ŒUVRES DE PAUL FÉVAL
LE DERNIER CHEVALIER
ALBIN MICHEL, ÉDITEUR
PAUL FÉVAL
LE DERNIER
CHEVALIER
seule édition revue et corrigée
ALBIN MICHEL, ÉDITEUR
paris—22, rue huyghens, 22—paris
Le roi était malade un peu; Mme la marquise de Pompadour avait «ses vapeurs», cette migraine du XVIIIe siècle dont on s'est tant moqué et que nous avons remplacée par la névralgie, les médecins, pour leur commerce, étant obligés, comme les tailleurs, de trouver sans cesse des noms nouveaux aux vieilles choses. Sans cela, à quoi leur servirait le grec de cuisine qui les gonfle?
M. le maréchal de Richelieu, toujours jeune, malgré ses 62 ans bien sonnés, se trouvait incommodé légèrement d'un rhume de cerveau, gagné l'année précédente dans le Hanovre, lors de la signature du traité de Kloster-Seven, qui sauva l'Angleterre, rétablit les affaires de la Prusse et commença la ruine de la France. Quel joli homme c'était, ce maréchal! Et que d'esprit il avait! M. de Voltaire, qui ne l'aimait pas tous les jours, disait de lui:
«C'est de la quintessence de Français!» Bon M. de Voltaire! Il ne flattait jamais que nos ennemis.
Si vous me demandez comment le rhume de cerveau du maréchal durait depuis tant de mois, je vous répondrai par ce qui se chantait dans Paris:
Et encore:
Vous le connaissez bien, le délicieux coin de rue qui sourit sur notre boulevard, et qui porte encore le nom de «Pavillon de Hanovre». Ce nom fut la seule vengeance de la France contre le général d'armée philosophe qui, vainqueur et tenant le sort de l'Europe dans sa main frivole, avait pris la plume au lieu de l'épée et signé un reçu au lieu de livrer une bataille.
Mais que d'esprit et quel joli homme! Le pavillon de Hanovre coûta deux millions. La France en «faillit crever», selon l'expression un peu crue de l'abbé Terray; mais Armand, le cher Armand vécut jusqu'à cent ans, toujours galant, toujours guilleret, de plus en plus philosophe et, pour employer son style troubadour, «n'ayant pas encore renoncé à plaire». Il était né coiffé. Il mourut la veille même de la révolution, qui l'aurait gêné dans ses habitudes, et Beaumarchais dit de lui ce mot, qui ne fut pas trouvé cruel: «Fleur de décrépitude!»
Mais ce n'était pas seulement ce pauvre roi Louis XV,[Pg 9] Jeanne-Antoinette Poisson, marquise de Pompadour et Armand du Plessis, le maréchal duc de Richelieu qui ne battaient que d'une aile, le dauphin, père de Louis XVI, veillait, malade qu'il était déjà lui-même, auprès du berceau de son troisième fils, le comte d'Artois, depuis Charles X, condamné par les médecins. Sa femme, Marie-Josèphe de Saxe, ne devinait certes pas encore les angoisses de son prochain veuvage ni les soupçons sinistres qui devaient entourer sa propre agonie; mais elle avait la crainte instinctive, j'allais dire le pressentiment du poison, car elle fit visiter en secret le comte d'Artois par la Breuille, médecin de Mme Adélaïde, pour s'assurer qu'il n'était pas empoisonné.
M. de Bernis faisait ses malles de premier ministre partant, supplanté qu'il était par son protégé, M. de Choiseul-Stainville, partisan de la guerre à outrance, destiné à conclure une désastreuse paix. M. de Bernis savait chanter le champagne et l'amour; ses œuvres éclaboussent souvent sa robe. Quoiqu'il prît sa retraite le sourire aux lèvres, vous ne pouvez pas le supposer content.
Les parlements, corps respectables, grondaient, remontraient, résistaient, travaillant de tout leur cœur à la révolution qui allait leur couper la tête; les philosophes donnaient des coups d'épingle à l'immensité de Dieu; les poètes faisaient de lamentables tragédies ou de petits vers honteux; Voltaire, qui, par le miracle de la bêtise humaine, est resté l'idole des «patriotes», déchirait sa patrie dans les billets doux qu'il écrivait au Prussien et crachait sur la religion avant de lui demander grâce par devant notaire; le clergé lui-même se compromettait çà et là par son relâchement ou par sa rigueur; la compagnie de Jésus, sapée par Judas franc-maçon ou janséniste, tremblait sur la base énorme de sa puissance; le com[Pg 10]merce était ruiné par la piraterie anglaise; la cour s'ennuyait, rassasiée de plaisirs; les campagnes avaient faim, et la ville... Mon Dieu, la ville trouvait moyen de s'amuser.
Ah! certes oui, la ville s'amusait, la ville venait d'apprendre la désastreuse défaite de Rosbach, et la ville fredonnait, avec tout l'esprit de l'univers qu'elle avait déjà et qu'elle pense avoir gardé, des couplets détestables où le brave Soubise était bafoué de main de maître:
Il y avait du vrai là-dedans: Soubise s'était laissé surprendre. Le grand Frédéric, méritant, cette fois, les caresses de Voltaire, venait de donner la mesure éclatante de son génie. Acculé comme un sanglier aux abois, cerné par une meute de cent dix mille soldats, il s'était rué avec ses hommes de fer, au nombre de trente mille seulement, mais bardés de pied en cap dans cette armure enchantée qu'on nomme la discipline, sur le quartier français-bavarois où la discipline manquait.
Là ils étaient plus de soixante mille, mais de races différentes, méprisant la science d'obéir et se fiant à leur multitude.
Le sanglier passa, laissant sur sa route rouge dix mille[Pg 11] décousus. En une seule journée, le vaincu, le perdu, l'écrasé qui larmoyait dans sa correspondance avec Voltaire sur son prochain suicide, se redressa au faîte de la puissance, et l'Europe, retournée de pile à face, se prosterna devant lui.
Et Paris se tordit de rire en s'égosillant de chanter, pendant que la France maigrissait, maigrissait, affamée et humiliée.
C'est bien bon de chanter et de rire! L'Angleterre, qui chante peu, et qui ne rit jamais, prenait à nos dépens un superbe embonpoint. C'était pour elle que Frédéric avait du génie. Elle fourrait dans ses poches profondes nos flottes de guerre et de commerce, nos comptoirs et nos colonies, que nous abandonnions à leur sort avec gaieté. Nous perdions l'Inde, faute d'y envoyer des secours; nous faisions mieux, nous martyrisions ceux qui avaient voulu conquérir ces merveilleux climats au profit de la France. La Bourdonnaye et Dupleix mouraient chez nous de honte et de misère, en attendant que la dure vaillance de Lally-Tollendal fût récompensée par la main du bourreau.
Et Montcalm, l'héroïque, implorait vainement les quelques hommes et les quelques écus qui nous auraient assuré le Canada, cette France nouvelle, peuplée de Français-et-demi, où le «vertueux» Washington préludait à sa carrière, incontestablement belle, par l'assassinat d'un gentilhomme français qui était dit-on, un peu parent de M. le marquis de la Fayette[1].
Tout cela n'empêche pas M. le duc de Choiseul de[Pg 12] passer, dans une certaine école, pour un habile ministre; il y eut même des gens qui le comparèrent au cardinal de Richelieu; sans doute parce qu'il eut l'honneur de miner pierre à pierre le monument politique érigé par le grand homme d'État et de chasser les jésuites, qui nous avaient conquis une bonne part de ce qu'il nous perdait.
Et au fait, M. de Choiseul avait des qualités: il sut garder, étant au pouvoir, la pension que lui payait l'Autriche; il sut épouser une femme dix fois millionnaire, qui se trouva être une sainte femme par-dessus le marché; il sut flatter Mme de Pompadour, qui pouvait le servir, et persécuter les jésuites, qui devaient la combattre, caresser les philosophes qui montaient, tourner le dos au clergé qui baissait; il sut enfin s'en aller presque noblement (quand tout fut ruiné de fond en comble), en refusant de saluer la nouvelle favorite, lui qui avait vécu de l'ancienne.
Pauvre temps, petits hommes, chansons, épigrammes, encyclopédies, madrigaux, athéisme, égoïsme, mauvais calme, sommeil d'ivrogne.
Sur l'Océan aussi, dit-on, les hautes vagues s'aplatissent avant la tempête. Que venaient faire les âmes chevaleresques en ces jours engourdis? On ne s'étonne pas que Duclos ait appelé le marquis de Montcalm «un anachronisme,» et que l'abbé de Bernis, devenu cardinal, ait dit de Dupleix: «Il gênait tout le monde.» Il y a des époques si viles que l'héroïsme y fait tache.
Un certain soir du mois de décembre, en l'année 1759, l'inspecteur de police Marais fit descente à l'auberge des Trois-Marchands, située rue Tiquetonne, au quartier de Montorgueil, et tenue par Madeleine Homayras, veuve d'un sergent juré de la ville.
Il se peut que vous n'ayez jamais ouï parler de ce[Pg 13] Marais; mais c'était un homme d'importance, et M. de Sartines, le nouveau lieutenant général, l'employait de préférence à tous autres dans les circonstances les plus délicates, soit qu'il fût question de dénicher les pamphlétaires assez osés pour se moquer de la «princesse de Neuchâtel» (Mme de Pompadour avait souhaité passionnément ce titre), soit qu'il fallût faire la chasse aux menus scandales pour égayer l'ennui incurable du roi.
De nos jours, l'office de ce Marais est tenu par des fonctionnaires privés qu'on nomme des reporters. Leur emploi consiste à désennuyer non plus un vieux roi, mais un vieux peuple.
Cinq heures avaient sonné depuis un peu de temps déjà à la chapelle du Saint-Sauveur, ouverte rue du Petit-Lion, et il faisait nuit noire. C'était l'année suivante seulement que M. de Sartines devait installer définitivement les lanternes municipales qui portèrent un instant son nom avant de s'appeler réverbères. La rue Tiquetonne, étroite et encaissée, avait encore quelques passants; mais ils devenaient de plus en plus rares à mesure que, l'une après l'autre, les boutiques pauvrement éclairées allaient se fermant.
Sans comparaison, le lumignon le plus beau qui fût dans toute la rue était l'enseigne même des Trois-Marchands, lanterne carrée, de couleur jaune, où se détachaient en noir trois silhouettes fort bien découpées, représentant les trois Mages, rangés en ligne et se tenant par la main. La veuve Homayras, qui penchait vers la philosophie, parce qu'elle ne savait pas ce que c'était, n'avait point voulu de ces superstitions. D'ailleurs à quoi bon flatter les Mages? On n'en voit jamais à l'auberge, tandis que le commerce est la meilleure de toutes les clientèles. Donc, sans rien changer au tableau, la veuve en[Pg 14] avait corrigé la légende, et les Trois-Mages étaient devenus les Trois-Marchands.
—-Comment vous en va, ma belle Madeleine? dit l'inspecteur en entrant dans le réduit propret et même cossu où la veuve Homayras tenait ses comptes. Je passais devant votre porte par hasard, et j'ai pensé: Si j'entrais souhaiter un petit bonsoir à ma commère?
—-Bonne idée, M. Marais, repartit Madeleine, forte gaillarde de 35 à 40 ans, haute en couleurs et qui avait dû avoir pour elle toute seule, dans son temps, trois ou quatre portions de «beauté du diable;» justement, je songeais à vous, moi aussi.
—-Vraiment?
—-Vraiment tout à fait!... En voulez-vous?
Madeleine avait auprès d'elle sur son petit bureau un verre profond et large, avec une bouteille entamée qui contenait le vermillon de ses grosses joues, sous forme de vin d'Arbois. Elle emplit le verre et l'offrit à M. Marais, en ajoutant, non sans coquetterie:
—-Si toutefois ça ne vous arrête pas de boire après moi, M. l'inspecteur.
—-M'arrêter! s'écria galamment M. Marais. Vous êtes fraîche comme la pêche, ma commère, et quoique je n'aie pas soif du tout, j'accepte avec plaisir, rien que pour mettre mon nez dans votre verre... À votre santé... Et pourquoi songiez-vous à moi, je vous prie?
La veuve le regarda boire d'un air espiègle qui ne lui allait point encore trop mal. Au lieu de répondre, elle dit:
—C'est comme moi, je n'aime pas le vin, non, mais ça m'est recommandé pour mon estomac.
—Je vous demandais pourquoi vous pensiez à moi.[Pg 15]
Elle emplit le verre et le vida d'un trait, comme si elle en eût versé le contenu dans une cuvette.
—Parce qu'il y a ici M. Joseph, répondit-elle enfin.
—Ah! fit Marais: Joseph qui?
—Je ne sais pas.
—Et après?
La femme Homayras hésita.
—Est-ce tout? reprit Marais.
—Non... Je ne voudrais pas lui faire du mal, voyez-vous...
—À M. Joseph? Il vous est donc suspect?
—Non... Mais il a l'air d'un prince des fois qu'il y a, ce bonhomme-là!
—Il est riche?
—Ah! mais non!
—Que fait-il?
—Rien... C'est-à-dire... il rage!
—Oh! oh! contre qui?
—Contre les Anglais.
—Eh bien! ma commère, je n'y vois point d'inconvénient.
—Et contre la compagnie...
—Bravo! Les Pères ne sont pas bien dans nos papiers, depuis M. de Choiseul.
—Ce n'est pas contre la compagnie de Jésus. Il parle de Madras, de Pondichéry, de Bombay...
—La Compagnie des Indes alors? Depuis M. de Choiseul, nous nous en moquons comme du Canada, Madeleine! Qui fréquente-t-il?
—Personne.
—En ce cas-là, il ne peut pas être bien dangereux.
—Savoir!
La femme Homayras hésita encore. L'inspecteur,[Pg 16] prenant la bouteille à son tour, emplit le verre lui-même.
—Une gorgée pour votre estomac, Madeleine dit-il.
Madeleine repoussa le verre et pensa tout haut pour la seconde fois:
—Je ne voudrais pas lui faire du mal, c'est bien sûr. J'ai dit qu'il ne recevait personne, mais ce n'est pas le mot tout à fait. Il vient quelqu'un le voir.
—Qui ça?
—Un jeune homme.
—Souvent?
—Tous les jours.
—À quelle heure?
—Dès le matin.
—Il reste longtemps?
—Jusqu'au soir.
—Que font-ils, tous les deux?
—L'un dicte, l'autre écrit.
—C'est le jeune homme qui écrit?
—Et c'est M. Joseph qui dicte.
—Comment s'appelle-t-il, le jeune homme?
—M. Nicolas.
—Nicolas tout court aussi?
—Aussi, oui, Nicolas tout court.
—Tiens! tiens! fit Marais: c'est drôle... M. Joseph! M. Nicolas! M. Joseph qui a l'air d'un prince et qui loge aux Trois-Marchands!...
—Eh bien! eh bien! s'écria Madeleine. La maison n'est-elle pas tenue sur un assez bon pied pour cela!
Il y avait une pointe d'aigreur là-dedans. M. Marais s'empressa de s'excuser, disant:
—Si fait, peste! si fait!... Mais le Nicolas, de quoi a-t-il l'air?
—Ah! c'est différent, répondit Madeleine, celui-là a l'air d'un roi.
[1] Washington, alors major au service de l'Angleterre, fit tirer en pleine paix sur M. de Jumonville de Villiers, qui avait l'épée au fourreau et portait en outre le drapeau parlementaire. La première épithète appliquée au nom du très illustre libérateur des États-Unis par les gazettes européennes fut celle-ci: Coquin. Le fait est contesté (en Amérique).
M. Marais était un petit homme de 40 ans, frais, propre, grassouillet: un joli inspecteur, bien peigné, bien couvert et que vous auriez presque pris pour un financier, tant il avait d'agréables manières. Aussi Mme la marquise de Pompadour avait-elle la bonté de l'admettre assez fréquemment à son petit lever, chacun savait cela, pour renouveler sa provision d'anecdotes.
Les journaux «bien informés» n'existaient pas encore, puisque c'est à peine si Beaumarchais, leur père, commençait, tout au fond de ses tracasseries, la première esquisse de son arlequin-perruquier, maraud joyeux, mais sinistre, mêlant un peu de bien avec beaucoup de mal, beaucoup d'esprit avec énormément de corruption, faisant mousser du même coup de blaireau, son courage, sa lâcheté, ses convoitises, son bon cœur, ses cruautés, son orgueil et sa bassesse, qui devait ravaler si étrangement le niveau de nos mœurs, assassiner la vie privée et crotter jusqu'à l'échine la robe nuptiale de la classe moyenne en France.[Pg 18]
Les journaux bien informés n'existant pas, ce pauvre beau roi Louis XV, qui en eût été le plus fidèle abonné, se fournissait où il pouvait: chez la marquise et chez M. de Sartines, qui se fournissaient tous les deux chez Marais.
Marais, en définitive, était donc un luron de qualité. Il jouissait de la considération sui generis dévolue à ceux qui regardent dans les maisons par les trous de serrure. Les curieux d'un côté, de l'autre les poltrons de scandale se cotisaient pour lui faire une aisance. Il portait des bagues aux doigts, et prenait du tabac d'Espagne dans une boîte d'or.
Avec cela, pas méchant. Il avait bien tué, çà et là, quelques familles, mais c'était pour gagner sa vie.
La veuve du sergent Homayras ne s'était pas approchée impunément d'un si attrayant personnage, et, quoique rien dans la conduite de M. Marais n'eût dépassé jamais les bornes de la cordialité permise entre gens de bonne humeur, elle nourrissait le secret espoir de s'élever, un jour venant, jusqu'à la dignité d'observatrice.
—D'un roi, répéta-t-elle, oui, M. Marais, je ne m'en dédis pas, il a l'air d'un roi, et, soit dit sans perdre le respect, le nôtre, de roi, donnerait gros, puisque notre argent ne lui coûte rien, pour avoir la mine de M. Nicolas, et le sang qu'il a sous la peau, et le feu qu'il a dans les yeux, et son jarret, vertugodiche! Et sa figure, et sa tournure, et tout!
—Tubieu! dit l'inspecteur en riant, comme vous vous enflammez, Madeleine!
—Voulez-vous les voir, M. Joseph et lui? demanda la veuve. Ils sont ensemble dans la chambre qui a un œil.
Un instant la curiosité professionnelle de M. Marais avait été éveillée, mais c'était déjà passé. Il fit sauter hors[Pg 19] de son gousset une montre épaisse et large et la consulta avec ostentation.
—Mon aimable commère dit-il en se levant, l'œil aura tort pour aujourd'hui, et je vais, bien à regret, priver les miens du bonheur de contempler les vôtres.
—Ah! fit Madeleine, comme c'est joliment dégoisé!
—Voici déjà six heures sonnées, continua l'inspecteur, et je n'ai pas encore glané la moindre historiette. Si, au lieu de votre prince Joseph et de votre roi Nicolas, il y avait seulement une bergère dans la chambre qui a un œil...
—Pour ça non! s'écria la veuve: depuis que M. Joseph est chez moi, pas une seule dame n'a passé le seuil de sa porte!
—On demande M. Joseph, cria la voix d'une servante au bas de l'escalier.
—Faites monter! ordonna la veuve.
Et elle ajouta:
—C'est drôle. Nicolas n'est pourtant pas ressorti, et hormis M. Nicolas, jamais personne ne vient chez M. Joseph.
M. Marais avait pris sa canne et son chapeau; il se disposait à sortir. On entendit un pas léger qui montait l'escalier. Madeleine se mit à rire.
—Tiens! tiens! fit-elle, il y a un commencement à tout; on dirait que ça sent la jeunesse!
M. Marais, en homme de cour qu'il était, se penchait justement pour lui baiser la main avant de prendre congé. Il se retourna en sursaut. Une voix douce disait sur le palier:
—Quelqu'un voudrait-il bien m'indiquer l'appartement de M. Joseph?
La porte, en même temps, s'entrouvrit, laissant voir[Pg 20] une femme, vêtue de noir et coiffée «à la créole», d'un voile de dentelle très riche et très épais, disposé de façon à lui couvrir entièrement le visage.
—Tubieu! grommela Marais, nous avions un prince et un roi, voici la reine! Et moi qui ne demandais qu'une bergère!
—Ne pouvez-vous vous adresser à une servante?... avait commencé Madeleine, qui aimait assez à faire la dame, surtout en présence d'un homme du bel air tel que M. l'inspecteur.
Mais elle n'alla pas seulement jusqu'à la moitié de sa phrase. Elle fit une profonde révérence, accompagnée d'un «À votre service, Mademoiselle,» et sortit précipitamment pour conduire elle-même la nouvelle venue jusqu'à l'appartement de son locataire.
Quand elle revint, elle trouva M. Marais immobile à la même place. La figure du chasseur d'aventures avait une si singulière expression que la veuve lui demanda:
—Vous l'avez reconnue? je m'en doutais!
—Reconnue! répéta Marais: je la connais donc?
—Dame! fit Madeleine, est-ce que je sais, moi? à vous voir là planté comme un mai...
—C'est la surprise.
—Surprise de quoi?
—Tant de noblesse! balbutia Marais, tant de beauté!...
—Vous avez donc pu voir sous son voile, vous?
—Ma foi, non, répondit l'inspecteur, qui se remettait; mais il y a des choses qui passent à travers les voiles.
—Ça, c'est vrai, dit Madeleine.
—Dites-moi bien vite qui elle est.
—Je n'en sais rien.
—Comment! vous aviez pourtant débuté par de la rudesse...[Pg 21]
—Et j'ai eu le bec cousu, c'est encore vrai.
—Et vous avez fait une révérence...
—Comme pour un évêque, je ne dis pas non!
—Et vous l'avez appelée «Mademoiselle...»
—Quand vous parleriez pendant une heure! Il y a des choses qui se voient à travers les voiles: vous l'avez dit vous-même.
—C'est vrai, murmura l'inspecteur à son tour.
Au lieu de se retirer, il déposa de nouveau son chapeau sur un meuble, puis sa canne dans un coin et reprit d'un ton digne:
—Ma chère Madame Homayras, je vous prie de m'ouvrir l'œil de la chambre, là-bas, pour service public.
Assurément la veuve avait fait de son mieux pour en arriver là, et pourtant elle n'obéit point tout de suite.
—Est-il vrai, demanda-t-elle, qu'on va tirer un feu d'artifice au Pont-Tournant, pour la petite victoire de M. d'Aché, qui a brûlé quatre frégates anglaises?
—Au Bengale? On le dit, répliqua Marais. Pondichéry est ravitaillé...
—Ça ne serait pas beaucoup la peine, continua la veuve, de montrer de la complaisance aux amis qu'on a dans le gouvernement, s'ils ne vous retournaient pas de temps en temps vos politesses.
—Vous avez envie de voir les fusées?
—Oui, mais pas avec le peuple.
—C'est naturel. Je vous apporterai deux billets verts pour le boulingrin de la Petite-Provence.
—Pourquoi pas des billets bleus pour la terrasse du bord de l'eau?
—Ce sont les places du beau monde.
—Eh bien! fit la veuve, si vous me preniez sous le bras, vous, M. Marais, qui êtes quelqu'un de conséquence,[Pg 22] je suppose que nous ne salirions pas les banquettes du beau monde à nous deux!
—Certes, certes, ma commère; mais qui veillerait au bien du roi, si j'allais ainsi promener les dames à l'heure de la besogne? Vous aurez des billets bleus à fleurs de lis jaunes. C'est dit, mais je ne vous accompagnerai pas... Voyons! faisons vite!
Il se dirigea vers une petite porte qui n'était point celle où l'inconnue voilée venait de se montrer; mais Madeleine l'arrêta encore.
—Assurez-moi dit-elle, qu'il n'arrivera point malheur à M. Joseph, en suite de tout ceci.
—Comment! s'écria Marais, malheur? Pourquoi? Voici déjà deux ans que Robert-François Damiens a été roué en place de Grève, et je n'ai pas ouï dire qu'il ait laissé derrière lui des complices.
—A-t-on idée de me parler de Damiens à propos de ce brave homme-là! fit la veuve. C'est la douceur même! S'il avait une mouche à tuer, il sonnerait la chambrière. J'entendais tout bonnement qu'un chacun peut se trouver dans l'embarras, pas vrai, M. Marais, avoir des dettes...
—Bien! bien! C'est un banqueroutier?
—Je ne dis pas cela...
—Mais vous le pensez... Qu'il soit ce qu'il voudra, ce n'est pas lui qui m'occupe, mais bien la ravissante inconnue. J'ai un flair étonnant pour ces choses-là, voyez-vous: je parierais que nous sommes sur la piste d'une bonne aventure. Donc, découplons les chiens, et en chasse, ma commère!
Il savait le chemin, car il passa le premier. La porte donnait accès sur un couloir étroit et assez long, à l'extrémité duquel s'ouvrait une toute petite chambre qui prenait jour sur le corridor. La veuve et l'inspecteur y entrè[Pg 23]rent sans bruit, et le carreau dormant qui laissait passer un peu de lumière fut aveuglé à l'aide d'un rideau dont la chute suffit à produire une complète obscurité.
