un plant, le maintenaient ainsi une seconde à peine; l'arroseuse crachait une gorgée d'eau; et les versoirs arrière refermaient le sillon sur le plant. Il fallait aller vite et cela cassait les reins. Mais on avait planté ainsi douze cents pieds la première journée, quatorze cents la deuxième et six cents la troisième, jusqu'à la pluie.
Tout avait été assez vite. Il avait pourtant senti une gêne bizarre. Il lui fallait garder les yeux fixés sur ses bêtes pour qu'elles allassent droit avec, derrière lui en contre-bas, les deux planteurs. Tout à leur travail ardu, ils n'échangeaient que de rares réflexions. Mais dès le début, Jérémie avait lâché quelques grosses taquineries amicales à la Poune qui avait rétorqué sans timidité.
Puis le soleil était monté, les assommant de sa chaleur. Leurs gestes étaient devenus mécaniques. De temps à autre, l'un des planteurs volait un peu de la gueulée d'eau tiède destinée à la terre et buvait en éclair dans le creux de sa main grasse de terreau.
Il y avait eu le repos du midi, après la collation près de la rivière qui, sous la chaleur accablante et la méridienne, était une coulée d'étain. Albert avait proposé de se baigner et l'homme qui d'abord avait refusé, surpris de pareille idée, ou peut-être songeant à se rapprocher de la Poune, avait fini par le suivre. Ils s'étaient glissés parmi les roseaux, puis en plein courant, offrant à la lumière vitreuse leurs corps musculeux d'hommes durs à la peine. Quant à la Poune, elle avait dormi un somme.
Mais quand ce fut le dernier jour, avant qu'éclatât l'orage, l'air s'était fait plus énervant. Sentant venir la tempête, on se hâtait. Le ciel était si lourd que les gouttes de sueur, comme une pluie humaine, tombaient dans le sillon. Et sans doute agacé par l'électricité de l'air, Jérémie s'était mis à taquiner de nouveau sa voisine, profitant de ce que ses mains étaient occupées pour lui frôler les genoux.
Le dos d'Albert, devant eux, s'était bizarrement tendu.
A quelques jours de là, il remarqua une coupure au front de la Poune.
—Dis donc, Marie, tu t'es battue?
Elle continua de travailler sans répondre.
—J'cré ben que tu as fêté. Qu'est-ce que tu as là?
—C'est rien, fit-elle d'une voix grise.
Il flaira quelque chose d'anormal.
—Es-tu tombée sur quéque chose?
Cette fois elle tourna vers lui ses yeux lourds.
—Non! j'suis pas tombée... C'est Jean-Jacques qui m'a fait ça.
—Jean-Jacques?
—Ben oui, un des garçons chez les Vaillancourt, celui qui a seize ans.
—Qu'est-ce qui lui a pris; il est donc bien bête!
—On s'est chamaillé!
—Conte-moi ça.
Il insistait, plus par goût de bavarder que par curiosité. Cela lui venait de temps à autre, ce besoin de contact humain, cette lassitude du tête-à-tête avec la grande nature si froidement silencieuse.
—Vous vous êtes chamaillés! J'pense qu'il est pas mal entreprenant ton Jean-Jacques. Tu aimes tes cavaliers jeunes, à ce qu'il paraît.
—C'est pas mon cavalier; c'est un mauvais. Il m'a tiré une tasse par la tête. Il aurait aussi bien pu me tuer.
—Qu'est-ce que tu lui avais donc fait?
—C'est lui qui m'avait achalée. Parce que j'avais pas voulu me laisser embrasser hier dans la laiterie, il m'a dit toutes sortes de bêtises. J'ai pourtant jamais fait de mal à personne. Je demande rien à personne, seulement qu'on me laisse tranquille. Pour se venger, il a dit que j'avais fait exprès de lâcher le veau à travers le tabac. Puis quand je lui ai dit que c'était lui, puis qu'un autre l'avait vu faire, il m'a garroché. Puis il m'a dit des choses...
—Mais qu'est-ce que c'est qu'il t'a dit, Marie?
Jamais elle ne s'était racontée ainsi; elle avait appris à garder pour elle ses misères; les jetait simplement les unes sur les autres dans un coin obscur de sa mémoire; si obscur qu'il lui semblait ne plus les voir et ne les plus sentir. Et voilà que les questions d'Albert ouvraient une fenêtre et que tout cet amas lui remontait aux yeux et au cœur.
—Qu'est-ce qu'il t'a donc dit?
—Y m'a dit des noms!... Que j'étais une bonne à rien... qu'avait pas de parents.
—Ah!... qu'est-ce que t'as répond?
—... J'ai rien répond...
Ils se turent tous les deux. Marie se tourna vers le poêle où cuisaient les pois pour la soupe. Mais il l'entendit renifler doucement, plusieurs fois. A ce moment, le chien qui dormait se leva lentement la gueule grande ouverte, montrant le rose vif de sa langue, le noir de son palais, et l'éclair blanc de ses crocs.
—Viens-citte, Pâtira.
—Pourquoi que vous l'appelez Pâtira?
—Pourquoi que je l'appelle Pâtira? Ben, je vais te dire, Marie. C'est un nom que j'ai vu dans un livre.
—Vous avez lu un livre?
—Oui. J'avais trouvé ça sur un banc. Il y avait là-dedans un pas-de-chance comme moi. Il s'appelait Pâtira. Y avait tout le temps de la misère. Ce chien-là, je l'ai trouvé, y était tout seul; sans père ni mère. Je l'ai appelé Pâtira.
—Ah! C'est quand même un Pâtira qu'a fini par avoir de la chance à la fin.
—Ouais! Qu'est-ce que t'en pense, mon chien? Pour à c't'heure, ça peut faire. Tant que ça ira de même. Mais si t'es comme moé... pas de chance!
Marie le regarda. Elle avait senti quelque chose bouger en elle-même, quelque chose de doux et de fraternel. Elle posa la main sur la tête de la bête et dit, elle aussi: «Bon chien»!
Et voici qu'une grande sécheresse descendit sur la terre. Le ciel fut d'une splendeur constante et cruelle. Chaque soir, un soleil énorme s'écrasa sur l'horizon[28] dont les braises annonçaient pour le lendemain une nouvelle journée pure et meurtrière.
Tout le jour on entendait l'archet des cigales dont les milliers de cris faisaient une seule et aigre clameur; cela commençait au matin pour ne se terminer que tard dans la nuit, sous les feux plus doux mais toujours nus des étoiles. La chaleur, s'abattant sur les champs, appuyait de tout son énorme poids invisible pour écraser les faibles moissons des hommes.
Les ruisseaux, au début, avaient continué de chanter et de courir, insouciants, confiants en une pluie prochaine qui remplirait à déborder leur lit cascadeur. Puis leur aubade se fit plus faible, ne fut plus même un murmure. Là où il y avait eu des mares, on ne vit que des plaques lépreuses que chaque nouveau midi fendillait encore plus.
Au début, le tabac avait grandi sous l'embrasement, ses racines devenues profondes baignant encore dans l'humidité souterraine. Puis la chaleur avait pénétré la terre sableuse l'asséchant chaque jour un peu plus. Les plants avaient lutté, poussant plus loin leurs radicelles, à la recherche de la moiteur qu'obscurément elles devinaient. Bientôt elles n'avaient plus rien trouvé; partout, une croûte durcie par la chaleur et qui peu à peu s'émiettait, devenait poussière.
Alors les fibres avaient molli, et les feuilles; leur couleur verte avait passé et leurs bords avaient commencé de s'ourler. Chaque jour les tiges s'affaissaient un peu plus, lasses, désespérées, mourantes.
Les paysans avaient d'abord attendu, puis lutté. Dès l'aube, ils étaient venus sur les champs; par les coulées, ils descendaient hâtivement vers la rivière où remplir les barriques. A chaque plant, ils donnaient une gorgée d'eau mesurée qui, tombée en terre, disparaissait aussitôt comme par les trous d'une passoire. Mais le soleil[29] montant gagnait sur eux; dès ce moment, l'eau n'avait point touché le sol brûlant qu'elle était aspirée violemment vers le ciel. Toute la famille s'obstinait, travaillant ainsi rageusement; puis, quand midi triomphait, immanquablement le maître s'arrêtait dans son champ; il levait vers le ciel d'airain un front moite, cherchant les signes, espérant surtout une saute du vent qui enfin tournerait sud-est.
Parfois l'air se faisait plus épais, saturé de cette eau que demandait la terre, dévorée de soif; on respirait de la vapeur comme en une chaudière. Une nuée naissait à l'horizon, imprécise d'abord et qui, petit à petit, mangeait un morceau d'azur. Alors on pouvait voir les paysans hors de la maison, hommes, femmes, enfants, les yeux tournés vers l'orage promis, regardant l'immense oiseau glisser dans le ciel sur ses ailes effrangées, espérant qu'il se poserait enfin sur eux et leurs moissons. Puis traînaient à l'horizon les écharpes de la pluie; mais hélas! ailleurs, toujours ailleurs. Il plut une pluie de dernière heure, juste au moment où la terre condamnée n'espérait plus sa grâce; une pluie abondante, fouettante; mais ce fut non pas à Grands-Pins mais quelque part du côté de Saint-Sulpice, là où les terres moins maigres étaient moins nécessiteuses.
Albert s'abandonnait à une voluptueuse lâcheté. Au début lui aussi, comme les autres, avait tenté le sauvetage, hissant vers ses champs, sous les coups de massue du soleil, cette eau que refusaient les célestes fontaines; puis il avait renoncé. Chez les voisins, on était six, huit, dix; il était seul.
Et, surtout, un dégoût s'était emparé de lui, un dégoût paisible et fort, né de son impuissance. Il se rendait compte maintenant que la nature n'était point simple et que pour lui le livre était illisible.
Au début, il avait cru naïvement qu'un déluré de la ville pourrait sans peine triompher, là où réussissaient ces «habitants» dont il ne connaissait que le visage calme et, dans son opinion, obtus. Il lui apparaissait maintenant que l'homme des champs savait plus de choses, et plus difficiles, que l'homme de l'usine; et qu'il savait être combien plus patient, combien plus ingénieux, combien plus réfléchi.
Or sournoisement s'éleva sur le canton un vent mauvais; sur les esprits un vent dur, comme celui qui parfois arrachait les plants que leurs racines affaiblies n'ancraient plus au sol.
A quelques-uns, Albert avait laissé entendre que le sort lui avait été ingrat et que jamais il n'avait connu le sourire de la chance. Il en était d'ailleurs qui ne l'aimaient point: ceux à qui il avait repris quelques-unes des dépouilles de la ferme; de lointains cousins de Baptiste Langelier qui avaient espéré hoirie; et deux surtout qui avaient guigné la terre, espérant l'avoir à bon compte.
C'était Albert qui avait apporté ce temps de malheur!
Aussi bien d'où venait-il celui-là? De quel horizon sournois avait-il jailli un jour qu'on ne l'attendait pas? Et l'absurde croyance en la magie qui dort partout dans les campagnes, au creux des ravins de la nuit, au fond des bosquets secrets, au cœur des hommes soupçonneux, se montra comme toujours en les temps de calamité. On avait prié; rien n'était venu. On avait chanté l'office spécial contre la sécheresse, on avait payé messe sur messe, rien n'était venu. Quelque chose faisait donc obstacle au ciel, que de tels moyens n'avaient rien donné. Et le désespoir refit de l'homme ce qu'il était autrefois en des âges lointains: une bête peureuse et mauvaise, prête à se cacher ou à mordre.
L'infernale beauté du ciel semblait avoir fané toute joie; d'habitude bonasses, plus prompts à la gaieté qu'à la colère, ils sentaient leur humeur alourdie de tous les orages qu'ils eussent voulu voir fondre sur leurs champs.
Au commencement, cela se traduisit par une attitude simplement gênée, défiante. Albert, qui ne savait point les hommes des champs, se sentit désorienté. On le saluait encore; mais si, ayant croisé sur le chemin un groupe de paysans, il se retournait après quelques pas, il les voyait figés et qui le fixaient en chuchotant.
Mais c'est par la Poune qu'il apprit.
Un matin elle faillit à se montrer; et quand il descendit de ses champs où il avait mollement tenté de redonner quelque vigueur à sa récolte agonisante, il ne trouva point la bonne fille ni son café qui toujours à cette heure l'attendaient.
Elle ne vint que le lendemain et le servit sans mot dire, figée en un silence chargé de choses suspectes.
—Je pense que... je... reviendrai plus, monsieur Albert.
—Comment ça, Marie?
—Je peux plus revenir.
—C'est-y que t'es malade?
—Non, j'suis pas malade.
—Ben...?
Elle se mit à laver la vaisselle, le dos tourné; il ne voyait que les épaules penchées sur la cuve avec, au-dessus, un gros chignon mordoré et la nuque douce où frissonnait le duvet. Il s'oublia un moment à la regarder; il y avait si longtemps qu'il était seul! Puis le sens lui revint du moment et du problème qui se posait.
—Pourquoi est-ce que tu ne reviendras plus? Parce que je te paye pas assez?
—Ah non! Moi, ça me fait un peu d'argent. C'est tout ce que j'ai, parce que chez les Vaillancourt ils ne me donnent rien. Je travaille pour ma nourriture et mon logement.
—Alors?
Cette fois elle se retourna, les yeux brouillés. Il lui vit un visage changé, et pour la première fois s'aperçut, parce qu'il était éteint, combien d'ordinaire son sourire était lumineux.
—C'est des méchants, monsieur Albert. C'est des méchants, que je vous dis. Ils disent, ils disent...
—Qu'est-ce que c'est qu'ils disent?
—... Ben, ils disent que vous êtes un malchanceux, pi que c'est vous qui avez apporté la malchance dans le canton. Ils disent... qu'il pleuvra pas tant que vous serez pas parti.
—C'est donc ça... Ouais...!
Par la porte ouverte, entra Pâtira qui se vint coucher aux pieds du maître. Celui-ci se pencha machinalement:
—Bon chien...! Bon chien...!
—... Puis les Vaillancourt, ils m'ont dit que j'avais pas d'affaire à venir icitte.
Par la porte entrait le chœur triomphal et terrifiant des cigales annonçant une autre journée de chaleur, une autre journée de défaite.
—Ça a pourtant pas grand bon sens, reprit Albert. Puis il rit mais d'un rire de surface, comme une risée sur un lac insondable: Je sais bien que j'ai jamais été chanceux. Mais tu ne trouves pas, Marie, que ça n'a pas grand bon sens?
La Poune hésita; elle s'affaira à ranger son torchon pour ne le point regarder en face:
—Je sais pas, moi... Je sais pas... Mais quand même, c'est pas ordinaire, un temps pareil... Ça s'est quasiment jamais vu... On sait jamais!
Cela dura encore quelques jours. Les voisins commencèrent l'édrageonnage des plants qui survivaient, le travail dur où toute la journée on se penche pour arracher les pousses inutiles qui, buvant la sève, empêcheraient les bonnes feuilles de grandir et de s'étaler.
Mais quand Albert chercha de l'aide il n'en trouva point. Les uns répondirent qu'ils étaient déjà loués; d'autres le regardèrent sans rien dire et voyant qu'il ne s'en allait pas, tournèrent le dos.
Et voici qu'il reçut une lettre de l'agent; on l'avertissait qu'il aurait à effectuer un versement sur les machines qu'il avait achetées. Pourtant, quand il s'était agi de signer, on lui avait laissé entendre que le paiement se ferait quand il aurait récolté, quand il aurait vendu, quand il serait payé, n'importe quand.
Un soir, un soir de plus où l'air était une pâte épaisse et amère, il sentit que c'était la fin.
Il descendit à travers son champ où les tiges jaunies s'alignaient comme des offrandes flétries sur des tombes minuscules. Il descendit à travers sans regarder où il posait le pied, écrasant le tabac dont la mort faisait un bruit de soie que l'on froisse.
Au fond du grand ravin, il regarda la rivière qui dormait d'un sommeil doux, la rivière amaigrie en ses rives trop grandes pour elle. Il s'arrêta à manger une poignée de framboises, machinalement.
Le soleil, un soleil sanglant, se couchait dans un lit de vapeur; sa lumière mettait en feu les prés non point[34] verts comme ils eussent dû l'être à cette époque de l'année, mais jaunis, tout prêts à la flambée. L'air était visqueux d'humidité et la sueur coulant du front, à qui le soir n'apportait aucune fraîcheur, mettait du sel dans les yeux de l'homme; quand il redressait la tête, il sentait sur sa nuque le froid de ses cheveux mouillés. A ses côtés, Pâtira haletait, la langue pendante à ras de la terre qui buvait sa salive.
Albert s'étonna de se trouver encore dans ce décor qu'il avait l'impression d'avoir déjà quitté; il se retrouvait devant ses champs à lui comme au jour de sa venue: en étranger. Il lui semblait qu'il ne les connaissait point et qu'eux non plus ne le reconnaissaient pas; et que la sécheresse avait détruit leur alliance temporaire après avoir bu avidement ses sueurs vaines. Il lui parut que son ombre même n'adhérait point à ce sol.
Debout sur le sable brûlant, il guetta la disparition du soleil. L'astre dansa un moment sur la corde de l'horizon; puis sa face apoplectique disparut précipitamment.
Le ciel restait étrangement plombé. Là-bas, la maison et les bâtiments s'estompaient un peu.
—Viens, Pâtira!
Ils remontèrent tous deux vers la maison; le maître, la tête haute et vague; le chien, le nez sur les talons du maître. L'homme s'assit sur le perron et attendit que la nuit fut tout à fait venue.
Alors il alluma son falot. Il passa de pièce en pièce, fermant derrière lui chaque porte, tirant les rideaux de chaque fenêtre. De son linge, il fit un baluchon semblable à celui qu'il avait apporté en venant ici, ni plus gros, ni plus petit.
Et quand la nuit fut tout à fait descendue, il se coucha. Lorsqu'il s'éveilla, il lui sembla n'avoir point[35] dormi; sa montre marquait pourtant quatre heures du matin.
Au dehors la nuit finissante s'achevait sans fraîcheur.
Il chercha dans le ciel et ne trouva point d'étoiles; et la terre lui parut bizarrement silencieuse. Que faisaient donc les oiseaux qu'ils ne chantaient pas?
Il restait de la veille un fond de haricots; il les mangea froids, avec un peu de pain et d'eau.
Au dehors, une aube incertaine pâlissait vers l'est dans des nuages bas. Il fallait faire vite.
Pâtira était couché dans sa niche, près de la porte. Il l'entendit remuer dans son sommeil, hésita, mais ne l'appela point.
Posément, il se rendit vers le hangar puis en ressortit tenant sa hache. Il chercha un moment, descendit vers le champ, se trouva parmi les plants de tabac; non ce n'était pas cela!
Il remonta vers le ruisseau, là où se trouvait une baisseur où l'ombre avait gardé verts les arbustes.
Il siffla doucement; un aboiement lui répondit.
Quand Pâtira, accouru au grand galop, fut arrivé près de lui, sans un mot, sans une caresse, d'un coup de hache il l'abattit. Puis il se mit à creuser un trou peu profond. Il ne pleurait pas; mais il serrait un peu les lèvres. La hache, il la jeta au loin, de toutes ses forces.
Il rentra à la maison, saisit son baluchon et partit sur la route, dans la lumière mate de l'aurore.
Et voici que, quelques maisons plus loin, une ombre se détacha d'un groupe de sapins. La Poune avait dû le voir venir de sa fenêtre du grenier qui justement[36] donnait de ce côté. Elle avait passé une robe, mais ses souliers n'étaient pas lacés et ses cheveux, tombant en cascade sur son dos, la faisaient tenir la tête haute.
—Comment, c'est toi, Marie?
—Où est-ce que vous allez comme ça? Du doigt, elle montrait le baluchon balancé à bout de bras.
—... Ben oui!... ben oui...! dit-il, sûr qu'elle avait deviné.
—Ah! vous vous en allez... Où est-ce que vous vous en allez?
—Je retourne en ville. C'est pas ma place ici.
Il s'était remis à marcher. La Poune hésita un moment puis fit quelques pas à ses côtés.
—Ça vous fait rien de vous en aller de même?...
Il haussa les épaules et ne répondit point.
—... J'aurais mieux aimé le savoir d'avance.
—Pourquoi! Il essaya de plaisanter: Est-ce que tu serais partie avec moi?
Elle s'arrêta un instant, muette; puis elle lui toucha doucement l'épaule et lui aussi s'immobilisa.
—Partir avec vous?... Partir avec vous!...
Il y eut un silence. On entendit du bruit dans la maison des Vaillancourt. La Poune tourna de ce côté des yeux vagues. Elle dit doucement, et les mots jaillirent du fond d'elle-même comme une eau pure du creux d'une source.
—Peut-être... oui... je serais partie avec vous... si vous aviez voulu.
Alors il la regarda droitement et toute: ses yeux clairs que jamais il n'avait vu volontaires comme en ce matin désolé; la bouche fraîche dont les lèvres souriaient étrangement; la taille fine; la jambe pure sortant des souliers défaits.
Il sentit qu'elle était de ce pays la seule chose qui ne lui fut pas étrangère, la seule chose qui fut pour lui vivante, la seule qui fut amicale, la seule qui, sans que jamais jusque-là il s'en fût douté, lui était précieuse. La seule chose de cette terre qu'il eût voulu emporter en son cœur.
—Alors... viens-t-en?
Il la vit hésiter un moment puis, se tournant, regarder encore la maison qui n'était pas la sienne, mais où elle avait si longuement vécu; il songea que si elle y rentrait, ne fût-ce que pour y aller quérir quelque chose, cela signifierait qu'il partirait seul.
Mais elle se pencha seulement et attacha les cordons de ses souliers. Puis d'un geste soigneux elle fit de ses cheveux un nœud lourd et bas sur la nuque.
Ils partirent.
Ils ne firent halte que plus loin. Ils avaient marché sans rien dire près d'une heure et avaient atteint le sommet de la longue montée. Ils reprirent haleine un moment. Albert, debout, regardait vers l'est; sa compagne s'était assise sur le sable, à l'écart du chemin.
Machinalement, elle traça d'un doigt malhabile: «albert», «la poune».
Il baissa les yeux sur ce qu'elle venait d'écrire et elle rougit.
Alors doucement, du pied, il effaça: «la poune» et, se penchant, écrivit: «Marie».
Ils se relevèrent.
Par un trou dans le dôme des nuages, un rai de soleil fusait sur eux. Ils regardèrent vers l'ouest, au loin. Au-dessus de Grands-Pins descendait une nuée grise, épaisse, lourde de pluie bienfaisante. Et dans les rayons obliques, on voyait onduler les longs voiles noirs de l'averse.
—Tiens, dit Marie, ils ont de la pluie...
Elle ajouta presque à voix basse,
—... ils ont de la pluie, ... maintenant que vous êtes parti.
—Oui, dit posément Albert... Et nous, nous avons du soleil.
L'homme, presque un géant, était accoudé à la rambarde qui lui venait à la ceinture. Il goûtait la fraîcheur molle de la nuit que lui rendait plus caressante le souvenir de la chaufferie torride dont il venait de laver la cendre sur son visage et sur son corps. Il jouissait de sentir l'air purifier ses poumons de la poussière du travail; et lentement le calme concentrique de la mer et du ciel descendait en lui.
Pour mieux savourer son bien-être, il se refusait même, pour quelques instants, le tabac. Il ne bougeait point; et d'être ainsi passif, totalement abandonné au vide de cette heure, l'abolissait en quelque sorte, le fondait en cette grande paix vivante. La nuit respirait un vent clément, non point le vent total du large, qui vient de partout et ne va nulle part, mais le souffle humanisé de cette vallée marine du Saint-Laurent où se conjuguent les odeurs discordantes du varech et des foins mûrs.
La nuit était peuplée de lumières qui jamais ne lui avaient paru si prochaines: là-haut, les étoiles palpitantes comme en été les feuilles scintillantes des trembles; plus bas, d'autres étoiles, moins pures mais[42] plus voisines, celles de la terre et qui demain seraient disparues. Quand il reverrait la côte, l'autre, celle de là-bas, elle ne serait point comme ici, parée d'une guirlande de rayons: ce serait la côte sombre et sanglante d'Europe où les seules étoiles étaient, tragiques, celles des éclatements.
Au loin une lueur brusque: un phare. Puis une autre, qui apparaît, meurt, renaît, semble jouer. Un second phare?... Machinalement, il compte les intervalles. Ce n'est point régulier. C'est donc une auto qui suit la route riveraine; les caprices de cette route l'allument et l'éteignent comme un signal. Instinctivement l'homme, qui sait un peu de Morse, essaye de déchiffrer. Non! Cela n'a pas de sens.
Chaque lumière fixe, le long du bandeau noir de la côte, est une maison calme où des gens vivent hors de la guerre. Comme le chemin s'enfonce dans la baie, on dirait une guirlande de feux accrochée aux deux caps qui la ferment.
Tiens! L'un après l'autre ces feux s'éclipsent et reparaissent; puis sur la constellation plus dense du village se profile une masse noire qui glisse rapidement. Il reconnaît la silhouette familière de la corvette et distingue même comme un doigt tendu, qui est le canon pointé et, sur la passerelle, une forme immobile: l'officier de quart. Le petit vaisseau s'affaire, sa proue bousculant le calme, tout à son rôle de chien de berger, courant ici et là, rassemblant ses moutons qui sont les cinq navires du petit convoi. Drôles de moutons, dont le ventre est plein d'explosifs et le dos encombré de caisses où dorment, comme des bêtes sauvages, les camions, les bombardiers, les porte-canons, les chars, toute la féroce ménagerie de la bataille.
Un souffle de vent frisquet lui fait tirer son chandail sous la ceinture de sauvetage obligatoire—ridicule, en ce moment, en cet endroit! Il serait l'heure de se coucher, de s'enfoncer dans les entrailles du cargo, de s'étendre sur son cadre étroit; il faut profiter de ce que l'on est encore en zone paisible pour dormir sans cette crainte de l'attaque presque fatale qui dès demain tiendra chacun tout vêtu, prêt de corps et d'esprit.
Quelle joie quand cela sera fini, cette saleté de guerre! Mais quand?... Quand se rallumeront-elles là-bas, les lumières des hommes? Sur les navires, l'émeraude et le rubis des feux de position, étoiles de couleur parmi les étoiles blondes; le flambeau diligent des phares clignant de l'œil au fond de l'horizon; les lampions balancés des bouées qui escortent en procession le navire tout au long du chenal; les lampes brutales des quais, sous lesquels sont noués des paquets d'hommes qui sont les débardeurs dont les bras tout à l'heure vont se décroiser; et tout au fond enfin, venant vers vous d'un mouvement lent à l'appel de votre regard impatient, la ligne des lumières mâles, celles des cafés du port dont on ouvre la porte d'un coup de pied pour plonger à corps perdu dans la joie tourbillonnante, dans la fumée ivre où on ne voit que deux choses: des bouteilles et des filles.
Les yeux de l'homme reviennent à la mer. Les vagues sont imperceptibles et le bateau ne bronche point; à peine si on les entend se frôler tout au long de la coque, comme des chattes amoureuses. Le pied perçoit le roulement puissant et continu des machines infatigables, tout au fond.
On devine à quelques pieds des taches blanches qui sont de l'embrun; et les lumières là-bas...
Un coup violent, en pleine poitrine, le jeta par terre, jambes en l'air sur le pont dur. De la passerelle descendirent des cris. On avait sûrement touché un écueil; ou une baleine comme l'an dernier... Il se relevait, curieux.
Il vit alors dans un éclair effroyable une partie du pont monter en l'air, hésiter puis retomber pesamment; il eut même le temps de distinguer quelque chose de carré qui était le bout de la passerelle. Il lui sembla que les tympans lui éclataient avec une effroyable douleur. A côté de lui, une chaloupe, tombant du ciel, s'écrasa sur le bastingage et lentement bascula dans l'abîme.
