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Title: La Bibliothèque Canadienne, Tome II. Decembre, 1825. Numero 1

Date of first publication: 1825

Author: Michel Bibaud (1782-1857)

Date first posted: January 6 2015

Date last updated: January 6 2015

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1

La Bibliothèque Canadienne,

OU
MISCELLANÉES
HISTORIQUES, SCIENTIFIQUES,
ET
LITTÉRAIRES.

deco

Omne tulit punctum qui miscuit utile dulci.

Hor. de Art. Poet.

deco

TOME II.

deco

M. BIBAUD,

EDITEUR ET PROPRIETAIRE.

MONTREAL :
De l'Imprimerie de J. Lane,
1825-26.

2


3

La Bibliothèque Canadienne.


Tome II.     DECEMBRE, 1825.     Numero 1.

AU PUBLIC.

L'expérience est plus que le raisonnement la démonstratrice des choses. L'existence d'un Journal Littéraire et Scientifique dans le Bas-Canada peut prouver (à ceux qui en pourraient douter,) que ce pays n'est pas absolument étranger à la littérature et aux sciences. A la vérité les hommes qui font ici des sciences et des lettres une profession, un état, ne sont rien moins que communs; il n'est point ordinaire de voir quelqu'un désigné dans les actes publics ou privés sous le titre d'homme de lettres ou de savant; mais les personnes qu'on peut appeller lettrées, même hors des professions qui exigent certaines études dans ceux qui les exercent, comme celles d'Avocat, de Médecin, de Notaire, d'Arpenteur, d'Instituteur, sans parler de l'Etat Ecclésiastique, les personnes qu'on peut appeller lettrées, disons-nous, ne sont pas aussi rares que quelques uns l'ont cru, ou ont feint de le croire : on en pourrait compter plusieurs même chez le beau sèxe.

Outre les personnes qu'on peut appeller lettrées, il en est d'autres qui sont assez instruites pour désirer de s'instruire davantage, et en prendre les moyens. D'autres, sans espérer de devenir eux-mêmes très-instruits, ou de rattrapper ce qui n'a pas été à leur portée dans le tems de leur jeunesse, ont assez de bon-sens, de patriotisme et de connaissance des affaires du monde, pour faire cas de l'instruction et vouloir qu'elle soit le partage de leurs enfans, de leurs proches, et de leurs concitoyens, et sont conséquemment portés à encourager ceux qui, par une voie ou par une autre, travaillent à faciliter les moyens de parvenir à ce but désirable.

Ces faits nous étaient connus, lorsque nous nous sommes proposés de publier un Journal Scientifique et Littéraire, et ils ont été pour nous des motifs de l'entreprendre. Nous ne nous sommes pas trompés dans nos calculs : l'encouragement que nous avons éprouvé, (particulièrement dans la ville et le district de Montréal,) a été aussi grand que nous l'avions espéré. Lors de la publication du premier numéro de la Bibliothèque Canadienne, le nombre de nos souscripteurs n'était pas de beaucoup au-dessus de deux cents; il a augmenté depuis de plus de cent cinquante. Si dans un ou deux des grands villages de ce district, quelques personnes réputées riches, instruites et patriotes, ont 4 refusé d'abord de favoriser une entreprise accueillie ailleurs avec tant de bienveillance, un ouvrage unique de son espèce dans le pays, et qui peut lui être, et surtout lui devenir si utile, si nécessaire même dans certaines conjonctures, nous aimons à croire, non seulement pour notre intérêt pécuniaire, mais encore pour le bien de notre pays, que cette indifférence réelle ou apparente, ne sera que momentanée, et n'a été due qu'à des circonstances passagères; si dans ces endroits, disons-nous, le succès est resté, pour le moment, au-dessous de notre attente, il a été au-delà dans un bien plus grand nombre d'autres.

C'est pour répondre, autant qu'il est en nous, à cet encouragement, à cette bienveillance de la part de nos compatriotes, que nous avons hâté le terme où nous avons promis d'augmenter le nombre des pages de chaque numéro de la Bibliothèque Canadienne; au lieu de trente-deux, ce nombre sera dorénavant de quarante, sans compter la couverture. Cette augmentation accroît d'un quart la dépense de papier, les frais d'impression, &c. Mais nous ôsons espérer que le surcroît d'encouragement et de faveur qu'on voudra bien nous montrer en conséquence, nous dédommagera amplement de ce surcroît de dépenses. — Les personnes qui n'ont pas souscrit d'abord, par la seule raison que l'ouvrage ne leur semblait pas assez considérable pour le prix, voudront bien le faire sans doute, à présent que cette raison, ou cette objection ne paraît plus exister. Et, pour qu'on ne puisse pas nous accuser de nous manquer à nous-même dans l'occasion, nous prendrons encore cette fois la liberté d'adresser ce premier numéro à celles des personnes notables que nous n'avions pas l'honneur de connaître, il y a six mois, ou dont les noms ne nous sont pas venus alors à la mémoire, ou enfin que nous pouvons supposer n'avoir pas reçu les numéros que nous leur avions adressés. Il sera toujours possible à ceux des nouveaux abonnés qui voudront avoir l'ouvrage complet, de se procurer les numéros du semestre déjà écoulé.

Nous terminons en ajoutant que la modération, (si jamais il s'agit de politique ou de disputes littéraires,) l'impartialité envers tous, le respect pour la religion et les mœurs, s'observeront constamment dans les pages de la Bibliothèque Canadienne. Nous comptons beaucoup, comme nous l'avons dit dans le Prospectus, pour rendre notre Journal plus instructif ou plus amusant, sur les productions scientifiques, littéraires, &c. que l'on voudra bien nous communiquer; nous serons toujours disposés à accueillir favorablement ces productions, avec indulgence, ou reconnaissance, selon le cas; mais nous nous réservons le droit de rejetter tout ce qui nous paraîtrait aller à l'encontre des engagemens que nous prenons.


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HISTOIRE DU CANADA.

M. de Monts, en perdant son maître, avait perdu tout ce qui lui restait de crédit, et ne fut plus en état de rien entreprendre. Il exhorta Champlain, qui ne l'avait jamais abandonné, à ne point perdre courage, et à chercher quelque puissant protecteur à la colonie naissante. Champlain suivit son avis, et s'adressa à Charles de Bourbon, Comte de Soissons, qui le reçut très favorablement, et agréa la proposition qu'il lui fit d'être le père de la Nouvelle France, se fit donner par la reine régente, toute l'autorité nécessaire, pour maintenir et avancer ce qui était déja fait, et nomma Champlain lui-même son lieutenant, avec un plein pouvoir sans restriction.

La mort du Comte de Soissons, arrivée peu de tems après, ne dérangea rien aux affaires de l'Amérique, parceque le Prince de Condé voulut bien s'en charger, et continua Champlain dans l'emploi et l'autorité que son prédécesseur lui avait donnés. Après avoir été retenu en France pendant toute l'année 1612, par des difficultés que formèrent quelques négocians de St. Malo, touchant le commerce, Champlain s'embarqua le 6 Mars 1613, sur un vaisseau que commandait Pontgravé, revenu depuis peu de l'Acadie, et ils mouillèrent, le 7 Mai, devant Québec. Ils trouvèrent l'habitation en si bon état, que n'y jugeant pas leur présence nécessaire, ils remontèrent jusqu'à Montréal. Après qu'ils y eurent fait quelque séjour, Pontgravé redescendit à Québec, et Champlain fit une course sur la grande rivière des Outaouais, après quoi il alla rejoindre Pontgravé. Ils s'embarquèrent tous deux pour la France, et arrivèrent à St. Malo, dans les derniers jours du mois d'Août.

M. de Champlain conclut un nouveau traité d'association avec des marchands de cette ville, de Rouen et de la Rochelle. Mr. le Prince approuva ce qu'il avait fait, obtint aux associés des lettres patentes du roi, et y mit son attache. Alors ne doutant point qu'une colonie à laquelle il venait d'intéresser tant de personnes riches, et qui avait à sa tête le premier prince du sang, ne prît bientôt une forme solide, Champlain songea à lui procurer les secours spirituels dont elle avait été jusques-là entièrement dépourvue. Il demanda et obtint quatre récollets, que sa compagnie s'engagea avec joie à fournir de tout ce qui était nécessaire, et il se chargea de les conduire lui-même en Canada. Ils arrivèrent, le 25 Mars, à Tadoussac, où ils ne s'arrêtèrent point, et peu de jours après, ils prirent terre à Québec, d'où M. de Champlain monta tout de suite à Montréal.

Il y rencontra des Hurons et quelques uns de leurs alliés, qui l'engagèrent dans une troisième expédition contre les Iroquois. Il est constant, dit Charlevoix, que par cette complaisance, il prenait 6 le véritable moyen de gagner l'amitié des sauvages, et de bien connaître un pays, où il s'agissait d'établir un commerce utile à la France, et la religion chrétienne parmi un grand nombre de tribus payennes; mais il s'exposait, beaucoup, et ne faisait pas réflexion que cette facilité à condescendre à toutes les volontés de ces barbares, n'était nullement propre à lui concilier le respect que demandait le caractère dont il était revêtu. Il y avait d'ailleurs quelque chose de mieux à faire pour lui, que de courir ainsi en chevalier errant par les lacs et les forêts, avec des sauvages qui souvent ne gardaient pas même à son égard les bienséances, et dont il n'était nullement en état de se faire craindre. Il aurait pu aisément envoyer à sa place quelque Français, capable de bien observer toutes choses, tandis que sa présence à Québec aurait beaucoup plus avancé son établissement, et lui aurait donné une solidité, qu'il se repentit trop tard de ne lui avoir pas procurée.

Il y eut plus; se voyant obligé de faire un voyage à Québec, il pria les sauvages de différer leur départ jusqu'à son retour, qui devait être prompt : mais ceux-ci, oubliant la parole qu'ils lui avaient donnée de ne pas partir sans lui, se lassèrent bientôt de l'attendre, et s'embarquèrent avec quelques Français qui étaient restés à Montréal, et le P. Joseph Le Caron, récollet. Ce religieux avait voulu profiter de cette occasion pour s'instruire de la façon de vivre des sauvages et apprendre plus promptement leur langue, en se mettant dans la nécessité de la parler.

Les alliés n'ayant pas daigné attendre le retour de M. de Champlain, malgré leur promesse, il semble qu'il pouvait à son tour se tenir quitte de son engagement; c'était même le meilleur parti à prendre pour ne pas perdre l'estime, ou même s'attirer le mépris de ces barbares : car en courant après les Hurons, le moins qu'il pût arriver, c'était de leur faire croire qu'il avait plus de besoin d'eux qu'ils n'en avaient de lui. Quoiqu'il en soit, il s'embarqua avec deux Français et dix sauvages, qu'il rencontra, en arrivant à Montréal; mais quelque diligence qu'il fît, il ne put joindre les Hurons que dans leurs villages. Il les trouva qui formaient un grand parti de guerre; ils lui en offrirent le commandement, et il l'accepta d'autant plus volontiers qu'il se trouvait à la tête de douze Français. On ne différa point à marcher aux ennemis, qui s'étaient retranchés de manière qu'il n'était pas facile de les approcher. Outre qu'ils occupaient une espèce de fort assez bien construit, ils en avaient embarrassé les avenues par de grands abattis d'arbres, et ils y avaient élevé tout autour des galeries, d'où ils pouvaient tirer de haut en bas, sans se découvrir. Aussi la première attaque réussit-elle si mal, qu'on ne jugea pas à-propos d'en tenter une seconde. On essaya de mettre le feu aux abattis, dans l'espérance qu'il gagnerait le fort, mais les assiégés y avaient pourvu, en faisant de grandes provisions d'eau. On dressa ensuite une machine plus haute que les galeries, et sur laquelle on plaça 7 des Français armés d'arquebuses. Cette manœuvre déconcerta un peu l'ennemi, et on serait peut-être venu à bout de le réduire, si les Hurons eussent fait leur devoir; mais leur grand nombre les avait rendus si présomptueux, qu'il ne fut pas possible à Champlain de les faire combattre en ordre. D'ailleurs il fut lui-même blessé considérablement à la jambe et au genou, et cet accident ayant fait passer les sauvages de l'excès de la présomption au découragement, il fallut se retirer avec perte et avec honte.

La retraite se fit assez bien, et quoiqu'on fût poursuivi, on ne perdit pas un homme. Les plus jeunes et les plus braves avaient mis au milieu les plus faibles, et les blessés, qu'on portait dans des paniers, et l'on fit de cette manière vingt-cinq lieues, sans s'arrêter. M. de Champlain fut bientôt guéri; mais quand il voulut partir pour retourner à Québec, il ne put obtenir un guide, qu'on lui avait promis, et dont il ne pouvait absolument se passer : les Hurons accompagnèrent même ce refus d'assez mauvaises manières. Il fallut se résoudre à passer l'hiver avec ces barbares; mais personne ne savait mieux que Champlain, ni prendre son parti, ni profiter de tout. Il visita toutes les bourgades huronnes, et quelques unes même de celles que les Algonquins avaient alors aux environs du lac Nipissing. Il reconcilia quelques tribus voisines avec les Hurons, et dès que les rivières furent navigables, ayant su qu'on le voulait engager dans une nouvelle entreprise contre les Iroquois, il gagna quelques sauvages, qu'il s'était attachés par ses bonnes manières, s'embarqua secrètement avec eux et avec le P. Le Caron, et arriva le 11 Juillet, à Québec, où tout le monde était persuadé qu'il était mort, aussi bien que le père récollet.