Dans cette nuit, on entendit un bruit à peine perceptible et pareil au grinchement d'un guichet qui s'ouvre.
Aussitôt une lueur vague apparut, désignant dans la muraille, à quatre pieds du sol, un disque qui avait à peu près le diamètre et l'apparence d'une écumoire, percée d'une multitude de trous brillants.
C'était l'œil de Madeleine Homayras qui venait de s'ouvrir.
À trois pas, cela faisait l'effet d'une petite lune luisant discrètement dans le noir. M. Marais s'en approcha sur la pointe du pied, gaiement et souriant d'avance au succès de sa chasse; mais à peine son regard eût-il passé au travers du tamis, qu'il se rejeta en arrière avec effroi, balbutiant d'une voix altérée:
—Venez donc ici, ma commère! Je vois trente-six chandelles, moi! on dirait qu'ils ont fait la fin au bonhomme!
La veuve, qui était restée auprès de la porte, ne fit qu'un saut jusqu'à la muraille, pendant que ce cri s'étouffait dans sa gorge:
—M. le gouverneur assassiné! chez moi! aux Trois-Marchands! ce serait pour en perdre la tête!
Elle repoussa l'inspecteur stupéfait, qui tremblait vraiment, pour tout de bon, et regarda à son tour dans la chambre voisine.
La chose appelée œil de police par les gens du métier et aussi regard, n'est pas du tout une invention moderne On en trouve des traces assez nombreuses dans l'antiquité, où l'espionnage se pratiquait honorablement aussi bien dans les monarchies que dans les républiques. En fait d'ombrageuses défiances, pourtant, les républiques ont généralement remporté les premiers prix.
À Sparte, c'étaient de simples trous, à cause de l'austérité qui régnait dans cette patrie du vice rogue et tout hérissé de stoïque vanité. Ils y servaient surtout à surveiller les études des jeunes voleurs exercés aux frais de l'État. Les vénérables docteurs ès filouterie, lumière de l'université lacédémonienne, éprouvaient ainsi la capacité des aspirants au baccalauréat, distribuant des diplômes aux mains les mieux crochues et notant d'infamie les paresseux que la puberté avait surpris ne sachant pas encore dégonfler les poches de leurs concitoyens.
À Syracuse, au contraire, c'étaient de magnifiques palais où la science architecturale déployait toutes ses res[Pg 25]sources pour allonger la vue des observateurs, en multipliant la puissance de leur ouïe. L'œil de Denys l'ancien, qu'il appelait son oreille, est resté illustre. Il avait la forme d'un lit. Grâce aux merveilleux efforts de la science, déjà maîtresse de l'optique et de l'acoustique, quiconque s'étendait sur ce lit entendait tout ce qu'on disait, voyait tout ce qu'on faisait dans la superbe Ortygie.
Au moyen-âge, il y avait la république de Venise dont chaque maison avait cent yeux comme Argus, et le plus grand de nos poètes nous a appris qu'à Padoue, autre république, «on marchait dans les murs.» Ceci est le comble. Rien ne peut être rêvé de plus parfait pour l'observation que ces chemins de ronde pratiqués dans l'épaisseur des murailles; aussi j'ai presque honte d'en revenir à la pauvre écumoire de Madeleine Homayras.
C'était l'enfance ou plutôt la décadence complète de l'art. Aucune république ancienne ou moderne n'aurait voulu de cette misérable installation, mise en usage dans les hôtelleries de Paris, selon Peuchet, durant les premiers troubles de la Fronde et dont M. d'Argenson avait multiplié les spécimens. Peuchet en donne la description dans ses mémoires, B. Saint-Edme aussi, et lors de la démolition du quartier sordide où les magasins du Louvre étalent maintenant leurs magnificences, tout Paris vint en procession visiter l'œil de police du cabaret-garni du Cygne de la Croix, situé rue Pierre-Lescot, derrière le Château d'eau du Palais-Royal.
Quelle que fût sa forme ou sa dimension, tout œil de police était construit d'après ce principe, qu'étant donné deux pièces contiguës, l'une sombre et l'autre éclairée, l'intérieur de la première échappe à la vue de la seconde, tandis que tout regard partant de la première est maître des moindres détails de sa voisine.[Pg 26]
La contiguïté des deux pièces n'est même pas indispensable, quand on se sert de miroirs obliques; mais à l'ordinaire, dans les auberges, on n'y mettait point tant de façons, et l'œil de la rue Pierre-Lescot, que j'ai vu et touché, consistait tout uniment en un trou carré, masqué, du côté de la chambre obscure, par une planchette, peinte ou plutôt souillée dans le ton exact de la muraille.
Immédiatement au-dessus de la planchette du côté de la chambre éclairée, se trouvait un rayon de sapin, soutenu par deux consoles du même bois; le tout, vieux et vermoulu, encadrait et dissimulait très-suffisamment le regard à travers lequel, malgré la poussière accumulée, on voyait comme s'il n'y eût pas eu de cloison.
Il en était ainsi dans la chambre noire de la veuve Homayras. Son écumoire, placée là peut-être en d'autres temps, dans un but d'espionnage politique, ne servait plus qu'à la cueillette des nouvelles à la main; et encore fallait-il que ce bon M. Marais fût bien au dépourvu pour venir chercher ses prétentaines dans un quartier si démodé.
Son flair de limier ne l'avait pas trompé tout à fait: il y avait bien là une aventure; mais, au lieu d'une comédie à l'eau de rose, il tombait au plein d'un gros drame où il y avait des larmes et du sang.
Voici, en effet ce qu'il vit, et ce que vit Madeleine, inquiète à juste titre pour la bonne renommée de son garni:
Au milieu de la chambre voisine, éclairée par deux bougies et où brillait en outre un feu ardent qui remplissait la cheminée, se trouvait une table, couverte de papiers en désordre. Par-dessus les papiers, une carte géographique de très grandes dimensions, dessinée et coloriée à la main, était étendue. Elle couvrait presque tout[Pg 27] le carré de la table et se déroulait jusqu'à terre, de sorte que l'un de ses angles disparaissait sous le corps d'un homme de 60 ans à peu près, tout sanglant et gisant sur le carreau entre le foyer et la table.
Elle était enluminée si violemment, cette carte, et tracée en traits si distincts, que le regard de Marais et aussi celui de la veuve allaient à elle, bon gré, mal gré, en dépit du cadavre taché de rouge qui en froissait un des coins. Et, tout en restant fascinés par le tragique spectacle inopinément offert à leurs yeux, ils étaient contraints de lire ces mots, tranchants comme si on les eût écrits avec du feu liquide: Carte des conquêtes de la France... et ce nom, qui flamboyait autour d'une tache pourpre, en forme d'étoile: Madras.
L'homme ne bougeait plus. Il était couché sur le dos, les jambes écartées, la tête renversée dans la forêt de ses cheveux touffus et grisonnants; mais, loin d'avoir la pâleur de la mort, sa figure, frappée à revers par les chauds reflets du foyer, semblait écarlate. L'immobilité suprême avait évidemment saisi ses traits dans les contractions d'une puissante colère. Ils étaient beaux, énergiques surtout, malgré les sillons convulsifs, creusés autour de la bouche par un courroux terrible ou une poignante douleur.
Auprès de lui, un couteau, tout mouillé de rouge, jouait avec la flamme de l'âtre comme un long rubis affilé que la langue du feu aurait léché. Au-delà du couteau, une main, si crûment blanche qu'on l'eût dite taillée dans l'albâtre, se tendait immobile, mais crispée et souillée d'une large maculature de sang, vers l'arme qu'elle touchait presque.
Cette main, merveilleusement belle, tenait, par un bras demi-nu et de proportions exquises, au buste gracieux[Pg 28] d'une jeune fille, vêtue de noir et bien plus pâle que le prétendu mort. L'inspecteur et la veuve n'avaient pas de peine à la reconnaître pour celle qui était venue, tout à l'heure, demander M. Joseph. À la vérité, ils n'avaient point vu alors son visage, mais le costume et la tournure suffisaient à lever tous les doutes.
Vous vous souvenez que M. Marais, comme un poète qu'il était (tous les policiers le sont un peu), avait dit que la beauté de cette jeune fille perçait son voile. Le fait est que cette beauté éblouissait. Il y avait un rayonnement extraordinaire dans la blancheur lactée de son teint, contrastant avec la soie riche et lourde de ses admirables cheveux noirs. Le type oriental éclatait en elle dans toute sa splendeur et quoique la frange recourbée de ses cils, brillantés par les larmes, mît dans l'ombre le regard de ses longs yeux, on devinait, on voyait presque l'éclair profond qui venait de s'éteindre dans le jais azuré de sa prunelle.
Elle avait un front d'enfant, mais de reine, tout radieux de virginal despotisme, sur lequel la nuit même de l'angoisse qui l'avait terrassée aujourd'hui ne pouvait éteindre la lumière des joies d'hier. Ainsi reste aux tempes de ceux que la foudre précipita du trône cette trace, blessure ou auréole, qui inspire un religieux amour aux âmes généreuses et d'où naît ce sentiment, qui fait rire notre siècle: la dévotion au malheur.
Son âge paraissait être vingt ans: vingt ans de sourires, noyés dans une heure de mortelle souffrance, et, je vous le dis, cela parlait: le bonheur passé aussi bien que le malheur présent. Sur ses lèvres décolorées, une fraîcheur s'obstinait, reflet vague et doux, parfum et caresse. Jamais celui qui l'aimait n'avait pu l'admirer plus belle, car la fleur est surtout fleur quand elle se penche...[Pg 29]
Elle gisait, elle aussi, renversée: selon l'apparence, elle avait dû tomber de son haut. Sa tête, qui avait une légère plaie, d'où sortait une gouttelette de sang, s'appuyait contre le sol, et ses longs cheveux ruisselaient jusqu'à baigner le flanc du vieillard.
Il y avait un troisième personnage qu'on voyait de profil et qui était agenouillé entre eux deux. C'était un jeune homme portant le costume militaire et les insignes d'officier: celui-là même dont Madeleine avait dit qu'il avait l'air d'un roi.
Ce n'était qu'une façon de parler, car les rois, au XVIIIe siècle, ne portaient guère sous leur perruque poudrée le caractère de mâle vigueur qui distinguait notre beau soldat. Louis XV, à la vérité, avait été un superbe roi de cire, mais il ne restait rien de lui: toute sa vie, le grand Frédéric avait été «laid comme un pou», selon l'expression trop précise du marquis d'Argens; les rois d'Angleterre ne comptaient déjà plus: têtes grosses et rouges d'employés bien payés; les rois d'Espagne, joues bilieuses et creuses, ressemblaient tous à d'ambulantes coliques, et Marie-Thérèse, le seul beau roi de l'époque, avait des jupes.
Il aurait fallu remonter jusqu'à Henri IV pour trouver un porte-couronne à la mine gaillarde, vaillante et encore, ce vrai Français et ce vrai roi, dernière idole des peuples, qui battait si dur et qui riait si bien, était venu au monde, dit-on, avec la barbe grise.
Si donc M. Nicolas, puisque tel était le nom du jeune officier, avait l'air d'un roi, au dire de Madeleine, c'est tout bonnement que Madeleine, sans trop le vouloir ni le savoir, rendait hommage à la royauté: pour elle, la vigoureuse jeunesse de ce soldat épandait le prestige de sérénité, de vaillance, de bonté qu'on cherche si souvent en[Pg 30] vain chez les rois, et que les esprits simples, les femmes, les enfants, dans ces temps où il y avait encore des rois, prêtaient naturellement aux rois jusqu'à preuve du contraire.
Notre jeune officier appuyait une de ses mains contre la poitrine de M. Joseph, à la place du cœur; mais en même temps, il se penchait vers la jeune fille, et tout en lui disait que son esprit, sa pensée, son âme, inclinaient là irrésistiblement.
Dans ce qu'on voyait de ses traits, dans le langage muet de tout son être, il y avait une profonde désolation qui pouvait se traduire et se partager ainsi: dévouement, respect et compassion pour le vieillard, amour sans bornes pour la noble et gracieuse enfant que la vie semblait avoir abandonnée.
Que s'était-il passé en ce lieu, entre ces trois personnages groupés ainsi comme au cinquième acte d'une tragédie? Madeleine, dans le premier moment de son effroi, venait de s'échapper à appeler le vieux Joseph «M. le gouverneur».
Gouverneur de quoi?
Malgré les excellents rapports établis entre elle et l'inspecteur de police, vous vous doutez bien que Madeleine n'avait pas, pour lui, retourné le fond de son sac.
Ce qu'elle avait caché, nous allons vous le dire.
Certain soir de novembre, environ deux semaines en çà, un carrosse de louage s'était arrêté dans la rue Tiquetonne, à la porte des Trois-Marchands. M. Joseph en descendit, malade et ayant peine à se soutenir. Il avait avec lui un vieux domestique au teint cuivré, qui ne parlait pas bien le français et qui portait un singulier costume dont la principale pièce consistait en un châle-cachemire, drapé sur une chemise de laine et cachant la ceinture d'un large pantalon de toile indienne.
Ce valet avait nom Saëb et se nourrissait de riz cuit à l'eau, qu'il assaisonnait lui-même avec une poudre très violemment aromatique qui ressemblait à du poivre blanc. Son maître vivait de l'air du temps, ne recevait jamais personne et sortait régulièrement après la brune tombée, pour rentrer fort tard dans la nuit.
Une fois, la valetaille de l'auberge ramassa un chiffon tombé de la poche de M. Joseph; c'était un fragment de lettre, commençant par ces mots: «Monsieur le gouver[Pg 32]neur...» On en fit des gorges chaudes à la cuisine, et le nom de M. le gouverneur lui resta.
Au bout de huit jours, Saëb s'en alla et ne revint plus.
Le lendemain, M. Nicolas se présenta. Saëb n'était plus là pour monter la garde à la porte de son maître. M. Nicolas, le beau capitaine, s'adressa à une servante qui ne résista point à sa grande mine ni surtout au louis d'or qui lui fut mis dans la main. Madeleine gronda la servante, mais elle courut s'installer dans sa chambre noire pour voir au moins comment «M. le gouverneur» allait recevoir l'intrus.
Ce n'était peut-être pas la première fois que Madeleine ouvrait son œil, mais jusqu'alors elle avait vu peu de chose et n'avait rien entendu, sinon les plaintes du malade et le baragouin de Saëb, qui n'avait pas l'air d'un domestique commode. Ce jour-là, sa curiosité fit une ample récolte.
M. Joseph était couché tout habillé sur son lit, la tête tournée vers la ruelle. Au bruit que fit le nouvel arrivant en entrant, il ne se retourna point, mais il dit avec une colère dolente:
—Ne pourra-t-on me laisser mourir en repos?
—Non certes, M. le marquis, répondit le jeune officier; je vous engage ma parole qu'on ne vous laissera pas mourir!
Le bonhomme Joseph était donc non seulement gouverneur, mais encore marquis.
Il se retourna vivement. Il avait sans doute reconnu la voix qui parlait. Jamais Madeleine ne l'aurait cru capable de sauter hors de sa couche aussi lestement qu'il le fit. Ce fut un bond de jeune homme, il se trouva sur ses pieds, la tête haute, les bras tendus avec un bon sourire aux lèvres, pour dire presque gaiement:[Pg 33]
—Tiens! c'est toi, chevalier! Bonjour.
De sorte que Madeleine Homayras sut encore, dès ce premier moment, que M. Nicolas était un chevalier.
Il se jeta dans les bras de M. Joseph, et tous deux échangèrent une cordiale embrassade. Vous eussiez dit un père et un fils qui se retrouvent après une longue séparation. Le bonhomme disait, et il avait des larmes plein les yeux:
—Ah! garçon! garçon! que je suis content de te revoir! Saëb m'a planté là! c'est un coquin, comme tous les Bengalis; j'étais tout seul, dans cette auberge, et les Anglais ont des centaines d'émissaires à Paris, qui me cherchent pour m'assassiner!
—Eh bien! répliqua gaillardement Nicolas, ils n'ont qu'à essayer, ils trouveront à qui parler, me voici!
—C'est vrai, garçon, te voilà! Embrasse encore et serre-moi comme il faut; il me semble que tu me redonnes de la jeunesse et de la vie.
—Bon et cher ami! murmura le beau soldat, qui faisait de son mieux pour ne pas montrer toute son émotion. Je voudrais, en effet, vous donner ma vie et ma jeunesse.
—Comment va Jeanne? demanda tout à coup le bonhomme.
—Mme la marquise, répondit Nicolas, est fort inquiète et très mécontente.
—Mécontente, garçon? Mécontente! ne dirait-on pas que je suis un écolier et que je buissonne? By Jove! c'est là le vrai malheur! L'histoire dira de ma femme et de moi que j'avais des jupons pour ne pas aller jambes nues, parce qu'elle portait les culottes!
Il essaya de rire; mais un tremblement le prit, pendant que sa face, très colorée, devenait pâle tout à coup.
—Bon! dit Nicolas, au lieu de s'attendrir à ces signes de détresse, voilà nos diables de nerfs qui arrivent! Vous[Pg 34] m'avez raconté que votre médecin ordinaire, là-bas, le docteur Siddons, vous accusait d'être nerveux comme un tigre...
—Comme un chat, chevalier, plutôt! comme un pauvre matou! Les tigres sont plus forts que les lions, et moi, je ne tiens pas sur mes jambes. J'ai été tigre, c'est vrai, j'ai été lion... Que Dieu juge ceux qui m'ont réduit à l'état où je suis!... Ah! ah! chevalier, nous étions trop grands! Il ne faut monter si haut que cela. Dans les forêts où règne la loi de nature, les arbres géants étouffent le petit bois, et n'est-ce pas justice? mais dans le monde, c'est le petit bois qui attaque les géants par le pied; ce sont les broussailles qui mangent les futaies, et les héros disparaissent submergés par le flot des lâches, des impuissants et des jaloux. Ils appellent cela l'égalité, les droits de l'homme, la philosophie, et, pendant qu'ils travaillent, comme Tarquin, à couper toute tête qui dépasse le niveau, Tarquin, tombé en enfance, tend son propre cou à la faucille. Tout s'abaisse, tout diminue, tout sommeille, tout meurt. Je ne connais plus rien de vivant, sinon cette conspiration aveugle, mais immense, où les petits et les grands, les peuples et les rois, les nobles, les magistrats, les pamphlétaires et les ministres, les ignorants et les savants complotent ensemble à leur insu la culbute de l'humanité.. Comment va Jeannette?
—Mme de Bussy, répliqua le chevalier, attend des lettres du général qui combat vaillamment dans le Dekkan, mais qui souffre de la mauvaise volonté croissante de M. de Lally.
—Un brave, pourtant, ce Lally, murmura M. Joseph, qui brusquement se mit à parcourir la chambre à grands pas. Mme de Pompadour l'a trié entre mille pour ruiner l'Inde! Un brave! un très brave! ignorance complète du[Pg 35] pays et des mœurs, orgueil repoussant, entêtement idiot! Brave, brave, brave, mais étroit, mais ombrageux, mais jaloux, mais inflexible... Si ce gros duc, M. de Choiseul, avait voulu, sans flotte, sans argent, sans soldats réguliers, il aurait gardé l'Inde à la France, rien qu'en nommant notre Bussy vice-roi!
M. Joseph s'arrêta devant le chevalier, qui l'écoutait avec déférence et qui dit:
—M. de Bussy supporte l'effort des Anglais depuis trois ans d'une façon héroïque, et tout homme de guerre doit avouer que sa résistance tient du miracle, mais...
—Mais quoi? demanda le vieillard, qui rougit de colère: vas-tu abandonner mon gendre, toi aussi?
—Non, répliqua le chevalier; je voulais dire seulement que M. de Bussy n'est qu'un soldat: un bras fort, un cœur intrépide, digne en tout d'être le gendre et le serviteur de Joseph Dupleix qui est la tête, et il n'y a pas d'autre vice-roi possible pour l'Inde que Joseph Dupleix en personne!
Les yeux du bonhomme brillèrent et il sembla à Madeleine qu'elle ne l'avait jamais vu avant ce moment-là. Il se redressa si haut que son front dépassait celui de M. Nicolas, qui avait pourtant belle taille.
—Ah! pensa Madeleine, est-ce que ce serait vraiment lui?
Et elle ajouta en elle-même:
—Si on pouvait mettre dans les gazettes qu'il est aux Trois-Marchands et qu'on peut l'y voir pour dix sous, je gagnerais du coup de belles rentes!
En ce moment, le bonhomme pirouettait sur ses talons et levait les épaules en riant avec bruit.
—Vice-roi, répéta-t-il. By Jove! garçon, tu nous la bailles belle! J'ai donné à la France un pays grand comme[Pg 36] toute l'Europe, et tu veux qu'on me récompense! Tu es fou! Ce que le roi me doit ne tiendrait pas, en écus de six livres, dans cette maison, qui est large et longue pourtant, et tu ne veux pas que ce petit Choiseul qui ruine le roi soit mon persécuteur!... Mais quand même cette sangsue de Pompadour mettrait en gage ses pierreries volées, on ne pourrait pas me payer, garçon! Aussi les Anglais ne me détestent pas moitié si bien que nos soubrettes marquisées et nos frontins de cour. Bussy, et moi, moi et Bussy nous avons eu cette imagination extravagante de servir, d'agrandir, d'enrichir notre patrie, au siècle de M. de Richelieu, au siècle de M. d'Aiguillon, au siècle de l'abbé Terray, au siècle de ses six sultanes, des douze cents philosophes et des deux mille quatre cents Choiseul! Il fallait travailler pour l'Autriche, les Choisillons m'auraient comblé; il fallait travailler pour la Russie ou pour la Prusse, les philosophes m'auraient doré tout vif! mais pour la France! fi donc!... Écoute! la France est comme le Grand Turc; elle a toujours son sérail de coquines avec des eunuques autour; elle étrangle ceux qui combattent loyalement pour elle: cela l'amuse... Et le jour viendra où quelqu'un de ses domestiques, moins bête que les autres, au lieu de se laisser étrangler par elle, l'étranglera. Et devant celui-là, si elle n'en meurt pas, la France s'aplatira... Je ne le verrai pas, je suis trop vieux et trop étranglé moi-même; mais toi, si tu vis seulement jusqu'à cinquante ans, tu assisteras à tout ce carnaval que la botte d'un caporal terminera en écrasant la nuque de la France! Et, par Jupiter! comment disent les Anglais, ce sera bien fait! Vive ce caporal... jusqu'à ce qu'il soit broyé lui-même! Écoute encore: j'ai péché! C'est ma faute, c'est ma faute, c'est ma très grande faute! J'aurais dû servir la France malgré elle! Est-ce qu'il est permis de[Pg 37] céder, quand on est homme, aux caprices des petits enfants ou aux défaillances des vieillards? J'étais le maître, il fallait agir en maître; ma femme le voulait, ma femme dont le petit doigt est plus grand que toute ma misérable personne. Ma femme tenait dans sa main cette vaste et opulente contrée, l'Inde, qu'elle avait charmée. J'ai vu ma femme, cette héroïne, ou plutôt ce héros, cet homme d'État, ce diplomate, je l'ai vue portée en triomphe par tout un peuple sur un trône d'or, un vrai trône de vrai or, pendant que des milliers et des milliers d'adorateurs s'agenouillaient sur son passage, en criant: «Vive la déesse Jeanne!» Ce n'était pas tout à fait déesse qu'ils disaient dans leur langue d'Orient, mais c'était bien plus que princesse, et ma bien-aimée Jeanne souriait, vivante statue de la France, le front étoilé de saphir; belle, oh! belle comme la Patrie victorieuse, pendant que ses jeunes esclaves agitaient autour d'elle l'air embaumé du pays des roses avec leurs grands éventails tout ruisselants de perles fines, et que le féerique soleil de Mysore allumait les plis de son écharpe, semée de diamants, comme la gloire des étoiles resplendit au ciel... Comment va notre petite Jeanneton?
Si Madeleine Homayras eût conservé jusqu'alors l'ombre d'un doute touchant la personnalité de son locataire, cette troisième question aurait achevé de l'éclairer. Jeanne, Jeannette et Jeanneton, «les trois Jeanne» étaient, en effet, le côté populaire de nos grandeurs et de nos décadences dans l'Inde: Jeanne, Mme la marquise Dupleix, la fameuse «princesse Jeanne»; Jeannette, sa fille, «la générale», qui avait épousé le vaillant et malheureux Bussy, après avoir refusé la main du Grand Mogol; Jeanneton enfin, la belle des belles, fille orpheline de la sœur de Dupleix et du comte de Vandes, un[Pg 38] instant nabab souverain de Masulipatam et des Cinq-Provinces.
On disait que des trois Jeanne, la dernière, «Jeanneton Dupleix,» comme on appelait souvent Mlle de Vandes à cause de sa mère, était la plus chèrement aimée de l'ancien gouverneur général, son oncle et son père adoptif.
Nous vous parlons ici de choses bien oubliées; mais à l'époque où se passe notre histoire, ces noms étaient dans toutes les bouches; ils avaient étourdi, ils avaient ébloui Paris avant de lui faire compassion. Les aventures de la princesse Jeanne surtout avaient couru autant et plus que les contes de Perrault, et lors de son arrivée en France, la foule avait dételé les chevaux de son carrosse pour la traîner en triomphe, comme un corps saint.