Là où tout à l'heure le ciel était bouché par le bloc massif du château, ses yeux voyaient distinctement resplendir à travers une fumée les feux réguliers de la Grande Ourse.
«Nom de Dieu, nous avons touché une mine... Pourtant... Pas possible!...»
Une seconde explosion, puis une troisième le culbutèrent de nouveau, à plat sur le pont: deux déflagrations par l'avant. Alors il comprit... Trois mois plus tôt, dans la mer du Nord, huit navires d'un convoi de quarante...
Il se retourna; une poutre d'acier tordue se tendait vers lui, magiquement apparue; il s'y cramponna.
A ce moment, le pinceau lumineux du phare effleura la mer; distinctement il vit, à deux encâblures à peine, une longue silhouette noire à ras d'eau, coupée au milieu par la tourelle d'où sortaient des hommes; des hommes joyeux qui venaient savourer leur exploit.
Ses jambes refusaient de le porter; il les tâta d'une main inquiète qui descendit tout du long avec la terreur de subitement sentir le vide. Jambe droite:[45] la cuisse..., le genou..., le mollet..., la cheville..., le soulier. Bon! Jambe gauche: cuisse..., genou... Le pantalon était déchiré; mais ses doigts perçurent la fermeté du mollet tendu. Il le serra doucement, pour bien sentir sous la peau le jeu délectable des muscles vifs. Il était intact.
A force de bras, il fit un rétablissement mais faillit choir de nouveau. Le pont inclinait violemment, glissait sous ses pieds. On criait vers l'avant et une chaloupe brutalement jetée à la mer fit un bruit de chose qui s'engouffre. D'un escalier éventré sortaient des hommes noirs qui couraient de-ci de-là, puis disparaissaient par-dessus le bordage. Il courut à son tour.
Le plat-bord n'était plus qu'à quelques pieds du niveau de la mer; l'homme sentit frémir longuement la coque mortellement blessée. Devant lui une chaloupe remplie passa, car le navire, son hélice tournant encore, continuait de courir dans le noir, couché sur le flanc comme une bête agonisante.
Un moment, ce fut le silence. Puis la nuit fut déchirée par un cri, un seul, mais fait de plusieurs voix tordues, un cri venu des entrailles même du vaisseau, du fond de l'épouvantable plaie ouverte par la torpille; le cri atroce et strident de ceux qui allaient mourir.
Il plongea machinalement, par réflexe.
L'eau glacée lui saisit brusquement les chevilles. Puis il lui parut que des blocs de glace s'accrochaient à ses pieds, à ses jambes, à ses bras, tandis qu'un corset de glace se nouait à ses flancs. Bon nageur, ses bras se mirent instinctivement à faire les gestes rythmés. «Il faut s'éloigner... nom de Dieu!... ne pas être entraîné quand le bateau coulera... s'éloigner... au plus tôt... Mes souliers me gênent...; tout à l'heure... Mais s'éloigner d'abord,... loin,... plus loin.»
Il tourna la tête pour mesurer la distance. Le vide noir, visqueux; sauf, tout là-bas, la silhouette de deux navires qui dans la nuit empoisonnée fuyaient, se faisaient de plus en plus petits comme on se pelotonne sous le danger. Et plus près, entre la terre et le nageur, des taches noires mobiles qui semblaient des rochers mais qui étaient des chaloupes. Il les compta: une, deux, trois, quatre,... cinq, non une autre, six...
Un coup brutal le secoua puis un autre et encore un autre, qui firent trembler la mer. Lancée à toute vitesse, la masse opaque de la corvette, énorme d'en bas, le frôla presque, lâchant ses bombes sous-marines. Instinctivement il se recroquevilla; une, en ce moment, et il était fichu... La vague lancée par l'étrave le roula sur lui-même; déjà la corvette n'était plus qu'une tache obscure qui tête baissée plongeait dans la poix et que la nuit effritait.
Alors ce fut le calme, un calme d'abord rassurant. Puis le calme grandit et devint le vide. Un froid atroce gagnait les membres de l'homme, une espèce de fourmillement, comme si un millier de petites bêtes méchantes l'eussent mordillé sans arrêt aux jambes et aux bras. La ceinture de sauvetage qui le soutenait gênait en même temps ses mouvements. Il essaya de nager sur le côté, correctement allongé, à longs coups reposants; mais il dut se mettre à la brasse, face aux vagues qui giflaient ses joues tandis que le bourrelet de la ceinture lui pesait sur la nuque. Et déjà l'eau glaciale et salée cuisait sa bouche.
Il regarda derrière lui encore une fois; l'ouate de la nuit avait tout absorbé.
En face, c'était la côte dont les lumières apparaissaient chaque fois qu'il était soulevé par le flot, pour disparaître ensuite pendant de longs moments. Et désormais, du fond de chaque lame il vécut et nagea[47] pour cet instant où il les reverrait. Lorsqu'il retombait au creux des vagues, il lui semblait perdre pour toujours contact avec la terre, avec le monde, avec la vie. Il avait crié au début, espérant être recueilli; non par un navire, certes. Il connaissait la cruauté des ordres pourtant nécessaires: ne point s'arrêter, fuir. Mais d'une chaloupe on l'entendrait peut-être. Un moment il crut avoir été repéré; le mouvement des avirons s'était interrompu. Une embarcation semblait revenir tandis qu'à l'avant il devinait la forme d'un homme qui, dressé, fouillait des yeux l'obscurité mobile. Il se mit à crier plus fort, à hurler; mais l'homme se rassit et le mouvement cadencé des avirons reprit. Alors il se sentit abandonné.
Il nageait quand même, confiant dans sa force. Deux fois déjà, il avait échappé à la gueule ouverte du monstre, dans la Méditerranée et en plein milieu de l'Atlantique.
Sur la rive lointaine, des lueurs basses couraient. Les explosions avaient réveillé le village. Bientôt les premières chaloupes toucheraient terre. Les naufragés seraient accueillis par des âmes pitoyables; il y aurait de chaudes couvertures, du café odorant, de l'alcool surtout, qui brûlerait la bouche mais ferait couler sa lave généreuse dans les profondeurs du corps, jusqu'aux extrémités.
Une crampe le rappela à la réalité, au froid qui l'enveloppait d'une mortelle armure et sa souffrance s'accrut de ce que son imagination venait de lui figurer. Il se rappela ces gens qui perdus dans un désert de sable croient apercevoir au loin un lac d'eau douce qui n'est que mirage; perdu dans ce désert fluide et glacé, il se prit à envier la mort de ceux que tuait la chaleur. Au moins pour ceux-là, la vie sortait d'eux; tout n'était-il pas préférable à l'agonie[48] présente, à cette mort transie qui progressivement entrait en lui par tous les pores de sa peau.
Pour se redonner du courage, il attendit d'être une fois de plus sorti d'une vallée houleuse; il distingua un instant la bande obscure de la côte avec, en contre-bas, la chaîne brillante des étoiles allumées par les hommes. A quelle distance cela pouvait-il être? Du haut du pont, tout à l'heure, la rive lui avait paru toute prochaine, à lui qui depuis vingt ans connaissait surtout les horizons nus de tous les océans du monde; mais cette fois elle lui parut si lointaine qu'il se demanda si au lieu d'avancer il n'avait point reculé: si quelque marée traîtresse ne le tirait pas sournoisement vers le large, comme en un cauchemar. Au fait, était-il bien sûr de ne point rêver; et que tout ceci... S'il allait se réveiller tantôt dans la chaleur lourde et maternelle de la cale.
Une vague écrêtée par le vent lui emplit la bouche d'un jus glacial et amer comme le fiel. Il retrouva le douloureux contact de son corps. La ceinture mal nouée avait glissé et lui râpait l'aiselle. Il voulut remuer l'épaule; ce faible mouvement lui fut une fouettée d'épines.
D'ailleurs son corps tout entier était à vif et lourd, lourd d'une lourdeur étrange, colossale. Il songea qu'il valait mieux retirer ses souliers; mais il ne les sentait point. Son esprit vacillant dut faire effort pour retrouver la sensation de ces pieds qui étaient les siens, qui devaient être là. Au delà des genoux, la perception s'interrompait, non pas brusquement comme s'il eut été amputé, comme s'il y eut là une section nette; mais plutôt comme si les extrémités lointaines eussent lentement fondu, se fussent liquéfiées, dissoutes dans la pâte liquide de la mer. Petit à petit il lui semblait[49] que ses jambes maintenant se dissolvaient aussi dans l'océan dont elles avaient déjà le froid inhumain.
Il nageait quand même, changeant de temps à autre le rythme reposant des longues brassées de front, se couchant un peu sur le côté et forçant à s'allonger ce corps dont toutes les fibres se recroquevillaient d'elles-mêmes; et, quand tout mouvement lui devenait intolérable, se laissant un moment aller sur le dos, porté obliquement par l'étouffante ceinture. Il renversait la tête pour échapper à l'embrun; alors ses yeux ne voyaient plus que la voûte limpide et calme, atrocement calme, où clignotaient les étoiles indifférentes.
Toutes les huit secondes, le phare impassible balayait la mer d'un jet lumineux qui frôlait le sommet des vagues. Le nageur reprit espoir en constatant que ce phare, qui tout à l'heure lui paraissait collé à une rive continue, s'en était détaché et se dressait maintenant sur une pointe devenue perceptible. Il s'était rapproché. Il avait dérivé aussi: les falots des sauveteurs, maintenant agglomérés, étaient passés à sa gauche. Des chaloupes sûrement avaient atterri. Où atterrirait-il, lui, si jamais...?
Non! Jamais il ne pourrait atteindre: il se savait. L'engourdissement le gagnait. Il ne sentait plus ses genoux et à peine ses cuisses. Ses mains lui étaient deux membres étrangers, des mains lourdes et solidifiées, des mains artificielles de glace attachées à des bras énormes et gourds. Déjà il pensait moins nettement; et son vouloir au lieu d'être bandé sur l'effort, sur l'espoir, commençait à se détendre. Sa conscience glissait en un sommeil animé d'images imprécises. Cela lui était doux de penser à des choses irréelles qui peu à peu lui devenaient plus vraies que la réalité lancinante et mortelle. Sa femme, loin... dans une[50] petite ferme de Belgique... Nieuwkerken, au pays de Waes, et ses terres basses et brunes, un mur de pierraille protégeant le jardin contre le vent brutal. Que faisait-elle en cette nuit... Mais non, c'était maintenant le jour là-bas, le petit jour... Un jour nouveau; un jour de moins avant le retour. Ils iraient ensemble à la première kermesse et là, bon sang...! Il prendrait un congé, un congé assez long pour aller à bicyclette visiter le cousin au pays des tulipes. Il ferait bon!
La guerre... la guerre... nom de Dieu! Il y a la guerre. Le bateau a été torpillé... Jamais deux sans trois... Et après, après trois,... on ne sait pas... l'histoire ne le dit pas... Torpillé... Salauds de boches! Cochons de salauds!... Pourtant Gunther, le camarade Gunther, était de Dortmund, et c'était un brave bougre... Non! un salaud! Comme les autres...!
Vivre... vivre. Il ne pouvait pas crever ainsi dans ce linceul de glace, seul comme une épave; comme un poisson mort que les vagues demain rejetteraient sur le rivage impassible. Il serrait les dents et, pour se fouetter, s'injuria à voix haute. Non... il ne fallait pas se laisser aller!
Compter les brasses sans regarder; et à cent, la terre se sera rapprochée. «Un... deux... trois... quatre... dix... quinze... vingt... trente... quarante... cinquante... sixcante... sixcante... sixcomtes... sycomore... sycomore...»; il glissait maintenant, les bras arrêtés et se mettait à tournoyer doucement... «Oh!... soixante... soixante et un... soixante-deux...»
A l'horizon une lueur se dessinait; l'ombre lumineuse du jour commençait à monter, effleurait la ligne onduleuse et maintenant visible de la frontière entre ciel et terre. «Nonante-sept, nonante-huit,... nonante-neuf... cent», cria-t-il à pleine voix, une pleine voix qu'il n'entendit même pas.
Victoire!... Le phare maintenant était à droite, triomphalement porté par un long bras de terre, un bras qui lentement allait l'envelopper. Oh! l'étreinte de cette terre, terre ferme, terre solide, dure au toucher, qui résiste, qui ne fuit point sous la poussée du bras; où, si l'on se roule, on sent la tutélaire blessure des cailloux qui entrent durement dans la chair épanouie.
Il regarda la côte; l'épouvante, une épouvante torpide et résignée monta en lui. La baie était immense! Depuis des heures il nageait, depuis des heures et des heures et il était encore à... Ce qui restait à lui, de son corps, était gonflé de fatigue, hérissé d'épines douloureuses; il se sentait maintenant figé dans une banquise fluide où seul le froid était matériel, solide, palpable.
«Je vais nager jusqu'à ce que le phare éclipse cette étoile tout là-bas près de l'horizon. Et puis... et puis... Allons toujours...»
Comme elle était lente à glisser, l'étoile constante du ciel, vers l'étoile inconstante du phare. Il n'avançait plus. Encore cinq brasses... Non... Jamais...
A quoi bon! C'est la fin. C'est si bon de se laisser aller, de ne plus nager, de ne plus bouger; de se laisser bercer doucement, de renoncer à un espoir dont l'aiguillon le blesse sans pouvoir galvaniser ses forces mourantes. Ne plus lutter, ne plus faire l'effort écrasant de soulever les bras; mais tourner simplement le dos au vent pour que la bouche reste jusqu'à la fin libre de sel. Respirer un peu, doucement. Et puis... Comme c'est doux de mourir... Le repos... le repos... éternel...
Une sensation étrange, une sensation insolite, saugrenue! Quoi donc! Il a bougé le pied et il a senti, distinctement senti... quoi? Il a senti... une douleur qui n'était pas une morsure, non, qui n'était même[52] pas non plus le garrot brutal du froid, qui n'était pas... Encore?
Un rocher... un rocher...!! Il a touché quelque chose qui n'a pas cédé, qui a résisté, obstinément; quelque chose qui... tient au sol. Il a touché quelque chose qui n'est pas de l'eau... Un autre...!
Et l'eau elle-même est... Oui! elle est plus tiède. Il la sent tiède dans son cou et sur ses bras.
Devant lui une longue bande noire très basse, dentelée: les rochers de la côte. Et, juste au-dessous, la ligne blanche des vagues qui se brisent.
Nager... plus vite, plus fort. Allons, plus fort encore... «Sainte Vierge!»... «Je vous salue, Marie, pleine de grâce, le Seigneur est avec...» Un autre, et un autre, et un autre. Il peut appuyer. Soulevant ses jambes de plomb, il pose l'autre pied en avant et retrouve... Il sent cela qui résiste au poids de son corps; et ce corps même, il le retrouve pesant d'une pesanteur qui n'est plus comme tout à l'heure en lui, mais hors de lui. Le ciel et l'air et les étoiles et le vent appuient sur sa tête, ses épaules, ses bras, le collent à cette pierre bénie à laquelle il ne peut croire.
Et, tout à coup, il perçoit un bruit nouveau: le ruissellement doux de l'eau qui sortant de ses vêtements, de son corps, de son âme, tombe sur les cailloux du rivage.
La lumière de l'aurore fleurit le ciel et le jour va se lever. Il baisse les yeux et voit devant lui une pierre, un galet rond et doux.
Et se jetant à plat ventre, il l'embrasse à pleine bouche.
.........
7 mars—Voyage à Québec. Rien obtenu.
8 mars—Dormi neuf heures après quinze de travail. Le travail. Toujours le travail; écartèlement quotidien avec, comme finale quotidienne, l'allongement, sur la roue du sommeil, de ce corps recru. Puis au matin, le vertigineux réveil, l'effort pour soulever le poids de la mort, en concevant à nouveau, chaque matin, qu'il va falloir réintégrer la géhenne. Et, au front, la couronne d'épines du besoin.
Comme horizon lointain, le plongeon terminal, le même sommeil qui a un commencement, comme l'autre, mais cette fois point de réveil. Peut-être?
Pas de réveil! Au fond cela vaut mieux.
A condition que ce sommeil dernier soit sans cauchemar. Qui peut en être sûr?
9 mars—Acheté le livre de Vasgide: «Le sommeil et les rêves». Rien de bien neuf. J'y ai vainement cherché un chapitre sur le réveil. Voilà cependant le point important.
En effet, quelle importance aurait le sommeil, s'il n'y avait le réveil.
10 mars—Rencontré par hasard Louise; elle n'a pas embelli!
12 mars—Les journaux annoncent que des savants américains ont entrepris une étude SCIENTIFIQUE du sommeil et DE SES CONSÉQUENCES. Qu'en tireront-ils?
14 mars—Les expériences américaines se poursuivent. C'est passionnant!
Arriveront-ils aux mêmes conclusions que moi?
D'ailleurs à quelles autres conclusions pourraient-ils en arriver?
15 mars—Un des sujets de l'expérience raconte que passées les premières trente heures, il a ressenti un bien-être profond. Mais il a succombé. Alors il a dormi vingt-trois heures d'affilée. Ses premiers mots ont été:
«THE AWAKENING IS DREADFUL!»
17 mars—Changé de situation. Quelle vie!
Reçu une lettre de Saint-Hyacinthe. Rien à faire. J'aurais dû suivre ma première idée.
21 mars—Rencontré Bernèche. Toujours le même: outrageusement gai. Il s'est vanté devant moi de dormir onze heures par jour. Là-dessus, je lui ai demandé: «Et le RÉVEIL?...» Il n'a pas compris.
Quel crétin!
26 mars—Il y a trente-six heures que je n'ai à peu près rien mangé.
27 mars—L'idée du réveil me hante depuis que j'ai lu le récit détaillé des expériences américaines.
S'endormir n'est pas une joie, car l'esprit répugne à l'anéantissement. Mais c'est au moins la plongée dans l'inconscience. Ce qui est horrible, c'est le réveil; le retour à la vie consciente; à la conscience de la vie.
Il faudrait ne jamais s'endormir, afin de n'avoir jamais à s'éveiller.
30 mars—Déménagé une fois de plus. Le papier de cette chambre-ci est troublant.
4 avril—Moins on dort et plus on est heureux. En cinquante-huit heures n'ayant dormi que deux fois, je n'ai subi que deux réveils, deux réveils, deux. Je me suis senti rarement aussi près du bonheur.
On dit des morts: «Ils dorment». Le sommeil est une demi-mort. Un dormeur est un cadavre temporaire. Encore cela peut-il aller, jusqu'au réveil. Mais on se réveille avec à la bouche un goût comme de décomposition.
5 avril—Acheté un complet. Presque tout mon salaire: $17.00.
18 avril—Il y a en ce moment trente-huit heures que je n'ai dormi et que par conséquent je n'ai pas connu les affres du réveil, de ce moment où la vie est versée en nous par toutes les ouvertures du corps, comme un vitriol.
Or il me semble à cette heure que je vis plus, que je me sublime à mesure que l'angoisse du réveil est plus loin dans mon passé. Je ne perçois plus autour de mon front cette étreinte, ce garrot. Et c'est à peine si je ressens la fatigue. C'est plutôt un fourmillement de tous mes nerfs. Comme la montée dans mes veines d'une sève nouvelle. Un fourmillement, oui. Semblable à celui qu'on perçoit au niveau d'une plaie qui veut guérir. N'était une raideur vague aux genoux et à la nuque, la sensation serait délicieuse. Mon esprit acquiert une souplesse inaccoutumée.
Je vais étendre mon corps pendant quelques instants. Mais je ne dormirai point. Je ne dormirai pas. Mes membres reposeront; mon esprit lui n'en a pas besoin.
SI JE POUVAIS ARRIVER A...
19 avril—Quelle épouvante! J'ai dormi dix-sept heures, sur le parquet, vautré comme une charogne. Le RÉVEIL a été inconcevable de cruauté savante. Le Sommeil s'est vengé de ma demi-victoire.
Il m'a semblé d'abord que deux mains vertes enserraient mon cerveau d'une étreinte vague, noueuse, progressive. Douce d'abord. Puis, graduellement, je sentais leurs ongles rugueux pénétrer la substance même de ma pensée qui giclait entre les doigts comme une pâte. Mes oreilles se sont ouvertes brutalement, déchirées par un sifflement suraigu. La lumière d'un jour hagard a forcé mes paupières pour venir battre le fond de mes orbites de ses vagues métalliques. La vrille d'un ricanement puissant a fouillé mes intestins. Un balancier est venu frapper les secondes sur mon crâne. J'ai dû pousser un cri terrible. Je me suis éveillé.
Mes jointures lancinaient et j'avais dans la bouche les exhalaisons de tout un charnier. Me lever m'a demandé le même effort que pour soulever une pierre tombale.
Et la pieuvre de la réalité s'est vautrée sur moi; sa masse gluante m'a écrasé la poitrine.
Je me suis roulé sur mon lit en pleurant de rage.
26 avril—A-t-on jamais remarqué que les grands hommes, ceux qui ont agi intensément et beaucoup, dorment peu. Et surtout qu'ils ont le réveil brusque. Ils n'ont pour ainsi dire pas de réveil! Napoléon ne dormait que quatre heures. Frédéric le Grand, moins encore. César pouvait passer trois jours sans sommeil. Churchill travaille régulièrement dix-neuf heures, dit-on. Voilà le SECRET. Voilà le tout-puissant arcane. LE GÉNIE EST DANS L'INSOMNIE.
30 avril—Je me sens différent depuis que je m'essaie à dormir peu. Des idées fulgurantes me traversent.[59] Le monde qui m'entoure me paraît tout autre. Il me semble que je vis EN SURPLOMB du monde.
Au demeurant, le ressort cabalistique est non pas de dormir peu, mais bien de dormir RAREMENT.
—Dîné chez tante Agnès.
8 mai—Changé de chambre après une dispute avec ma logeuse. C'est la cinquième fois en trois mois.
Au fond, dormir n'est qu'une habitude, dont un entraînement pourrait, j'en suis convaincu, nous débarrasser.
10 mai—Mon petit neveu Édouard vient de mourir. Sa mère avait remarqué que depuis quelque temps «il DORMAIT CONSTAMMENT». Il dormait constamment. C'est un fait connu des docteurs que le premier âge où l'on dort beaucoup est aussi celui où l'on meurt le plus.
Cela n'a rien qui puisse me surprendre.
18 mai—J'en suis arrivé à ne plus dormir que cinq heures par nuit. Je ne suis pas très loin de Napoléon. Mais le plus dur reste à faire. J'ai beau lutter, il vient un moment où les deux mains cadavéreuses me saisissent traîtreusement et me terrassent. Mais j'aurai le dessus.
19 mai—Le jour où quelqu'un aura trouvé le moyen de ne pas dormir, de ne plus dormir, sera réalisé le mouvement perpétuel humain. Le jour où par là on ne se réveillera plus, on aura en même temps trouvé le bonheur.
Je voudrais être, je serai peut-être celui-là.
26 mai—J'ai fait avant-hier une découverte, une très grande découverte. La joie me submerge, la joie de la victoire possible.
C'est par le plus grand des hasards que j'ai trouvé. N'en est-il pas d'ailleurs ainsi de toutes les grandes inventions?
Je combattais le sommeil à six heures du matin. Je sentais de plus en plus sa main brutale violenter mes paupières et son bras garrotter mes tempes lorsque, machinalement, j'ai appuyé mes doigts sur ma tête. Alors j'ai senti, distinctement, ABSOLUMENT SENTI, le Sommeil s'enfuir, comme si, écrasé par la pression de mes doigts, il se laissait glisser entre eux.
J'ai appuyé plus fort et longtemps, jusqu'à ce que la fatigue ayant sans doute déplacé mes doigts, j'aie été vaincu une fois de plus. Mais mon sommeil en a été moins mortel et mon réveil presque, oui, presque heureux. Toute la journée j'ai eu une sensation profonde d'allégement et de puissance.
27 mai—Hélas! Je retombe dans l'abîme. Hier soir j'ai en vain cherché à retrouver ce lieu d'élection, ce centre du sommeil. Le retour à la vie a été ce matin plus douloureux qu'un écorchement; une mise à vif de tous mes nerfs.
—4 heures du matin—J'écris en ce moment le doigt appuyé sur le côté de la tête, au-dessus et un peu en arrière de l'oreille gauche, en un point que je ne veux point préciser exactement ici. Il ne faut pas encore que ma découverte soit connue. Plus tard, peut-être, lorsque ma fortune sera faite grâce à une activité que ne ralentira plus le sommeil, à un courage que n'atténuera plus l'horreur du réveil... Et encore.
Ah! Ah! voici que mon tour arrive!...
6 juin—Vaincu de nouveau! La défaite est plus amère après la certitude du triomphe. Je suis sûr pourtant d'avoir trouvé le siège de l'ennemi, du Sommeil. Pendant quinze jours j'ai presque jugulé le Vampire. Mais chaque soir il me fallait une pression plus forte. Et chaque soir je sentais que le sommeil se cantonnait plus profondément. Et chaque matin le[61] Réveil me ressaisissait pour me projeter plus violemment contre le mur de la réalité.
Hier je me suis buté à l'os. J'ai senti que le sommeil, atteint d'abord, s'était réfugié derrière cette muraille que ma main ne peut forcer. Et, à mesure que je faisais plus violente l'inutile pression, je percevais dans mon crâne, mais EN DEHORS DE MON MOI, comme d'une autre personne logée en moi, une joie railleuse. Alors j'ai frappé ma tête de mon poing. J'ai heurté le mur et le coin d'un meuble jusqu'à meurtrir ma chair et faire couler mon sang. Tout a été inutile.
Je suis perdu, perdu sans rémission, plus perdu pour avoir entrevu le triomphe de l'homme sur cet insatiable vautour: le RÉVEIL.
Maintenant IL s'installe en moi pendant que le SOMMEIL auquel je n'ai plus la force de résister amollit ma force et annihile ma volonté.
JE SUIS PERDU, IRRÉMÉDIABLEMENT PERDU.
13 juin—Oh! trouver le moyen de percer ce mur et d'y déloger la goule repoussante qui dépèce ma cervelle vive!
15 juin—Espoir! Vient d'arriver à Montréal un très grand chirurgien, dont la spécialité est de travailler le cerveau. Peut-être consentira-t-il! J'irai demain matin.
16 juin—C'est fini. Fini. Il a refusé. Il m'a regardé d'abord avec étonnement quand je lui ai demandé de me trépaner et d'aller détruire sous mon crâne ce qu'ils appellent le «centre» du sommeil que je lui indiquais et que JE CONNAIS, quoi qu'il en pense. Il a refusé. Sans doute parce qu'il m'a deviné pauvre. Il n'a donc pas réfléchi quelle renommée serait la sienne après un si incroyable succès, une réussite comme celle dont je suis sûr. Si j'eusse été riche...
17 juin—J'ai compris aujourd'hui pourquoi Il m'a refusé l'opération salvatrice.
Son sourire m'est revenu, puis le souvenir de son regard qui se faisait inquiet à mesure que j'insistais et que je lui faisais part de ma certitude.
Il n'a pas voulu parce que J'AI DÉCOUVERT LÀ UN SECRET, UN TERRIBLE SECRET, un de ces secrets qui font des médecins des êtres hermétiques que le monde entier entoure d'une anxieuse et craintive admiration.
J'ai trouvé le grand secret dont les médecins SAVENT que sa mise à jour ruinerait la médecine.
Car venu le jour où l'homme ne subira plus la secousse quotidienne du passage de la mort à la vie, du RÉVEIL, ce jour-là la mécanique humaine ne s'usera plus. Ce sera la mort de la maladie, la mort de la mort; ce sera l'IMMORTALITÉ. Voilà ce qui l'a effrayé. ILS ne consentiront jamais. Peut-être même voudront-ils faire disparaître celui qui a pénétré le secret terrible et tout-puissant.