M. de Champlain ne resta pas plus d'un mois à Québec, après son retour de chez les Hurons : il s'embarqua avec le P. Le Caron et le P. Denis Jamay, supérieur de la mission, pour s'en retourner en France. Il ne resta dans la colonie que le P. Jean d'Olbeau, et le frère Pacifique Duplessys, qui avait été chargé de l'instruction des enfans des Français et des sauvages établis depuis peu aux Trois-Rivières, et où il rendit, l'année suivante, un service encore plus essentiel à la colonie. Les sauvages confédérés, par on ne sait quel mécontentement, avaient complotté de se défaire de tous les Français. Peut-être n'avaient-ils pris cette résolution que dans la crainte que Champlain, revenu nouvellement de France, ne voulût tirer une vengeance éclatante de la mort de deux habitans, qu'ils avaient assassinés, probablement pour profiter de leurs dépouilles; car la fréquentation des Européens leur avait déjà fait perdre quelque chose de leur désintéressement. Ce qui est certain, c'est qu'ils s'assemblèrent au nombre de huit cents, auprès des Trois-Rivières, pour délibérer des moyens de faire main-basse en même tems sur tous les Français. Le frère Duplessys fut averti de leur dessein par l'un d'entr'eux; il en gagna 8 plusieurs autres, et peu-à-peu, il les réduisit tous à faire des avances pour une reconciliation parfaite, qu'il se chargea de négocier avec le commandant. M. de Champlain voulut avoir les meurtriers des deux Français; on ne lui en envoya qu'un, mais avec une quantité de pelleteries, pour couvrir les morts, c'est-à-dire, pour dédommager les parens, comme il se pratique parmi eux. Il fallut se contenter de cette espèce de satisfaction, moyennant aussi deux chefs qu'on se fit livrer comme otages.

Champlain ne faisait plus qu'aller et venir de Québec en France, pour en tirer des secours qu'on ne lui fournissait presque jamais tels, à beaucoup près, qu'il les demandait. La cour ne se mêlait point de la Nouvelle France; elle abandonnait le tout à des particuliers dont les vues étaient bornées, qui n'avaient point d'autre objet que leur commerce, et qui ne faisaient qu'à regret des avances pour l'établissement d'une colonie qui ne les intéressait que fort peu, ou n'en faisaient jamais à-propos. Le Prince de Condé croyait faire beaucoup en prêtant son nom : d'ailleurs les troubles de la régence, qui lui coutèrent alors sa liberté, et les intrigues qu'on fit jouer, pour lui ôter le titre de vice-roi, qu'il avait pris, et pour faire révoquer la commission du maréchal de Themines, à qui il avait confié le Canada, pendant sa prison; le défaut de concert entre les associés, la jalousie du commerce, qui brouilla les négocians entr'eux; tout cela joint ensemble mit bien des fois la colonie naissante en danger d'être étouffée dans son berceau; et l'on ne saurait trop admirer, avec l'historien, le courage de M. de Champlain, qui ne pouvait faire un pas sans rencontrer de nouveaux obstacles, qui consumait ses forces, sans songer à se procurer aucun avantage réel, et qui ne renonçait pas à une entreprise, pour laquelle il avait continuellement à essuyer les caprices des uns et les contradictions des autres.

En 1620, le Prince de Condé céda pour 11,000 écus sa vice-royauté au Maréchal de Montmorency, son beau-frère. Le nouveau vice-roi continua la lieutenance à Champlain, et chargea des affaires de la colonie en France, M. Dolu, grand-audiencier, dont le zèle et la probité lui étaient connus. Alors Champlain, persuadé que la Nouvelle France allait prendre une nouvelle face, y mena sa famille. Il arriva au mois de Mai à Tadoussac, où il rencontra des Rochelais, qui, au préjudice de la Compagnie, et contre les défenses expresses du roi, faisaient la traite avec les sauvages, et leur vendaient même des armes à feu, ce qu'on avait sagement évité jusqu'alors.

L'année suivante, les Iroquois parurent en armes jusque dans le centre de la colonie. Ces barbares craignant que si les Français se multipliaient dans le pays, leur alliance ne fît reprendre aux Algonquins et aux Hurons leur ancienne supériorité sur eux, résolurent de s'en délivrer, avant qu'ils eussent le tems de se fortifier davantage. Ils levèrent donc trois grands partis pour attaquer 9 les Français et leurs alliés séparément : le premier marcha vers le Sault St. Louis, et y trouva des Français qui gardaient ce passage. Ceux-ci avaient été avertis : ainsi, quoiqu'ils fussent en petit nombre, avec le secours des sauvages alliés, ils repoussèrent les ennemis. Plusieurs de ces derniers furent tués; quelques uns restèrent prisonniers; les autres se sauvèrent. Mais les Français ayant appris que ces fuyards emmenaient avec eux le P. Guillaume Poulain, récollet, ils coururent après eux; et ne pouvant les atteindre, ils détachèrent un de leurs prisonniers, à qui ils donnèrent la liberté, et lui recommandèrent de proposer l'échange du missionnaire avec un de leurs chefs. Cet homme arriva dans le tems où tout était prêt pour bruler le religieux. La proposition dont on l'avait chargé fut acceptée, et l'échange se fit de bonne foi.

Le second parti s'embarqua sur trente canots, s'approcha de Québec, et alla investir le couvent des PP. récollets, sur la rivière St. Charles, où il y avait un petit fort. N'ôsant attaquer cette place, il se jetta sur des Hurons qui n'étaient pas loin, et en surprit quelques uns, qu'il brula. Il ravagea ensuite tous les environs du couvent, puis se retira. Le mémoire d'où j'ai tiré ceci, dit Charlevoix, ne dit point ce que devint le troisième parti; mais il ajoute que les Iroquois avaient assez fait voir qu'ils avaient résolu d'exterminer tous les Français. Il s'en fallait de beaucoup que M. de Champlain eût des forces suffisantes pour réprimer ces barbares; aussi crut-il devoir représenter au roi, et au duc de Montmorency, la nécessité de secourir la colonie, et le peu de cas que la compagnie avait fait jusque-là de ses instances réitérées : il députa, du consentement des plus notables habitans, le P. Georges Le Baillif à sa Majesté dont ce religieux était connu particulièrement. Il fut très bien reçu, et obtint tout ce qu'il demandait. La compagnie fut supprimée, et deux particuliers, nommés Guillaume et Eméric de Caen, oncle et neveu, entrèrent dans tous ses droits.

M. de Champlain en apprit la nouvelle par une lettre du vice-roi qui lui enjoignait de prêter main-forte à ces négocians. Il reçut en même tems une lettre du roi-même, par laquelle sa Majesté l'assurait qu'elle était très satisfaite de ses services, et l'exhortait à continuer de lui donner des preuves de sa fidélité. Cette faveur n'augmentait pas sa fortune, et il est vrai de dire que ce fut toujours ce qui parut l'occuper le moins; mais elle lui conciliait une autorité dont il avait alors plus besoin que jamais, surtout à cause des différens qui survenaient, tous les jours, entre les facteurs de l'ancienne Compagnie et ceux des sieurs de Caen, et qui pouvaient avoir des suites fâcheuses. Quoiqu'il se fût donné beaucoup de mouvemens pour peupler Québec, on n'y comptait encore en 1622, que cinquante personnes, y compris les femmes et les enfans. Le commerce n'y était pas non plus bien considérable, 10 mais la traite des pelleteries se faisait toujours à Tadoussac, avec beaucoup de succès; et l'on en avait établi une autre aux Trois-Rivières, qui réussissait aussi.

Guillaume de Caen était venu lui-même sur les lieux, et quoique calviniste, il vivait bien avec tout le monde : il avait donné la direction de ses affaires à M. de Pontgravé; mais le peu de santé de ce directeur l'obligea de repasser en France en 1623, et ce fut une perte pour le Canada. Cette même année, Champlain fut averti de bonne part que les Hurons songeaient à se détacher de l'alliance des Français, et à s'unir avec les Iroquois; ce qui l'obligea de leur renvoyer le P. Le Caron, que le P. Nicholas Viel, et le F. Gabriel Saghart, ses confrères, qui venaient d'arriver de France, voulaient bien accompagner. L'année suivante, il fit bâtir de pierre le fort de Québec. Il semblait que son dessein était de mettre fin à ses courses, et de se livrer tout entier au gouvernement de sa colonie; mais à peine le fort fut-il achevé, qu'il retourna en France avec sa famille. Il trouva le maréchal de Montmorency qui traitait de sa vice-royauté avec Henri de Levi, duc de Ventadour, son neveu, et le traité fut bientôt conclu.

Ce seigneur s'était retiré de la cour, et avait même reçu les ordres sacrés. Il ne se chargeait des affaires de la Nouvelle France, que pour y procurer la conversion des sauvages; et, comme les jésuites avaient la direction de sa conscience, il jetta les yeux sur eux pour l'exécution de ce projet. Le conseil du roi, à qui la chose fut proposée, y donna d'autant plus volontiers les mains, que les récollets, bien loin de s'y opposer, en avaient fait la première ouverture au duc de Ventadour. Ainsi tous concourant au même but, le P. Charles Lallemant, qui avait accompagné M. de la Saussaie à Pantagoët; le P. Enemond Masse, dont il a déja été parlé; et le P. Jean de Brébœuf, furent destinés à la mission du Canada, avec deux Frères, et furent prêts en 1625. Ce fut Guillaume de Caen qui les conduisit à Québec, avec le P. Joseph de Daillon, récollet. Il avait promis au duc de Ventadour qu'il ne les laisserait manquer de rien; cependant, dès qu'ils furent débarqués, il leur déclara que si les PP. récollets ne voulaient pas les recevoir et les loger chez eux, ils n'avaient point d'autre parti à prendre que de s'en retourner en France. Ils s'apperçurent même bientôt, au dire de Charlevoix, qu'on avait travaillé à prévenir contre eux les habitans de Québec, en leur mettant entre les mains des écrits injurieux, que les protestans de France avaient publiés contre leur compagnie. Mais leur présence eut bientôt effacé tous les préjugés : les libelles furent brulés publiquement, et les nouveaux missionnaires ne furent pas longtems à charge aux récollets, qui les avaient obligés d'accepter leur maison, située alors à un petit quart de lieu de la ville, ou du fort de Québec, sur la rivière St. Charles, au lieu où se trouve maintenant l'hopital-général. — (A continuer.)

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BOTANIQUE.

Petite Ancholie du Canada. Aquilegia pumila præcox canadensis. Cette plante croît de très bonne heure, car avant le mois de Mai, elle a déjà perdu toutes ses fleurs. Ses feuilles ressemblent, pour la grandeur et la figure, à celles du thaliétrum des prés, mais la couleur en est un peu plus pâle. Ses tiges sont rougeâtres et fort menues; elles ont tout au plus une palme de haut. Toutes sont terminées par de petites fleurs composées de cinq petits cornets creux, mais non crochus, comme ceux de l'ancholie d'Europe. Ces cornets sont d'une couleur obscure dans la partie inférieure; la supérieure a une teinture de couleur de safran. Au milieu sont cinq petites feuilles (pétales) rouges, dont la pointe est renversée en arrière, et qui environnent un grand nombre d'étamines blanches, dont les unes ont la tête jaune et tombent avec les fleurs, les autres se terminent en pointe, et deviennent des gousses, au nombre de quatre ou cinq. Elles sont recourbées et pleines de grains noirs et luisants : c'est la semence de la plante. Les racines jettent une quantité de filamens.

Herbe à Serpens à Sonnettes. Bidens canadensis, anagyridis folio, flore luteo. Cette plante, qui s'élève sur une seule tige à la hauteur de cinq à six pieds, terminée par une fleur jaune de la figure d'un petit soleil, varie un peu dans la figure de ses feuilles. Dans les unes, elle est unique, partagée en trois par des entaillures profondes; dans les autres, ce sont trois, quelquefois cinq petites feuilles ovales, longues, pointues, portées sur un même pédicule, et faisant comme la patte d'un dindon. Toutes sont d'un beau vert, croissent deux à deux, sur une tige ronde, verte, divisée à la manière des cannes, et c'est de ces divisons que sortent les feuilles. La fleur est grande à proportion de la grosseur de la tige, qui n'est pas toujours la même. Elle a une odeur très-douce et très-suave. La racine broyée est souveraine contre la morsure des serpens à sonnettes. M. de Tournefort en distingue de plusieurs espèces.

Seneka, ou Polygale du Canada. Polygala canadensis. Il est peu de plantes de l'Amérique plus estimées que celle-ci dans la botanique. Sa racine est vivace, longue d'un demi empan, ou d'un empan, de la grosseur environ du petit doigt, plus ou moins, suivant que la plante est plus ou moins avancée, tortueuse, partagée en plusieurs branches, garnies de fibres latérales, et d'une côte saillante, qui s'étend dans toute sa longueur. Elle est jaunâtre en dehors, blanche en dedans, d'un goût âcre, un peu amer, et légèrement aromatique. Elle pousse plusieurs tiges, les unes droites, les autres couchées sur terre, menues, jaunâtres, simples, sans branches, cylindriques, lisses, faibles, et d'environ un pied de long. Ces tiges sont chargées de feuilles ovales, pointues, alternes, 12 longues d'environ un pouce, lisses, entières, et qui deviennent plus grandes à mesure qu'elles approchent plus du sommet : elles paraissent n'avoir point de queue, ou pétiole. Les mêmes tiges sont terminées par un petit épi de fleurs clair-semées, entièrement semblables à celles du polygale ordinaire, mais plus petites, alternes et sans pédicules. On distingue la racine du Sénéka par cette côte membraneuse, saillante, qui règne d'un seul côté dans toute sa longueur. M. Tennant, médecin anglais, qui a demeuré plusieurs années en Virginie, attribue à cette racine une vertu diaphorétique, diurétique, aléxipharmaque, celle de résoudre le sang visqueux, tenace et inflammatoire. Les sauvages la regardent comme un spécifique contre le venin du serpent à sonnettes. M. Tennant dit qu'il en a vu deux, qui le lendemain du jour qu'ils avaient été mordus, avaient les mêmes symptômes que causent la pleurésie et la péripneumonie, la difficulté de respirer, la toux, le crachement de sang coagulé, le poulx fort et fréquent. Le pied blessé était fort enflé, et les lèvres de la plaie livides : ils avaient pris d'abord de la racine du Sénéka en poudre; ce qui n'avait pas empêché que tout leur corps n'enflât en peu de minutes, avec une très-grande faiblesse, et presque sans poulx. Mais à mesure que le remède se répandait dans les veines, les forces et le poulx revenaient et l'enflure diminuait. Ils prenaient dans ce tems là trois fois le jour de la décoction de cette racine dans du lait; ce qu'ils continuaient jusqu'à ce que la plaie fût guérie. Ils appliquaient en même tems un cataplâme de la même décoction sur le pied. Au-reste, il faut user promptement de ce remède, car en très peu de tems on meurt de la piqûre du serpent à sonnettes. Mr. Tennant s'est servi de cette racine contre toutes les autres maladies causées par l'épaississement du sang, et elle lui a surtout réussi contre la pleurésie et la péripneumonie.