Parmi mes lecteurs, ceux qui ont le malheur d'avoir des souvenirs datant de plus de vingt ans, pourraient retrouver au fond de leur mémoire un nom contemporain qui eut, dans des proportions infiniment moindres, le lustre mystérieux et romanesque du nom de Dupleix. Pendant un moment, en effet, Paris connut et célébra avec enthousiasme ce jeune gentilhomme qui jouait et perdait si brillamment sa vie pour nous donner les champs d'or de la Sonora. On ne se souvient plus beaucoup aujourd'hui de Raousset-Boulbon, le silence s'est fait sur sa tombe, comme il se fait, hélas! autour de tous ceux qui meurent pour nous trop loin de nous; mais au commencement du second empire, combien de jeunes cœurs palpitèrent au récit de ses chevaleresques efforts!
Ainsi en est-il deux ou trois fois par siècle chez nous, qui sommes, à ce qu'on dit, le plus généreux peuple du monde. Tous ceux qui essayèrent de nous faire grands au delà de la mer finirent dans le délaissement et dorment dans l'oubli, depuis l'héroïque Mantbars apportant les[Pg 39] Indes espagnoles à Louis XIV jusqu'à ce cher Raousset-Boulbon qui tomba de nos jours, assassiné par la couardise mexicaine, en invoquant vainement le nom de la France.
Le pouvoir change de mains; les tribuns escamotent le sceptre des rois, les empereurs mettent la langue des tribuns dans leurs poches, rien ne dure, excepté notre ingratitude pleine de gaieté et notre spirituel parti pris de rire au nez de nos martyrs.
L'Angleterre a fait son immense fortune en ramassant ce qui tombait des mains de nos conquérants désavoués que nous nommons volontiers des aventuriers pour excuser le crime de notre abandon. Mais, de bonne foi, était-ce bien un aventurier, ce Joseph Dupleix, qui, revêtu d'une dignité officielle, se rendit maître, au nom de la France, des plus opulentes contrées de l'univers, qui livra et gagna, avec des soldats réguliers français, nombre de batailles rangées, qui institua des rois, qui gouverna des peuples, qui refusa d'usurper la souveraine puissance avec le titre d'empereur et qui ébranla la puissance anglaise jusqu'au plus profond de ses assises?
Remplacez Louis XV par un roi, M. de Choiseul par un ministre moins pensionné de l'étranger; extirpez ce vénéneux champignon, la Pompadour: l'empire des mers changeait de mains, l'Inde était française au lieu d'être anglaise, et ce bonhomme Joseph devenait un géant dans l'histoire du monde!
L'opinion populaire comprenait vaguement cela; elle voit très souvent juste quand elle n'est pas empoisonnée par les furieuses convoitises de ses meneurs. Il y avait chez la veuve Homayras un instinct de respect pour son locataire, dont elle avait deviné le nom. Elle lui voulait du bien. Aussi l'avons-nous vue garder une demi-discré[Pg 40]tion vis-à-vis de M. Marais, l'inspecteur de police, qui la dominait pourtant deux fois par l'attrait de sa personne et par sa position officielle. Elle lui avait, à la vérité, proposé le libre exercice de son observatoire, mais c'était, comme nous le verrons, dans de bonnes intentions, et elle n'avait rien dit de ce qu'elle savait, quoiqu'elle sût beaucoup.
Remettons-nous avec elle aux écoutes, le soir de l'arrivée du chevalier Nicolas.
À la dernière question de M. Joseph coupant si brusquement l'éloge dithyrambique de la princesse Jeanne pour demander des nouvelles de Jeanneton, le chevalier Nicolas, qui jusqu'alors avait écouté avec une religieuse déférence, rougit tout à coup, comme une jeune fille, et Madeleine se dit:
—Bon! celui-là est un amoureux! Pas bête! car les Dupleix, malgré tout, ont peut-être apporté de là-bas des roupies plein leurs malles!
M. Nicolas, cependant, répondait à la question de son vieil ami, concernant Jeanneton:
—C'est sur l'ordre de Mlle de Vandes que j'ai quitté mon régiment avec un congé. Elle n'y pouvait plus tenir de l'envie qu'elle avait de savoir où vous en êtes de vos affaires. Elle a pour vous, qui êtes plus que son père, un véritable culte.
—Chère Jeanneton! murmura le bonhomme. Son cœur est encore plus beau que son visage... Mais comment te donne-t-elle des ordres, garçon? Je suppose que toi, plein de bon sens, comme tu es, et d'honnêteté, et de fierté, car je ne connais pas de cœur mieux placé que le tien, tu n'as pas la folie d'élever tes vœux jusqu'à ma nièce?[Pg 41]
—Ah! se dit Madeleine: l'orgueil! C'est dur à tuer... je m'intéresse à ces tourtereaux-là, moi!
Et ses yeux, friands d'attendrissement, se mouillèrent comme si elle eut assisté à la représentation d'une tragédie bourgeoise du bon Nivelle de la Chaussée, ancêtre humide de tous nos mélodrames à mouchoirs.
Nicolas, au contraire, sourit et répliqua:
—Nous voilà bien! Mes affaires de cœur sont en aussi piteux état d'un côté que de l'autre. Je ne sais pas comment mes parents ont appris, là-bas, au Vigan, que mon régiment a ses quartiers aux environs de votre ermitage du pays de Gueldre, mais ils m'écrivent lettres sur lettres pour me dire de me garder de vous et de la belle des belles...
—Auraient-ils honte? s'écria le bonhomme en se redressant.
—Honte! répéta le chevalier Nicolas; non certes; mais ils ont peur, sachant que Dupleix est trop grand pour certaines petites gens, et que M. mon cousin de Choiseul, notamment, ne le tient pas en fort amicale odeur, à cause des Anglais, que M. mon cousin ménage.
—C'est vrai, pensa tout haut Dupleix, tu es petit cousin du ministre, toi!
—La peste! se disait de son côté Madeleine: en voici un qui ne se mouche pas du pied! Je vais me tenir sur son passage quand il s'en ira, pour le saluer de la belle manière! Un cousin du ministre!
—Quant à l'audace que j'aurais eue, poursuivit le chevalier, d'élever mes pensées jusqu'à Jeanne de Vandes, votre nièce, je ne dis ni oui ni non, mon respectable ami. Les pensées d'un chacun vont où elles veulent, et les chiens regardent bien les évêques![Pg 42]
—Bravo! pensa Madeleine: c'est un vrai cœur que ce grand garçon-là!
Joseph Dupleix lui-même n'avait point l'air trop mécontent de cette réponse à la fois badine et franche, prononcée avec douceur, mais ponctuée d'un regard loyal et droit.
—Ah! fit-il, ne te fâche pas, garçon; j'ai grimpé si haut, un jour, en ma vie, que je ne peux pas me déshabituer de faire la roue, tout déplumé que je suis. Y a-t-il longtemps que tu as quitté le Cloître?
Le Cloître (Kloster) était le nom de la résidence très modeste où Dupleix avait abrité sa famille, loin de Paris, au début de son interminable procès contre la Compagnie des Indes. Il y a quantité de lieux ainsi nommés en Allemagne, surtout dans les districts catholiques qui avoisinent les Pays-Bas. Nous connaissons déjà Kloster-Seven, où M. de Richelieu cueillit les fleurs sculptées de son pavillon de Hanovre. Le Kloster de la famille Dupleix, appelé Kloster-camp, quoique la petite ville de ce nom en fût éloignée de plus d'une lieue, devait acquérir une célébrité d'un genre bien différent, non point à cause de Dupleix lui-même, mais grâce à son jeune compagnon, en qui vous avez déjà deviné notre dernier chevalier.
Celui-ci répondit:
—Voici deux longues semaines que j'ai quitté la Gueldre, avec une permission de douze jours seulement, et j'ai passé tout ce temps-là à courir d'auberge en auberge pour vous découvrir. J'ai cru que je ne vous trouverais jamais!
—Garçon, dit Dupleix en souriant tristement, les vieux cerfs qui n'ont plus de jarret apprennent la science de ruser. J'espère que, pendant ces quinze jours, tu as rendu plus d'une fois tes devoirs à M. le duc de Choiseul; on le dit fort enclin à pousser ceux de sa famille.[Pg 43]
—Oui, répondit le chevalier, on le dit et, dès cet automne, MM. les officiers d'Auvergne-infanterie m'appelaient colonel pour se moquer de moi.
—Colonel d'abord, général ensuite... Ton père et ta mère n'ont pas tort, Nicolas, c'est moi qui suis un vieux fou. Certes, tu ferais un mauvais marché en épousant notre pauvre Jeanneton, qui est la fille d'adoption d'un homme en disgrâce: aussi, je te prie de n'y plus songer, mon ami; je t'en prie sérieusement... Combien de fois as-tu été voir le ministre?
—Pas une seule fois.
Dupleix lui tendit la main; mais il secoua la tête en murmurant:
—Parmi les animaux que Noé conserva dans l'arche, je n'ai jamais ouï mentionner celui qu'on nomme le désintéressement: tu es un homme d'avant le déluge... Et pourquoi Jeanneton a-t-elle eu l'idée de t'envoyer vers moi?
—Pour que vous donniez signe de vie, d'abord, et ensuite...
—Ensuite?
—Vous n'allez pas vous fâcher?
—Peut-être... Seriez-vous déjà d'accord tous les deux? Venais-tu me demander sa main?
—Pas tout à fait...
—Comment! malgré l'insultante répugnance de tes parents?
—Ce sont de bonnes gens, monsieur le marquis, et qui m'aiment bien, mais je vous ai dit: «Pas tout à fait.» Mlle de Vandes sait que je vous admire comme l'un des plus grands citoyens que notre France ait produits et que je vous aime avec la respectueuse tendresse d'un fils; elle m'a dit: «Les hostilités sont suspendues, ici sur la fron[Pg 44]tière; mon oncle est tout seul là-bas, et puisqu'il se cache de nous, c'est qu'il doit tenter quelque suprême bataille. Allez vers lui. Vous êtes brave, vous êtes prudent...»
—Elle ne te fait pas de méchants compliments, sais-tu, chevalier, notre Jeanneton! By Jove! elle a raison! Ce que c'est que l'âge, Nicolas! j'ai vécu entre vous deux pendant plus de six mois et je ne me suis aperçu de rien! Quand le corps de ton jeune maréchal M. de Castries arriva de Lorraine pour couvrir le bas Rhin et que le régiment d'Auvergne prit ses cantonnements dans mon parc, je fermai mes portes. Notre deuil n'avait rien à faire avec la gaieté de ces brillants et joyeux officiers français qui riaient sous nos grands arbres du matin au soir en attendant la fête de la bataille. Jeanne, mon admirable femme, a beau être forte comme une Romaine, elle regrette un peu son diadème de princesse, tout en pleurant sur l'abaissement de la France en ces pays d'outre-mer où nous avions fait, elle surtout, la France si glorieuse! Jeannette, Mme de Bussy, se concentre dans sa douleur et suit par la pensée le héros malheureux que Dieu lui a donné pour époux. Le brave Bussy donne peu de ses nouvelles; il a trop souvent l'épée à la main pour trouver le loisir de prendre la plume. Le rêve de Jeannette serait de le rejoindre et de partager sa vie de périls. Lui ne veut pas. Dans sa dernière lettre, il disait: «Je n'ai plus de place pour toi, bien-aimée, je couche avec la mort...»
—Que Dieu le veille! murmura le chevalier: celui-là est un saint!
Et Madeleine Homayras elle-même, de l'autre côté de la cloison, sentait battre son cœur.
—Ma Jeanneton aussi, poursuivit Dupleix, qui domptait à grand'peine sa douloureuse émotion, avait perdu les sourires de son âge. Elle est l'âme de notre famille, et[Pg 45] quand nous souffrons, c'est dans son cher petit cœur que vont toutes nos larmes. Ah! certes non, notre pauvre maison n'était pas bonne pour MM. les officiers; et les soldats disaient, jouant sur le nom de mon ermitage: «Ce n'est pas un cloître, ici, c'est un tombeau!» L'idée me vint pourtant d'aller trouver ton colonel, M. de Soleyrac, parce que mon secrétaire était tombé malade et que je n'avais plus personne pour écrire, sous ma dictée, les requêtes et mémoires nécessités par mon procès. Je lui demandai s'il voulait bien me prêter une belle main de sergent pour remplacer mon copiste... Ah! vive Dieu! c'est un galant homme! Il me parla de Madras et sollicita la permission de baiser la joue d'un héros... Ce furent ses propres paroles... Ah! vive Dieu! vive Dieu! mes paupières se mouillèrent et ce ne fut pas ma faute. J'ai été maltraité par les paperassiers, c'est vrai, à partir du ministre jusqu'au dernier maraud portant sa plume derrière l'oreille, mais les mains qui tiennent l'épée ont toujours cherché la mienne, et qu'elles soient bénies ces miséricordieuses et vaillantes mains de nos soldats! Elles refont sans cesse l'honneur de la France, à mesure que les rats de l'écritoire nous trahissent et nous déshonorent!
Madeleine approuva du bonnet et lampa un verre de vin d'Arbois dans son coin, tant elle trouvait cela juste et bien dit. Nicolas écoutait, comme s'il eût entendu pour la première fois cette histoire qui était pourtant la sienne propre.
—Au lieu du sergent que je voulais, continua Dupleix, ce fut toi qui vins, le lendemain, peut-être le soir même.
—Le soir, dit Nicolas. Je n'aurais pas pu attendre au lendemain!
—Et maintenant que j'y pense, mon drôle, tu avais déjà ton idée.[Pg 46]
—Parbleu! fit le chevalier.
—Parbleu! répéta Madeleine enchantée.
—Depuis que le monde est monde, reprit Dupleix presque gaiement, on ne vit jamais un si bon secrétaire que toi, chevalier! Ecriture médiocre, mais lisible et rapide. Toujours prêt, à toute heure! complaisant comme un fauteuil! discret aux heures de tristesse, gaillard et attisant les pauvres petits moments de joie que la bonté de la Providence laisse de temps en temps aux désespérés, trouvant le mot propre quand il manque, aidant la mémoire qui s'en va... car, Dieu me pardonne, tu connaissais d'avance mes faits et gestes mieux que moi-même!
—Je vous aimais, M. le marquis, voilà tout, dit simplement Nicolas, et votre merveilleuse histoire avait été l'admiration de ma jeunesse.
—Et puis, ajouta Dupleix, il paraît que tu admirais encore une autre personne au Cloître...
—Comme de juste! fit Madeleine. Parole d'honneur, ça m'amuse!
Le chevalier prit la main du bonhomme et la baisa.
Madeleine dit en se servant à boire:
—C'est sûr que ce mariage-là s'arrangerait sans les parents du Vigan, et tout irait comme une lettre à la poste!
—Au bout de 48 heures, reprit encore Dupleix, nous étions une paire d'amis, nous deux, toi et moi; au bout de quatre jours, je te tutoyais comme si je t'avais fait faire ta première communion. La semaine n'était pas passée que ma femme te traitait en fils...
—Chère et noble amie! murmura Nicolas.
—Tout marchait donc supérieurement, quand je reçus une lettre confidentielle de mon procureur à Paris qui m'annonçait que la compagnie, voyant avec inquiétude[Pg 47] la bonne situation de mes affaires, avait eu l'idée de m'intenter une action reconventionnelle, comme ils disent. Sais-tu ce que c'est?
—Non, répondit Nicolas, mais je m'en doute un peu.
—Eh bien! voilà: tu réclames dix pistoles à un camarade, n'est-ce pas; il ne nie point la dette, parce que tu as des témoins, mais il te répond: «Vos dix pistoles étaient fausses. Pour les avoir mises en circulation, j'ai été arrêté, emprisonné, traîné en jugement, condamné, juché au pilori, marqué et même pendu! En conséquence, j'adresse requête pour qu'il plaise à la cour de vous contraindre par les voies de droit, et ce par corps, à me payer cent louis de dommages-intérêts, et aux frais, qui sont de quatre cents écus.»
—C'est pourtant ça, dit Madeleine, la justice!
—Mais, objecta le chevalier, Madras, Chandernagor, Bombay, le Carnatic et le Dekkan, ce n'était pas de la fausse monnaie, cela!
—Quod erat probandum, mon gars: c'est ce qu'il s'agit de démontrer. La compagnie a le bras long, le ministère a les poches larges... je ne dis pas cela pour ton vénéré cousin, au moins: M. de Choiseul est l'austérité même; mais il lui faut redorer chaque matin un pied ou une aile de cette vieille idole, Mme de Pompadour, et cela coûte cher... Bref, tu peux comprendre qu'avec les treize millions qu'elle me doit, sans compter les intérêts, la Compagnie a de quoi multiplier les petits cadeaux qui entretiennent l'amitié entre elle et la cour... Asseois-toi là.
Il montrait une petite table couverte de papiers.
Le chevalier obéit aussitôt.
—Ho! infanterie! commanda Dupleix.
C'était le garde à vous! de 1759. Le chevalier prit la plume.[Pg 48]
—Portez armes!
Le chevalier trempa sa plume dans l'encre et la tint en arrêt à un demi-pouce d'une feuille de papier blanc. Dupleix dicta:
«Au Roi...»
Mais, se ravisant aussitôt, il demanda:
—Mon fils, es-tu bien sûr que les hostilités ne sont pas reprises à la frontière?
—Très sûr, Dieu merci! sans cela, je serais un déserteur!
—Qui commande en chef, là-bas, maintenant? M. de Contades?
—M. le maréchal de Broglie.
—Ils changent de maréchaux comme de chemises!... Écris donc:
«À M. le comte de Restaud de Soleyrac, colonel commandant le régiment d'Auvergne-infanterie, en ses quartiers de Klostercamp, près Rheinberg (Gueldre).
«Monsieur le comte...»
Il s'interrompit ici pour ajouter.
—Garçon, arrange cela toi-même; c'est moi qui signe, et M. mon ami de Soleyrac ne me refusera certes point. Il s'agit de t'obtenir quinze jours de congé en plus pour que nous ayons le temps de dresser deux mémoires qui doivent être de purs chefs-d'œuvre: un pour le roi, qui ne le lira pas, l'autre pour le ministre, qui le jettera au panier...
—Savoir! fit Nicolas.
—Ah! ah! s'écria le bonhomme, dont l'œil étincela tout à coup. Voilà une idée qui a été bien longtemps à te venir!
—Quelle idée? demanda le chevalier.
—L'idée de donner un coup d'épaule à ton vieil ami,[Pg 49] garçon; l'idée de prendre une poignée de ses papiers dans ta poche et d'aller à l'hôtel de Choiseul, dire à ce petit Stainville... à Monseigneur le duc, pour parler mieux:
«Je vous apporte un écrit qui vous épargnera une grande honte: cousin, lisez cela. Je l'exige!»
Le chevalier secoua la tête en souriant avec tristesse.
—Je ferai ce que vous voudrez, dit-il, mais...
—Mais tu penses qu'on te poussera à la porte, à moins qu'on ne te lance par la fenêtre. Cela se pourrait bien, garçon. M. de Choiseul porte haut avec ceux qui ne lui font pas peur. Si tu étais seulement un cousin autrichien ou un neveu anglais... Mais rédigeons d'abord le mémoire, et nous y réfléchirons au meilleur moyen de le présenter. Y es-tu?
—Avant de commencer, un mot encore: je te permets d'aimer ma Jeanneton, de l'adorer, de le lui dire. Je te permets de lui écrire, pour lui annoncer que tu m'as trouvé en bonne santé, et que je travaille, et que je combats... Mais je te défends de divulguer le secret de ma demeure... Embrasse-les pour moi, garçon, ma Jeanne, ma Jeannette, ma Jeanneton chérie, dis-leur que je vis avec elles et par elles au fond de mon cœur, que je pense à elles cent fois, mille fois chaque jour, et que, la nuit, je les revois en rêve... mais qu'il me faut ma solitude, encore une semaine ou deux, parce que je joue ma dernière partie, et que, cette fois, il s'agit de vaincre ou de mourir!
À dater de ce jour, comme Madeleine Homayras l'avait dit à son compère M. Marais, le chevalier Nicolas vint frapper chaque matin à la porte de M. Joseph. Il ne se retirait que le soir, un peu avant l'heure où Dupleix sortait lui-même pour aller nul ne savait où.
Leur journée entière à tous les deux se passait à écrire sans trêve ni relâche.
Si Madeleine avait voulu, elle aurait pu raconter, par le menu, les étranges péripéties qui avaient marqué la carrière de l'ancien gouverneur de l'Inde, créé marquis par le roi Louis XV, et qui avait vu vingt mille colons et cinq cent mille indigènes pressés autour de son char triomphal, en cette grande fête universelle où l'Inde entière célébra son investiture comme grand-cordon de l'ordre de Saint-Louis.
Madeleine avait entendu dicter deux fois, une fois pour le roi, une fois pour le ministre, l'épopée de la guerre indienne, les fatales dissensions soulevées entre le gouverneur de Bourbon, le malheureux Mahé de la Bour[Pg 51]donnais et Dupleix, son rival un instant vainqueur, les mauvais vouloirs, les tracasseries, les petitesses, les infamies, on peut le dire, accumulées par les employés de la Compagnie et les agents du gouvernement sur les pas de ce pauvre vaillant lutteur qui défendait la France contre les Français, bien plus encore que contre l'étranger, et qui, abandonné systématiquement par ceux de son propre pays, se créait des ressources parmi les Indiens eux-mêmes, et improvisait, et faisait sortir de terre, en quelque sorte, des soldats sauvages combattant pour la France malgré la France, battant les Anglais, qui étaient soutenus par le mauvais vouloir inouï des Français, et conquérant un monde, lui tout seul, avec sa femme et son gendre, en dépit de ceux-là mêmes, aveugles ou traîtres, à qui sa splendide conquête devait profiter!
Madeleine avait écouté la kyrielle des méfaits attribués à cette puissance occulte, routinière et funeste, mais éternelle, qu'on appelait déjà les bureaux, nom terrible qui sonne comme un glas chaque fois qu'il est question de nos désastres, entrave vivante qui, partout et toujours, a jeté son incapacité ou ses convoitises entre les jambes de nos soldats.
Madeleine savait que nous n'avions pas été vaincus par l'Anglais, mais qu'une armée de commis nous avait surpris vainqueurs et sourdement assassinés; souris de ministères, rats de comptoirs et de boudoirs, sauterelles d'antichambre, mouches de cabinet, vermine d'État, commissaires, émissaires, caudataires, contrôleurs, enjôleurs, endormeurs, intendants, traitants, dévorants, brouillons, cotillons, frelons, courtiers, banqueroutiers, besaciers, neveux de celui-ci, protégés de celle-là, maris de ces dames, frères de ces demoiselles, gens qui ont su se rendre aimables—ou insupportables (on arrive par les deux[Pg 52] bouts), importuns, virtuoses de la platitude, mendiants à escopettes, miauleurs à épinettes, complaisants, menaçants, ceux sur qui l'on marche, ceux qui vous marchent dessus, les gracieux, les fâcheux, les pleurards, les vantards... Ouf! on joue sa vie comme les plongeurs quand on se risque dans les phrases de ce genre! Et notez qu'il n'y avait pas encore de députés! qu'on ignorait le citoyen représentant de Va-t-en-Ville, de Chouilloux-les-Navets ou de la Cantaloupe, plaçant, casant, poussant les petits de ses électeurs! Songez que notre pays en retard n'avait qu'un seul roi, au lieu des mille ou douze cents souverains qui font maintenant son bonheur et sa gloire,—et calculez, si vous l'osez, à quel degré d'éblouissement ce soleil qui étonne l'Europe, l'administration française, pourra parvenir dans un demi-siècle, quand nous aurons, grâce au progrès, vingt mille empereurs seulement, ayant chacun, au bas mot, cinquante sous-chefs à pourvoir de prébendes nationales!
Du temps de Madeleine Homayras, il n'y avait encore d'attablés autour du gâteau de la France que les invités de Mme de Pompadour et les familiers du clan Choiseul. Cela suffisait amplement à l'enfance de l'art, et Madeleine n'en demandait pas davantage. À force d'entendre dicter son locataire, elle avait fini par comprendre ce mystérieux mécanisme, tout encombré de chocs, de frottements, de coudes inutiles, qui constituait le jeu de notre politique d'abandon et changeait les victoires en désastres. Je ne peux pas affirmer qu'elle eût pour ces crimes d'ignorance, de paresse, d'égoïsme et d'insouciance de bien énergiques réprobations, car elle pratiquait, en sa qualité d'aubergiste, la religion du «chacun pour soi», mais elle plaignait du moins, malgré elle, cette angoisse dont elle n'avait eu jusqu'alors aucune idée: le martyre[Pg 53] de l'homme qui sert sa patrie seul, sans aide, envers et contre tous ceux que la patrie solde pour être officiellement desservie.
