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Title: Espagne et Beaux-Arts
Date of first publication: 1866
Author: Louis Viardot (1800-1883)
Date first posted: February 9 2015
Date last updated: February 9 2015
Faded Page eBook #20150201
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MÉLANGES
PAR
LOUIS VIARDOT
PARIS
LIBRAIRIE DE L. HACHETTE ET Cie
BOULEVARD SAINT-GERMAIN, No 77
1866
Droit de traduction réservé.
Quand l'homme arrive à l'extrémité de sa vie, il cesse de regarder l'avenir, n'ayant plus de projets à former ni de souhaits personnels à faire. Il se retourne vers le passé, et lui demande des souvenirs. Pour un écrivain, ce sont surtout des écrits; et, si modeste, si effacée que soit la place qu'il a tenue dans la littérature de son époque, il ne peut manquer néanmoins de se rappeler quelques fragments, dispersés naguères parmi les publications périodiques, dont il regretterait la perte absolue et l'entière disparition. Il tient à les recueillir, ne serait-ce que pour les laisser à ses enfants, à ses proches, à ses amis. Quant à moi, ces fragments sont de deux sortes: les uns se rapportent à l'Espagne, dont j'ai de préférence étudié l'histoire et les œuvres, soit de la plume, soit du pinceau; les autres aux Beaux-Arts, qui ont fait la plus constante occupation et—sauf les joies du cœur—le plus doux charme de ma vie. Les premiers sont réunis dans la première partie de ce volume; les seconds dans la seconde.
Montaigne dit plaisamment, au début d'un chapitre de ses Essais: «Quelque diversité d'herbes qu'il y ait, tout s'enveloppe sous le nom de salade. De mesme... je m'en voys faire une galimafrée de divers articles.» Ici tout s'enveloppera dans un commun sujet: l'Espagne d'abord, puis les Beaux-Arts.
Bade, janvier 1866.
Rendu à la pureté du texte primitif, d'un côté en lui restituant les passages supprimés par le saint-office, de l'autre en lui ôtant une seconde partie faite après coup, qui n'est ni du même auteur, ni du même style, ni de la même portée, le Lazarille de Tormès n'a pas plus d'étendue qu'une simple nouvelle. Et pourtant ce petit livre, qui ne fut longtemps connu chez nous que par l'antique version française faite sur des textes mutilés, et dans lequel on ne voyait alors que les aventures comiques d'un petit vagabond, est d'une importance considérable, d'abord dans l'histoire politique de l'Espagne, puis dans l'histoire littéraire de toute l'Europe. Comme cette double importance vient en partie du nom de son auteur et plus encore de la date de sa publication, il faut, avant de parler du livre, faire connaître, par une courte biographie, (p. ii) l'homme qui le mit au monde. Nous verrons ensuite dans quelles circonstances il parut, et quels résultats il produisit.
Publié sans nom d'auteur, proscrit dès son apparition, le Lazarille fut attribué à plusieurs personnes, n'étant avoué d'aucune. Le Père José de Siguenza affirme qu'il fut écrit par un moine hiéronimite, nommé Fray Juan de Ortega, qui l'aurait jeté de son cloître dans la société, comme, cent ans plus tard, un moine de la Merci, Fray Gabriel Tellez, se cachant sous le pseudonyme de Tirso de Molina, jeta sur le théâtre les plus hardies et les plus licencieuses de toutes les comédies espagnoles. Mais ce témoignage ne peut guère infirmer l'opinion de l'Espagne entière, qui, sur des preuves sans doute plus solides, a cru devoir reconnaître pour auteur du Lazarille don Diego Hurtado de Mendoza.
Cet écrivain, qui fut homme de guerre et d'État, philologue, géographe, historien, poëte et romancier, naquit à Grenade, vers la fin de 1503, d'une des plus illustres maisons de la monarchie. Fils du comte de Tendilla, premier marquis de Mondejar, il avait quatre frères aînés, et chaque membre de cette nombreuse famille se rendit recommandable par son mérite et ses services. Don Luis fut capitaine-général du royaume de Grenade, et ensuite président du conseil de Castille. Don Antonio, quatrième gouverneur et premier vice-roi de la nouvelle-Espagne, conquit la province de Xalisco, aujourd'hui Nouvelle-Galice, découvrit la côte de Californie et la navigation de la mer du Sud, et mourut à Lima, vice-roi du Pérou, (p. iii) après avoir fait la description de cette riche province, et fondé l'université de San-Marcos de Lima, sur le modèle de celle de Salamanque. Enfin, don Francisco fut évêque de Jaen, et don Bernardino, général des galères d'Espagne.
Don Diego, comme le cinquième fils, fut destiné par ses parents à la carrière des lettres, c'est-à-dire, à l'état ecclésiastique. Outre les langues anciennes, il apprit l'hébreu, l'arabe, et fut envoyé à l'université de Salamanque pour étudier la philosophie scolastique, la théologie et le droit canon. Ses vastes connaissances le firent promptement remarquer, et, sa naissance répondant à son mérite, Charles-Quint, qui reconnut en lui un homme propre aux affaires publiques, le tira de sa docte retraite pour l'attacher à la cour. Mendoza quittait à peine les bancs de l'école, où l'on restait fort tard pour arriver aux derniers grades, que l'empereur lui confia l'ambassade de Venise.
Il paraît que le jeune étudiant ne fut nullement ébloui de sa nouvelle dignité, et qu'il sentit de bonne heure les épines des charges publiques. «Qu'un ambassadeur est malheureux! écrivait-il à son ami don Luis de Zuñiga. C'est par nous que les rois commencent quand ils veulent tromper, et la plus importante de nos fonctions, c'est de ne rien faire, de ne rien dire absolument, pour ne point être découverts.» L'ambassadeur d'un prince tel que Charles-Quint pouvait bien penser ainsi de son emploi; mais oser le dire, c'était montrer un noble reste de l'antique franchise castillane.
(p. iv) Après un assez long séjour à Venise, Mendoza fut choisi par l'empereur pour représenter la nation espagnole au concile de Trente, et le discours qu'il prononça devant cette assemblée, en 1545, prouve qu'il remplit avec éclat une mission si délicate. Enfin, deux ans plus tard, Charles-Quint le nomma ambassadeur à Rome, alors centre de la politique européenne, pour y combattre le parti français qu'avait embrassé le pape Paul III. Ce fut en cette qualité qu'il fit devant le souverain pontife, en présence des cardinaux et des ambassadeurs de toutes les autres cours, une protestation si énergique et si menaçante, que le pape l'interrompit pour lui rappeler qu'il était dans sa maison, et qu'il ne devait pas s'oublier. «Je suis chevalier, reprit fièrement l'ambassadeur, et comme tel, je dois exécuter littéralement les ordres de mon maître, sans aucune crainte de Votre Sainteté, mais seulement avec le respect qu'on doit au vicaire du Christ; et, puisque je suis ministre de l'empereur, sa maison est partout où il m'ordonne de mettre les pieds.» Jules III, successeur de Paul, qui prit le parti de l'Espagne, nomma Mendoza confalonier, ou porte-étendard de l'Église, et le chargea de soumettre les révoltés d'Italie, principalement les Florentins, qui, soutenus par la France, voulaient de nouveau secouer le joug des Médicis. Il mit dans cette mission tant de vigueur et de sévérité, que les Italiens opprimés attentèrent plusieurs fois à sa vie, et qu'un jour même, une balle dirigée contre lui tua le cheval qu'il montait. Charles-Quint le rappela, en 1554, lorsqu'il méditait son abdication. Nommé (p. v) conseiller d'État, Mendoza suivit Philippe II en Flandre, puis en France, et assista à la bataille de Saint-Quentin. Ce fut le dernier acte de sa vie politique. Peu après son retour en Espagne, un événement romanesque l'éloigna pour jamais des affaires, et le rendit à la retraite. Ayant rencontré dans le palais du roi un seigneur qu'il avait pour rival en galanterie, une querelle s'engagea; et, comme l'adversaire tirait son poignard, Mendoza le saisit par le corps et le jeta d'un balcon dans la rue. L'irascible monarque se contenta de punir cet outrage à la majesté royale par quelques jours de prison; mais il joignit à ce léger châtiment l'exil de la cour, auquel Mendoza se soumit avec joie.
Pendant son gouvernement d'Italie, Mendoza s'était adonné à l'étude de la littérature italienne, que les poètes espagnols, tels que Boscan et Garcilaso, commençaient alors à imiter et à répandre. Il se livra aussi avec ardeur à la recherche des manuscrits latins demeurés dans la patrie de Virgile, et des manuscrits grecs apportés en Italie depuis la prise de Constantinople par les Turcs. Il poussa ses soins jusqu'à envoyer des commissaires au monastère du mont Athos pour recueillir les débris des trésors littéraires de l'ancienne Grèce, et le grand Soliman Ier lui donna plusieurs caisses de manuscrits en échange d'un captif. Le culte qu'il rendait aux lettres et la protection qu'il leur accordait l'avaient rendu, comme on disait alors, le Mécène d'une foule de littérateurs. Ce fut à lui que le savant imprimeur Paul Manuce dédia son édition des œuvres philosophiques de Cicéron, (p. vi) auteur favori de l'écrivain espagnol, qui en avait corrigé lui-même les manuscrits. Retiré de la cour, Mendoza consacra à l'étude tous les instants de la liberté qu'il avait recouvrée. De sa retraite, il médita sur les causes du soulèvement des Morisques de Grenade, restes des anciens conquérants de l'Espagne demeurés dans les Alpuxares depuis la prise de leur dernier asile; et quand cette révolte fut devenue une guerre civile opiniâtre, il en écrivit les événements dans un ouvrage historique qui lui a mérité le surnom de Salluste espagnol. Ses derniers travaux furent une traduction de la Mécanique d'Aristote, des commentaires sur plusieurs autres ouvrages de ce philosophe, et quelques écrits politiques. Il mourut à Valladolid, d'autres disent à Madrid, en 1575, laissant au roi sa précieuse bibliothèque, qui fut déposée dans celle de l'Escorial.
Ce fut lorsqu'il achevait ses études à Salamanque, que Mendoza dut écrire le Lazarille de Tormès, et peut-être même ne le termina-t-il qu'en Italie; car les cortès de Tolède, dont il fait mention dans l'avant-dernier chapitre de son ouvrage, furent convoquées en 1538, année de sa nomination à l'ambassade de Venise. Cette circonstance peut du moins expliquer la brusque conclusion du livre, qui resta sans dénoûment et sans suite. C'était à l'époque où la réforme religieuse, née en Allemagne, propagée en Angleterre et en France, commençait à se répandre, à s'infiltrer dans les autres pays de l'Europe; où, le combat se livrait partout entre ses doctrines et celles de Rome; où, si longtemps rivales, la couronne (p. vii) impériale se liguait avec la tiare pour étouffer cet ennemi commun. L'université de Salamanque, le corps le plus éclairé de la monarchie espagnole, et très-souvent en hostilité avec l'Église, qu'il aurait voulu faire castillane, comme Bossuet, en France, la fit plus tard gallicane, sans professer ouvertement le protestantisme, en mettait cependant à profit l'apparition pour attaquer aussi tous les genres d'abus qu'il battait en ruine. Bien des preuves, trop nombreuses pour être citées ici, s'accordent à démontrer que l'esprit d'examen, de discussion, d'affranchissement, avait pénétré dans cette université célèbre. Jeune alors, généreux comme on l'est à cet âge, défenseur ardent des antiques libertés de sa patrie détruites par l'étranger, et non moins ardent ennemi des désordres qui l'affligeaient, Mendoza voulut entrer dans la lice. Il prit la voie détournée d'une ingénieuse satire, pour publier des vérités qu'il n'était pas possible de mettre toutes nues au grand jour. Cette satire est le Lazarille.
En effet, après une préface ou dédicace qui doit paraître obscure, embrouillée, presque dénuée de plan et de liaison, mais qui avait pour but de disposer le lecteur à la réflexion, à la recherche du vrai sens de l'ouvrage;—après avoir raconté l'éducation de son héros sous les auspices du malin aveugle, et préparé son sujet de la manière la plus heureuse et la plus habile;—on le voit tantôt fronder les préjugés ridicules et l'orgueilleuse misère des nobles (chap. IV): tantôt attaquer l'avarice et la rapacité du clergé (chap. III); tantôt censurer ses (p. viii) déréglements et son hypocrite immoralité (chap. V et VIII); tantôt dévoiler ses supercheries et ses rapines (chap. VI); puis, dans le chapitre dernier, sous la forme d'une louange ironique, il dénonce les exactions des troupes allemandes que Charles-Quint avait amenées de Flandre en Espagne, et qui, depuis la bataille de Villalar, en 1520, où périt, avec l'illustre Padilla, le parti des comuneros, mettaient l'Espagne au pillage.
Le livre satirique de Mendoza parut immédiatement après la tenue des cortès que Charles-Quint convoqua à Tolède en 1538. Ce moment était bien choisi. L'empereur avait voulu faire rétablir par l'assemblée nationale, pour s'abriter derrière son vote, l'odieux impôt de la Sisa, qui frappait sur les choses les plus nécessaires à la vie, et que l'indignation publique l'avait précédemment forcé d'abolir. Mais les députés espagnols, las des continuelles exigences de Charles-Quint pour alimenter ses guerres étrangères, las des exactions de ses ministres et de ses soldats allemands, repoussèrent avec énergie toutes les demandes de l'empereur, et ne lui accordèrent qu'un don gratuit de quatre cent cinquante millions de maravédis (environ trois millions et demi de francs), payables en trois ans: Ils osèrent lui répéter en face ce que lui avaient dit, vingt ans plus tôt, les cortès de Valladolid: "Rappelez-vous, seigneur, qu'un roi est le mercenaire de ses sujets." Ces cortès courageuses furent la dernière assemblée où siégèrent régulièrement les trois ordres de l'État, ou plutôt la dernière assemblée nationale de l'Espagne. Depuis (p. ix) lors, sous les rois autrichiens et Bourbons, l'on ne convoqua plus, à de longs intervalles, que de prétendus députés des villes pour assister à l'enregistrement des édits de bon plaisir.[1]
Écho populaire des opinions du congrès national, le Lazarille eut à son apparition un succès prodigieux. Mais tous ceux dont il attaquait les dilapidations, les vices, ou seulement les travers, se liguèrent bientôt contre ce petit livre, et parvinrent sans peine à le faire proscrire par les pouvoirs de l'État, intéressés eux-mêmes à la querelle. L'inquisition, qui grandissait de toute la crainte que causait la réforme, et qui montait alors au faîte de sa puissance, n'en permit plus la lecture que dans des éditions mutilées d'où furent enlevés les passages les plus hardis et les plus piquants. L'auteur lui-même, si les limiers du saint-office le découvrirent sous l'anonyme qui le cachait, ne dut échapper qu'à la faveur de sa haute naissance et des hauts emplois qui le tenaient éloigné de son pays, aux fureurs qu'il avait soulevées. Le Lazarille est donc bien, dans l'histoire politique de l'Espagne, un acte d'opposition, une petite révolte après la grande insurrection des comuneros; et l'on doit y reconnaître une des rares étincelles que le protestantisme alluma de loin jusqu'en ce pays, et qui se perdirent bientôt dans les flammes des bûchers de l'inquisition.
Mais son importance littéraire est plus grande, et elle fut plus durable que son importance politique. (p. x) D'abord, Mendoza eut l'honneur de partager avec Rabelais la création du roman satirique. Le Lazarille et le Gargantua parurent, on peut le dire, en même temps, celui-ci en 1535, l'autre en 1538: avec cette différence toutefois que Rabelais n'avait à son service qu'un idiome encore dans l'enfance, presque inintelligible aujourd'hui, tant il a subi de changements, tandis que Mendoza, en cela semblable à notre Pascal, écrivait dans une langue qu'il achevait lui-même de fixer, dans une langue déjà parfaite, et telle que l'ont parlée depuis lors tous les grands écrivains de son pays. Pour la pureté du langage, la grâce du récit, la vivacité des saillies; pour la forme littéraire en un mot, le Lazarille ressemble aux belles peintures de son époque, si fraîches, si nettes, si bien conservées, qu'elles semblent sortir de l'atelier du maître.
Satire politique d'une part, ce petit livre est aussi roman de mœurs, et c'est ainsi que nous allons désormais le considérer. L'on ne peut dire précisément qu'il est, par sa date, le premier roman de l'Espagne; car, outre l'innombrable foule (la innumerable caterva, comme dit Cervantès) des livres de chevalerie, l'Espagne avait eu, dès le quatorzième siècle, le Comte Lucanor de l'illustre infant Don Juan Manuel, neveu d'Alphonse le Savant, et cousin de Jean II. C'est le recueil d'une cinquantaine de nouvelles en prose, terminées chacune par une pièce de vers, et réunies dans le cadre ingénieux de l'éducation d'un jeune seigneur appelé Lucanor, par une espèce de Mentor appelé Patronio. Les leçons et les conseils y sont donnés sous la forme de contes ou d'apologues, (p. xi) tantôt graves, tantôt divertissants, toujours racontés avec une grâce naïve et charmante. Toutefois ce livre de l'infant Juan Manuel, qu'on pourrait appeler la première édition de toutes les Morales en action présentées depuis à la jeunesse, est peut-être un roman moral, mais non pas un roman de mœurs, deux choses fort différentes dans le fait, quoique si semblables dans le mot. Le premier roman de mœurs est Lazarille de Tormès.
Il a donné le mouvement et l'exemple à toute une branche de la littérature moderne, au roman espagnol (sauf les livres de chevalerie et l'immortelle satire qui les a tués), partant au roman français, jusqu'à Gil Blas. Que l'on examine attentivement le Lazarille dans le fond et la forme, dans l'invention du sujet et l'exécution des parties: qu'est-ce que l'histoire de cet enfant abandonné qui passe de maître en maître, qui se venge de les avoir servis en les déchirant, qui fait, à chaque condition nouvelle, la critique amère d'une classe de la société; qu'est-ce, sinon l'embryon du Gil Blas?
J'ai nommé Lesage en nommant son meilleur livre; il me suffira maintenant de citer ses principaux ouvrages, pour citer en même temps les principaux romans de mœurs qu'enfanta, en Espagne, l'exemple du Lazarille. L'on sait que, tout en arrangeant pour son théâtre de la Foire plusieurs pièces du répertoire espagnol, Lesage débuta dans le roman par la publication du Diable boiteux. C'est l'imitation, corrigée et augmentée, d'un ouvrage de Luis Volez de Guevara, portant le même titre (El diablo cojuelo, verdades soñadas y novelas de la otra vida). L'auteur (p. xii) original, Andalous de caractère comme de naissance, c'est-à-dire, au moins Gascon, s'étant faufilé dans les bonnes grâces de Philippe IV à la faveur d'une plaisanterie quelque peu téméraire, et qu'il serait hors de propos de raconter ici, était chargé d'amuser ce prince, souvent ennuyé, et de mettre au net ses brouillons dramatiques lorsqu'il écrivait des comédies sous le nom de un ingenio de esta corte. Il faisait enfin ce que Voltaire, dans une situation presque analogue près du grand Frédéric, appelait laver le linge sale de Sa Majesté. Toute la fable de Lesage est dans le Diablo conjuelo: l'étudiant don Cleofas, Asmodée sortant de la bouteille, leur promenade sur les toits, la vue intérieure des maisons, le récit de ce qui s'y passe. Une fois maître de cette ingénieuse donnée, Lesage, il faut l'avouer, en tire bien meilleur parti que Velez de Guevara, qui, pour faire pardonner quelques bonnes morsures, quelques bons coups de griffes, est obligé de faire à la fin patte de velours, et de tomber dans le plat éloge de tous les grands seigneurs qu'il rencontrait dans l'antichambre du roi. Cependant, pour remplir son livre, Lesage ne se fait pas faute d'autres emprunts, tantôt à Francisco Santos, auteur peu connu de Jour et nuit de Madrid (Dia y noche de Madrid), tantôt à Quevedo lui-même dont il prend çà et là des saillies et des boutades.
Le roman des Aventures de Guzman d'Alfarache, qui vint après, est la traduction à peu près toute simple de la Vida y aventuras del picaro Guzman de Alfarache, par le docteur Mateo Aleman. Il en est de même de la Vie d'Estevanillo Gonzalez, garçon de (p. xiii) bonne humeur. Espèce de valet bouffon au service du général Ottavio Piccolomini, gouverneur des Pays-Bas pour l'Espagne, l'auteur avait écrit, sous ce titre, ses propres mémoires; Lesage les traduisit. Ce Gusman d'Alfarache, cet Estevanillo Gonzalez, ainsi qu'un Marcos de Obregon, dont nous parlerons plus longuement tout à l'heure, appartiennent tous trois à la littérature que les Espagnols nomment picaresca, et qui commence au Lazarille de Tormès; ils sont tous trois de sa famille, et ses propres descendants en ligne directe.
Restent Gil Blas et le Bachelier de Salamanque. Leur histoire est intimement liée, et je vais parler des deux à la fois.
Ni la nature, ni les traités politiques, n'ont tracé si nettement les délimitations des peuples qu'il ne se trouve quelquefois, sur les frontières, de ces terrains vagues et indivis que se disputent deux nations riveraines, faisant valoir chacune ses titres à leur possession. Telles sont, aux Pyrénées, les Aldudes ou la vallée d'Andorre. Le Gil Blas est précisément comme un de ces terrains contestés, sur la frontière des littératures espagnole et française. Et vraiment, il vaut bien la peine qu'on engage à son sujet une de ces querelles innocentes dont le canon n'est pas l'ultima ratio. Nous voulons le garder, les Espagnols le réclament; nous prétendons qu'il est à nous; eux, qu'il leur fut volé. J'ai lu les pièces du procès, et je crois pouvoir m'établir, non pas juge assurément, mais fidèle rapporteur de la cause.
Le père Isla, traducteur du Gil Blas, volé, dit-il, à l'Espagne par M. Lesage, et rendu à sa langue naturelle (p. xiv) par un Espagnol jaloux qui ne souffre pas qu'on se moque de sa nation (toute cette tirade se trouve dans le titre de son ouvrage), et Llorente, le savant et courageux historien de l'inquisition, qui a fait tout un livre sur cet unique sujet, sont les deux principaux avocats des réclamants. Ils disent, en substance, qu'Antonio de Solis, l'illustre auteur de la Conquête du Mexique, de la comédie l'Amour à la mode, etc., avait écrit, sous le titre du Bachelier de Salamanque (Historia de las aventuras del bachiller de Salamanca, don Querubin de la Ronda) un roman satirique sur le règne de Philippe IV, ou plutôt sur les ministères des ducs de Lerme et d'Uceda et du comte-duc d'Olivarès;—que le manuscrit de ce roman, qui ne pouvait s'imprimer en Espagne, fut remis par son auteur, en 1656, au marquis de Lyonne, alors ambassadeur de France à Madrid, où il commençait à négocier le mariage de Louis XIV avec Marie-Thérèse d'Autriche;—que le marquis, grand amateur de littérature espagnole, laissa le manuscrit de Solis avec toute sa riche bibliothèque, à l'un de ses fils, l'abbé Jules de Lyonne;—que ce dernier, protecteur de Lesage, auquel il enseigna même l'espagnol, lui laissa l'usage de ses livres, et lui légua ses manuscrits;—que Lesage démembra le roman de Solis;—qu'il en enleva les parties principales, notamment les mémoires secrets sur la cour de Philippe IV, pour en composer son Gil Blas, et qu'ensuite, afin de mieux cacher l'usurpation, il trouva encore dans les rognures de quoi composer plus tard son Bachelier de Salamanque.
(p. xv) Il est vrai, sur ce dernier point, que, sans s'expliquer davantage, Lesage avoue qu'il a tiré le sujet du Bachelier d'un manuscrit espagnol; il est encore vrai que les Espagnols fondent l'accusation de plagiat et de vol dont ils dressent contre Lesage l'acte en forme, sur un échafaudage de petites démonstrations qu'il serait trop long d'analyser ici, et qui, toutes réunies, peuvent être d'un certain poids dans la balance du juge. Toutefois, l'existence du manuscrit attribué à Solis n'est qu'une allégation entièrement dénuée d'authenticité matérielle; elle ne saurait faire preuve dans un procès criminel pour abus de confiance, dol et spoliation littéraires. D'un autre côté, les défenseurs de l'écrivain français, en lui octroyant de leur pleine autorité l'exclusive propriété du livre en litige, ont traité avec un trop superbe dédain les accusations ennemies, sans prendre la peine de les discuter aussi sérieusement qu'elles le méritent. Il me semble que, dans leurs attaques et leur défenses également passionnées, les adversaires et les avocats de Lesage ont également négligé le point intermédiaire et véritable de la question. Voici ce que ne disent ni les uns ni les autres, et ce qui me paraît, comme le plus vraisemblable, le plus voisin de la vérité.
Lesage, tout le monde en convient, avait moins le génie de la création qu'un admirable esprit d'arrangement. Il a traduit beaucoup, jusqu'au Roland l'amoureux de Boyardo, jusqu'à cette détestable suite au Don Quichotte qu'osa faire un plagiaire caché sous le nom supposé de Fernandez de Avellaneda, et qu'on avait jusqu'à présent confondue en France avec l'œuvre (p. xvi) de Cervantès[2]. Ses autres ouvrages sont des imitations libres, comme le Diable boiteux, tiré du livre de Guevara, comme le Bachelier de Salamanque, tiré d'un manuscrit. Mais là, en conservant les titres originaux, il n'a pas dissimulé les emprunts. Le Gil Blas seul paraît une œuvre à lui, et, comme dit Montesquieu de son Esprit des Lois, prolem sine matre creatam. L'on ne saurait douter, en effet, qu'il y ait mis du sien plus qu'en aucune autre. Mais il est facile de reconnaître que, ni le plan général de cette vaste comédie, ni plusieurs des épisodes divers dont elle se compose, ne lui appartiennent en propre. Dans le Gil Blas même, Lesage est moins un puissant inventeur qu'un très-habile metteur en œuvre. Seulement, ayant, cette fois, composé de toutes pièces, il n'était pas tenu, comme pour ses autres livres, de confesser l'emprunt dans le titre même. De là cette apparence de création toute personnelle. Pour soutenir mon opinion intermédiaire entre la pleine et légitime propriété que les Français attribuent généreusement à Lesage, et le vol pur et simple dont les Espagnols l'accusent brutalement, je n'irai pas supposer l'existence toute gratuite d'un manuscrit que personne n'a vu, et dans lequel on peut dès lors trouver tout ce qu'on veut; je citerai des ouvrages imprimés, connus, répandus, où chacun sera libre de vérifier mes assertions.
L'idée mère de Gil Blas n'était pas nouvelle. Un homme parti de bas lieu, qu'élèvent peu à peu son (p. xvii) industrie et sa fortune, qui monte l'un après l'autre les degrés de l'échelle sociale, et qui traverse ainsi toutes les classes dont se compose l'humanité constituée en nation, cet excellent canevas du roman de mœurs, de la comédie à cent actes divers, se trouvait déjà, et plus qu'en germe, d'abord dans le Lazarille de Tormès, puis dans le Guzman d'Alfarache, l'Estevanillo Gonzalez, le Bachelier de Salamanque, tous sortis du Lazarille, et tous traduits ou imités par Lesage. Mais Lesage eut un autre modèle encore plus rapproché de Gil Blas; c'est un autre héros picaresque, c'est l'écuyer Marcos de Obregon, dont Vicente Espinel avait écrit l'histoire (Vida y aventuras del escudero Marcos de Obregon). Ce Vicente Espinel, l'un des amis de Cervantès, romancier, poëte et musicien, inventa une combinaison de rimes dans les vers de huit syllabes, qui fut nommée espinela avant de s'appeler decime, et ce fut lui qui ajouta la cinquième corde à la guitare. Son Marcos de Obregon est certainement le type primitif du Gil Blas. Je l'affirme, non-seulement à cause de la ressemblance parfaite des deux héros qui servent successivement plusieurs maîtres, non-seulement parce que Lesage a copié quelques passages d'Espinel, entre autres le long épisode du barbier Diego de la Fuente et de la belle Mergeline, mais parce qu'une circonstance plus décisive encore m'en donne le droit.
Tout le monde se rappelle l'avant-propos tant célébré du Gil Blas, cette aventure des deux étudiants, dont l'un, plus avisé, trouve l'âme du licencié Pedro Garcias en levant la pierre de son tombeau. Eh bien, (p. xviii) cet avant-propos est la préface, littéralement traduite, du roman d'Espinel. Lesage n'y a pas changé quatre mots. Cette observation, qui n'avait pas encore été faite, me parait prouver sans réplique l'intention qu'eut Lesage, en commençant ce livre, de ne faire, comme dans ses livres précédents, qu'une imitation très-amplifiée, très-perfectionée, d'un original espagnol. Le sujet s'étendit ensuite sous sa plume, et le succès de la première partie l'engagea à donner la seconde et la troisième après coup. Mais, pour remplir le cadre immense du Gil Blas, il employa le même procédé que pour grossir le Diable boiteux: ce fut d'emprunter de toutes mains. Ainsi, au dire de Llorente, les aventures de Doña Mencia de Mosquera, de don Pompeyo de Castro, de Séraphine et de don Alphonse, de don Raphaël et de sa mère Lucinde sont prises au fond, quoique changées de forme, dans des nouvelles de divers auteurs. D'autres fois, à l'inverse des dramaturges qui mettent le roman sur le théâtre, Lesage a mis le théâtre dans le roman. Ainsi, la charmante histoire de doña Aurora de Guzman avait été le sujet de la comédie intitulée Todo es enredos amor, y el diablo son las mugeres (l'amour est tout intrigues, et les femmes sont le diable). On voit, par ces détails, qu'en repoussant l'accusation de vol, de plagiat servile et déguisé, intentée à Lesage, il reste à reconnaître du moins que le Gil Blas n'est pas autrement à lui que le Cid ou le Menteur ne sont à Corneille; il reste à reconnaître que, dans son origine et ses développements, ce beau livre appartient en commun aux deux littératures, et que son auteur, (p. xix) inventeur borné, mais arrangeur admirable, et, de plus, éminent écrivain, y a pleinement justifié sa devise: Furto lætamur in ipso.
Que l'on me pardonne cette dissertation sur un livre qui est, je le répète, le couronnement glorieux de la littérature dont le Lazarille est l'humble base. Rien ne pouvait mieux justifier leur rapprochement; rien ne pouvait mieux prouver l'importance littéraire de l'opuscule satirique de Mendoza, auquel je reviens enfin par ce long détour, pour avertir que ma traduction a été faite sur un texte rendu à toute sa pureté, et tel qu'il est sorti de la plume de l'auteur. J'ajouterai seulement qu'en lisant ce curieux ouvrage, il faut, pour bien apprécier le mérite de sa composition et l'à-propos de ses critiques, se reporter au pays, aux mœurs, aux circonstances qui l'ont vu naître, et ne pas oublier qu'il est écrit depuis plus de trois siècles; il faut aussi, sous la pierre du tombeau, chercher l'âme du licencié Pedro Garcias.
Je tiens pour bon que les choses extraordinaires, et qu'on n'a peut-être jamais ouïes ni vues, viennent à la connaissance de tout le monde; car il peut se faire que tel qui les lira y rencontre quelque chose d'utile, et que ceux qui ne pénétrent pas si avant trouvent du moins à s'en amuser. Pline dit, à ce sujet, qu'il n'y a pas de livre si mauvais qu'il ne s'y trouve à prendre quelque chose de bon; d'autant plus que les goûts ne sont pas les mêmes, et que l'un aime avec passion ce que l'autre ne peut supporter. Pour cela, je pense qu'il ne faut détruire aucun ouvrage, s'il n'est tout à fait détestable, et que mieux vaut le communiquer à tous, surtout quand il n'offre aucun danger, et qu'on peut en tirer quelque fruit. S'il en était autrement, bien peu d'hommes écriraient pour un seul, car cela ne se fait pas sans travail, et puisqu'ils prennent cette peine, ils veulent en être récompensés, non par de l'argent, mais par la lecture de leurs œuvres, et par des louanges, si elles en méritent. Cicéron dit, à ce propos, que les honneurs enfantent les arts. Croit-on que le soldat qui monte le premier à la brèche haïsse (p. 2) le plus la vie? Non certes; mais le désir de la louange le fait s'exposer au péril. Il en est de même dans les arts et les lettres. Le prédicateur fait un excellent sermon, et désire sincèrement le bien des âmes; mais demandez-lui s'il est fâché de s'entendre dire: «Ah! que Votre Révérence a merveilleusement prêché!» Tel gentilhomme a jouté de la façon la plus gauche, et il donne sa casaque d'armes au bouffon qui le loue d'avoir porté d'adroits coup de lance. Qu'aurait-il fait si c'eût été la vérité? Tout va de la même manière; et, comme je me confesse de n'être pas plus saint que mes voisins, je ne serais pas fâché que ceux qui liront avec quelque plaisir cette misère que j'écris en style grossier, en fissent cas et profit, et reconnussent qu'un homme ne laisse pas de vivre au milieu de tant de périls et d'infortunes. Je supplie Votre Grâce de recevoir ce pauvre présent d'une main qui l'eût fait plus riche, si le pouvoir répondait au désir. Puisque vous avez souhaité que l'histoire vous fût racontée tout au long, j'ai cru devoir ne pas la prendre par le milieu, mais bien par le commencement, pour qu'on ait une entière connaissance de ma personne, et surtout aussi pour que ceux qui ont hérité de grands noms et des grandes richesses considèrent combien on leur doit peu d'éloges, puisque la fortune s'est montrée partiale en leur faveur, et combien en méritent davantage ceux qui, l'ayant contraire, ont gagné le port à force de rames.
Comment Lazarille naquit, et quels furent ses parents.
Avant toutes choses, il faut que vous sachiez que l'on m'appelle Lazare de Tormès, et que je suis fils de Tomé Gonzalez et d'Antonia Perez, habitants de Tejares, village des environs de Salamanque. Je naquis dans la rivière de Tormès, ce qui m'a fait donner le surnom que je porte, et voici de quelle manière la chose arriva: Mon père, que Dieu lui fasse miséricorde! était chargé de pourvoir un moulin placé sur le cours de la rivière, et dans lequel il fut meunier plus de quinze ans. Une nuit que ma mère, étant grosse de moi, se trouvait au moulin, elle y fut saisie par les douleurs de l'enfantement, et me mit au monde; de façon que je puis dire avec vérité que je suis né dans la rivière.
J'avais à peine atteint l'âge de huit ans, que l'on accusa mon père de certaines saignées malicieusement faites aux sacs de ses pratiques. Il fut arrêté, mis à la question, n'eut pas la force de nier, et souffrit persécution pour la justice, ce qui me fait espérer qu'il est aujourd'hui dans la gloire de Dieu, puisque l'Évangile (p. 4) l'appelle bienheureux[3]. Dans ce temps-là, on arma une flotte contre les Mores, et mon père, qui était banni pour le malheur que je viens de raconter, suivit en Afrique un chevalier dont il menait le bagage, et, en fidèle serviteur, y mourut avec son maître.
Ma mère, se voyant veuve et sans abri, résolut, comme dit le proverbe[4], de s'attacher aux bons pour devenir l'un deux. Elle s'en vint demeurer à la ville, y loua une petite maison, et se mit à faire la cuisine de quelques étudiants, et à laver le linge des palefreniers du commandeur de la Madeleine. Comme elle fréquentait ainsi les écuries, elle y fit connaissance avec un de ces moricauds[5] qui se mêlent de guérir les bêtes. Celui-ci venait quelquefois de nuit à la maison, et ne s'en allait que le matin; d'autres fois il y venait le jour sous le prétexte d'acheter des œufs. Dans le commencement j'en avais peur, en voyant son teint noir et sa mauvaise mine; mais quand je m'aperçus que le dîner gagnait à ses visites, je finis par l'aimer de bon cœur. En effet, il apportait chaque jour du pain, de la viande, et même du bois pendant l'hiver.
Enfin ses visites et ses présents continuèrent si bien qu'un beau jour ma mère me donna un petit négrillon à bercer. Je me rappelle qu'une fois le mulâtre jouait avec lui, et que l'enfant, nous voyant blancs ma mère et moi, se sauva tout effrayé dans les bras de ma mère, et montrant l'autre avec le doigt: «Maman, (p. 5) disait-il, coco, coco[6].» Quoique bien jeune, je notai ce mot de mon petit frère, et je me dis: «Combien doit-il y avoir de gens dans le monde qui fuient les autres parce qu'ils ne se voient pas eux-mêmes!»
Notre mauvaise étoile voulut que les conversations de Zaïde (ainsi se nommait le Morisque) arrivassent aux oreilles du majordome. On fit des recherches, et l'on découvrit qu'il volait la moitié de l'orge; que la paille, le son, les étrilles, les brosses, les couvertures s'en allaient aussi, et qu'enfin, quand il n'avait pas autre chose, il déferrait les chevaux pour apporter à la maison de quoi élever mon petit frère. Ne nous étonnons plus qu'un prêtre, qu'un moine, volent les pauvres ou le couvent pour assister leurs dévotes, puisque l'amour poussait un pauvre esclave à la même action. On lui prouva tout ce que je viens de dire, et bien plus encore; car, en m'interrogeant avec menace, on me fit découvrir par peur tout ce que je savais, jusqu'à certaines ferrures que ma mère m'avait envoyé vendre au maréchal. Mon pauvre beau-père fut fouetté et marqué; ma mère fut condamnée, sous peine des cent coups de fouet ordinaires, à ne plus mettre les pieds dans la maison du commandeur, et à ne plus recevoir le malheureux Zaïde dans la sienne.
Afin de ne pas jeter le manche après la cognée, la pauvre femme se soumit à sa sentence, et, pour éviter le danger des rechutes, ainsi que pour se délivrer des mauvaises langues du voisinage, elle s'en alla servir à l'auberge de la Solana, où elle acheva, au milieu de (p. 6) mille peines, d'élever mon petit frère jusqu'à ce qu'il sût marcher, et moi jusqu'à ce que je fusse un grand garçon. En attendant, j'allais acheter pour les hôtes du vin ou de la chandelle, et faire les petites commissions dont j'étais capable.
Comment Lazarille se mit au service d'un aveugle, et des aventures qu'il eut avec lui.
Dans ce temps-là, un aveugle vint loger à l'auberge, et, me trouvant bon pour le conduire, il me demanda à ma mère. Celle-ci me recommanda de son mieux, disant que j'étais fils d'un homme qui avait été se faire tuer à la bataille des Gelves pour la défense de la foi, et ajoutant qu'elle espérait en Dieu que je ne serais pas pire que mon père, qu'ainsi elle le priait de me bien traiter, et de veiller sur moi, puisque j'étais orphelin. Il répondit qu'elle fût tranquille, et qu'il me prenait non pour son valet, mais pour son fils. Je commençai donc à servir et à conduire mon vieux nouveau maître.
Nous restâmes quelques jours à Salamanque; mais l'aveugle, trouvant que la recette n'allait pas à son gré, résolut de s'en aller ailleurs. Au moment de partir, j'allai voir ma mère; nous nous mîmes tous deux à pleurer. Elle me donna sa bénédiction, en me disant: «Mon enfant, je sais que je ne te verrai plus. Tâche d'être honnête homme, et que Dieu te conduise. Je (p. 7) t'ai élevé, je t'ai donné un bon maître, fais-en ton profit.» Là-dessus, j'allai trouver mon maître qui m'attendait.
Nous sortîmes de Salamanque, et nous arrivâmes au pont à l'entrée duquel est un animal de pierre qui a à peu près la forme d'un taureau. L'aveugle me fit approcher tout près de l'animal, et me dit: «Lazare, mets l'oreille contre le taureau, et tu entendras un grand bruit dans son corps.» Moi, simple que j'étais, je le crus et j'approchai; mais dès que l'aveugle sentit que ma tête touchait presque la pierre, il me la poussa si rudement contre le maudit taureau, que la douleur du coup de corne m'en dura trois jours. «Sot que tu es, dit-il en riant aux éclats du tour qu'il m'avait joué, apprends qu'un garçon d'aveugle doit en savoir un peu plus que le diable.»
Il me sembla que, dans cet instant, je sortais du sommeil de l'enfance où j'avais été jusqu'alors plongé, et je me dis: Il a raison, vraiment, car je suis seul; il faut m'aviser, ouvrir les yeux, et penser à mes affaires.
Nous commençâmes notre route, et en peu de jours il me montra le jargon du métier. Me trouvant de l'esprit, il s'applaudissait et me disait: «Lazarille, je ne peux te donner ni or, ni argent, mais des conseils pour bien vivre, une foule.» Et c'était vrai, car, après Dieu, ce fut lui qui me donna la vie, et qui, bien qu'aveugle, m'éclaira et me guida dans la carrière du monde. Je m'amuse à vous conter ces enfantillages pour vous montrer quelle vertu c'est aux hommes de s'élever quand ils sont bas, et quel vice de s'abaisser quand ils sont hauts.
(p. 8) Revenant aux affaires de mon aveugle, il faut que vous sachiez que, depuis que le monde existe, Dieu n'en a pas fait de plus fin, ni de plus matois: c'était un aigle dans son métier. Il savait plus de cent oraisons par cœur, et les disait d'un ton grave et sonore qui faisait retentir l'église, avec une posture humble et dévote qu'il savait prendre en priant, mais sans faire, comme tant d'autres, des grimaces et des contorsions, sans tourner la bouche et rouler les yeux. Il avait en outre une foule de rubriques pour attraper de l'argent. Il savait des prières à toutes sortes d'effets, pour les femmes stériles, pour les femmes en couches, pour les femmes mal mariées afin de se faire aimer de leurs maris. Aux femmes enceintes, il prédisait si c'était un fils ou une fille qu'elles portaient. En outre, il avait des recettes pour le mal de dents, les pâmoisons et toutes espèces de maladies, car il disait qu'en fait de médecine, Galien n'était qu'un novice auprès de lui. Finalement, personne ne pouvait se plaindre de quelque douleur que ce fût qu'il ne lui dît aussitôt: «Faites ceci, faites cela, cueillez telle herbe, prenez telle racine.» De la sorte, tout le monde courait à lui, surtout les femmes, qui ne croyaient et ne juraient que par leur aveugle. Aussi en tirait-il grand profit par tous ses artifices, et gagnait-il en un mois plus que cent aveugles en un an.
Cependant je dois vous dire qu'avec tout ce qu'il attrapait et tout ce qu'il avait amassé, c'était bien l'homme le plus avare et le plus ladre que l'on ait vu, tellement, qu'il me faisait mourir de faim et me refusait jusqu'au nécessaire. Je le dis en toute vérité, si je n'avais trouvé dans mes ruses et mon adresse à remédier à sa vilenie, la faim (p. 9) m'eût tué bien des fois. Mais, en dépit de son savoir et de son astuce, je le contreminais de telle façon, que toujours ou le plus souvent j'attrapais la meilleure part. Pour cela, je lui faisais des tours de démon, et je vais en conter quelques-uns, quoi que je ne m'en sois pas toujours tiré sain et sauf. Il portait le pain et tout ce qu'on lui donnait dans un sac de toile dont l'entrée se fermait par une chaîne de fer avec un cadenas, et, soit pour y mettre, soit pour y prendre, il avait tant de vigilance et de célérité, que le monde entier n'aurait pu lui souffler une miette. Moi, je prenais d'abord la misère qu'il me donnait, et qui avait disparu en deux bouchées; puis, quand le cadenas était fermé, et qu'il ne veillait plus sur son sac, pensant que je m'occupais d'autre chose, par une couture que je décousais et recousais fréquemment, je saignais sans pitié l'avare besace, et j'en tirais non du pain par ration, mais de bons morceaux de lard et de saucisses. Enfin, je ne perdais aucune occasion de réparer l'effroyable disette où j'étais réduit.
Tout ce que je pouvais lui escroquer, je le portais en liards[7], et quand il recevait un double liard pour prix d'une prière, comme il ne pouvait voir la manœuvre, à peine le donneur avait-il lâché sa pièce, qu'elle était lancée dans ma bouche et remplacée par un liard tout prêt, de façon que, quelque vite que l'aveugle tendît la main, le change était fait et l'aumône partagée. Le méchant vieillard, qui connaissait sur-le-champ au toucher que le liard était simple, se plaignait, (p. 10) et disait: «Que diable est ceci? Depuis que tu es avec moi, je ne reçois plus que des liards; auparavant on ne me donnait que des demi-sous et souvent des sous entiers; c'est à toi qu'il faut attribuer ce malheur.»
Pour s'en venger, il volait sur les prières et n'en disait pas la moitié; car il m'avait chargé de le tirer par le manteau dès que celui qui le faisait prier s'éloignait. J'obéissais exactement, et tout aussitôt il se remettait à crier: «Qui est-ce qui veut telle ou telle oraison?» comme les aveugles ont coutume de dire.
Quand nous dînions, il avait l'habitude de mettre à côté de lui un pot de vin, que j'empoignais vite pour lui donner tout bas une paire de baisers, et que je remettais à sa place. Cela dura peu, parce qu'il s'aperçut du déchet au nombre de gorgées qui restaient. Pour mettre son vin à l'abri, il ne lâchait plus le pot et le tenait constamment par l'anse; mais il n'y a pas de pierre d'aimant qui attire mieux le fer que je n'attirais le vin avec une longue paille de seigle que j'enfonçais dans le pot, et par laquelle je suçais tout à mon aise. Le traître fut encore assez fin pour me deviner, car il changea tout à coup de système: il prenait le pot entre ses jambes et le couvrait avec la main, sûr de boire en paix de cette manière. Comme je m'étais fait au vin, j'enrageais de m'en passer. Voyant donc que l'invention de la paille ne pouvait plus servir à rien, je m'avisai de faire au fond du pot un petit trou, que je bouchai soigneusement avec une plaque de cire très-mince. Au moment du dîner, feignant d'avoir froid, je me blottissais entre les jambes de l'aveugle, tout près du pauvre feu que nous avions. La chaleur (p. 11) faisait bientôt fondre la cire, et une petite source de vin commençait à me tomber dans la bouche, que je tenais de manière à donner au diable la goutte qui se serait perdue. Quand le pauvre aveugle voulait boire, il ne trouvait plus rien. Il s'étonnait, se maudissait, et donnait au diable le pot et le vin, ne sachant ce que ce pouvait être. «Pour cette fois, maître, lui disais-je, vous ne m'accuserez pas de le boire, car vous n'en ôtez pas les mains.» À force de manier, de retourner et de tâtonner le pot, il découvrit la fontaine et comprit le tour; mais il ne fit pas semblant de s'en être aperçu, et le lendemain, sans penser au mal qui m'attendait, sans me douter que je fusse deviné, je m'assis, comme de coutume, sous mon pot, recevant les douces gorgées qui s'en échappaient, le visage tourné vers le ciel, et les yeux à demi fermés pour mieux savourer leurs délices. L'aveugle sentit que c'était le moment de se venger de moi, et levant à deux mains ce vase doux et amer, il le laissa tomber sur ma bouche, en aidant de toutes ses forces à la chute, de manière que le pauvre Lazarille, qui ne s'attendait à rien et goûtait sans souci la jouissance du régal, crut vraiment que le ciel tout entier s'était écroulé sur sa tête. Le coup fut tel que j'en perdis connaissance, et que les éclats du pot, qui se brisa sur ma figure, me la déchirèrent en plusieurs endroits, et me cassèrent les dents qui me manquent encore aujourd'hui. Depuis ce moment, je pris en haine le méchant aveugle, et quoiqu'il me cajolât et me pansât tendrement, je vis qu'il se réjouissait du cruel châtiment qu'il avait imaginé. Il me lava avec du vin les coupures que le pot m'avait faites en se brisant, et, se mettant à rire: «Que t'en semble, (p. 12) Lazarille? me disait-il; ce qui t'a fait le mal le guérit;» et mille autres gentillesses qui n'étaient point gentilles à mon gré.
Lorsque je fus à moitié remis de ma triste pénitence et des meurtrissures qui m'en étaient restées, considérant qu'avec quelques coups semblables le cruel aveugle serait bientôt débarrassé de moi, je résolus de me débarrasser de lui; mais je ne me pressai pas, pour le faire avec plus d'avantage et de sûreté.
Quand j'aurais voulu calmer mon ressentiment, et lui pardonner les blessures de la cruche, les mauvais traitements qu'il me fit toujours endurer depuis m'en eussent empêché; car, sans raison ni motif, il me frappait de son bâton ou m'arrachait les cheveux; et si quelqu'un lui reprochait de me traiter si mal, tout aussitôt il contait l'aventure du pot, en disant: «Vous prenez donc ce garçon pour un innocent? Écoutez si le diable lui en montrerait en malice.» Les autres faisaient des signes de croix, et disaient: «Voyez un peu! qui croirait qu'un garçon si petit fût si malin?» Et ils ajoutaient en riant: «Châtiez-le, châtiez-le, vous ferez une bonne œuvre.» Aussi l'aveugle ne faisait-il autre chose. Mais je le menais toujours dans le plus mauvais chemin, exprès pour lui jouer pièce. S'il y avait des pierres, il passait dessus; de la boue, dans le plus épais; et quoique je n'allasse pas à pieds secs, je me réjouissais de me crever un œil pour en crever deux à celui qui n'en avait point du tout[8]. À chaque mauvais pas il me cognait avec son bâton le (p. 13) derrière de la tête, que j'avais toujours pleine de bosses et pelée par ses mains. J'avais beau jurer que je le faisais sans malice et qu'il n'y avait pas de meilleur chemin; le traître avait trop de bon sens et de finesse pour me croire.
Et pour que vous sachiez jusqu'où s'étendait l'esprit de ce malin aveugle, je vous conterai une histoire au milieu de toutes celles qui m'arrivèrent avec lui, parce qu'il me semble qu'elle fait connaître toute sa pénétration. Quand nous sortîmes de Salamanque, son dessein était d'aller à Tolède, parce qu'il disait que les gens y sont plus riches, quoique assez peu charitables, s'attachant à ce proverbe que le dur donne plus que le nu. Nous faisions cette route par les meilleurs pays. Si nous trouvions bonne réception et bonne aubaine, nous nous arrêtions; sinon, dès le troisième jour, nous levions le camp. Il arriva qu'en passant par un village qu'on appelle Almoron, dans le temps de la vendange, un vigneron lui donna en aumône une grappe de raisin. Comme elle était très-mûre, et qu'elle avait été déjà maltraitée dans les paniers, il ne pouvait, ni la tenir dans sa main où elle s'égrenait, ni la mettre dans son sac où elle se fût écrasée. Il se résolut donc à en faire un repas, aussi bien parce qu'il ne pouvait la garder, que pour me donner une douceur, car il m'avait grondé et battu tout le jour. Nous nous assîmes dans un fossé, et il me dit: «Je veux te faire aujourd'hui une libéralité, c'est-à-dire que nous mangerons ensemble ce raisin, et que tu en auras ta part aussi bien que moi. Voici comment nous partagerons: Tu piqueras une fois et moi une autre, pourvu que tu promettes de ne prendre qu'un grain chaque fois; je ferai de même jusqu'à ce que nous (p. 14) ayons achevé, et de cette façon il n'y aura pas de supercherie.» Le traité fait ainsi, nous commençâmes à picoter; mais, dès la seconde attaque, le traître changea d'avis, et se mit à prendre les grains deux à deux, considérant sans doute que je devais en faire autant. Comme je vis qu'il rompait le marché, je ne me contentai pas d'aller de pair avec lui, mais je les prenais deux à deux, trois à trois, les avalant comme je pouvais. Quand le raisin fut achevé, il resta quelque temps avec la grappe à la main, et, branlant la tête: «Lazarille, me dit-il, tu m'as trompé; je jurerais devant Dieu que tu as mangé les grains trois à trois.—Non, lui répondis-je; mais pourquoi soupçonnez-vous cela?—Pourquoi je soupçonne, répondit le sagace vieillard, que tu les mangeais trois à trois? c'est parce que je les mangeais deux à deux, et que tu te taisais. «Je ris dans ma barbe, et, quoique enfant, je ne laissai pas de comprendre toute la finesse de son observation.
Pour ne point être prolixe, je laisse de côté plusieurs choses aussi plaisantes que remarquables, qui m'arrivèrent avec ce premier maître, et je finis par une dernière espièglerie. Nous étions à Escalona, ville du duché de ce nom. Il me donna une andouille à faire rôtir, et, tandis qu'il mangeait les lèches de pain qui trempaient dans la graisse, il tira de sa poche un maravédi et m'envoya chercher du vin au cabaret. Le diable me jeta aux yeux l'occasion, qui fait le larron, comme dit le proverbe: ce fut de me faire voir au coin du feu un petit navet à demi pourri, qu'on y avait sans doute jeté parce qu'il n'était pas bon à mettre à la marmite. Comme nous étions seuls, que je me sentais un appétit d'enfer, et que je humais la savoureuse fumée de l'andouille (p. 15) que je savais bien être toute ma part, sans regarder à ce qui pourrait en advenir, et bravant le danger, je résolus de m'en passer l'envie. Tandis qu'il tirait l'argent de sa bourse, je tirai l'andouille de la broche, et j'y enfilai furtivement le navet. Mon maître me donna l'argent, et se mit à tourner la broche pour rôtir ce qu'on n'avait pas jugé digne d'être bouilli. J'allai chercher le vin, et, chemin faisant, j'eus bientôt dépêché l'andouille. Quand je revins, je trouvai le pécheur d'aveugle qui tenait entre deux rôties de pain le navet qu'il n'avait pas encore reconnu. Mais à peinte eut-il mordu, croyant trouver l'andouille, qu'il sentit le maigre légume: «Qu'est ceci, Lazarille? me dit-il en colère.—Pour Dieu, répondis-je, allez-vous vous en prendre à moi? est-ce que je ne viens pas de chercher le vin? Quelqu'un était sans doute ici et vous a joué ce mauvais tour.—Non, non, reprit-il, c'est impossible, car je n'ai pas lâché la broche.» Je me remis à jurer par tous les saints que j'étais innocent de l'échange; mais ce fut sans succès, car rien n'échappait à la sagacité du maudit aveugle. Il se leva, me saisit par la tête, et se mit à flairer mon haleine, comme pour trouver la piste de l'andouille, à la manière d'un chien de chasse. Il dut lui en arriver quelque fumet, car, pour mieux s'assurer de la vérité, durant l'agonie que je souffrais, il me prit, m'ouvrit la bouche à deux mains, et y enfonça grossièrement son nez long et pointu, que la mauvaise humeur avait encore affilé, et dont le bout m'arriva jusqu'à la luette. Ma grande frayeur, jointe au peu de temps qui s'était écoulé, et, par-dessus tout, l'embarras de l'effroyable nez qui m'étouffait, avaient empêché l'andouille de se bien installer dans mon estomac. (p. 16) Tout cela devint cause que ma gourmandise fut manifeste, et que le bien volé retourna à son maître. Car, avant que l'aveugle eût retiré sa trompe de ma gorge, mon estomac sentit un tel soulèvement, qu'il rejeta le larcin qu'il recelait, de sorte que son nez et l'andouille mal digérée sortirent ensemble de ma bouche. Grand Dieu! que ne m'eût-on enseveli dans ce moment, car, pour mort, je l'étais déjà! La fureur du méchant aveugle fut telle, que, si les voisins ne fussent accourus au bruit, c'en était fait de moi.
On m'arracha de ses mains, auxquelles étaient restés mes derniers cheveux, le visage écorché, le cou et la gorge meurtris, et celle-là du moins le méritait puisqu'elle avait causé tout le mal. L'aveugle contait mes infortunes à tous ceux qu'attirait le tapage, et leur répétait l'histoire du pot, et celle du raisin, et celle toute récente de l'andouille. Les éclats de rire étaient si grands, que les passants montaient pour avoir part à la fête. Il est vrai que l'aveugle racontait mes prouesses avec tant de grâce et de bouffonnerie, que, malgré ses coups et mes larmes, j'aurais cru lui manquer de justice si je n'eusse ri tout le premier. Durant cette scène, il me vint à la mémoire une lâcheté que j'avais faite, et je m'en maudissais qui fut de ne l'avoir pas laissé sans nez, puisque l'occasion s'était trouvée si belle, que la moitié du chemin était déjà faite. Je n'aurais eu qu'à serrer les dents pour que son nez restât au logis, et si, par bonheur, mon estomac l'eût mieux retenu que l'andouille, le vol ne paraissant pas, j'aurais pu nier à l'interrogatoire. Plût à Dieu que je l'eusse fait ainsi; il ne m'en serait pas arrivé pire!
(p. 17) L'hôtesse et les assistants nous réconcilièrent enfin, et l'on me lava la figure et la gorge avec le vin que j'avais été chercher, ce qui faisait encore lâcher à l'aveugle de nouvelles gentillesses: «En vérité, disait-il, ce garçon-là aura consommé plus de vin en compresses au bout de l'année que je n'en bois en deux ans. Pour le moins, Lazarille, continuait-il, tu lui dois plus de reconnaissance qu'à ton père; car celui-là ne t'a donné qu'une fois la vie, et le vin te l'a rendue mille.» Et sur-le-champ il se remettait à conter combien de fois il m'avait déchiré la figure, et combien de fois le vin m'avait guéri. «Je te dis, reprenait-il, que si jamais homme est heureux au monde par le vin, ce sera toi.» Ces saillies réveillaient la gaieté de ceux qui m'échaudaient, tandis qu'elles me faisaient enrager. Toutefois le pronostic de l'aveugle n'a pas été menteur, et quand je me rappelle cet homme, qui avait sans doute l'esprit de prophétie, je sens quelques remords des chagrins que je lui ai donnés, quoiqu'il me les ait bien payés, Dieu merci! en pensant comment ce qu'il me dit ce jour-là se réalisa si bien, ainsi que vous le verrez dans la suite.
Cependant les mauvaises plaisanteries dont il m'accablait me confirmèrent dans le dessein que j'avais conçu de l'abandonner, et voici comment je m'y pris pour accomplir ma résolution. Nous allâmes, peu de jours après, mendier par la ville, et, comme il avait plu toute la nuit et qu'il pleuvait encore, l'aveugle, pour ne pas se mouiller, s'en allait récitant ses patenôtres sous des galeries qu'il y avait en cet endroit. Cependant la nuit venait, et la pluie n'avait pas cessé. «Lazarille, me dit-il, cette eau est bien opiniâtre; plus la (p. 18) nuit approche, plus elle tombe; il est temps de regagner l'auberge.» Pour y arriver, nous avions à passer un ruisseau qu'avait grossi la pluie. «Maître, lui dis-je, le ruisseau est bien large; mais, si vous voulez, je vois un endroit où nous pourrons le traverser à notre aise, sans nous mouiller, parce qu'il se resserre, et qu'en sautant nous passerons à pied sec.» Le conseil lui plut. «Tu as de l'esprit, me dit-il, et pour cela je t'aime bien. Mène moi dans cet endroit où le ruisseau se rétrécit, car nous sommes en hiver, l'eau n'est pas bonne, surtout aux pieds.» Le voyant donner dans le panneau, je le tirai de la galerie, et je le conduisis tout droit à un pilier de pierre qui soutenait avec d'autres le premier étage d'une maison. «Maître, lui dis-je, voici l'endroit le moins large du ruisseau.» Il pleuvait fort; le pauvre diable se mouillait, et, comme il avait grande hâte d'être à l'abri, ou plutôt parce que Dieu lui frappa ce jour-là l'esprit d'aveuglement, il s'offrit lui-même à ma vengeance. Plein de confiance, il me dit: «Mets-moi bien droit, et saute le premier.» Je le mets en effet tout vis-à-vis du pilier, je saute, et me cache derrière, comme on attend le choc du taureau. «Allons, lui dis-je, sautez tant que vous pourrez pour atteindre le bord de l'eau.» J'achevais à peine, que le pauvre aveugle, reculant d'un pas pour prendre son élan, se précipite comme un bouc, et vient donner tête baissée contre le pilier, qui résonna comme d'un coup de calebasse. Il tomba aussitôt en arrière, à demi mort, et la tête fendue. «Comment, m'écriai-je, vous avez senti l'andouille et pas le pilier! Sentez-le tout à votre aise.» Et là-dessus, abandonnant l'aveugle aux mains de ceux qui (p. 19) venaient le ramasser, j'enfilai d'un trot la porte de la ville, et tombai avant la nuit close au milieu de Torrijo. Depuis, je n'ai jamais su ce qu'il devint, ni me suis mis en peine de le savoir.
Comment Lazarille se mit au service d'un prêtre, et des aventures qu'il eut avec lui.
Le lendemain, ne me trouvant pas encore en sûreté, je m'en fus jusqu'à un endroit qu'on appelle Maqueda. Là, mes péchés me firent rencontrer un prêtre, auquel j'allai tendre la main, et qui me demanda si je savais servir la messe. Je répondis que oui, comme c'était vrai; car, au milieu de ses mauvais traitements, l'aveugle m'avait enseigné mille bonnes choses, entre autres celle-là. Finalement, le prêtre me prit à son service.
Je tombai, comme on dit, de fièvre en chaud mal; l'aveugle, qui était l'avarice même, ainsi qu'on l'a pu voir, n'était pas moins qu'un Alexandre le Grand au prix de celui-ci. Je ne puis rien dire de plus, sinon que toute la lésine de la terre s'était logée chez lui; mais je ne sais si elle venait de son cru ou s'il l'avait prise avec sa robe[9].
(p. 20) Il avait un vieux coffre, dont il portait toujours la clef attachée par une aiguillette à sa soutane, et dès qu'on apportait le pain d'offrande de la messe, il l'ensevelissait dans le coffre, qui était à l'instant refermé. Du reste, il n'y avait rien autre chose à manger dans toute la maison; l'on n'y voyait, contre l'habitude, ni pièce de lard pendue à la cheminée, ni morceau de fromage sur quelque rayon ou dans une armoire, ni restes de pain dans quelque panier, choses dont je n'aurais pas profité sans doute, mais dont la vue du moins m'eût consolé. Il y avait seulement une botte d'oignons sous clef dans une chambre au haut de la maison. J'en recevais un pour ma ration de quatre jours, et quand je demandais au curé la clef pour l'aller prendre, s'il se trouvait là quelqu'un, il la tirait gravement de sa poche, et disait en me la donnant: «Tiens, la voilà; reviens vite, et point de gourmandise;» comme s'il y eût eu sous cette clef toutes les confitures de Valence. Cependant je donne bien au diable tout ce qu'il y avait dans la chambre outre les oignons qui pendaient à un clou; encore en savait-il si bien le compte, que si, pour mes péchés, je me fusse avisé d'enfler ma pitance, il m'en aurait coûté cher. Finalement, je (p. 21) me sentais mourir de faim. Et croyez-vous que cet homme, qui montrait pour moi si peu de charité, en usât mieux avec lui-même? Cinq liards de viande faisaient son ordinaire pour dîner et souper. Il est vrai qu'il me donnait seulement part au bouillon (car, pour la chair, je n'en reçus jamais un fil) avec un peu de pain, et plût à Dieu qu'il m'en eût à demi rassasié! Les samedis, on mange dans ce pays des têtes de mouton, et j'en allais chercher une qui coûtait trois maravédis. Après l'avoir fait cuire lui-même, il mangeait les yeux, la langue, la cervelle, le chignon et les joues; puis, quand les os étaient rongés et mis à nu, il me les donnait dans un plat, en me disant: «Tiens, mange, triomphe, le monde est à toi; tu fais meilleure vie que le pape.—Dieu te la donne semblable!» répondais-je entre mes dents.
Au bout de trois semaines que je fus avec lui, je devins si faible de pure diète, que mes jambes ne pouvaient plus me porter. Je vis clairement que j'allais droit au tombeau, si Dieu et mon savoir-faire n'y remédiaient. Mais je n'avais nulle occasion d'user d'adresse, puisque je ne trouvais rien à quoi donner l'assaut. Et quand il y eût eu quelque chose, je n'aurais pu tromper ce nouveau maître comme je faisais de l'autre (auquel Dieu fasse miséricorde, s'il n'est mort du coup de tête contre le pilier); car, tout fin qu'il était, du moins il ne pouvait me voir. Personne, au contraire, n'eut jamais la vue plus perçante que celui-ci. Quand nous étions à l'offrande, il ne tombait pas une obole dans le bassin dont il ne tînt registre. Il avait un œil sur les fidèles et l'autre sur mes mains; ses yeux lui dansaient dans la tête comme s'ils eussent été de vif-argent. (p. 22) Il comptait à mesure tous les liards qui tombaient, et dès que l'offrande était achevée, il m'ôtait le bassin et le posait devant lui sur l'autel. Je n'ai pas pu lui souffler une obole pendant tout le temps que je vécus, ou plutôt que je mourus avec lui. Jamais je ne lui apportai un verre de vin du cabaret; mais il mesurait si bien le peu qui restait de l'offrande du dimanche, et qu'il enfermait dans le coffre, qu'il le faisait durer toute la semaine.
Pour cacher son avarice, il me disait: «Vois-tu, mon enfant, les prêtres doivent être sobres dans le boire et le manger, et c'est pour cela que je ne me relâche pas comme les autres.» Mais le ladre mentait effrontément, car, dans les repas de confréries ou d'enterrements que nous faisions aux dépens d'autrui, il mangeait comme un loup et buvait plus qu'un sonneur. Je dis d'enterrements, et Dieu me le pardonne, car je n'ai jamais été ennemi du genre humain, sinon dans ce temps-là, et parce que je mangeais à mon appétit. Je souhaitais, et même je priais Dieu que, chaque jour, il appelât quelqu'un à lui. Quand nous portions les sacrements à un malade, et surtout l'extrême-onction, comme le prêtre fait prier les assistants, je n'étais certes pas le dernier à l'oraison, et je demandais au Seigneur, de toutes les forces de mon âme, non qu'il fit du malade ce que bon lui semblait, comme on a coutume de dire, mais de le tirer au plus vite de ce monde. Lorsque quelqu'un en échappait, Dieu me le pardonne encore une fois, je le donnais mille fois au diable, et celui qui mourait, au contraire, emportait avec lui mille bénédictions. Pendant tout le séjour que je fis dans ce pays, qui fut de six mois environ, il ne mourut en (p. 23) tout qu'une vingtaine de personnes, et je crois bien encore que je les ai tuées, ou plutôt qu'elles sont mortes de mes prières, car le Seigneur, en voyant mon agonie continuelle, devait prendre plaisir à les tuer pour me rendre la vie.
Cependant je n'y trouvais pas grand remède à mes maux, car, si je vivais les jours de mort, les jours où l'on ne mourait pas je sentais encore mieux ma famine ordinaire, par le souvenir de la bonne chère passée. De manière que je ne voyais plus de ressources, sinon en la mort, que je désirais aussi quelquefois pour moi-même comme pour les autres. Toutefois elle ne m'atteignit pas, bien qu'elle fût toujours à mes trousses.
Je pensai souvent à quitter ce misérable maître; mais deux choses me retenaient: la première, c'est que je ne me fiais pas à mes jambes, crainte de la faiblesse où la faim les avait réduites; la seconde, c'est que je faisais cette réflexion: «J'ai eu deux maîtres, me disais-je; l'un m'a mis sur le chemin de la mort, je l'ai quitté pour celui-ci, qui m'a conduit jusqu'au bord du tombeau; si je le lâche encore, et que j'en trouve un pire, il n'y a plus qu'à me pousser dedans.» Je n'osais donc bouger, pensant que, pour moi, les degrés allaient en baissant, et que si j'en descendais un seul, c'en était fait de Lazarille, dont le monde n'eût plus entendu parler.
J'étais donc dans cette affliction, dont il plaise au Seigneur de délivrer tout fidèle chrétien, sans savoir où prendre un conseil, allant toujours de mal en pis, quand, un jour que mon cuistre de maître était sorti du village, il vint à la porte de la maison un chaudronnier (ou plutôt un ange que m'envoyait la main de Dieu sous cet habit) me demander si je n'avais rien (p. 24) à raccommoder. «Pardieu, dis-je tout bas, si vous saviez refaire ce qui me manque, la besogne ne vous manquerait pas.» Mais comme je n'avais pas de temps à perdre en bons mots, éclairé tout à coup par le Saint-Esprit, je m'écriai: «Si vraiment, car j'ai perdu la clef de ce coffre, et je crains que mon maître ne me batte; voyez donc, au nom du ciel, s'il n'y en aurait pas quelqu'une des vôtres qui pût l'ouvrir; je vous la payerai bien.» L'angélique chaudronnier se mit aussitôt à essayer l'une après l'autre toutes celles qu'il portait dans un grand trousseau, tandis que je l'aidais de mes faibles prières. Tout à coup, quand j'y songeais le moins, j'aperçois, comme on dit, sous la forme de pain, la figure de Dieu au fond du coffre. Il était ouvert. Je dis au chaudronnier: «Je ne peux vous donner de l'argent, mais prenez là dedans le prix de la clef.» Il choisit en effet le meilleur gâteau, me donna la clef, et s'en alla fort content, me laissant bien plus content encore. Néanmoins je ne touchai à rien dans le moment, pour que le déchet ne fût pas aperçu. D'ailleurs, en me voyant maître de tant de biens, il me sembla que la faim n'oserait plus m'atteindre. Mon maître revint, et Dieu permit qu'il ne remarquât point le manque de l'offrande que l'ange avait emportée.
Le lendemain, quand il fut sorti de la maison, j'ouvre mon paradis, j'empoigne à deux mains un des pains bénits, que je fais disparaître entre mes dents en deux Credo, et je referme l'arche avec soin; puis je commence à balayer gaiement la maison, pensant que j'allais désormais refaire, avec cette ressource, ma triste vie. Je fus dans cette joie deux jours entiers; mais il n'était pas dans mon étoile qu'une telle consolation durât longtemps, (p. 25) car, dès le troisième jour, la fièvre me prit, en apercevant tout à coup mon assassin de maître, penché dans son coffre, qui tournait et retournait, comptait et recomptait les pains. Je fis en sorte de dissimuler; mais dans les dévotes oraisons que j'élevais tout bas au ciel, je répétais: «Bienheureux saint Jean, aveuglez-le.»
Après qu'il eut été quelque temps à faire le compte, en calculant sur ses doigts le nombre de jours: «En vérité, dit-il, si ce coffre n'était pas si bien surveillé, je dirais qu'on y a pris des pains; mais désormais, et seulement pour ôter lieu à tout soupçon, je veux en tenir un compte exact. Il en reste neuf et un morceau. «Neuf malédictions Dieu t'envoie!» dis-je à part moi. Ses paroles m'avaient percé l'âme comme une flèche de chasseur, et mon estomac, en se voyant menacé de la diète passée, ressentit aussitôt les horreurs de la faim. Quand il fut sorti, j'ouvris l'arche, et voyant le pain, je me mis à l'adorer, sans l'oser prendre. Je les comptai pourtant, en cas que le vilain se fût trompé; mais je trouvai le compte plus exact que je n'aurais voulu. Tout ce que je pus faire, ce fut de leur donner mille baisers, et d'enlever le plus délicatement possible une petite tranche de pain entamé, avec laquelle je passai ce jour-là, non si joyeux que les précédents.
Cependant la faim empirait, d'autant mieux que mon estomac s'était fait à plus de nourriture les deux ou trois jours passés, tellement que je ne faisais autre chose, quand je me voyais seul, que d'ouvrir et de fermer le coffre, pour y contempler cette figure de Dieu, comme disent les enfants. Mais Dieu lui-même, qui secourt les affligés, me rappela à la mémoire une (p. 26) petite ressource dont je pouvais oser. Je me dis: «Ce coffre est grand, vieux, brisé dans plusieurs endroits, et percé de petits trous; on peut bien penser que les souris y viennent endommager le pain. En prendre un entier serait imprudence, car son absence n'échapperait pas à celui qui me tient si rigoureusement au jeûne; l'autre expédient peut passer.» Et je commence aussitôt à émietter le pain sur une méchante nappe qui se trouvait là, prenant l'un, prenant l'autre, de manière que j'en écorniflai trois ou quatre; puis, comme quelqu'un qui prend des anis, j'avalai les miettes, et me sentis un peu consolé.
Quand le curé revint dîner, et qu'il ouvrit le coffre, il vit le dégât, et crut sans doute qu'il était causé par des souris, car j'avais contrefait leur ouvrage au naturel. Il regarda tout le coffre d'un bout à l'autre, et voyant les fentes par où il soupçonnait qu'elles étaient entrées, il m'appela: «Tiens, Lazarille, me dit-il, vois quelle persécution notre pain a soufferte cette nuit.» Je fis l'étonné, et lui demandai ce que ce pouvait être: «Que veux-tu que ce soit, reprit-il, sinon des souris qui ne respectent rien?» Nous nous mîmes à dîner, et Dieu permit que je m'en trouvasse bien encore. J'attrapai, en effet, plus de pain que sa vilenie ne m'en accordait d'ordinaire, car il enleva avec un couteau tout ce qu'il croyait rongé des souris, et me le donna, en disant: «Mange cela, Lazarille, la souris n'est point malpropre.» Ma ration fut donc augmentée ce jour-là du travail de mes mains, ou, pour mieux dire, de mes ongles.
À peine eûmes-nous fini de dîner (si l'on peut se servir de ce mot quand on ne commençait jamais), qu'il me prit un nouvel effroi, en voyant mon maître (p. 27) chercher des morceaux de bois et arracher des clous aux murailles, avec lesquels il se mit à fermer toutes les fentes du coffre. «Ô Seigneur, m'écriai-je alors, à combien de misère, d'accidents et de désastres sont exposés les mortels, et que les plaisirs de notre pénible vie sont de courte durée! Hélas! voilà que je pensais, tout joyeux de mon invention, réparer un peu ma disette avec ce pauvre remède, et voilà que la fatalité de mon étoile, éveillant mon ladre de maître, lui donne plus d'industrie qu'il n'en aurait eu de lui-même; car, en fermant les trous du coffre, il a fermé la porte à ma consolation pour la rouvrir à mes peines.» Tandis que je me lamentais ainsi, le diligent charpentier achevait son ouvrage avec des clous et des copeaux. «À présent, dit-il, mesdames les traîtresses de souris, vous ferez bien d'aller chercher ailleurs, car mauvaise chère vous attend ici.»
Dès qu'il fut sorti de la maison, je courus visiter l'ouvrage, et je trouvai qu'il n'avait pas laissé dans toute la vieille carcasse du coffre une fente à passer un moucheron. Je l'ouvris avec ma clef sans espoir d'en tirer dorénavant parti, et j'enlevai pourtant quelques miettes aux deux ou trois pains que mon maître avait crus rongés des rats, en les effleurant légèrement à la manière d'un adroit tireur d'escrime.
La nécessité est un si grand maître, qu'en me voyant de nouveau réduit à la famine, j'étais, nuit et jour, à penser aux moyens de subsister; et je crois vraiment que, pour en trouver le remède, la faim elle-même m'éclairait, car on a raison de dire qu'elle aiguise l'esprit comme le trop-manger l'émousse. J'en fis du moins l'épreuve. Une nuit donc que ces idées me tenaient (p. 28) éveillé, pensant comment je pourrais mettre le coffre à profit, je m'aperçus aux ronflements du curé qu'il dormait profondément. Je me lève sans bruit, et, comme j'avais préparé mon plan dans la journée, je vais prendre un vieux couteau à l'endroit où je l'avais mis, puis, par le côté qui m'avait semblé de plus faible défense, j'attaque le coffre en me servant du couteau comme d'une tarière. La vielle boîte, sans force ni courage, mais au contraire aussi docile que vermoulue, se rendit bientôt et se laissa faire dans le flanc un trou propre à mon dessein. Cela fait, j'ouvre tout doucement le coffre blessé, et je travaille à tâtons les pains entamés, comme je l'ai raconté plus haut. Ensuite, après l'avoir fermé, je reviens un peu consolé sur ma paillasse où je dormis passablement, ce que je faisais alors fort mal, et sans doute à cause de mon jeûne perpétuel, car sûrement, dans ce temps-là, ce qui m'ôtait le sommeil, ce n'étaient pas les soucis du roi de France.
Le lendemain mon maître s'aperçut aussitôt du dommage fait à son coffre et à son pain. «Que dirons-nous de ceci? s'écriait-il, en donnant au diable les souris; jamais jusqu'à ce jour il n'en était entré dans la maison.» Il ne mentait point; car si, dans tout le royaume, une maison devait avoir justement le privilége d'être exempte de souris, c'était la sienne à coup sûr, puisque ces animaux parasites n'ont pas coutume d'habiter celles où l'on ne trouve rien à manger. Il se mit à chercher encore des clous et des copeaux le long des murailles pour réparer le dégât; mais, la nuit venue et son sommeil commencé, j'étais sur pied avec mes apprêts, et tout ce qu'il bouchait de jour je le débouchais de nuit.
(p. 29) La chose alla de telle sorte et nous nous donnâmes tant de mouvement l'un et l'autre, que c'est sans doute pour nous qu'a été fait le proverbe: Quand une porte se ferme, une autre s'ouvre. Finalement nous semblions avoir pris à la tâche la toile de Pénélope: ce qu'il tissait le jour, je le déchirais la nuit. Aussi en peu de nuits et de jours, nous mîmes le pauvre garde-manger en tel état, que celui qui aurait voulu parler de lui proprement aurait dû l'appeler une vieille cuirasse plutôt qu'un coffre, tant il avait une belle garniture de têtes de clous.
Quand il vit que son remède ne servait à rien: «Le coffre, se dit-il, est si maltraité et de bois si vieux et si pourri, qu'il n'y a point de rat auquel il résiste, et, pour peu que nous continuions à le travailler ainsi, nous resterons sans office, ce qui serait pire encore, et me mettrait en dépense de trois au quatre réaux pour le remplacer. Le meilleur remède que je trouve donc, puisque celui que j'emploie ne sert à rien, c'est de prendre ces maudites souris.» Il emprunta sur-le-champ une souricière, et, avec des croûtes de fromage qu'il demandait aux voisins, il la tenait continuellement tendue dans le coffre. Cela m'était d'un singulier secours; car, bien que je n'eusse pas besoin de sauce pour m'aiguiser l'appétit, toutefois je me régalais du fromage de la souricière sans pardonner pour cela davantage aux pains d'offrande.
En voyant le pain rongé, le fromage pris et la souris décampée, mon curé se donnait au diable, et demandait aux voisins comment il se pouvait faire que le fromage fût enlevé et la trappe tombée sans que la souris fût prise. Ceux-ci convinrent que ce ne pouvait être une (p. 30) souris qui faisait le dommage, car il était impossible qu'elle eût échappé toutes les fois. L'un d'eux dit à mon maître: «Je me souviens que, dans votre maison, il y avait autrefois un serpent, et ce doit être lui sans doute. En effet, comme il est long, il peut sans peine atteindre l'amorce, et comme il n'entre pas tout entier dans la souricière, quoiqu'il fasse tomber la trappe sur son corps, il se retire aisément.» Tout le monde convint alors que c'était un serpent, et mon maître en demeura fort alarmé. Depuis ce moment il ne dormait plus d'un si profond sommeil, qu'au moindre bruit d'un ver qui piquait le bois, il ne crût que c'était le serpent qui rongeait le coffre. Il se levait aussitôt, et avec un gros bâton qu'il tenait depuis lors à son chevet, il donnait de grands coups sur le pauvre coffre, croyant effrayer le serpent. Les voisins s'éveillaient à son tapage, et moi je ne pouvais plus dormir. Il venait à mon grenier, me retournait avec ma paillasse, pensant que le serpent se cachait dans la paille ou dans mes habits, parce qu'il avait ouï dire que ces animaux, en cherchant la chaleur pendant la nuit, se glissaient dans les berceaux des petits enfants et quelquefois les tuaient de leurs morsures. Le plus souvent je faisais l'endormi, et le matin il me disait: «N'as-tu rien entendu cette nuit? j'ai poursuivi le serpent, et je pense qu'il se réfugie dans ton lit, car c'est un animal frileux qui cherche le chaud.—Plaise à Dieu qu'il ne me morde pas! répondais-je, car j'en ai grande peur.» J'étais si souvent surpris dans mon sommeil, que, ma foi, le serpent n'osait ni ronger le coffre, ni l'ouvrir de nuit. Mais de jour, tandis que le curé était à l'église ou dans le village, je faisais mes coups.
(p. 31) Voyant donc que le dégât continuait sans qu'il pût y trouver de remède, il courait toute la nuit comme un vrai lutin. J'eus peur qu'avec tous ces mouvements il n'allât rencontrer ma clef que je cachais dans la paille, et il me sembla plus sûr de la tenir de nuit dans ma bouche. Je m'étais si bien habitué à en faire une poche tandis que je vivais avec l'aveugle, qu'il m'est arrivé d'y tenir jusqu'à douze ou quinze maravédis en petite monnaie sans que je fusse embarrassé pour manger, car autrement je ne serais pas resté maître d'un liard, tant le maudit aveugle visitait soigneusement les coutures et jusqu'aux moindres pièces de mes habits. Je mettais donc chaque nuit la clef dans ma bouche, et je dormais sans crainte que mon sorcier de maître l'y vînt trouver. Mais quand un malheur doit venir, toute prudence est vaine.
Mon étoile, ou plutôt mes péchés voulurent qu'une nuit que je dormais sans doute la bouche ouverte, la clef, qui était percée, se plaçât de telle façon que mon souffle, en pénétrant dans le trou, rendait, pour mon malheur, un sifflement aigu. Éveillé en sursaut, mon maître crut entendre le sifflement du serpent, et cela devait y ressembler en effet. Il se lève sans bruit, prend son bâton, et, guidé par le cri de la couleuvre, il vient jusqu'à mon lit, à tâtons et, sur la pointe du pied pour ne pas être entendu du serpent qu'il croyait caché dans ma paille, attiré par la chaleur. Il lève alors son gourdin, pensant tuer la bête qu'il avait à ses pieds, et me décharge, de toute sa force, un si terrible coup sur la tête, que je restai sans connaissance et le crâne enfoncé. Il dut pourtant s'apercevoir à mes convulsions que c'était sur moi qu'il avait frappé; car (p. 32) il conta depuis que, s'étant approché, il tâchait à grands cris de me rendre à la vie. Mais quand il m'eut touché avec les mains et qu'il eut senti la grande quantité de sang que je perdais, il reconnut tout le mal qu'il m'avait fait et courut chercher de la lumière. En revenant, il me trouva poussant de sourdes plaintes, et la clef encore à la bouche (car je ne la lâchai point), à moitié sortie, et comme elle devait être quand je sifflais dedans. Surpris et curieux de savoir ce que pouvait être cette clef, le tueur de couleuvres me la tira de la bouche et se douta de son usage en voyant que les gardes en étaient semblables à la sienne. Il alla aussitôt l'essayer, et le mystère fut éclairci. Il se dut dire alors, le cruel chasseur; «Voilà que j'ai trouvé à la fois le rat et le serpent qui me faisaient la guerre et mangeaient mon bien.»
De ce qui arriva pendant les trois jours suivants, je n'en donnerai pas témoignage, car je les passai dans le ventre de la baleine; mais ce que je viens de raconter, je l'ai entendu dire depuis à mon maître qui le répétait en détail à tout venant. Au bout de trois jours, je repris connaissance et je me trouvai couché sur la paille, la tête toute couverte d'emplâtres et d'onguents. Plein d'effroi, je m'écriai: «Qu'est ceci?» et le cruel prêtre me répondit froidement: «Ma foi, c'est que j'ai donné la chasse aux rats et aux serpents qui me dévalisaient.» Je me considérai alors plus attentivement, et mon piteux état me fit soupçonner tout le mal. Dans ce moment entra une de ces vieilles qui se mêlent de remettre les os, avec quelques voisins qui commencèrent à ôter les bandages de ma tête et à panser ma plaie. Ils se réjouirent en voyant que j'avais repris (p. 33) mes sens: «Puisqu'il est revenu, dirent-ils, Dieu permettra que ce ne soit rien.» Et là-dessus ils se mirent à raconter ma mésaventure, dont ils riaient, et moi, pécheur, à la pleurer. Toutefois ils me donnèrent à manger, car j'étais presque mort de faim, et à peine purent-ils me rassasier à demi.
J'allai mieux peu à peu, et j'étais, au bout de quinze jours, sans danger, mais non sans faim et sans blessures. Le lendemain du jour que je pus quitter le lit, mon charitable maître me prit par la main, me conduisit hors de la porte, et m'ayant mis dans la rue: «Lazarille, me dit-il, dès aujourd'hui tu n'es plus à moi, mais à toi. Cherche un maître, et que Dieu te conduise! je ne veux point chez moi d'un serviteur de tant d'adresse. Il faut que tu aies été garçon d'aveugle.» Puis, faisant des signes de croix comme si j'eusse été possédé du diable, il rentra dans sa maison et me ferma la porte au nez.
Comment Lazarille se mit au service d'un écuyer[10], et des aventures qu'il eut avec lui.
Je fus donc obligé de faire contre fortune bon cœur, et peu à peu, avec l'aide des bonnes gens, j'arrivai (p. 34) dans cette célèbre ville de Tolède, où, par la grâce de Dieu, ma blessure se ferma en une quinzaine de jours.
Tant que je fus malade, on me donna quelque aumône; mais dès que je me portai bien, tout le monde me disait: «Tu es un fainéant, un vagabond; travaille, cherche un maître à servir.» Et où le trouverai-je, ce maître? me disais-je entre mes dents, si Dieu ne le crée tout exprès, comme il a créé le monde.
En allant ainsi de porte en porte, sans trouver grand remède à ma misère (car la charité est remontée au ciel), Dieu m'envoya donner contre un écuyer qui se promenait dans la rue, passablement mis, bien peigné, l'air grave et le maintien compassé. Il me regarda et me dit: «Garçon, cherches-tu maître?—Oui, seigneur, lui dis-je.—Eh bien, suis-moi, reprit-il, et remercie Dieu de t'avoir fait la grâce de me rencontrer. Tu as récité quelque bonne oraison ce matin.» Je le suivis en effet, remerciant Dieu de ce que j'entendais et de ce que je voyais, car il me semblait, à son habit et à sa tournure, que j'avais justement rencontré mon affaire.
Il était encore matin quand je trouvai ce troisième maître, et il me promena derrière lui une grande partie de la ville. Nous passions par les places où se vendent le pain et les autres denrées, et je comptais bien, autant que je le désirais, qu'il allait me charger de ce qu'on y vendait, car il était justement l'heure de faire ses provisions. Mais il se contentait de passer lentement devant tous ces objets. «Sans doute, me disais-je, il ne trouve ici rien à sa guise, nous allons acheter ailleurs.»
(p. 35) Nous marchâmes de cette façon jusqu'à ce que onze heures sonnassent. Il entra alors dans la cathédrale, et moi derrière lui; puis, je le vis entendre dévotement la messe et les autres offices, jusqu'à ce que tout fût achevé et le monde parti. Nous sortîmes alors de l'église, et d'un pas toujours posé, nous commençâmes à descendre une rue de haut en bas. Je m'en allais le plus joyeux du monde, voyant que nous ne nous étions point occupés à chercher des vivres. «Mon nouveau maître, pensais-je, est infailliblement un homme qui fait ses provisions en grand. Je vais trouver le dîner prêt, et tel que mon désir, tel que mes besoins le réclament.»
En ce moment l'horloge sonna une heure après-midi, et nous arrivâmes devant une maison à l'entrée de laquelle mon maître s'arrêta. Il jeta le coin de son manteau du côté gauche, tira une clef de sa manche, et ouvrit la porte. Nous entrâmes dans la maison dont l'abord était obscur et sombre, de manière à donner de l'effroi à ceux qui y pénétraient, bien qu'il y eût au dedans une petite cour et des chambres passables. Quand nous fûmes arrivés dans la sienne, il ôta son manteau, et après qu'il m'eut demandé si j'avais les mains propres, je l'aidai à le secouer et à le plier. Ensuite il le posa sur un banc de pierre qui se trouvait là, et dont il avait eu soin de souffler la poussière. Cela fait, il s'assit à côté du manteau, et me demanda fort en détail d'où j'étais, et comment j'étais venu dans cette ville. Je lui fis un conte plus long que je n'aurais voulu, car il me semblait être plutôt l'heure de mettre la table et de servir la soupe, que de dire des histoires. Toutefois, je le satisfis, à l'égard de ma personne, du mieux que je sus mentir, appuyant sur (p. 36) mes qualités et taisant le reste, qui ne me semblait pas sujet de tête-à-tête. Après cela, il resta quelque temps sans rien dire, et j'en tirai mauvais augure, car il était déjà presque deux heures, et je ne lui voyais pas plus d'envie de manger qu'à un mort. Je considérais en outre que la porte était fermée à clef, et qu'on n'entendait, en haut ni en bas, aucun pas de personne vivante dans toute la maison. Tout ce que j'en avais aperçu n'était que des murailles nues, sans chaise, escabelle, banc ni table, ni même un vieux coffre comme celui de l'autre fois. En somme, elle paraissait vraiment une maison enchantée.
J'en étais là, quand il me dit: «Et toi, Lazarille, as-tu dîné?—Non, seigneur, répondis-je, car il n'était pas encore huit heures sonnées quand je vous rencontrai.—Pour moi, reprit-il, quoiqu'il fût matin, j'avais déjà déjeuné, et quand je prends ainsi quelque chose, il faut que tu saches que j'attends jusqu'à la nuit. Passe donc le temps comme tu pourras, et ensuite nous souperons.» Vous croirez sans peine qu'en entendant cela, il s'en fallut peu que je ne tombasse de mon haut, non pas tant de la faim, que de me voir en proie à la fortune toujours contraire. C'est alors que mes souffrances passées se représentèrent à mon esprit; c'est alors que me revint à la mémoire cette réflexion que je faisais en voulant quitter le prêtre, que, tout ladre et misérable qu'il était, je pouvais encore tomber sur un pire; c'est alors enfin que je pleurai à la fois sur ma pénible vie passée, et sur ma mort prochaine. Néanmoins, dissimulant de mon mieux, je répondis: «Seigneur, je suis jeune, et ne me tourmente pas beaucoup pour manger, Dieu soit béni! Je (p. 37) puis m'en vanter parmi tous mes pareils de bon estomac, et j'en ai toujours été loué par tous les maîtres que j'ai servis jusqu'à ce jour.—C'est une grande vertu, reprit-il, et qui fera que je t'en aimerai davantage; car se soûler est le fait des cochons, de même que manger délicatement est celui des gens comme il faut.—Je t'entends, dis-je à part moi; mais maudit soit le régime, et maudite soit la vertu que tous les maîtres que je rencontre trouvent dans la faim!»
J'allai me mettre au bout de la chambre, et je tirai de mon sein quelques bribes de pain qui m'étaient restées des aumônes. Il le vit, et me dit: «Viens ici, garçon, que manges-tu là?» Je m'approchai et lui montrai le pain. Il prit un des trois morceaux que j'avais, le meilleur et le plus gros, en disant: «Pardieu! voilà qui me semble du bon pain.—Comment le serait-il encore? répondis-je.—Si, par ma foi, reprit-il; qui te l'a donné? A-t-il été pétri par des mains propres?—Je n'en sais rien, lui dis-je, mais son odeur ne me donne pas de dégoût.—Ainsi soit-il,» répond mon pauvre maître. Et le voilà qui le porte à sa bouche, et commence à lui donner d'aussi furieux coups de dent que j'en donnais à l'autre. «C'est d'excellent pain, disait-il à chaque morceau; excellent, ma foi.» Je m'aperçus de quel pied il boitait, et je me donnai hâte, car je le vis en disposition, s'il finissait avant moi, de m'aider pour le reste; de sorte que nous achevâmes ensemble. Il secoua avec la main quelques petites miettes qui étaient tombées sur le devant de son pourpoint, après quoi il entra dans une espèce de cabinet et en tira un vieux pot ébréché. Quand il eut bu, il m'engagea à l'imiter. Moi, pour faire le réservé, (p. 38) je lui dis que je ne buvais pas de vin. «C'est de l'eau, reprit-il, tu peux boire à ton aise.» Je pris alors le pot et bus quelque peu, car mes angoisses n'étaient pas de soif.
Nous restâmes ainsi tout le reste du jour, lui à m'interroger, et moi à répondre à ses questions du mieux que je pus. Quand la nuit vint, il me mena dans le cabinet d'où il avait tiré le pot où nous avions bu, et me dit: «Lazarille, passe de ce côté, et vois comment se fait mon lit, pour que tu le saches dorénavant.» Je me mis d'un côté, lui de l'autre, et nous eûmes bientôt fini, car en vérité il n'y avait pas grande besogne. Son lit se composait d'une claie de roseaux placée sur deux tréteaux, par dessus laquelle était posé un noir et maigre matelas, si sale et si dépourvu de laine, qu'il n'en avait plus la figure, quoiqu'il en fît le service. Nous l'étendîmes après avoir essayé de l'adoucir un peu, mais c'était impossible, car le dur ne saurait devenir mollet. Ce maudit matelas avait le corps si vide, que, posé sur la claie, il n'empêchait pas d'en compter les roseaux, et paroissait proprement les flancs d'un cochon étique. Par-dessus ce matelas décharné, nous étendîmes une couverture de la même espèce, dont je ne pus jamais deviner la couleur.
Le lit fait, et la nuit venue, mon maître me dit: «Lazarille, il est tard et le marché est loin; cette ville est pleine de voleurs qui détroussent les passants. Crois-moi, passons la nuit comme nous pourrons, et demain matin Dieu nous aidera. Comme j'étais seul, je ne me suis muni de rien, et j'ai dîné ces jours-ci dehors; mais à présent nous ferons d'une autre manière.—Seigneur, répondis-je, ne vous inquiétez pas de moi, je sais passer (p. 39) une nuit sans manger, et même davantage, s'il est nécessaire.—Tu en auras meilleure santé, reprit-il; car, ainsi que nous disions aujourd'hui, il n'y a rien de meilleur au monde pour vivre beaucoup, que de manger peu.—En ce cas, dis-je en moi-même, je ne mourrai jamais; car c'est une règle que j'ai toujours observée par force, et j'attends bien de ma mauvaise étoile que jamais je ne l'enfreindrai.» Il se mit au lit, ayant pour oreiller ses chausses et son pourpoint, et me fit coucher à ses pieds. Mais au diable le sommeil que je pris! Les roseaux et mes os décharnés ne cessèrent toute la nuit de se heurter et de se chamailler, car les souffrances et la famine ne m'avaient pas laissé sur tout le corps une livre de chair; et comme je n'avais rien mangé de tout le jour, la faim, qui n'a jamais fait alliance avec le sommeil, me faisait enrager. Je me maudis mille fois, Dieu me le pardonne, ainsi que mon triste sort, et, n'osant me remuer pour ne point éveiller mon maître, je ne trouvai rien de mieux à faire que de demander la mort.
Le matin venu, nous nous levâmes, et aussitôt il se mit à secouer et à brosser ses chausses, son pourpoint, sa casaque, son manteau, et moi qui lui servais de crochet; il s'habilla ainsi tout à son aise, se peigna, lava ses mains, attacha son épée au baudrier, et me dit, tandis qu'il la ceignait: «Oh! si tu savais, Lazarille, quelle pièce j'ai là! Il n'y a pas au monde de marc d'or contre lequel je voulusse la changer. Parmi toutes celles qu'il a faites, Antonio[11] n'a pu réussir à donner à une seconde la trempe de celle-ci.» Alors il la tira du fourreau, (p. 40) la fit glisser entre ses doigts et reprit: «Telle que tu la vois, je m'oblige avec elle à trancher une quenouille de laine.—Et moi, dis-je tout bas, avec mes dents, qui ne sont pas d'acier, je m'oblige bien à trancher un pain de quatre livres.» Et il se la remit autour du corps, ainsi qu'un gros chapelet qui pendait au baudrier; puis, d'un pas mesuré, le corps droit, le jarret tendu, balançant avec grâce la tête et les reins, jetant le coin du manteau tantôt sur l'épaule, tantôt sous le bras, et la main droite sur le rognon, il sortit en me disant: «Lazarille, aie soin de la maison tandis que je vais entendre la messe; fais mon lit, va remplir la cruche à la rivière, ferme la porte pour qu'on ne nous vole rien, et mets la clef sous le gond, afin que je puisse entrer si je reviens en ton absence.» Et le voilà qui monte la rue avec un air si dégagé, une tournure si galante, que celui qui ne l'aurait pas connu l'aurait pris pour un proche parent du comte d'Arcos, ou tout au moins pour son valet de chambre. «Ô Seigneur, m'écriai-je, soyez loué et béni, vous qui donnez à la fois la maladie et le remède! Y a-t-il quelqu'un qui, rencontrant maintenant mon maître, ne croirait pas, en le voyant si content de lui, qu'il a bien soupé hier soir, qu'il a couché dans un bon lit, et déjà déjeuné ce matin? Ô seigneur, vos secrets sont grands et le monde les ignore! Qui ne serait dupe de cette belle tournure et de cet habit décent? Et qui s'aviserait d'imaginer que ce gentilhomme a passé toute la journée d'hier avec une bribe de pain que son valet Lazarille portait depuis la veille dans l'armoire de son sein, où elle ne ramassait pas grande propreté, et que ce matin, pour laver ses mains et sa figure, il a pris, (p. 41) faute de serviette, le pan de son habit? Personne assurément ne le soupçonnerait. Ô Seigneur! Seigneur! combien vous devez en avoir jeté par le monde de ceux qui souffrent pour ce qu'ils appellent l'honneur, ce qu'ils ne souffriraient pas pour vous!»
J'étais resté à la porte en faisant ces réflexions, jusqu'à ce que mon maître eût défilé la longue et étroite rue. Je rentrai dans la maison, et en moins d'un Credo je l'eus toute parcourue du haut en bas, sans rien ranger, ni trouver de quoi. Je fis sa noire et dure couche, puis je pris le pot et m'en allai à la rivière. J'y aperçus mon maître, dans un jardin, faisant la cour à deux femmes du genre de celles qui ne manquent pas en cet endroit; car un grand nombre d'entre elles ont pour usage de venir, les matinées d'été, prendre le frais sur les rives du fleuve, et d'y déjeuner, sans porter de quoi, dans la confiance qu'elles ne manqueront pas de trouver qui leur fournisse une collation, tant elles y sont accoutumées par la libéralité des hidalgos du pays. Mon maître était au milieu d'elles comme un Adonis, leur disant plus de douceurs amoureuses qu'Ovide n'en écrivit. Quand il leur parut bien attendri, elles n'eurent pas honte de lui demander à déjeuner, moyennant le payement ordinaire. Celui-ci, qui se sentait aussi froid de la bourse que chaud de l'estomac, fut, à cette proposition, saisi d'une sueur glacée qui lui ôta la couleur et le geste. Il commença à se troubler et hasarda quelques mauvaises excuses. Mais les autres, sans être bien fines, reconnurent aisément sa maladie, et le laissèrent pour ce qu'il était.