(A Continuer.)


LE LUTH DE LA MONTAGNE.

Du sommet le plus élevé de ces hautes montagnes qui dominent la ville de B... je contemplais le paysage immense, offert de tous côtés à mes regards. J'étais seul. J'avais laissé mon fidèle A**** dans la ville voisine; avec ordre de ne m'attendre qu'au bout de trois jours, que j'avais destinés à parcourir ces lieux romantiques. Vers le pied de la montagne, je découvrais un hameau qui m'assurait un asyle pour la nuit. Ainsi, libre d'inquiétude, et tout entier à mes sensations, je laissais égarer mon esprit dans la foule de ses vagues pensées, et ma vue dans les variétés d'une perspective admirable. Bientôt les derniers chants des oiseaux 13 m'avertirent, qu'il fallait songer à la retraite. Déja le soleil caché derrière le dos de la montagne opposée, ne frappait de ses rayons d'or que les nuages flottants sur la cime chevelue des arbres qui la couronnent. Je descendais lentement, avec le regret de voir se rétrécir à chaque pas ce vaste horizon, dont mes regards ne pouvaient d'abord embrasser l'étendue. Le crépuscule commençait à les couvrir de ses ombres transparentes, qui se rembrunissaient par degrés, jusqu'à ce que la reine des nuits vînt de nouveau les éclairer des traits argentés de sa lumière. Je m'assis un moment pour jouir encore de ce spectacle. Les nuages s'étaient dissipés. Rien n'interceptait mes regards dans toute l'étendue des cieux. Je parcourais d'une vaste pensée ces espaces infinis. Mes yeux éblouis par les balancements de la terre, et par les feux étincelants des étoiles, allaient se reposer sur le bleu calme et pur du firmament. L'air était frais, sans que le moindre zéphyr l'agitât de son souffle. Toute la nature était plongée dans un profond silence, animé seulement par le murmure léger d'une source lointaine. Etendu sur la mousse, j'aurais peut-être attendu dans une agréable rêverie le retour du soleil; lorsque les sons d'un luth, mêlés aux accents d'une voix ravissante, vinrent frapper mon oreille. Je pensai d'abord que mon imagination se jouait de mes sens enivrés, et j'éprouvai le plaisir de me croire transporté par un songe dans un séjour d'enchantement. Cette douce illusion fut bientôt combattue par des sons nouveaux. Un luth sur la montagne! m'écriai-je en me levant incertain encore. Je tournai les yeux du côté d'où partait la voix. J'aperçus à travers la verdure noirâtre des arbres, les murs blanchis d'une cabane peu éloignée. Je m'en approchai, le cœur palpitant. Quelle fut ma surprise en voyant un jeune paysan tenant dans ses bras un luth qu'il touchait avec la plus grande légèreté! Une femme assise à sa droite, le regardait d'un œil plein de tendresse. A leurs pieds, sur le gazon, étaient dispersés de jeunes garçons et de jeunes filles, des femmes et des vieillards, tous dans une attitude d'admiration et de recueillement. Quelques enfants vinrent devant moi, me regardèrent, et se dirent l'un à l'autre : qui est ce Monsieur-là? Le joueur de luth se retournait lentement sans s'interrompre; mais je ne pus résister au premier mouvement de mon cœur. Je lui tendis la main : il me donna la sienne que je serrai avec transport. Tout le monde alors se leva, et vint se ranger en cercle autour de nous. Je leur dis en peu de mots ce qui m'avait attiré dans ces lieux, et comment je m'y trouvais si tard. Nous n'avons point ici d'hôtellerie, me répondit le jeune paysan : notre hameau n'est pas sur la grande route. Mais si vous ne craignez pas de coucher dans une pauvre cabane, nous tâcherons de vous y bien recevoir.

Si j'avais été frappé de son exécution facile sur le luth, et du goût de son chant, je le fus bien plus encore de la politesse de ses 14 manières, de la pureté de son langage, et de l'aisance avec laquelle il s'exprimait. Vous n'êtes pas né dans un hameau, lui dis-je avec surprise. Je vous demande pardon, me répondit-il en souriant : je suis même de celui-ci. Mais vous devez être fatigué. George! apporte une chaise pour notre hôte. Excusez, je vous prie, monsieur; je dois encore aujourd'hui une romance à mes bons voisins.

Je refusai la chaise, et je me jetai comme les autres sur le gazon. Tout le monde se rassit, et reprit le silence.

Le jeune paysan se mit aussitôt à chanter, en s'accompagnant, une romance populaire; et il la chantait avec une expression si tendre et si naïve, que, dès les premiers couplets, les larmes vinrent aux yeux de toute l'assemblée. J'enviai dans ce moment le génie du poëte rustique, capable de produire de si vives impressions sur des âmes peu cultivées. J'aimais à voir comme les beautés franches et naturelles se font sentir à tous les hommes. Aucun des traits pathétiques ne fut perdu; et au dernier, qui était le plus touchant, je n'entendis autour de moi que des soupirs et des sanglots étouffés.

Après quelques minutes de silence, chacun se leva en essuyant ses yeux. Le bon soir fut souhaité cordialement de part et d'autre. Les voisins, avec leurs enfants, s'en allèrent. Il ne demeura qu'un vieillard, que je n'avais pas remarqué, sur un siége de pierre, à côté de la porte; le jeune paysan, la femme assise auprès de lui; George, dont j'avais retenu le nom, et moi.

Il m'en coûtait de m'arracher de la situation délicieuse où mon âme se trouvait alors. J'étais resté assis le dernier. Je me levai enfin; et j'allai vers le jeune paysan, que j'embrassai avec tendresse. Qu'il est doux, lui dis-je, de rencontrer des personnes qui excitent la surprise au premier coup-d'œil, et qu'on finit par aimer au bout d'un quart-d'heure! Il ne me répondit qu'en me serrant la main. Mon cher monsieur, me dit le vieillard, vous êtes, à ce qu'il me paraît, content de nos plaisirs de la soirée! Je suis bien aise que vous ayez pris si vite de l'amitié pour mon Valentin. Pour cela, vous coucherez cette nuit dans mon lit. Non, non, mon père! interrompit George, qui revenait en courant de la grange. Je viens de m'arranger deux bottes de paille. C'est dans mon lit, s'il vous plaît, que monsieur voudra bien coucher. Il me fallut promettre de céder à ses invitations pressantes. Il prit sous le bras le vieillard qu'il conduisit dans la cabane. Je me trouvai seul avec Valentin, et la jeune paysanne qu'il me présenta comme son épouse. Je leur demandai si, par complaisance pour moi, ils ne voudraient pas encore passer un quart d'heure à nous entretenir au clair de la lune. Très-volontiers, monsieur, répondit Louise, un peu vaine de l'attention avec laquelle j'observais son mari. De tout mon cœur, ajouta Valentin, qui voyait le désir de sa femme.

15

Je m'assis entr'eux au pied d'un tilleul, dont la lune perçait le feuillage de ses rayons.

Depuis combien de temps, mes chers amis, leur dis-je, en prenant la main de Louise, jouissez-vous du bonheur que je vous vois goûter? Depuis six mois, répondit-elle : et il y en aura bientôt neuf, que Valentin est de retour de ses voyages. Vous avez donc voyagé? lui dis-je, avec un mouvement de surprise. — Oui, Monsieur, j'ai employé quelques années à parcourir une partie de l'Europe. — Tout ce que je vois, tout ce que j'entends de vous, excite en moi le plus vif étonnement. Si vous n'avez point quelque motif secret pour me cacher les événements de votre vie; ne refusez point, je vous en conjure, de satisfaire ma curiosité. Oh oui, mon ami! lui dit naïvement Louise : ce monsieur paraît le mériter si bien! Et tu sais que moi aussi, je t'écoute toujours avec tant de plaisir! Valentin, en souriant, se rendit à nos instances; et c'est de sa bouche que part le récit que je vais rapporter, autant que ma mémoire pourra me fournir ses propres expressions.

Je suis né dans cette cabane vers la fin de l'année 1760. J'eus le malheur de perdre ma mère, aussitôt après qu'elle m'eut nourri. Mon père était un des habitans les plus aisés du hameau; mais un procès qu'il eut à soutenir contre un riche fermier du voisinage, l'eut bientôt réduit à la misère; et il mourut de douleur, lorsqu'on vint l'arracher de sa cabane, pour la vendre au profit des gens de la justice. Ce vieillard que vous avez vu, et qui est le père de ma Louise, l'acheta, et vint s'y établir. Il eut pitié de me voir orphelin si jeune : il me donna ses brebis à garder. Je ne recevais de lui qu'un traitement fort doux; ses enfans me regardaient comme de leur famille; cependant la perte de mon père, l'abandon où je me trouvais de mes autres parens, l'idée de me trouver étranger dans la cabane où j'avais pris naissance, la vie solitaire que je menais sur la montagne, tous ces sentiments à la fois affligeaient mon cœur, et ma gaîté naturelle se changeait insensiblement dans une profonde tristesse. Je passais des journées entières à pleurer auprès de mon troupeau.

(Ici Louise retira doucement sa main que je tenais dans les miennes, pour essuyer quelques larmes, et me la rendit avec ingénuité.)

Un soir j'étais assis au plus haut de la montagne, et je chantais tristement la romance que vous venez d'entendre. Je vis entre les arbres un homme vêtu de brun, pâle, et d'une figure pleine de mélancolie, qui m'écoutait. Il avait attendu la fin de ma chanson. Alors il s'approcha de moi, et me demanda s'il était bien éloigné du grand chemin. Oh oui, mon cher monsieur, lui répondis-je : il ne passe qu'à une lieue et demie d'ici. — Ne pourrais-tu pas m'y conduire? — Je le voudrais; mais je ne peux quitter mon troupeau. — Tes parens n'auraient-ils pas un logement à me 16 donner pour cette nuit? — Ah! mes pauvres parents, ils sont bien loin! — Et où donc? — Ils ont vécu honnêtement sur la terre; ils sont heureux dans le ciel.

Le son de ma voix avait frappé cet homme; ma réponse acheva de l'intéresser. Il me fit plusieurs questions, auxquelles j'eus le bonheur de satisfaire d'une manière dont il parut content. La nuit étant venue, je le conduisis dans notre demeure, où il reçut l'hospitalité. Le lendemain il s'entretint secrètement avec le père de Louise. Lorsque je me disposais à retourner au pâturage, je vis George qui prenait la conduite de mon troupeau; et l'on m'annonça que l'étranger m'emmenait avec lui.

(La conclusion au prochain numéro.)


LITTÉRATURE.

De tems à autre, depuis la conquête, des hommes nés hors de notre pays, mais parlant notre langue, et recommandables par leur éducation, leurs talens naturels, ou leurs connaissances acquises, sont venus résider parmi nous, comme pour animer et égayer notre société, prêter du relief à ce que nous pouvions peut-être appeller notre littérature, et nous donner, en quelque sorte, des idées nouvelles sur plusieurs sujets, particulièrement durant l'époque de notre isolement. Du nombre de ces hommes devenus Canadiens par leur résidence dans ce pays, par les liaisons qu'ils y ont contractées, ou les arts qu'ils y ont exercés, a été feu M. Q....l, l'estimable auteur de la pièce qu'on va lire. Homme d'esprit, d'un commerce agréable et d'une humeur joviale, M. Q....l se faisait de la poésie une récréation, sans faire de la versification une espèce de métier, c'est-à-dire, sans s'astreindre toujours aux règles que se sont imposées ceux qui aspirent au titre de poëtes, ou d'habiles versificateurs. On trouve dans ses pièces des licences que l'impression ne souffre pas plus présentement que les fautes d'orthographe; mais la verve poétique, le sel attique même, perce presque à chaque vers. M. Q....l ne s'était pas fait versificateur par l'étude des règles, mais il était né poëte, ou l'était devenu par la simple lecture des beaux modèles. C'est avec vérité et sans flatterie, suivant nous, qu'un poëte français qui a passé et fait quelque séjour dans ce pays, il y a une douzaine d'années, a dit de lui, en faisant allusion à une de ses productions poëtiques :

Q....l, le père des amours,
Semblable à son petit-bon-homme,
Vit encore, et vivra toujours.

Plusieurs de ces pièces nous paraissent dignes en effet de passer à la postérité, du moins, pour ne point exagérer, à la postérité 17 canadienne. Celle qui suit a déjà été imprimée, il y a un certain nombre d'années, dans une espèce d'Almanach, avec quelques fautes de versification que nous avons pris la liberté de faire disparaître, mais sans rien changer au sens des vers. Nous devons ajouter que la personne à qui cette épître est adressée, était un homme estimable sous plusieurs rapports, et qui s'est rendu utile à son pays dans le genre d'occupation qu'il avait embrassé, mais qui ignorait absolument ce que c'étaient que des vers, et n'aurait pas dû conséquemment se mêler d'en faire. Au reste, nous sommes persuadés que M. Q....l aurait été prêt à dire de lui, s'il eût été nécessaire, ce que Despréaux avait dit de Chapelain :

Ma muse, en l'attaquant, charitable et discrète,
Sait de l'homme d'honneur distinguer le poëte.