20 juin—Il faut que je trouve un moyen. Il faut. IL FAUT.
22 juin—Rien; toujours rien. Et mes réveils sont devenus d'une indescriptible épouvante. Je m'étonne que mes cheveux ne soient pas encore blancs.
25 juin—Comment n'y ai-je pas songé plus tôt? Cela est tellement simple, tellement précis, tellement sûr. Plus encore certes que de se livrer entre les mains des médecins. Quand je songe que j'ai failli, après avoir avoué que je connaissais LE SECRET, me confier à leur trépan. Je ne me serais pas éveillé et la merveilleuse trouvaille eût été perdue.
Mais je tiens ma vengeance. L'humanité sera sauvée par MOI.
28 juin—Il me manque encore deux dollars pour parfaire la somme nécessaire. Il faut que je trouve quelque travail supplémentaire.
1er juillet—Quelle attente! Dire que je trouvais «épouvantables» mes RÉVEILS d'il y a quelque temps!!! Ils étaient un délice et un rafraîchissement à côté de ceux d'aujourd'hui. On dirait que le SOMMEIL pressent qu'il va être vaincu et que le RÉVEIL sait qu'il y aura bientôt pour moi un RÉVEIL qui sera le dernier. Je serai comme un dieu. Je serai immortel. JE SERAI DIEU.
4 juillet—Enfin. Demain l'apothéose. Je serai immortel demain.
Je l'ai là dans un tiroir, caché sous mes chemises. Demain, je tuerai le SOMMEIL. DEMAIN LE RÉVEIL SERA MORT.
5 juillet, minuit moins quart—Ce sera pour minuit. L'homme que je suis ne connaîtra pas demain; car je serai dieu, ayant vaincu, étant devenu immortel. Hier, je m'inquiétais de l'avenir. Je ne songeais pas que sans doute je ne connaîtrais plus la faim puisque je ne connaîtrais plus les SOMMEILS où les résistances s'éteignent suivis du RÉVEIL où les forces s'épuisent dans la lutte.
Je me suis rasé les cheveux tout à l'heure, à l'endroit même où il faut que porte le coup. Je contemple avec émotion cette petite tonsure pâle par où entrera le plomb sauveur et, sur la table, l'arme douce et polie, le révolver dont la bouche sombre me donnera dans un instant le baiser qui me fera semblable à Dieu.
Perçant la barrière osseuse, la balle ira détruire le centre du sommeil. Un appuie-main assurera à la balle la direction exacte. Elle fera ce que les chirurgiens n'auraient su faire; un trou minuscule par où[64] mourra le RÉVEIL et son Compère le SOMMEIL. Ah! Ah!
Il est minuit moins une minute. Si grand est mon bonheur que volontiers je retarderais l'acte pour goûter cette avant-douceur, si je ne savais que dans un instant le cauchemar sera fini.
Dans un instant retentira la détonation qui annoncera que je suis projeté dans l'immortalité.
IL EST MINUIT...
JE VAIS ÊTRE UN DIEU.
C'était Édouard, Édouard Legendre, que fantaisie avait pris de nous réunir. Cela n'arrivait plus souvent; à peu près jamais. La vie, qui nous avait autrefois assis sur les bancs durs de la même université, nous avait depuis séparés; et à mesure que nous avançions en âge, nous cherchions de moins en moins à nous retrouver ainsi.
Ce que nous avions été liés pourtant! Nous formions une petite bande connue que les étudiants regardaient un peu comme une ménagerie; et certes nous faisions figure de bêtes sauvages dans ce milieu trop apprivoisé à notre gré. Nous étions le «groupe des bohèmes». Ce qui nous agrégeait et en même temps nous séparait des autres, c'était une curiosité commune pour des choses extra-universitaires: les vers de Guillaume Apollinaire, les romans d'André Salmon, la musique de Ravel, rien de bien révolutionnaire pourtant. Mais cela nous donnait de nous-mêmes une assez haute opinion que nos condisciples ne partageaient évidemment point; ce qui d'ailleurs nous était un autre sujet de naïve satisfaction.
A cette époque, nous nous rencontrions plusieurs fois la semaine tantôt ici tantôt là: dans la mansarde de Jean-Marie, baptisé je ne sais pourquoi Pharamond; dans «l'appartement» presque souterrain que Jean avait dégotté tout en haut de la rue Clarke; chez la fille d'un riche industriel qui, amoureuse de chacun de nous tour à tour, nous était collectivement une espèce d'Égérie; et de rares fois dans la vaste cave de la maison où le père d'Ulysse tolérait que son fils reçut des amis en qui pourtant il ne mettait nulle confiance. Dame! quand on vend des huîtres en gros on tient à ce que son aîné fasse sérieusement son droit.
Cela avait duré tant que notre âge s'était maintenu dans les vingt. Cela s'était espacé approchant la trentaine. Entrés sérieusement dans la quarantaine, rangés, casés, étiquetés, inscrits dans l'annuaire du téléphone, nous nous connaissions encore, mais ne nous reconnaissions guère.
Et voilà que Édouard Legendre s'était offert le luxe de rassembler ceux d'entre nous qui pouvaient encore se voir et qui étaient disponibles. Parmi les huit que nous étions, fumant la pipe qui avait remplacé la cigarette, buvant le whisky au lieu de la bière des anciens jours, la conversation ne pouvait faillir à évoquer notre jeunesse révolue. Chacun des absents apparut sur l'écran, certains nets et bien au point, d'autres plus morts que les morts.
Jacques Marsan, celui-là même qui est maintenant sous-ministre de quelque chose à Québec, était avec nous par extraordinaire; nous ne l'avions pas vu depuis une dizaine d'années, au moins.
—Un dont je me suis toujours demandé ce qu'il était devenu, dit notre hôte, c'est Sabourin.
Ce ne fut qu'un cri: «l'Amant de Vénus!»
—Comment! l'amant de Vénus? s'enquit madame Legendre.
—Parfaitement, l'amant de Vénus. Je vais t'expliquer, dit Legendre à sa femme. Sabourin était un grand garçon blond qui venait des environs de Lachute. Il faisait son droit, côté notariat. Assez soigné, plutôt intelligent, les femmes le trouvaient fade. Mais il avait un front, tout un front! C'était ce que notre esthète de Conrad appelait «une surface divine». Dans les édifices grecs, il y a le portique; dans les églises gothiques, les tympans; chez Sabourin, il y avait le front. C'était une plaque de marbre étonnante, neigeuse, à peine onduleuse au-dessus des sourcils, aux lignes à la fois douces et géométriques; la peau, étalée comme un cuir de luxe sur une reliure d'art, était d'une blancheur bleutée qui semblait refléter un ciel de rêve. C'était saisissant et très beau.
—Mais pourquoi l'amant de Vénus? Je suppose qu'il s'agissait de quelque poule, comme votre Catherine...
—Pas du tout. Bien mieux que cela. Sabourin avait eu, je ne sais d'où, une excellente reproduction photographique en blanc et noir de la Vénus de Vélasquez, celle qui est au National Gallery, de Londres. Je ne sais si tu te souviens, nous l'avons vue ensemble. Il faut dire qu'elle est admirable. Couchée sur un divan, la tête soutenue par le bras replié, elle se regarde dans une glace que tient un Cupidon. On la voit de dos. Mais quelle beauté, noble, nerveuse, combien humaine pour une déesse, combien divine pour une femme! Depuis la torsade dorée des cheveux jusqu'au talon ce n'est pas un morceau de roi, c'est un morceau de dieu! Mais revenons à Sabourin. En notre homme s'était allumée une passion volcanique pour la Vénus de Vélasquez. Elle rassemblait pour lui toutes les[70] perfections qu'il pouvait imaginer en une femme. Il avait installé son image au mur, fixée par une série de pointes à tête de cuivre qu'il polissait pour les faire reluire comme de l'or, juste au-dessus de la tablette qui servait à déposer son peigne et sa brosse à dents. Et sous l'image il avait mis un lampion probablement chipé à quelque église. Ce lampion, il l'allumait devant Vénus chaque fois qu'il avait fait quelque rencontre agréable, comme pour faire amende honorable de s'être laissé aller à des amours humaines et temporaires.
—Parfaitement, reprit Marsan, et quand le lampion s'allumait, si nous lui demandions: «Alors elle était jolie?...» Il répondait, d'un air déçu et repentant, toujours la même chose...
Nous continuâmes en chœur:
—... Oui... Mais ce n'était pas ma Vénus!
—Qu'est-ce qu'il est devenu, Sabourin? Notaire, dans quelque fond de paroisse? Fait-il encore des vers: il les faisait bien, dans le genre symboliste.
—Ce qu'il est devenu! Je ne vous ai jamais raconté ça? (C'était Marsan qui parlait.) Oh alors! Écoutez. C'est une histoire un peu longue mais qui en vaut la peine.
Il se servit un whisky bien tassé et s'installa.
«Il y a sept ans, non, huit ans, je suis allé en Europe, accompagnant mon ministre. Nos affaires faites, je décidai, au lieu de rester à Paris jusqu'au dernier moment, de rallier Cherbourg et le paquebot en passant par la Bretagne que j'avais toujours voulu connaître. L'avant-veille de mon départ je couchais à Saint-Malo. Arrivé dans l'après-midi, je m'étais installé à l'Hôtel de France...
—... et de Châteaubriant, compléta quelqu'un.
—Exactement. Je dînai à loisir, puis fis consciencieusement le tour classique sur les vieux remparts.[71] Cela me prit deux heures, en flânant. Il y avait de quoi. Jamais je n'ai vu plus admirable coucher de soleil. Les rayons bas se trempaient dans les nuées violettes et venaient teindre de pourpre les rochers du rivage et le Grand-Bé...
—Mais Sabourin?...
—J'y arrive. La nuit tombée, j'explorai la ville car je n'avais pas la moindre envie de m'enfouir dans le hall banal de mon hôtel. J'avais l'âme pleine de corsaires et je voyais partout Surcouf et Thomas l'Agnelet. Mais Saint-Malo donne à l'étranger pris dans ses murs l'impression d'être en un puits. Il n'y avait donc qu'à errer dans les rues, les rues étroites et emmêlées comme un paquet de cordages jetés à fond de cale. Je me perdais dans des impasses, me butais à des murs sans vie. Je me trouvai enfin sur une petite place étroite comme une cheminée; pas besoin de chercher le nom. L'odeur mieux qu'une affiche m'affirmait que j'étais au marché à poisson, vide à cette heure, évidemment.
«J'étais un peu fatigué, j'avais soif. Sur un côté de ce petit espace il y avait une façade illuminée, une seule: un estaminet. J'y entrai, un peu gêné de ma mise d'étranger et de touriste.
«Pas d'erreur, c'était un trou. Et sans pittoresque encore. Sept ou huit tables de marbre gras; à gauche le comptoir de zinc surmonté des robinets à bière où pleurait une goutte indécise. Le décor classique du café-bar populaire dans toute son écœurante banalité. Derrière les bouteilles aux étiquettes criardes, une glace dont la fumée avait à la longue rongé le tain. Dans le coin, quatre individus à face de naufrageurs plutôt que de corsaires, et qui faisaient claquer les cartes de leur manille.
«Je choisis une table près de la porte. Je n'étais pas à l'aise, tout en sentant le ridicule de mon inquiétude. Ah! la littérature! J'essayai de me mentir en me disant que près de la sortie l'air serait plus frais et moins chargé du parfum lourd des colins et des langoustes. Mais jamais je n'avais vu pareil lieu.
«Une serveuse s'approcha; je commandai un vermouth-cassis et me mis à feuilleter mon guide. Un des habitués, un sec avec un mouchoir sale autour du cou, me regardait de temps à autre à la dérobée. Je le vis murmurer quelque chose. Il n'y avait pas de quoi me mettre à l'aise.
«La porte du fond s'ouvrit brusquement. En manches de chemise, traînant d'innommables savates, c'était évidemment le patron. Il était gros et costaud, le ventre en barrique, les bras solides, des bras habitués à vider la place à l'heure de la fermeture. Le visage était mou, avec des sillons gras et une moustache qui, roussie par le tabac et le tord-boyaux, faisait un rideau sordide devant la bouche comme devant un mauvais lieu. Je regardai les yeux.
«Mais ce que je vis, ce fut le front. Pur et net, il s'étalait comme le fronton d'un temple miraculeusement préservé parmi l'éboulis de la façade. «C'était une surface divine...» Pas possible!... Sabourin! Ce front-là c'était, ce ne pouvait être au monde que mon Sabourin! Je lui fis signe. Il me regarda lourdement et vint vers moi.
«—Qu'est-ce que c'est?
«Il se penchait un peu, la tête affalée sur l'épaule, les yeux bestiaux à la fois vagues et fixes. Je ne disais rien, regardant son front, attendant qu'il me reconnût, oubliant moi-même, comme on l'oublie si facilement, que j'avais vingt ans de plus.
«—Eh bien! alors! quoi? Qu'est-ce vous avez à me dire?
«Cette façon de parler si particulière à nos gens aurait levé mes derniers doutes si j'en avais eu. Mais il commençait à s'impatienter. Ses pupilles étaient deux mires noires qui me visaient, menaçantes.
«—Non, sans blague, ça va durer longtemps? Faudrait voère à pas se payer la gueule à Sabourin, non?
«Je vis ses biceps se dilater de colère. A mi-voix, car les manilleurs s'étaient arrêtés, je récitai:
«Les torches des cyprès ornant le crépuscule,
«Le soleil va s'offrir au bûcher du couchant.
«Ah! ma peine!
«Ah! mon cœur! astre mort où plus rien n'est vivant.
«O tombeau majuscule,
«Crypte où s'évanouit le charme de l'encens
«Offert à l'Anadyomène.
«C'était le début de sa Cantate à Vénus, qu'il récitait volontiers dans nos soirées un peu bachiques. Je pensais qu'il allait sursauter comme tout poète en entendant les vers qu'il croit oubliés. Je vis le moment où il allait exploser, mais de colère. Je me hâtai, un peu déconfit:
«—Puisque tu ne me reconnais pas, je pensais au moins que tu reconnaîtrais tes vers!»
«Il se rapprocha de moi, tout près. Je sentis le vent pénible de son haleine. Mais je voyais ses bras qui tout doucement se dégonflaient comme une baudruche.
—Voyons, Sabourin!... Montréal?... L'Université?... Marsan, Jacques Marsan?»
«Alors la conscience du passé se fit jour en lui. Il se prit le menton, le coude gauche dans la main droite, et se mit à murmurer.
«—Ah ben! ah ben!... merde alors!... Non, ça alors!... Ça parle au Maudit...! Ah non, alors!...»
«Il se tourna brusquement: «Josette!» D'une voix de tonnerre: «Josette!» La serveuse apparut. «Apporte une bouteille de saumur, du saumur de l'Éclipse». Et se tournant vers moi, il s'assit en disant encore: «Ah ben non, alors! Eh ben, mon cochon... par exemple...!»
«La bonde avait sauté et le vin de l'amitié jaillit. Ce que je faisais à Saint-Malo? Ce que j'étais devenu? Ce qui s'était passé depuis vingt ans? Il fallut reprendre la vie commune où nous l'avions rompue, à la fin de la guerre. Penché sur la table, remplissant sans arrêt mon verre de saumur frais comme un soleil de Pâques, il coupait ma phrase commencée: «Et Pharamond, ce vieux Pharamond, où qu'il est...? Et Legendre, le Crésus... hein?» Il guettait alors ma réponse, bouche ouverte, les mains à plat sur la table, attendant l'explication comme un enfant affamé attend la prochaine bouchée; et, quand il l'avait, vidant son verre d'un trait et se renversant sur sa chaise pour redire à mi-voix: «Ah non!... Ah non!... Ah non!...»
«Je n'avais pas satisfait sa curiosité sur l'un d'entre nous que des placards du passé il m'en sortait un autre. Et pendant tout ce temps, je cherchais le moment où je pourrais à mon tour dire: «Mais toi, mon vieux Saboure, vas-tu me dire par quel extraordinaire hasard...!»
«Vint un moment où nous eûmes ressuscité tout le monde et où il s'arrêta, rassasié. Ce fut à moi de questionner.
«—Moi?» dit-il, «Oh! il ne s'est rien passé d'extraordinaire. On vit tout doucement.
«—Comment, rien d'extraordinaire?» insistai-je.
«—Ben, je vais t'expliquer. Et d'abord tu prendras bien une autre bouteille. Mais si! mais si!
«Le bouchon arraché, il étala son histoire.
«Ses examens de notariat passés avec succès, il était retourné à Lachute, chez son père. Il y avait eu dispute à propos de je ne sais quoi, et mon Sabourin en rupture de foyer était revenu à Montréal, avait erré sur les quais, avait bu avec des amis d'occasion et s'était réveillé un matin, engagé comme... aide-cuisinier, à bord d'un transatlantique qui descendait vers la mer!
«A Liverpool, il lui avait pris fantaisie de changer; il était parti comme garçon de bord sur un cargo qui transportait du charbon de Cardiff à Gênes. Bref, cela avait duré un an et demi et il s'était trouvé un beau jour à Cherbourg où son bateau faisait escale.
«L'air de France lui avait monté à la tête, comme à tout Canadien français d'ailleurs. Il avait déserté, avait pris du service dans un hôtel où il y avait une femme de chambre; après trois mois ils étaient liés.
«Tout ce temps, je gardais à l'esprit ses amours d'autrefois; je guettais le moment où Vénus sortirait soudain de son récit comme jadis Aphrodite émergea des flots. Nous y étions donc.
«—Je me doutais bien», lui dis-je, «qu'il y avait là dedans un tour de Vénus.»
«—Ah! tu te rappelles, mon vieux? La Vénus de Vélasquez! Tu te rappelles! C'est un peu pour elle que j'ai traversé l'Atlantique. Sais-tu pourtant que je ne l'ai pas vue! Mais non. Je ne suis jamais allé à Londres! Dans le temps, hein! j'avais son image dans ma chambre. La déesse! J'étais sûr, sûr comme de mon existence, qu'il ne pouvait y avoir rien au monde qui pût seulement approcher d'une pareille beauté. Toi, tu blasphémais: tu me disais que ce portrait[76] n'était celui que du modèle; et que ce que j'admirais si passionnément, c'était après tout une femme payée par Vélasquez pour poser toute nue dans l'atelier pendant une demi-journée, à tant de l'heure. Mais y avait le peintre, la main du peintre qui d'une fille, avec quelques tubes de couleur avait fait ce soleil de chair, ce vase de toutes les voluptés; qui pour l'éternité l'avait fixée sur la toile par l'éclat de foudre de son génie.
«Eh bien, je l'avais rencontrée un soir à Cherbourg, ma Vénus, et dans un bal-musette encore! Est-ce croyable? Je n'avais eu qu'à la voir de dos pour la reconnaître. C'était elle, fulgurante! Belle au delà de toute expression, belle à faire hurler Vulcain, à faire délirer Jupiter. Et je l'ai à moi. J'ai eu cette veine insensée. L'Olympe à domicile, mon vieux! Hein! pour moi, Sabourin!»
«Nous en étions à la troisième bouteille de saumur et je sentais que l'ambroisie lui chauffait la cervelle. Moi-même je commençais à ne plus savoir si j'étais bien sur terre, ou à mi-chemin entre la terre et l'Empyrée.
«Il continuait: Elle était de Saint-Malo et son père ayant cassé sa pipe, elle a hérité de ça. Il eut un geste large, le geste de Neptune fendant les flots, de Jupiter ouvrant les nuées. Mais ça, c'était le cabaret, ses huit tables de marbre, ses chaises de fer, son comptoir à bière, le panthéon de ses bouteilles, la sciure sur le plancher, les joueurs de manille; le tout flottant comme entre deux eaux dans le relent de marée qui suintait de partout.
«Alors je suis installé ici. Je suis le patron. Mossieu Armand, c'est moi. C'est la bonne vie, tu sais. C'est moi le patron! Angèle et moi, c'est comme deux tourtereaux.»
«A ce moment il se fit un remue-ménage dans l'arrière-boutique. Josette, la serveuse, avait disparu; mais on entendait sa voix derrière la porte; une autre voix aussi, solide et un peu aigre, autoritaire. Je devinai. Vénus! J'allais voir Vénus!
«Le vantail s'ouvrit brusquement et sur le pas apparut une femme qui s'immobilisa, les poings sur les hanches. Sabourin, qui me faisait face, ne pouvait point la voir. Elle nous regardait fixement.
«Elle était laide; non, pas même! Plutôt lourde que grasse, plutôt jaune que blonde, vêtue d'un caraco souillé, des mèches pleureuses dans le visage, les yeux d'un noir sans paillettes. A ses lèvres lie de vin pendait un mégot. Elle avait pu être belle; peut-être? Mais aujourd'hui!
«Voyant mes yeux fixes, Sabourin eut un sursaut. Il tourna un peu la tête, juste assez pour explorer du coin de l'œil la porte du fond. Puis il se leva doucement, s'appuyant sur ses mains où quelques poils roux se hérissaient sous l'effort; et sans autrement bouger, il appela d'une voix rude, qui râclait la gorge: «Josette!»
«La serveuse s'approcha.
«—Dis-donc, espèce de traînée, tu pourrais pas te grouiller un peu? Il y a une demi-heure que monsieur attend pour régler.
«Alors, sa poitrine sifflant péniblement comme un soufflet crevé, les épaules tombées, il me regarda avec des yeux étranges, subitement ternis, des yeux de chien terrifié, des yeux qui me demandaient en grâce de comprendre et de ne rien dire:
«—Alors, nous disions: un vermouth-cassis et trois bouteilles de saumur, ça sera vingt et un francs.»
«Et se tournant vers les habitués il gueula:
«—Allez, vous autres, on ferme!»
—Nous ne partons pas.
—Comment! Nous ne partons pas?
Sans tourner la tête, le sans-filiste réaffirma, du coin de la bouche;
—Non. Partons pas.
Puis il lança, du haut du pont, un jet de salive mince comme une tige de fleur et qui s'incurva avec élégance pour faire un rond dans la mer, entre le quai et le bateau.
—Zut! et zut! Alors, quand?
—Sais pas. Pas avant cette nuit, sûr.
—Oh! alors! moi je descends. J'en ai plein le dos.
Il était déjà parti.
Si ma curiosité n'était pas piquée par cette nouvelle imprévue, c'est qu'il n'y avait plus moyen. Ma curiosité! ce n'était plus qu'une pelote à épingles hérissée de questions insolubles.
J'avais pris le 14 cet ignoble rafiot, le Pernambouc, à Port-d'Espagne. Je voulais passer à Colon où prendre le Santa-Anna le 22; cela nous donnait huit jours. Or nous étions maintenant au... 26!
J'aurais dû me méfier. Quand j'avais demandé passage, le commissaire avait eu l'air surpris, presque ennuyé. Ma curiosité avait fait des siennes et en insistant j'avais obtenu une cabine, flairant quelque extraordinaire aventure. Pour moi, cela sentait la flibuste.
Or mon «pirate» n'était que le plus vulgaire des caboteurs. Nous avions touché l'île Margarita, puis Curaçao, chargeant d'innocents barils de mélasse. Nous étions alors revenus à Puerto Cabello, puis plus en arrière encore à La Guayra. Deux jours à attendre «des ordres»; nous étions restés là, à dix encâblures du quai, écrasés par la masse ébouleuse des Andes qui accourues de la fine pointe de l'Amérique, remontant tout le long du continent, viennent là crouler en avalanche dans la mer. Accrochée à ce mur vertical et tenant par miracle, une grappe de maison multicolores; au-dessus des sommets aigus, des points noirs qui sont les zopilotes en quête de charognes. La ville a une rue et demie; le reste, des échelles, ou tout comme.
De là, nous passâmes à Carthagène! Furieux, j'avais demandé des explications au capitaine. La réponse avait été simple et nette:
—Vous avez demandé si j'allais à Colon. Je vous ai dit que j'allais à Colon. Quand? Vous ne l'avez pas demandé. Nous serons à Colon un jour ou l'autre. Si ça ne vous va pas, je vais faire descendre la chaloupe... Non?... Bonjour.
Le lendemain soir nous étions... à Baranquilla...!
J'avais raté le Santa-Anna. Mais je suis tenace et j'étais buté. Le port d'attache de notre Pernambouc était la Nouvelle-Orléans; j'irais jusqu'à la Nouvelle-Orléans. Jusqu'au bout! Cela devenait une lutte entre le bateau et moi. Il finirait bien par se rendre et[83] j'avais le temps. En attendant, je ne quitterais pas mon navire, malgré son capitaine hermétique, malgré ses ponts crasseux, malgré sa cuisine infâme, malgré ses cancrelats géants issus de quelques monstres préhistoriques. Apparemment invisible aux membres de l'équipage, je passais mes journées appuyé sur un cabestan, dans l'ombre d'une manche à air qui me cachait du soleil sans me protéger contre l'étouffante moiteur! Le seul sans-filiste m'avait adressé la parole, et encore lorsque nous étions seuls, jamais autrement.
Et voilà que nous en avions pour une journée à Colon!
Du pont couvert où je me trouvais, je sentais sur mes épaules la chaleur lourde comme une pelisse; j'étais presque nu. Pour un peu je me serais vêtu, afin d'interposer quelque chose entre le feu de l'air et ma peau pourtant tannée; mais il y avait l'humidité, une poisse brûlante, sirupeuse, qui coulait vers nous de la jungle prochaine sous la pression fétide des miasmes et des fièvres empoisonnées.
Cette fois j'étais écœuré. Un navire fût venu que je l'eusse pris, pour n'importe où, pourvu que ce fût vers le nord, vers le froid, vers les neiges et les glaçons dont je rêvais la nuit. Mais rien, pas un cargo avant trois jours.
Et passer cette après-midi à bord, non! Pour rien au monde.
Il y avait bien la ville de Colon. La ville de Colon! Je l'avais vue. Ses boutiques de camelote chinoise en face des boutiques de camelote japonaise. Quelques bazars hindous avec, appuyées à la chambranle, des femmes aux longs yeux noirs, un rubis incrusté dans la narine gauche. Attiré, elles vous livrent à leur boutiquier de mari qui finit toujours par vous vendre des[84] chemises de soie artificielle fabriquées dans le Delaware! Quant au pâté central où chaque façade est une chambre à coucher ouverte sur le trottoir, merci!
Je passai un complet de toile, coiffai mon casque de paille et cherchai une voiture. J'en trouvai une qui dormait derrière la Douane, une vieille Chevrolet ouverte dont les coussins recouverts de nattes évoquaient quelque fraîcheur. Le chauffeur ronflait, un chapeau de feutre sur les yeux. Je le poussai.
—Tu es libre?
Il poussa un soupir résigné:
—Si, senor.
—Je veux de l'air. Marche.
—Où?
—Ça m'est égal. Deux heures. Et au tarif! Mais il y aura pourboire.
Je m'étendis sur les coussins dont la paille un instant me rafraîchit... La voiture en marche, je respirai. Nous passâmes les quartiers du centre. Devant un café interlope et trop connu le chauffeur ralentit:
—Vous voulez continuer, senor?
—Marche, marche!
—Bueno. Vamonos.
Bientôt ce furent de misérables cahutes où des enfants affichant tous les métissages imaginables se roulaient dans la poussière. Nous nous engageâmes, sans hâte, sur une route pavée qui pointait vers l'est.
Au bout de quelques minutes la forêt ouvrait sa gueule immense et nous entrions dans une ombre qui se referma sur nous. Je m'endormis, bercé par les secousses.