Pendant cette comédie, je m'étais mis à dévorer quelques trognons de choux qui me servirent de déjeuner, (p. 42) et, comme un valet nouveau, sans être aperçu de mon maître, je regagnai vite la maison, où je voulais balayer un peu, car elle en avait grand besoin: mais je ne trouvai rien pour le faire. Je me mis à penser à ce que je ferais, et il me sembla bon d'attendre mon maître jusqu'au milieu de la journée, afin de dîner, si par bonheur il apportait quelque chose. Mon espérance fut vaine. Quand je vis qu'il était deux heures et qu'il ne venait pas, comme la faim me talonnait, je ferme la porte, je pose la clef où il m'avait dit, et je retourne à mon ancien métier. La voix basse et dolente, les mains croisées sur la poitrine, l'image de Dieu devant les yeux et son nom sur les lèvres, je commence à demander du pain aux portes, m'arrêtant aux maisons de meilleure apparence. Comme j'avais en quelque sorte sucé ce métier avec le lait, c'est-à-dire qu'en apprentissage sous un aussi grand maître que l'aveugle, j'étais devenu un élève de première force, quoiqu'il n'y eut pas grande charité dans le pays, et que l'année fût peu abondante, je me donnai tant de mouvement, qu'avant que l'horloge eût sonné quatre heures, j'avais déjà autant de livres de pain emmagasinées dans le corps, et plus de deux autres livres cachées dans mes manches et mon sein. Je revins alors au logis, et en passant par la triperie, une des femmes du marché à laquelle je demandai l'aumône, me donna un morceau de pied de bœuf et quelque peu de tripes cuites.
Lorsque j'arrivai à la maison, j'y trouvai mon maître, qui se promenait dans la cour, son manteau déjà plié et posé sur le banc. Dès que j'entrai, il vint à moi, et je crus que c'était pour me gronder d'être revenu si tard; mais Dieu le fit de meilleur caractère. (p. 43) Il me demanda d'où je venais; je lui dis: «Seigneur, jusqu'à ce que deux heures aient sonné je suis resté ici, et quand j'ai vu que vous ne rentriez pas, je m'en suis allé par la ville, me recommandant aux bonnes âmes qui m'ont donné ce que vous voyez.» Et je lui montrai le pain et les tripes que je tenais dans un pan de ma veste. Cette vue sembla le réjouir, et il ajouta: «Je t'avais attendu pour dîner, et voyant que tu ne venais pas, j'ai dîné seul. Mais tu as agi en homme de bien, car il vaut mieux demander pour Dieu que de voler, et puisse-t-il m'aider comme je t'approuve! Je te recommande seulement qu'on ne sache pas que tu vis avec moi, pour ce qui touche à mon honneur, et j'espère que ce sera facile tant je suis peu connu dans cette ville, où plût à Dieu que je ne fusse jamais venu!—Seigneur, répondis-je, perdez toute inquiétude; qui diable viendra me demander ces comptes, ou à qui diable irai-je les donner?—Mange donc à présent, reprit-il, et s'il plaît à Dieu, nous nous verrons bientôt sans besoin. Cependant, depuis que je suis entré dans cette maison, je t'assure qu'aucun bien ne m'est arrivé. Il y a des maisons malheureuses, et qui portent guignon à ceux qui les habitent. Celle-là sans doute en est une; mais je te promets que, la fin du mois venue, je n'y resterai pas, m'en fit-on cadeau.»
Je m'assis sur le bout du banc, et crainte qu'il ne me prît pour un glouton, je passai prudemment sous silence le goûter que j'avais pris, et je commençai à souper en mordant dans mes tripes et mon pain. Je regardais à la dérobée mon misérable maître, qui n'ôtait pas les yeux de ma basque d'habit, dont j'avais fait ma nappe et mon assiette. Que Dieu prenne autant pitié (p. 44) de moi que j'en prenais alors de lui, car j'avais éprouvé ce qu'il éprouvait, et j'avais souvent passé, et chaque jour encore, par où il passait. Je me demandais si je ferais bien de l'inviter; mais je craignais que, pour m'avoir dit qu'il avait dîné, il ne se fit un point d'honneur de refuser l'invitation. Finalement, je désirais que le pauvre pécheur remédiât à sa peine par la mienne, et qu'il en déjeunât comme le jour précédent. Il y avait, en effet, meilleure occasion, la provision étant plus grande et mon appétit moindre. Dieu exauça mon désir, et sans doute aussi le sien; car, lorsque j'eus commencé de manger, il interrompit sa promenade, s'approcha de moi, et me dit: «Je t'assure, Lazarille, que tu as en mangeant la meilleure grâce que j'aie vue à aucun homme en toute ma vie, et que personne ne te verra faire, sans que tu lui donnes de l'appétit, quoiqu'il n'en ait pas.—C'est celui qui te fatigue, dis-je en moi-même, qui te fait paraître le mien si beau.» Toutefois je me résolus à l'aider, puisqu'il avait fait la moitié du chemin, et je lui dis: «Seigneur, la bonne besogne fait le bon ouvrier. Ce pain est si savoureux, et ce pied de bœuf si bien assaisonné, qu'il n'y a personne que sa seule odeur ne convie.—Comment, un pied de bœuf!—Oui, seigneur.—Je te dis que c'est le meilleur morceau du monde, et qu'il n'y a pas de faisan qui pour moi l'égale.—Goûtez-en donc, seigneur, et vous verrez ce qu'il vaut.» En disant cela, je lui mis le pied de bœuf entre les mains, avec trois ou quatre morceaux du pain le plus blanc. Il s'assit à mon côté, et commença à manger comme un homme qui n'en manquait pas d'envie, rongeant les plus petits os mieux que ne l'aurait fait un (p. 45) lévrier. «Avec une pointe d'ail, s'écriait-il, ce serait un mets exquis!—Bah! répondais-je tout bas, tu le manges avec une meilleure sauce.» Puis il ajouta: «Par Dieu, cela passe comme si je n'avais pas mangé une bouchée d'aujourd'hui.—Que Dieu, repris-je, m'envoie de bonnes années, comme tu viens de dire la vérité!» Il me demanda le pot d'eau, et je le lui donnai tel que je l'avais apporté de la rivière, signe assez évident que, puisqu'il avait omis de boire, il ne s'était guère occupé de manger. Nous bûmes l'un et l'autre, et nous allâmes tout joyeux nous coucher comme la nuit passée.
Pour éviter toute longueur, je dirai simplement que huit ou dix jours se passèrent ainsi, mon pauvre hère de maître s'en allant chaque matin, avec sa démarche élégante et son pas compté, humer l'air par les rues, tandis que le pauvre Lazarille lui servait de tête de loup[12].
Il m'arrivait souvent de réfléchir à ma triste destinée. Je m'étais échappé des méchants maîtres que j'avais eus pour chercher meilleure condition, et j'étais venu en rencontrer un qui, non-seulement ne me nourrissait pas, mais qu'il fallait encore que je nourrisse. Je ne lui voulais pourtant point de mal, voyant qu'il n'avait ni ne pouvait davantage, et j'avais pour lui plutôt de la pitié que de la haine. Souvent même, afin de rapporter au logis de quoi lui faire bien passer la journée, je me résignais à la passer mal, parce que toute misère m'était connue. Un matin, qu'il s'était levé en chemise pour satisfaire (p. 46) quelque nécessité, voulant sortir de doute, je déroulai les chausses qui lui servaient de chevet, et j'y trouvai une bourse de velours uni, pliée en vingt doubles, mais sans un liard ni signe qu'il y en fût entré depuis longtemps. Il est pauvre, disais-je, et personne ne peut donner ce qu'il n'a pas; mais l'avare d'aveugle et le ladre de curé qui me faisaient mourir de faim, tandis que Dieu les pourvoyait amplement, l'un pour baiser la main, l'autre pour remuer la langue, ceux-là méritaient ma haine; celui-ci ne mérite que ma compassion. Dieu m'est témoin qu'aujourd'hui, quand je rencontre quelqu'un de son espèce, avec cette démarche pompeuse, j'en ai pitié en pensant qu'il souffre ce que j'ai vu souffrir à l'autre, que, malgré toute sa misère, j'aimerais mieux servir, à cause de cela, que mes premiers maîtres. Ce qui me déplaisait seulement en lui, c'était, tant de présomption. J'aurais voulu que son orgueil se fût abaissé autant que sa nécessité s'élevait; mais c'est, je crois, une règle adoptée et gardée par ses semblables que, sans avoir un sou dans la poche, ils n'en mettent pas moins la toque sur l'oreille. Que le Seigneur y remédie, car c'est un mal avec lequel ils doivent mourir!
L'état où je vivais, comme on voit, n'était pas brillant, et cependant ma mauvaise étoile, qui ne se lassait pas de me poursuivre, ne permit pas que cette triste et laborieuse manière de subsister durât longtemps. Cette année ayant été stérile en blés, la municipalité ordonna que tous les pauvres étrangers quittassent la ville, et fit publier que ceux qui seraient rencontrés à l'avenir seraient punis du fouet. En effet, quatre jours après l'ordonnance, je vis conduire une procession de malheureux qu'on fouettait aux quatre coins des rues, ce (p. 47) qui me causa un si grand effroi, que je n'osai plus jamais me risquer à demander mon pain. C'est alors qu'on aurait pu voir l'abstinence de notre maison, et le triste silence de ses habitants. Ce fut à ce point qu'il nous arriva de passer deux ou trois jours sans manger une bouchée ni dire une parole. Dans cette extrémité, je dus la vie à quelques femmes, nos voisines, qui filaient du coton pour faire des bonnets, et avec lesquelles je fis connaissance. Des misères qu'on leur apportait à manger, elles me donnaient quelques bribes qui servirent à me sustenter. Mais j'avais moins pitié de moi que de mon pitoyable maître. Au diable la bouchée qu'il avala de huit jours! Du moins nous les passâmes sans manger à la maison. Je ne sais ni où il allait, ni comment il dînait, mais je le voyais revenir chaque jour, sur le midi, tout le long de la rue, le corps plus efflanqué qu'un lévrier de bonne race; et pour ce qui touchait à son maudit honneur, il prenait une paille, de celles qui n'abondaient guère à la maison, et s'en allait se planter sur la porte pour nettoyer ses dents qui étaient assurément fort propres, se plaignant toujours de la maison à laquelle il attribuait tous les maux: «Vois, me disait-il, qu'elle est triste, obscure et lugubre; tant que nous resterons ici, nous aurons à souffrir; j'attends la fin du mois pour déloger.»
Nous étions livrés à cette triste et affamante persécution, quand un jour, je ne sais par quel heureux hasard, mon pauvre maître se trouva possesseur d'une pièce de cinq sous, avec laquelle il arriva à la maison aussi fier que s'il eût tenu tout le trésor de Venise. Il me la donna, tout plein de joie, en me disant: «Tiens, Lazarille, Dieu commence à ouvrir sa main; cours au marché, (p. 48) achète pain, vin et viande, et crevons l'œil au diable. Je dois te dire encore, pour que tu t'en réjouisses, que j'ai loué une autre maison, et que nous quitterons cette misérable masure, le mois achevé. Maudite soit-elle, et maudit soit celui qui en posa la première pierre! Par Notre-Dame, depuis que j'y demeure, il n'est pas entré dans mon estomac une goutte de vin, ni une bouchée de viande, et je n'ai pas joui d'un instant de repos, tant elle a d'obscurité et de tristesse. Va et reviens, que nous dînions aujourd'hui comme de petits rois.» J'empoigne mes cinq sous et mon pot, et, prenant mes jambes à mon cou, j'enfile la rue tout joyeux du côté du marché. Mais que me sert tant d'empressement, s'il est écrit dans mon triste destin qu'il ne me viendra aucune joie sans encombre? Il en fut de même cette fois; car, tandis que je montais la rue, donnant à Dieu des grâces infinies de ce que mon maître se fût procuré de l'argent, et comptant sur mes doigts de quelle manière je pourrais l'employer avec le plus de profit, voilà que tout à coup je donne à l'encontre d'un mort qu'une foule de prêtres et de gens descendaient sur un brancard. Je me collai contre le mur pour leur laisser place, et pendant que le corps passait, venait immédiatement derrière une femme qui devait être celle du défunt, couverte de deuil et suivie de plusieurs autres femmes, laquelle allait en pleurant et en disant à grands cris: «Hélas! mon cher mari et seigneur, où vous conduit-on? À la demeure triste et malheureuse, à la demeure obscure et sombre, à la demeure où jamais on ne mange ni on ne boit.» Moi, qui entendis cela, je me sentis frissonner de la tête aux pieds: «Ah! (p. 49) mon Dieu, m'écriai-je, c'est à notre maison qu'on mène ce mort.»
Je laisse aussitôt mon chemin, je fends la foule par le milieu, et, descendant la rue avec toute la vitesse de ma course, j'entre à la maison, je la ferme en toute hâte, et j'invoque à grands cris l'assistance de mon maître, l'embrassant avec force pour qu'il vienne m'aider à en défendre l'entrée. Lui, tout atterré, pensant que ce fût autre chose, me dît: «Qu'est-ce que cela, Lazarille? quels sont ces cris? Que fais-tu, et pourquoi fermer la porte avec tant de furie?—Ô seigneur, lui dis-je, accourez ici, on nous amène un mort!—Comment, un mort? répondit-il.—Oui, repris-je, je l'ai rencontré là-haut, et sa femme s'en allait en disant: «Hélas! mon cher mari et seigneur, où vous conduit-on? Dans la demeure obscure et sombre, dans la demeure triste et malheureuse, dans la demeure où jamais on ne mange ni on ne boit. C'est bien ici qu'on l'amène.» Quand mon maître entendit cela, quoiqu'il n'eût pas beaucoup de motifs d'être de bonne humeur, il se mit si fort à rire, qu'il fut plusieurs instants sans pouvoir parler. Pendant ce temps j'avais mis le verrou à la porte, et je la soutenais avec mon épaule pour mieux la défendre. Le convoi et le mort passèrent, et néanmoins je craignais encore qu'on ne le mît à la maison. Quand mon maître fut plus rassasié de rire que de manger: «Il est vrai, Lazarille, me dit-il, qu'en entendant ce que disait la veuve, tu as eu raison de penser comme tu as fait; mais puisque Dieu en ordonne autrement, et qu'ils sont déjà loin, ouvre, ouvre vite, et cours chercher notre dîner.—Seigneur, repris-je, laissez-les achever la rue.» Enfin, mon maître vint lui-même à (p. 50) la porte, et l'ouvrit malgré moi, car il fallut qu'il me fît violence, tant la frayeur m'avait ému. Je repris le chemin du marché; mais, quoique nous dînâmes bien ce jour-là, je ne pus trouver aucun plaisir au repas, et fus trois jours à reprendre couleur. Pour mon maître, il trouva dans cette aventure un ample sujet de gaieté.
Je passai quelque temps de cette manière avec ce pauvre écuyer, mon troisième maître, désirant toujours savoir le motif de sa venue et de son séjour en ce pays; car dès le premier jour que je fus à son service, je reconnus qu'il était étranger, au peu de connaissances et de fréquentation qu'il avait avec les habitants. Mon désir fut enfin rempli, et j'appris ce que je désirais. Un jour que nous avions raisonnablement dîné, et qu'il en était tout satisfait, il me conta son histoire, et me dit qu'il était de la Castille-Vieille, et qu'il avait quitté son pays, uniquement pour ne point ôter le bonnet à un chevalier son voisin. «Mais, seigneur, lui dis-je, s'il était ce que vous dites et qu'il eût plus que vous, c'était avec raison que vous ôtiez le premier votre bonnet, puisqu'il vous ôtait aussi le sien.—C'est vrai, reprit-il; il est et il a ce que je dis, et il m'ôtait en effet son chapeau. Mais pour toutes les fois que je saluais le premier, il aurait bien pu s'humaniser un peu et me prévenir à son tour.—Pour moi, seigneur, répondis-je, il me semble que je n'y aurais pas regardé de si près, surtout avec mes supérieurs en qualité et en richesse.—Tu es jeune, reprit-il, tu ne sens pas les affaires de l'honneur, qui sont aujourd'hui tout le bien des honnêtes gens. Eh bien, je te fais savoir que je suis, comme tu vois, un écuyer; mais, par le nom de Dieu, je rencontrerais un comte dans la rue, que, s'il ne m'ôte pas tout à fait son (p. 51) bonnet, une autre fois qu'il viendra à ma rencontre, je saurai bien entrer dans une maison, feignant d'y avoir affaire, ou me jeter dans une autre rue, s'il s'en trouve avant qu'il arrive à moi, uniquement pour ne pas lui ôter le mien. À l'exception de Dieu et du roi, un hidalgo ne doit rien à personne, et il n'est pas juste qu'étant homme de bien, il se départe d'une ligne de ses priviléges. Je me rappelle qu'un jour, dans mon pays, je fis affront à un artisan, et je pensai le battre, parce que chaque fois que je le rencontrais, il me disait: Que Dieu vous maintienne[13]! «Canaille de vilain, lui dis-je, pourquoi n'êtes-vous pas mieux élevé? Vous osez me dire que Dieu vous maintienne! comme si j'étais le premier venu.» Depuis ce moment, il m'ôtait le chapeau, et parlait comme il devait.—N'est-ce pas, dis-je à mon maître, une bonne manière à un homme d'en saluer un autre, de lui dire que Dieu le maintienne?—Que tu es sot! reprit-il; c'est bon à dire aux hommes de basse extraction; mais à ceux qui sont élevés comme moi, on ne peut les aborder à moins de: Je baise les mains de Votre Grâce, ou pour le moins, Je vous baise les mains, seigneur[14], si celui qui parle est chevalier. Mais cet homme de mon pays au Dieu vous maintienne! je ne pus plus le souffrir, et je ne souffrirai d'aucun homme du monde, hors le roi, qu'il me dise Dieu vous maintienne!—C'est pour cela, dis-je tout bas, qu'il a si peu soin de te maintenir, puisque tu ne souffres pas que personne l'en prie.—D'autant plus, continua mon maître, que je ne suis pas si pauvre que je n'aie (p. 52) dans mon pays un terrain à bâtir des maisons, qui, si elles étaient bâties à une quinzaine de lieues d'où je suis né, sur le coteau de Valladolid, vaudraient bien deux cent mille maravédis, tant on pourrait les faire grandes et belles. J'ai bien encore un colombier qui, s'il n'était pas abattu, donnerait plus de deux cents pigeons à l'année, et plusieurs autres choses dont je ne parle pas, que j'ai abandonnées pour raison d'honneur. Je suis venu dans cette ville, pensant y rencontrer un bon emploi, et j'ai été trompé dans mon espérance. Je trouve bien des chanoines et des seigneurs d'église; mais ce sont des gens si bornés, que le monde entier ne leur ferait pas changer d'allure. Des cavaliers de demi-fortune me recherchent aussi; mais servir ceux-là c'est trop de fatigue, car il faut qu'un homme se convertisse en bête à toutes fins, sinon un congé par le nez. Le plus souvent, le salaire est à longues échéances, et le plus sûrement se réduit au dîner; et si le maître veut écouter sa conscience et vous payer vos sueurs, vous êtes magnifiquement gratifié de quelque haut-de-chausse sale, ou de quelque pourpoint râpé. Mais quand un homme tombe au service d'un seigneur de distinction, alors il sort de misère. N'y a-t-il point par hasard en moi de quoi servir et contenter ceux de cette espèce? Je jure Dieu, si j'en rencontre un, que je ne tarderai pas à devenir son grand favori, et je lui rendrai mille services; car je saurai le tromper tout aussi bien qu'un autre, lui plaire merveilleusement, applaudir à ses saillies et à ses habitudes, quand même elle ne seraient pas les meilleures du monde; ne lui dire jamais chose qui le chagrine, quoiqu'elle lui fût très-profitable; mettre la plus grande diligence en (p. 53) actions et en paroles autour de sa personne, sans me tuer pour les choses hors de sa vue; gronder vertement les valets, quand il pourrait m'entendre, pour lui prouver mon zèle à ses intérêts; et quand il gronderait lui-même, aiguillonner encore son courroux par des lardons qui semblent dits en faveur de l'accusé; lui parler bien de ceux qu'il affectionne, et mordre malicieusement sur les autres; accuser indifféremment ceux de la maison et ceux du dehors, rechercher et savoir les histoires d'autrui pour l'en divertir. J'aurais enfin mille autres qualités de cette nature, en usage aujourd'hui à la cour, et que les seigneurs affectionnent, ne voulant pas avoir chez eux d'hommes de bien, qu'ils haïssent au contraire, et qu'ils appellent des niais auxquels on ne peut confier d'affaires, ni remettre les soucis. C'est pour cela qu'aujourd'hui les gens fins usent avec eux de ces moyens dont j'userais moi-même; mais le sort ne veut pas que je trouve l'emploi de mon habileté.»
Voilà de quelle manière mon maître déplorait sa mauvaise étoile, en me racontant tout ce que valait sa personne. Mais, au milieu de son discours, entrent un homme et une vieille femme qui lui demandent le loyer, l'un de la maison, l'autre du lit. Ils font le compte, qui s'élevait, pour deux mois, plus loin sans doute que mon maître ne pouvait atteindre en un an, je pense à douze ou treize réaux. Il leur fit une bonne réponse, leur dit qu'il allait sortir pour changer une double pistole, et qu'ils pourraient revenir le soir même. Mais sa sortie fut sans retour, de manière que lorsque les autres revinrent dans le tantôt, il était déjà trop tard. Je leur dis qu'il n'était point rentré. La nuit venue et (p. 54) lui non, j'eus peur d'être seul à la maison, et je m'en allai conter l'histoire aux voisines, chez qui je passai la nuit. Le matin arriva, et les créanciers arrivèrent aussi demander le voisin; mais porte close. Les femmes répondirent: «Voici son valet et sa clef.» Ils m'interrogèrent alors, et je répondis que je ne savais où il était allé, qu'il n'avait plus paru à la maison depuis qu'il était sorti pour changer sa pièce, et que je pensais qu'il nous avait aussi changés pour d'autres. En entendant cela, ils courent chercher un alguazil et un greffier, qu'ils ramènent bientôt avec eux, prennent la clef, m'appellent, assemblent des témoins, ouvrent la porte, et entrent dans l'intention de saisir les biens de mon maître pour se payer. Ils parcourent toute la maison, et la trouvant toute nue, comme j'ai conté, ils me dirent: «Où sont les meubles de ton maître, ses coffres, ses tapisseries, ses effets?—Je n'en sais rien, répondis-je.—Sans doute, reprirent-ils, qu'ils les auront enlevés cette nuit et portés quelque part; seigneur alguazil, arrêtez ce garçon qui doit savoir ce qu'ils sont devenus.» L'alguazil le fit aussitôt, et m'empoigna par le collet du pourpoint, en me disant: «Garçon, tu es arrêté, si tu ne découvres les biens de ton maître.» Moi, qui ne m'étais jamais vu dans semblable transe (quoique j'eusse été souvent saisi par le collet, mais plus doucement, et pour montrer le chemin à l'aveugle), j'eus grande peur, et je promis en pleurant de dire tout ce qu'ils voudraient. «Voilà qui est bien, reprirent-ils, dis ce que tu sais, et n'aie point peur.» Le greffier se mit sur un banc pour écrire l'inventaire, et me demanda ce que mon maître possédait: «Seigneur, répondis-je, ce qu'il possède, à ce qu'il m'a dit, c'est un bon terrain à (p. 55) maisons, et un colombier détruit.—Voilà qui est bien, dirent-ils encore; pour peu que cela vaille, il y aura toujours de quoi nous payer. Et dans quel endroit de la ville sont-ils situés? me demandèrent-ils.—Dans son pays, répliquai-je.—Pour Dieu, l'affaire est bonne, dirent-ils. Et où est son pays?—Dans la Castille-Vieille, à ce qu'il m'a dit,» répondis-je. À ces mots l'alguazil et le greffier se mirent à rire aux éclats, en disant aux créanciers: «Voilà une relation plus que suffisante pour que vous soyez satisfaits, quelque grande que soit votre créance» Les voisines, qui étaient présentes, dirent alors: «Seigneurs, cet enfant est un innocent qui n'est que depuis quelques jours avec l'écuyer et qui n'en sait pas plus que vous sur son compte, si ce n'est que le pauvre enfant venait chaque soir chez nous, où nous lui donnions à manger ce que nous pouvions, pour l'amour de Dieu, et il s'en allait passer la nuit chez son maître.»
Mon innocence ainsi prouvée, on me rendit la liberté. Alors l'alguazil ainsi que le greffier demandèrent à l'homme et à la femme leurs frais et honoraires, sur quoi il s'éleva grande dispute et grand bruit, ceux-ci prétendant qu'ils ne devaient rien payer, puisqu'il n'y avait rien à prendre et que la saisie n'avait pas été faite, les autres affirmant qu'ils avaient perdu d'autres affaires pour venir à celle-là. Finalement, après bien des cris de part et d'autre, un recors empoigna la vieille couverture de la vieille femme, et, quoiqu'il ne fût pas très-chargé, tous cinq coururent après en criant. Je ne sais comment cela finit, mais je crois que la pauvre couverture aura payé pour tous; et bien lui en aura (p. 56) pris, si elle devait aller chez d'autres locataires se reposer des fatigues passées.
De la manière que je viens de raconter, mon pauvre troisième maître m'abandonna, d'où je finis de connaître toute la perversité de ma fortune; car elle signalait si bien sa puissance contre moi, et faisait mes affaires si bien au rebours, que, tandis que les valets ont coutume de laisser leurs maîtres, pour moi, c'était le maître qui laissait le valet.
Comment Lazarille se mit au service d'un moine de la Merci, et de ce qui lui arriva.
Il fallut chercher le quatrième, et ce fut un moine de la Merci auquel m'adressèrent les voisines, qui l'appelaient leur cousin. C'était un ennemi déclaré du chœur et du réfectoire, chaud partisan des courses au dehors, et grand amateur de visites et d'affaires du siècle; tellement que je suis sûr qu'il usait à lui seul plus de souliers que tout le monastère. Ce fut lui qui me donna les premiers souliers que j'aie mis en ma vie; mais ils ne durèrent pas huit jours, et je ne pus moi-même durer plus longtemps à suivre son trot. Pour cela, et pour certaines privautés que je passe sous silence, je m'éloignai de lui.
Comment Lazarille se mit au service d'un marchand de bulles, et de ce qui lui arriva.[15]
Le cinquième maître que le sort me donna fut un marchand de bulles, le plus effronté, le plus dévergondé, le plus grand débitant de cette marchandise, que j'aie jamais vu, que j'espère jamais voir, et que personne ne verra jamais; car il avait dans son métier toutes sortes de rubriques, de finesses et de subtiles inventions. Quand il arrivait dans les pays où devait se débiter la bulle, il offrait d'abord aux prêtres ou aux curés quelque chose d'égale valeur: une laitue de Murcie, dans la saison, une paire d'oranges, une pêche, un melon. C'est ainsi qu'il avait soin de se les rendre propices pour qu'ils favorisassent son négoce, et appelassent leurs paroissiens à prendre la bulle, en lui offrant de plus des remercîments. Il avait soin aussi de s'informer de leur mérite; s'ils disaient entendre le latin, il se gardait bien d'en dire un mot, pour ne pas trébucher, et se servait alors d'un gentil espagnol, débité d'une voix (p. 58) assurée; mais s'il apprenait que ces prêtres fussent de ceux qui acquièrent leur grades moins avec des belles-lettres qu'avec des écus, il se faisait un saint Thomas au milieu d'eux, et parlait deux heures en latin, ou du moins paraissait le faire, quoiqu'il n'en dît pas un mot. Quand il ne pouvait, par de bonnes voies, faire acheter ses bulles, il en cherchait sans scrupule de mauvaises, et pour cela, tantôt fatiguait le peuple, tantôt employait les plus habiles artifices. Et pour ne pas rappeler ici tous ceux que je lui vis faire, ce qui serait trop long à conter, je n'en rapporterai qu'un seul, mais assez subtil et piquant pour donner une preuve de toute son habileté.
Dans un endroit du diocèse de Tolède, il avait prêché deux ou trois jours, faisant ses diligences accoutumées, sans qu'on lui eût pris une bulle, et sans qu'on montrât, à mon avis, la moindre intention d'en prendre, ce qui le faisait donner au diable. Après avoir cherché comment il fallait s'y prendre, il résolut d'assembler le peuple le lendemain matin, pour prendre congé de la bulle[16]. Cette même nuit, après souper, lui et l'alguazil qui l'assistait se mirent à jouer la collation, de façon que le jeu amena une querelle et de mauvaises paroles. Il appela l'alguazil voleur, et l'autre l'appela faussaire. Sur cela, le seigneur commissaire, mon maître, saisit une pique de messier qui se trouvait sous le portail de l'auberge, et l'alguazil mit la main à l'épée qu'il portait à sa ceinture. Au bruit et aux cris que nous jetions tous, les hôtes et les voisins accoururent pour les séparer, et tous deux, pleins de colère, (p. 59) cherchaient à échapper à ceux qui les retenaient, pour se couper la gorge. Mais comme la foule s'augmentait par le tapage, et que la maison était pleine de monde, voyant qu'ils ne pouvaient s'attaquer avec leurs armes, ils échangeaient force injures, parmi lesquelles l'alguazil répétait à mon maître qu'il était un faussaire, et que les bulles qu'il vendait étaient fausses. Finalement les curieux, désespérant de les accorder, se décidèrent à emmener l'alguazil de l'auberge à un autre endroit, laissant mon maître en proie à sa fureur. Les hôtes et les voisins l'engagèrent ensuite à se calmer et à dormir, ce qui fit que nous allâmes tous nous coucher.
Le matin venu, mon maître se rendit à l'église, et fit sonner la messe et le sermon pour congédier la bulle. Le peuple s'assembla, en murmurant des bulles et disant qu'elles étaient fausses, puisque l'alguazil lui-même l'avait découvert dans la querelle: de façon qu'outre le peu d'envie que les habitants avaient montré de la prendre, ils montraient contre elle une haine véritable. Mon maître cependant monte en chaire, et commence son prône, pour amener les assistants à ne pas se priver des indulgences et des grâces que portait la bulle avec elle. Il en était au meilleur du discours, quand l'alguazil entre dans l'église, fait sa prière, et, se levant aussitôt, commence à dire d'une voix lente et posée: «Bonnes gens, écoutez de moi une parole, ensuite vous écouterez qui bon vous semblera. Je suis venu avec ce marchand d'indulgences qui prêche en ce moment, lequel m'a trompé, et m'a engagé à favoriser sa tromperie, sous condition d'en partager le profit. Aujourd'hui que j'aperçois le mal qu'en éprouveraient ma conscience et vos bourses, dans mon repentir, je vous déclare (p. 60) nettement que les bulles qu'il prêche sont fausses, qu'il ne faut ni le croire, ni les prendre, que je ne suis partie directe ni indirecte dans cette affaire, que dès à présent je dépose mon bâton[17] et le foule aux pieds; et si jamais cet imposteur est châtié pour ses faux, soyez-moi témoins que je ne suis pas avec lui, pour lui prêter mon aide, mais qu'au contraire je vous détrompe et vous découvre sa fraude.» L'alguazil acheva de parler, et quelques hommes de bien, qui se trouvaient présents, voulaient le chasser de l'église pour éviter le scandale. Mais mon maître les prévint, et ordonna, sous peine d'excommunication, que personne ne l'arrêtât et qu'on le laissât dire tout ce qu'il voudrait. Lui, de son côté, garda également le silence, tandis que l'alguazil disait ce qui vient d'être rapporté. Quand il eut cessé, mon maître lui demanda s'il lui restait quelque chose à dire, et le pria de continuer.» J'aurais encore long à parler sur vous et votre fourberie, reprit l'alguazil, mais cela suffit pour le moment.» Le seigneur commissaire se mit alors à genoux dans la chaire, et levant au ciel les mains et les yeux: «Seigneur Dieu, s'écria-t-il, toi pour qui rien n'est caché mais qui vois tout au contraire, pour qui rien n'est impossible, mais qui peux tout, tu connais la vérité, et sais avec quelle injustice on m'outrage. Pour ce qui me regarde, je lui pardonne, afin, Seigneur, que tu me pardonnes à ton tour. Ne considère pas celui qui ne sait, ni ce qu'il fait, ni ce qu'il dit; mais, je t'en supplie et te le demande au nom de la justice, ne dissimule pas l'injure qui t'est faite, de peur que quelqu'un (p. 61) de ceux ici présents, qui venait chercher cette sainte bulle, donnant crédit aux fausses paroles de cet homme, ne manquât de le faire; et puisque ce serait tellement au préjudice du prochain, je t'en supplie, Seigneur, ne dissimule pas ta volonté, mais au contraire montre-la par un miracle, et que ce soit de cette manière: si c'est la vérité que cet homme a dite, si j'apporte le mensonge et la fourberie, que cette chaire s'enfonce avec moi, et m'entraîne au centre de la terre, d'où jamais ni elle ni moi ne paraissions; mais si c'est la vérité que j'ai dite, et si cet homme, poussé par le démon pour priver d'un si grand bien ceux qui m'écoutent, m'a méchamment accusé, qu'il soit puni de même et que sa malice soit connue de tout le monde.»
À peine mon dévot seigneur eut-il achevé son oraison, que l'alguazil tombe de son siége, donnant un si grand coup sur le pavé, que toute l'église en résonna, et il commence à hurler, à se tordre la bouche, à jeter de l'écume, et à faire mille contorsions, frappant des mains et des pieds et se roulant par terre. Le tapage et les cris des assistants étaient tels, qu'ils ne s'entendaient plus les uns les autres. La plupart étaient pleins de surprise et d'épouvante. Les uns disaient: «Que le Seigneur le secoure!....» Les autres: «Il n'a que ce qu'il mérite, puisqu'il portait un si faux témoignage.» Finalement, quelques-uns de ceux qui se trouvaient près de lui, et, je crois, non sans grande frayeur, s'approchèrent et lui saisirent les bras, avec lesquels il envoyait de vigoureux coups de poing à ceux qu'il rencontrait. D'autres lui tiraient les jambes et les tenaient fortement, car il n'y a pas de méchante mule au monde qui lançât de plus lestes ruades. Ils le tinrent quelque (p. 62) temps ainsi, s'étant jetés plus de quinze sur son corps, et il leur envoyait à pleines mains des gourmades, pour peu qu'ils oubliassent d'être sur leurs gardes.
À tout cela, le seigneur mon maître demeurait à genoux dans la chaire, les yeux et les mains toujours élevés vers le ciel, et tellement transporté dans une béate extase, que ni les pleurs, ni les cris, ni le tapage qui se faisait dans l'église, n'étaient suffisants pour le tirer de sa divine contemplation. Ces bonnes gens s'approchèrent enfin, et, l'éveillant à grands cris, le supplièrent de secourir ce pauvre diable qui se mourait, sans avoir égard au passé, ni à ses calomnies, puisqu'il en était déjà puni. «Si vous pouvez, ajoutaient-ils, quelque chose pour le délivrer du péril qu'il court et des souffrances qu'il endure, faites-le pour l'amour de Dieu, à présent que nous voyons tous bien clairement la faute du coupable et votre sincérité, puisqu'à votre prière et pour vous venger, le Seigneur n'a point différé le châtiment.»
Le commissaire, comme quelqu'un qui sort d'un doux sommeil, les regarda, puis regarda le criminel, puis tous ceux qui étaient à l'entour, et leur dit d'une voix lente et calme: «Vous n'auriez jamais dû, bonnes gens qui m'écoutez, intercéder pour un homme sur qui Dieu s'est signalé d'une si éclatante manière; mais puisqu'il nous commande de ne pas rendre le mal pour le mal, et de pardonner aux injures, nous pouvons le supplier avec confiance de remplir le précepte qu'il nous donne, et que sa Majesté infinie fasse grâce à cet homme, qui l'offensait en mettant obstacle à la propagation de sa sainte foi. Allons donc tous le prier.» Après ces mots, il descendit de la chaire, et leur recommanda (p. 63) de supplier très-dévotement le Seigneur qu'il daignât pardonner à ce pécheur, qu'il daignât lui rendre la santé et la raison, et chasser le démon de son corps, s'il avait permis qu'il y entrât pour son grand péché. Tous se mirent à genoux devant l'autel, et commencèrent à chanter avec les prêtres une litanie à voix basse. Ensuite, mon maître s'approcha de l'alguazil, avec la croix et l'eau bénite, et, après avoir chanté sur son corps, levant au ciel les mains, puis les yeux, à tel point qu'il n'en paroissait plus rien qu'un peu de blanc, il entonna une oraison non moins longue que dévote, qui fit pleurer tous les assistants, comme ont coutume de faire le prédicateur et l'auditoire dans les sermons de la Passion, suppliant Notre-Seigneur, puisqu'il ne demandait pas la mort du pécheur, mais sa vie et son repentir, de vouloir bien rendre la santé à ce malheureux poussé du démon et conduit par le péché, pour qu'il se repentît et confessât ses fautes. Cela fait, il se fit apporter la bulle, la lui posa sur la tête, et tout aussitôt le pécheur d'alguazil commença à se trouver mieux et à revenir à lui peu à peu. Dès qu'il eut repris entièrement connaissance, il se jeta aux pieds du seigneur commissaire, pour lui demander pardon, confessant qu'il avait parlé par la bouche et par l'ordre du diable, d'abord pour lui causer préjudice et se venger de leurs querelles, mais surtout parce que le démon recevait une grande peine du bien qu'allait faire la bulle en cet endroit. Mon maître lui accorda sa grâce, et la paix se fit entre eux. Il y eut ensuite une si grande hâte à venir acheter la bulle, qu'aucune âme vivante ne s'en passa dans le pays; tous la prirent, maris et femmes, fils et filles, valets et servantes.
(p. 64) La nouvelle de cet événement se répandit dans les lieux circonvoisins, et, quelque part que nous arrivassions, il n'était pas besoin de sermon, ni de messe; on venait chercher la bulle à l'auberge, comme des poires pour l'amour de Dieu. De manière que dans dix ou douze endroits des environs où nous allâmes, mon maître débita autant de milliers de bulles, sans prêcher un seul sermon. Quand la comédie se joua, j'avoue que j'y fus pris moi-même comme les autres, et que j'en éprouvai la même épouvante; mais en voyant ensuite les rires et les plaisanteries qu'en faisaient entre eux mon maître et l'alguazil, je compris qu'elle était de l'invention de l'industrieux commissaire. Malgré ma jeunesse, ce tour me plut infiniment, et je me disais: «Combien de tours semblables ces fourbes doivent-ils jouer aux innocents!»
Finalement je restai encore avec ce quatrième maître près de quatre mois, pendant lesquels j'eus à souffrir bien des fatigues.
Comment Lazarille se mit au service d'un chapelain, et de ce qui lui arriva.
Après quoi je me mis au service d'un peintre d'enseignes, pour lui broyer ses couleurs, et je souffris encore mille maux dans le métier.
En ce temps-là, je commençais à devenir grand garçon. Un jour que j'entrais dans la cathédrale, un chapelain (p. 65) me prit à son service, et me remit un âne, quatre cruches et un fouet pour aller vendre de l'eau par la ville. Ce fut là le premier échelon par lequel je montai pour atteindre une bonne vie, et pour être, comme on dit, à bouche que veux-tu? Je donnais à mon maître trente maravédis par jour, le surplus du bénéfice me restait, et le samedi je gagnais pour moi. Je gouvernai si bien le métier, qu'au bout de quatre ans que je le fis, j'amassai de mes petits profits de quoi m'habiller honorablement à la friperie, où j'achetai un pourpoint de vieille futaine, une casaque à manches tressées, un manteau de drap jadis frisé, et une épée du temps du Cid. Dès que je me vis en costume d'homme de bien, je dis à mon maître de reprendre son âne et que j'abandonnais le métier.
Comment Lazarille se mit au service d'un alguazil, et de ce qui lui arriva.[18]
En quittant le chapelain, je me fis recors d'un alguazil; mais je restai peu de temps avec lui, parce que l'office me sembla trop périlleux, surtout une nuit que certains bandits réfugiés nous poursuivirent à coups de pierres et de bâtons, mon maître et moi. Lui, qui (p. 66) voulut les attendre, fut fort maltraité; pour moi, je ne me laissai pas atteindre. De cette affaire, je reniai le métier, et, pensant par quelle manière de vivre j'arriverais à trouver le repos, et à gagner quelque chose pour la vieillesse, Dieu voulut bien m'éclairer. Avec la faveur que me prêtèrent des amis et des grands seigneurs, tous mes travaux, toutes mes fatigues furent amplement payés par ce qu'ils me firent obtenir. Ce fut un office royal (car j'avais vu que personne ne réussissait à moins d'en posséder un) dans lequel je vis au jour d'aujourd'hui, à votre service et à celui de Dieu. J'ai la charge de publier les vins qui se vendent dans cette ville, les objets mis à l'encan ou les choses perdues, et d'accompagner ceux qui souffrent persécution pour la justice, en déclarant à haute voix leurs délits: c'est-à-dire, en bon espagnol, que je suis crieur public. Les choses ont si bien tourné, et j'ai si facilement pris cœur à mon nouvel état, que presque toutes les affaires qui touchent au métier me passent par les mains, à tel point que, dans toute la ville, quand on a du vin ou quelque autre chose à vendre, on ne croirait pas pouvoir en tirer parti, si Lazarille ne s'en mêlait.
Ce fut dans ce temps-là que monsieur l'archiprêtre de San-Salvador, voyant mon habileté et ma bonne conduite, car il me connaissait parce que je publiais ses vins, décida de me marier avec sa servante. De mon côté, considérant que d'une telle personne je ne pouvais attendre que bienfaits et secours, je résolus d'obéir, et je l'épousai en effet. Jusqu'à présent je ne m'en suis pas repenti; car, outre qu'elle est bonne fille, entendue et diligente, je trouve dans monsieur (p. 67) l'archiprêtre toutes sortes de faveur et d'appui. Chaque année, il lui donne en plusieurs fois jusqu'à une bonne charge de blé, pour Pâques la provision de viande, de temps en temps une paire de pains d'offrande, et les vieux habits qu'il abandonne. Il nous a même loué une petite maison qui touche à la sienne, et presque tous les dimanches et fêtes nous dînons chez lui. Mais les méchantes langues, qui ne manquent jamais, ne nous laissent pas vivre en repos, disant sur nous et le blanc et le noir, et qu'on voit ma femme aller chez l'archiprêtre faire le lit et le dîner. Que Dieu les aide mieux qu'ils ne disent la vérité! En effet, outre qu'elle n'est pas femme à s'inquiéter de ces sornettes, monsieur m'a promis ce qu'il tiendra, j'espère. Un jour, en effet, il me parla tout au long devant elle, et me dit: «Lazarille, qui donne crédit aux propos des mauvaises langues, ne fera jamais ses affaires. Je te dis cela, parce que je ne serais pas étonné que quelqu'un trouvât à redire à ce que ta femme entre et sorte familièrement chez moi. Elle y vient, je te le jure, bien à ton honneur et au sien. Ainsi, ne t'occupe pas de ce qu'on peut dire, mais de ce qui t'importe davantage, j'entends de son intérêt.—Seigneur, répondis-je, je reconnais que je me suis attaché aux bons[19]. Il est bien vrai que plusieurs de mes amis m'ont touché quelques mots de cela, et m'ont certifié plus de trois fois qu'avant que j'eusse épousé ma femme, elle était accouchée trois fois des œuvres de Votre Révérence, parlant par respect, puisqu'elle est présente.» Aussitôt ma femme commença à faire de si horribles serments, que je crus (p. 68) que la maison s'abîmait sur nous. Ensuite elle se mit à pleurer et à jeter mille malédictions sur ceux qui nous avaient mariés ensemble; de telle façon que j'aurais mieux aimé être mort que d'avoir lâché cette parole de ma bouche. Mais enfin, moi d'un côté, et monsieur de l'autre, nous dîmes et nous fîmes tant, qu'elle cessa ses lamentations, après toutefois que je lui eus fait le serment de ne plus jamais, en toute ma vie, parler de cela, et répété que je trouvais tout à fait bien qu'elle entrât et sortît de nuit et de jour, puisque j'étais sûr de sa vertu. De cette manière nous restâmes tous trois parfaitement d'accord, et, depuis ce moment, jamais personne ne nous entendit parler de cette affaire. Au contraire, si je m'aperçois que quelqu'un veuille en ouvrir la bouche, je l'arrête, et lui dis: «Si vous êtes mon ami, ne me dites rien qui puisse me chagriner; car je ne tiens pas pour ami celui qui me chagrine, surtout si l'on veut me mettre mal avec ma femme, qui est la chose du monde que j'aime le plus; je l'aime plus que moi-même, et par elle Dieu me fait mille grâces, et beaucoup plus que je n'en mérite. Je puis d'ailleurs jurer sur l'hostie consacrée qu'elle est aussi sage qu'aucune femme qui vive entre les portes de Tolède, et quiconque dira autrement, je me couperai la gorge avec lui.» De cette manière, on ne me dit plus rien, et j'ai la paix dans le ménage.
Ce fut en cette même année que notre victorieux empereur fit son entrée dans cette illustre ville de Tolède, et y tint les Cortès, au milieu des fêtes et des réjouissances dont vous aurez entendu parler.
Comment Lazarille fit amitié avec des Allemands, et de ce qui lui arrivait en leur compagnie.
Dans ce temps-là, j'avais atteint le comble de ma prospérité et de la fortune. Comme j'allais toujours accompagné d'une bonne bouteille et de quelques fruits des meilleurs du pays pour échantillon de ce que je publiais, je m'étais fait tant d'amis et de protecteurs parmi les naturels et les étrangers, que, quelque part que j'allasse, il n'y avait jamais pour moi de porte fermée. Je me vis tellement favorisé, qu'il me semble que si j'avais alors tué un homme, ou s'il m'était arrivé quelque autre méchante affaire, j'aurais trouvé tout le monde de mon parti, et j'aurais eu chez ces messieurs[20] toutes sortes de secours et de protection. Mais je ne les laissais jamais le gosier sec; j'avais soin de les mener au meilleur vin que j'eusse vendu dans toute la ville, et nous faisions grande chère et bonne vie. Il nous arriva souvent d'entrer avec nos pieds et de sortir avec ceux des autres; et le meilleur de l'affaire, c'est que, dans tout ce temps, Lazarille de Tormès n'y mit pas une obole du sien. Ils ne voulaient pas le permettre; au contraire, si quelquefois par industrie je mettais la main à la poche, feignant de vouloir payer, ils le prenaient pour affront, me regardaient de travers, et disaient: nit, nit, asticot, lanz, pour (p. 70) me reprendre et me faire entendre que, partout où ils étaient, personne ne devait payer un liard. Aussi, je me mourais d'amour pour ces gens-là; car, outre ce que je viens dire, c'étaient des jambons ou des gigots assaisonnés de ces bons vins et de fines épices, et toutes sortes de restes de viande ou de pain dont ils emplissaient mes poches toutes les fois que nous nous réunissions, tellement que j'emportais à la maison de quoi nous rassasier, ma femme et moi, une semaine entière. Je me rappelais alors, dans cette abondance, mes famines passées, et je rendais grâce au Seigneur, qui fait aller ainsi les choses et les temps.
Mais, comme dit le proverbe: «Qui bien te fera, ou s'en ira, ou mourra». C'est ce qui m'arriva, hélas! quand on changea, selon l'usage, la résidence de la cour[21]. À leur départ, je fus vivement pressé par ces bons amis de m'en aller avec eux, sans me mettre en peine de rien. Mais je me rappelai aussi l'autre proverbe: Mieux vaut le mal connu que le bien à connaître; et, en les remerciant de leur bonne volonté, après beaucoup d'embrassements et de larmes, je leur dis adieu. Certes, si je n'eusse pas été marié, je n'aurais pas abandonné leur compagnie; car ce sont des gens tout à fait à ma guise, menant la vie la plus joyeuse, sans caprices, sans fierté, et n'ayant ni scrupule ni dégoût d'entrer dans le premier bouchon, chapeau bas, si le vin le mérite; des gens d'honneur, francs et ronds, et si bien pourvus d'argent, que je ne demande à Dieu qu'une semblable rencontre toutes les fois que la soif (p. 71) me prendra. Mais l'amour de ma femme et de ma patrie, car je regarde ce pays comme le mien, suivant le dicton: D'où es-tu, homme?—Du pays de ma femme, me retinrent ici. Je demeurai donc à Tolède, dans une grande solitude d'amis, quoique bien connu des habitants, et sevré des douceurs de la vie de cour.
J'y restai toutefois bien à mon aise, avec un accroissement de joie et de famille par la naissance d'une jolie petite fille que m'a donnée récemment ma femme, en jurant qu'elle était bien de moi, quoique j'eusse quelques légers soupçons. Jusqu'à ce qu'il parut à la fortune qu'elle m'avait trop longtemps oublié, et qu'il était juste de me faire acheter ce peu d'années de vie douce et paisible par un temps égal de peines et d'amertumes. Ô grand Dieu! qui pourra retracer un accident si funeste, une infortune si accablante, sans laisser l'écritoire pour porter la plume à ses yeux!
La continuation que l'auteur promet, en finissant, à l'histoire de son Lazarille n'a jamais été faite. Il est bien arrivé, quelques années après l'apparition de ce livre, qu'un autre écrivain, resté inconnu, en publia une seconde partie; mais on reconnut sur-le-champ qu'elle était d'une plume moins habile que celle de Hurtado de Mendoza, ou de l'auteur quel qu'il soit de la première. Cette seconde partie, qui n'a de commun avec l'autre que le nom du héros, mais qui ne lui ressemble ni dans le but, ni dans l'invention, ni dans le style, est tout à fait indigne d'y (p. 72) faire suite, et ne vaut pas la peine qu'on la tire de l'oubli.
C'était d'ailleurs la mode, au seizième siècle, et ce fut peut-être le Lazarille qui la donna, de ne point achever les livres d'imagination, de s'arrêter même au milieu des aventures les plus compliquées, et dans le plus intéressant de l'action, comme fait Arioste à la fin des chants de son poëme. Ainsi furent écrits, par exemple, le Guzmann d'Alfarache de Mateo Aleman, le Marcos de Obregon de Vicente Espinel, la Galatea de Cervantès, et même son Don Quichotte. Le monde n'eût peut-être point possédé la seconde partie de cet immortel roman, publiée dix ans après la première, si un continuateur impertinent n'avait forcé Cervantès à terminer son livre lui-même. Justement irrité contre ce rival maladroit, contre ce grossier plagiaire, il voulut, dans un nouveau livre supérieur au premier, conduire son héros jusqu'au lit de mort afin de pouvoir s'écrier, avec un noble et légitime orgueil: «Ici, Cid-Hamet a déposé sa plume, mais il l'a attachée si haut, que personne désormais ne s'avisera de la reprendre.» Après avoir lu le Lazarille, on regrettera, sans doute, que Mendoza n'ait point donné à Cervantès l'exemple d'une si fière vengeance.
Si toutes les littératures modernes, suivant la loi générale des choses humaines, ont leurs racines dans les anciennes littératures, cependant il est rare qu'une nation ne possède pas, dans l'arbre de la science, quelque branche propre et personnelle, qu'elle a comme greffée elle-même sur le tronc commun de l'antiquité. Il est rare, par exemple, qu'un peuple n'ait pas sa poésie populaire, comme sa musique populaire. En Espagne, cette poésie s'appelle le romance. Il a pris son nom du nom même de la langue vulgaire; il est né avec sa littérature; il en a suivi les phases et traversé les époques: origine, progrès, décadence et rénovation; il est vieux comme les plus anciens monuments de la langue, et jeune comme ses plus récents ouvrages; il doit enfin durer autant qu'elle. Sans doute on reconnaît (p. 74) dans la nature et la forme de ces petits poëmes, comme dans ceux des troubadours provençaux, l'imitation des Arabes. Mais cette imitation même est un caractère particulier; et d'ailleurs, pour les sujets, les pensées, les images, la prosodie enfin, tout est original, tout est espagnol. Le nombre des romances est tellement considérable que les vastes collections où ils ont été recueillis sous différents titres sont bien loin d'avoir épuisé ce trésor commun. Et cependant les plus érudits ne sauraient désigner l'auteur d'un seul ancien romance. Ce n'est pas un poëte, ni une famille, une société ou une génération de poëtes qui ont composé cette multitude de pièces entassées dans les romanceros; c'est la nation entière, c'est tout le monde. Les romances ont été faits, l'hiver à la veillée, l'été sur le banc de pierre, pour livrer à la tradition les souvenirs et les contes des vieillards. Ils ne s'écrivaient point, mais se racontaient, et n'avaient d'autres archives que la mémoire des hommes, qui, dans l'enfance, les apprenaient de leurs pères, et, dans l'âge mûr, les redisaient à leurs enfants.
Il est difficile d'assigner une date positive à l'origine du romance. Quelques-uns, lui accordant la plus haute ancienneté, voudraient le faire naître dès le milieu du XIIe siècle, en même temps que le vieux poëme du Cid, et un peu avant les trobas provençales. Mais il suffit d'observer le langage et le rhythme des plus anciens romances pour reconnaître que, dans leur état actuel, ils sont très-postérieurs à cette époque de la formation des langues et des littératures vulgaires. Alors on ne connaissait en (p. 75) Espagne, pour toute prosodie, que le lourd monorime des Arabes, c'est-à-dire la rime, sinon unique, au moins redoublée et soutenue aussi longtemps que le poëte pouvait trouver des consonnances. Ce monorime fut réglé en quatrains dans le siècle suivant, et se maintint deux autres siècles sous cette nouvelle forme. Or, ni dans le Romancero del Cid, ni dans le Romancero general, ni dans aucune collection de cette espèce, on ne saurait trouver un seul romance écrit en monorime, irrégulier ou régulier. Tous sont uniformément écrits en rime assonnante, ou, pour unique et rare exception, en endechas ou quatrains assonnants; ce qui leur donne une origine et un caractère tout particuliers à la nation, comme cette forme même. La rime assonnante, en effet, est purement et seulement espagnole. Partout ailleurs on trouve, soit le vers rimé, comme le nôtre, à rime consonnante et complète, soit le vers blanc, sans aucune rime, dans les langues assez poétiques, assez accentuées par leurs syllabes longues ou brèves pour imiter la prosodie des Grecs et des Latins. Mais l'assonnance, espèce de milieu et de compromis entre ces deux formes, n'appartient qu'à l'Espagne. C'est une simple euphonie résultant de l'emploi des mêmes voyelles dans les deux dernières syllabes de chaque second vers, de façon que deux vers sont comme deux hémistiches d'un seul. Ainsi, dans cette phrase:
Las nubes entapizando
El oscuro y alto cielo,
La débil luz ocultaban
De estrellas y de luceros, etc.,
(p. 76) les voyelles assonnantes sont e et o. Il faut avoir toute la délicatesse d'oreille des peuples méridionaux et toute l'accentuation de leurs langues pour saisir cette rime incomplète, dont le charme réside principalement dans la continuité de sa répétition, la même assonnance devant être soutenue pendant tout un romance, tout un chant de poëme. Mais cette continuité n'est ni importune, ni fatigante à l'oreille; rien, au contraire, n'est plus fluide, plus coulant, plus svelte, plus harmonieux, que la rime assonnante. Elle convient merveilleusement à la narration et au dialogue. Aussi l'emploie-t-on toujours dans le romance, et généralement dans la comédie.
Cette seule circonstance de l'emploi de l'assonnant suffirait donc pour prouver que les romances appartiennent à la seconde époque de la littérature espagnole. Tomas Sanchez n'en a admis aucun dans sa célèbre collection de Poésies antérieures au XVe siècle, et le premier recueil qui en fut fait, celui de Fernando del Castillo, est du XVIe siècle. Mais pourtant les partisans de la grande ancienneté de ces poésies nationales se tirent d'affaire et expliquent l'emploi de la rime assonnante d'une manière au moins fort spécieuse, et je crois même fort probable. Les premiers romances, disent-ils, furent composés en quatrains monorimes, comme les cantiques d'Alphonse le Savant, les poëmes religieux de Gonzalo de Berceo et les poëmes satiriques de l'archiprêtre de Hita. Mais lorsque l'assonnant fut inventé et devint à la mode, avant qu'on eût recueilli dans des livres les vieux romances rimés, ils furent tous traduits en ce nouveau (p. 77) rhythme par le même travail populaire qui avait servi à leur composition primitive. Cette explication se trouve fortifiée du témoignage de Juan de la Encina, auteur du premier art poétique des modernes (arte de trobar), et qui tint le sceptre littéraire sous les rois catholiques Isabelle et Ferdinand, lequel, en annonçant l'adoption de la rime assonnante pour les romances, ajoutait: "et même ceux du vieux temps ne sont point en consonnante parfaite." Il connaissait donc, à la fin du XVe siècle, des romances qui n'étaient point en assonnant.
La nombreuse famille des romances se divise en plusieurs genres. Les plus anciens, restés aussi les plus nouveaux, sont nommés historiques (romances historicos); ils racontent les aventures traditionnelles du Cid, de Bernard del Carpio, des sept infants de Lara, de Manuel Ponce de Leon, etc., ce qu'on pourrait appeler les siècles héroïques de l'Espagne. Ce sont des espèces de rapsodies qui se récitaient dans les Castilles comme celles d'Homère dans la Grèce, et peut-être n'aurait-il fallu qu'un Pisistrate pour former, par la réunion intelligente de ces chants populaires, une grande épopée espagnole. Lorsqu'un peu plus tard les hidalgos de la cour de Jean II allèrent assister aux fêtes chevaleresques de Grenade, et surtout lorsque les rois catholiques eurent établi leur propre cour dans l'Alhamrâ conquis, alors le romance, ayant changé de sujet et de style, changea aussi de nom, et fut appelé moresque (romances moricos). Au lieu des vieilles et austères traditions nationales, il célébra la pompe des tournois et les (p. 78) aventures de la galanterie. Ses héros ne furent plus Espagnols, mais Arabes. Il perdit en vigueur et en naïveté; il gagna en parure, en grâce, en bon ton. Plus tard encore, après les églogues à l'italienne de Garcilaso, de Jaureguy, de Montemayor, le romance quitta la rude lance des batailles et la canne élégante des joûtes pour prendre la houlette. Il chanta les bergers, il se fit pastoral (romances pastoriles). Ce fut sa décadence. Il ne lui restait plus, après cette chute, qu'à tomber dans les bouffonneries graveleuses des Quevedo et les prétentieux concetti des Gongora. Le romance devint donc un moment burlesque (romances jocosos). Ce fut sa dernière métamorphose, après quoi, retournant à son berceau, il ne se montre plus guère aujourd'hui que sous sa première forme et son premier nom.
C'est un recueil de romances historiques, dont tous les sujets sont empruntés à l'histoire nationale, qu'a publié en 1841 le maître incontesté du genre, don Angel Saavedra. Après quelques mots sur la poésie, disons quelques mots du poëte.
Bien des hommes, au sortir de la captivité, s'applaudissent d'avoir été quelque temps séquestrés du monde. Ils ont mis à profit les longues heures de la solitude, ils ont achevé dans leur retraite forcée des travaux que le tourbillon de notre vie mondaine ne leur eût pas même permis d'entreprendre, et ils rentrent dans la société riches de quelques conquêtes intellectuelles. Combien d'ouvrages de science, d'art ou de littérature, depuis Galilée, depuis Cervantès, ont été conçus ou sont nés sous les verrous! On peut (p. 79) dire, en ce sens, non-seulement que malheur est bon à quelque chose, mais aussi que la persécution tourne contre ses auteurs, et que, plus on veut les éteindre, plus on attise les lumières de l'esprit humain. L'exil, autre peine inventée par les vengeances et les terreurs de la tyrannie, donne également aux hommes qu'il frappe les avantages de la solitude et du recueillement; mais, plus encore que la captivité, il sert à l'instruction des victimes, à l'échange des idées civilisatrices, à la fraternité des peuples.
L'Espagne était restée fort en arrière de la commune civilisation, parce qu'elle demeurait isolée, parce que les habitants de l'Europe ne la visitaient point, et que ses habitants ne visitaient point l'Europe. Les événements calamiteux qui ont porté d'abord chez elle les maux de l'invasion étrangère, et qui ont ensuite jeté violemment hors de son sein les plus illustres de ses enfants, ne pouvaient manquer de produire d'heureux fruits à la longue. Ces proscrits, dispersés tant d'années en France, en Angleterre, en Amérique, ont rapporté à leur patrie des leçons fécondes de civilisation et de liberté. Même au milieu des déchirements de la guerre civile et des stériles agitations d'une révolution indécise et inachevée, l'agriculture, l'industrie, l'administration, les finances, les lois, les mœurs, les lettres et les arts, tout a gagné par leur absence forcée, suivie d'un retour triomphant, et la nation entière profite de cette école ouverte à quelques-uns par l'adversité.
Don Angel Saavedra, second fils d'un grand d'Espagne, le duc de Rivas, dont il porte aujourd'hui (p. 80) le nom depuis la mort de son frère aîné, est un de ces hommes chez qui la puissance de l'esprit et la droiture du cœur ont vaincu les préjugés de la naissance et les erreurs de l'éducation. Soldat pendant la guerre de l'indépendance, dès que son bras put soutenir un mousquet, il était colonel quand l'armée française repassa les Pyrénées, et les cicatrices qui couvrent sa poitrine attestent que ses grades furent bien gagnés sur les champs de bataille. Quand la révolution de 1820 ouvrit une nouvelle carrière aux patriotes espagnols, Saavedra vint s'asseoir, comme député de Cordoue, au congrès national, et, jusqu'au dernier moment, y resta fidèle à la cause populaire. Il était du petit nombre de ces députés courageux qui, chassés de Madrid par l'invasion des fils de saint Louis, avaient résolu de défendre encore une fois dans les murs de Cadix l'indépendance nationale, et qui prononcèrent à Séville la déchéance du parjure Ferdinand VII. La proscription les frappa tous. Après avoir cherché asile en Sicile, à Malte, à Londres, Saavedra s'était fixé en France depuis la révolution de juillet. Il est rentré dans son pays lorsqu'une tardive amnistie, arrachée au pouvoir royal par les symptômes d'une révolution nouvelle, lui en eut rouvert les portes. Il siége maintenant au sénat, après avoir été successivement ambassadeur et ministre.[22]
C'est pendant les loisirs de ce long exil que Saavedra, rendu aux goûts studieux de sa jeunesse, et partageant ses heures entre la peinture et la poésie, (p. 81) a composé la plupart des œuvres qui doivent illustrer son nom.
La principale a pour titre: El moro exposito (littéralement: Le More enfant-trouvé), ou Cordoue et Burgos au Xe siècle. Le sujet, où s'encadrent naturellement des peintures de l'Espagne arabe et de l'Espagne castillane, est emprunté à la tradition populaire des sept infants de Lara. Dans le siècle dernier, Saavedra eût nommé cet ouvrage un poëme en douze chants; de nos jours, il a le bon esprit de l'appeler simplement une Légende en douze romances (Leyenda en doce romances); et c'est, en effet, le nom propre de ce roman poétique, à la manière de ceux dont l'Arioste et Walter Scott nous ont donné des modèles divers. Celui de Saavedra, que ses compatriotes jugent digne de figurer auprès de l'Orlando furioso et de The Lady of the lake, a, sur ses devanciers, un important avantage de forme. Son rhythme n'est point l'octave italienne, si compliquée et si monotone, mais le quatrain, à la coupe dégagée, inaperçue dans le récit. Son vers n'est pas l'alexandrin, pompeux, guindé et froid, mais le simple assonnant, dont nous avons vanté tout à l'heure la marche svelte et la douce euphonie. Ce genre de rime, au reste, pour être plus agréable au lecteur, n'est pas plus facile au poëte; car celui-ci doit soutenir l'assonnant pendant tout le cours d'un chant ou d'un romance, et, ce qui n'est pas une difficulté moindre, il doit le varier, sans le répéter jamais, à chacun des chants ou des romances dont se compose l'œuvre entière. Ainsi, dans sa légende du Moro (p. 82) exposito, Saavedra devait varier douze fois ses rimes assonnantes, et soutenir chacune d'elles pendant toute la durée d'un récit de mille à douze cents vers.
Nous ne saurions ni traduire en entier ce poëme, ni en extraire un fragment assez complet. Nous préférons recueillir quelques stances, pour exemple du genre tendre et sentimental; puis nous prendrons à pleines mains dans une autre œuvre de Saavedra, les romances historicos. Le même volume renferme dix-huit de ces petits poëmes, conçus et écrits dans le style des anciens romances dont ils ont la naïveté, la vigueur et le charme, avec plus d'étendue toutefois, des formes plus savantes, et surtout une autre portée philosophique. On dirait que leur auteur s'est proposé de peindre, comme en une sanglante galerie de tableaux, toute une longue série des crimes de la royauté. Ainsi, l'un de ses romances raconte l'histoire du brillant comte de Villamediana, assassiné par le doux et indolent Philippe IV, parce qu'une reine coquette lui avait offert ses périlleuses faveurs; un autre décrit la mort du connétable don Alvaro de Luna, favori de Jean II, que son royal ami envoie mourir sur l'échafaud, comme fit Louis XIII de Cinq-Mars; ceux-ci montrent Christophe Colomb et Fernan-Cortés, victimes tous deux de l'ingratitude des princes qui leur devaient un empire "où le soleil ne se couchait jamais;" ceux-là, enfin, rapportent quelques-uns des atroces épisodes qui teignent de sang toute la vie de Pierre le Cruel. L'ordre des dates historiques place ces derniers au commencement du volume. C'est en commençant (p. 83) par eux aussi que, pour faire connaître sur échantillons les petits poëmes de Saavedra, nous sortirons de "l'embarras du choix."
Mais je supplie qu'on se rappelle, en les lisant, que c'est la traduction maigre et décolorée d'une poésie magnifique, écrite dans une langue riche et pompeuse de qui l'on pourrait dire parmi les modernes, comme André Chénier de la grecque antique,
Un langage sonore aux douceurs souveraines,
Le plus beau qui soit né sur des lèvres humaines.
J'ajouterai comme Voltaire traduisant un passage de Shakespeare: "Faites grâce à la copie en faveur de l'original; et souvenez vous toujours, quand vous voyez une traduction, que vous ne voyez qu'une faible estampe d'un beau tableau."
«Sur le sein de ta mère, tu dors, mon doux amour, comme une perle de rosée dort dans le sein de la tendre fleur; et sur ton charmant visage, brille, comme le soleil sur le diamant, la céleste candeur d'une âme encore neuve.»
«Ton pied ne s'est pas encore gravé sur la terre impure; tes mains n'ont point touché le fer cruel et l'or corrupteur; aucune créature n'a été offensée par cette bouche délicate, qui ne sait point encore former les mots, et où règne une angélique pureté.»
«Tu ne sais ce que c'est que la mort; tu ne sais ce que c'est que la vie; et les heures cheminent muettes (p. 84) avec toi. Quel sera ton sort?... Eh! que t'importe? Souriant, tu goûtes un sommeil tranquille, sans que le jours de demain te cause de souci.»
«Dors, objet adoré; mais que, de temps en temps, un doux baiser t'éveille, donné par ta mère ou par moi; et laisse, par ton rire innocent, charmer mon âme, qui, triste, a vidé le vase de l'infortune.»
«Oui, quand tu souris à mes tendres caresses, dans une mer de délices j'oublie tout ce qui fut et tout ce qui doit être. Que m'importent, quand tu me regardes avec amour, l'insolent dédain de la fortune et les colères du pouvoir?»
«Mais il n'est point de plaisir complet. Hélas! chaque fois que je te regarde, un soupir m'échappe, en pensant quel sera ton avenir; mystérieux secret, que j'ignore comme toi, que ni le savoir, ni l'or, ni la force ne peuvent découvrir!»
«Une graine de rose tombe au bord du ruisselet qui couvre à peine le sol, et qui dort, doux et tranquille, au milieu des fleurs. Heureuse si elle s'y arrête, si elle germe entre les plantes humide, et pousse sa tige sous l'abri de l'amour paternel!»
«Mais, invisible, rusé, jouant à travers les fleurs, le courant l'entraîne peu à peu jusqu'au fleuve rapide. Elle peut encore y trouver une rive pour y naître, un jardin pour y devenir rosier magnifique.»
«Mais si les eaux troubles du fleuve l'emportent jusqu'à la mer; ah! malheureuse! l'ouragan l'assaillit, les flots la ballottent avec fureur; elle périt, ô mon fils, abîmée au fond du gouffre, ou jetée sur la fange salée, au pied de l'écueil bruissant.»
Qu'il est magnifique l'Alcazar[23] dont Séville s'enorgueillit! que ses jardins sont délicieux! que sa haute façade est riche et pompeuse! Des madriers, chargés de sculptures infinies, couronnent son portail de saillantes corniches, et dans leur centre se lit une inscription en lettres gothiques: «Don Pedro a bâti ce palais.» Mal siéent dans leurs vastes salles nos modernes futilités, et, dans leurs patios[24] superbes, des hommes sans barbe et sans pourpoint. Combien de fois, dans les calmes soirées, au milieu de joyeux compagnons et de femmes jolies, j'ai parcouru ces jardins enchantés que gardent, à l'entrée, des géants de myrte en diverses attitudes menaçantes! Les lauriers et les orangers forment de longues avenues et un obscur labyrinthe, propice aux larcins d'amour. Des jets d'eau sont cachés sous terre; tout à coup ils jaillissent à travers les fines pierres des mosaïques, et arrosent les étrangers surpris, parmi les éclats de rire de ceux qui, instruits à leurs dépens, savent éviter le méchant tour.
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Mais, hélas! jamais un seul jour je n'ai parcouru ces jardins sans voir (l'âme a ses rêves) l'ombre de (p. 86) Maria Padilla, poussant un sourd gémissement, passer légère devant ma vue, comme une vapeur, comme une fumée qui glisse à travers les arbres; jamais je n'ai pénétré dans ces salons sans que le fantôme de leur fondateur se dressât devant moi teint de sang glacé; jamais je n'ai franchi le vestibule obscur, celui qui repose sur des colonnes, celui qui porte autour de sa corniche les vieux bustes des rois, celui qu'ornent en bas des faïences peintes et en haut des émaux colorés, celui qui offre dans chaque paroi un riche balcon, et qu'attriste en le couronnant son haut plafond doré, sans voir à terre un cadavre. On aperçoit encore, sur les dalles de marbre, une tache obscure et tenace. Les siècles mêmes n'ont pu l'effacer. Du sang, du sang!... Ô Dieu! combien de gens sans se douter de ce que c'est la foulent sous leurs pieds!
Plus jeune de cinq cents ans était alors le magnifique Alcazar; ses murailles avaient tout leur lustre, ses hauts créneaux toutes leurs pierres, et les émaux de ses plafonds dorés tout leur premier éclat. C'était l'orgueilleuse demeure du roi de Castille. Par une douce matinée de mai fleuri, dans le salon qui a ses balcons sur la place, deux hauts personnages se trouvaient, gardant le silence; l'un était un chevalier, l'autre une dame.
Un riche tapis africain, don ou tribut du roi more de Grenade, couvrait les carreaux de cette salle; des rideaux de soie, nuancés en Orient de fleurs et devises diverses, et que les galères de Venise avaient apportés (p. 87) à notre Espagne, peut-être en présent de leur doge, tempéraient les rayons que lançait le soleil par les balcons ouverts. Contre la façade opposée s'élevait un riche oratoire, dont une marqueterie de nacre ornait les ais ciselés; au-dessus reposait une dévote image de la Vierge, sculpture grossière, mais non dépourvue de charme, et qui avait pour parure une couronne d'argent dont le cercle étincelait de rubis et d'émeraudes. Un précieux manuscrit, rassemblant les saintes oraisons entre des vignettes peintes, sous une enveloppe d'or et d'ivoire, se voyait sur un pupitre que formait de ses ailes un ange ébauché, mais gracieux; à terre, un coussin de brocard montrait, dans son duvet enfoncé, la place de deux genoux. Le long des murs, blanchis avec la chaux vive de Moron, pendaient divers trophées de chasse, des bannières et des armes luisantes. Enfin, sur une table placée au milieu de la pièce, et couverte d'un tapis dont les coins touchaient à terre, il y avait un luth accordé, un jeu de tric-trac, un coffre de filigrane et des vases pleins de fleurs.
La dame, toute pensive, s'assit près du balcon, dans un grand fauteuil doré, dont le dossier, d'une courbe élégante, formait un dais tout semé de tours, de lions et de couronnes. Une élégante jupe de soie verte, chamarrée de perles et de broderies, et garnie de franges d'or tout à l'entour, était son vêtement; une toque plus blanche que la neige, et d'étoffe transparente, couvrait ses longues tresses de cheveux noirs. Son visage était céleste, et sa gorge divine; mais tous deux de cette couleur de cire qui atteste la crainte et les peines. Ses yeux semblaient deux astres sous leurs longues paupières, ou brillaient deux perles toujours prêtes à couler. (p. 88) C'était un lis frais et délicat, que menace une mort hâtive, parce qu'un ver rongeur a déchiré son profond calice. Tantôt elle froissait, dans ses mains flétries et convulsives, un blanc mouchoir bordé de dentelles; tantôt, absorbée et distraite, elle agitait l'air d'alentour avec un précieux éventail de plumes d'Arabie.
Le chevalier avait le corps maigre, la taille médiocre, les yeux perçants, la bouche inquiète, la barbe rousse, le visage sec et pâle, le nez courbe et affilé, le port noble, les regards sinistres et terribles. Enveloppé dans un manteau rouge, qu'attachent des agrafes d'or, et la tête coiffée d'un bonnet posé sur l'oreille avec grâce, il mesurait à pas lents les deux extrémités de la salle, et diverses passions se peignaient tour à tour sur son visage muet. Quelquefois la rougeur colorait ses joues, et de ses yeux, allumés comme des brasiers d'enfer, jaillissaient des flammes; puis, un sourire amer et féroce dilatait ses lèvres, et il fixait sur les lambris dorés d'immobiles regards. Tantôt, précipitant le pas, il tremblait de la tête aux pieds; tantôt, remis et calme, il reprenait sa lente promenade. Ainsi, j'ai vu le tigre farouche; un moment tranquille, un moment furieux, s'agiter en tout sens dans son étroite cage. Comme il marchait sur le tapis, on n'entendait point le bruit de ses pas; mais, à chaque mouvement de son corps, les os de la rotule et des chevilles craquaient sourdement. On dit, chose étrange! que là-bas, dans de lointains pays, le ciel a pourvu d'un bruit semblable, pour que l'homme évite son approche, un serpent qu'on nomme à sonnettes, et qui, dès qu'il approche, pique et tue.
Cette dame affligée étaient doña Maria de Padilla, et ce silencieux chevalier, le roi don Pedro de Castille.
Ainsi qu'au sommet d'une tour solitaire planent en rond de sauvages oiseaux de proie, quand le soleil descend à l'horizon, ainsi voltigent autour de don Pedro des pensées sinistres, dont les ombres obscurcissent les traits de son visage. Ce qui préoccupe son esprit inquiet, c'est tantôt le pouvoir de ses frères, dont il a tué la mère et qu'il appelle bâtards; tantôt l'insolente turbulence des grands, ou le trésor vide et sans moyen d'être rempli; tantôt la jolie doña Aldonza qu'il tient en lieu sûr, ou les sanglants fantômes des innocents qu'il a sacrifiés; tantôt une entreprise projetée contre le More de Grenade, en rompant la foi des traités, ou quelque fourberie, quelque trahison. Mais, comme les oiseaux nocturnes vont à la fin se cacher l'un après l'autre dans les créneaux ruinés du château solitaire, et qu'un seul s'obstine encore à voltiger à l'entour, le plus fort, le plus acharné, celui qui ne souffre aucun repos; ainsi cette troupe confuse d'étranges pensées, qui enveloppèrent quelques moments don Pedro, trouvèrent à se nicher peu à peu dans son cœur et dans sa tête, tandis que, toujours vive, éveillée, effrayante, resta devant lui l'image de don Fadrique, le meilleur de ses frères, modèle des chevaliers et grand-maître de Saint-Jacques.
Par un noble effort, don Fadrique le brave vient d'enlever Jumilla au roi d'Aragon; il laisse, au lieu de barres croisées[25], les tours et les lions[26] arborés sur la place, (p. 90) et vient en présenter les clefs à son roi, seigneur et frère. Don Pedro sait bien qu'il n'est pas rebelle, qu'il est son ami et son partisan; et pourtant il le déteste avec plus de violence encore que Enrique ou Tello. Ce fut don Fadrique qui eut la mission d'aller chercher en France la reine Blanche; mais il tarda plus d'une année à la ramener. Avec elle il passa ce temps à Narbonne..... et un bruit courut, de ceux qui, vrais ou faux, sont un venin mortel. Blanche est à Médina, payant dans une tour les retards du voyage et les propos du palais. Si le cou de don Fadrique repose encore sur ses épaules, c'est qu'il a un grand renom, un grand crédit, un grand pouvoir. Mais, malheur à lui!.... il est l'idole des dames par sa mâle beauté, sa grâce affable et son brillant courage. Et, s'il ne donne pas d'ombrage au trône parce qu'il est fidèle, il donne, impardonnable crime! au cœur une amère jalousie. Et, si cela est mauvais, ceci est pire.
Doña Maria Padilla, dont le clairvoyant esprit pénètre les plus profonds secrets de son royal amant, et chez qui la bonté de l'âme surpasse les charmes du visage et les grâces du corps, vit dans les transes douloureuses d'un perpétuel effroi, car elle aime le roi, et le voit rapidement marcher à une mauvaise fin. Elle sait que, par le sang et les pleurs, un trône n'est jamais affermi, un palais jamais bien gardé. Et d'ailleurs, elle a deux tendres enfants, deux jeunes filles, qui, d'un autre père, et quoique fruits illégitimes, pourraient tout espérer. Maria voit dans l'illustre Fadrique un appui, un soutien. Elle sait qu'il arrive à Séville, et les traits de son farouche amant indiquent, comme (p. 91) des paroles, qu'il vient dans un moment fatal. Pour apaiser ses soupçons, ou les changer en certitude, rompant enfin le silence, elle ose ouvrir des lèvres tremblantes, et ces mots s'échangent entre eux: «C'est aujourd'hui qu'arrive triomphant votre frère don Fadrique.—Et certes, il tarde bien à paraître, le bâtard.—Qu'il vous sert bien! oui, à Jumilla, il s'est conduit en héros. Il vous donne des gages de sa loyauté, il est vaillant....—Il ne l'est que trop.—Et vous êtes, Seigneur, bien sûr de son cœur noble et sincère.—J'en serai plus sûr encore demain.» Et tous deux devinrent muets.
Un grand bruit d'armes, de chevaux et de peuple s'élève et s'étend dans les rues de Séville. C'est le grand-maître qu'on va recevoir. Les vivats résonnent, unis aux échos retentissants que, du haut de la Giralda, le bronze porte jusqu'au ciel. La foule approche peu à peu, et de moins en moins on l'entend. Elle arrive sur la place du palais et s'y range en silence, car la vue de l'alcazar jouissait du privilége d'éteindre tout enthousiasme, et de changer toute joie en effroi. La foule reste donc muette, sans mouvement, sans haleine, et foule avec un respect magique les pavés de la place. Le grand-maître de Saint-Jacques se présente, au milieu de quelques chevaliers de son ordre et suivi d'un faible cortége; il se dirige droit à la porte du palais, comme un frère qui va d'un bon frère rencontrer ouverts le cœur et les bras, ou comme un noble capitaine (p. 92) qui vient, pour prix de ses exploits glorieux, recevoir d'un roi les éloges et les récompenses. Sur un coursier noir qui respire le feu et l'écume, et qui s'indigne de la bride s'il s'enorgueillit du harnais, paraît le noble Fadrique, avise le blanc manteau flottant sur lequel le collier et la croix rouge annoncent sa dignité. Il porte une toque de panne cramoisie, dont le vent agite le blanc panache, fixé par des houppes d'or.
Pâle comme la mort, dès qu'il vit de loin paraître son frère sur la place, le courroucé don Pedro s'arrêta, tel qu'une statue de marbre, au milieu du salon, et dans ses yeux enflammés luisit un horrible éclair. Mais, revenant à lui, il sortit aussitôt de la salle, comme s'il allait à son hôte porter un accueil affable. Dès que la Padilla l'eut vu s'éloigner, elle se lève le cœur plein d'amertume et le visage couvert de pleurs; elle accourt, toute troublée, sur le devant du balcon; elle indique au grand-maître, par son attitude et ses gestes, qu'il arrive en une male-heure; elle agite dans l'air son mouchoir, lui disant, par ces signes muets, qu'il se mette bien vite en sûreté. Fadrique ne comprend point, et prenant les avis pour des saluts, il y répond en courtois et galant chevalier; puis il arrive au large portique, que les gardes et les huissiers lui laissent franchir, mais en refusant l'entrée à son cortége. Si Fadrique a perdu les signes de la Padilla, don Pedro les a recueillis, car, indécis et troublé, il s'est arrêté un court instant à la porte de la salle, et, tournant les yeux, il a vu que la dame agitait sa blanche écharpe. Ô dieux! est-ce une action si noble, d'intention si pure et si sainte, qui a armé les bourreaux et signé le décret de mort?
(p. 93) À peine le confiant grand-maître, suivi de deux seuls écuyers, eut-il mis le pied dans le royal vestibule, où divers hommes d'armes, vêtus de fer, gardaient en se promenant l'entrée de l'escalier, que, sur une des rampes, tel qu'une apparition de l'enfer, le roi se montre et crie: «Massiers, tuez le grand-maître!» Comme, dans la tempête, la foudre suit immédiatement l'éclair, six masses ferrées tombèrent sur don Fadrique. Il porta la main à sa dague, mais ne put en dégager la poignée qu'embarrassaient les plis du manteau. Il tomba par terre, jetant une mer de sang de son crâne brisé, et poussant un seul cri, qui arriva sans doute au ciel. En un instant, vola la nouvelle de cet horrible événement. Les moines, les chevaliers, recoururent à la fuite; le peuple, tremblant d'horreur, alla se cacher sous l'abri de ses maisons, et les alentours de l'Alcazar devinrent un désert.
On dit que la vue du sang irrite à tel point le tigre, qu'il continue encore ses massacres même quand son ventre est plein, parce qu'il se plaît à teindre la terre en rouge. Sans doute la même chose arrivait au roi de Castille. Quand il vit don Fadrique tomber par terre, lourd et raide, il courut par tout le palais cherchant ses écuyers, qui, tremblants et pâles, fuient de chambre en chambre sans trouver d'asile, courent en tous sens sans trouver de port. L'un, plus heureux, parvint à s'échapper; l'autre n'eut pas tant de bonheur ou d'adresse. Sancho Villegas, que le roi poursuit, se jette, mort de peur, dans la salle où la Padilla, évanouie et couchée, était assistée de ses dames, ayant à son chevet ses deux filles, petits anges d'âme et de corps. Là, le malheureux, voyant acharné à sa poursuite le spectre qui ne reconnaît aucun droit d'asile, (p. 94) saisit dans ses bras doña Beatriz, qui compte à peine six années révolues, et celle de ses filles que le roi chérit avec le plus de tendresse. Hélas! rien ne peut le sauver..... En vain, là bas, dans le désert, le pèlerin embrasse la croix sainte, quand le vent du sud siffle furieux, quand l'air brûle, quand une effroyable mer de sable confond de ses flots la mer et le ciel. À genoux, et la jeune enfant dans ses bras, il tombe, percé de l'impitoyable dague du roi don Pedro.
Comme si rien de nouveau ne fût arrivé dans le palais, le roi, à l'heure ordinaire, se mit à table pour dîner. Il joua ensuite au tric-trac, puis, sortant pour la promenade, il alla voir armer les galères qui vont être expédiées en Biscaye; et dès que la nuit couvrit notre hémisphère des ténèbres de son manteau, il se glissa dans la tour de l'Or, où se tient enfermée la jolie doña Aldonza, qu'il a enlevée du couvent de Sainte-Claire, et qu'il aime éperduement. Ensuite, il alla conférer un moment avec Lévi, son trésorier, auquel il accorde toute sa faveur, bien que ce soit un infâme juif. Enfin, très-tard, il se retira, sans autre suite qu'un More, son favori, homme ignoble, bien entendu. Il entra dans le paisible Alcazar, monta au vestibule, et s'y arrêta quelques moments, jetant la vue en tout sens. Une lampe suspendue aux lambris du plafond projetait à l'entour, là des ombres, là des reflets. Entre les colonnes luisantes, deux hommes d'armes, deux masses noires se voyaient seuls, vigilants et silencieux; et sur la terre, au milieu d'un lac de sang, le grand-maître don Fadrique était encore étendu, recouvert de son manteau souillé. Le roi s'approcha, il contempla son frère avec attention, et, croyant (p. 95) s'apercevoir qu'il n'était pas tout à fait mort, parce que sa poitrine encore palpitante semblait respirer, il le heurta du pied, et fit frémir le cadavre. Puis, il tira sa dague aiguë, la tendit au More, en disant: «Achève-le;» et, tranquille, il monta, se coucha et s'endormit.
L'Espagnol et le Français.
«Monseigneur Bertrand[27], si vous êtes noble, prenez pitié de mon seigneur; qu'il doive la couronne et la vie à un chevalier tel que vous. Mettez-le en sûreté cette nuit, au nom du ciel qui vous récompensera; sauvez un roi infortuné qui a tout perdu en une bataille. Et moi, la main sur mon épée, et l'âme tournée vers Dieu, je vous offre en son nom royal (prenez garde que c'est moi qui l'offre), l'authentique donation en perpétuelle seigneurie de Soria, Montcagudo, Almanza, Alienza et Seron, et de plus, deux cent mille doublons d'or, d'aloi (p. 96) supérieur, avec le coin de Castille et le sceau de Léon, pour que vous payiez les troupes qui sont venues de là-bas avec vous[28], et que vous fondiez un grand fief où il vous conviendra le mieux. Secourez le roi don Pedro, qui est légitime, et nul autre, et couronnez vos prouesses par une si généreuse action.»
Ainsi, tandis qu'à l'occident, par une sombre soirée de mars, le soleil disparaissait derrière une sinistre nuée, au pied du triste château de Montiel, où la bannière vaincue du roi don Pedro faisait encore trembler l'Espagne, ainsi parlait Mendo Rodriguez de Sanabria, s'adressant à Bertrand Claquin; celui-ci, en langue française, répondit de la sorte:
«Châtelain et chevalier, puisque Dieu vous a fait hidalgo[29], considérez qu'il y a un roi de France, et que je suis son vassal; et que ce roi est ennemi de don Pedro, votre seigneur, puisque, ligué avec les Anglais, il lui fait une guerre féroce. Considérez que je suis au service de l'infant don Enrique[30], que je lui ai fait promesse par serment, et qu'il me donne paie et ration. Mais puisque c'est comme chevalier que vous venez me chercher ici, j'irai consulter avec les miens si je puis vous servir ou non; et s'ils me donnent le conseil de prêter secours à don Pedro, si je puis, sans tache à mon honneur, lui ouvrir un asile, alors, quand il sera minuit, je placerai un fanal lumineux au devant de ma tente, et par-dessus ma bannière. Si vous voyez ce signal, venez aussitôt, votre roi don Pedro et vous, chacun sur (p. 97) un cheval, seuls, sans armes et sans crainte.» Ainsi parla le Français, et, sans prendre congé, il regagna son camp, tandis qu'en silence, vers le château, se retirait l'Espagnol.
Le château-fort.
Inutile amas de pierres, vain sépulcre d'années et d'exploits, que regardent, la nuit, avec effroi les pâtres et les voyageurs, lorsque du haut de tes créneaux ruinés, la nocturne orfraie jette son cri lamentable et rappelle les sombres histoires que sur toi raconte le vulgaire; décombres qu'ont épargnés, pour l'exemple et la leçon du monde, la faux des siècles et la foudre du juste ciel; squelette d'un géant, fardeau d'une inculte colline, cadavre d'un criminel dont le temps a été le bourreau; nid d'oiseau de proie et vivier de reptiles immondes, en quoi tu es le même à présent qu'il y a cent lustres; prédicateur qui, bien que muet, proclames avec éloquence que les hommes ont toujours été misère, orgueil, oppression; vieux château de Montiel, tas de pierrailles et de mousse, où, au lieu des sentinelles, crient les sinistres chats-huants; que tu m'apparais différent aujourd'hui de ce que tu étais, solide et robuste alors, la nuit où vint te demander refuge le roi don Pedro!
C'était une nuit de mars, de mars pluvieux et glacial, où sous de noires ténèbres l'univers s'habille de deuil. Le château, dont la tour de l'hommage[31] se dressait, (p. 98) haute et blanche, contre le fond obscur du ciel, formait de sa masse une montagne. Sur son front crénelé, roulaient dans l'espace de pesants nuages, poussés au souffle de la tempête, qui tantôt fouettait en sifflant les rudes murailles soit d'une épaisse pluie, soit d'une grêle menue, tantôt, déchirant le voile noir des nuées, découvrait tout à coup deux ou trois étoiles rougeâtres, yeux courroucés du ciel, qui jetaient des regards menaçants sur le sombre édifice et sur le camp voisin, tous deux outrageant le ciel. Des feux de sinistre augure entouraient le château, comme les jaunes cierges entourent un cercueil, car c'était les feux de l'ennemi vainqueur, qui, dans la fureur du combat et l'ardeur du pillage, préparait l'assaut.
Un aspect non moins effrayant présentait l'intérieur de la triste forteresse, dernier rempart d'une armée vaincue, découragée, en désordre, que tourmentent la faim et la soif, qu'irritent le dépit et la honte. Au milieu de la vaste cour brûlait un grand bûcher, autour duquel, à sa lumière infernale, on voyait se presser divers groupes sataniques dont les grandes ombres projetaient sur les murailles de fantastiques peintures. C'étaient les gens du roi don Pedro, les uns vêtus de fer ou de sayons; les autres demi-nus. Là, plusieurs, poussant de tristes plaintes, étanchent avec des linges souillés et déchirés le sang de leurs blessures; ici, d'autres entonnent des chansons obscènes, et lancent de leurs lèvres immondes la fanfaronnade et le blasphème; ceux-là, le fer à la main, se disputent avec férocité les restes froids et demi-crus d'une pièce de bétail mal rôtie; ceux-ci racontent de désastreux présages, que les poltrons écoutent dans le silence et l'effroi. (p. 99) Ni les nobles chevaliers ne trouvent plus aucun respect, ni leurs instances ne peuvent rétablir l'ordre et la discipline. Personne ne garde les brèches, personne ne veille du haut des murailles; tout est désordre, confusion, alarme et péril. Les hennissements des chevaux, les plaintes des mourants, les chants, les éclats de rire, les querelles, les blasphèmes, le bruissement des armures, la variété des costumes et la rudesse des visages formaient un ensemble si horrible, si étrange, éclairé par les flammes ou caché par la fumée, que tout cela semblait une scène, non de ce monde, mais de l'enfer.
Cependant le roi don Pedro, séparé de tous les siens, dans un sûr réduit, s'est abandonné au sommeil: tandis que, au sommet de la tour, méprisant les atteintes de la tempête, et noble modèle de la loyauté, Mendo Rodriguez de Sanabria n'écarte pas un instant ses yeux ni sa pensée du côté où l'armée française a dressé ses tentes, attendant, haletant et muet, qu'il voie le signal convenu, astre de bénigne influence, boussole où tourner ses efforts, pour conduire son roi au port du salut.
Le sommeil.
Aussitôt que la cloche du beffroi annonce le milieu de la nuit, un fanal paraît devant la tente de Claquin. Et le malheureux pilote qui navigue sur des écueils, ayant perdu le rumb et le nord, au milieu d'une nuit noire et orageuse, n'aperçoit pas, en doublant une (p. 100) haute roche, l'étoile d'un fanal ami qui lui indique l'abri du port voisin, avec plus de plaisir que Sanabria n'aperçut la lumière qu'il attendait dans l'anxiété du haut des créneaux, et qui remplit son âme d'une joie consolante. Il descend aussitôt, essoufflé par les battements de son noble cœur, et, invisible dans l'ombre, il traverse les longs corridors.
Sans s'arrêter un instant, il arrive jusqu'à la chambre où le roi don Pedro prit du repos pour la dernière fois. Sanabria seul a la clef de l'appartement royal, car le roi ne la confie qu'à un chevalier digne d'une telle confiance. Soigneux de ne faire aucun bruit, il entr'ouvre la porte ferrée; mais, quand il en franchit le seuil, un effroi soudain le glace et l'arrête. Ce n'est pas le respect naturel d'un vassal prêt à s'incliner humblement en la présence de son roi; ni la terreur qui frappait tous les hommes de ce temps en se trouvant tout à coup face à face avec le roi don Pedro; mais un sentiment de source plus haute, comme s'il y eût eu dans la chambre une chose inexplicable, surnaturelle et terrible.
Du foyer, la salle entière reçoit à peine une fausse lueur, par les flammes bleuâtres d'un feu presque éteint; les hauts pilastres, et les ombres qu'ils projettent sur les dalles et les parois, et la fumée qui s'envole légèrement sous la voûte, et les ornements de figures chimériques, et les armes et les étendards qui pendent à l'entour, tout cela paraît s'agiter, tout cela prend des formes sinistres aux tremblantes respirations de la cheminée expirante. En pénétrant dans une telle scène, Mendo Rodriguez de Sanabria se sent défaillir, et ses rudes membres tremblent d'effroi quand il aperçoit que (p. 101) don Pedro, non sur son lit, mais par terre, gît étendu, qu'il s'agite et se roule dans d'horribles convulsions, les vêtements en lambeaux, la dague à demi dégaînée; qu'il se plaint, gémit et sanglote. Il veut lui porter secours,... mais en vain l'essaye-t-il. Comme changé en marbre, il reste cloué sur la place, lorsqu'il entend le roi, en proie à un cauchemar suffoquant, balbutier ces mots entrecoupés:
«Doña Léonor... vile marâtre... va-t'en, ne me serre pas le cœur avec tes mains de fer rouge... Fadrique, tu m'étouffes... ferme les yeux, tes regards me brûlent... Tello!... Coronel!... Osorio!... que voulez-vous, traîtres? Je vous arracherai mille vies.... Laissez-moi... partez... toi aussi, Blanche... et tu as encore ma couronne sur la tête... oses-tu me maudire, infâme!... Bermejo lui-même s'approche... More abominable!.... tremblez tous... Mais quelle foule me presse!... Zorzo, empoigne-les;... sus, sus, Juan Diente... ils vivent tous encore?... qu'ils meurent!... Ne suis-je pas le roi don Pedro, à qui vos têtes appartiennent?... Ô ciel, je nage dans le sang... Quelles sont ces épées... ces dagues... ces poisons... ces ossements... ces têtes de morts?... J'entends de rauques trompettes... une armée m'entoure... et je suis à pied... qu'on me donne un cheval et une lance... une lance et un cheval... Pour me venger je donne ma vie... pour un coursier mon royaume[32]... N'y a-t-il personne qui vienne au secours de son roi?...» À cet appel, Sanabria se fait violence, il surmonte sa stupeur, et s'écrie: «Sur moi tu peux compter.»
(p. 102) Il accourt pour secouer le roi de ce cauchemar horrible. «Mon roi, mon seigneur,» lui crie-t-il; il le remue et l'éveille. Don Pedro ouvre les yeux, confondu, atterré de se trouver en cet état sous les regards d'un homme; mais dès qu'il reconnaît le noble Sanabria, il reprend haleine, et d'une voix troublée: «J'ai rêvé, dit-il, que j'étais à la chasse.» Puis, chancelant, couvert de sueur, il se lève de terre, s'assied sur un fauteuil, et demande s'il y a quelque nouvelle. «Seigneur, répond Sanabria, le Français a fait le signal convenu.» «Eh bien, partons, dit don Pedro, et que le ciel fasse à sa volonté.» Il se munit de feuilles d'acier cachées sous le pourpoint, se coiffe d'un casque sans panache, sans gorgerin et sans visière, attache à sa ceinture une épée de Tolède et une dague à mince lame, fixe un long manteau sur ses épaules, et, suivi de Sanabria, quitte sans bruit ce lieu d'épouvante. Tous deux, par un escalier tournant caché dans les murailles, descendent à la hâte, sautent du parapet, gagnent un endroit écarté où veille un palefrenier tenant deux chevaux; puis, il chevauchent au galop sans être aperçus, et, fendant le brouillard obscur, ils volent où les appelle le fanal, ou plutôt leur destin.
Les deux frères.
Devant la tente de monseigneur Bertrand Claquin, s'arrêtent tout à coup deux cavaliers, bien cachés dans les plis de leurs manteaux. L'un est le roi don Pedro, (p. 103) l'autre Rodriguez de Sanabria, qui, dans la foi d'un ennemi, pensent trouver pitié et secours. En grande hâte, ils mettent pied à terre, mais déjà ils se voient entourés et pressés de Français, armés et silencieux. Sur leurs casques gascons et dans leurs yeux bleus se reflète le fanal, qui brille comme un sinistre météore. Ils pénétrent sous la tente, déjà chancelants, car tout commence à leur apparaître sous un aspect louche et lugubre. Une lampe en cuivre y jette une lumière faible et tremblante, qui laisse à peine entrevoir une lourde chaise en grossier bois de chêne, un bureau, un lit, une armure, et, ce qui redoublait l'épouvante, quatre hommes d'armes, immobiles, quatre vivantes statues d'acier.
Don Pedro se dégage de son manteau: «Partons,» dit-il d'une voix rauque. À l'instant, un de ces fantômes, d'une main de plomb que revêt un dur gantelet de fer, saisit avec force le bras royal, et dit: «Attendez, ce ne sera pas long.» En même temps, d'autres garrottent Sanabria par derrière, lui arrachent son épée, et lui couvrent le visage. «Trahison, trahison!» s'écrient-ils tous deux, en luttant avec une noble intrépidité, quand tout à coup, au milieu de torches et de lances, entrent en scène Bertrand Claquin, sans armes, et don Enrique, couvert des pieds à la tête d'une armure d'argent et d'or. Dans sa main luit une dague nue, comme luit la foudre du ciel quand elle va bouleverser le monde. L'homme d'armes lâche alors le bras de don Pedro, et tout demeure dans un silence de mort et d'épouvante.
Enrique ne connaît point Pedro, ni Pedro Enrique. Depuis longues années, années d'outrages et de ressentiments, le ciel les a séparés, plaçant entre eux une mer de sang qui crie vengeance, un promontoire d'ossements, (p. 104) un abîme de crimes. Don Enrique, le premier, et d'une voix satanique: «Quel est de ces deux-là, dit-il, l'objet de ma haine?» «Vil bâtard, lui répond don Pedro, pâle et hideux de colère, voici ton roi. Tremble, félon, courbe ton front dans la poussière.» Et les deux frères s'élancent l'un sur l'autre. Don Enrique, comme un tigre en furie, frappe don Pedro au visage; don Pedro, tel qu'un lion rugissant: «Traître,» crie-t-il, et, lançant un regard fauve, il embrasse son frère cuirassé, comme l'ours féroce embrasse une ruche légère, et tous deux engagent une lutte épouvantable, que le monde contemple, stupéfait d'horreur. Ils tombent par terre, ils se roulent, ils se frappent d'un et d'autre côté, ils inondent la terre de sang, ils se battent comme des chiens furieux, se déchirent, se maudissent, et les dagues, les ongles, les dents, tout sert à ces deux frères pour rassasier leur rage.