Epitre a Mr. G...n...r....

Toi qui trop inconnu mérites à bon titre,
Pour t'immortaliser que j'écrive une épître,
Toi qui si tristement languis en l'univers,
G...n...r..., c'est à toi que j'adresse ces vers.
Quand je vois tes talens restés sans récompense,
J'approuve ton dépit et ton impatience;
Et je tombe d'accord que nous autres rimeurs
Sommes à tort en butte à messieurs les railleurs.
Je sais qu'à parler vrai, ta muse un peu grossière,
Aux éloges pompeuse ne peut donner matière;
Mais enfin tu fais voir le germe d'un talent
Que doit encourager tout bon gouvernement,
Qui de chaque sujet distinguant bien la classe,
Met le rimeur toujours à la première place.
Mais celui par malheur sous lequel nous vivons,
Ne sut jamais, ami, tout ce que nous valons.
Quelle honte, en effet, au pays où nous sommes,
De voir le peu de cas que l'on fait des grands hommes!
De moi, qui méritait qu'on célébrât mon nom,
Par mes vers, ma musique, et ma distraction,
Et qui pourtant obscur dans un humble village,
De ce gouvernement ne reçus nul hommage,
De toi-même, en un mot, qui pour avoir du pain,
Vois ta muse réduite à chanter au lutrin,
Et dois dire à part toi, chaque fois que tu dînes,
J'arrache ce repas de vêpres ou matînes.
Ainsi donc de notre art méconnaissant le prix,
L'on nous met en oubli, nous autres beaux esprits;
Et nos noms par l'effet d'un aveuglement triste,
18 Des emplois à donner ne sont point sur la liste.
Tandis que tant de gens, sur leurs simples renoms,
Obtiennent de l'état de bonnes pensions.
Et ces gens qui sont-ils? Les uns des militaires,
En tout point dépourvus de talens littéraires,
Qui, parcequ'un boulet leur a cassé le bras,
S'imaginent que d'eux l'on doit faire un grand cas;
Les autres, magistrats, juges, greffiers, notaires,
Conseillers, médecins...... ou même apothicaires...
Car sur la liste enfin des gens à pension,
L'on trouve tout état, toute profession,
Le rimeur excepté. Quelle injuste manie!
Faut-il que sans pitié la fortune ennemie
Nous ait, pour nos péchés, cloués dans un climat
Où les gens sont sans goût,...... ou l'ont trop délicat.
Ils loûront un soldat qui le péril surmonte;
On s'épuise à rimer, personne n'en tient compte!
O tems! ô mœurs! ô honte! Eh! que diront de nous
L'Iroquois, l'Algonquin et le Topinambous?
Chez eux l'homme d'esprit peut hardiment paraître;
Quiconque à des talens se fait du moins connaître.
Eh! ne rendent-ils pas des hommages divins
A leurs jongleurs, sorciers, astrologues, devins?
Parcours tout l'univers, de l'Inde en Laponie,
Tu verras que partout on fête le génie,
Hormis en ce pays; car l'ingrat Canadien
Aux talens de l'esprit n'accorde jamais rien.
Et puisque par hazard je suis sur ce chapître,
Je te veux, cher ami, prouver en cette épître,
Que chez eux l'on a beau vouloir se surpasser,
Jamais l'homme à talens ne saurait s'avancer.
Moi-même j'en ai fait la dure expérience.
Voici le fait : privé de retourner en France,
J'arrive en ce pays : pleins d'affabilité,
Ils exercent pour moi leur hospitalité,
De ce je ne me plains. Mais, las! point de musique,
A table, ils vous chantaient vieille chanson bachique;
A l'église c'était deux ou trois vieux motets
D'un orgue accompagnés qui manquait de soufflets,
Cela faisait pitié. Moi, d'honneur je me pique :
Me voila composant un morceau de musique,
Que l'on exécuta dans un jour solemnel :
C'était, s'il m'en souvient, la fête de Noël.
J'avais mêlé de tout dans ce morceau lyrique,
Du vif, du lent, du gai, du doux, du pathétique :
En bé mol, en bécarre, en dièze, et cétera,
Jamais je ne brillai si fort que ce jour là.
19 Hé bien, qu'en avient-il? On traite de folâtre
Ma musique qu'on dit faite pour le théâtre.
L'un se plaint qu'à l'office il a presque dansé;
L'autre dit que l'auteur devrait être chassé :
Chacun sur moi se lance, et me pousse des botte.
Le sèxe s'en mêla, mais surtout les dévotes :
Doux Jésus, disait l'une, avec tout ce fracas,
Les saints en paradis ne résisteraient pas.
Vrai Dieu! lorsque ces cris, disait une autre, éclatent,
On dirait qu'au jubé tous les démons se battent.
Enfin, cherchant à plaire, en donnant du nouveau,
Je vis tout mon espoir s'en aller à vau l'eau.
Pour l'oreille, il est vrai, tant soit peu délicate,
Ma musique, entre-nous, était bien un peu plate;
Mais leur fallait-il donc des Handel, des Grétrys?
Ma foi qu'on aille à Londres, ou qu'on aille à Paris.
Pour moi, je croyais bien, admirant mon ouvrage,
Que de tout le public j'obtiendrais le suffrage,
Mais de mes amis seuls vivement applaudi,
Je vis bien qu'en public j'avais peu réussi.
Ainsi j'abandonnai ce genre trop stérile.
Ce revers néanmoins, en m'échauffant la bile,
Ne faisait qu'augmenter le désir glorieux
Par mes talens divers de me rendre fameux.
Je consulte mon goût, et j'adopte Thalie.
Bientôt de mon cerveau sort une comédie.
Une autre la suivit. Deux pièces, c'est beaucoup;
On parlera de moi, disais-je, pour le coup :
En tous lieux, j'entendrai célébrer mon génie;
Mais je ferai surtout briller ma modestie :
Les honneurs et les biens s'en vont pleuvoir sur moi;
Mais je me veux montrer généreux comme un roi.
Tels étaient mes projets. Et toi, mon cher confrère,
Si l'on eût su juger des vers que tu sais faire;
Si ta muse applaudie eût changé ton destin,
Partout, au lutrin même, on t'aurait vu moins vain.
Les succès n'enflent point un homme de génie,
Et s'il se montre fier, c'est qu'on les lui dénie.
Ergo, c'est de tes vers le défaut de succès
Qui te donne un regard fier comme un Ecossais.
Si l'on eût lu pourtant ton épître admirable
A dame du canton, pour toi si secourable;
Ou si l'on connaissait le joli compliment
Que ta muse enfanta pour un représentant!
Un lecteur de bon goût eût eu l'âme ravie,
Et ton nom paraissait en dépit de l'envie.
Je l'ai lu cet écrit; certes, il était beau,
20 Car pour l'orner ta muse avait pillé Boileau.
Je l'eus pendant longtems gravé dans la mémoire,
Mais tout s'oublie enfin. Reprenons mon histoire :
Je te disais comment, facile à décevoir,
Sur mon drame nouveau, je fondais mon espoir.
Ma pièce enfin paraît : ô flatteuse soirée :
Oh! il faut être auteur pour en avoir l'idée.
On rit, on rit, on rit, mais ce fut tout aussi;
Jamais je n'en reçus le moindre grand-merci :
Et, qui pis est, privé des honneurs du poëte
Pas un seul mot de moi ne fut sur la gazette.
Est-il rien de plus dur? puis faites-vous auteur;
Epuisez votre esprit pour plaire au spectateur!
On vous applaudira; d'accord; mais dans la troupe,
Diable, s'il en est un qui vous offre sa soupe.
Tu vois, cher G...n...r..., par mon sort inhumain,
Que nous pouvons nous joindre et nous donner la main.
Tous deux, sans contredit, avons droit de nous plaindre :
Mais plaignons-nous tout bas, et sachons nous contraindre.
Si l'on se rit de toi, consolons-nous tous deux;
Tu vois qu'hélas, mon sort n'est guère plus heureux,
Et que de mes succès, musicien et poëte,
J'ai lieu d'être content comme un chien que l'on fouette.
Mais aussi qui dira si de méchants esprits
N'ont point quelque raison de blâmer nos écrits?
Pour moi, je t'avoûrai que mon œuvre comique
N'eût pu d'un connaisseur soutenir la critique.
J'avais quatre grands mois travaillé comme un chien,
Et la pièce, entre-nous, ma foi, ne valait rien.
On l'avait dit du moins, et j'en eus connaissance.
Mais doit-on être ici plus délicat qu'en France?
Où souvent maint auteur qui prétendait briller,
Endormait le parterre et le faisait bailler.
Non, non, je me reprends, la pièce était très bonne,
Et si je n'en reçus compliment de personne,
C'est que pour les talens, et pour les vers surtout,
Ces gens-ci n'ont point d'âme... ou qu'ils ont trop de goût.
Je conviens que tes vers ne valent pas grand'chose,
Qu'un lecteur bonnement croit lire de la prose;
Cependant dussent-ils cent fois plus l'ennuyer,
D'un compliment du moins on devrait te payer.
Mais non, d'un air railleur et qui sent la satire,
Si de toi je leur parle, ils se mettent à rire :
Et d'un rimeur enfin ils font bien moins d'état
Que d'un maçon habile, ou même d'un soldat.
Boileau l'a déja dit, et moi je le répète,
C'est un triste métier que celui de poëte.
21 De ceci cependant ne sois point affecté,
Nous écrivons tous deux pour la postérité.
Bien d'autres, il est vrai, jouissant de leur gloire,
Ont vu leurs noms inscrits au temple de mémoire.
Gresset et Despréaux par leurs contemporains
Furent, dès leur vivant, loués pour leurs lutrins.
De Belloi, de Ronsard, et Molière et Racine,
Bien choyés, bien payés, avaient bonne cuisine.
Pour nous, cher G...n...r..., dans ce pays ingrat,
Où l'esprit est plus froid encor que le climat,
Nos talens sont perdus pour le siècle où nous sommes;
Mais la postérité fournira d'autres hommes,
Qui goutant les beautés de nos écrits divers,
Célèbreront ma prose aussi bien que tes vers.
Prédire l'avenir est ce dont je me pique :
Tu peux en croire enfin mon esprit prophétique :
Nos noms seront connus, un jour, en Canada,
Et chantés de Vaudreuil jusqu'à Kamouraska.


LES FORGES DE St. MAURICE, DE BATISCAN, ET DE MARMORA.

La Fonderie de St. Maurice est située dans le fief St. Etienne, (derrière la seigneurie de St. Maurice,) au confluent d'une petite rivière avec le St. Maurice, à environ huit milles audessus de la ville des Trois-Rivières. Les bords élevés de la rivière embellis d'une variété de beaux arbres groupés de chaque côté, la teinte foncée des vastes forêts de sapin, et des bois immenses du voisinage, et les ombres plus éloignées et plus adoucies des hautes montagnes qui bornent la vue, forment ensemble une perspective hardie et magnifique, quand on la considère du lieu où la route monte sur le sommet de la chaîne qui domine la vallée. La Fonderie elle-même est remplie de toutes les commodités convenables à un vaste établissement : les fournaises, les forges, les fonderies, les boutiques, (ou atteliers,) &c. avec les habitations et les autres bâtimens, offrent tous ensemble l'apparence d'un village passablement grand. Les principaux articles qu'on y manufacture consistent en poëles de toute espèce, dont on se sert dans les provinces, en grandes chaudières pour faire de la potasse, en machines pour les moulins, en ouvrage de fer fondu ou travaillé de toute espèce. On exporte aussi une grande quantité de gueuses et de fer en barres. Le nombre des hommes employés est de 250 à 300; les principaux contre-maîtres, et les personnes employées à faire les modèles, &c. sont Anglais ou Ecossais; les ouvriers sont généralement des Canadiens.

Dans le premier établissement de cette fonderie, vers 1737, le 22 minerai se trouva en grande abondance près de la surface, et il ne le cédait en qualité à aucune des mines de l'Europe pour la fléxibilité du métal. D'abord les différentes veines furent mises en œuvre avec très peu d'habileté; mais en 1739, on fit venir de France un artisan qui réunissait la connaissance des différentes branches de manufactures de fer fondu et travaillé à une connaissance suffisante de l'art d'exploiter les mines; cette acquisition donna lieu à de grandes améliorations, qui ont fait des progrès continuels, et l'établissement est conduit maintenant presque avec autant d'habileté et sur le même principe que ceux du même genre en Angleterre et en Ecosse. Il paraîtra un peu singulier que ni l'une ni l'autre des deux provinces ne produisent le sable propre à la fonte du fer; mais c'est un fait, et les propriétaires importent de l'Angleterre tout celui dont ils se servent dans cette opération.

Le bois propre aux forges croît en abondance dans les environs; on en coupe une grande quantité que l'on transporte chaque hiver sur des traineaux aux fournaises, où on le convertit en charbon pour l'usage des fonderies.

A environ six milles en remontant, sur la rive orientale de la rivière Batiscan, est la Fonderie du même nom : elle est composée d'une fournaise ou d'un bâtiment pour fondre la mine, d'un autre pour couler le fer, de deux forges, de maisons d'habitation et de différents autres bâtimens. La manufacture de cet endroit est conduite sur le même plan que celle de St. Maurice; on en exporte des gueuses et du fer en barres, mais non en aussi grande quantité que de l'autre fonderie. Cet établissement appartient à plusieurs individus. D'après la nature dispendieuse des travaux qui exigent de grandes sommes d'argent pour les tenir en activité, le revenu n'est pas en proportion égal à celui de la fonderie de St. Maurice. Il n'y a pas de doute que cet établissement, ainsi que le premier, ne soit très-utile à la province, en ce qu'il ouvre un champ au travail et à l'industrie, et qu'il établit une concurrence pour la fourniture d'articles d'une consommation intérieure; cependant, on dit que ce n'est pas une spéculation très-avantageuse pour les propriétaires.