L'immobilité m'éveilla. La route était déserte. Le chauffeur descendu avait levé le capot et, le chapeau[85] sur la nuque, les yeux calmement fixés sur sa mécanique, se grattait la tête nonchalamment.
Autour de nous, c'était la jungle, tropicale, lourde, hermétique, sur nous aussi, comme un écrasant couvercle. Il n'y avait de libre que le ruban mince de la route qui à quelques cents pieds plongeait brusquement à gauche dans la mer végétale; et tout en haut une bande de métal bleu, là où les branches ne se pouvaient joindre. Partout régnait la chaleur épaisse, humide, spongieuse. On avait l'impression de respirer un marécage.
—Eh bien! Qu'est-ce qui se passe?
—Il faut attendre. Quelque chose qui ne va pas. Quand la voiture sera refroidie un peu je pourrai réparer. Bientôt, tout à l'heure.
Il n'y avait rien à faire que de patienter. Mais le chauffeur me regarda un instant, puis:
—Vous êtes Américain?
—Non! Pourquoi?
—Alors ça va bien. Vous pourriez aller attendre chez le Tonto. Ça passera le temps.
—Le Tonto? Qui est-ce?
Tonto... en espagnol cela veut dire fou... je le savais. Mais j'avais beau regarder, je ne voyais pas la moindre maison, pas la moindre amorce de sentier.
Le chauffeur se mit à rire.
—Oh! il n'est pas dangereux. Surtout que vous êtes Français!
Et sans attendre. Il se mit à crier:
—Tonto... eh!... Tonto...!
Je me tournai du côté vers lequel il appelait; j'aperçus alors, noyée dans l'océan des verdures, enfoncée dans les basses feuilles et les fougères géantes, une espèce de cabane que cachait encore mieux le treillis des lianes. A la barrière apparut un homme.
Il était vêtu de nippes effrangées sans couleur et presque sans forme; sa tête maigre était couverte d'un chapeau de paille d'où coulait une barbe blanche.
Le chauffeur lui cria:
—Eh! Tonto! Tengo aqui a un hombre. Que no es americano sino francès. Si, si, por la Madre de Dios. Es francès, de veras!
Je m'étais avancé un peu. De loin je vis le vieillard qui d'un geste large, un peu théâtral, soulevait son chapeau et le tenait brandi comme une accueillante bannière.
Je le rejoignis à la clôture qu'il n'avait pas quittée.
—Alors, c'est vrai! Monsieur est Français?
La voix était saisissante: très douce, musicale, fraîche même; avec une pointe d'accent bordelais qui faisait doucement tinter les finales comme un écho; une voix d'enfant sortait de cette barbe de vieillard comme une source fraîche sourd au pied d'un vieux mur.
—Mais oui, je suis Français. Français du Canada, mais Français tout de même.
—Alors, vous êtes Français! Vous êtes Français!
La barrière poussée de la main s'écarta largement, l'autre main se tendait vers la mienne.
—Soyez le bienvenu, monsieur, et daignez honorer ma demeure de votre présence.
Il me laissa passer devant lui, chapeau bas. Je le saluai non sans formalisme, ne sachant que répondre.
J'entrai, si l'on peut dire, car de porte il n'y avait point. Ce n'était pas une maison, pas même une hutte; à peine un abri. Les murs étaient de bambous joints par des lianes; solides tout de même, ils entouraient un rectangle de terre battue. Dans un coin un vieux lit haut monté sur des pièces de fer et, à l'opposé, un vieux fourneau très simple. Au centre, une table[87] boiteuse dont, en posant mon chapeau, je remarquai la très belle marqueterie. Naturellement, l'omniprésente bouteille de quinine était en évidence. Instinctivement je levai les yeux vers la toiture de tôle ondulée soutenue par... quatre poutrelles d'acier!
Le vieillard fit un geste de la main; ses yeux avaient suivi les miens.
—Oh, vous savez, monsieur, je les ai empruntées, simplement empruntées.
Il s'écarta un instant, regardant dans la direction de l'auto. Le chauffeur s'affairait lentement, tout là-bas.
Alors le vieux se rapprocha. Sa voix se fit sourde et mystérieuse:
—Alors, monsieur, vous venez de sa part?
—De sa part?
—Mais oui? C'est le Patron qui vous envoie? Bon, bon, je vous attendais.
—Ah! Vous m'attendiez. (Je me sentais un peu mal à l'aise). Vous savez, je ne puis m'arrêter qu'un instant.
—Vous êtes pressé. Ça ne fait rien. Vous avez le temps de faire l'inspection. Venez. Vous serez content.
Il paraissait doux; et dans ce voyage je n'en étais plus à une surprise près. Déjà il m'entraînait.
—Excusez-moi si je passe devant: mais il faut vous montrer le chemin. Nous prendrons le raccourci.
Je suivis. Nous prîmes un vague sentier qui bientôt ne fut plus qu'une piste, du moins à hauteur d'homme. Car le sol, lui, était invisible sous le feutrage épais des mousses et des plantes inconnues hérissées de gales et d'épines que l'on devinait vénéneuses. Le pied hésitait, craignant à chaque pas de ne pas trouver de fond. En trente secondes la clairière, la route, l'habitation, le monde entier s'étaient abolis. Nous allions,[88] contournant des mares verdies où bourdonnaient des mouches et que de somptueux papillons enluminaient par instants; grimpant des buttes vers un plein ciel invisible, tandis que les lianes traîtresses tendaient vers nous leurs lassos menaçants et que, sous l'insondable moquette des débris pourrissants, je croyais sentir des formes allongées, tendues, prêtes à mordre; puis descendant en des creux où dormaient des vapeurs rances qui me prenaient à la gorge.
Ce n'était certes pas la forêt canadienne, claire, ordonnée, lumineuse, apaisante; la forêt d'érables et de résineux où les troncs parallèles fusent librement vers l'azur béni toujours visible; la forêt aérée dont les mailles larges ouvertes laissent filtrer la pluie d'or du soleil qui s'étale en flasques glorieuses dans les clairières. Ici, c'était une bataille, une tuerie végétale immobile mais vivante; vivant d'une vie sournoise où chaque arbre luttait désespérément contre son voisin, chacun cherchant à étrangler l'autre, tandis que les lianes ligotaient les troncs ennemis et que partout des parasites géants envahissaient les fourches, tordaient les branches, grugeaient les membres. Et sur tout ce vert malsain, de temps à autre une tache de lumière divine qui était la fleur impériale, l'orchidée; parasite, elle aussi. Dans tout cela rien que je connusse, aucune essence qui me fût familière; rien autre que les fougères, mais des fougères qui ici prenaient des dimensions de cauchemar.
Nous avions marché cinq minutes à peine, peut-être; pourtant j'étais fourbu. Et voilà que soudain le mur se déchira brutalement. La lumière reparut, cruelle et rassurante à la fois. Un large espace s'ouvrait devant nous. Une rivière? un étang? la mer?
Le bras tendu de mon guide m'arrêta brusquement sur la berge. A nos pieds dévalait en une pente raide[89] la bave de la forêt, coulant vers un immense fossé. Une tranchée large, presque surhumaine, s'ouvrait toute droite à perte de vue, comme si quelque météore fût tombé là, balayant tout devant lui pour se creuser un lit; dans ce lit profond un fleuve de verdure paraissait figé dans sa course par quelque sortilège effrayant.
—Vous voyez, monsieur, tout est là.
Cette voix douce, mesurée, souriante, fit l'effet d'un peu d'eau fraîche sur mes tempes moites.
Il montrait quelque chose à gauche.
J'aperçus d'abord, qui sortaient entre les branches et les lianes, d'autres branches rigides et noires, issues de troncs massifs. C'est alors que je reconnus, que je compris.
Tout au long de l'immense ravin c'étaient, par dizaines, par centaines, des machines abandonnées; toute une ferraille morte, enlisée dans cette végétation dévorante. Des pelles à vapeur tendaient des moignons de bras et offraient au ciel le débris de leur benne pourrie par l'humidité des pluies tropicales; sur un remblai, des wagonnets alignés s'effritaient sur d'invisibles rails, faisaient tête à queue dans l'attente d'une locomotive crevée à cent pieds plus loin et dont seules surnageaient la cheminée ridicule et désuète, percée comme une écumoire, et le toit croulant de la cabine.
Ce ravin, c'était le vieux canal. Le canal français. Le canal de Lesseps. Le canal mort. Le canal de la faillite. Non point comme l'avait rêvé le grand ingénieur, le Canal de Panama, mais le Canal du Panama. Ce qui devait être un autre Suez n'était plus que cela, une fosse immense à la taille du rêve qui y dormait à jamais enseveli sous le linceul vert, éternellement vert.
Le vieux me regardait. Je voyais son visage maigre,[90] que la fièvre palude avait bistré; et ses yeux aux prunelles grises qui guettaient chez moi quelque mouvement, de joie? de tristesse? je ne savais encore. Car je ne comprenais point. Il ne disait plus rien; et le silence, dans cette nature lourde et sans rumeur, était comme une mort infinie. Je rêvais.
Le vieillard toussa discrètement, poliment.
—Vous êtes là, dis-je avec un sursaut.
—Bien sûr, monsieur, que je suis là. Je n'ai pas quitté mon poste. Mais non! Vous pourrez dire au Patron que je suis encore là. Mon devoir, monsieur, mon devoir. Je ne connais que ça. Quand il reviendra, le Patron, il me retrouvera ici, où il m'a laissé... Il raidit péniblement ses membres rouillés et se mit au garde à vous, vacillant un peu.
—... Comme un soldat de France, monsieur. Jean Vaudois ne déserte pas. Quand il reviendra, le Patron, je lui dirai...
Son bras esquissa un salut militaire et ses lèvres, un sourire d'orgueil.
—... je lui dirai: Monsieur de Lesseps, vous m'avez confié la garde du Canal. Le voilà. On n'a rien dérangé... Mais quand doit-il revenir? Il ne vous l'a pas dit, monsieur? Il y a quelque temps qu'il est parti.
Je l'écoutais, perdu. Sous mes yeux, le soleil mitraillait la fosse immense où le projet titanique du grand ingénieur pourrissait depuis... je ne savais plus combien d'années, depuis combien d'âges. Moi aussi, je vacillais un peu. Il y avait cette avalanche effroyable de la jungle, en suspens, prête à dévaler, à engloutir tout cela au moindre signe de résurrection; il y avait les moignons noircis des grues, tendant vers le ciel, comme des mains, les restes de leurs godets calcinés. Par moment cela me semblait bouger, s'ani[91]mer, esquisser des gestes noueux et forts: tout droit, pour ensuite descendre virilement vers la terre et la mordre, mordre et déchirer le linceul morbide. Il y avait surtout à mon côté cette voix, cette voix obstinée d'homme fidèle qui ne doute pas, qui ne peut pas douter, qui empêche que l'on puisse douter.
Jean Vaudois était là, tête nue sous le marteau brûlant du soleil, aveugle à ce qui nous entourait, le balancier de son esprit arrêté depuis... quarante ans par un étrange délire né de la fièvre; pour Jean Vaudois, il n'y avait pas d'années qui ajoutassent chacune une pelletée de temps à cette sépulture; tout n'était que le recommencement d'un temps à jamais immobile. Pour lui le temps n'était plus, le temps était mort. Ce qu'il m'avait dit, il se le disait lui-même, indéfiniment, comme un phono détraqué dont l'aiguille retombe chaque tour dans la même rainure...
Un son lointain de klaxon. Mon chauffeur.
—Il me faut repartir...
—Alors vous voyez, monsieur. Dites-lui bien que vous avez vu. Tout est en ordre. Vous pourrez faire rapport à la Compagnie; monsieur de Lesseps sera content.
Cette fois j'avais pris les devants pour fuir cette voix calme, calme effroyablement.
De chaque côté les lianes tendaient leurs amarres et les fougères hissaient leurs palmes. Mais je courais presque. A travers les fûts mêlés des figuiers sauvages je croyais par moments voir surgir de longs hangars fumant de la fumée ouvrière, des campements agités d'une vie prodigieuse, toute tendue vers le grand œuvre. Puis cela s'effaçait devant un souvenir précis: sous cette litière en fermentation, des hommes se dissolvaient, des milliers et des milliers d'hommes tués par la fièvre.
Nous arrivions à la maison du fou. Il me prit subitement par le bras.
—Vous savez, il en vient d'autres parfois jusqu'ici. Des Américains. Ils se font passer pour des touristes. Des touristes! Ils viennent pour espionner, pour voir si je suis toujours à mon poste; et quand ils me voient là, ils s'en vont! Je sais bien ce qu'ils veulent; c'est nos machines. Nos machines, pour finir le canal, pour voler le canal à la France. Mais tant que je serai là... Pourtant, il ne faut pas que le Patron tarde trop longtemps.
«Et, savez-vous, ils ont tout essayé pour me faire partir, pour que je déserte. Un jour ils ont même voulu m'emmener; mais j'ai su m'échapper. J'ai passé quatre jours dans la forêt... Ils sont repartis.»
Il riait maintenant d'un rire bonasse et malin, du rire de celui à qui on ne la fait pas!
—Il en vient encore de temps à autre. Dernièrement, ils ont trouvé mieux. Je vous le donne en mille, ce qu'ils ont inventé!... Ils m'ont dit que ce n'était plus la peine de rester... Savez-vous ce qu'ils disent?...
Ses yeux me regardaient bien en face, mille petits plis fronçant les paupières sous la broussaille blanche des sourcils...
—Ils me disent que le canal, il est fini, que les Américains l'ont terminé! Mais je sais bien que cela n'est pas vrai. Vous aussi vous le savez. Vous avez vu. Le canal, il est tel que le Patron l'a laissé.
Je ne répondis point. Je partis en lui serrant la main, une poignée de main solide, que je voulais fortifiante, encourageante, menteuse!
Deux heures après, debout sur la berge du canal, de l'autre, je regardais s'ouvrir les écluses de Gatun.
Et je ne sais pourquoi, j'avais envie de pleurer.
Mon ami Dalbret, le chirurgien, pousse jusqu'à la fureur sa passion de l'ordre; et l'ordre, pour lui, consiste à ne tolérer que le strict nécessaire. Son cabinet, où tant de gens sont passés, et son petit appartement dont la plupart ignorent même l'adresse, affichent tous deux une nudité voulue. C'est qu'il a en horreur une chose: le bibelot!
Aussi avais-je été surpris d'apercevoir chez lui, enfoui dans un coin de meuble, une espèce de chose indéfinissable, sans forme ni couleur précise, mais qui avait vaguement l'air d'une coupe, d'un bibelot! Je ne pus tenir de lui demander ce que cela faisait chez lui. La seule réponse que j'obtins fut: «Ça! C'est sans importance.» Il n'y avait pas de quoi éteindre le feu de ma curiosité. Mais, le connaissant, je n'osai pas insister.
Les années qui passèrent nous lièrent d'une amitié où il fournissait une part dont je l'aurais cru incapable; il sembla même incliner vers une certaine confiance, étonnante chez lui, mais qui naquit sans doute de notre commune et nouvelle passion pour les belles reliures. Et c'est ainsi qu'un jour, mon regard s'égarant[96] une fois de plus sur le même objet de plus en plus agressif à ma curiosité, je fis montre d'audace. Je fus récompensé. Car j'en obtins l'étonnant récit qui va suivre et dont je garantis, sur sa foi, l'authenticité absolue. D'ailleurs je ne suis pas sûr que plusieurs d'entre vous... Mais vous verrez.
«Quelle fouine vous êtes, mon pauvre Ringuet. Et quand aurez-vous fini de fourrer votre grand nez dans mes affaires! (Mais même railleusement, il souriait.) Pour avoir la paix et aussi parce qu'elle est si belle qu'il serait regrettable qu'elle se perdît, je vais vous raconter une histoire, mais une histoire! Elle sera longue, mais vraie, d'un bout à l'autre. Pour une fois, sachez écouter.
«Ce n'est pas d'aujourd'hui que cette coupe vous agace. Et moi donc! elle encombre mon appartement. Pourtant...
—J'allais justement...
—Si vous parlez tout le temps, je me tais!
(Évidemment je me tus. Je flairais quelque chose qui valait la peine. Il se leva et sortit du fond du rayon la «coupe», souffla dessus pour chasser la poussière qui tourbillonna sous la lampe puis posa l'objet sur la table de travail. La lumière qui tombait irisait le bibelot d'un éclat bizarre qui me fascinait.)
«Savez-vous d'où cela vient, Ringuet? Je vous le donne en cent mille! De Rhagès, à ce qu'il paraît. Ça ne vous dit rien? Allons, l'histoire ancienne: les Perses... Gengis Khan... le siège de Rhagès avec le pillage, le massacre, le viol, l'incendie, tout le tremblement. En tout cas, il paraît qu'on y faisait des faïences fort belles et même de la verrerie. Or on aurait tiré ceci des ruines de Rhagès.
«Mais de Rhagès à Montréal il y a loin. Eh bien! Voilà:
«Il y a... une douzaine, oui, une bonne douzaine, d'années, j'étais un soir à mon cabinet. Un sale temps. Un sale soir de fin d'année de malchance. Le téléphone sonna.
«C'était le bureau d'un grand hôtel de la ville. On m'y demandait, disait-on, à la chambre 472. J'ai la mémoire des numéros, vous le savez.
«Les clients étaient encore rares; je m'y rendis aussitôt un peu intrigué mais point ennuyé.
«Le commis lut dans son registre:
«Le 472... le 472, voilà: un monsieur... Naib Mohammad, c'est bien cela, Naib Mohammad.»
«—Un Syrien, apparemment. D'où est-il. Des États-Unis?
«—Il est inscrit comme venant de... Iran.
«Nous haussâmes tous deux les épaules avec ensemble.
«—Et vous êtes sûr qu'il a demandé le docteur Dalbret?
«Le commis me tendit une feuille de papier d'hôtel sur lequel était écrit, maladroitement, mon nom et le numéro de mon téléphone.
«L'ascenseur... «Fourth floor»... 454... 460... 66... 70... 472. Je frappai.
«—Come in!
«Dans la chambre, pas de lumière autre que celle qui venait par la porte, entr'ouverte, de la chambre de bain. J'attendis.
«Doctor! Please sit yourself.» Je me tournai surpris vers le coin de la chambre d'où avait jailli la voix.
«Le lit était défait, les oreillers par terre, empilés sur le tapis et là-dessus mon... client. Maintenant que mes yeux s'habituaient je distinguai d'abord sa robe d'intérieur, dont le bas, très ample, s'étalait à ses pieds comme une mare; une tête effilée par une espèce de[98] bonnet pointu; une grande tache noire qui était une barbe. Cette placide mais invraisemblable apparition était confortablement installée sur les oreillers et tenait à la main le tuyau d'une pipe orientale à gros cul surmonté d'une tige portant le fourneau.
«Tout cela créait une curieuse impression de factice; quelque chose comme le décor bon marché d'un théâtre de quartier. D'ailleurs la première pensée qui me traversa l'esprit fut: «Pas d'erreur, un fou!» J'hésitais; lui ne disait rien, se contentant de sucer sa pipe dont la lueur battait rythmiquement à chaque inspiration.
«Par la fenêtre montait vers nous la rumeur de la ville où dominaient les coups de klaxon des taxis et les coups de gong des tramways impatients. Je me rappelle aussi la voix nasillarde d'un camelot que j'entendais crier: «... Extré... extré... all about the big flaaaaaa...»
«Machinalement j'avais refermé la porte. Je regardai de nouveau et reçut cette fois en plein visage un regard aigu et persistant. Et voilà que mon impression première, celle d'une fantaisie délirante, fit place à une autre moins vraisemblable encore, celle du déjà vu! Il me parut un moment que toute cette scène, je l'avais déjà perçue, ailleurs, autrefois. Pas une autre, la même, exactement! On a beaucoup écrit sur ces aberrations; il y a ainsi des imbéciles qui prétendent que ce sont là des souvenirs de vies antérieures. Mais je ne suis pas très sujet à ces...; je suis un homme tout ce qu'il y a de plus normal. Et je n'avais rien bu. Troisième impression, plus ordinaire: une intense curiosité.
«Le «fou» m'avait salué d'un geste du bras. Ne sachant décidément que faire, j'avais pris un siège. Il aspira une bouffée de sa pipe et j'entendis le gar[99]gouillement de l'eau de rose. Puis il me dit en son mauvais anglais:
«Monsieur le docteur, ne soyez pas surpris. Ma demande est banale; et elle ne l'est point. J'espère toutefois que vous accéderez à mon désir, que vous me ferez la faveur...»
«—De quoi s'agit-il, monsieur? De quoi souffrez-vous?
«Je cherchais toujours à mieux distinguer le visage voilé par les deux obscurités de la chambre et de son immense barbe noire. Et je ne percevais encore que la robe claire au-dessus de quoi flottait—c'est le mot—deux prunelles lumineuses, gênantes. Car il ne me quittait pas des yeux.
«Je viens de loin, docteur, de bien loin. Je viens de l'Iran... pardon, de la Perse, comme vous dites. C'est un voyage pénible pour un homme de mon âge; je ne suis plus jeune. Je regrette de l'avoir entrepris, mais il fallait... c'est la dernière fois. Jamais jusqu'ici je n'avais quitté mes montagnes. Et ce climat, ce climat auquel je ne suis pas habitué...»
«—Allons monsieur, de quoi s'agit-il?
«—Un instant, docteur. J'ai bientôt fini. Voilà... Voilà... J'aurais besoin de quelque chose. Voyez-vous, nous autres Orientaux nous avons des habitudes, des besoins, différents des vôtres. Enfin... Je vais parler franchement. Nous vous laissons à vous autres, Occidentaux, le goût affreux des... comment dites-vous... des stupéfiants, qui rétrécissent l'esprit et rendent fragile le fil de la vie. Mais nous avons, nous, le haschich...—non, je n'en use pas—le haschich qui ouvre à ses fidèles les merveilleuses campagnes du rêve. Et nous avons surtout le secourable, le bienveillant opium, dont j'use parfois, comme d'un remède, d'un... tonique. Allons, docteur, ne cherchez pas sur[100] mon visage la décrépitude qu'impriment vos drogues. Les vôtres tuent lentement, le corps et l'esprit; les nôtres font... vivre plus intensément et plus... Mais à quoi bon... Je ne crois pas que vous puissiez nous comprendre.»
«East is East and West is West», pensé-je machinalement. Il avait sensiblement durci ce vous et ce nous: le fossé qui nous séparait, il l'éclairait crûment. Et ce fossé, nous étions là tous les deux, de part et d'autre, à le remplir d'un mépris mutuel qui visiblement montait.
«Il reprit: «Vous n'avez rien à craindre avec moi...» Je l'écoutais depuis un moment avec une attention nouvelle. Non point les mots qu'il disait d'une voix maladroite, mais cette voix même. Depuis tout à l'heure, on eût dit que cette voix, par un phénomène bizarre, ne naissait plus de ce coin obscur de chambre d'hôtel, ne venait pas de ce corps accroupi près d'une pipe d'Orient, ne sortait plus de cette longue barbe si opaque qu'elle faisait tache dans la nuit même; mais venait d'ailleurs, tout comme si cela, qui était devant moi, eut été une espèce d'appareil reproducteur, de phonographe d'où sortait une voix enregistrée jadis. Des choses semblaient s'agiter et prendre forme dans le chaos d'un passé enfoui au tréfonds de moi-même. On voit parfois en rêve un visage se dessiner en traits brumeux que l'on s'acharne sans succès à préciser; il en était ainsi.
«D'un ton bref et impatient, il me rejeta dans le réel:
«—Allons, docteur, je n'ai que peu de temps et vous aussi sans doute. Il me faut des forces pour reprendre le voyage de retour vers mon pays. Je paierai cette visite et ce service le prix qu'il vous plaira. Quant à[101] ma discrétion, elle sera... orientale. D'ailleurs je pars demain soir.»
«Vous savez, Ringuet, mon opinion sur le prétendu «besoin» des narcomanes; je n'y crois pas. C'est une invention pour nous apitoyer. Vous comprendrez donc que j'aie été plutôt furieux d'avoir été dérangé ainsi par un de ces maniaques.
«Monsieur», répondis-je, «vous vous êtes trompé d'adresse; et comment! Mais avant que je ne parte, me direz-vous au moins pourquoi vous m'avez choisi entre mille médecins pour me déranger ainsi...?»
«—J'ai ouvert le livre au hasard. Allah a fait tomber mon doigt sur un nom. Mais je vous en supplie, docteur! Ce sera ce que vous voudrez: combien...?
«Je rétorquai sèchement:—Inutile, bonsoir!
«Il se leva pour me suivre et insister encore. Ses babouches claquaient sur le parquet. J'ouvris brusquement la porte. A ce moment, la lumière violente du corridor balaya sa figure et surtout ses yeux. Avant même d'avoir pris conscience, j'avais crié:
«ROBERT!
«Il eut un subit mouvement de recul vers l'ombre, puis un geste comme de se jeter de tout son poids sur la porte au seuil de laquelle j'étais.
«Mais déjà la certiture s'était cristallisée; et son geste même me l'avait encore plus positivement dévoilé, en dépit des apparences, en dépit de la raison, en dépit de tout. Cette façon, très particulière, de se frotter le poing serré sur la poitrine venait d'emporter les derniers doutes. Je répétai, abasourdi, mais plus calme et, je m'en rendis compte, un peu comme au théâtre:
«Robert! Robert Lanthier! Robert Lanthier!...»
«Lentement, les yeux mi-clos, il était retourné s'écraser dans son coin, comme un animal subitement[102] dompté. Je l'entendis murmurer non plus en anglais mais en une langue étrange. Cela finit par... «... Allah!» puis il se tut. Il reprit même d'un geste machinal la pipe qu'il ralluma.
«Le silence était retombé, épais et lourd.
«Maintenant, je recommençais presque à douter, à me demander si je n'avais pas moi-même déliré tout à l'heure et si...
«—Oui! c'est moi.» Il parla français cette fois, les lèvres collées aux dents. «Et après?»
«—Comment, après? Veux-tu m'expliquer... est-ce une plaisanterie? Je suis... content de te voir. Mais... la surprise... Qu'est-ce que cela veut dire?»
«La réponse me vint, lasse. C'était mot pour mot sa phrase de tout à l'heure:
«—A quoi bon! Je ne crois pas que vous puissiez me comprendre.»
«—Mais, tu allais me laisser partir ainsi, sans te faire reconnaître?
«—«Oui». Il y avait dans sa voix une violence contenue qui sentait la haine. Il continua, comme à regret. «J'avais besoin de vous. Et aussi,—pourquoi pas,—je voulais vous voir sans que vous me voyiez, comme j'ai vu les autres. J'ai eu tort. Ce qui est écrit...»
«—Mais ta vieille mère, qui porte encore ton deuil...?
«—Je l'ai revue, vous dis-je; mais elle ne l'a pas su.
«—Mais alors, je ne comprends plus, je ne comprends pas», il y avait certes de quoi, «mais alors, pourquoi es-tu revenu?»
«Il me répondit cette fois par une phrase que la suite devait éclairer.
«—Pourquoi je suis revenu? Pour me guérir de tout cela.
«Mais, vous vous demandez, mon vieux Ringuet, qui était, qui avait été ce Robert Lanthier. Eh bien!
«Robert avait été un de mes compagnons d'enfance, un de ces êtres qui animent la scène de notre jeunesse avec les frères et les sœurs. Enfants, nous avions joué ensemble à lancer sur les baies du lac, sur les bords duquel je suis né, des vaisseaux en partance pour de longs voyages qu'interrompaient l'appel maternel pour le dîner. Une chose déjà m'étonnait de lui dans ce jeu. Il arrivait parfois qu'un de ses petits navires, emportés par le vent, cinglât vers le large. Il s'immobilisait alors et le regardait aller, malgré mes cris, sans rien tenter pour le rattraper.