Elle voyait avec un étonnement profond la ligue de tous les petits intérêts, âpres et implacables, ameutés contre le grand intérêt français. Elle n'avait point voulu croire d'abord, tant cette maladie de notre pays lui semblait invraisemblable et impossible; mais l'évidence la saisissait, et du fond de sa chambre noire, elle faisait, à elle toute seule, la révolution de 89, trente ans par avance.
Et certes, elle ne se doutait guère que ce bruyant remue-ménage de la révolution, si profond en apparence, tuerait des hommes et bifferait des mots en quantité, mais laisserait subsister les choses. Elle n'était pas sorcière, la bonne Madeleine; elle ne pouvait pas voir de si loin les soldats de la grande république, victimes des marchands et des commis, aller le ventre vide et les pieds nus; elle ne pouvait deviner les fortunes scandaleuses des fournisseurs de l'avenir, ni la multiplication extravagante des rouages administratifs, ni la centralisation, monstre obèse et aveugle, ni les orgies du brigandage munitionnaire, que Napoléon Ier devait arrêter un instant en écrasant quelques sangsues sous le talon de sa botte, mais qui allaient bientôt s'étaler au soleil insolemment, et grandir et s'épanouir jusqu'à cette énorme fantasia marchande, carmagnole de tromperies, de frelatages, de concussions et de trahisons qui marqua nos récents malheurs d'un stigmate de honte, et sur laquelle la pudeur contemporaine a jeté son voile pour essayer au moins de dissimuler à l'histoire l'ignoble carnaval des usuriers ivres titubant dans le sang de la France égorgée!
Il ne s'agissait encore, au temps de Madeleine, que de nos colonies. Les vautours ne s'acharnaient que sur un de[Pg 54] nos membres, coupé loin du cœur; mais il y avait dans la dictée de Dupleix des éclairs prophétiques; le patriotisme ardent de ce malheureux homme s'unissait à ses colères et déchirait toutes brumes au-devant de ses regards.
«Je demande pardon à Dieu, écrivait-il au roi, d'avoir combattu M. de la Bourdonnais: en le frappant, j'ai tiré sur mes propres troupes: j'entends sur celles de Votre Majesté. J'ignorais en ce temps-là qu'il eût reçu une dépêche de votre conseil, disant textuellement: «Ne gardez aucune conquête dans l'Inde.»
«Le premier dissentiment entre M. de la Bourdonnais et moi est venu de ce qu'il voulait rendre Madras, ce trésor inestimable, et que, moi, je voulais le garder à mon pays. Il ne faisait en cela qu'obéir à l'ordre de vos ministres, qui lui avaient écrit: «Ne gardez aucune conquête dans l'Inde!» Sire, le conseil d'Angleterre écrit à ses représentants: «Gardez toutes vos conquêtes dans l'Inde, et ajoutez-y celles des Français». Et l'Angleterre grandit toujours, toujours, et... que Dieu ait pitié de la France, Sire!
«Des calomniateurs ont prêté un mot à votre Majesté, qui aurait dit, selon eux: «Les choses dureront toujours bien autant que moi». Les choses vont vite, Sire. M. de la Bourdonnais est mort, voilà six ans déjà, ruiné, presque déshonoré; moi, je mourrai bientôt plus que ruiné, déshonoré tout à fait, si votre Majesté ne me rend pas enfin justice. Cela n'est rien: deux hommes à la mer, comme disent les matelots; mais je vois venir le déshonneur et la ruine de la France même.
«Sire, la Prusse ne nous aime pas, et elle est forte; les Anglais nous détestent, et ils sont forts; les philosophes, ennemis de la royauté, ne sont rien par eux-mêmes, mais ils ont pour soutiens vos parlements, votre[Pg 55] noblesse, une partie même de votre clergé; ils vont devenir forts contre Dieu et contre vous. Une caste naît qui s'appelle la bourgeoisie et qui a de longues dents; un inconnu va naître qui s'appellera le peuple...
«Dieu, qui protège la France, nous avait donné l'Inde comme une grande richesse pour assouvir les appétits et une grande force pour les dompter. Nous avons répudié la richesse et rejeté la force loin de nous, comme si quelque fatalité nous enchaînait à notre pénurie et à notre faiblesse. Sire, ce n'est pas votre Majesté qui a voulu cela. Le roi est la France. En voulant cela, votre Majesté se serait frappée elle-même...»
Ceci est, à de très faibles différences près, le texte même de la fameuse Supplique au Roi qui ne parvint jamais que jusqu'à l'antichambre de Mme de Pompadour. Dans son mémoire à M. le duc de Choiseul, Dupleix disait:
«Nos malheurs dans les Indes étant principalement l'œuvre des ministres qui ont tenu avant vous, monseigneur, les rênes de l'État, il m'est permis de les exposer ici avec liberté et franchise: rien de ce que contient cette requête ne s'appliquant à votre personne illustre et respectée.
«Il y avait dans ces lointaines contrées et dès le principe, deux pouvoirs en présence: celui de l'État, représenté par M. de la Bourdonnais, et celui de la Compagnie, qui avait mis ses intérêts entre mes mains; j'étais directeur général des comptoirs et gouverneur de Pondichéry. M. de la Bourdonnais portait le titre de gouverneur de Bourbon.
«Madras était tombé au pouvoir de nos armes, et je m'étais aussitôt enfermé avec mes cipayes dans cette splendide cité, cœur des possessions anglaises en deçà du Gange, plus grande que Paris, presque aussi peuplée et[Pg 56] vingt fois plus riche, quand j'appris que M. le gouverneur de Bourbon, qui tenait la mer avec son escadre, traitait ouvertement de la reddition de la place avec l'ennemi deux fois battu et incapable de tout effort pour la reprendre. Ignorant qu'il avait reçu des ordres de la cour, je lui fis savoir que je me refusais à toute capitulation, et j'ordonnai d'arrêter l'embarquement de l'indemnité et du butin qui était déjà commencé, M. de la Bourdonnais me répondit qu'il allait canonner le fort Saint-Georges. Je ripostai par écrit: «Nos pièces sont chargées.»
«Ce fut mon unique tort, et M. de Bernis me donna raison, contre toute justice, je dois le dire, puisque le gouverneur de Bourbon avait obéi à des ordres formels. Je fus récompensé. Il paya son obéissance par la perte de sa charge, de sa liberté, de sa fortune, puis de sa vie. Son dernier soupir a été une malédiction contre moi qui l'aimais et qui l'admirais.
«Tel est le point de départ: un déni de justice qui me fut en somme favorable, mais que je devais cruellement expier. La Compagnie, enchérissant sur le ministre, m'envoya ses actions de grâces en se félicitant du «reflet qui lui venait de ma gloire», et à l'occasion du cordon de Saint-Louis que la bonté du roi me décernait, elle faisait frapper une médaille d'or en mon honneur à la Monnaie de Paris: Duplex gloria Dupleix, decus duplex consilio et armis, avec cet exergue: Duplicavit magnitudinem patriæ, et cette légende Gallia nova et divitiore reperta...
«En même temps, le général Braddock me faisait tenir, de la part du cabinet de Londres, l'offre d'un empire indépendant, reconnu par l'Angleterre, ou d'une vice-royauté héréditaire, à mon choix.
«Je répondis à Braddock: «Je suis Français», comme[Pg 57] j'avais répondu à l'empereur du Mogol sollicitant la main de ma fille: «Ma fille épousera un Français», et je soumis au roi d'abord, ensuite à la Compagnie, le plan de mon grand projet, qui organisait, en effet, une nouvelle France dans l'Inde. Dois-je vous rappeler, monseigneur, l'enthousiasme universel qui accueillit ce projet à la fois si vaste et si simple?
«Mon pays n'a pas eu ce qu'il fallait de patience pour accomplir ce projet: ma pensée est tombée à terre, mais quelqu'un l'a ramassée. Le cabinet de Londres, qui ne laisse rien perdre, s'en est saisi, l'a traduite en anglais, mettant partout le mot Angleterre à la place du mot France, et à l'heure où je vous écris du fond de mon malheur, ma pensée, réalisée contre moi, c'est-à-dire contre vous, a fait déjà de l'Angleterre la reine de l'Inde, avant de la couronner reine du monde!...
«J'avais, en ce temps-là, deux aides qui consentaient à me servir par la fidèle affection qu'ils me portaient, mais qui avaient la taille d'être mes maîtres: Jeanne Dupleix, ma femme, à qui on a tant reproché de s'être laissé appeler la princesse Jeanne, et M. de Bussy-Castelnau, qui devait épouser notre chère fille: celui dont je disais dans mon rapport de 1752: «Rien n'est grand comme ce Bussy!» et ce n'était pas trop dire.
«Avec Bussy et ma glorieuse Jeanne, j'aurais conquis l'Inde en trois ans, de fond en comble, du nord au midi et de l'ouest à l'est, si je ne m'étais pas embarrassé d'obéir aux misérables instructions qui arrivaient de Versailles (avant, bien entendu, que vous eussiez pris, monseigneur, les rênes du pouvoir).
«Dans mon projet, l'Inde devait tirer tout de l'Inde, après les premiers frais et les premiers efforts nécessités par la mise en train du système. Avec moi, l'Inde avait[Pg 58] son armée d'Indiens, sa flotte de navires indiens, ses revenus fournis par l'Inde. Était-ce là une utopie? Non, car l'Inde anglaise a suivi mon programme de point en point, et la voilà qui dévore les derniers restes d l'Inde française, malgré la suprême résistance de M. Lally: belle, mais inutile.
«Et cette résistance même, quel est son côté actif, puissant, presque miraculeux? D'où nous vint encore l'écho de ces dernières victoires imprévues, j'allais dire impossibles? Du Dekkan. Qui donc combat dans le Dekkan? Bussy. Avec quelles troupes? Avec les régiments cipayes, levés par moi; avec les Indiens francisés: avec les soldats créés par ma pensée!...
«Je n'ai pas de répugnance à l'avouer, ce que j'appelle ma pensée appartenait surtout à Jeanne, marquise Dupleix, ma femme. Elle avait sur moi cet immense avantage d'être née dans le pays, d'en savoir par cœur le fort et le faible et d'en posséder admirablement les divers idiomes. Bien plus, son esprit de créole, si délié, si actif sous son apparence indolente, son coup d'œil perçant comme une divination, découvrait de loin et démêlait les fils d'araignée des intrigues orientales, qui vont sans cesse se brouillant, se cassant et se renouant. Elle voyait à l'avance se former et grossir ces tempêtes sans nuages dont l'explosion me surprenait toujours, même quand on me l'avait prédite.
«Là-bas, tout est en dehors de nos poids et de nos mesures: un grain de sable peut éclater comme un volcan; j'ai vu des inondations de sang qui noyaient des troupeaux d'hommes et des armées d'éléphants, produites par la piqûre d'une épine de rose. Jeanne savait jouer avec les vertus bizarres de ces peuples, avec leurs vices inouïs, avec leurs forces et leurs délicatesses sauvages et[Pg 59] le raffinement de leurs barbaries; elle connaissait à fond leurs religions, leurs schismes, les monstrueuses ténèbres de leurs philosophies, les lueurs qui resplendissent tout à coup dans la nuit de leurs sciences; rien ne lui était étranger; elle se trouvait chez elle au milieu de ces extravagances magnifiques et baroques qui étonnent même les vieux colons; elle admettait tout, elle ne reculait devant rien, et, marchant d'un pas sûr dans les inextricables sentiers d'une politique subtile mais grossière, souriante mais féroce, allait tournant ou brisant toute résistance, éludant ou ruinant tout obstacle à son but passionnément visé: la fortune de la France!
«Malheureusement la France fermait son cœur et ses yeux; l'Angleterre seule était là pour nous regarder faire, de sorte que nous n'avons instruit que nos ennemis. Et rien qu'en nous imitant nos ennemis sont devenus nos maîtres.
«Il est vrai de dire que là-bas les deux pays sont représentés surtout par leurs marchands. C'est compagnie contre compagnie. Mais les marchands anglais voient loin et grand, tandis que les marchands français voient petit et court. Les uns ont la patience de la force, les autres sont comme les enfants qui, ayant mis un noyau en terre, reviennent le lendemain au jardin pour voir si leur cerisier, levé, poussé et fleuri dans la nuit, a déjà des cerises mûres.
«C'est une chance heureuse pour l'Angleterre que d'être menée par ses marchands, qui sont des hommes; chaque fois que la France se laissera conduire par les tiens, qui sont de vieux bambins, elle sera trahie ou vendue.
«Ce furent les marchands anglais qui inventèrent notre vainqueur Bob Clives, un tout jeune homme, enfoui dans[Pg 60] l'obscurité des comptoirs de Bombay; ils devinèrent en lui le grand homme de guerre et le firent en deux mois de temps soldat, enseigne, capitaine, puis général[2]. Clives avait regardé attentivement le travail politique de Jeanne et le procédé stratégique de Bussy-Castelnau. Il imita l'un et l'autre, péniblement d'abord et sans résultat, mais loin de se décourager, il s'obstina, et la semence leva, et la moisson monta. Il y eut deux Indes. L'Inde alliée à l'Angleterre se rua contre l'Inde amie de la France. La grande guerre commença...»
Ici Dupleix débrouillait avec une lumineuse sûreté de mémoire l'écheveau des batailles, des révolutions, des égorgements, enroulé, noué, tordu et retordu autour des successions contestées du soud'habar du Dekkan et du fameux nabab du Carnatic. En quelques pages, il éclairait les fantastiques ténèbres de cette épopée où des héros aux noms sauvages, plus nombreux que ceux de l'Iliade et plus terribles, s'entrehachaient autour de l'éléphant blanc, monture du vieux Myrza-Jung, qui, à l'âge de cent-dix ans, mirait encore la balle de son mousquet, enguirlandé de perles et tout étincelant d'or, en plein cœur de ses ennemis, à cent yards de distance. Myrza combattait pour les Anglais; un biscaïen français le jeta mort en bas de sa tour d'ivoire; Murzapha-Jung, son rival, fut proclamé nabab du Carnatic, puis soud'habar du Dekkan, et le Grand Mogol, seigneur suzerain de l'Inde entière, fit acte de vasselage vis-à-vis de la compagnie française, qui se trouva ainsi reconnue comme étant la reine du roi des rois.[Pg 61]
Triste reine, et qui ne demandait qu'à faire argent comptant des couronnes! Ces victoires n'augmentaient pas sensiblement le tant pour cent des actionnaires. Dans les bureaux de Paris, on accusa sourdement Dupleix de n'être pas un homme pratique. (Je n'oserais pas affirmer que ce mot anglais practical fût déjà importé chez nous, mais l'idée qu'il exprime est contemporaine de la naissance du premier marchand.) Le fonds social de la Compagnie, disait-on, n'était destiné à payer ni la gloire ni même la puissance de la France.
C'est vrai, à la rigueur, et ces gens-là n'avaient qu'un tort, c'était de ne pas comprendre que la gloire et la puissance de la France allaient tout naturellement, dans un temps donné, décupler leurs capitaux.
À la nouvelle du premier échec subi par Bussy, la jalousie et la malveillance générale, longtemps contenues, firent explosion. Un des administrateurs de la compagnie, M. Godeheu, obligé personnel de Dupleix, partit de Lorient en grand appareil. Il arriva à Pondichéry au moment où les affaires de la France, un instant en péril, semblaient prendre décidément une tournure favorable; mais il avait ses pouvoirs en règle, et il dit brutalement à son ancien patron: «Vous n'êtes plus rien ici, et je suis tout.»
À de certaines heures de sa vie, Dupleix vous aurait lancé ce Godeheu par la fenêtre comme on descend une botte de foin du grenier; c'eût été facile, et je suppose que ce Godeheu lui-même eût été plus contrarié que surpris d'une pareille exécution.
Mais Dupleix, qui avait terrassé le grand Myrza-Jung et pris au collet Mahé de la Bourdonnais, recula devant ce Godeheu.
Lui qui avait une armée superbe, une popularité sans[Pg 62] égale, un prestige que rien ne peut dire; lui le mari de la princesse Jeanne, devant qui l'Inde entière était à genoux, le beau-père de Bussy, qui enchaînait la victoire; lui le fort, le soudain, l'audacieux, l'indomptable; lui Dupleix! écouta ce Godeheu sans mot dire et lui obéit docilement.
Aux observations de sa femme et de son gendre qui lui conseillaient la résistance, il répondit:
—Si je ne vais pas en France, le roi ne saura jamais ce qu'il a à perdre et à gagner ici.
On prétend que Jeanne Dupleix s'écria dans son étonnement irrité:
—Joseph! Joseph, mon mari, malheureux les lions qui perdent leurs griffes à vieillir! Ils meurent en cage!
Dupleix ne voulut entendre à rien. Il rêvait, pour son retour en France, des triomphes inouïs et se croyait certain d'obtenir les plus éclatantes réparations.
Et en effet, les événements, au premier abord, semblèrent lui donner raison. Lors de son arrivée, la curiosité publique, qu'il avait tant et si souvent émue, le fêta bruyamment. La foule se portait partout sur son passage et criait: «Vive Dupleix!» Il avait grand air, et sa figure épanouie faisait bien dans une ovation. Un noueur de cadogans fit fortune en inventant les bourses à la Dupleix. On porta des écharpes à la princesse Jeanne. La compagnie fut caricaturée, sifflée, bafouée et il n'y eut pas de gorges chaudes qu'on ne fît sur ce Godeheu.
Ce n'est pas tout: le roi eut fantaisie de voir ce «bon M. Dupleix,» comme il voulait bien l'appeler. Le roi était charmant, quand il n'avait pas ses «langueurs noires». Il dit à ce bon M. Dupleix les choses les plus aimables et lui demanda obligeamment des détails sur les mœurs des éléphants. Mme Pompadour alla plus loin, elle accepta de lui diverses curiosités de prix et le[Pg 63] tâta sur la question de savoir s'il y avait aussi des tabourets d'honneur à la cour du Grand Mogol.
En cas de destitution, elle n'aurait peut-être pas dédaigné une place de Grande Mogolesse.
Enfin, M. le contrôleur général Hérault de Séchelles, qui donnait son nom à des îles et qui inventait tous les matins un petit impôt avant son déjeuner, le reçut si bien, mais si bien, que Dupleix lui fit cadeau d'un diamant brut de dix mille écus. En rentrant, ce jour-là, il dit à Mme Dupleix, qui ne partageait pas du tout ses illusions: «La France est à nous, qu'avons-nous à faire de l'Inde?»
Le lendemain, les gazetiers, racontant l'histoire du diamant brut, citaient le mot du contrôleur général qui avait dit, une fois les talons de Dupleix tournés: «C'est un malotru, il a fait l'économie de la taille!»
Le surlendemain, on s'aperçut qu'il y avait des rides au coin des yeux de la princesse Jeanne. Un mauvais plaisant la baptisa Princesse Olive, à cause de son teint, qui avait reçu de trop près les baisers du soleil, au temps où elle travaillait pour nous sous l'ardent ciel de Golconde. À l'Opéra, je ne sais qui fit courir le bruit que ses diamants étaient faux. Et tout à coup, toutes les personnes qui s'y connaissaient un peu trouvèrent qu'en définitive le héros Dupleix, avec sa grosse figure réjouie, avait l'air d'un tabellion de village.
Godeheu était vengé. Au bout d'un mois, Dupleix gisait à cent pieds sous terre.
[2] Puis gouverneur du Bengale, puis pair d'Angleterre pour le royaume d'Irlande. Mais les marchands, quoi qu'en pût dire Dupleix, sont les mêmes partout. Ceux d'Angleterre se conduisirent plus tard vis-à-vis de Clives comme ceux de France à l'égard de Dupleix. Robert Clives, écrasé sous l'ingratitude publique, se donna la mort en 1774.
Nous en aurions fini avec le mémoire adressé à M. de Choiseul par Joseph Dupleix si nous ne trouvions dans les dernières pages de sa dictée des détails concernant sa vie intime à Klostercamp, et aussi quelques paroles jetant à l'avance une triste lumière sur le tragique et muet tableau que Madeleine et l'inspecteur Marais contemplaient avec tant de surprise à travers l'œil de police de l'auberge des Trois-Marchands.
Le dernier paragraphe du mémoire était ainsi conçu: «Il m'est arrivé, Monseigneur, de parler avec mépris et dureté des malheureux qui, portant sur eux-mêmes une main criminelle, cherchent dans le suprême sommeil un remède à d'intolérables souffrances. Je n'ai point modifié, au fond de ma misère, le jugement que je portais aux jours de mon bonheur. Se donner la mort est le crime de la faiblesse. Mais, tout en condamnant, j'ai le cœur plein d'une ardente pitié; car je sens par moi-même que la force des hommes courageux a des bornes. Il vient une heure où le cœur s'affaisse et où la pensée s'égare. Nul[Pg 65] n'est à l'abri du vertige... Jamais je ne me frapperai moi-même, Monsieur le duc, du moins tant que ma tête sera saine. Si donc il arrivait qu'on trouvât mon corps mort dans mon taudis, et que je fusse accusé par ma propre main, tenant encore l'arme sanglante, c'est que la folie m'aurait pris.—Or, mon testament est fait et déposé. Le monde saurait les noms de ceux qui devraient être responsables de ce meurtre, et l'histoire dirait avec certitude: «Joseph Dupleix n'est pas coupable de sa propre mort. On lui a broyé la tête et le cœur: Joseph Dupleix a été assassiné par ceux qui l'ont rendu fou».
Ceci n'avait pas été écrit par le chevalier Nicolas. C'était la main de Dupleix lui-même qui avait tracé ces lignes, et, par conséquent, Madeleine Homayras n'en pouvait avoir connaissance.
Auparavant, se trouvait le récit des suprêmes efforts de Bussy-Castelnau dans le Dekkan et le détail des mille entraves que le nouveau directeur Godeheu avait mises à la liquidation des affaires privées de Jeanne Dupleix dans le gouvernement de Pondichéry, où elle possédait plusieurs factoreries. L'action judiciaire au moyen de laquelle la compagnie des Indes repoussait les réclamations de son ancien chef était aussi exposée, et la frivolité décevante des arguments qui en formaient la base ressortait avec une telle vigueur, qu'on se demandait, en écoutant cette éloquente et courte plaidoirie, comment il s'était trouvé des hommes pour mettre en avant ces effrontées fadaises et des juges pour y donner attention.
Remarquez que c'était l'heure des mémoires. Les mémoires commençaient à parler haut; ils étaient attentivement écoutés, non pas toujours par ceux qui les devaient lire, mais par le public curieux. Parmi les juges de Dupleix se trouvait peut-être ce conseiller Goëzman[Pg 66] que l'immortelle dialectique déployée par Beaumarchais dans ses mémoires et sa malice impitoyable devaient clouer déshonoré et mort à la porte du parlement Maupeou.
«J'ai voulu établir devant vous, Monseigneur, disait Dupleix en achevant l'exposé de son procès, ce fait: que j'ai payé mon dévouement par la perte de ma fortune et qu'on cherche à m'enlever l'honneur par surcroît. Me laissera-t-on la vie? J'en doute: ce serait contre toutes les règles de l'ingratitude humaine.
«Voici déjà longtemps que cette situation est la mienne. J'ai fatigué tout le monde de mes réclamations, qui étaient justes, il est vrai, mais n'en paraissaient que plus importunes. On me connaît dans les antichambres des ministères: je ressemble à ce pauvre capitaine de vaisseau Jacques Cassard qui avait sauvé la France du fléau de famine, sous M. le cardinal de Fleury, et qui réclamait cinq millions, prix de onze navires chargés de blé amenés par lui dans le port de Marseille au plus fort de la disette. Je le vis une fois dans ma jeunesse, et jamais je ne l'oublierai. Les valets de bureau se le poussaient de l'un à l'autre en l'appelant «le bonhomme Jacques» et attachaient des lambeaux de requêtes aux basques de son vieil habit... Seulement, un jour, M. Duguay-Trouin, le glorieux vainqueur de Rio-Janeiro, lieutenant général des galères du roi, reconnut le bonhomme Jacques, comme il passait dans l'antichambre, et le pressa dans ses bras en disant: «Voilà le plus grand homme de mer qui soit au monde!»
«Et il força la porte du cardinal! Et le cardinal eut honte!
«Mais il y a longtemps que M. Duguay est mort, et dans les antichambres, moi, «le bonhomme Joseph»,[Pg 67] je n'ai jamais rencontré personne pour avoir pitié de mon supplice...
«Je me cache; c'est le mieux que puisse faire un misérable à qui on doit non pas cinq millions, mais treize, et qui n'a pas de quoi payer la politesse des gens de livrée. Je vous supplie, Monseigneur, de ne pas dire à ces marauds que je me plains d'eux, car ils sont les plus forts, et ils se vengeraient...
«Voilà des années que ma famille et moi nous avons quitté Paris. Mme la marquise Dupleix avait acheté un petit bien en Bretagne, auprès de la ville de Lorient, dont toutes les cloches sonnèrent lors de notre retour en France, et dont le peuple jonchait alors les rues de feuilles et de fleurs sous les pas des chevaux de notre carrosse. La compagnie est maîtresse à Lorient. Il lui en coûta peu pour nous faire insulter par ses chiourmes. Nous fûmes obligés de nous enfuir.