Ainsi écrivait M. Bouchette, il y a dix ou douze ans. Nous croyons que depuis lors il s'est fait des améliorations dans les deux établissement ci-dessus, surtout pour ce qui regarde la manufacture des poëles, auxquels on donne présentement, à ce qu'il nous semble, plus de poli et de beauté qu'on ne faisait ces années passées. On a remarqué depuis longtems que les poëles fabriqués de fer canadien sont beaucoup moins sujets à se casser par l'effet du feu que ceux qui s'importent d'Angleterre ou d'Ecosse.

Depuis lors aussi, il a été établi deux fonderies, près de cette ville, celle de Ste. Anne, et celle de Ste. Marie, où l'on fabrique plusieurs des articles mentionnés précédemment, des machines 23 pour les vaisseaux, &c. à vapeur, et même des cloches. La fonderie de Ste. Marie a été transportée dernièrement, nous dit-on, de Ste. Marie à Ste. Catherine.


C'est aussi depuis quelques années qu'ont été établies par un Mr. Hayes, les forges de Marmora, dans le Haut-Canada. Ces forges sont situées sur la petite rivière de Marmora, qui se jette dans la rivière Trent, à environ huit lieues de l'embouchure de cette dernière dans la Baie de Quinté. L'établissement se compose de deux grandes fournaises, trois maisons, une forge munie de deux grands marteaux; un moulin à farine et un moulin à scie, une tannerie, un comptoir, des hangards ou magazins, un attelier de forgeron, des étables et huit corps de logis doubles en un rang pour les ouvriers, une école, une fonderie, un attelier de charpentier, un magazin de marchandises sèches, une boutique d'épicier, et une potasserie. Chaque fournaise a trente-cinq pieds de hauteur et huit de largeur par le haut, et peut recevoir environ soixante-douze quintaux de minerai et cinq cent boisseaux de charbon, dans l'espace de vingt-quatre heures, et produit environ cinquante quintaux de bon fer, dans une semaine. On prépare le minerai pour les fournaises, en le brulant dans des fourneaux et le concassant ensuite. Les qualités particulières du métal sont la dureté et la roideur. On en fabrique des chaudières à potasse, des machines pour les moulins, des vaisseaux creux de toutes sortes, et des gueuses pour les forges. Le nombre des ouvriers employés pendant l'été ne passe pas une centaine, mais en hiver, il peut aisément s'élever à cent cinquante.

Ces forges de Marmora peuvent faire un peu de tort au commerce du Bas-Canada, mais elles doivent être d'un grand avantage aux habitans de la province supérieure, qui ont ainsi près de chez eux, et conséquemment à beaucoup meilleur marché, presque tous les articles de taillanderie qui peuvent leur être nécessaires.


C'est ainsi qu'en même tems qu'il travaille pour lui-même, un homme entreprenant, comme Mr. Hayes, peut se rendre utile à ses concitoyens, surtout s'il sait se contenter d'un profit raisonnable. Un tel homme est digne, suivant nous, d'un encouragement particulier de la part du public, et c'est presque un devoir indispensable de lui donner la préférence, lorsque toutes choses sont égales d'ailleurs; nous dirions presque, quand même il y aurait un peu de différence.

Les manufactures en général, nous semblent avantageuses sous plus de rapports dans des pays nouveaux comme les nôtres, qu'elles ne le seraient dans des pays plus anciens, plus avancés et plus peuplés; car ce n'est pas seulement le commerce proprement dit qu'elles favorisent ici, mais encore divers genres d'industrie, le défrichement des terres dans le voisinage, l'augmentation de la population, &c.


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MES TABLETTES DE 1813.

Tel est le titre donné à un petit ouvrage manuscrit d'un de nos compatriotes canadiens, qu'on pourrait aussi intituler "Journal d'un voyage fait dans le Haut-Canada, en 1813," et dont nous avons eu la permission de faire des extraits pour la Bibliothèque Canadienne. Les observations sont généralement courtes, et peut-être les trouvera-t-on en conséquence peu instructives. Mais on devra être persuadé que l'auteur, quoiqu'homme d'esprit et bon observateur, ne pouvait guère faire plus, si l'on considère qu'il avait à s'occuper sur la route, en qualité de militaire, de devoirs et de soins qui devaient ne lui laisser que très peu de tems pour décrire, ou même pour contempler, les scènes qui s'offraient à sa vue. Il écrivait d'ailleurs à des amis et pour des amis; de là la légèreté, et quelquefois la familiarité du style, &c. Il a depuis mis au net les notes qu'il avait prises sur les lieux; et s'aidant des observations des voyageurs et autres écrivains judicieux et instruits, il a fait du tout un autre petit ouvrage qu'il a intitulé : Topographie du Haut-Canada, et qu'il se proposait de donner au public. Mais il y a déjà dix ans que ce petit ouvrage est fini; et dans ce court espace de tems, il s'est opéré des changemens étonnants dans un pays dont l'avancement fait des progrès si rapides. Il a donc renoncé au projet de faire imprimer ce petit ouvrage, du moins dans son présent état, et nous avons cru nous-même devoir plutôt extraire de ses Tablettes que de sa Topographie, rédigée postérieurement; parce que l'état actuel du pays, mis en regard, si l'on peut ainsi parler, avec celui de 1813, fera davantage admirer l'industrie et l'esprit d'entreprise des Haut-Canadiens, qui ont pu, en si peu d'années, opérer de si grands changemens pour le mieux. Pour celui qui a vu le Haut-Canada en 1813, et le voit encore en 1825, ou pour celui qui ne l'a vu qu'en 1825, et lira ces extrait, le rapprochement ne peut être que très-intéressant, et propre à faire naître dans son âme le sentiment de la satisfaction mêlé à celui de l'étonnement. Il doit en être de cela comme des dénombremens d'une ville, ou d'une province, dans un état d'accroissement progressif; la comparaison entre le plus ancien et le plus récent met, pour ainsi dire, sous les yeux l'augmentation de la population et la différence d'une époque à l'autre. Mais il est tems de suivre notre auteur dans sa route du voisinage de Montréal à Kingston, ou à l'ancien Cataracoui, où l'Itinéraire se termine.

"Les Ecluses. — La vieille Porte de Ville. — J'ai quitté St. Philippe, (Bas-Canada,) le premier du mois, et après avoir diné chez l'ami Sanguinet, à la Tortue, je suis allé coucher à Châteauguay, chez un Docteur-Aubergiste!

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"Le 2, nous laissâmes Châteauguay et allâmes diner à l'Ile Perrot, près de l'église. Il y a là une espèce de village, assez gentil, sur un site fort élevé; d'où l'on voit avec avantage les belles terres de Châteauguay, le Lac des Deux Montagnes et le magnifique Côteau des Cèdres, dont la cîme élevée est couronnée de vieux pins toujours verts. C'est au pied de ce côteau majestueux que se trouvent les écluses, le premier ouvrage de ce genre que j'aie encore vu. C'est près de ce canal artificiel, coupé dans le roc vif, que sont les Cascades, rapide dangereux à passer, et qui, par cela même, a porté le gouvernement à construire les écluses. Ce canal, qui traverse dans toute sa largeur la pointe de roche qui s'étend au bas du Côteau des Cèdres, est revêtu de murs solides dans presque toute sa longueur, et orné d'un joli pont en demi-lune, dont l'arche est faite des pierres de taille qui formaient le ceintre d'une de nos anciennes portes de ville, la porte des Récollets de Montréal. Je me trouvai en pays de connaissance; j'en ressentis d'abord du plaisir : eh! pourquoi donc l'émotion que j'éprouvai à la vue de ces pierres? Pourquoi, ensuite, ce serrement de cœur en les voyant dépouillées du vêtement foncé que je leur avais vu ci-devant, et qu'elles avaient reçu du tems? Ah! ce pont, tout beau, tout solide qu'il est, ne vaut pas à mes yeux la vieille porte des Récollets! son habit antique rappellait des souvenirs! Et si je tremblais, autrefois, en passant sous cette arche menaçante, j'avais au moins... traversé des ruines!

"Cornwall, ou New Johnstown. — Le 4, au soir, nous nous sommes rendus à Cornwall, harrassés et fatigués des chemins, autant que possible.

"Cornwall est la première ville du Haut-Canada qu'on rencontre en montant à Kingston : elle est agréablement située, bâtie dans une baie commode et coupée par un petit ruisseau. Les rues en sont larges et droites, le terrain doucement incliné. On y voit une église, une cour de justice, une prison et quelques bonnes maisons; le tout en bois et de bon goût. Le gouvernement y a des cazernes, où il entretient une petite garnison. La maison ci-devant occupée et connue sous le nom de "Collège de Cornwall," est abandonnée; il n'y a qu'une école, où les enfants apprennent au moins à lire et à écrire. Le terrain qu'occupe cette ville est déjà spacieux, mais ce ne sont encore que de grands emplacements entourés de clôtures, dont les trois quarts, pour le moins, sont nuds de bâtiments. Le commerce y était florissant avant la déclaration de guerre de l'Amérique; son collège avait quelque réputation; ceci, joint à la beauté du site, aurait bientôt rendu Cornwall une ville assez considérable : mais un morceau de papier, accompagné de quelques coups de fusils, a tout détruit! On a déserté le temple des muses, et le marchand a troqué son aune contre une roquille... et un mousquet!

"Cornwall a aussi le nom de New Johnstown. C'est la capitale 26 du district de l'Est : elle est au front du township de Cornwall, et dans le comté de Stormont. Les bateliers Canadiens l'appellent encore la Pointe Maligne. Elle est distante de Montréal de quatre-vingt-deux milles.

"Le 5, nous ne fîmes que deux lieues, et vînmes planter piquet à Mille-Roches. Le mauvais tems ne nous permet pas d'aller plus loin.

"Le 6, nous pliâmes bagage de bonne heure, passâmes le Long-Sault, le Rapide-plat, et prîmes nos quartiers de nuit chez un Hollandais du nom de Chrystler, capitaine-recruteur, riche propriétaire, superbement établi, dans le township de Williamsburg. Tout le corps d'officiers logea chez lui, et il abandonna même à nos hommes une grande chambre de sa belle maison pour leur usage. Sa femme, aussi hospitalière, que lui-même se montra prévenant, leur fit servir du lait, des légumes, &c. On eut enfin pour eux et pour nous mille attentions. Le capitaine Chrystler est un fermier aisé et vit noblement : ses terres et le commerce de bois de construction l'enrichissent tous les jours. Nous eûmes chez lui d'excellents lits et ne quittâmes qu'à regret sa maison, le lendemain, après un ample déjeuner à la fourchette. Il m'engagea à laisser ma voiture chez lui, fit atteler la sienne, et me remit aux soins de son homme de confiance, qui m'a conduit ainsi jusqu'à Cananocoui, et m'a été d'un grand secours dans toute cette route.

"Le 7. — Partis de Williamsburg le 7 au matin, nous sommes allés camper, le soir, à deux lieues du village voisin (Johnstown,) dans une vilaine bicoque, où des sauvages avaient pris refuge avant nous, où nous n'avons trouvé rien du tout à manger, quoique bien affamés, et dont l'hôtesse, je crois était malade imaginaire. Quelle transition! On lui demandait à manger, elle nous parlait de son mal. On lui demandait un lit, elle nous racontait de nouveau sa maladie. On se mit à lui parler un peu français, elle faillit tomber en syncope. Il fallut se coucher, de crainte de pire accident.

"Le 8, nous allâmes déjeuner à Johnstown, ci-devant Oswegatchie. La ville de Johnstown, capitale du district du même nom, dans le township d'Edwardsburg et le comté de Grenville, est bâtie sur le fleuve St. Laurent, et éloignée de Montréal d'à-peu-près 126 milles. Une cour de justice, une prison, une bonne auberge, quelques maisons particulières sur le grand chemin, et un magazin pour le Roi, sont les seuls bâtimens qu'on y voie.

"Les positions de Cornwall et de Johnstown sont des plus judicieuses. La première de ces villes étant au pied des rapides a l'avantage d'une navigation libre et sans obstacle dans toute l'étendue du Lac St. François; et de Johnstown, à la tête de ces mêmes rapides, les vaisseaux peuvent aller sans difficulté jusqu'à Queenstown, et à tous les ports et hâvres du lac Ontario.

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"Nous laissâmes à cet endroit nos femmes et enfans, nos malades et notre gros bagage, afin d'accélérer la marche. Nous eûmes bientôt fait les trois milles qui nous séparaient de Prescott, ou New Oswegatchie, au front du township d'Augusta, sur le bord du fleuve. Ce village, qui est joliment habité, est bâti sur un rocher un peu élevé. On l'appelle encore, comme on l'appellait autrefois, la Galette. Les bâtisses n'ont rien de remarquable; mais c'est le poste militaire le plus fort que j'aie encore passé sur cette route. Plus bas que le village, sur la gauche, est un bas-fond, qu'on a entouré ou cerné de branches et autres embarras, pour ajouter à la difficulté des approches de ce côté. A peu de distance de ce lieu, en arrière de Prescott, on élève, dans ce moment, des fortifications en terres et fascines assez considérables, où nous aurons du gros canon; l'enceinte, quarrée, doit être entourée d'un fossé, et renfermer une forte redoute, des magasins et casemates capables de contenir une bonne garnison. (C'est ce qu'on a nommé, depuis, le Fort Wellington.) A droite de ce village, en montant, il y a quelques batteries. La garnison est forte et composée de troupes et de milices.