«C'était à cette époque un enfant quelque peu bizarre et grandement secret, désespérant ses parents par son entêtement calme en même temps que son intelligence les remplissait de légitime orgueil. D'un tempérament singulier, il ne passait point ses colères inattendues en paroles violentes; mais son esprit s'évadait alors loin de tout, loin de nous tous, et semblait pendant des jours, des semaines même, parti pour quelque inconnaissable et haute région. Il était resté longtemps enfant dans ses jeux alors que dès l'adolescence, par ailleurs, ces échappées lui donnaient l'apparence d'une prématurité.
«Il était d'un physique plutôt heureux; les traits nets et bien faits, la taille assez grande et surtout les yeux remarquables, étincelants et profonds; mais il lui manquait, pour être vraiment beau, d'être avenant. La plupart, et les siens même, croyaient le comprendre et ne l'aimaient point.
«Presque seul je l'avais aimé sans lui demander de se laisser comprendre je l'avais aimé de cette amitié tendre que l'on rencontre souvent chez les adolescents les plus hommes et qui prélude aux passions de l'âge mûr. Je lui étais profondément dévoué, véritablement. Lui en retour me témoignait une estime suffisante; mais son sentiment, dont je ne voulais pas douter, manquait singulièrement de cohérence. Au demeurant, je n'en étais pas moins assurément le premier dans son avare amitié.
«Il lisait avec un appétit glouton tous les livres de voyages imaginaires ou réels qu'il pouvait atteindre. Aussi bien la triste bibliothèque du collège où l'on nous envoya ne contenait-elle à peu près, à part de lamentables purées de Zénaïde Fleuriot et quelques romans de crimes dûment punis, signés Raoul de Navery, que des récits d'aventures terriennes ou maritimes.
«Un jour de vacances où, revenant à nos anciens jeux, nous faisions flotter nos bateaux sur un lagon trouvé dans la montagne au delà de nos frontières habituelles, il m'avoua que son ambition suprême était d'aller «à Copenhague, mais en passant par la Chine...!» A cette époque cela ne me paraissait point du tout ridicule. Ni l'un ni l'autre ne doutions d'ailleurs que la fortune de son père—il était fils unique—fortune que chacun croyait grande, ne lui permît un jour cette fantaisie. Avait-il d'autres ambitions futures? Probablement. Mais il n'en disait rien.
«La mort de son père mit entre ses mains une fortune qui n'atteignait pas, certes, à la moitié de ce qu'avait supposé l'entourage mais qui n'en représentait pas moins plus que l'aisance.
«Robert suivait alors, à l'Université où je faisais mes études médicales, des cours de droit avec une assiduité[105] et une application sans fantaisie. Il semblait décidément se ranger, se normaliser.
«Nous nous voyions ainsi constamment et occupions même des chambres voisines. Il ne parlait de rien et l'on pouvait croire qu'il avait oublié ses projets d'enfant. Par curiosité j'y fis quelque allusion dont il se contenta de sourire; car il avait gardé la même discrétion. Mais l'année terminée, fin mai, il m'annonça calmement—avec un sourire—qu'il partait passer ses vacances en Europe, «en passant par la Chine naturellement.» Il serait là pour la reprise des cours?... Assurément.
«Et je ne le revis plus.
«De lui me parvinrent quelques cartes postales et deux lettres. La première, de Shanghai. Il m'y faisait part de son étonnement amusé devant le spectacle oriental. Quant à la dernière, elle était de Bassora. Attendez un instant... La voilà... non... ah! voilà...!»
Dalbret fouillait un tiroir et en sortit une vieille lettre.
«... je suis...» Bon, nous y sommes: «...Avoir rêvé autrefois de palais féeriques, d'admirables formes voilées se glissant dans l'ombre chaude des kasbahs et de la voix poignante du muezzin à travers le ciel pur! Et trouver des murs sans fenêtres, en brique d'un rouge malade au pied baignant dans les immondices; le long desquels passent des houris bigles dont le sillage fait se boucher les nez! Être éveillé à des heures impossibles par les hurlements nasillards d'un énergumène perché sur un minaret en voie d'écroulement! Quelle désillusion! Quelle chute!...» ... «Bassora est un dépotoir étalé autour d'une mare croupie qui est un ancien canal transformé en égout. On y vend des dattes, des tapis et de l'essence de roses dont la seule odeur me fait maintenant vomir. En revanche on y[106] distribue gratuitement la fièvre et libéralement la vermine. Qui n'a pas senti les foules orientales ne connaît pas ce que sont la crasse et la putridité; j'aime mieux ta salle de dissection. Sans doute tout ce joli monde attend-il un nouveau déluge qui seul les peut décrasser. La plupart passent béatement le temps à fumer avec des yeux de carpe écoutant un solo de saxophone, ou à chanter, en se balançant sur les fesses, des versets du Coran jusqu'à ce qu'il soit l'heure d'aller dormir.»
«Je viens de réintégrer ma sordide chambre d'auberge pour y changer de vêtements. Je pue. Revenant d'une promenade aux fameux «souks», je me suis copieusement fait... arroser par des petits arabes qui, grimpés sur les terrasses des masures, s'adonnent à ce sport charmant sur tous les étrangers qui leur passent sous... la main.»
«Un camarade de hasard veut m'entraîner vers les roses d'Ispahan et de Chiraz! Comme si je n'en savais pas assez sur l'Orient pour en être à tout jamais dégoûté. Vivement Paris et même, le croiras-tu, Montréal!»
(Dalbret remit la lettre dans le tiroir.)
«Ce fut la dernière fois que j'eus de ses nouvelles. En octobre il n'était pas de retour. Six mois plus tard, j'apprenais que sa mère affolée ignorait encore ce qu'il était devenu. Le testament paternel le laissait maître de sa fortune; un jour était venu l'ordre de la réaliser et de la transporter chez un banquier de Londres, ordre écrit de sa main, très bref, sans commentaire ni explication. Il ajoutait simplement de ne pas s'inquiéter, que tout allait bien, qu'il donnerait de ses nouvelles plus tard. Il n'y avait d'adresse que celle de son banquier, par l'entremise de qui était venue l'étrange nouvelle.
«Le bruit courut un jour de sa mort dans la brousse africaine. Mais c'est en vain que sa mère tenta de vérifier cette rumeur. Une lettre pressante à Londres revint avec la mention «Inconnu»; le banquier, failli, avait disparu.
«Robert Lanthier fut tenu pour mort par tous.
«Et c'est lui que je retrouvais après plus de vingt ans, ainsi métamorphosé en Persan de carnaval, étranger par le costume et plus étranger encore par une espèce d'atmosphère qui émanait de lui et que je ne sentais que trop.
«Nous restâmes un assez long temps silencieux en face l'un de l'autre, moi attendant je ne sais quoi, peut-être une explication; lui, sans doute, mon départ.
«Enfin il éleva une voix lente et sourde encore, dont les mots hésitants devinrent peu à peu presque précipités. On eût dit qu'au début il cherchait les vocables que depuis longtemps il n'avait plus employés mais dont la chaîne se nouait de plus en plus solide et régulière. Mais il ne me tutoyait point.
«—Vous voulez savoir? Bon!
«Il me semble, si je ne me trompe, que je vous écrivis de Basrah ou de Bagdad une lettre méprisante pour l'Orient, dure pour l'Islam... stupide! Entraîné par un Hollandais avec qui je m'étais lié au hasard du voyage, je pris avec lui la route de l'intérieur, de l'Iran... de la Perse. Lui s'en allait occuper à Téhéran un poste secondaire à la Légation. Son désir de m'entraîner était surtout une répugnance à faire seul le trajet de deux semaines dans le désert. Je finis par céder à ses instances. A quoi tient la destinée! Mais cela était écrit au livre d'Allah le Miséricordieux!»
«Combien de soirs, perdu sous les étoiles, j'aurais voulu quitter notre caravane et renoncer à ce maudit voyage. Mais il n'y avait point à revenir en arrière.»
«Une fois à Téhéran, j'en pris momentanément mon parti. J'y habitai deux mois, distrait d'abord par la colonie européenne et les diplomates, curieux aussi, comme toujours; puis, enfin, impatient du retour. Mon départ était décidé lorsque parvint la nouvelle d'une révolte de partisans dans les montagnes de l'Irak-Adjemi, du côté de Soultanabad. Il fallut attendre. Puis vint la mauvaise saison!»
«Puis... il fut trop tard. Petit à petit s'insinuait en moi le charme de l'Islam. Vous autres, vous ne pouvez comprendre la douceur d'une existence sans autos, sans cinéma, sans électricité, sans trépidation; d'une vie tout intérieure et dont la seule distraction est, parfois, une soirée passée au café à écouter pendant des heures, en fumant le kahlian, un saint mendiant raconter de vieilles légendes qui pourraient se dérouler aujourd'hui tant le cadre est resté inchangé.»
«Mais je suis là qui tente de vous expliquer...! A quoi bon! Un jour vint où la ville des légations me devint ennuyeuse, puis insupportable, avec son tramway qui ne respecte même pas l'heure de la prière, ses fonctionnaires européens dédaigneux et obtus, sa rue Lalézar qui singe les rues d'affaires de l'Occident. Depuis quelques mois, je m'étais amusé à revêtir le costume du pays au grand scandale des commerçants américains: je m'étais appliqué à connaître les habitudes et la vie du peuple; je n'avais pas perdu une occasion de parler un peu la langue.»
«Évidemment, je croyais alors à un caprice et je songeais encore qu'un de ces jours, j'aurais à vous raconter de bien amusants souvenirs. Je ne savais pas combien j'étais pris, irrémédiablement.»
«Je voulus voyager à petites journées, m'enfonçant dans l'intérieur avec les caravanes de marchands. Pour eux j'étais toujours le farenghi, l'étranger. Mais insensiblement se transformait mon cœur. Sans que je m'en rendisse compte mes yeux s'ouvraient à l'esprit de l'Islam. Bientôt je pus passer pour l'un d'entre eux. Non pas comme votre Loti, orgueilleusement, prétentieusement, se croyant Oriental de cœur parce qu'il l'était de vêtement. Non, mieux que cela, honnêtement, humblement...»
«Il s'était interrompu, les yeux fermés. Je le percevais mieux maintenant dans cette ombre et ce silence auxquels mes yeux et mes oreilles s'étaient habitués, dans cette attitude que son discours avait dépouillé de son étrangeté pour me la rendre presque normale. Il avait repris le long bec du kahlian: il s'était remis à fumer doucement et sa main en un geste machinal ramenait doucement sur sa longue barbe de nuit la fumée lourde du parfum de l'eau de rose. On n'entendait plus que le grésillement des charbons et le gargouillis léger de l'eau dans la pipe. Je sentis qu'il s'était arrêté à la frontière de son récit, au delà de laquelle s'étendait toute une contrée qu'il hésitait à m'ouvrir. J'attendis.
«Nous restâmes ainsi assez longtemps silencieux. Puis soudain j'entendis une voix nouvelle, la sienne, mais combien adoucie, rêveuse. C'est à lui-même qu'il parlait maintenant:
«... Il y a des dattiers autour de ma maison... et des roses... et des jasmins. Il y a une fontaine qui chante. Il y a surtout la paix...»
«—Et tu ne songes jamais...
«Il me fixa d'un regard aigu sous les sourcils contractés.
«J'y songeais autrefois. Rarement, mais parfois, j'étais inquiet. Je savais que tout ce que j'avais quitté ne m'était plus rien. Pourtant au fond de mon cœur s'agitait non pas un regret, mais l'inquiétude de le voir apparaître un jour. Je craignais que plus tard, quand la vieillesse prochaine m'aura engourdi les membres et l'esprit, ma poitrine soit rétrécie et ma paix gâtée par des souvenirs importuns. Et c'est de cela que j'ai voulu par avance me guérir.»
«C'est pour cela que j'ai fait ce voyage, pendant que je le pouvais encore. J'ai voulu revoir de mes yeux dessillés tout cela qui est laid et mauvais, factice, brutal. J'ai voulu me rendre compte que tout cela,—et vous tous,—ne m'est plus rien. Et je suis guéri, par Allah.»
«—Mais les tiens?
«Il ne m'entendait point. «Je suis bien guéri», répéta-t-il de sa même voix redevenue plus calme encore et plus étrangère. «Désormais quand j'entendrai aux extrémités du jour le muezzin chanter sous mon ciel bleu, du haut de ma mosquée de Démavend, je bénirai le nom d'Allah, qui protège les vrais croyants, et je ne serai plus rien qu'un vrai fils de l'Iran, qu'un Asiatique, si vous voulez.»
«—Mais, m'écriai-je, stupéfié, tu ne t'es pas fait musulman?
«Il inclina gravement la tête en signe d'assentiment.
«—Alors tu crois en Mahomet? Sérieusement, toi, Robert Lanthier, Canadien français! Sans blague! Tu sais bien au fond que toutes ces âneries...»
«Il redressa brusquement la tête avec une vivacité qu'il voulut aussitôt brider; mais ses yeux luisaient étrangement.
«—Il n'y a plus de Robert Lanthier, dit-il. Je suis Naïb Mohammad Isfahani. Et il n'y a de dieu qu'Allah, et Mohammad est le prophète d'Allah.»
«Il s'arrêta un moment et ralluma en quelques bouffées son kahlian qui s'éteignait. Soudain il eut un geste décidé, fouilla les plis de sa vaste tunique et en tira un objet qu'il me tendit.
«C'était une miniature, une de ces miniatures persanes d'une exquise finesse, si déliées de trait qu'on a dit qu'elles semblaient peintes avec un pinceau fait de cils d'adolescente.
«Un jeune homme, très jeune, vêtu d'une longue robe sombre ouverte laissant voir une chemise de soie échancrée au cou, était assis sur un large coussin brodé d'or et appuyé sur un second. Les jambes étaient croisées et la culotte gantant la jambe se terminait par un pied admirable. Le cou ployait sous la tête penchée sur l'épaule. Ses yeux, des yeux au regard à la fois soyeux et lascif, presque trop lourds pour un éphèbe, regardaient de côté par-dessous l'arc parfait des sourcils. Il était vraiment beau, très beau, avec sa peau dorée et ses traits que l'artiste avait stylisés.
«Mes souvenirs d'un passé lointain crurent reconnaître sous l'artifice du peintre: «C'était toi, autrefois, au début.»
«L'étranger eut dans les yeux une flambée d'orgueil:
«—N'est-ce pas qu'il me ressemble, mon Ali...
«—C'est ton fils! fis-je surpris. Tu t'es marié, là-bas? Comme tout à l'heure et comme souvent autrefois, il était reparti loin de l'heure présente. Ses mains avaient repris la miniature, et ses yeux, remplis d'une dévorante tendresse, la regardaient d'un regard où se retrouvait la douceur que l'artiste avait mise dans les yeux de son fils.
«—C'est un vrai fils de l'Iran, du pays du Lion et du Soleil, dit-il d'une voix adoucie et très basse que je ne lui connaissais pas, d'une voix qui ne parlait qu'à lui-même. Il a grandi sans rien savoir de leur civilisation à laquelle trop des nôtres se laissent aller. C'est un méchédi, maintenant; il a fait, l'an dernier, son pèlerinage au tombeau de Réza le Saint. Plus tard il deviendra quelqu'un, quelqu'un de grand... qui sait, peut-être...
«Impatienté je l'interrompis brutalement:
«—S'il ne sait pas déjà, il faudra bien qu'il sache, que tu lui dises...
«—Tais-toi, cria-t-il avec une subite explosion de violence, et me tutoyant pour la première fois. «Voilà ce qui me torture. Jamais je n'avouerai, à lui que j'ai élevé dans l'exécration de l'étranger, que son père fut un de ces farenghis qu'il veut chasser de notre Iran. Mais j'y pense parfois et j'ai peur. Tu ne peux pas savoir!
«Et maintenant, allez-vous-en. Vous avez voulu savoir. Vous avez su. Il n'y a plus rien entre vous et moi, entre vous tous, Occidentaux, entre vous tous, farenghis, et l'Asiatique, oui, l'Asiatique, et le croyant que je suis. Je sens que je suis guéri, désormais, bien guéri. Je vous hais tous, entendez-vous, tous. Allez-vous-en.»
«Brusquement il s'était tourné vers le mur. Un instant encore je regardai sa silhouette que l'ombre faisait confuse; la longue robe sombre, le kahlian qui semblait quelque appareil magique, et la barbe de nuit qui donnait à sa forme un air de nécromant. Qu'y avait-il devant moi qui ne fût pas étranger? Je partis, sans un mot.
—Et puis? demandai-je à mon ami Dalbret.
—Et puis c'est tout. Je lui envoyai le soir même ce qu'il m'avait tout d'abord demandé: parfaitement, de l'opium. J'attendis un remerciement qui ne vint pas. Le lendemain, je téléphonai à l'hôtel; il était parti. Un an après, jour pour jour, je recevais cette coupe. Des années ont passé. J'ai écrit, il y a maintenant deux ans, à la Légation britannique à Téhéran la priant de me faire connaître s'il avait existé et s'il existait encore à Démavend un homme du nom de Naïb Mohammad Isfahani.
«Voici la réponse que je reçus. Je ne l'ai pas communiquée à sa mère qui vit encore. Lisez.»
Et je lus sur le papier à en-tête ce qui suit:
Téhéran, 14 avril 1924.
Monsieur,
En réponse à votre lettre du 4 janvier, je dois porter à votre connaissance qu'un nommé Naïb Mohammad Isfali ou Isfahati, sans doute celui qui vous intéresse, a été tué à Démavend il y a quelques mois, le 12 août de l'an dernier, au cours d'une émeute où deux sujets américains qui avaient voulu pénétrer dans une mosquée furent assassinés par la foule. Le fils du susnommé devait être arrêté par ordre royal sur les représentations des Légations et à la suite de cette émeute à laquelle le père et le fils avaient pris une part prépondérante. On le dit réfugié en Afghanistan.
Nous nous tenons à votre disposition pour tout renseignement complémentaire en vous priant de nous croire, monsieur,
Votre dévoué,
CHAPMAN.
A demi caché par le rideau gonflé de la grand-voile, le noir massif du mont Taimanou bloquait tout un pan de ciel tropical. L'île de Vavaou, c'était cette montagne et quelques autres blocs cyclopéens aux sommets découpés comme les dents d'une scie monstrueuse. La goélette, sentant le copra et le mazout, courait, légèrement penchée par l'alizé, le long du récif de corail, le frôlant dans son vol uni d'albatros; elle cherchait la passe qu'il fallait se hâter de franchir avant la nuit; car les brisants, montraient déjà une pâle ligne de phosphorescence. Le capitaine Toupaha était à la barre, ses cheveux noirs de maori, qu'il portait un peu longs, rayant les traits fins du visage.
—Alors nous trouverons à manger, capitaine?
—Sûrement! Ouité sait que nous devons arriver aujourd'hui. Le cochon doit cuire dans les pierres depuis midi, avec des plantains et des taros. Il y aura peut-être du poé que sa vahiné, sa femme, réussit comme personne.
—Bon. Et il y aura à boire? Ce serait épatant de trouver de cette boisson d'oranges sauvages, comme à Rapa-iti, la dernière fois. Cela s'appelle quoi donc?
Mais Toupaha écarta d'un geste l'importun. On allait virer. Le matelot carguait précipitamment la voile et le foc pour n'entrer dans la passe étroite qu'avec le moteur. On était déjà engagé; et de chaque côté les vagues se brisaient sur les massifs de corail dont les arêtes égratignaient presque la coque fatiguée.
Le Taimanou écrasait le navire de sa masse et à son pied le lagon était une flaque d'encre. Toupaha regarda un instant derrière lui, prenant comme repère le nuage pâle de Maupiti, au ras de l'horizon, franc ouest.
—Mé matai! dit-il avec un soupir de soulagement, le même chaque fois qu'il avait réussi ce passage difficile.
Un quart d'heure plus tard ils étaient dans la case de Ouité et la vahiné faisait les honneurs du menu prévu par le capitaine, avec en plus un plat de poisson cru mariné dans le limon et le lait de coco. Il faisait déjà nuit noire. On en était au café lorsque des pas retentirent sur la véranda.
—Ia orana! dit Ouité, qui bien que parlant français, s'obstinait à parler tahitien.
—Salut! répondit le nouveau venu, debout dans la porte.
Mal visible dans la lumière falote des deux lampes à pétrole, c'était un homme de taille moyenne, ni gras ni maigre, vêtu comme tout le monde d'une chemise à col ouvert et d'une culotte. Ses cheveux, éclaircis par l'âge, car il pouvait avoir quarante ou cinquante ans, étaient d'un blond que le soleil et les années avaient pâli au point de les faire presque blancs, surtout à côté du hâle profond du visage.
Il échangea avec Ouité quelques mots en tahitien puis se tournant vers les dîneurs:
—Tu as mes cigares, Toupaha?
—Oui, dix boîtes.
—Bon... Si vous n'avez rien de mieux à faire, venez chez moi tout à l'heure. D'ailleurs, vous n'avez rien à faire. Je vous attends.
Son accent était étranger; anglais? non; allemand? peut-être; à moins que ce ne fût un Viennois, car il y avait dans sa voix une certaine douceur. Il était déjà disparu, avalé par la nuit.
Bernier, le passager que le hasard avait conduit en plein milieu du Pacifique sur une île où ne touchent jamais que les goélettes en quête de copra, se tourna du côté du capitaine qui s'était remis à son café. Mais avant qu'il eût parlé, Toupaha avait fait un clin d'œil et un geste discret de la main. Pouréa, la vahiné de Ouité, tournait autour de la table, attendant sans doute le paiement que la politesse indigène lui interdisait de réclamer.
Cela fait, Bernier suivit le capitaine qui avait dit simplement:
—Nous allons fumer dehors.
Laissant le groupe des cases de Vaitapé enfouies sous les ramures immenses des flamboyants, ils descendirent vers le quai où la Potii-Raiatéa, toutes voiles ferlées, un seul falot allumé, dormait silencieusement.
La nuit était divine. A la brise lourde du jour avait succédé le houpé, le vent de terre étonnamment frais, presque froid, qui coulait du haut de la montagne abrupte à laquelle on se sentait adossé. Tout près, l'eau du lagon était si calme que des étoiles qui palpitaient là-haut on retrouvait en bas, renversées par ce miroir, les constellations intactes. L'odeur entêtante des frangipaniers passait par bouffées lourdes de volupté subtile. Et du village venait, adoucie, une chanson chantée à trois voix, languissante et heureuse.
«Aoué aoué, té ouahiné tahiti»
«Araoueta aoué ea otié»
Instinctivement les deux hommes se mirent à fredonner:
«Po aoro té papio»
«Té oro te houahiné»
Bernier leva les yeux vers le sud, là où les points d'or étaient plus nombreux et plus mobiles dans l'immensité de la paix nocturne. Ce ciel même lui était encore nouveau. Entre le zénith et l'horizon s'affirmaient les feux réguliers de la Croix du Sud, touffe de diamants dans la traîne légère de la Voie Lactée. Jamais il ne s'était senti si loin de tout, aussi hors du monde. Le temps n'existait plus; tout était espace.
—Vous n'avez pas entendu parler de Lémann, à Papeete?
—Lémann, non, je ne crois pas. C'est... Lémann qui tout à l'heure...?
—Oui; il s'appelle Lémann, ou Lemane, quelque chose comme ça. C'est du moins le nom qu'il donne. A Vavaou, on l'appelle Mémané; il n'y a pas de L en tahitien.
—Et qu'est-ce qu'il fait ici?
—Ce qu'il fait à Vavaou...?
Toupaha avait eu un ton surpris comme si la question eut été extraordinaire au point de ne mériter pas de réponse. Mais cela déjà, était une réponse pour Bernier qui après trois mois de Polynésie commençait à comprendre un peu les îles et ses habitants. Indigènes ou Européens, que faisaient-ils dans ce pays? Rien. Les naturels maoris se laissaient vivre doucement d'un matin à l'autre, se construisant une case de feuilles de pandanus tressées lors de leur mariage: puis attendant que la faim se fît sentir pour descendre à la mer grouillante de poisson que l'on pêche au har[121]pon à cinq branches, à l'épervier ou même à la main. De temps à autre une excursion dans les vallées abruptes de l'intérieur d'où l'on redescend chargé d'oranges sauvages, de taros, de plantains, de limons, de pommes-cannelle, à son choix. Et, présent partout, le cocotier. Rarement, une chasse collective au cochon sauvage, pour quelque fête; tout étant sujet de fête, même, en soi, la prise d'un cochon sauvage. Pour l'habillement, il suffisait de posséder quinze cocotiers pour gagner amplement les quelques francs que coûtait un paréo bleu à fleurs blanches. Le reste du temps, chanter des himénés lascifs et berceurs ou danser des oupas-oupas frénétiques qui se terminaient dans des éclats de rires et des baisers.
Quant aux «blancs»—façon de parler car les uns prenaient rapidement la même teinte que les indigènes et un même sang originel coulait dans les veines de tous—les «blancs», échoués dans les îles au hasard souvent de quelque tempête personnelle inavouée, faisaient montre au début de quelque activité, habitude qu'ils apportaient avec leur mince bagage des pays durs où ils avaient précédemment vécu. Leur agitation faisait sourire. Et petit à petit ils se laissaient eux aussi enliser dans une paresse heureuse que trop souvent l'alcool faisait obtuse; ils s'installaient à Papeete. On les voyait pendant quelques mois passer dans les rues, en chemise, culotte et sandales. Puis un beau midi une goélette, la Potii-Raiatéa ou une autre, les emportait vers une des Îles Sous-le-Vent, ou les Marquises; il y en avait même aux Australes. Ils partaient pour quinze jours et ne reparaissaient plus. On les eût retrouvés dans une île volcanique au pelage de verdure grimpant le long des crêtes; peut-être encore dans quelque atoll où les cocotiers faisaient couronne autour du lagon inté[122]rieur. Ils avaient «épousé» une maorie langoureuse et câline. Et presque rien ne les distinguait plus des canaques dont ils avaient adopté les coutumes, la paresse et, somme toute, le facile bonheur.
«Ce qu'il fait à Vavaou...?» la réponse était simple. Il vivait.
Après un long moment, Toupaha reprit:
—Il y en a qui le disent venu des Antilles, d'autres du Brésil, d'autres de plus loin, à l'est, qui sait, de l'Europe, ou d'ailleurs... Il n'est pas de France. Il a vécu des années à Taoutira, vous savez, à l'autre bout de Tahiti.
«On a raconté de vagues histoires sur son compte; il a même été appelé chez le Commissaire, une ou deux fois. Puis on l'a laissé tranquille. C'était apparemment des histoires vieilles, vieilles; trop vieilles. On ne sait plus. Puis il est venu à Vavaou, ça fait des années.»
Il se tut et la paix s'épanouit de nouveau sur eux. Il n'y eut que le bruit rythmé des longues vagues venant du lointain sans bornes se briser sur le récif, en flammes bleutées qui tachaient le noir.
Toupaha jeta sa cigarette dans l'eau où elle tomba comme une étoile filante pour s'éteindre dans un bref grésillement. Il se leva, fit quelques pas vers son navire, vérifia que le matelot de garde était à son poste, confortablement installé pour dormir, puis revint.
—On y va?... Il a un cognac excellent. Et sa vahiné est bien belle. Vous verrez. C'est une arii, une princesse, la propre nièce de Tériimaruéva, dernière reine de Vavaou. Allons-y.
Ils partirent tous deux dans la nuit si noire qu'elle semblait sourdre de la masse volcanique du Taimanou, que l'on devinait à ce que, au nord, tout un pan du[123] ciel était sans étoiles. Le capitaine marchait en tête, suivant un imperceptible sentier sous les palmiers dont les frondes pourtant prochaines étaient invisibles; si bien que le bruissement de leurs feuilles froissées par le vent de la montagne semblait la respiration des étoiles.