«Et nous allâmes tout d'une traite, à travers la France entière, jusqu'au pays allemand, où nous étions du moins inconnus, ce qui nous mettait à l'abri de cette bête monstrueuse qu'on nomme l'ingratitude.
«Comme nous n'avions pas fait de bien aux gens de cette contrée, qui donc aurait eu l'idée de nous y faire du mal? L'homme n'est pas méchant au fond: il ne hait, par nature, que son bienfaiteur.
«Dans ce coin de la Gueldre qui semble un rond-point, placé au centre de toutes les avenues militaires, un théâtre, pour employer la nouvelle expression consacrée, où doivent aboutir forcément, de Hollande, de France, de Prusse, d'Autriche et même d'Angleterre, à travers la mer, tous les comédiens armés qui jouent cette farce lamentable qu'on nomme la guerre, dans ce coin, dis-je, incessamment exposé, menacé, désolé, ravagé par les[Pg 68] vainqueurs et les vaincus, broyé sous les pieds des chevaux et des hommes, et brûlé, et mangé comme si toutes les sauterelles de l'Égypte y avaient passé, la terre est à bon marché, et les maisons ne coûtent rien. Nous n'aurions pas eu de quoi acheter une chaumière aux environs de Paris; mais ici, nous eûmes presque un château, avec un parc ombreux, vaste et tranquille.
«Et savez-vous, Monsieur le duc? de même que les valets nous détestent, nous autres, les gens comme Jacques Cassard et moi, de même les soldats nous aiment. Le grand Duguay-Trouin prit dans ses bras les haillons du bonhomme Jacques; l'asile du bonhomme Joseph fut respecté par M. de Contades comme par M. de Clermont, d'un côté; de l'autre, par le prince Ferdinand de Brunswick et les lieutenants du roi Frédéric. Français, Frisons, Flamands, Prussiens, Bavarois, Saxons, s'arrêtèrent devant mon mur, disant: «Ici demeure Dupleix».
«... Au bruit du canon, je puis le dire, je travaillais là-bas à mes défenses et mémoires. Est-il un vrai malheur pour qui possède le dévouement de trois anges? J'ai ma femme, ma fille et ma nièce, les trois Jeanne, «Jeanne, Jeannette et Jeanneton,» comme disait Paris au temps de ma popularité, et depuis quelques semaines, aux soins de ma femme et de mes chers enfants venait se joindre l'amitié d'un noble jeune homme qui a l'honneur de vous appartenir par les liens de la parenté et qui, dans les loisirs que lui laissait le service du roi, ne dédaignait pas d'écrire sous la dictée du proscrit...
«Les choses étaient de la sorte, quand je reçus en ma maison de Klostercamp deux lettres qu'on me fit tenir à l'insu de ma famille. L'une venait de l'Inde; elle était de Bussy-Castelnau, mon vaillant et bien-aimé gendre, qui s'acharne là-bas à son métier de victorieux martyr. Elle[Pg 69] m'annonçait divers avantages remportés par lui sur les troupes de Clives, et, ce qui est beaucoup plus important, elle constatait le travail profond qui s'opère en notre faveur parmi les populations hindoues, chez lesquelles le nom anglais est de plus en plus abhorré. Les Afghans tout seuls nous fourniraient une armée capable d'écraser la puissance anglaise en Orient. La lettre ajoutait qu'il fallait faire un dernier effort et m'avisait du départ de l'Atalante, goëlette française, où lui, Bussy-Castelnau, avait chargé, à destination de moi, mes suprêmes ressources: cent mille écus en argent et environ six cent mille livres, valeur en marchandises, au total près d'un million, destiné à acheter des armes pour la grande levée des Afghans.
«La seconde lettre était de M. de la C..., mon ancien chancelier en mon gouvernement de Pondichéry, homme fidèle, intelligent, que j'avais laissé à Paris, lors de mon départ, pour y garder un œil ouvert sur les affaires courantes. Elle contenait plusieurs nouvelles: d'abord le départ de M. Godeheu, mon successeur, quittant l'Inde pour revenir à Paris donner des explications à la compagnie; ensuite l'annonce d'un certain revirement dans l'opinion publique concernant les agissements de cette même compagnie à mon égard, ce qui amenait l'opportunité (au sens de M. de la C...), la complète opportunité d'un voyage de moi à Paris, tant au point de vue de mes procès qu'au point de vue des démarches personnelles à faire auprès du gouvernement du roi.
«Je suis venu et je suis descendu incognito en une pauvre hôtellerie, à cause de plusieurs prises de corps et jugements obtenus contre moi par mes anciens associés, qui ont eu la cruauté d'acquérir les titres de mes créanciers personnels et de les rendre exécutoires, retenant[Pg 70] ainsi d'une main mon argent, qui payerait mille fois tous mes créanciers, et faisant de l'autre tout ce qu'il faut pour me bâillonner et enchaîner. Je ne puis sortir que la nuit. Une seule fois, je me suis risqué dehors à l'heure de vos audiences pour solliciter l'honneur d'être admis auprès de vous. J'ai attendu depuis neuf heures du matin jusqu'à cinq heures du soir dans l'antichambre de votre hôtel et je n'ai point eu l'honneur d'être admis.
«... Désormais, j'attends, redoublant de précautions, l'arrivée de mon navire l'Atalante, qui doit m'apporter les moyens de recouvrer ma liberté en payant quelques misérables dettes dont le total ne s'élève pas à vingt mille livres, et les fonds nécessaires pour réaliser le désir de M. de Bussy. Je sors chaque soir. Grâce à l'aide de M. de la C... tous nos achats sont prêts, fusils, canons et munitions, payables, partie comptant, partie à terme, de sorte que mon gendre aura des armes pour plus de trois millions.
«D'un autre côté, mon procès prend une favorable tournure; j'ai pu faire entendre la voix de la vérité à quelques-uns de mes juges, et la Providence m'a envoyé un auxiliaire qui, s'il ne peut pas ouvrir pour moi la porte de votre cabinet, Monseigneur, pourra du moins porter jusqu'à votre oreille même la voix de mon innocence et mes équitables réclamations...»
Cette dernière ligne était d'aujourd'hui même. Dupleix venait d'y ajouter de sa main les quelques paroles tristement prophétiques qui faisaient allusion à la possibilité d'une mort violente.
Je n'ai pas dit volontaire, car Dupleix avait protesté d'avance contre l'accusation de suicide, en donnant à entendre que la folie rôdait autour de son désespoir.
L'encre de sa phrase n'était pas encore séchée quand[Pg 71] la belle inconnue qui avait excité naguère à un si haut degré la curiosité de M. Marais et de Madeleine, entra dans la chambre du bonhomme Joseph, occupé à plier son mémoire et disant au chevalier déjà levé pour prendre congé:
—Ce soir même, entends-tu, Nicolas, mon ami, ce soir, j'irai trouver M. de la C..., qui attendait pour aujourd'hui un message de Bretagne. Quelque chose me dit que la chance tourne en notre faveur. Tu n'es pas philosophe, toi, tu crois tout uniment au bon Dieu et tu as peut-être raison. Moi, du temps que j'étais heureux, M. de Voltaire m'a fait rire parfois de bon cœur avec les coups de patte qu'il donne à l'Infâme. Pourquoi les gens de Dieu ont-ils moins d'esprit que ceux du diable?
—Ma foi, répondit Nicolas, je n'en sais rien. Je n'ai pas le temps de lire beaucoup, pas plus les livres de Dieu que ceux du diable. Je prie notre Père qui est dans les cieux, aussi naturellement que je respire ou que j'aime. Je lui demande mon pain quotidien pour qu'il me le donne, et Mme ma chère mère m'a souvent dit que ce n'était pas seulement le pain fait de froment, tel qu'il vient de chez le boulanger, ou de son, comme MM. les fournisseurs le pétrissent pour l'armée, mais le bon pain du contentement de mon âme, mon espoir, ma patience, qui veut toujours me glisser entre les doigts, le brin d'humilité dont j'ai besoin pour n'être pas mangé tout vif par mon orgueil, et par-dessus tout mon courage, mon pauvre courage de soldat, que je sens toujours défaillir en moi quand le canon gronde au loin, mais qui se relève tout seul à mesure que le canon approche. Vous entendez, marquis, tout seul, c'est-à-dire sans que je m'en mêle; mais un autre y prend garde pour moi, et c'est là le meilleur pain quotidien que Dieu m'ait donné.[Pg 72] On faisait courir au régiment la copie écrite à la main d'une plaisanterie rimée de ce même M. de Voltaire qui a nom La Pucelle. J'ai lu cela comme bien d'autres. Il y en avait qui riaient, d'autres qui disaient que c'était la plus lâche des infamies; moi, j'ai dormi dessus sans pouvoir l'achever. Cela me grinçait à l'oreille comme un violon d'aveugle. S'il a plus d'esprit que le bon Dieu, celui-là, grand bien lui fasse; moi j'aime mieux, pour ma part, et nos soldats aussi, l'esprit qui anime Jeanne d'Arc que l'esprit qui l'outrage. Bon pour les Prussiens, cet esprit-là! Il est de son comme le pain de nos traitants!
—Sais-tu à quoi je pense, chevalier? demanda brusquement Dupleix.
—Je sais, M. le marquis, répondit bonnement Nicolas, que vous n'écoutez guère mon sermon.
—C'est vrai. Que me fait Jeanne d'Arc? Voilà longtemps que ma petite Jeanneton, si pieuse, m'aurait converti si mon heure était venue. Que me fait Voltaire? C'est l'homme le plus heureux du siècle; il conspue la France, et la France recueille son crachat pour en faire des reliques. Voilà où il montre son esprit! Il a deviné, ce diable d'homme, que pour être adoré de la France, il fallait la bafouer. Ministres, poètes, pensionnés de la Prusse, ils battent tous monnaie avec cette bonne idée-là... Chevalier, je pense à moi.
—Bien vous faites, M. le marquis.
—Je pense qu'à l'heure où nous sommes, la nouvelle de l'arrivée de l'Atalante en rade de Lorient doit m'attendre chez M. de la C...
—De tout mon cœur, je le souhaite.
—Je te crois: tu m'aimes un petit peu pour moi, beaucoup pour Jeanneton... Ah! si elle était ici, entre nous[Pg 73] deux, tu ne me refuserais pas le service que je vais te demander.
—Jamais je ne vous refuserai aucun service, M. le marquis.
—Est-ce bien vrai, cela, chevalier? Tu m'as témoigné tant de répugnances quand je t'ai sondé plus d'une fois à cet égard...
Nicolas rougit, mais il sourit.
—Je vous l'ai dit, murmura-t-il, quand le canon est loin, je tremble!
—Mais tu redeviens brave quand il approche... Tu m'as deviné, chevalier, je pensais à l'hôtel de Choiseul, qui te fait, je ne l'ignore pas, bien autrement peur que le canon. Je me disais, pendant que tu bavardais sur le bon Dieu et sur Jeanne d'Arc, dont je ne me moque pas, moi, puisque j'ai combattu comme elle et que Lui m'a prouvé au moins deux fois son existence en m'élevant très haut, et en me précipitant très bas, je pensais qu'il y a des jours marqués où tout arrive à la fois, et qu'il faut profiter de ces jours. Bien souvent, ils n'ont pas de lendemain. Je pensais que, ce soir, au moment même où je vais m'assurer chez mon ami de la C... que notre argent et nos marchandises sont à bon port, tu pourrais, toi, chevalier, mon ami bien plus cher, entrer à l'hôtel de Choiseul seul tout encombré de tes cousins grands et petits...
—Et présenter votre mémoire? interrompit Nicolas, qui secoua la tête tristement.
—Oui, dit Dupleix en le couvrant de ce regard fixe comme en ont les fous et ceux qui sont tourmentés par un passionné désir: présenter mon mémoire, mais non point par intermédiaire, non point en le remettant à quelque petit marquis de Choiseul-ceci ou à quelque petit comte de Choiseul-cela, à quelque Grammont, à quelque[Pg 74] Croizat, à quelque Stainville. Je ne veux ni d'un Choiseul-Romanet, ni d'un Choiseul-Beaupré, ni d'un Choiseul de la Beaume, entends-moi bien, ni des Choiseul-Praslin non plus, ni des Choiseul-Lorges, ni des Choiseul-Clésia. Ils sont cinq cents, ils viennent d'Autriche, d'Espagne, d'Italie, ils viennent de partout. Ils sont archevêques, cardinaux, lieutenants généraux, gouverneurs, surintendants, abbés mitrés, brigadiers, maréchaux de camp, colonels, ambassadeurs, ils sont tout, même abbesses et chanoinesses, il y en a qui sont duchesses et qui pendent au même clou que la Pompadour! C'est une bande, c'est une armée, c'est un vol d'oiseaux Choiseul au bec crochu, tous vautours, tous philosophes, même les archevêques, tous austères, tous vertueux, gens d'esprit, gens de savoir, gens de faim, gens de soif, cœurs bien placés, grands estomacs, aimant la patrie jusqu'à la manger! Je ne veux ni les cousins, ni les oncles, ni les cousins des oncles, ni les neveux des cousins, ni les pages de ces dames, ni les perruquiers de ces messieurs: je veux le seul Choiseul, le grand Choiseul, l'énorme, le puissant, l'insatiable, qui est au-dessus des autres Choiseul comme le soleil surpasse les astres, qui domine tous les Grammont, tous les Croizat, tous les Lorges, tous les du Plessis, et les Praslin, et les Gouffier, et les Stainville et leurs alliances, et leurs croisements, et leurs produits, sang, demi-sang, métis, mulâtres, quarterons, depuis le Choiseul pur, sans mélange d'aucune sorte, jusqu'à ces Choiseul qui ne contiennent qu'une goutte de Choiseul, lavée et perdue dans les 37 palettes de leur sang, mais qui n'en sont pas moins, à cause de cette seule larme, supérieurs en appétit au restant de l'humanité. Je veux Choiseul-Lama, Choiseul-Mogol, Étienne-François de Choiseul, mon maître, mon bourreau, aplati comme un tapis sous le pied de la favo[Pg 75]rite, mais haut, plus haut qu'une montagne et pesant de ses deux talons sur le cœur de la France! C'est celui-là que je veux, entends-moi bien, celui-là et non pas un autre; c'est à celui-là que tu remettras mon mémoire, dans sa propre et illustre main, si les florins de Marie-Thérèse d'Autriche y laissent une petite place... Le feras-tu? Je te le demande en mon nom et aussi, et surtout au nom de Jeanne de Vandes, que tu aimes et qui m'aime!
Il s'arrêta, tremblant de colère et de désir. Le chevalier répondit doucement:
—Monsieur le marquis, vous avez beaucoup de haine. Je ne connais pas encore à fond les hommes, mais je sais que la haine a ce mystérieux pouvoir d'aller, de frapper, de rebondir et de revenir à celui qui en a décoché le trait.
—Ainsi en est-il, répliqua le vieillard amèrement, et ma haine n'est que le ricochet de la haine de ce méchant homme qui, au moment même où il poignarde la France dans l'Inde, répond au généreux Montcalm mendiant un sac d'écus et un régiment pour la France canadienne expirante, ces paroles ironiques que l'histoire lui clouera au dos comme un écriteau de parricide: «Je suis bien fâché de vous mander que vous ne recevrez point de troupes de renfort; outre qu'elles augmenteraient votre disette de vivres, leur envoi engagerait le cabinet de Londres à renforcer son armée»; ce qui revient à dire: «Ma sollicitude pour vous est si tendre que je me garderai bien de vous secourir!» M. de la Palisse, qui était un brave soldat et que l'erreur populaire a sacré roi des grotesques, n'a jamais proféré semblable pantalonnade... Oui, c'est vrai, chevalier, je hais M. le duc de Choiseul. On a écartelé Damiens, qui n'avait frappé que le roi; je voudrais tenailler le cœur de celui qui égorge la patrie!
Il prit en main le cahier mis en ordre et ajouta:[Pg 76]
—Je vous prie, monsieur le chevalier, de me faire une réponse catégorique: voulez-vous, oui ou non, être mon messager auprès du ministre?
Avant que Nicolas eût le temps de répliquer, la porte s'ouvrit brusquement, et la jeune fille voilée à qui Madeleine Homayras avait servi de guide entra.
À la vue du chevalier, elle eut un de ces gestes involontaires qu'on traduit presque toujours par le mot surprise, mais qui expriment surtout la soudaine émotion.
Malgré son voile, le vieillard et le jeune homme la reconnurent tous les deux du premier coup d'œil, car un double cri s'échappa de leurs lèvres.
—Mademoiselle de Vandes! dit le chevalier.
—Jeanneton! s'écria Dupleix.
La jeune fille ferma la porte derrière elle et s'élança, les bras ouverts, sur le sein de son oncle, qui dit, en la pressant contre son cœur:
—Nous sommes sauvés, puisque te voilà, fillette! Tu vas mettre à la raison ton chevalier, qui est en train de me faire perdre la tête.
Il y avait un respectueux amour dans les caresses que la nouvelle venue prodiguait à Joseph Dupleix. Elle n'avait accordé au chevalier qu'un regard; toute son attention appartenait au vieillard, qui, perdant bien vite sa passagère gaieté et, pris tout à coup d'inquiétudes, ajouta d'une voix changée:
—Pourquoi es-tu ici? Y a-t-il un malheur? Jusqu'à présent, au milieu de toutes mes misères, ma famille a été épargnée. Parle vite: Jeanne est malade?... ou Jeannette? Laquelle des deux est morte?
Il tremblait de tout son pauvre vieux corps. La jeune fille releva son voile, montrant cette pure et splendide beauté que nous avons décrite.
—Rassurez-vous, mon bien aimé oncle, dit-elle, mon père, plutôt. Ma tante et ma cousine sont en bonne santé, grâce à Dieu.
Dupleix respira, mais fut obligé de s'asseoir.
—Nous sommes payés pour croire vite à l'infortune qui vient, murmura-t-il; chaque fois qu'il arrive du nouveau,[Pg 78] je me courbe pour recevoir le coup de massue... Mais dis-lui donc au moins bonjour, fillette!
Elle tendit aussitôt sa main, que le chevalier baisa respectueusement.
—C'est cela! s'écria le vieillard en riant avec effort, car le mystère de la venue de sa nièce pesait toujours sur lui comme une menace, offrez-lui vos doigts d'albâtre, damoiselle, car il s'agit de séduire ce preux qui se fait tirer l'oreille pour affronter les horrifiques périls entassés dans le palais de certain enchanteur, maître absolu de notre vie et de notre mort... Mais voyons, chérie, quelles nouvelles apportes-tu? Et d'abord comment as-tu trouvé ma retraite?
—Voici le coupable, répondit Jeanne de Vandes en retirant sa main au chevalier pour qu'elle ne fût pas dévorée tout à fait. Le chevalier a écrit là-bas... non pas à moi, certes, je suppose bien qu'il n'oserait; mais à Mme la marquise, ma tante, et nous avons su que vous logiez aux Trois-Marchands, rue Tiquetonne, chez une veuve qui tient à la police de fort près...
—À la police! s'écria Dupleix, qui sauta sur son siège: Et c'est le chevalier qui vous a dit cela! Et il ne m'a même pas prévenu!
—La lettre du chevalier nous disait, répliqua Mlle de Vandes, que, sous ce rapport-là, toutes les hôtelleries de Paris se ressemblent. Rien ne servait de vous inquiéter inutilement. Il veillait sur vous.
—Ah! ah! fit le vieillard, souriant non sans amertume, alors vous vous entendiez tous les quatre, mon Nicolas et mes trois Jeanne? Quand je crois me soustraire à la chère tyrannie des unes, je tombe sous la tutelle de l'autre. Je suis surveillé, gardé, presque emmailloté, et dès que je veux faire un mouvement, je sens que j'ai une lisière... Et[Pg 79] la police fait concurrence à ceux qui m'aiment pour me guetter. By Jove! je ne serais pas mieux cadenassé si j'étais prisonnier des Anglais!... Qui vous a conduite à Paris, ma fille? Le voyage est long de Wesel jusqu'ici.
—Je suis venue avec Dorothy, mon père.
—Avec une servante! avec une Indienne! En vérité, Mme la marquise et Mme de Bussy vous ont laissée partir sous l'escorte de cette pauvre Dorothy!...
—Elles m'ont envoyée, cher oncle, interrompit Mlle de Vandes, parce qu'elles n'osaient venir elles-mêmes... Quoi que vous disiez, vous savez bien que vous êtes noire maître à tous, et même un maître ombrageux parfois qui fait trembler ses esclaves... il n'y a que moi pour n'avoir jamais peur de vous.
Sa voix grave et douce entrait dans le cœur comme une caresse. Dupleix la serra contre sa poitrine. Il avait les yeux pleins de larmes.
—Chérie! chérie! balbutia-t-il, ô mes pauvres enfants!... Voilà que tu me fais montrer ma faiblesse devant Nicolas!... Mais il m'a vu pleurer bien d'autres fois. C'est peut-être l'âge. Pour un rien, l'eau monte de mon cœur à mes yeux. Je vous aime toutes, ma fillette; vous êtes, à vous trois, l'adoré trésor qui me reste dans ma misère; mais c'est vrai, toi ma mignonne, ma fleur, toi, Jeanneton, qui dormais si malade sur mes genoux pendant la traversée, toi qui n'a plus ni ton père ni ta mère, je t'aime encore, si c'est possible, un peu mieux que les autres. Je ne sais pas si c'est une idée folle que j'avais, mais il me semblait, quand nous étions tous réunis, que les mauvaises nouvelles (et il en venait, mon Dieu!) ne me venaient jamais par toi. Je tremblais dès que je voyais une lettre dans la main de ma pauvre chère femme ou de Mme de Bussy. D'avance, je savais qu'il y avait là pour[Pg 80] moi une mine de colères impuissantes, d'angoisses et de désespoirs... mais quand tu me montrais de loin, dans les allées du parc, un pli que joyeusement tu agitais, bien vrai, ce n'est pas une superstition, ma perle, j'étais sûr qu'un rayon allait luire dans ma nuit et qu'un souffle d'espérance, si faible qu'il fût, allait passer sur mon découragement. C'est toi qui me donnas le dernier message de Bussy qui m'annonçait le départ de l'Atalante, portant notre avenir, notre bonheur, notre vie. C'est encore toi qui me tendis le pli de notre ami de la C..., contenant la première nouvelle de la disgrâce de Godeheu... M'apportes-tu quelque chose, fillette chérie?
Ainsi parlent les enfants. Et c'était pitié d'entendre le désir irraisonné de l'enfance et ses puériles terreurs trembler sous les paroles de ce malheureux homme qui avait été si fort, si ferme, et qui avait jadis commandé de si haut.
—J'ai des lettres, répondit Mlle de Vandes après un court silence, car le serrement de son cœur arrêtait sa voix dans sa gorge.
—Sont-elles bonnes? Dis... dis vite! j'aime mieux ne recevoir qu'un coup.
—Celles dont je connais le contenu, répliqua encore la jeune fille, ne sont ni bonnes ni mauvaises.
—Il y en a donc que ma femme n'a pas ouvertes?
—Il y en a deux, oui.
—Pourquoi?
—Parce qu'elles portent toutes les deux sur l'enveloppe la même mention: confidentiel.
—Je n'ai rien de caché pour Jeanne, balbutia Dupleix, et Jeanne le sait bien...
Il avait baissé les yeux, et ses mains s'agitaient, mais il ne les ouvrait point, quoique Mlle de Vandes lui tendît[Pg 81] un paquet de lettres parmi lesquelles il y en avait deux dont le cachet restait intact.
Peut-être ne voyait-il point; peut-être aussi qu'au moment de savoir, il reculait volontairement tout au fond de ses épouvantes.
—Mon père, dit la jeune fille, voici toute votre correspondance, reçue au Cloître, depuis que vous êtes parti.
Dupleix releva sur elle son regard avec lenteur.
—Bien vrai? murmura-t-il, tu ne connais pas le contenu de ces lettres?
Et avant qu'elle eût répondu, il saisit le paquet d'un geste plein de fièvre.
—Alors, dit-il, appelant de force un sourire à ses lèvres, ayons courage. Ce serait la première fois que tu m'apporterais le malheur!
Sans trier, et comme si cela se fût fait de soi, il laissa choir à ses pieds tous les plis décachetés, ne gardant en main que les deux lettres dont la clôture était intacte. Il y en avait une qui venait de Paris, l'autre portait la marque de Londres. Dupleix les considéra longuement, l'une après l'autre.
—Ces écritures-là, pensa-t-il tout haut, me sont inconnues... toutes les deux!
Il s'assit parce que ses jambes défaillaient sous lui et de grosses gouttes de sueur vinrent à ses tempes.