Enfin, Pedro met Enrique sous lui, et s'apprête avec une féroce ardeur à donner une nouvelle preuve de sa cruauté ou de sa justice; lorsque Bertrand Claquin (ô disgrâce! pourquoi faut-il que, dans nos débats intérieurs, il y ait toujours là des étrangers qui décident à leur guise); lorsque Bertrand Claquin, pour retourner la chance, accourt aussitôt, renverse don Pedro et relève sur lui don Enrique, disant, l'aventurier, pour excuser une telle félonie: «En cela, je sers mon seigneur; ni roi j'ôte, ni roi je mets[33].» Ce fut la fin du combat. Dans le plus profond du cœur de son roi, don Enrique cherche la couronne; il enfonce (p. 105) jusqu'à la garde le fer fratricide, et le poing tout entier, pour s'assurer de cette couronne, pour l'arracher de là. Et il l'en retire... dégoûtante de sang... En réjouissance, tout le camp résonne d'un horrible vivat, que l'enfer répète en écho.
La course de taureaux.
Sur la Plaza-Mayor, tout Madrid est rassemblé pour célébrer, dans de publiques réjouissances, la fête de son roi Philippe IV. Ce prince occupe, avec la reine et les officiers du palais, le balcon royal revêtu de tapis en brocart. Aux autres balcons, que décorent des couvertures en damas armoriées, se tiennent les grands d'Espagne avec leurs épouses, et ces nobles courtisans font parade de leurs riches atours en velours, broderies et panaches. Les gentilshommes et les dames sont placés aux seconds étages, tandis qu'une foule en habits de fête remplit les balustres, les rampes et les échafaudages, espèce de jardin où, au souffle du vent, ondoient des couleurs bariolées. Devant la boulangerie, sous le balcon du roi, et tournant le dos à la barrière du cirque, la garde allemande se tient sous les armes, semblable à un mur de drap rouge et jaune, avec une corniche faite de visages humains, sur laquelle voltigent des plumets au lieu de plantes sauvages, et brillent les (p. 106) hallebardes aux rayons du soleil de mai. Les alguazils de cour, avec leurs bâtons blancs à la main, et montés sur leurs bidets, sont rangés sur les deux flancs. Le roi, la reine, les grands, les dames, les courtisans, les Allemands, les alguazils, le peuple immense, et tous ceux enfin que renferme la place, tournent les yeux vers l'arcade de Tolède, où paraît un gentilhomme à cheval.
On voit au milieu de l'arène, respirant une fumée ardente, les yeux comme deux charbons enflammés, les cornes teintes de sang et dispersant avec le sabot une poussière brûlée, le plus terrible taureau brun qu'ont nourri les prairies du Jarama. Aucun fer encore n'a entamé le cuir de son large cou, qu'il dresse orgueilleusement, et pas une seule fois son attaque n'est restée vaine. Parmi des manteaux déchirés et des chevaux expirants, il se pavane comme le guerrier victorieux parmi les bannières conquises et sur les murailles abattues: vivant emblème du génie de l'extermination.
Sur un fougueux cheval gris-pommelé, portée d'une jument africaine, qui marquette d'une blanche écume son poitrail et ses jambes, qui d'un sabot dédaigneux frappe la terre en mesure, qui porte avec orgueil une housse de pourpre chamarrée de broderies d'or, la selle de buffle et de panne, un panache sur la têtière, la bride et les rênes en or et soie rouge et des nœuds de rubans sur la croupe et la crinière; ce brillant chevalier vient combattre le taureau. Il est vêtu d'un manteau et d'un pourpoint de velours blanc comme la neige, que relèvent des tresses et des passements en or et perles. Les taillades, les revers et la ceinture sont de satin cramoisi. Il porte des hauts-de-chausse en mailles, des (p. 107) bottines évasées, le col et les manchettes en dentelle. Sur sa poitrine, les rubis de la croix de Saint-Jacques renvoient d'éclatants reflets. Un chapeau à la valonne, orné d'une bourdaloue de diamants qui assujettit six longues plumes blanches, couronne son noble front. De la main gauche, il gouverne le frein; dans la droite, il porte, la pointe en haut, une courte lance de combat, dont le fer est long d'une palme. Deux pages à pied l'accompagnent, d'un côté et de l'autre, portant à la main les manteaux rouges prêts à l'événement[34]. Ses écuyers le suivent, ainsi qu'une cohue de laquais, que la vue du taureau tient à respectueuse distance.
Arrivé au milieu de la place, cet élégant personnage salue le roi et la reine avec une gracieuse aisance. Celui-là répond gravement au salut, celle-ci fait un geste de surprise et de crainte, tandis que la multitude éclate en vivat et en applaudissements. C'était le grand don Juan de Tarsis, comte de Villamediana, honneur de la cour, charme de Madrid et de toute l'Espagne par son brillant esprit, ses généreuses manières, son bel air et sa bonne grâce, ses saillies et son faste. On lui suppose dans le palais une grande faveur, bien que secrète. En effet les méchantes langues murmurèrent.... mais il vaut mieux n'en rien dire, car elles parlent de tous et de toutes, et ce serait mettre des portes à l'espace que vouloir des malicieux sceller les yeux et les lèvres.
Le vaillant Villamediana, les rênes courtes et le fer de sa lance abaissé, marche au taureau pas à pas. Celui-ci agite sa tête, souffle à grand bruit, creuse la terre en sournois et attend le moment propice pour (p. 108) s'élancer comme la foudre. Le page de droite, avec souplesse et grâce, irrite et attire l'animal en faisant ondoyer devant lui le manteau rouge. Il attaque donc, les cornes basses. Le cavalier tourne bride; le taureau passe en biais, et l'autre page, l'abusant avec son manteau, le ramène à la charge et l'esquive encore. L'intrépide Villamediana le harcèle de front; et, mugissant sourdement, la bête du Jarama s'élance de nouveau contre lui. Il semble que cheval et cavalier vont voler dans les airs; mais, sans être atteints, ils échappent au choc par une heureuse courbette. Le taureau s'arrête, chancelle, pousse un rauque mugissement et s'écroule à terre, formant un lac de sang du torrent qui coule de sa nuque, où paraît clouée la moitié de la lance, tandis que, de l'autre moitié qu'il tient à la main, le noble et vaillant comte salue l'assemblée. Sur les balcons, les balustres, les barrières, les palissades et les échafauds ondoie un nuage mouvant de blancs mouchoirs. Le peuple crie vivat, les gentilhommes bravo; «qu'il est galant!» disent les dames, faisant des langues de leurs mains. La reine, qui, sans haleine et sans voix, avait tenu sur le groupe du combat ses yeux fixes et troubles, revient à elle, respire et s'écrie: «Oh! que le comte pique bien[35]!» «Très-bien,» répètent les courtisans. Et le roi répond: «Il pique bien, mais trop haut.» Et il fixe un moment les yeux sur la reine, dont le visage s'altère et pâlit. Et tous les seigneurs du palais, en qui trouver une opinion propre serait faire une merveilleuse découverte, s'en allaient répétant, ne (p. 109) sachant ce qu'ils disaient, et voulant suivre et concilier les avis des deux majestés: «Il pique très bien, mais il aurait dû piquer plus bas.»
Deux taureaux furent encore courus, et divers autres gentilshommes firent preuve d'adresse et de courage. Mais prétendre à briller après le noble et beau comte, serait un vain excès d'amour-propre. Alors midi sonna aux cloches de Santa-Cruz. Dans leur carrosse, le roi et la reine regagnèrent le palais. Les courtisans se retirèrent à leur suite, et cette foule immense, quittant la place en même temps, s'amoncela aux arcades et aux portes, formant un ensemble compacte, qui se rompt aux premières rues, puis se divise en troupes diverses, puis en groupes isolés, puis enfin, réduit en familles, se disperse rapidement. Ainsi s'écoule un lac artificiel, quand on ouvre les écluses de la levée. Des torrents se pressent et s'échappent, qui bientôt se divisent en ruisseaux et finalement se perdent dans les campagnes.
La mascarade et les joûtes.
La fête continua dans l'après-midi, et de nouveau la grande place se remplit de peuple et de gens de cour, comme elle l'avait été le matin. Ce sont de magnifiques réjouissances que fait à ses frais la ville royale pour célébrer le nom du puissant monarque. Au son des clairons et des timbales dont les airs retentissent, et de nombreux corps de musique qui entonnent une marche guerrière, en ordre et à pas lent, une foule de mascarades entrent par divers côtés pour saluer de leurs hommages (p. 110) le roi et la reine. Des différents royaumes qui forment le royaume d'Espagne, chaque quadrille étale avec fierté les antiques attributs, arborant sur un étendard le blason de ses armes, et marchant à la mesure de sa propre musique. Bientôt ces quadrilles se mêlent, s'animent, et, dans le désordre harmonieux de figures concertées, forment des danses pantomimes. Les casques et les corselets de la Cantabrie indomptée, les chausses et les pourpoints en cuir des fidèles Castillans, les luisantes armures dont se parent les gentilshommes de Léon, les larges caleçons et les longues mantes du léger Valencien, les amples capes, les larges chapeaux, les vestes à franges et épaulettes d'argent des joyeux Andalous, les turbans, ceintures et burnous des gens de Grenade, la soie et le velours des vestes napolitaines, les pourpoints de la Belgique avec leurs réseaux et leurs dentelles, les justaucorps milanais avec la pelisse volante, enfin les éclatantes plumes de toutes nuances que porte, avec son arc et ses flèches, le cacique indien, forment un ensemble indécis et mélangé, qui remplit la spacieuse place de lueurs mobiles et d'une confusion bigarrée. On dirait qu'elle est couverte par un tapis de Perse dont les nuances se meuvent aux exorcismes d'un magicien. Là, le clairon moresque, ici la musette et le tambourin, plus loin les trompes guerrières, plus près les flûtes sonores, d'un côté les guitares et les crotales, de l'autre les cornets et les cors de chasse, forment un tapage confus, auquel manque toute harmonie, et qui, remplissant l'espace, est plus fait pour étourdir que pour caresser l'oreille. Finalement, et le bal terminé, les quadrilles se séparent, et, se plaçant en ordre sur les différents côtés, prennent un peu de repos; (p. 111) puis, chacune d'elle, suivant l'ordre que le sort lui assigne, s'avance avec lenteur et solennité pour saluer le couple royal, et, pliant le genou, offre au souverain un riche don des produits du royaume qu'elle représente. Bientôt, s'éloignant toutes peu à peu, elles vident le cirque et l'abandonnent aux nobles chevaliers qui vont courir les joûtes.
Par la gauche et par la droite, entrent en même temps deux brillantes quadrilles qui marchent pour se réunir au centre. Chacune d'elles se compose de douze jeunes cavaliers, qui, rivalisant de luxe et de bon air, s'avancent deux à deux. Le comte d'Orgaz, jeune homme plein de grâce et de gentillesse, est chef d'une quadrille; Villamediana commande l'autre. Celui-là, sur un cheval noir harnaché d'argent, paraît vêtu de velours jaune avec des taillades bleu céleste; ses plumes et sa housse sont bleues aussi, et des écailles d'argent figurent sa cuirasse sur la poitrine et le dos. Celui-ci, montant un blanc coursier dont l'or entrelace la crinière, porte avec aisance un riche vêtement de velours écarlate; son harnais de combat est formé de lames d'or sur un fond de soie blanche, et de riches broderies relèvent les taillades et la ceinture. À peine réunies, les deux quadrilles s'avancent vers le balcon royal, au pas, et suivant les traces de leurs chefs. Et toute l'assemblée, dans un profond silence, fixe des regards curieux sur les riches boucliers des deux comtes, car tous deux sont célèbres par leur esprit et leurs amours, et chacun s'empresse de voir les emblèmes et les devises qu'ils mettent en évidence. L'écu d'Orgaz présente un bûcher d'où le phénix prend son vol, avec cette énigme: Qui me brûle me donne vie. Celui de Villamediana ne contient que cette inscription: (p. 112) «Mes amours sont...» et des réaux d'argent[36], placés comme des lettres, terminent cette ligne inachevée. Tout le monde comprend la devise d'Orgaz, tout le monde devine quelle est cette flamme qui le consume et lui rend la vie. Mais celle de Villamediana éveille plus d'incertitudes, quoiqu'elle soit fort claire en vérité. C'est une funeste manie qu'a tout jeune galant, dès qu'il obtient les faveurs d'une dame à la fois belle et grande, d'en publier aussitôt et d'en afficher la nouvelle: vanité d'amoureux qui ne prend pas garde au péril! Bien des gens comprennent le sens de ces pièces de monnaie; mais, par crainte, ils dissimulent, et se gardent bien de l'expliquer. Les autres, des niais, s'échauffent la cervelle à déchiffrer la devise, «Mes amours sont l'argent,» disent-ils; mais le caractère généreux du comte répugne à cette basse explication: «Mes amours sont effectifs,» disent quelques autres: autre niaiserie. Velazquillo le Bossu, nain et bouffon qui, non sans éveiller l'envie, jouit d'une grande faveur auprès du monarque, se trouvait, en dépit des grands seigneurs, sur le balcon royal, disant des malices et des bons mots avec autant d'insolence que de grâce; et, soit parce que son astuce habituelle lui fait défaut, soit parce qu'il saisit l'occasion de se venger des mépris dont la reine l'accable, soit parce qu'il voit de mauvais œil le noble Villamediana, soit enfin pour le plaisir de mal faire, ce qui est la marotte de telle engeance: «Ta, ta, s'écria-t-il tout à coup, je comprends ce que dit cet écu: Mes (p. 113) amours sont royales,» et il partit d'un grand éclat de rire. Tremblant, pâle, et contenant mal sa fureur, le roi répondit à voix basse: «Eh bien, j'en ferai des cuartos[37].» La reine l'entendit; et, l'âme déchirée, elle resta immobile et décolorée comme une statue de la mort.
Les cavaliers des quadrilles, empoignant, au lieu de robustes lances, des joncs fragiles ornés d'or et de rubans, commencèrent à s'attaquer... Mais je ne saurais plus trouver de paroles pour décrire cette fête. La reine m'occupe tout entier. Pauvre femme! Et d'ailleurs, quelle poésie, quelle renommée, mérite un tel amusement, faible reflet, copie dégradée des joûtes que, deux siècles auparavant, pratiquaient les chevaliers avec gloire (car la gloire ne manque jamais où se trouve le péril), alors que de vraies lances de guerre, et non des joncs innocents, bossuaient les doubles cuirasses au lieu de chiffonner la soie et le brocart?
Le sarao[38].
Tandis que la monarchie se mine sourdement et penche sur le bord de l'abîme, sans prendre garde au péril et (p. 114) ne songeant qu'à leurs plaisirs, le roi d'Espagne et sa noblesse s'endorment dans de puérils jeux, s'étourdissent au milieu des divertissements. Ainsi, quand une maison brûle et que l'aveugle destin va frapper d'horribles désastres une famille infortunée, l'imbécile pense à rire, le jeune homme dort dans l'ivresse de son âge, et l'enfant, avec ses jouets, est l'être le plus heureux du monde. Si tout le jour fut égayé par des fêtes publiques, la nuit ne le fut pas moins par des illuminations et des saraos. Le peuple, en bandes joyeuses, parcourt les larges rues pour voir illuminées les habitations des seigneurs, tandis que sur les places principales, résonnent d'harmonieuses musiques, et que des farces s'y représentent pour célébrer le nom du roi.
Au palais du Retiro, la fleur et l'élite de la cour remplissent les vastes salons. Dans ses délicieux jardins, brillent des vases de couleur, qui, réfléchis dans la pièce d'eau, forment de doubles guirlandes. Un grand feu d'artifice rompt les ténèbres épaisses, et envoie des traînées de lumière jusqu'aux célestes régions. On dirait que la terre se venge des foudres que lui lancent les nuées orageuses. Diverses roues enflammées, tournant sur leur axe avec rapidité dans une atmosphère d'étincelles, paraissent autant de magiques soleils; mais bientôt, au milieu de sourds coups de tonnerre, et élevant une montagne de blanche fumée, se dissipe et disparaît cet énorme géant de lumière, qui éblouissait la ville et faisait pâlir les astres: fidèle image, exact emblème de l'orgueil humain.
Dans le salon des Royaumes, où le trône de deux mondes s'appuie sur deux figures colossales de Lion, le roi est au milieu des dames, la reine au milieu des (p. 115) hommes. Du chocolat, des confitures et des glaces passent dans les rangs, présentés sur des plateaux d'or que bordent des pierres précieuses en dessins capricieux. Bientôt, au son de joyeux orchestres, on se mit à danser les folies, les chaconnes, et jusqu'aux ignobles sarabandes; puis, au côté de chaque dame, un cavalier prit place, appuyant, pour lui parler, le genou gauche sur un coussin. Là se tiennent, en groupes animés, les étrangers de haute volée, et ce qu'il y a de plus riche, de plus noble, à Madrid et en Espagne. Il y avait donc... Mais à quoi bon perdre le temps à répéter des noms, oubliés déjà, auxquels donnait alors la vogue, soit la fortune, soit la naissance, et que personne ne connaît plus aujourd'hui? Parlons plutôt de gens connus, et de nos amis, d'hommes que nous voyons encore et que nous fréquentons, bien que, depuis deux siècles, leurs cendres reposent dans le sépulcre, abîme où tout s'engloutit.
Dans un coin de la balle était le fameux Lope de Vega, le phénix des beaux esprits, dont les cheveux et les moustaches sont blancs comme la neige. À travers son habit ecclésiastique, on reconnaît aisément qu'étant jeune, il fut soldat. La croix de l'ordre hospitalier[39] pare sa poitrine, et dans ses yeux brille la flamme qui, des mortels, fait des dieux. Avec lui cause un gentilhomme, ayant une grosse tête, des pieds difformes, une chevelure épaisse et une barbe pointue, toutes deux d'un noir de jais, mais cependant l'esprit noble et distingué. Il s'occupe à dire des bons mots, des saillies, et de tous ceux qui l'écoutent partent des éclats des rire et même (p. 116) des applaudissements. C'est don Francisco Quevedo, à qui répond un abbé, alourdi par l'âge, et d'une langue bégayante, mais avec une égale malice. Dans celui-ci, l'on reconnaît bientôt don Luis Gongora y Argote, l'inventeur, la colonne et le modèle du nouveau style à la mode[40]. Le père Paravicino, qui jouit du renom de haut savant, et qui enchante Madrid de ses sermons peignés et léchés, fait également partie du cercle, où bientôt vient aussi se glisser, si jeune que ses lèvres ne portent pas encore un léger duvet, don Estevan de Villegas, l'Anacréon espagnol, divin dans les petits vers, dans les grands détestable. Pendant une pause au milieu du bal, le comte de Villamediana, qui a dansé avec la reine, vient tendre la main à Lope de Vega, et sait, parmi les autres, se montrer bel-esprit achevé. Il venait de publier son poëme de Phaéton, prodige dans ce temps, mais aujourd'hui sans lecteurs, œuvre de goût détestable, ramas de strophes guindées. Gongora, qui voit avec orgueil un adepte de grand nom dans cet illustre personnage, lui prodigue ses louanges, et tous le vantent à l'envi, bien que je n'ose trop décider s'ils applaudissaient ses vers ou la faveur dont il jouit à la cour. Don Francisco Manuel Melo[41], qui réunit à la renommée guerrière les qualités de poëte et d'historien, est aussi là, mais taciturne. Sans doute, il est poursuivi de la crainte que le duc de Bragance n'exécute son audacieux projet. Le grand don Diego Velazquez, honneur des pinceaux espagnols, conversait également (p. 117) avec ces fameux auteurs; mais il semble à peine écouter leurs discours, absorbé dans la contemplation des tableaux de Rubens, et sur ce portrait équestre de l'empereur Charles-Quint, où Titien a marqué les limites de l'art, son œil arabe se fixe avec admiration.
Le roi aussi, d'un air affable, s'approcha du cercle, parlant d'une certaine comédie qui fut jouée dans ce temps, et dont l'auteur se nommait «un bel-esprit de la cour»[42], à laquelle, bien ce fût une vraie monstruosité, chacun rendait son tribut d'éloges, l'appelant chef-d'œuvre et prodige, car personne à Madrid n'ignore qu'elle est l'œuvre du roi lui-même. Il était déjà fort tard lorsque, d'un air altier, recevant les saluts et les adulations de toute l'assemblée, entra dans la salle le comte-duc d'Olivarès. Les grands, les ambassadeurs accourent l'entretenir, et le roi l'accueille avec une vive tendresse; puis bientôt, entre lui, le nonce et un Milanais, s'engage un important colloque qui absorbe sa royale attention.
La reine, qui surpasse toute les dames en élégance et beauté, et dont les yeux charmants, brillants comme deux astres, étaient restés toute la nuit cloués sur Villamediana, voyant le roi et le favori en conseil avec les deux étrangers, suppose, à la vivacité des discussions, que la conversation sera longue. Elle regarde plus fixement le comte, lui fait un signe, et rapidement, quoique avec précaution, s'échappe de la salle, mettant à profit la confusion et le désordre d'une danse animée que la jeunesse commence à engager. Le signe fut aussitôt compris de l'heureux comte, car les amants favorisés (p. 118) comprennent à demi-mot. Mais hélas! ils ne sont pas les seuls. La jalousie voit aussi clair que l'amour; et le roi a surpris le signe fatal. Villamediana, suivant son étoile bien-aimée, allait sortir d'un autre côté du salon, lorsqu'il rencontre les regards furieux du roi, qui fixe sur lui, comme un fantôme, des yeux immobiles. Saisi, glacé d'effroi, il n'ose plus faire un pas, et, pour dissimuler, engage avec Lope une altercation poétique.
Dénouement.
Dans cette longue galerie qu'ornent des arabesques et des volutes formées d'or et d'émail, et dont la riche balustrade donne sur le petit jardin où fut longtemps le cheval de bronze, sans autre lumière que celle que répand la lune au milieu du ciel, la reine attend quelqu'un, troublée et craintive. Le bruit lointain des danses et de l'orchestre vient des salons jusqu'à son oreille, et quoiqu'elle sache que son absence sera bien vite aperçue, elle brave tout danger pour donner au comte un avis pressant. Dans sa mortelle inquiétude, les instants lui semblent des siècles, et contre la balustre dorée elle appuie son cœur palpitant. Elle regarde le colosse équestre, qui se tient immobile, raide et sombre parmi les lauriers et les myrtes, et tremble à cette vue, l'infortunée; vers le pâle visage de la lune, elle lève des yeux pleins de larmes, et son esprit se perd dans d'horribles prévisions.
(p. 119) Sans bruit, sur la pointe du pied, et se glissant par la partie obscure des corridors, entre, comme un spectre, un homme caché jusqu'aux yeux sous son manteau. Il s'approche en silence, et par derrière, de la reine, qui, tournant le dos, n'avait pu le voir, et lui couvre le visage avec deux mains froides comme la glace, mais deux mains délicates qu'agite un léger tremblement. Qui pourrait jouer cet innocent jeu avec une dame de si haut parage, si ce n'est l'amant heureux? Elle-même le pense ainsi, car, à peine, dans le premier moment, a-t-elle jeté un cri de surprise, que, reprenant ses sens: «Laisse-moi, comte, s'écrie-t-elle d'une douce et languissante voix; ce n'est pas le moment des plaisanteries, car c'est celui des infortunes. Laisse-moi, comte, et écoute.» Aussitôt, les mains qui lui ôtaient la vue se détachent, et elle se trouve seule, ô ciel! en face de son mari, qui lance par les yeux le feu de sa colère. L'infortunée reste anéantie. Mais les femmes ont le privilége de la dissimulation, et, dans les rencontres critiques, elles trouvent plus de ruse et d'adresse que l'homme du plus subtil esprit. Entendant que le roi lui demande, avec une voix qui semble sortir de l'enfer: «Moi, comte... moi?» Elle revient à elle, et répond précipitamment: «Oui, Seigneur, comte de Barcelonne, et mon cœur se plaît à vous donner ce titre, confirmé par vos succès, depuis que vous avez réprimé la rébellion de cette ville.» Le roi resta stupéfait: «Vous êtes ingénieuse au dernier point,» répliqua-t-il; puis, après une légère pause: «Mais quelles infortunes avons-nous à redouter?» La dame, ayant repris haleine, car le premier pas est toujours le plus difficile: «Elles ne nous manquent point, Seigneur, assurément, reprit-elle, (p. 120) Voyez les Flandres perdues, et Naples, où un ambitieux essaye de nous arracher le sceptre, et Milan, où la peste fait de si horribles ravages, et le Portugal chancelant, où des traîtres cachés...» Ici Philippe l'arrêta, et d'une voix de lointain tonnerre: «Assez, Madame, dit-il, assez; vous êtes Française, je le vois bien[43], et vous prenez le plus grand intérêt à mon honneur, à celui du royaume. Vous allez voir que, pour vous tranquilliser, je saurai soutenir l'un et l'autre, et que je laverai avec du sang la tache que l'on vient d'y faire.» Il se tut, et fixa sur la reine un regard farouche, qui parut encore plus terrible aux pâles reflets de la lune. Ce regard, comme un fer aigu, déchira le sein de la malheureuse princesse, qui, sous le coup, tomba par terre inanimée.
Comme un songe qui se dissipe et s'efface, le monarque disparut, et gagna sans bruit son appartement. Il prit un sifflet d'or, d'un effet magique; car, obéissant au premier appel, par une issue que cachaient les tapisseries, apparut aussitôt un humble arbalétrier, comme l'esprit malin conjuré par cette évocation. C'était le favori occulte du roi. Tous deux conversèrent un moment, si bas qu'à peine ils remuaient les lèvres; toutefois, au départ du confident, on entendit le roi prononcer ces mots: «Assure bien le coup, et, si tu tiens à vivre, chut!»
Aux salons du bal, Philippe retourne sur-le-champ, le visage tranquille, quoique pâle, et peut-être riant. Il revint parler, au comte-duc, lequel, en habile et fin courtisan, reconnut que son maître cachait des soucis (p. 121) nouveaux. Au bout de peu d'instants, on vint annoncer que la reine, indisposée, s'était mise au lit, et cette nouvelle termina brusquement la fête. Au gai tapage de la foule, à la joyeuse confusion des danses et au son bruyant des orchestres, succéda le plus profond silence. Soudain les courtisans laissèrent les attitudes et les gestes de la gaieté pour prendre ceux du deuil, et les salons commencèrent à se vider de l'immense assemblée qui les remplissait de parures, de vapeur et de bruit. Plein d'une inquiétude funeste, agité, désolé, Villamediana, en se retirant, salue le monarque avec respect, et celui-ci, d'un rire moqueur, le laisse atterré et glacé, tandis qu'affable et gracieux, il congédie le reste des assistants.
Cependant, la confidente de la malheureuse reine parcourt les antichambres, traverse la multitude, cherche le comte avec anxiété, et lui fait de loin des signes connus. Enfin, elle va l'atteindre, elle va lui parler, et tient un papier caché dans sa main; quand tout à coup elle s'arrête, pétrifiée, en voyant le roi sur son passage, telle qu'un lièvre peureux à l'aspect d'un serpent dressé. La foule qui descend les escaliers en tumulte entraîne violemment Villamediana, qui marche comme un aveugle, comme un insensé. Son carrosse a disparu... Dans celui d'Orgaz il se réfugie, et par les rues, qui n'étaient pas alors, comme nous les voyons aujourd'hui, pourvues de réverbères, les deux comtes s'éloignent rapidement et gardant le silence. Tout à coup, dans un carrefour, une voix crie: «Comte!» Le cocher arrête ses chevaux. Orgaz demande, du dedans: «Lequel des deux?»—«Villamediana!» répond-on du dehors. Et Villamediana, (p. 122) persuadé que c'est le messager de la reine qui l'appelle, se hâte de mettre la tête et la poitrine à la portière. Aussitôt une riche dague le frappe avec tant de fureur que la pointe du fer aigu paraît derrière ses épaules. Il tomba dans la voiture, jetant une mer de sang, et, dans les bras de son ami, à l'instant il expira.
Le 1er janvier 1568, sept ans après que le bourg de Madrid eût été fait capitale des Espagnes et des Indes, les nouvellistes, qui se réunissaient alors sur les marches de l'église San-Felipe-el-real, y trouvèrent placardé l'oracle suivant:
fILIVs ante DIeM patrIos InqVIrIt In annos.
Les lettrés reconnurent que c'était un vers du premier livre des Métamorphoses d'Ovide, et les mathématiciens, en additionnant les quantités désignées par les lettres majuscules de ce vers, suivant la numération romaine, trouvèrent le chiffre 1568. Il était donc prophétisé que, dans le cours de cette année, un fils conspirerait contre les jours de son père.
Le faiseur d'horoscope était sans doute initié aux mystères de la cour d'Espagne. Philippe II régnait sur cet empire immense où jamais ne se couchait le (p. 124) soleil, et l'unique héritier des vastes états de Charles-Quint était Don Carlos d'Autriche. Entre ce père et ce fils allait se jouer le drame terrible dont l'heure venait de sonner. Don Carlos, né à Valladolid le 8 juillet 1545, alors que son père n'avait encore que dix-huit ans, fit mourir, en naissant, sa mère Marie de Portugal. Ce fut cette espèce de crime involontaire qui lui ouvrit l'entrée du monde, qu'il aurait sans doute épouvanté par des crimes trop réels s'il fût arrivé jusqu'à l'âge mûr et jusqu'au trône. Son corps, son esprit, son caractère, tout semblait concourir à faire de lui un monstre complet. Il était petit, maigre, presque rachitique, d'une pâleur hideuse. L'intelligence aussi s'était arrêtée dans sa croissance et son développement. Il suffit de parcourir les lettres qu'il écrivait, ayant déjà vingt ans, à l'évêque d'Osma, son précepteur et le seul être qu'il ait aimé, pour se convaincre qu'il était à peu près idiot, et que sa vie entière se fût passée dans une perpétuelle enfance. Voici l'une de ces lettres, prise au hasard dans le recueil, et que je traduis d'un jargon presque inintelligible: «À mon maître l'évêque. Mon maître, j'ai reçu votre lettre dans le bois. Je suis bien portant. Dieu sait combien je serais content d'aller vous voir. Faites-moi savoir comment vous vous êtes comporté en cela, et s'il y a eu beaucoup de dépenses. Je suis allé d'Alameda à Buitrago. Ça m'a paru très-bien. J'allais au bois en deux jours. Je suis revenu ici en deux jours, où je suis depuis mercredi jusqu'à aujourd'hui. Je me porte bien. Je finis. De la campagne, le 2 juin. Mon meilleur ami que j'aie dans le monde, je ferai tout ce que vous me demanderez. Moi, le prince.»
(p. 125) Une semblable lettre donne la mesure de son esprit. Quant à son caractère, c'était un composé d'emportement aveugle et de cruauté froide. Depuis son enfance, il entrait à tout propos dans des accès de rage qui le suffoquaient; il frappait et blessait les gens à son service, et ses plus doux passe-temps étaient de faire mourir sous ses doigts des oiseaux ou de petits lapins, dont il contemplait avec délices les convulsions et l'agonie. Cabrera, Van-der-Hammer, le père Kircher, tous les mémoires du temps s'accordent sur ce point, et citent à l'envi des anecdotes qui prouvent que, dans ses transports de fureur, le prince ne respectait ni l'âge, ni la naissance, ni la dignité. Il faillit tuer, dans une partie de chasse, son gouverneur Don Garcia de Toledo; et le prince d'Eboli, Ruy Gomez de Silva, qui remplaça Toledo dans ces fonctions, courut souvent le même danger. Un jour, ayant rencontré le cardinal Espinosa, grand inquisiteur et président du conseil de Castille, qui venait d'expulser de Madrid un comédien aimé du prince, Don Carlos l'insulta par les plus grossières injures, et le poursuivit dans le palais, son poignard à la main. Souvent à la cruauté se mêlait la folie. Son cordonnier lui ayant apporté des bottes trop étroites, il ordonna qu'on les coupât en morceaux et qu'on fit cuire ces lanières; puis il les fit manger à ce malheureux, qui en manqua mourir. Je ne parle point de ses déportements scandaleux et insensés, qui, tout en altérant de plus en plus sa raison, firent de lui un vieillard avant qu'il fût adolescent.
Tel était, de corps et d'âme, l'homme que le hasard de sa naissance destinait à régner despotiquement sur une grande partie du monde.
(p. 126) Cependant on avait pensé de bonne heure à propager sa race. Quelques mois avant la signature du traité de Cambrai (1559), qui mit fin à la guerre entre la France et l'Espagne, Don Carlos d'Autriche fut fiancé à Élisabeth de Valois, fille d'Henri II. Le prince avait alors treize ans, la princesse douze. Mais, dans l'intervalle entre les fiançailles et le traité de paix, la reine Marie d'Angleterre, seconde femme de Philippe II, étant morte, les deux souverains de France et d'Espagne résolurent de serrer leur nouvelle alliance par des nœuds encore plus rapprochés, et Philippe prit pour lui-même la femme qu'il avait d'abord destinée à son fils. Certes, si Henri II voulait mettre une couronne sur la tête de sa fille, il agit prudemment en préférant le père, car Philippe, qui vécut trente-huit ans après ce troisième mariage, eût fait attendre longtemps sa survivance. Aux noces royales, célébrées à Tolède le 2 février 1560, Don Carlos fut parrain, assisté de la princesse douairière de Portugal, qui servit de marraine. Il était alors malade d'une fièvre quarte, et, peu de jours après la noce, Élisabeth fut attaquée de la petite-vérole. Ce fut dans ce court intervalle qu'ils se virent pour la première fois, et, depuis lors, ils eurent peu d'occasions de se revoir, peut-être aucune, car, avant le rétablissement de la reine, Don Carlos était parti pour l'université d'Alcala-de-Henarès, où le roi voulait essayer de lui faire apprendre quelque chose, en compagnie de son oncle Don Juan d'Autriche et de son cousin Alexandre Farnèse. Ceux-ci devinrent des hommes illustres; on a pu voir, par les lettres écrites postérieurement à son précepteur l'évêque d'Osma, combien Don Carlos profita de leur commune éducation.
(p. 127) Le jour de son mariage, Élisabeth de Valois n'avait pas encore atteint quatorze ans. Don Carlos d'Autriche n'en avait pas quinze. La maladie augmentait encore sa faiblesse et sa pâleur habituelles, et la connaissance que tout le monde avait de ses fureurs insensées, de son caractère atroce, n'était pas faite pour remplacer par les charmes de la beauté morale la beauté corporelle dont l'avait privé la nature. Philippe II, au contraire, qui n'avait que trente-trois ans, était un fort bel homme, et joignait à cet avantage tout le prestige de la puissance souveraine. Comment donc croire qu'en de telles circonstances, en si peu de jours, ayant à peine eu le temps de s'entrevoir au milieu des cérémonies de la sévère étiquette autrichienne, ces deux enfants, Élisabeth et Don Carlos, aient senti s'allumer ce violent amour dont ils brûlèrent, dit-on, l'un pour l'autre jusqu'à leur dernier soupir? Comment croire que, dans les transports d'une sombre jalousie, Philippe ait juré dès lors la mort de son fils et celle de sa femme, qui ne moururent tous deux que huit ans après? Nul écrit du temps ne hasarde une allusion, même indirecte, à cette passion de la jeune reine pour son beau-fils, et les poètes, les romanciers, qui ont fait plus tard d'Élisabeth et de Don Carlos une autre Phèdre et un autre Hippolyte, n'ont pu établir leur fiction que sur la circonstance assez indifférente de leurs fiançailles dans les préliminaires du traité de Cambrai, fiançailles dont peut-être jamais ni l'un ni l'autre n'eut seulement connaissance.
Don Carlos ne quitta ses études universitaires qu'en 1564. Il revint à la cour, et mena dès lors cette vie folle et déréglée, cette vie de violences et de débauches (p. 128) dont je viens d'esquisser quelques traits. Ni les remontrances de l'évêque d'Osma, ni la surveillance du prince d'Eboli ne purent adoucir ses penchants ou modérer ses excès; et le nonce du pape, archevêque de Rosano, écrivait à la cour pontificale: «Le prince des Asturies[44] est d'une arrogance insupportable et de mœurs effrénées; il est faible d'esprit, capricieux et obstiné. On peut dire avec raison qu'il ne possède pas entièrement l'usage de ces facultés morales, et qu'il a de vrais accès de folie.»
Bientôt l'ambition vint mêler ses mauvais conseils aux inclinations vicieuses qui parlaient si haut dans le cœur de Don Carlos. Impatient de l'autorité paternelle, il voulait aussi régner, commander en maître absolu. Ses flatteurs et ses compagnons de débauches lui mirent dans la tête d'épouser la fille de son oncle Maximilien II, empereur d'Allemagne[45], et de se faire gouverneur des Pays-Bas. Dans ce double dessein, Don Carlos voulut, dès l'année 1565, partir pour la Flandre sans le consentement du roi. Il se procura en secret des déguisements et jusqu'à cinquante mille écus. Mais le prince d'Eboli, plus habile que son royal élève, déjoua facilement cette première trame. Don Carlos n'en persista pas moins dans son projet, et lorsqu'au commencement de 1567, le vieux duc d'Albe fut nommé au gouvernement militaire des Flandres, le prince entra dans une si furieuse colère qu'il résolut de tuer son heureux compétiteur. (p. 129) Il le chercha dans le palais, et l'ayant rencontré, se jeta sur lui le poignard à la main. «Je vous empêcherai bien,» lui criait-il, «d'aller en Flandre; je vous percerai le cœur avant que vous partiez.» Le duc ne put éviter les coups de ce furieux qu'en le serrant entre ses bras contre sa poitrine jusqu'à ce que des chambellans fussent accourus à ses cris.
Un grand événement politique allait alors s'accomplir. Fatigués du joug de l'Espagne et des sanglants excès de l'inquisition, les Pays-Bas se préparaient à conquérir leur indépendance par la révolte. Le prince d'Orange, les comtes d'Egmont et de Horn, le marquis de Berg et le baron de Montigny, étaient à la tête du mouvement populaire. Tandis que les trois premiers organisaient l'insurrection dans leur pays, les deux autres vinrent en Espagne comme députés des provinces de Flandre. Ils entamèrent, par l'entremise d'un chambellan du roi, des négociations secrètes avec le prince des Asturies, auquel ils offrirent la souveraineté des Pays-Bas, s'il promettait en retour la liberté des opinions religieuses. Don Carlos entra dans le complot, que ses imprudences firent bientôt découvrir, car il s'adressa, sans beaucoup de mystère, à plusieurs grands d'Espagne pour se procurer de l'argent. On arrêta le marquis de Berg et le baron de Montigny, qui furent enfermés dans deux forteresses séparées. Un historien du temps, Gregorio Leti, affirme de plus qu'après s'être emparé des comtes d'Egmont et de Horn (le prince d'Orange put échapper aux sbires), le duc d'Albe trouva dans leurs papiers une lettre autographe de Don Carlos, et que cette circonstance le décida à commander le meurtre en place publique des deux illustres prisonniers.
(p. 130) Tel était l'état des choses au 1er janvier 1568, lorsque le vers prophétique fut affiché aux murs de San-Felipe. C'était, au reste, comme toutes les prophéties, une prédiction déjà faite après-coup. L'exaspération fébrile et insensée de Don Carlos était arrivée à ce point que, sans plan, sans complices, sans même garder son secret, et plus encore en fou qu'en scélérat, il avait résolu de tuer le roi son père. Voici comment fut découvert le projet de ce crime. Dans la dernière semaine de décembre 1567, Philippe II était à l'Escorial, et toute la famille royale à Madrid. Elle devait communier le 28 décembre, jour des Innocents, pour gagner un jubilé dès longtemps accordé aux rois d'Espagne par les papes. Don Carlos se confessa la veille au moine dominicain Fray Diego de Chavès, qui devint depuis confesseur du roi. Ensuite il alla se plaindre à plusieurs personnes de sa maison que son confesseur lui refusait l'absolution, parce qu'il lui avait déclaré son intention formelle de tuer un homme, revêtu d'une éminente dignité. Obstiné comme toujours, Don Carlos fit venir, deux à deux, jusqu'à quatorze moines dominicains du couvent d'Atocha, plus un moine augustin et un maturin, qu'on lui amena successivement dans sa voiture. Il fit à tous la même confidence, et tous lui refusèrent également l'absolution. Enfin, le prieur du couvent d'Atocha, Fray Juan de Tobar, l'ayant questionné avec adresse jusqu'à feindre d'entrer dans ses vues, Don Carlos lui déclara nettement que c'était son père qu'il voulait tuer.
Dans les premiers jours de janvier, soit crainte, soit autre folie, Don Carlos prit tout à coup le parti de s'enfuir. Après avoir révélé ce nouveau dessein à son confesseur, (p. 131) à son oncle Don Juan d'Autriche et à d'autres personnes, il ordonna, le 17 janvier, au directeur-général des postes, Don Ramon de Tasis, de lui envoyer huit chevaux à l'entrée de la nuit suivante. Don Ramon de Tasis avertit le Roi, qui vint sur le champ au palais du Pardo, et le lendemain à Madrid. Don Juan essaya d'abord de faire entendre raison au prince son neveu; mais il fut reçu à coups d'épée, et obligé de tirer la sienne pour se défendre. Le roi résolut alors, après avoir consulté quelques membres du conseil privé, de faire arrêter et juger son fils.
Philippe aimait pourtant Don Carlos, son unique héritier mâle, car Élisabeth de Valois ne lui avait donné que deux filles; et dans une circonstance antérieure, il avait prouvé cette affection. Le 9 mai 1562, étudiant encore à Alcala-de-Hénarès, Don Carlos tomba dans un escalier et se fit à la tête ainsi qu'à l'épine dorsale des blessures que l'on crut mortelles. Philippe II accourut de Madrid, apportant le corps entier du bienheureux Diego, frère-lai des franciscains, qui passait pour opérer des miracles. Ce corps fut étendu sur celui de Don Carlos, qui guérit effectivement, et le Roi, plein de reconnaissance, fit canoniser le frère-lai, quoiqu'il en coûtât cher alors pour faire un saint. Il est vrai qu'avec ces reliques, le Roi avait amené son médecin, le docteur Andrès Basilio, qui fit au prince l'opération du trépan. Mais, miracle ou cure naturelle, le fait est que Don Carlos en resta un peu plus fou qu'auparavant.—Revenons au récit.
On a conservé une relation de l'arrestation du prince, écrite par un huissier de sa chambre, et que je regrette de ne pouvoir transcrire en entier, car elle est remplie (p. 132) de détails curieux et authentiques. C'est le Roi, qui fit cette arrestation en personne. Il entra chez son fils avant qu'il fût levé; en le voyant, Don Carlos voulut saisir ses armes, mais des officiers de la suite du Roi s'étaient déjà emparés d'une épée, d'une dague et d'une arquebuse qu'il avait au chevet de son lit. «Que veut de moi votre Majesté?» demanda Don Carlos.—«Vous allez le savoir,» répondit Philippe; puis se tournant vers le duc de Feria: «je vous charge de la personne du prince,» dit-il, «pour que vous en preniez soin et que vous le gardiez.» Aussitôt on ferma les portes et les fenêtres de l'appartement. «Votre Majesté,» s'écria le prince, «ferait mieux de me tuer que de m'emprisonner. Si vous ne me tuez pas, je saurai bien me tuer moi-même.» Don Ruy Gomez de Silva, le prieur Don Antonio de Toledo, et quatre autres gentilshommes furent chargés de sa garde avec le duc de Feria. Ils avaient sous leurs ordres un détachement de hallebardiers allemands et de ces gardiens intérieurs du palais nommés Monteros de Espinosa.
Loin de cacher un événement si grave, Philippe en informa aussitôt le pape, l'empereur, tous les membres de sa famille, les prélats, les chapitres, les audiences ou cours de justice, les gouverneurs des provinces et les municipalités des grandes villes. Il reçut, en réponse à cette communication, une foule de lettres et d'adresses qui, presque toutes, demandaient la grâce du prince. Philippe fut inflexible. Il régla, par une ordonnance royale, le régime de la prison de son fils, et il nomma une commission spéciale pour le juger. Cette commission, dont le Roi se réserva la présidence, était composée du cardinal Espinosa, président du conseil de (p. 133) Castille, du prince d'Eboli, et de Don Diego Briviesca Muñatonès, conseiller de Castille, chargé de l'instruction. C'était Philippe, comme on voit, qui aurait seul rendu la sentence; mais Don Carlos, fidèle à sa menace, ne laissa point achever le procès.
On peut juger de l'état d'emportement, ou plutôt de rage furieuse, où le jeta son emprisonnement prolongé. Ses organes s'altérèrent, son sang s'alluma; il courait des nuits entières nu-pieds sur les dalles; il faisait verser de la glace dans son lit pour tempérer l'ardeur de sa peau sèche et brûlante. Le mois de juin venu, il refusa de prendre aucune nourriture, et vécut onze jours entiers d'eau glacée. Craignant qu'il ne mourut de faim, le Roi lui rendit visite et lui adressa quelques mots de consolation. Alors le prince se jeta avec voracité sur des aliments, et l'indigestion qu'il éprouva fit éclater une fièvre maligne accompagnée de dyssenterie. Son état fut dès lors désespéré, et sa maladie déclarée mortelle.
Cependant l'instruction de la cause avait suivi son cours. Au mois de juillet, le conseiller Muñatonès remit son rapport au roi. Don Carlos y était non seulement accusé, mais convaincu par les pièces écrites et les déclarations des témoins, du crime de lèse-majesté au premier et au second chef, d'abord pour avoir formé le projet d'un parricide, ensuite pour avoir voulu s'emparer des Flandres par la rébellion et la guerre civile. L'un et l'autre de ces crimes était puni de mort par les lois du royaume; mais le rapporteur faisait observer qu'elles ne parlaient point des héritiers immédiats du trône, et que le Roi, pour des raisons de haute politique (p. 134) et pour le bien de ses sujets, pouvait commuer les peines qu'infligeait la loi. Cet avis du conseiller rapporteur fut partagé par le cardinal Espinosa et le prince d'Eboli; mais Philippe II répondit que sa conscience n'était pas d'accord avec son cœur; qu'elle lui défendait de laisser un jour gouverner le royaume par un souverain dénué d'instruction, de jugement, de vertus, rempli de vices et de passions, insensé, féroce et sanguinaire; qu'il fallait donc donner cours à la loi; qu'au surplus le prince était dans un état si déplorable qu'il ne restait nul espoir de le sauver, qu'ainsi l'on devait se borner à adoucir ses derniers moments et à veiller au salut de son âme.
Là finissent les preuves et commencent les conjectures. Il parait que le ministre et le favori du Roi virent dans ses paroles l'intention de hâter la fin du prince; il parait qu'ils s'en ouvrirent au médecin du Roi, le docteur Olivarès, et que ce médecin les comprit. Ce qu'il y a d'avéré, c'est que, le 20 juillet, il apporta un breuvage à Don Carlos, le lui fit prendre, et l'exhorta immédiatement après à mourir en bon chrétien. Don Carlos, en effet, consentit à se confesser, reçut avec dévotion les derniers sacrements, et dicta un testament à son secrétaire, Martin de Gaztelu. Dans la nuit du 23, lorsqu'il était agonisant, le Roi entra dans sa chambre, caché derrière le prince d'Eboli et le grand-prieur; il donna, par dessus leurs épaules, sa bénédiction à son fils, et s'éloigna, dit-on, en fondant en larmes. Don Carlos expira le 24 juillet, à quatre heures du matin.
Sa mort ne fut pas tenue plus secrète que son procès. Philippe II l'annonça aux mêmes personnages et aux (p. 135) mêmes corporations qui avaient reçu naguères l'avis de son emprisonnement. Don Carlos fut enterré en grande pompe dans le couvent des religieuses de Santo-Domingo-el-real de Madrid, et aux obsèques solennelles que lui fit cette capitale, le 14 août suivant, le moine qui prêcha fut ce même Fray Juan de Tobar, prieur des dominicains d'Atocha, qui avait arraché à Don Carlos l'aveu de son projet d'assassinat. La municipalité de Madrid fit écrire par l'humaniste Juan Lopez de Hoyos (qui fut le maître de Cervantès enfant) une relation très détaillée de la maladie, de la mort et des funérailles du prince. Enfin le Roi fit réunir toutes les pièces du procès, qui furent enfermées dans un coffret et déposées, en 1592, par le marquis de Castel-Rodrigo, familier de Philippe depuis la mort du prince d'Eboli, aux archives générales de Simancas, où l'on pourrait les trouver encore, si elles n'ont pas été enlevées par les soldats français ou par les paysans de la contrée qui pillèrent ensemble ces archives en 1810.
Telle est, suivant toute apparence, la vérité sur l'histoire de Don Carlos d'Autriche. Telle est du moins celle qui ressort de la longue dissertation écrite par Don Juan Antonio Llorente, le savant historien de l'inquisition, lequel, ayant compulsé avec sa patience accoutumée tous les documents de cette affaire, cite à l'appui de son opinion, ou plutôt de son récit, des autorités irréfragables. Cependant il n'est à peu près personne hors de l'Espagne qui ne croie aux amours de Don Carlos et d'Élisabeth, à la jalousie et à la vengeance de Philippe II; personne qui n'attribue, dans ce drame mystérieux et lugubre, un rôle à l'inquisition, comme ayant évoqué la cause et prononcé la sentence, ainsi qu'un rôle au (p. 136) bourreau, dont la hache aurait brusqué le dénouement. D'où vient, demandera-t-on, que ces erreurs se soient accréditées? il est facile de s'en rendre raison. La circonstance des fiançailles d'Élisabeth et de Don Carlos, avant le mariage de Philippe, puis celle de leur mort presque simultanée (car la reine ne survécut que trois mois au prince, étant morte, pendant sa troisième grossesse, le 23 octobre 1568) ont suffi pour faire naître, pour faire admettre la fable de leurs amours; le caractère de Philippe II, connu pour être jaloux, superstitieux, cruel, implacable, a fait le reste. Il faut observer d'ailleurs que la première accusation portée contre Philippe vint de son ennemi capital, le prince d'Orange, qui, dans sa juste cause, et si jamais la fin peut justifier les moyens, serait excusable d'avoir employé jusqu'au mensonge pour le rendre odieux; il faut observer enfin que le monarque espagnol, successivement en guerre avec l'Angleterre et la France, n'a pas trouvé de défenseurs parmi les écrivains de ces deux nations.
De Thou, Watson, Saint-Réal, Mercier, Voltaire, ont donc répété les accusations du prince d'Orange. Des livres d'histoire, elles ont passé aux drames et aux romans. Dès lors elles ont acquis l'autorité de la chose jugée, elles sont devenues ce que Montaigne appelle la vérité courante et tumultuaire. En rétablissant, d'après Llorente, la vérité réelle et authentique, la vérité vraie, je n'ai certes pas eu plus que lui l'envie de réhabiliter la mémoire de Philippe II, qui ne gagne pas beaucoup au change, ni celle de l'inquisition, assez chargée d'autres méfaits, et qu'on serait, comme dit Voltaire, bien maladroit de calomnier. J'ai simplement tâche d'éclaircir (p. 137) un point d'histoire intéressant, alors que les passions contemporaines ne peuvent plus l'obscurcir; et, loin de la déplorer, bénissons une heureuse erreur qui a donné naissance au Don Carlos de Schiller, le chef-d'œuvre de son illustre auteur, et l'une des grandes œuvres dramatiques qu'ait enfantées l'esprit humain.
Parmi les aventuriers espagnols qui se précipitèrent dans le Nouveau-Monde à la suite de Christophe Colomb, si les uns furent grands et sublimes, comme Hernan Cortès, conquérant l'empire du Mexique avec une armée de neuf cents hommes, comme Balboa, découvrant la mer du sud, comme Alonzo de Ercilla, écrivant sur les aventures de sa campagne contre les sauvages révoltés de l'Arauco son vaste et magnifique poème de l'Araucana, comme Fray Bartolomé de Las-Casas, ange de paix au milieu d'une guerre d'extermination; si les autres, monstres altérés d'or et de sang, fourbes, avides, impitoyables, furent la honte et le fléau de l'humanité; il en est un qui se recommande par la bizarrerie d'une destinée unique en son genre, et dont le nom, pour cela, mérite d'être sauvé de l'oubli. C'est la Monja-Alferez.
Ce nom, qu'il faut lui laisser dans sa propre langue, résume toute son histoire: il veut dire la Nonne-Enseigne. C'est une femme qui s'est faite homme, qui est (p. 140) passée de la pieuse oisiveté d'un cloître au tumulte des camps, aux sanglants hasards des batailles; qui se montre forte, brave et féroce comme les compagnons de ses expéditions aventureuses; qui, parmi les vices et les excès de sa profession, garde, avec son secret, la continence la plus austère, et feint même, pour compléter le rôle qu'elle se donne, d'impossibles amours. Dans l'histoire de sa vie et de ses aventures, écrite par elle-même, et qu'a publiée à Paris, en 1830, avec des éclaircissements et des preuves, un des principaux membres de l'émigration constitutionnelle, Don Joaquin Maria de Ferrer, la Monja-Alferez se donne le nom de Doña Catalina de Erauso; mais il paraît certain, par le rapprochement des documents et des dates, que s'est un nom usurpé, et que, pour cacher le sien véritable, elle a pris celui d'une personne de son pays natal, dont elle connaissait la famille et l'entourage. Quant à sa propre existence, on ne saurait la mettre en doute, non plus que les événements de sa vie. La Monja-Alferez fut très connue, très célèbre en son temps, au point que, de son vivant même, on mit ses aventures sur le théâtre[46]. Plusieurs mémoires et chroniques font mention d'elle. Il est d'ailleurs constaté qu'à son retour d'Amérique, elle fut présentée à la cour et reçut une pension de 800 écus. On a même conservé son portrait, peint à Séville, lorsqu'elle avait cinquante-deux ans, par le célèbre Pacheco, maître de Velazquez. Ce portrait, qui porte le nom et l'âge de l'héroïne, est au pouvoir de l'éditeur de son histoire. On peut donc ajouter pleine (p. 141) confiance à cette histoire curieuse, qu'elle écrivit en Europe avant son dernier départ pour les Grandes-Indes, et dans laquelle, par habitude, la Monja-Alferez, parlant en homme, s'exprime au masculin. Cependant, lorsque sa situation ou sa pensée la ramènent au souvenir de son sexe, elle redevient femme et s'exprime au féminin. C'est une singularité très naturelle et qui donne un nouveau degré de vraisemblance à son récit.
«Je naquis, moi, Doña Catalina de Erauso, dit-elle, en 1585, dans la ville de Saint-Sébastien de Guipuzcoa, fille du capitaine Don Miguel de Erauso et de Doña Maria Perez de Galarragu y Arce, bourgeois de cette ville. Mes parents m'élevèrent dans leur maison, avec mes autres frères et sœurs, jusqu'à l'âge de quatre ans. En 1589, ils me mirent au couvent des dominicaines de Saint-Sébastien-le-Vieux, dont ma tante Doña Ursula de Unza y Sarasti, cousine germaine de ma mère, était prieure, et où je fus élevée jusqu'à quinze ans, époque à laquelle on s'occupa de ma profession.
«Dans l'année, et presque à la fin de mon noviciat, j'eus une querelle avec une religieuse professe, nommée Doña Catalina de Aliri, qui était entrée veuve, et qui étant robuste et moi jeune, me maltraita rudement, ce que je ressentis. La nuit du 18 mars 1600, veille de Saint-Joseph, le couvent s'étant levé à minuit pour les matines, j'entrai dans le chœur, où je trouvai ma tante agenouillée. Elle m'appela et me donna la clef de sa cellule, pour que j'allasse lui chercher son bréviaire. J'y allai, j'ouvris la cellule, et je vis les clefs du couvent pendues à un clou. Je laissai la cellule ouverte, et je revins donner à ma tante la clef et le bréviaire. Lorsque (p. 142) les religieuses furent dans le chœur, et les matines commencées avec solennité, au premier verset, je lui demandai permission de me retirer parce que j'étais malade. Elle me frappa doucement sur la tête, en me disant: «Eh bien! retourne à ton lit.» Je sortis du chœur avec ma lumière, j'allai à la cellule de ma tante, j'y pris des ciseaux, du fil et des aiguilles, quelques pièces de monnaie qui se trouvaient là, et les clefs du couvent. Puis, je m'en allai, ouvrant et fermant les portes jusqu'à la dernière, qui était celle de la rue, où je laissai mon scapulaire, et je sortis dans la rue, que je n'avais vue de ma vie, sans savoir par où me diriger ni où j'allais. Je pris à l'aventure, et j'allai donner dans un bois de châtaigniers, qui est hors de la ville, derrière le couvent. Je m'y réfugiai, et j'y passai trois jours, taillant et cousant mes habits. D'une basquine de drap bleu que je portais, je me fis des hauts-de-chausse; d'un jupon de dessous en laine verte, un pourpoint et des guêtres! Quant à la robe, je la laissai là, n'en pouvant faire aucun usage. Je me coupai aussi les cheveux, que je jetai; puis, je partis la troisième nuit, ne sachant où j'allais, côtoyant les chemins, et passant les lieux habités pour m'éloigner plus vite. J'arrivai enfin à Vitoria, distant de Saint-Sébastien d'environ vingt lieues, à pied, rendue de fatigue et de faim, n'ayant vécu que des herbes que je trouvais sur ma route.»
À Vitoria, la jeune échappée se mit au service d'un professeur de belles-lettres qui voulut lui apprendre le latin et la fouetter comme ses autres disciples. Elle lui prit quelque argent et se sauva à Valladolid. Là, elle entra en qualité de page chez un secrétaire du roi, Don (p. 143) Juan de Ediaquez, où elle resta paisiblement sept mois sous le nom de Francisco Loyola. Mais un jour son père, le capitaine Miguel de Erauso, vint visiter Don Juan et lui conta l'escapade de sa fille, qu'il faisait chercher partout. Catalina entendit l'entretien, monta dans sa chambre, prit son petit bagage et alla coucher dans une auberge où se trouvait un muletier qui partait le lendemain pour Bilbao. «Je m'arrangeai avec lui, dit-elle, et nous partîmes au matin sans que je susse où aller ni que faire, sinon me laisser aller au vent comme une plume.» À Bilbao elle blesse d'un coup de pierre un petit garçon qui se moquait d'elle; elle est arrêtée, passe un mois en prison, devient encore page d'un chevalier de Saint-Jacques, à Estella, puis le quitte, revient à Saint-Sébastien, ose aller entendre la messe à l'église de son couvent, où elle voit sa mère et ses sœurs, se rend de là au port du Passage, s'embarque pour San-Lucar et part en 1603 sur la flotte de Don Luis Fajardo, ou qualité de mousse, dans un galion commandé par un cousin de sa mère, le capitaine Estevan Eguiño.
Après avoir combattu à la pointe d'Araya, d'où l'amiral espagnol chassa les Hollandais, Catalina suivit son oncle à Carthagène et au Nombre-de-Dios. À l'instant de partir pour l'Espagne, elle lui vola cinq cents piastres et s'enfuit à terre, où elle devint bientôt le factotum d'un riche marchand nommé Don Juan de Urquiza. Ce fut pendant qu'elle tenait sa boutique dans la petite ville de Sana que lui arriva une aventure où éclata son caractère violent et vindicatif, et qui la jeta dans cette vie soldatesque qu'elle ne quitta plus. Laissons-la parler.
(p. 144) «J'étais un jour de fête à la comédie, sur un siége que j'avais pris, quand, sans plus d'attention, un certain Reyès vint se placer devant moi, si près qu'il m'empêchait de voir. Je lui demandai de s'écarter un peu; il me répondit impertinemment, et moi à lui. Il me dit alors de m'en aller, sinon qu'il me couperait la figure. Me trouvant sans autre arme qu'une dague, je m'en allai plein de dépit, et quelques amis, qui s'en aperçurent, me suivirent et m'apaisèrent. Le lendemain matin, tandis que j'étais à vendre dans ma boutique, Reyès passa et repassa devant ma porte. Je m'en aperçus, je fermai la boutique, je pris un couteau et j'allai chez un barbier, où je le fis repasser comme une scie; puis, je pris mon épée, qui fut la première que je ceignis. Je vis Reyès qui se promenait avec un autre devant l'église; j'allai à lui par derrière, et je lui dis: «Holà! seigneur Reyès!» Il se retourna et dit: «Que voulez-vous?» Je lui dis: «Voilà la figure qu'on coupe,» et je lui donnai avec le couteau une estafilade de dix pouces. Il jeta les mains à sa blessure; mais son ami tira son épée et s'en vint sur moi, et moi sur lui avec la mienne. Nous nous attaquâmes, et je lui portai un coup de pointe dans le côté gauche, qui le traversa, et il tomba. J'entrai aussitôt dans l'église près de laquelle nous étions; mais, au même instant, y entra le corrégidor Don Mendo de Quiñonès, qui m'en arracha en me traînant, et me conduisit à la prison; on m'y attacha des menottes, et l'on me jeta dans un cachot.»
Catalina fut tirée de prison par les démarches de l'évêque, qui la fit restituer à l'église dont on ne l'avait arrachée qu'en violant les immunités ecclésiastiques, et par l'argent de son maître, qu'elle dut quitter cependant, (p. 145) parce qu'une dame qu'il courtisait devint amoureuse d'elle. Elle se rendit à Truxillo, d'où un nouveau duel avec ce même Reyès et son ami, qu'elle tua cette fois, la força de partir pour Lima. Après avoir servi quelques mois un négociant qui la renvoya parce qu'elle faisait la cour à sa fille, Catalina s'engagea, sous le nom d'Alonzo Diaz Ramirez de Guzman, dans la compagnie du capitaine Gonzalo Rodriguez, et partit pour la Conception du Chili. Elle y trouva, chez le gouverneur, son frère le capitaine Miguel de Erauso, lequel apprenant, non pas son nom qu'elle lui cacha, mais son pays, lui fit des questions sur son père, sa mère et sa petite sœur Catalina la religieuse. Il la prit pour son soldat et la garda près de trois ans chez lui. Au bout de ce temps et à la suite d'une querelle provoquée par la jalousie de son frère, Catalina fut envoyée au petit port de Païcabi, extrême frontière du pays conquis sur les sauvages. Chaque jour il fallait leur livrer de nouveaux combats: «À la dernière fois, dit-elle après avoir raconté une de ses campagnes, ayant reçu du renfort, ils nous menèrent mal, nous tuèrent beaucoup de monde et d'officiers, entre autres mon alferez (enseigne) et enlevèrent le drapeau. Le voyant emporter, nous partîmes après, moi et deux soldats à cheval, au milieu d'une grande multitude, renversant, frappant et recevant des coups. Bientôt un de nous trois tomba mort. Nous continuâmes à deux, et nous arrivâmes jusqu'au drapeau. Mon camarade fut alors renversé d'un coup de lance, et je reçus une blessure à la jambe. Mais je tuai le cacique qui emportait le drapeau, et je le repris; puis je piquai des deux, renversant, frappant et tuant une foule d'ennemis, mais blessé moi-même, (p. 146) percé de trois flèches, et d'une lance dans l'épaule gauche, dont je souffrais beaucoup. Enfin je rejoignis les nôtres, et je tombai aussitôt de cheval. Plusieurs accoururent à moi, entre autres mon frère que je n'avais pas encore vu, ce qui me fut d'une grande consolation. On me guérit, et nous restâmes campés neuf mois en cet endroit. Au bout de ce temps, mon frère obtint du gouverneur l'enseigne que j'avais gagnée, et je fus fait alferez dans la compagnie de Gonzalo Rodriguez le premier capitaine que j'eus, ce qui me fit grand plaisir.»
Nous ne suivrons pas la Monja-Alferez (ce nom lui appartient désormais) dans le cours de ses campagnes, pendant les cinq ans qui suivirent sa nomination. Nous dirons seulement qu'elle prit part à la bataille de Puren, où son capitaine fut tué, qu'elle commanda sa compagnie en plusieurs rencontres, et ne fut pas nommée titulaire du grade qu'elle remplissait, parce qu'ayant renversé et pris de sa main, dans un combat, un chef indien très renommé, elle le fit pendre à un arbre, au lieu de l'envoyer au gouverneur, qui voulait le tenir vivant. Revenue à la Conception, et livrée à l'oisiveté de la vie de garnison, elle eut, dans une maison de jeu, une querelle où elle tua l'un de ses camarades et un auditeur de la chancellerie qui voulait l'arrêter. Elle prit asile dans une église, et, après y être restée prisonnière plusieurs mois, une aventure plus affreuse encore l'obligea de s'enfuir. «Dans ce temps, dit-elle, vint me voir un jour l'alferez Don Juan de Silva, mon ami, qui me dit avoir eu quelques démêlés avec Don Francisco de Rojas, et l'avoir défié pour cette nuit à onze heures, (p. 147) chacun devant amener un ami, et qu'il n'en avait pas d'autre que moi pour cette affaire... J'acceptai.»
«Dès que l'angélus sonna, je sortis du couvent et m'en allai chez lui. Nous soupâmes et nous causâmes jusqu'à dix heures. Alors nous prîmes nos épées et nos manteaux, et nous nous rendîmes au lieu du rendez-vous. L'obscurité était si grande que nous ne nous voyions pas les mains... Les deux autres arrivèrent, et l'un, que nous reconnûmes à la voix pour Don Francisco de Rojas, dit: «Don Juan de Silva!» Don Juan répondit: «Me voici.» Ils mirent tous deux l'épée à la main, tandis que nous étions arrêtés, l'autre et moi. Ils joignirent le fer, et je m'aperçus promptement que mon ami venait de recevoir un coup dans le corps. Je me mis aussitôt à son côté et au même instant l'autre se mit au côté de Don Francisco. Nous nous battîmes ainsi deux à deux, et bientôt tombèrent Don Francisco et Don Juan. Nous continuâmes, mon adversaire et moi, à batailler. Je lui portai un coup de pointe sous le sein gauche, comme il parut depuis, traversant un double justaucorps de buffle, et il tomba: «Ah! traître, s'écria-t-il, tu m'as tué!» Ne l'ayant pas reconnu à la voix, je lui demandai qui il était. Il me répondit: «Le capitaine Miguel de Erauso.» Je restai stupéfait. Il demandait à grands cris confession, et les autres la demandaient aussi. Je fus en courant à San-Francisco, et j'envoyai deux religieux qui les confessèrent tous. Les deux premiers expirèrent bientôt. Mon frère fut porté à la maison du gouverneur, dont il était secrétaire de guerre... Il voulait, un peu de vin et le docteur Robledo refusait; il dit alors: «Vous êtes plus cruel pour moi que l'alferez Diaz;» et un instant après il expira.»
(p. 148) «Le gouverneur accourut pour cerner le couvent, et s'y jeta même avec sa garde. Les moines lui résistèrent, ayant à leur tête le provincial Fray Francisco de Otalora... La dispute fut chaude, et quelques moines résolus allèrent jusqu'à lui dire qu'il y fît bien attention, car s'il entrait dans le couvent il n'en sortirait plus; ce qui le fit partir... Le capitaine Miguel de Erauso étant mort, on l'enterra dans ce couvent de San-Francisco, moi le voyant depuis le chœur, Dieu sait avec quelle affliction! Je restai là huit mois... Enfin, avec le secours de Don Juan Ponce de Leon, qui me donna un cheval et des armes, je trouvai moyen de sortir de la Conception, et je partis pour le Tucuman.»
«Je commençai à cheminer tout le long de la côte, souffrant de grandes fatigues et le manque d'eau... Je rencontrai en chemin deux autres soldats de mauvaise marche (fugitifs, déserteurs), et nous continuâmes ensemble, déterminés à mourir plutôt que de nous laisser prendre. Nous avions des chevaux, des armes et la haute providence de Dieu. Nous nous mîmes à gravir la Cordillière... sans rencontrer, en trois cents lieues que nous fîmes, une bouchée de pain et rien autre chose qu'un peu d'eau bien rarement, quelques herbes, quelques petits animaux, quelques racines qui faisaient notre nourriture, et quelques Indiens qui fuyaient. Nous fûmes obligés de tuer un de nos chevaux pour le manger et en emporter les pièces... En cheminant peu à peu nous tuâmes les deux autres, restant à pied et pouvant à peine nous soutenir. Nous entrâmes dans une terre froide tellement que nous gelions. Nous aperçûmes deux hommes appuyés à une roche, ce qui nous causa une grande joie. Nous accourûmes à eux, les (p. 149) saluant avant d'arriver et leur demandant ce qu'ils faisaient là; ils ne répondirent point. Nous approchâmes, et ils étaient morts, gelés, la bouche ouverte comme s'ils eussent ri, ce qui nous fit une horrible peur.»
«Nous passâmes outre, et la troisième nuit après, en nous couchant contre une roche, un des nôtres, n'en pouvant plus, expira. Nous continuâmes à deux; le lendemain, vers le soir, mon camarade se laissa tomber en pleurant, et expira. Je trouvai dans sa poche huit piastres, et je continuai mon chemin, sans savoir par où, chargé d'une arquebuse et d'un morceau de cheval, attendant le même sort que mes compagnons.... Je m'assis contre un arbre, et me mis à pleurer, et je crois que ce fut la première fois de ma vie. Je récitai le rosaire, me recommandant à la très sainte Vierge et au glorieux saint Joseph, son époux. Je me reposai un peu, puis je me relevai, et me remis à marcher...»
Le lendemain, étant tombée par terre de lassitude, la Monja-Alferez fut trouvée par les valets de ferme d'une dame métis, qui la prit et la garda chez elle, mais qu'elle quitta quelques mois après, parce que cette dame lui voulait faire épouser sa fille. Du Tucuman elle gagna le Potosi. Là, après diverses aventures, elle reprit du service et fit partie d'une fameuse expédition contre les Indiens Chuncas, où l'on fit un effroyable carnage de ces malheureux. Arrivée à la ville de la Plata, elle se trouva compromise dans une querelle sanglante allumée entre deux dames, arrêtée, mise à la torture et relâchée sans qu'elle eût fait aucun aveu. Le meurtre d'un marchand qu'elle tua en duel la fit fuir à Piscobamba, où un second meurtre, commis sur (p. 150) un Portugais, la fit condamner à mort. «Je fus, dit-elle, bien affligée. Un moine entra pour me confesser; je refusai net. Il insista; moi, je persistai. Les moines vinrent alors à pleuvoir qu'ils m'inondaient. Je tins bon comme un Luther. On me revêtit d'un habit de taffetas, et l'on me fit monter sur un cheval, car le corrégidor avait pris son parti, répondant aux moines qui le pressaient que, si je voulais aller au diable, ce n'était pas son affaire... J'arrivai à la potence; les moines me faisaient perdre la tête avec leurs cris et leurs poussées... On me jeta au cou le volatin, qui est le cordeau avec lequel on étrangle, et comme le bourreau me le mettait mal, je lui dis: «Ivrogne, mets-le bien, ou ôte-le tout-à-fait, car ces pères suffisent.»
Un exprès du gouverneur de la Plata, qui évoquait la cause, sauva pour cette fois la Monja-Alferez. Chassée encore de cette ville à la suite d'une querelle, et après avoir rempli des commissions de justice, elle arrive à la Paz, y tue un des gens du corrégidor, est de nouveau condamnée à la potence, et n'y échappe qu'en commettant un sacrilége qui la fait revendiquer par l'autorité ecclésiastique. Réfugiée à Cusco, où on l'emprisonne comme soupçonnée, mais faussement, d'avoir assassiné le corrégidor, elle passe à Lima, combat contre les Hollandais qui bloquaient le port, sur un vaisseau que l'ennemi coule bas, est recueillie par les vainqueurs qui la jettent ensuite sur la côte de Païta d'où elle regagne Cusco.
«J'entrai un jour, continue-t-elle, dans la maison d'un de mes amis pour jouer. Le nouveau Cid s'approcha de ma chaise. C'était un homme de très haute taille, brun, barbu, dont la seule présence épouvantait, et pour (p. 151) cela on l'appelait le Cid... Il mit la main dans mon argent, prit quelques réaux et s'en alla. Un instant après il rentra, prit une autre poignée d'argent et se mit derrière ma chaise. Je préparai ma dague et continuai le jeu. Il remit la main à l'argent, je le sentis venir, et avec ma dague je lui clouai la main sur la table. Je me levai et tirai l'épée; les amis du Cid la tirèrent aussi, me pressèrent beaucoup et me firent trois blessures. Enfin je me sauvai dans la rue... le premier qui sortit à ma poursuite fut le Cid. Je lui portai un coup de pointe, mais il était armé comme une montre (sans doute cuirassé)... En arrivant près de San-Francisco, le Cid me donna par derrière un coup de dague qui me traversa l'épaule gauche de part en part; un autre m'enfonça une palme d'épée dans le côté, et je tombai par terre jetant une mer de sang. Après cela, les uns et les autres s'en furent. Je me levai avec des angoisses de mort et je vis le Cid à la porte de l'église. J'allai sur lui: il vint à moi en disant: «Chien, tu vis donc encore?» et me tira un coup d'épée que je parai avec ma dague; je lui en portai un autre avec tant de bonheur que l'épée lui entra par la bouche jusqu'à l'estomac. Il tomba en demandant confession; moi, je tombai aussi...»
Après avoir été guérie par miracle de ses blessures, la Monja-Alferez fut obligée de quitter Cusco. Au pont d'Apurimac, des officiers de justice l'attendaient, et ce ne fut qu'en faisant le coup de pistolet qu'elle put traverser le fleuve. À Guancavélica, il lui fallut encore se débarrasser de la même façon d'un alguazil et de ses recors. «Après avoir passé la rivière de Balsas, continue-t-elle, j'étais descendu pour faire un peu reposer (p. 152) mon cheval, et dans ce moment je vois arriver sur l'autre bord trois hommes à cheval qui entrant à gué jusqu'au milieu de l'eau. Je ne sais quel pressentiment me vint, et je leur demandai: «Où allez-vous, seigneurs?» L'un d'eux me répondit: «Vous arrêter, seigneur capitaine.» Je préparai deux pistolets, et je dis: «Me prendre vivant, ce ne sera pas possible; il faudra d'abord me tuer;» et je m'approchai de la rive. Un autre dit: «Seigneur capitaine, nous avons nos ordres, et nous ne pouvions manquer de venir; mais nous ne voulons rien autre chose que vous servir.» Et tout cela, arrêtés au milieu de l'eau. Je les remerciai de leur bonne intention, je mis trois doublons sur une pierre, puis je remontai à cheval, et après beaucoup de saluts, je continuai ma route pour Guamanga.»
Ce fut dans cette ville qu'eut lieu le dénoûment du drame singulier que jouait la Monja-Alferez depuis sa sortie du couvent de Saint-Sébastien. Toujours poursuivie par la justice de Cusco, qui avait envoyé partout des réquisitoires contre l'alferez Alonzo Diaz Ramirez de Guzman, elle allait partir avec un ami, lorsqu'en sortant de sa maison, elle rencontre deux alguazils. «Ils demandent qui vive? Je réponds: «Ami;» ils demandent ensuite: «Votre nom?» Je réponds: «Le diable (ce que je ne devais pas dire).» Ils s'avancent pour mettre la main sur moi, je tire mon épée, et un grand bruit s'élève aussitôt. Ils se mettent à crier pour demander secours à la justice; des gens arrivent; le corrégidor sort de la maison de l'évêque, où il était; d'autres alguazils me menacent. Je vois le péril, et je lâche un coup de pistolet qui en jette un à terre. Le tumulte s'accroît encore. J'avais à mes côtés cet ami (p. 153) biscayen et d'autres compatriotes; le corrégidor criait à haute voix qu'on me tuât; les coups de feu partaient de chaque côté. Enfin l'évêque parut avec quatre torches, et se mit au milieu de la foule... Il arriva et me dit: «Seigneur alferez, rendez-moi les armes.... et je vous donne ma parole de vous sauver...» Je répondis: «Seigneur illustrissime, quand je serai dans l'église, je baiserai les pieds de votre révérence.» Dans ce moment, quatre esclaves du corrégidor m'attaquent avec férocité, sans respect pour la présence de l'évêque, de manière qu'il fallut allonger la main et en renverser un. Le secrétaire de l'évêque accourut à moi l'épée à la main, avec d'autres gens de sa maison, criant tous pour se plaindre du manque de respect fait à leur maître, ce qui fit cesser un instant le combat. Sa révérence me prit par le bras, m'ôta mes armes, me mit à son côté, et m'emmena dans sa maison.»
«Le lendemain matin, sa révérence me fit conduire devant elle, et me demanda qui j'étais, de quel pays, de quelle famille, enfin toute l'histoire de ma vie. Il me fit à ce sujet un examen si détaillé, mêlant de bons conseils... s'efforçant enfin de briser mon âme et de la ramener à Dieu, que j'oubliai ma résolution. Le voyant si saint homme et me croyant en présence de Dieu même, je me découvris et lui dis: «Seigneur, tout ce que j'ai raconté à votre révérence n'est pas la vérité; la voici: Je suis femme, je suis née en tel pays, fille de tel et telle; on me mit à tel âge à tel couvent; j'y fus élevée, j'y reçus l'habit, et commençai le noviciat; près de prendre le voile, je me sauvai pour telle raison.... J'allai là et là, je m'embarquai, j'abordai, j'eus tel emploi; je tuai, je blessai, je me pervertis (p. 154) et je courus le monde; jusqu'à venir où je me trouve actuellement, aux pieds de votre illustrissime seigneurie.»
C'est là que se termine, à proprement parler, la vie de la Monja-Alferez, qui reçut alors ce nom pour ne plus le quitter. L'évêque de Guamanga (c'était alors Fray Agustin de Carvajal, car tous les personnages sont exactement nommés dans cette relation), la fit entrer au couvent de Sainte-Claire, après toutefois s'être assuré de sa confession par une visite de matrones, qui déclarèrent, sous serment, qu'elle était «vierge intacte, comme au jour de sa naissance.» Cinq mois après, à la mort de ce prélat, Catalina fut mandée par l'archevêque de Lima, où sa présence excita une curiosité générale. Elle entra au couvent de la Très-Sainte-Trinité, et y resta deux ans et demi, jusqu'à l'arrivée de pièces venues d'Europe et constatant qu'elle n'avait jamais été religieuse professe. Elle partit alors pour l'Espagne, en traversant tout le continent américain, afin de s'embarquer à Carthagène. Elle débarqua à Cadix, ayant repris son uniforme d'alferez, passa à Séville, et se rendit à Madrid, où elle fut présentée au roi, et obtint du conseil des Indes une consulte qui, lui fit obtenir 800 écus de pension. C'était en 1625. De là, toujours emportée par son caractère remuant et son esprit aventureux, elle partit pour Barcelone et l'Italie, visita Gênes, Rome et Naples. Sa relation s'arrête brusquement lorsqu'elle était dans cette dernière ville, au mois de juillet 1626; ce qu'on sait de plus, c'est qu'elle revint en Espagne et s'embarqua peu de temps après pour le Mexique. Elle y mourut sans doute, mais on ne sait ni l'époque ni les causes de sa mort.
(p. 155) L'histoire de cette femme singulière, qu'elle raconte avec le ton de la vérité, et que justifient d'ailleurs des documents irréfragables, est curieuse à plus d'un titre. Quand on considère sa naissance, son éducation première, ses aventures inouïes, la vigueur de son tempérament, la férocité de ses mœurs et jusqu'à cette chasteté si bien gardée au milieu de tant de vices et d'excès, on est fondé à dire que la Monja-Alferez est une des plus étranges monstruosités de l'espèce humaine.
"Nulles loys ne sont en leur vray crédit que celles auxquelles Dieu a donné quelque ancienne durée, de mode que personne ne sache leur naissance, ni qu'elles ayent jamais été aultres."
Anciennes Assemblées, jusqu'à Charles-Quint.
S'il est un pays qui puisse, plus que tout autre, prouver par son histoire passée la vérité de cet adage, que la liberté est vieille et le despotisme nouveau, c'est l'Espagne. Avant d'être citée comme la terre classique du droit divin et du pouvoir absolu, l'Espagne avait (p. 158) donné à l'Europe du moyen-âge un modèle de la souveraineté nationale en exercice, aussi bien pour les intérêts particuliers de la commune que pour les intérêts généraux de la nation. Aujourd'hui que le progrès des lumières, que la puissance de l'opinion et des mœurs, obligent, même sans révolution, cette contrée devenue stationnaire à se jeter dans la voie des réformes; aujourd'hui que le mot de cortès retentit d'un bout à l'autre de la Péninsule, et que la nation espagnole confie sa régénération à ses antiques formes représentatives, on ne lira pas sans intérêt quelques détails sur l'origine, les développements, la puissance, la chute, et le retour des assemblées nationales en Espagne. Il y a d'ailleurs plus d'une leçon à tirer de cette étude, et peut-être cessera-t-on d'appeler imprudents novateurs ceux qui réclament pour nous, en garanties et en liberté, moins que ne possédait, il y a cinq siècles, un peuple voisin; ceux qui défendent ces institutions populaires, auxquelles l'Espagne a dû sa force et sa grandeur, contre les envahissements du pouvoir souverain, qui ont causé ses infortunes et sa ruine.
On peut dire que la constitution politique de l'Espagne, jusqu'à l'introduction violente du pouvoir absolu, a toujours reposé, comme sur deux bases fondamentales, sur deux institutions, dont l'une était particulière à la cité et l'autre commune à la nation entière: institutions si populaires, si vénérées, si enracinées dans les mœurs, que le despotisme a pu les fausser, mais non les détruire, et que, dans toutes les crises de sa vie historique, le peuple espagnol leur a demandé son salut. Ces institutions, si vieilles et toujours (p. 159) si jeunes, sont les municipalités, créées par les Romains, et les assemblées nationales, apportées par les Goths. Comme elles ont survécu toutes deux aux régimes qui les avaient successivement introduites; comme elles se sont combinées et confondues, au point que les premières sont devenues les éléments des autres, et que de leur fusion s'est formée la constitution générale, leur histoire est inséparable. Il faut seulement l'écrire dans l'ordre chronologique.
Cette disposition toute spéciale m'oblige, pour être clair et complet, à remonter bien loin dans le temps passé; mais il doit plaire aux esprits graves de suivre à travers les siècles la filiation ininterrompue des institutions primitives, et cette considération fera pardonner, j'espère, l'aridité des débuts de ce travail.
Après la chute de Carthage et de Numance, après les conquêtes de César, Rome, maîtresse des Gaules, de la Bretagne et de la péninsule hispanique, donna une organisation uniforme à toutes les provinces occidentales de l'empire. Les grands proconsulats d'Espagne, établis au nombre de trois par Auguste, puis au nombre de cinq par Adrien, la Bétique, la Lusitanie, la Galice, la Tarragonaise et la Carthaginoise, étaient divisés en cités, civitates, qui se composaient non-seulement de la ville chef-lieu, où siégeait l'autorité municipale, et qui donnait son nom au district, mais encore des cantons, pagi, qui en dépendaient. À (p. 160) chaque cité était attaché un commissaire impérial, nommé comte, comes, relevant du proconsul de la province, lequel relevait à son tour, ainsi que le duc, dux, ou commandant militaire, du préfet du prétoire, intermédiaire supérieur, chargé de transmettre les ordres de Rome aux provinces, et les tributs des provinces à Rome. Ce préfet du prétoire, dont le diocèse comprenait toutes les possessions de l'ouest, siégeait dans les Gaules, et avait en Espagne un vicaire-général. Ainsi constituées, sous cette hiérarchie de surveillance plutôt que de domination, les cités formaient, comme on sait, de véritables petits états, ayant leur gouvernement particulier, indépendant, distinct de celui des autres, quoique semblable dans la forme. Le gouvernement de la cité se composait d'un sénat, dont les places étaient héréditaires, et d'une assemblée municipale appelée curie, ou quelquefois sénat inférieur, dont les places étaient électives. Les citoyens, cives, c'est-à-dire les habitants libres de la cité, se partageaient en trois ordres ou classes: 1o les patriciens, membres des familles sénatoriales; 2o les bourgeois, ou propriétaires de biens-fonds dans le territoire de la cité, divisés en décuries, et qui, sous le nom de curiales, élisaient, dans les assemblées publiques, leurs décurions ou officiers municipaux; 3o enfin, les artisans, comprenant toutes les professions manuelles ou mercantiles. On nomma ce troisième ordre collegia opificum, parce que chaque état ou métier formait une corporation (collegium). Le sénat et la curie gouvernaient conjointement la cité; mais aux décurions seuls appartenait l'exécution des règlements municipaux; ces officiers étaient chargés en outre du recouvrement des impôts, de la levée (p. 161) des troupes, et en général de toutes les affaires de la cité[48].
Rome n'avait conservé sur les provinces qu'une autorité indirecte, une espèce de suzeraineté, dont les droits se réduisaient presque à la perception du cens; car, durant les premiers siècles, et avant les édits bursaux de Caracalla, qui, pour accroître l'impôt de capitation, étendit le droit de bourgeoisie romaine à toutes les provinces, il n'y eut pas même de levée de troupes, les citoyens romains pouvant seuls faire partie des légions. Le cens se composait de deux sortes d'impôts: l'impôt territorial ou jugération, qui frappait toute espèce de (p. 162) propriétés, et l'impôt personnel ou capitation, qui atteignait tous les individus. Il faut y ajouter les douanes, les péages et quelques corvées ordonnées pour le service de l'empire, comme transports de troupes ou de denrées. Ces obligations remplies envers Rome, les cités étaient indépendantes et se gouvernaient librement dans leur intérieur. Elles avaient leurs revenus particuliers, provenant, soit des octrois qu'elles s'imposaient avec l'autorisation de l'empereur, soit du produit des propriétés communales. Elles avaient aussi des milices réglées et permanentes, que les armées romaines appelèrent souvent à leur aide, et qui eurent entre elles quelques petites guerres de voisinage. Quelquefois les cités s'assemblaient en états-généraux, par députés, pour délibérer sur les intérêts communs du pays. Adrien, en l'an 123, prit ce moyen de les consulter. Un de leurs droits les plus précieux, et qu'elles exercèrent fréquemment, était celui de citer à Rome les gouverneurs qui se rendaient coupables d'exactions. Le sénat, devant qui l'affaire était portée, jugeait entre la cité plaignante et le proconsul accusé. Enfin, Rome, qui respectait ainsi leur liberté intérieure, ménagea jusqu'à leur amour propre, nommant la plupart d'entre elles alliées, et non sujettes, et traité d'alliance l'acte de soumission des cités à l'empire.
Je désire faire comprendre par un exemple l'organisation des municipalités romaines. Qu'on suppose la Suisse, telle qu'elle est divisée et gouvernée de nos jours, relevant de l'Empire et lui payant le cens; un proconsul autrichien siégeant à Berne, et des comtes ou commissaires près de chaque canton. La Suisse formera une province, et les treize cantons autant de cités.
(p. 163) En Espagne, où toute institution s'établit lentement, mais jette de profondes racines, le régime municipal a survécu à toutes les conquêtes, à toutes les révolutions. Bien après la chute de l'empire, bien après l'invasion des Goths et celle des Arabes, lorsque la monarchie était érigée, et que les cortès nationales s'assemblaient régulièrement, des communes, rebelles à toute autre institution, conservaient encore leurs formes municipales, ne laissant au roi, comme auparavant à l'empereur, qu'un droit de suzeraineté pour la levée des impôts et des troupes, sans aucune part à leur administration intérieure. Ces communes indépendantes furent nommées behetrias. Elles s'établirent à la même époque (vers 285) que les bagaudes dans les Gaules, c'est-à-dire lorsque la province des Armoriques s'étant séparée de l'empire, les cités qui la composaient renoncèrent à l'alliance des Romains, et se formèrent un moment en république fédérative. Mais les behetrias espagnoles survécurent douze siècles aux bagaudes armoricaines. Elles se maintinrent de fait dans leur indépendance, et malgré les continuelles demandes d'abolition que présentèrent contre elles les cortès générales, jusque sous le règne des rois catholiques, à la fin du XVe siècle. Ce fut seulement à cette époque, après la réunion des couronnes d'Aragon et de Castille, et la prise de Grenade, que le pouvoir royal parvint à les détruire.[49] Un usage fort remarquable, né de cette antique indépendance municipale, s'est conservé jusqu'à nos jours dans (p. 164) plusieurs bourgs de la Castille-Vieille, qu'on appelle pour cette raison pueblos de behetria: c'est de n'admettre aucun citoyen aux emplois d'alcalde ou de regidor s'il n'apporte la preuve qu'il n'est ni noble ni anobli. On reconnaît évidemment dans cet usage un vestige de l'élection des anciens décurions, qui étaient nommés par leurs pairs, et ne pouvaient être pris que dans la classe des curiales.
Au reste, la municipalité espagnole, telle qu'elle existe encore aujourd'hui, est toujours la municipalité romaine. On y trouve des membres siégeant par droit d'hérédité, comme ceux de l'ancien sénat; des membres siégeant par droit d'élection, comme ceux de l'ancienne curie; des procureurs-syndics qui remplacent les commissaires impériaux; et, pour compléter la ressemblance, au-dessus de ces municipalités, des capitaines-généraux qui sont de véritables proconsuls.
La municipalité fut donnée par les Romains, l'assemblée nationale par les Goths.
Quand les peuplades barbares, qui envahirent plus tard le monde romain, avaient résolu quelque expédition de voisinage, on choisissait d'abord un chef de l'entreprise, lequel choisissait à son tour des compagnons (comites), guerriers d'élite, qui poussaient jusqu'au fanatisme le dévoûment à sa personne[50]; et ces (p. 165) hommes d'exécution se laissaient diriger par les conseils des vieillards (seniores, d'où sont venues nos appellations de seigneur, señor, signor). Lorsqu'au lieu de faire du butin, ces barbares firent des conquêtes, lorsqu'ils quittèrent leur pays, non plus en troupes mais en nations, et s'établirent à main armée dans des pays nouveaux; alors le chef élu se trouva, par le fait de l'émigration générale, commander au peuple entier, conquérant et conquis; et son autorité temporaire, s'étendant par la durée de l'expédition, se changea en un pouvoir viager, en une dictature à vie. D'une autre part, ses compagnons, auxquels il put donner en présent, non plus des armes ou des repas, mais des provinces, devinrent les grands vassaux de sa couronne, et se créèrent des arrière-vassaux par la division de leurs fiefs, par d'autres cessions de territoire. Enfin, le conseil des vieillards, qui avait eu jusque-là pour fonction de décider les affaires publiques ou d'accommoder les querelles privées, et dont les attributions s'agrandissaient (p. 166) par l'importance des objets à résoudre, devint le conseil d'état du prince et l'assemblée législative de la nation.
Les Francs, maîtres des Gaules, eurent leur Champs-de-Mars de la première race, et leurs Champs-de-Mai de la seconde, qui furent des assemblées nationales, où se décidaient les objets d'intérêt public, où se rendaient les lois[51]. Mais ces assemblées ne furent comparables aux conciles des Goths, ni par leur fréquence, ni par leur régularité, ni par l'étendue de leur pouvoir. Les uns ne se réunissaient qu'à une certaine époque de l'année; les autres, en toute saison comme en toute circonstance. Les uns étaient une espèce de forum en plein air, où les objets proposés étaient admis par acclamation; les autres, un sénat, où l'on délibérait avec ordre et lenteur. Les unes enfin n'ont guère laissé que des traditions; les autres ont formé un corps de droit, un code complet, qui a régi l'Espagne pendant plusieurs siècles.
Il faut bien se garder d'attacher à ce mot de concile une acception purement canonique, comme celle qu'il a communément. De même qu'on appelait alors vicaire et diocèse le lieutenant et la juridiction d'un officier laïque, on appelait concile toute espèce d'assemblée, de conseil. L'Église s'est emparée de ces différents mots; mais ils appartenaient alors au temporel comme au spirituel. Les conciles des Goths étaient proprement l'assemblée des seniores qu'ils avaient conservée sans interruption, mais dont les attributions s'étaient étendues (p. 167) avec les entreprises, les besoins et les formes politiques de la nouvelle société[52].
La monarchie des Goths était élective et viagère. Après Alaric, le premier de leurs chefs qu'on pût appeler roi, et son frère Ataulphe, les Goths, par un sentiment de reconnaissance et d'affection pour la mémoire de ces deux illustres guerriers, laissèrent la couronne dans leur famille. Mais après la mort du jeune Amalaric, tué de la main de Clovis, l'élection royale fut rendue à sa première pureté et à toute la liberté des suffrages. On appela les citoyens au trône, sans distinction de familles. Il suffisait d'être Goth, ingénu et laïque. Quelques souverains, il est vrai, usèrent, dans l'intérêt de leurs fils, du moyen qu'avaient employé les empereurs romains. Ils se les associèrent de leur vivant, et les firent reconnaître pour leurs successeurs par l'assemblée de la nation. Mais cette prévoyance paternelle ne fut pas heureuse comme celle de Vespasien ou de Nerva, et n'eut que très-peu d'exemples. À côté d'une royauté élective, les conciles nationaux ne pouvaient manquer d'exercer une autorité considérable. On peut dire, en premier lieu, qu'ils disposaient de la couronne; non, cependant, que l'élection des rois leur appartînt; mais ils réglaient le temps, le lieu, les formes (p. 168) de cette élection, et convoquaient l'assemblée plus générale qui avait le droit d'élire. À celle-ci étaient appelés tous les hidalgos[53] ou hommes de condition, Goths ou Espagnols. Les lois gothiques sont remplies de précautions minutieuses pour laisser aux suffrages toute leur indépendance, et pour prévenir les brigues qui pourraient précéder ou accompagner l'élection[54]. Cette élection faite, le concile la ratifiait, la sanctionnait (comme on le voit par l'histoire[55] du successeur de (p. 169) Wamba), et recevait le serment du prince en lui conférant sa dignité. S'ils n'avaient pas précisément le pouvoir de donner la couronne, les conciles nationaux avaient le droit de l'ôter. Plusieurs fois ils prononcèrent la déchéance du roi. Ainsi, Witiza, le prédécesseur immédiat de Rodéric, dernier roi de la monarchie des Goths, fut déposé par l'assemblée. Mais l'exemple le plus fameux de ce droit de déchéance est la déposition de Suinthila, qui était monté sur le trône en 621. Glorieux d'avoir repoussé des côtes de l'Espagne une irruption des Grecs d'Orient, il avait obtenu de s'associer son fils Ricimer. Mais, après cette faveur, disent les historiens, Suinthila, n'ayant plus rien à espérer de la nation, gouverna tyranniquement. Alors l'assemblée le déposa, en lui appliquant une loi du quatrième concile de Tolède[56], et mit à sa place Sisenand, vice-roi de la Narbonnaise.
La seconde fonction des conciles, sinon la première en importance, était la confection des lois. C'est par les travaux successifs de ces assemblées que se forma cette législation complète, ce grand code politique, civil et criminel, que saint Ferdinand, au XIIIe siècle, fit traduire en espagnol sous le nom de Fuero-juzgo, et qui servit de base aux Sept Partidas d'Alphonse-le-Savant, et au Fuero real d'Alphonse-le-Justicier. Euric, ayant assemblé un concile à Arles, dès 479, fit écrire et rédiger en lois les usages de ses compatriotes et les (p. 170) ordonnances verbales de ses prédécesseurs. Ces lois ne régissaient que les Goths; Euric chargea le jurisconsulte Anien de composer un abrégé du code de Théodose, et le fit promulguer comme la loi des vaincus, qu'on appelait encore Romains. Récésuinthe, monté sur le trône en 649, pour effacer les dernières traces de la conquête, et rendre complète la fusion des deux peuples, abolit le code Théodosien, et rendit la loi gothique commune à tous ses sujets. Ce Récésuinthe (Rech-Swinth), sous le règne duquel furent promulguées la plupart des lois qui composent le Fuero-juzgo, restreignit, de gré ou de force, les priviléges de la royauté, en même temps qu'il en étendait les attributions pénibles. Par exemple, il s'assujettit, lui et ses successeurs, à ne pouvoir établir d'impôts sans le consentement formel de l'assemblée nationale, et il ordonna que les biens personnels, meubles ou immeubles, qu'acquérait le roi pendant son administration, tombassent dans le domaine inaliénable de la couronne. Son successeur Wamba continua l'œuvre législative, et enfin, avant la destruction de la monarchie gothique par les Arabes, toutes ces lois diverses avaient été, comme un digeste, classées par ordre de matières, et réunies en corps de droit[57].
(p. 171) Outre le pouvoir électif et législatif qui lui était propre, le concile des Goths partageait encore avec le roi la puissance exécutive, en ce sens que celui-ci n'agissait point avant que l'assemblée eût préalablement consenti. Les déclarations de guerre ou les traités de paix, la création ou la répartition des impôts, la fixation du titre et du cours des monnaies, tous ces objets étaient du domaine des conciles. Ils recevaient les plaintes de tous les citoyens qui avaient à demander protection et justice; ils réprimaient, par leurs décisions souveraines, les violences, les abus, les désordres de toute espèce. (p. 172) Enfin, toutes les entreprises nationales, toutes les actions publiques, étaient soumises à leur décision: on n'exécutait que lorsqu'ils avaient approuvé[58]. Le concile était, enfin, selon les idées du temps, une véritable assemblée représentative; car, à cette époque, où tout homme libre était soldat, il n'y avait que deux classes à représenter, le clergé et l'armée.
Dans l'invasion des Goths, la municipalité romaine avait péri, comme forme politique; mais elle avait toujours survécu, au moins comme division territoriale, et les vainqueurs, qui avaient adopté les mœurs et le langage des vaincus, s'étaient habitués eux-mêmes à ces distinctions toujours subsistantes de cités. Le gouvernement des Goths, malgré son unité monarchique, avait conservé quelque chose du fédéralisme des provinces romaines. La grande division des Goths et des Ibères avait disparu par la fusion des deux races et l'égalité des droits, que les divisions provinciales subsistaient toujours, comme elles subsistent encore aujourd'hui, et que, malgré le changement des noms, les Catalans (Gothi-Alani), étaient des citoyens de la Tarragonaise, et les Andaloux (Wandalicii), des citoyens de la Bétique. «Les habitants, dit l'abbé Dubos, étaient compatriotes sans être concitoyens; ils étaient du même peuple, mais non de la même nation.» On appelait alors peuple tout ce qui vivait sur le territoire soumis à la puissance du prince; nation, chaque société ou réunion de citoyens formant, dans un district particulier de ce territoire, une famille politique. Cette distinction est souvent (p. 173) établie dans les règlements du temps, et se retrouve dans la formule du serment fait par les princes à leur avènement au trône. Mais, je le répète, sous la monarchie gothique, la municipalité romaine ne se conserva qu'en qualité de division territoriale; elle ne joua aucun rôle comme institution politique. Le système féodal annulait la commune.[59]
Quand à la lente conquête des hommes du Nord succéda la rapide conquête des hommes du Midi; quand la monarchie de Rodéric fut renversée par les cavaliers de Mouza, et que le flot arabe eut couvert toute la (p. 175) Péninsule, l'Espagne chrétienne, telle que l'avaient laissée les Romains et les Goths, disparut quelque temps sous cette inondation de l'Islam; mais aussitôt que l'on voit apparaître, sur les montagnes des Asturies, un petit peuple de guerriers commençant avec patience et courage la grande œuvre de la reprise du pays, on voit aussi renaître, grandir et se développer de nouveau, les institutions qu'avaient reçues ou fondées leurs pères. L'invasion arabe détruisit la puissance du peuple goth, mais non les formes de son gouvernement. Seulement, l'histoire de la nation nouvelle, qui prend dès lors le nom d'espagnole, recommence depuis l'état des peuplades libres, et l'histoire de ses institutions recommence, avec elle, depuis l'état de simples coutumes.