"Au sud du fleuve, vis-à-vis cet établissement et sur la rivière Oswegatchie, sont les ruines d'un ancien fort de ce nom, que les Français appellaient le Fort de la Présentation; et, à côté, le superbe et riche village d'Ogdensburg. Les Américains y ont des batteries.

"Le 9, au matin, de bonne heure, nous étions à 142 milles de Montréal, c'est-à-dire, à Brockville, ci-devant Elizabethtown. — Ce village, le plus joli, sans contredit, que l'on rencontre en remontant le fleuve, et le plus agréable sans doute par la beauté du site et l'élégance des bâtisses, est au front du township d'Elizabethtown, dans le comté de Leeds. Le chemin du roi est la seule rue qu'on y voie, mais elle est large, longue et toujours droite. — Plusieurs grandes maisons de brique et de bois, bâties avec goût, et dont quelques unes sont couvertes en argamasse, s'élèvent des deux côtés. Dans l'endroit le plus haut du village, en face d'une place publique, on a dernièrement construit un grand et bel édifice de brique : c'est la cour de justice, qui, vû les circonstances actuelles, sert d'église, de prison et de corps-de-garde. Ce village, connu ci-devant sous le nom d'Elizabethtown, a pris celui de Brockville, à l'occasion de la nomination du général Brock à la Présidence du Haut-Canada.

"De plusieurs moulins, à jeux de plusieurs scies marchant ensemble, qu'il y a dans le Haut-Canada, celui de Mr. Jones, à Brockville, a particulièrement retenu le nom de "Moulin des quatorze scies," dont nos compatriotes ont fait le synonyme de Brockville : ainsi, dans l'itinéraire de nos bateliers Canadiens, un voyage au Moulin des quatorze scies, veut dire un voyage à Brockville.

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"Le 11. — Cananocoui. — C'est un petit poste militaire à trente-quatre milles audessus de Brockville. Il est situé au front du township de Leeds, dans le comté du même nom, et prend le sien de la rivière Cananocoui, qui, tirant sa source d'une chaîne de lacs dans l'intérieur des terres, vient se jetter dans le St. Laurent à cet endroit. J'y ai vu une redoute, quelques miliciens, trois ou quatre maisons, un grand pont, et une belle chûte qui fait tourner un autre moulin à quatorze scies, dont un colonel Stone est le propriétaire : voilà tout. Depuis Brockville, nous avons constamment voyagé dans un bois de la plus haute futaie. Nous revoyons ici le St. Laurent, mais nous allons de nouveau nous replonger dans la forêt, pour n'en sortir qu'à la vue de Kingston, ou de l'ancien Cataracoui, distant encore de trente-cinq milles.

"Route, par terre, de Montréal à Kingston, ou l'ancien Cataracoui. — Quand vous montez de Montréal à Kingston, vous côtoyez constamment le Fleuve (St. Laurent,) jusqu'à près de six milles audessus de Brockville. Les chemins sont assez bons dans cette partie de la province, surtout depuis Cornwall. A six milles audessus de Brockville on entre dans le bois : on y trouve des chemins généralement désagréables; des pontages d'une étendue considérable, à travers des savanes ou des pays bas et marécageux; des ponts dont plusieurs sont remarquables par leur solidité, leur longueur, quelquefois même par leur hardiesse, étant construits sur de gros ruisseaux ou des rivières assez larges. Dans toute cette route jusqu'à Kingston, on est privé de la vue du fleuve; si ce n'est à Cananocoui, où le chemin s'en rapproche un instant, pour s'en éloigner aussitôt, et vous faire traverser une suite de rochers couverts de bois.

"Rien de plus agréable que la vue du St. Laurent dans la première partie de ce trajet. Bien qu'en quelques endroits sa largeur soit moindre que la portée du fusil, elle est généralement telle, partout ailleurs, qu'on ne peut se refuser à en admirer la majesté. Tantôt il coule mollement entre les lits de verdure qui tapissent ses bords élevés; tantôt il pousse avec fierté ses eaux limpides, ou précipite avec fureur ses ondes écumantes. Les côteaux qui le bordent semblent le saluer dans leur pente doucement inclinée, et mille rivières et ruisseaux lui portent le tribut de leurs eaux; tandis que les arbres antiques qui s'élèvent avec orgueil dans les airs, et bornent de toute part le tableau, lui font de leurs cîmes, toujours vertes, une couronne éternelle. Tel est le St. Laurent. Ce n'est pas tout. Représentez-vous de charmants villages sur ses deux côtés; figurez-vous une longue rue, décorée de belles maisons en pierre ou en bois, peintes de toutes couleurs; des îles dont les tapis verts et émaillés se répètent dans l'azur de ses ondes; imaginez enfin toute cette variété d'objets se présentant à la fois — dans les sinuosités du fleuve — à l'œil avide du spectateur ami de la belle nature : voilà encore le St. Laurent.

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"Mais quittez ses rivages; enfoncez-vous dans les forêts imposantes et les rochers affreux qui séparent Brockville de Cataracoui..... Quel changement de scènes! Des arbres d'une hauteur prodigieuse y répandent le sombre de la nuit; des roches énormes dans leurs masses bornent la vue de tous côtés, et le vêtement funèbre dont le tems les a couverts — en attristant l'œil du voyageur, le frappe lui-même d'une espèce d'effroi. De distance à autre, vous rencontrez de ces canaux profonds que la nature a creusés à pic dans le roc pour donner passage à une rivière. Un pont hardi est suspendu aux deux parois du précipice. L'impétuosité du courant qui passe audessous de vous, avec la rapidité de la flèche, vous saisit et trouble votre marche; et le pied craintif repose à peine sur l'édifice élevé pour votre utilité. Il faut dire pourtant que si ce bois a ses horreurs, on y voit aussi de belles chûtes ou cascades, qui étonnent par leur hauteur, et dont la beauté console au moins le voyageur attristé. On en passe plusieurs sur la route, et, au pied, on apperçoit toujours quelques moulins à scie, à farine, même à carder, ou pour d'autres fins."


DE L'INFLUENCE DE LA FORME DU GOUVERNEMENT SUR LES NATIONS.

Le despotisme existe partout où les pouvoirs sont cumulés. — Lorsque le pouvoir exécutif, législatif et judiciaire, se trouve entre les mêmes mains, il devient nécessairement absolu. Il n'y a aucune défense possible contre celui qui possède à la fois le pouvoir de tout administrer, de faire les lois, de les exécuter et de décider, selon son bon plaisir, si l'on est innocent ou coupable.

Lorsque des bases premières sont fausses, on en ressent l'influence en toutes choses.

La relation de maître à esclave permet difficilement de conserver une idée juste des véritables rapports des hommes entre eux.

La liberté ne saurait se maintenir longtemps à côté de l'esclavage. Si la liberté n'existe pas pour tout le monde, elle n'existera bientôt pour personne.

Le roman du paganisme agissait sur les sens et sur l'imagination, mais son influence s'arrêtait là. La religion chrétienne dans sa pureté originaire transporte l'homme dans le monde des intelligences : il ne dépend plus de la terre, il brave ou n'aperçoit plus les injustices de la puissance. Elle a établi entre tous les hommes, comme enfans d'un père commun, le lien de la charité fraternelle, que les anciens n'ont jamais connue.

Une tendance commune se trouve dans tous les temps, c'est le désir du pouvoir. L'homme est aussi disposé à défendre la puissance qu'il se flatte de partager que celle qu'il possède lui-même. 30 Un instinct secret le porte à l'accroître, sans bien se rendre compte de ce qu'il fera, et sans penser aux dangers auxquels elle expose ceux qui ne savent pas en faire un bon usage. S'il en abuse, c'est plutôt une suite de la faiblesse humaine et du défaut de réflexion que d'une préméditation coupable. Peu d'hommes seraient réellement partisans du pouvoir absolu, s'ils avaient assez d'étendue d'esprit pour en embrasser les conséquences.

L'impartialité ne met sans doute pas à l'abri de l'erreur, mais les erreurs d'un homme impartial sont rarement tout-à-fait hors du chemin de la vérité.

Il y a une noblesse de tous les temps et de tous les pays, qui a toujours existé, et qui existera toujours, parcequ'elle résulte de la nature humaine et de la force des choses : c'est la noblesse d'opinion.

Tous les citoyens doivent supporter également les charges publiques; le mérite seul a droit aux emplois sans exception de personne, et l'on ne saurait arborer des signes ostensibles d'une prééminence qui ne doit pas exister.

Les honnêtes gens ne sont bons à rien pour les hommes sans principes. On ne peut les employer qu'à des choses honorables.

Ne récompensez pas en excitant des passions petites et puériles, en donnant à la justice l'apparence d'un bienfait destiné à faire des créatures et à s'assurer leur reconnaissance. Cherchez d'autres moyens dignes d'un gouvernement qui dirige sa pensée vers les grands intérêts de l'humanité et de la chose publique.

Dans un pays qui jouit d'une constitution véritable, la marche est tracée, tous les inconvéniens disparaissent.

Les gouvernemens et les dinasties se sont établis par la force et l'habileté; ils périssent par l'injustice et l'impéritie.

On voit partout les mêmes causes et les mêmes effet, les mêmes vices et les mêmes fautes : les vertus ne sont pas les mêmes; le germe en existe en tout pays; mais ainsi que les plantes, il ne se développe que lorsqu'il est frappé par la lumière.

On n'ignore plus que le pouvoir ne reste légitime que par le bon usage que l'on en fait, et qu'il cesse de l'être lorsque les abus passent un certain terme.

Les hommes peuvent-ils acquérir une existence morale en se croyant la propriété d'un de leurs semblables, en attendant tout de la pensée et de la volonté d'autrui? S'attacheront-ils davantage au sol qui les a vus naître, en obéissant aux ordres d'un maître absolu? Croiront-ils avoir une patrie?

La patrie de l'esclave diffère peu de celle de l'animal. C'est le chenil où il reçoit ses coups de fouet, le râtelier où il trouve sa nourriture, avec un alliage d'habitudes grossières et de sentimens bruts.

Tout le monde sait combien des rapports bornés et minutieux rendent l'esprit étroit. Un subalterne vieilli dans les détails devient incapable de remplir une grande place.

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Les peuples ont été invincibles lorsque des sentimens religieux ou politiques, l'amour d'une patrie commune, peu importe qu'on la voie dans le ciel ou sur la terre, leur ont imprimé cette impulsion à laquelle rien ne résiste.

Un souverain dont l'ambition calculerait avec justesse la force et la faiblesse des états, saurait que la force morale de l'homme est bien supérieure à sa force physique, qu'elle diminue à mesure qu'il devient instrument passif; et que la puissance des nations augmente en raison de la bonté de leurs institutions politiques.

L'homme qui concentre l'usage de ses facultés dans l'obéissance à la volonté d'autrui, et sa pensée dans le cercle étroit de son intérêt personnel, devient un être d'une classe inférieure : heureux si la dépravation et les vices de la société, ne portent cette dégradation au dernier terme!

Le défaut de résistance encourage l'audace, et l'on trouve beaucoup plus facile de chercher à dominer, que de parvenir à convaincre.

La liberté de la parole et de la presse, et la publicité des débats du corps législatif sont indispensables pour produire ces heureuses conséquences. (L'éducation d'un peuple, la réunion des esprits et des efforts d'un peuple pour le bien public.) Lorsque personne ne peut prendre une gazette en main, sans y trouver l'examen d'une question intéressante de législation ou d'économie politique, les idées et les réflexions se portent involontairement de ce côté, les lumières et l'esprit public se répandent à la fois. S'il existe des talens distingués, ils se réveillent et se développent, et l'état trouve bien plus aisément des hommes capables pour toute espèce de fonctions; C'est aussi la publicité des débats qui forme le véritable lien entre la nation et le corps législatif. Ce n'est que par elle qu'il peut se montrer digne de la confiance publique et mettre dans la balance en sa faveur le poids de l'opinion et de l'autorité nationale, sans lequel il restera toujours trop faible pour concourir efficacement à éloigner le mal et à faire le bien. L'Empereur Napoléon avait très bien jugé la chose, lorsqu'il fit un corps législatif muet. Les occasions dans lesquelles la publicité compromettrait des particuliers, ou les secrets de l'état, peuvent donner lieu à des exceptions rares, hors desquelles rien ne doit se passer dans l'ombre. Les débats secrets autorisent les soupçons. La honte de ce qu'on veut dire, ou la faiblesse avec laquelle on défend des intérêts dont on est chargé, si on ne les trahit pas tout-à-fait, inspirent le désir du mystère. Lorsqu'on parle pour la nation, on ne craint pas de parler devant la nation.


Les sentimens suivants nous ont paru beaux en morale comme en politique, et dignes de figurer avec les pensées qu'on vient de 32 lire. On pourrait mettre dans la bouche du Prince qui les a exprimés, comme dans celle du Grand Condé, les vers suivants :

Si je n'ai pas une couronne,
C'est la fortune qui la donne,
Il suffit de la mériter.

Avec un Prince qui pense et parle de la sorte, règneraient la liberté raisonnable, l'équité, la saine politique, la vertu et la félicité publiques.


"Au diner anniversaire de la société instituée à Philadelphie en mémoire de Guillaume Penn et de ses compagnons, le duc de Saxe-Weimar, qui était, ainsi que le Président des Etats-Unis, du nombre des conviés, a prononcé le discours suivant :

"'Messieurs : — Je regarde comme un bonheur particulier pour moi, d'être arrivé ici au moment où les descendans de ces hommes philantropes, qui les premiers ont peuplé le désert dans ce pays maintenant hospitalier, célèbrent l'anniversaire de leur débarquement. Ce débarquement forme une des époques les plus remarquables de l'histoire moderne, puisque le peuple le plus heureux de l'univers lui doit son existence. Mais il me sied mal, à moi, étranger, de vouloir dérouler le tableau de votre bonheur, qui fixe sur vous les yeux de tout le monde civilisé, et attire chez vous les étrangers avides de découvrir les vraies sources de la félicité publique. C'est sous ce point de vue principalement que je m'unis à vous avec le plus grand plaisir pour célébrer une fête qui devrait être celle de tout le genre humain.