—Nicolas, dit-il, essoufflé comme s'il eût couru à perdre haleine, aide-moi. Vois quel débris je suis, je ne peux pas. Mon sort est là dedans, j'en suis sûr. J'ai tout au fond de moi une voix qui me le crie: C'est ma vie ou ma mort... Et avec quelle étrange folie l'espoir s'obstine dans le cœur des hommes! Romps un cachet, mon fils, celui de Londres... Non, non, celui de Paris!... Je fais un vœu... un vœu solennel; vous êtes témoins: je ne sais[Pg 82] pas la partie que je joue, j'ignore l'enjeu que je puis perdre ou gagner, mais je sais que c'est mon va-tout, ma dernière mise. Si je gagne, j'irai m'agenouiller devant un prêtre, je confesserai mes péchés, et je vous donnerai ce qui reste de moi, Seigneur Dieu... Si je perds...
Il n'acheva pas, parce que Mlle de Vandes, qui s'était approchée de lui doucement, mit son beau front comme un bâillon entre ses lèvres.
—Père, dit-elle, n'ajoutez rien, offrez à Celui qui vous écoute le trésor de vos souffrances. Bénissez la divine main à l'heure même où elle vous frappe...
—Tu sais donc qu'elle me frappe encore! s'écria le vieillard en se redressant soudain: cette impitoyable main! tu as menti! tu avais lu ces lettres!
—Non, je vous affirme que non, mon bien-aimé père, mais je sais qu'au-delà des jours limités qui vous restent pour souffrir en cette vie, il est une récompense qui n'a point de bornes, et que cette récompense, supérieure à toutes choses, vous pouvez la mériter par une seule minute de fervent sacrifice...
—Bon, bon! interrompit Dupleix, tout à coup refroidi. Nicolas me prêche aussi quelquefois, c'est toi qui l'auras éduqué, car il prêche moins bien que toi. Il y a temps pour tout. Tu es le plus joli capucin qui se puisse voir; mais nous sommes ici à la loterie; tourne la roue, chevalier, et tire mon numéro!
Le cachet de la lettre qui était allée de Paris à Klostercamp sauta. Au moment où le vieillard la saisissait avec avidité, il en tomba un petit papier que Mlle de Vandes ramassa.
—Ma grande carte! s'écria Dupleix, dont l'œil étincelant avait parcouru d'un trait la dépêche. Étalez ma grande carte! Bussy! brave Bussy! grand Bussy! vainqueur[Pg 83] des vainqueurs! Trois victoires! Trois miracles! Haïdérabad! Tolocol! Mundapour!
Il s'élança vers la table où le chevalier venait de dérouler une carte de l'Inde et son doigt frissonnant pointa les trois villes reconquises par son gendre, ce brillant, cet incomparable soldat qui, malgré la Compagnie et malgré les agents payés par la France, passant par-dessus l'incapacité des uns, par dessus la trahison des autres, tracassé qu'il était par l'autorité commerciale, harcelé par l'autorité civile, contrecarré, il faut bien le dire, par l'autorité militaire elle-même, sans troupes régulières, sans argent, sans provisions, manquant de tout, y compris les munitions et les armes, tenait encore en échec dans le Dekkan par le prodige de son entêtement héroïque, la colossale puissance de l'Angleterre.
Là aussi, comme dans le Canada, il eût suffi de quelques régiments et de quelques écus pour établir l'empire de la France à tout jamais. Ces peuples étaient si bien à nous que les Cipayes de Bussy, au lieu de se révolter dans les heures de famine, s'écriaient: «Donnez le riz au Français, nous nous contenterons de l'eau où il a cuit!»
Mais M. de Choiseul, excellent ministre, loué par l'Encyclopédie, n'avait jamais assez de régiments pour toutes les batailles qu'il perdait à la frontière. Il avait besoin de tous nos écus pour solder les appointements de sa famille, faire des petits cadeaux aux philosophes, préparer la révolution, entretenir le bain d'or où pataugeait cette vieille Pompadour, sa protectrice, et payer les frais de la guerre contre les Jésuites.
Ah! ce n'était pas un homme de loisir: il avait de l'ouvrage!
Détournons les yeux, et regardons ailleurs, là où battait un cœur vraiment français. Aussi bien, nous éprouvons[Pg 84] comme un religieux bonheur à répéter le nom d'un héros trop ignoré pendant sa vie et tout à fait oublié après sa mort.
C'était quelque chose de splendide que ce suprême effort de Bussy-Castelnau, saisissant corps à corps le géant britannique, et le secouant, et le terrassant dans la convulsion de son agonie. Il avait soulevé les Gurjanas et les Mahrattes; il avait fait son trou comme un boulet de canon en traversant tout le Dekkan central et menaçait le cœur du Karnatic anglais, où la France avait conservé d'ardentes sympathies. D'un seul coup d'œil large et rapide, Dupleix venait d'établir sur la carte la juste position de la partie.
—Tout seul! s'écria-t-il. Grand ami! Vaillant ami! Bussy a fait cela tout seul! sans M. de Lally, malheureux homme! ou plutôt malgré M. de Lally. Il marche, il avance, il perce! Les populations le suivent! Et il y a soixante millions d'âmes, rien que dans le Dekkan! Comprenez-vous, maintenant, toi, Jeanneton, ma fille qui entends parler de guerre depuis ton berceau, comprenez-vous l'importance de la visite que je vais rendre à notre fidèle de la C...? L'Atalante! il nous faut l'Atalante! Et je gagerais qu'elle est arrivée! Avec ce que porte l'Atalante, Bussy armera trente mille, cinquante mille Mahrattes! Et vous ne savez pas comment s'allument les colères chez ces peuples de feu! C'est une traînée de poudre! Dans six mois, trois cent mille combattants peuvent rouler comme un torrent jusqu'au littoral et couvrir, et submerger les établissements anglais. Ne pensez pas que ce soit un rêve! nous l'avons fait déjà, nous pouvons recommencer et, cette fois, je jure bien que nous n'attendrons ni la permission des ministres ni celle de la favorite pour faire au roi ce prodigieux cadeau de tout un monde! La France sera[Pg 85] plantée là résolument, solidement, et malheur à qui tenterait d'ébranler son drapeau! Mes enfants, je vais de ce pas chez M. de la C..., et demain, je commence mes achats, ou plutôt je les conclus, car tout est préparé... Pensez-vous que j'aie perdu mes soirées depuis un mois? Dans quinze jours, l'Atalante peut reprendre la mer, escortant nos navires, chargés de la foudre!
Il saisit son chapeau et le brandit en criant:
—France! France! Regarde vers l'Occident, brave Bussy! La fortune t'arrive de France!
—Mon oncle, dit Mlle de Vandes, voici un petit papier qui s'est échappé de la lettre.
—Ne m'arrête pas, chérie, répliqua Dupleix, qui, pourtant, prit le papier et l'approcha de la lumière.
Il était radieux et ajouta, avant de lire, sur un ton de véritable gaieté:
—Je parie que la pensée du pot au lait de Perrette vous est venue à tous les deux. Je ne m'en fâche pas, mes enfants. C'est un gros pot au lait que l'Atalante, mais qui peut se fêler, c'est vrai, car il y a bien des récifs depuis les côtes du Bengale jusqu'à la rade de Lorient.
Ses yeux se portèrent sur le petit papier, et il se mit à rire en haussant les épaules.
—Que me fait cela? s'écria-t-il. Figurez-vous que ces nouvelles de Bussy me sont venues par la Compagnie même où j'ai conservé quelques intelligences? Et certes, la source n'est pas suspecte, car ils n'ont point coutume de chanter les louanges de ce pauvre Bussy dans les bureaux de la Compagnie... Voilà donc ce que c'est: l'employé qui me sert en cachette a pris la peine de glisser ce chiffon sous l'enveloppe pour me prévenir que les directeurs ont découvert mon adresse à Paris et qu'on va lancer contre moi la meute des recors... Il m'engage à[Pg 86] changer d'hôtellerie: à quoi bon? J'aurai de quoi payer avec l'Atalante... Veux-tu m'accompagner, Jeanneton? Tu ne peux rester en tête-à-tête avec le chevalier, viens...
—Et la seconde lettre? interrompit celui-ci.
—La lettre d'Angleterre? s'écria Dupleix. Voilà qui m'est bien égal!... Donne tout de même.
Il la prit et en rompit le cachet d'une main ferme.
Mais dès que son regard fut tombé sur l'écriture, un flux de sang noir lui monta au front; puis, tout de suite après, il devint livide.
Mlle de Vandes, effrayée, voulut s'approcher de lui, il la repoussa brutalement. Il riait. Son rire faisait pitié. Il dit d'une voix sèche et sifflante:
—Le pot au lait!
Puis en anglais:
—Captured Atalanta!
Puis il ouvrit le tiroir de sa table en ajoutant, avec une gaieté fanfaronne, mais navrante:
—Cassé, le pot au lait!
Et quelque chose brilla dans sa main. Ce fut rapide comme l'éclair. Il tomba sans pousser un cri, avec un coup de poignard au côté gauche de la poitrine.
Captured Atalanta!
Ces deux mots anglais appartenaient au texte même de la lettre signée par l'agent de Joseph Dupleix, et qui ne contenait que trois lignes, disant: «L'Atalante a été capturée le 30 novembre, du fait de Commodore Smith, par le travers du cap Saint-Vincent. Arrivée en rade de Plymouth, 4 décembre. Capitaine blessé, un homme tué.»
«Cassé, le pot au lait!» Avant de s'ouvrir la poitrine d'un furieux coup de couteau, le conquérant de l'Inde ne prononça que cette seule parole, d'une voix si changée que le chevalier et Jeanne ne la reconnaissaient pas.
Il ne poussa point de cri en tombant, nous l'avons dit. Rien ne s'échappa de sa poitrine avec son sang, sinon un ricanement sourd. Le poignard très petit était une arme excellente de fabrication anglaise, qui avait pénétré jusqu'au manche.
Mlle de Vandes, une fois déjà repoussée, s'était précipitée de nouveau sur son oncle, un peu avant le coup[Pg 88] donné. Il y avait eu une très courte lutte, si courte que le chevalier n'avait pu s'y mêler.
À vrai dire, il ne savait pas ce qui se passait, et il ne devina qu'au moment où Mlle de Vandes, ayant arraché le couteau sanglant, le laissa aller sur le carreau avec horreur; il la vit regarder, d'un air consterné, sa main souillée de rouge, chanceler sur place et tomber à son tour auprès de son oncle.
Alors seulement, l'angoisse le saisit à la gorge, car la prononciation anglaise défigure pour nous si absolument le mot captured qu'il l'avait entendu sans lui appliquer aucun sens, et certes, cette autre exclamation presque gaie: «Cassé, le pot au lait!» ne pouvait pronostiquer pareille catastrophe.
Le chevalier avait pour son vieil ami une profonde admiration et un attachement sans bornes, et ces deux sentiments se fortifiaient en lui de tout le grand amour qu'il portait à Mlle de Vandes. Il fut comme foudroyé et se jeta à corps perdu entre eux, essayant de soutenir d'une main la jeune fille dans sa chute et, de l'autre, cherchant le cœur du vieillard.
Ce fut juste à cette minute que l'œil de police s'ouvrit, comme nous l'avons vu, pour donner passage aux regards curieux de l'inspecteur Marais et de sa commère, Madeleine Homayras. Leur première pensée alla vers un meurtre, à cause du sang qui était à la main de la belle inconnue; mais l'attitude du chevalier démentait par trop énergiquement cette supposition, et la carte de l'Inde, sautant aux yeux de M. Marais, lui révéla tout de suite la vérité.
—Pourquoi diable ne m'avez-vous pas dit que c'était le vieux nabab? grommela-t-il avec mauvaise humeur.[Pg 89] Si on n'est plus servi comme il faut, même par ses bonnes amies, le métier deviendra impossible!
C'était la Compagnie qui, copiant les gazettes de Londres, donnait à Dupleix ce titre ironique de nabab.
Madeleine, qui était femme et assez bonne âme au fond, répondit:
—Monsieur Marais, ne pensez-vous point qu'il faudrait aller quérir un médecin... ou tout au moins M. le commissaire? Car voilà le pauvre homme défunt, et je suppose qu'il faudra arrêter la demoiselle.
—Du tout, point, Madeleine, répliqua l'inspecteur. Vous ne connaissez pas les braves gens en peine d'affaires avec les bureaux, ma mie; ils deviennent enragés et se poignardent à tout bout de champ. J'en ai connu un qui suivait un règlement de comptes avec les commis du contrôle général. Dans la même semaine, il se pendit, se noya, et se jeta par la fenêtre de son logis, situé au quatrième étage...
—Oh! Monsieur Marais! s'écria la veuve avec reproche, avez-vous bien le cœur de plaisanter ainsi quand il s'agit de vie et de mort?
—Je ne plaisante nullement, ma commère. Si on mourait du mal des commis, Paris ne serait bientôt qu'un cimetière. Vous allez voir ce vieux fou de Dupleix se relever comme un chat...
—Mais voilà son sang qui fait une mare!
—Tenez! interrompit Marais, il a ouvert un œil! Avec son petit couteau, il s'est sauvé lui-même d'une attaque d'apoplexie, voilà tout!
Le fait est que le bonhomme Joseph se releva en ce moment sur le coude.
—Le pot au lait... balbutia-t-il d'une voix épaisse.
—Écoutez! fit Madeleine. Que dit-il?[Pg 90]
—Parbleu! grommela Marais, c'est tout simple, il bat la campagne... et voyez sa face pourpre! il n'était que temps pour lui de prendre le baume d'acier, comme disent les chirurgiens, et il l'a échappé belle!... Quant à mon homme qui se noya, qui se broya et qui se pendit dans la même huitaine, il se porte comme le Pont Neuf, et un chacun doit s'habituer à tout cela, quand il a besoin, pour son malheur, de Messieurs les gratte-papier du roi.
Quoi que le lecteur en puisse penser, l'inspecteur Marais, dont nous sommes loin d'approuver le sang-froid stoïque en face d'un si triste tableau, ne se trompait point de beaucoup, et la petite notice de M. de la Conterie dit en propres termes que son parent et ami, Joseph Dupleix, fut sauvé d'un coup de sang par une veine qu'il s'ouvrit accidentellement en apprenant la perte du navire chargé des débris de sa fortune.
Il n'entre pas dans notre manière de voir de recommander cette médication à personne.
Toujours est-il que Dupleix se trouva debout, entre les bras du chevalier, puis assis dans son fauteuil, bien avant que la pauvre Jeanneton eût repris ses sens, et qu'il chercha, et qu'il trouva lui-même parmi les menus objets qui encombraient son tiroir, un flacon de sels volatils pour le faire respirer à sa nièce.
Pendant cela, Marais et sa commère continuaient de causer assez paisiblement dans la chambre noire. Madeleine avait expié le péché de sa discrétion passée en racontant tout ce qu'elle savait de son locataire, et l'inspecteur s'était montré frappé surtout de ce fait que le chevalier Nicolas était parent ou allié du ministre. Il le considérait désormais avec une attention respectueuse à travers l'écumoire.
—Ils sont partis si nombreux dans cette famille-là,[Pg 91] dit-il enfin, que personne ne peut se flatter de les connaître tous, et pourtant j'ai pris soin de mettre dans ma tête les signalements des principaux, au nombre d'un demi-cent, à peu près. Celui-ci, je ne l'avais pas encore vu, mais je déclare qu'il est joliment planté, de bonne mine et tout à fait tourné en homme de bien, comme tous ceux qui ont l'honneur d'appartenir à M. le duc. Désormais, je le reconnaîtrai, et je vais aller l'attendre à la porte de la rue pour le saluer, selon mon devoir... Mais ce doit être un petit, tout petit cousin, qui ne pend à M. le Duc que par un fil, ou du côté de Mme la duchesse.
—Chut! fit Madeleine, voici M. le gouverneur qui parle!
—Gouverneur de sa soupe, marmotta Marais, quand il l'a lampée!
Joseph Dupleix ouvrait la bouche en effet pour dire:
—Cassé... en miettes!
—Quoi donc qui est cassé? demanda Madeleine.
—Le pot au lait, donc! riposta l'inspecteur. Voilà son courrier à terre. Il aura reçu une méchante lettre sur la nuque!
—Vrai, fit Madeleine révoltée, je vous croyais meilleur cœur que cela... Vous êtes donc aussi l'ennemi de ce pauvre homme!
—Moi! s'écria Marais, l'ennemi du bonhomme Joseph! ah! par exemple! mais je l'adore! Rien ne me va comme ces revenants de chez les sauvages qui ont eu des bayadères, des éléphants et des pagodes! Seulement, vous savez, quand ils ont rendu trop de services, ils taquinent les bureaux du matin au soir. Ce sont mémoires, placets, requêtes, rôles, dires d'experts, réclamations, balances, comptes d'apothicaires...[Pg 92]
—Dame! voulut objecter Madeleine, si on leur doit, il faut les payer.
—Ils vont, continua Marais, qui s'animait, ils viennent, ils crient, ils gênent, ils encombrent. On ne voit qu'eux: «J'ai fait ci, j'ai fait ça et encore l'autre! C'est moi qui vous ai donné le Canada, un beau pays plein de castors.—Mais nous n'en voulons pas de votre Canada!...—C'est égal, payez!»
—J'ai ouï dire, murmura Madeleine, qu'il y aurait là-bas de quoi donner à manger à tous ceux qui meurent de faim à Paris et dans la province.
—Ta! ta! ta! cancans de Jésuites! Vous ne les connaissez pas comme moi, ma bonne, ces braves qui sont les bienfaiteurs du roi! De l'argent, des soldats, des navires! Ils ont faim, ils ont soif! Ils portent dans leurs poches percées des villes et des empires «Toc! toc!—qui est là?—Un conquérant. Donnez un million pour Masulipatam, que les Anglais ont repris; donnez quinze cent mille livres pour Aurengabad, qui est aux Hindous, deux millions pour Bedjapour, Sakkar ou Ellightpour: des noms à jeter à la porte! donnez, donnez, donnez!» Et si le malheureux ministre ne dénoue pas assez vite les cordons de sa bourse, ils poussent des cris de chouette qui s'entendent jusqu'à Pontoise. Ils s'asseyent sur la borne, devant l'entrée du Ministère, ils ameutent les passants qui ne connaissent ni Bedjapour ni le Travancore, mais qui font chorus avec eux et qui hurlent: «Est-il possible que nous abandonnions le Travancore et Bedjapour!» Et la France entière se met à regretter Bedjapour, que nous n'avons jamais eu, et le Travancore, qui n'existe même pas, selon le dire de M. Chenu, huissier juré de la sortie privée, au petit Cabinet de Monseigneur... Ah! comme je comprends l'ennui de ces pauvres hidalgos qui tenaient[Pg 93] les écritures d'État à la Cour d'Espagne, quand Christophe Colomb vint leur jeter dans les jambes la découverte de l'Amérique!
—Voici la demoiselle qui se ranime, dit Madeleine. Vertucotillon! le beau brin de jeunesse!
M. Marais n'avait pas besoin qu'on réveillât son attention. C'était un connaisseur. Il avait mis sa main en visière au-devant de ses yeux, et détaillait trait à trait l'admirable beauté de Mlle de Vandes, qui reprenait ses sens, soutenue par le chevalier.
—Ô père! père! dit-elle, et ce fut sa première parole, empreinte d'un douloureux reproche: si j'avais été condamnée à rapporter de Paris la nouvelle d'un pareil malheur! Elles m'attendent toutes les deux, là-bas, au Cloître, votre femme et votre fille! Elles comptent les heures de mon absence...
Elle s'interrompit pour demander avec anxiété:
—La blessure est-elle dangereuse?
—Je ne le crois pas, répondit le chevalier, mais il faudra vos soins, Jeanne, vous qui êtes habituée à secourir nos soldats blessés.
Elle s'appuya sur le bras de Nicolas, et fit quelques pas chancelants vers le fauteuil où Dupleix, très calme, semblait reposer.
—Tubieu! tubieu! fit M. Marais, on ne vit jamais tant de grâces! Je ne me souviens plus du nom de la jeune nymphe qui était dans l'île de Calypso...
—Eucharis! s'écria Madeleine, je suis justement à lire Télémaque, qui est bien mignon pour un livre d'évêque... J'en pleure, pourtant, moi, à regarder ces pauvres gens-là!
—Eucharis! s'écria Marais, la divine Eucharis! c'est cela! M. de Fénélon était un bon chrétien qui aimait les[Pg 94] dieux de la fable et la philosophie... Savez-vous une chose, Madeleine? si la petite allait elle-même porter un placet au roi...
—J'y pensais, interrompit la veuve: quelle pitié ce serait!
—Sans compter, ajouta Marais, que Mme de Pompadour me logerait gratis au Fort-l'Évêque pour n'avoir pas fait bonne garde. Je n'ai pas perdu mon temps, ce soir, c'est certain.
—Mais voyez donc! voyez! la voilà qui le panse avec autant d'adresse qu'un frater!
Mlle de Vandes avait mis à nu, en effet, la plaie, qui semblait peu de chose, malgré la quantité du sang répandu, et posait le premier appareil d'une main évidemment exercée. Quand elle eut achevé, elle appuya ses lèvres sur le front du vieillard en un long et filial baiser.
—Tu as raison, dit alors Dupleix, dont l'intelligence avait repris son assiette, j'ai mal agi, et je m'en repens; pardonne-moi pour toi et pour tous ceux qui m'aiment.
Le mouchoir de Madeleine, déjà mouillé, épongea ses yeux pleins de larmes.
—Ah! moi, d'abord dit-elle, je ne suis pas maîtresse de ma sensibilité: de voir un homme qui a refusé le Grand Mogol dans un état pareil, ça me fend l'âme!
Dupleix continuait:
—Je vous remercie tous les deux, mes enfants. Nicolas, ton métier de secrétaire, auprès de moi, est fini. On s'efforce tant que l'espoir vit; mais quand l'espoir est mort, à quoi bon se roidir? Tu vas aller chez M. de la C... lui annoncer que les Anglais ont achevé l'œuvre de ma ruine et lui dire que tout est consommé. Fais-lui mes adieux. Demain, si mes forces le permettent, je partirai[Pg 95] pour le Cloître avec cette chère enfant, et j'y attendrai la mort en me soumettant à la volonté de Dieu.
—Bonne idée, fit Marais, et bon voyage!
La veuve s'éloigna de lui dans un mouvement d'indignation; mais elle se rapprocha tout d'un coup, et ses yeux se séchèrent parce qu'il lui demandait:
—Est-ce que sa note est payée ici?
—Jarnicoton répondit-elle, je n'y pensais pas! Ça rend bête d'être trop sensible. Il redoit la quinzaine et deux jours de plus...
—Ce qui fait bien une autre quinzaine, dit Marais, s'il est ici au demi-mois. Vous pouvez en être pour dix-huit ou vingt louis, avec la nourriture et le feu.
Elle n'était pas riche, cette bonne femme Homayras. Dans le premier moment, le combat qui s'établit en elle fut si vif qu'elle rougit jusqu'à la racine de ses cheveux.
—Le compte est fait murmura-t-elle, c'est trente-trois pistoles, sept livres et onze sols pour la quinzaine passée, et je dis que je n'aimerais pas perdre pareil denier. Mais si le pauvre malheureux monsieur se trouve à court...
—Vous lui prêterez encore l'argent de son voyage, Madeleine, hé? demanda brusquement Marais.
—Jour de Dieu! fit la veuve, je ferai à mon idée, entendez-vous, M. l'inspecteur, et je n'aurai pas recours à votre bourse pour cela!... Mais chut! la demoiselle parle! Et c'est comme une mélodie!
Avant de se mettre aux écoutes, Marais lui prit la main qu'elle avait grasse et forte, et l'approcha de ses lèvres galamment, en disant, et cette fois sans ricaner:
—Vous êtes un brave cœur, Madeleine!
Ce n'était pas un méchant homme du tout, mais il en avait tant vu! Et chaque fois qu'un bon mouvement lui venait, il en éprouvait un peu de honte.[Pg 96]
—Mon bien-aimé père, disait cependant Jeanne de Vandes, vous ne serez point en état de voyager demain. Le chevalier va se rendre de ce pas chez votre médecin, car je ne veux point me fier au pansement que j'ai fait. Avec deux ou trois jours de repos, si vous pouvez chasser loin de vous les soucis qui vous accablent...
—Ah! ma pauvre fillette, interrompit Dupleix, il n'y a plus de craintes quand il n'y a plus d'espérances. Les soucis viennent de s'envoler, et je me sens tranquille comme un saint de bois. Vous ne le croiriez pas, mes enfants, je suis content que ces détestables coquins, les Anglais, aient volé ma cargaison. Cela tranche la question nettement. Je suis tout au fond du fossé, et je m'y endors. By Jove! c'est bon d'être en léthargie!... Va, chevalier, va, mon ami, non point chez le docteur, je n'ai pas besoin du docteur, va chez toi, tout uniment te coucher, je te souhaite la bonne nuit.
Il ferma les yeux, en homme que l'entretien désormais importune. Mlle de Vandes et le chevalier échangèrent un regard.
—En somme, dit M. Marais, ça finit tout bêtement. Il n'y a de curieux que le coup de couteau.
—Ah! fit Madeleine, est-ce assez dur, les hommes en place! Moi, si j'avais le crédit dont vous jouissez dans le gouvernement et votre capacité, j'arrangerais cette histoire-là bien arrangée, avec les deux fiancés et le pauvre gouverneur, réduit par son infortune à se plonger un poignard dans le sein, et j'irais faire pleurer Mme de Pompadour, qui lui donnerait une pension...