Pélage (Pelayo) ne fut qu'un chef élu par ses compagnons d'armes, comme les chefs d'entreprise des guerriers germains. Ses successeurs immédiats au trône, ou plutôt au commandement de la troupe, y furent appelés aussi par le choix libre de leurs soldats. Tant que dura sa première faiblesse, la couronne du petit royaume chrétien fut absolument élective; mais quand le chef, auquel la nation l'avait confiée durant sa vie, eut rendu d'immenses services, eut distribué des domaines à ses vassaux, il put avoir le crédit de concentrer l'élection dans sa famille; un autre roi, celui de la proposer au peuple, qui ne fit plus que la ratifier; un autre, enfin, de la faire seul, et de léguer l'autorité royale à ses enfants. Ce ne fut pourtant qu'à la seconde époque de cette période, c'est-à-dire après la réunion de la province de Léon au petit royaume des Asturies, qui prit alors le nom de sa nouvelle capitale, qu'on vit les rois déclarer leurs successeurs au trône; mais depuis (p. 176) lors, et jusqu'à saint Ferdinand, tous les souverains conservèrent la coutume de partager leurs états comme un patrimoine.
À côté de la monarchie élective reparut l'assemblée nationale. Dans les premières années de la lutte commencée par Pélage, cette assemblée, comme au temps des Germains, ne fut qu'un conseil de guerre. Mais l'institution rajeunie suivit tous les développements, tous les progrès du peuple nouveau. On la voit s'étendre, se régulariser, et sortir avec lui des ruines de la conquête. Les premiers conciles, tenus au milieu des rochers, par une peuplade de soldats pauvres et ignorants, n'ont pu laisser aucune trace écrite. Mais à peine la nation espagnole peut-elle être ainsi nommée, que ses assemblées prennent un caractère solennel, et lèguent leurs actes à l'histoire. Tel est le concile assemblé à Léon, en 914, au moment où la province de ce nom se réunissait, dans les mains d'Ordoño II, à la province des Asturies[60]. Deux autres conciles, tenus à Astorga, en 934 et 937, présentent déjà quelque ordre dans leur formation. L'institution était née; elle n'avait plus qu'à grandir par l'habitude, par l'expérience, et qu'à se fortifier par la force de l'état.
Les objets soumis aux décisions de l'assemblée, qu'on appelait concile national, étaient aussi nombreux que ceux qui avaient occupé les conciles des Goths, et sa juridiction s'étendait sur toutes les parties du gouvernement. Quand la couronne fut élective, l'élection appartint au concile; quand le roi désigna son successeur, (p. 177) le concile confirma son choix. Dans ces deux cas, c'était par l'acclamation de l'assemblée que le prétendant était saisi de la puissance royale. Quand le roi divisa ses états entre ses enfants, le concile fut appelé à sanctionner cette division. Ainsi, le moine de Silos rapporte, dans sa chronique contemporaine, que Ferdinand Ier convoqua l'assemblée nationale pour faire admettre, par elle, ses dispositions de partage[61]. Le couronnement des rois était également une attribution de l'assemblée. Le nouveau monarque, par élection ou par hérédité, venait prêter devant elle le serment de remplir ses devoirs et de respecter les droits de ses sujets. On trouve, à l'avénement d'Alphonse VI, après l'assassinat de Sancho-le-Fort, un exemple mémorable de cet ancien usage. Le concile, réuni à Burgos, lui fit jurer sur l'Évangile qu'il n'avait pris aucune part au meurtre de son frère, et ce ne fut qu'après avoir reçu ce serment, exigé par le Cid au nom de l'assemblée, qu'elle consentit à proclamer Alphonse.
Toutes les affaires publiques étaient du domaine des conciles nationaux. C'est là que se décidaient la paix ou la guerre, les alliances, les ruptures, les ambassades. Quand le pape Grégoire VII exige l'hommage de l'Espagne, Alphonse VI consulte l'assemblée, et, sur son avis unanime, rejette, à trois reprises, la prétention du saint-siége. Il faut néanmoins observer que, lorsqu'il s'agissait d'un événement politique, l'assemblée, n'ayant à se prononcer que sur un objet spécial, presque toujours d'un intérêt pressant, et dont l'exécution suivait immédiatement (p. 178) sa résolution, ne mettait point, pour se former et pour agir, le même ordre que dans les circonstances ordinaires. Ce n'était alors qu'un conseil que le souverain appelait à la hâte, selon l'importance du cas, pour éclairer sa détermination et se faire absoudre de tout reproche. Le concile ne prenait vraiment un caractère régulier, solennel, national, que dans les occasions où s'agitaient des intérêts plus généraux et plus durables. Tels étaient l'élection ou le couronnement du monarque, et plus encore, l'établissement des lois. La puissance législative résidait, en effet, dans l'assemblée, et c'était sa fonction la plus ordinaire, comme sa plus auguste prérogative. Alors on appelait de toutes les parties du royaume les membres qui devaient y prendre place; on ouvrait une délibération générale, et les décisions adoptées étaient promulguées publiquement, après avoir été enregistrées dans des archives.
Cette habitude des assemblées publiques entrait tellement dans les mœurs de l'Espagne, que chaque événement de quelque importance, quoique hors du domaine politique ou législatif, était une occasion de les réunir, et que nulle solennité ne se célébrait sans qu'elles y concourussent. Ainsi, quand on élevait une église nouvelle, ou qu'après avoir conquis une ville musulmane, ou destinait la mosquée au service divin, un concile national était convoqué pour la consécration du temple. On trouve plusieurs exemples de cet usage, notamment dans les années 1020, 1023 et 1024.
Jusqu'à la fin du XIe siècle, l'assemblée fut composée seulement des prélats, en qui résidait toute la science du temps, des grands vassaux de la couronne et des chefs militaires. Le peuple, qui n'était compté pour rien (p. 179) dans la hiérarchie féodale, n'avait point encore de représentants. Nous le verrons plus tard occuper une place digne de lui. Voici de quelle manière on procédait dans le concile national. Les matières religieuses, c'est-à-dire celles qui intéressaient l'église, soit qu'elle revendiquât ou défendît des droits, soit qu'elle portât des règlements ecclésiastiques, étaient soumises les premières aux délibérations, et insérées les premières dans les actes de l'assemblée. C'était une suite naturelle de la prééminence que s'arrogeait partout l'église. Venaient ensuite, indifféremment, les matières politiques, c'est-à-dire qui regardaient le gouvernement, et les matières législatives, qui intéressaient toute la nation[62]. Un exemple achèvera de faire connaître la nature et la composition des anciennes assemblées. Je choisis le concile de Coyanza, tenu en 1050, lorsque Ferdinand Ier, par son mariage avec l'infante Sancha, avait réuni le comté de Castille, dont il était héritier, au royaume primitif des Asturies et de Léon. Les actes de ce concile, arrivés tout entiers jusqu'à nous, forment un des monuments les plus précieux de cette époque.
Ils contiennent d'abord un assez grand nombre de canons ecclésiastiques. On recommande aux prêtres de ne point employer des calices de bois ou d'argile, de ne faire usage que d'hosties de farine de blé, et de nappes propres sur l'autel; d'avoir une large tonsure et la barbe rasée, et d'enseigner aux fidèles le Pater et le Credo; puis, on leur ordonne de ne point porter d'armes, (p. 180) de n'avoir chez eux d'autres femmes que leurs mères, leurs sœurs ou leurs tantes, et de ne point aller aux noces pour manger, mais pour donner la bénédiction. Puis, on défend à tout chrétien de manger avec un juif, et à toute personne mariée d'habiter à moins de trente pas des presbytères et des couvents; enfin, on enlève aux juges laïques toute espèce de juridiction sur les prêtres, et l'on prohibe l'arrestation d'un criminel dans le rayon de trente pas autour des églises et des cloîtres. Après ces canons viennent quelques règlements civils, avec injonction aux comtes et aux merinos (baillis, juges seigneuriaux) de rendre fidèlement la justice. Enfin, les actes de ce concile se terminent par une disposition politique, plus importante que les précédentes, et qui avait spécialement motivé sa convocation. C'est une espèce de contrat par lequel les vassaux des deux couronnes de Castille et de Léon, qui allaient former le royaume de Castille, s'obligent également à la fidélité envers le roi, tandis que le roi, de son côté, s'oblige à laisser à chacune des deux provinces réunies ses fueros ou franchises particulières.
On voit, par les actes de cette assemblée, qu'il y avait, dans chaque concile national, deux parties bien distinctes. La première, appartenant en propre à l'église, était un vrai synode, où ne s'agitaient que les intérêts du culte; l'autre, appartenant au roi et à la nation, formait la véritable assemblée publique. Quand les prêtres, délibérant seuls, en présence des membres laïques, avaient achevé, leurs travaux spirituels, l'assemblée changeait de nature; elle cessait de représenter l'église pour représenter l'état, et l'on arrivait aux matières de politique ou de jurisprudence. Les séculiers, à leur (p. 181) tour, entraient en fonction; mais après avoir été simples spectateurs des opérations des prêtres, ils laissaient néanmoins ceux-ci prendre une part active à leurs propres délibérations, et les prêtres opinaient, comme les seigneurs, dans les questions temporelles.
À leur origine, les conciles nationaux furent donc à la fois un synode religieux et une assemblée politique. Plus tard, on sentit de part et d'autre le besoin de séparer ces deux institutions, d'une nature non-seulement différente, mais presque toujours incompatible. Les prêtres donnèrent l'exemple; ils convoquèrent plusieurs conciles où les séculiers ne furent point appelés, et dans lesquels on ne traita que des questions canoniques[63]. Après la séparation du spirituel et du temporel, ce nom de concile (concilium), qu'on avait donné d'abord à toute espèce d'assemblée, demeura exclusivement aux assemblées religieuses, et les assemblées politiques prirent un nouveau nom: ce fut celui de cortès (cours). Cependant on n'appliqua ce nom, dans sa signification absolue, qu'aux assemblées où le tiers-état fut admis. Celles qui suivirent immédiatement les conciles, et qui ne furent encore légalement composées que de la noblesse et du clergé, reçurent le nom de curies ou juntes-mixtes[64].
(p. 182) À l'époque où ces juntes-mixtes servaient de passage entre une institution informe et une institution perfectionnée, une aurore de liberté perçait, dans tous les pays de l'Europe, à travers les ténèbres de la féodalité. Décimés et ruinés par les croisades, les seigneurs revenaient de la Terre-Sainte faibles et pauvres. Dans certaines contrées, les rois, pour se délivrer de la tutelle des hauts-barons, commençaient à s'appuyer sur le peuple, tandis que, dans d'autres pays, c'étaient, les hauts-barons qui s'appuyaient sur le peuple, pour contraindre la royauté à se donner des limites. Enfin, la lutte séculaire de la liberté et du despotisme commençait de toutes parts à s'engager. Déjà l'Italie, riche par le commerce et les arts, comptait dans son sein quelques républiques puissantes et plusieurs opulentes cités; l'Allemagne résistait aux exigences et même aux doctrines pontificales; les Anglais étaient sur le point d'arracher leur grande-charte à Jean-sans-Terre, et les communes, sous Louis VI, en France, achetaient ou conquéraient leur affranchissement.
Le XIIIe siècle fut, pour l'Espagne, l'époque d'un grand travail national. Tandis que saint Ferdinand de Castille et Jacques Ier d'Aragon, enlevant aux Mores Cordoue, Séville et Valence, resserraient toutes les populations musulmanes dans la province de Grenade, dont le waly Aben-al-Hamar formait un royaume sous la suzeraineté de la couronne de Castille[65], le peuple espagnol conquérait une part importante dans l'administration de ses (p. 183) affaires. Alors, et à la fois, plusieurs grands changements s'opérèrent. Au moment où les assemblées publiques, séparant des objets jusque-là réunis, se divisent en conciles et cortès, la royauté, au contraire, qui s'était jusque-là partagée comme un patrimoine, devient indivisible, et l'unité est acquise à la monarchie. Depuis saint Ferdinand, la couronne se transmet tout entière au premier-né des fils du roi. En même temps, le peuple, sous le nom de tiers-état (estado llano, état ras, uni), vient prendre place dans les assemblées publiques, à côté du clergé et de la noblesse. Les cortès, où les députés des villes balancent et bientôt surpassent en pouvoir les deux autres ordres, forment un véritable congrès national; et, pour que rien ne manque à son triomphe, le peuple, laissant aux actes de l'église l'idiome mort des pères et des conciles, apporte sa langue dans l'assemblée. Saint Ferdinand avait fait traduire la loi des Goths en romance (langue vulgaire), dont il permit l'usage concurremment avec le latin. Son fils, Alphonse-le-Savant, ordonna, en 1260, que tous les actes publics ou privés fussent désormais rédigés en espagnol.
Au moment où nous voyons le peuple pénétrer dans l'assemblée nationale, nous retrouvons les municipalités déjà constituées et puissantes. Elles avaient reparu, après l'invasion musulmane, aussitôt que l'assemblée de la nation, aussitôt que la nation elle-même; et, pour prouver que la forme municipale se conserva en Espagne sans interruption, il suffirait de citer les behetrias, ces communes indépendantes qui, depuis les Goths jusqu'au XVe siècle, rejetèrent toute autre organisation que celle de la cité. Les communes, en Espagne, prirent, comme en France, une forme régulière, lorsque (p. 184) les rois cherchèrent dans leur secours un appui contre les exigences des hauts-barons. Les rois de Castille leur donnèrent aussi, non point des chartes d'affranchissement dont elles n'avaient nul besoin, n'ayant jamais cessé d'être libres, mais des chartes de fueros (cartas forales), où leurs franchises et priviléges (privæ leges) furent reconnus et sanctionnés. Ces fueros municipaux s'étendirent, se propagèrent par une circonstance toute particulière à l'Espagne. Lorsque les chrétiens, reprenant pièce à pièce leur pays sur les Arabes et les Mores, s'étaient emparés de quelque ville dont ils avaient chassé tous les habitants, le roi, pour appeler des habitants nouveaux dans cette ville déserte, lui concédait des fueros. Ainsi, pour ne citer qu'un grand exemple de cet usage, lorsqu'en 1248 saint Ferdinand fait capituler Séville et qu'il en expulse toute la population musulmane, il accorde à la cité conquise les fueros de Tolède, c'est-à-dire les immunités les plus étendues que l'on connût dans son royaume.
Les villes qui possédaient des chartes de cette nature étaient, comme le remarque Marina, autant de petites républiques. Chaque année, tous les chefs de famille (cabezas de familia) se réunissaient en assemblée nommée concejo ou ayuntamiento[66]. Là, ils nommaient leurs alcaldes et regidores, auxquels appartenait le pouvoir administratif, et leurs merinos et jurés (jurados), auxquels appartenait le pouvoir judiciaire. Pour assurer la pureté de ces élections bourgeoises, il était défendu à toute personne des autres ordres, la noblesse et le clergé, de s'en mêler en aucune façon, et même (p. 185) d'entrer dans l'ayuntamiento. Il y avait des villes où quelques regidores étaient perpétuels, c'est-à-dire nommés à vie: ceux-là devaient exercer leurs fonctions par eux-mêmes et ne pouvaient les déléguer à personne. Il y avait d'autres villes où le roi nommait le principal officier municipal, appelé corregidor; mais il choisissait simplement l'un des trois candidats présentés par les électeurs communaux. Le nombre des regidores que se donnaient les communes fut longtemps indéfini. On le fixa, sous Alphonse XI, en le proportionnant au nombre des habitants. De là vint le nom de vingt-quatre (veinticuatros) que reçurent les officiers municipaux des grandes cités.
Les communes espagnoles (comunidades) qui se donnaient ainsi leurs administrateurs et leurs juges, avaient, comme les anciennes municipalités romaines, leurs revenus particuliers, provenant aussi des octrois qu'elles s'imposaient ou des fermages de leurs biens; elles avaient aussi des milices levées dans les cités et entretenues par elles. Ces milices, qui étaient leur force publique, servaient au maintien de l'ordre, à la répression des délits; et, tandis que les seigneurs marchaient en personne au service du roi, par devoir de vassalité, les villes, comme des puissances alliées, envoyaient leurs milices au camp royal, suivant les stipulations des chartes.
C'étaient les concejos, composés de tous les chefs de famille, qui nommaient chaque année les officiers municipaux, et c'était à l'espèce de chapitre formé par ces officiers élus qu'appartenait l'élection des procurateurs (procuradores) ou députés des villes aux cortès générales. Il se faisait ainsi, pour le choix de ces procurateurs, (p. 186) l'opération que nous avons nommée élection à deux degrés, telle qu'elle existe aux États-Unis, telle que l'avaient établie notre constitution de 1791 et la constitution espagnole de 1812. Plusieurs lois furent rendues pour que les municipalités conservassent dans leur choix une parfaite indépendance. De ce nombre est la loi votée aux cortès de Cordoue, sous Jean II, en 1455, où il est dit que ni le roi, ni les princes, ni aucun homme puissant, ne pourra recommander aucune personne aux suffrages des corps municipaux, et que ceux qui se présenteraient avec des lettres de recommandation seraient à jamais privés du droit d'être élus procurateurs. Il était également défendu aux prétendants, sous des peines sévères, d'employer les promesses pour se faire élire, et les électeurs municipaux prêtaient serment de choisir les hommes les plus dignes de représenter leur pays.
Les procurateurs des villes commencèrent à prendre place dans l'assemblée nationale dès le XIIe siècle, et lorsque cette assemblée, ayant déjà quitté le nom de concile, se nommait encore curie ou junte-mixte. Mais ils étaient en très-petit nombre, et le tiers-état ne fut vraiment représenté qu'à l'époque où l'assemblée prit le nom de cortès, lorsque saint Ferdinand eut souvent besoin, pour ses grandes entreprises, de demander à la nation des troupes et des subsides, et lorsque ses conquêtes eurent étendu les anciens fueros à un grand nombre de villes nouvelles.
Le congrès national fut alors formé de quatre éléments: le roi, le clergé, la noblesse et le tiers-état. Les trois derniers se nommaient bras ou ordres (brazos ou estamentos).
(p. 187) C'était un devoir pour le roi d'assister aux cortès, avec tous les membres de sa famille et tous ceux de sa chancellerie. Pendant sa minorité, le roi était assisté par ses tuteurs, comme il arriva dans les premières années des règnes de Ferdinand IV, d'Alphonse XI, d'Henri III et de Jean II. On a fait cette observation, que, depuis le Goth Récared Ier, qui monta sur le trône en 586, jusqu'à Charles-Quint, aucun prince espagnol ne manqua d'assister à l'assemblée nationale. Henri III étant tombé gravement malade après avoir convoqué les cortès à Tolède, en 1406, l'infant don Fernando, son frère, ouvrit la session en ces termes: «Prélats, comtes, ricos homes, procurateurs, chevaliers et écuyers, qui êtes ici réunis, vous savez que le roi mon seigneur est malade de telle manière qu'il ne peut être présent à ces cortès; il a ordonné que je vous exposasse de sa part l'objet qui l'avait amené dans cette ville....» C'était au roi, ou, pendant sa minorité, à son tuteur, qu'appartenait le droit de convoquer les cortès. Les rois goths avaient joui de ce privilége attaché à la première magistrature du pays; les rois espagnols le conservèrent. Ils adressaient pour cet objet des lettres circulaires de convocation (cartas convocatorias) aux personnages qui devaient assister à l'assemblée, et aux villes qui devaient y envoyer leurs procurateurs[67].
(p. 188) Mais ce privilége de convoquer les cortès n'était pas tellement inhérent à la personne du roi que, dans les cas ordinaires de convocation ou dans les occasions urgentes, l'assemblée nationale ne pût se réunir à défaut de l'appel du roi. La loi III du titre XV de la seconde Partida l'y autorisait implicitement; et, depuis le règne d'Alphonse X, qui poursuivit vainement la couronne impériale, jusqu'à Charles-Quint, qui la réunit sur son front à celle d'Espagne, il y eut un grand nombre de cortès assemblées sans convocation royale. Il appartenait alors à tous ceux qui devaient y siéger d'appeler leurs collègues des trois ordres. Mais ce droit résida surtout dans le conseil de Castille, créé par saint Ferdinand, simplement comme son conseil privé, pour l'aider dans ses entreprises et ses distributions de territoires, et qui devint bientôt le plus puissant des corps permanents de l'état.
Le premier des trois ordres (brazos ou estamentos) appelés aux cortès, était, par le rang de convocation, celui du clergé. Il avait pour représentants à l'assemblée les évêques et les abbés des grands monastères, pour qui le droit de présence aux cortès était inhérent à leurs dignités.
L'ordre de la noblesse se composait des grands dignitaires de la couronne (magnates), des comtes (condes), et des hommes riches (ricos homes) possédant une juridiction seigneuriale. Pour ces personnages, le droit de siéger aux cortès était aussi un devoir. Ils devaient, (p. 189) à l'appel du roi leur suzerain, se rendre à l'assemblée nationale, comme au ban militaire. Lorsque Mohammed II, second roi de Grenade, renouvelle avec Alphonse X le traité d'alliance, ou plutôt de vassalité, qu'avaient signé leurs pères, Al-Hamar et saint Ferdinand, il convient de se rendre aux cortès, comme les autres vassaux de la couronne, toutes les fois que l'assemblée se tiendra en deçà des montagnes de Guadarrama. Mais l'indépendance que put acquérir presque aussitôt le royaume de Grenade, à la faveur des troubles civils dont la Castille fut agitée, laissa sans effet cette clause singulière.
Le tiers-état (estado llano, tercer estado), qui prit place aux juntes-mixtes du XIIe siècle, mais sans régularité et sans droit exprès, fut appelé à toutes les cortès du XIIIe. Saint Ferdinand, pour ses grandes conquêtes, et Alphonse X, pour ses folles entreprises, eurent souvent besoin de demander aux communes des troupes et de l'argent; mais les droits du tiers-état dans la représentation nationale ne furent clairement reconnus qu'au commencement du XIVe siècle. Voici comment s'exprime la loi rendue aux cortès de Medina-del-Campo, en 1328, devenue loi fondamentale, car elle est insérée textuellement dans la Novisima Recopilacion: «Parce que, dans les affaires difficiles (hechos arduos) de nos royaumes, il est nécessaire d'avoir le conseil de nos sujets et nationaux, spécialement des procurateurs de nos cités, villes et bourgs; pour cela, nous mandons et ordonnons que, sur les telles affaires grandes et difficiles, on assemble les cortès, et qu'on fasse un conseil des trois ordres de nos royaumes.»
(p. 190) Le nombre des procurateurs que les municipalités envoyaient aux cortès était fixé par leurs chartes de fueros. En Castille, ce nombre était également de deux pour les huit villes appelées chefs-lieux de royaumes (cabezas de reinos), Burgos, Léon, Grenade, Séville, Cordoue, Murcie, Jaen et Tolède; et pour les dix villes chefs-lieux de provinces, Zamora, Toro, Soria, Valladolid, Salamanque, Ségovie, Avila, Madrid, Guadalajara et Cuenca.
Les procurateurs en exercice jouissaient de plusieurs priviléges qui assuraient la parfaite indépendance de leurs votes. Depuis le jour où ils sortaient de la ville dont ils étaient les délégués, jusqu'au jour où ils y rentraient, leurs personnes étaient sacrées. On ne pouvait leur intenter aucun procès, criminel ou civil, et le roi, loin de conserver sur eux aucun pouvoir, même de police, était chargé de veiller personnellement à leur sûreté. La faveur que les lois accordaient aux procurateurs des cités s'étendait jusqu'aux plus petits détails de la vie. On devait leur fournir des logements convenables, et les réunir dans le même quartier, pour qu'ils pussent plus aisément conférer ensemble des affaires générales ou particulières qui s'agiteraient dans l'assemblée. Enfin, pour que les membres des cortès eussent une entière liberté de parole et d'action, il était ordonné qu'aucune troupe, aucune force publique, ne pourrait se montrer, même de passage, dans le lieu de leur réunion, et que, s'il s'agissait d'un choix à faire, comme pour la tutelle d'un roi mineur, tous les prétendants de qui l'on pourrait craindre quelque violence ou quelque séduction se tiendraient également éloignés. Cette sage précaution fut adoptée par notre Assemblée (p. 191) Constituante, lorsqu'elle établit le rayon constitutionnel, dans lequel nul corps de troupes ne pouvait entrer.
Pour être bien représentées, les cités, qui prenait des précautions en faveur de leurs députés, en prenaient aussi contre leurs députés eux-mêmes. Les membres du corps municipal élisant avaient juré par serment de choisir les plus dignes; les procurateurs juraient, à leur tour, devant les électeurs, de remplir dignement leur mission. Ce serment leur servait de réponse et de défense, quand il fallait repousser quelque prétention inadmissible du roi. Mais il y avait encore d'autres garanties de fidélité que la conscience des procurateurs. Non-seulement ils ne pouvaient recevoir, sous les peines de parjure et de félonie, aucun présent, aucune faveur du roi ou de toute autre personne, mais ils ne pouvaient, avant ou pendant leur mission, occuper aucune fonction à la solde du roi, «parce que, disent les actes des cortès de Madrid, de 1329, «parce qu'ils ne pourraient rester parfaitement libres dans leurs votes pour le bien du peuple, et qu'ils devraient être suspects.» Mais, pour que les procurateurs fussent encore plus à l'abri de toute séduction, et pour les indemniser d'ailleurs des frais de leur déplacement, les villes leur accordaient, sur les revenus communaux, un salaire proportionné à la qualité de leur personne et au temps qu'ils passeraient hors du pays. Les cortès de Médina, en 1468, fixèrent ce salaire à 140 maravédis par jour (environ 1 fr. 20 c.) Il avait été jusque-là laissé à la discrétion des communes. Ainsi, dès le XIVe siècle, le peuple espagnol avait résolu ces deux questions de réforme parlementaire qui nous divisent encore, à savoir: la convenance d'un traitement alloué aux députés par leurs commettants, et (p. 192) l'incompatibilité radicale de leurs fonctions avec toute fonction salariée et dépendante. Sommes-nous bien exigeants de demander aujourd'hui les mêmes garanties, afin que nos députés ne soient point suspects, et qu'ils restent libres dans leurs votes pour le bien du peuple?
Dans le XIIe siècle, le tiers-état n'avait fait qu'apparaître aux juntes-mixtes. Dans les cortès du XIIIe siècle, quoique déjà nombreux, il ne put encore balancer l'influence des deux autres ordres; et, pendant les règnes d'Alphonse VIII, d'Alphonse IX, de saint Ferdinand et d'Alphonse X, il resta inférieur en puissance au clergé et à la noblesse. Mais, sous Sancho IV, et pendant la longue minorité d'Alphonse XI, quand il fallut que le peuple luttât contre les prétentions, l'insolence et les rapines des grands, alors les procurateurs des villes saisirent dans l'assemblée le pouvoir qui leur appartenait, et, depuis cette époque, ce furent eux qui constituèrent véritablement le congrès national. Leur influence y devint si prépondérante, que les deux autres ordres virent diminuer peu à peu le nombre de leurs représentants, et cessèrent même entièrement d'y prendre place. Les prélats d'abord s'abstinrent, puis les nobles; et leur absence des cortès devint chose si commune, que les lettres de convocation écrites par les rois de Castille, dans le XVe siècle, ne furent adressées, pour la plupart, qu'aux villes qui possédaient le privilége appelé voto a cortès. Les assemblées, bien que formées des seuls députés du tiers-état, n'en furent pas moins régulières, et leurs actes n'en eurent pas moins force de loi.
Il n'y eut jamais en Castille d'époques fixes pour la convocation de l'assemblée nationale. Une loi des cortès (p. 193) de Valladolid, en 1313, ordonna bien qu'elle fût réunie tous les deux ans; mais cette loi ne stipulait que pour la minorité d'Alphonse XI. Le roi convoquait les cortès dans tous les cas et dans toutes les circonstances où leur concours était nécessaire. Je les indiquerai plus tard, en traitant de l'étendue des pouvoirs qu'eurent ces assemblées. Il y avait des cortès particulières, lorsque le roi, pour régler les intérêts de quelque localité spéciale, avait besoin de consulter les procurateurs de cette localité seule intéressée; il y avait des cortès générales, lorsqu'il s'agissait d'objets intéressant toute la nation.
Ces cortès, les seules qui puissent nous occuper, étaient convoquées dans la ville où se trouvait alors le roi; et ce qui explique le grand nombre de lieux de réunion qui leur furent assignés, c'est que la Castille n'ayant eu de capitale proprement dite que sous Philippe II, la cour avait jusque-là voyagé de ville en ville. On choisissait, pour y réunir l'assemblée, le plus grand édifice du pays, le château de quelque seigneur, un monastère, une église. Le roi venait y prendre place avec tout l'appareil, toute la magnificence qu'il pouvait déployer. Les membres du clergé et de la noblesse occupaient les deux côtés de la salle, et les députés du tiers-état formaient, au centre, une espèce de carré, où ils se rangeaient suivant l'ordre de préséance que d'anciens usages donnaient aux villes dont ils étaient délégués. Ces procurateurs, en arrivant dans la ville où le roi les avait convoqués, déposaient à sa chancellerie l'acte de procuration dont ils étaient munis, et prêtaient serment de garder le secret sur tout ce qui se passerait dans l'assemblée; car, par une étrange (p. 194) anomalie, les séances des cortès étaient secrètes; le public n'en connaissait que les résultats. Le roi, sur son trône, exposait à l'assemblée les motifs de sa convocation, puis lui présentait ses propositions et demandes. La noblesse, par la voix d'un hidalgo, ordinairement de la maison de Lara, émettait son vote; puis le clergé, par la voix de l'archevêque de Tolède ou d'un autre prélat. Quand l'objet proposé exigeait un mûr examen, les procurateurs des villes demandaient du temps pour conférer entre eux et prendre leur décision. Ils emportaient une copie de la proposition royale, et, à la séance suivante, ils apportaient une réponse écrite. Ces réponses amenaient souvent des répliques du roi, ou de nouvelles propositions modifiées. Les députés les examinaient de nouveau, et y répondaient, toujours par écrit. Leur consentement ou leur refus final était le résultat du congrès, dont les actes, réunis en un volume, étaient insérés littéralement dans une cédule royale qui leur donnait forme et force de loi. Des copies de ces actes, scellées par la chancellerie, étaient envoyées aux tribunaux supérieurs et aux municipalités des villes et bourgs, pour être publiées et parvenir à la connaissance du peuple entier.
J'arrive aux pouvoirs des assemblées.
Les procurateurs des villes avaient pour premier droit, qu'ils exerçaient, soit par députations individuelles, soit collectivement, celui de présenter au roi des pétitions ou cahiers (peticiones y cuadernos) dans lesquels ils exposaient les griefs de leur commune ou de la nation entière, soit contre les exactions, injustices, violences, des officiers royaux et des seigneurs, soit contre les abus et les désordres généraux. Dans ces cahiers (p. 195) ils se plaignaient, au besoin, du roi lui-même. Les pétitions et les plaintes des députés du peuple appelaient l'attention de l'assemblée, et des mesures étaient commandées pour remédier aux abus signalés. D'ailleurs, les cortès avaient pris des précautions pour que leurs votes sur ces matières ne restassent point stériles. En premier lieu, le roi prêtait serment de garder et de faire garder dans ses domaines toutes les résolutions adoptées par le congrès. C'étaient les cortès de Valladolid, en 1258, qui lui avaient imposé cette obligation. Plus tard, on ajouta au serment royal de nouvelles garanties. Les cortès de Medina-del-Campo, en 1305, établirent que les ordres, chartes ou cédules expédiés par le roi, les tribunaux ou toute autre autorité, contre la teneur des décisions prises par l'assemblée nationale seraient sans valeur et sans effet; et les cortès de Palencia, de 1431, déclarèrent que les réponses aux pétitions des procurateurs auraient force de loi dans tout le royaume.
Il est presque superflu de dire que le pouvoir législatif résidait tout entier dans les cortès. Elles refusèrent constamment au prince le droit de faire autre chose que de simples ordonnances de détail et d'exécution; encore la limite de ces ordonnances était-elle extrêmement restreinte. Le code célèbre des Siete Partidas, cette grande œuvre d'Alphonse-le-Savant, ne devint loi du royaume qu'après avoir été sanctionné et promulgué par les cortès d'Alcala, en 1348, soixante-quatre ans après la mort de son auteur. Le recueil des lois dites de Toro fut également promulgué par les cortès de Tolède, de 1502; enfin la Novisima recopilacion, qui forme encore aujourd'hui le droit général de l'Espagne, (p. 196) est composée presque tout entière de lois civiles rendues par les cortès aux différentes époques de leur histoire.
Les rois ne pouvaient, sans le consentement formel des députés de la nation, établir aucun impôt permanent ni exiger aucun subside temporaire, et chaque assemblée, si nul changement n'était introduit dans ces matières, prorogeait les contributions, tributs et gabelles précédemment autorisés. C'était voter un véritable budget. Elle avait aussi le droit de se faire rendre compte de la situation du trésor et de l'emploi des subsides qu'elle avait accordés. Le roi ou ses commissaires devaient administrer la preuve que les deniers publics n'avaient pas été détournés de leur destination, et qu'on les avait fidèlement employés à l'objet spécial qui en avait motivé la demande. L'assemblée réglait aussi les poids et mesures, et le cours des monnaies. C'est ce qui arriva notamment aux cortès de Séville, en 1281, lorsqu'il fallut régulariser les altérations portées par Alphonse X au titre des espèces monétaires. Toutes les questions relatives à l'agriculture, au commerce intérieur et extérieur, au peuplement ou à l'abandon des terres, même à la conservation des bonnes mœurs, étaient également du domaine de l'assemblée.
Les cortès étaient consultées sur la paix et la guerre, sur les alliances et les ruptures, sur tous les grands objets de politique. Mais c'était principalement dans leurs rapports avec la royauté, dans la suprématie qu'elles conservaient et exerçaient sur la couronne, qu'éclatait toute leur puissance. Le roi mort, l'héritier présomptif (car le fils du roi n'était rien de plus, et l'on n'avait pas encore inventé la fiction du droit divin) (p. 197) convoquait aussitôt l'assemblée nationale. Les cortès, c'est-à-dire les députés du peuple, vérifiaient ses droits, et lui donnaient l'investiture. Il n'était roi qu'après avoir été reconnu, proclamé et juré par eux. La cérémonie du couronnement se composait d'un serment réciproque. Le roi jurait le premier: d'abord, de conserver intacts le royaume qui lui était confié et les biens de la couronne; de n'en disposer ni en tout ni en partie en faveur des siens ou d'étrangers; ensuite, de garder les lois du royaume, les droits et les libertés des communes.[68] Après ce double engagement, pris la main sur l'Évangile, les députés de la nation offraient au roi l'hommage lige (el pleito homenage) des vassaux à leur suzerain.
Si le nouveau roi était mineur, c'étaient les cortès qui décernaient sa tutelle et la régence de l'état. Quand Sancho IV mourut, en 1295, il avait disposé, par testament, que sa veuve, la reine Marie de Molina, fût l'unique tutrice de son fils mineur, Ferdinand IV. Mais les cortès de la même année ne laissèrent à cette princesse que la garde et l'éducation du jeune roi, et remirent à son oncle, l'infant don Enrique, la tutelle et la régence. Dans ce cas de minorité, le tuteur ou les tuteurs du roi prêtaient le serment qu'on aurait exigé de lui, et, dès qu'il avait atteint sa majorité, d'autres cortès étaient appelées (p. 198) pour recevoir de sa propre bouche la confirmation de ce serment.
La nation intervenait, par ses députés, jusque dans les alliances des maisons royales; les mariages de ses princes devaient être, sous peine de nullité, autorisés par elle. On trouve, dès le Xe siècle, des exemples de ce droit politique appartenant à l'assemblée nationale, et d'autant plus important à exercer en Espagne, que les femmes succédaient au trône[69].
C'était encore à l'assemblée nationale qu'appartenait la plus haute juridiction de l'état, celle de régler toutes les questions relatives à la succession de la couronne, et de décider entre les prétendants par sentence souveraine. Il se présenta quelques occasions éclatantes d'exercer cette juridiction, qui était comme une perpétuelle réserve en faveur de la souveraineté nationale. Alphonse-le-Savant eut deux fils, Ferdinand et Sancho. L'aîné mourut, du vivant de son père, laissant aussi deux fils, qu'on nomma les infants de La Cerda. Le trône devait-il appartenir à l'aîné de ces infants ou à leur oncle Sancho? Alphonse assembla les cortès à Ségovie, en 1276, pour faire décider, avant sa mort, cette question délicate. Les cortès jugèrent en faveur de Sancho; et cette décision a fait accuser Alphonse, par tous les historiens étrangers, d'avoir tyranniquement dépouillé ses petits-enfants de la couronne, (p. 199) pour en revêtir un fils ingrat qui fit le tourment de sa vieillesse. Ces historiens se sont trompés: ils n'ont point aperçu que cette décision, rendue non par le roi, mais par l'assemblée nationale, était parfaitement conforme à la législation du pays. C'étaient en effet les lois gothiques, et non les lois romaines, qui gouvernaient alors l'Espagne. Or, le Fuero-jugzo (liv. 2, tit. 9 et 10) admettait, pour l'hérédité au trône, le droit d'immédiation, et non celui de représentation. Ainsi, Sancho, immédiat à son père, devait être préféré au petit-fils, qui ne venait que par représentation du fils aîné.
Dans la sanglante querelle qui s'engagea, pour la possession du trône de Castille, entre Pierre-le-Cruel et son frère naturel Henri de Trastamar, la nation eut une occasion nouvelle d'exercer la souveraine juridiction. Assurément, le droit était tout entier du côté de Pierre; il y joignait la possession. Cependant le peuple, fatigué de sa tyrannie, prononça en faveur de son rival. Les cortès de Burgos, en 1366, donnèrent la couronne à Henri; et cet acte solennel, qui lui assura les milices et les subsides de toutes les municipalités, fut plus utile que l'appui même de Duguesclin[70] au bâtard d'Alphonse-le-Justicier.
Mais il n'est, dans l'histoire d'Espagne, aucune époque, aucune circonstance, où le pouvoir souverain des cortès se soit mieux montré dans toute son étendue que le règne de Henri IV, surnommé l'Impuissant (el Impotente). Maladif, hébété, vicieux, abject, ce prince irrita la nation par ses folles prodigalités, ses caprices (p. 200) tyranniques et ses penchants infâmes. La haine publique s'éleva d'abord contre Beltran de la Cuéva, qui était à la fois le favori du roi et l'amant de la reine, et qui passait pour le père de l'infante Jeanne; mais cette haine atteignit bientôt le roi lui-même. Les seigneurs du royaume, puis les magistrats, puis les cortès enfin, lui adressèrent des suppliques et des remontrances[71]. Ces plaintes, malgré leur sévérité croissante, restèrent sans effet, ainsi que les menaces formelles que fit à Henri l'assemblée de Burgos, en 1464. Alors, une révolte générale éclata. Henri, aussi lâche dans le péril qu'il avait été insolent au pouvoir, offrit vainement de reconnaître pour héritier du trône son frère Alphonse, en dépossédant sa fille Jeanne, qu'on appelait la Beltrañeja; il n'était plus temps de faire des concessions. Les cortès, réunies en 1465, dans la plaine d'Avila, après un mûr examen et de longues discussions, prononcèrent la déchéance du roi. Un trône fut élevé sur un vaste échafaud; on y plaça l'effigie de Henri, puis on lut à cette image la sentence qui le déclarait indigne et déchu. L'archevêque de Tolède lui enleva la couronne, un autre personnage le sceptre, un autre l'épée, et on la précipita du trône, au milieu des imprécations générales. Alphonse prit la place de cette effigie, et fut proclamé roi[72].
(p. 201) Je conviens que ces cortès d'Avila ont été l'objet de graves accusations. Bien des historiens ont prétendu qu'en déposant Henri, elles s'étaient arrogé un droit qu'elles ne possédaient point. Ils ont dit, et avec vérité, que l'assemblée n'avait pas été convoquée selon les formalités ordinaires, et qu'elle ne s'était guère composée que des membres de la noblesse, les procurateurs des villes n'ayant pu s'y rendre. Mais il faut observer que ces reproches ne reposent que sur des vices de forme. Quant au fond, et c'est le seul point qu'il importe ici de constater, il est resté à l'abri de tout contestation. Aucun des écrivains du temps ou de l'époque immédiate n'a refusé à l'assemblée nationale le pouvoir de déposer un roi. Ce fut en vertu de cet acte des cortès d'Avila qu'Alphonse garda le titre de roi jusqu'à sa mort, en 1468, et que, d'après le traité de los toros de Guisando, Henri IV eut pour successeur, non sa fille Jeanne, mais sa sœur la grande Isabelle, celle qui forma, par son mariage avec Ferdinand d'Aragon, ce couple célèbre nommé les rois catholiques, qui prit Grenade aux Mores, envoya Christophe Colomb découvrir le Nouveau-Monde, et fit de la Péninsule entière la monarchie espagnole.
J'ai dû me borner à rappeler l'origine des assemblées nationales en Castille, les développements successifs qu'elles acquirent et les pouvoirs dont elles furent investies. Il ne m'était point possible de raconter, dans ce précis de leur histoire, les événements divers où leur intervention fut nécessaire. J'ajouterai seulement qu'elles donnèrent à saint Ferdinand et aux rois catholiques les moyens de mener à bien leurs grandes entreprises; que, pendant les orageuses minorités d'Alphonse (p. 202) IX, de Ferdinand IV, d'Alphonse XI et de Henri III, elles défendirent victorieusement les prérogatives de la couronne et leurs propres droits contre les révoltes ou les usurpations des grands, et qu'enfin sous les règnes si faibles et si agités de Jean II et de Henri IV, elles gouvernèrent réellement l'état. C'est avec raison et justice que Marina a pu dire, dans le prologue de la Théorie des cortès: «L'auguste congrès national fut, en toute occasion, le port de salut où se réfugia le vaisseau de Castille. Qui a sauvé la patrie dans les temps calamiteux des interrègnes, des vacances de trône, des minorités de rois? Les cortès. Qui a pu apaiser les tempêtes excitées si fréquemment par l'ambition des puissants qui aspiraient à l'empire? Les cortès. Qui a éteint les discordes intestines, les partis, les factions, les guerres civiles? Les cortès. Qui a dirigé la république et pris les rênes du gouvernement quand le magistrat suprême ne pouvait les tenir de ses mains imbéciles? Les cortès. C'est à elles que sont dus la conservation et le bien de l'état, l'existence politique de la monarchie, l'indépendance du pays et les libertés de la nation.»
Dans cette esquisse rapide, je n'ai tracé, jusqu'à présent, que les institutions de la Castille, l'état le plus important de la Péninsule, celui d'où sortirent et où rentrèrent tous les autres. Mais il est impossible de ne point faire une mention spéciale, des institutions de l'Aragon, de cette province dont le peuple conquit (p. 203) sur ses maîtres plus de pouvoir encore que n'en obtint le peuple de Castille, et qui sut le conserver plus long-temps.
L'Aragon devint un royaume séparé, lorsqu'au commencement du XIe siècle, les enfants de Sancho-le-Majeur (Sancho-el-Mayor) en se partageant l'Espagne chrétienne, établirent sur trois trônes à la fois la maison française de Navarre. L'Aragon, comme la Castille, avait hérité des institutions romaines et gothiques. Les villes s'administraient en municipalités, et des cortès nationales avaient remplacé les anciens conciles. Avec une origine commune, un but et une composition semblables, les cortès aragonaises, où domina, dès le principe, l'élément populaire, restèrent, plus encore que celles de Castille, indépendantes de la couronne. Elles la continrent toujours, et souvent la dominèrent. Lorsque Pierre Ier, ayant passé les Pyrénées pour épouser Marie de Montpellier et se mêler à la guerre des Albigeois, alla se faire ensuite sacrer à Rome, les cortès, à son retour, en 1205, cassèrent l'hommage qu'il avait fait de sa couronne au saint-siége, lui refusèrent les troupes avec lesquelles il voulait retourner en Provence châtier les sujets de sa femme, et l'obligèrent à rester en repos dans son royaume. Les cortès d'Aragon, tout en aidant de leurs votes aux heureuses entreprises de Jacques Ier (Jayme-el-conquistador), réprimèrent vigoureusement chez lui toutes les fantaisies d'ambition, toutes les impatiences de contrainte qui germent dans la tête d'un conquérant. Lorsque son fils, Pierre III, voulait, à son retour de la Sicile qu'il avait conquise, abroger quelques fueros gênants pour la couronne, les cortès assemblées à Saragosse, en 1283, le forcèrent, (p. 204) au contraire, à confirmer ces franchises. Ce fut à l'occasion des prétentions de Pierre III que se forma, sous le nom d'Union de Saragosse (Union de Zaragoza), une célèbre société pour la conservation des libertés nationales. Tous les hommes influents du tiers-état s'étaient enrôlés dans cette espèce de confrérie patriotique, laquelle, quoique toute récente, montra quel était son pouvoir dès l'avénement d'Alphonse III (1286). Ce prince achevait la conquête de l'île Mayorque sur son oncle, le comte de Montpellier, quand il apprit la mort de son père. Il se rendit aussitôt à Valence, et répandit quelques largesses sur ses amis, en prenant le titre de roi d'Aragon, de Valence et des Baléares. Ceux de l'Union lui dépêchèrent aussitôt des envoyés pour lui demander de quel droit il s'arrogeait ce titre avant d'être couronné et d'avoir prêté serment à la constitution. Alphonse répondit qu'il avait cru pouvoir agir de la sorte, puisque la couronne lui venait par hérédité; mais qu'au surplus, il allait satisfaire à son devoir. En effet, il vint immédiatement à Saragosse, et fut couronné après avoir juré, selon l'usage, de garder fidèlement les fueros et les usaticos de la nation[73].
Les députés des communes, qui faisaient tous partie de l'Union, demandèrent que la nomination des différents ministres et officiers du roi appartînt à l'assemblée nationale. Alphonse et sa cour s'opposèrent vivement à cette prétention, qui détruisait d'un seul coup la puissance royale et l'influence des grands. On transféra même l'assemblée de Saragosse à Alagon pour lui (p. 205) ôter l'appui du peuple; mais elle ne s'obstina pas moins dans sa demande; et, après de longs débats, le roi, menacé d'une révolte, se vit contraint de céder. On convint que douze seigneurs, d'une part, et les procurateurs des villes, de l'autre, éliraient les conseillers de la couronne et les divers officiers de la maison royale, ce qui fut exécuté sur le champ. Le premier effet de cette mesure hardie fut la révocation, prononcée par les cortès de Tarragone en 1287, de toutes les donations faites aux grands vassaux de la couronne. Enfin, l'année suivante, les associés de l'Union arrachèrent encore au roi un autre fuero, le plus redoutable pour la couronne de tous ceux que possédât l'Aragon. Il fut établi, par une loi, que si le roi ou l'un de ses successeurs n'observait ou ne conservait pas les lois du royaume, tous ses sujets seraient relevés du devoir d'obéissance, et pourraient, sans manquer à leur serment de fidélité, choisir un autre roi. Des otages furent en outre exigés pour l'exécution de ce privilége[74].
Ces cortès aragonaises, qui imposaient des ministres au roi, et proclamaient le droit de résistance, avaient, sur celles de Castille, quelques avantages de forme assez importants. Elles s'assemblaient plus fréquemment et à des époques fixes. Un ancien fuero obligeait le roi à réunir des cortès générales chaque année, et seulement dans la ville de Saragosse; mais Jacques II obtint des cortès d'Alagon, en 1307, que l'assemblée nationale ne serait convoquée que tous les deux ans, et dans l'endroit qu'il lui conviendrait de choisir, pourvu qu'il eût au moins quatre cents feux. Toute fois les cortès, en se séparant, laissaient pour l'intervalle de (p. 206) leurs sessions une députation permanente chargée de veiller spécialement à la bonne exécution de leurs décisions politiques et financières, et en général au maintien de la constitution. Cette députation permanente pouvait, dans les cas importants, requérir la convocation de l'assemblée générale. D'une autre part, si les cortès aragonaises se composaient également des membres des trois ordres, c'était avec cette différence radicale, que les prêtres et les nobles n'y siégeaient qu'en qualité de députés des populations de leurs fiefs. Elles avaient, au reste, les mêmes attributions, les mêmes pouvoirs que les cortès castillanes, et c'était en elles, comme représentant la nation, que résidait aussi le droit de disposer de la couronne. Quand le roi Martin mourut, le dernier de sa race, en 1410, les cortès eurent à choisir un nouveau roi parmi les nombreux prétendants dont la rivalité causa deux ans de troubles et de guerres civiles. Neuf arbitres furent choisis pour rendre une sentence entre les compétiteurs, et, six d'entre eux ayant réuni leurs voix sur l'infant don Fernando de Castille, ce prince fut proclamé par les cortès en 1412.
Il y avait, d'ailleurs, dans la constitution aragonaise une institution qui manquait à celle de Castille, et qu'on ne saurait, si je ne me trompe, rencontrer en aucun autre pays; c'est l'institution du Grand-Justicier (Justicia Mayor). On donnait ce nom à un magistrat ou arbitre suprême, qui, assisté de quelques assesseurs, jugeait entre le roi et le peuple. Ce magistrat, dont la juridiction était toute politique, examinait si les décrets du roi ou les sentences de ses tribunaux ne violaient pas les fueros de la nation; il pouvait, dans ce cas, les casser et en détruire l'effet. Il avait aussi (p. 207) mission, à chaque changement de règne, de rappeler, de constater le pouvoir du peuple déléguant l'autorité souveraine. C'était à genoux, au milieu de l'assemblée, et devant le Grand-Justicier, comme ailleurs devant le pape ou l'évêque de Reims, que le nouveau roi recevait, non le sacre du droit divin, mais l'investiture du droit national; et le caractère royal lui était imprimé, non point par la main du pontife marquant son front de l'onction céleste, mais par la voix du tribun populaire prononçant cette noble et menaçante formule: «Nous qui valons autant que vous, et qui pouvons plus que vous, nous vous faisons notre roi et seigneur, à condition que vous garderez nos libertés; sinon, non.»
On a vu jusqu'ici les assemblées nationales d'Espagne, antérieures et supérieures à la royauté, vivre à côté d'elle en état de bon voisinage, sans lui rien prendre et sans lui rien laisser prendre, la protégeant dans ses minorités et sa faiblesse, l'aidant dans ses entreprises utiles, la modérant dans l'ivresse de ses succès, la corrigeant dans ses écarts, la domptant dans ses impatiences ou ses révoltes. On verra maintenant la royauté, dès qu'elle dispose des forces que la conquête a mises en ses mains, déclarer la guerre aux institutions qui, dans leur puissance, l'avaient épargnée; on la verra s'appuyant, d'une part, sur des secours étrangers, de l'autre, sur les préjugés et les intérêts des classes privilégiées, briser les antiques franchises nationales, placer son droit dans le ciel, fouler aux pieds le peuple, et proclamer elle-même, du haut de son orgueil, qu'elle est incompatible avec la liberté.
Assemblées modernes, depuis Charles-Quint.
C'était à un étranger, le Flamand Charles-Quint[75], qu'était réservée la destruction des libertés espagnoles. Quand la démence de sa mère le fit appeler au trône, il apporta en Espagne les habitudes et les sentiments de domination absolue qu'il avait hérités de la maison impériale d'Autriche. Son premier acte fut une révolte contre la loi fondamentale du pays qu'il allait gouverner. Les cortès étaient assemblées à Valladolid, en 1518, pour la cérémonie de son couronnement; et l'investiture nationale, que conférait cette cérémonie, était d'autant plus nécessaire à Charles, qu'il était né en pays étranger, et que sa mère Jeanne, reine titulaire, vivait encore. Cependant, au lieu de se rendre lui même à l'assemblée, comme avaient fait tous les souverains espagnols, depuis le Goth Récared, Charles envoya deux commissaires, un évêque et un seigneur, pour recevoir, en son nom, l'hommage des procurateurs municipaux. Ceux-ci, indignés, et bien dirigés dans leur résistance par le docteur Zumel, l'un des députés de Burgos, rappelèrent au roi que son serment devait précéder leur hommage, et lui déclarèrent qu'il ne serait point proclamé s'il ne venait, en personne, prendre (p. 209) part au contrat réciproque que contenait la formalité du couronnement. Charles-Quint n'était encore qu'à ses essais de despotisme; l'orgueil dut céder à la crainte, et, pour la dernière fois, la couronne fit acte de soumission au peuple. Le roi se rendit à Valladolid, et, répondant, devant l'assemblée, à une longue formule de serment qu'avaient préparée les procurateurs, il jura, non seulement qu'il garderait les lois, ordonnances, libertés, priviléges et usages de ses états, mais qu'il ne pourrait aliéner aucun fragment de la couronne, ni concéder à aucun étranger aucun office, emploi, bénéfice ou commanderie. Ces mêmes cortès de Valladolid, si fières et si fermes, dernier interprète de l'Espagne encore libre, adressèrent des remontrances à Charles-Quint contre les sanguinaires violences du tribunal de l'inquisition; et enfin, lorsqu'elles lui accordèrent la prorogation des impôts et quelques nouveaux subsides, elles osèrent lui faire entendre cette parole hardie et profonde: «Rappelez-vous, seigneur, qu'un roi est le mercenaire de ses sujets[76].»
Mais dès qu'il eut obtenu de l'assemblée nationale le titre de roi de Castille, dès qu'il eut reçu des électeurs de Francfort le titre plus imposant d'empereur d'Allemagne, Charles-Quint, jetant le masque, viola ouvertement, dans l'un et l'autre pays, les lois et ses promesses. En Espagne, il disposa, selon son caprice et pour ses entreprises étrangères, des subsides que lui avaient confiés les procurateurs de la nation pour les dépenses intérieures. Il attenta, d'abord par des voies détournées, et bientôt par des violences, aux institutions (p. 210) les plus puissantes et les plus vénérées. L'indépendance des corps municipaux, ces racines de la représentation nationale dont les cortès étaient la tige, fut attaquée la première. Interdiction par le roi des pouvoirs conférés par l'élection populaire, accroissement inconsidéré des offices, autorisation de substituts, tout fut mis en œuvre pour dépouiller et pour avilir la magistrature municipale. Ensuite la même atteinte fut portée à l'indépendance des cortès. L'empereur exigea que les procurateurs fussent revêtus de pouvoirs généraux et illimités, et n'eussent plus, comme précédemment, leurs devoirs tracés dans l'acte de procuration. Il leur refusa le droit de correspondre, pendant la session, avec les villes dont ils étaient délégués, et de prendre, sur les propositions royales, l'avis préalable de leurs commettants. Il convoqua même l'assemblée à l'extrémité du royaume, au fond de la Galice, pour dominer plus aisément ses délibérations, et enfin il attenta à l'antique inviolabilité des procurateurs, en punissant ceux qui résistaient à ses volontés. C'est ce qui arriva aux cortès de Saint-Jacques, en 1520. Charles exigeait un don de trois cents millions de maravédis pour aller se faire couronner empereur à Aix-la-Chapelle. Les députés de Tolède et de Salamanque qui, alléguant leurs mandats, refusèrent ce subside, furent exilés, et l'assemblée entière transférée à la Corogne. Une autre perpétuelle violation des serments de Charles-Quint, non moins sensible à la nation que ses actes de despotisme, fut sa conduite envers les étrangers. Il combla de faveurs et pourvut des meilleurs emplois les Allemands qu'il avait amenés à sa suite, lesquels appelaient insolemment les Espagnols leurs (p. 211) Indiens, et traitaient l'Espagne en pays conquis. Enfin, quand il quitta ce royaume pour passer en Flandre, où l'appelaient d'autres franchises municipales à détruire, il laissa la régence à un étranger, le cardinal Adrien d'Utrecht.
Alors éclata ce mouvement national qu'on nomma depuis la révolte des communes (la rebelion de las comunidades), mais qui ne fut qu'une juste résistance au parjure et à l'oppression. Tolède, qui perdit dans cette affaire son titre de capitale, se souleva la première; Ségovie, Zamora, Salamanque, Cuenca, Soria, Burgos, Madrid, entrèrent avec empressement dans la ligue. Le ressentiment populaire tomba d'abord sur les représentants qui avaient trahi leurs devoirs et sacrifié les intérêts du peuple aux exigences de la couronne. La plupart des villes punirent leurs procurateurs d'avoir accordé, dans les cortès de la Corogne, une partie du don demandé par Charles-Quint. À Ségovie, l'un d'eux fut mis à mort: châtiment sévère, sans doute, mais qui prouve quelle haute idée on conservait encore de la sainteté du mandat populaire.
Les villes insurgées formèrent seules le parti national; le reste du pays les abandonna; et, dans ces villes, la seule bourgeoisie aidée du peuple; les autres classes se tournèrent contre elle. Toutes les provinces composant la couronne d'Aragon, étrangères dans l'origine à la querelle, n'y prirent aucune part, et, dans la couronne de Castille, l'Andalousie, récemment conquise, moins habituée à la liberté, moins riche en franchises, prit parti pour l'empereur. La royauté, qui avait provoqué la lutte, s'était d'ailleurs préparée à la soutenir. Outre son armée, toujours dévouée à qui la paie et la (p. 212) mène au pillage, elle s'était assuré ses deux appuis ordinaires contre le peuple, la noblesse et le clergé. Alors le protestantisme, qui triomphait en Allemagne et agitait la France, avait pénétré jusqu'en Espagne, et se glissait surtout parmi la jeunesse des universités. Il me suffirait de citer quelques écrits du temps et de rappeler le nombre de victimes qui périrent dans les auto-da-fé de la première moitié du XVIe siècle, comme convaincues ou suspectes de luthéranisme, pour démontrer que l'Espagne ne fut pas à l'abri de cette première contagion révolutionnaire. Devant l'ennemi commun, toutes les classes à priviléges s'étaient ralliées; la noblesse, qui ne reprochait à Charles-Quint que sa bienveillance partiale pour les étrangers, s'apaisa par la nomination d'un connétable et d'autres grands dignitaires pris dans son sein. Quant au clergé, sauf l'évêque de Zamora et les prêtres de son diocèse qui prirent parti pour le peuple, il suivait avec une parfaite discipline l'opinion du saint tribunal. Ainsi, le même motif qui donna tant de puissance à l'inquisition, je veux dire l'apparition des doctrines de la réforme, jeta les nobles et les prêtres dans le parti du roi contre le peuple. La liberté politique périt avec la liberté religieuse, et ce grand mouvement donné par Luther, qui poussa le reste de l'Europe, jusque-là docilement soumise aux doctrines de la papauté, dans les voies de la philosophie qui devait la conduire à l'indépendance politique, n'eut quelque retentissement en Espagne que pour livrer cette contrée, restée libre, à la tyrannie théologique et au despotisme royal.
Quoique abandonnées et réduites à leurs seules forces, les villes de la Castille résolurent, non-seulement de (p. 213) soutenir la lutte avec courage, mais de porter les premiers coups. Les promoteurs du soulèvement de Tolède, Hernando de Avalos, Pedro Laso de la Vega, et le jeune Juan de Padilla, qui devint bientôt l'âme et le chef des comuneros, invitèrent les autres villes à réunir leurs procurateurs pour se concerter et pour diriger, la résistance nationale. Le lieu de réunion fut la ville d'Avila; les membres de l'assemblée s'appelèrent députés des communes (diputados de la comunidad), et l'assemblée prit le nom de sainte junte (santa junta). Après les premières délibérations, elle se transporta à Tordesillas, où Charles-Quint faisait garder sa mère Jeanne-la-Folle. Padilla, représentant à cette princesse les maux du pays et la justice de leurs plaintes obtint sans peine qu'elle prêtât aux communes l'autorité de son nom. En peu de jours, un gouvernement fut organisé, ayant un souverain, une assemblée nationale, des finances, une armée; et la sainte junte prit en mains l'administration du pays. Son premier acte fut de rédiger une représentation à l'empereur, pour exposer les griefs de l'Espagne, et pour en exiger la réparation. Dans cette curieuse pièce, divisée en cent dix-huit chapitres, il était demandé; 1o que Charles revînt gouverner lui-même son royaume; qu'il approuvât la conduite des communes, et qu'il ne s'avisât jamais d'obtenir du pape d'être relevé des obligations prises par serment envers son peuple; 2o qu'il cessât de délivrer aux étrangers des lettres de naturalisation; que tous les emplois appartinssent aux nationaux, et que jamais aucune troupe étrangère ne pût entrer dans le royaume; 3o qu'il rendit et garantît aux cortès l'indépendance et le respect dont elles avaient toujours (p. 214) joui; que les procurateurs, nommés librement par les villes, ne pussent, sous peine de mort et de confiscation, recevoir aucune faveur, aucun emploi du souverain, pour eux et leur famille; et que les cortès fussent assemblées tous les trois ans dans les limites de la Castille, et sans besoin de la convocation royale; 4o que les subsides (servicio) votés à la Corogne ne fussent point levés; qu'il n'en fût plus demandé à l'avenir, et qu'on fît de grandes économies dans les dépenses publiques; 5o que les priviléges de la noblesse, en ce qui touche l'exemption des impôts, fussent abolis; 6o que l'administration de la justice fût établie sur de nouvelles bases; que les villes, au lieu de juges royaux, eussent pour juges leurs alcaldes électifs et leurs jurés, et que la réforme judiciaire s'étendit à tous les tribunaux du royaume; 7o que la réforme ecclésiastique eût également lieu; que tous les règlements relatifs au culte fussent rendus par les cortès, et que l'inquisition, ne s'occupant que du service de Dieu, cessât d'outrager et d'opprimer les citoyens; 8o enfin, que la réforme administrative fût également complète; qu'on défendît la vente des charges publiques; que les officiers royaux ou municipaux ne pussent cumuler deux emplois, et fussent tenus à rendre compte; que le roi ne pût faire aucune donation des biens publics ou de la couronne; que le numéraire ne sortît plus du pays sous aucun prétexte, etc. Ces déclarations de la sainte junte devaient en outre servir à former, sous le nom de loi perpétuelle et fondamentale, la constitution du royaume.
Charles-Quint était encore en Flandre, quand la représentation des cortès de Tordesillas lui fut adressée. Il fit jeter en prison le messager qui en était porteur, (p. 215) et, pour toute réponse, rendit un décret qui déclarait traîtres tous les membres de l'assemblée. Dans ce décret, où, pour la première fois, il fait usage des formules autrichiennes qu'ont adoptées ses successeurs, il ordonne que les coupables soient condamnés sans procédure ni forme de jugement, sans être ajournés ni entendus: «annulant, dit-il, toute loi contraire, en vertu de mon pouvoir royal absolu, comme seigneur naturel de ces royaumes.»
Après de tels défis réciproques, toute transaction devenait impossible, et la force pouvait seule décider entre le souverain révolté contre la loi, et le peuple combattant pour elle. Déjà, à l'instant même du soulèvement, les commissaires impériaux avaient incendié la ville de Medina-del-Campo, tandis qu'il s'y tenait une foire importante, mais sans pouvoir prendre cette place, les habitants ayant fait une défense désespérée, et Padilla les ayant secourus à temps. Les comuneros, réunis par l'enthousiasme, se trouvaient plus tôt prêts à la guerre que l'autre parti, nommé des gouvernants (los gobernadores); mais ceux-ci, en proposant de perfides entrevues pour traiter de la paix, obtinrent une trêve pendant laquelle s'achevèrent leurs préparatifs. Des troupes arrivèrent de l'Andalousie; la Navarre leur envoya des secours, et le roi de Portugal (les rois sont toujours frères contre les peuples) leur fit un prêt de cinquante mille ducats. Alors les pourparlers cessèrent et la guerre commença.
Les comuneros, qui avaient mis à leur tête le fils d'un grand de Castille, espérant attirer dans leurs rangs quelques nobles du pays, furent trahis par leur général, et les Impériaux enlevèrent Tordesillas où se trouvait (p. 216) la reine Jeanne, dont la sainte junte s'était fait un instrument utile. Padilla, rappelé au commandement, vengea cet échec, en prenant d'assaut, à la tête de ses volontaires, la forteresse de Torrelobaton, dont les Impériaux avaient fait leur place d'armes. Il s'y maintint quelque temps, et soutint une guerre d'escarmouches avec des chances diverses. Mais des milices urbaines, mal disciplinées, et bonnes seulement pour un audacieux coup de main, ne pouvaient tenir long-temps la campagne contre les vieilles troupes de l'empereur, renforcées de soldats allemands et supérieures en nombre. Padilla fut obligé de battre en retraite devant l'armée du comte de Haro. Atteint dans les champs de Villalar, le 23 avril 1521, il ne put refuser un combat inégal, et ses milices furent écrasées par l'artillerie et la cavalerie des Impériaux. Ne voulant point survivre à sa défaite, Padilla, suivi de ses amis les plus chers, comme lui jeunes, ardents et dévoués, se jeta dans les rangs ennemis pour y chercher un trépas glorieux. Après des prodiges de valeur, il fut blessé, abattu de cheval et fait prisonnier. Dans la nuit, on lui lut sa sentence de mort, et le lendemain, il fut conduit au supplice avec ceux de ses compagnons qui avaient survécu. Quand le héraut, qui les précédait, annonça qu'ils étaient condamnés comme traîtres: «Tu mens, s'écria Juan Bravo, et quiconque te fait parler ainsi; traîtres, non, mais défenseurs de la liberté.—Paix, ami, reprit avec douceur Padilla; c'était hier le jour de combattre en chevaliers; aujourd'hui c'est celui de mourir en chrétiens.»
La ligue des comuneros se rompit à la bataille de Villalar; les villes confédérées firent successivement leur (p. 217) soumission; mais Tolède, réduite à ses seules murailles, résista quelque temps encore. Ce fut la veuve de Padilla, Maria Pacheco, qui ranima sa résolution, et qui dirigea sa défense. Cette femme héroïque avait pris, par son nom et par son caractère, un tel empire sur ses concitoyens, qu'on l'accusa de sorcellerie, et que des historiens contemporains lui donnent le nom bizarre de tyran de Tolède (la tyrana de Toledo). Quand cette ville fut réduite à capituler, Maria Pacheco traita avec les commissaires de l'empereur, obtint quelques conditions favorables et réussit à s'enfuir en Portugal. C'est une noble et touchante histoire que celle de ces illustres époux, et je regrette de ne pouvoir qu'à peine l'effleurer[77]. Leurs noms sont restés populaires, et l'on montre encore avec respect la place qu'occupa leur maison. Cependant elle avait été rasée, semée de sel et remplacée par un gibet.
Avec Padilla périt la liberté de l'Espagne. Vaincue dans les comuneros, la nation se laissa ensuite docilement emporter aux expéditions d'Italie, de Flandre et d'Amérique. Sur les pas d'heureux capitaines, elle aussi, elle s'égara,
Et prit l'autel de la victoire
Pour l'autel de la liberté.
Charles-Quint, roi absolu, ne détruisit pas immédiatement les vieilles formes représentatives du royaume. (p. 218) Il trouva plus facile et plus sûr d'appeler des cortès complaisantes pour faire décréter des subsides, que de les imposer lui-même. Mais l'institution fut faussée, avilie, changée en une vaine et menteuse formalité. Le pouvoir royal attenta à l'intégrité des procurateurs, après avoir violé leur indépendance. L'appas des faveurs de cour, des emplois, des présents, des pensions viagères, leur fut présenté. On offrit un tarif à leurs consciences, on paya leurs votes, et le métier de député du peuple devint bientôt si lucratif, qu'on ne crut pas trop faire en l'achetant des électeurs municipaux. Un auteur du temps[78], après avoir raconté qu'aux cortès de 1534, le cardinal de Tavera, qui présidait l'assemblée, avait obtenu de grandes faveurs pour ses membres, ajoute: «C'est l'amorce et l'allèchement qui, beaucoup plus que le bien de leurs républiques, font briguer à la plupart l'emploi de procurateurs..... D'autres, après avoir obtenu ces emplois, les vendent à l'encan. Je sais un homme qui a payé le sien quatorze mille ducats, chose bien préjudiciable et digne de châtiment...» Ainsi, dès le temps de ce César appelé Charles-Quint, bien avant les exemples fameux de corruption parlementaire qu'ont donnés depuis l'Angleterre et la France, on vit s'établir, aux dépens du peuple, cette universelle vénalité, qui faisait acheter les voix des électeurs et vendre les voix des élus; on vit enfin mettre en pratique cet infâme cercle vicieux, qui consistait, pour le pouvoir, à se faire des députés avec de l'argent et de l'argent avec des députés.
(p. 219) Après l'assujettissement de la Castille, l'Aragon, qui formait, sous le même sceptre, un royaume séparé, avait encore conservé, du moins dans les formes, ses institutions populaires et sa représentation nationale. Elles lui furent enlevées par Philippe II, le digne fils de Charles-Quint, à l'occasion du procès d'Antonio Perez, autre grand drame historique qui fournirait un digne pendant à la guerre des comuneros. On n'a jamais su pour quelle raison Antonio Perez, long-temps premier ministre de Philippe, fut disgracié, arrêté, mis à la torture, et retenu douze ans dans les prisons de Madrid. Il fut accusé d'avoir violé les secrets de l'état; mais il y eut certainement, entre Philippe et lui, quelque motif inconnu d'inimitié personnelle. Lorsque Perez parvint à s'évader, au mois d'avril 1590, il se réfugia dans l'Aragon, sa patrie; arrêté à Calatayud, il se fit conduire à celle des prisons de Saragosse appelée prison du Royaume ou des Fueros, parce que les détenus n'étaient plus soumis à la juridiction royale, mais à celle du Grand-Justicier. Philippe, ne pouvant l'atteindre dans cet asile, lui fit intenter un procès par l'inquisition, pour faits d'hérésie. Les inquisiteurs réclamèrent le prisonnier, comme devenant leur justiciable, et la députation permanente, ainsi que le Grand-Justicier lui-même, n'osant opposer au saint-office la résistance qu'il n'avaient pas craint d'opposer au roi, consentirent, après de longs débats, à déclarer suspendus, à l'égard d'Antonio Perez, les fueros du royaume. Mais le peuple, moins intimidé que ses chefs, résolut de sauver, avec la vie du prisonnier, les franchises du pays. Le jour où l'on transférait Perez aux cachots de l'inquisition, au milieu d'un grand déploiement de (p. 220) forces, la population de Saragosse attaque et disperse les troupes, en criant vive la liberté! met à mort le gouverneur et délivre le patient, qui se réfugie en France. Philippe n'attendait que ce prétexte. Il déclare l'Aragon en état de révolte, et fait entrer une armée castillane dans la province. Le Justicier Juan de La Nuza déclare alors que les fueros sont violés, et intime aux troupes royales l'ordre de rétrograder en Castille. Leur général, Alonzo de Vargas, s'avance au contraire sur Saragosse; La Nuza sort à sa rencontre pour lui disputer l'entrée de la ville; mais ses bourgeois sont battus, et Saragosse occupée militairement. Juan de La Nuza, qui n'eut point de successeurs dans la fonction de Grand-Justicier, le duc de Villahermosa, le comte d'Aranda, le baron de Barbolès et une foule d'autres patriotes plus obscurs, périrent dans les flammes d'un auto-da-fé politique, au mois d'octobre 1592. Les libertés de l'Aragon, survivantes à celles de la Castille, furent ensevelies dans leur tombeau[79].
Depuis ce temps, l'Espagne ne conserva plus que le nom de ses vieilles franchises. Sans les détruire absolument, le despotisme les dénatura; comme l'ennemi qui se loge et se fortifie dans une citadelle prise, il fit tourner à son profit toutes les institutions que le peuple, long-temps vainqueur, avait élevées pour sa défense. Les cortès ne furent plus une assemblée de représentants de la nation, mais simplement de députés au roi; au lieu de dicter des lois à la couronne, les procurateurs (p. 221) venaient recevoir ses commandements; au lieu de se rendre à un congrès national, porteurs des volontés du peuple, ils revenaient d'un lit de justice, porteurs des volontés du roi. Et même, en cet état de dégradation et de servilité, leur concours ne fut plus requis que pour deux cas; bientôt après, pour un seul. Philippe II, qui promulgua le code appelé Nueva recopilacion, y laissa insérer la disposition suivante: «Les rois nos ancêtres ont établi, par lois et ordonnances faites en cortès, qu'on ne créât et qu'on ne répartît aucun impôt (pechos, servicios, pedidos y monedas), ni aucun tribut nouveau, particulier ou général au royaume, sans que premièrement on eût appelé en cortès les procurateurs des cités et villes, et que ces impôts n'eussent été octroyés (otorgados) par les procurateurs présents aux cortès[80].» Il avait semblé plus facile, pour le recouvrement des contributions, de les faire adopter d'abord par une assemblée complaisante, et de leur donner le simulacre d'un consentement national. Mais cette simple formalité parut gênante, et la loi de Philippe II tomba sur-le-champ en désuétude. Depuis son successeur immédiat, les rois disposèrent de la fortune publique comme de toutes les affaires de l'état, par simples décrets.
Il ne resta plus aux cortès qu'une seule occasion d'être convoquées, qu'une seule fonction à exercer. Quand un roi nouveau montait sur le trône, ou quand, déjà vieux, il faisait nommer son fils prince des Asturies[81], on les appelait à la cérémonie du couronnement. (p. 222) Mais ce n'était point pour vérifier les droits de l'héritier, pour lui donner l'investiture, pour recevoir son serment et lui tracer ses devoirs; c'était pour apporter au roi légitime, au roi par naissance, les hommages et le serment des sujets que lui donnait son droit divin. Le couronnement n'était plus un contrat synallagmatique entre la nation souveraine et le magistrat auquel elle déléguait la puissance exécutive; c'était un acte de servitude, une promesse d'obéissance, une offrande des sujets au maître (oblati domino). Dans ces assemblées, les procurateurs n'eurent plus d'autre droit que celui d'humble supplique; encore prétendit-on qu'ils se l'étaient arrogé, et, toutes les fois que ces cortès bâtardes firent entendre quelque remontrance désagréable au pouvoir, elles furent immédiatement dissoutes.
Tels étaient l'avilissement et la nullité où les cortès espagnoles avaient été peu à peu réduites par les princes de la maison d'Autriche, quand le testament de Charles II et les succès de Vendôme mirent sur le trône la maison de Bourbon. Ce n'était pas d'un petit-fils de Louis XIV, qui savait que son ayeul était entré dans le parlement le fouet à la main, qu'on pouvait attendre la réhabilitation des assemblées nationales. Depuis l'avénement de Philippe V jusqu'à notre époque, les cortès furent encore moins fréquentes et plus dégradées que depuis Philippe II jusqu'à lui. On ne les appela que pour le couronnement de Ferdinand VI, pour celui de Charles III, lorsqu'en 1759 il passa du trône de Naples à celui d'Espagne, pour la jura de Charles IV en qualité de prince des Asturies, et pour celle de Ferdinand VII. Ce fut en 1789 qu'eut lieu cette dernière cérémonie. Alors les principes de la révolution française (p. 223) commençaient à pénétrer en Espagne, répandus par les écrits des Jovellanos et des Campomanès. Ces cortès, quoique réunies fortuitement, mirent à profit leur convocation pour se faire les interprètes de l'opinion publique, pour formuler des vœux analogues à ceux des cahiers de notre assemblée constituante. Elles furent aussitôt congédiées et chassées violemment du lieu de leurs séances. On accusa même la cour d'avoir fait empoisonner l'un des députés de Burgos, le marquis de Casa-Barrio, qui avait excité, parmi ses collègues, ces velléités révolutionnaires, et qui semblait ambitionner le rôle d'un Mirabeau.
Cependant, et comme par un hommage forcé à un sentiment national indestructible, les rois de l'Espagne absolutiste n'osèrent jamais opérer de grands changements dans les lois constitutives, sans donner à leur volonté le simulacre d'une sanction populaire. Ainsi, quand Philippe V veut introduire en Espagne la loi de sa famille, la loi salique, il la fait adopter, en 1713, par de prétendues cortès. Quand Napoléon chasse les Bourbons de l'Espagne, et, renouvelant l'échange de trônes fait par Charles III, appelle son frère Joseph de Naples à Madrid, comme un préfet qui permute, il fait ratifier cette substitution de dynastie par la junte de Bayonne, assemblée pour qui le nom de nationale devenait d'autant plus ridicule et dérisoire, qu'elle se tenait en pays étranger. Enfin, quand Ferdinand VII détruit, à son tour, l'antique loi des saliens, et fait revivre, au profit de sa fille, la loi des Goths non moins antique, il appelle lui-même un fantôme de représentation nationale à la jura de la jeune princesse qui règne aujourd'hui.
(p. 224) Les municipalités, qui gênaient moins directement que les cortès le pouvoir absolu des princes autrichiens ou bourbons, survécurent plus long-temps à la ruine des institutions espagnoles. Mais, à la longue, elles furent également dénaturées et tournées contre le peuple. Les ayuntamientos (ce mot qui désignait, dans l'origine, l'assemblée générale des électeurs municipaux, est devenu le nom du corps municipal) sont tombés peu à peu sous la main du roi, soit directement, lorsqu'il nomme les alcaldes ou regidores, soit indirectement, lorsque ces emplois appartiennent à ses fonctionnaires. Dans la plupart des municipalités, les places de regidores sont devenues la propriété de certaines familles qui les occupent et se les transmettent avec le majorat, par droit d'hérédité. Mais les grands seigneurs titulaires, trouvant ces fonctions indignes d'occuper leur temps, les font remplir par des suppléants à gages, ce qui accroît le mal de toute la servilité et de toute la vénalité de ceux-ci. Chaque province, d'ailleurs, a un système municipal différent des autres provinces, et le degré de leur dépendance est aussi variable que l'ont été les circonstances de leur réunion à la couronne de Castille. C'est dans le nord, surtout dans les provinces basques, la Navarre et la Catalogne, que les anciennes franchises municipales se sont conservées avec le moins d'altération. L'ayuntamiento de Barcelone se compose aujourd'hui de six regidores par hérédité, de quinze regidores par élection, de deux députés, d'un procureur syndic, et d'un procureur-personero, également élus. Aussi cette municipalité à demi libre s'est-elle mise à la tête du mouvement qui a renversé le ministère légué par (p. 225) Ferdinand VII à sa veuve, et forcé la reine, en 1834, à prendre conseil de la nation, en signant le statut royal et la convocation de nouvelles cortès[82].
J'aurais voulu, dans ce travail, négliger toute la partie de l'histoire contemporaine que l'absence d'autorités irrécusables et d'ouvrages sans partialité, au milieu de discussions encore chaudes, rendent si difficile à présenter en extrait. Cependant, l'histoire des cortès de Cadix, qui élevèrent parmi les dangers d'un siége l'œuvre constitutionnelle de 1812, et celle des trois sessions législatives qui eurent lieu entre la révolution de 1820 et la restauration de 1823, sont deux épisodes si importants de l'histoire des assemblées espagnoles, qu'il est impossible de les passer sous silence. Mais je me bornerai à un récit succinct et à quelques observations générales, soit pour établir, par cette transition, un lien historique entre l'époque des vieilles assemblées et l'époque actuelle qui doit les rajeunir, soit pour en faire jaillir quelques vérités propres à tous les temps.
(p. 226) Lorsque Napoléon, après s'être fait livrer, par l'imbécile favori d'une reine impudique, l'armée espagnole et les places de la frontière, eut attiré toute la famille régnante dans un guet-apens, et se fut emparé de la capitale, l'Espagne, sans chef, sans troupes, et privée d'un centre d'action, parut acquise à son puissant voisin. On la compta parmi les conquêtes et les annexes du grand empire. Cependant, malgré sa situation désespérée, elle trouva dans ses souvenirs et ses habitudes traditionnelles, autant que dans l'énergique opiniâtreté de ses citoyens, les moyens de lutter corps à corps avec le colosse impérial, et de lui porter les premiers des coups successifs qui devaient l'abattre. Le nom de Napoléon avait en Espagne un prestige presque divin, et l'on peut dire, à la lettre, que, dans ce pays de piété tout extérieure, il était adoré. L'Espagne se serait donnée; mais il voulut la prendre, et sa conduite, aussi fourbe que violente, changea en une haine mortelle cette admiration passionnée dont il était l'objet. Pour ceux qui croient que la justice et la moralité ne peuvent être séparées de toute saine politique, l'Espagne de 1808 est une éclatante démonstration.
Quand l'attentat du 2 mai[83] eut ouvert les yeux sur le véritable caractère de l'occupation française, quand un cri de vengeance et d'affranchissement eut appelé le peuple espagnol aux armes, l'Espagne se trouva, comme par enchantement, mise en état de défense. Avant d'avoir pu se concerter et s'imiter, toutes les provinces à la fois avaient adopté la même organisation. (p. 227) Habituées de temps immémorial à s'administrer séparément, et sans être gênées par les liens de la centralisation, elles trouvèrent, dans leurs corps municipaux, dans leurs habitudes d'élections communales, les moyens d'improviser de petits gouvernements fédéraux. On vit s'établir partout des assemblées provinciales, qui, sous le nom de juntes d'armement et de défense, réunirent et mirent en œuvre tous les éléments de résistance nationale. Ces juntes particulières formèrent ensuite, par leurs délégués, une junte centrale de gouvernement, laquelle, chargée de coordonner les moyens partiels, de diriger les communs efforts, de tracer les mesures générales de salut public, remit à une espèce de directoire, nommé régence, l'accomplissement de ses décrets et le pouvoir d'exécution.
Cette junte centrale, qui vint résider à Madrid quand la victoire de Baylen eut rendu pour un moment leur capitale aux Espagnols, et qui s'établit à Séville, lorsque Napoléon ramena son frère dans le palais de Charles III; cette junte, qui complimenta les vaincus de Médelin comme le sénat de Rome avait complimenté jadis les vaincus de Cannes, fut obligée de résigner ses fonctions lorsque l'invasion française l'atteignit jusqu'au centre de l'Andalousie. Mais, sur les conseils de l'illustre Jovollanos, elle rendit ses pouvoirs à la nation qui l'en avait investie, et décréta, en se séparant, une convocation des cortès générales. Cadix était le seul point de la Péninsule qui eût échappé aux armées françaises; il fut choisi pour lieu de réunion. On vit alors un spectacle étrange et magnifique; celui d'un peuple vaincu, envahi, à moitié conquis, sans gouvernement, sans autorités d'aucune espèce, procédant, sous (p. 228) l'occupation étrangère, au choix de ses représentants, à la formation d'une assemblée qui devait tout à la fois délivrer et constituer la patrie. Les élections se firent dans une forme nouvelle. On conserva, comme par hommage à un passé digne de respect, la nomination des procurateurs dans les villes ayant l'antique privilége de voto a cortès; mais, pour donner à l'assemblée un caractère moderne et vraiment national, on étendit au pays entier, villes ou campagnes, le droit d'élire ses députés, au nombre d'un par soixante-dix mille âmes, et, comme dans les anciens ayuntamientos, on appela indistinctement à cette élection tous les chefs de famille (cabezas de familia). Pour les places militairement occupées, on suppléa, autant que faire se pouvait, à l'impossibilité d'une élection régulière, en faisant voter les citoyens de ces communes qui résidaient dans les pays encore libres. Ainsi l'Espagne entière eut ses représentants, et si, dans de telles circonstances, un ordre absolu ne put être partout observé pour émettre et constater les suffrages, on eut du moins pour justification l'impossibilité de mieux faire. S'il peut être jamais permis, en fait de vote populaire, de couvrir des vices de forme par l'empire de la nécessité, ce fut assurément dans cette occasion, et les cortès de Cadix purent invoquer à juste titre la suprême loi du salut du peuple.
Dans la plupart des localités, les élections s'étaient faites au milieu de graves embarras et de dangers véritables. Il fallut que les députés courussent de plus grands dangers encore pour tromper la surveillance française, et se rendre au poste où les envoyait la confiance publique. Cependant, ils y parvinrent presque tous, et, le 24 septembre 1810, après la vérification (p. 229) des pouvoirs, l'assemblée, s'étant constituée sous le nom de cortès générales extraordinaires, déclara qu'en elle résidait la souveraineté nationale. Alors, pour ceux qui avaient vu tous les rois de l'Europe se courber avec humilité devant la fortune de Napoléon, ce dut être un spectacle bien curieux et bien imposant que celui de ces élus du peuple, donnant enfin un grand exemple de fierté dans les revers et de dévoûment à la patrie. Chassés de tous les points du territoire, abandonnés en même temps de leurs colonies, privés de tout asile et réduits à un banc de sable au milieu des flots, non-seulement ces hommes de cœur ne désespérèrent point de sauver leur pays, mais ils conçurent l'idée magnanime de briser à la fois tous ses fers, et de lui assurer la liberté politique, après lui avoir rendu l'indépendance nationale.
La tâche des cortès de Cadix était double, et leurs travaux furent de deux espèces. Comme avait fait la junte centrale, elles nommèrent une régence de trois membres chargée de l'exécution des mesures prises pour l'administration civile, judiciaire et financière, et surtout pour la défense du pays, telles que levées de troupes et de subsides, alliances étrangères, plants de campagne, choix de généraux, approvisionnements de guerre et de bouche; mais, se réservant la plénitude du pouvoir législatif, et délibérant avec calme et majesté au milieu du fracas des armes, elles entreprirent et terminèrent le grand œuvre d'une loi fondamentale qui reconstituait la société sur des bases nouvelles. Après avoir proclamé la liberté de la presse, par leur décret du 10 novembre 1810, et l'abolition des priviléges, par celui du 6 août 1811, elles promulguèrent, le 18 mars suivant, la constitution nommée de 1812. (p. 230) Pour montrer leur sincère désir de bien faire, pour donner à leur œuvre une autre espèce de sanction nationale, les cortès avaient appelé à sa coopération le peuple tout entier, en invitant les juntes provinciales, les universités, les corps municipaux, et tous les citoyens, à lui transmettre des cahiers (informes) où seraient consignés leurs opinions et leurs vœux sur l'ensemble et les diverses parties de cet important sujet. Une commission, composée des membres les plus illustres, fut chargée d'examiner ces cahiers collectifs ou individuels, de réunir les éléments épars dans l'ancienne législation, et de présenter à l'assemblée un projet de loi constitutionnelle. Les titres, les chapitres et chacun des articles de ce projet devinrent l'objet de discussions approfondies, et ce fut, en quelque sorte, à l'unanimité que les cortès adoptèrent leur constitution.
Cette œuvre, sans doute, se ressent de son origine: elle pêche par un excès de qualités. On y reconnaît la ferveur, l'exaltation des sentiments généreux, l'enthousiasme du bien, qui a aussi son aveuglement, plutôt peut-être qu'une raison froide, qui n'exagère et n'embellit rien. On a pu dire, en métaphores plus ou moins justes, que les cortès de 1812 avaient jeté un pur froment sur une terre encore vierge, sans avoir arraché d'abord les ronces qui l'épuisaient de leurs vieilles racines; que les maîtres, préjugeant trop des disciples, avaient fait un beau livre dans une langue que ceux-ci ne comprenaient point encore. Tout cela n'est ni vrai ni faux, absolument. Mais, parmi les nombreux reproches qu'ont adressés à la constitution espagnole ses ennemis du dedans et du dehors, il en est un, répété par tous, que je ne saurais passer sous silence, et dont (p. 231) l'appréciation rentre essentiellement dans mon sujet. On a dit qu'elle était copiée des constitutions démocratiques de la France, dites de 1791 et de l'an III. C'est une erreur manifeste. Toutes les parties de cette constitution, sans en excepter une seule, sont empruntées aux vieux codes et aux anciens fueros de l'Espagne. En premier lieu, c'est ce que déclare formellement son préambule: «Les cortès générales de la nation espagnole, y est-il dit, bien convaincues, après le plus long examen et la plus mûre délibération, que les anciennes lois fondamentales de cette monarchie, accompagnées des mesures et précautions qui garantissent d'une manière stable et permanente leur entier accomplissement, peuvent dûment remplir le grand objet d'assurer la gloire et la prospérité de la nation, décrètent la constitution suivante...»
Mais une rapide analyse de cette œuvre des législateurs de 1812, en même temps qu'elle en rappellera les dispositions principales, démontrera mieux encore la vérité de la déclaration faite par ses auteurs.
Lorsqu'ils posent pour premier principe que «la nation espagnole n'est le patrimoine d'aucune famille»; que «la souveraineté réside essentiellement dans la nation (art. 2 et 3),» que font-ils, si ce n'est déclarer en termes explicites le droit ancien et imprescriptible de leur pays? Certes, une nation où la couronne fut long-temps élective, et dont les représentants pouvaient faire et défaire les rois, n'était le patrimoine d'aucune famille.—La constitution n'établit qu'une seule assemblée, sous le nom de cortès. Elle n'imite point, en cela, les constitutions de l'Angleterre et de la France monarchique et directoriale; elle rétablit, sous le même (p. 232) nom, sous la même forme, l'antique et unique assemblée où les trois états étaient confondus. Seulement, l'égalité proclamée, elle n'admet plus de distinctions d'ordres, et donne une définition nouvelle, en disant: «Les cortès sont la réunion des députés qui représentent la nation, nommés par les citoyens qui la forment (art. 27).»—Quant à la division des pouvoirs (poderes) législatif et exécutif, quant aux pouvoirs (facultades) attribués à l'assemblée, tout y est copié des anciennes lois de la Castille et de l'Aragon. Cette déclaration, que «le pouvoir de faire les lois réside dans les cortès et le roi,» et que «le pouvoir de les faire exécuter réside dans le roi seul (art. 15 et 16),» conviendrait également aux deux époques; et quand on lit que les droits des cortès sont de proposer et de décréter les lois, de recevoir le serment du prince, de nommer les régences et les tutelles royales, de fixer les dépenses, les impôts, la liste civile (art. 131 et suiv.), on peut douter s'il s'agit des anciennes cortès ou des nouvelles.—La députation permanente de sept membres, chargée d'occuper l'intervalle des sessions (art. 157), est prise à la constitution aragonaise.—Le mécanisme trop compliqué de l'élection (art. 34 et suiv.) est emprunté aux anciennes formes électorales. Ces juntes de paroisses, composées de citoyens domiciliés (avecindados), et nommant les électeurs de districts, lesquels nomment les électeurs de province, lesquels nomment les députés, équivalent, avec l'embarras d'un troisième rouage, aux anciens concejos, formés des chefs de famille, et élisant leurs officiers municipaux, auxquels appartenait le choix des procurateurs.—L'organisation des municipalités (art. 309 et suiv.), c'est-à-dire la (p. 233) fixation des fonctions de leurs membres, alcaldes, régidors, procureurs-syndics, leurs élections annuelles, leurs pouvoirs de police et d'administration locale, n'est que le rétablissement des vieux ayuntamientos, imitations eux-mêmes des municipes romains.—Enfin, il n'est pas jusqu'aux milices nationales, institution récente et perfectionnée parmi nous, dont la formation ne rappelle, dans la constitution espagnole (art. 362 et suiv.), celle des milices urbaines que possédaient les villes libres du moyen-âge. Les législateurs de 1812 se sont donc bornés, comme ils le déclarent eux-mêmes, à rétablir les anciennes lois fondamentales; à coordonner leurs dispositions; à les mettre d'accord avec les progrès du temps, des mœurs, de la raison publique; à leur imprimer la sanction nationale, à leur donner de nouveau force de loi.
Leur œuvre achevée, les cortès constituantes déposèrent le pouvoir, et appelèrent à leur succéder des cortès législatives. Celles-ci devaient être réunies au 1er octobre 1813. Alors, l'alliance anglaise et les désastres de Russie ayant secondé les efforts de la nation, l'Espagne avait peu à peu repoussé ses envahisseurs, et l'armée française n'occupait plus qu'une partie des pays situés au-delà de l'Èbre. Les élections se firent partout avec calme et régularité, et les députés aux nouvelles cortès, après s'être assemblés à Cadix, où la session s'ouvrit, se transportèrent à Madrid au mois de février 1814. Ils avaient à peine commencé leurs fonctions, lorsque Ferdinand VII, échappé à sa captivité de Valençay, fut ramené jusqu'à la frontière de Catalogne. Les autorités constitutionnelles accoururent au-devant de ce prince, dont le nom, invoqué par le peuple depuis (p. 234) l'émeute d'Aranjuez, était resté fidèlement inscrit, à côté de celui de la constitution, sur les drapeaux de l'indépendance espagnole. On sait au prix de quel dévoûment et de quels sacrifices la nation, dirigée par ses représentants, lui avait conservé le trône et rendu la liberté. On va voir comment la reconnaissance royale paya tant de bienfaits. Avant même d'être arrivé dans sa capitale, Ferdinand rendit à Valence ce décret du 4 mai 1814, modèle à jamais fameux de la perversité, de l'ingratitude et de la démence des hommes qui sont nés rois. Après une longue et stupide énumération de ses griefs contre les cortès de 1812; après une promesse formelle, mais restée vaine, bien entendu, de donner lui-même des institutions à son peuple, Ferdinand, invoquant son pouvoir absolu, annule et abolit tout ce qui s'est fait en son absence; puis, termine ce décret par la proscription en masse et la condamnation à mort, comme coupables du crime de lèse-majesté, de tous ceux qui avaient osé substituer à ses droits ceux de la nation. À ce premier pas dans la tyrannie, succéda pour l'Espagne un régime de despotisme et de terreur qui dut lui faire regretter ses efforts contre l'invasion étrangère, et justifia suffisamment ceux qui avaient embrassé le parti de la France. L'inquisition fut rétablie et dotée de toute la puissance qu'elle avait eue sous les Torquemada; les jésuites, chassés par Charles III, furent rappelés, et chargés de l'éducation publique; dix mille Espagnols, qu'on appelait afrancesados (francisés), parce qu'ils avaient cru possible et praticable la réunion de l'Espagne à l'empire, condamnés à l'exil et dépouillés de leurs biens, allèrent vivre d'aumônes sur la terre étrangère; enfin, tous les membres (p. 235) des cortès, des régences et des ministères, tous ceux qui avaient coopéré au travail de la constitution, ou s'en étaient montrés les zélés partisans, furent traduits devant des commissions et jugés sans forme légale. Les échafauds furent dressés, les présides ouverts, les prisons encombrées, et des hommes qui avaient honoré leur pays, les Arguëllès, les Calatrava, les Martinez de la Rosa, échappant avec peine à la mort, et ne pouvant, comme les Toréno et une foule d'autres, obtenir la faveur du bannissement, allèrent expier, dans les bagnes d'Afrique, le crime d'avoir imposé des conditions au trône en le sauvant.
L'Espagne, affaiblie par sa longue lutte et frappée de stupeur, resta, pendant six années, la proie docile d'un despote sanguinaire. Cependant, quelques généreux efforts essayèrent de la tirer de sa léthargie. Dès 1814, en apprenant le décret liberticide du 4 mai, Mina voulut défendre, à Pampelune, la cause de la constitution détruite; il fut trahi, et forcé de chercher en France un asile. Porlier, dans la Galice, en 1815; Richard, à Madrid, en 1816; Lascy, à Barcelone, en 1817: Vidal, à Valence, en 1818, payèrent de leur tête l'appel qu'ils firent au peuple, en proclamant la constitution. Mais ces entreprises, si répétées, quoique infructueuses, et la formation des sociétés secrètes, qui comptèrent bientôt parmi leurs affiliés tous les hommes de quelque poids, annonçaient que le despotisme ne régnait pas incontesté, et qu'un jour peut-être la liberté prendrait sa revanche. Ce jour arriva le 1er janvier 1820. Riégo, simple chef de bataillon dans l'armée expéditionnaire d'Amérique, proclame enfin la constitution dans un village d'Andalousie, s'empare de l'île de Léon, (p. 236) et allume une révolution victorieuse. On a dit que cette révolution, commencée par une mutinerie, avait été toute militaire; rien n'est plus faux. Riégo et Quiroga, battus et cernés par des forces supérieures, allaient mettre bas les armes, quand ils apprirent que les mouvements populaires de la Corogne, de Barcelone, de Valence, d'Ocaña et de Madrid, donnaient la victoire à leur cause.
Ferdinand prêta serment à la constitution le 9 mars, et les cortès, convoquées le même jour, furent réunies à Madrid le 6 juillet suivant. On vit alors fonctionner, au milieu des immenses embarras du dedans et du dehors, la constitution non encore éprouvée de 1812. Il fut aisé de reconnaître promptement les imperfections pratiques qu'elle contenait; et ses amis les plus dévoués, c'est-à-dire ceux qui voyaient la nécessité d'asseoir sur l'exécution de ce contrat social la cause de la liberté, en furent frappés plus que tous les autres. Un moyen se rencontrait de corriger ces défauts que faisait découvrir l'expérience, et peut-être de conjurer aussi, par certaines concessions, l'orage que préparaient les cours étrangères contre la révolution de l'Espagne et son gouvernement démocratique. Les législateurs de 1812, plus modestes et plus sages que nos bâcleurs de 1830, n'avaient point prétendu imprimer à leur ouvrage le sceau de la perfection et de l'éternité. Leur constitution prévoyait elle-même le besoin d'une révision, d'une réforme, et fixait les règles qu'aurait à suivre, pour l'exercice de cet imprescriptible droit, la souveraineté nationale (art. 372 et suiv.). Si les cortès de 1820 eussent voulu compter, comme révolues depuis 1812, les huit années d'essai prescrites par la constitution, (p. 237) elles pouvaient appeler une nouvelle assemblée constituante, et réviser la loi fondamentale. Mais il leur répugna, d'abord, de commettre une fraude, en supposant comme en exercice la constitution détruite et remplacée par le pouvoir absolu; ensuite de paraître céder, sur ce sujet en quelque sorte tout domestique, aux exigences étrangères. Ainsi, ce fut un sentiment louable de bonne foi et de dignité nationale qui fit ajourner tous les changements reconnus utiles, et dont la proposition ne fut même jamais faite officiellement.