"'Etranger dans ce pays, la bienveillance avec laquelle vous m'avez accueilli me fait infiniment d'honneur, et me donne une satisfaction que je ne puis exprimer. Il est une sympathie de sentimens, qui faisant disparaître la distance par laquelle les lieux qui nous ont vus naître sont séparés, nous rapproche les uns des autres, et porte l'illusion si loin qu'il nous semble que nous soyons une même famille. Cette sympathie, qui nous unit aux hommes sages et vertueux de tous les pays, fait aujourd'hui mon bonheur : elle me fait cependant regretter que les circonstances ne me permettent pas de fixer pour toujours ma résidence parmi vous.

"'J'emporterai avec moi, gravé au fond de mon cœur, le souvenir de la réception affectueuse que vous m'avez donnée. La fête que nous célébrons aujourd'hui ne pourra jamais s'effacer de ma mémoire. La présence du premier magistrat du peuple, je le répète, le plus heureux sur la terre, ajoute des teintes encore plus brillantes au tableau. Soyez assurés, Messieurs, des sentimens de reconnaissance dont je suis pénétré, et permettez que je porte au-delà des mers, l'impression, peut-être trop flatteuse pour moi, que je laisse ici quelques amis à la mémoire desquels je continuerai d'être présent.'"

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LETTRE A L'HONORABLE EDWARD BOWEN, &c.

Par un Etudiant en Droit. Pp. 16 in-8vo.

Il est assez rare encore dans ce pays qu'un écrivain public ait pour tâche de louer ou de blâmer un ouvrage nouveau. Peut-être néanmoins le tems n'est-il pas éloigné où il s'opèrera, sous ce rapport, un changement capable de faire honneur aux talens littéraires du Canada. Un jeune Etudiant en Droit (Mr. A. N. Morin,) vient de donner un exemple qui, sans doute, ne restera pas longtems sans imitateurs.

Le moins qu'on puisse dire de la Lettre à Mr. le Juge Bowen, c'est qu'elle est bien pensée et bien écrite, et fait honneur aux talens et aux connaissances de son jeune auteur, en qui l'on ne peut s'empêcher de louer encore le zèle du bien public et l'amour du travail. Cette Lettre est le développement de ce principe qui nous paraît évident de soi, que c'est le droit incontestable d'un peuple de parler, même légalement, sa langue maternelle, la seule qu'il soit obligé d'entendre. L'auteur aurait pu s'étendre davantage sur le sujet; mais pour le faire il aurait fallu répéter ce qui a déja été dit dans une autre brochure publiée en 1809, sous le titre de Considérations, &c. par un Canadien, M. P. P., dans le Spectateur Canadien et ailleurs, en 1822 et 23, à l'occasion des avancés de quelques uns des fauteurs du projet de l'union législative des provinces du Canada. En gardant le silence, ou passant légèrement sur ce qui se trouve consigné ailleurs, et en laissant encore de quoi dire à ceux qui pourraient avoir à traiter après lui le même sujet, l'écrivain a fait que le fonds et le style de son ouvrage se soutiennent partout également, qu'il intéresse d'un bout à l'autre le lecteur, qui regrette à fin de n'avoir pas à continuer; marque certaine, à notre gré, de la bonté d'un écrit. Pour donner une idée plus complette de la Lettre à Mr. le Juge Bowen, à ceux qui n'ont pas eu encore l'occasion de la lire, nous prendrons la liberté d'en transcrire ici les passages suivants :


"'La langue françoise, dit-on, n'est pas la langue du souverain; donc puisque c'est en son nom qu'on rend la justice dans tout l'Empire, on ne peut lui faire parler que la sienne propre.'"[1] Cette difficulté n'est certainement pas très-formidable; 34 c'est une de ces chicanes que la logique bornée des cervelles humaines élève quelquefois au moyen d'un transport d'idées. Car qu'entend-on par la langue du Souverain? Si on veut indiquer celle de l'Empire, par une figure aussi aisée qu'elle est concluante, je me propose d'y revenir en son lieu. Si on entend la langue propre du Roi comme Suprême Magistrat, je nie qu'elle doive être la seule reçue dans les tribunaux, soit dans les plaidoyers et les pièces de procès en général, soit dans l'ordre de sommation où le Roi pourtant est censé parler lui-même. A la vérité Guillaume le Conquérant s'étant emparé de l'Angleterre, y introduisit la langue françoise; mais je ne veux pas citer un siècle de barbarie où l'on plaçoit la justice dans la force, et le droit à la pointe de cent mille épées; je me contente de demander si Philippe V, placé sur le trône d'Espagne, y a fait rendre la justice en françois; si l'allemand est devenu de droit la seule langue juridique en Angleterre, lorsque la maison d'Hanovre a été appelée à y remplacer les Stuarts? Je dirai même par parenthèse que le cas actuel est bien différent, parceque Sa Majesté entend très-bien la langue de ses fidèles sujets Canadiens.


"Les habitants de cette colonie nés dans le Royaume Uni n'ont pas le privilège de ne se servir que de la langue angloise, et ne peuvent refuser de répondre en justice à une demande françoise.[2] Car nos anciennes lois exigent absolument 35 que la langue dans laquelle elles sont écrites, soit une langue légale, et ces lois sont en force dans la province pour tous et contre tous; il n'est fait d'exception dans l'acte de 1774, que pour les terres concédées en roture libre, et cette distinction n'auroit certainement pas été faite, si ces lois n'eussent dû être obligatoires pour les habitants de toutes les autres parties de la province, sans distinction de naissance ni d'origine. En effet, les émigrés du Royaume Uni en quittant leur sol natal pour venir dans cette province, ont renoncé à l'influence qu'ils étoient censés avoir dans le Gouvernement général de l'Empire, qui seul a le pouvoir de nous imposer des lois; ils se sont volontairement soumis à celles qui étoient en force dans le pays avant leur arrivée; ils ne représentent pas ici la mère-patrie; elle ne leur a délégué aucun pouvoir spécial, aucune prérogative sur les autres sujets anglois de la colonie. Prétendre le contraire, seroit vouloir qu'une partie des habitants du pays, pût en cette qualité prendre part au gouvernement local, et en même temps exercer en vertu de son origine, une autorité supérieure à toutes les autorités coloniales. Ils n'ont donc pas en vertu de ce titre ou d'aucun autre, le droit de récuser la langue du pays. Ce droit d'ailleurs ne pourroit tout au plus qu'être présumé. Or les présomptions légales sont une matière très-délicate; on n'en fait usage que pour suppléer à la loi en suivant l'ordre naturel des choses, et on n'en tire que des conclusions si évidentes, que ce seroit faire injure à la justice ou à l'intelligence du Législateur, que de supposer qu'il auroit établi le contraire. Nous avons d'ailleurs des droits positifs qui rendent les présomptions inutiles. Certainement il ne faut pas être très-fort en dialectique pour voir qu'une telle présomption donneroit à une foible partie des habitants du pays une supériorité énorme sur la masse de sa population, pendant que la mère-patrie n'a rien épargné pour y faire règner l'égalité la plus parfaite. — Les Canadiens anglois de naissance ne sont pas plus étrangers ici que les Canadiens françois; ils ont les mêmes droits que nous, ils sont protégés par les mêmes lois, et soumis aux mêmes usages; ils ont dû considérer avant de se fixer ici, l'ordre de choses qui y étoit établi. Nous ne leur contestons pas la légalité de leur langage; nous voulons seulement défendre celle du nôtre; il seroit même à désirer pour prévenir toutes les méprises, qu'on accompagnât les pièces de procès d'une traduction avouée, lorsque les parties n'entendent pas la langue l'une de l'autre. Les Canadiens 36 n'auroient aucune objection à le faire, pourvû que le même avantage ne leur fût pas refusé.


"Ils fondent aussi (les adversaires de la langue française,) leur doctrine sur l'exemple des Romains. "Cette sage nation," disent-ils, "n'est parvenue à un si haut point de gloire et de puissance qu'en forçant les peuples conquis d'adopter ses lois, ses manières et surtout son langage; l'Angleterre ne peut mieux s'attacher les Canadiens qu'en imitant cet acte de leur politique." — Cette conclusion ne peut se concilier avec les principes équitables d'après lesquels la Grande-Bretagne règle sa conduite. Les Romains ne cherchaient pas même de prétextes aux guerres les plus injustes, et arrachaient impitoyablement des peuple entiers à leur patrie, pour les réduire à l'esclavage, ou les transplanter dans une terre étrangère. Je ne conteste pas au Peuple Romain ses vertus domestiques; je rends hommage à la mémoire de ses hommes célèbres; j'avoue que je trouve dans son histoire plus de traits de véritable héroïsme, que dans celle d'aucun autre peuple ancien; mais je nie que l'esprit de ses conquêtes soit un modèle à suivre. Il fonda sa liberté sur les débris de celle du monde connu, et le titre de barbares qu'il donnait à tous les autres peuples, montre assez avec quelle justice il se croyait obligé de les traiter. Les Romains sont leurs propres panégyristes, et leur victimes n'ont pas transmis à la postérité le détail de leurs injustices. Ils se regardaient comme les maîtres-nés de l'univers, et pour les peindre d'un seul trait, il suffit de dire que Caton, le plus vertueux de leurs citoyens, disait chaque fois qu'il votait dans le Sénat : j'opine aussi pour la destruction de Carthage.

"Cependant ils ne purent donner leur langue à la Grèce policée, la Grèce savante, qui plus faible par les armes, fut toujours la maîtresse de Rome du côté des arts et des talents. Cependant quand les barbares envahissoient de toutes parts les provinces romaines, cette même Grèce, qui avoit conservé sa langue, soutint seule pendant des siècles la gloire et le nom de cet empire déchu.[3]"

37


VARIÉTÉS.

Une lettre de Bagdad, du 28 Mai, porte ce qui suit : "Cette année, le Tigre a considérablement débordé. La ville de Bagdad est depuis trois semaines comme au milieu de vastes marais. — Elle a couru risque d'être submergée. Beaucoup de maisons ont été renversées, et entr'autres une partie du palais du Pacha. De nombreuses familles d'Arabes qui vivent dans la basse Mésopotamie ont été à la veille d'être englouties dans les eaux. On assure que la masse de la nation ne s'est sauvée qu'en sacrifiant un grand nombre d'individus. Dans une précipitation de désespoir, on s'est servi de corps humains pour faire des digues et des batardeaux; hommes, femmes, enfans, animaux, tout a été jeté vivant et pêle-mêle pour opposer une barrière au fléau qui menaçait de tout détruire. Tous les vivres ont triplé de prix. Les Arabes et les Kurdes sont partout dans un état d'insurrection."

Le gouverneur de l'île de France vient d'ordonner à tous les propriétaires et locataires de l'île de déposer dans le courant de l'année, chez les commissaires de police de leurs quartiers respectifs, dix têtes d'oiseaux ou vingt queues de rats pour chaque esclave qu'ils possèdent; on recevra en compte les œufs, les petits oiseaux ou les rats trouvés et tués dans les nids; une amende de six sous est imposée pour chaque tête d'oiseau ou queue de rat qu'on ne fournira pas. Une tête de singe sera reçue pour six queues de rats ou douze têtes d'oiseaux. Toutes ces espèces d'animaux faisant un tort considérable à la culture et à la récolte, on n'a trouvé que ce moyen de les détruire.

Une feuille allemande raconte le fait suivant : "Le 28 Juillet 38 dernier, à dix heures du soir, on vit à l'horizon un globe de feu qui lançait des rayons éclatans de lumière. Le lendemain, à midi, on entendit dans la commune de Barbis (Hanovre) un bruit épouvantable, pareil à celui du tonnerre. Les gens qui, dans ces environs, travaillaient aux champs, ne pouvant, à cause du tems serein, se rendre compte de ce phénomène, prirent la fuite. Peu après, on vit s'élever un nuage épais de poussière, et le terrain s'enfonça sur une circonférence de cent vingt pieds, avec un fracas horrible. L'abîme causé par cet écroulement est d'une immense profondeur, et on entend distinctement le ruissellement de l'eau. On présume que la rivière la Rhume, qui a sa source à deux lieues delà, dans un enfoncement de terrain, a un lit souterrain à Barbis. L'étendue diamétrique de cet enfoncement est maintenant de quarante à cinquante pas."

L'ouverture du pont en fil de fer construit sur le Rhône, qui réunit la ville de Tournon à celle de Tain, a eu lieu le 23 Août.

M. l'amiral anglais Manby, récemment arrivé à Paris, a apporté la nouvelle, appuyée de fortes preuves présomptives, que l'on connait maintenant le lieu où l'intrépide Lapeyrouse a péri avec tout son brave équipage, il y a près de quarante ans.

Un vaisseau baleinier anglais a découvert une île longue et basse, environnée d'écueils innombrables, entre la nouvelle Calédonie et la nouvelle Guinée, et à-peu-près à égale distance de l'une et de l'autre de ces deux îles. Les habitans sont venus à bord, et un des chefs portait, comme ornement, une croix de St. Louis à l'une des oreilles. D'autres naturels avaient des épées sur lesquelles on lisait le mot Paris, et on a vu entre leurs mains quelques médailles de Louis XVI. Lorsqu'on leur demanda comment ils avaient obtenu ces objets, un des chefs, âgé d'environ 50 ans, dit que, lorsqu'il était jeune, un gros bâtiment fit naufrage dans une tempête violente sur un récif de corail, et que tous les hommes qui étaient à bord périrent. La mer jeta sur le rivage de l'île quelques caisses contenant la croix de St. Louis et beaucoup d'autres objets.