—Faire pleurer Mme de Pompadour! s'écria Marais: fameuse idée! on tire bien du feu des cailloux... Mais que font-ils donc là? Voici le Nicolas qui s'empare du[Pg 97] mémoire. Tubieu! ma commère, ils ont la même idée que vous, on va jouer du mémoire!
Profitant du moment où le vieillard avait les yeux fermés, le chevalier, après s'être concerté avec Mlle de Vandes, venait, en effet, de glisser le mémoire sous le revers de son frac.
—C'est un coup d'épée dans l'eau, que je vais donner, dit-il. Chère Jeanne, pensez-vous que j'aurais attendu jusqu'à aujourd'hui si j'avais eu le moindre espoir? Mais il ne s'agit plus d'écouter mes doutes ou mes répugnances; après ce qui vient de se passer, et du moment que vous l'ordonnez, je n'hésite plus et vais tenter l'aventure.
—Il va chez Mme de Pompadour, à cette heure-ci! demanda Madeleine.
—Non pas, répliqua Marais, qui cherchait à tâtons sa canne et son chapeau: c'est beaucoup plus grave.
—Où va-t-il donc?
Mais Marais lui imposa silence par un «chut» impérieusement sifflé. Il regardait de tous ses yeux à l'écumoire.
De l'autre côté de la cloison, le bonhomme Joseph avait relevé tout doucement ses paupières.
—Nicolas, mon ami, dit-il d'une voix qu'il voulait faire indifférente, mais où toute sa passion vibrait malgré lui, il est bien entendu, n'est-ce pas, que je ne t'ai nullement poussé à cette démarche?
—Ah! le vieux comédien! pensa tout haut Marais, il guettait tout à travers ses yeux fermés!
—Mais quelle démarche? demanda Madeleine, désolée de ne point comprendre.
—Je n'ai pas dit un traître mot, poursuivit Dupleix, qui ait pu te porter à l'entreprendre; mais du moment que tu as l'idée de parler au ministre...[Pg 98]
—Bon! fit Madeleine, on comprend, à la fin!
—Il ne faut pas y aller, continua Dupleix, comme une corneille qui abat des noix. Quelle heure avons-nous?
—Neuf heures, répondit Mlle de Vandes.
—M. le duc, reprit Dupleix d'un ton posé et précis, est donc encore pour une demi-heure et même un peu plus avec Mme la duchesse de Grammont, sa respectée sœur.
—Exact! fit Marais en a parte. Comme ils sont renseignés!
—N'est-ce pas aujourd'hui mercredi? demanda Dupleix?
—Si fait, mon oncle.
—Un des trois petits soirs de Mme de Grammont, mes enfants. Je dis tout cela pour toi, Nicolas. Dans ce monde-là, il faut regarder à ses pieds comme si on marchait sur des œufs. Dix heures sonnant, la belle Béatrix de Choiseul-Stainville, ex-chanoinesse qui fait présentement le bonheur de M. le duc de Grammont, mais à distance, comme il arrive en ce siècle pour beaucoup d'époux trop bien assortis, va entrer dans son salon, où l'attendra M. l'ambassadeur d'Autriche. M. l'ambassadeur d'Espagne n'arrive qu'à dix heures et un quart, et jamais on ne laisse entrer, quand ils sont là, M. le baron d'Asfeldt, qui fait sourdement chez nous les affaires de la Prusse, du fond de ces grands vieux jardins de l'hôtel de Nantouillet, au Marais, où les tilleuls sont plus hauts que ceux des Tuileries et que la Vénitienne Rosalba Néroni a payés comptant en reichthalers de Potsdam. Pendant cela, Mme la duchesse de Choiseul, une vraie sainte, celle-là, s'occupe de bonnes œuvres dans son oratoire avec l'abbé Croizat du Châtel, son neveu, et monseigneur Croizat de Caraman, évêque d'Andrinople, son oncle. Elle ne vaut[Pg 99] rien pour la politique et va tout bêtement au ciel, comme une admirable chrétienne qu'elle est. À ce moment, dix heures juste, la grande antichambre s'ouvre pour les audiences privées de M. le duc, les petites audiences de M. de Praslin du Plessis, qui a sous lui le jeune Choiseul de Beaupré, frère de Mme l'abbesse de Glossinde, et le vicomte de Choiseul, ancien colonel de Chaulnes-infanterie, dont on va faire un sous-secrétaire d'État. Son frère, M. le baron de Choiseul, n'est plus là depuis la Toussaint, ayant passé ambassadeur en Sardaigne... Qui connais-tu là dedans, Nicolas?
—Tout le monde et personne, répondit le chevalier. J'ai été admis à baiser la main de Mme de Grammont, et j'ai dîné à la table de Mme de Choiseul, à Chanteloup; mais c'est à M. le duc de Choiseul en personne que mon père m'avait présenté lors de mon premier voyage à Paris.
—Cousinaient-ils tous deux, ton père et lui?
—Oui, mais M. de Choiseul n'était pas encore ministre.
Dupleix se leva sans secours, et, à voir l'animation de son visage, personne n'aurait pu se douter qu'il avait eu quatre pouces de fer dans la poitrine.
—Quel homme! pensait Marais: il en sait sur le Ministère bien plus long que l'almanach du roi!
—Mon bon père, s'écria Mlle de Vandes, pas d'imprudence, je vous en supplie.
—Il n'était pas encore ministre! grommela Dupleix en se rasseyant docilement. Voyons, Nicolas, mon fils, cherche bien, retourne ta mémoire comme un gant: ne te rappelles-tu parmi tes anciens camarades aucun Choiseul, aucun demi-Choiseul? Quand ce ne serait qu'un quart de Choiseul!
—Ma foi, dit le chevalier, j'ai fait la maraude dans le[Pg 100] Hanovre avec un dragon d'Aubigné qui avait nom Choiseul et qui était fils de M. de la Beaume...
—By Jove! s'écria Dupleix, et tu ne le disais pas! Il n'y a point de petit Choiseul!
Il atteignit précipitamment un carnet qui était dans la poche de côté de sa houppelande, et le feuilleta comme on consulte un vocabulaire.
—De la Beaume dit-il (André-Victor de Choiseul), ancien capitaine d'Aubigné-dragon... c'est bien cela, hé?... sera poussé dans la marine, est, en attendant, aux réponses, service de M. de Choiseul-Praslin du Plessis, brun, caractère aimable, 27 ans et des dettes.
De l'autre côté de la cloison, M. Marais s'était levé aussi dans un élan d'admiration.
—Mais il a du talent, ce bonhomme-là! gronda-t-il; quoiqu'il ait conquis l'Inde, je l'aime tout plein, moi!
—Bien vrai? demanda Madeleine.
—Parole d'honneur!... Rangez-vous que je passe, ma commère.
—Pour aller où?
—Rue Sainte-Anne, parbleu! Pensez-vous que je vais laisser tomber ce Nicolas chez monseigneur comme un pavé, sans l'annoncer?
—Vous l'empêcherez d'être reçu?
—Au contraire.
Il écarta la veuve lestement et prit la porte, au moment où le chevalier quittait de son côté la chambre de Dupleix en disant:
—Je suis timide, c'est vrai, mais une fois devant l'ennemi, tout va bien. Je ne peux pas vous dire comment je ferai, mon respectable ami, mais quand le diable s'en mêlerait, je m'engage à pénétrer, ce soir même, jusqu'au ministre.[Pg 101]
—Si tu fais cela, chevalier... commença Dupleix.
Mais le chevalier ne put entendre la fin de la phrase, car il s'était élancé dans l'escalier, après avoir effleuré du bout des lèvres la belle main de Mlle de Vandes, qui lui cria:
—Merci; bon courage et bonne chance!
Pendant que notre chevalier descendait les premières marches de l'escalier, Marais en franchissait déjà, quatre à quatre, la dernière volée. C'était un cerf que cet homme d'État, quand il voulait. À la porte de l'hôtellerie il trouva un gaillard de méchante mine qui se promenait les mains derrière le dos en bâillant mieux qu'une huître au soleil.
—Phanor, lui dit-il d'un ton protecteur et plein d'autorité, soigne ta tenue; ce soir, tu vas t'approcher des grands de la terre. Rends-toi à la demeure de celle... tu sais? Les jeux, les ris, les grâces et la ceinture de Cypris!
—Je sais, dit Phanor d'un ton bourru: la vieille Pompadour.
—Imbécile! pour le plaisir de grogner, tu resteras toujours chien galeux... La vieille Pompadour, si tu veux; moi, je traduis: la reine des grâces et des fleurs. Tu toqueras à la petite entrée six coups discrets, trois, deux, un; tu demanderas madame Manon, qui a l'avantage de servir Mlle Babet, qui a l'honneur dé peigner la divine chevelure de la divine Zéphise...[Pg 103]
—Et de la teindre aussi, gronda Phanor.
—Et tu lui diras que ton patron est retenu pour une heure encore par le service du roi. Aujourd'hui, d'ailleurs, la chasse a été médiocre. J'ai recueilli seulement quelques faits d'ordre politique, ou plutôt... enfin, rien de piquant... Tout au plus le dénouement d'une aventure démodée. Mais tu ajouteras, retiens bien ceci, que j'ai vu par un trou de serrure une perle, un saphir, un éblouissement... J'en ferai moi-même le pastel à Mme la marquise. Va, bonhomme, et souviens-toi que le grand Frédéric a failli perdre sa couronne pour avoir dit comme toi «la vieille» en parlant de Zéphise.
—Eh bien! répliqua l'incorrigible Phanor, moi, je dis: Que le diable l'emporte; votre Pompadour! et ses Manon, et ses Babet! Jamais rien pour boire dans cette cage! Toutes ces coquines-là sont plus avares que les honnêtes femmes! Mais, patience! le pauvre monde aura son tour!
Comme il s'éloignait, M. Marais le retint sans façon par le paquet de cheveux mal démêlés qui se hérissaient dans un vieux ruban sur sa nuque.
—Phanor dit-il, je tiens à toi, malgré tes défauts, parce que tu es un loup. Quand donc écouteras-tu mes conseils? Il n'y a rien de bête en ce monde comme de s'attaquer aux dieux, tant qu'ils sont dans l'Olympe. Si on les dégomme, à la bonne heure! Je crois comme toi qu'il arrivera un jour où les gens de la racaille seront dieux, et je désire vivre assez pour voir cela, étant curieux de ma nature. Les satrapes du ruisseau prendront la place des rois et les souillons minauderont avec les éventails volés des duchesses. Ces drôles et ces drôlesses répandront du sang, un peu ou beaucoup, au nom du peuple, qu'ils déshonoreront et qui n'en pourra mais. À[Pg 104] part cela, rien de changé. Ceux qui ont faim aujourd'hui auront faim demain, parce qu'il y aura toujours bien six à huit mille chacals plus effrontés que les autres, qui mangeront, comme à l'ordinaire, tout le pain de la France. Et alors, veux-tu savoir ce qui adviendra de nous deux, Phanor, pauvre caniche? Tu aboieras stupidement contre les chacals, et moi je les servirai avec bonne humeur et fidélité, comme je fais pour le calife Almanzor et sa sultane Zéphise. Conclusion; nos émoluments respectifs resteront les mêmes: tu recevras, toi, ce qu'il faut pour grogner, moi, ce qu'on paye pour applaudir. En route et au galop!
M. Marais lâcha le catogan de Phanor, qui partit en grondant et en grondant arriva.
Ces pauvres diables-là dressent la table pour les goinfres de la Révolution, mais ils ne s'y assoient jamais.
À l'instant où M. Marais atteignait l'extrémité de la rue Tiquetonne, un homme le dépassa, et il n'eut pas de peine à reconnaître par derrière le chevalier Nicolas, qui enfila la grande rue Montmartre au pas de course.
—Il va bien! pensa Marais; mais ce n'est qu'un jarret de soldat, après tout.
Au coin de la rue de la Jussienne, le chevalier tourna en redoublant de vitesse.
—Tubieu! fit l'inspecteur, il a du nerf! Puisque nous allons tous les deux à l'hôtel de Choiseul, je vais savoir quel nom de famille il a, ce M. Nicolas... Mais il faut que j'arrive avant lui, pour prévenir Son Excellence du sujet de sa visite. M. le duc n'aime pas à être pris de court.
Au lieu de perdre du terrain, le chevalier, cependant, faisait de si larges enjambées que la distance grandissait entre lui et l'inspecteur. Celui-ci se mit à courir et pensa, non sans mélancolie:[Pg 105]
—Marais, nous vieillissons! Voilà que nous sommes forcé de prendre le trot sur le pavé de Paris contre un capitaine d'infanterie.
Mais il se remit au pas subitement, parce que le chevalier, distrait ou ne connaissant pas bien sa route, s'était lancé dans la rue du Coq-Héron. M. Marais respira et prit même le temps d'essuyer son front, où perlaient déjà quelques gouttes de sueur.
—Cet amour-là ne peut pas savoir par cœur sa capitale! murmura-t-il. Nous gagnons cinq minutes par la ruelle Pagevin, et c'est plus qu'il ne nous en faut pour arriver premier.
Cependant, loin de ralentir sa course, il n'en détala que mieux et parvint en rien de temps à la place des Victoires. De là, en trois sauts, il franchit la nouvelle rue des Petits-Champs et tourna l'angle de la rue Sainte-Anne.
Comme toujours, il y avait de nombreux carrosses stationnant aux abords de l'hôtel de Choiseul, qui existe encore et dont l'entrée sur la rue de Grammont donne maintenant accès, tous les soirs, aux membres d'un cercle artistique bien connu, après avoir vu passer tant de belles dames, habituées d'un illustre magasin de nouveautés. Hélas! elles s'en vont toutes, les gloires de ce monde, et parmi ceux qui montent ou qui descendent la rue de Grammont, les gens songent plus encore aux magnifiques soieries débitées autrefois par la Maison Delille qu'aux douteux souvenirs laissés par le Ministère de M. de Choiseul.
Marais souleva le marteau de la porte cochère, qui lui fut ouverte aussitôt; il entra dans la cour, où d'autres carrosses en grand nombre stationnaient formant un double rang. Le portier de l'hôtel, du côté de la rue Sainte-Anne, échangea avec lui un signe de tête familier[Pg 106] et ne lui demanda point où il allait. Il était évidemment de la maison. M. le duc de Choiseul, qui venait de joindre à son titre de secrétaire d'État au département des relations étrangères celui de ministre la Guerre, gouvernait en outre par le fait toutes les affaires de l'intérieur.
Marais se glissa entre les carrosses et gagna une petite porte latérale, située vers l'angle de la cour, à droite. Il entra sans frapper. L'huissier le poussa de côté, fort amicalement du reste, et du seuil cria au dehors à haute voix:
—Le carrosse de M. le directeur général Godeheu!
—Tiens, tiens! fit Marais en s'effaçant aussitôt humblement, comme ça se trouve!
Un homme corpulent et portant d'autant plus haut la tête qu'il venait, selon toute probabilité, de l'incliner plus bas devant le ministre, traversa l'antichambre, qu'il emplit de la bonne odeur de tubéreuse dont étaient saturés ses rubans et ses dentelles.
—Je n'oublierai jamais, dit-il à un petit Choiseul fort gentil qui l'accompagnait, la bonté, la grâce, la condescendance avec laquelle monseigneur a bien voulu m'accueillir, et je vous prie, cher vicomte, de vouloir bien en témoigner à M. le duc la vive, la très vive, l'ardente, devrais-je dire, la passionnée gratitude du plus dévoué de ses serviteurs.
—Amen! pensa Marais. On le fait sortir par la petite porte, il a dû avoir la tête lavée à grande eau. C'est égal, il a un maître diamant au doigt et pour plus de vingt mille écus de point de Flandres!
—Monsieur le directeur général, dit le petit vicomte, monseigneur apprécie votre mérite à sa valeur, et je vous prie de me regarder comme étant tout à vous.
Sur quoi, il pirouetta, laissant le Godeheu la bouche ouverte.[Pg 107]
—Attrape! se dit Marais. Ça ferait plaisir au pauvre vieux Dupleix s'il voyait la triste mine de ce traitant.
L'huissier fit à Godeheu un salut d'empereur et le mit dehors.
Puis, se tournant vers Marais d'un air égrillard, il demanda:
—Rien qu'une en passant, mais qu'elle soit jolie! Avons-nous du bonbon dans le sac aux histoires?
—Il est plein, mon cher monsieur Chenu, répondit l'inspecteur. Je prends au hasard: Mme la comtesse de la F... S... a fait demander à M. le Curé de Saint-Jacques du Haut-Pas combien il prendrait pour donner l'enterrement de première classe à Champion.
—Et qu'était-ce ce Champion?
—Perroquet de son état, vert et jaune comme caractère et récitant par cœur tous les calembours de M. de Bièvre. M. d'Alembert lui avait enseigné la logique, et M. de Fontenelle, l'astronomie. Depuis son décès, la livrée de Mme la comtesse porte le grand deuil.
—Et qu'a dit le Curé?
—Un Pater pour prier Dieu qu'il guérît la vieille dame du mal de folie.
—C'est égal! fit l'huissier en se frottant les mains, tout ça creuse les affaires et la philosophie gagne. Dieu n'est pas dans de beaux draps, M. Marais, si les comtesses se mêlent de lui rire au nez, et nous verrons mieux encore que cela. Moi, d'abord, la superstition, je n'en veux pas!
—Et vous avez bien raison, monsieur Chenu... La santé, du reste?
L'huissier prit un air dolent.
—Pas forte, monsieur Marais répondit-il; j'ai eu un coup de tristesse vendredi que nous avons dîné treize à[Pg 108] table chez M. le Premier appariteur. Ça m'a laissé tout chose.
—Tubieu! Je le crois bien! Il y a de quoi... Puis-je voir M. du Plessis-Praslin?
—Lequel? ils sont quatre.
—Le maître des requêtes.
—Ils sont deux.
—Le baron.
—Quel joli jeune homme! Il va nous quitter pour monter à la seconde «attente» de Mme la duchesse de Grammont, et de là à être ambassadeur il n'y a qu'un saut de puce.
—C'est tout au plus! un petit saut de petite puce, et à pieds joints... Mais qui tient l'emploi de M. le baron?
—Fendu en deux, l'emploi, comme on fait pour les allumettes, quand on a de l'économie. M. le vicomte de Choiseul Romanet, dont le père est à la Bastille, tient le guichet, et M. le marquis de la Beaume «amuse» à la grande antichambre.
—Ah! ah! fit Marais, M. de la Beaume! il faut que je lui parle sur l'heure.
—Est-ce une affaire d'État? demanda l'huissier.
—Pas tout à fait; c'est quelque chose dont M. le duc doit être instruit sans tarder.
L'huissier s'assit sur une banquette et croisa son mollet, qu'il avait fort beau, sur son genou.
—Alors, dit-il, nous avons le temps. Il y a ordre de laisser M. le duc tranquille; il est encore avec le Moscovite.
—Quel Moscovite?
—Celui qui avait quatre-vingts ans l'hiver dernier et qui est revenu cet automne âgé tout au plus de vingt-cinq printemps. Je donnerais dix pistoles pour savoir au juste si c'est lui-même ou son petit-fils.[Pg 109]
Marais avait pris tout à coup un air grave. Dans les yeux un peu naïfs de l'huissier, esprit fort, une curiosité d'enfant s'alluma.
—Vous ne me répondez pas?... murmura-t-il.
Marais garda le silence.
—Vous avez ordre de vous taire, hé?
—Le moins qu'on parle de cette affaire-là, prononça l'inspecteur à voix basse, le mieux c'est.
—Est-ce donc vrai que M. de Charolais est mêlé là-dedans? Un prince du sang!... Qui ne dit mot, dit oui, vous savez?... Et l'histoire de la moelle toute chaude des trois pauvres petits garçons de la rue Sainte-Avoye qui servit à faire un onguent, est-ce vrai aussi? Et les bains rouges où l'on mettait les reliques du diacre Paris? Et le démon Rohault de Fécamp qui avait une cornette de femme?
—Ne m'interrogez pas! dit solennellement l'inspecteur.
—Palsambleu! s'écria l'huissier qui n'aimait pas la superstition, je me doutais bien que vous saviez tout! On étouffe ces histoires-là du mieux qu'on peut, et c'est fait sagement, car elles ne sont pas bonnes pour le vulgaire: mais je ne suis pas tout le monde, moi, M. Marais; grâce à Dieu, je sais ce que parler veut dire. Ma femme est la nièce propre du valet de chambre de M. le comte de Saint-Germain, qui avait deux ombres, la nuit, au clair de la lune, c'est bien connu, et la seconde avec une queue. On ne croit pas aux oremus et aux possessions parce que ça n'a pas le sens commun et qu'on est de son temps; mais quant à nier qu'il y a de drôles de choses, pourquoi? Quand M. de Bernis fut dégoté, sa salière avait été renversée. J'en puis parler: c'est moi qui la relevai... et quand Houdaille de la petite entrée se noya dans la pièce[Pg 110] d'eau des Suisses, il avait écoqué son œuf par le mauvais bout... D'où ça vient? cherche! mais ça est, aussi sûr qu'il vaut mieux perdre ses arrhes au coche que d'y monter avec un prêtre... Et si vous voulez me conter par le menu, Marais, mon ami, ce que le démon Rohault dit à Sa Majesté dans le parc de Fontainebleau quand on l'y fit venir, pour purger Mme de Pompadour de tout l'âge qu'elle a de trop et la remettre battant neuve à 18 ans, au moyen de cette pâte qu'ils font avec la moelle des innocents, je vais vous mener à M. de la Beaume et même à M. le duc, malgré les consignes, et jusque chez Mme de Grammont, à votre volonté, coûte que coûte!
La physionomie de l'inspecteur devenait de plus en plus grave.
—M. Chenu, dit-il, en baissant la voix avec mystère, je n'aime pas parler de ces choses-là. Je ne crois pas en Dieu beaucoup plus que vous, puisque le bon sens s'y oppose; on finira par mettre en prison les superstitieux qui disent leurs patenôtres; mais avez-vous ouï mention de l'ancienne servante de M. de Maillebois qui demeure derrière les Petits-Pères et qui connaît le mot à dire pour faire sortir le serpent-mouche, caché dans le pied des goutteux? Elle a nom Margonne et a épousé le caporal aux gardes qui se change en chèvre, la nuit, devers les carrières de Bicêtre pour vendre aux demoiselles le Vert-Cotignac avec quoi une fille épouse qui elle veut, témoin la nièce bossue du gardien-juré des bêtes au jardin du roi qui est devenue ainsi la femme d'un maître des comptes? Ils ont trois enfants, dont le dernier est né avec du poil plein l'oreille. Quand M. de Sartines voulut nous envoyer avec des chiens à Bicêtre pour chasser cette fausse chèvre qui porte son uniforme de garde-française en paquet sanglé sous le ventre par une courroie, il eut une[Pg 111] bête à mille pieds qui lui entra dans le nez et faillit le rendre enragé. Je vous dis ces secrets qu'on dissimule avec soin au public parce que vous êtes un homme éclairé, M. Chenu, ennemi de la superstition...
—Ennemi mortel, M. Marais!... Est-ce que cette chèvre parle?
—Allemand, oui: le caporal est de Berne en Suisse. Quant au démon Rohault, il est femme...
—Femme! répéta Chenu, qui buvait ces fariboles avec une gloutonne avidité: jolie?
—Non; elle est borgnesse d'un œil par un coup de bouteille que lui donna M. Cartouche, son parrain...
—Le vrai?
—Certes bien, le grand M. Cartouche, et cela ne la met pas jeune, puisque cet homme célèbre fut roué en Grève voici plus de quarante ans. Aussi Sa Majesté, dès que la borgnesse parut, tomba roide en pâmoison. Elle lui mit sous le nez une odeur dans une coquille, et le roi éternua trois fois, en disant: «Dieu me bénisse!» Puis il ajouta, ayant repris sa belle humeur: «Voyons, Rohault, homme ou femme, ou diable, fais ton prix; combien demandes-tu d'argent et combien d'années peux-tu enlever d'un coup à Mme la marquise?» La borgnesse répondit...
Mais ici M. Marais s'arrêta brusquement. La porte donnant au dehors était restée ouverte après la retraite de Godeheu, et l'inspecteur, qui n'avait pas cessé de garder l'œil au guet, vit notre chevalier Nicolas un peu essoufflé, qui traversait la cour en toute hâte.
—Eh bien! fît M. Chenu, l'huissier philosophe: après?
—Comment nommez-vous ce jeune officier qui passe? demanda Marais, au lieu de répondre. C'est un parent de M. le duc.[Pg 112]
Chenu jeta vers la porte un regard superbement indifférent.
—Cela? répliqua-t-il. C'est bien possible. Il en sort de terre: mais nous ne nous embarrassons de savoir leurs noms que le lendemain de leur entrée en place... Vous en étiez à ce que le démon Rohault, qui est borgnesse, répondit au roi.
—Il faut que je parle à M. de la Beaume avant ce jeune homme, dit Marais péremptoirement...