Malgré ses imperfections, dont j'indiquerai tout à l'heure la plus capitale, la constitution et le gouvernement qu'elle instituait pouvaient suffire à régénérer l'Espagne, à réparer tous les maux que lui avait causés le despotisme, à lui rendre sa puissance passée, à la mettre enfin au niveau des autres grandes nations. Pour s'en convaincre, il suffit de jeter un coup d'œil sur les travaux d'amélioration sociale entrepris et menés à fin dans les trois sessions qui précédèrent l'invasion française. Le premier emploi que firent de leurs mains encore meurtries par les fers les hommes qui passèrent des présides au gouvernement, ce fut de signer une amnistie générale. Tout le monde y fut compris, proscrits et proscripteurs, afrancesados et apostoliques, et cette mesure témoignait, certes, d'un sentiment de force, en même temps que d'une admirable grandeur d'âme. L'abolition de l'inquisition, que le despotisme restauré n'osa plus relever avec lui; la suppression de la compagnie de Jésus, et l'organisation toute nouvelle de l'instruction publique; la liberté rendue au commerce, à l'industrie, à l'agriculture; la suppression des substitutions, des majorats et des biens de main-morte; l'extinction (p. 238) des monopoles, priviléges et maîtrises; la réduction des dîmes et prémices, la taxe des bulles et la suppression des droits payés à Rome; la division du territoire et la création d'autorités civiles, telles qu'elles viennent d'être rétablies; l'organisation uniforme des douanes; la liberté de la presse s'exerçant dans toute sa plénitude, sans entraves, sans limites; les associations politiques reconnues, autorisées, et mises seulement en surveillance; la formation des milices nationales; l'établissement du crédit public, la reconnaissance des dettes anciennes, et la vente des biens domaniaux; un Code pénal, un Code militaire; voilà de quels nombreux et inestimables bienfaits les cortès avaient doté l'Espagne dans le court espace de deux années. Et toutes ces lois utiles, il faut qu'on le remarque, n'étaient point seulement consignées sur de stériles procès-verbaux. L'assemblée nationale était assez puissante pour vaincre d'antiques préjugés, des coutumes invétérées, des répugnances fanatiques; ses décrets étaient exécutés; elle se faisait obéir; elle surmontait les résistances intérieures, et vainquait par ses généraux, en toute rencontre, les bandes de factieux que soudoyait et lançait contre l'Espagne l'inimitié étrangère. Il a fallu qu'après avoir employé vainement tous les moyens détournés de destruction, la sainte-alliance recourût à une formelle déclaration de guerre, et envoyât cent mille gendarmes français empoigner la naissante liberté espagnole.
Mais un fait, le plus saillant de tous et le plus fécond en enseignements, domine l'époque constitutionnelle Le plus grand des griefs qu'aient articulés les cours absolutistes contre la charte de 1812, c'est que le pouvoir royal était annihilé par elle, et que la couronne, (p. 239) déchue, avilie, dépouillée de toute prérogative et de toute action, n'existait plus que de nom à côté de l'unique et toute-puissante assemblée nationale. Il eût été, vraiment, bien à désirer, pour le triomphe de la cause constitutionnelle, que ce grief fût fondé, et que la couronne n'eût pas même existé de nom. Quelques limites qu'on eût mises à son autorité, elle avait, malgré la maxime anglaise, conservé le pouvoir de mal faire, le pouvoir de tout entraver, de tout perdre, et certes, elle en a largement usé. On put déjà voir, par une expérience décisive, combien il est périlleux de réunir dans une constitution deux éléments inconciliables, combien il est impossible de faire régner à la fois le peuple et le roi. Ferdinand, que ses pareils déclaraient esclave de la tyrannie populaire, put au contraire, à l'abri sous son inviolabilité royale, se jouer également des ministres, des cortès et de la nation. C'est une triple assertion qu'il faut justifier par quelques preuves.
Lorsqu'à l'ouverture de la session de 1821, M. de Bardaji fut mis à la tête du cabinet, le roi lui écrivit qu'il avait nommé pour ministre de la guerre le général Contador. M. de Bardaji, ne connaissant pas ce nouveau collègue, consulte trois lieutenants-généraux qui ne le connaissaient pas davantage. On recourt à l'Almanach militaire, et l'on découvre que ce prétendu général Contador était un vice-amiral âgé de quatre-vingts ans, retiré du service depuis près d'un demi-siècle. Les ministres répondent à cette mystification injurieuse par l'envoi de leur démission; elle est refusée, et Ferdinand substitue au nom de Contador celui du général Rodriguez-Martinez. Nouvelle ignorance, nouveau conciliabule d'officiers-généraux, nouvelles informations. On (p. 240) apprend que Rodriguez, blessé à la tête au siége de Badajoz, en 1813, est, depuis ce temps, enfermé dans une maison de fous. Voilà ce que tout le monde, j'imagine, appellera se jouer des ministres.
Quant à se jouer des cortès, Ferdinand ne s'en fit pas plus faute. Sans parler du veto qu'il mit à plusieurs importants décrets, et de son obstination capricieuse à refuser quelquefois d'ouvrir ou de clore lui-même les sessions, on peut citer cet abus de la prérogative qui lui fit deux fois renvoyer son ministère au moment où s'assemblaient les cortès, de manière qu'à l'ouverture des deux dernières sessions, le gouvernement n'était pas représenté. On peut citer aussi cette incroyable scène, par lui préméditée, lorsqu'ouvrant la législature de 1821, il cesse tout-à-coup la lecture du discours officiel, et commence, au milieu de la stupéfaction générale, une amère diatribe de ses ministres, de l'assemblée et de la constitution à laquelle il a prêté serment.
Tout cela, dira-t-on, n'était que de grossières injures qu'on pouvait mépriser, quoiqu'il valût peut-être mieux les punir. Mais ce qui eut une bien autre gravité, ce furent les attentats commis contre la nation. Ferdinand, que les rois disaient prisonnier, trouva bien le pouvoir de lever et de soudoyer les bandes de la foi, d'appeler jusqu'aux portes de Madrid le partisan Bessière, d'invoquer l'appui des aristocraties et des trônes étrangers, de faire assembler le congrès de Vérone, et d'obtenir de son cousin Louis XVIII la formation d'un cordon sanitaire, bientôt corps d'observation, puis armée d'invasion. Il trouva bien aussi le pouvoir de préparer un complot dans l'ombre du palais, de tourner contre (p. 241) leurs concitoyens les baïonnettes des soldats trop généreusement laissés à sa défense, ou plutôt à son faste, et d'attaquer enfin à main armée sa propre capitale. On n'a pas oublié le 7 juillet 1822, cette journée de glorieuse mémoire, où la garde royale, lancée contre une ville ouverte, aux cris de vive le roi absolu! fut vaincue par des miliciens qui répondaient vive la constitution! Ferdinand, qui méritait de périr de la mort des traîtres, fut sauvé par ces mêmes hommes qu'il envoya depuis au gibet sous l'escorte de soldats français. Une grande leçon jaillit de ces événements. Plus on dira que la constitution espagnole était démocratique, et resserrait la couronne dans les limites étroites, plus il sera démontré que toute alliance est impossible entre ces deux principes ennemis, la souveraineté nationale et la royauté.
La petite charte qui, sous le nom de statut royal (estatuto real), a réglé l'organisation des cortès actuelles, ne compte qu'une année d'existence, et n'a fonctionné que pendant une session. Il y aurait donc au moins de la précipitation, en la jugeant sous le point de vue politique, à la condamner dès maintenant sans retour. Mais il est permis de la juger sous le point de vue historique. Ce sera la conclusion naturelle de ce travail.
Pour la première fois, l'Espagne abandonne ses antiques formes représentatives, et cherche des modèles étrangers. Sous ce rapport, le statut royal est plus innovateur que la constitution de 1812. Les changements portent sur deux points principaux, la composition (p. 242) de l'assemblée, et le mode électoral. En premier lieu, les anciennes cortès, où les trois ordres se trouvaient réunis, comme dans nos états-généraux, sont divisées en deux chambres (estamentos). L'une, appelée los próceres del reino (les magnats, les pairs du royaume), se compose de prélats, en représentation du clergé; de grands d'Espagne et de titulaires de Castille, en représentation de la noblesse; et enfin d'une certaine quantité de notables, choisis parmi les généraux, les magistrats, les grands propriétaires ou manufacturiers, les professeurs des universités, etc. Sauf les grands d'Espagne, qui sont membres nés et héréditaires du premier estamento, tous les procérès sont nommés à vie et par le roi. Ils doivent justifier d'un revenu de 60,000 réaux (plus de 15,000 fr.).
L'autre chambre, appelée los procuradores del reino (les procurateurs du royaume), est composée de députés élus pour trois ans, et dont le nombre total, actuellement fixé à cent quatre-vingt-huit pour l'Espagne et ses colonies, est réparti entre chaque province au prorata de la population. Les principales conditions d'éligibilité sont trente ans d'âge, et un revenu de 12,000 réaux (plus de 3,000 fr.). Ainsi formées, les cortès votent les impôts pour deux ans au plus, et s'assemblent, à la mort du roi, pour recevoir le serment de l'héritier et lui prêter hommage. Ce sont les seuls droits qui leur soient clairement attribués; car, le roi se réservant, outre le pouvoir de convocation et de dissolution, le privilége exclusif de l'initiative, les cortès n'ont à s'occuper de nulle autre affaire que des cas graves (hechos arduos) sur lesquels il plaît à la couronne de les consulter.
(p. 243) Ce n'est point ici le lieu de traiter la question délicate des deux assemblées, des deux degrés de juridiction politique. Il suffit de remarquer que cette chambre aristocratique de fabrique royale, privée en grande partie d'hérédité, et recrutée de notabilités douteuses dans un pays d'égalité, où la doctrine évangélique est, en cette partie, parfaitement comprise et mise en œuvre, où le dernier mendiant dit avec orgueil: «Nous sommes tous enfants de Dieu;» où, sauf la grandesse qui maudit les chaînes de ses priviléges, les éléments d'une aristocratie manquent aussi complètement que chez nous, n'est qu'un malheureux plagiat de la doctrine anglaise. Toutes ces subtiles distinctions sur le jeu et la pondération des pouvoirs sociaux ne sont pas à la portée des Espagnols. Ils ne conçoivent que deux systèmes possibles de gouvernement, parce qu'ils ne s'en rappellent point d'autres: ou le despotisme, pur, tel que l'ont fait les princes de la maison d'Autriche, tel que l'ont perfectionné ceux de la maison de Bourbon, et dont Ferdinand VII a joui seize années; ou le pouvoir populaire, exercé par une assemblée unique et gouvernante, tel que l'ont possédé les anciennes cortès jusqu'à Charles-Quint, et les cortès modernes de 1812 et de 1820. Leur chambre actuelle des procérès, mise au même attelage législatif que la chambre élective et populaire, c'est le cadavre du passé que la royauté attache au corps vivant du présent et de l'avenir. Aussi est-elle déjà descendue au même degré d'utilité et d'importance que cette assemblée défaillante, léguée, chez nous, malgré la révolution de juillet, par la charte octroyée à la charte consentie. Sans doute, il fallait que l'expérience, pour être complète, se fit à la fois chez plus d'une nation. Les Espagnols (p. 244) apprendront aussi, par la meilleure des leçons, de quels rouages inutiles, de quelles résistances intéressées il faut dégager la machine du gouvernement pour marcher aux réformes, aux conquêtes morales, au bonheur public.
Dans la forme électorale, une seule innovation a été introduite, plus heureuse que le dédoublement de l'antique assemblée nationale. Il n'était plus possible de remettre aux seules municipalités, telles qu'elles sont actuellement constituées, la nomination des procurateurs. Quand les anciennes cortès atteignirent toute leur puissance, les royaumes chrétiens ne se composaient que des provinces du nord; tout le midi appartenait encore aux Musulmans. La conquête de l'Andalousie ne fit apporter que peu de changements à la distribution du pouvoir représentatif, et, jusqu'à la jura de la petite reine actuelle, les choses sont restées comme elles étaient sous saint Ferdinand. De cette bizarre immobilité résultaient les anomalies les plus choquantes; ainsi, tandis que Burgos et Tolède, qui ne sont plus que des villes de troisième ordre, se disputaient la préséance aux cortès pour avoir été l'une et l'autre capitale du royaume, de grandes cités commerçantes, comme Cadix, n'avaient aucune représentation. Il était donc nécessaire que l'on étendît l'ancien privilége de voto à cortès à toutes les villes qui en sont encore privées, et qu'on dressât une nouvelle échelle électorale où chaque localité reçût un droit de représentation égale à son importance. Mais nous avons vu que, sauf quelques rares exceptions, les corps municipaux, jadis électifs, sont maintenant à la nomination de la couronne. Il fallait donc aussi, et préalablement, réformer les ayuntamientos, (p. 245) rendre aux communes leurs vieilles franchises municipales. C'est ce qu'on n'a point fait.
Après l'expérience acquise durant l'époque constitutionnelle, l'adoption de l'élection directe eût été un véritable progrès. On a maintenu l'ancienne élection à deux degrés. Dans chaque district (partido), on nomme deux électeurs, et ceux-ci, réunis dans un second collége, nomment ensuite les députés de la province. Mais à quelles conditions s'exerce le droit électoral de premier degré? Ces électeurs-élus sont-ils du moins nommés, comme les anciens officiers municipaux, par tous les chefs de famille? On doit avouer que, dans un pays, en cela si différent du nôtre, où les lumières ne sont répandues qu'à la surface, où la masse obéit encore au bas clergé, il eût été périlleux d'étendre sur-le-champ l'électorat au-delà de la classe moyenne. Mais cependant, il ne fallait pas le concentrer en si peu de mains que le peuple, tenu loin de toute participation au choix de ses mandataires, ne pût se faire de long-temps aux mœurs électorales. C'est dans ce dernier excès qu'est tombée la nouvelle loi. N'admettre, pour faire partie du collége primaire, que les membres de la municipalité du chef-lieu, et un nombre seulement égal d'électeurs pris parmi les plus imposés des habitants de ce chef-lieu, c'est une parcimonie tellement injurieuse à la nation, tellement contraire à ses habitudes et à ses intérêts, comme à ses droits, qu'elle ne saurait être justifiée, sinon en l'appelant ce qu'elle est, une mesure transitoire. On s'est, en effet, bien gardé d'insérer dans le statut royal, auquel on voudrait donner quelque durée, les diverses dispositions électorales. Elles forment une loi particulière, muable, sujette à révision, un simple (p. 246) décret, dont la réforme, déjà demandée, ne peut se faire long-temps attendre.
Au reste, ayons foi en l'avenir de l'Espagne. Quand une révolution s'est opérée dans les esprits éclairés d'une nation, elle ne peut manquer de passer dans les mœurs générales, et de pénétrer victorieusement dans les lois. Il ne faut que se mettre en marche, et le premier pas fait vers la liberté doit invinciblement mener aux conquêtes finales. Pour l'Espagne, ce premier pas était le rappel des cortès. Quelque mode d'élection qu'on ait adopté, quelque nom, quelque forme qu'on ait donnés à l'assemblée, il est certain que l'opinion publique trouvera moyen de s'y faire entendre, de s'y faire obéir, et l'on peut répéter avec assurance ce qu'écrivait un patriote à la junte centrale de 1810: «J'ai la conviction que, si l'Espagne doit reprendre un jour son rang parmi les nations, c'est à ses vieilles cortès régénérées qu'elle devra splendeur et sa liberté.»
DES PROVINCES BASQUES.
Dans cette histoire succincte des assemblées nationales en Espagne, j'ai donné ce nom d'Espagne, d'abord à la monarchie des Goths, puis à la monarchie formée sous les rois catholiques par la réunion des couronnes de Castille, d'Aragon et de Navarre, et par la conquête de Grenade. La Péninsule renferme encore, outre le (p. 247) royaume de Portugal, auquel appartient une histoire séparée, trois petites provinces qui n'ont jamais été partie intégrante de la monarchie espagnole, quoiqu'elles en fussent devenues une annexe. Ces provinces, qui se nomment basques en français, vascongadas en espagnol, et que les autres, par un sentiment d'envie, appellent plutôt exemptes, (provincias exêntas), méritent aussi qu'on fasse l'histoire de leurs institutions. C'est un sujet curieux en lui-même, et digne d'intéresser dans tous les temps, mais auquel les circonstances présentes donnent un nouvel attrait, un nouveau degré d'intérêt et de curiosité. On y trouvera l'origine et les vraies causes de cette opiniâtre insurrection, qui, depuis une année et demie, lasse et défie tous les efforts de l'Espagne; de cette insurrection qu'on appelle guerre civile, mais qu'on devrait appeler guerre d'indépendance.
Jusqu'au XIVe siècle, les trois provinces basques, Alava, Guipuzcoa et Biscaye, formées de l'ancienne Cantabrie, et qui avaient échappé à la conquête des Goths et des Arabes, comme à celle des Romains, restèrent parfaitement indépendantes de tout pouvoir étranger. Confédérées entre elles, et portant sur leur étendard trois mains sanglantes, avec la devise: Irurakbat (les trois n'en font qu'une), elles élisaient un seigneur, national ou étranger, qui n'exerçait qu'une autorité viagère et purement exécutive, sous le contrôle des assemblées nationales. Ce fut en 1332 que les députés des provinces allèrent offrir au roi de Castille, Alphonse-le-Justicier, qui se trouvait alors à Burgos, le titre de seigneur, consentant à ce que ce titre fût désormais annexé à la couronne de Castille. Mais les trois petits (p. 248) peuples vascons (vascongados), tout en se donnant un suzerain, un protecteur, n'aliénèrent point leur indépendance, et firent au contraire à se sujet les réserves les plus formelles. Ainsi, dans le traité qui intervint entre eux et le roi, ils poussèrent les précautions jusqu'à stipuler que le roi ne pourrait ni bâtir, ni posséder sur leur territoire aucune peuplade (pueblo), aucune forteresse, aucune maison; et leurs fueros, que le roi-seigneur jurait de maintenir, se terminaient par cet article: «Nous ordonnons que si quelqu'un, soit national, soit étranger, voulait contraindre quelque homme, ou femme, ou village, ou ville, à quoi que ce soit, en vertu de quelque mandat de notre seigneur roi de Castille, que n'aurait point admis et approuvé l'assemblée générale, ou qui serait attentatoire à nos droits, libertés, franchises et priviléges, il lui soit incontinent désobéi: s'il persiste, qu'on le mette à mort.» Ainsi, les provinces basques s'étaient adjointes, par le lien de vassal à suzerain, au royaume de Castille; mais sans s'y incorporer, sans s'y confondre.
Depuis cette époque jusqu'à présent, elles sont restées, sans interruption ni changement, dans cet état de dépendance extérieure et d'indépendance intérieure, dont les cités romaines, sous l'empire, avaient déjà donné l'exemple, et que les cantons suisses eurent un moment de nos jours, lorsqu'ils laissèrent prendre à Napoléon le titre de médiateur de la confédération helvétique. Du reste, il existe encore aujourd'hui, entre les provinces basques et l'Espagne, toutes les séparations, toutes les barrières, qui rendent deux nations étrangères l'une à l'autre. Les Vascons parlent une langue qui leur est propre (el vascuense, et, parmi eux, eskara), (p. 249) une langue primitive, qui ne dérive ni du latin, ni du grec, ni du celtique, et dans laquelle les érudits n'ont cru rencontrer quelque analogie qu'avec le phénicien, une langue enfin qui n'a pas plus de rapport avec l'espagnol qu'avec le chinois, ce qui fait qu'ils ne comprennent pas leurs voisins et n'en sont pas compris. Ils sont, par leurs fueros, exempts des conscriptions (quintas) que l'Espagne lève sur les autres provinces, et ne lui doivent aucun service de guerre. Seulement, d'après les vieilles lois de la féodalité, ils sont tenus, en cas d'invasion étrangère, à se lever en masse pour la défense commune du pays; et ce devoir, ils l'ont bien rempli pendant la guerre de l'indépendance. Les provinces basques, exemptes de l'impôt d'hommes, ne paient point non plus d'impôts d'argent à l'Espagne. Deux d'entre elles, Alava et Guipuzcoa, achètent sa suzeraineté, sa protection, par un tribut qu'on nomme encore alcabala, du mot que les Castillans avaient emprunté aux Arabes. Cette alcabala perpetua, qui n'a point varié depuis le traité fait par Alphonse XI, est maintenant d'une insignifiance ridicule; ainsi, le Guipuzcoa paie une contribution annuelle de 42,000 réaux (moins de 11,000 fr.). Quant à la Biscaye, la plus démocratique des trois, elle s'est de tout temps affranchie de cet ancien tribut, dont le nom renferme une idée de vassalité et de servage. Elle ne doit rien à l'Espagne; mais elle lui fait quelquefois des dons volontaires (donativos), dont la quotité varie suivant les besoins du roi, qui sollicite, et la générosité de la province, qui accorde.
Enfin, les provinces exemptes ne sont point soumises aux douanes, la frontière fiscale de l'Espagne n'étant pas, de ce côté, aux Pyrénées, mais sur l'Èbre. En (p. 250) revanche, elles paient des droits pour l'introduction de leurs denrées ou de leurs produits fabriqués, aussi bien à la frontière de Castille qu'à celle de France. Et, ce qui complète leur état de peuple étranger, c'est qu'elles sont soumises aux prohibitions commerciales, de même que le reste de l'Europe. Tout commerce avec l'Amérique leur fut toujours interdit, et cette interdiction subsiste encore pour les colonies, telles que la Havane ou les Philippines, que l'Espagne a conservées.
Les provinces basques, étrangères à la métropole aussi bien par les barrières internationales que par la langage, n'en diffèrent pas moins par les mœurs politiques et le régime d'administration intérieure. Tandis que l'Espagne devenait, sous Charles-Quint, et demeurait depuis lors une monarchie absolue, les trois provinces conservaient dans toute leur pureté les formes républicaines; en Biscaye, la démocratie; en Guipuzcoa, l'oligarchie; dans l'Alava, l'état mixte. Deux fois par an pour l'une, une fois pour l'autre, et de deux ans l'un pour la troisième, s'assemblent leurs petits congrès nationaux. En Guipuzcoa, ce congrès change de résidence à chaque session, et séjourne alternativement dans tous les bourgs de la province. En Biscaye, il se réunit en plein air, comme au temps des patriarches, sous le chêne de Guernica. Là, se présentent les députations des diverses communes, portant sur leurs bannières le nom de républiques[84]. Ces congrès règlent l'administration du pays, votent les impôts, déterminent l'emploi des deniers publics. Car les provinces font elles-mêmes leurs dépenses administratives de toute (p. 251) nature; elles paient leurs employés; elles entretiennent des milices pour le bon ordre; elles ont enfin leur finances et leur crédit public: finances parfaitement administrées, et crédit public qui ferait envie aux grands états, puisqu'à l'époque du soulèvement, le 3 pour 100 de la province d'Alava était coté à 93. Les juntes nationales élisent, pour l'intervalle compris entre leurs sessions, un magistrat, nommé député-général, en qui réside le pouvoir exécutif, et qui traite avec le gouvernement espagnol en quelque sorte d'égal à égal. Il n'y a qu'un député-général dans l'Alava et le Guipuzcoa; c'est le président de ces petites républiques. Il y en a trois en Biscaye, où ils forment comme un directoire. Dans tout cela, le roi d'Espagne n'intervient nullement. Il a seulement, dans chaque province, un commissaire, nommé corregidor, dont les fonctions rappellent assez bien celles des anciens comtes (comites) que l'empereur envoyait surveiller les municipalités romaines. L'emploi de corregidor, fort recherché parce qu'ils est lucratif, est confié d'habitude à quelque auditeur de Valladolid ou de toute autre chancellerie.
La Navarre n'a pas une organisation semblable; son indépendance n'est pas si complète, ni ses priviléges si étendus. Elle était royaume et non république, lorsqu'elle se fondit dans la couronne d'Espagne, sous les rois catholiques. Mais comme sa fusion fut volontaire et non forcée, elle a toujours conservé les vieux fueros qu'elle possédait alors, tandis que la Castille et l'Aragon furent dépossédés des leurs par les princes autrichiens. Elle est, par exemple, exempte aussi de la conscription, et possède plusieurs immunités commerciales.
(p. 252) Ces quatre provinces furent dépouillées de leurs priviléges pendant la règne de la constitution, et assimilées, pour les droits et les devoirs, au reste de l'Espagne. Quand l'invasion française eut rétabli l'absolutisme royal, elles recouvrèrent leur immémoriale indépendance. C'est dans ce double fait qu'il faut chercher la véritable cause de leur soulèvement, et le caractère de la guerre qu'elles soutiennent avec tant d'opiniâtreté. «Nous sommes bien, et vous êtes mal, disent les Biscayens aux Espagnols; vous voulez nous enlever notre heureuse condition, et nous contraindre à partager votre misère. Ne feriez-vous pas mieux de nous imiter, et de partager notre bonheur? mais laissez-nous du moins le goûter en paix; sinon, nous saurons le défendre.» Ce n'est donc point pour les principes de l'absolutisme, ni pour les droits du prétendant, que les provinces basques ont pris les armes; c'est pour la conservation de leurs franchises, qu'elles savent bien être menacées par le retour à l'uniformité. Il y a, dans leur insurrection, un sentiment de nationalité blessée, de résistance à la violence étrangère. Elles ne font pas une guerre d'opinion, mais d'intérêts; elles ne font pas une guerre civile, mais une guerre d'indépendance; et si elles veulent que l'Espagne soit esclave sous un roi absolu, c'est pour rester libres sous leur constitution républicaine.
"L'art est un oiseau des bois, qui hait
la cage et ne peut vivre qu'en liberté."
Lorsqu'on veut faire régner dans l'empire des arts les lois qui régissent les sociétés politiques; lorsqu'on prétend, par exemple, appliquer à cet empire les principes de la démocratie moderne, en affirmant que l'égalité devant la loi implique l'égalité des intelligences, et que tout homme qui a le droit d'être citoyen a le pouvoir d'être artiste, on commet une erreur fondamentale. On confond, dans notre nature, le sentiment du bon avec celui du beau. L'un est l'instinct du bien et du mal, du juste et de l'injuste; il naît avec nous, il est la conscience même, et, comme tel, nécessaire à tous. L'autre est une certaine délicatesse de sensation et de jugement, qui vient à la longue dans le cours de la vie; il se nomme le goût; il est seulement utile à quelques-uns. Le sentiment du bon, qui marque l'extrême supériorité de l'homme sur les animaux, qui (p. 256) l'élève à la connaissance de Dieu, de l'âme, de l'immortalité, de la justice et de la vertu, qui forme le commun fondement de toutes les sociétés, est un élément essentiel de notre nature, un don forcé de la Providence créatrice; sans lui, l'homme ne serait pas l'homme. Au contraire, le sentiment du beau, moins nécessaire, et pouvant être rare puisqu'il est superflu, est une acquisition de l'intelligence, lente, laborieuse, incertaine, et souvent refusée aux plus sincères efforts. L'un ne coûte, comme la noblesse, que la peine de naître; l'autre exige, comme toute science acquise, une aptitude préalable, une sorte de révélation où souvent le hasard doit aider à la nature, enfin du temps, de la réflexion, du travail d'esprit dans le loisir du corps.
Voilà pour la théorie. Veut-on demander à la pratique une preuve évidente et palpable de la grande distance qui sépare, dans l'esprit humain, la connaissance du bon de celle du beau? Un jury de cour d'assises, bien qu'il prononce sur la liberté, la vie et l'honneur d'un accusé, se tire simplement au sort, tout citoyen étant capable d'apprécier, sur des témoignages et des débats, la vérité d'un fait et sa moralité. Mais on se garde bien de prendre dans la même liste, et par la même voie, le jury qui doit décerner le prix d'un concours. Il faut alors choisir parmi les plus spéciaux, les plus habiles, les plus autorisés.
Mais d'ailleurs qu'est-il besoin de démontrer ce que dit à chacun sa propre expérience? Parmi ces jurés habiles et spéciaux, quel est celui qui ne confesse avoir été d'abord, et longtemps, la dupe de son ignorance? Quel est celui qui ne reconnaisse que le goût des arts, et plus encore le goût dans les arts, ne lui sont venus (p. 257) qu'à la longue, après des rencontres heureuses et souvent fortuites, après des études soutenues, des comparaisons multipliées, un continuel exercice des facultés de voir, de comprendre, de sentir, de juger? Qui ne sait enfin, pour l'avoir appris sur soi-même, que, dans les arts, (sauf la musique peut-être, elle pénètre à l'insu même de ceux qui l'écoutent), les émotions viennent à la suite du raisonnement; que si le feu sacré s'allume au fond des âmes, c'est en quelque sorte au frottement prolongé des facultés de l'intelligence, et que la première condition de l'admiration sérieuse, c'est le savoir?
Ceux qui voudraient étendre libéralement à tous les hommes le sentiment du beau comme celui du bon essayent d'appuyer leur opinion sur un fait. Ils citent l'exemple d'Athènes, où, disent-ils, le concours pour les arts s'ouvrait sur la place publique, où tout le peuple formait l'aréopage. Cet exemple est trompeur, et repose également sur une confusion. Sans faire valoir le génie particulier de la Grèce antique parmi les autres nations du monde, et du peuple athénien parmi les peuples de la Grèce, je ferai simplement remarquer que ce peuple d'Athènes, si petit par son territoire et sa population, si grand par ses œuvres et sa gloire, se composait d'environ cinquante mille citoyens libres, servis par quatre cent mille esclaves. Or, les esclaves étant chargés de tous les travaux manuels, et exerçant tous les métiers, rachetaient leurs maîtres du labeur corporel, les faisaient hommes de loisir, les vouaient au culte exclusif de l'intelligence, comme tête d'un corps dont ils étaient les membres agissants et soumis. Cette démocratie athénienne, si jalouse qu'elle fût de l'égalité absolue entre les citoyens, était donc une véritable aristocratie; (p. 258) et l'on conçoit fort bien que le jugement des œuvres d'art appartînt à la foule, lorsqu'elle se composait entièrement d'hommes si éclairés par l'éducation et l'expérience, qu'on pouvait, sans grand danger pour la république, distribuer au sort parmi eux tous les emplois et toutes les magistratures. L'empire des arts, bien qu'il ne connaisse pas plus de frontières que la science, bien que, parlant aussi une langue universelle, il s'étende sur le monde entier, ne peut se gouverner que par une étroite oligarchie. En effet, comme on l'a dit justement, le bon goût est la partie exquise du bon sens. Je crois donc qu'en écoutant avec déférence les avis de ceux qui savent donner raison de leurs avis, on peut se dispenser d'accorder une grande attention aux jugements aveugles et tumultueux que prononce la multitude, et qui font tout au plus la vogue. Dans les arts, la voix publique est celle d'un fort petit nombre, mais intelligente, exercée et passionnée avec désintéressement. Celle-là seule donne aux vivants les récompenses de la réputation; celle-là seule donne aux morts l'immortalité de la gloire.
Hâtons-nous d'ajouter que, si cette élite de connaisseurs a le privilége de la critique, il ne s'ensuit pas que chacun de ses membres ait le don d'infaillibilité. Loin de là; elle est comme cette démocratie aristocratique d'Athènes où chaque citoyen n'avait que son vote personnel, et ne pouvait dominer qu'à la condition de convaincre. Comme il n'y a qu'une autorité dans l'empire du bon, la conscience, il n'y a qu'une autorité dans l'empire du beau, le goût. Seulement la conscience parle à tous les hommes le même langage, tandis que le goût, au contraire, même le goût acquis et formé, (p. 259) est aussi multiple que les tempéraments, les passions et les idées. Il varie de pays à pays dans chaque époque, et d'époque à époque dans chaque pays; il varie d'homme à homme, et, dans chaque homme, d'âge en âge.
Qui t'a dit qu'une forme est plus belle qu'une autre?
Est-ce à la tienne à juger de la nôtre?
L'ours a raison. Donc, on a beau se faire un devoir de lire tous les livres, d'écouter tous les avis, de consulter des hommes qu'on tient pour plus habiles que soi, d'appuyer son propre jugement de jugements plus sûrs et plus considérables, il n'est permis à personne, dans la critique des arts où manque la règle absolue, de se croire une autorité; on n'est qu'une opinion.
Mais l'exemple d'Athènes serait bien choisi, en le circonscrivant à la démocratie aristocratique des citoyens libres, si l'on voulait citer celle des sociétés humaines qui a montré l'aptitude la plus générale et le goût le plus exquis dans la culture de tous les arts. «Athènes, dit parfaitement M. Du Pays, est le plus bel épanouissement de l'esprit humain. Tout le monde antique qui le précède, l'Inde, l'Assyrie, la Phénicie, l'Égypte, forment comme une sorte de moyen âge, pendant lequel l'intelligence subit la loi inexorable du despotisme et de la théocratie. Au-dessous du prince et du prêtre il n'y a que des générations anonymes, point d'individualité. Avec Athènes commence pour l'humanité une ère de liberté, et la liberté féconde le génie; et le génie se nomme; il s'appelle Socrate, Platon, Aristote, Eschyle, Sophocle, Hérodote, Démosthènes, Phidias. Ce sont là dorénavant les éternels instituteurs des nations; et quand l'Europe, envahie par les (p. 260) barbares, les oubliera, elle tombera elle-même dans la barbarie, et elle ne reviendra à la vie intellectuelle qu'en retrouvant ces grandes clartés. Les avoir perdues aura été le temps de sa mort; les retrouver sera l'époque de sa renaissance.»
Il y a donc un intérêt souverain à rechercher comment les arts furent encouragés par le peuple d'Athènes, là où la chorégie (de χορος, chœur, et αγειν, conduire) fut une des plus hautes fonctions publiques, et ambitionnée par les plus riches citoyens des dix tribus. Certes, il devait donner à cet encouragement tous ses soins, tout son zèle, toute sa libéralité, car, pour lui, l'art était de toutes les industries la plus lucrative comme la plus noble, car il trouvait dans les arts son utilité, son profit, sa fortune, en même temps que son éclat et sa gloire. Comment l'Attique, dont le territoire étroit, rocailleux, presque stérile, n'avait ni champs de blé, ni prairies, ni forêts, ni fer, ni chanvre, ni laine, ni cuir, ni troupeaux; qui achetait du dehors sa nourriture, sa boisson, ses vêtements, ses meubles, ses métaux, ses bois de construction, ses voiles, ses cordages, ses chevaux, ses esclaves; qui n'avait à livrer, en retour de tant de productions étrangères, que l'huile des arbres de Minerve, le miel de l'Hymète et le marbre du Pentelès, comment l'Attique, «partie décharnée du squelette du monde,» ainsi que la nommait Platon, a-t-elle pu nourrir sur son sol infertile cette population de cinquante mille citoyens libres et de quatre cent mille esclaves? Comment s'est-elle donné une marine et une cavalerie? Comment a-t-elle assujetti les îles de l'Archipel, fondé de lointaines colonies, vaincu les hordes innombrables du roi de Perse, lutté contre Philippe, résisté (p. 261) à Sylla? C'est qu'à défaut d'agriculture, elle avait la haute industrie; c'est qu'elle possédait, en tous genres de belles choses, les meilleures manufactures de toute la Grèce, c'est-à-dire du monde connu. Et cette supériorité dans l'industrie, qui lui fit supplanter l'une après l'autre Égine, Sicyone, Rhodes et Corinthe, elle la devait à sa supériorité dans les arts. «La Minerve colossale de Phidias, dit Émeric-David (de l'Influence de l'art du dessin sur la richesse des nations), dont on aperçoit le panache du promontoire de Sunium, appelait les commerçants de tout l'univers dans les ateliers où se créaient les tableaux, les statues, les broderies, les vases, les casques, les cuirasses, dont le prix devait entretenir la richesse et la population de l'Attique.»
Périclès avait donc fait un bon calcul, en même temps qu'une belle œuvre, lorsqu'il dépensa, sous la direction supérieure de Phidias, jusqu'à quatre mille talents (vingt-deux millions de francs), trois fois le revenu total de la république, en travaux d'architecture, de sculpture et de peinture, et en récompenses aux artistes célèbres. Il assurait à sa patrie la puissance et la richesse par le moyen de la grandeur et de l'éclat. En effet, les produits de cette haute industrie qui s'appelait l'art, et de laquelle Athènes conquit le monopole, s'élevaient à une valeur qu'on ne leur croit plus de nos jours, qu'on ne leur soupçonne peut-être pas. S'il est vrai, comme le rapportent Plutarque et Pline, que Nicias refusa la somme énorme de soixante talents (324,000 fr.) qui lui fut offerte pour prix d'un de ses tableaux; que César paya quatre-vingts talents (432,000 fr.) les deux tableaux de Timomaque qu'il plaça dans le temple de (p. 262) Vénus Genitrix, et Tibère soixante mille sesterces l'Archigalle de Parrhasius; qu'un tableau d'Aristide, l'auteur du Beau Bacchus, fut vendu cent talents (540,000 fr.), et que la ville de Sicyone acquitta ses dettes en vendant les tableaux qui étaient du domaine public; on sait, d'une autre part, que, sous les empereurs, dans cette Rome où les statues, au dire de Pline, étaient plus nombreuses que les habitants, où Néron en amena cinq cents en bronze du seul temple d'Apollon à Delphes, et du sol de laquelle on en avait déjà tiré, au temps de l'abbé Barthélemy, plus de soixante-dix mille; on sait, dis-je, qu'une statue en marbre, faite par un artiste médiocre, valait couramment douze mille francs de notre monnaie; on sait aussi que le Diadumène de Polyclète fut payé cents talents, et que le roi Attale offrit vainement aux habitants de Guide d'acquitter toutes leurs dettes en échange de la Vénus du même statuaire. Quel prix auraient donc demandé les gens d'Argos pour leur Junon colossale, ceux d'Olympie pour leur Jupiter, ceux d'Athènes pour leurs trois Minerves, la Guerrière, la Lemnienne et la Poliade?[85]
(p. 263) C'était donc avec toute raison que les Grecs d'Athènes se montraient fiers de leurs grands artistes, vrais bienfaiteurs de la patrie, et qu'ils les comblaient de plus d'honneurs et de récompenses que jamais aucune autre nation des temps anciens ou modernes n'en inventa dans la même pensée de gratitude et de rémunération. «L'art des récompenses avait sa théorie, dit Émeric-David (Recherches sur l'art statuaire), et les honneurs accordés par les Athéniens étaient gradués de telle sorte, que l'émulation ne s'arrêtait jamais.... Proclamation au théâtre du nom de l'homme qu'on voulait honorer: proclamation dans les jeux publics; couronne décernée par le sénat; couronne décernée par le peuple; couronne donnée à la fête des Panathénées; portrait placé dans un palais national; portrait dans un temple; nourriture dans le Prytanée; nourriture accordée au père, aux enfants, aux descendants à perpétuité; statue sur une place publique; statue dans le Prytanée; statue au temple de Delphes; tombeau, jeux publics et périodiques célébrés sur le tombeau.[86]»
Mais ces honneurs et ces récompenses, les Athéniens ne les accordaient qu'après les œuvres faites, après les services rendus. Jamais ils n'eurent la pensée de rendre (p. 264) accessible à tout venant cette ardue et périlleuse carrière des arts, réservée aux âmes d'élite; et si, reconnaissant dès ses premiers essais celui qu'a fait artiste un souffle divin, ils louaient ses mérites et censuraient ses défauts, jamais ils n'imaginèrent de tendre, comme nous le faisons, une main trop secourable à ceux qui manient, en dépit de Minerve, la brosse du peintre, le ciseau du statuaire ou le compas de l'architecte.
Puisque les Athéniens nourrissaient dans le Prytanée l'artiste couronné, et non lui seul, mais ses parents, ses enfants, ses descendants à perpétuité, ils auraient pu facilement créer, dans quelque autre édifice public, des écoles de beaux-arts ouvertes à tous les jeunes citoyens de la république. Ils se gardèrent bien de commettre une telle faute, tout le temps, du moins, que durèrent la liberté et la grandeur de leur patrie. Jusqu'au règne des Antonins, époque d'un essai de renaissance que tentèrent, par l'imitation de l'art archaïque, les dominateurs de la Grèce asservie, et qui fut le signal de la décadence universelle, les Grecs n'eurent jamais d'écoles gratuites pour les arts du dessin, pas plus que pour l'éloquence et la philosophie. Ils pensèrent toujours que les leçons payées valent mieux que les leçons prises pour rien, parce que ceux qui se décident, ou qui décident leurs parents à les payer, sentent en eux-mêmes qu'ils en sauront tirer parti, et qu'il faudra que le succès réponde au sacrifice; parce qu'une telle règle éloignait à coup sûr, non-seulement les inaptitudes évidentes, mais encore les fausses ou douteuses vocations.[87] La (p. 265) coutume constante des Grecs, dit Vitruve, fut que les maîtres artistes ne donnaient de leçons qu'à leurs enfants, ou à ceux qu'ils jugeaient capables de devenir à leur tour des artistes maîtres. Ces leçons, même entre étrangers, établissaient comme une paternité et une filiation. Ainsi, lorsqu'on lit sur les inscriptions que nous ont conservées les œuvres de la statuaire grecque: un tel, fils d'un tel, il faut remarquer qu'entre le maître qui s'honorait de l'élève, et l'élève qui s'honorait du maître, il y avait un tel lien d'affection et de reconnaissance, que souvent l'élève appelait le maître son père. «De sorte, ajoute Pline, qu'on pouvait douter, quand un artiste joignait le nom de son père au sien propre, en signant une œuvre, si c'était le vrai père ou le maître qu'il désignait par ce nom sacré.»
Voilà, j'imagine, la vraie distinction qu'il faut faire; et les Grecs nous ont donné, sur la manière d'encourager l'art, un précepte aussi juste que, sur la manière de le cultiver, ils nous ont donné d'inimitables modèles. Certes, il faut combler d'honneurs les grands artistes, comme les grands orateurs et les grands écrivains, suivant l'esprit de la société et le sens qu'elle attache à ce mot d'honneurs. Il est juste que la gloire et même la fortune récompensent les uns et les autres, qu'elles rendent témoignage de l'estime et de la reconnaissance des nations pour les citoyens d'élite qui en sont l'ornement. C'est devant ces honneurs rendus que peuvent s'éveiller de nobles émulations et se révéler des vocations heureuses. Honoribus nascuntur artes, a dit Cicéron. Mais ce qu'il est bon de faire après, est il bon de le faire avant? Doit-on offrir aux jeunes gens, comme autant d'amorces presque toujours trompeuses, des avantages (p. 266) de tout genre qui les attirent, sans vocation véritable, dans une carrière qu'ils n'auraient pas choisie d'eux-mêmes, où la facilité des premiers pas et une sorte d'entêtement à ne pas reculer les retiendront désormais pour leur perte et presque leur honte? Faut-il enfin créer ou conserver des écoles gratuites, comme il y en a dans la plupart de nos villes, et des académies de pensionnaires, comme celle de Rome? Ici l'on me permettra de penser à la façon des Athéniens, et de réprouver toutes ces combinaisons factices qui, dans aucun temps ni dans aucune contrée, n'ont jamais produit que des résultats entièrement contraires à ceux qu'on s'était promis.[88] L'exemple des Grecs suffirait seul pour justifier cette opinion; je n'aurais qu'à citer leur précepte, puis, en regard, à citer leurs œuvres. Mais pour que la démonstration soit complète et décisive, il faut l'étendre jusqu'à nous, à travers toutes les époques et tous les pays, où, depuis les Grecs, l'art fut cultivé avec un succès éclatant. C'est ce que je vais essayer.
Commençons par les Romains, bien qu'ils n'aient eu, et fort tard, la connaissance de l'art que par les ouvrages des Grecs,[89] et bien qu'à Rome même il n'y ait guère eu d'autres artistes que des artistes grecs, qui (p. 267) allaient, comme les grammairiens et les pédagogues, exercer là leur profession. Ainsi ce fut un peintre grec, Métrodore d'Athènes, qui vint exécuter à Rome, pour le triomphe de Paul-Émile, les tableaux qu'on portait à la suite du général vainqueur, et que Tite-Live appelle simulacra pugnarum picta.
Les Romains, il est vrai, défendaient la peinture aux esclaves comme pour l'honorer, mais ils dédaignaient de l'exercer eux-mêmes. Si le peintre Amulius a laissé quelque réputation, Pline a soin d'ajouter qu'il peignait sans quitter la toge (pingebat semper togatus), afin de ne pouvoir être confondu avec les étrangers, et de conserver, dans cet exercice subalterne, la dignité de citoyen romain; et si l'on trouve ensuite un certain Quintus-Pedius devenu peintre, quoique fils de personnage consulaire, c'est qu'il était muet de naissance; encore, pour que sa famille lui fît apprendre la peinture comme occupation d'agrément, fallut-il l'expresse permission d'Auguste. «Puis bientôt, dit Pline. Ludius inventa l'art charmant des décorations pour les murs des appartements, où il sema maisons de plaisance, portiques, arbrisseaux, bosquets, forêts, collines, étangs, fleuves, rivages, en un mot tout ce que désire le caprice de chacun.» Puis enfin Pyreïcus se mit à peindre des boutiques de cordonniers et de barbiers, des provisions de cuisine, des chiens, des ânes, des caricatures à l'imitation de Ctésiloque, inventeur du burlesque chez les Grecs. Ainsi la peinture, perdant toute noblesse et tout caractère, fut décidément réduite au rôle de décoration d'intérieur, telle que nous la voyons dans ce qu'on nomme les fresques de Pompeï. Ce n'était pas à un art avili de la sorte, et qu'ils eussent eu honte de (p. 268) pratiquer eux-mêmes, que les Romains pouvaient prodiguer des encouragements publics.
Ils cultivèrent avec plus de succès la sculpture, surtout le genre des statues-portraits, statuæ iconicæ, (de εικον, image). L'usage en avait commencé dans la Grèce, lorsque les statuaires furent chargés d'éterniser le souvenir des athlètes vainqueurs aux jeux publics, et les Romains durent imiter en cela les Grecs, lorsqu'ils voulurent éterniser à leur tour les images des Césars déifiés, ou des femmes impudiques de leurs Césars, les Livie, les Julie, les Faustine, ou des favoris de leurs Césars, comme l'Antinoüs d'Adrien, ou des riches patriciens qui comptaient des villes parmi leurs clients, comme les neuf Balbus trouvés dans les ruines d'Herculanum. Cependant, s'il fallait une preuve que la statuaire même, bien que plus et mieux cultivée, ne fut pas plus honorée à Rome que la peinture, il suffirait de rappeler que si les Romains, spoliateurs des temples de la Grèce, dont ils amoncelèrent les dépouilles dans leurs temples et leurs palais, prisaient libéralement les anciennes statues grecques; que s'ils tenaient en haute estime les noms de Phidias, d'Alcamène, de Scopas, de Praxitèle, de Polyclète, de Lysippe, de Myron, ils n'ont pas même pris soin de conserver les noms des sculpteurs contemporains qui dressaient sur leurs places publiques les images d'Auguste ou de Tibère, de Titus ou de Marc-Aurèle. La sculpture même n'était donc pour eux qu'un métier. Aussi voit-on Pétrone (celui que Néron appelait arbiter elegantiarum), lorsqu'il persifle les orateurs de son temps, se plaindre amèrement du sort de l'art, gâté par un style maigre, étroit, minutieux, et Quintilien faire une critique aussi fine que (p. 269) juste des artistes qui vivaient autour de lui, en disant qu'ils auraient mieux travaillé les ornements du Jupiter de Phidias que Phidias lui-même.
Sous les Antonins, d'Adrien à Marc-Aurèle, il y eut, après cette décadence, un puissant essai de régénération des arts. Soutenus, encouragés par ces empereurs savants, philosophes, et bien intentionnés, comme dit Winckelmann, les artistes de cette heureuse époque tentèrent de ranimer l'art du présent par l'imitation du passé, et, pour cela, retournèrent jusqu'aux origines, jusqu'au style hiératique des Éginètes, des Étrusques, des Égyptiens. Écoutons ce que dit Winckelmann de leur tentative avortée.
«Les dieux et les héros avaient été représentés sous toutes les attitudes possibles; la somme des formes était pour ainsi dire épuisée: circonstance qui ouvrit la carrière de l'imitation. Comme il semblait impossible de surpasser un Praxitèle ou un Apelles, on s'efforcait de les égaler, et l'on restait ainsi sous le joug de l'imitation. L'art eut le même sort que la philosophie. Il y eut alors, dans le premier comme dans la dernière, des éclectiques qui, manquant de force et de génie pour inventer, se bornèrent à rassembler plusieurs beautés dispersées pour en former un beau unique. Comme les éclectiques ne peuvent être estimés que les copistes des philosophes, n'ayant rien produit d'original, de même ceux qui suivirent la même méthode dans l'étude de l'art ne furent que des imitateurs serviles qui ne produisirent rien d'original et de parfait. Les extraits que les éclectiques firent des ouvrages des anciens furent cause que ceux-ci furent négligés et se perdirent. Il en arriva autant aux ouvrages originaux de l'art, qu'on négligea pour les (p. 270) copies que les imitateurs en avaient faites, et où ils croyaient bonnement en avoir rassemblé les beautés.»
Ainsi, malgré le louable essai des Antonins, malgré l'impulsion donnée aux artistes par ces sages assis sur le trône du monde, il n'y eut pas seulement nouvelle décadence de l'art, il y eut bientôt abandon complet, ruine et mort; à ce point que l'on ne trouve, dans aucun musée public de l'Europe, aucune statue postérieure à celle, fort grossière, de l'empereur Maxime Pupien, qui fut massacré, en 236, par les gardes prétoriennes. Depuis lors, l'art antique n'a plus produit un seul ouvrage ayant le caractère que nous attachons à ce mot. Voilà quels succès eurent les encouragements donnés par les Antonins.
Franchissons à présent tout le Bas-Empire, où l'art ne trouve plus de refuge et n'offre plus de tradition que dans la mosaïque et l'orfévrerie, où les iconoclastes chrétiens commencent l'œuvre de destruction achevée par les sectateurs de l'islam, qui remettent en honneur l'antique loi d'Abraham et de Moïse. Franchissons encore les longues ténèbres du moyen âge, ainsi que les premiers et respectables essais d'art national, tentés partout, mais dont l'histoire est trop confuse et trop incertaine pour nous fournir d'utiles leçons, et passons enfin à cette admirable époque du réveil général de l'esprit humain qu'on nomme la Renaissance.
C'est en Italie, c'est à Florence d'abord, qu'il faut nous placer.
Florence est bien l'Athènes moderne: toutes deux républiques, toutes deux populaires, agitées, pleines d'action et de vie débordante. L'une eut Homère par Pisistrate, l'autre Dante et le vieux Cosme; l'une Périclès, (p. 271) l'autre les Médicis; l'une Thucydide et Aristote, l'autre Guicciardini et Machiavel; l'une Polygnote, Ictinus, Phidias, Apelles, l'autre Giotto, Brunelleschi, Léonard, Michel-Ange. Lorsqu'en 1294 Florence décrète l'érection de sa cathédrale, elle charge le podestat de la seigneurie «d'en tracer le plan avec la plus somptueuse magnificence, de telle sorte que l'industrie et le pouvoir des hommes n'inventent et n'entreprennent jamais rien de plus vaste et de plus beau, attendu qu'on ne doit pas mettre la main aux ouvrages de la commune, à moins d'avoir le projet de les faire correspondre à la grande âme que composent les âmes de tous les citoyens unis dans une seule et même volonté.»
Qui tient à cette époque lointaine ce magnifique langage? Est-ce un prince dans sa cour? Non, c'est tout simplement la seigneurie, la commune. Florence obéissait alors à sa constitution démocratique, appelée Ordinamenti di giustizia, et le premier de ses Médicis ne devait apparaître qu'un siècle et demi plus tard. Certes, le grand architecte Arnolfo di Lapo, qui commença l'érection de cette cathédrale si noblement votée, et Brunelleschi, dont la hardiesse inventive osa dresser un second temple dans les airs, ce fameux duomo qu'alla depuis imiter Michel-Ange à Rome, après lui avoir dit: «Adieu, ami, je vais faire ton pareil, mais non ton égal!»—certes, Nicolas de Pise, lorsqu'il retrouvait dans les bas-reliefs d'un vieux sarcophage grec le style de la statuaire antique, et qu'il parvenait à l'imiter;—certes, le grand Giotto, ce petit pâtre du village de Vespignano, que Cimabuë rencontra dessinant ses chèvres sur le sable, et qui, pratiquant bientôt tous les arts, les répandit tous dans toute l'Italie;—certes, ces illustres (p. 272) promoteurs de la Renaissance ne durent à nulle protection de l'autorité, à nul encouragement préventif, leur puissance de création et d'exemple. Comme le dit Vasari de Giotto, lorsqu'il salue en lui l'inventeur de l'expression, ce fut une révélation divine (per dono di Dio) qui les dota de leur génie.
Tous les grands artistes qui suivirent ceux-là, jusqu'au siècle d'or, sortirent aussi de l'ombre et de la foule par les seuls efforts de l'instinct naturel, de la volonté et du travail. Fra Angelico, caché dans son couvent; Masaccio, fils d'un cordonnier; Donatello, orphelin recueilli par la charité d'un voisin; Andrea Verrocchio, qui de graveur se fit peintre, et ses deux grands disciples, le Pérugin, si pauvre en arrivant de l'Ombrie qu'il couchait dans un coffre, et Léonard, fils naturel, d'un notaire de Vinci; enfin Andrea del Sarto, fils d'un tailleur, ne reçurent ni secours ni encouragement d'aucune sorte avant d'avoir conquis la célébrité par le talent. Ce fut, il est vrai, à cette prodigieuse époque où florissaient à la fois toutes les branches de la connaissance humaine, que Laurent le Magnifique, devenu le Périclès de la nouvelle Athènes, et donnant vers la fin de sa vie (1490) carrière à toute sa libéralité, institua dans son propre palais une école gratuite pour les beaux-arts. Il est encore vrai que le jeune Michel-Ange Buonarroti y fut admis l'un des premiers. Mais cet illustre fils nourricier d'un tailleur de pierres, artiste malgré ses parents, avait déjà donné la mesure de ses forces lorsqu'il sculptait à quinze ans, par passe-temps d'enfant désœuvré, ce masque de satyre que l'on a recueilli, avec son Apollon, son Bacchus et son Brutus, dans la galerie de Florence. Et ce ne fut point au sortir de cette (p. 273) espèce d'académie domestique qu'il dessina, à vingt-neuf ans, le fameux carton de la Guerre des Pisans, qui devint le commun modèle des artistes florentins; car, depuis longtemps déjà, l'école de Laurent le Magnifique n'existait plus; elle était tombée immédiatement avec son fils Pierre II, tyran capricieux et mesquin, qui, pour s'amuser, employait Michel-Ange à faire des statues de neige. Sous le gonfalonier Soderini, Florence avait recouvré sa forme républicaine, qu'elle conserva jusqu'au long siége de 1529, alors que, pour défendre son pays contre les tyrans expulsés, Michel-Ange, devenu ingénieur militaire, passa presque une année aux batteries d'avant-poste. Mais, lorsqu'avec l'appui des papes et de Charles-Quint, ligués en leur faveur, les Médicis eurent ressaisi la domination de Florence, ils s'empressèrent de rétablir l'académie de Laurent le Magnifique, que les grands-ducs de Toscane (à partir de 1550), et notamment François de Médicis, fondateur aussi de l'académie littéraire della Crusca, dotèrent non moins généreusement. Ce fut, comme sous les Antonins à Rome, le signal d'une complète décadence, d'un complet abandon. Vainement aux avantages de cette école gratuite s'ajoutèrent les attraits et les secours de la galerie publique degl' Uffizzi, que Vasari avait commencée, et de la galerie Pitti, que les grands-ducs ouvraient libéralement aux études; dès que Léonard, Raphaël et Michel-Ange eurent quitté Florence pour habiter Milan et Rome; dès qu'Andrea del Sarto fut mort de la peste, l'art florentin s'endormit pour ne plus se réveiller. Un siècle après ces grands hommes il ne restait, hélas! que Carlo Dolci et sa fille Agnese, qui achevaient de perdre cette grande école dans les minuties et les afféteries de la (p. 274) peinture, dirai-je religieuse? non, mais bigote et béate, de la peinture inspirée par le jésuitisme triomphant.
Passons de Florence à Rome.
Rome n'eut jamais d'artistes à elle, et ne fut jamais une capitale d'école. Ce qu'on a nommé fort improprement l'école romaine, c'est l'école particulière de Raphaël d'Urbin. Il l'avait apportée avec lui, lorsque Jules II le fit venir de Florence; elle s'éteignit de sa mort précoce, et ne laissa plus un seul survivant dès que Jules Romain, l'ange déchu, chassé de sa ville natale, se fut réfugié auprès du duc de Mantoue, pour assainir sa ville, comme ingénieur, et pour orner, comme peintre, son château de plaisance. Le même Jules II avait encore appelé Michel-Ange, à qui les papes demandèrent successivement des travaux de peintre, de statuaire et d'architecte. Léon X conserva ces grands hommes à sa cour; il leur adjoignit Sebastien del Piombo et quelques autres. Mais après Léon X, qui était Florentin et Médicis, lorsqu'un étranger, un Allemand, ceignit la tiare, que se passa-t-il à Rome? Ici je ne veux point parler moi-même, dans la crainte que l'on ne m'accuse de m'exprimer en moderne fils de Voltaire. Je vais laisser la parole au vieil auteur de l'Histoire des peintres et sculpteurs célèbres, à Giorgio Vasari, qui fut gonfalonier suprême d'Arrezzo, sa patrie, et qui, d'après son propre aveu, resta toute sa vie au service des Médicis et des papes. Vasari avait déjà dit d'Eugène IV: «Semblable à la plupart des princes, il ne comprenait rien aux beaux-arts, et s'en souciait fort peu. Si les princes soupçonnaient combien il est important pour leur renommée de savoir distinguer les hommes de génie, ils ne se montreraient pas si (p. 275) insoucieux.» Il disait du précepteur de Charles-Quint: «L'avénement d'Adrien VI consterna tous les artistes de Rome et de Florence... Les beaux-arts lui furent tellement odieux, que, si ce pontife eût conservé plus longtemps le sceptre apostolique, Rome aurait eu à déplorer la perte de bien des chefs-d'œuvre, comme autrefois lorsqu'elle vit certains papes condamner au feu toutes les statues échappées au ravage des Goths. Le ciel enfin, touché de compassion, fit ressusciter les arts en frappant de mort Adrien.» Puis ailleurs: «Tant que vécut Adrien, peu s'en fallut que Jules Romain, le Fattore, Perin del Vaga, Jean d'Udine, Sebastien del Piombo et autres grands maîtres ne mourussent de faim. La consternation règnait parmi les courtisans accoutumés à la magnificence de Léon X, et les artistes songeaient tristement à l'avenir en voyant toute espèce de talent plongé dans l'oubli.... lorsqu'enfin, par la volonté de Dieu, la mort vint frapper Adrien.»
À Rome donc, lorsque Raphaël venait à peine de s'éteindre avant l'été de sa vie, et que Michel-Ange n'avait pas encore fait les grandes œuvres de sa vieillesse, voilà quel était le prince à triple couronne qui séparait les deux Médicis, Léon X et Clément VII! Voilà quelle précaire et misérable situation avait faite aux artistes italiens l'habitude des commandes et des largesses de la cour pontificale! Lorsque, peu d'années après, Paul III Farnèse, cette figure de malin singe à barbe blanche, voulut confier le soin de son portrait à un peintre renommé, il dut décider Titien, qui avait déjà soixante-huit ans, à quitter un moment sa chère Venise. D'autres papes, tels que Paul IV, appelèrent (p. 276) les Bolonais, Carrache, Guide, Dominiquin, Guerchin; Innocent X profita du passage de l'Espagnol Velazquez à Rome; et après les derniers des Romains, Pierre de Cortone et Carle Maratte, l'on ne vit plus dans la ville éternelle que des étrangers, même à l'Italie, cultiver les arts avec quelque succès et quelque éclat. Ce furent d'abord des Français, Poussin, Claude, Mignard; ensuite des Allemands, Raphaël Mengs et Angelica Kauffmann; puis, de nos jours, Owerbeck et Cornélius.
Franchissons maintenant les Appennins et passons de Rome à Venise.
Depuis le temps où les Vénitiens, sous le vieux doge Orseolo (onzième siècle), appelèrent des mosaïstes byzantins pour orner leur riche et bizarre Saint-Marc; depuis qu'ils firent élever le palais ducal par Filippo Calendario, qui fut pendu comme conspirateur sous le doganat de Marin Faliero, décapité pour la même cause, ils cultivèrent tous les arts avec un zèle et un éclat que l'on ne saurait trouver nulle part ailleurs, si ce n'est dans l'autre grande république italienne, Florence. Venise eut l'honneur de conserver tous ses enfants illustres, les Vivarini, les Bellini, Basaïta, Carpaccio, Tintoret. Elle eut encore celui d'attirer dans son sein et de s'approprier une foule d'illustrations étrangères. Presque tous les grands peintres vénitiens sont nés hors de Venise: Titien à Cadore, Giorgion et Paris Bordone à Trévise, les deux Véronèse (Paolo Cagliari et Alessandro Turchi) à Vérone, Palma le vieux à Bergame, les Bassano (da Ponte) dans la petite ville de ce nom, Pordenone dans le Frioul, Schiavone en Dalmatie; et les deux plus grands architectes qui ont honoré Venise, Sansovino et Palladio, étaient venus, l'un de Florence, (p. 277) l'autre de Vicence, se fixer dans la ville des palais, où l'on compte trois éléments, l'eau, le ciel et le marbre.
Venise cependant n'eut aucune espèce de cour, ni de papes, ni de rois; elle n'eut pas même de ces familles nobles et riches entre toutes, qui, s'arrogeant peu à peu l'autorité souveraine, essayaient, par l'utilité et la grandeur des travaux publics, de faire pardonner leur puissance usurpée. Elle n'eut pas les Médicis de Florence, ou les Sforza de Milan, ou les Gonzaga de Mantoue. D'où lui venait donc ce concours d'étrangers éminents? Qui les attirait, qui les fixait à Venise? Un mot de Sansovino (Jacobo Tatti) va nous l'apprendre. Sollicité par le duc Cosme, le duc Hercule et le pape Paul III, de leur consacrer, à Florence, à Ferrare et à Rome, son double talent de sculpteur et d'architecte, il répondit à toutes leurs instances (toujours au dire de Vasari): «Qu'ayant le bonheur de vivre dans une république, ce serait folie à lui d'aller vivre sous un prince absolu.»
Mais ce n'étaient point les élèves, c'étaient les maîtres, les talents mûrs, éprouvés, célèbres, que Venise accueillait et s'attachait ainsi. Nous ne voyons dans son histoire, à l'époque des grands artistes en tous genres, aucune trace d'académies, d'écoles, de ce qu'on nomme les encouragements. Il faut arriver jusqu'au début de ce siècle pour en trouver la première mention. Ce fut Antonio Canova, ce pauvre petit paysan de Possagno, devenu par la force de sa volonté et de son génie le premier statuaire de l'Europe, qui, se rappelant quelles difficultés il avait traversées et vaincues pour se faire une éducation lettrée et un sort glorieux, essaya, d'accord avec le créateur de l'Accademia delle belle arti, (p. 278) le noble et savant Leopoldo Cicognara, d'ouvrir des écoles et de répandre des leçons au profit de ceux qui pourraient lui ressembler par la pauvreté comme par les dons naturels.[90] Je doute que l'Autriche ait conservé dans Venise asservie ces créations généreuses d'un grand artiste, d'un grand cœur. Mais je ne sache pas, hélas! que cet incitamentum, tant qu'il dura, ait produit, un autre Canova dans la statuaire, un nouveau Titien dans la peinture, un nouveau Palladio dans l'architecture.
Que l'on étende cette étude historique à toute l'Italie, aux autres villes qui ont été des capitales d'écoles, Parme, Milan, Bologne, Naples; qu'on lise les vies de Corrège, des Carrache, de Caravage, de Salvator, de Ribera; l'on verra partout, et toujours, que les artistes s'élèvent par eux-mêmes, en dépit de toutes les entraves; et, qu'au moment où commencent à leur profit les facilités d'étude et les secours pécuniaires, en un mot les encouragements, il n'y a plus d'artistes, il n'y a plus d'art. Mais nous allons trouver encore, avant de quitter l'Italie, un autre genre de démonstration qui n'aura, pas moins d'évidence et d'autorité.
Par une exception qui doit péniblement froisser son juste orgueil, le Piémont, cette intéressante partie de la famille italienne, qui offre à l'Europe un si noble exemple d'indépendance nationale, un si parfait modèle de liberté intérieure, le Piémont est la seule province (p. 279) de la Péninsule italique qui n'ait point donné son nom à l'un des insignes rameaux dont se compose l'arbre de l'art italien. Il n'y a point d'école piémontaise, et, pour son apport au trésor commun des gloires artistiques de la patrie, Turin est resté fort loin, non-seulement de Florence, de Venise, de Rome, de Bologne, de Milan, de Naples, mais encore de Sienne et de Pérouse. On ne cite que deux peintres nés sur le territoire piémontais, Gaudenzio Ferrari et Bernardino Lanini. Encore ont-ils étudié tous deux, et forcément, hors de leur patrie; l'un, Ferrari, semble s'être rattaché à l'école ombrienne, celle du Pérugin, et l'autre, Lanini, s'est donné à l'école lombarde. L'un est compté parmi les maîtres de second ordre; l'autre, de troisième. Gênes, il est vrai, qui, depuis 1814, fait partie intégrante de la monarchie sarde, produisit, du temps de ses doges, quelques artistes distingués, tels que le Cappucino (Bernardo Strozzi) et le Greghetto (Benedetto Castiglione). Mais elle était république alors, comme son illustre rivale de l'Adriatique. Que vont dire ceux qui prétendent que l'art ne peut prospérer, ne peut vivre que par la munificence du prince et dans les pays de pouvoir absolu? Il me semble que, depuis le comte de Savoie Thomas II, qui, au treizième siècle, s'intitula prince de Piémont et vicaire de l'Empire, jusqu'au roi Charles-Albert, qui donna la charte actuelle, le statuto, en 1848, le Piémont fut une monarchie absolue, et que Turin en fut la capitale. Pourquoi donc Turin n'a-t-il pas une école des beaux-arts, comme les républiques de Florence et de Venise? Pourquoi les rois de Piémont n'ont-ils pas eu à leur service des maîtres célèbres, comme les patriciens de ces deux villes, comme les simples bourgeois d'Amsterdam, (p. 280) de Leyde et de Harlem, tandis que la Hollande était républicaine? Pourquoi durent-ils appeler toujours des artistes étrangers pour décorer les monuments de leur royaume, et acheter des œuvres étrangères pour décorer leurs galeries? N'ont-ils pas voulu, ou n'ont-ils pas pu former des artistes nationaux? Partisans du régime absolu et des encouragements qu'il doit distribuer, je vous laisse le choix de la réponse; vous n'en serez pas moins condamnés par vous-mêmes.
Mère ou institutrice de toutes les écoles d'art, l'Italie compte celles de l'Espagne parmi ses filles et ses élèves. Il est donc juste de rechercher comment l'art naquit, se développa et périt en Espagne. Un coup d'œil nous suffira pour cette étude, et nous y trouverons les mêmes enseignements.
Laissant de côté les informes essais de l'art national à son enfance, et même les premiers progrès qu'il se montre capable de faire à l'arrivée du vieux peintre florentin Gherardo Starnina et du sculpteur de rétables Jean de Bourgogne, disciple des Flandres, nous passerons sur-le-champ aux communications qu'ouvrirent entre l'Italie et Espagne le commerce et la guerre. Lorsque Charles-Quint soumit l'une des péninsules à l'autre, lorsqu'il fonda cette domination puissante qui réunit sous le même sceptre Madrid, Naples, Anvers, c'est-à-dire les trois contrées où l'art devait être, à ce moment, cultivé avec le plus de succès et d'éclat, l'Italie venait d'atteindre à son plus haut point de gloire et de splendeur. Léonard, Michel-Ange, Raphaël, Corrège, Titien, avaient produit leurs incomparables chefs-d'œuvre. D'une autre part, la prise de Grenade, la découverte du nouveau monde, les entreprises guerrières du prétendant (p. 281) à la monarchie universelle, venaient d'allumer en Espagne ce mouvement des intelligences qui suit les agitations matérielles et jette une nation dans la voie de toutes les conquêtes. Aux premières nouvelles des trésors que recélaient en Italie les ateliers des artistes, les musées, les églises et les palais des grands, tous les Espagnols attachés aux arts par affection ou par état, tous les peintres, sculpteurs, architectes, se précipitèrent à l'envi vers cette terre de merveilles, plus riche pour eux que le Pérou et le Mexique, où se portaient, avides d'autres richesses, des populations d'aventuriers.
On vit alors, pour ne nommer que les plus illustres, et seulement dans la peinture, on vit sortir de la Castille Alonzo Berruguete, Gaspar Becerra, Navarrete le muet; de Valence, Vicente Juan de Joanès et Francisco Ribalta; de Séville, Luis de Vargas; de Cordoue, le savant Pablo de Cespedès. Tous ces hommes éminents rapportèrent dans leur patrie le goût et l'exemple d'un art dont ils avaient étudié, imité et presque égalé les maîtres. En même temps, des artistes étrangers, attirés en Espagne par les largesses des rois, des prélats, des grands et des communautés, soit civiles, soit monacales, venaient compléter l'œuvre des Espagnols instruits à l'étranger. Tandis que Philippe de Bourgogne à Burgos, et, à Grenade, Torrigiani, l'illustre et malheureux rival de Michel-Ange, ainsi que d'autres sculpteurs, ornaient de leurs œuvres les saintes basiliques et les sépulcres royaux,—des peintres, en nombre au moins égal, s'établissaient dans les principales cités: à Séville, le Flamand Pierre de Champagne, les frères Giulio et Alessandro; à Tolède, Isaac de Helle et le (p. 282) Greco Dominique Theotocopuli; à Madrid, Anton Moor, d'Utrecht, Patricio Cajesi, Castello le Bergamasque, Peregrino Tibaldi, Antonio Rizzi, Bartolommeo Carducci et son jeune frère Vincenzo. Ces diverses communications avaient, si l'on peut employer ce mot mercantile, importé l'art en Espagne. Les écoles s'étaient formées. D'abord timides, d'abord imitatrices humbles et réservées de leurs maîtres d'Italie, elles prennent peu à peu une allure plus dégagée et plus libre; elles s'émancipent, se font nationales, s'imprègnent des qualités et des défauts de leur pays, atteignent enfin à l'indépendance, à l'originalité, à la bravoure du style, puis à la hardiesse et à la fougue, poussées peut-être au delà des limites raisonnables. C'est à peu près la marche qu'avait suivie l'art en Italie, passant de l'école florentine-romaine, la forme, à celle de Venise, la couleur, puis à celle de Bologne, les effets, puis à celle de Naples, l'imitation et le mélange des autres.
En Espagne, quatre écoles principales se formèrent: les écoles de Valence, de Tolède, de Séville et de Madrid. Mais les deux premières se fondirent bientôt dans les deux autres. Créée par Juan de Joanès, illustrée par Ribera et les Ribalta, celle de Valence alla se réunir, comme les petites écoles de Cordoue, de Grenade et de Murcie, à la grande école de Séville, tandis que celle de Tolède, qu'avait fondée le Greco et qui produisit Luis Tristan, se perdit, ainsi que les petites écoles de Saragosse, de Badajoz et de Valladolid, dans l'école de Madrid, lorsque cette bourgade, devenue capitale de la monarchie par le bon plaisir de Philippe II, enleva toute suprématie à l'antique capitale des Goths.
(p. 283) Restent donc Séville et Madrid, l'Andalousie et la Castille. Avec Luis de Vargas et Pierre de Champagne commence l'école de Séville, qui se perfectionne à l'exemple du Valencien Joanès. Elle grandit, s'élève, devient elle-même, avec Juan de Las Roelas, Herrera le vieux, Pacheco et Pedro de Moya qui lui apporte de Londres les leçons de Van-Dyck; enfin elle atteint sa force, sa maturité, sa splendeur, elle produit les chefs-d'œuvre de l'art espagnol avec Velazquez, Alonzo-Cano, Zurbaran et Murillo, lequel ne laisse après lui que de pâles copistes, sans élèves et sans continuateurs. À Madrid, mêmes phases pour naître, grandir et s'éteindre. Berruguete, Becerra, Navarrete le muet, tous disciples de l'Italie, secondés par le Flamand Anton Moor, puis par les familles des Castello, des Carducci, des Rizzi, tous Italiens d'origine, qui forment Sanchez-Coello, Pantoja de la Cruz, Pereda, Collantès, fondent et illustrent l'école de Castille, dans laquelle le grand Velazquez vient introduire l'école d'Andalousie, et forme de ce mélange Pareja, Carreño, Cerezo, lesquels, vivant à Madrid, paraissent fils de Séville. Enfin Claudio Coello, le dernier rejeton de ces générations d'artistes, meurt de chagrin à l'arrivée triomphante de Luca Giordano, et avec lui périt la race entière.
En Espagne, l'histoire des lettres, l'histoire des arts et l'histoire politique suivent une marche commune, uniforme, parallèle; elles présentent les mêmes vicissitudes d'élévation et de chute. L'Espagne avait eu de grands écrivains en même temps que de grands capitaines et de grands ministres, et lorsqu'elle portait dans les deux mondes sa langue avec ses armes, elle avait conquis, on peut le dire, le goût et les leçons de l'art, elle avait (p. 284) produit de grandes œuvres tandis qu'elle faisait de grandes actions. Par une suite de cette commune destinée, la décadence vint à la fois dans les lettres, dans les arts et dans l'État. Le goût s'était dépravé tandis que le pouvoir s'énervait. L'Espagne perdit peu à peu la trace de ses modèles comme de ses héros; en laissant chasser sa langue avec son drapeau des Flandres et de l'Italie, elle se ferma les communications qui avaient allumé et entretenu chez elle la noble passion des beaux-arts; elle cessa de régner par l'épée, par la plume et par le pinceau; la détresse générale et profonde où elle fut réduite, finit par laisser sans culture tous ces fruits heureux de l'intelligence, qui ne mûrissent qu'au soleil de la prospérité publique. Lorsqu'après les désastres successifs qui affligèrent le règne de Philippe IV, arriva la calamiteuse époque de l'imbécile Charles II, puis la guerre de succession, et, avec Philippe V, l'introduction violente de l'influence française, devant laquelle disparut en quelque sorte la nationalité espagnole, ce qui avait été décadence devint abandon, ruine et mort. On avait fait de mauvais ouvrages après des chefs-d'œuvre, on n'en fit plus d'aucune sorte. Le théâtre se ferma, les livres cessèrent de s'imprimer et de se lire, les ateliers de peinture furent déserts, tout se tut, tout disparut, tout s'éteignit. Il y eut dans les arts et les lettres comme un interrègne sans exemple, un siècle vide, une lacune étrange qui coupe toutes les traditions, un sommeil complet de l'esprit national qui cesse de donner signe de vie, enfin, une sorte d'éclipse intellectuelle, dont aucune lueur n'interrompt les longues ténèbres. La guerre de l'indépendance lui rendit seule l'action et la vie. En reprenant son épée pour repousser une injuste (p. 285) agression, l'Espagne recouvra la parole et la plume. Dieu veuille, si cette même loi commune continue de présider à ses destinées, que l'Espagne se réveille aussi pour les arts, et qu'elle donne des successeurs à ses grands peintres comme à ses grands écrivains!
Ce qui semble prouver qu'une sorte de fatalité providentielle préside à ces mouvements divers, à ces secousses et à ces repos des intelligences, c'est que tous les efforts tentés, soit pour les retenir, soit pour les provoquer, sont également vains et stériles. Ceci me ramène à ma thèse. Charles-Quint n'avait pensé qu'à faire des conquêtes politiques; il s'occupait fort peu des arts, bien qu'il aimât à se faire peindre par Titien, Cesaris æques; il n'avait ni souhaité ni prévu que dans ses armées se glisseraient des peintres et des poëtes; il n'avait pas plus envoyé à Rome Vargas et Joanès que Boscan et Garcilaso, pas plus que Philippe II n'y envoya Cespedès et Cervantès. Ce fut pourtant ainsi que se formèrent l'art et la littérature de l'Espagne. Et la fin répondit au commencement, la chute à l'élévation. L'autorité royale, qui n'avait point fomenté celle-ci, ne put arrêter celle-là. À Séville, Murillo était parvenu, après quarante ans, au comble de sa renommée et de sa fortune. Se rappelant alors l'obscurité de sa jeunesse, pauvre et illettrée, se rappelant les premières et indignes occupations de son pinceau, qui consistaient à barbouiller sur de petits carrés de toile ou de bois ces vierges écrasant la tête du serpent qu'on appelait des Notre-Dame de Guadalupe, et qui se vendaient à la douzaine aux armateurs des galions d'Amérique, lesquels répandaient cette marchandise, avec les bulles de la Croisade, parmi les populations nouvellement converties du Mexique (p. 286) et du Pérou; Murillo voulut aplanir pour ses successeurs les débuts de la carrière qui avaient été si rudes pour lui. Avec l'aide de ses confrères et de ses meilleurs élèves, avec l'assistance des autorités municipales de Séville, qui lui livrèrent une partie du grand bâtiment de la Bourse (la Lonja), il établit une académie publique de dessin, dont il fut le premier directeur et le premier professeur. Elle fut solennellement ouverte le 11 janvier 1660. Dans cette académie, tout devait être fourni gratuitement, non-seulement les leçons de l'art, mais encore les objets matériels nécessaires à sa culture. Un siècle plus tôt, cet établissement eût peut-être fait merveille et doublé le nombre des peintres de talent; il n'en sortit pas un élève de quelque valeur, pas même un imitateur, un copiste, et, vingt ans après, l'académie de Murillo n'existait plus, faute de professeurs et de disciples.[91]
Dans l'autre école, à Madrid, les choses se passèrent de la même façon. Pour ressusciter l'art enseveli dans la tombe de Claudio Coello, Philippe V fit venir en Espagne, avec la fameuse collection des marbres de la reine Christine, plusieurs peintres français et italiens, Van-Loo, Houasse, Ranc, Procacini, Buonavia, Vanvitelli; son fils Ferdinand VI créa l'académie qui porte encore son nom (Academia de San-Fernando), la dota convenablement, appela des professeurs de l'Italie, leur envoya des pensionnaires; Charles III logea cette académie (p. 287) dans un vaste édifice, qu'il remplit des plus beaux modèles de l'art,[92] la combla de priviléges et de présents; sur ce modèle on créa une académie de San-Luis à Saragosse, une académie de San-Carlos à Valence. Vains efforts! Sans l'appui des souverains, ces trois académies eussent péri dès leur naissance comme celle de Séville. Elles n'ont pas produit un homme dont le nom mérite d'être conservé. Charles II, ayant encore à sa cour quelques débris de l'école mixte introduite par Velazquez, avait appelé le Napolitain Luca Giordano, dont l'exemple funeste acheva de perdre les derniers disciples de l'art espagnol; Charles III, pour avoir un peintre, fut obligé d'appeler aussi d'Italie l'Allemand Raphaël Mengs, qui donna à l'Espagne, mais sans trouver de continuateurs, la dernier spectacle et les dernières œuvres d'un artiste digne de ce nom. Après Mengs, il n'en parut qu'un seul, talent tout personnel, tout indépendant, incorrect, bizarre, fantasque, ne tenant rien du passé et ne pouvant rien donner à l'avenir, Francisco Goya. Murillo avait donc échoué comme Canova, et Charles III comme François de Médicis.
Si maintenant, pour compléter nos recherches, nous passons du midi au nord; si nous étudions dans leurs phases successives les écoles de la Flandre et de l'Allemagne, nous trouverons encore les mêmes lois générales, les mêmes phénomènes, si j'ose ainsi dire, dans la naissance, les progrès, la décadence et la ruine; c'est-à-dire la même impossibilité de fomenter et de fixer l'art par des combinaisons artificielles. Certes ce n'était pas d'une académie gratuite, d'une académie fondée par (p. 288) quelque prince, banal ami des arts, que sortaient, à Cologne, maître Wilhelm et maître Stéphan, les vénérables fondateurs de la vieille école du Rhin, ni ces peintres non moins vénérables de Westphalie, qui n'ont pas même laissé de noms propres, et que l'on appelle le maître de Liesborn et le maître de Werden, parce que leurs ouvrages ornaient ces deux abbayes de la Westphalie méridionale. Certes ce n'était pas non plus avec l'aide de la cour de Bourgogne que les deux illustres frères Van-Eyck, de Bruges, faisaient la fameuse découverte (ou application) de la peinture à l'huile, qui devait à jamais honorer leurs noms; et si le duc Philippe le Bon envoya son varlet de chambre, Jean de Bruges, en Portugal (1428), accompagnant le sire de Roubaix, qui allait demander au roi Juan Ier la main de sa fille Isabelle, pour qu'il rapportât le portrait de la royale fiancée, c'était après que Jean de Bruges se fut immortalisé, non-seulement par son invention, mais par les admirables ouvrages qui ornent aujourd'hui les musées d'Anvers, de Bruges, de Munich et de Londres. Certes, enfin, ce n'était pas à la cour soldatesque de Charles le Téméraire que l'adorable Hemling, le pauvre soldat blessé de la bataille de Nancy, recueilli à l'hôpital Saint-Jean de Bruges, avait appris à peindre cette merveilleuse Châsse de sainte Ursule et les non moins merveilleux triptyques, le Mariage de sainte Catherine, l'Adoration des mages, etc., qui font encore l'orgueil et la fortune de l'hôpital où il fut guéri de ses blessures.[93]
(p. 289) En passant de Bruges à Anvers, l'art flamand ne change pas d'histoire: il naît seul et sans protecteur ni patron; il s'éteint seul, malgré les protections et les secours. Qui fut le premier des grands artistes anversois? Un simple maréchal-ferrant, Quintin Metzys, que l'amour, dit-on, fit de forgeron peintre,
Connubialis amor de mulcibre fecit Appellem,
et qui avait construit des berceaux de vigne en fer ouvragé avant de peindre la Mise en croix et la Mise au tombeau. Puis, lorsque après les heureux essais de Jean de Maubeuge, de Michel Coxcie, de Franz Floris, d'Otto Venius, pour unir l'art savant de l'Italie à l'art naïf des Flandres, il sort de cette union une nouvelle et plus splendide école, qui en est le chef et le couronnement? l'enfant d'un médecin mêlé à la politique, le fils d'une pauvre veuve, né en exil où son père était mort, et que fait peintre la force indomptable de la nature, Pierre-Paul Rubens. Fit lorsque la vieille corporation de Saint-Luc, après avoir inscrit en lettres d'or, parmi les noms de ses doyens, le nom glorieux de Rubens, eut inscrit à sa suite ses grands élèves, Van-Dyck, Jordaëns, Téniers, qui leur succéda? qui tint leur place? Personne, absolument personne. Malgré la protection et les largesses de l'infante Claire-Eugénie, fille de Philippe II, de son mari l'archiduc Albert d'Autriche, de l'autre gouverneur des Pays-Bas, l'archiduc Léopold-Guillaume, de qui Téniers fut le commensal et l'ami, l'art des Flandres avait cessé d'exister; il venait de s'éteindre avec les élèves immédiats de Rubens, comme l'art espagnol avec les élèves de Velazquez et de Murillo.
(p. 290) C'était du tronc commun de l'école de Cologne qu'étaient partis les deux grands rameaux qui, s'étendant à l'ouest et à l'est, donnèrent naissance à la peinture des Flandres et à celle de l'Allemagne.[94] Nous venons de citer l'une; ajoutons un mot sur l'autre. À la faveur de cette grande et universelle commotion qu'imprima à l'Allemagne la réforme protestante, il s'était formé simultanément trois petites écoles de peinture. L'une à Augsbourg, fondée par Hans Holbein le vieux; une seconde à Dresde, par Lucas Kranach; la troisième à Nuremberg, par Michel Wohlgemuth et Albert Dürer, qui furent le Pérugin et le Raphaël de leur patrie. Mais la protection qu'accorda au vieil Holbein l'empereur Maximilien empêcha-t-elle son fils, le grand Holbein, de quitter Augsbourg pour Bâle, puis, sur le conseil d'Érasme, pour Londres, où périt avec lui l'école paternelle, école que les magistrats d'Augsbourg tentèrent vainement de ranimer, lorsqu'ils ouvrirent, en 1710, une classe gratuite de dessin et de peinture sous la direction de Rugendas? Et la protection plus libérale encore que donnèrent les trois électeurs de Saxe, Frédéric le Sage, Jean le Constant et Jean-Frédéric le Magnanime, à l'ami de Luther et de Mélanchton, à leur propre et fidèle ami, empêcha-t-elle l'école de Lucas Kranach de s'éteindre dans les mains de son fils, qui avait hérité du nom, mais point du talent de cet illustre apôtre de la réforme? Enfin le grand Albert Dürer, aidé dans ses travaux, dans ses voyages, au moins par la libéralité de sa ville natale, n'eut-il pas la douleur avant de mourir de voir son atelier déserté par ses nombreux disciples (p. 291) qui, presque tous, quittèrent même le pays pour se faire, les uns Flamands à Anvers, les autres Italiens à Venise? Ainsi, ces trois écoles de l'Allemagne avaient duré la vie d'un homme; née avec son chef, chacune était morte avec lui. D'Albert Dürer, décédé en 1528, il faut traverser trois siècles, et passer jusqu'à Owerbeck, encore vivant, pour trouver en Allemagne un sérieux essai de rénovation de l'art national.
Mais l'école hollandaise va nous fournir un exemple encore plus frappant, une démonstration encore plus péremptoire.
Après que Marie de Bourgogne eut apporté les Pays-Bas en dot à la maison d'Autriche, et pendant qu'ils étaient une province de la monarchie espagnole, la Hollande produisit bien quelques artistes isolés, tels que Lucas de Leyde, Cornélis de Harlem ou Dirk Stuerbout. Mais Lucas de Leyde était disciple de Jean Van-Eyck par l'intermédiaire de son maître Cornélis Engelbrechtsen; Cornélis de Harlem avait étudié à Rome les exagérations de Michel-Ange; et de Dirk Stuerbout, qui vécut à Louvain, les œuvres sont restées confondues avec celles de Hemling. Ils n'étaient pas encore Hollandais. L'école nationale de la Hollande commence avec son indépendance nationale. C'est après la fédération des Gueux, après l'Union d'Utrecht qui réunit les sept provinces néerlandaises, pendant la lutte héroïque que soutient Guillaume le Taciturne; puis, lorsqu'à la paix de Westphalie les Provinces-Unies se constituent en république; c'est enfin lorsque la Hollande protestante échappe pour jamais à l'Espagne et à l'Autriche catholiques, c'est alors qu'elle prend dans les arts une place aussi grande que dans la politique, la guerre et le commerce. «La même (p. 292) révolution religieuse qui a créé une Hollande politique, dit M. Edgard Quinet (dans Marnix de sainte-Aldegonde), a créé l'art hollandais... Depuis la réforme, les scènes de la Bible n'apparaissent plus à travers les traditions accumulées de l'Église...; plus de pompe, plus de fêtes, à peine un reste de culte; le christianisme interprété, non par les docteurs ou les Pères, mais par le peuple..; d'où la simplicité des Écritures poussée jusqu'à la trivialité... Là est la révolution du seizième siècle, là est aussi la peinture hollandaise... La Bible de Rembrandt est la Bible iconoclaste de Marnix; ses apôtres sont des mendiants, son Christ est le Christ des Gueux.[95]»
«C'était, ajoute l'auteur de la Lettre sur la curiosité, c'était l'époque des succès de ce pays en tous genres. Après avoir arraché son sol à la mer et sa foi à l'inquisition, il avait, sans autre force que sa persévérance, triomphé de tous les despotismes, donné un libérateur à l'Angleterre et humilié l'orgueil le plus insensé qui ait jamais gonflé le cœur d'un roi. La Hollande ouvrait alors un asile à toutes les hardiesses de l'esprit, un cabinet d'études à toutes les investigations de la science, et elle fondait une école nationale: mérite rare, qui n'appartient qu'à ce petit pays et à l'Italie de glorieuse mémoire.»
(p. 293) On vit alors un étonnant spectacle, plus étonnant que celui même qu'avait présenté l'Italie à son siècle d'or. Ce petit pays volé à l'Océan, ce pays de pâtres et de pêcheurs, ce pays de Gueux, donna au monde dans le même temps une incroyable multitude de grands artistes. Entre la naissance de Corneille Poelenburg (1586) et celle de Jean Van-Huysum (1682), il n'y a pas même l'intervalle d'un siècle. Et pourtant, c'est alors que naquirent coup sur coup, et que vécurent tous ensemble tous les peintres renommés de l'école hollandaise. En moins de cinquante ans, on voit apparaître à la suite de cet immortel fils du meunier Gerritz Van-Ryn,—à la suite de Rembrandt—Gérard Honthorst, David de Heem, Keyser, Albert Cuyp, Adrien Brauwer, Gérard Terburg, Wynants, les deux Koning, les deux Ostade, les deux Both, Van-der-Helst, Gérard Dow, Metsu, les deux Ruysdaël, les deux Van-der-Neer, les deux Wouwermans, les deux Weenix, Fyt, Pynacker, Berghem, Paul Potter, Backuysen, Bol, Maas, Moucheron, les deux Van-de-Velde, les deux Miéris, Peter de Hoogh, Hobbéma, Karel-Dujardin, Hondekoeter, Jean Steen, Netcher, Van-der-Heyden, etc.
Tous ces noms glorieux des petits maîtres nous amènent dans l'empire du naturalisme, après avoir laissé celui du spiritualisme en Italie; dans l'art bourgeois, populaire, protestant, après avoir laissé l'art catholique des grands temples et des grands palais. Les artistes du Nord, comme on l'a dit sans malignité, ressemblent aux amants rebutés de Pénélope: ne pouvant, posséder la maîtresse, ils se contentent des suivantes. Mais, est-ce à dire que nous ne devions trouver ici qu'un réalisme brutal, matériel et grossier, qui, ne prenant que la surface (p. 294) et l'enveloppe des choses, ne s'adresse qu'aux yeux, et ne sait jamais pénétrer jusqu'au sentiment intérieur, jusqu'à l'âme? Là serait une complète erreur, une grave injustice. De même qu'en Italie, les plus subtils, les plus mystiques des spiritualistes ont su revêtir leurs idées d'un corps apparent, c'est-à-dire les exprimer par des formes claires, exactes, précises, et les embellir par tout le charme du pittoresque; de même, en Hollande, les réalistes décidés, les simples imitateurs du simple vrai, ont su glisser dans les humbles sujets de leurs compositions tant de goût, de sentiment et de poésie, qu'ils les relèvent aux yeux de l'esprit jusqu'à les porter au niveau des grandes pages de l'art. «Il faut, écrivait Paul Delaroche, qu'un artiste oblige la nature à passer à travers son intelligence et son cœur.» C'est ce qu'ont fait les Hollandais. D'ailleurs, la seule perfection du travail suffit bien à émouvoir l'âme, ne serait-ce que par l'admiration. N'y a-t-il pas tel arbre mort de Ruysdaël qui touche le cœur, telle vache de Paul Potter qui parle éloquemment, telle cuisine de Kalf qui renferme un poëme? Lorsque Pascal dit cette parole: «Quelle vanité que la peinture, qui attire l'admiration par la ressemblance des choses dont on n'admire pas les originaux!» il est peut-être philosophe, et surtout chrétien; il n'est pas artiste. En un mot, les peintres hollandais se sont mis aussi bien tout entiers dans leurs petits cadres que les peintres italiens dans leurs toiles gigantesques, et ils ne méritent pas moins que, devant leurs œuvres, on dise avec le chancelier Bacon: Ars est homo addittus naturæ; l'art, c'est l'homme s'ajoutant à la nature.
(p. 295) Ces maîtres hollandais, à la longue nomenclature desquels on me pardonnera d'avoir joint une courte apologie, étaient tous fils de leurs œuvres; tous ne devaient qu'à eux-mêmes leur talent, leur célébrité, leur fortune. Mais, parmi les derniers venus de cette illustre et nombreuse pléiade, il en est un, un seul, qui devient le favori d'un prince, de l'électeur-palatin Jean-Guillaume. Fils aussi d'un meunier, il est fait noble, il se fait riche; il est chargé de commandes et comblé d'honneurs; il peint de fort grands sujets dans un fort petit style; il se prend pour lui-même d'une si folle estime, qu'il entoure son portrait et ses armoiries de tous les attributs de l'immortalité. Ce favori des grands de la terre est le chevalier Van-der-Werff, qui, de même que Carlo Dolci à Florence, laissait mourir dans les minuties du léché et du joli, la forte peinture de Rembrandt, et terminait misérablement le grand cycle qu'avait ouvert avec un éclat incomparable l'autre fils de meunier. Lorsque après la paix d'Utrecht, en 1713, la Hollande abandonna son gouvernement purement populaire, purement électif, pour se donner définitivement à des stathouders héréditaires, qui devinrent bientôt des rois, elle n'avait plus, outre les porcelaines de Van-der-Werff, que les fleurs de Rachel Ruysch et de Van-Huysum. Après ceux-ci, elle n'eut plus rien. Né avec l'indépendance nationale, l'art hollandais avait péri avec la liberté intérieure.
Nous avons déjà fait remarquer, par l'exemple de Florence, de Venise et de la Rome des papes, comme par celui d'Athènes, de la Grèce entière et de la Rome des Césars, que la forme monarchique n'est aucunement indispensable à la culture et au progrès des arts, pas plus qu'à la gloire et à la fortune des artistes. L'exemple (p. 296) de la Hollande, plus récent, est aussi plus complet et plus décisif. De Venise et de Florence, on pouvait dire qu'à défaut de monarchie, ces deux États avaient des aristocraties héréditaires, riches et puissantes, bien des palais de patriciens à défaut d'un palais impérial, royal ou papal, et bien des petites cours seigneuriales à défaut d'une cour souveraine. Mais en Hollande, plus de cours, plus de palais d'aucune espèce: une simple bourgeoisie, vivant du commerce, de la pêche et du bétail. Et cependant quel pays, sur une si mince étendue de territoire, et avec une si faible population, a jamais produit un si grand nombre d'artistes éminents?
Le premier regard fait deviner pour quels nouveaux commettants travaillaient ces artistes improvisés. Ce ne sont plus de grandes fresques ou de grandes toiles destinées aux nefs d'églises, aux galeries de palais et de châteaux, mais de petits panneaux, de petits cadres de chevalet, qui peuvent entrer et se placer dans le plus étroit cabinet d'amateur. Ce ne sont plus des sujets de haute poésie, sacrée ou profane, dont l'appréciation demande des connaissances étendues et un goût formé, mais de vulgaires motifs pris dans la vie commune, que chacun a chaque jour sous les yeux et qui n'ont de secrets pour personne. Si, par hasard, il se peint un grand tableau, c'est pour l'hôtel de ville, et sur l'histoire de la commune. Tout le surplus s'adresse à la bourgeoisie, au peuple même, et l'artiste parle simplement à ses égaux la langue habituelle du pays.[96] Ce (p. 297) sont pourtant ces petits tableaux de genre et de chambre, ces petits sujets populaires que leur mérite et le goût général ont portés aujourd'hui à une valeur énorme, à des prix fabuleux. Encore une fois, que les artistes se rassurent donc, devant l'exemple de la Hollande, comme devant celui de Venise ou d'Athènes, sur les changements que l'esprit du siècle peut opérer dans les institutions politiques. Sous la démocratie athénienne, sous le patriciat vénitien, sous la bourgeoisie hollandaise, ils trouveront toujours, aussi bien que sous une monarchie quelconque, la gloire et la fortune avec l'indépendance et la dignité.
Arrivons enfin, par tous ces détours, à la France, à l'art français. Ici peut-être les partisans des secours et des encouragements par l'autorité croiront voir triompher leur cause. Il n'en est rien. La France donnera le même exemple et fournira la même démonstration que l'Italie, l'Espagne, l'Allemagne, la Flandre et les Pays-Bas.
Je conviens très-volontiers et sans nulle hésitation que François Ier, quoique roi, fut un véritable et sincère ami des arts; je conviens que lorsqu'il rapporta ou fit venir d'Italie, pour l'ornement de son cabinet, des tableaux et des statues; que lorsqu'il appela en France, par ses prévenances et ses largesses, les Léonard de Vinci, les Andrea del Sarto, les Benvenuto Cellini, les Rosso, les Primatice, il donna une forte impulsion à l'école nationale qu'avaient commencée déjà, dans les deux arts, nos vieux ymaigiers, et que c'est de l'école franco-italienne (p. 298) de Fontainebleau que sont sortis Jean Cousin, Martin Fréminet, Germain Pilon, Jean Goujon et Léonard Limousin. Je conviens encore que son fils Henri II, mari d'une Médicis, mit un goût délicat à continuer cette œuvre, bientôt interrompue par les guerres de religion. Il serait absurde, en effet, de prétendre que si un simple Mécène, un simple amateur, peut exercer une heureuse influence sur la culture des arts, un roi, possesseur de la puissance et de la richesse publiques, ne pourra pas l'exercer aussi et l'étendre plus loin. Mais ce qu'il faut prétendre et affirmer, c'est que l'influence royale n'est pas nécessaire, qu'elle est rarement heureuse parce qu'elle est rarement bien dirigée, qu'elle peut facilement s'égarer dans ses faveurs, et que, dès lors, il lui est plus facile et plus habituel de faire le mal que le bien. C'est ce que nous allons prouver à l'instant.
Quels furent les plus grands artistes dont s'honora la France, dans la peinture et la statuaire, à l'époque de ses grands écrivains, sous Richelieu et Louis XIV? Tout le monde répondra, je suppose, Nicolas Poussin, Claude Gelée, Eustache Lesueur et Pierre Puget. Eh bien! jetons un rapide coup d'œil sur leur histoire. Admirable exemple de la force irrésistible des vocations, Poussin resta à peu près sans maître, longtemps sans protecteur. Ce fut en bravant la misère, et deux fois arrêté par elle en chemin, qu'au sortir des Andelys, il gagna enfin à pied, presque en mendiant, cette Rome, objet de ses rêves, où son talent naquit, se connut et se forma devant les chefs-d'œuvre des temps anciens et des temps modernes. Plus tard, la royauté voulut, en l'appelant à Paris, se parer de l'éclat d'un sujet célèbre. Mais il y trouva le peintre du roi Vouet et le surintendant (p. 299) Sublet de Noyers. «Cet animal, dit Michelet, chargé de recevoir le Poussin que Richelieu appelait de Rome et logeait aux Tuileries, eut l'impertinence de lui tailler la besogne, exigeant qu'il fît tant de chefs-d'œuvre par mois.» Poussin fut bientôt fatigué des tracasseries qui lui suscitaient les artistes attitrés et les sots en titre. Il retourna bien vite à son ermitage de Rome, qu'il ne quitta plus désormais, où il acheva sa vie avec le chant du cygne, le Déluge, et ne laissa pas même ses cendres à son pays. Claude Gelée qui, de même que Poussin, son inséparable compagnon d'étude et de renommée, vécut et mourut à Rome, pourrait ne point passer pour un artiste français, puisqu'il est né dans la Lorraine, qui n'appartenait pas encore à la France. Mais son exemple n'en vient pas moins à l'appui de ma thèse, car il est évident que ce grand peintre illettré, qui ne savait pas encore, à quatre-vingts ans, signer correctement son nom, ne fut jamais aidé ni secouru, pas plus par le duc de Lorraine que par le roi de France. Le plus illustre des peintres formés sur l'exemple de Poussin, Eustache Lesueur, ne quitta jamais Paris. Mais repoussé de la cour par Lebrun, comme Poussin l'avait été par Vouet, il vécut dans la solitude volontaire, loin des rayons du soleil de Versailles. Ce fut enfermé et comme cloîtré chez les chartreux, au milieu desquels il s'éteignit si jeune, qu'il produisit son œuvre capitale, l'Histoire de saint Bruno. Voilà comment il avait su conquérir sa pleine indépendance d'artiste, comment il avait pu s'abandonner librement aux inspirations de son âme. Quant à Pierre Puget, son histoire semble calquée sur celle de Poussin. Simple charpentier de vaisseaux à Marseille, son pays natal, et devenu sculpteur, d'abord (p. 300) en bois, puis en marbre, per dono di Dio, comme disait Vasari, il vint essayer un moment de la vie des cours et de la faveur royale. Mais dégoûté bientôt de ce servage doré, révolté contre les exigences de l'inspecteur général des beaux-arts, qui voulait lui imposer ses propres dessins, ses propres idées, et tourmenté du besoin d'indépendance, il retourna à Marseille, comme Poussin à Rome, s'y abandonna solitairement aux inspirations de son libre génie, et de Marseille envoya ses statues à Paris, comme Poussin, de Rome, y envoyait ses tableaux.