Pendant son voyage autour du monde, l'amiral Manby a vu plusieurs médailles de la même espèce que M. de Lapeyrouse avait distribuées parmi les naturels de la Californie, et comme, après avoir quitté Botany-Bay, M. de Lapeyrouse avait déclaré qu'il était dans l'intention de faire voile pour la partie septentrionale de la Nouvelle-Hollande et d'explorer ce grand archipel d'îles, il y a trop lieu de craindre que les écueils ci-dessus mentionnés ont causé la destruction de ce grand homme de mer et de son intrépide équipage. La croix de St. Louis est maintenant en route pour l'Europe, et doit être remise à l'amiral Manby.

On sait que le célèbre capitaine Cook n'avait pu pénétrer au delà du 71e. degré 10 minutes de latitude méridionale, et que des brouillards épais et des îles de glace l'avaient empêché d'aller plus 39 loin. M. Weddel annonce qu'il a passé le 74e. degré, et qu'après avoir traversé plusieurs masses de glace, il est entré dans une mer ouverte. La découverte de cette mer ouverte au delà des barrières de glace qui avaient arrêté le capitaine Cook est d'une grande importance.

Presque tous les journaux parlent avec beaucoup d'éloges d'un ouvrage de M. Cæsar Moreau, vice-consul de France en Angleterre, sur l'état actuel des possessions anglaises dans l'Inde, et sur les revenus, les dépenses, le commerce et la navigation de l'Inde, d'après les documens les plus authentiques. M. C. Moreau avait déjà publié une table fort bien faite du commerce de la Grande-Bretagne avec toutes les parties du monde.

L'Oracle de Bruxelles, du 30 Septembre, contient la note suivante : "On a remarqué avant-hier, à l'audience de S. M. l'auteur de Marius et de Germanicus, M. Arnault; on assure qu'il a été accueilli par le roi avec une extrême bonté. La muse tragique de M. Arnault a choisi l'un des plus beaux sujets de notre histoire pour en composer une pièce d'un haut intérêt; elle est intitulée : Guilaume Premier. La lecture de cette tragédie a été faite au pavillon de Tervheren, il y a deux jours, par le Roscius moderne, le célèbre Talma.

La distribution des prix à l'école de musique gratuite, fondée par M. Pavani, d'après la méthode de l'enseignement mutuel, a eu lieu le 4 Octobre. Plusieurs protecteurs de l'instruction populaire, à la tête desquels on remarque S. A. R. Monseigneur le duc d'Orleans, MM. le comte Lanjuinais, le comte de Lasteyrie, le baron Ternaux, etc. ont secondé les efforts de M. Pavani, directeur de cette école naissante. Le célèbre Rossini, après avoir pris connaissance de sa méthode, en fut très-satisfait.

M. le comte de Lacépède, pair de France, membre de l'académie des sciences, etc. auteur de plusieurs ouvrages très-estimés, principalement sur la physique et l'histoire naturelle, vient de mourir, de la petite-vérole, à l'âge de 69 ans. Les sciences, les lettres et les arts, la patrie, les vertus et l'amitié, perdent en sa personne un de ces hommes rares dont le vrai mérite surpasse encore la haute réputation. Le célèbre Buffon l'avait désigné lui-même pour être le continuateur de ses ouvrages.

Un chirurgien nommé Pulo-Timan, qui habitait la petite ville de Vaudemont en Lorraine, vient de mourir à l'âge de 140 ans. — Cet homme n'est jamais sorti de son lieu natal. La veille de sa mort, il avait fait avec beaucoup d'habileté, et d'une main ferme et sûre, l'opération du cancer à une femme âgée. Jamais il ne s'était marié, et n'avait jamais été saigné, médicamenté, ni purgé, n'ayant jamais été malade, quoiqu'il n'ait passé aucun jour de sa vie sans s'enivrer à souper, repas qu'il n'a jamais manqué de faire jusqu'au jour de sa mort.

On parle avec éloge d'un ouvrage qui a pour titre : L'île de Cuba 40 et la Havanne, ou histoire topographie, statistique, mœurs, usages, commerce et situation politique de cette colonie, d'après un journal écrit sur les lieux; par M. Masse.

On sait qu'il y a d'abondantes mines de charbon de terre dans la Nouvelle-Ecosse et dans l'île du Cap Breton : il paraît que le Bas-Canada n'est pas entièrement privé de cette précieuse production de la nature, ou de la chymie naturelle. "Nous apprenons," dit la Gazette de Québec, du 10 de Novembre dernier, "que M. M'Connell, collecteur de la douane à Gaspé, vient de découvrir, près de Percé, dans le district de Gaspé, une riche veine ou couche de charbon de terre."

Le 3 du mois dernier, il s'est fait entendre, dans les montagnes de la côte de Beaupré, des explosions dans l'air, semblables à des coups de fusil, qui se suivaient dans la direction de l'ouest à l'est. Le ciel n'était point obscurci; au contraire, le tems était très-serein. Les coups se succédèrent, pendant plus de cinq minutes, avec des intervalles à peu près de cinq ou six secondes.


RÉGISTRE PROVINCIAL.

 : A l'honorable R. M'Kenzie, un fis, le 14 Nov. dernier.


Mariés : A Québec, le 8 de Novembre dernier, Mr. T. L. Duberger, Etudiant en droit, fils de feu J. Bte. Duberger, Ecuyer, Arpenteur et Dessinateur royal et militaire du corps des Ingénieurs, à Demoiselle Marie Angelique Langlois.

A Nicolet, le 22, L. M. Cressé, Ecuyer, Notaire Public, à Demoiselle Marguerite Van-Cortland, fille de Philippe Van-Cortland, Ecuyer.


Décédés : A Québec, le 10 de Novembre dernier, à l'âge de 82 ans, M. Ls. G. Miville Dechesne, petit neveu de l'honorable L. G. R. Miville Dechesne, décédé à la Louisiane, en Mai dernier, à l'âge de 139 ans, et arrière-petit fils du général Miville, Chevalier De Chesne, mort, à la Rivière Ouelle, peu après son arrivée de France.

A l'Ancienne Lorette, le 11, Mr. M. Chinic, dans un âge très-avancé.

Le 17, Mr. M. A. Bibaud, âgé de 76 ans et 10 mois.

Le 24, le Dr. Henry P. Leodel, âgé de 33 ans.

A Déchambault, le 26, le Dr. Daniel Robertson.


Bureau du Secrétaire Provincial, 10 Novembre. — Il a plu à son Excellence le Gouverneur-général, nommer,

J. R. Vallière de St. Real, Ecuyer, Conseil du Roi;

MM. James Bowie, et S. W. H. Leslie, Médecins et Chirurgiens, et,

M. A. T. Kimber, Notaire public.

NOTES

[1] On voudra bien nous permettre de joindre ici quelques unes de nos idées à celles de notre auteur. Il y a en cet endroit quelque chose qui paraît prouver doublement contre ceux que combat la lettre à Mr. le Juge Bowen. Il semblerait par les devises ou motto qui sont sur les armes des rois d'Angleterre, "Dieu et mon Droit," "Honni soit qui mal y pense," et par les formules usitées pour la sanction ou le rejet des bills ou projets d'actes adoptés par les deux chambres du parlement, "Le Roi consent," "Le Roi avisera," que la langue naturelle de ces souverains est la langue française. Néanmoins, on leur parle la langue anglaise dans les actes législatifs, et ils parlent dans les ordres émanés d'eux, la même langue anglaise aux habitans de l'Angleterre, parce que c'est leur langue maternelle, et la seule qu'ils soient obligés d'entendre. La langue du souverain, a-t-on dit, et avec vérité, selon nous, c'est chez chaque peuple qu'il gouverne, la langue de ce peuple, par la raison qu'il doit être plus facile, à un seul homme de savoir plusieurs langues, s'il est nécessaire, qu'à tous les individus dont un peuple se compose d'apprendre une langue étrangère, ou de changer de langue. Voila pourquoi l'Empereur Charles Quint parlait espagnol à Madrid, allemand à Vienne, ou à Ratisbonne, français à Dijon, ou à Besançon, et français ou flamand, à Bruxelles ou à Gand : voila pourquoi encore, le hollandais n'est pas devenu la langue légale du peuple anglais, après l'avènement de Guillaume III à la couronne d'Angleterre, ni l'allemand, après celui de George I. Si tous les Ecossais parlaient le langage de ceux d'entr'eux qui habitent les montagnes et les îles du nord, il n'y a pas de doute que le Roi d'Angleterre, Souverain de l'Ecosse, n'y parlât gaëlic, et dans le sénat, s'il y en avait un, et dans les tribunaux de justice, comme il parle français dans les îles de Jersey et Garnesey. Napoléon, Empereur des Français, parlait italien à Milan, et Bernadotte, Français de naissance, devenu Roi de Suède, par élection, a eu pour premier soin d'apprendre la langue du pays, pour s'en servir dans l'occasion. Si Alexandre s'adressant au sénat de Pologne, s'est servi dernièrement de la langue française, c'est une déviation de la règle générale que justifie à peine l'universalité de cette langue.

[2] La réclamation d'un tel privilège de la part de gens venus de leur bon gré dans ce pays, aurait quelque chose de bien ridicule, pour ne rien dire de plus. Mais combien plus ridicule encore n'est pas la réclamation, ou l'exception de ces cultivateurs canadiens, fils ou petits-fils de Français, qui n'entendent peut-être pas deux mots de la langue anglaise, et qui cependant prétendent qu'on ne peut leur parler légalement, ou les assigner, que dans cette langue, qu'ils n'entendent pas! La raison, ou le prétexte de l'exception de ces cultivateurs canadiens, ou plutôt de leurs avocats, c'est qu'ils sont sujets anglais! il n'est guères possible de voir là autre chose qu'un pur sophisme de mots : car ils ne peuvent pas vouloir dire qu'ils sont des Anglais natifs d'Angleterre et n'entendant que la langue anglaise; ils veulent dire seulement qu'ils sont sujets du Roi d'Angleterre, comme le sont les habitans de Jersey et de Garnesey, d'Heligoland, de Malte, &c. Or ce ne serait que dans le premier sens, que leur réclamation ou leur exception aurait pu paraitre raisonnable, dans la supposition qu'elle n'aurait pas été contraire au droit de leurs parties adverses.

[3] Ceux des adversaires de la langue française qui pour prouver leur thèse, citent l'exemple des Romains, ne sont pas, à notre avis, de fort adroits raisonneurs. Il n'est nullement étonnant que les lois et la langue des Romains aient prévalu chez des peuples barbares qui n'avaient point de droit écrit, par la raison qu'ils n'écrivaient ni ne lisaient, et dont le langage, aussi pauvre que dur, ne connaissait ni les termes de loi, ni mêmes ceux des choses les plus communes chez les nations policées; tellement que ces barbares ou ceux qui vinrent après eux, vainqueurs à leur tour dans plusieurs parties de l'empire romain, furent contraints d'adopter les lois et la langue des vaincus, qui leur devenaient nécessaires dans leurs nouvelles habitudes sociales. Il en était des langues des Ibériens, des Gaulois, des Bretons, des Germains, des Illyriens, &c. vis-à-vis de la langue latine, comme il en est de celles des Algonquins, des Iroquois, des Abénaquis, vis-à-vis de la française ou de l'anglaise, des patois dans lesquels des hommes instruits ne pourraient pas rendre la dixième partie de leurs idées; avec cette différence pourtant que les langues de nos sauvages d'Amérique ont beaucoup plus de douceur et de régularité que n'en avaient celles des sauvages d'Europe. Quant à la langue punique, dérivée de la phénicienne, elle ne régnait pour ainsi dire que dans l'enceinte de Carthage, qui ne fut pas soumise seulement, mais entièrement détruite. Les Romains, maîtres de la Judée, ne portèrent point atteinte à l'hébreu, soit comme langue sociale, si l'on peut ainsi parler, soit comme langue légale, et jamais ils n'eurent la pensée de remplacer dans la Grèce ou dans l'Asie la langue grecque par la latine. La langue grecque était usitée dans les tribunaux de la Grèce et de l'Asie Mineure, lors même que des magistrats romains y rendaient la justice. Nous n'en voulons pour preuve que l'extrait suivant d'une lettre de Ciceron à son frère Quintus, prêteur d'une des îles d'Asie.

"Vous êtes parti, dit-il, avec un assez bon fond de connaissance de la langue grecque; à la faveur de l'application la plus réfléchie, faites-vous un devoir d'en devenir un si habile maître, qu'on ne vous distingue plus, dans vos discours, des naturels du pays; c'est l'honneur de la patrie qui vous en dicte la loi; Rome est liée par sa gloire de faire aimer et chérir tendrement son gouvernement; le titre d'étranger (attesté à chaque articulation, quand, assis sur vos tribunaux, vous administrez la justice, et exercez le plus noble emploi de l'humanité, celui de juger les hommes) ne serait pas une qualité bien préparatoire à vous concilier les cœurs des sujets, en faveur des oracles que prononcerait votre bouche; croyez moi, cher ami, il est douloureux à tout un peuple de s'entendre à chaque instant rappeller le souvenir amer d'avoir été vaincu."


TABLE DES MATIERES

pages
Au Public 3
Histoire du Canada 5
Botanique 11
Le luth de la montagne 12
Littérature 16
Les forges de St. Maurice, de Batiscan et de Marmora 21
Mes tablettes de 1813 24
De l'influence de la forme du gouvernement sur les nations 29
Lettre à l'Honorable Edward Bowen, &c. 33
Variétés 37
Régistre Provincial 40

Note sur la transcription : Les erreurs clairement introduites par le typographe ont été corrigées. L'orthographe d'origine a été conservée et n'a pas été harmonisée. Les numéros des pages blanches n'ont pas été repris. Une table des matières a été ajoutée.

[The end of La Bibliothèque Canadienne, Tome II. Decembre, 1825. Numero 1 by Michel Bibaud]