—Vous voilà! dit une voix.
Bernier buta sur la première marche de la véranda; le jet d'un projecteur de poche éclaira les autres. Lémann murmura quelque mots et le visiteur sentit quelqu'un le frôler. L'instant d'après une lampe s'allumait dans la case. Ils entrèrent.
Ce n'était qu'une pièce, mais grande et très haute. Les murs étaient presque entièrement recouverts d'immenses tapas, cette espèce de cuir fait d'écorce de pourao et sur lesquels couraient de curieux dessins géométriques. On devinait au mur des objets bizarres, indistincts. La lampe, au centre, était accrochée à un montant entièrement sculpté, du haut en bas. Il y avait deux chaises, une grande table, deux coffres, quelques tabourets grossiers; et dans un coin, une sorte de cadre de bois couvert de nattes qui était le lit.
Mais les yeux étaient surtout attirés par la femme. C'était une indigène de ce type splendide qu'est le type tahitien, le plus beau du monde, peut-être. Un visage parfait, ferme et doux, le nez droit, une peau de miel brun, des yeux noirs lumineux sous la masse épaisse des cheveux onduleux qui descendaient en cataracte jusqu'aux genoux et flottaient, libres, parés d'une seule fleur de tiaré piquée sur l'oreille. Ce qui surtout saisit le touriste était qu'elle fut vêtue à la mode indigène d'autrefois que les missionnaires ont bannie. Elle ne portait point la robe longue à manches imposée par les mœurs étrangères. La princesse, car[124] elle en avait vraiment la noblesse de traits et d'attitude, portait tout simplement un paréo rouge à ramages, noué à la ceinture et qui laissait découverte la poitrine, une poitrine admirable de déesse grecque. Comme bijou, un seul: un collier de pièces triangulaires qui étaient des dents de requin.
—Cigare ou cigarette?
Lémann tira vers lui un plateau de bois sculpté; il y avait des verres, trois bouteilles, une boîte de cigares, des cigarettes.
La vahiné avait repris sa place, accroupie aux pieds du maître et se roulait adroitement, d'une main, une cigarette de feuille de pandanus. Le silence se fit. Personne ne disait rien et ce silence qui partout ailleurs eût paru étrange et lourd était ici savoureux et normal.
Bernier, après un long moment, crut cependant devoir entamer la conversation.
—Vous vous plaisez à Vavaou?
Lémann s'arrêta de boire et le regarda; et sa réponse eût paru grossière si elle n'eut si naturellement jailli:
—En voilà une question!
Il se versa un nouveau verre de cognac et passa la bouteille à Toupaha qui accepta sans mot dire.
—Je suis bien, à Vaitapé; pour le temps que j'y suis. Ici ou ailleurs... Quand je partirai d'ici, ça me sera bien égal. Je n'ai rien qui me retient.
Bernier regarda instinctivement la femme qui, assise sur ses talons, regardait dans le vague. Il attendait un geste, un sursaut, une hésitation de ses lèvres. Elle n'avait point bronché. Elle avait levé les yeux simplement et avait regardé Lémann d'abord, puis le capitaine; et avait souri. Sans doute n'avait-elle pas compris.
—Vous songez à partir? continua le visiteur, que sa curiosité emportait.
—Partir? bien sûr. Vous ne pensez tout de même pas que je vais rester éternellement ici.
Tout cela d'un ton calme, sûr de soi et de demain.
«... Je me suis arrêté ici par hasard, en passant.
—Il y a combien de temps...? intervint Toupaha, simplement.
Lémann hésita, haussa les épaules et répondit non moins simplement:
—Il y a... voyons... 1922... 1930... 1936... il y a quatorze ans. C'est vrai, il y a quatorze ans!
Le silence redevint perceptible. On n'entendit plus que le souffle mou de la brise dans les palmes. Par moments cette respiration de la nuit s'éteignait aussi. Alors de très loin revenait un grondement sourd, régulier, qui était le bruit du flot sur la ceinture de corail de l'île; le pouls de l'infini.
Le goutte-à-goutte des minutes était arrêté. De temps à autre Lémann faisait circuler la bouteille de cognac dont Toupaha se servait largement. L'hôte, lui, buvait modérément et parlait moins encore, mais fumait cigare sur cigare, jusqu'au bout, pour n'en rien perdre. Il répondait brièvement, sans ennui mais sans plaisir apparent, aux questions que lui posait l'étranger. De temps à autre cependant il enfilait quelques phrases, lorsque le sujet éveillait son esprit; et ce sujet touchait presque toujours les Îles, ce monde émietté sur la nappe du Pacifique, dont les parcelles flottent loin de tous les continents, et n'appartiennent à aucun! Lémann semblait fuir tout ce qui n'était pas d'ici; il trouvait moyen de tourner autour de Papeete même, sans s'y arrêter, comme s'il eut voulu éviter cette ville qui lui rappelait des souvenirs, qui évoquait le passé.
—Dites-moi, monsieur Lémann...
—Lémann, pas monsieur Lémann. Lémann, Lémann, encore une fois. Je vous prie.
—Très bien... Lémann... Je regarde ce que vous avez ici. Vous avez de belles pièces, vous collectionnez?
Cette fois, le questionneur avait touché un déclic. D'ailleurs l'alcool, depuis tout à l'heure, avivait le regard de l'homme. Malgré la fraîcheur de la nuit, il avait enlevé sa chemise et montrait son buste semblable à un bronze de gladiateur ancien, aux muscles étonnamment durs, l'image de la santé et de la robustesse.
—Ah! ça vous intéresse? Vous savez, il y a de belles choses de ce côté. C'est même un peu pour cela que je suis venu à Vavaou. On m'avait signalé un vieil autel indigène de l'époque pré-coloniale, un maraé, quelque part sur la mer, de l'autre côté de la montagne. Je voulais y faire des recherches, oh! en amateur, pour passer le temps. C'est là que j'ai trouvé le tiki qui est dans le coin, là, au fond.
Il montrait par-dessus son épaule un bloc noir que la lampe interposée empêchait de voir.
—Itiarii, prends la lampe.
La femme n'obéit point. Elle se recroquevilla comme une bête peureuse et baissa les yeux. De la main, elle ramena devant son visage et sa poitrine le voile opaque de ses cheveux dont la soie la vêtit toute. Elle dit d'une voix grave, un peu tremblante:
—Non... non... tayo Mémané, non... je ne veux pas.
—Elle a peur, dit Lémann. Elle a peur! je vous dis. Superstitieuse comme toutes les sauvagesses.
Il y avait dans le ton un certain mépris, mais faussé par un accent de tendresse inavouée. Comment pouvait-il traiter ainsi de «sauvagesse» cet être merveilleux dont le corps splendide, libre de presque tout[127] vêtement, de toute pudeur, comme de toute indécence, ne faisait point oublier la bouche profondément humaine et surtout le regard intelligent et noble. Accroupie comme une esclave, elle gardait l'air d'une princesse; et ce titre, en parlant d'elle, n'avait certes rien de ridicule.
Lémann avait haussé les épaules et s'était levé suivi de Bernier. Il prit la lampe dont la flamme fuma et battit.
Dressé dans le coin se trouvait un bloc sombre, informe au premier regard, mais que la lampe approchée révéla. Le morceau de basalte montrait des membres grossièrement sculptés en ronde bosse et un visage indéfinissable.
—C'est un tiki, et un beau, d'une bonne époque. Au fait, vous ne savez peut-être pas ce que c'est qu'un tiki. C'est tout simplement un fétiche, une idole.
On distinguait encore, malgré l'usure du temps, le relief que la lumière oblique de la lampe accentuait: les traits bruts d'un visage barbare et le geste un peu obscène des bras dirigés vers le bas-ventre; une espèce de nain trapu, dont l'écrasement même était puissant et qui en bloc avait vaguement l'air d'une toupie, mais que les mouvements de la lampe tenue à bout de bras animait de mouvements bizarres à fleur de sa peau noire et grenue.
—... Et ce qu'il y a de curieux, de rare, c'est ce sillon profond, comme un coup de hache, sur le sommet de la tête. Tenez, là.
Un cri de terreur retentit. Bernier se retourna d'un sursaut. Il vit les yeux dilatés d'Itiarii, ses joues qui subitement pâlies sous le hâle doré avaient pris couleur de cendre.
Toupaha, le capitaine, assis sur son escabeau, passablement ivre à force de cognac, regardait d'un air hébété, en faisant signe de la tête que non.
—Ne touche pas, tayo Mémané, je t'en prie, non, ne touche pas!
Lémann tourna vers son visiteur un regard de satisfaction inattendue.
—Ça ne rate jamais! J'ai fait exprès. Je voulais vous montrer jusqu'à quel point il reste chez l'indigène des croyances anciennes. Ils sont intelligents pourtant, civilisés même, bien plus que... Mais c'est plus fort qu'eux. Même elle, et même Toupaha.
Il remit la lampe en place, vida par la fenêtre le cendrier qui était une large coquille d'huître perlière et alluma un autre cigare.
—Je vais vous raconter l'histoire de ce tiki et vous allez juger. C'est assez amusant, pour un Européen.
«Je suis allé le chercher dans le maraé, le vieil autel abandonné, dont les ruines se trouvent de l'autre côté, vis-à-vis Motou-Omé. Pour mon expédition j'avais pris un type d'ici, assez dégourdi. Il se croyait fort «désauvagé» depuis qu'il avait joué dans le film de Murnau, TAPOU, qui fut tourné justement à Vavaou qu'on appelle aussi Bora-Bora. Il se nomme Hopai.»
Dans son coin, Toupaha répéta comme un écho, d'une voix huileuse d'ivrogne, mais où il y avait quelque chose d'autre, indéfinissable:
—Hopai... ah oui!... Hopai... il est parti. Faré oé, Hopai,... adieu,... faré oé!
—Tu as connu Hopai, toi, bien sûr.
—Hopai?... ah oui!... faré oé, Hopai.
—Bon. J'avais dit à Hopai que je voulais faire une excursion autour de l'île et il ne demandait pas mieux. Il avait une bonne pirogue. A midi nous étions en[129] vue de l'endroit. Mais quand je dis à mon compagnon d'atterrir et que nous allions au maraé, il fit celui qui ne sait pas, ou plutôt qui sait mieux:
«—Il n'y a pas de maraé ici, Mémané, il n'y a pas de maraé. Je t'assure. Peut-être un peu plus loin; c'est cela, il est un peu plus loin. Je sais l'endroit; c'est passé la pointe là-bas. Je vais te conduire. Mais je connais. Ici, pas de maraé.
«Il avait l'air tellement certain et tellement désireux de me conduire ailleurs que je compris; j'étais en plein dessus. Il faut vous dire que tous les restes de l'ancienne religion locale sont tapous, sacrés, inviolables, encore aujourd'hui. On les croit hantés par les tupapaous, les revenants que chacun voit partout. Bref, faire descendre mon guide ne fut pas une mince affaire. Usant d'autorité, je finis par y parvenir. Nous approchâmes de la rive; il tremblait, comme un cocotier dans un typhon. Pas d'erreur: droit devant nous, sur un promontoire plutôt bas, une masse de blocs de corail taillés, disposés en une pyramide sur laquelle s'entassait un amas de pierres du rivage. La végétation n'avait pas encore fini de l'ensevelir. Dame! il n'y a pas quarante ans que l'île est conquise.
«Debout sur les débris, en bonne place, et qui nous regardait venir, il y avait ce tiki cul-de-jatte; autour de lui, mêlés aux éclats de basalte et de corail noircis, des débris où je ramassai quelques tibias et autres ossements humains. C'était assez pour reconstituer en esprit la dernière cérémonie, et le dernier banquet! Le dernier du moins qui se fût passé en plein jour, ouvertement, gaiement!
«Naturellement, j'ai voulu emporter le tiki. Je suis monté sur le tas de cailloux et me suis approché comme tout à l'heure; et comme tout à l'heure, comme chaque fois que j'ai voulu le toucher depuis, j'ai[130] entendu un cri d'épouvante. Cette fois-là, c'était mon guide.
«A genoux, littéralement à genoux, il me suppliait de ne pas porter la main sur le fétiche; il était terrifié! Je lui demandai pourquoi, ce qu'il craignait tant. Après une longue résistance, il finit par m'avouer. Les indigènes sont convaincus que tout homme qui déplace un tiki, qui le touche même par hasard, infailliblement, après cinq ans, dix ans, quinze ans, mais infailliblement, aura...
—La lèpre.
C'était la voix de Toupaha dans son coin, sa voix gommée par l'alcool mais qui avait pris un timbre extraordinaire, imprévu, curieusement aigu. Si bien que ce seul mot avait fait dans la nuit le bruit d'un déchirement de soie.
Lémann haussa doucement les épaules, ralluma son cigare éteint et continua:
—Oui! la lèpre. Rien de moins. Ils sont convaincus que la lèpre est le châtiment qui frappe ceux qui n'ont pas respecté le tapou, qui se sont rendus, même malgré eux, coupables de sacrilège.
Bernier avait eu un mouvement instinctif de répulsion en entendant le nom de la terrible maladie. Il ne la connaissait point sauf par la littérature, le roman, les histoires des temps lointains. Il savait cependant qu'elle existait dans les Îles Bienheureuses; et que près de Papeete, en Tahiti, tout un canton, celui d'Orofara, était le domaine des lépreux. La lèpre! Le mal effroyable dont la touche change les hommes en monstres et ne les tue enfin qu'après les avoir atrocement mutilés. La lèpre! Être lépreux, voir chacun de ses doigts mourir l'un après l'autre et se détacher comme un fruit gâté, puis les bras se rogner, le visage gonfler comme celui d'un noyé tandis que[131] le nez, les paupières, les lèvres tombent en pourriture; la peau qui se couvre de croûtes hideuses. Cependant que, sous ce masque effroyable, dans ce corps de cauchemar, l'esprit et la conscience, intacts, continuent de vivre et de comprendre. La lèpre! celle qui au moyen âge faisait rejeter sa proie humaine hors de la société. Lépreux! pour qui on chantait un service funèbre, alors que, cadavre vivant, celui pour qui on disait le Libéra attendait à la porte de l'église qu'on lui donnât une crécelle dont le son ferait fuir chacun; car son ombre même était souillée, son regard même, empoisonné.
Mais Lémann, lui, ne paraissait pas troublé.
—Je ne suis pas superstitieux, continuait-il. Pourtant, je vous avoue que, dans le moment, le cri de Hopai, son épouvante, m'avaient donné un léger froid dans le dos. Que voulez-vous! C'est ridicule, je le sais; mais on ne vit pas impunément pendant des années dans ces terres hantées par les dieux défunts, sous l'œil d'idoles de basalte qui vous regardent d'un regard noir comme le lac Vaihiria, à voir les gens se terrer quand le vent fait geindre les frondes d'un cocotier dont ils prennent le bruissement pour les cris des tupapaous; sans être, comment dirais-je,... influencé malgré soi. Je vous avouerai même que pendant l'année qui suivit, il y a de cela quatre ans maintenant, j'aimais mieux ne pas y penser. C'est idiot! Quant à Hopai, il ne vivait plus; car pendant le voyage de retour nous avions failli chavirer lorsque le damné tiki avait glissé; instinctivement Hopai l'avait retenu. Il avait touché, malgré lui, le tapou.
«Je l'ai quand même rapporté. Il est là, le tiki, depuis ce temps.»
C'était vrai qu'il était là, le tiki, dans la pénombre du coin où on l'avait garé comme le plus banal des[132] objets. Bernier lui jeta un regard. Était-ce l'effet de la lumière vacillante que jetait la lampe fumeuse? Ou l'effet du cognac? Mais il eut un instant l'illusion que la bouche noire se relevait aux coins en un rictus.
—Et savez-vous? Il y a tout de même de ces hasards. L'année n'était pas terminée que Hopai prenait le chemin d'Orofara. Lépreux! Pour tout le monde, pour Hopai lui-même, pour Hopai surtout, c'était la sanction, le châtiment.
—C'est tout de même curieux, dit Bernier. Drôle de coïncidence. Et quand je dis drôle...!
—Coïncidence en effet, mon cher... Ce que vous ne savez pas, c'est que Hopai était le mari, le tané d'une canaque connue comme lépreuse, mais qu'on n'avait pas cru contagieuse.
Itiarii s'était doucement endormie aux pieds de Lémann, couchée par terre, ses longs cheveux lustrés à l'huile de coco répandus comme une coulée de lave sur la natte. Lémann détacha sa sandale et son pied nu caressa doucement ce tapis de soie humaine. Il y avait dans ce geste bizarre quelque chose d'infiniment tendre; il l'aimait. Toupaha, lui, avait cessé de boire. Il tenait la bouteille vide par le goulot, à bout de bras et regardait, les yeux éteints, le narrateur, en suivant avec une constance d'ivrogne le mouvement de la main qui enlevait le cigare de la bouche, l'élevait un peu, puis le remettait en place.
—Et, savez-vous, les indigènes d'ici me guettent. Parfaitement, ils me guettent; et ils sont patients. Ils attendent avec une foi inébranlable le jour de mon départ pour Orofara. Vous croiriez qu'après quatre ans...! Pas eux... C'est peut-être pour cela que je n'ai pas quitté Vavaou. Ils croiraient que ça y est.
—Mais... si cela était arrivé; si... enfin... vous aviez pris la lèpre... vous vous en seriez aperçu? Ça se voit,[133] n'est-ce pas? Vous ne pourriez pas, sans que je le sache... être lépreux? Non?
Il éclata, d'un rire si franc que l'atmosphère en fut purifiée.
—N'ayez pas peur. Je me suis fait examiner. Pas tant à cause du tiki que... Dans ces sacrés pays, il faut toujours être prudent. Rien, pas le moindre signe.
—Ce serait quoi, les signes?
—Des taches, par exemple, des taches pâles sur la peau. Très particulières, les taches, et bien visibles. Mais regardez.
Il tira sa culotte courte et étendit sa longue jambe pour montrer un épiderme brûlé par le soleil mais sain comme une peau de fruit. Le mouvement avait éveillé Itiarii qui, se soulevant, s'étira comme une chatte, en bâillant de toutes ses perles.
—Vous voyez: net comme l'œil! Et Itiarii peut vous dire que le reste est ainsi. Il pourrait y avoir autre chose encore. Des zones d'anesthésie: la peau perd par places toute sensibilité. Par exemple, si je prenais mon cigare allumé et me l'appliquais sur la peau du bras, cela me brûlerait. Un lépreux, lui, pourrait se le passer à travers le cuir sans rien ressentir, mais là, rien.
Ce disant il avait machinalement pris son cigare et l'avait approché de son avant-bras.
Lémann souriait en regardant son auditeur. Et voilà que tout à coup se répandit dans la pièce une odeur effroyable; une odeur écœurante de chair brûlée, tandis que dans le silence on entendit un bruit ténu, bizarre: le grésillement de la graisse humaine brûlant sous le feu.
Lémann n'avait pas enlevé le cigare qui se collait à sa peau. Il l'appuyait au contraire, profondément. Il s'était levé tout droit, les lèvres atrocement blanches,[134] les yeux sans douleur rivés à cette chair, la sienne, qui brûlait et qu'il ne sentait pas.
Itiarii bondit comme une bête, poussa un long hurlement et, les mains devant elle, se jeta par la porte ouverte dans le gouffre de la nuit. Quant à Toupaha, il se balançait sur son escabeau en disant de façon cadencée une phrase ridicule.
—Manéa néa... manéa néa...! C'est ennuyeux... c'est ennuyeux...!
Tout à coup, repoussant son siège d'un coup de jarret, il recula vers le coin opposé à celui où se tenait Lémann. Puis il se coula le long du mur comme une ombre plate, saisit au passage la main de Bernier qu'il entraîna dehors dans une course éperdue.
Le lendemain matin, à l'aube, sans attendre que le jour fut levé, la Potii-Raiatéa, toutes voiles dehors à l'alizé, franchissait la passe de Vavaou.
Toupaha était collé à la roue, les yeux fixes, la langue sèche entre les lèvres.
Et quand à l'horizon le mont Taimanou ne fut plus qu'une fumée légère, le matelot découvrit dans un coin de la cale, écrasée, les cheveux défaits, le paréo déchirée, le pied saignant d'une large blessure, une femme toujours belle et qui était Itiarii.
Il avait épousé, il y avait de cela quinze ans de vie dure, une grande femme maigre et osseuse, au verbe brutal, au teint affadi par les interminables séances à la cuisine et au-dessus du baquet à lessive. Il en avait eu onze enfants dont il restait cinq, par miracle. Tout cela peuplait, cette année-là, les quatre pièces au deuxième d'un taudis de la rue Labrecque; encore fallait-il pour le trouver s'enfoncer dans la cour. Qu'importait! Au prochain premier mai on prendrait cliques et claques, les meubles à trois pattes et les matelas crevés, et l'on changerait une fois de plus de domicile, comme tous les ans. C'était là une nécessité, bien plus, une habitude. Le loyer était impayé. Madame était à langue tirée avec les voisines. Les enfants avaient cassé trois carreaux en deux semaines. Quand février arrivait, commençait la chasse au logement. Cela donnait à la femme l'occasion d'aller mettre le nez dans le linge sale d'autres familles, sous prétexte de visiter des logis. On comptait les années par les différentes adresses; on commençait même à en oublier.
La vie de l'homme était centrée sur la filature où dix heures par jour il surveillait le ballet étourdissant des bobines. Il rentrait le soir, les oreilles pleines de leur bourdon monotone et réintégrait son galetas. Il soupait, puis s'installait à son journal, au bruit des portes claquées par les filles partant à l'aventure. Puis il se couchait enfin, lourdement, jusqu'à l'heure matinale du départ pour l'usine.
Et pourtant, il ne se sentait point trop malheureux. Rien n'existait au monde pour lui que la machine vertigineuse et le refuge de sa cuisine où la soirée s'écoulait dans un calme relatif. Il y avait un bon moment: l'heure de flânerie de midi, avec les camarades, la gamelle sur les genoux, à se raconter des histoires et à lancer des pointes aux fileuses qui savaient répondre. Il y avait surtout un grand moment, celui de la paye, le vendredi. Mais qui ne durait guère. Tant que l'enveloppe était dans sa poche, il se sentait riche; il n'était pas à la maison depuis dix minutes que les quelques billets fondaient, passaient dans les mains de la ménagère pour s'engloutir dans le tiroir-caisse de l'épicier.
Sa sortie de l'usine correspondait chaque soir avec le départ du patron. Au moment où il passait la porte ouvrière, son œil était attiré par la voiture qui attendait avec, à l'avant, le chauffeur muet et méprisant. Il ralentissait le pas, s'attardait un peu, la gamelle vide à bout de bras. Car cela, pour lui, symbolisait toute richesse et résumait toute joie de vivre; il lorgnait obliquement les glaces, le vernis poli comme un miroir, le capot allongé en museau de lévrier, les chromes lumineux. Ce moment était de la journée le seul peut-être où il pensât, et où surtout il fût conscient de son sort et de la différence entre ce sort et celui de certains autres. Il pensait, à ce moment.[139] Il pensait et se sentait confusément besogneux et misérable.
C'était chez lui une passion secrète, un étrange amour inavoué et à jamais impossible à assouvir. Le samedi soir il s'emparait du supplément de son journal et y cherchait la chronique de l'auto; il y mettait cette hâte de celui qui sent venir une souffrance et ne veut point qu'elle tarde. Il caressait des yeux les modèles nouveaux, s'arrêtant aux seules voitures de grand luxe, celles qui touchent les trois et les quatre mille; cinq ans de salaire! Ce qu'il aimait de celles-là était qu'elles lui rendaient plus amère son amertume. Il était presque satisfait quand la vue d'une voiture inconnue plus coûteuse parvenait à hanter son dimanche.
Mais de cela jamais il ne disait rien.
Un soir quelque imperceptible déclic se fit en lui; le fil de sa pensée glissa, sur la bobine où jusque-là les jours s'enroulaient régulièrement, chaque tour à côté du voisin, chaque année recouvrant les précédentes, indéfiniment, jusqu'à la cassure du fil qu'aucune fileuse ne pourrait renouer. L'idée fut d'abord imprécise; et d'un geste habituel, il replaça du doigt le fil errant.
Puis ce qui était pensée fluide, sans contours nets, s'affermit, devint une certitude dont les racines s'agrippaient profondément dans la profondeur de son moi troublé.
C'est ainsi qu'il se rendit compte, pleinement compte, qu'avant longtemps lui aussi aurait sa voiture; une voiture de luxe aux chromes lumineux[140] comme des astres, à la silhouette affolante comme celle d'un lévrier.
Il en fut frappé subitement comme d'une grande lumière, avec une telle soudaineté qu'il s'interrompit de manger, stupéfié de sentir prendre forme en lui une pensée précise, brutale.
Il y songea avec une complaisance qui le fit se retourner dans son lit bien avant dans la nuit.
Il y songea le lendemain pendant son travail et, à la sortie, en fut enhardi au point qu'il osa s'arrêter carrément près de la voiture du patron et la détailler d'un œil assuré. Le chauffeur le regarda même avec quelque étonnement; l'ouvrier se détourna bien vite. Il ne fallait pas que son secret fut éventé. Il voulait se réserver le plaisir divin de la surprise: voir la tête de sa femme, et de ses voisins, donc! le jour où il arriverait à sa porte conduisant une voiture cent fois plus belle... Au fait, il aurait un chauffeur. Et qui aurait un vêtement d'or comme la voiture. Une hâte obscure de cette revanche flotta au fond de lui, très vague.
Le soir à table, il se mit à rire d'un rire d'abord discret qui secouait ses minables épaules sous la vieille veste de laine effrangée qu'il ne voyait pas. Les enfants levèrent vers lui des yeux curieux et insouciants. Sa femme pointa un menton étonné.
Trois semaines plus tard on le conduisit à Saint-Jean-de-Dieu en auto, dans un taxi. En descendant de voiture, il pria aimablement le chauffeur de passer à la Banque de Montréal toucher de sa part cent mille dollars de pourboire!
Le mal étant récent, il y avait quelque espoir de guérison. Le médecin-chef de l'institution s'y intéressa d'autant plus qu'il expérimentait, dans le traitement des cas de ce genre, un médicament nouveau qui semblait justifier les plus belles espérances.
Le pauvre malade faisait pitié. Il passait ses journées dans la salle commune, parmi les fous inoffensifs, à supputer le chiffre de sa fortune sur des bouts de papier quand il en pouvait trouver, le reste du temps sur ses doigts. Les millions s'additionnaient aux millions. Et quand l'un de ses compagnons s'approchait de lui, il déchirait un bout de son feuillet et signait d'une écriture informe, mais sans hésitation, un chèque somptueux que le bénéficiaire contemplait longuement d'un air grave puis avalait avec des grognements de plaisir.
Le milliardaire jouissait intensément de sa vie nouvelle. Sa démarche était glorieuse et condescendante. Il respirait une immense et maladive volupté. Rien de ce qui le touchait ne gardait ses proportions humaines. Chaque repas lui était un festin; chaque visite des internes, une espèce d'ambassade.
Deux fois la semaine, on le venait chercher—en grand équipage—pour le conduire à la clinique recevoir son traitement. Il se faisait aimable pour tous et tendait un bras magnanime à la seringue de la piqueuse qui était là pour le servir. Médecins et infirmières étaient respectueusement rangés à distance. De chaque côté, deux acolytes: l'un lui tenait le bras, l'autre offrait l'ouate. Le rite accompli, il disait merci en souriant afin de montrer que sa richesse ne l'avait point rendu moins affable. On le reconduisait alors, lui devant, son personnel derrière, jusqu'à la salle au seuil de laquelle il renvoyait toute cette valetaille du[142] geste familier mais catégorique qu'il avait tant de fois vu faire par son patron au chauffeur.