Si la postérité venge bien Lesueur des injustes dédains du tout-puissant ministre de Louis XIV enfant, qui lui préféra Charles Lebrun, il faut convenir que Louis XIV et Lebrun semblent avoir été faits l'un pour l'autre. Jamais courtisan ne fut mieux modelé sur son maître. Le peintre aussi fut souverain dans les arts, et souverain despotique, unique arbitre du goût et des faveurs; le peintre aussi, dans ses vastes et savantes machines, aima la grandeur factice et boursouflée, la noblesse pompeuse et monotone, l'apparat qui frappe les yeux, étonne la foule et commande son respect. Il n'eut point non plus les qualités plus profondes, plus intimes, je dirais volontiers les vertus plus humaines, qui charment l'esprit et qui touchent le cœur. Aussi voyez sa destinée: un favori le soutient, Colbert; un favori le renverse, Louvois; et il tombe de toute la hauteur où il était monté. C'est pour Lebrun que La Bruyère a dit: «La faveur met au-dessus de ses égaux, la chute au-dessous.»
Et voyez Louis XIV lui-même! par quelle preuve plus éclatante peut-on démontrer que l'art échappe à toutes les lois du commandement, à toutes les exigences (p. 301) de la protection, à toutes les règles de la discipline? Est-ce qu'avant de mourir, le grand roi n'était pas vaincu dans son goût comme dans sa politique? Est-ce qu'il ne survivait pas à son œuvre entière pour en voir la totale destruction? Lui qui n'avait aimé, qui n'avait souffert dans tous les arts que la vaine et folle pompe de son Versailles, cette pyramide d'Égypte élevée aux portes de Paris; lui qui n'avait pas compris la grandeur de Poussin ou de Lesueur, parce qu'ils enfermaient leurs poëmes dans de petits cadres, et qu'il leur préférait les immenses décorations théâtrales de Jouvenet; lui qui méprisait tous les maîtres des Flandres, et qui appelait magots les figures de Téniers et d'Ostade, quel peintre avait-il dans son royaume quand il s'étendit pour la dernière fois sur son lit de parade? Un seul, et c'était Watteau.
Oui! Watteau, Watteau seul. Si le décorateur Gillot n'eût pas fait entrer dans les coulisses de l'Opéra le jeune fils d'un maçon de Valenciennes, qui gagnait, à enluminer des Saint-Nicolas, trois francs par semaine et la soupe, la France n'aurait pas eu un seul peintre à la mort de Louis XIV. Et c'était celui des Fêtes galantes, celui qui, par le charme et la nouveauté de ses petits trumeaux, allait jeter l'art tout entier dans la pastorale, où la pente rapide de la décadence le fit bientôt descendre à Lancret, à Pater, à François Boucher, c'est-à-dire aux bergères habillées de satin, aux moutons parés de rubans roses, et, ce qui est pire, aux débauches d'esprit qui amusent le vice et glorifient l'impudicité.
Si, dans l'étrange et complète lacune qui sépare la Régence de la Révolution, il se trouve (outre quelques (p. 302) artistes spéciaux, Joseph Vernet, Chardin, Latour) un peintre digne de laisser après lui un nom et des œuvres, c'est assurément Jean-Baptiste Greuze. Eh bien! celui-là fuyait les sentiers à la mode, condamnait le goût de Versailles, et réagissait contre le détestable genre Pompadour. Dans ses têtes de jeunes filles, il cherchait la beauté naïve, innocente, qui ne fait pas baisser les yeux, et, dans ses drames villageois; il essayait de remplacer les fadeurs libertines par l'expression vraie, pathétique et morale. Il mettait la peinture d'accord avec les lettres et la philosophie de son temps, avec l'école de la nature. Il était l'ami de Diderot, et non celui du surintendant; il était le peintre des encyclopédistes, et non celui de la cour.
Lorsqu'à ce moment Louis David poussa plus loin la révolte, et prit le grand rôle de réformateur qu'avait essayé timidement son maître Vien, j'avoue qu'il était élève de l'Académie de Rome. C'est à Rome, en étudiant les statues et les bas-reliefs, Tacite et Plutarque; en cherchant ses modèles dans les débris de la vieille capitale du monde païen; c'est à Rome qu'il résolut de ramener l'art, non plus, comme Vien, au beau temps de la peinture française, à Lesueur et à Poussin, non plus même au beau temps de la peinture italienne, à Raphaël et à Léonard, mais jusqu'à l'antiquité. Que prouve l'exemple de David,—pensionnaire de la monarchie, devenu républicain,—neveu de Boucher, le peintre des Grâces, devenu le peintre du Serment des Horaces et du Serment du Jeu de Paume? Rien, sinon que ces institutions officielles pour l'appui des arts se tournent contre l'intention de leurs fondateurs, et aussi qu'un artiste dirigé par la contrainte ailleurs qu'où le (p. 303) mène sa vocation véritable, s'élance ensuite, par l'effet naturel de toute réaction, au delà du but qu'il se serait d'abord efforcé d'atteindre. Tel fut le rôle de David. Retourner à l'antiquité, c'était assurément puiser aux sources du beau, rehausser la composition, ennoblir le style, faire subir aux mœurs contemporaines la saine et fortifiante influence de l'art, qui trop souvent, comme il venait d'arriver, subit l'influence corrompue des mœurs. Mais c'était aussi, par une fâcheuse erreur de route, engager la peinture régénérée dans la voie propre à la statuaire; c'était se tromper de guide, prendre l'érudition pour le sentiment, et fabriquer, à la suite des savants et des poëtes de l'époque, une antiquité de convention, où manque nécessairement le premier mérite et la première qualité des œuvres d'art: la vie. C'était enfin se trop éloigner de son siècle, et jamais, dans l'histoire de l'humanité, l'on n'a vu le passé constituer l'avenir. Il faut étudier l'antique, l'étudier sans cesse, ainsi que les belles époques de la Renaissance, mais non le copier, ni le refaire. Il faut y prendre des leçons générales de goût et de style, mais non des modèles à décalquer. Les œuvres d'art de l'antiquité et celles de la Renaissance doivent être, comme les livres classiques de ces deux époques, nos maîtres, nos instituteurs; mais à la condition que l'art et la littérature conserveront la physionomie, l'originalité de leur époque, et seront le fidèle miroir de la société contemporaine.[97]
(p. 304) Tant que David, membre des assemblées républicaines, fut seulement le peintre de la Révolution, tant qu'il professa seulement dans son atelier et devant des disciples, ses œuvres et ses leçons furent, en quelque sorte, un bienfait public: par la sévérité du goût, du style et des formes, par le culte des nobles pensées et des belles actions, il sut ramener l'art au respect de soi-même, à la dignité, à la vraie noblesse. Mais lorsque l'empire eut remplacé la république, lorsque, peintre de l'empereur, et, moins par caractère que par position, Louis David fut devenu le régulateur du goût, le dispensateur des récompenses et des commandes, enfin, le préfet du département des beaux-arts, on vit reparaître la tyrannie de Vouet sous Louis XIII, et de Lebrun sous Louis XIV, avec les formes du régime impérial. L'art fut enrégimenté, caserné, mis au pas militaire. Toutes ses œuvres, depuis le tableau d'histoire jusqu'au meuble d'ébénisterie, comme toutes celles de la littérature, depuis le poëme épique jusqu'au couplet de romance, reçurent un mot d'ordre, une consigne, j'allais dire un uniforme, qui s'appelle style de l'empire. L'art, comme les lettres, s'arrêta court dans l'essor qu'il avait pris, car, à lui comme à elles, la liberté seule assure un progrès continu. Il faut que toutes les théories se discutent, que tous les genres se produisent, que tous les talents prennent leur voie et tous les génies leur vol, enfin que toutes les âmes se développent et s'épanouissent sans entraves (je ne dis pas sans règles), suivant leur propre nature, pour, qu'entraîné dans le tourbillon de l'émulation générale, l'esprit humain (p. 305) s'élève d'effort en effort et de conquête en conquête.[98]
L'école de David, qui avait eu la gloire d'accomplir une heureuse rénovation de l'art, eut donc le tort de l'enrayer aussitôt dans sa course, et de vouloir le faire sujet du monarque, lui qui échappe, comme la conscience même, à toute autre autorité que la sienne propre. Mais ce n'était qu'un temps d'arrêt, et la Révolution, comprimée par l'empire, devait bientôt reprendre en tous sens sa marche victorieuse. Elle s'était même, en ce qui touche l'art, conservée comme le feu sacré dans le cœur généreux de quelques artistes qui mettaient leur croyance au-dessus de leur intérêt. Ainsi, tandis qu'un des élèves directs de David, Antoine-Jean Gros, ajoutait aux mérites de son maître deux des grands éléments de l'art de peintre, trop négligés par toute l'école, la couleur et le mouvement, un autre peintre, qui ne devait son talent qu'à lui-même et ne tenait à nulle tradition, restait indépendant, et, par l'indépendance, original. Comme Poussin réfugié en Italie, comme Lesueur cloîtré chez les chartreux, il se maintint inaccessible aux influences de l'exemple et aux séductions de la faveur. Lorsque tous, autour de lui, cherchaient la pose académique, (p. 306) il cherchait le naturel et l'élégance; lorsque tous restaient guindés sur le cothurne héroïque, et voués, comme on disait alors, au culte de Mars et de Bellone, lui seul sacrifiait aux Grâces. C'était le treizième enfant d'un maçon de la Bourgogne, Pierre-Paul Prud'hon. Pris en affection par un moine de Cîteaux, qui lui apprit, avec la lecture, quelques éléments de dessin, Prud'hon enfant avait renouvelé le miracle de Pascal devinant les premières propositions de la géométrie d'Euclide; il s'était fait, avec des plantes, des fruits et des pierres, les couleurs d'une palette. Mais, toujours en lutte avec la misère, obligé, pour gagner le pain de sa famille, de vouer ses jours et ses veilles à d'indignes travaux, de dessiner des vignettes de livres, des têtes de lettres, des devises de confiseurs, des factures de négociants, Prud'hon fut longtemps méconnu et toujours négligé. Il avait quarante-neuf ans, lorsqu'en 1807 son compatriote Frochot, alors préfet de Paris, auprès duquel l'avait introduit une lettre du père de l'auteur de cet écrit, lui commanda pour la salle de la cour criminelle son premier tableau, sa première composition de haut style, cette célèbre allégorie qui se nomme la Justice et la Vengeance divines poursuivant le Crime. Comme tant d'autres hommes, grands par le génie ou la vertu, pour qui la vie future semble une dette de la souveraine justice, Prud'hon n'a pris sa place qu'après sa mort. Pouvait-il en être autrement? par un temps d'austérité froide et factice, il n'aimait que le naturel et la grâce; quand la ligne régnait seule, il cultivait surtout le coloris, et parmi des peintures généralement graves, ternes et maussades, les siennes brillaient par l'élégance, la fraîcheur et la vivacité. Il méritait bien l'isolement et (p. 307) l'abandon. Mais une justice posthume est du moins rendue à son doux génie. On l'a nommé le Corrège français; on recherche avidement ses moindres ouvrages, et l'on paye à plus haut prix une vignette de confiseur tracée par sa main que tel grand tableau de tel peintre officiel qui fut membre de l'Institut.
À peine échappée au régime du sabre, la France reprit bientôt, sous la Restauration, sa lutte séculaire pour toutes les libertés humaines. Dès que l'intelligence put tenir tête à la force, quand la tribune se réveillait de son long sommeil, quand la littérature, se retrempant aux combats de la presse, et levant le drapeau révolté du romantisme contre la vieille tyrannie des classiques, retrouvait tous les priviléges de la pensée, et s'abandonnait à toutes les licences du goût, l'art aussi recouvra de plain-pied sa nécessaire indépendance et les libres allures des penchants personnels. Un jeune homme de vingt-sept ans, Théodore Géricault, en exposant son Radeau de la Méduse au Salon de 1819, donna le signal de l'émancipation. Il fut entendu de tous, accepté de tous, et, dans le champ sans limites ouvert par la liberté, rempli par la fantaisie, se forma, de toutes les écoles de tous les genres, de tous les styles, de tous les goûts, ce qu'on nomme l'école moderne. Ici je m'arrête. Ce n'est point par ses contemporains qu'elle peut être sainement jugée. Ce droit n'appartient qu'aux générations dont elle sera suivie, à la postérité, qui saura mieux que nous quels noms et quelles œuvres doivent survivre à l'oubli, et quelle juste place leur appartient dans l'histoire de l'art français.
Je demande toutefois la permission de citer une page, où j'essayais de résumer cette histoire. Ce (p. 308) sera montrer comment, dans ses phases et ses transformations diverses, il a fidèlement suivi celles des idées et des mœurs, comment il a toujours réfléchi l'état de la société française.
«L'art enfant reste enveloppé dans les langes du dogme tant que dure la servitude chrétienne du moyen âge. Il grandit, se développe, devient l'art enfin, après la Renaissance, à l'imitation de ses maîtres, les Italiens émancipés. Il est italien d'abord, puis il s'imprègne peu à peu du caractère et du génie de la France. Tandis que les protestants revendiquent le libre examen, que les jansénistes opposent leur inflexible austérité à la morale relâchée des jésuites, que Descartes établit les droits de la raison et les lois du raisonnement, l'art, avec Poussin, Lesueur et Puget, devient grave, austère et logique comme la philosophie. Dans l'éclat de la seconde moitié du dix-septième siècle, quand Louis XIV est victorieux au dehors par ses généraux, habile administrateur au dedans par ses ministres, et grand de la grandeur d'une foule d'hommes illustres qui l'illuminent de leur éclat, l'art se guinde à une élévation factice et théâtrale; et quand les fautes, les revers, les cruautés par expiation de conscience timorée assombrissent la vieillesse du mari de la veuve de Scarron, l'art par ennui de ce régime maussade, descend de ses échasses et se rapetisse aux futilités. Avec la régence, il se fait effronté, libertin; puis, quand vient le règne des cotillons, la Pompadour et la Dubarry, on le voit se scinder en deux camps, et former deux écoles dans le genre unique de la pastorale l'une, celle de Boucher, obéissant aux mœurs, plus futile et plus libertine encore que sous la régence; l'autre, celle de Greuze, ramenée par les lettres au culte de la nature (p. 309) et de la moralité. Mais déjà, sous les inspirations de la philosophie et les hardiesses des libres penseurs, on sent courir à travers les peuples ce vent de l'opinion soulevée qui annonce les tempêtes des révolutions. L'art quitte aussitôt les bergeries pour remonter à l'histoire; il laisse les danses lascives pour les fières attitudes, d'épicurien se fait stoïque, et, pour exprimer les nouvelles idées républicaines succédant aux pieuses croyances, franchit d'un bond toute l'époque des sujets religieux, et retourne aux républiques de l'antiquité. Puis, quand la moderne république est étouffée par un de ses fils, soldat heureux, soldat couronné, traînant incessamment la France à la bataille, l'art imite la nation
Qui prit l'autel de la victoire
Pour l'autel de la liberté.
Jadis il s'était fait moine, et, voué à l'agneau de paix, il s'emprisonnait dans le monastère. À présent, il se fait conscrit, et se cloître dans la caserne, adorant le Dieu Sabaoth. Mais le géant tombe, la liberté renaît; et l'art, comme les lettres ses sœurs, embrasse avec transport la bonne déesse. Fier de s'appartenir enfin, heureux de n'avoir plus de frein, plus d'entraves, plus d'uniforme, il s'élance alors impétueusement dans toutes les carrières, essaye tous les genres, prend tous les styles, revêt toutes les formes, marche à tous les buts, arrive à toutes les limites, qu'il dépasse quelquefois; et bientôt, abusant de son indépendance indisciplinée et quelque peu fantasque, jusqu'à nier même les leçons salutaires de l'expérience et les règles protectrices du bon goût, il représente bien, en notre temps de doute et de ferveur, (p. 310) de hauteur et de bassesse, de grandes passions et de viles cupidités, de revendication des droits et d'oubli des devoirs, cette absence de foi commune, cette anarchie des esprits et des âmes, qui causent le trouble et font le tourment de la société.»
À propos des réformateurs de l'école actuelle, je dois faire observer que Géricault n'avait pas été pensionnaire de Rome, pas plus que ne le furent Ary Scheffer, Decamps et Paul Delaroche (ne parlons que des morts), ceux qui honorèrent par le plus de talent et d'autorité l'école française émancipée. Les trois premiers ne furent pas davantage membres de l'Académie de peinture; et puisque ce mot d'académie se trouve sous ma plume, il paraît nécessaire à mon sujet que je dise ce qu'elle fut en France. Ce n'est point de l'Institut actuel que je vais parler (encore une fois je respecte les vivants, et surtout les puissances vivantes), mais seulement de l'ancienne Académie de peinture qu'a remplacée l'une des classes de l'Institut.
L'élève des Carrache, en Italie, devenu peintre de Louis XIII, auquel il donna des leçons, Simon Vouet, avait été prince de l'Académie de Saint-Luc à Rome. À Paris, il fut l'un des fondateurs de cette association de peintres-artistes qui, longtemps inquiétés par les prétentions des peintres en bâtiments, s'unirent pour mettre l'art en dehors et au-dessus des corps de métiers. Cette association, approuvée par Richelieu, eut plus tard Mazarin pour protecteur, et devint enfin, par les lettres patentes que le ministre universel fit signer au jeune Louis XIV en 1655, l'Académie de peinture, dont les membres avaient le privilége exclusif d'exercer et d'enseigner (p. 311) sans payer de droits de maîtrise.[99] Cette académie était bonne assurément par son origine et son objet, puisqu'elle conquérait l'indépendance professionnelle des artistes qui la composaient. Mais une fois constituée par décret royal, elle eut les défauts et le sort de tous les corps privilégiés. D'une part, elle se montra impérieuse et tyrannique; de l'autre, fort utile à ses membres, elle fut, pour l'art, d'une profonde inutilité. Comme l'académie fondée à Florence par Laurent le Magnifique, qui devint, contre le but de son institution, l'une des causes de la décadence de l'art florentin et de l'art italien tout entier; comme l'Académie de San-Fernando à Madrid, qui tenta vainement de ranimer le grand siècle épuisé, et d'où Philippe V, Ferdinand VI, Charles III, qui la peuplèrent de maîtres étrangers, ne purent faire sortir un élève de quelque valeur, l'académie de Louis XIV avorta complètement. C'est parce qu'une académie, une corporation titrée et patentée, substitue la tradition et la démonstration scolastique du professeur à l'inspiration personnelle de l'élève, au choix propre de son maître, de son genre, de son style, de sa manière, et parce qu'elle substitue la facilité de vivre au besoin de vivre, qui est un autre aiguillon du succès. C'est aussi parce que l'art, plante rebelle aux lois de la culture, échappe à toutes les combinaisons factices qu'on imagine pour le propager, l'acclimater, le diriger, parce qu'il est, comme dit Platon, «un oiseau des bois, qui hait la cage et ne peut vivre qu'en liberté.»
Je n'ai jusqu'à présent parlé que des arts du dessin; je me suis même circonscrit à peu près dans la peinture (p. 312) et la statuaire, pour ne pas trop étendre un cadre déjà si vaste. Mais tous les autres arts de la même famille, l'architecture, la gravure, et jusqu'à la photographie, me fourniraient aussi bien la preuve que ce qu'on nomme les encouragements de l'autorité sont aussi impuissants à faire naître ou à faire progresser un art quelconque, qu'à empêcher ou retarder sa ruine quand l'heure fatale a sonné. Veut-on faire la même expérience dans l'histoire de la musique? J'y consens. L'on y trouvera les mêmes enseignements et les mêmes démonstrations que dans l'histoire des arts du dessin.
Le plain-chant, connu sous le nom de chant grégorien, fut établi par le pape saint Grégoire à la fin du sixième siècle. Comme tous les arts de l'Italie à cette époque, et depuis que Constantin avait transporté Rome à Byzance, ce chant grégorien venait sans doute du Bas-Empire, où l'on connaissait dès longtemps le Cantique de saint André; et, s'il eût été possible de remonter à ce cantique byzantin, peut-être y eût-on trouvé quelque vestige, quelque secret de la musique des anciens. Jean-Jacques Rousseau appelle le plain-chant «reste bien défiguré, mais bien précieux, de l'ancienne musique grecque.» Quoi qu'il en soit, institué par la papauté comme un article de foi, ce plain-chant dura sans altération et régna sans interruption, ainsi que la peinture hiératique des byzantins, jusqu'à l'époque de la Renaissance, de manière que le cantique de saint André prit exactement la même place et le même rôle dans l'art de la musique que la Vierge de saint Luc dans l'art de la peinture. Mais si la statuaire, par l'école pisane, précéda la peinture dans la voie d'émancipation qu'ouvrit ensuite à celle-ci l'école florentine, la peinture, (p. 313) à son tour, précéda de beaucoup la musique, le plus attardé des beaux-arts sur la route de l'indépendance, du développement et du progrès. Il faut aller à mille ans de son institution pour que le plain-chant grégorien soit enfin détrôné par le véritable art musical. Si le moine Guido d'Arezzo, dans le onzième siècle, imagine sa gamme incomplète, et nomme ses six notes par les six premières syllabes des vers du cantique de saint Jean,
Ut queant laxis
Resonare fibris, etc.,
il ne fait qu'inventer un mode de notation, une écriture cursive pour la musique, sans rien changer ni ajouter à la musique elle-même, qui reste toujours le chant grégorien. Lorsqu'aux débuts du quatorzième siècle, au temps de Dante, de Pétrarque et de Boccace, le grand Giotto s'affranchissait de l'imitation des Grecs pour ne plus se soumettre qu'à celle de la nature; lorsqu'il trouvait l'expression, ce grand sujet d'étonnement pour ses contemporains, cette partie supérieure de l'art, dans laquelle les modernes ont peut-être vaincu les anciens, où en était la musique? toujours enveloppée et captive dans les langes du chant grégorien. Ce ne fut, suivant la juste observation de M. Fétis, qu'à la fin de ce quatorzième siècle que l'on commença, non point encore à changer le plain-chant, mais à le mettre en parties, en canons, à le couvrir d'ornements recherchés et de mauvais goût, vraies subtilités scolastiques, qui faisaient appeler le meilleur musicien musicus argutissimus. Ce fut au cœur du siècle d'or de la peinture, à l'époque de Léonard, de Raphaël, de Titien, de Corrège en Italie, à l'époque d'Albert Dürer en Allemagne, après Van Eyck et Hemling dans les Flandres, que Luther, en (p. 314) répandant ses chorals parmi les populations réformées arracha la musique à la tyrannie de Rome, la créa libre et populaire. «Une mère nouvelle du genre humain, dit Michelet, était venue au monde, la grande enchanteresse et la consolatrice: la musique était née.» Ce fut un demi-siècle après la mort de Raphaël que Luigi de Palestrina, élève de Luther par son maître le Flamand Goudimel, pour sauver le plain-chant des argutissimi proscrit par le pape Marcel, réforma à son tour la musique de la chapelle Sixtine, et, donnant au chant religieux son vrai caractère, l'éleva à toute sa hauteur et à toute sa dignité. Ce fut enfin lorsque l'école des Carrache luttait seule contre l'universelle décadence de la peinture, qui, chassée de l'Italie par l'abandon, allait se réfugier dans les Pays-Bas, l'Espagne et la France, que Monteverde, par l'invention, ou, si l'on veut, l'emploi de l'accord de septième, trouvait, comme Giotto en peinture, l'expression en musique, et créait ainsi le drame musical, l'opéra.[100]
L'art de la musique moderne est donc né avec la réforme religieuse, et par elle, comme la peinture dans les Pays-Bas hollandais. C'est une origine bien indépendante des encouragements de l'autorité; et l'on ne voit pas, dans la suite de son histoire, que la musique leur ait dû beaucoup de ses progrès et de son éclat. (p. 315) Faisons un rapide examen de cette histoire dans les deux pays où la musique fut le plus et le mieux cultivée, l'Italie et l'Allemagne. Venue longtemps après les autres beaux-arts, la musique atteignit son extrême hauteur justement alors que l'Italie, l'Espagne, les Flandres et la France, également épuisées, n'avaient plus un seul successeur de Raphaël, de Velazquez, de Rubens, de Rembrandt, de Poussin. C'est à cette époque effacée pour les arts plastiques qu'elle prit le plus complet et le plus magnifique développement; c'est le dix-huitième siècle qui fut son siècle d'or; c'est à lui qu'appartiennent, en Italie, Marcello, les Scarlatti, Porpora, Pergolèse, Cimarosa, qui mourait quand Rossini venait de naître; en Allemagne, Hændel, Bach, Gluck, Haydn, Mozart, dont Beethoven fut l'imitateur avant de donner l'essor à son génie personnel. De même qu'en naissant dans l'année où mourait Michel-Ange, Galilée avait annoncé à l'Italie que la science allait succéder à l'art, ce merveilleux épanouissement de la musique, au midi et au nord, venait consoler le genre humain du déclin général de la peinture.
Faisons d'abord un aveu, car il faut toujours chercher la vérité et la justice avant la satisfaction que l'on trouve à se donner raison. J'avoue donc que l'on rencontre en Italie, pour la musique, la preuve qu'une institution de l'État, bien établie et bien dirigée, peut avoir des résultats utiles et durables. Si, parmi les écoles de peinture dont se glorifie la Péninsule italique, celle de Naples n'a que le dernier rang, en revanche, dans la culture de l'art musical, Naples l'emporte sur tout le reste de l'Italie. On pourrait même dire que la musique italienne, entre Palestrina et Rossini, tous deux (p. 316) des États romains, est la musique napolitaine. Dans la salle d'assemblée du Conservatoire de Naples on conserve avec orgueil et respect une lourde écritoire en plomb qui a servi successivement à tous les maestri célèbres, depuis le milieu du dix-septième siècle jusqu'à nos jours. En voici la longue liste chronologique; Alessandro Scarlatti, son fils Domenico et son petit-fils Giuseppe, Porpora, Leo, Durante, Leonardo Vinci, Pergolèse, Jomelli, Piccini (le rival de Gluck), Sacchini, Paisiello, Cimarosa, Guglielmi, Fioravanti, Zingarelli, Mercadante, auxquels il faut ajouter Bellini et Donizetti, car si l'un est né à Catane, en Sicile, et l'autre à Bergame, en Lombardie, ils sont tous deux élèves du Conservatoire de Naples.
Cela prouve que l'institution ne fut pas faussée par des caprices de cour, et que, par exemple, le marquis de Tanucci, qui gouverna les Deux-Siciles pendant presque un demi-siècle (de 1735 à 1780), sous Charles III et Ferdinand IV, eut le bon esprit de laisser la plus grande latitude, la plus complète indépendance à ces illustres professeurs napolitains. Mais tous les musiciens de l'Italie ne sont point compris parmi ceux-là. À Venise le patricien Marcello n'eut aucun besoin de leçons gratuites; Salieri, de Legnano, dut aller vivre à Vienne; Sarti, de Faenza, à Saint-Pétersbourg; Spontini et Chérubini, de Florence, à Paris; et Rossini, le plus célèbre de tous, le plus fécond, le plus populaire, a-t-il reçu, dans sa laborieuse jeunesse, le moindre secours, le moindre encouragement? Fils de pauvres musiciens ambulants qui le menaient de foire en foire, il n'eut ni les moyens ni le loisir d'acquérir une véritable éducation. Quelques leçons que lui donna charitablement l'abbé Matteï, de (p. 317) Bologne, voilà l'unique appui d'une main amie qu'il ait trouvé tendu à son génie naissant. Ce fut seul, bien seul, qu'il écrivit, dès quatorze ans, Demetrio e Polibio, à vingt ans Tancredi, à vingt-quatre ans Otello et le Barbier de Séville, à trente-six ans Guillaume Tell. C'était le chant du cygne de Pesaro, mort ainsi pour l'art aussi jeune que Mozart et Raphaël.
Quant à l'Allemagne, qui vit naître la musique au temps de Luther et qui en a porté si haut la science, si haut les modèles en tous genres, elle nous fournit, sans nulle exception comme le Conservatoire de Naples, la preuve que nous ont déjà donnée pour les arts du dessin toutes les contrées de l'Europe où ils furent cultivés avec succès. Ce n'est pas seulement l'absence de tout encouragement et de tout secours qu'elle va nous montrer à l'égard de ses musiciens les plus fameux: c'est l'indifférence, l'abandon et le dédain. Lorsqu'on songe à la supériorité que l'Allemagne s'est acquise dans l'art de la musique, à la gloire immense que lui ont donnée ses grands compositeurs, on est vraiment surpris, on est indigné de l'ingratitude dont elle a payé les plus illustres de ses enfants. Voyez leur sort: Pour échapper à l'obscurité et à la misère, Hændel est contraint de quitter son pays, d'aller écrire d'abord des opéras en Italie, puis ses sublimes oratorios en Angleterre, qui l'adopte, l'enrichit et le glorifie. Gluck doit l'imiter, Gluck le pauvre enfant d'un garde-chasse, qui apprend un peu de musique au lutrin de son village, et s'enrôle d'abord dans un orchestre ambulant; il compose aussi pour l'Italie, puis pour la France, qui l'adopte également et à laquelle il laisse ses grands chefs-d'œuvre. Si Bach et Haydn peuvent vivre en travaillant dans leur (p. 318) patrie, c'est que, simples et dénués d'ambition, l'un se contente d'être toute sa vie organiste de la petite église Saint-Thomas à Leipzig, et l'autre, fils d'un charron de Rohrau, de rester valet de chambre du prince Esterhazy. Hændel, Bach, Gluck et Haydn ne doivent qu'à eux-mêmes leur talent original et leur célébrité tardive. Quant à Beethoven, que dans sa jeunesse le désespoir avait conduit presque jusqu'au suicide, retiré dans une triste maison d'un faubourg de Vienne, il n'a, pour soutenir sa sombre et solitaire vieillesse, que des secours étrangers, celui de la Philharmonic Society qui lui envoie une aumône, et celui du prince russe Gallitzine, qui lui commande et lui paye d'avance ses derniers ouvrages. Weber va mourir à Londres, si pauvre qu'il ne laisse pas à sa famille de quoi l'enterrer. Mendelssohn n'échappe à la détresse de ses devanciers qu'à la faveur de son patrimoine, et Meyerbeer, riche aussi de naissance, doit pourtant imiter Gluck, et porter ses œuvres, qui font le tour du monde, d'abord à Venise, puis à Paris.
Pour être le plus célèbre et le plus grand, Mozart n'en partage pas moins la commune destinée. Quel professeur eut-il? pas d'autre que son père, second maître de chapelle du prince-archevêque de Salzbourg. Et quelle fortune? rien de plus, pendant de longues années, qu'un traitement annuel de 12 florins et demi comme suppléant de son père. Voilà de belles ressources et de beaux encouragements! Bien lui prit d'être un enfant-prodige pour trouver à vivre, en courant l'Allemagne, la France, l'Italie, soit pour s'y donner en spectacle dans des concerts, soit en donnant des leçons à 20 kreutzers le cachet. J'ai vu, dans une maison de campagne près de Vienne, la chambre où, déjà malade, déjà condamné à une mort précoce comme son génie, (p. 319) il écrivit le dernier de ses opéras, Die Zauberflöte (La Flûte enchantée). C'est une mansarde sous les toits, garnie d'un lit de camp, d'une chaise en paille et d'une table en sapin; c'est une chambre de domestique. Et lorsqu'un obscur baron, le logeant là par charité, se croyait généreux envers cet hôte dont le nom glorieux honore aujourd'hui la maison qu'il habita, il n'ignorait pas que Mozart enfant avait ravi d'admiration la cour de France; que, jeune homme, il avait répondu aux flatteurs compliments de l'empereur Joseph II par de dignes et fières paroles; qu'il était partout connu, partout célèbre, partout respecté. Cependant il hébergeait l'auteur de don Giovanni parmi ses valets, comme avait fait l'archevêque de Salzbourg, comme faisait de l'auteur des Saisons le prince Esterhazy. Et lorsque, peu de temps après, usé par les veilles et l'incessant labeur, Mozart, à trente-six ans, plus jeune que Raphaël, s'éteignait dans la misère, dans l'abandon, dans la douleur d'obtenir trop tard une petite place de maître de la chapelle impériale qui l'eût fait vivre et lui eût donné l'indépendance, ses dépouilles mortelles furent emportées au milieu d'une telle solitude que vainement, depuis lors, ou a cherché la place où elles furent inhumées. Maintenant, à Vienne, on s'évertue à les retrouver pour élever sur cette fosse sans pierre quelque splendide mausolée, et Salzbourg lui a dressé une statue de bronze sur la place publique, comme Halle à Hændel, Leipzig à Bach, Bonn à Beethoven et Dresde à Weber.
Nous avons parcouru le cycle entier des beaux-arts pour l'objet qui nous occupe. Il est temps de tirer une conclusion de ces longues prémisses.
(p. 320) La vue d'une exposition à Paris, annuelle ou bisannuelle, fait naître deux réflexions générales, l'une de juste fierté, l'autre de non moins juste modestie. La première est un retour sur nous-mêmes quand nous étendons nos regards sur l'Italie, l'Espagne et les Pays-Bas d'à présent. Les Italiens, les Hollandais, les Espagnols ont été nos maîtres; ils ne sont plus même nos rivaux. Tandis que nous n'avons à nous plaindre que d'une exubérance de séve et d'activité créatrice, eux, tombés au dernier degré de la décadence, ont cessé de produire, et nous pouvons opposer notre fécondité, peut-être excessive, à leur déplorable stérilité.[101] La seconde réflexion générale est encore un retour sur nous-mêmes quand nous étendons nos regards autour de nous, non plus sur le présent, mais sur le passé, quand nous comparons l'art de notre siècle à l'art des grands siècles. C'est le revers de la médaille. Que voyons-nous aujourd'hui? Une foule de productions moyennes, estimables, dignes d'intérêt, dignes d'éloges; point ou presque point d'œuvres fortes, grandes, capitales, dignes d'admiration, dignes d'enthousiasme. Beaucoup de talent, peu de génie; beaucoup de succès, peu de gloire. On dirait, à voir combien le don de produire se rapetisse en s'élargissant, que le domaine de l'intelligence est comme le territoire d'une province, où la propriété s'amoindrit en raison directe de ce qu'elle se divise et se morcelle; on dirait qu'il n'y a, dans l'esprit humain pris en masse, comme dans un terrain mesuré, qu'une quantité donnée de sucs alimentaires et productifs, de sorte qu'à la place (p. 321) de hautes futaies pousse un bois taillis, et qu'il vient seulement vingt arbustes pour un chêne.
Devant ce double résultat, la diminution de l'art et l'augmentation des artistes, se pose naturellement une double question: Faut-il encourager l'art? Oui, dirons-nous unanimement, nous qui comprenons sa puissance et sa grandeur, qui lui vouons un culte pur et désintéressé, qui l'aimons de cet amour dont Fénelon voulait qu'on aimât Dieu, sans crainte de châtiment, sans espoir de récompense. Faut-il encourager les artistes? Ici je demande à distinguer. Oui, ceux que la nature a faits ou que l'éducation peut faire artistes; ceux qui trouvent sur-le-champ et d'instinct une bonne voie; ceux qui ne s'en écartent que par excès de qualité ou par quelque erreur du moment, et que l'âge, la réflexion, un bon conseil peut-être, peuvent y ramener. Ceux-là, oui, il faut leur tendre la main, les flatter d'une voix amie, louer hautement leur mérite, corriger leurs écarts avec autant de mesure que de sincérité, les traiter enfin comme ces athlètes des grands jeux que les cris des spectateurs soutiennent et conduisent jusqu'au but où le prix les attend; il faut les encourager. Mais ceux qui, n'ayant pas reçu du ciel l'influence secrète, manient gauchement la brosse ou l'ébauchoir; ceux que leurs parents ont mis dans un atelier comme ils les eussent mis au séminaire, sans vocation, sans goût, sans aptitude; ceux qui prennent le nom d'artistes et ne le mériteront jamais, desquels on dira, quand ils seront à l'âge où mourut Raphaël: «C'est un jeune homme qui promet,» et dont la vie s'usera dans l'obscurité, dans le besoin, dans le dégoût et la haine de leur état, ceux-là, je le dis hautement, il faut les décourager. Autrement on les trompe, (p. 322) on les égare, on les perd. Enlevez-les à l'art, qui n'attend rien d'eux et dont ils n'attendent rien; rendez les à d'autres carrières où les succès sont plus faciles et plus communs; ayez le courage de leur dire:
Soyez plutôt maçon, si c'est votre métier.[102]
Écoutons sur ce point une voix plus puissante, une voix qui sort de l'antiquité grecque, du grand siècle d'Athènes, et qui, de ce temps si fertile en modèles, nous apporte une leçon de sage sévérité. C'est celle de Périclès s'adressant aux émules d'Ictinus, de Phidias et de Polygnote. Voici le discours qu'on lui prête:
«Ô vous qui attendez que j'entreprenne de grands travaux, préparez-vous avec ardeur, et n'ayez pas une confiance inactive. Les guerres semées par les guerres touchent à leur fin; puissent les Dieux nous envoyer une paix qui sera plus glorieuse pour notre patrie que les victoires ensanglantées! Ceux d'entre vous qui seront jugés capables de bâtir, de sculpter ou de peindre des œuvres dignes d'admiration, auront une vie assurée et même des gains considérables. Mais ceux dont la main est peu expérimentée et à qui Minerve n'a point souri, en vérité ils feraient mieux aujourd'hui de cultiver la terre ou de s'établir fabricants de poteries dans le Céramique. Jamais ils n'auront part aux travaux; jamais, par Jupiter, je ne leur livrerai, pour qu'ils les gâtent, les marbres du Pantélique et les matières précieuses (p. 323) que je fais venir de tous les pays pour orner la ville; non, quand même ils me seraient proches par le sang, quand le grand prêtre de Neptune-Érecthée les protégerait, quand Aspasie suppliante tendrait vers moi ses beaux bras. Un général ne place point aux postes périlleux un soldat lâche et débile; je serais non moins blâmable si je confiais les richesses et la renommée de notre patrie à des artistes sans habileté. Les Lacédémoniens précipitent dans un gouffre les enfants difformes, afin de ne point nourrir des citoyens inutiles: ainsi je veux ôter l'espérance aux sculpteurs et aux peintres qui n'ont pas le sens de ce qui est beau, car si l'État les employait, ils n'apporteraient que du dommage. Il n'est pas juste que l'intérêt d'un seul soit préféré à la gloire de tous. Que diraient les Athéniens aux autres Grecs qui viendront bientôt contempler leur ville lorsqu'elle sera parée de mille chefs-d'œuvre, s'il fallait leur montrer en même temps des taches honteuses et des édifices qu'il vaudrait mieux n'avoir point achevés? Efforcez-vous donc de ne produire que des œuvres nobles, irréprochables, et d'une beauté qui sache ne point vieillir.»
À nos modernes Périclès, à ceux qui ont dans les mains le gouvernement des arts, c'est-à-dire l'encouragement et la récompense des artistes, je voudrais pouvoir adresser ce conseil:
«Mettez les éléments des arts à la portée de tout le monde, comme les éléments de l'instruction littéraire et scientifique. Vous avez des écoles gratuites pour la lecture, l'écriture et le calcul; bien. Ayez aussi des écoles (p. 324) gratuites pour le dessin linéaire et à l'usage des artisans. Si les unes ne font ni poëtes, ni historiens, ni astronomes, les autres ne feront ni peintres, ni statuaires, ni architectes; mais elles ne les empêcheront point de se faire. Ayez encore des conservatoires de musique pour que vos théâtres lyriques y prennent des chanteurs et vos orchestres des joueurs d'instruments; mais n'essayez pas d'y faire éclore des compositeurs. Sans écoles et sans conservatoires, les poëtes, les historiens, les astronomes, les peintres, les statuaires, les architectes et les compositeurs se formeront tout seuls, comme ils se sont formés partout et dans tous les temps, même dans le nôtre.—Ouvrez de loin en loin des expositions, c'est bien. Fondez partout des musées, c'est mieux encore. Par les unes l'émulation s'éveille et s'entretient; elles sont d'ailleurs comme l'état de situation des arts qu'une nation se dresse périodiquement à elle-même. Par les autres sont offerts les vrais modèles, devant qui se révèlent les vraies vocations, et, pour contrôler les expositions, il n'y a que les musées, puisque, pour diriger les disciples, il n'y a que les maîtres. En outre, dans les expositions, et plus encore dans les musées, l'extrême variété des écoles, des genres, des styles, des manières, protége le visiteur attentif et curieux contre l'imitation servile où l'entraînent les leçons d'un professeur unique, et lui permet de garder, en étudiant le passé, les tendances du présent, en étudiant les maîtres dans leurs œuvres, sa propre personnalité.—Mettez au concours les ouvrages publics, les ouvrages de la commune, comme firent les Florentins du quinzième siècle pour les portes de leur Baptistère, concours où le jeune Ghiberti fut déclaré vainqueur par ses propres rivaux, Donatello et Brunelleschi, et qui (p. 325) valut à Florence ces admirables dessins en bronze que Michel-Ange disait «dignes des portes du paradis;» mais, hors de là, ne faites aucune commande d'œuvres d'art, ces commandes que fuyait Poussin jusqu'à Rome, et Puget jusqu'à Marseille. On ne doit rien attendre d'un artiste à qui n'appartiennent ni son sujet, ni la manière de le traiter, ni le temps qu'il y doit mettre. On coupe ainsi les ailes à son génie. L'artiste est sans originalité dès qu'il ont sans indépendance et sans passion. Il ressemble à ces peintres byzantins à propos desquels s'exprimaient ainsi les pères du second concile de Nicée (en 787), celui même qui jeta le premier l'anathème sur l'hérésie des iconoclastes: «Comment pourrait-on accuser les peintres? L'artiste n'invente rien; c'est par les antiques traditions qu'on le dirige; sa main ne fait qu'exécuter. Il est notoire que l'invention et la composition des tableaux appartiennent aux pères qui les consacrent. À proprement parler, ce sont eux qui les font.» (Traduction d'Émeric-David.) C'était alors la servitude de l'art sous le dogme; peu différente est, de nos jours, la servitude de l'art sous la commande.
Mais quand l'artiste s'est révélé, mais quand son œuvre est faite, alors épuisez, je le veux bien, toute la générosité que doit mettre une nation à rémunérer les hommes et les travaux dont elle doit s'honorer. Cet argent que vous perdez en facilités nuisibles, en vains encouragements, en stériles commandes, dépensez-le à payer splendidement les ouvrages d'élite. Et quant aux hommes qui font la gloire de leur pays, qui nous donnent les plus douces et les plus pures jouissances de la vie, qui nous révèlent le beau, qui permettent à l'âme (p. 326) humaine de le saisir, de le comprendre, de s'en repaître, de s'en rassasier, de savourer sa véritable ambroisie sur la terre, qui est l'admiration, pour ceux-là nulle récompense n'est au-dessus de leurs services, pas plus qu'au-dessus de notre gratitude. Pierre le Grand a créé en Russie, sous le nom de tchine, une hiérarchie générale, où se trouvent compris et rangés tous les serviteurs de l'État et tous les grades qu'on peut acquérir dans les diverses carrières des emplois publics. Si une telle organisation existait chez nous, je demande pourquoi M. Ingres n'aurait pas le rang de maréchal de France comme Turenne, et Rossini comme Maurice de Saxe? Est-ce qu'un excellent tableau, un excellent opéra ne valent pas une bataille gagnée? Ils sont bien l'œuvre de leurs auteurs, tandis qu'une victoire est due quelquefois à un subalterne, à la bravoure des soldats, à la fortune. Pour moi, Phidias n'est pas moins grand qu'Alexandre le Grand; pour moi, le Jupiter d'Olympie, la Minerve d'Athènes et les frontons du Parthénon égalent bien les victoires du Granique, d'Issus et d'Arbelles; et si j'avais à citer les deux plus illustres rivaux du seizième siècle, ce n'est pas Charles-Quint et François Ier que je nommerais, mais Raphaël et Michel-Ange.
En un mot, et pour tout résumer, je dirais aux ordonnateurs des beaux-arts: Imitez les Grecs; comme eux ne faites rien avant, faites beaucoup après; comme eux n'encouragez pas, récompensez.»
Pressé par la subite clôture de l'Exposition, et voulant ne point perdre l'à-propos que cette solennité donnait aux questions soulevées par son retour périodique, je me suis un peu hâté de publier l'opuscule qui a pour titre: Comment faut-il encourager les arts? Bientôt, aux observations qui m'ont été faites, aussi bien pour approuver que pour combattre mes idées, j'ai reconnu que, sur un sujet grave, et d'autant plus délicat qu'il touche aux intérêts des artistes vivants,—les commandes,—je ne m'étais pas bien fait comprendre. Évidemment c'est par ma faute: je me suis mal expliqué. Il me paraît donc nécessaire de revenir sur cette question, et d'en faire l'objet d'un post-scriptum à la brochure.
Je n'ai point à m'occuper des commandes particulières Si quelqu'un—roi, noble, bourgeois ou manant—s'adresse à un architecte, à un peintre, à un statuaire, pour se faire construire une demeure, pour l'orner, pour laisser son image à sa famille sur la toile ou dans le marbre, cela se passe entre lui et l'artiste, qui se soumettra plus ou moins aux exigences du commettant, qui (p. 328) peut-être imposera les siennes. En un mot, cela ne regarde que les deux contractants. Si la veuve d'Henri IV, l'Italienne Marie de Médicis, prend la louable fantaisie de faire peindre, dans une galerie de son palais du Luxembourg, les principaux événements de sa royale histoire; si elle décide de confier cette tâche au plus grand peintre de l'époque, bien qu'il soit étranger à l'Italie; si Rubens l'accepte; s'il prépare et fait agréer ses esquisses; s'il appelle à l'exécution de ce grand travail ses meilleurs élèves, Jacques Jordaëns, Abraham Diepenbeck, Théodore Van-Thulden, Just Van-Egmont, Corneille Schut, Simon de Vos; s'il achève avec autant de bonheur que de rapidité ce vaste poëme en vingt et un chants qui fait aujourd'hui l'un des principaux ornements de notre musée du Louvre; eh bien! j'admirerai la fécondité de l'artiste, et j'admirerai non moins son habilité, pour avoir su donner par le pinceau tant d'intérêt et de grandeur à la vie de cette reine altière, opiniâtre et fausse, qui, épouse, se fit détester de son époux; mère, se fit détester de son fils; régente, se fit détester du royaume, et qui n'a laissé après elle ni la mémoire d'une action d'éclat, ni seulement celle d'une bonne action. Encore sera-t-il peut-être permis, même en face de ces splendides flatteries, de regretter que Rubens n'ait point occupé le temps qu'il leur a donné à des sujets de son propre choix; peut-être sera-t-il permis, sans sortir du Louvre, de préférer à cette longue suite d'immenses et menteuses allégories les petites toiles qui se nomment la Vierge aux Innocents, la Fuite de Loth et la Kermesse flamande.
Nous n'avons à traiter que des commandes faites par l'État.
(p. 329) Ceux qui les approuvent sous toutes les formes et dans tous les cas ne manqueront point de citer, au profit de leur opinion, les heureuses commandes que les papes Jules II, Léon X, Clément VII et Paul III firent dans le Vatican aux deux illustres rivaux Raphaël et Michel-Ange. Nous pourrions répondre qu'elles rentrent dans la classe des commandes particulières, comme l'Histoire de Marie de Médicis, et que, bien que ces pontifes n'aient eu qu'une possession viagère du palais de la papauté, ils ont pu, leur vie durant, le faire orner comme et par qui l'envie leur en est venue. Mais nous acceptons ces exemples et nous devons les accepter, car on ne saurait, dans le débat qui nous occupe, en invoquer de plus hauts et de plus concluants. Oui, il est bien vrai qu'en 1508, sur la suggestion de Bramante, Jules II appela de Florence à Rome, pour l'employer aux décorations du Vatican, le jeune Raphaël, qui ayant fait à dix-huit ans le Sposalizio, était, à vingt-cinq, le premier des peintres de l'Italie; il est vrai qu'il lui confia l'un des panneaux de la grande salle où le divin jeune homme peignit la Dispute du saint Sacrement;[103] il est vrai que, ravi d'admiration devant cette fresque prodigieuse, Jules II fit effacer brutalement toutes les autres fresques, commencées ou finies, et que Raphaël, auquel il confia dès lors l'œuvre entière des Stanze, ne put obtenir grâce que pour une voûte de la première salle qu'avait peinte son maître le Pérugin.
Mais, dites-moi, je vous prie, si Raphaël, suivant le mot d'un poëte, a fait de Rome la Grèce de l'Évangile, (p. 330) n'a-t-il pas, de sa propre autorité, et dans le palais même des papes, glorifié la Grèce à l'égal de l'Évangile? En face de cette Dispute du saint Sacrement, qu'on peut nommer la Théologie, n'a-t-il pas mis un sujet qu'on peut nommer la Philosophie, celui de l'École d'Athènes? N'a-t-il pas introduit, dans la première, des figures toutes laïques, telles que Dante, Duns Scot, et jusqu'au précurseur de Luther, Jérôme Savonarole, brûlé comme hérétique par ordre d'un pape, l'infâme Alexandre Borgia? et, dans la seconde, où l'on voit les vieux maîtres de l'humanité pour les lettres, les sciences et les arts, groupés sous la présidence d'Aristote et de Platon, n'a-t-il point fait l'apothéose de cette antiquité grecque «que le monde appelle profane, mais qui pour l'artiste est sacrée?» (Charles Blanc.) La salle suivante n'a-t-elle pas pour principale décoration le Parnasse, où, parmi les poëtes des trois grands siècles précédents, Homère, Sapho et Pindare, Virgile, Horace et Ovide, Dante, Pétrarque et Boccace, et entouré du chœur des neuf muses, stat divus Apollo? Et s'il place dans cette salle la figure symbolique de la Théologie, n'y place-t-il pas aussi les figures de la Philosophie, de la Poésie et de la Jurisprudence? Comment croire que des sujets si païens fussent uniquement dictés par les papes? que l'artiste, libre penseur comme son maître, ne les avait pas choisis ou suggérés? Comment croire que, si Jules II ou Léon X les ont réellement commandés à Raphaël, Raphaël n'avait pas dès lors assez d'influence et d'autorité morale pour se les faire commander?
Quant à Michel-Ange, la démonstration sera encore plus complète, car au lieu d'inductions, nous avons des preuves, et l'histoire elle-même se charge de répondre. (p. 331) Personne n'ignore que, lorsqu'en 1507 Jules II confia à Michel-Ange, jusque-là seulement statuaire et dessinateur, les peintures du plafond de la chapelle Sixtine, l'artiste florentin n'accepta cette tâche qu'à la condition d'avoir pour la remplir la plus entière indépendance. Personne n'ignore qu'il s'enfermait seul dans la chapelle, dont il s'était fait remettre les clefs, et n'y laissait pénétrer personne, pas même ses broyeurs; qu'il portait cette passion de la solitude jusqu'au point de fabriquer lui-même tous ses outils, tous ses ustensiles, et que, par exemple, pour travailler la nuit, il s'était fait une espèce de casque en carton au sommet duquel il ajustait une chandelle en suif de chèvre, ayant ainsi les mains libres et portant avec lui sa lumière; qu'enfin, lorsque l'architecte Bramante introduisit furtivement son neveu Raphaël dans la Sixtine, nul ne savait encore ce qu'y faisait Michel-Ange. C'est donc bien lui, et lui seul, qui avait choisi et composé ses sujets, la Création du monde, la Création d'Ève, les patriarches, les prophètes, les sibylles, et toutes ces figures énergiques, terribles, gracieuses ou grotesques qui ont fait dire à made de Staël que si Raphaël est le peintre de l'Évangile, Michel-Ange est le peintre du Vieux-Testament.
Venons à la grande fresque du Jugement dernier, qui occupe toute la muraille au fond de la Sixtine, ouvrage postérieur de trente ans aux peintures de la voûte, et dont le caractère est aussi différent que l'était devenu, dans cet intervalle, le caractère même de l'artiste. Personne n'ignore qu'après le sac de Rome en 1527, et la prise de Florence en 1529, tout rempli de la lecture du Dante, et l'imagination encore frappée des horreurs dont il avait été le témoin et presque la victime, Michel-Ange, (p. 332) pour épancher dans une œuvre d'art la mélancolie sauvage dont son âme était alors atteinte, se préparait à traiter un sujet bien approprié à la nature de son vaste et sombre génie, le dénoûment final du drame de l'humanité. Personne n'ignore qu'informé des études auxquelles il se livrait solitairement et sans relâche, le pape Paul III se rendit chez l'artiste, au milieu d'un cortége de dix cardinaux, et qu'avec cette solennité inaccoutumée dans les arts, il le pria d'exécuter à la Sixtine le grand travail dont il avait préparé les cartons sous Clément VII. Une preuve manifeste que Michel-Ange, non-seulement choisit ce sujet, mais qu'ensuite il le traita comme il lui plut, c'est qu'il semble avoir à dessein négligé tous les symboles religieux, toutes les croyances de la tradition catholique, tels que les auréoles, les nimbes, les ailes étendues, les enseignes diverses admises par l'art comme par la foi; c'est que les anges qui sonnent de la trompette pour éveiller les mort paresseux et ceux qui exécutent les arrêts du Christ ne sont que des hommes, des athlètes combattants, et que le Christ lui-même n'est plus le doux Rédempteur des hommes, l'Agneau, l'humble fils de Marie, mais un Jupiter tonnant, aussi farouche que ses anges, qui ne s'émeut pas même aux pleurs de sa mère, et qui siége là en juge inexorable et terrible; c'est que l'austère disciple de Savonarole, poëte de plusieurs façons et de plusieurs styles, a écrit une satire burlesque dans un coin de son tableau, et s'est vengé par des épigrammes indestructibles de ceux qu'il ne pouvait ni réformer ni vaincre, ces grands dignitaires de l'Église qui déshonoraient la pourpre romaine, ces membres ou clients de la puissante famille qui dépouillait sa patrie de la liberté; c'est que (p. 333) le camérier du pape, trouvant la fresque de Michel-Ange plus propre à une taverne qu'à la chapelle du souverain pontife, voulait la faire effacer, et qu'un peu plus tard, le timoré Paul IV fit voiler par Daniel de Volterre des nudités fort innocentes, ce qui attira au disciple sacrilége de Michel-Ange, avec des vers piquants de Salvator Rosa, le surnom ridicule du bracchettone (le culottier). Il est donc évident que ces prétendues commandes des papes à Raphaël et à Michel-Ange ne sont rien de plus, en réalité, que des ouvrages appartenant en propre à ces grands artistes, ouvrages qui ont été recueillis dans le palais des papes, comme ceux-ci ont recueilli depuis lors dans leur musée du Vatican la Transfiguration et la Communion de saint Jérôme.
Laissons donc l'histoire du passé, et parlons du temps actuel.
L'État peut demander aux artistes deux sortes d'ouvrages: ceux que j'ai nommés, comme à Florence, travaux de la commune, qui sont d'utilité ou de décoration publiques, et ceux que l'on acquiert avec les fonds destinés à l'encouragement des beaux-arts.
Pour les premiers, il ne faut pas perdre de vue que si un tableau, une statue, sont bien l'œuvre individuelle d'un seul artiste, qui en demeure seul responsable, tant de personnes doivent concourir, au moins par le choix et l'adoption des plans, à l'érection d'un monument public et à son ornementation, que le pays entier est, en quelque sorte, complice de ses défauts. «Un monument public de mauvais goût, dit Vasari, élevé dans un temps où il existe d'habiles artistes, est une injure faite à la nation et au siècle qui le voient élever, un sujet éternel de honte pour ceux qui l'ordonnent.» Voilà pourquoi (p. 334) je voudrais que tous les travaux de la commune fussent mis au concours. Il n'est pas d'autre moyen, pour un pays et une époque, d'échapper à cette lourde responsabilité d'une «honte éternelle» dont les menace Vasari. J'ai cité en exemple le concours ouvert par les Florentins, vers 1400, pour les portes de leur Baptistère, où le jeune Lorenzo Ghiberti fut proclamé vainqueur, même par ses illustres concurrents Donatello et Brunelleschi. Ces portes d'airain furent l'ouvrage de toute sa vie, puisqu'il y travailla quarante ans comme sculpteur, ciseleur et fondeur. Mais le quinzième siècle est bien loin de nous, dira-t-on, et Florence n'est point Paris. Soit. Prenons un autre exemple, ici même, et le plus récent possible. Pour l'érection de la nouvelle salle de théâtre destinée à l'Opéra, l'on a ouvert un concours, et ce travail de la commune est confié maintenant à M. Charles Garnier. Ce jeune architecte a réuni, je crois, l'unanimité des suffrages parmi les membres du jury, et même la voix unanime de ses concurrents, qui, tous, lui auraient donné le second rang, comme les généraux grecs à Thémistocle après la bataille de Salamine. C'était le placer au premier. Eh bien! sans le concours ouvert, croit-on que M. Garnier eût été choisi? Il était, comme Ghiberti, trop jeune encore et trop peu connu pour attirer les regards de l'autorité compétente. Elle eût pris un autre architecte plus célèbre et moins digne. On voit, par ce simple rapprochement, à quatre siècles et demi d'intervalle, toute l'utilité, toute la nécessité des concours.
Reste l'emploi des fonds confiés par la nation à l'État pour l'encouragement des beaux-arts. C'est ici qu'est le vif de la question.
(p. 335) Il y a deux manières de faire cet emploi.
Voici la première, telle que je l'ai vu pratiquer sous les gouvernements antérieurs, et je suppose que rien n'a changé, si ce n'est l'intitulé des actes:
Un peintre se présentait en solliciteur aux bureaux des Beaux-Arts. Il était chaudement appuyé par un pair de France, un député et un conseiller d'État. «Monsieur, lui disait-on, de si puissantes recommandations nous décident en votre faveur, et nous allons vous confier un important travail. Vous allez nous faire une Sainte Famille... Ne vous récriez pas. Il est bien vrai que, depuis Raphaël, ce sujet est devenu fort difficile à traiter, et nous convenons même que tous les sujets d'histoire religieuse, par ce temps d'incrédulité, ne sont ni fort à l'étude ni fort à la mode. Mais que voulez-vous? puisque l'on construit des églises neuves, il est clair qu'on ne peut les orner de peintures vieilles, et nous sommes bien aises de laisser croire que nos peintres ne sont pas moins chrétiens que nos architectes.—Votre tableau aura quatre mètres de haut sur trois de large; c'est précisément l'espace qu'il doit occuper entre la porte de la sacristie et la chapelle de Sainte-Agnès. Donc vous peindrez vos personnages de grandeur naturelle.—Il faudra nous faire la remise de ce tableau d'ici au 20 juin prochain, car il doit figurer à sa place pour la fête de saint Jean, patron de l'église.—Vous recevrez 2,000 francs d'avance, et 3,000 francs à la livraison; en tout, 5,000 francs.—Ces clauses seront consignées dans un contrat.»
Cela est une commande.
Voici la seconde manière:
(p. 336) Un des chefs de la division des Beaux-Arts (le ministre pourrait même, comme le pape Paul III, faire cette démarche, en personne) se présente dans l'atelier d'un peintre: «Monsieur, lui dit-il après les saluts échangés, nous avons appris par le témoignage de nombreux amateurs et de plusieurs de vos confrères eux-mêmes, enfin par une espèce de bruit public qui n'est jamais menteur en ces matières, que vous avez terminé un tableau capable de faire honneur à l'école actuelle de notre pays. Je viens vous prier d'accorder la préférence à l'État, qui se propose de l'acquérir. Nous ne vous demandons pas quel en est le sujet; vous seul avez eu le droit de le choisir. S'il appartient à la peinture sacrée, à la peinture de haut style, tant mieux! nous en serons charmés, car le succès en ce genre devient de plus en plus rare à notre époque. Mais s'il appartient à la mythologie, à l'histoire, à l'anecdote, à la fantaisie, nous l'accepterons tout aussi volontiers, puisque mille exemples fameux, pris à toutes les écoles, nous ont prouvé qu'un artiste peut, sur de tels sujets, épuiser tous les mérites et toutes les beautés de l'art de peindre. S'il est même simplement une scène familière, nous ne ferons pas les dédaigneux: Gérard Dow, Terburg, Metsu n'ont pas fait autre chose, et il n'est plus permis à personne, fût-on Louis XIV, d'appeler magots les petits personnages de Téniers ou d'Ostade. Et si votre tableau n'est rien de plus qu'un paysage, qu'il soit encore le bienvenu: Claude et Ruysdaël ont conquis au paysage son rang parmi les grandes œuvres de l'art.—Nous ne vous demandons pas non plus quelle est la dimension de votre cadre. Grand, moyen ou petit, il trouvera facilement sa place, une place digne de lui et de vous, (p. 337) dans nos collections nationales.—Nous ne vous demandons pas davantage quelle dimension vous avez donnée à vos figures. Sont-elles de grandeur naturelle? eh bien, nous savons que, depuis la Transfiguration jusqu'à la Ronde de nuit, une foule de chefs-d'œuvre ont eu les mêmes proportions. Sont-elles, au contraire, beaucoup plus petites que nature? nous savons encore que Raphaël se montre aussi grand dans la Vision d'Ézéchiel que dans la Transfiguration, et Rembrandt dans le Ménage du menuisier que dans la Ronde de nuit; et nous n'ignorons pas que Poussin se sentait plus à l'aise pour peindre en figurines les Bergers d'Arcadie que pour peindre en grandeur colossale le Martyre de saint Érasme.—Enfin nous nous garderons bien de vous demander que temps vous avez mis à terminer ce tableau. Qu'il vous ait coûté seulement seize jours de travail, comme la fameuse Sainte Famille au saint Georges que Rubens a faite pour la chapelle de son tombeau dans l'église Saint-Jacques d'Anvers, ou qu'il vous ait plu de mettre quarante ans à l'achever, comme M. Ingres sa Source, cela ne nous regarde point, et le temps ne fait rien à l'affaire.—Nous vous proposons de placer ce tableau dans le musée du Luxembourg en attendant qu'il prenne sa place définitive dans le musée du Louvre, et nous vous offrons une rémunération de 20,000 francs.»
Ceci est une acquisition.
Maintenant, je demande avec confiance: quel est de ces deux modes le meilleur et le préférable? Ne voit-on pas que, dans le premier—la commande—l'artiste n'est pas honoré, n'est pas libre; qu'il n'est pas lui-même? On lui impose un sujet étranger à ses études, antipathique à ses goûts, et, Dieu sait! peut-être réprouvé (p. 338) par sa conscience. On lui impose des proportions qui l'obligent à changer et à forcer les habitudes de son talent. On lui impose enfin une échéance à jour fixe pour la livraison, qui le condamne à travailler vite, en tout temps, même quand l'inspiration lui fait défaut, quand une maladie, un chagrin, une affaire, d'autres occupations, devraient l'éloigner de celle-là. Et de plus le prix du travail est fixé d'avance, de façon que l'artiste n'a pas même le stimulant banal d'un bénéfice à espérer. Qu'il fasse bien, qu'il fasse mal, sa rétribution sera la même. Aussi, que peut-on attendre d'une œuvre faite dans de telles conditions? Tout au plus que l'artiste ne fasse pas assez mal pour déshonorer son nom et se fermer la porte à d'autres commandes. Je crois que, dans le style pittoresque des ateliers, on nomme ces travaux à faire pour l'État: le pot-au-feu. Ils peuvent, en effet, donner à vivre au jour le jour à des médiocrités qui subissent cette triste ressource; mais jamais l'artiste véritable ne les fera pour son plaisir et pour son honneur. Que peut donc, de grâce, gagner l'art à de tels encouragements? Quels progrès, quel éclat peut-il en attendre?
Au contraire, dans l'autre mode—l'acquisition—le peintre a pris un sujet sorti naturellement de ses études, suggéré par son goût, rêvé et caressé par son imagination, le sujet enfin dont l'apparition lui est venue peut-être comme viendrait une révélation. Il a pris aussi la dimension qui convient à son genre d'esprit, et même à son genre de vue. Il a consacré à cette œuvre de prédilection les moments où souffle la muse, comme a dit le poëte, c'est-à-dire les heures de ferveur et d'enthousiasme, alors que l'artiste a la conscience que toute (p. 339) sa force d'inspiration et de talent est pleinement à son service. On fait auprès de lui une démarche qui l'honore et le touche; on lui offre une rémunération qui flatte son juste orgueil autant qu'elle satisfait son intérêt. Enfin l'on présente à son ouvrage l'attrayante perspective d'une place distinguée, enviée, à laquelle peu d'ouvrages peuvent prétendre. Et cet exemple, bientôt connu de tous, apprendra aux autres artistes que s'ils parviennent, à force d'études variées, de soins assidus, de travail opiniâtre, à créer une œuvre de conscience et de talent, de génie s'il est possible, ils seront assurés de trouver dans l'État un acquéreur généreux, et, pour leur œuvre, la plus noble récompense qu'ils puissent ambitionner, cette place au Musée qui doit à jamais conserver le nom de son auteur, parmi ceux des maîtres, dans les grandes archives de l'art.
N'est-ce pas revenir, sous une forme tout actuelle et pratique, au conseil que je donnais d'après les Grecs d'autrefois? N'est-ce pas proposer de ne rien faire avant, de faire beaucoup après? N'est-ce pas dire encore: «N'encouragez pas, récompensez?»
«Avant tout, disait Locke, définissez les termes.» Cette règle est ici d'autant plus nécessaire à suivre que, si je ne m'abuse, le débat suscité par mes honorables contradicteurs ne porte guère que sur la double signification du même mot, du mot unique, que nous offre la langue française. Dans quel sens dit-on: Encourager les arts? Évidemment dans le sens de fomenter, faire progresser, porter plus loin et plus haut. Et dans quel sens dit-on: Encourager les artistes? Évidemment dans le sens de leur faciliter l'étude, le travail et le gain. La différence est telle que, cette double définition une fois admisse, je n'hésite point à répéter: Encouragez les arts!—N'encouragez pas les artistes!
Mais je sens qu'il faut encore expliquer comment se peuvent concilier ces deux adages.
Une personne en qui le monde entier reconnaît une des gloires littéraires de la France[104] a bien voulu m'adresser (p. 341) quelques observations sur mon opuscule; et, l'acceptant dans la partie historique, ainsi que dans les déductions où conduisent forcément des faits non moins universels qu'irrécusables, elle m'adresse une objection contre laquelle je tiens à cœur de me défendre. «Prenez garde, me dit-elle, vous condamnez les médiocrités; ce serait cruel, et ce serait aristocratique.»
Sur ce dernier mot je passe condamnation. Quelque soit mon attachement à l'égalité devant la loi, je ne puis admettre l'égalité devant le génie, ou même devant le talent nécessaire à la culture de l'art. L'art a été, est et sera toujours, dans l'espèce humaine, le partage exclusif d'une faible minorité, d'une aristocratie enfin, très-restreinte, très-étroite. Ce n'est pas celle de la naissance, bien entendu, car rien n'est plus personnel que le génie ou le talent. C'est l'aristocratie dans son vrai sens, dans son sens légitime: le privilége des meilleurs. L'art n'appartient qu'à certaines natures d'élite, très-rares parce qu'elles sont très-douées, qui doivent réunir aux plus hautes facultés morales,—l'imagination avec le jugement, le sentiment avec le goût—d'autres précieuses facultés physiques,—la netteté de la vue et l'adresse de la main. Tous les hommes peuvent être artisans; les meilleurs seuls, les aristoï, peuvent être artistes.
Mais si je ne me défends point du reproche d'être en ce sens aristocrate, je dois me défendre avec énergie et conviction du reproche d'être cruel envers une classe quelconque de ceux par qui les arts sont cultivés. Rien n'est plus loin de mon esprit et de mon cœur, car je n'ai qu'un désir bien ardent et bien désintéressé: celui de servir l'art sans nuire aux artistes, c'est-à-dire de rendre leur intérêt commun, identique, et non plus contradictoire. (p. 342) Eh quoi! je condamnerais la médiocrité! Mais ce serait me condamner moi-même, et l'on me demanderait de quel droit j'écris. Hélas! c'est la loi de nature qu'il faut accuser de l'inégalité des hommes. Si elle les a faits, ce que je concède de grand cœur, égaux en droits, elle ne les a pas faits égaux de taille, de force, d'intelligence, d'imagination, enfin de qualités physiques et morales. Pour un ouvrage qui exige la force, on préférera toujours le plus fort au plus faible; pour un ouvrage qui exige l'intelligence, on préférera toujours le plus intelligent au plus inepte. Mais, comme il serait souverainement injuste que le génie seul pût prospérer, pût vivre, ni d'aucun art, ni d'aucune carrière les médiocrités ne sont exclues. Leur place de tout temps y fut marquée, et l'on peut dire que, dans le nôtre, elle s'est considérablement élargie. La médiocrité laborieuse, modeste, celle que n'égare point une folle vanité, qui sait rester dans son rôle et dans ses moyens, peut aisément se frayer un chemin et s'édifier une existence honorable. Pour les artistes médiocres il y a les amateurs médiocres; et j'entends par ce mot, auquel je n'attache aucun sens malveillant, non-seulement ceux qui sont médiocres par le goût, qui se contentent d'œuvres ordinaires et banales, mais encore ceux qui le sont par la fortune, et ne peuvent acquérir des chefs-d'œuvre. Le peintre médiocre n'est pas obligé de faire des tableaux d'histoire sacrée; il a dans son domaine tous les sujets de genre, y compris le paysage et les portraits du grand nombre; il a de plus les copies et réductions des maîtres, les dessins pour publications illustrées, les leçons dans les pensionnats et les familles, etc. Le sculpteur médiocre n'est pas non plus forcé de tailler des frontons (p. 343) en marbre; il a dans son domaine les statues et bustes-portraits, les statuettes en plâtre, les animaux, les mausolées, les vases, les ornements. L'architecte n'a pas rien à construire que des temples et des palais; il bâtit des maisons, il est conducteur de travaux, vérificateur de mémoires. Le musicien n'est pas tenu davantage de composer des opéras, des oratorios ou des symphonies; il peut écrire des romances ou des variations sur les thèmes d'autrui; il est chanteur ou chantre, virtuose, professeur. Chacun enfin se fait son sort, dans ces carrières comme dans les autres.
La seule question qui nous occupe est celle-ci: Comment l'État doit-il encourager les arts? C'est-à-dire comment peut-il les fomenter, les faire progresser, les porter plus loin et plus haut, ou, tout au moins, les soutenir à leur niveau? Prétendra-t-on que c'est en offrant aux jeunes artistes les moyens d'étude, de travail et de gain, c'est-à-dire en leur ouvrant des écoles gratuites, en leur donnant des pensions, en leur faisant des commandes? Alors je prétendrai avec toute raison et toute justice que l'État doit le même encouragement aux lettres. Et d'autant plus qu'un écrivain médiocre peut publier de bons et utiles travaux, parce qu'il a le fond avec la forme, la pensée avec le style, le sujet enfin avec la manière de l'exposer. Mais dans l'art, où il n'y a que la forme, l'artiste médiocre ne peut se prévaloir du même avantage. Pour l'État, une œuvre d'art médiocre n'a aucune raison d'être. De minimis non curat pretor.
Voilà donc l'État forcé, par esprit de justice, d'avoir pour les écrivains, ou ceux qui prétendent le devenir, des écoles gratuites, des concours, des pensions dans quelque autre académie de Rome; et s'il doit faire des (p. 344) commandes de tableaux, de statues, d'édifices, de gravures, d'opéras ou de sonates, pour faire vivre les artistes médiocres, il ne saurait se dispenser, pour faire vivre les écrivains médiocres, de leur faire des commandes de livres ou d'articles de revues et de journaux. Comment, après les arts et les lettres, oublierait-il les sciences? Qu'il tende donc aussi la main aux apprentis astronomes, physiciens, chimistes, mécaniciens. Pourquoi pas aux jeunes avocats, aux jeunes médecins et, de proche en proche, à tout le monde? Nous retrouvons là cette déplorable manie, particulière à notre pays, de tout rapporter à l'État, de tout lui demander, de tout en attendre. Mais, de grâce, que gagneraient dans une telle situation la dignité et le progrès des lettres, des sciences, de la jurisprudence, de la médecine? Que peuvent donc gagner, dans la situation actuelle, la dignité et le progrès des arts?
L'État n'a qu'un moyen vrai d'encourager l'art, c'est de l'honorer. Il n'en a pas un autre d'encourager les lettres, les sciences, toutes les carrières libérales. L'émulation naîtra des honneurs accordés au génie, des récompenses offertes aux belles œuvres. Pourquoi faire plus et autrement pour les arts que pour les lettres ou les sciences? Que leur a valu dans tous les temps, dans tous les pays, et que leur vaut de nos jours cette apparente préférence? Interrogez l'histoire passée et l'histoire présente; elles répondent: Rien. Abandonnez donc les arts à la liberté, comme vous y abandonnez les lettres et les sciences.
Pour juger de ce qu'il faut faire dans l'avenir, nous avons l'expérience du passé. Je l'ai cherchée dans l'histoire, et personne encore ne m'a contredit sur aucun point. Mais nous avons aussi l'expérience du présent. (p. 345) Ceux qui affirment, par exemple, l'utilité de notre école de Rome pourraient-ils affirmer avec la même assurance que les envois des pensionnaires de cette école en démontrent l'utilité? que ces envois prouvent de fortes études et témoignent de progrès constants? N'est-ce pas le contraire, hélas! qui frappe tous les yeux et afflige tous les esprits? Et ceux qui affirment l'utilité des commandes, telles qu'elles sont dès longtemps pratiquées par le bureau des Beaux-Arts, pourraient-ils affirmer également qu'elles n'ont d'autre but et d'autre résultat que le progrès de la peinture et de la sculpture? Je savais, il n'y a pas encore bien des années, par les confidences de mes amis, qui rougissaient d'un tel abus, que les fonds des Beaux-Arts avaient un emploi tout politique,—ne pourrais-je pas dire de corruption politique? On y trouvait matière à galanteries aux députés bien pensants et bien votants, soit en confiant des ouvrages à leurs protégés, soit en leur faisant cadeau de quelque toile ou de quelque marbre pour le musée de leur ville ou l'église de leur paroisse. N'en est-il plus de la sorte? Les progrès de l'art sont-ils réellement le but et le résultat des commandes? Alors il est un moyen facile de résoudre la question, et de couper court à toute critique. Que l'on fasse une exposition publique des tableaux et des statues commandés depuis vingt-cinq ans. Nous verrons bien si le niveau de l'art, comme on dit, s'est élevé par ce moyen, et si les œuvres de commande surpassent ou même égalent les œuvres de l'art libre.
Maintenant que l'Italie, l'Espagne et la Hollande, comme épuisées par leur efforts passés, comme rassasiées de leur gloire acquise, sont tombées dans une profonde nuit, (p. 346) qui ne s'éclaire que de lueurs bien rares et bien insuffisantes pour annoncer une nouvelle aurore, s'il est un pays qui semble s'éveiller aux beaux-arts, c'est l'Angleterre. Elle avait eu quelques peintres et statuaires isolés, tels que Hogarth, Reynolds, Gainsborough, Turner, Chantrey, Wesmacott; elle a maintenant une foule d'artistes en tout genre, qui se révèlent, qui s'imposent, qu'une vive émulation pousse en avant dans des voies nouvelles. La nation s'émeut, prend intérêt à ces luttes pacifiques; de nouveaux organes de l'opinion s'en font les échos intelligents; l'on sent enfin comme un réveil, comme une renaissance. Eh bien! l'Angleterre est justement le seul pays de l'Europe où l'État demeure indifférent, impassible, où il ne s'occupe pas plus de l'art que des sciences, que de l'industrie, que de la charité, où il laisse tout, absolument tout, à l'initiative des citoyens, à la féconde influence de la liberté. Ce sont des citoyens, et non l'État, qui ont fait l'exposition de Manchester en 1857; ce sont des citoyens qui ont fait en 1862 une autre exposition universelle. L'État se borne à enrichir sans cesse les collections publiques d'œuvres d'art qu'il a récemment ouvertes, la National Gallery, le Britisch Muséum, le Musée de Kensington. Il offre des modèles, il laisse et assure la liberté: voilà son vrai rôle.
J'ai entendu des hommes très-sensés et très-compétents émettre un vœu: «Nous voudrions, disaient-ils, que l'État abandonnât les arts à la liberté, et cessât des encouragements qui nous paraissent nuisibles. Mais s'il persiste dans ses errements actuels, s'il croit de son devoir, s'il croit d'utilité nationale de tendre la main aux jeunes artistes, nous voudrions qu'il mit du moins une condition à ses largesses, et ce serait celle-ci: Nul (p. 347) ne sera admis dans les écoles gratuites au-dessus des élémentaires; nul ne pourra, par exemple, concourir pour le prix de Rome, qu'il ne soit d'abord pourvu d'un diplôme de bachelier ès lettres.» Et certes les bonnes raisons ne manquaient point à l'appui de cette opinion, pas plus que les bons exemples. Il suffisait de faire observer, d'abord, que ce diplôme est un gage d'aptitude générale et d'esprit studieux; ensuite, combien l'éducation lettrée est nécessaire aux artistes dignes de ce nom. L'on pouvait citer aussitôt un grand nombre de peintres ou de statuaires, peut-être les plus grands de notre époque, en France et à l'étranger, qui sont plutôt des lettrés d'éducation que des artistes de nature, qui sont en quelque sorte des écrivains avec le pinceau ou l'ébauchoir.
Je ne sais s'il ne serait pas utile et convenable de renverser cette proposition, de lui donner un autre tour. Je dirais plus volontiers: «Lorsque, dans les écoles gratuites élémentaires destinées aux artisans, il se rencontre quelque élève vraiment doué des facultés naturelles qui font les artistes, lorsqu'il fournit journellement, dans ses œuvres d'étude, les preuves d'une aptitude véritable et l'espoir d'un bel avenir, l'État pourrait le récompenser par une bourse dans les lycées, où cet élève d'élite recevrait l'éducation lettrée qui s'y donne. Cette bourse pourrait être, par exemple, le prix des concours parmi les élèves des écoles élémentaires. L'État ajoutant, aux qualités indispensables que les jeunes artistes doivent tenir de la nature, la non moins indispensable force des lettres: voilà, si je ne m'abuse, un puissant et noble moyen qu'il a dans les mains pour encourager les arts.»
(p. 348) À ce propos des prix qui se distribuent chaque année, soit à l'Académie des Beaux-Arts pour la peinture, la sculpture, l'architecture, etc., soit au Conservatoire de musique pour toutes ses classes, soit dans toutes les écoles du même genre, je veux faire une bien simple observation, que chacun, j'imagine, aura faite comme moi. C'est que ces prix ne se donnent pas toujours parce qu'ils sont mérités, mais le plus souvent, au contraire, uniquement par habitude. Il est d'usage de les décerner chaque année; donc il faut que quelqu'un les reçoive. Si l'on demande aux juges des concours pourquoi tel concurrent à reçu le prix, que ce soit de peinture, de statuaire, de contre-point ou de chant, l'on peut être sûr qu'ils répondront: «Parce qu'il était le moins faible.» Singulière raison, et singulier éloge! Quoi! ce n'est pas le plus digne du prix qui l'a reçu, c'est le moins indigne. Ne valait-il pas mieux réserver ce prix que personne ne méritait, et attendre qu'il fût mérité? En le donnant ainsi, on ne fait pas seulement une chose vaine, on fait une chose nuisible. D'abord on avilit la récompense, qui perd son prestige, et partant son utilité; en outre, soyez bien persuadé que ce lauréat au rabais n'en portera pas moins dans sa carrière, et toute sa vie, les prétentions et la suffisance d'un premier prix. Où cela le mènera-t-il? et quel avantage peut en retirer l'art? Perpétuelle question, toujours sans réponse.
J'admets les écoles publiques, quand elles sont élémentaires et destinées aux artisans, quand elles tendent à réaliser simplement l'application de l'art à l'industrie. Pourquoi? Parce que tout homme peut être artisan, parce qu'il est bon que tout homme le devienne et soit aidé à la devenir; parce que ces premiers rudiments des (p. 349) arts suffisent pour révéler des vocations plus hautes que celles d'artisan, des vocations d'artiste. Mais je repousse et condamne les écoles gratuites, les écoles pensionnées, qui ont la prétention d'enseigner les arts, les vrais beaux-arts, et de faire des artistes, de vrais artistes. Pourquoi? D'abord, parce que l'histoire de tous les temps et de tous les pays démontre que ces moyens factices n'ont jamais pu ni fomenter les arts dans une contrée, ni les acclimater dans une autre, ni en retarder la décadence, ni en prévenir la ruine; mais aussi parce que ces facilités données à l'éducation artistique trompent les élèves et leurs parents. On veut faire de son fils un artiste, en disant: «Cela ne coûte rien, essayons.» On essaye, on persiste, toujours parce que cela ne coûte rien; et le fils, jeté dans une carrière à laquelle il n'est point appelé, qu'il a prise par obéissance, où il s'entête par vanité, où il travaille juste en raison de ce qu'on dépense pour lui, est un homme perdu. Au contraire, si l'éducation artistique, comme le voulaient si sagement les Grecs, est toujours payée, et payés chèrement, les parents destineront qu'à bon escient leur fils à cette carrière. Ils ne l'y feront entrer qu'avec la certitude et après les preuves de son aptitude naturelle; ils ne l'y maintiendront qu'en voyant ses progrès, ses progrès rapides et constants; ils exigeront enfin de ses études un résultat qui réponde aux dépenses qu'elles nécessitent. C'est ce que prouve sans réplique l'exemple des écoles primaires, où, suivant la remarque unanime des instituteurs et des inspecteurs, les moins exacts et les moins studieux des élèves sont précisément ceux qui reçoivent gratuitement l'éducation commune.
(p. 350) Revenons à l'État. Que doit-il aux artistes, non pour leur faciliter par des leçons et par des commandes un travail stérile, mais pour encourager l'art en leur personne, c'est-à-dire pour en fomenter les progrès ou du moins en maintenir le niveau? Il doit, pour toute facilité gratuite, leur offrir des modèles, leur faire connaître les œuvres des maîtres passés. Pour cela, qu'il ouvre des musées de tableaux, de statues, de dessins, d'estampes, de plains d'architecture, et, dans un autre ordre, des bibliothèques musicales; qu'il les enrichisse sans cesse, et les complète autant que possible; qu'il en rende l'accès facile à tous, et qu'il y permette le travail aussi bien que la vue.—Il doit encore favoriser l'émulation. Pour cela, qu'il ouvre des expositions publiques d'œuvres d'art. Mais que ce soit à deux conditions: d'abord, qu'il y ait entre elles d'assez longs intervalles, pour que, d'une exposition à l'autre, chaque artiste dans chaque genre ait le temps d'achever une œuvre aussi belle et parfaite qu'il lui soit donné de la produire; ensuite, que les jurys d'admission exercent leur pouvoir avec une si rigide sévérité, qu'au lieu d'être une vaste boutique industrielle, le salon devienne un véritable musée contemporain, où l'admission seule soit un premier titre d'honneur, où, dans une noble fête de l'art, une grande nation montre avec orgueil, à elle-même et aux nations étrangères, ce que peut enfanter le génie de ses fils.—Enfin l'État, qui doit rémunérer tous les services rendus à la patrie, ne peut se dispenser d'honorer l'art dans les artistes et dans leurs œuvres. Pour cela, qu'il acquière d'une main largement ouverte les ouvrages indiqués à son choix par le suffrage des gens éclairés, qu'il les place dans les musées où ces ouvrages (p. 351) deviendront à leur tour des modèles, et qu'il comble d'honneurs ceux des artistes qu'a proclamés grands la voix publique. Pour ces acquisitions d'œuvres faites et jugées, pour ces récompenses données à leurs auteurs devenus célèbres, jamais nous ne l'accuserons de se montrer trop prodigue et trop généreux. Il ne fera, au nom de la nation, que rendre en gloire et en fortune ce que la nation reçoit de ces hommes d'élite en éclat et en grandeur.
Ars est homo additus naturæ.
«L'art est l'homme ajouté à la nature, ou mieux, l'homme s'ajoutant à la nature.»
Cette définition de l'art est du grand chancelier François Bacon. Appliquée à la peinture, elle me semble, non seulement acceptable, mais de tout point parfaite, et, j'ose le dire, définitive.
Inventer et créer sont deux termes synonymes. Ne pouvant rien créer, l'homme ne peut rien inventer dans le sens absolu du mot. Il ne peut, par exemple, inventer ni soupçonner un sixième sens. Il ne peut inventer ni soupçonner une substance, une forme, une couleur, autres que celles qui sont dans la nature, et que ses sens lui ont appris à connaître. Toutes les œuvres de sa main sont un simple arrangement, ou, tout au plus, un simple amalgame de substances, de formes, de couleurs, qu'il ne crée pas, qu'il n'invente pas, que lui fournit l'ensemble des choses. Il en est de même des œuvres de son esprit. Veut-il composer et représenter la Chimère? Il prend un corps de lion, il lui met des ailes d'aigle, une tête de femme, une queue de serpent. Il n'a point (p. 353) inventé, il a seulement imaginé; c'est à dire qu'au lieu de créer des substances ou des formes, il a seulement amalgamé, dans un ensemble imaginaire (je me sers exprès de ce mot), des parties qui existent et qui lui sont connues. Il a seulement rassemblé des images. C'est de la même manière qu'il se figure l'enfer et le paradis, les diables et les anges, les dieux et Dieu lui-même.
L'art de la peinture, comme tout l'art plastique, même quand il cherche à retracer le surnaturel, est donc circonscrit dans le champ d'observation que la nature ouvre à l'homme. Il ne peut s'exercer que par la représentation des êtres divers—vivants, végétants ou inanimés—qu'elle offre à son talent d'imitation.
Mais cependant l'imitation de la nature m'est pas le but et la fin de l'art; elle n'est qu'un moyen de le pratiquer.
Si l'art n'était que l'imitation de la nature, la plus parfaite des œuvres de l'art serait précisément celle d'où l'art s'effacerait le plus pour laisser le plus paraître la nature, d'où il prendrait soin de s'exclure lui-même. Des tableaux, le plus parfait serait un diorama bien réussi; des statues, une figure de cire. Il ne faudrait plus peindre de portraits, mais regarder dans un miroir; il ne faudrait plus peindre de paysages, mais regarder par une fenêtre. C'est alors que Pascal serait dans son droit lorsqu'il dit, en chrétien, mais non en artiste: «Quelle vanité que la peinture, qui attire l'admiration par la ressemblance des choses dont on n'admire pas les originaux!»
Donc l'art ne consiste point à inventer, ce qui est impossible; ni davantage à imiter seulement, ce qui est contraire à sa raison d'être, comme au dessous de sa dignité.
(p. 354) Il consiste à imaginer, et à exprimer ce qu'il imagine.
Tous les hommes voient les mêmes objets, mais ils ne les voient pas de même; du moins ils les sentent et les apprécient différemment. Plus ouvert à la variété des impressions du dehors, plus facile à la force des émotions du dedans, l'artiste voit ce qu'il regarde, ou ce qu'il se rappelle, ou ce qu'il pense, à travers son goût, son aptitude, son caractère, ses croyances, ses passions, enfin à travers son âme; puis sa main s'efforce de reproduire et de fixer sur la toile ou dans le marbre ce que son âme a vu, ce qu'elle a senti, ce qu'elle a pensé. Conduisez deux hommes dans la campagne, faites les asseoir sur le penchant d'une colline, en face d'une plaine que borne la mer, et demandez-leur de vous faire, en paysage, le portrait de cette petite portion de terre qui se déroule à leur vue. De ces deux hommes, l'un vit dans la chaude et lumineuse Italie; l'autre dans la froide et brumeuse Hollande; l'un s'appelle Claude Gelée le Lorrain, l'autre Jacques Ruysdaël. Le premier osera faire jaillir des profondeurs de l'horizon le disque en feu du soleil levant; il étalera sur les ondes légèrement agitées par la brise matinale un éventail de rayons frémissants; il baignera les objets dans une vapeur enflammée; tout sera joie, fête et triomphe; il chantera enfin un cantique d'action de grâces, l'hymne de la nature à son réveil. Le second voilera le ciel de nuages obscurs et profonds; il montrera les flots d'une mer courroucée se roulant écumeux sur la grève et les arbres éplorés se tordant sous les étreintes de la tempête; tout sera tristesse et désolation; il chantera une lamentation, il élèvera vers le ciel le cri de la nature en détresse. Ces hommes sont religieux l'un et l'autre; (p. 355) mais l'un est enthousiaste et radieux, l'autre plein de mélancolie et de pitié. Chacun d'eux s'est ajouté à la nature.
Cet exemple pris au paysage peut s'étendre et s'appliquer à tous les sujets, même à ceux où l'homme est en scène, en action, où la nature n'est plus que le théâtre des drames de l'humanité. Prenons cette fois la maternité pour point de comparaison. Certes, comme le remarque M. Louis Pfau dans ses belles Études sur l'art, l'idée qu'éveille ce mot est bien partout une et identique. Une mère et son enfant, c'est comme la vue de cette même plaine, de ce même angulus terræ que je proposais tout à l'heure à l'imitation simultanée des deux grands paysagistes. Mais tout autre est l'image qui représente la maternité. Bien qu'enfermée dans ce cercle étroit de deux êtres dans l'un a reçu de l'autre la vie, cette image n'est cependant pas moins variée que les sentiments qu'elle provoque dans la foule innombrable des hommes qui en ont le spectacle sous les yeux. Demandez maintenant à deux peintres de vous retracer, à l'aide de leur palette, non pas l'idée, insaisissable à l'art, mais l'image de la maternité. L'un habite Rome la catholique, l'autre Amsterdam la protestante; l'un se nomme Raphaël, l'autre Rembrandt. Le premier voudra que la mère, demeurée vierge par un miracle du tout-puissant, exprime sa naïve et sauvage ignorance du monde, tandis que l'enfant porté dans ses bras, qui est Dieu fait homme, témoigne dans ses profonds regards une invincible tristesse, moins peut-être des maux de l'humanité qu'il se résigne à partager et à savourer jusqu'à la croix des esclaves, que du sentiment de la très inutile mission qu'il va remplir sur la terre, d'une rédemption qui (p. 356) ne rachètera rien, et d'un enseignement qui ne corrigera pas les hommes, demeurés après les mêmes qu'ils étaient avant. Raphaël glorifiera le mystère de l'Incarnation; il fera la Madone de Saint-Sixte. Le second, vivant sur la terre plus que dans les cieux, et complètement dégagé des dogmes par l'esprit d'examen, se borne à montrer, jouant sous un rayon de soleil, un pétulant Bambino, que sa mère protège en souriant contre l'étourderie de son âge, tandis que le père de famille gagne à la sueur de son front, mais charmé d'un labeur utile à ces deux êtres chéris, le pain du dîner qu'apprête la ménagère. Rembrandt glorifiera la famille et le travail; il fera le Ménage du menuisier. Retraçant le même sujet avec les mêmes êtres, chacun d'eux encore s'est ajouté à la nature:
Ara est homo additus naturæ.
Mais, dans ces paroles vraiment sacramentelles, il me semble trouver plus qu'une définition. Je crois y voir un jugement prononcé, une sentence rendue.
Elles peuvent décider cette question toujours pendante et toujours renouvelée sous des formes diverses: Est-ce à l'idéalisme ou au réalisme que l'art appartient? L'illustre auteur de l'Instauratio magna répond en son latin: Ni à l'un ni à l'autre, mais à tous deux ensemble, et forcément. L'idéal, c'est, sinon l'invention, impossible à l'homme dans son sens absolu, du moins l'intervention de l'homme, qui, s'il n'invente pas, imagine. Le réel, c'est l'imitation des êtres et des choses de la nature; il est au dessous de l'art, hors de l'art, mais il est un moyen de monter jusqu'à lui, un moyen de le pratiquer. (p. 357) L'art se trouve donc entre les deux, ou plutôt il est les deux ensemble, et participe nécessairement de l'un et de l'autre. L'art est comme le produit d'un embrassement entre l'homme et la nature. Il a, semblable à l'homme, une âme et un corps. On ne saurait trouver ni concevoir une œuvre d'art qui ne soit en quelque sorte mi-partie d'idéalisme et de réalisme. Est-ce que, dans l'art, le réel peut se passer d'un idéal quelconque, c'est à dire d'une image préconçue? Est-ce que l'idéal peut s'exprimer sans le réel, sans l'exacte apparence des êtres et des choses? L'une ou l'autre de ces prétentions tomberait également dans l'absurde. Que l'on fasse de l'idéalisme et du réalisme les deux pôles de l'art; j'y consens, j'y adhère, car c'est la vérité, c'est l'évidence. Mais à la condition d'ajouter aussitôt que ce sont deux frontières extrêmes entre lesquelles l'art est emprisonné, qu'il lui est interdit de franchir ou même de toucher trop près, et que toute œuvre d'art ne fait qu'osciller entre ces deux pôles, sans pouvoir jamais faire autre chose que s'approcher un peu plus, un peu moins, de l'un ou de l'autre, suivant la nature du sujet et le style propre de l'artiste. Mais ce sont, dans l'art de peindre, deux parties inséparables et également essentielles. Elles doivent de toute nécessité s'y rencontrer, s'y pénétrer, s'y confondre. Raphaël, en effet, serait bien surpris d'apprendre qu'il n'est qu'un idéaliste, lui qui mettait tant de précision, tant de relief, tant de couleur, oui, tant de couleur, à peindre la Vierge à la chaise ou la Vierge au poisson; et Rembrandt ne serait pas moins étonné, je pense, s'il entendait affirmer qu'il n'est qu'un réaliste, lui qui, pour rendre en images les scènes de la Bible, cherchait et trouvait un idéal nouveau—l'humanité remplaçant la (p. 358) divinité—dans la traduction familière que Marnix de Sainte-Aldegonde avait faite des Livres-saints à l'usage de ses compagnons, les rudes et vaillants Gueux de mer.
Il faut donc bien se garder de présenter comme deux principes ennemis, qui se combattent, ou se neutralisent, ou même se séparent, l'idéal et le réel. Rien ne serait plus faux, plus dangereux, plus nuisible. Ce sont, au contraire, deux principes amis, frères, et frères-jumeaux car ils sont toujours associés et nécessairement inséparables. L'art doit les unir; il doit, en les unissant, prouver leur accord et leur harmonie. Telle est son essence, telle est sa mission. Sous ce point de vue, Bacon a de nouveau raison dans sa formule. L'art est encore: l'homme exprimant son idéal par la réalité des choses—l'homme s'ajoutant à la nature.
À M. LE DIRECTEUR DE LA GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
Au moment où l'on annonce une heureuse nouvelle pour tous vos lecteurs, pour tous les amis de l'art noble et sérieux,—la prochaine exposition des plus belles œuvres d'Ary Scheffer,—vous me demandez de joindre à son portrait, dès longtemps préparé par vos soins pour le moment de ce solennel hommage, quelques détails sur l'histoire de sa vie. C'est un pieux devoir que je suis prêt à lui rendre, pour répondre à votre pieux souvenir et pour le compléter. Cependant, je dois avant tout vous soumettre un scrupule: s'il ne faut pas avoir beaucoup de délicatesse et de modestie pour être embarrassé de parler de soi, une affection sincère, ancienne et profonde donne le même embarras pour parler d'un ami. Ce qu'on a nommé, de nos jours, la camaraderie, est un échange de services effrontés; mais l'amitié est chaste, et, dans sa pudeur craintive, elle rougirait d'une louange accordée autant que d'une louange personnelle. D'une autre part, l'autorité me manque pour offrir à l'artiste illustre, à l'homme admirable que nous avons perdu, la même fortune qu'il a déjà trouvée et qu'il trouvera peut-être encore, celle que le vieil Ennius (p. 360) appelle laudari ab laudato viro.[105] Pour vous obéir, il faut que je me résigne à parler de sa vie et de ses œuvres avec autant de retenue, de discrétion et de simplicité que si lui-même était encore là pour me dicter sa propre biographie. Je crois d'ailleurs, en faisant ainsi, me conformer mieux à ses goûts, à ses habitudes, je dirais presque à ses dernières volontés.
Ary Scheffer est né à Dordrecht en 1795. La Hollande venait d'être conquise par l'armée de Pichegru, et, prenant le nom de République batave, elle apportait huit départements nouveaux à la République française. Ary Scheffer est donc Français par la naissance comme par l'éducation et les œuvres, Français devant la loi civile comme devant l'autorité du goût. Il était l'aîné de trois fils d'un peintre qui n'eut pas le temps de mûrir son talent naturel, et qui, mort jeune, les laissa de bonne heure orphelins. Leur mère, femme forte par l'intelligence et le sentiment, prit en main l'éducation de ses fils, et sut en faire des hommes. Elle les laissa suivre chacun sa vocation, se bornant à les accompagner d'un œil clairvoyant, à les diriger de solides conseils dans la voie qu'ils s'étaient ouverte. Tandis que l'un d'eux, Arnold, travaillait à se faire un nom comme historien et publiciste, les deux autres, Ary et Henri, prirent la carrière où leur père était tombé dès les premiers pas. Ary n'y entrait point par une de ces décisions de parents, qui, s'aveuglant sur de fausses aptitudes, envoient leur fils dans un atelier comme ils l'enverraient à l'école de Saint-Cyr, et, lui faisant manier (p. 361) malgré Minerve la brosse ou l'ébauchoir, le condamnent à une vie manquée, stérile et pénible, qui s'usera dans l'obscurité, dans le besoin, dans le dégoût et la haine d'un état pris à contre-cœur. Né artiste, il se montra tel dès l'enfance. Amsterdam renferme encore quelques vieux amateurs qui n'ont point oublié que, vers l'année 1807, au début du règne de Louis Bonaparte, un tableau reçut les honneurs de l'exposition publique, qui était l'ouvrage d'un enfant de douze ans. Cet enfant était Ary Scheffer.