Une passion généreuse lui était venue et qu'enfin il pouvait satisfaire, que chaque générosité nouvelle excitait encore, comme en l'affamé chaque bouchée ouvre plus immense le gouffre de la faim. Lui qui de sa vie n'avait jamais rien reçu qui n'eut été cent fois gagné et qui surtout jamais n'avait pu donner, il se livrait à une orgie de largesses.
Bien entendu, il avait commencé par distribuer des automobiles. Des Packard et des Lincoln-Zéphyr et des Mercédès et des Isotta-Fraschini. Une à chacun de ses compagnons de travail et deux à chacun de ses enfants. A sa femme un «autobus-Pullman en platine»; et pour qu'elle pût lui faire honneur, il faisait verser chaque semaine une pension d'un million. Considérant tous les heureux qu'il faisait ainsi, il se rappelait une phrase d'épitaphe qu'il avait lue autrefois et qu'il s'appliquait; plus tard on dirait de lui aussi: «Il est passé en faisant le bien!»
En attendant que fut redécorée la NORMANDIE qu'il avait nolisée pour un voyage autour du monde, il consentait à séjourner dans ce lieu hermétique parmi tous ces malheureux fous dont sa munificence adoucissait le sort.
La religieuse au début lui avait inspiré de la méfiance: tant de patiente douceur lui paraissait de l'astuce. Il craignit un temps qu'elle ne voulût mettre la main sur quelque chose de sa fortune, peut-être sur ses mines de diamant qu'il surveillait de la fenêtre, grillée contre les voleurs. Puis il se rendit compte que le vol de quelques milliards ne pouvait même écorner ses immenses ressources; et sans rien dire, fermant des yeux tolérants, il lui abandonna ce qu'elle en pourrait[143] détourner. Et le fou et la religieuse se regardèrent mutuellement avec une généreuse pitié.
Une mémoire inconsciente lui venait parfois de l'usine rugissante et de la machine à laquelle il avait si longtemps été asservi; alors, assis sur le parquet, il refaisait les gestes habituels. Mais sa chimère l'enlevait d'un coup d'aile immense et il se mettait à brasser d'étonnantes opérations d'où sa fortune, incalculable, sortait décuplée. L'usine! il y avait longtemps qu'il l'avait achetée, payée en or et offerte en cadeau à p'tit Louis, le balayeur... un pauvre idiot!
Alors il se mettait à rire, d'un rire prolongé de la gorge, d'un rire heureux et maniaque, qui faisait froncer les sourcils à ses voisins occupés à se confectionner une tiare de papier tenture, ou attentifs à écouter l'archange Gabriel installé à demeure dans leur intestin droit.
Le traitement durait depuis onze semaines et le médecin-chef commençait à douter, quand se dessina une amélioration. Cela se reconnut à ce que le pauvre malade devint plus taciturne. Bientôt apparurent des lueurs de raison comme à l'aube nouvelle se dessine une clarté. Petit à petit, on s'attacha à lui rendre conscience de son état d'homme; on lui fit toucher d'un doigt hésitant et incrédule la réalité précise et nette des choses quotidiennes. Et à mesure que se rétablit l'esprit dans son assiette logique naquit et grandit la honte de sa folie. Au sourire défiant et sceptique qui avait effacé le rire triomphant, se substitua le froncement des lèvres de l'attention.
Et enfin, après cinq autres mois, la porte extérieure s'ouvrit sur le monde réel. Le savant maître put ajouter un numéro à la liste déjà impressionnante qui allait prouver la valeur du nouveau traitement. Une grande découverte était née.
On le reprit à l'usine; il n'eut même pas à donner d'explication. Pas un instant le métier mécanique n'avait cessé de faire tourbillonner ses quinze cents broches; et il lui semblait, à lui aussi, n'avoir jamais cessé de participer à son rythme aigu.
Les mois passés aux petites-maisons ne lui laissaient de souvenirs pas plus qu'une nuit de sommeil agité et peuplé d'étonnantes fantasmagories. Certaines bribes lui en revenaient seules comme au réveil les membres épars et confus d'un rêve: la tache de soleil sur la ferrure polie d'un banc, la parade des fioles à la salle de clinique et surtout, car il était redevenu sain, le bon visage qu'avait eu le médecin-chef et son sourire guilleret quand il avait signé sa libération de la maison du cauchemar.
Chaque matin et chaque soir il répéta le chemin de l'usine à la rue Labrecque. Le premier jour de paye, sa femme l'attendait au seuil de leur taudis, dans sa hâte de toucher l'argent qui allait calmer enfin le boulanger et l'épicier.
Et tous les soirs, en quittant la filature, il frôla la limousine du patron avec, immobile à l'avant, le chauffeur plein de morgue, figé comme un mannequin. Cela encore se retrouvait, inchangé, tels que s'ils n'eussent jamais quitté cette station; que s'ils eussent tout ce temps guetté son retour avec une froide patience.
Cela aussi lui vint sournoisement. La soupe l'attendait tous les soirs au même bout de la même toile cirée plus râpée que jamais; et le journal lu minutieusement avant d'aller au lit où venait se taire, pour quelques heures au moins, le ronchonnement de sa femme aigrie par le sort inclément. Pendant ce temps les filles se disputaient une paire de bas de soie[145] à quarante-neuf sous et l'aîné de ses fils blasphémait dans son ivresse.
Lui, le père, qui avait autrefois connu le rire, bien que rare, semblait avoir ri pendant sa captivité tout le rire contenu dans sa vie d'homme. Les merveilleuses piqûres, apparemment, l'avaient à tout jamais guéri de rire en même temps que de son mal.
Il s'interrompait parfois, à la dérobée, de suivre la chronique de l'auto. Alors ses yeux, au ras du journal, ne voyaient, après les luxueuses voitures, que sa femme vieillie dont le caraco souillé traînait dans la cuvette à laver la vaisselle; les lits où s'entassaient les jupons douteux maculant les draps; les fenêtres opaques dont les hangars de planche noire bloquaient l'horizon. Devant les autres, il souffrait si l'on faisait allusion à son absence; mais en lui germait un regret de toutes ces savoureuses illusions auxquelles il avait mordu et goûté.
Sa mémoire remuée lui livra un passé plus précis. Un jour que sa femme lui rapportait les injures du boucher à qui l'on devait encore, émergea en lui le souvenir du moment où il avait acheté l'hôtel Mont-Royal pour y loger les siens. Sa pensée connue, il eût rougi de honte; mais cachée à tous et bien qu'il eût une conscience certaine de la fausseté de ces rêves et de leur perversité, quoiqu'il se défendît de s'y complaire, il se sentit par contraste étonnamment malheureux.
Bientôt, il se mit à vouloir recréer ces mirages, en une tentative d'évasion vers un monde irréel et magique. Avant de s'endormir, il fermait les yeux et forçait son esprit à courir éperdument à la recherche de ces joies perdues. Il réussissait parfois à retrouver sans trop d'efforts quelques-uns des mensonges qui les avaient engendrées; il en aspirait alors l'opium avec[146] une soif ardente de s'enivrer. Mais il manquait, pour qu'elles fussent apaisantes, qu'il eût d'elles le sentiment de leur réalité. Elles passaient rapidement sans donner de saveur, pour ne lui laisser la bouche que plus amère.
Il avait désormais une conscience plus nette de sa misère. Depuis qu'il pouvait trouver des objets de comparaison dans son propre passé, aucune ne lui échappait plus des facettes de son infortune. Hélas! il vivait désormais non plus dans l'illusion, mais dans le regret. Le coin de ses lèvres tombait douloureusement.
Un matin, le médecin-chef passa dans sa voiture tandis que l'ouvrier se rendait à son travail. Ils se reconnurent et se saluèrent. L'ouvrier fut pénétré de respect à l'endroit de cet homme puissant qui tenait entre ses mains soignées le bonheur, la santé, la vie de tant de gens. Mais ce visage lui rappela en même temps ses vacances dans les oasis merveilleuses de l'illusion. C'était cet homme qui de nouveau l'avait livré aux bêtes!
Le savant publia, sur la cure de certaines maladies mentales par les sels d'iridium, un travail qui fit grand bruit. Sur quarante-cinq cas traités, vingt-huit étaient sortis parfaitement guéris; la moitié du reste avaient été améliorés et avaient repris la vie normale, le travail. Son portrait fut dans tous les journaux et il fut élu professeur à la Faculté.
Lentement, l'ancien malade songea qu'il était un de ces vingt-huit. Il songea aussi qu'ils étaient vingt-sept autres qui en ce moment, comme lui, se faisaient ronger le foie par cette chienne de vie. Le journal annonçait que les traitements, grâce à une subvention de l'Etat, allait être faits en grande série. Autant[147] d'heureux qu'on allait arracher à leur mirage pour les rejeter dans la géhenne du réel!
L'idée du devoir l'envahit comme une marée grondante. Il connut la joie âcre du sacrifice qui va s'accomplir.
Un taxi le conduisit en quelques minutes chez le Maître qui, par hasard, vint lui-même ouvrir la porte. Le couteau, glissant sur une côte, manqua le cœur, mais déchira le poumon.
La boulangère ouvrit la porte et offrit au jour sa chair douce et blonde. Un jet de lumière matinale coupa la salle et passant par-dessus la huche basse, s'étala sur la grand-table, blonde aussi comme le soleil, le pain et la boulangère. Et par la porte sortit avec la boulangère l'odeur lourde et bonne de la pâte.
Tous les matins la boulangère commençait ainsi sa journée par dorer au soleil sa blondeur satinée; elle la servait sur la table du matin. C'était une espèce de rendez-vous, le seul qu'elle connût et qu'elle pût espérer, dans ce calme village.
Un coup d'œil à droite, un autre à gauche, par habitude. Comme d'habitude, rien.
Rien que, à droite, madame Gingras la voisine, en matinée rouge, en train de balayer son perron. Il est donc huit heures dix. A gauche, rien: que la rue vide dont la poussière boit le soleil, jusqu'au bout où elle s'efface dans les champs, comme un ruisseau dans un lac.
Un grondement. A cinquante pas de la boutique, l'autobus s'arrête, le gros autobus gris et rouge. Personne ne descend. Voilà Edouard Laprise qui arrive[152] en courant, d'une main tenant son chapeau, de l'autre des papiers. Comme tous les lundis matins, il s'en va à Montréal, «pour ses affaires». Un grondement et l'autobus a disparu.
La boulangère se penche sur la bordure de lobélies qui court le long du mur, en une longue traînée bleue comme un morceau de ciel fleuri.
Le souffle du vent froisse les premières feuilles du lilas où commencent à chatoyer les grappes violettes. Et ce souffle apporte une autre odeur du village qui n'en a que deux, toutes deux saines et appétissantes: celle du pain et celle du bois. De la boutique de François Perreault arrive la senteur crue du bois frais: Arthur Perreault, «manufacturier de portes et châssis», dit l'affiche. La manufacture, c'est François Perreault et ses deux ouvriers. Et il y a aussi l'odeur de la boulangerie dont la boulangère vient de disparaître avalée par la salle basse, d'une bouchée, comme un morceau de pain doux. Une bonne bouchée. Mais il n'y a pas d'amateur.
La voilà qui sort, cette fois pour de bon. D'un pas allégé par ses souliers de sport, elle s'en va vers le bureau de poste voisin. Tout est voisin au village, un village de soixante-quinze feux, à peine, mais de cent hortensias au moins. C'est la seule rivalité entre les villageois, les hortensias bleus. Il y en a partout, dans tous les parterres, et l'on se passe les boutures de maison à maison quand l'hiver a été meurtrier.
Le père Saint-Jean ouvre son étal de boucher devant lequel il n'y a qu'un seul hortensia; car c'est un homme pratique, le père Saint-Jean. Il connaît mieux la viande que les fleurs et si sa femme ne venait de temps à autre soigner l'hortensia... Il est sur le pas de sa porte, comme toujours à cette heure-ci, son vieux canotier sur la nuque. Au-dessus de sa tête, les guir[153]landes et les roses de papier lui font une auréole, les roses et les guirlandes qui s'empoussièrent doucement depuis les dernières Pâques et qui resteront là jusqu'aux Pâques de l'an prochain.
—Quiens! Bonjour, mame Chose!
—Bonjour, père Saint-Jean.
—Il fait beau!
—Il faut beau, malgré qu'il fasse encore frais!
La boulangère parle bien: elle parle en «tarmes». Elle soigne son langage comme sa petite personne. Elle fut institutrice avant d'être boulangère.
Le bureau de poste est désert. Trois coups sur l'appui du guichet, et la tête de Basile apparaît. Basile qui? Basile tout court. Tout le monde le connaît, Basile.
—Bonjour, mame Mongrain.
—Bonjour, Basile.
—Il fait beau, mame Mongrain!
—Il fait beau, malgré qu'il fasse encore frais.
La boulangère parle bien; elle parle...
La tête de Basile s'éclipse puis réapparaît comme dans un théâtre de guignol. Il jette une lettre.
—C'est tout ce qu'il y a.
—Merci, Basile!
—De rien, mame Mongrain.
C'est la facture hebdomadaire de la meunerie.
Saint-Julien est un village d'entre les villages canadiens français comme il s'en rencontre à la douzaine au long du Saint-Laurent et de ses tributaires. Tout petit dans la grande plaine qui sépare le fleuve des monts Alléghanys, peu visible à qui ne le cher[154]cherait point expressément, sa situation géographique même lui dispense une atmosphère sereine.
Car le voisinage d'un grand cours d'eau ne peut manquer de donner aux villages un reflet animé, même s'ils ne participent pas au trafic qui y coule, affairé; même si jamais ne s'y arrêtent les océaniques et les trains de péniches qui constamment frôlent leur clocher. Quant aux petites villes tassées au pied des monts, que ce soit Sainte-Agathe des Laurentides, ou Sherbrooke, près les Adirondacks, elles ne semblent point pouvoir s'évader de l'ombre issue de ces masses inhumaines.
Mais Saint-Julien échappe à l'influence de la montagne comme à celle du fleuve dont il est également loin. C'est à peine si, à quelques milles, le sol commence à esquisser les longs plis qui préludent à distance aux assises montagneuses. Et il faut bien une heure pour atteindre les quais de Montréal, leur fièvre et leur charbonneuse poussière. De rivière il n'y a, ici, que la Rivière-aux-Sangsues, tant plus jolie que son nom: un large ruisseau caillouteux où l'on ne prendrait guère, en pêchant toute la journée, que sa demi-douzaine de petites truites, et encore!
Le canton sur quoi règne sans prétention Saint-Julien en est un ni riche ni pauvre, de culture ni grande ni petite, et d'élevage en pâture fractionnée. Le village vit de la campagne à quoi il ressemble absolument, au contraire des villes dont l'empreinte se retrouve toujours à dix lieues à la ronde.
La paix des champs baigne les cinq rues bordées de maisons basses que des bardeaux noirs coiffent sans aucune coquetterie. Et indirectement soumis à la douce contrainte des choses de la terre, sous le dôme jamais enfumé du ciel, les gens vivent une existence limpide, bonasse et parfois souriante.
Madame Mongrain hésita un instant, puis tourna à gauche, s'éloignant à petits pas élastiques. De dos, on ne voyait plus que ses cheveux blonds réunis en un quignon comme de bon pain. Assurément, on en mangerait. Elle avait ce matin-là une robe fraîche, un imprimé: des hirondelles bleues sur fond blanc; ou était-ce des oiseaux blancs sur un fond bleu? Elle allait, sur le trottoir de brique rouge, et son petit derrière ondulait en un mouvement coquet; pour personne, car il n'y avait personne dans la rue.
Un peu plus loin, cependant, elle croisa monsieur le Vicaire qui, bréviaire en main, faisait sa promenade quotidienne, de l'église au bureau de poste avec retour par le marché.
—Bonjour, madame Mongrain!
—Bonjour, monsieur l'abbé!
Une fois dépassé, monsieur le Vicaire se retourna. Tant de joliesse coquette le laissait quelque peu défiant. Sorti depuis six mois à peine du séminaire, il restait les oreilles pleines des recommandations précises et troublantes sur lesquelles s'était étendu le prédicateur de la dernière retraite. Sa mémoire gardait encore des chapitres entiers du Manuel du Confesseur et le village n'avait pas encore empreint son esprit de rustique placidité.
Jamais cependant madame Mongrain n'avait prêté à la médisance. Au début il s'était prudemment enquis: rien, pas la moindre calomnie. Madame Perreault, qui pourtant avait la dent venimeuse, n'avait pu faire allusion qu'à son évidente coquetterie; mais monsieur le Curé avait eu la réponse juste: «Et pourquoi pas? madame Perreault. Elle est jolie, c'est[156] vrai; elle est jeune et n'est mariée que de trois ans! Laissez faire le temps, cela lui passera.» Il est vrai que cela lui passait tout doucement, à elle comme à toutes les autres. Deux ans plus tôt elle ne se fût jamais montrée dans la rue avec ses vieux souliers de sport.
Mais, se demandait le Vicaire, où allait-elle, cette fois, sur un chemin qui n'était ni celui de la boulangerie, ni celui du bureau de poste, ni de l'église, ni du marché? Ah! oui, il y était. Elle s'en allait évidemment chez la Bédard, la lavandière.
Arrivée au bord de la rivière, à la tête du petit pont couvert, elle hésita un instant. L'été imminent lui rendait sensible la douceur du paysage. On était à cette époque de l'année où chacun regarde ces choses neuves que sont le bleu lustré du ciel, les feuilles fraîches, les fleurs, les eaux vives. Après la dureté de l'hiver, l'air même est savoureux aux lèvres.
La rivière jouait à se glisser sous le pont, en chuchotant dans l'ombre pour reparaître de l'autre côté, au soleil. Les aulnes courts et les cenelliers, encore légers de feuilles, se penchaient à peine pour y égrener leur reflet que la rivière affairée n'avait pas le temps de renvoyer dans sa course froufroutante.
De l'autre rive, émoussés par la distance et le clapotis, arrivaient des cris d'enfants; joie ou chagrin? Et les cris des bêtes, inintelligibles pour les hommes.
La boulangère fit quelques pas le long du sentier, à gauche du pont. De là on ne voyait plus du village que le clocher, comme un grand peuplier plus haut, plus clair et plus affirmatif que les autres. Elle s'arrêta un moment, les yeux perdus, l'esprit léger, puis doucement reprit le chemin du retour.
Ainsi comme toujours.
Et c'était très bien ainsi.
A petits pas, elle atteignit le coin de la rue Pothier juste au moment où arrivait l'autobus, celui de Montréal; elle dut s'arrêter pour le laisser passer et, ce faisant, y jeta un regard machinal. Tiens! le voilà qui s'arrête.
Qui donc allait en descendre? Sûrement pas un habitué, il lui fallait trop de temps; et les habitués savent toujours se tenir près de la porte.
Ce fut le chauffeur qui descendit, tirant après lui une valise de cuir jaune, lourde et fatiguée. Puis apparut le voyageur, un homme jeune, cheveux noirs, complet bien taillé, souliers de fantaisie.
Il se retourna un moment, une pièce à la main, cherchant le chauffeur. Elle vit un nez pointu, qui n'était pas très séduisant; mais les yeux étaient grands, lourds et chauds entre des paupières languides.
—Je ne vois pas l'Hôtel du Nord, dit-il au chauffeur.
—Dret en face, de l'autre côté de la rue.
—Ah! oui, merci.
Pour prendre son sac, il dut faire face et son regard heurta la boulangère toujours immobile, s'arrêta sur son frais visage, glissa tout le long du corps, avec un arrêt à la poitrine qui s'était inconsciemment cambrée; puis suivit la jambe pour s'arrêter au pied, inélégant dans les vieux souliers. Tout cela d'un coup d'œil rapide, effleuré.
L'étranger grimpa allègrement le perron de l'hôtel; mais avant de tirer la porte grillagée, il se retourna un instant. Au même moment s'était aussi retournée la boulangère. Elle pensa: «Qu'est-ce que ce jeune homme peut bien venir faire à Saint-Julien?»
Puis elle poursuivit son chemin.
—Dis-donc, François, le monsieur qui est arrivé hier matin à l'Hôtel du Nord, as-tu su ce qu'il venait faire?
François Perreault déjeunait rapidement, à moitié vêtu, son vieux veston de travail jeté sur le divan, à portée de la main.
—Ben, non. On en a parlé hier à soir. J'ai rencontré Jean-Jacques, de l'hôtel.
—Qu'est-ce qu'il t'a dit?
—Que c'était un monsieur Lindsay...
—Un Anglais?
—Non! un Canayen, de Montréal. I' sait pas c'qui fait de son métier... Qu'est-ce que t'as fait de ma ceinture?
—Ben! elle est là, sur la chaise.
François Perreault prit une bouchée de pain sans rien dire; mais depuis hier il se sentait inquiet. Pour acheter une raboteuse mécanique, deux mois auparavant, il avait dû signer à la banque un billet; et ce billet échéait dans un mois. Certes, il avait bien une commande pour le couvent des Sœurs de Marie; mais il s'en fallait de six semaines qu'elle fût exécutée. Si bien que l'argent ne pouvait rentrer avant deux, peut-être trois mois.
Or pour François Perreault, soupçonneux de sa nature, le jeune homme pouvait bien être un inspecteur de banque. Il l'avait entrevu et lui avait trouvé l'air fouine.
—En tout cas, François, c'est drôle, cet homme qui arrive de même à Saint-Julien puis qui dit pas c'qui vient faire. Il est allé voir personne?
—Non, personne. Mme Mongrain l'a vu; elle était là quand il est arrivé. Il est entré tout dret à l'hôtel.
—Quiens! Mame Mongrain était là! Elle le connaît p't'être.
—Ben non! Puisque j't'ai dit que personne le connaît. Qu'est-ce tu vas chercher!
—Oh! celle-là, avec ses airs d'enfant de Marie! As-tu remarqué qu'elle s'est acheté une robe neuve la semaine passée. Si ça a du bon sens. Son mari ferait mieux de te payer les douze piastres qu'il te doit!
—Voyons, Célina, laisse donc mame Mongrain tranquille!
—Ah! toé, du moment qu'on parle de mame Mongrain, tu te sens plus. Y a pourtant pas de quoi. Ça se met des paquets de farde su' les joues, ça se promène écourtichée dans les rues! Comme ta Leclerc...
—Voyons, Célina...
—Y a pas de «voyons»: celle-là j'l'oublierai pas, de sitôt!
—Ça fait combien de fois que je te dis...
—En tout cas, si tu penses que tu vas faire pareil avec celle-là! Monsieur le Curé devrait lui défendre de se montrer.
La femme de François Perreault était sèche comme bardeau et pareillement pleine d'échardes. Quand elle se montait, on voyait battre les veines de son long cou, pleines de fiel sous pression.
Mais François Perreault repoussa son assiette. «J'ai plus faim!» Il pensait à son billet.
—Combien as-tu fait de pains sur la sole, aujourd'hui?
—Soixante, répondit le boulanger, en plongeant la longue pelle à enfourner dans la gueule du four.
—Bon...
—Dis donc, Germaine! Pourquoi est-ce que tu vas pas ôter ta robe neuve, tu vas toute te salir?
—J'suis pourtant pas pour mettre ma vieille robe verte. Elle est déchirée. Puis ma robe jaune est sale.
—Mets au moins un tablier.
—Laisse-moi tranquille.
—Qu'est-ce que t'as, sa mère? J'pense ben que tu t'es levée le gros bout le premier à matin.
Mais la femme du boulanger n'était pas d'humeur à plaisanter, elle si calme d'habitude.
—As-tu fini de m'appeler sa mère! Je m'appelle Germaine.
—Fâche-toé pas!
Germaine serra les lèvres. Elle finit de compter les pains rangés sur la grand'table en merisier poli, douce à l'œil et à la main, puis s'en fut vers la porte et s'arrêta sur le seuil, découpée à contre-jour.
Une ombre lente passa.
—Germaine?... Germaine?
—Quoi, encore!
—Qui c'est qui vient de passer?
—Quand?... Je ne l'ai pas vu!... Je ne le connais pas...
C'était monsieur Lindsay. Il portait pantalon de flanelle crème et chemise bleue. Il avait eu un regard de côté; cette fois la boulangère avait ses jolis souliers vernis.
Le père Saint-Jean était dans son étal à débiter une pièce de veau. Les mouches bourdonnaient qu'il chassait d'un revers de main inconscient; elles s'en allaient alors vers l'étalage où il y avait soleil; elles s'y posaient sur les deux ananas, la douzaine de citrons, les boîtes de tomates et les huit concombres.
La porte claqua:
—Bonjour, père Saint-Jean.
—Bonjour... mame Chose.
Avec le père Saint-Jean, c'était toujours «mame Chose».
—Donnez-moé donc une livre de saucisses.
—Bon...
—C'est du veau, ça? Y est pas ben beau!
—Ben, ma chère dame, si c'est pas du beau veau, ça! C'est du premier veau! Du veau rare! Pensez que j'su t'allé...
La porte claqua de nouveau.
«... Quiens, bonjour Patry!... Pensez que j'su t'allé...
De nouveau la porte.
«... Bonjour toé... Pensez que j'su t'allé jusqu'au Bocage pour trouver deux veaux. Pi y nous vendent ben ça dix piastres.
—Dix piastres, un petit veau de même! C't'effrayant!
Le boucher s'empara de son grand couteau, le brandit à bout de bras, puis le passa sur le fusil à longs coups mesurés, d'un geste large du poignet. Une pichenette rejeta son canotier sur la nuque.
—Vous avez-t-y su qu'il y a un pensionnaire à l'Hôtel du Nord? demanda Patry.
—Ben oui, y paraît.
—C'est un nommé Lessard, de Maisonneuve.
Le père Saint-Jean s'arrêta brusquement, abandonnant le couteau en pleine viande; il se redressa et se rabattit le canotier sur les sourcils.
—D'abord, c'est pas un Lessard, de Maisonneuve. C'est un Lemsay, de Vaudreuil.
—Un quoi?
—Lemsay... un Anglais...
—Vous y êtes pas pantoute, père Saint-Jean; vous êtes dans les pétaques. Pas vrai, m'sieu Chrétien?
Monsieur Chrétien venait d'entrer à son tour, comme tous les matins à pareille heure; un gros homme souriant et trapu qui semblait dire constamment «très bien! très bien!» à tout le monde, et surtout à lui-même. Agent du consortium de la bière, ce qui rapportait gros, il se faisait élire conseiller municipal et commissaire d'écoles avec régularité; presque illettré, il était riche d'aplomb. Dans tout ce qu'il disait, dans tout ce qu'il faisait, il y avait du définitif et du catégorique. Son ton de voix était sans appel.
—D'abord, c'est pas un Anglais. Pi c'est ni un Lessard, ni un Lemsay; c'est un Gariépy, de Sherbrooke. J'pense même que c'est un cousin d'un neveu à ma femme.
—Un... Gadipy? Ouais... Qui c'est qui vous a appris ça, demanda narquoisement le boucher, en donnant un coup de tranchet péremptoire dans le jarret du veau.
—Moé? j'ai pas eu à l'apprendre: je l'savais!
Personne ne dit plus rien, mais quand tout le monde fut sorti, le père Saint-Jean rejeta d'un coup de pouce son canotier en arrière et mettant la pièce de viande sur la balance, il haussa les épaules et murmura sèchement:
—Un Gadipy! C'est un Lemsay; un Lemsay, de Vaudreuil.