Une telle précocité pouvait devenir dangereuse, et bien des petits prodiges n'ont plus donné que de la fumée après la trop prompte explosion d'un premier feu. Mais certainement la précocité dans la culture des arts est la condition nécessaire d'une supériorité future et le gage le plus assuré du succès. On peut voir, dans les autres carrières, même les lettres, même la poésie, l'exemple de talents, de génies peut-être, qui longtemps s'ignorent et ne se révèlent que tardivement. Témoin Montaigne, Jean-Jacques, Walter Scott et bien d'autres. Le mot du Francaleu de la Métromanie,
Ce talent dans ma tête un beau jour se trouva,
Et j'avais cinquante ans quand cela m'arriva,
peut à la rigueur trouver ses applications. Mais, dans tous les arts, il faut que le goût inné, l'aptitude naturelle paraissent, éclatent aux premières lueurs de l'intelligence; il faut que ce goût, cette aptitude prennent et façonnent à leur service, dès le premier âge, les organes qui doivent leur obéir tout le reste de la vie. «Pas de Raphaël sans des doigts de fée, dit M. Vitet, (p. 362) tandis qu'on peut si bien écrire en tenant si mal sa plume!» Cette règle est tellement générale, tellement inhérente à la nature humaine, qu'on chercherait en vain, dans l'histoire des arts, l'exemple du génie sans précocité, même parmi ceux qui ont grandi avec l'âge par l'expérience, par la réflexion, et qui ont attendu la maturité pour produire leurs fruits les plus exquis. À Raphaël et à Mozart le temps a manqué pour prouver qu'on peut être un prodigieux vieillard après avoir été un prodigieux enfant. Mais si Michel-Ange (pour ne pas sortir des arts du dessin), après avoir peint à soixante-sept ans la grande fresque du Jugement dernier, sculptait plus tard encore la colossale figure de Moïse, et, devenu architecte plus tard encore, attendait à quatre-vingt-sept ans pour élever dans les airs le Panthéon d'Agrippa et pour en faire le dôme de Saint-Pierre, il avait sculpté à quinze ans le masque d'une tête de Satyre qui le fit admettre aussitôt dans l'académie intime de Laurent le Magnifique, et, dès vingt-neuf ans, il produisait au concours ce merveilleux chef-d'œuvre de dessin qui se nomma le carton de la Guerre des Pisans; et si Titien, presque centenaire, traçait d'une main encore ferme et d'un pinceau toujours brillant son Allégorie sur la bataille de Lépante, passée de l'Escorial au Musée de Madrid, il avait peint, à peine adolescent et encore disciple de Bellini, la Présentation de la Vierge au temple, qui, dans l'Académie des Beaux-Arts de Venise, fait face à l'un des grands chefs-d'œuvre du milieu de sa vie, l'Assomption de la Vierge. Enfin, pour rester dans l'histoire des arts français, si Pierre Puget pouvait écrire, à plus de soixante ans, au ministre Louvois: «Je suis nourri aux grands ouvrages; je nage quand j'y travaille, et le marbre (p. 363) tremble devant moi, pour grosse que soit la pièce;» il avait taillé en bois, des l'âge de vingt ans, et simple charpentier, la première de ces poupes colossales à double galerie et à figures sculptées, qu'on imita depuis pour la décoration des vaisseaux de haut bord; et si Nicolas Poussin, avant de s'endormir dans le repos éternel, exhalait le chant du cygne, à soixante et onze ans, dans les quatre fameux pendants des Saisons où se trouve le Déluge, il avait su, au sortir de l'adolescence, et poussé par un irrésistible besoin de modèles, prendre en mendiant le chemin de Rome, où il semblait pressentir que s'accomplirait sa haute destinée. Ary Scheffer ajoute un nouvel exemple à ceux de ces grands hommes. Il avait fait à douze ans son premier tableau, bien qu'il dût produire ses plus belles œuvres dans la dernière moitié de sa vie d'artiste, lorsqu'il lui fut aussi donné de réunir au feu d'une imagination: toujours jeune et féconde, la science, le goût et la sûreté de l'âge mûr.
Mais sa mère ne laissa point avorter ce précoce talent au souffle des flatteries, et sous l'infatuation d'un premier succès. Elle ne vit là qu'une espérance, et pour que le bouton, suivant le mot de Goethe, vînt à s'épanouir en fleur, elle se décida, ramassant quelques débris de patrimoine, à venir achever l'éducation de ses fils dans le centre du haut enseignement, à Paris.
Ary Scheffer entre, en 1812, dans l'atelier de Pierre Guérin.
Certes, l'auteur de Marcus Sextus était un peintre de talent, et de plus un homme instruit, lettré, un de ceux qui ont raison de croire que, pour être avec succès un homme spécial, en quelque genre que ce soit, il faut être d'abord un homme général par l'éducation et les (p. 364) connaissances. Mais il avait plié sous le joug du préfet de l'art impérial, Louis David, non moins despotique dans son département que le maître du monde sur son trône. Il s'était soumis lorsque tous se soumettaient, «lorsque, seul, Gros ajoutait aux mérites de son maître deux grands éléments de l'art de peindre, trop négligés par tout l'école, la couleur et le mouvement; lorsque, seul aussi, Prudhon protestait contre la pose académique au nom du naturel et de l'élégance, et, tandis que tous les autres, comme on disait alors, restaient voués au culte de Mars et de Bellone, seul sacrifiait aux Grâces.» Pour juger de quelle faible utilité purent être à Scheffer les leçons d'un tel maître, à l'époque où cette école de David, grande à son heure, allait dégénérant et s'éteignant dans les froides imitations des disciples, écoutons Scheffer lui-même. Quinze ans après, à propos du Salon de 1828, et dans un des trop rares écrits qu'il a laissés, il jugeait ainsi l'école qu'il traversa sans y rien apprendre, si ce n'est, comme nous l'avons tous fait dans les colléges, l'art d'apprendre plus tard, et par soi-même:
«... Cette période de cinquante ans (entre 1778 et 1828) embrasse la vie tout entière de l'école classique, depuis sa naissance au sein d'une réaction contre le faux goût, la futilité, l'incorrection et l'indécence, jusqu'à sa décrépitude. Cette école, durant ses années de virilité, ne l'a cédé à aucune autre; elle a marché avec une fermeté admirable vers le but exclusif que sa tendance lui assignait; elle l'a atteint si parfaitement qu'elle a fait un moment illusion surtout ce qu'elle laissait en arrière, et, par la puissance du talent, par l'attrait de la nouveauté, elle a conduit toute une génération à n'aimer, en peinture, que la correction des contours, à n'être sensible, (p. 365) en fait de beauté, qu'au type des statues et des bas-reliefs antiques. Tout cela ne pouvait durer qu'un temps, parce que l'art de peindre, loin d'avoir pour bornes un certain type de dessin, ne se borne pas au dessin lui-même; qu'il renferme encore le coloris, l'effet, la reproduction fidèle des passions, des lieux, des temps; que l'histoire tout entière, et non pas seulement quelques siècles, entre dans son domaine. Après avoir contemplé jusqu'à satiété des figures grecques et romaines, le public, blasé sur ce plaisir, ne pouvait manquer d'en désirer d'autres...
«D'ailleurs, ceux qui déplorent la dépravation du goût ont tort de l'imputer soit au public, soit aux artistes de la génération nouvelle. Est-ce la faute des uns et des autres si l'auteur de la Mort de Socrate a terminé sa longue carrière par le tableau de Mars, Vénus et les Grâces? si les auteurs d'Atala et de Marcus Sextus ont produit, sans se douter qu'ils rétrogradaient vers le siècle des mignardises, Pigmalion, l'Aurore et Céphale? De bonne foi, pouvait-on prendre à ce point, pour la continuer, une école qui, dans les ouvrages mêmes de ses créateurs, donnait de pareilles signes de décadence? Si rétrograder vers 1790 ou 1800 était une chose impossible pour David ou pour Girodet, cela devait l'être bien plus encore pour les élèves de leurs élèves. En fait d'art, on peut retourner à plusieurs siècles en arrière; on ne recule pas à trente ou à quarante ans. Dès qu'une école est tombée au-dessous d'elle-même, il n'est pas donné à celle qui la suit de ramener les beaux jours de la première. C'est une nouvelle ère qui commence, une nouvelle génération qui s'élève pour suivre le même chemin que celles qui l'ont précédée, pour subir les mêmes vicissitudes de faiblesse, de vigueur et d'épuisement...»
(p. 366) Échappée à la discipline des camps, la France reprit, sous la Restauration, sa lutte séculaire pour toutes les libertés humaines, et, dès que l'intelligence put tenir tête à la force, que la tribune se réveilla de son long sommeil, que la littérature, retrempée aux combats de la presse, leva le drapeau révolté du romantisme, l'art recouvra du même coup sa nécessaire indépendance, et chaque artiste put reprendre les libres allures de son penchant naturel. Scheffer se jeta des premiers dans cette sainte croisade. Tandis que, vers 1819, Géricault exposait son Radeau de la Méduse et Delacroix sa Barque du Dante, Scheffer plaçait, à côté de ces deux proclamations de la révolution commencée, son tableau des Bourgeois de Calais. Là, il ne brisait pas encore pleinement avec les traditions de l'art impérial, il faisait encore un pur tableau d'histoire; mais du moins on devait prendre cette page plutôt pour l'œuvre d'un élève de Gros que pour celle d'un élève de Guérin; et de plus, peut-être encore à son insu, Scheffer y révélait tout d'abord, avec sa véritable vocation, ses deux qualités supérieures: l'une, éminemment française, et qui se trouve parmi nous aussi bien dans l'ordonnance d'un livre ou d'une pièce de théâtre que dans celle d'un tableau, la composition; l'autre, que nous appelions dernièrement, depuis Giotto, le grand progrès des modernes sur les anciens, l'expression. Scheffer montra dès le début et conserva toute sa vie le don d'exprimer les passions humaines et jusqu'aux plus intimes pensées de l'âme; il gardera l'honneur d'avoir donné à l'art une impulsion nouvelle et puissante dans la voie de ce progrès, de cette supériorité. On pourra lui contester certains mérites d'exécution, (p. 367) lui reprocher certaines défaillances de la touche, presque toujours calculées ou volontaires, ne pas trouver en lui, né sur les bords de la Meuse, la plus lointaine ressemblance avec le grand coloriste d'Anvers et le grand coloriste d'Amsterdam; il restera le peintre, j'allais dire le poëte de l'expression.
Sa double vocation trouvée, restait à trouver ensuite sous quelle forme la manifester. Il laisse d'abord les grandes toiles académiques pour les simples cadres de chevalet; il laisse l'histoire passée, de la Grèce, de Rome et même de la France, pour les anecdotes du temps actuel; il laisse les événements publics pour les aventures intimes; et, sans prétendre atteindre aux adorables délicatesses de Terburg ou de Metsu, mais aussi sans s'arrêter aux vagues linéaments d'une ébauche; sans imiter non plus le fracas un peu théâtral des scènes de Greuze, ou la raillerie maligne des scènes de Hogarth, mais toujours naturel, attendrissant, pathétique, il surpasse tous ses devanciers par le choix et l'arrangement des sujets, par l'intérêt qu'il y répand, par les sentiments qu'il exprime et l'émotion qu'il sait éveiller. Chacun de ses petits tableaux est un drame, auquel le public accourt assister, que reproduisent à l'envi le burin du graveur et le crayon du lithographe, qui pénètre de proche en proche des villes aux hameaux, et de Paris aux extrémités du monde.
C'est alors que parurent coup sur coup la Veuve du soldat, les Enfants du marin, le Retour du conscrit, la Sœur de charité, l'Incendie de la ferme, la Scène d'invasion en 1814, etc. Ary Scheffer s'arrêta quelques années dans ce genre, modeste et secondaire sans doute, mais qu'il avait créé, qui était de lui, qui était alors (p. 368) lui-même. Il s'y trouvait retenu par son goût pour des sujets aimables que lui fournissaient sans relâche son imagination et son cœur, par le succès assuré, constant, par les commandes nombreuses, enfin, je le dirai sans honte, je le dirai à sa louange, par le besoin impérieux de rendre son pinceau productif et de lui faire rapporter beaucoup d'argent. Scheffer n'était pas devenu seulement le père de sa famille; il était dès ce temps, il fut toute sa vie, une sorte de trésor commun où venaient puiser dans leurs besoins ses amis, ses confrères, où venaient puiser toutes les infortunes. Jamais il ne sut refuser un secours ou un service. Mais en outre, son intime liaison avec le général Lafayette et les chefs de l'opposition libérale, à laquelle il appartenait avec conviction et dévouement, l'avait jeté dans les tentatives qui précédèrent le glorieux triomphe de 1830. Il y engagea sans marchander ses bénéfices passés, ses bénéfices à venir; il y engagea toute sa fortune, c'est-à-dire son talent et son travail, comme il y engageait jusqu'à sa liberté, jusqu'à sa vie.
Mais, si sûrs qu'ils fussent du succès, ces petits poëmes familiers ne pouvaient être le dernier mot d'Ary Scheffer. Tout en les produisant avec abondance, son âme se tournait vers un idéal plus élevé, et sa main, mieux assurée par cette série de premiers travaux, se formait à devenir le digne instrument d'une intelligence toujours agrandie, toujours montant de région en région. Les Femmes Souliotes parurent au Salon de 1827. C'était encore un sujet actuel, puisant une partie de son attrait dans les opinions et les passions du jour; c'était aussi un sujet pathétique et dont l'effet principal résultait de la puissance d'expression. Mais le cadre s'était élargi, (p. 369) et avec le cadre s'élargissaient le style et la manière. Quel progrès, des petits drames intimes à cette grande page d'histoire, touchante et magnifique! Il avait fallu que l'artiste trouvât, avec le solide et hardi dessin des grandes compositions, toutes les ressources indispensables du coloris; il avait fallu qu'il devînt peintre complet. Le succès de ce tableau fut aussi grand que légitime; il marque l'entrée de ce qu'on peut appeler, dans la vie de Scheffer, sa seconde époque, celle qui se déroule entre l'abandon des petits cadres de chevalet et l'adoption des sujets sacrés. Une nouvelle voie s'ouvrait donc devant lui, où il pouvait, avec une manière plus magistrale, embrasser des sujets de plus longue haleine et de plus haute portée. D'après la règle invariable que l'art, comme la littérature, est le reflet fidèle des idées régnantes, de l'état des esprits et de la société, soit parce que, d'habitude, il s'y conforme et s'y moule en quelque sorte, soit parce qu'au contraire, leur faisant obstacle et contrepoids par une énergique réaction, il annonce le prochain changement de cet état commun des âmes, Ary Scheffer n'avait pas échappé à l'influence de cette école novatrice et passionnée qui s'appela le romantisme. Il lui prit du moins une de ses opinions fondamentales, parfaitement sage et judicieuse, à savoir: que tout le génie du genre humain n'avait point été parqué entre le Rhin, les Alpes, les Pyrénées et la Manche, et que des œuvres étaient écloses au delà de nos frontières qui pouvaient bien mériter d'être connues, étudiées, admirées peut-être. Initié, sur les genoux mêmes de sa mère, à l'étude des langues allemande, anglaise, italienne, il connut, il admira dans leur idiome original Dante et Pétrarque, Shakspeare et Byron, Goethe et Schiller; et, tandis que (p. 370) des traductions conçues dans un esprit nouveau répandaient parmi nous la connaissance des chefs-d'œuvre étrangers, il résolut de traduire aussi par le pinceau ces œuvres que la plume s'efforçait de vulgariser en France.
Scheffer avait compris sur-le-champ qu'il y avait là, d'abord une mine féconde de sujets nouveaux, puis une mine de sujets mieux appropriés à la peinture que ceux qu'offrait la poésie française, trop arrêtée dans ses formes et trop complète dans ses développements pour laisser place à une autre poésie, à la poésie de l'art. Il trouvait là ce qu'il faut à la peinture de toute nécessité: pour le fond, des sujets connus, qui s'expliquent d'eux-mêmes, que, du premier coup d'œil, toute personne d'esprit cultivé reconnaisse et comprenne; pour la forme, des sujets qui se prêtent à toutes sortes d'interprétations diverses, et laissent, sur ce fond emprunté, toute liberté d'allure, partant toute puissance de création. Il adopta, par exemple, et tout d'abord, l'histoire de Faust et de Marguerite. Mais la prit-il à Goethe, ou, comme Goethe, la prit-il à l'antique légende? Cette dernière supposition est la plus vraisemblable, car il a compris et rendu ces personnages traditionnels d'une tout autre façon que le grand artiste allemand. Goethe en avait fait des motifs de poésie; Scheffer en fit des motifs de peinture. Il y trouvait ce que nous venons de dire: sujet connu, sujet reconnaissable; forme libre, forme à créer. Faust et Marguerite lui appartiennent en propre dans ses tableaux, autant qu'à Goethe dans son poëme dramatique. Ils sont si bien, comme disait Cervantès de don Quichotte et de Sancho Panza, les fils de son intelligence, qu'il les a aimés d'une tendresse paternelle, qu'il les a (p. 371) suivis et reproduits dans toutes les phases de leur vie légendaire, et qu'à la dernière époque de sa propre vie, après des travaux d'une tout autre nature, il revenait encore à ces enfants bien-aimés, pour tracer d'eux une dernière et plus parfaite image.
L'histoire de Faust fut seulement le début des emprunts que fit Scheffer aux poëtes étrangers. Il prit encore à Goethe la douce et mélancolique figure de Mignon; à Bürger, la ballade de Lénore; à Schiller, le Coupeur de nappe et le Larmoyeur, deux scènes de la plus pathétique énergie, où l'on verra (car nous espérons que le riche et bienfaisant amateur hollandais qui en est possesseur, ne refusera pas de les livrer à l'admiration publique) si leur auteur n'était qu'un peintre d'élégie sentimentale et de métaphysique brumeuse; à Byron, Médora et le Giaour; à Dante enfin, deux apparitions du Paradis et de l'Enfer, Béatrice et Francesca di Rimini. Ah! que ne puis-je ici, comme lorsqu'elle parut au salon de 1835, apprécier ainsi qu'elle le mérite, cette dernière composition, la plus complète et la plus parfaite que Scheffer ait laissée parmi celles du même genre et du même temps! Mais la place me manque; et d'ailleurs à quoi bon? qui ne la connaît, au moins par la gravure? et qui, l'ayant aperçue, peut l'avoir oubliée? Laissons donc le soin de s'en faire eux-mêmes l'éloge, à ceux qui ont des yeux pour voir, un esprit pour comprendre, une âme pour sentir et pour admirer.
La Francesca di Rimini couronnait, pour Ary Scheffer, le seconde phase de sa vie d'artiste, celle qui, après les petits drames de la vie réelle et contemporaine, embrassait l'interprétation des poëtes de tous les pays sur des sujets de tous les temps. Où pouvait-il tourner sa pensée (p. 372) pour la faire monter dans une région supérieure? Comment pouvait-il s'avancer plus loin et s'élever plus haut? Évidemment, pour atteindre aux dernières cimes de l'art, il ne lui restait plus qu'à pénétrer dans la peinture sacrée. Sur ce point, je demande la permission de redire ici les motifs d'une opinion qu'ailleurs j'ai déjà formulée:
«... Dans les sujets religieux se trouvent et se trouveront longtemps encore, pour tous les arts, les extrêmes difficultés et l'extrême grandeur.—Mais, dira-t-on, cela peut avoir été vrai, et ne l'être plus. Quand la foi régnait, les arts devaient être religieux; ils trouvaient dans leur sujet même l'inspiration de l'artiste et la sympathie du public; l'un faisait avec amour, l'autre admirait avec respect. Mais aujourd'hui que la foi semble morte, pourquoi maintenir à la peinture sacrée son ancienne prééminence?—Pourquoi? Parce que la religion porte en soi deux mérites: la croyance, qu'elle peut avoir perdue; la poésie, qu'elle a conservée. Ce dernier suffit encore. Depuis dix-huit siècles, la mythologie n'en a pas d'autre, et l'on peut aisément, sans croire soi-même, se mettre au point de vue de la foi pour exécuter une œuvre, ou pour l'apprécier. La religion chrétienne peut avoir le sort de la mythologie; mais elle gardera, je le répète, son empire sur les esprits, comme poésie, longtemps après l'avoir perdu sur les âmes, comme croyance. Notre monde terrestre, notre monde réel est trop borné, trop court, trop étroit, pour l'imagination et pour ses œuvres. Il faut à celle-ci quelque espace plus vaste où promener ses rêves et ses caprices, où satisfaire son goût de l'inconnu et du merveilleux, son instinct de l'infini. Dans les arts, la religion suffit à toutes les exigences. Elle a assez d'idéal dans ses (p. 373) croyances pour que tous les sentiments, même l'exaltation, se développent avec liberté; assez de réel dans ses traditions et ses dogmes, pour qu'on ne franchisse pas les bornes d'une certaine raison, pour qu'on n'aille point avec une excuse jusqu'à l'extravagance. Elle a son histoire et ses légendes, ses mystères et ses miracles, ses démons et ses anges, son enfer et son paradis, toutes les oppositions du laid et du beau, du mal et du bien; puis, au milieu de ces deux extrêmes, l'homme, sur la terre, qui les réunit par ses vices et ses vertus. Rien ne saurait remplacer, dans les arts, une aussi admirable combinaison d'éléments, une aussi vaste échelle de degrés, une source aussi profonde, aussi inépuisable d'inspirations et d'effets.»
Avec l'esprit de son temps, plus ouvert à la morale qu'à la foi, Scheffer devait nécessairement s'efforcer de rajeunir, de transformer, suivant cet esprit, la peinture sacrée, et d'introduire la philosophie dans la religion. Il voulut donc traduire plutôt la doctrine que les actes des livres saints; et, par exemple, dans le premier tableau que lui suggéra sa tentative, le Christ consolateur, il ne mit pas en action un des événements de la vie de Jésus, mais une de ses paroles: «Je suis venu pour guérir ceux qui ont le cœur brisé, et pour annoncer aux captifs leur délivrance.» Son Christ rémunérateur fut peint dans le même sentiment. Les amis de Scheffer, et je fus du nombre, applaudirent d'abord sans réserve à cette tendance imprimée à l'art religieux, qui pouvait lui offrir un nouvel aliment, lui donner une nouvelle vie. Mais ils s'aperçurent bientôt, et Scheffer lui-même s'aperçut avant eux, que faire la peinture métaphysicienne, c'était l'ôter à son vrai rôle, à ses vraies (p. 374) conditions; qu'elle doit être avant tout pittoresque; qu'elle doit parler aux yeux une langue claire, précise, accessible à tous; qu'un tableau qui demande une explication écrite n'est plus un tableau, mais un livre; qu'en tout cas, au lieu de la clarté et de la chaleur d'un fait historique, un tel tableau a l'obscurité et la froideur d'une allégorie. Ces deux premiers ouvrages n'appartiennent évidemment ni à l'art italien, si grand de Giotto à Raphaël, alourdi par l'école des Carrache, tombé dans la bigoterie avec Carlo Dolci, mais ne sortant jamais de la tradition catholique; ni à l'art hollandais, à celui de Rembrandt, par exemple, qui, protestant et patriote, a peint le Christ des Gueux; ni à l'art français, à celui de Poussin, clair et méthodique comme la philosophie de Descartes. Ils appartenaient plutôt à l'art allemand moderne, que nous voyons se consumer et se perdre dans des compositions nébuleuses, pleines sans doute de science et d'ingéniosité, mais anti-pittoresques, exigeant des volumes d'explications pour être à demi comprises même des initiés, où leurs auteurs enfin font avec le pinceau sur la toile, non de la peinture, mais de la littérature et de la métaphysique. Scheffer reconnut où devait l'entraîner cette pente périlleuse, et, revenant aussitôt sur ses pas, il chercha un art religieux qui, pouvant réunir la beauté et l'expression des Italiens, la vie et le mouvement des Hollandais, la clarté et la raison françaises, fût véritablement celui de notre époque. C'est en avançant sur ce terrain solide qu'il produisit une foule d'œuvres, ses meilleures peut-être: Le Christ aux Oliviers, le Christ portant sa croix, Sainte Monique inspirée, les Saintes Femmes au tombeau, Ruth et Noémi, (p. 375) Jacob et Rebecca, enfin la Tentation du Christ par Satan et le Christ au Roscau.
Il faudrait des développements qui nous sont interdits pour faire apprécier cette troisième phase du talent d'Ary Scheffer; d'autant plus que n'ayant rien exposé depuis la Sainte Monique, au salon de 1846, il n'a fait connaître aucune de ses dernières œuvres. Mais grâce à Dieu, elles vont bientôt paraître au grand jour de la publicité. Nous pouvons imposer silence à nos regrets, et, si nous en appelions au souvenir de chacun pour l'époque poétique d'Ary Scheffer, nous pouvons en appeler avec confiance au jugement de chacun pour son époque religieuse. Il est un point toutefois que nous ne pouvons taire absolument. Parmi le petit nombre d'amis et d'amateurs admis aux confidences de son atelier, qui n'a senti et reconnu que Scheffer avait trouvé une nouvelle image de l'Homme-Dieu? Raphaël avait vu, avait peint l'Enfant-Dieu; sur les bras de la Madone de Saint-Sixte, il nous montre un être surhumain dans cet enfant au front méditatif, à la bouche austère et sérieuse, à l'œil fixe et pénétrant, dans cet enfant d'aspect terrible qui sera le Christ courroucé de Michel-Ange. Mais, même après le Christ de la Transfiguration, après celui de la Cène, après celui du Jugement dernier, il était permis encore de chercher un type qui exprimât plus complétement la divinité dans l'humanité, Dieu fait homme. Scheffer l'a cherché toute sa vie, ce type insaisissable, et nous croyons avec sincérité que, dans l'Ecce Homo, dans le Jésus sur le montagne, il en a reçu la révélation. C'est ce que tout le monde pourra bientôt reconnaître ou contester. Mais déjà M. Vitet avait partagé notre croyance, et déjà il l'avait exprimée: «Faites toutes (p. 376) vos réserves, dit-il, il restera toujours une victoire immense, un de ces triomphes de l'esprit qui ne valent pas moins dans le domaine de l'art que les conquêtes du télescope dans la voûte étoilée. Une heureuse et nouvelle expression de l'idéal, c'est la découverte d'un monde.»
À travers les trois phases que nous venons d'indiquer et comme la plupart des grands maîtres, Scheffer a constamment cultivé le portrait. Il a laissé une véritable galerie d'illustrations, dans les lettres, les arts, la politique et la guerre, faisant ses choix, admettant les modèles dont il lui plaisait de conserver l'image, et refusant des gens bien étonnés de ce qu'ayant des billets de banque à la main, ils n'obtenaient pas qu'un artiste célèbre leur donnât une sorte d'immortalité. Sa renommée comme peintre de portraits fut égale, en effet, à celle qu'il mérita comme peintre d'histoire. C'est là qu'auprès des qualités de dessin, de composition et d'expression que personne ne lui dénie, il a montré encore des qualités de coloriste qu'on ne lui accorde pas habituellement. Si Scheffer eût cherché ce qu'on nomme aujourd'hui la couleur, c'est-à-dire un certain cliquetis, un certain tapage de tous éclatants, certes la couleur n'eût pas fui son pinceau. Quand il l'a voulue, il l'a trouvée. Témoin ces deux figures du Vice et de la Vertu, sous les traits d'une Bacchante et d'une Vestale, qui ornaient naguère le salon de M. Benoît Fould; témoin encore le dernier de ses tableaux achevés, celui qu'il fit, atteint déjà de la maladie mortelle, cet Ecce Homo qui réunit à un visage rêvé par Fra Angelico un corps que l'on croirait modelé par Corrège. Scheffer a négligé, de parti pris, la couleur tapageuse, éclatante; il s'est arrêté à (p. 377) la couleur modeste, calme et quelque peu effacée, qu'il croyait conforme aux exigences de ses sujets, et à la conception qu'il s'en faisait. L'on ne peut vouloir avec justice que Raphaël peigne comme Titien, ni Poussin comme Rembrandt. Scheffer est resté, si l'on peut ainsi dire, dans une couleur toute spiritualiste.
Nous ne sommes plus au temps où le même homme embrasse tous les arts, et quelquefois encore toutes les sciences; au temps des hommes universels comme Giotto et Léonard, au temps où Michel-Ange devient peintre et Raphaël architecte. Mais, à leur époque, Scheffer eût pu briller aussi dans plusieurs carrières à la fois. Il aimait la musique avec tant de passion, avec un goût si juste et si élevé, que, si quelqu'un de ses confrères avait voulu le peindre dans son atelier, il eût dû placer un piano près de son chevalet, de même que ses compatriotes Gérard Dow et Metsu se mettaient aux mains un violon ou un violoncelle, pour exprimer aussi cette alliance intime entre l'art des sons et celui des couleurs. Scheffer fut encore le conseiller et le maître d'un illustre statuaire, la princesse Marie d'Orléans, qui ne fit qu'apparaître dans la vie, mais dont les œuvres d'essai montrent l'âme et le talent d'un artiste. Une fois même il s'est fait sculpteur. C'est lorsqu'il perdit, en 1839, sa vaillante et respectable mère. Il voulut lui élever un tombeau de ses propres mains, et cette touchante piété filiale lui a fait produire une œuvre du ciseau que l'on peut hardiment placer à la même hauteur qu'aucune des œuvres enfantées par son pinceau. Là, il a prouvé comment c'est le cœur qui conduit la main, et nous espérons tous que, par un autre effort de piété filiale, pour rendre à son père le culte d'affection et de souvenir que (p. 378) sa mère reçut de lui, la fille qu'il éleva dans le goût et la pratique de tous les arts, faisant trêve à son immortelle douleur, dressera un pendant à ce mausolée du foyer domestique.
Mais je m'aperçois, mon cher ami, que j'ai déjà rempli, dépassé peut-être la place que vous pouvez m'accorder, et je n'ai pas encore parlé de l'homme. Cependant Ary Scheffer n'était pas seulement un artiste; c'était un esprit, c'était un cœur, c'était un caractère: esprit ouvert à toutes les cultures, à toutes les grâces, à tous les enthousiasmes; cœur tendre, généreux, dévoué, sous une enveloppe un peu rude et sauvage; caractère trempé de stoïcisme, d'une droiture inflexible, d'une probité austère, qui a traversé notre époque (c'est tout dire) sans souillure, sans faiblesse, sans défaillance. Dirai-je combien son commerce était doux et sûr, ses entretiens solides et charmants, son affection sincère, indulgente et fidèle? En jouir fut le privilége de ses proches et de ses amis. Dirai-je sa générosité sans bornes et sans mesure, sa bienfaisance prodigue, inépuisable, à ce point qu'après une vie très-laborieuse et très-féconde, après de si nombreux ouvrages si chèrement rétribués, Scheffer n'a fait que vivre en quelque sorte au jour le jour, et n'a pas laissé la moindre épargne? Il me répondrait lui-même que la main gauche ne doit pas savoir ce que donne la main droite. Dirai-je enfin l'inébranlable constance de ses opinions et des attachements qu'elles avaient formés? Sur ce point l'on pourrait voir, dans l'éloge d'un seul, la satire d'un grand nombre, et d'ailleurs votre pacifique Gazette des Beaux-Arts doit se tenir loin, bien loin de toutes les agitations politiques et de toutes les querelles de partis. Je veux seulement, parmi cent actions également (p. 379) honorables, en citer une, à peu près inconnue, et que m'a révélée l'occasion d'une confidence tardive. Ary Scheffer était dès longtemps officier de la Légion d'honneur. Après les terribles et fatales journées de juin 1848, où il mena bravement au feu le bataillon de garde nationale dont il était chef, l'illustre général Cavaignac lui offrit, pour récompense, la croix de commandeur. «Si cette distinction, répondit-il, m'était accordée dans ma carrière d'artiste et pour prix de mes œuvres, je la recevrais avec déférence et satisfaction; mais que je me pare d'un collier qui me rappellerait les horribles combats de la guerre civile, jamais!» Il fut inflexible. Ce trait suffit pour peindre l'homme, et nous pouvons terminer ici l'esquisse de sa vie avec les derniers mots de la préface du Livre de Job, où l'éminent interprète de ce vieux poëme hébraïque, M. Ernest Renan, déplore qu'Ary Scheffer n'ait pu réaliser les compositions qu'il préparait sur ce sujet: «Hélas! quelles leçons d'élévation morale, quelle source d'émotions profondes et de hautes pensées ont disparu pour notre siècle, si pauvre en grandes âmes, avec le dernier soupir de cet homme de cœur et de génie!»
Bien des voyageurs ont dit de Bade que c'était un des plus charmants pays du monde. Ils ne faisaient pourtant qu'y passer. Mais il me semble que ceux qui l'habitent peuvent en faire le même éloge. En effet, à tous ses avantages naturels,—contrée fertile et pittoresque, plaines cultivées en jardins, montagnes hérissées de puissantes forêts, air vif et sain, eaux thermales très-bienfaisantes, chasse, pêche, amusements de mille sortes,—Bade réunit un avantage plus précieux encore: c'est qu'étant situé, en quelque sorte, au centre de l'Europe et au confluent de toutes les grandes routes, il est facilement visité par une foule d'étrangers qui n'en font pas le but de leurs voyages, mais qui se permettent volontiers un détour pour le voir au moins en passant, pour en emporter un aimable souvenir. De là, cette multitude de visiteurs venus de tous les pays, allant dans tous les pays, qui s'y croisent, s'y rencontrent, et semblent s'être donné rendez-vous sur ce terrain neutre, sur cette terre bénie, libre, tolérante, hospitalière, qu'un de nos jeunes écrivains politiques appelait naguère, au milieu de l'Europe agitée, frémissante, «une oasis de paix et de liberté.» Or, si l'on a parcouru l'Europe et habité ses diverses contrées, de Madrid à Saint-Pétersbourg (p. 381) et de Londres à Pesth; si l'on a eu le bonheur de faire et de conserver un peu partout des amitiés précieuses et chères, on a l'espoir fondé, que dis-je? la certitude de rencontrer, parmi ce flot de quarante à cinquante mille touristes qui traversent Bade chaque été dans toutes les directions, des amis que, partout ailleurs, on pouvait désespérer de revoir.
C'est une épreuve que j'ai faite l'année dernière, et c'est à l'une de ces rencontres, fortuites et charmantes, que j'emprunte le récit qu'on va lire. Récit, j'ai tort, puisqu'il ne s'agit que d'une causerie; disons donc un sujet de conservation, auquel je laisserai jusqu'à sa forme.
Cet ami étranger était un Italien que j'avais connu à Naples dans le bon temps du roi Bomba, et qui m'avait alors rendu gracieusement quelques services que j'étais charmé de lui rendre à mon tour. Il s'était fait mon cicerone dans la grande ville qui s'étend du Vésuve à la mer; je voulais être le sien dans les alentours de la modeste bourgade qu'enferme la Forêt-Noire et qui touche au Rhin.
Un jour que je l'avais conduit à la jolie cascatelle de Geroldsau, il me dit brusquement:
«Oui, cette nature est charmante. Elle est fraîche d'abord, et, pour un homme qui vient d'être brûlé par le soleil des Abruzzes, rien n'est doux aux yeux comme l'abri de ces grands pins toujours verts, comme les tapis de ces prairies toujours vertes. Et cependant je ne puis ni admirer cette nature, ni m'y plaire. Savez-vous pourquoi? C'est que Bade fait partie de l'Allemagne, et que je hais trop l'Allemagne pour en aimer quoi que ce soit, même les prairies et les forêts.
(p. 382) —Vous avez tort, lui dis-je, de généraliser à ce point; c'est le moyen certain d'être injuste. Il faut se laisser admirer la nature partout où elle est belle; il faut se laisser aimer les hommes partout où il méritent d'être aimés. Ne confondez pas les citoyens avec leurs gouvernements, car, loin d'en être les complices, ils en sont fort souvent les premières et les plus tristes victimes. Que vous haïssiez l'Autriche comme puissance, comme puissance ennemie et tyrannique, je l'accorde. Mais un pauvre paysan de Hongrie ou de Bohême, qu'on a enlevé bien malgré lui à sa charrue et à sa famille, qu'on a affublé d'une veste blanche et d'une culotte bleue, et qu'on mène au feu sous la schlague du caporal, pourquoi le haïriez-vous? Il est deux fois à plaindre d'être l'instrument innocent de ce que vous nommez le crime de ses maîtres. Qu'auriez-vous dit si, sous le règne de Ferdinand II, je vous avais haï à cause des bagnes de Nisida, où vous deviez peut-être vous-même entrer et mourir? Eût-ce été juste? Vous êtes ici dans un coin de l'Allemagne vraiment favorisé. Les lois sont sages et libérales, les mœurs simples et douces, la tolérance religieuse si grande que souvent protestants et catholiques se partagent le même temple, et je ne sais si les Juifs n'y ont pas aussi leur synagogue dans quelque chapelle latérale. Malgré cet afflux de marquis équivoques et de comtesses suspectes que n'attire pas le tapis vert des prairies; malgré les défauts qui s'introduisent inévitablement dans toute population en contact constant avec les étrangers, et vivant de leurs dépouilles, vous trouverez ici un grand fond de moralité publique. On y laisse les maisons ouvertes et sans gardien, comme à Constantinople....
(p. 383) —C'est égal, dit mon Italien avec un regard sombre, et sans me laisser achever, tant que les Allemands seront à Venise, je haïrai les Allemands.
—Vous n'avez pas Venise, il est vrai, lui dis-je; mais avez-vous Rome?»
Il dressa l'oreille, et parut réfléchir.
«Rappelez-vous un peu l'histoire passée, ajoutai-je, pour juger équitablement l'histoire présente. Je n'approuve aucune violence, aucune conquête; pas plus Charles d'Anjou que Frédéric II, pas plus Charles VIII qu'Henri VII. Mais n'oubliez ni les fausses décrétales, ni la prétention d'Innocent III et de Grégoire IX, que le pape avait reçu, par la donation de Constantin, non-seulement l'Italie, mais tout l'empire d'Occident. N'oubliez pas la déclaration formelle d'Innocent IV que Constantin n'avait fait ainsi que restituer à l'Église ce qu'elle avait reçu du Christ, la suzeraineté de tous les royaumes de la terre. Sans l'empereur d'abord, pour le temporel, sans Luther ensuite, pour le spirituel, savez-vous que la papauté aurait bien pu réaliser le rêve prodigieux de Grégoire VII, qu'elle pouvait atteindre à la domination universelle. Alors que devenait la liberté de l'Italie, celle de l'Europe, celle du monde? C'est l'Allemagne, par l'empire et par la réforme, qui nous a sauvés du catholicisme complet, du pape roi de l'univers. Rappelez-vous que votre Dante est mort gibelin, et aussi que votre Machiavel attribue à la cour de Rome tous les malheurs de sa patrie.
—Les papes étaient Italiens, fondaient le siége de leur domination en Italie, et j'aimerais mieux pour maître César Borgia que le doux Mélanchton. Que venaient faire ces barbares du Nord, attirés par notre doux climat (p. 384) et nos riches cités? Ils venaient étouffer la civilisation, dont nous étions alors, non-seulement les promoteurs, mais les uniques dépositaires.
—Barbares est un mot bien fort et bien dur. Même au moyen âge, les Allemands n'étaient plus les Germains de Tacite, et le siècle de Léon X n'était pas précisément le siècle d'Auguste. Je veux dire que Rome n'avait plus le privilége d'être l'unique centre d'où rayonnait la civilisation universelle. Paris, Londres, Madrid même pourraient réclamer.
—Laissons la France, l'Angleterre et l'Espagne, qui ne sont point en cause. Je veux borner le parallèle entre l'Italie et l'Allemagne. De bonne foi, pouvez-vous les comparer? Dans les trois grandes branches de l'esprit humain, les sciences, les lettres, les arts, qu'est-ce que l'Allemagne peut donc opposer à l'Italie?
—Ainsi posée, la question devient immense, et le temps nous manquerait pour la traiter, comme l'autorité pour la résoudre. Je veux la circonscrire, cette question, et c'est à votre propre assentiment que je veux m'en rapporter. Ainsi que vous, je courbe le front devant le grand Galilée, qui fut le martyr comme le héros de la science; mais vous ne nierez point qu'avant que Pise donnât Galilée au monde savant, l'Allemagne lui avait donné Kepler, et, avant Kepler, Copernic. Ce sont là, vous en conviendrez, d'illustres précurseurs, et vous ne nierez pas davantage que les physiciens allemands de nos jours, les Liebig, les Vogt, les Wöhler, les Kirchhoff, les Bunsen, les Mitscherlich, ne continuent vaillamment l'œuvre de votre Torricelli et de votre Volta. Que serait-ce si je vous entraînais de gré ou de force du côté de la métaphysique, si je vous nommais Leibnitz, (p. 385) Kant, Hegel, Fichte, Schelling et tant d'autres? Ou du côté de l'érudition, si je vous montrais toutes les langues du monde, non-seulement apprises, mais comparées, toute l'histoire de notre globe, sacrée ou profane, physique ou morale, reconstruite à nouveau, sans nul préjugé de haine ou d'adoration? Vous seriez obligés, vous Italiens, comme nous Français, de céder à l'Allemagne la première place. Et dans les lettres même, quand vous me citez avec un juste enthousiasme, avec un légitime orgueil, I quattro poeti italiani, le divin Dante, le divin Pétrarque, le divin Tasse et le divin Arioste, je pourrais répondre par le nom d'un seul écrivain—de nos jours celui-là,—que nous aurions pu, vous et moi, connaître personnellement, qui, peut-être, à lui seul, vaut les quatre autres, qui, peut-être, devant la postérité, pèsera d'un poids égal. J'ai nommé Goethe. Mais, laissons la littérature; s'il n'est pas vrai, comme le disent les Espagnols, que toda comparacion es odiosa, du moins, dans les lettres, elle est fort difficile, et toujours un peu arbitraire. Le génie des langues diffère autant que le génie des nations, surtout quand il se trouve entre elles la violente séparation du Nord et du Midi. On pourrait toujours en appeler d'une sentence quelconque, et répéter, après l'ours de notre Lafontaine:
Qui t'a dit qu'une forme est plus belle qu'une autre?
Est-ce à la tienne à juger de la nôtre?
Mais, dans ces branches de l'esprit humain dont vous parliez tout à l'heure, il en est qui sont le domaine de l'humanité tout entière; il en est où cesse la diversité des langues, où l'on parle une langue commune et universelle. (p. 386) Telles sont les sciences, dont nous avons dit un mot. Tels sont aussi les arts.»
À ce mot, mon ami bondit de trois pas en carrière.
«Les arts, les arts! s'écria-t-il en éclatant de rire. Vous voulez parler des arts! Vous voulez comparer l'Allemagne à l'Italie au sujet des arts! Ma foi, je vais vous citer à mon tour votre Lafontaine:
Ma commère, il faut vous purger
Avec quatre grains d'ellébore.
—Pas si folle pourtant n'était la tortue, lui dis-je, puisqu'elle est arrivée au but avant le lièvre.
—Quoi! reprit-il, vous oseriez comparer Albert Dürer à Raphaël! Quoi! ces horribles supplices des Dix mille martyrs, ce Chevalier de la mort, cette Mélancolie, cette Grande fortune, cette autre grosse Femme au Triton, que sais-je encore? toutes ces faces grossières, tous ces muscles enflés, tous ces membres contournés, retournés, bistournés, que notre Léonard appellerait des sacs de noix, toutes ces draperies de papier, tous ces rochers de carton, tous ces sujets bizarres et maladifs, où le naturalisme exagéré veut racheter en vain les ténèbres de l'idée, tout ce fatras de baroques rêvasseries, vous oseriez le comparer aux œuvres plus divines qu'humaines du divin jeune homme? Priez donc un peu de ma part messieurs vos Allemands d'aller faire un tour au musée de Dresde pour y voir, sans sortir de chez eux, la Vierge de Saint-Sixte, la Nuit de Corrège, le Denier à César de Titien, et qu'ils cessent de me rompre la tête avec leurs folles prétentions.»
Cette tirade emportée, qu'accompagnait une pantomime napolitaine, m'avait fait rire à mon tour:
(p. 387) «Rassurez-vous, lui dis-je, et calmez-vous, mon cher Vésuvien. Je pourrais facilement vous prouver que ce pauvre Albert Dürer, que vous traitez si mal, a exercé sur l'art italien une très-salutaire influence; qu'il a été en quelque sorte le professeur, sinon de Raphaël lui-même, bien que ces deux chefs d'école entretinssent une amicale correspondance, au moins du plus excellent traducteur de Raphaël, du graveur Marc-Antoine Raimondi, lequel ne dédaignait pas de copier, avec le même burin qui reproduisait les fresques du Vatican, ces baroques rêvasseries du vieux maître de Nuremberg. Mais encore une fois, rassurez-vous, je ne veux comparer ni Albert Dürer à Raphaël, ni Holbein à Titien, ni Lucas Kranach à Corrège.
—C'est bien heureux.
—Je vais même vous faire une bien plus grande concession.
—Laquelle, s'il vous plaît?
—Vous n'avez pas oublié qu'ayant été conduit devant la collection des gothiques allemands, rassemblés par les frères Boisserée et recueillis ensuite dans la pinacothèque de Munich, Goethe laissa échapper ce mot triste et profond: «Je vois bien le bouton; mais où est la fleur?» Les Allemands, par la bouche de leurs critiques, ont répondu sans sourciller: «La fleur, elle s'est épanouie dans les Pays-Bas, en Flandre et en Hollande. C'est de la primitive école de Cologne qu'est sortie celle de Bruges; c'est de Van-Eyck que procède Lucas de Leyde. Donc, les écoles flamande et hollandaise ne sont qu'une génération et un prolongement de l'école allemande» Je ne saurais admettre un tel raisonnement, un tel sophisme. Ni les Flamands, ni les Hollandais ne sont Allemands; (p. 388) ni la Flandre catholique, ni la Hollande protestante ne doivent leurs écoles à l'imitation étrangère. Les origines et les progrès de ces deux écoles sont étroitement unis à l'histoire particulière des deux contrées. L'école flamande est aux Flamands, l'école hollandaise aux Hollandais, et le mot de Goethe est la vérité pure: l'art allemand a eu un bouton, il n'a pas eu de fleur. Mais allons plus loin, acceptons pour un moment l'explication donnée par l'esthétique allemande; formons seulement deux grandes familles d'artistes, et disons: l'art du Midi, l'art du Nord. Même ainsi, je conserverai mon opinion. Est-il vrai que l'art de peindre a deux pôles, l'idéalisme et le réalisme, et qu'il ne fait qu'osciller entre ces deux pôles, sans pouvoir jamais les perdre de vue l'un et l'autre, forcé de réunir dans toute œuvre, seulement à doses inégales, l'idéal et le réel? C'est mon avis, c'est le vôtre. Alors on peut affirmer hardiment que, si Raphaël est l'un de ces pôles de l'art, Rembrandt est l'autre. Cependant, et tout en divisant mon admiration presque par moitiés égales, je conserverai la prééminence à Raphaël sur Rembrandt, à l'idéalisme sur le réalisme, à l'art du Midi sur l'art du Nord.
—Allons, dit l'Italien, vous commencez à devenir raisonnable.
—Cette opinion, continuai-je, je l'étendrai, si vous le voulez, aux autres arts. Pour vous faire plaisir, je dirai—sans en être bien sûr—que Marc-Antoine est un plus excellent graveur qu'Albert Dürer. Je dirai que les sculpteurs allemands, même les modernes et les plus illustres, tels que Rauch et Rietchel, pour ne citer que des morts, sont vaincus et foudroyés par Michel-Ange (p. 389) et Donatello, même par Sansovino et l'Ammanato, même par le Bernin. Voyez si je vous flatte!
—Jusqu'à l'ironie, fit-il en grommelant.
—Je dirai encore qu'en architecture, Erwin de Steinbach, par exemple, doit céder le pas à Palladio, et que toutes les vieilles cathédrales de Strasbourg, de Nuremberg, de Vienne, de Cologne, malgré l'étendue de leurs nefs et la hauteur symbolique de leurs ogives, sont effacées par la simple chapelle du Redentore de Venise. Êtes-vous satisfait?
—Oui, parce qu'enfin vous êtes juste.
—Mais les arts du dessin, repris-je, ne forment pas l'art tout entier, le faisceau de tous les arts. Il en est un dont nous n'avons pas encore parlé.
—Lequel?
—La musique.»
Mon ami fit encore le même bond en arrière.
«La musique! dit-il avec le même éclat de rire. Allez-vous disputer la palme musicale au pays que Dante appelle:
Il bel paese ov'il si suona?
—Oui, lui dis-je, et très-résolument. Je prétends enlever cette palme à l'Italie pour la rendre à l'Allemagne. Je prétends plus encore: c'est vous, vous-même qui lui en ferez la restitution. Prenez-garde: vous êtes Italien, c'est-à-dire partie dans la cause. Moi, qui ne suis pas plus Allemand qu'Italien, je conserve dans cette question la plus complète et la plus facile impartialité Lorsque je maintenais, il n'y a qu'un instant, à l'école italienne la prééminence sur l'école flamande-hollandaise, vous auriez pu dire in petto que M. Josse était presque (p. 390) orfèvre, puisque nos deux grands Français, Poussin et Claude, ont vécu et sont morts en Italie. Mais ici vous n'avez pas même à m'opposer ce petit motif de récusation, car la musique française est restée un peu comme Rameau, venu entre Lulli et Gluck; elle garde une espèce d'humble juste-milieu entre ses deux institutrices, l'Italie et l'Allemagne.
—Bon! je vous tiens pour impartial.
—Eh bien, vous qui ne l'êtes pas, et qui ne pouvez l'être, je vous accepte pour juge aussi bien que moi-même.
—C'est entendu.
—Seulement je veux vous avertir que, dans cette double revue de dates et de noms propres qu'il nous faudra passer ensemble, je veux m'arrêter avant le temps actuel et les maîtres vivants. Je n'ai nulle envie de dépasser l'époque où parurent presque simultanément Guillaume Tell et Robert le Diable, parce que je n'ai nulle envie, que dis-je? nul droit d'établir un parallèle entre les auteurs de ces deux partitions. Je m'honore d'être connu personnellement de l'un et de l'autre, et je professe pour tous deux une admiration profonde et sincère, sinon égale. Mais ils sont vivants; ils jouissent de leur gloire; et la postérité, qui se fait si souvent un malin plaisir de renverser les positions et de transposer les rangs, n'a pas encore porté sur les deux illustres rivaux son arrêt définitif et souverain. N'essayons donc pas de la devancer... et allons nous asseoir.»
Nous quittâmes le chemin battu. Montant un sentier rapide qui s'ouvrait dans une gorge de la montagne, nous arrivâmes promptement au pied d'une roche nue et polie qu'entourait une couronne de pins géants. Assis (p. 391) sur des touffes de bruyères fleuries, ayant la roche pour dossier, et pour parasol impénétrable les nombreux rameaux qui garnissaient jusqu'à leur cime les troncs élancés vers le ciel, nous étendions la vue sur une longue prairie d'un vert tendre, que resserraient deux collines au sombre feuillage, et que traversait, en fuyant de toute sa vitesse, un petit torrent écumeux, dont le murmure discret, sans couvrir nos voix et gêner la causerie, nous apportait une douce sensation de fraîcheur et de repos.
«Voici, dis-je, un site agreste et sauvage, que Platon pour discourir avec ses disciples, eût peut-être préféré au cap Sunium. C'est moins retentissant, mais plus intime; et je ne sais si la vue prodigieuse qu'on découvre des Camaldoli, ayant le Vésuve à gauche, Gaëte à droite, en face les îles de Capri, Ischia, Procida...»
L'Italien m'interrompit:
«N'avons nous point à parler de la musique?
—Bien, bien, dis-je; puisque tout autre parallèle vous afflige ou vous offusque, revenons, pour n'en plus sortir, à celui de la musique.
—Parlez,» me dit-il froidement.
Je me recueillis quelques minutes.
«À quelle époque, à quel maître, lui demandai-je, faitez-vous remonter la culture de l'art musical en Italie? Je dis l'art musical, parce que nous n'avons à nous occuper ni du plain-chant auquel le pape saint Grégoire donna son nom dès la fin du VIe siècle, et qui, venant selon toute apparence, du chant Byzantin, du Cantique de saint André, est peut-être un souvenir de l'antique mélopée grecque, ni même de la gamme incomplète, à six notes, imaginée au VIe siècle par le moine Guido (p. 392) d'Arezzo, puisqu'elle ne fut qu'une écriture nouvelle des sons, une notation cursive. Où donc placez-vous, à qui attribuez-vous le début du véritable art musical en Italie?»
À son tour, il mit un moment la tête dans ses deux mains.
«Je crois, dit-il, qu'on peut le placer à Rome, et en faire honneur à Luigi ou Aloys, de Palestrina; il fut unanimement surnommé musicæ princeps, et princeps signifie celui qui marche en avant, qui marche le premier.
—C'est ce que je crois aussi, répondis-je. Et voyez alors combien l'art de la musique est en retard sur les arts du dessin. Assurément, avant Palestrina, on faisait de la musique en Italie, puisque nous voyons des instruments de toutes sortes, non-seulement dans le tableau de Sainte Cécile, où Raphaël les fit peindre par son élève Jean d'Udine, mais encore dans les Concerts d'Anges du vieux moine de Fiesole, l'adorable Fra Angelico. Toutefois, ces instruments étaient comme ceux dont se servent de nos jours les Indous et les Chinois, qui font du bruit, qui font même une sorte de musique dont leurs oreilles se contentent, mais qui ne peuvent se flatter d'avoir un véritable art musical. Jusque bien au-delà de l'époque bénie où l'esprit humain prit dans toutes les voies sa course vers le progrès, jusque bien au-delà de la Renaissance, les Italiens restèrent des Indous et des Chinois en musique, ou plutôt des Byzantins. Vainement Nicolas de Pise parvenait, dès le commencement du VIIIe siècle, à retrouver le style antique dans les débris de l'antiquité, et à l'imiter dans ses œuvres de statuaire; vainement, moins d'un siècle plus tard, le grand Giotto, présidant à la complète révolte (p. 393) de l'art, émancipait la peinture de la tyrannie du dogme pour la soumettre à la seule autorité de la nature, et lui donnait sa pleine expansion dans la liberté; vainement Brunelleschi élevait ensuite dans les airs ce Duomo de Florence, auquel Michel-Ange disait, partant pour construire la coupole de Saint-Pierre: «Adieu, ami, je vais faire ton pareil, mais non ton égal.» La musique s'obstinait à rester dans son immobilité hiératique; le plain-chant régnait toujours despotiquement à l'Église, et, de si loin que la peinture eût dépassé la Vierge de saint Luc, la musique en était encore au Cantique de saint André. Seulement, ce plain-chant traditionnel et tyrannique, on le mettait en parties, en canons, on le chargeait d'ornements ridicules, de subtilités scolastiques, qui faisaient appeler le musicien le plus habile et le plus en vogue musicus argutissimus. Comme il arrive souvent dans les choses humaines, l'excès du mal ramena au bien. Un pape, je ne sais lequel, qui avait du goût, proscrivit à la fin les argutissimi, et, ce qui fut mieux encore, permit à Palestrina de réformer la musique religieuse, de lui rendre son vrai caractère, c'est-à-dire, pour le moins, le sérieux et la dignité. Vous rappelez-vous à quelle époque s'opéra ce miracle?
—Elle est bien facile à préciser. La réforme de Palestrina commence à son œuvre capitale, qui se nomme la Messe du pape Marcel. Or, ce bonhomme de Marcel II n'a vécu pape que vingt-et-un jours, dans l'année 1555.
—1555! C'était donc trente-cinq ans après la mort de Raphaël? Corrège était mort aussi; les deux centenaires, Michel-Ange et Titien, allaient s'éteindre à leur tour. Rien ne restait du grand siècle, et Louis Carrache venait de naître... Ainsi, c'est quand la peinture touchait (p. 394) à la décadence, que l'art musical essayait ses premiers bégayements... en Italie.
—Que concluez-vous de cette réticence?
—Que l'Allemagne vous avait précédés.
—Comment cela?
—Savez-vous qui fut l'instituteur de Palestrina, dont la vie, j'en conviens, n'est que fort imparfaitement connue?
—On s'accorde à lui donner pour maître le Flamand Goudimel.
—Eh bien, ce Flamand Goudimel était, en musique comme en doctrine, le disciple de l'Allemand Luther. C'est Luther, l'hérésiarque Luther, qui est le vrai créateur de la musique moderne, parce qu'il en fut le vrai propagateur. C'est lui qui la tira du sanctuaire où elle était enfermée comme un ustensile du culte, qui la déshabilla du latin, qui la délivra de prison. En faisant chanter ses chorals sur la place publique, avec des paroles en langue vulgaire, par tous et chacun, Luther en fit un art libre et populaire, un art enfin, et Michelet put dire à ce propos: «Une mère nouvelle du genre humain était venue au monde, la grande enchanteresse et la consolatrice: la musique était née.» Convenez donc d'abord, mon cher ami, que, dans l'histoire de l'art musical, la priorité appartient, non point à l'Italie, comme vous l'avez cru jusqu'à présent, mais en Allemagne.»
L'Italien hésita:
«Contre des dates, qui sont des chiffres, dit-il, on ne peut disputer. Je dois me rendre sur ce point. Faisons donc remonter à la Réforme l'origine de la musique moderne, et plaçons-en le berceau sous le parvis des temples protestants. Mais, quoique vous en disiez, et (p. 395) malgré les paroles en langue usuelle et commune, ce n'est pas encore la musique populaire; c'est toujours la musique religieuse. Moi, je dis que la musique populaire est essentiellement profane, et qu'elle n'est pas sortie de l'Église, mais du théâtre. Or, vous ne me contesterez pas, j'imagine, que c'est l'Italie qui a créé l'opéra.
—Je ne veux rien contester de juste et d'évident. L'Italie, restée fort païenne quoique fort catholique, ayant eu jusqu'à des papes fort païens sous la tiare (il suffirait de citer les deux Médicis), s'est toujours montrée plus amie des plaisirs et des fêtes que les nations protestantes, rejetées dans le rigorisme et l'austérité. Puisqu'on jouait la Mandragore devant Léon X, il n'est pas étonnant que, chaque ville ayant bientôt élevé son théâtre, la musique de Palestrina ait passé de l'orgue à l'orchestre et des chantres aux chanteurs.
—Mais, dans ce voyage de l'Église au théâtre, est-ce que la musique ne s'est pas transformée? Est-ce qu'elle n'a pas pris ses développements, atteint sa perfection?
—Beaucoup plus tard que vous ne croyez, même en Italie.
—Cependant Palestrina ne procédait que par des marches d'harmonie, des séries d'accords pleins, comme on dit. Lorsque Claudio Monteverde, par exemple, invente, ou, ce qui revient au même, emploie l'accord de septième dominante, ne trouve-t-il pas, comme Giotto en peinture, l'expression en musique? N'est-il pas ainsi le père du drame musical, le père de l'opéra?
—Je vous accorde ce point, et, pour cette seule invention, ou, comme vous dites, ce premier emploi de l'accord de septième, Monteverde mérite une place parmi (p. 396) les créateurs dans les arts. Toutefois, malgré ce progrès énorme, d'où sont sortis tous les autres progrès, ses œuvres ne dépassent point encore ce qu'on pourrait nommer les incunables de la musique. L'art sort à peine de son berceau; il a devant lui une longue croissance à parcourir avant de toucher à sa maturité. D'ailleurs, en Allemagne comme en Italie, ses progrès sont constants depuis Luther. Tout à l'heure, quand vous revendiquiez justement pour votre pays la suprématie dans les arts du dessin, vous ne preniez pas vos exemples parmi les maîtres des temps primitifs, entre Cimabuë et Masaccio; vous alliez droit aux géants, à Léonard, Raphaël, Michel-Ange, Titien, Corrège. Eh bien! lorsque je revendique pour l'Allemagne la suprématie dans l'art de la musique, je voudrais aussi prendre d'emblée l'époque des géants. C'est entre les Titans et les Dieux que doit se livrer le combat décisif.
—Quelle est cette époque, à votre avis?
—Le XVIIIe siècle. Voilà le siècle d'or de la musique. Puisque cet art, comme nous l'avons vu, se trouvait très en retard des autres, il est naturel qu'il ait eu sa floraison, précisément lorsque les autres avaient porté tous leurs fruits. On a dit du XVIIIe siècle qu'il s'était donné tout entier à l'analyse, à la critique, à la science, à la philosophie; qu'il avait manqué de sentiment et d'imagination; et l'on a voulu expliquer par ce motif le grand vide qu'il présente partout dans les arts pittoresques. Mais, dites-moi, est-ce que la musique ne vit pas, comme la peinture, d'imagination et de sentiment? Plus encore, car elle ne copie rien dans la nature. La raison donnée est donc mauvaise. Il faut dire simplement que les arts du dessin étaient partout épuisés; que, (p. 397) partout, ils avaient subi les vicissitudes des choses humaines. Après la naissance, les développements, le progrès, étaient arrivées la décadence et la chute. Venue plus tard, ayant suivi les mêmes phases successives, le même cycle inévitable, la musique, au contraire, montait à son apogée. On peut dire que la peinture avait en quelque sorte disparu du monde; en Italie, en Espagne, en Flandre, en Hollande, pas un successeur de Raphaël, de Velazquez, de Rubens, de Rembrandt. Au midi, avant le bizarre Goya, l'on ne trouve plus que l'Allemand Raphaël Mengs, qui apporte en Espagne quelques lointains reflets du grand style italien; au nord, on ne trouve plus qu'un autre Allemand, Ernest Dietrich, qui, nouveau Luca fa presto, ajoute ses éternels et universels pastiches aux tristes porcelaines du chevalier Van-der-Werff; et la France, seule encore productrice, n'a plus que des peintres de genre, Watteau, Largillière, Boucher, Greuse, Chardin, Vernet. C'est à cette époque, si effacée pour les arts plastiques, que la musique acquiert le plus complet et le plus magnifique développement, qu'au delà et en deçà des Alpes affluent tous les grands maîtres et toutes les grandes œuvres. Si, en naissant le jour où mourait Michel-Ange, Galilée avait semblé annoncer à votre Italie que, pour elle, la science allait succéder à l'art, ce merveilleux épanouissement de la musique, au nord comme au midi, venait consoler le genre humain du déclin général de la peinture.
—Voilà, dit l'Italien, un rapport frappant entre les deux arts que vous mettez en parallèle: même histoire sous des dates différentes.
—Oh! ce rapport n'est pas le seul, lui dis-je. Quand cette mutuelle histoire semble finie, quand les deux arts (p. 398) sont libres et complets, on peut fort bien, par un autre côté, pousser encore plus loin leur comparaison. Me permettez-vous de le tenter?
—Très volontiers, dit-il; je vous écoute.
—Les artistes grecs, continuai-je, avaient pris l'homme pour sujet de leurs études et de leurs œuvres; mais plutôt l'homme extérieur, si je puis ainsi dire, que l'homme intérieur; plutôt le jeu des muscles dans l'attitude que le jeu des passions sur la physionomie. Les Italiens de la Renaissance prirent aussi l'homme, mais l'homme complet, l'homme physique et moral. Ils l'étudièrent avec le scalpel de l'anatomiste et avec l'observation du philosophe; à toutes les poses et à tous les gestes, ils ajoutèrent tous les sentiments et toutes les passions; à son corps ils ajoutèrent son âme. Voilà, si je ne me trompe, le grand progrès des modernes sur les anciens. Plus tard ils en firent un autre. Ce ne fut plus l'homme seul que la peinture prit pour sujet, ce fut toute la nature. La terre, la mer, les animaux, les arbres, les fruits et les fleurs, et jusqu'aux choses inanimées, devinrent des objets d'imitation, de composition même, et, de proche en proche, vinrent prendre rang dans la vaste hiérarchie des œuvres du pinceau. En musique, nous voyons se produire un fait analogue, j'allais dire identique. Non seulement, après s'être échappée de l'église, la musique se répand dans les rues depuis les chorals de Luther, et règne au théâtre depuis les essais d'opéra de Monteverde; mais, à mesure que de nouveaux instruments s'inventent pour aider à la voix de l'homme, la musique tend à s'affranchir de cette primitive nécessité de la voix humaine; elle s'ouvre un nouveau champ plus libre encore, une carrière encore (p. 399) plus vaste, l'instrumentation. Alors que le paysage de Ruysdaël, la marine de Van-de-Velde, les troupeaux de Paul Potter, les fleurs de Van-Huysum, et jusqu'aux légumes de Kalf, se font admettre avec honneur dans la peinture; en musique, pénétrent aussi, par une irruption victorieuse et toujours croissante, la fugue de Bach, la sonate de Scarlatti, le quatuor de Haydn, la symphonie de Beethoven. Il me semble donc qu'en s'appuyant, non sur une relation arbitraire et controversable, mais toujours sur la donnée historique elle-même, ou peut établir ceci: Que la peinture d'histoire, sacrée ou profane, celle où les passions et les sentiments humains tiennent la place principale, où la nature n'est qu'un théâtre pour les drames de l'humanité, où le dessin, par ces raisons, doit être la qualité première, correspond à la musique de chant, sacrée ou profane, à la musique expressive, sentimentale, passionnelle, où la mélodie occupe le premier rang;—tandis que la peinture de genre, celle où l'homme n'est plus qu'une partie de la nature universelle, où l'art de peindre est, en quelque sorte, plus libre, plus entier, plus abandonné et plus suffisant à lui-même, où dès lors doit dominer la qualité de la couleur, correspond à la musique instrumentale, où l'expression des passions humaines cède la place au caprice intime et personnel du compositeur, où l'art des sons devient plus libre de toutes conditions, de tous liens et de toutes règles, où l'harmonie, plus en évidence, peut rejeter la mélodie au second plan.
—J'entends, s'écria mon ami. Vous avez voulu m'expliquer la comparaison qu'il est si naturel d'établir entre la mélodie et le dessin, entre l'harmonie et la couleur.
(p. 400) —Précisément. La mélodie, en effet, est une suite intelligente de sons, comme le dessin une suite intelligente de lignes ou contours; tandis que l'harmonie est un ensemble simultané de sons concordants, comme la couleur est un ensemble de nuances concordantes. On pourrait dire alors que la mélodie et le dessin représentent l'idée de succession des choses dans le temps; l'harmonie et la couleur, l'idée de simultanéité des choses dans l'espace: les deux infinis où l'homme s'agite, en un endroit et pour un moment.
—Oh! ceci, dit-il en riant, est un peu trop allemand pour un Italien. Je me borne à remarquer que, si le musicien parle du dessin mélodique, le peintre à son tour parle de la gamme des tons: preuve que la fraternité des deux arts est passée jusques dans la langue.
—Voyez, repris-je, comment le midi et le nord ont compris à la fois ces deux arts que nous comparons: C'est dans les contrées méridionales, en Italie et en Espagne, que la peinture semble ne pouvoir se passer des actions humaines, et qu'aussi la musique semble ne pouvoir se passer de la voix et du geste de l'homme; que toute peinture est histoire ou portrait, et toute musique chant ou danse. Et c'est, au rebours, dans les pays du Nord, l'Allemagne et les Flandres, que l'art de peindre s'attache indifféremment à tous les objets que la nature offre à son besoin d'imitation, pouvant même se passer de l'être humain, et qu'aussi la musique, pouvant se passer du chant des voix et du mouvement des danses, entre dans le domaine plus libre et plus illimité de l'instrumentation. Rembrandt et Beethoven, deux coloristes, sont nés sur les bords du Rhin, comme Giotto, aux débuts de la Renaissance, et Rossini, de nos (p. 401) jours, deux dessinateurs, sont nés au pied des Apennins. Et si Mozart, en quelque sorte mi-parti d'Allemand et d'Italien, par sa naissance dans le Tyrol, par ses études aux deux revers des Alpes, par ses œuvres de théâtre et de chambre, a cultivé tous les genres de musique, mettant la mélodie et l'harmonie en équilibre parfait, on peut dire qu'il est à la fois Raphaël, par le dessin et l'expression, dans ses opéras, et Albert Cuyp, je suppose, par la couleur, la clarté, la généralité des genres, dans ses compositions instrumentales.
—Ah, ça, interrompit l'Italien, vous n'allez pas, j'espère, conclure de ce qui précède que l'on peut séparer, même en pensée, l'harmonie de la mélodie et la couleur du dessin?
—Non, m'écriai-je; je sais et j'affirme que la musique se compose indissolublement de la mélodie et de l'harmonie, comme la peinture se compose indissolublement du dessin et de la couleur, comme elle se compose de l'idéal et du réel. J'ai parlé seulement de la part plus ou moins grande et saillante qui a été faite, suivant les pays et les genres, à ces indivisibles qualités. Sans pouvoir se séparer, s'isoler jamais, l'une a pu dominer l'autre. Et n'allez pas non plus faire confusion si je dis que, dans la peinture de genre et dans la musique d'instruments, l'homme disparaît. Il ne s'agit pas de l'homme subjectif, comme on dirait en Allemagne, de celui qui compose, qui imagine, qui invente, qui crée. Je sais et j'affirme que l'homme se met dans toutes ses œuvres; je ne doute point que l'âme de Ruysdaël ne s'épanche en peignant un site mélancolique, ainsi que celle de Raphaël en peignant une Madone, et que Beethoven ne soit tout entier dons la symphonie en ut (p. 402) mineur, ainsi que Mozart dans Don Giovanni. Je parle de l'homme objectif, c'est à dire visible et palpable; je dis que, dans le paysage de Ruysdaël, il n'y a point de drame humain comme dans un tableau d'histoire, et que, dans la symphonie de Beethoven, il n'y a pas de rôle humain comme dans un opéra. Voilà tout.
—En ce cas, dit l'Italien, nous sommes pleinement d'accord; il est temps de retourner au sujet qui nous divise.
—Encore un mot, mon cher impatient; je tiens à compléter ce parallèle, et, dussiez-vous m'accuser une autre fois de tomber dans l'ornière du germanisme, je voudrais finir par une réflexion philosophique et transcendantale. Comment pourrait-elle vous déplaire? Vous êtes du pays et de l'école de Vico. La voici donc: Ne serait-il pas possible de porter encore un peu plus loin la comparaison entre les deux arts, musique et peinture, entre tous les arts, et, suivant l'idée de Hegel, d'élever leur ressemblance jusqu'à l'identité? Ne pourrait-on pas dire: De même que, dans les sciences naturelles, par l'anatomie et la physiologie comparées, il est admis et reconnu que, sur toute l'échelle des êtres animés, depuis le zoophyte jusqu'à l'homme, il n'y a, au fond, qu'une seule forme, un seul type, un seul patron de la vie, et, pour ainsi dire, un seul être,—de même il faut admettre et reconnaître aussi que tous les arts qui s'exercent par les lignes, les couleurs ou les sons, et qui, venant de l'âme, s'adressent à l'âme par l'intermédiaire des sens de la vue ou de l'ouïe, ne sont également, au fond, qu'un seul et même art, le Beau révélé, divers seulement dans ses modes de manifestation? Ne dit-on pas, dans toutes les langues, l'art pour exprimer (p. 403) tous les arts? L'on aboutirait ainsi, dans l'ordre moral, comme dans l'ordre physique, à cette loi supérieure et universelle de notre nature, la variété dans l'unité: Variété des arts dans l'unité de l'art; comme ensuite, dans l'unité de chacun des arts, variété des genres, des styles, des manières et des goûts; comme enfin, pour chaque œuvre d'art, variété des détails dans l'unité de l'ensemble.
—Je ne vous suis plus, je ne vous écoute plus, dit mon ami. Revenons à notre querelle, au nom de tous les saints, et commençons enfin la bataille.
—Volontiers, dis-je. Où en étions-nous?
—Sur la prééminence que se disputent la musique allemande et la musique italienne.
—Bien; je suis Allemand, vous Italien.
—Oui, et vous voulez circonscrire le débat entre les origines de l'art musical et l'époque contemporaine.
—Vous y avez consenti.
—C'est vrai; j'accepte les limites tracées à notre champ clos. Nous laisserons les morts du siècle antérieur et les vivants du présent siècle. C'est le XVIIIe qui sera notre échiquier. Je vais donc faire avancer une pièce, un officier, comme disent les joueurs d'échecs; et, bien que le premier, je veux dire le plus ancien par la date, il ne sera pas le dernier par le mérite et la renommée. C'est le patricien de Venise, Benedetto Marcello. Le noble champion descend dans l'arène portant pour armes et pour armure ce qu'il appelle sa Paraphrase sopra i cinquanta primi Salmi. À présent, suoni la tromba! Quel champion lui opposez-vous?
—Il s'en présentera, gardez-vous d'un douter.
(p. 404) Mais un mot d'abord. Vous ne croirez pas sans doute que, si je dispute la première place aux grands compositeurs de l'Italie, j'aie la moindre envie de nier leur mérite ou d'obscurcir leur renommée. Au-dessous du rang suprême, il y a bien des places glorieuses, et lorsque, à propos de la peinture, je refusais de disputer le trône de l'art à Raphaël, croyez-vous que je ne gardais pas pour Rembrandt une admiration passionnée, un culte presque égal? C'est ainsi, tout en renversant l'ordre de suprématie, que j'entends faire pour les musiciens. Cela dit en guise de préface, je reprends votre question, et j'y fais une réponse: à Marcello j'oppose Händel, et aux cinquante Psaumes du premier, le vingt-six Oratorios du second.»
Mon ami montra quelque surprise: «Je croyais, dit-il, à voir le style de leurs œuvres, que, de ces deux maîtres, l'Italien avait précédé l'Allemand d'un grand nombre d'années.»
—Non, lui dis-je, ils sont précisément contemporains. Lorsque Marcello publiait son recueil de Psaumes, entre 1724 et 1730, Händel avait déjà, depuis dix à douze ans, quitté l'Italie, où ses opéras lui avaient donné une réputation universelle, pour se fixer d'abord à Hanovre, puis en Angleterre, et ses premiers Oratorios sont du même temps que les derniers Psaumes de Marcello. Mais son style, en effet, a beaucoup moins vieilli, et, dans les deux genres par lui cultivés successivement, il est resté beaucoup plus jeune que son rival.
—Mais enfin, dans le style religieux, vous ne refusez pas à Marcello l'honneur de la priorité?
—Non, certes. Les Psaumes, j'en conviens, ont précédé les Oratorios.
(p. 405) —C'est déjà quelque chose. Mais ce n'est point pour cela que Marcello, après Palestrina, fut nommé principe della musica, et que ses contemporains le comparèrent à Michel-Ange, à Pindare. Il fallait qu'il leur ressemblât par la hardiesse et la hauteur du vol, par l'ampleur et, si j'ose ainsi dire, par la longue haleine de l'invention. Remarquez bien que, si Marcello semble aujourd'hui négligé, presque oublié; si l'on n'entend plus que de courts fragments choisis dans ses œuvres, et si le reste demeure comme enseveli dans les bibliothèques et les écoles, c'est parce que sa musique est d'une très-difficile exécution. Il n'a donné à ses Psaumes d'autre accompagnement qu'une basse chiffrée, et cet accompagnement, peu de musiciens l'entendent aujourd'hui, même parmi les organistes; puis, comme en son temps les femmes étaient exclues des églises (j'entends pour y chanter), il a dû écrire ses parties de soprani et d'alti pour des voix d'hommes qui, fort heureusement, n'existent plus de nos jours, pas même à la chapelle Sixtine.
—Je vous accorde tout cela, et je n'en persiste pas moins à mettre les oratorios de Händel très au-dessus des psaumes de Marcello. Ceux-là ont une bien autre hauteur de vol, une bien autre longueur d'haleine. Ils ont aussi toute la variété dont ceux-ci sont dépourvus, car ils réunissent toutes les formes chantantes, depuis l'air solo jusqu'au chœur final. Au style noble et grandiose du chant religieux, ils joignent toute la puissance d'expression du chant dramatique. S'ils n'étaient pas faits pour l'Église, on pourrait les donner au théâtre. Et puis, ces oratorios ne sont pas, comme vous le dites des psaumes, condamnés aux écoles et aux bibliothèques Écrits avec accompagnement d'orchestre, et pour des voix (p. 406) naturelles, ils sont aussi vivants qu'au jour même de leur création. En Angleterre, où le culte de Händel s'est conservé toujours fervent, on chante ses oratorios tous les ans et dans toutes les villes; on les étudie pieusement d'une fête annuelle à l'autre, et, dans ce pays de castes, dans ce pays aristocratique, on voit tous les rangs se confondre, peuple, bourgeoisie, gentry et nobilty, et tout le monde s'enrôler à l'envi dans l'armée des chanteurs et des chanteuses de Händel. N'avez-vous jamais assisté à un festival anglais?
—Non, mais étant un hiver à Vienne...
—À Vienne! vous voyez que l'Allemagne n'est pas moins dévouée et fidèle au vieux Saxon que l'Angleterre. La France seule, et votre Italie, s'obstinent à le méconnaître, ou, ce qui est encore plus impardonnable, à ne point le connaître. Vous disiez donc qu'à Vienne...
—J'ai eu l'occasion d'entendre quelques oratorios parfaitement rendus, avec six cents voix pour les chœurs et trois cents instruments pour l'orchestre.
—Il faut, en effet, ces masses d'exécutants pour atteindre à la prodigieuse amplitude de telles œuvres. Et, dans ces conditions nécessaires à leur bonne exécution, quels oratorios avez-vous eu le bonheur d'entendre?
—Oh! je n'en ai pas plus oublié les titres que l'effet. C'étaient Samson, Israël en Égypte et le Messie.
—Eh bien, quoique chacun d'eux renferme des beautés de tous genres, puisqu'ils réunissent tous les genres de parties et de formes, n'avez-vous pas remarqué combien, dans Samson, les airs sont variés et admirables, tantôt gracieux comme la séduction, tantôt terribles comme le désespoir, tantôt onctueux et touchants comme les consolations célestes? Et dans Israël (p. 407) en Égypte, le plus étonnant peut-être de tous les ouvrages de Händel, vous rappelez-vous les chœurs, ces sept chœurs de suite qui racontent les sept plaies, témérité prodigieuse qui ne peut être pardonnée que par une réussite plus prodigieuse encore, puisqu'il faut, sept fois de suite, soutenir une progression de force, un crescendo d'entraînement et de pathétique, monter toujours du beau jusqu'au sublime. Et le Messie! cette douce et charmante pastorale, que termine un coup de tonnerre, le gigantesque Alleluia qui n'a d'analogue dans les arts que le Jugement dernier de Michel-Ange! Si je cherchais maintenant dans ceux des oratorios que vous ne connaissez point, Judas Macchabée, Salomon, Jephté, Suzanne, etc., et dans ces espèces d'oratorios profanes qui se nomment la Fête d'Alexandre, Acys et Galathée, l'Allegro et le Penseroso...»
Mon ami était tombé dans la rêverie, et tenait les yeux baissés.
«Je me rends, dit-il, parce que je me souviens. Oui, les oratorios sont plus grands que les psaumes, et Händel plus grand que Marcello... Mais Marcello a la priorité.»
La victoire rend généreux; je lui laissai de grand cœur cette consolation.
«Et puis, ajouta-t-il, dans cette première moitié du XVIIIe siècle, nous avons d'autres musiciens non moins savants, non moins féconds que le sénateur Marcello. Venise n'est pas toute l'Italie.
—Pas plus que la Saxe n'est toute l'Allemagne.
—Nous avons, par exemple, mes illustres compatriotes, les trois Scarlatti. Alessandro, vous le savez, est le fondateur de l'école napolitaine, grande fondation assurément, puisque, entre Palestrina et Rossini, tous (p. 408) deux des États romains, la musique de l'Italie est la musique de Naples. Il avait précédé même Marcello; et son fils, le célèbre Domenico Scarlatti, possédait à ce point la science musicale que, son chat s'étant promené sur les touches du clavecin, il composa une fugue avec ce bruit de hasard, la fameuse Fuga del gatto...
—Une question, lui dis-je en l'interrompant. Connaissez-vous l'écritoire du Conservatoire de Naples?
—Non.
—Ce n'est pas étonnant. Moi je la connais, parce que, mieux que les habitants d'une ville, les étrangers en recherchent toutes les curiosités. Sachez donc qu'il y a au Conservatoire de Naples une vieille et lourde écritoire de plomb, que l'on y conserve avec respect depuis deux siècles, et dans laquelle ont trempé leurs plumes Alessandro, Domenico et Giuseppe Scarlatti; puis successivement, Porpora, Leo, Durante, Vinci, Pergolèse, Jomelli, Piccini, Sacchini, Paisiello, Cimarosa, Guglielmi, Fioravanti, Zingarelli, Mercadante, et même Bellini et Donizetti. Eh bien, rassemblez, mêlez, amalgamez, fusionnez toute la science de ces illustres maestri,—j'entends la science active, productive,—et vous ne ferez pas un ensemble égal à la science d'un seul homme, Jean-Sébastien Bach.
—Bach! vous m'étonnez. Je savais à peine son nom.
—C'est, en effet, à peu près tout ce qu'on connaît de lui en Italie. Et nous n'en connaissons guère plus en France. Ce bon et simple grand homme, qui croyait la musique de théâtre incompatible avec ses modestes fonctions d'organiste à la petite église Saint-Thomas de Leipzig, n'a point laissé d'opéras. Dès lors, point de retentissement pour ses œuvres, point d'éclat autour de (p. 409) son génie. Et pourtant il a composé dans tous les autres genres alors connus. Mais, bien qu'il ait écrit une foule de morceaux pour la voix, tels que les deux Passions, d'après saint Matthieu et d'après saint Jean, qui sont d'immenses et puissants oratorios, tels que les Cantates, toutes semblables aux Psaumes et non moins nombreuses, puisqu'il en a fait pour tous les dimanches de l'année, on s'obstine à ne voir en lui qu'un auteur de musique instrumentale, un joueur de clavecin ou d'orgue; on s'obstine à n'exécuter que ses préludes, ses fugues, ses gavottes, chaconnes et passacailles. Mais avez-vous remarqué que si, par hasard, dans un concert, quelque pianiste ou violoniste bien avisé se décide à placer un morceau de Bach et parvient à le jouer proprement, ce morceau fait pâlir tout ce qui précède, tout ce qui suit, tout le reste du programme?
—Vous m'y faites songer. Quelquefois, en effet, j'ai vu ce résultat singulier, inattendu, que tous les maîtres, et les plus grands, s'effaçaient devant lui.
—C'est que Bach a toujours une telle continuité de force, et, si j'ose ainsi dire, une telle persistance de génie; il est toujours si complétement exempt de ces lieux communs, de ces parties faibles, incolores, incertaines, appelées le remplissage; il vous emporte si puissamment dans le tourbillon mesuré et calculé de sa pensée souveraine, qu'il est réellement irrésistible. Pour paraître dans la lice où je le fais descendre, Bach n'a besoin d'appeler à la rescousse ni son fils Emmanuel, ni trois autres fils, tous compositeurs assez distingués pour n'être point accablés sous leur nom, ni aucun de ses compatriotes contemporains. Avec ses œuvres publiées, avec celles qu'on retrouve et qu'on rassemble (p. 410) aujourd'hui, il peut seul, à l'exemple de ces preux des temps jadis qui arrêtaient une armée au passage d'un pont, lutter victorieusement contre la multitude de ses rivaux étrangers. Savez-vous que maintenant, son œuvre immense étant plus connue, plus répandue, plus appréciée, bien des hommes graves le regardent comme le soleil du système musical, comme l'astre central autour duquel gravitent, en manière de planètes, tous les autres illustres compositeurs? En tout cas, et sans porter à ce point l'enthousiasme, on peut affirmer hardiment que Bach est le législateur de la musique.
—Per Bacco! (sans calembour), je suis bien aise de l'apprendre, et je conseillerai à mes compatriotes l'étude de ce maître des maîtres.
—Vous ferez bien; mieux peut-être que vous ne pensez. Vos compositeurs italiens sont d'habitude pleins d'esprit, de verve naturelle, mais insuffisamment instruits, et la même facilité qu'ils ont à écrire, ils l'étendent à se satisfaire eux-mêmes. La sévérité leur fait défaut. Au lieu de couper leur musique sur des patrons tout faits comme les tailleurs, au lieu de décalquer toujours cavatine sur cavatine, duo sur duo, ouverture sur ouverture, ils apprendraient là le secret des développements et des proportions. Une fugue bien faite contient ce secret merveilleux. Mozart l'a connu, plus que Beethoven. Aussi, tandis que Beethoven se laisse emporter parfois à des développements excessifs, Mozart garde toujours la mesure exacte et les justes proportions. Il est architecte autant que peintre. C'est sans doute pour cela que Rossini, fléchissant le genou devant le manuscrit du Don Juan, m'a dit à moi-même: «Voilà, mon ami, notre maître à tous; c'est le seul qui ait eu autant de (p. 411) génie que de science, et autant de science que de génie.» Ne serait-ce pas à l'étude assidue de Bach que Mozart a dû cet éloge de Rossini?
—Eh bien, fléchissons aussi le genou. Après Händel adorons Bach. Mais vous allez du moins convenir que le pays qui a produit les plus grands luthiers du monde, les Stradivarius, les Guarnerius, les Amati, les Maggini, a produit également, dans le siècle qui nous occupe, la première et la meilleure musique destinée aux instruments à cordes. Des instruments à vent, je ne dis rien, les croyant, pour la plupart, inventés ou perfectionnés en Allemagne. Mais les noms de Corelli, Tartini, Boccherini, ne peuvent manquer de me donner raison.
—Prenez garde, interrompis-je; les deux premiers que vous citez là ne sont que des virtuoses. Corelli fut appelé princeps musicorum, non princeps musicæ, et Tartini était plus célèbre pour avoir joué la Sonate du Diable que pour l'avoir composée. On ne saurait ranger ni l'un ni l'autre parmi les grands compositeurs.
—Soit. Mais il reste Boccherini. Ne conviendrez-vous pas qu'il est l'inventeur de la symphonie, et que ses quintetti font encore les délices de ceux qui préfèrent à toute autre la musique de chambre?
—Quand même je conviendrais de cela, serait-ce une raison pour mettre Boccherini au niveau de Joseph Haydn? Vous n'aviez donc point pensé au fils du charron de Rohrau? Voilà, mon ami, le véritable inventeur de la musique instrumentale, de celle qui, n'exigeant pas la voix humaine et l'intervention du chanteur, ouvre une plus libre et plus vaste carrière à l'imagination, à la fantaisie, au caprice du musicien. Je ne sais s'il est vrai que Boccherini ait précédé Haydn dans la composition (p. 412) de la symphonie. Cela me paraît difficile à croire, puisque Haydn était de huit ans plus âgé que Boccherini; et l'on ne saurait dire, comme à propos des oratorios de Händel, qu'il s'est adonné à ce genre de composition fort tard dans sa vie, puisque, pour l'amusement des princes Esterhazy, dont il fut valet de chambre avant d'être intendant de leur musique, Haydn a composé le nombre énorme de cent quatorze symphonies, grandes ou petites. En tout cas, Boccherini n'aurait sur lui d'autre avantage que celui de Marcello sur Händel, la priorité. Qui pourrait d'ailleurs les mettre sérieusement en comparaison? qui, de nos jours, a entendu ou pourrait entendre une symphonie de Boccherini? qui ne sait pas cœur, au contraire, les belles œuvres du grand Haydn, toujours jeunes, toujours douées d'une vie immortelle, comme d'une inépuisable variété? Celles-là, si d'autres œuvres semblables, écloses au souffle de Mozart ou de Beethoven, les ont dépassées par de plus vastes proportions, celles-là n'ont pu être vaincues que parce que Haydn en avait donné à ses glorieux rivaux l'exemple et de modèle. C'est en quelque sorte Haydn lui-même qui s'est surpassé dans ses successeurs.
—Mais les quintetti?
—Ils vivent encore; ils se font encore écouter avec plaisir. Mais pourtant n'hésitez pas à croire qu'ils sont vaincus également par les quatuors de Haydn, continués également dans les quatuors de Mozart et de Beethoven.
—La préférence entre eux est une simple affaire de goût.
—Pardon; il y a dans cette préférence un motif général que vous allez apprécier. Il tient au système de (p. 413) la composition. Boccherini écrit en Italien; il trouve une mélodie, un cantabile, d'habitude clair et gracieux, j'en conviens, et, comme on dit, chantant; il le fait donc chanter par un des instruments, violon, alto ou violoncelle, et accompagner par les autres. Haydn écrit en Allemand; il fait de la musique concertante. Il sait mieux, et plus longtemps, enchevêtrer sans confusion les parties, faire alterner les instruments, c'est-à-dire les sonorités, et courir l'idée mélodique à travers l'harmonie, comme un dessin de broderie à travers le canevas. C'est cette forme difficile et savante, qui, en forçant l'auditeur à une attention soutenue pour qu'il suive parmi les complications harmoniques le fil de la mélodie, en lui offrant, au milieu du développement le plus clair, toutes les surprises de l'imprévu; c'est cette forme, dis-je, indépendamment de l'idée même, qui donne à la musique de chambre un attrait tout particulier, et à un simple quatuor la valeur d'une symphonie. Dans Boccherini, elle est incomplète; dans Haydn, elle est parvenue d'emblée à sa perfection.
—Allons, je vois bien qu'il faut inscrire Haydn, à la suite de Händel et de Bach, sur les tables d'immortalité. Mais j'espère enfin prendre ma revanche en rentrant sur mon véritable terrain, en retournant au véritable art italien, qui est l'art du chant. Je reviens donc à l'opéra, et, pour suivre un ordre chronologique, pour ne pas dépasser encore la première moitié du XVIIIe siècle, je vais vous citer seulement deux de mes Napolitains, Porpora et Pergolèse. Qui avez-vous à leur opposer parmi vos tudesques?
—Quelque admiration que m'inspire Pergolèse, je ne puis reconnaître en lui un chef d'école, ou, si vous préférez, (p. 414) pour suivre notre métaphore d'armées et de champions, un chef de file. Il est mort trop jeune pour avoir laissé une œuvre suffisante. Son opérette, la Serva padrona, qui lui a survécu comme curieux échantillon du genre bouffe à ses débuts, n'a pas l'importance de son Stabat mater, auquel il a été donné de vivre après ceux de Clari, de Haydn, de Rossini, et qui le placerait, comme auteur de musique sacrée, parmi les concurrents de Händel et de Bach. Quant à Porpora, c'est une autre affaire. Il a vécu plus de quatre-vingts ans, ce patriarche de l'harmonie, comme les Italiens l'ont appelé un peu pompeusement; il a fait quelque chose comme cinquante opéras; il peut donc être admis, à bon droit, pour représentant de l'art italien. Mais prenez garde qu'il y avait alors, et qu'il y eut jusqu'à nos jours, entre l'Italie et l'Allemagne, un tel amalgame, un si continuel échange d'artistes écrivant pour le théâtre, qu'on voit un seul art cultivé par les deux pays, l'opéra italien; de sorte que, dans ce genre unique, accepté d'un et d'autre côté des monts, et qui prouve seulement la supériorité musicale de la langue italienne sur l'allemande, on ne peut plus diviser les compositeurs que par leur nationalité. Ainsi, tandis que votre Porpora, né à Naples, va composer à Vienne, à Dresde et jusqu'à Londres, c'est le Saxon Händel, c'est l'autre Sassone de Venise, Jean-Adolphe Hasse, c'est le troisième Saxon, devenu Prussien, Charles-Henri Graun, qui vont alimenter de leurs œuvres les théâtres lyriques de l'Italie, et, comme Lulli pour Quinault, réchauffer la poësie de Métastase des sons de leur musique. Je ne veux point ramener Händel dans la lice; je ne veux point, tandis qu'il ne reste de Porpora que de beaux récitatifs, vous (p. 415) montrer les airs des opéras de Händel, et quelques-uns parmi ceux de Hasse et de Graun, chantés encore aujourd'hui avec le même succès qu'autrefois, parce que leur valeur est indépendante de la mode, et domine de bien haut le talent ou la voix des virtuoses qui les chantèrent jadis. J'aime mieux donner à Porpora un rival, j'ose dire un vainqueur, plus immédiat et plus décisif. Ce sera Gluck.
—Mais Gluck n'est pas de son temps, Gluck lui est postérieur.
—De si peu, qu'on a bien le droit de l'appeler un contemporain. Quand le fils du garde-chasse de Weissenwangen, devenu le chevalier Gluck par la grâce de Marie-Thérèse, écrivait l'Orphée et l'Alceste, qu'il arrangea plus tard pour la scène de Paris, Porpora vivait encore; et Gluck avait été précédemment son émule direct sur les scènes de l'Italie. N'oubliez pas, en effet, qu'avant de venir, à soixante ans, affronter une autre langue et une autre scène étrangères, Gluck n'avait pas écrit moins d'une quarantaine d'opéras sur des paroles italiennes. On en sait au moins les titres, Artaserse, Demetrio, Demofonte, Fedra, Semiramide, la Clemenza di Tito, Elena e Paride, etc. Mais si j'ai choisi Gluck pour l'opposer à Porpora, sans attendre Piccini, c'est parce qu'il a dépassé de cent coudées tous les compositeurs d'opéras venus jusqu'à lui, aussi bien Allemands qu'Italiens ou Français, parce qu'il est ainsi le véritable créateur du véritable opéra. Je me garderai bien de vous redire quel fut son système, quels motifs le conduisirent à la grande réforme qu'il eut le courage de tenter et la gloire d'accomplir, puisque lui-même a pris soin de les exposer dans ses préfaces; je veux seulement préciser (p. 416) en deux mots quel fut le résultat de cette réforme victorieuse. Gluck, qui prenait quinze jours pour habiller de musique un poëme italien, avait mis une année entière, travaillant sans relâche, pour écrire la partition de cette Iphigénie en Aulide, dont son ami, le bailli Du Rollet, lui avait taillé le livret dans la tragédie de Racine. C'est que, d'un genre futile, il avait fait un genre sérieux; c'est qu'il avait élevé un simple jeu d'esprit à la hauteur d'une œuvre de génie; c'est qu'il avait changé quelques agréables détails en un vaste et puissant ensemble, chaque rôle en un caractère, et chaque partition en un drame. Oui, avant lui, l'opéra était un concert; il en a fait le drame musical.
—Alors, vous mettez Gluck bien au-dessus, non seulement de Porpora, mais du rival qui lui fut opposé à Paris même, au-dessus de Piccini?
—Ce n'est pas moi, je vous assure; il s'y est bien mis lui-même. Comme toujours, le temps a amené la justice. Il n'y a plus de Piccinistes, il n'y a plus de Coin du Roi. Tout l'univers musical est au Coin de la Reine.
—J'y passerai donc avec vous. Je me fais Gluckiste. Mais le siècle ne finit pas sur les cinq grandes partitions françaises de Gluck, et, après l'Iphigénie en Tauride, l'Italie étale avec orgueil toute une pléïade d'illustres maestri. Piccini survit à son rival: puis viennent Sacchini, Salieri, Cimarosa, Paisiello, Fioravanti, Guglielmi, Zingarelli, que sais-je encore!
—Eh bien, même au milieu de cette armée de compositeurs indigènes, l'Italie recevait encore de l'Allemagne comme une troupe auxiliaire. Il suffit de citer Mayer et sa Médée, Winter et le Sacrifice interrompu, (p. 417) Vogel et Démophon, Weigl et la Famille Suisse. Mais nous sommes convenus de borner nos parallèles aux sommités de l'art, et, comme vous l'avez dit, de choisir des champions parmi les deux camps. Qui prenez-vous sous les tentes italiennes?
—Sans hésiter, Cimarosa.
—J'en étais sûr.
—Est-ce que Cimarosa n'est pas le plus fécond, le plus varié, le plus grand enfin des compositeurs italiens jusqu'à Rossini? Est-ce que Gli Orazzi ed i Curiacci n'étaient pas cités pour le plus célèbre opera seria avant Otello? Est-ce que il Matrimonio segreto n'était pas le modèle des opere buffe avant le Barbier de Séville, et peut-être encore après?
—Oui, le Mariage secret est une adorable partition, où la tendresse se mêle à la plaisanterie, et les larmes au rire. Mais, puisque j'ai deviné sans peine quel champion vous alliez choisir pour l'Italie, est-ce que vous ne devinez pas avec la même facilité quel champion je choisirai pour l'Allemagne? Est ce que vous avez oublié devant quel demi-dieu Rossini fléchissait le genou?
—Serait-ce Mozart...?
—Ah! vous pâlissez... Vous êtes vaincu, vous n'essayez pas même de combattre.
—C'est que Mozart n'est pas un homme, il s'appelle Légion.
—Dites plutôt comme Marc-Antoine dans Shakspeare: «Veux-tu vanter César? Nomme-le César, et restes-en là.» Nommez-le Mozart. Mais rassurez-vous. Puisque vous rendez les armes, je n'abuserai pas de ma victoire. Remarquez seulement combien elle me serait facile, même contre Cimarosa. Aux Horaces j'opposerais Idoménée; (p. 418) au Mariage secret les Noces de Figaro. Il me resterait Don Juan, auquel, jusqu'à cette heure, nulle œuvre de nulle scène ne peut être opposée, ce chef des chefs-d'œuvre, qui renferme tous les genres, depuis la comédie burlesque jusqu'à la terreur tragique, et les porte tous à la suprême perfection. Il me resterait cet autre bijou d'amour et de gaieté qui se nomme Cosi fan tutte, et cette merveilleuse lanterne magique, appelée Zauberflöte, où passent et se succèdent toutes les fleurs du chant, tous les trésors de la mélodie. Il me resterait le Requiem, ce modèle achevé de la musique religieuse qui peut se dire nouvelle, parce que les grâces modernes s'y ajoutent à l'ancienne austérité; et les symphonies, et les quatuors, et les concertos, et les sonates, qui placent Mozart, par le mérite comme par l'âge, entre Haydn et Beethoven; enfin, toute cette œuvre immense de plus de six cents œuvres diverses, qui, dans une vie de trente-six ans, plus courte que celle de Raphaël, frappent de surprise non moins que d'admiration. Ah! si Mozart n'eût pas été modeste autant que supérieur, s'il n'eût pas compris que le génie est un don gratuit du ciel, dont il ne faut pas se montrer plus fier que de la beauté, il aurait pu prendre pour devise celle de je ne sais quel poëte vaniteux de l'Espagne, qui peignait un soleil levant au milieu des étoiles, et disait superbement: me surgente, quid istæ? Laissez-moi vous redire ce que j'écrivais naguère dans un parallèle historique entre la musique et la peinture[106]: «Les deux grands courants de la musique, le fleuve allemand et le fleuve italien, celui (p. 419) de Händel, Bach, Gluck, Haydn, et celui de Marcello, Scarlatti, Porpora, Pergolèse, sont venus, vers la fin du siècle dernier, unir, mêler et confondre leurs eaux dans un commun lac. Ce lac est Mozart. Mozart n'est pas la musique allemande ou la musique italienne, il est la musique.