Le magasin général occupait près de l'église un long bâtiment de pierre grise, une véritable maison-forteresse percée de fenêtres étroites. En la voyant on évoquait des heures guerrières, les caisses de poudre et les sacs de balles plutôt que les sucres et les cotonnades pacifiques. Ses murs solides eussent protégé un bataillon de francs-tireurs et de coureurs des bois contre les armées de l'envahisseur; cela évoquait encore les vieilles et nobles maisons qui avaient servi de dernier rempart aux révoltés de '37, contre les Anglais toujours, et dont les canons de Colborne étaient venus difficilement à bout.
Cela n'abritait aujourd'hui que les marchandises simples et diverses nécessaires à la vie du village. Au rez-de-chaussée, un long comptoir de bois où se mêlaient épiceries, harnais et ustensiles de cuisine. Le reste du plancher était occupé par des boîtes de biscuits éventrées et par une table à double étage où la poussière descendait doucement sur la verrerie et les faïences à bon marché. Tout au fond, on devinait une espèce de hangar où étaient entassés des instruments de labour et de jardinage. Dans un coin, un baril de mélasse dont l'odeur exotique collait partout. Un escalier de bois conduisait au rayon de mercerie, de bonneterie, où il ne semblait point que personne montât jamais.
Le patron était un nommé MacLeod, qui n'avait plus d'écossais que le nom. Les solives du plafond bas[164] l'avaient fait trapu tout comme le calme de la boutique l'avait fait sourd. Il venait au comptoir par habitude, descendant machinalement sur les huit heures du matin pour ouvrir la porte à son commis et restait là jusqu'au soir, comme tous les jours depuis quarante-cinq ans. Le commis était d'une pâte sans levain, l'air éteint, et parlait à tue-tête à tout le monde comme au patron; mais le radio, ouvert toute la journée, parlait plus fort que lui. Il ne s'en apercevait plus.
Monsieur Lemay, le secrétaire de la mairie, fit son entrée au bruit fêlé de la sonnette.
—Je voudrais une douzaine de pelles, pour le compte du village.
—Bon, vous aurez ça demain, dans l'avant-midi. C'est-y que le conseil a décidé de poser l'aqueduc rue Cartier?
—Ben, de fait, ça a toujours été décidé. Mais on va commencer, à c't'heure que la terre est ben dégelée. Tout le monde est pour ça. Donne-moi donc cinq livres de cassonade, pour la maison.
Pendant que le commis ficelait le paquet:
—Vous avez-t-y entendu parler du jeune homme qu'est à l'Hôtel du Nord?
—Ouais.
—J'me suis demandé si des fois y était pas envoyé par un contracteur de Montréal, rapport à l'aqueduc.
Monsieur Lemay se garda bien de laisser voir son ignorance: il prit plutôt un air entendu:
—Ça n'a pas d'importance; c'est Joseph, le frère à M. Chrétien, qui va l'avoir, le contrat.
—Ah! bon... Ben... bonjour donc!
Monsieur Lemay était à peine sorti que le commis partait dîner. En chemin il se heurta au père Saint-Jean qui, lui, retournait à son étal.
—Quiens, comment que ça va? Quoi de neuf?
—Ça va ben! Dites donc, avez-vous entendu parler du contracteur de Montréal qu'est à l'Hôtel du Nord?
—Quel contracteur?
—Ben, un homme qu'est arrivé hier matin, un nommé...
Le boucher se campa sur ses deux jambes, le canotier en bataille et d'une voix calme:
—Oué, oué, un monsieur Lemsay, de Vaudreuil.
Il n'avait pas encore digéré le démenti infligé la veille.
—Ben, il y en a qui disent qu'il est venu rapport au creusage de l'aqueduc.
—Pi après.
—Ben, i' a rien à faire. C'est le frère de monsieur Chrétien qui va l'avoir, le contrat.
Le canotier bascula sur la nuque:
—Monsieur Chrétien!... monsieur Chrétien!... comme de raison! Ça a l'air que c'est lui qui mène, icitte. Il est comme qui dirait roi et maître dans le village.
—Ben, i' est échevin ça fait longtemps, pi pour longtemps, j'pense ben.
—T'as qu'à voir! I'est pas éternel. Un bon homme contre lui... Ça pourrait ben arriver plus vite qu'i'pense!
Chacun reprit son chemin. Celui du dîner, pour le commis qui ne songeait qu'à trouver sa soupe chaude. Mais le boucher s'était pris à ruminer des idées nouvelles et troublantes, filles de sa rancune. S'il l'eut voulu, en vérité! Combien de fois ne lui avait-on pas proposé de se porter candidat. Chaque fois il avait protesté, au dehors se dérobant, tenté en son for intérieur; et, en fin de compte, ne consentant jamais suffisamment. Mais cette fois, si on insistait...[166] Dame! lorsqu'on en était à le contredire dans sa propre boutique. «Il y avait un bout!»
Le ciel était en mouvement et le jour prolongeait une aube nébuleuse; au lieu d'un azur uniforme et apaisant, un vent lourd bousculait là-haut des pyramides de nuages, en un écroulement hasardeux et jamais définitif.
Le boulanger en avait les nerfs en boule; il était furieux. Aussi bien, rien n'allait depuis quelques jours; au point qu'il avait raté sa fournée de brioches, hier; pour la première fois en dix ans.
Debout sur le seuil, le bonnet blanc en bataille, il attendait Germaine partie depuis une demi-heure s'acheter une paire de bas. Enfin! la voilà:
—Veux-tu ben me dire, pour l'amour, qu'est-ce que t'as fait, à berlander de même. Ça prend pas deux heures pour acheter une paire de bas!
Mais chaque jour de la semaine voyait Germaine plus à cran. Jamais elle ne s'était sentie aussi grincheuse. Pour se distraire, tout à l'heure, elle avait fait un détour qui l'avait conduite devant l'Hôtel du Nord. Monsieur Lindsay était assis sur la véranda, à lire. Il n'avait pas levé les yeux.
—Toi, laisse-moi tranquille. J'suis fatiguée.
Elle tourna le dos à son mari, comme elle le faisait jour et nuit depuis trois jours.
Devant la mairie, monsieur Lemay arrosait la pelouse; il arrosait surtout maternellement les deux hortensias bleus dont il était si fier et qui montraient[167] déjà la tendre esquisse de leurs futurs bouquets, promis aux splendeurs de juillet.
Il y allait doucement, se baissant de crainte que l'eau du boyau, tombant de haut, ne vint déterrer le pied. Cela faisait huit ans qu'il les soignait ainsi, amoureusement, les nourrissant de sa tendresse de timide qu'il ne pouvait donner à personne. Huit ans! Depuis son engagement en qualité de secrétaire à la mairie. Les hortensias étaient sa seule gloire et presque son seul souci, une fois les élections passées.
Ainsi occupé, il n'entendit pas moins un pas sec sur le trottoir, un pas de femme; puis cela s'arrêta. Tout accroupi, il lança un coup d'œil par-dessus son épaule. C'était madame Perreault. Elle avait ses lèvres sèches des grands jours, ses lèvres sèches sur lesquelles passait à petits coups une langue pointue comme un dard. Il devait y avoir du nouveau, et du meilleur.
—Pi, monsieur Lemay, ça va fleurir bientôt?
—Ça minote, mame Perreault, ça minote!
—Ça va être beau pour les élections.
—J'cré que oui.
—Savez-vous; i'paraît qu'y va y avoir du changement, aux élections. I' en a qui veulent ôter monsieur Chrétien.
Monsieur Lemay serra les épaules et le cou lui rentra dans le corps, en accordéon qui se vide. Il se laissa tomber sur les fesses, assis sur le gazon mouillé; il y avait de quoi!
—Comment ça?
—Ben, i'paraît qu'i' en a qui sont pas contents de l'affaire de l'aqueduc. Ils ont pour leur dire que c'est toujours les mêmes qu'ont les contrats. I'veulent présenter le père Saint-Jean. Ça va être chaud. Ben sûr que vous, ça vous fait rien!
Elle repartit et monsieur Lemay se repencha sur son hortensia. Distrait, il avait laissé l'eau du boyau faire chute sur le pied de l'arbuste; un trou profond laissait voir les racines, un trou à y mettre le poing.
Ça ne lui faisait rien, que monsieur Chrétien fut en danger? Oh! là, là! C'est qu'avec monsieur Chrétien, il fallait marcher droit; marcher droit, c'était une façon de parler. Le secrétaire avait forcément vu, toléré, un certain nombre de petites combines; et cela n'avait pas toujours été improductif. Monsieur Chrétien, qui était homme d'affaires, savait qui intéresser et désintéresser.
Le pas sec de madame Perreault s'éloignait; tiens, il s'arrêtait derechef. Ce devait être cette fois chez madame Gingras. Monsieur Lemay se pencha un peu derrière le second des hortensias; en dépliant tout son long cou hors du faux-col, il l'aperçut. C'était bien cela.
Le secrétaire avala sa pomme d'Adam.
Madame Frenette, tenait, depuis le départ de son mari—départ jamais éclairci—une florissante boutique rue Pothier. Elle y vendait des cigarettes, des bonbons, des glaces, des boissons gazeuses et des journaux illustrés. Cela s'intitulait: Restaurant. On y faisait aussi à quelques abonnés le service des quotidiens de Montréal.
Ambitieuse, elle avait eu un jour l'idée d'augmenter son commerce, à moins qu'elle ne se fût laissé tout simplement embobiner par quelque placier. D'un voyage à Montréal, elle avait rapporté trois romans français.
Monsieur le Curé en avait pris un, pour voir si c'étaient là des romans convenables. Le notaire avait acheté le second pour distraire sa convalescence lors d'une jaunisse. Quant au troisième, il était toujours en montre, depuis deux ans, entre la dernière livraison de la Revue Moderne et les réclames de cigarettes.
Pour le service, elle alternait avec sa fille, une vingt ans délurée qui biglait, les ongles soigneusement émaillés au bout de mains douteuses qui prenaient à poignée les bonbons dans les boîtes où la chaleur les agglutinait.
Comme la boutique n'était pas loin de l'hôtel, c'était là que le jeune étranger achetait ses cigarettes. Il fumait une marque peu commune, distinguée. Et chaque fois la vendeuse se faisait liante, prête à laisser espérer beaucoup en retour de quelque confidence.
Le hasard voulut que vers midi, ce jour-là, madame Mongrain passât devant la boutique au moment même où s'y trouvait monsieur Lindsay. La vendeuse, Eva, était penchée sur le comptoir et souriait en louchant. La boulangère, sans tourner la tête, n'avait rien perdu du manège.
Le soir, devant le poste de police où, chaque soir assis autour de l'unique agent, bonasse, les hommes se réunissaient pour fumer la pipe et blaguer, le ton fut différent de l'accoutumée; il prit même de l'aigreur.
C'est que l'on discutait l'extension de l'aqueduc et le contrat que l'échevin avait, comme d'habitude, donné à son frère. Il y avait là un neveu du père Saint-Jean.
—En tout cas, si mon oncle voulait s'en donner la peine, c'est pas échevin qu'il se ferait élire, c'est maire.
(Voilà une chose que le maire saurait, pas plus tard que tout à l'heure, quand la nuit serait tombée.)
—Ouais, qu'y commence donc par faire attention à sa viande. La dernière fois que ma femme a acheté de sa tête-en-fromage, elle a eu une indigestion qu'elle a manqué mourir. D'la vraie poison!
—T'as ben menti ça!
—Ouais! t'a menti vaut une tape!
—Bon, viens-y donc, voire!
L'agent dut intervenir. Surtout qu'on discutait un échevin!
Il y avait des années que madame Perreault et madame Loiselle n'avaient connu pareilles journées.
Pas de jour, pas d'heure qui n'apportât sa nouvelle. Elles en eussent manqué de salive, si leurs glandes à venin n'eussent été de si longtemps gorgées de poison. A chaque connaissance qui les saluait de la phrase rituelle: «Il fait beau, hein!» Elles répondaient avec enthousiasme:
—Non, mais, i'fait-y beau!
Elles en devenaient généreuses, prêtes à faire pleuvoir sur tout une rosée de bile; à distribuer les ragots à tout venant, treize et même quatorze à la douzaine, pour le même prix, sachant surtout donner à chaque calomnie couleur de médisance.
—Pensez-vous que c'est pas effrayant, mame Perrault!
—Ben, dites-moi donc, mame Loiselle! Comment est-ce que c'est arrivé.
—Ah! j'aime mieux pas en parler. C'est hier à soir. Mame Mongrain est passée devant le restaurant, l'avait là Patry et Pitou Larose avec Eva. Patry a dit quéque chose, j'sais pas quoi. Eva, qu'est ricaneuse, s'est mise à rire...
—Faut dire qu'elle est pas mal vlimeuse!
—En tout cas, mame Mongrain a cru qu'elle riait d'elle. Pi comme mame Frenette sortait justement, elle lui a dit des choses épouvantables sur sa fille.
—Non!
François Perreault savait définitivement que monsieur Lindsay,—car c'était bien un monsieur Lindsay—avait quelque chose à faire avec la banque. A preuve: monsieur Lindsay s'était arrêté au magasin général et s'était informé comment allaient les affaires et «s'il n'y avait pas une industrie dans le village». Or, comme d'industrie il n'y avait que celle des «portes et châssis», celle de François Perreault...!
Il n'en avait pas dormi de la nuit. Son échéance tombait dans vingt-sept jours, il n'avait pas le sou et ce jeune homme était en train de faire enquête sur sa situation financière! Voilà donc pourquoi il était toujours fourré chez madame Frenette qui n'aimait point François.
A force de se rouler dans son lit, au petit matin le maître menuisier trouva une solution possible encore que difficile. Il prit son veston d'un geste péniblement décidé, s'épousseta d'un coup de main et monta chez les Sœurs. Il ne se sentait pas rassuré, évidemment.[172] Qu'allait dire la Supérieure quand il lui demanderait une avance sur cette commande qu'il était en train d'exécuter?
—Je comprends bien, monsieur Perreault, je comprends bien. Seulement, je ne sais pas si ça se peut. Je dois même vous dire qu'il est question d'attendre à l'an prochain pour changer les fenêtres de l'orphelinat.
—C'est pas possible, ma Sœur, j'ai presque fini l'ouvrage. Et il faut que je paye mon bois, que je paye mes ouvriers. Et puis... c'était commandé.
—Je comprends bien, monsieur Perreault. Vous me le dites. Mais ça, c'est des affaires de l'ancienne Supérieure. Moi je ne vous ai encore rien commandé. Il faudra que j'en parle à notre Mère Provinciale quand elle fera sa visite.
—Mais, quand c'est que c'est, sa visite. Parce que si...
—Certainement, certainement, je comprends bien. Elle doit passer vers le mois prochain. Le plus tard à la fin de l'été. Je vous avertirai, monsieur Perreault. Je vous ferai demander. Bonjour, monsieur Perreault.
—Bonjour, ma Sœur.
Il se retrouva dehors abasourdi, affolé, se demandant quel diable lui avait soufflé l'idée de cette démarche. Pourvu que la sœur Supérieure n'en parle pas à monsieur le Curé; c'est qu'il serait mécontent, monsieur le Curé.
Il va donc falloir passer à la mairie, demander un délai pour payer ses impôts.
La boulangère rentra chez elle toute rouge, nerveuse au point de se frapper à la grand'huche, tout près de la porte, à la grand'huche qui était pourtant là depuis des années, depuis toujours.
C'est qu'en revenant de chez la coiffeuse où elle se faisait faire une mise en plis toutes les deux semaines, elle avait rencontré le jeune homme. Elle l'avait vu, du coin de l'œil, qui marchait à sa rencontre tout en ayant l'air de ne pas la voir; sans doute la guettait-il depuis une heure qu'elle était passée. Quand il fut près d'elle, il parut hésiter; Germaine avait ralenti, oh! à peine. Puis, brusquement décidé, il lui avait dit:
—Pardon, madame, mais pourriez-vous m'indiquer où je pourrais trouver des cartes postales?
Elle lui avait donné le renseignement, rapidement, en évitant son regard, car elle avait tout de même sa fierté; on ne savait jamais si les fenêtres étaient vides d'yeux indiscrets et méchants. Elle avait cependant vu qu'il avait les dents blanches, régulières, fascinantes. Une Célina Perreault eût certes affirmé que c'était un râtelier, tant cela touchait à la perfection. Mais il était bien trop jeune et soigné. Ce devait être un artiste: il lisait sans cesse.
S'il pouvait rester quelque temps, peut-être le hasard le lui ferait-il connaître.
—Qu'est-ce que t'as, encore, demanda son mari: es-tu malade, ou en diable, pour changer?
Il commençait à en avoir assez de cette humeur massacrante qui lui détraquait les nerfs. Ce matin même, il en avait failli mettre un de ses mitrons à la porte.
Comme tous les derniers samedis du mois, le député, monsieur Eustache Baribeault, vint visiter son fief de Saint-Julien. C'était pour lui d'ordinaire un véritable repos, une agréable excursion; car nul endroit ne lui était plus accueillant que cette paroisse calme où il n'avait que des amis, où chaque élection lui apportait de foudroyantes majorités. Chaque printemps, il y venait aussi pour l'annuelle «partie de sucre» dans les splendides érablières du voisinage. Il avait surtout l'agrément d'y rencontrer des électeurs peu exigeants qui se tenaient pour satisfaits si les routes étaient entretenues et si le garde-chasse ne les empêchait point de chasser la perdrix; et comme souscription, dix dollars à la tombola des Sœurs suffisait pour l'année.
Mais cette fois, il n'était pas depuis deux heures dans la circonscription que les tuiles commençaient à pleuvoir; quel diable de vent avait pu passer sur son patelin?
Tous ces visages avenants qu'il connaissait, il les rencontrait figés, avec des regards fuyants et des poignées de main vides d'amicale passion. Et partout des conciliabules à trois ou quatre voix qui s'éteignaient peureusement dès que résonnait un pas sur le trottoir fouetté d'une pluie agressive.
Il avait d'abord perçu cela chez les Moquin, où il avait fait en passant sa première visite; de gros métayers dont le troupeau était un sujet d'orgueil et de cordiale envie pour tout le canton. Il y avait senti une réserve inaccoutumée. Puis chez les Rondeau, les Lacasse, les Emery Bouchette, tous ses fidèles. Si bien[175] qu'en ce dernier endroit il s'était attardé jusqu'à ce que le chat enfin sortît du sac, ce qui n'avait pas été sans peine. Il finit toutefois par en savoir le court et le long, à force de parler de tout et de rien.
—Ben, voyez-vous, m'sieu Baribeault, aux dernières élections on avait parlé de la loi su' les vaches. Vous aviez promis qu'on serait tranquille, pi qu'on viendrait pas nous tuer nos vaches en disant qu'elles avaient la barticulose.
—Ben certain. Mais... c'est-y qu'il est venu un inspecteur? Ça se peut pas. Je leur'z-ai défendu.
—Ouais, j'sais pas si c'est un inspecteur, comme vous dites; mais y a une espèce de gars qu'est au village depuis trois, quatre jours. Pi i'paraît qu'y demande des questions. I'en a qui disent que c'en est un, un inspecteur; d'autres, que c'en est pas. En tout cas, on n'aime pas ça. On pensait qu'en vous élisant, on serait ben tranquille; c'est tout c'qu'on demandait. A c't'heure c'est rendu qu'on est obligé de cacher nos vaches.
—Écoutez, mes amis, je vais m'en occuper tout de suite en rentrant à Québec.
—Ben, dérangez-vous pas. Laissez faire. Il y a Émilien qui a dit qu'il allait y voir.
Émilien, c'était le maire; et le député n'était pas sans connaître les ambitions inavouées de ce jeune homme. Décidément, les choses se gâtaient.
Au village, c'était encore pis.
Le bruit courait—et il n'avait pas loin à courir pour faire le tour du canton—que maître François Perreault était «en mauvaises affaires»; si mauvaises, disait-on, que poussé par le désespoir, il était allé chez les Sœurs, exigeant de l'argent tout de suite, faisant même des menaces. Lui-même en avait parlé, et en quels termes! jusqu'à déclarer que les «Sœurs»[176] n'avaient «ni âme ni conscience»; il fallait que les choses en fussent rendues bien creux. Et cela pouvait le mener loin. La Supérieure avait dû en parler à monsieur le Curé, puisque ce dernier était subitement parti pour Montréal, sans doute pour porter le fait devant Monseigneur. Des plans pour se faire excommunier! D'ailleurs, on savait que François Perreault avait failli ne pas faire ses Pâques l'année précédente; c'était tout juste s'il avait fait des Pâques de renard, à la Quasimodo.
Le bruit courait, le bruit courait... que madame Mongrain avait décidé d'aller consulter un avocat.
A la sortie du mois de Marie, la veille, une dizaine de dévotes dont madame Frenette se racontaient «des choses», lorsqu'était survenue madame Mongrain. Des regards, cela était passé aux mots. Pour finir, madame Frenette avait barré le chemin à madame Mongrain, en lui disant d'aller se «dépeinturer» avant d'entrer à l'église. Madame Mongrain l'avait poussée. Madame Frenette avait fait de même, si bien que l'autre, s'enfargeant dans son parapluie, était allée s'étendre de tout son long dans le chemin où venait de passer un troupeau de vaches.
Cela ne pouvait en rester là.
Dans la même soirée, le boulanger Mongrain traversa le village magnifiquement ivre, lui qui de trois ans n'avait pas touché une goutte de boisson, ivre à en avoir les pieds ronds. Il se rendit chez madame Frenette qu'il traita de voleuse, et devant un étranger, encore, devant un gros médecin de Montréal qui s'était arrêté au restaurant à jouer dans le gobe-sous. Si bien que madame Frenette elle aussi, avait décidé de voir un avocat et parlait même de faire arrêter Mongrain.
Tout le village était en ébullition. Le matin les balais, qui d'habitude s'arrêtaient volontiers le temps d'une jasette, les balais maintenant faisaient voler la poussière des perrons à grands coups rageurs; c'était à qui empoussiérerait le plus sa voisine. Les hommes, eux, prenaient parti pour monsieur Chrétien ou pour le père Saint-Jean. A ce point qu'on avait à peine ébauché la tranchée de l'aqueduc, le maire ayant fait interrompre les travaux en laissant entendre que le député s'en était mêlé et voulait favoriser un entrepreneur étranger.
Le temps s'était mis du concert. Une brise soufflait dans les ormes et les lilas, obligeant les hommes à froncer méchamment les sourcils et les femmes à tenir leurs jupes à pleines mains, comme prêtes à courir vers quelque champ de bataille. La douce Rivière-aux-Sangsues, profitant des averses, gonflait ses eaux et se donnait de faux airs de torrent.
Monsieur Lindsay, lui, passait son temps sur la véranda à lire des livres dont il paraissait avoir apporté une inépuisable provision. Jamais on n'avait vu quelqu'un lire autant. Il était, sans qu'il le sût, constamment surveillé, chacun de ses pas prêtant à des gloses diverses. Tous les matins il partait, en pantalon crème et en chemise de couleur, sans chapeau, et s'en allait par les chemins de traverse vers les sources de la rivière, là où avant de commencer à brasser les cailloux de son lit, elle se recueille en un petit bassin couronné d'iris jaunes veinés de noir et d'ancolies couleur de sang. Au-dessus de sa tête, un pic doré tapait du bec dans le tronc desséché d'un frêne avec une hâte inexcusable en si calme lieu.
C'était son dernier jour.
Le soir même il prit son sac et monta dans l'autobus. Il passa dans les rues étroites et presque vides, ignorant que chaque persienne filtrait un regard curieux.
Le soleil magicien se leva, grandit, Samba, chassant la fraîcheur et l'ombre, effaçant le vent et l'orage. Montant dans le ciel pâli, son ascension parut le rapprocher de la terre et des hommes. L'air se fit tiède, puis chaud. Et ce fut la première vraie journée d'été, alanguissante et heureuse.
Comme tous les dimanches, on se retrouvait à la sortie de la grand'messe, sur le terre-plein; la foule petite des paroissiens se fractionnait en groupes, gens du village et gens de la terre mêlés; et les notables passaient de l'un à l'autre, partout mêmement accueillis.
Monsieur le Curé avait, comme par hasard, longuement prêché sur la charité chrétienne; un de ces prônes familiers dont il avait le secret; aussi bien n'en faisait-il point d'autres.
Tout le monde d'ailleurs s'apitoyait sur madame Frenette; on venait d'apprendre que son enfant, le petit de dix ans, avait été renversé le matin même par une auto américaine; il s'en était tiré avec une jambe cassée, mais on avait dû le transporter à l'hôpital de Montréal. Et dans le village, cet accident prenait figure de catastrophe, les touchait tous, tant les fils de leur vie étaient inextricablement mêlés.
Monsieur le député venait de présenter ses sympathies à la mère, devenue le centre de l'attention et qui ne s'en sentait pas peu flattée et adoucie.
Cela avait mis la conversation sur le chapitre des accidents. Et pour faire diversion, le père Saint-Jean raconta la mésaventure d'un habitant du rang de Renverci, qui s'était éveillé un matin pour trouver une de ses vaches installée dans la cuisine en train de manger la nappe cirée. Il racontait cela avec tant de comique sérieux, avec des détails si fantaisistes que tout le monde en rit à se tordre, monsieur Chrétien comme les autres.
Cela rompit la glace. Ils partirent tous deux de compagnie; et monsieur Chrétien put ainsi faire savoir au père Saint-Jean qu'il entendait rester échevin, mais qu'il n'avait plus le temps de s'occuper des écoles; et qu'il serait le premier à proposer le père Saint-Jean aux élections, à l'automne.
Et à mesure que le soleil montait vers le zénith, la paix, une paix miraculeuse descendit sur le village.
Le départ de monsieur Lindsay, sans que rien de fatal ne se fût passé, rasséréna François Perreault; au point que l'après-midi de ce beau dimanche, il le passa à dormir paisiblement. Le soir même, il apprit du maire que ce dernier l'endosserait au besoin, pour faciliter le renouvellement de son billet.
Les cigares du député, d'excellents cigares à trois pour dix sous, firent merveille; les passants purent voir tout le long de la route, dans les prés verdissants, les vaches rendues à la liberté ruminer béatement les tendres pousses de pissenlit.
Que s'était-il passé? Rien que d'ordinaire et de quotidien. Rien que de petits événements mille fois répétés depuis les années et auxquels personne n'eût attaché d'importance si le ciel n'eût ranci l'humeur[180] des gens et si, surtout une présence insolite n'eût jeté sur tout cela le piment de l'extraordinaire.
Avec le beau temps venu, chacun reprit son assiette, oubliant le vent et l'orage avec cette facilité heureuse propre aux enfants et aux simples.
La Rivière-aux-Sangsues seule continua à s'agiter sur son lit de cailloux. Mais les cenelliers se couvrirent de fleurs roses dont les pétales tombaient dans l'eau mouvante. Les aulnes s'habillèrent de jaune, puis de vert. Sur le village continuèrent de régner les bonnes et mâles odeurs du pain frais et du bois menuisé.
A l'Hôtel du Nord, les chambres furent vides comme d'habitude; cela importait peu tant que durait le permis de vendre de la bière, tant que restait ouverte la taverne.
Monsieur Lindsay est retourné au travail après sa semaine de vacances. Il a repris ses manchettes de lustrine et sa visière; et il ouvre tout grand le plumitif de la Cour des Jeunes Délinquants où il est greffier adjoint. Il soupire.
—Et puis, monsieur Lindsay, vous avez passé des bonnes vacances?
—De bonnes vacances? J'pense bien! Je suis allé dans le coin le plus tranquille! Un petit village, pas très loin de Robertville. C'est extraordinaire comme on peut se sentir loin de tout, à vingt milles pourtant de Montréal. Pendant une semaine, je n'ai vu que des gens calmes, des visages amicaux et souriants. C'est un heureux endroit où il ne se passe rien, jamais rien.
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[Fin de L'Héritage et autres contes par Phillipe Panneton (pseud Ringuet)]