—Eh bien, oui, Mozart est Mozart, comme Allah est Allah. Mais corpo di sangue! il faut que je lui trouve au moins un prophète, et que ce soit dans mon pays. Vous m'interdisez Rossini, comme vous vous interdisez Meyerbeer. Alors je prendrai parmi les Italiens qui ont suivi Gluck et Piccini sur la scène française; je prendrai Spontini ou Chérubini.
—Choisissez l'un des deux, c'est notre convention.
—Alors, Chérubini; car, s'il a fait Médée et les Deux Journées, bien dignes de se mesurer avec la Vestale et Fernand Cortez, il a fait aussi la Messe du sacre, vaste merveille, qui ne souffre pas plus de comparaison avec les autres ouvrages religieux que Saint-Pierre de Rome avec les autres temples de la chrétienté. Il est donc double, il est plus complet.
—Dites même qu'il est triple, car il a laissé de fort beaux quatuors et un célèbre Cours de contrepoint. Ce n'est pas en Allemagne que vous pouvez trop vanter Chérubini, puisque les Allemands l'élèvent beaucoup plus haut que ne font les Italiens et les Français. Ils lui restent aussi beaucoup plus fidèles, car, si quelque novice en l'art musical veut, de nos jours, étudier ce grand maître autrement que sur les notes écrites, s'il veut enfin entendre ses œuvres, qu'il n'aille ni à Florence, sa patrie de naissance, ni à Paris, sa patrie d'adoption; qu'il aille à Vienne, à Berlin, à Leipzig.
(p. 420) —Je prends acte, comme disent les avocats à l'audience.
—Je vous le donne volontiers, et plus encore: Peut-être ignorez-vous qu'au rapport de son biographe Seyfried, Beethoven avait coutume de dire qu'il regardait Chérubini comme le premier des compositeurs vivants. C'est ce qu'avait dit Haydn de Mozart.
—Je prends encore acte. Vous avez fait de Mozart un demi-dieu parce que Rossini s'est agenouillé devant son œuvre principale; je n'ai, à mon tour, qu'à répéter le jugement porté par Beethoven.
—Je l'accepterais probablement si, pour contredire à cette sentence, il n'y avait pas le juge même qui l'a rendue.
—Quoi! Beethoven...
—Vous pâlissez encore... Vous êtes encore vaincu. Oui, j'oppose à Chérubini Beethoven. Aux Deux Journées, à Médée, Lodoïska, Feniska, et même Ali-Baba, j'oppose Fidelio, Egmont, les Ruines d'Athènes; à la Messe du Sacre, j'oppose la Messe solennelle, et cette adorable petite Messe en ut, digne pendant, digue rival du Requiem. À trois quatuors j'en oppose dix-sept, et ce n'est pas fort beaux qu'il faut appeler ceux-ci, mais bien, comme les douze grands dieux de la mythologie grecque, optimi-maximi. Et encore six trios, et encore six concertos pour piano ou violon, et encore trente-deux sonates, dont vous savez l'importance et la beauté souveraines. Puis, après tout cela, il me reste en réserve les neuf symphonies:
"Je t'en avais comblé, je t'en veux accabler."
—Ah! vous m'avez promis de ne point abuser de la victoire. Soyez satisfait, si je vous l'abandonne.
(p. 421) —Vous rappelez-vous, dans la symphonie en ut mineur, comment, après ce large et pathétique andante qui suit la terrible agitation du premier mouvement, on monte, par la pente du scherzo, lentement, doucement, pas à pas, comme sur le flanc d'une montagne, pour atteindre à ce vaste plateau, posé sur un pic gigantesque, ou l'on entend l'explosion du tonnerre, où l'on marche triomphalement sur les nuages, et qui se nomme tout bonnement l'allégro? N'est-ce point mettre le Pélion sur l'Ossa pour escalader l'Olympe? N'est-ce point le Mont-Blanc, le Chimboraço, l'Himalaya de la musique? On sent là qu'emporté loin de la terre, on a touché les cimes de l'art,
Et monté sur le faîte, on aspire à descendre.
—Vous êtes vraiment sans pitié!
—Je voulais seulement vous apprendre, si vous l'ignorez, que cette magnifique péroraison fut destinée d'abord par Beethoven à couronner la Symphonie héroïque, celle qu'il avait écrite et nommée ainsi en l'honneur du général Bonaparte. Mais lorsque le premier consul se fit empereur, Beethoven, aussitôt désenchanté, reprit son finale, qui était une apothéose, le réserva pour l'œuvre suivante, et mit à sa place un rondo quelconque, sans trop s'inquiéter que ce rondo n'eût aucun lien avec la marche du héros mort et avec le titre de la symphonie.
—Per la mia fe, pour cette action d'homme libre, qui refuse de se tourner vers le soleil levant et d'encenser les puissants de la terre, je pardonne à Beethoven sa victoire sur Chérubini, et volontiers je la proclamerais moi-même.
(p. 422) —Notez bien que je pourrais, pour vous porter le dernier coup et vous obliger à crier merci, faire apparaître encore, après Beethoven, l'auteur du Freyschütz et d'Obéron. Il a fait des ouvertures égales à celles d'Egmont et de Coriolan; il a introduit dans la musique un élément inconnu jusqu'à lui, où nul ne l'avait devancé, où nul ne l'a dépassé, le fantastique. Mais Weber fut le condisciple de Meyerbeer sous le savant abbé Vogler; il marque la limite qui sépare le temps présent du temps passé, celle que nous ne voulons point franchir; et, puisque vous vous taisez, après Rossini, sur Bellini, Donizetti et Verdi, je me tairai, après Weber et Meyerbeer, sur Schubert, Mendelsohn et Schumann. Seulement, laissez-moi vous conter, en manière d'anecdote l'idée originale et ingénieuse qu'on eut en Allemagne, vers 1830, précisément à l'époque où nous arrêtons notre parallèle. Il vint à l'esprit de quelques mélomanes de fonder un royaume de la musique, d'en élire, de leur autorité privée, le chef et les grands dignitaires. Voici, la liste qui sortit de l'élection, et comment fut institué ce royaume imaginaire:
Roi | Mozart. | |
Ministre des Cultes | Händel. | |
Ministre de la Justice | Bach. | |
Ministre des Affaires-étrangères | Gluck. | |
(Ayant Méhul pour sous-secrétaire d'État.) | ||
Intendant-général des fêtes de la Cour. | Haydn. | |
Grand-Maître des eaux et forêts | Weber. | |
Généralissime | Beethoven. |
N'êtes-vous pas satisfait de ces attributions?
(p. 423) —J'en suis indigné! Comment! dans cette liste des plus grands musiciens, où se glisse le nom d'un Français (ce doit être une flatterie à la Révolution de juillet) il ne se trouve pas un nom d'Italien!
—Ne vous ai-je pas dit que la liste avait été faite en Allemagne? Entre nous, et tout bas à l'oreille, je vous confesserai qu'un certain lustig (ce que nous appellerions un mauvais plaisant) avait ajouté sur cette liste une nouvelle dignité de cour. Il avait mis:
Joaillier de la couronne | Rossini. |
—Oh! c'est trop fort. Est-ce que Rossini n'a fait qu'enfiler des colliers de perles à l'usage de ses prime donne?
—Non, certes. Rossini avait sous la main de grands chanteurs et de grandes chanteuses, qui savaient faire, comme disent les prospectus, tout ce qui concerne leur état. Il était grand chanteur lui-même; il écrivait dans un temps où le chant fleuri, remplaçant le chant d'expression, était exclusivement à la mode; il a donc un peu chargé et surchargé ses partitions italiennes des traits et des ornements qu'on appelle fioritures. Mais il le regrette; peut-être il s'en repent. Faites-lui compliment sur le charme et la variété de ses fioritures, Rossini vous répondra: «Il y en a trop.» Insistez; représentez-lui que d'habitude, dans Otello, par exemple, il a su donner aux traits de chant une valeur, non-seulement musicale, mais dramatique; qu'il a élevé la gamme, le trille, le grupetto, le mordante jusqu'à la hauteur de l'expression, jusqu'à la dignité du sentiment; Rossini vous répondra: «Il y en a trop, il y en a trop.» Insistez encore; affirmez qu'en écrivant le Guillaume Tell, (p. 424) où il devait changer sa manière, et se faire d'Italien Français, il a montré plus de réserve et de sobriété dans l'emploi des vocalises, Rossini vous répondra toujours: «Il y en a trop, il y en a trop.» Ce regret, ce repentir, ce désaveu de lui-même, prouvent assez combien son génie est supérieur aux accidents variables de la forme, et combien, sous les richesses un peu exagérées du costume, il a su cacher des êtres bien vivants, des cœurs bien émus, des passions bien accentuées et bien humaines. Allons, messieurs les Italiens, faites à votre tour un royaume de la musique dans le royaume de l'Italie unifiée; distribuez-en les grandes dignités parmi vos grands compositeurs, en les comptant de Palestrina jusqu'à Verdi. C'est à Rossini, je n'en fais aucun doute, que le suffrage universel décernera la couronne.»
Mon ami tenait la tête baissée; il ne répondait plus. Je me levai, et, lui tendant la main:
«Faisons la paix, lui dis-je; et, puisque déjà deux fois j'ai parodié l'Auguste de Corneille:
Soyons amis, Cinna, c'est moi qui t'en convie.
—Je le veux bien. Cependant on est toujours piqué de perdre, ne fût-ce qu'une partie d'échecs ou d'écarté.
—Mais vous n'avez rien perdu, et nous avons gagné l'un et l'autre en apprenant quelque chose. Qu'importe, je vous prie, que tous ces beaux génies dont nous avons rappelé les noms et les œuvres, soient nés à droite ou à gauche des Alpes? Ils sont tous hommes, et tous bienfaiteurs de l'humanité. Lorsqu'on fera quelque jour, pour la religion future, un nouveau calendrier, composé de nouveaux saints; lorsqu'on mettra les jours de l'année (p. 425) sous l'invocation des grands écrivains, des grands savants, des grands artistes, on les prendra dans toutes les nations du monde; on mêlera fraternellement mes Allemands avec vos Italiens, avec les Français, les Anglais et les Espagnols, avec les Américains, les Indous et les Chinois.
—Amen!» dit le Napolitain; et, par l'allée de Lichtenthal, nous rentrâmes à Bade bras dessus bras dessous.
On prépare en ce moment à Vienne une grande fête nationale pour célébrer le centième anniversaire de la naissance de Mozart (il est né le 27 janvier 1756) et l'on s'occupe à recueillir, pour la bibliothèque impériale, tous ses manuscrits importants. Mais il en est un, et le plus précieux, que ne reprendra point la ville qui l'a laissé partir, et qu'une simple artiste refusera aux désirs d'un souverain. C'est le manuscrit autographe du Don Giovanni.
Il faut brièvement en raconter l'histoire.
Par déclaration authentique, donnée à Vienne le 12 mars 1800, la veuve de Mozart, Constance Weber, reconnaît avoir vendu la collection à peu près complète des manuscrits de l'illustre défunt, mort le 5 décembre 1791, à M. Jean-Antoine André, d'Offenbach, lequel, compositeur distingué, avait fondé dans cette ville le premier grand établissement qu'eut l'Allemagne pour la gravure et l'impression de la musique. D'après la biographie de (p. 427) Mozart, écrite par le conseiller Nissen, second mari de sa veuve, cette collection comprenait plus de deux cent cinquante manuscrits originaux, tous indiqués, avec leurs dates, sur le registre-journal que Mozart avait tenu de ses compositions, depuis son enfance jusqu'aux derniers jours de sa vie, et qui ressemble au Livre de vérité de Claude le Lorrain. M. André se fit honneur de conserver, tant qu'il vécut, toute la collection des manuscrits de Mozart, et nombre d'amateurs de ces vénérables curiosités se rappellent bien les avoir vues dans sa maison. Lorsque M. André mourut, il y a quelques années, ses trois enfants partagèrent entre eux cette intéressante portion de son héritage, et le Don Giovanni échut à sa fille, Mlle Augustine André, mariée à M. Jean-Baptiste Streicher, fabricant d'instruments de musique de la cour d'Autriche. M. et Mme Streicher offrirent ce manuscrit, d'abord à la Bibliothèque impériale de Vienne, puis à la Bibliothèque royale de Berlin, puis au British-Museum de Londres. Ils reçurent trois fois la même réponse: tout en reconnaissant la notoire authenticité du manuscrit, les directeurs de ces établissements publics déploraient le manque de fonds et l'impossibilité où ils étaient d'acquérir plus que de simples échantillons de l'écriture de tous les grands musiciens, comme de tous les grands écrivains. C'est sur le refus ainsi formulé du British-Museum que Mme Pauline Viardot acquit, il y a quelques mois, le précieux manuscrit de Mozart, et l'apporta de Londres à Paris.
Nous avons donc pu tout à loisir en faire l'examen, et peut-être les admirateurs du Raphaël de la musique apprendront-ils avec intérêt quelles particularités curieuses cet examen nous a fait découvrir.
(p. 428) La partition du Don Giovanni, formant un total d'environ 575 pages, est écrite sur de l'épais papier à l'italienne, oblong, et n'ayant pas plus de douze portées. On ne s'était pas encore avisé de rayer du papier haut d'un mètre à l'usage des compositeurs actuels, pour leurs orchestres compliqués et bruyants. Toutefois Mozart avait déjà enrichi le sien d'un assez grand nombre d'instruments nouveaux pour que, dans les morceaux d'ensemble où les voix prenaient beaucoup de place, son papier italien fût insuffisant. Alors il transporte les parties d'instruments à vent, ce qu'on nomme à présent l'harmonie, sur des feuilles détachées qu'il appelle en allemand extra-blatt. Son orchestre habituel est toujours disposé de manière que les violons et les altos occupent en haut les premières portées, tandis que les violoncelles et les contre-basses, placés sur la même ligne, occupent en bas la dernière. Ainsi, c'est au milieu de ce qu'on nomme le quatuor qu'il écrit les parties d'instruments à vent et les parties vocales. Il est facile de voir, à la différence des encres et des plumes, qu'il n'écrivait d'abord, avec le chant, que le quatuor à cordes, et qu'il ajoutait ensuite l'harmonie, à moins que, pour l'accompagnement des voix, il n'imaginât sur-le-champ quelque dessin spécial d'instrument à vent. Partout son manuscrit est très-propre, très-net, presque sans ratures. Évidemment il ne transcrivait un morceau qu'après l'avoir entièrement composé dans sa tête. Tels sont les manuscrits de Rossini, de tous les compositeurs doués d'une invention rapide et d'une grande mémoire, qui ne tâtonnent ni sur le piano, ni sur le papier. Si une note est par hasard mal écrite, biffée ou brouillée, Mozart en ajoute le nom au-dessus, par une lettre, à l'allemande. D'ailleurs il montre partout un soin vraiment minutieux (p. 429) d'écrire sa musique très-correctement et selon les plus sévères règles de la science harmonique. Quant aux paroles, c'est de l'italien écrit par une plume allemande, et souvent, dans son autographe, elles sont plus courtes, plus faciles à chanter, mieux adaptées au trait vocal que dans les partitions gravées.
Le manuscrit du Don Giovanni est entier et complet. On y trouve tous les morceaux dont se composa la partition primitive, même ceux que, dès longtemps, et partout hors de l'Allemagne, on passe à la représentation, tels qu'un air de Masetto, un de donna Elvira, un de don Giovanni, un de Leporello, tel enfin que la seconde partie du dernier final. On y trouve même les morceaux qu'ajouta Mozart après coup, l'air de don Ottavio, «Dalla sua pace,» et l'air de donna Elvira, «Mi tradi quell' alma ingrata,» qui sont datés de sa main, l'un du 24, l'autre du 30 avril 1788. De tous les morceaux compris dans la partition actuelle, un seul manque. C'est le récitatif qui commence, au second acte, la scène de don Juan et de Leporello dans le cimetière, et qui comprend le chant de la statue du commandeur, «Di rider finirai.» Mais cette lacune regrettable s'explique historiquement. La scène s'ouvrait presque brusquement par le duo: «O statua gentilissima;» ce fut pendant les répétitions que Mozart s'aperçut combien son duo gagnerait à être précédé d'un plus important récitatif. La tradition veut que, se mettant sur-le-champ à la besogne, avec son poëte, l'abbé Da Ponte, il plia le genou pour se faire une table, et écrivit ce nouveau récitatif et ce chant imité de Gluck sur une feuille volante, qu'il ne songea point à réunir au reste du manuscrit.
(p. 430) Heureusement qu'il ne montra pas la même négligence pour l'ouverture, bien qu'elle eût été composée à peu près de la même manière, en impromptu. Rien de plus curieux, parmi les annales de la musique, que l'histoire de ce chef-d'œuvre dans un chef-d'œuvre. On sait que le Don Giovanni fut chanté pour la première fois, sur le théâtre italien de Prague, en Bohême, le 16 octobre 1787. Mozart était arrivé à la veille de la première représentation sans avoir écrit l'ouverture, et peut-être n'en voulait-il pas écrire. Mais ses amis, ainsi que les chanteurs, le pressèrent de céder à l'usage. Le 15 au soir, il s'enferma dans sa chambre d'auberge, se fit allumer un bol de punch, et pria sa femme de l'amuser avec des contes de fée. Il était enfant comme notre La Fontaine:
Si Peau-d'Âne m'était conté,
J'y prendrais un plaisir extrême.
Mais bientôt, la Muse venant à souffler, il congédia sa femme, déposa son verre, éteignit sa pipe, et tout d'un trait, tout d'une haleine, sans hésitation, sans corrections, sans retouches, il écrivit l'ouverture du commencement à la fin. On voit aisément sur le manuscrit, qui est d'une seule encre, d'une seule plume, d'une seule écriture, hâtive et comme emportée, avec quelle rapidité incroyable il conçut et jeta sur le papier cette puissante symphonie. Ainsi faite pendant la nuit, l'ouverture fut tirée en parties dans la journée du lendemain, et jouée le soir, sur des copies encore humides, à première vue, sans aucune répétition. Mozart dirigeait, et, après ce tour de force, il se tourna vers l'orchestre, qu'il remercia avec effusion, «quoique, ajouta-t-il en souriant, il soit tombé bien des notes sous les pupitres.» Un peu après, peut-être l'année suivante, lorsqu'il ajouta (p. 431) deux airs nouveaux à sa partition, que l'on commençait à comprendre et à goûter, il écrivit sur une page détachée, sur un extra-blatt, une variante pour la fin de l'ouverture, de façon que, se terminant sur la tonique, en ré, au lieu de s'enlacer par une modulation avec l'introduction qui commence en fa, elle pût être jouée seule, comme morceau de concert.
Il s'est élevé une controverse assez vive sur le point de savoir si Mozart avait écrit des chœurs dans sa partition de Don Giovanni, ou du moins s'il avait écrit tous ceux qu'on y entend de nos jours sur les théâtres de tous les pays. Beaucoup en doutaient, et ceux-là seuls avaient raison. À la vue du manuscrit, toute incertitude cesse, toute question est tranchée. Les chœurs, probablement faibles et mauvais dans une troupe italienne égarée au milieu de l'Allemagne, remplissent, dans l'œuvre originale de Mozart, un fort petit et fort misérable rôle. Il ne les y fait figurer que trois fois: à l'entrée de Zerlina et de Masetto, pour répondre un ah, ah, ah! prolongé à la chansonnette en duo: «Giovenette, che fate all' amore;» puis, au commencement du premier final, pour dire avec don Juan: «Su, svegliate vi da bravi;» puis, au second final, pour imiter le concert des diables qui entraînent don Juan dans l'abîme. Mais ce qu'on appelle d'habitude le chœur: «Viva la libertà!» ne devait être chanté que par les sept acteurs qui, entre la mort du commandeur et son apparition, forment tout le personnel du drame. Ces sept personnages étaient seuls aussi pour chanter le grand final du premier acte, même la stretta, où l'on place maintenant des masses chorales. Il est assez bizarre, en effet, de voir figurer dans les salons de don (p. 432) Juan, nobil cavaliere, une bande de paysans, toute la noce de Zerline la contadina. Mais, en dépit de cette petite anomalie, on a certes bien fait de donner à l'œuvre de Mozart l'appui des chœurs qui lui manquaient dans l'origine, d'y ajouter ce puissant renfort dont sans doute il ne s'était pas privé volontairement. Il faut seulement remarquer que, dans ce final, n'ayant point d'entrée en scène, point de rôle à part, et muets jusqu'à la stretta, jusqu'aux paroles: «Trema, trema, scellerato,» les chœurs se bornent à suivre et à doubler, ou, si l'on veut, à décupler les parties des solistes. Ils se les divisent suivant la nature des voix, les soprani chantant avec donna Anna, les contralti avec Zerline, les ténors avec don Ottavio, les basses, enfin, avec Masetto. Don Juan ne se montre que plus résolu, plus intrépide et plus fort (si sa voix et son geste y suffisent comme au temps de Garcia), lorsqu'il tient tête, seul, à tout ce peuple ameuté, aboyant, et lorsqu'il lui échappe à la manière d'un sanglier fondant sur les chiens.
On trouve en plusieurs endroits du manuscrit de Mozart des coupures, ou passages barrés, que sans doute, dans la crainte des longueurs avec une exécution défectueuse, il avait supprimés aux répétitions. Mais presque aucune de ces coupures n'a été ratifiée, et, soit par lui-même, soit par ses éditeurs, les passages barrés ont été rétablis dans les partitions et sur la scène. On trouve aussi, mais en petit nombre, des changements faits à l'idée première, ils sont toujours très-raisonnables, très-heureux. Je vais en citer un notable exemple:—Le grand air qu'au premier acte chante donna Anna à don Ottavio, lorsqu'elle reconnaît en don Juan l'assassin de son père, commençait ainsi:
Or sai chi l'o-no-re Ra-
-pir a me vol-se, Chi fú il tra-di-to-re.
Voici ce qu'en a fait Mozart, par une simple variante dans la mélodie, sans toucher à l'accompagnement:
et cette heureuse correction fut faite immédiatement, pendant qu'il écrivait le morceau, car, à la reprise du thème, c'est la seconde version qu'on trouve écrite au lieu de la première.
Il est également manifeste, à la vue du manuscrit, que, dans le chant du commandeur, «Don Giovanni, m'invitasti à cenar teco,» les fameuses gammes montantes et descendantes du premier violon, qui accompagnent ces mots: «Altre cure piu gravi,» ont été ajoutées après coup à l'idée première, sur une place trop étroite pour elles, et substituées à un simple tremolo. Mais ce changement aussi était fait avant que Mozart écrivît l'ouverture, car les mêmes gammes y sont répétées, et cette fois avec l'espace suffisant, sans remplacer un autre dessin d'orchestre. On peut encore faire une observation curieuse à propos de l'air si connu de don Ottavio, «Il mio tesoro intanto.» Quand vient la reprise (p. 434) du chant, Mozart ne se donne pas la peine d'écrire une seconde fois l'orchestration; il se borne à poser en travers des lignes les mots come prima. Mais cependant, et par exception, il a soin de récrire le trille que fait le premier violon sur la tenue de voix «cercate,» comme si ce trille faisait partie intégrante du chant. D'où il appert que Rubini eut parfaitement raison de se l'approprier, qu'il entrait ainsi dans le vrai sentiment de l'auteur, et que Mozart n'eût pas manqué de le donner à la voix, s'il eût eu pour interprète celle de Rubini.
L'une des plus intéressantes parties du manuscrit de Mozart, et des plus utiles à consulter encore aujourd'hui, c'est la série des indications de mise en scène qu'il a soin d'ajouter fréquemment aux paroles du texte. Les unes sont très-laconiques, telles que strada, notte, ou combattono, more. Les autres ont trait au costume ou à l'action. Ainsi donna Elvira doit paraître in abito da viaggio, et quand don Ottavio se démasque, au final du premier acte, ce doit être pistola in mano. Mais d'autres indications sont bien plus importantes, et je vais en citer quelques exemples frappants. Dans le grand final du premier acte, lorsque les trois orchestres entrent l'un après l'autre, jouant chacun un morceau différent de caractère et de mesure qui se confondent symphoniquement, Mozart veut que le second et le troisième orchestres commencent leur partie en imitant des musiciens qui accordent leurs instruments, accordano. Cet effet est toujours négligé ou perdu. Il veut aussi que chacun de ces trois orchestres de bal ait ses danseurs particuliers. Ainsi quand le premier débute, «Don Ottavio balla minuetto con donna Anna;» à l'entrée du second, «Don Giovanni si mette a ballar con Zerlina una contradanza;» (p. 435) enfin, à l'entrée du troizième, «Leporello balla la Teitsch (l'Allemande) con Masetto.» On voit que, sauf donna Elvira, qui reste pour galerie, tous ses personnages sont occupés dans ce prélude dansant du formidable ensemble vocal.
Passant au second acte, nous découvrons que, pour chanter l'air; «Non mi dir, bel idol mio,» donna Anna ne devrait pas entrer seule en scène, une lettre à la main. Ces paroles sont adressées à don Ottavio, qui est présent, qui a sa partie dans un récitatif précédant celui de sa triste fiancée, et qui termine la scène par un autre récitatif. Mais le primo tenore, après son air, est pressé de partir, et, pour s'éviter la peine de reparaître, il donne par son absence à l'air de donna Anna une apparence d'isolement, de hors-d'œuvre, qui le dénature et le fait supprimer d'habitude malgré son importance et sa beauté. Enfin, un peu plus loin, pendant la dernière orgie de l'athée foudroyé, lorsque donna Elvira essaye du plus tendre sermon pour toucher le cœur de son insensible époux, elle finit, dans un élan de supplication, par s'agenouiller devant lui, et don Juan, voyant qu'elle refuse de se relever, s'agenouille à son tour devant elle, par excès de moquerie. Ce jeu de scène est excellent, et l'on devrait bien le reprendre, au moins par cette considération, sans compter qu'on obéirait ainsi à la formelle prescription de Mozart.
Une autre question plus délicate est celle de savoir si l'on devrait reprendre également la seconde partie du dernier final. Dans l'origine, après que, sous l'étreinte de la statue, et en compagnie des diables qu'elle évoque, don Juan s'était inghiottito sous le plancher du théâtre, Anna, Elvira, Zerlina, Ottavio et Masetto revenaient (p. 436) encore, bien résolus à se venger et à le punir de ses méfaits. Mais Leporello, resté sous la table, leur apprenait que l'uomo di sasso l'était déjà venu chercher, et que «il diavolo se 'l tranguggio'.» Alors ils chantaient tous ensemble:
Resti dunque chel birbon
Con Proserpina e Pluton,
ajoutant bientôt, pour donner au dénouement sa moralité:
Ecco il fin di chi fa mal,
E dei perfidi la morte
Alla vita e sempre ugual.
Cette moralité rappelle le titre de la comédie originale, dont le sujet, devenu populaire, eut l'insigne honneur de passer par les mains de Molière, de Mozart et de lord Byron.[107]
Si la situation et si la poésie de ce final ne sont pas très-fortes, il faut avouer que le compositeur ne les avait pas non plus très-réchauffées des sons de sa musique. Après la scène prodigieuse qui commence à l'entrée du commandeur et finit à l'engloutissement de son meurtrier endurci dans le crime, Mozart lui-même ne pouvait s'élever plus haut; il avait atteint l'extrême sommet de la grandeur dramatique, et tout morceau venant à la suite, fût-il très-digne de prendre place dans un autre ouvrage, ou dans un autre endroit de cet ouvrage même, (p. 437) devait nécessairement paraître faible et froid. Celui-là est le seul aussi que Mozart ait écrit, matériellement, avec confusion, avec désordre, où le travail se sente au lieu de l'inspiration. L'on a donc bien fait, il me semble, de le supprimer au théâtre, et de le reléguer désormais dans les partitions gravées.
Il serait plus qu'inutile, il serait en quelque sorte ridicule de faire l'éloge du chef-d'œuvre incomparable qui, depuis soixante-huit ans, occupe le premier rang sur les scènes lyriques du monde entier. Mais s'il fallait choisir parmi tous les témoignages d'admiration et de respect qu'il a reçus, voici celui que je prendrais: Un jour, en nombreuse compagnie, on pressait Rossini de désigner l'opéra qu'il préférait parmi tous ceux qu'avait produits sa veine intarissable, cette veine qu'hélas! il a volontairement tarie à trente-six ans, étant ainsi mort pour l'art aussi jeune que Mozart lui-même. «Il n'est point de père, lui disait-on, qui n'ait un Benjamin parmi ses enfants;» et l'un citait le Barbier, l'autre Otello, l'autre la Gazza, l'autre Semiramide, l'autre Guillaume Tell. Il fit faire silence, et l'on attendit l'oracle: «Vous voulez connaître, dit-il enfin, celui de mes ouvrages que j'aime le mieux; eh bien, c'est Don Giovanni.»
Nous avons eu tout récemment la confirmation de cette charmante historiette. L'illustre émule de Mozart était venu visiter la fille du plus cher de ses anciens amis, de l'artiste éminent pour lequel il écrivit les plus grands rôles de son répertoire. Il l'avait entendue, au piano et à l'orgue, avec une bonté toute paternelle, avec cette émotion attendrie que la maladie semble avoir ajoutée, comme une nouvelle qualité du cœur, à toutes les qualités de l'esprit. Alors il demanda à voir le manuscrit (p. 438) de son opéra de prédilection; «Je vais, dit-il, m'agenouiller devant cette sainte relique.» Puis, après en avoir parcouru quelques feuillets dans un recueillement religieux: «Mon ami, me dit-il, en étendant sa main sur l'écrit de Mozart, c'est le plus grand, c'est le maître de tous, c'est le seul qui ait eu autant de science que de génie, et autant de génie que de science.» J'ai recueilli pieusement cette parole de Rossini.
À Monsieur...
Vous entrez à peine dans votre vingtième année, mon jeune ami, et déjà vous avez la maladie de notre temps, celle à qui l'on pourrait donner un nom nouveau, la désespérance. Vous croyez que, voulant rester fidèle à la modestie et à la probité, il vous est impossible de faire, comme on dit, votre chemin dans le monde; que vous êtes condamné dès à présent, et pour le reste de votre vie, à végéter péniblement dans les basses et profondes couches d'une société que l'on ne traverse, pour arriver à ses sommets, qu'au moyen de la présomption, de l'audace, de l'intrigue, et d'une facilité de conscience qui se contente le plus souvent d'échapper aux rigueurs du code pénal. Détrompez-vous. Je crois qu'à toute époque, et même à l'époque présente (il me serait difficile, convenez en, de vous concéder davantage), je crois que, si l'on joint à ce que vous avez déjà,—une bonne éducation, des talents acquis, le goût de l'étude et du travail,—ce que vous n'avez pas encore,—la patience (p. 440) pour attendre et la constance pour persévérer,—on doit ouvrir sa route à travers cette société compacte, y trouver sa place, y monter à son rang.
Pour appuyer de preuves une assertion qui vous fait secouer la tête avec incrédulité, je ne vous débiterai point les lieux communs d'une homélie, bien que mon âge m'autorise à me faire prédicateur, car je sais que jamais sermon n'a converti personne. Je ferai mieux: je vous citerai, en manière d'apologue, un souvenir de ma jeunesse, où vous trouverez, j'en suis sûr, une promesse pour votre maturité.
Comme vous, je suis venu à Paris vers l'âge de dix-huit ans, pour y achever de faibles études commencées en province, et me faire recevoir au barreau. Comme vous, j'étais fort pauvre. Dès longtemps veuve et chargée de cinq enfants, ma mère sacrifiait à notre éducation les derniers débris d'une fortune qu'avaient achevé de ruiner la double invasion étrangère et le retour des Bourbons. J'allais bientôt prendre à mon tour la charge de toute cette famille dont j'étais le fils aîné. Ma pension d'étudiant se bornait donc au plus strict nécessaire. Dans une triste maison garnie de la rue Guénégaud, j'habitais, non point une chambre, mais un cabinet, et si étroit que j'étais obligé d'ouvrir la porte pour passer les manches de mon unique habit. Du reste, ce cabinet n'était pour moi qu'une alcôve. À côté se trouvait une chambre, un vraie chambre, avec fenêtre et cheminée. Elle était occupée par un de mes amis, auquel ses parents faisaient une pension double de la mienne. Nous y vivions en commun, ayant le même feu pour nous chauffer, la même table pour travailler, l'un au droit, l'autre à la médecine. Nous allions prendre notre dîner (p. 441) dans un restaurant à 22 sous le cachet, où nous formions une petite table de cinq à six convives venus du même pays; et comme nous ajoutions chacun à notre cachet un sou pour la bonne, comme elle avait soin, grâce à cette généreuse rémunération, de nous servir les meilleurs plats de la carte du jour, nous faisions un repas très-suffisant, et qu'assaisonnait la gaieté non moins que l'appétit. Quant au déjeuner, il était moins magnifique. C'était du pain sec. Mais d'habitude, pourtant, nous y ajoutions une botte de radis pendant l'été, un peu de fromage pendant l'hiver. Et même, quand le froid était vif,
Nécessité l'ingénieuse
Fournissait un expédient.
Comme Bourguignons, il était naturel que nous reçussions de nos familles quelque panier de vin en cadeau. Dans un verre plein du jus compatriote, nous plongions le manche de la pelle rougi au feu, et, trempant notre pain dans cette liqueur bouillonnante, nous avions une espèce de soupe au vin qui nous défendait mieux que nos maigres tisons contre l'invasion de la gelée. Je m'amuse à vous conter ces misères et ces ruses d'étudiants pour vous montrer que, dans ce temps-là, ils n'étaient pas plus sur des roses qu'ils ne peuvent l'être en ce temps-ci, et que je suis parti d'aussi loin et d'aussi bas que vous pouvez partir vous même.
Cependant le Digeste et le Code civil ne m'absorbaient pas au point de me faire oublier qu'au dessus des études spéciales qu'exige une profession, il se trouve un fond commun de connaissances générales qui doit appartenir à tout homme bien élevé, qui fera l'honneur et le bonheur de sa vie. Ce sont les lettres et les arts. (p. 442) Dès ce temps, ils me consolaient d'avoir quitté la campagne, mon chien et mon fusil. Lorsque j'allais m'asseoir, pour de longues heures, dans un cabinet de lecture à deux sous la séance, je demandais plus souvent Voltaire ou Rousseau, ces grands empoisonneurs de la jeunesse libérale, que Pothier ou Delvincourt. J'avais aussi, dès cet âge, une véritable passion pour les choses d'art. J'adorais déjà les tableaux. Seulement, je préférais les salles du Luxembourg, où s'étalaient les peintures toutes fraîches et toutes luisantes des artistes vivants, aux galeries du Louvre, ne sachant pas encore lire dans les peintures assombries des vieux maîtres de l'Italie et des Flandres. Et lorsque je voyais des amateurs étrangers s'arrêter en extase devant ces vrais chefs-d'œuvre: «Ce sont des Anglais, me disais-je; et, s'ils préfèrent le Louvre au Luxembourg, c'est par haine de la France.» Combien je suis revenu de cette opinion de jeunesse! Combien je suis moi-même Anglais! Mais, dans les arts, le goût aveugle qui aime et le goût éclairé qui comprend sont bien différents et bien éloignés l'un de l'autre. S'il est vrai que le premier mène au second, c'est par un long chemin. Il faut traverser bien des comparaisons pour arriver à la connaissance, et bien des raisonnements pour arriver à la sérieuse admiration.
Mais, plus encore que la peinture, j'adorais la musique. Celle-ci, du moins, s'impose en quelque sorte. Sans qu'on la cherche, elle vous pénètre et vous envahit; et, bien que, dans cet art aussi, la science double le plaisir, cependant, à la rigueur, le sentiment peut suffire pour recevoir l'émotion. À l'époque dont je vous parle (il y a de cela quarante ans), on venait de rouvrir le Théâtre-Italien, fermé depuis les désastres qui avaient accompagné (p. 443) la chute du premier empire. Du théâtre de l'Odéon, il était passé au petit théâtre Louvois, avant d'occuper la salle Favart.
C'était alors que Garcia, rappelé à Paris, avait mis pour première condition à son engagement qu'il chanterait le Barbier de Séville de Rossini, et que, grâce à cette heureuse exigence, il venait d'imposer à des rivalités jalouses la dure mission de faire connaître en France ce jeune et brillant génie. Mais, tout en répandant le nom déjà glorieux du chantre de Pesaro, Garcia ne laissait pas dans l'oubli les maîtres illustres qui l'avaient devancé. Souvent il déposait la cape d'Almaviva pour revêtir celle de don Juan, et ceux qui restent parmi les dilettanti de cette époque n'ont pas encore oublié qu'il représentait le héros du chef-d'œuvre de Mozart avec une élégance, une verve, une grandeur, une perfection que nul après lui n'a su réunir.
Il arriva qu'un vieil ami de ma mère, pour me donner une fête complète en traversant Paris, me conduisit, après un bon dîner, au parterre du Théâtre-Italien. On y jouait Don Giovanni. Je ne vous dirai point dans quelle extase me jeta cette merveilleuse musique, alors si bien traduite par d'éminents interprètes. Vous la connaissez, et toute louange est superflue. J'en perdis le dormir et le manger. Je n'eus plus d'autre désir que de l'entendre encore, et je retournai, en effet, à ce cher Théâtre-Italien, à cette chère partition, dix ou douze fois de suite. Non point au parterre, assurément: 44 sous! Comment dépenser tant de fois une telle somme? Mais il y avait dans la salle Louvois, par delà les loges et les galeries, une espèce de profonde niche appelée l'amphithéâtre. De là, on voyait assez mal; le lustre couvrait la scène, (p. 444) qui ne pouvait s'apercevoir à travers l'éblouissante lumière de ses bougies. Mais on entendait fort bien; les harmonies se fondaient merveilleusement à cette distance. D'ailleurs, quelques places de côté, à droite et à gauche, avaient le privilége d'une échappée de vue sur la scène, et ces places ne coûtaient que 30 sous. Elles étaient donc fort recherchées des amateurs pauvres, des amateurs de mon espèce. Il fallait, pour les conquérir, faire queue à la porte: je m'y résignais volontiers; d'autant mieux qu'à cette queue des Italiens, il se trouvait toujours, à travers les revendeurs de places, des gens distingués avec qui la causerie était agréable, et profitable souvent. Bien des salons eussent envié ces conversations en plein air entre gens qui ne se connaissaient point, mais que rapprochait une commune prédilection. La présentation n'était point nécessaire, et l'entretien s'engageait tout naturellement, non sur le beau temps et la pluie, mais sur Rossini et Mozart, sur Garcia et Pellegrini.
Ces jours-là, je ne dînais point. C'était gagner 23 sous sur 30. Je mettais quelques marrons avec un morceau de pain dans ma poche, et, comme on dit, j'amusais la faim. Dans ce bienheureux amphithéâtre, qu'on aurait dû nommer le paradis, je retrouvais d'habitude les mêmes élus, entre autres un Italien, fort connu depuis comme professeur de chant, M. Massimino. Il apportait sous le bras une petite partition de Don Giovanni réduite pour le piano, et l'étendait sur ses genoux afin de suivre des yeux comme de l'oreille l'exécution de l'opéra. Par-dessus son épaule, et d'un regard furtif, je lisais aussi, d'abord les paroles, puis les notes, puis les deux lignes ensemble. Je prenais ainsi, à 7 sous le cachet, des leçons de (p. 445) musique. Ce sont les premières que j'aie reçues, et presque les seules; les meilleures à coup sûr. Je mettais ainsi ma conscience en repos, si je mettais mon estomac en révolte, me disant que cette leçon prise, ajoutée au dîner qui n'était pas pris, valait bien une place à l'amphithéâtre. J'avais mon plaisir par-dessus le marché.
Eh bien! supposez maintenant que, pendant l'une de ces soirées, dont le souvenir m'est resté si présent, une fée, un génie, un ange, tout ce que vous voudrez, pourvu que ce soit un être doué du don de prophétie, fût venu s'asseoir à mon côté, et m'eût dit à l'oreille: «Tu vois bien ce théâtre, où tu occupes, avec tant de bonheur, et au prix de tant de sobriété, la place la plus infime et la moins chère, ce théâtre, dont tu parles tout le jour, dont tu rêves toute la nuit? Dans peu d'années, tu auras, comme écrivain, entrée à toutes ses places, même derrière la toile; et, bientôt après, à la suite d'une catastrophe, on t'en offrira la direction. Alors tu pourras y faire entrer, à ton tour, qui il te plaira; tu pourras donner des spectacles selon ton goût, le faire partager aux artistes, l'imposer à des milliers d'auditeurs.—Ce n'est pas tout: Tu vois bien cette petite partition de don Giovanni que tu lis à la dérobée, sur les genoux de ton voisin? tu en posséderas un jour le manuscrit original, tout entier de la main de Mozart, et tu refuseras de céder ce trésor à des têtes couronnées.—Ce n'est pas tout encore: Tu vois bien ce grand artiste que tu applaudis chaque soir avec transport, et que tu remercies avec effusion dans ton cœur de t'avoir entr'ouvert l'intelligence aux grandes beautés de l'art? Un jour aussi, après avoir été l'ami de sa fille, encore enfant, dont la gloire égalera celle de son père, tu épouseras (p. 446) sa seconde fille, qui n'est pas encore née; et c'est sous ton nom qu'elle jettera l'éclat d'une renommée égale à celle qui aura couronné les noms de son père et de sa sœur.»—Dites, mon jeune ami, aurais-je pu croire à de telles promesses? Ne m'auraient-elles point paru de décevantes illusions? Elles se seraient pourtant réalisées.
Que ces jeux singuliers de la destinée vous enseignent donc, vous fortifient, vous encouragent! Espérez et persévérez.
Paris, le 26 Janvier 1862.
Monsieur,
Maintenant qu'une commission gouvernementale est instituée pour la préparation d'une loi sur la propriété littéraire et artistique, c'est un devoir pour chacun d'apporter son concours à l'érection d'un monument législatif si longtemps attendu. Ce devoir, je viens vous prier de m'aider à le remplir pour ma part. Ce ne sera point en exposant une opinion personnelle,—elle aurait trop peu de poids et d'autorité,—mais en rappelant une circonstance où l'opinion que j'exprimerai était celle de plusieurs, celle d'autres écrivains plus accrédités.
On n'a pas tout à fait oublié (et M. le ministre d'État rappelle ce fait dans son discours d'inauguration) qu'en 1841, la Chambre des Députés avait nommé une commission pour examiner la question reprise aujourd'hui.
Cette commission, qui avait M. Vatout pour président, et M. de Lamartine pour rapporteur, invita la Société des gens de lettres à lui faire connaître ses idées par l'intermédiaire d'une commission prise dans le sein de (p. 448) son comité. Je ne me rappelle pas précisément quels furent tous les membres de cette commission de la Société des gens de lettres; je suis sûr seulement d'avoir eu l'honneur de compter parmi mes collègues Victor Hugo et Balzac. Nous eûmes un certain nombre de conférences avec la commission de la Chambre des Députés, et je vais essayer de bien retrouver dans ma mémoire l'opinion que nous exprimâmes, avec ses motifs et ses moyens d'exécution.
«Du moment, disions-nous, où l'on veut reconnaître et fonder la propriété littéraire, il faut lui donner tous les caractères de la propriété telle que l'ont constituée les lois sociales, entre autres celui de la permanence et de la perpétuité. Si vous bornez la durée de la propriété littéraire à cinq ans après la mort d'un auteur, à dix ans, à trente ans, à cinquante ans, vous prenez des dates tout à fait arbitraires, qui n'ont aucune base solide ni en raison ni en justice.
«Vainement objecterait-on, comme exemple analogue, la prescription trentenaire; il n'y a point d'analogie à établir entre la prescription et la propriété. La première n'est nécessaire que pour mettre un terme aux différends qui peuvent naître parmi les citoyens, c'est-à-dire précisément pour affermir la seconde dans sa permanence et sa durée.
«D'une autre part, nous concédons très volontiers que la propriété littéraire, aussi bien et plus encore que toute autre propriété, doit pouvoir être aliénée pour cause d'utilité publique, en ce sens qu'il faut maintenir, à côté et au-dessus du droit des héritiers ou ayant-cause, le droit de la société, de l'humanité devrais-je dire, qui ne peut être privée en aucun cas, et sous aucun prétexte, (p. 449) des œuvres de ceux qui travaillent le plus à la servir et à l'éclairer.
«Il faut donc trouver à la fois, en constituant la propriété littéraire, le moyen de sauvegarder le droit de l'auteur, celui de ses héritiers ou ayant-cause, et finalement celui de la société.
«Nous croyons pouvoir offrir ce moyen.
«D'abord, nous abandonnons toutes ces dates arbitraires de cinq, dix, trente, cinquante ans après le décès de l'auteur. Elles ne s'appuient sur rien de fondé, sur rien d'équitable; elles ne résolvent pas la question; elle nient, en la réduisant, la propriété littéraire. Il n'y a, dans les affaires humaines, que deux bases fondamentales: la vie et la mort. C'est sur ces bases que nous allons établir notre système.
«Nous estimons que, jusqu'à la fin de sa vie, l'auteur est le maître absolu de son œuvre. Il peut en faire tout usage que la loi ne déclare pas illicite; il peut lui céder à qui bon lui semble, sous telles conditions qu'il lui plaît d'imposer ou d'accepter; il peut la modifier, il peut la détruire. Qu'il brûle ses manuscrits; qu'il cesse toute publication, et recherche pour les brûler aussi les exemplaires publiés; tout cela faix partie de son droit. Il est, répétons-le, de son œuvre le maître absolu.
«Voilà pour la durée de sa vie. Mais sa mort donne ouverture à deux droits nouveaux et distincts, à deux droits parallèles, qu'il s'agit de concilier et de faire vivre d'accord, le droit de la société et celui des héritiers ou ayant-cause. Nous estimons qu'à la mort d'un écrivain, la société est appelée à recevoir son héritage moral; ses héritiers ou ayant-cause, à recevoir son héritage utile. La société, où l'auteur a puisé sa science et ses (p. 450) idées, en vue de laquelle il a fait usage de son talent, ne peut être en aucun cas dépouillée d'une œuvre qui lui a été destinée, et dont elle a fourni les éléments.
«L'héritier ne peut avoir, comme l'auteur, ce droit absolu de céder, de modifier, de détruire. On a fait cette juste observation que, s'il était dévot, l'héritier de Voltaire pourrait priver le monde des livres du philosophe de Ferney; et cette supposition n'est point gratuite, car on a vu tout récemment, à la mort de Lamennais, se passer un fait analogue. Il faut donc, de toute nécessité, qu'à la mort d'un auteur il y ait comme une expropriation de ses œuvres au profit de la société, et qu'elles tombent dans le domaine public.
«Mais puisque toute expropriation, d'après la loi, suppose et exige une «juste et préalable indemnité,» il faut aussi que les héritiers par le sang ou par les contrats soient assurés d'une indemnité aussi durable et aussi profitable que l'eût été la propriété elle-même. C'est ce que j'appelais tout à l'heure l'héritage utile, en opposition avec l'héritage moral de la société. Une telle indemnité ne peut être qu'un prélèvement fait à perpétuité sur les éditions de l'œuvre littéraire, ou les représentations de l'œuvre théâtrale, au profit des héritiers de l'auteur.
«Comment l'établir? comment la percevoir?
«Ce double problème n'est peut-être pas aussi difficile à résoudre qu'il le paraît. Nous croyons lui trouver une solution très acceptable pour les intérêts qu'il doit concilier et satisfaire.
«Les œuvres d'un auteur mort étant tombées dans le domaine public, il faut que chacun ait le droit de les publier. Il faut, d'une autre part, que les ayant-droit (p. 451) de cet auteur jouissent à perpétuité du revenu produit par la publication de ses œuvres. Pour atteindre ce double but, nous proposons que, chaque année, à certaine époque, on réunisse par l'élection un conseil de prud'hommes, composé par moitié d'écrivains, par moitié de libraires-éditeurs. L'élection peut se faire dans des formes analogues à celles de tous les conseils de prud'hommes. Celui-ci déterminerait, pour l'année suivante, la redevance imposée à tout éditeur pour toute reproduction d'œuvres des auteurs morts, au moyen d'un tarif qui fixerait cette redevance par volume tiré suivant une échelle de proportion comprenant tous les formats, depuis l'in-folio jusqu'à l'in-24, et limitant, par format, le maximum du nombre des feuilles. Exemple: si le tarif fixe la redevance à 25 c. par volume in 8o, le libraire qui publie une édition à deux mille exemplaires d'un ouvrage en deux volumes in-8o, doit 50 c. par exemplaire, soit une somme totale de 1,000 fr.
«Sans doute, lorsqu'on établira ce tarif pour la première fois, il y aura quelque tâtonnement, quelque incertitude; on pourra même oublier quelques-uns des cas possibles. Sans doute, enfin, il faudra des remaniements comme dans un tarif de douanes. Mais bientôt l'expérience aura parlé, la lumière se sera faite. On peut avoir la confiance que, dès la seconde année, le tarif sera réglé d'après des bases si justes, si raisonnables, si bien appropriées aux intérêts réciproques, qu'il pourra subsister peut-être plusieurs années sans changements notables, et qu'il n'exigera dans la suite d'autres modifications que celles qu'apportent le temps, les usages, la valeur des choses et des métaux.
(p. 452) «Alors, plus de discussions possibles entre les éditeurs et les ayant-droit des auteurs morts; plus même d'arrangements à prendre, de conventions à rédiger. Tout est prévu et réglé d'avance; chacun connaît son devoir et son droit. Les uns savent ce que leur coûtera une édition à faire; les autres, ce que leur rapportera une édition faite.
«Voilà pour les livres. Pour les pièces théâtrales, un autre conseil de prud'hommes, mi-parti d'auteurs dramatiques et de directeurs de théâtres, réglerait également chaque année le revenu des ouvrages des auteurs morts, en calculant la redevance sur chaque acte, et d'après l'importance des scènes, soit à Paris, soit dans les villes de province. L'usage apprendrait aussi, et peut-être a appris déjà, quelles fixations équitables, utiles aux deux intérêts, devrait comprendre ce tarif de l'art dramatique.
«Quant à la perception et à la distribution de ces diverses redevances, rien de plus facile que d'y pourvoir. Les auteurs dramatiques ont déjà une agence, qui, centralisée à Paris, mais exerçant son action sur toute la France, perçoit les droits des auteurs et leur en fait la remise. Il suffirait de créer une autre agence, celle-ci littéraire, qui exercerait près des libraires, et pour les éditions de livres, la même action, étendue partout et centralisée à Paris, que celle de l'agence dramatique près des théâtres, et sur les pièces qu'ils représentent.
«Qu'on ne s'effraie nullement d'une prétendue difficulté que pourrait offrir, pour une durée pareille,—la perpétuité,—l'établissement des droits qu'auraient à faire valoir les héritiers ou ayant-cause d'un auteur défunt, leur grand nombre peut-être et la diversité de leurs (p. 453) parts. Il n'est pas très fréquent que la reproduction des œuvres d'un écrivain, même en renom pendant sa vie, s'étende au delà d'un demi-siècle après sa mort. Or, qui pourrait prétendre qu'il est difficile de vérifier, pendant cinquante ans, les droits de ceux qui réclament un héritage? Quant à ces œuvres immortelles, qui traversent les siècles, elles ne sont pas si nombreuses, que les tribunaux, au besoin, et sans grand encombrement de procès, ne parviennent à déterminer et régler les droits et parts des prétendants. Il ne s'agit que d'appliquer la loi commune des successions. Dans les familles privilégiées des hommes de génie, chacun prendrait soin de faire constater ses titres, et l'intérêt venant s'ajouter à l'honneur de porter un nom célèbre, on verrait se dresser de nouveaux arbres généalogiques, dignes de remplacer ceux de l'ancienne noblesse.»
Maintenant, ne puis-je pas demander avec une certaine confiance si notre commission des gens de lettres de 1841 n'avait pas entrevu les vrais principes de la matière, et n'avait pas indiqué des moyens faciles d'en faire l'application usuelle et pratique? Ne voit-on pas d'un coup d'œil quelle heureuse justice distributive présidait à la fixation des droits mutuels, savoir: ceux de l'auteur durant sa vie, ceux de la société et des ayant-cause après sa mort? Ne voit-on pas comment chaque œuvre de l'intelligence et du travail devenait une propriété dont la durée et la richesse correspondaient exactement à la valeur et à la célébrité? Ne voit-on pas quel nouvel aiguillon s'ajoutait à celui de la gloire pour amener et maintenir un écrivain dans la voie des ouvrages durables? Un chef-d'œuvre était un duché.
(p. 454) Mais il ne m'appartient pas d'insister davantage sur les mérites d'une conception dont je ne rappelle le souvenir que pour la soumettre humblement à l'appréciation du public éclairé et des auteurs de la loi future. Seulement, je puis ajouter que, peu d'années après 1841, me trouvant à Londres, j'eus occasion d'entretenir à ce sujet mon noble ami lord Clarendon, qui était déjà membre du cabinet, mais non pour les affaires étrangères, et présidait une commission chargée de préparer un projet de loi sur la propriété littéraire et artistique. Je lui exposai, comme je viens de le faire, l'opinion de notre comité des gens de lettres. Il fut si frappé de la justice des principes, de la clarté des développements, de la facilité pratique des moyens d'exécution, qu'il me dit, pour résumer sa pensée: «Avec cela, notre loi est faite.» Un changement de ministère en fit ajourner la présentation.
À Dieu ne plaise, monsieur, que j'aie la prétention d'entendre répéter aujourd'hui par la commission gouvernementale les paroles prononcées naguère par lord Clarendon! Mais elle pourrait trouver des éléments utiles pour ses travaux dans le souvenir que j'évoque. C'est pour cela que j'ai recours à la publicité que vous voulez bien m'offrir, et dont je vous remercie cordialement.
(Je prie qu'on me permette de reproduire les premières et les dernières lignes d'un article publié dans le Journal Français de Berlin du 13 mars 1847, sous le titre: M. Louis Blanc et l'école démocratique. La fin de cet article contient le récit d'un fait assez singulier et assez grave pour qu'il ne soit pas laissé dans l'oubli.)
On a nommé l'avénement du Christ le milieu des temps, parce que, limite entre deux mondes, il sépare l'ancien du nouveau. Le même nom, dans l'ère moderne, appartient à la révolution française. Elle aussi est le milieu des temps: elle sépare le passé de l'avenir; elle aussi apporta au monde une bonne nouvelle, un évangile. L'un avait dit: les hommes sont frères; l'autre a dit: ils sont libres, ils sont égaux.
Comment s'étonner que cet immense événement, dont les conséquences, loin d'être accomplies, commencent à peine à se faire pressentir, soit devenu l'objet d'une étude universelle? Partout on veut en découvrir les causes, en tracer la marche, en prédire les effets. Mais c'est à la France qu'il appartient d'abord de se l'expliquer à elle-même et de l'expliquer aux autres nations. Aussi déjà, sans compter la publication fidèle et complète des actes et documents sur lesquels la postérité pourra juger définitivement (p. 456) la Révolution, et qui fournira des matériaux à tous ses historiens futurs,[108] combien a-t-elle déjà d'historiens et de juges? Sous la restauration, deux jeunes gens, venus du pays de Mirabeau, se rencontrèrent chez un vieillard qui avait été l'ami, le confident du grand orateur de la Constituante. Il leur conseilla d'écrire l'histoire de la Révolution, qui était encore à faire: il leur raconta les péripéties de ce grand drame, il leur en révéla l'esprit; et, pour que ce travail à deux fût vraiment double, il assigna à chacun son rôle. L'un devait être le Tite-Live de la Révolution, l'autre son Tacite; l'un devait raconter les faits en détail, sous une forme claire et dramatique; l'autre devait les grouper en masses, les livrer aux appréciations de la politique et de la morale, les éclairer enfin des lumières de la philosophie. Le double ouvrage a paru; ces jeunes gens étaient M. Thiers et M. Mignet.
Raconter, juger, venger la Révolution, sous le gouvernement des princes émigrés, des frères de Louis XVI, c'était beaucoup. Mais cependant cette justification n'allait point au delà de l'opinion, militante alors, à présent régnante, qu'on a nommée le libéralisme de quinze ans. Aujourd'hui que juillet 1830 a complété juillet 1789, et que la prise des Tuileries a couronné la prise de la Bastille, aujourd'hui l'histoire de la Révolution devait être écrite par l'opinion, militante à son tour et bientôt régnante, qui se nomme la démocratie. Par un heureux rapprochement, deux hommes aussi descendent ensemble dans la lice, et, sans s'être concertés, semblent avoir partagé le travail entre eux, comme le firent naguères leurs (p. 457) prédécesseurs, MM. Thiers et Mignet. L'un va raconter aussi la longue série des événements, va peindre les choses et les hommes avec le vigoureux pinceau qui a tracé l'Histoire de dix ans. L'autre, dans un récit plus sommaire, moins narrateur qu'appréciateur des faits, et moins avec la raison qu'avec le sentiment, nous exposera le jugement de son cœur dans le langage affectueux et exalté, familier et poétique des livres du Prêtre et du Peuple. Ces hommes sont M. Louis Blanc et M. Michelet. L'œuvre double sera donc, comme la précédente, plus complète et plus décisive. Nous nous en réjouissons.
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Je suppose que quelqu'un prenne à tâche, non pas de glorifier, mais de justifier ou d'excuser du moins les horribles exécutions de 93; en vérité, il ne manquerait pas de légitimes et puissants motifs. D'abord, pourrait-il demander, quel changement social, si juste qu'il fût, s'est accompli dans le monde sans effusion de sang? où et quand le droit a-t-il triomphé sans la force? Laissons l'histoire ancienne, laissons le moyen-âge, laissons l'Angleterre et 1648, laissons même la France; ne sortons point de l'Allemagne, ne sortons point de la Prusse. Lorsque le moine de Wittemberg exhorta son pays à secouer le joug de la cour de Rome, lorsqu'il prêcha l'affranchissement, il ne s'agissait pas de révolution politique et sociale; il s'agissait seulement de la liberté de conscience, et seulement en matière de foi religieuse, et même dans de si minces limites, que, s'il permit d'examiner désormais librement les écritures, il défendit d'en sortir. Eh bien! n'a-t-il pas fallu qu'à la parole de (p. 458) Luther s'ajoutât l'épée de Gustave-Adolphe? Qu'est-ce que la Guerre de trente ans? Croit-on qu'à tout prendre, la seule liberté de conscience dont jouit une partie de l'Allemagne ne lui ait pas coûté plus de sang et de larmes que n'ont coûté à toute la France toutes les libertés qu'elle a conquises du même coup?
D'ailleurs, pour juger les hommes il ne faut pas les isoler des circonstances. Quelle était la situation de la Convention nationale lorsqu'elle dut, comme on l'a dit, battre monnaie sur la place de la Révolution? L'Europe coalisée, l'émigration en armes, les Prussiens dans la Champagne, les Espagnols dans le Roussillon, la Vendée allumant une effroyable guerre intestine, Lyon en révolte, Toulon livré aux Anglais, point d'armée, point de marine, la famine et la banqueroute, la peur ou la trahison. Voilà les grands traits du tableau. Il ne restait à la France révolutionnaire que les faubourgs de Paris. Dans leur foi, indomptable comme leur courage, les Montagnards firent une résistance désespérée et sublime. Semblables aux marins du Vengeur, ils périrent en sauvant leur drapeau, ils s'abîmèrent dans leur victoire, et, «par un dévouement sans exemple et sans égal, ils mirent au nombre des sacrifices leur nom voué, s'il le fallait, à une infamie éternelle.»
Et pourtant, malgré tant de raisons qui crient pour leur défense, nul de nous ne saurait les absoudre. On admire le but, on condamne le moyen. Oui, tous, nous détestons l'homicide, nous avons horreur du sang; tous, nous croyons fermement qu'on peut tuer les choses sans tuer les hommes, et qu'il n'y a plus de crimes nécessaires; tous, nous adopterions volontiers pour article de foi ces belles paroles du Koran: «Celui qui tuera (p. 459) un homme sans en éprouver de violence sera coupable du sang de tout le genre humain, et celui qui sauvera la vie à un homme sera récompensé comme s'il l'avait sauvée à tout le genre humain.»
Qui aurait le droit aujourd'hui de suspecter une telle déclaration? Entre 1793 et 1847, n'y a-t-il pas 1830? n'y a-t-il pas notre Révolution de Juillet? Est-elle tachée, celle-là, d'une seule goutte de sang? Après le combat, plus merveilleux encore de générosité que de bravoure, quelles victimes a-t-elle faites? Pour sauver Mr de Polignac, Lafayette n'a-t-il pas joué plus que sa vie, l'idole de sa vie, sa popularité? Cent fois depuis, les démocrates ont demandé l'abolition de la peine de mort, surtout pour les délits politiques, où le criminel, aux yeux d'un parti, est, aux yeux d'un autre, héros et martyr. Enfin nos mœurs sont devenues si douces, ainsi que nos lois, et si tolérantes, qu'aujourd'hui M. de Polignac peut publier, à Paris même, un livre où il insulte à la Révolution qui lui a pardonné. Non, l'on ne sait pas encore assez ce que fut cette Révolution! C'est un droit, c'est un devoir à tous ceux qui la firent de la montrer telle qu'elle fut. Qu'on me permette donc, puisque l'occasion s'en offre, de prendre dans mes souvenirs personnels, et d'ajouter un petit chapitre, non le moins curieux peut-être, à l'histoire des trois journées.[109]
Le 30 juillet, au matin, j'étais dans les bureaux de l'ancien Globe, où, la veille au soir, j'avais écrit et Pierre Leroux imprimé, sur un quart de feuille en forme (p. 460) d'affiche, le premier bulletin de la victoire populaire. Un de mes confrères journalistes, Achille Roche, brave et digne jeune homme mort peu d'années après, vint m'y trouver. Il était chargé par la commission de l'Hôtel-de-ville d'occuper la Préfecture de police, et voulait un compagnon pour cette besogne assez difficile. Nous allâmes donc tous deux, le fusil sur l'épaule, car on craignait encore un retour offensif des troupes royales, nous installer à la Préfecture; nous fumes Préfet de police vingt-quatre heures. Il s'agissait non seulement de remettre en fonction cette grande machine administrative, qui s'était arrêtée comme toutes les autres, mais surtout de pourvoir à l'arrivée régulière et à la libre circulation des subsistances. Mais, dans ce soin, nous étions déjà prévenus. Par un généreux sentiment de l'ordre, le peuple vainqueur avait spontanément établi des corps-de-garde à toutes les barrières, et, rétablissant partout la perception des octrois, qui pèse sur lui seul, il réprimait jusqu'à la contrebande, dont il eût fait son profit. Pendant notre règne d'un jour, nous reçûmes une foule de restitutions, toutes faites par de pauvres gens. Je me rappelle un ouvrier, à demi nu, encore tout noir et tout fumant du combat de la veille; il nous jeta, par la porte entre-ouverte, une aiguière d'or massif, chargée d'insectes en pierres précieuses, qu'il avait prise aux Tuileries, et dont il s'était coiffé comme Don Quichotte de l'armet de Mambrin; «Je croyais, nous dit-il, que ce bassin était du cuivre; on me dit que c'est de l'or, et je vous le rend bien vite.»—Mais voici mon histoire: À peine étions-nous installés dans le cabinet de notre prédécesseur, M. Mangin, lequel, ayant perdu la tête, s'était enfui aux premiers bruits du combat, que (p. 461) son garçon de bureau, son homme de confiance, entra d'un air mystérieux. Il portait, sous le pan de sa redingote, un grand panier rempli de lettres; il y en avait plusieurs centaines, de toutes formes et de toutes grandeurs, depuis l'officielle dépêche cachetée et scellée, jusqu'au billet confidentiel fermé par une épingle: «Voilà, nous dit-il pâle et tremblant, toute la correspondance particulière adressée à M. le Préfet depuis trois jours. Moi seul je recevais ces lettres, et lui seul les ouvrait. Prenez-les, déchargez m'en.» Nous avions là toute la police secrète de la Restauration... Nous la tenions, preuves en main. Que de secrets à surprendre! Que d'intrigues à dévoiler! Que de gens à marquer au front! Ou bien, quelle richesse à nous partager! Car combien d'or valait chaque lettre pour les correspondants secrets rachetant leurs signatures? Et nous étions deux pauvres journalistes, sans fortune et sans nom... Des vengeances, de l'argent, fi donc!... Au feu, au feu! Le garçon, fort surpris, reçut l'ordre, étrange au mois de juillet, d'allumer un grand brasier dans la cheminée, et, sans qu'un seul cachet fût rompu, toutes ces ordures de police allèrent se purifier dans les flammes.
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P. S. Quand j'écrivais cet article, en mars 1847, à propos des histoires alors connues de la Révolution française, je ne pouvais prévoir une troisième œuvre double, qui, se dégageant de notre époque obscure, sans doute par la loi des contrastes, devait couronner les deux premières, et éclairer le sujet d'une clarté si vive, qu'elle semble porter sur la Révolution française l'arrêt définitif et souverain: j'entends, d'une part, l'ingénieux, profond (p. 462) et éloquent ouvrage que, sous le nom trop modeste d'Essai, a publié M. P. Lanfrey dès 1858; et, d'autre part, ce coup de tonnerre imprévu qui vient d'éclater sur le monde politique et moral, ce livre magnifique par lequel, si je ne m'abuse, M. Edgar Quinet a pour jamais clos le débat. (Décembre 1865).
PREMIÈRE PARTIE
SECONDE PARTIE
1: Voir l'Histoire des assemblées nationales en Espagne, dans mes Études sur l'histoire politique, littéraire et artistique de ce pays.
2: Voyez à ce sujet la Notice sur la vie et les ouvrages de Cervantès qui précède ma traduction du Don Quichotte.
3: Bienheureux ceux qui sont persécutés pour la justice, car le royaume des cieux leur appartient. (S. Matthieu, chap. V. v. 10.)
4: Arrimate à los buenos, y seras uno de ellos.
5: Moriscos; noms des anciens Mores demeurés en Espagne après la prise de Grenade, et faits chrétiens par violence.
6: C'est, dans toute l'Espagne, le nom de cet être imaginaire, de ce croquemitaine, dont les nourrices font peur aux petits enfants.
7: J'ai remplacé les noms de blancs, demi-blancs et maravédis, par ceux des petites monnaies françaises à peu près équivalentes.
8: Allusion au proverbe: Tal hay que se quiebra dos ojos porque su enemigo se quiebre uno.—Tel se crève les deux yeux pour que son ennemi s'en crève un.
9: Notre auteur ne fut ni le seul ni le premier à se plaindre de l'avarice des prêtres. L'historien Mariana, tout jésuite qu'il était, attribue à ce vice honteux, généralement répandu parmi le clergé, le relâchement de la discipline ecclésiastique, et les cortès elles-mêmes en firent souvent l'objet de leurs représentations au trône. L'effrayante amortisation de biens-fonds causée par les acquisitions du clergé qui tendait incessamment à amasser de nouveaux domaines, obligèrent les cortès de Tolède, en 1525, et celles de Ségovie en 1632, à demander au roi: 1o qu'il nommât deux inspecteurs, l'un ecclésiastique, l'autre séculier, pour aller reconnaître les biens des couvents et des églises, et pour faire vendre tout ce qu'ils possédaient de trop, en réservant un droit au profit des fabriques; 2o qu'il leur défendit d'acquérir de nouveaux biens-fonds, et qu'il rendit une loi pour que les héritiers de tout vendeur ou donateur pussent racheter, dans l'espace de quatre ans, les biens vendus ou donnés.
10: Écuyer (escudero) exprime ici le rang inférieur à celui de chevalier (caballero), c'est-à-dire le dernier degré de la noblesse.
11: Célèbre fourbisseur du temps.
12: Allusion à ces fainéants qui gagnent leur vie à promener des têtes de loup dans les villages.
13: Formule de simple politesse.
14: Autres formules plus humbles.
15: L'inquisition avait supprimé le chapitre précédent et celui-ci, qui exige une explication pour être compris d'un lecteur français. Sous le prétexte qu'ils étaient toujours en guerre avec les infidèles, les rois d'Espagne obtenaient chaque année du saint-siége, moyennant quelques milliers de piastres, le droit de vendre des bulles, dites de la Croisade (bulas de la Crusada), dont le produit avait autrefois servi aux guerres contre les Mores, et auxquelles étaient attachées certaines grâces spirituelles. Ces bulles se colportaient dans tout le royaume, par des commissaires ecclésiastiques qu'on appelait vulgairement bulderos.
16: Para despedir la bula, c'est-à-dire, pour la clôture de sa boutique.
17: La vara, bâton de bois blanc qui sort d'insigne aux alguazils.
18: Il semble que Mendoza ait voulu dissimuler sous ce titre incomplet le véritable sujet du chapitre, comme étant le plus délicat de tout son livre.
19: Allusion au proverbe cité dans le premier chapitre.
20: Les Allemands de la suite de Charles-Quint.
21: L'Espagne n'avait point alors de capitale: la cour voyageait à Tolède, à Madrid, à Séville, à Valladolid, à Burgos.
22: Le duc de Rivas vient de mourir à l'âge de 73 ans (juin 1865).
23: Alcazar (de Al-Kasr, le château) est le nom qu'on donne en Espagne aux palais ou châteaux fortifiés qu'ont laissés les Arabes et les Mores.
24: Cours intérieures formées par quatre rangs de galeries.
25: Armes d'Aragon.
26: Armes de Castille.
27: Mosen Beltran Claquin est le nom, resté populaire en Espagne, de notre Duguesclin. Son nom breton était Glay-Aquin, d'où Gléaquin, Guesclin, et Duguesclin, depuis Louis XIV. Ménage remarque qu'il fut appelé de quatorze façons différentes, et Montaigne avait dit: «Je demanderais volontiers à qui touche l'honneur de tant de victoires, à Guesquin, à Glesquin ou à Guéaquin?.... Laquelle de ces lettres doibt être payée de tant de siéges, battailles, bléceures, prisons et services faicts à la couronne de France par ce sien fameux connestable?»
Nous n'acceptons nullement, pour son honneur et pour la vérité de l'histoire, le rôle que lui font jouer dans ce récit les vieilles légendes espagnoles.
28: Les restes des Grandes Compagnies, que Duguesclin avait amenées en Espagne, contre les Anglais, pour en délivrer la France.
29: Gentilhomme—hijo de algo, fils de quelque chose.
30: Henri de Trastamare, frère consanguin de Pierre le Cruel.
31: Tour principale, au-dessus de la porte d'entrée, où le châtelain du fief prêtait serment au seigneur suzerain.
32: My kingdom for a horse (Richard III).
33:
Ni rey quito, ni rey pongo.
Vers d'un vieux romance sur le même sujet, déjà cité par Cervantès dans le Don Quichotte.
34: Les manteaux rouges servent à attirer et à détourner le taureau.
35: Picur est le mot consacré pour dire: frapper le taureau de la lance; d'où picador.
36: Le real est une petite monnaie d'argent qui vaut environ 25 centimes. Pour comprendre se qui va suivre, il faut savoir que ce mot signifie également royal.
37: Le cuarto est une petite monnaie de cuivre valant la huitième partie d'un réal; mais cuartos, au pluriel, signifie également quartiers, ou membres d'un criminel écartelé, qu'on exposait alors sur les grands chemins.
38: Ce mot, qu'on employait alors comme aujourd'hui celui de rout en Angleterre, signifiait à peu près ce que nous nommons un bal paré.
39: De Saint-Jean-de-Jérusalem, devenu ordre de Malte.
40: Le style des cuitos, des raffinés, des précieux ridicules.
41: Portugais, qui a écrit en espagnol, et dans un style comparable à celui de Tacite, l'Histoire du soulèvement et de la guerre de Catalogne sous Philippe IV.
42: La comédie intitulée: Dar la vida por su dama.
43: La femme de Philippe IV était Élisabeth, fille de Henri IV.
44: Titre équivalent à celui de Dauphin en France.
45: Anne d'Autriche, qui fut la quatrième femme de Philippe II et la mère de Philippe III.
46: Ce fut l'un des plus célèbres disciples de Lope de Vega, Don Juan Perez de Montalban, qui composa et fit jouer à Madrid la Fameuse Comédie de la Monja-Alferez.
47: Publié en 1835, lors du premier appel des Cortès sous la régence de Marie-Christine, et répandu en Espagne par plusieurs traductions, cet écrit devint une sorte de manuel à l'usage des citoyens de ce pays, dès longtemps dépossédés et oublieux de leurs anciens droits.
48: Lorsque, dans la décadence de l'empire, on essaya d'arrêter les barbares, soit en achetant au poids de l'or de courtes suspensions d'armes, soit en prenant à la solde de Rome quelques peuplades étrangères pour les opposer aux autres, faisant ainsi payer aux provinces et la paix et la guerre, on imagina d'ajouter aux impôts des superindictions ou subsides extraordinaires que motivait chaque événement malheureux, et qui allèrent toujours croissant comme les désastres. La difficulté de lever ces subsides dans les provinces lointaines en fit affermer la perception. Les collecteurs impériaux, disposant de la force armée, mirent plus de rigueur et d'âpreté dans une charge exercée, non pour l'état, mais pour eux-mêmes. Ils rendirent les officiers municipaux responsables des contributions qu'ils étaient chargés de recueillir, les obligeant même d'en payer le montant à l'avance. Alors, la condition des curiales qui choisissaient, et parmi lesquels étaient choisis les décurions, devint si pénible, que la plupart d'entre eux s'efforçaient d'obtenir, par des rescrits du prince, d'être rayés de la liste curiale pour être classés parmi les simples possesseurs; et s'ils ne pouvaient obtenir cette faveur d'abaissement, ils allaient vivre dans une autre cité pour n'être chargés d'aucun emploi. "Personne n'ignore, disait Majorien dans un édit, que les curiales sont les appuis de l'état et les entrailles des cités; néanmoins, ces citoyens, dont l'assemblée se nomme sénat inférieur, ont tellement souffert de l'injustice de nos officiers et de l'avidité des receveurs de l'impôt, que la plupart, désertant leur patrie et renonçant aux droits de leur naissance, vont se cacher dans de nouvelles demeures où ils ne soient plus tenus de prendre part aux affaires publiques." (Lex Majoriani, anno 458.)
49: Les habitants de ces communes ne reconnaissaient d'autre juridiction que celle de leurs officiers municipaux. De là cet ancien proverbe: Con villano de behetria no te tomes à porfia. "Avec un vilain de behetria ne te prends pas de querelle."
50: "C'est la dignité, dit Tacite, c'est la puissance d'être toujours entouré; d'une foule du jeunes gens choisis; c'est un ornement dans la paix, un rempart dans la guerre. On se rend célèbre... si l'on surpasse les autres par le nombre et le courage de ses compagnons.... Dans le combat, il est honteux au prince d'être inférieur en courage; il est honteux à la troupe de ne point égaler la valeur du prince. C'est une infamie éternelle de lui avoir survécu. L'engagement le plus sacré, c'est de le défendre. Si une cité est en paix, les princes vont chez celles qui font la guerre; c'est par là qu'ils conservent un grand nombre d'amis. Ceux-ci reçoivent d'eux le cheval de combat et le javelot terrible. Les repas peu délicats, mais abondants, sont une espèce de solde pour eux. Le prince ne soutient ses libéralités que par des guerres et des rapines. Vous leur persuaderiez bien moins de labourer la terre et d'attendre l'année, que d'affronter l'ennemi et de recevoir des blessures; ils n'acquerront pas par la sueur ce qu'ils peuvent obtenir par le sang." (De moribus Germ.)
51: Lex consensu populi fit et constitutione regis. (Charles-le-Chauve, édit de Pistes.)
52: Montesquieu paraît s'être mépris sur le sens véritable du mot concile, lorsqu'il dit que "les rois goths chargèrent le clergé de faire et de refondre leurs lois." Il est certain que les hauts-barons laïques concouraient, aussi bien que les évêques, à l'assemblée qui portait ce nom. Je n'en veux d'autre preuve que la formule fréquemment employée dans les lois gothiques: "... ainsi que les autres lois que nous avons faites avec les évêques de Dieu et tous les grands de notre cour." (Con estas otras leyes que nos fiziemos con los obispos de Dios, e con todos los mayores de nuestra corte.—Fuero-juzgo.)
53: Hijos de algo, fils de quelque chose.
54: Voici les principales dispositions contenues sur ce sujet dans le prologue du Fuero-juzgo. Le roi mort, personne n'a le droit de commander à l'état jusqu'à ce qu'un autre roi soit légitimement élu. Jusqu'à l'élection, personne ne peut prétendre à la royauté sous peine d'excommunication. Du vivant du roi, et contre sa volonté, personne ne peut montrer l'intention d'être choisi pour son successeur. Il est même défendu de consulter les devins sur l'époque de la mort du roi, dans le désir d'avoir la couronne pour soi ou pour d'autres... La personne du roi est sacrée; on recommande au peuple de respecter le père, les fils, la femme ou la veuve du roi..., etc.
55: Cette histoire mérite d'être rapportée comme un monument curieux des mœurs politiques du temps. Un des grands, nommé Erwige, ambitionnait le trône où semblaient l'appeler les suffrages de ses nombreux amis, et l'affection même de Wamba. Mais la verte vieillesse du roi pouvait faire attendre long-temps son héritage. Pour se défaire de lui sans crime, Erwige lui fit prendre un breuvage qui le plongea dans un sommeil léthargique. Le croyant mort, les officiers du palais lui rasèrent la tête, suivant l'usage, et le revêtirent d'un habit religieux (la mortaja) pour l'enterrer. Wamba revint à lui; mais déshonoré par la perte de ses cheveux, il se retira dans le monastère de Pampliega, après avoir généreusement désigné lui-même Erwige pour son successeur. Celui-ci fut élu, et le concile qui s'assembla à Tolède pour ratifier son élection, déclara qu'il devait être tenu pour légitime roi des Goths, Wamba étant devenu incapable de régner. Chez les Goths, comme chez les Francs, comme chez toutes les races indo-germaniques, la longue chevelure était un signe d'honneur et d'autorité. "C'était, dit Montesquieu, le diadème des rois." Il n'y avait que deux classes d'hommes qui en fussent privés: les esclaves, par ignominie; les prêtres, par humilité.
56: "Sane tam de presenti quam de futuris regibus hanc sententiam promulgamus, ut si quis ex eis, contra reverentias legum, superba dominatione et fausti regio, in flagitiis et faciniore sive cupiditate, crudetissimam potestatem in populis exercuerit, anathematis sententia... etc." (Lex Visig, lib. VI, tit. II.)
57: Montesquieu est tombé dans quelques erreurs graves en traitant de la législation des Goths; et quoiqu'il ne puisse entrer dans mon sujet de corriger toutes celles qu'on a commises, je dois relever les siennes, parce qu'elles sont de Montesquieu. Il dit à tort, par exemple, "que les lois des Goths tombèrent en Espagne comme celles des Francs dans les Gaules, et qu'il se forma partout des coutumes." Le Fuero-juzgo, confirmé et promulgué par Alphonse V, roi de Léon, en 1023, et étendu par Alphonse VI, après la prise de Tolède, en 1085, à ses nombreux domaines, resta, sans altération ni changement, loi de l'état, jusqu'à la promulgation des Sicte partidus, sous Alphonse-le-Justicier. Enfin, Montesquieu ne se montre-t-il pas d'une excessive, d'une injuste sévérité, lorsque, jugeant les lois des Goths, il dit "qu'elles sont puériles, gauches, idiotes; qu'elles n'atteignent point le but; pleines de rhétorique et vides de sens, frivoles dans le fond et gigantesques dans le style"? J'oppose à son arrêt l'opinion de l'Espagne entière, justement fière de son vieux code, et qui le regarde comme l'origine des bonnes lois modernes. Un jurisconsulte célèbre, le docteur Villadiego, a donné, dans le XVIIe siècle, un long commentaire du Fuero-juzgo, parce que ce code servait encore, sinon de loi, au moins de raison écrite, comme le droit romain parmi nous. C'est un honneur qui n'a point été rendu, que je sache, aux lois des Francs, des Bourguignons et des Lombards, ni même à ces capitulaires de Charlemagne, dont Montesquieu se montre si grand admirateur.
Il faudrait faire un livre pour défendre convenablement le code des Goths. Mais on me permettra de citer, comme exemple de ces lois, pleines de rhétorique et vides de sens, la définition même de la loi, où se trouve la consécration du grand principe de l'égalité. "La loi doit être claire, précise, non contradictoire ni douteuse, et faite dans l'intérêt de tous... La loi est faite pour que les bons puissent vivre au milieu des méchants, et que les méchants cessent de mal faire... Elle est faite pour tout le monde; elle gouverne les hommes comme les femmes, les grands comme les petits, les savants comme les ignorants, les hidalgos comme les vilains; elle doit luire sur tous, comme le soleil." Cette définition n'était pas une vaine formule; on peut voir, au titre des juges et jugements, quelles sages précautions étaient prises pour que la justice fût toujours, et toujours bien rendue.
58: Tacite avait dit des Germains: "De minoribus rebus principes consultant, de majoribus omnes."
59: Plusieurs auteurs ont prétendu qu'avant la venue des Arabes, la féodalité n'existait point en Espagne. Marina, entre autres, affirme que les Goths ne connaissaient ni les fiefs, ni les vassaux, ni la juridiction seigneuriale. Montesquieu, au contraire, et Robertson, disent que le régime féodal s'introduisit, à la même époque, dans toute l'Europe, avec une étonnante uniformité, et la commission chargée d'examiner le projet de constitution présenté aux cortès de Cadix, en 1812, déclara positivement, dans son rapport, que ce régime adouci existait en Espagne avant l'irruption des Arabes.
Voilà des opinions contre des opinions; j'ajoute quelques preuves à l'appui des dernières.
Il est bien constant que le système féodal fut établi par les conquérants pour leur défense. Ils étaient exposés au soulèvement des indigènes, et surtout aux entreprises de nouveaux peuples aventuriers. En se divisant les terres, à charge d'assistance et de service militaire, ils formèrent une sorte de confédération, de ligue permanente destinée à comprimer le peuple conquis, et à repousser l'invasion étrangère. Sous ce point de vue, c'était une combinaison merveilleuse. Or, les Goths avaient à protéger leur établissement, d'une part, contre les Espagnols, de l'autre, contre les Vandales et les Francs. Mais il y a plus: leur roi Ataulphe se mit au service de l'empire pour combattre les rivaux d'Honorius, et reçut de lui l'investiture de la Narbonnaise; leur roi Wallia, s'engageant aussi par traité à chasser les Vandales d'Espagne, reçut l'Aquitaine en échange de ce service, à la charge d'hommage et de vassalité. Quand on voit les premiers souverains du peuple goth pratiquer envers l'empereur la tenure féodale, comment croire qu'ils ne l'aient point exigée de leurs officiers en leur distribuant des domaines, puis ceux-ci des arrière-vassaux, et que la chaîne féodale ne se soit pas formée dans leur royaume comme en Allemagne, en France, en Italie?
Il me semble facile de découvrir d'où vient l'erreur de Marina, et de concilier son opinion avec des opinions en apparence si opposées. Tout le mot de cette énigme est dans un fait, l'irruption des Arabes au commencement du VIIIe siècle. Le système féodal n'était, dans l'origine, qu'une institution politique, ou plutôt un établissement militaire qui faisait un camp de tout le royaume. Ce ne fut que par la conversion presque générale des aleux (allodia), ou propriétés libres, en fiefs (feuda), ou propriétés vassales, et par les changements successifs que subirent les fiefs, d'abord amovibles, puis héréditaires, par les usages de tous genres qui s'élevèrent avec cette espèce de possession, qu'ils entreront enfin dans le domaine des lois civiles. Montesquieu remarque à ce sujet que les premiers règlements de tous les barbares font à peine mention des fiefs, et qu'en France il n'en est pas question avant les capitulaires de Charlemagne. Or, quand cet empereur régnait, la monarchie des Goths était déjà détruite, et Marina s'est trompé sans doute, parce qu'il n'a pas trouvé dans leur code de dispositions clairement féodales. Mais si, dans les Gaules, cette féodalité, bien certainement née avec la conquête des Francs, n'est consignée pour la première fois dans les lois que sous Charlemagne, comment la féodalité, née en Espagne avec la conquête des Goths, pourrait-elle être clairement consignée dans leur code, dont les dernières dispositions sont antérieures d'un siècle à Charlemagne?
Et cependant Marina aurait pu trouver dans ce code même la preuve que déjà existait la féodalité. Le Fuero-juzgo, énumérant les espèces de juges, compte, outre les arbitres choisis par les parties et les juges nommés par le roi, ceux que nomme le seigneur de la ville (por el señor de la ciudad). C'est la juridiction seigneuriale. La loi 18, au prologue, dit que le rebelle perdra tout ce qu'il aura reçu du prince, pour que cela retourne au domaine royal (... pierda quantol diera el principe, e torne todo en o regno); et la même loi prescrit que le vassal qui abandonne son seigneur, pour en choisir un autre, reçoive une terre de celui-ci, car le seigneur abandonné reprend sa terre, et tout ce qu'il avait donné (quien desampara so señor, e tornase para otro, aquel a quien se torna le debe dar tierra, en el señor que dexo debe aver so tierra, e quantel que diera). C'est la mouvance féodale.
60: "Omnes siquidem Hispuniæ magnates, episcopi, abbates, comites, primores, facto solemniter generali conventu, cum acclamando ibi constituit." (Le moine de Silos.)
61: Habito magnatorum generali conventu suorum, ut post obitum suum, si fieri posset, quietam inter se ducerent vitam, regnum suum filiis suis dividere placuit.
62: "Judicaio ergo ecclesiæ judicio, adeptâque justitui, agatur causa regis, deindi populorum." (Concile de Léon, 1020, cap. 6).—"In primis censuimus ut omnibus conciliis quæ deinceps celebrabuntur, causæ ecclesiæ prius judicentur." (Concile de Léon, 1053, cap. 1.)
63: Ces conciles eurent pour objet principal la réforme ecclésiastique, dont les mœurs très-relâchées des moines et de tout le clergé obligèrent à rappeler souvent les sévères injonctions. Dans les XIe et XIIe siècles, ou tint à ce sujet jusqu'à trente-cinq conciles.
64: On peut citer, comme assemblées de ce caractère, celle de Palencia, en 1114, où fut rompu le mariage d'Urraque de Castille avec Alphonse le Batailleur, et qui mit fin à leurs querelles intestines, ainsi que celle de Léon en 1135, où Alphonse VIII fut couronné sous le titre d'empereur.
65: Voir mon Histoire des Arabes et des Mores d'Espagne, tome 1er, chap. 6.
66: Du vieux mot ayuntar, réunir.
67: Parmi la multitude de ces lettres qui ont été conservées, j'en choisis une fort courte pour donner une idée de leur style. C'est celle de Jean 1er, adressée aux municipalités, en 1379, pour les convier à la cérémonie de son couronnement. "Sachez, leur dit-il, que j'ai résolu de faire une réunion de cortès ici, dans la ville de Burgos, avec les prélats, comtes, ricos homes, chevaliers et procurateurs des cités et villes, sur certaines choses qui concernent mon service, ainsi que le bien et l'honneur de mes royaumes. J'ai résolu aussi, d'accord avec ceux de mon conseil, de me couronner et de m'armer chevalier, et j'entends que cela s'exécute pour l'honneur et la gloire de moi et de mes royaumes. C'est pourquoi je vous mande de m'envoyer vos procurateurs avec vos pouvoirs, comme je vous l'ai déjà mandé par une autre lettre..."
68: Le serment royal se faisait par demande et par réponse. On disait au roi: "... Que votre altesse confirme et jure aux cités, villes et bourgs de ce royaume, les libertés, franchises, exemptions, priviléges, chartes et faveurs, ainsi que les usages, coutumes et ordonnances, déjà confirmés et jurés, et qu'elle donne à chaque cité, ville et bourg, sa charte de confirmation..." Et le roi répondait: "Je le jure."
69: Les mariages d'Urraque de Castille avec Alphonse-le-Batailleur, de Sancho, fils d'Alphonse VIII, avec Léonor d'Angleterre, de Bérengère, fille d'Alphonse X, avec Louis X de France, d'Alphonse XI avec Blanche de Bourbon, d'Henri III avec Catherine de Lancastre, d'Henri IV avec Blanche de Navarre, et enfin d'Isabelle-la-Catholique, avec Ferdinand d'Aragon, furent successivement autorisés par les cortès.
70: Les Espagnols le nomment Beltran-Claquin. Voir la note de la page 95.
71: On lui reprochait surtout de ne point consulter la nation sur les actes de son gouvernement. "Selon les lois de votre royaume, lui disaient les cortès d'Ocaña, quand les rois ont à faire quelque chose de grande importance, ils ne doivent point le faire sans le conseil et la sagesse des cités et des villes, devoir que votre altesse n'a point accompli."
72: Voir Mariana et Forreras, año 1465.
73: Les fueros étaient, comme on sait, les libertés politiques; on appelait usaticos des coutumes civiles rédigées et promulguées par les cortès de Barcelone, en 1068.
74: Voir Zurita, Anales de Aragon, Forreras, año 1286 y sig. etc.
75: Charles, premier du nom comme roi d'Espagne, et cinquième comme empereur d'Allemagne, était né à Gand, de Philippe d'Autriche, fils de l'empereur Maximilien, et de Jeanne-la-Folle, fille des rois catholiques.
76: "Acuerdese V. M. que un rey es mercenario de sus subditos."
77: On peut consulter Moxia, Alcocer, Sandoval, La Roca, parmi les auteurs contemporains; Robertson, History of the reign of the emp. Charles V, et une excellente Esquisse de la guerre des comuneros, dont Martinez, de la Rosa a fait précéder sa tragédie de la Venue de Padilla.
78: Don Pedro Salazar y Mendoza, dans la Crónica del cardenal de Tavera.
79: Voir les Relations d'Antonio Perez, Zurita, Llorente, et maintenant Antonio Perez et Philippe II par M. Mignot.
Par un décret des cortès de 1822, les noms de Padilla et de La Nuza furent inscrits en lettres d'or dans la grande salle d'assemblée.
80: Ley Iera, tit. VII, lib. VI.
81: Ce titre équivaut à celui de dauphin en France.
82: Au besoin, on trouverait, encore ailleurs que dans l'histoire des institutions politiques, la démonstration de ce fait, que la liberté a précédé partout le despotisme. On la trouverait dans des choses d'un ordre bien différent; par exemple, dans les constitutions des instituts religieux. Elles se ressentent du temps qui les vit établir. La seule qui ait une forme en quelque sorte monarchique, où des espèces de sujets rendent obéissance à une espèce de monarque, est celle des jésuites, la plus récente, la seule qui ait été fondée depuis le triomphe du pouvoir absolu. Toutes les autres, plus anciennes, laissant l'égalité à côté de la hiérarchie, ont une forme vraiment républicaine.
83: À la suite d'une rixe engagée fortuitement entre les habitants de Madrid et les troupes françaises, Murat fit mitrailler en masse tous les prisonniers faits dans la population.
84: On ne dit pas la commune, mais la république de....
85: La joaillerie et la céramique d'Athènes portaient leurs produits dans toutes les parties du monde antique. Ce sont, par exemple, des bijoux et des vases grecs que l'on trouve aujourd'hui dans les tumulus de l'ancienne Scythie, au fond du Bosphore Cimmérien, dans ces tombeaux des rois d'il y a deux mille ans, qui, sous le nom du Kourgàn, livrent aux Russes tant de précieuses reliques de l'antiquité.
Il est sans doute inutile de faire observer que, dans les temps modernes, l'art n'a pas rendu moins de services à l'industrie que dans les temps anciens. Laissant à part la gravure sous ses diverses formes, car elle est un art elle-même, on peut citer, comme tributaires des arts du dessin, les tapisseries, les émaux, les bijoux, les poteries, les armures, les meubles, les étoffes, etc.
86: D'ailleurs les caprices de la démocratie athénienne n'épargnèrent pas plus les grands artistes que les grands citoyens. Pas plus qu'Aristide le Juste, Phidias lui-même ne put échapper à l'ostracisme. Quelque Anytus (il se trouve des envieux parmi les artistes aussi bien que parmi les théologiens) accusa d'impiété le fils de Charmidès, comme en fut accusé plus tard le fils du sculpteur Sophronisque. Parce qu'il avait écrit son nom sous la sandale du Jupiter Olympien, Phidias fut banni de l'Attique, et trente ans avant que Socrate bût la ciguë, il mourait dans l'exil. Comment se plaindre, ou seulement s'étonner, après un tel exemple, que les peuples soient ingrats?
87: Dans l'école de peinture qu'il fonda à Sicyone, Pamphile, dit-on, ne recevait point d'élève qui ne lui payât ses leçons dix talents (54,000 fr.), Apelle fut du nombre.
88: Il va sans dire que je ne parle point ici des écoles de dessin purement élémentaires et destinées aux artisans. C'est l'art appliqué à l'industrie, comme la chimie ou la physique, et l'utilité de cette application est de toute évidence. Je parle des écoles qui ont la prétention de former de vrais artistes, cultivant les vrais beaux-arts. Nous reviendrons plus loin sur cette distinction nécessaire.
89:
Græcia capta feram victorem cepit, et artes
Intulit agresti Latio (Horace).
90: C'est dans une des salles de la bibliothèque de Saint-Marc, où se faisaient les cours, que se trouve la précieuse urne de porphyre où l'on conserve pieusement la main droite de Canova. Au-dessous on a suspendu son ciseau, et gravé l'inscription suivante:
Quod mutui amoris monumentum,
Idem gloriæ incitamentum sit.
91: Murillo n'en avait pas même trouvé dans sa propre famille. Son fils aîné, don Gabriel, alla faire le commerce dans les Indes occidentales; son second fils, don Gaspar, après s'être exercé sans succès dans la peinture, se fit prêtre et mourut, chanoine de la cathédrale. Enfin sa fille, doña Francisca, prit le voile dans le couvent de la Madre-de-Dios.
92: Par exemple les Medios-puntos et la Sainte Élisabeth de Hongrie de Murillo.
93: La légende de Hemling (ou plutôt Memling) est aujourd'hui mise en doute. Mais qu'au lieu d'avoir été soldat en Lorraine, il soit resté bourgeois à Bruges, c'est toujours seul et par lui-même qu'il a acquis son talent et conquis sa gloire.
94: Je ne parle point ici de la vieille école de Prague qui s'était formée, plus anciennement encore, comme les écoles italiennes, à l'imitation des Byzantins. Elle ne fut qu'un début, et mourut en naissant.
95: À l'explication que donne M. Quinet du peintre d'histoire hollandais, j'ajouterai un mot pour expliquer aussi le paysagiste hollandais. Par son renoncement exagéré des choses de cette vie mondaine et sa tendance exclusive vers la vie céleste, le catholicisme avait nécessairement éloigné l'homme de la terre et de la nature. Le protestantisme d'abord, après la Renaissance et le retour au goût de l'antiquité, puis surtout les idées panthéistiques, si répandues parmi les compatriotes de Spinosa, l'ont ramoné à l'amour de l'Alma parens, de la Mère universelle.
96: M. A. Michiels a fait la remarque ingénieuse que l'histoire de la peinture dans les Pays-Bas offre les mêmes phases que l'histoire de la Grèce et de la plupart des peuples antiques. À l'âge divin correspond la peinture religieuse, qui eut son berceau à Bruges au temps des Van Eyck et de Hemling; à l'âge héroïque, la peinture chevaleresque qu'Anvers vit briller au temps de Rubens et de son école; à l'âge humain la peinture bourgeoise, inaugurée par la Hollande au dix-septième siècle.
97: Il est bien entendu qu'en parlant ainsi, je ne veux nullement dire que la peinture doit se borner aux sujets contemporains; je veux dire qu'elle doit traiter tous les sujets de son domaine suivant les idées régnantes dans la société. Par exemple, elle a traité, au seizième siècle, les sujets religieux avec la foi; aujourd'hui, elle les traitera avec la philosophie.
98: On n'a point oublié la lettre de Napoléon à son ministre de l'intérieur: "Monsieur Champagny, la littérature a besoin d'encouragements. Vous en êtes le ministre; proposez-moi quelques moyens pour donner une secousse à toutes les différentes branches des belles-lettres, qui ont de tout temps illustré la nation." De tout temps, sauf le temps de l'empire, car le génie se venge du despotisme en s'abstenant de l'illustrer. Ce commandement ridicule est daté de Posen le 12 décembre 1806. Entre cette date et 1814, qu'ont produit les lettres françaises? il ne s'est trouvé d'écrivains que parmi les proscrits, Mad. de Staël, Benjamin Constant, Châteaubriant, les deux De Maistre, etc.
99: Ce ne fut que sous Louis XVI, et par les soins de Turgot, que l'art en France, comme profession, acquit enfin sa pleine liberté.
100: Il ne faudrait pas conclure qu'il y avait en Italie un art de la musique antérieur à Palestrina, de cette circonstance que des tableaux plus anciens, tels que la Sainte Cécile de Raphaël ou les Concerts d'anges de Fra Angelico, offrent les images d'assez nombreux instruments de musique. On trouve aussi de nos jours beaucoup d'instruments divers parmi les nations de l'Orient, chez les Arabes, les Persans, les Indous, les Chinois. En peut-on conclure que ces peuples possèdent une musique parvenue à l'état d'art véritable? Assurément non.
101: Il est à peine nécessaire de dire que je range les artistes de la Belgique parmi les nôtres, comme je placerais ses écrivains dans notre littérature.
102: "Mais dites-moi, monsieur Challe, pourquoi êtes-vous peintre? Il y a tant d'autres états dans la société où la médiocrité même est utile. Il faut que ce soit un sort qu'on ait jeté sur vous quand tous étiez encore au berceau. Il y a trente ans que vous faites le métier, et vous ne vous doutez pas de ce que c'est, et vous mourrez sans vous en douter." (DIDEROT, Salon de 1763.)
103: On nomme ainsi une image symbolique du concile de Plaisance, qui a fixé le dogme de l'Eucharistie.
104: Made. George Sand.
105: Voir l'excellente Notice de M. Lud. Vitet dans la Revue des Deux-Mondes du 1er octobre 1858.
106: Introduction aux Musées d'Italie, 1er volume des Musées d'Europe (3e édition).
107: No hay plazo que no llegue, ni denda que no se pagne, o el Convidado de piedra.—("Il n'y a point d'échéance qui n'arrive, ni de dette qui ne se paye, ou le Convive de pierre.") Cette comédie est du moine de la Merci Fray Gabriel Tellez, qui écrivit pour le théâtre sous le nom de Tirso de Molina.
108: Histoire parlementaire de la Révolution française.
109: L'anecdote qu'on va lire est déjà rapportée dans une notice nécrologique sur Achille Roche, publiée par Jean Reynaud (Revue encyclopédique—1836). On me pardonnera donc de rappeler, dans le drame de 1830, une scène où je fus personnellement acteur.
Note au lecteur de ce fichier numérique:
Seules les erreurs introduites par le typographe ont été corrigées. L'orthographe de l'auteur a été conservée.
[The end of Espagne et Beaux-Arts by Louis Viardot]