—Et vous allez me laisser ainsi le bec dans l'eau?... Ne craignez donc rien, la porte est défendue!
Le chevalier Nicolas montait les marches du grand perron.
—Plus un mot, déclara Marais, avant que j'aie vu M. de la Beaume!
—Voilà un entêté! s'écria Chenu. Dites-moi au moins, car nous oublierions ce détail, si Sa Majesté savait que le démon Rohault était la nièce de Cartouche?
—Vous le saurez tout à l'heure; mais maintenant, rien! Allons! debout! et gagnons l'officier de vitesse. Vous m'avez fait perdre déjà dix minutes pour le moins.
M. Chenu se remit sur ses beaux mollets avec une répugnance manifeste.
—Vous pourriez toujours bien parler un peu chemin faisant, dit-il. La nature humaine a besoin de croire à quelque chose, c'est clair, et, puisque la raison défend d'ajouter foi à toutes les momeries de la religion chrétienne, moi j'aime entendre les anecdotes où il y a un brin de surnaturel, ça relève l'âme. Il y a des faits dont on ne peut pas douter, n'est-ce pas? Le démon Rohault est plus connu que le loup blanc, et je suis bien aise de savoir qu'il est démonne et n'a qu'un œil... Quel agréable état que le vôtre, M. Marais! on a tout de première main...[Pg 113] Tenez! voici le cabinet de M. Roumanet, et le guichet de M. de Praslin-Lorges, et le salon où M. de Choiseul-Clésia fait attendre les dames.
Ils suivaient un corridor qui revenait de l'aile gauche vers la partie centrale de l'hôtel. Ils arrivèrent ainsi au grand vestibule, donnant sur le perron, un peu après l'entrée du chevalier Nicolas, qui se tenait debout auprès de la table à tapis vert, entourée par la livrée.
Il avait été répondu à sa demande conformément au pronostic de Chenu, que M. de la Beaume ne recevait point ce soir. Mais, sur son insistance, un laquais avait dû faire passer son nom au puissant jeune homme demi-*héritier de M. le baron du Plessis-Praslin, et qui avait l'honneur d'amuser la grande antichambre.
On attendait le retour du laquais.
Marais et Chenu s'étaient arrêtés auprès de la porte latérale communiquant avec le corridor qu'ils venaient de longer.
—Tiens! dit Chenu en voyant l'uniforme de Nicolas par derrière, c'est un Auvergne-infanterie, j'y ai un petit cousin de ma femme... Vous allez voir qu'on va lui répondre: «Revenez dans huit jours.»
Juste à ce moment, la grande porte s'ouvrit à deux battants, et le laquais, debout sur le seuil, dit:
—Audience de M. le marquis de Choiseul de la Beaume!
Après quoi, il s'effaça pour laisser passer Nicolas, en ajoutant cette annonce à l'adresse de M. le marquis:
—Le chevalier d'Assas, capitaine d'Auvergne-infanterie!
Ce nom d'Assas qui nous fait battre le cœur à un siècle de distance, ce nom si pur et si beau qui résonne au fond de nos âmes comme un cri de la patrie, ne produisit aucune espèce d'effet ni sur M. Marais, ni sur M. Chenu, ni sur les gens de service étalant leurs paresseuses livrées autour du tapis vert. On eût dit «M. Nicolas» tout court, que l'indifférence de tout le monde ne fût pas restée plus profonde.
Seulement, Chenu, l'ennemi de la superstition, pensa:
—C'est étonnant! on l'a reçu tout de même. Il y aura eu débâcle à la frontière.
Et Marais se dit:
—J'étais bien sûr que ce n'était qu'un petit cousin. D'Assas... connais pas!
Il y eut pourtant un laquais qui dit:
—Est-ce que ce n'est pas le nom du vieux gentilhomme de province qui est venu ici hier demander Mme la duchesse en se trompant d'antichambre?
—Laquelle des deux duchesses?[Pg 115]
—Mme de Choiseul?
Personne ne sut répondre. On n'avait point pris garde à cela.
Et au fait, pourquoi ce nom du vieux gentilhomme serait-il resté dans les mémoires? C'était celui d'une famille noble, il est vrai, de bonne noblesse même, mais profondément obscure et qui vivait à deux cents lieues de Versailles dans une petite ville du bas Languedoc. La petite ville appelée le Vigan mirait ses deux ou trois cents maisons, dont cent étaient des mégisseries, dans la petite rivière d'Arre, à une quinzaine de lieues de Nîmes, et n'avait jamais produit que des tanneurs.
Il y avait un d'Assas, cinquante ans en çà, sur la fin du règne de Louis XIV, qui avait eu maille à partir avec les protestants, fourmillant dans le pays, jusqu'au point de se faire assiéger par les calvinistes, dans son petit manoir étroit et fleuronné comme une poivrière. Il est vrai qu'un autre d'Assas combattait contre ce déterminé catholique dans les rangs des assiégeants, qui furent mis à la raison.
L'enfance de notre «dernier chevalier» s'était passée dans ce petit castel. On sait qu'il était cadet de plusieurs frères et qu'il avait plusieurs sœurs. Ce serait tout, si la pension de mille livres acceptée avec reconnaissance par sa famille de longues années après sa mort, ne donnait à penser que c'était une maison très pauvre.
Sur les frères et les sœurs on ne possède absolument aucun détail présentant quelque apparence d'authenticité. Quant à Nicolas lui-même, après avoir passé un temps très court à l'Académie de Nîmes, il entra par la porte la plus humble dans la carrière des armes.
Il semble que sa destinée fut de croiser la route où marchent et tombent les martyrs de cette ardente et belle[Pg 116] ambition qui combat non pas pour soi-même, mais pour la grandeur de la patrie. Des relations de famille et aussi de voisinage existaient entre les d'Assas et les Saint-Véran, hôtes du château de Candiac, près de Nîmes, qui fut le berceau de cet admirable soldat, le marquis de Montcalm, dont il a été parlé déjà dans ces pages à propos de l'effronté laisser-aller que M. le duc de Choiseul mit à abandonner les Français du Canada.
Ce n'est point ici le lieu d'appuyer sur cette honte, la plus profonde peut-être parmi toutes celles que l'histoire amoncelle sur la mémoire du «grand ministre.» Nous l'effleurons seulement pour constater que notre Nicolas d'Assas, cornette au régiment d'Auvergne, dut faire partie, en qualité de capitaine, du contingent régulier que M. de Bernis envoyait au secours de nos frères canadiens.
Il avait été désigné par Montcalm lui-même.
On ne sait pas au juste s'il embarqua. Selon toute vraisemblance, l'avènement de M. de Choiseul coupa court à ces envois de troupes qui déplaisaient si fort à l'Angleterre.
C'est ici que nous sommes bien forcés de laisser voir la pénurie de nos renseignements personnels. Mon camarade et ami Henri de la B... disait que d'Assas avait mérité l'amitié de M. le maréchal de Broglie et qu'il s'était distingué en toutes rencontres, principalement dans la campagne de Hanovre, commencée par M. d'Estrées, terminée par M. de Richelieu et dans laquelle ce fameux duc de Cumberland que les Écossais appelaient «la hache protestante» et «le boucher des Stuarts» fut si vertement humilié. D'Assas fut blessé l'année suivante au désastre de Rosbach. Dans mes souvenirs si lointains d'écolier, je ne démêle qu'un seul fait ayant physionomie d'anecdote, et encore n'est-ce point un fait de guerre.[Pg 117]
Nicolas se trouvait en quartier de convalescence, pour cette blessure ou une autre, dans la ville d'Arras, lors de l'avènement de M. de Choiseul, quand arriva le régiment de Guémenée, qu'on appelait aussi le Contingent canadien et dont le nouveau ministre, inaugurant du premier coup sa lamentable politique, avait contremandé l'embarquement sur les deux vaisseaux de l'État le Champlain et le Tonnant. Les canonniers de la Ferté, qui se reformaient à Arras et occupaient les deux casernes, donnèrent une fête au régiment de Guémenée, composé en majeure partie de recrues bretonnes et dont le colonel, M. de Malestroit de Bruc, avait la tête un peu hors du bonnet.
Vous devez bien penser que nos Bretons ne nourrissaient pas une très grande vénération pour M. de Choiseul, qui venait de décapiter leur aventure. Pendant que les officiers festoyaient, les soldats avaient à discrétion cette bonne bière aigre du Nord, qui finit par monter au cerveau comme le vin quand elle ne donne pas la colique. À force de boire ce faro français, froid et lourd, les cerveaux, je ne sais comment, s'échauffèrent, et voilà que nos bas Bretons confectionnent un mannequin, l'habillent du pourpoint à brandebourgs affectionné par le ministre, et le promènent par les rues avec un étendard portant cette inscription: «à M. de Choiseul-Stainville, homme de confiance des Autrichiens, des Anglais, voire des Prussiens.»
Il paraît que la ville d'Arras regrettait M. de Bernis, disgracié pour avoir voulu la paix, et n'aimait pas son successeur, qui devait si mal faire la guerre. Les bonnes gens du peuple se joignirent aux soldats, les canonniers s'en mêlèrent. Il y eut émeute bel et bien. Nicolas, qui se promenait le bras droit en écharpe, le bras gauche appuyé sur sa canne, rencontra le tumulte et voulut y[Pg 118] mettre ordre. On se moqua de lui parce qu'il était tout blême et qu'il marchait courbé en deux.
—Tron dé l'aër, disait ici mon camarade Henri, les pigeons du Vigan roucoulent, si les bas Bretons baragouinent! Mon oncleu Nicolasse repiqua tout raideu comme un mât de cocagneu! Et tron de l'aër! et bagasseu de Marseilleu! le voilà monté sur uneu borneu, palabrant comme deux douzaineu de ceusseu qui prêcheu! mo'n bo'n, asse pas peur! il leur dit: «Vous êteu des pouleu! vous êtes des âneu! Le premier qui bougeu, le premier qui souffleu, je lui casseu ma canneu sur la nuqueu! Derrièreu le ministreu, tas de bêteu, il y a lou ré, et derrièreu lou ré, il y a la Franceu!»
Et, ôtant tout à coup son bras blessé hors de son écharpe, il dégaîna, brandit son épée et cria sans plus patoiser:
—Mes enfants, avant de vous en retourner chez vous, dites comme moi, si vous êtes Français: «Vive le roi! vive la France!»
On le porta en triomphe, et l'émeute d'Arras fut finie.
Mon camarade Henri savait mieux l'histoire des premières amours, des uniques amours, peut-on dire, du chevalier d'Assas. Il connaissait le Cloître pour avoir accompli, en famille, dans son enfance, un pélerinage au lieu, tout voisin du Cloître, où le héros fut frappé. Il était poète, et il faisait de ce coin de terre flamand une peinture dont je désespère absolument de retrouver le charme vague. Quand je regarde en arrière, je vois dans le lointain de ses paroles un grand étang. C'est ce qui ressort le mieux, parce que, sur les bords de cet étang, dans une vallée bordée d'aunes et qui menait au bois de bouleau, grimpant la pente de la petite colline, Jeanne de Vandes[Pg 119] et le chevalier se rencontrèrent, seul à seule, pour la première fois.
Jeanne avait déjà l'air d'une grande demoiselle, quoiqu'elle fût encore bien enfant. Elle revenait de visiter ses pauvres et tenait à la main le panier qui avait contenu le pot de soupe et la fiole de vin de France, destinés à la veuve d'un nommé Fritz Klein, bûcheron allemand. Cette pauvre femme se mourait de chagrin au milieu de cinq petits enfants affamés. Jeanne nourrissait tout ce monde-là sur sa propre bourse, qui n'était pas lourde; elle apprenait, en outre, aux aînés à lire et à écrire, tout en racommodant leurs vêtements, car la mère ne pouvait plus coudre.
L'allée d'aunes suivait le contour de l'étang jusqu'à un moulin, bâti sur de longs pilotis qui ressemblaient à des échasses. Il était gris avec des murs inclinés en dedans, comme ceux des redoutes, et sa toiture de planchettes peintes en rouge se voyait de très loin. Sa roue à palettes énormes était mise en mouvement par le filet d'eau qui alimentait l'étang et qui heureusement tombait de haut.
Le moulin était une île qui communiquait avec la rive par un pont tremblant, lequel aboutissait à un sentier perdu dans les saules et au bout duquel était le Cloître. Mais c'était loin et haut. Il fallait passer un petit vallon plus bas que l'étang, où les oiseaux d'eau pullulaient l'hiver. On y entendait les halbrands cancaner au printemps comme si c'eût été un coin de basse-cour; mais ils étaient difficiles à approcher, parce que les roseaux de la Passion, avec leurs longs boudins de velours, croissaient dans la boue et que cette boue n'avait point de fond. Des hommes s'y étaient noyés.
Puis la route remontait, tortueuse, entre deux rampes de roches, dont trois pendaient comme des bêtes fauves[Pg 120] accoudées à leur agreste balcon et regardant attentivement les gens qui passaient.
Puis elle débouchait, la route, sur un champ de choux violets, bombé en dos d'âne et redescendant d'un côté vers l'étang, pendant que l'autre gravissait la colline, au sommet de laquelle étaient trois bâtiments: deux vieux et un tout neuf.
Le neuf était au milieu: une maison blanche, coiffée par derrière de panaches touffus appartenant à un magnifique bouquet de chênes.
À droite, la maison qu'on appelait proprement le Cloître, montrait, en effet, une perspective d'arcades désemparées; à gauche, le «Prieuré» moins ruiné, s'adossait à un pan de muraille isolé qui gardait à son centre une longue fenêtre d'église, dont les nervures tréflées n'avaient pas perdu une seule de leurs pierres. Il n'y manquait que les vitraux.
Le curé de Sainte-Gudule de Wezel, qui était un amateur d'anciennes choses, disait que cette fenêtre datait du XIVe siècle. Les Anglais du corps de Cumberland étaient venus en foule voir un chêne fort étonnant, qui était planté en dedans de la muraille, du côté du Prieuré, et dont la tige avait passé par la fenêtre, au temps de sa jeunesse, pour trouver le grand air: de sorte que sa couronne géante musait maintenant, hors de l'ogive, avec vue sur l'étang et la campagne.
Ce chêne avait bien deux siècles. La cime redressée ombrageait le mur. Les Anglais avaient nettoyé des carrés sur son écorce pour y inscrire leurs noms avec le lieu de leur naissance, et Henri avait encore pu retrouver des témoignages lisibles de cette manie britannique, entre autres une inscription profondément tracée au feu et disant: 1756, 17th, January, W. Jones, Devon, pr. to Fanny Bell.—Died.[Pg 121]
Ce mot Died était d'une autre main que le corps de la légende, et Henri de la B... traduisait le tout ainsi: «7 janvier 1756, W. Jones, du comté de Devon, promis à Fanny Bell»: ceci tracé par Jones lui-même.
Et il pensait que le dernier mot Died, «mort» avait été ajouté après coup par un camarade, quand le pauvre Jones fut couché sous la terre de quelque champ d'escarmouche inconnu...
C'était dans la maison blanche que demeurait Joseph Dupleix avec sa famille, et ce fut là que vint le chevalier Nicolas, envoyé par un colonel, M. de Soleyrac, pour servir bénévolement de secrétaire au héros de l'Inde. Le chevalier était très doux, comme tous les hommes très braves. Je ne sais pas s'il avait ce qu'on appelle de l'esprit, mais son cœur était vif et neuf. Fils du pays du soleil, facile à enflammer, il s'enthousiasma tout d'abord pour Dupleix lui-même, qui était aussi un homme du Midi, et surtout pour cette reine déchue, «la déesse Jeanne», dont la beauté avait affolé cent millions d'âmes dans la patrie des diamants et des parfums. Elle était belle encore, admirablement éloquente, et supportait son malheur avec une résignation souveraine.
Plus belle était cette veuve d'un vivant, celle que Dupleix appelait Jeannette et que l'immensité de la mer séparait du généreux soldat à qui elle avait donné sa main et son cœur, en un temps où l'avenir avait pour tous ceux qui suivaient la fortune de Dupleix de si radieuses promesses. Mme de Bussy-Castelnau ne laissait rien voir au dehors du deuil qu'elle portait dans son âme; mais le chevalier avait surpris parfois les larmes qui lentement coulaient sur la pâleur de sa joue, quand elle se croyait à l'abri des regards de ceux qu'elle aimait.
On peut donc croire que Jeanneton, Mlle de Vandes,[Pg 122] fut la dernière vers qui s'élança le cœur du chevalier: il l'avait vue petite fille; mais quand il l'aima, ce fut un grand amour.
Je vous l'ai dit, il s'aperçut de cela dans l'allée d'aunes qui suivait le bord de l'étang au delà du moulin, haut sur jambes et les pieds dans l'eau comme un héron.
Jeanneton, ce matin-là, revenait donc du logis de la pauvre veuve avec son panier au bras, et si vous saviez comme elle était jolie! Elle avait une robe de toile bise qui dessinait chastement les grâces de son buste, en laissant voir, relevée qu'elle était pour la marche, l'attache ronde et fine de ses pieds de fée. Autour de son sourire (car elle était encore gaie franchement, cette belle Jeanneton), ses cheveux bruns à reflets fauves, pleins de soleil et jouant avec le vent, flottaient sous son chapeau de paille, où les orphelins du bûcheron décédé avaient attaché à son insu une guirlandette d'anémones des bois, de celles qu'on appelle silvies, et de ces douces fleurs des prés mouillés, les «ne m'oubliez pas», qui sont du même bleu que le ciel.
Nicolas venait du Cloître; il l'aperçut au coude du sentier, dans un rayon de jour qui passait à travers les aunes, épais comme une charmille, mais où le meunier avait taillé une fenêtre pour jeter sa ligne à brochets.
Ce fut comme si jamais il ne l'avait vue. Il eut froid, et son cœur lui fit mal.
Ne vous attendez pas à une histoire: Nicolas fut tout bonnement étonné, j'allais dire irrité, de ce frisson que ses veines ne connaissaient pas. Il voulut tourner sur la droite et gagner les bouleaux qui montaient dans la bruyère parmi les roches moussues, mais la fillette l'appela et lui dit:
—La pauvre Lisela est bien plus malade qu'hier.[Pg 123]
C'était le nom de la veuve du coupeur de bois. Nicolas garda le silence gauchement, car il avait honte, un peu, de ne point connaître celle dont lui parlait Jeanneton.
Et surtout, ne vous fâchez pas si je me répète, elle était jolie, jolie comme ce premier rêve qui passe, plus rapide que l'éclair, dans son nimbe de neige, et qu'on appelle ensuite, et qui ne revient plus. Nicolas éprouvait de la colère à sentir ses yeux se mouiller.
—Les capitaines, demanda tout à coup Jeanneton, gagnent-ils beaucoup d'argent?
—Non, répondit Nicolas, pas beaucoup.
Il se mit à chercher d'autres paroles, et n'en trouva point. Il ne se souvenait point d'avoir été jamais dans un embarras si cruel.
—C'est que, dit Jeanneton, la petite Greete n'a plus de robe, et Fritzau marche sans souliers.
Nicolas s'écria:
—Je veux bien donner une robe à la petite Greete et des souliers à Fritzau!
Elle lui tendit sa main, qu'il osa toucher à peine: une belle main d'enfant, trop rose, où le réseau des veines était presque aussi bleu que les «ne m'oubliez pas».
Oh! certes, jamais Nicolas ne devait l'oublier!
—Tenez mon panier, reprit-elle.
Et la voilà partie, lui laissant entre les mains sa corbeille de chèvrefeuille noir, qui était grande parce qu'elle portait à manger chaque jour pour toute la famille.
Il y avait au revers de la pente un églantier rouge, où brillait la dernière rose. Jeanneton la cueillit, et aussitôt son rire d'or éclata pendant qu'elle disait:
—La méchante! elle m'a piquée!
Et, bondissant, elle revint vers Nicolas, qui ne savait comment tenir le panier.[Pg 124]
—Tenez, dit-elle, je vous aime bien. Voilà pour la robe de Greete et pour les souliers de mon Fritzau.
Il prit la rose et baisa le bout des doigts, où il y avait une perle de corail.
—Mon sang vous est resté aux lèvres, murmura Mlle de Vandes, qui pâlit légèrement.
Et ils marchèrent côte à côte vers le moulin qui tournait en jetant à intervalles égaux ses deux notes mélancoliques. Ils ne disaient plus rien.
Pour passer le pont tremblant, le chevalier voulut soutenir sa compagne; mais d'un saut de biche, elle gagna l'autre bord.
—Vous ne savez pas, dit-elle, on m'a parlé de vous, ce matin.
—De moi? fit Nicolas, qui donc?
—La pauvre Lisela.
—Est-ce qu'elle me connaît?
—Du tout... mais je lui racontais que vous étiez si bon pour mon père!... Est-ce vrai que ceux qui sont pour quitter cette terre voient les choses de l'avenir?
—On dit cela, répliqua le chevalier.
—J'ai tant de peur, continua Jeanneton, que Lisela ne s'en aille en laissant tous les pauvres petits abandonnés!
—Et que vous disait-elle de moi? demanda le chevalier.
—Eh bien! répliqua Jeanneton après avoir hésité l'espace d'une demi-seconde, elle me disait que nous étions destinés à mourir jeunes, moi et vous...
La cloche du déjeuner sonnait au Cloître. Ils rentrèrent. Quelques mois après, Nicolas écrivait une belle lettre au Vigan. La lettre annonçait à son père et à sa mère (les meilleures gens du monde) que le régiment d'Auvergne était toujours cantonné au pays de Gueldre.[Pg 125]
Il faut bien vous dire que la guerre ne se faisait pas alors comme aujourd'hui. Les généraux prenaient leur temps et buvaient la victoire ou la défaite à petites gorgées. On se tâtait le long des frontières. L'idée d'aller à Berlin ne serait venue à aucun général français, et le grand Frédéric lui-même aurait passé pour fou à ses propres yeux si la pensée de prendre Paris lui eût traversé la cervelle.
La lettre de Nicolas ne contenait aucun récit de bataille en Europe; mais elle était toute bourrée de hauts faits indiens, et racontait l'épopée de Dupleix que Nicolas avait toute fraîche dans sa mémoire, puisqu'il venait de l'écrire sous la dictée de l'ancien gouverneur. Nicolas ajoutait qu'il avait le bonheur d'être admis familièrement dans la retraite du plus grand homme de ce siècle, et par une transition plus ou moins habile, arrivant à Mlle de Vandes, il demandait à son père et à sa mère l'autorisation de solliciter sa main. La lettre se terminait ainsi:
«Je ne puis dire que j'aie l'espoir d'être accueilli, car je mesure la distance qui me sépare du conquérant de l'Inde. Mais Mlle de Vandes a daigné me permettre la démarche que je tente, et le bonheur de ma vie est attaché à cette union.»
Courrier par courrier, c'est-à-dire au bout de deux mois, le chevalier reçut la réponse de sa famille, qui lui faisait savoir qu'elle était en bonne santé et témoignait l'espérance que «la présente» le trouvât de même. L'année n'avait pas été bonne pour les mûriers, et les vers à soie avaient eu malheureusement la jaunisse. Demi-récolte de vin et chute d'une cheminée du vieux manoir, qui avait tué, en tombant, le chat de la tante Olive. Fargeau, le valet des chiens, était mort de vieillesse, et l'on parlait du mariage de la deuxième fille de Peyroux, le fermier;[Pg 126] mais quant à écouter les sottises et impertinences que lui, Nicolas, disait du Gange et de Pondichéry, du Pendjâb, de Visapour, des Cipayes et de la nièce de cet aventurier, Joseph Dupleix, marquis pour rire, banqueroutier, etc., etc., il pouvait bien (toujours lui, Nicolas) rayer cela de ses papiers.
On n'allait pas, au Vigan, jusqu'à contester l'existence même de l'Inde, puisqu'il en était question dans les histoires de l'antiquité; mais on savait parfaitement à quoi s'en tenir sur toutes les tromperies, menteries et faridondaines des marchands et des voyageurs. Jamais personne au monde n'avait ouï parler de ce Bussy-Castelnau que Nicolas comparait à Alexandree le Grand. Pensait-il s'adresser à des béjaunes? Il lui était enjoint, sous peine de malédiction, de rompre toutes relations avec ce nid d'intrigants, de laisser sa demoiselle Jeanneton pour ce qu'elle était et de songer qu'il y avait là-bas au pays, une «pigeonne» bien mignonne, sa cousine Amillou, à la vérité un peu bossue, mais qui n'avait jamais couru le Bengale et qui l'attendait au pays.
La lettre se terminait par des espoirs mystérieusement exprimés, relatifs à l'avènement de M. Choiseul-Stainville, à qui la mère tenait un peu par le Croizat de Caraman. Le père comptait entreprendre un voyage de Paris pour voir le cousin ministre et pousser les affaires. «Ce n'est pas, était-il dit, au moment où tu vas peut-être monter colonel, que tu as à t'embobiner dans une maison ruinée, qui est en procès avec ses associés et dont le chef a été savonné marquis depuis dix ans, tout au plus. Reste tranquille, et ne nous parle jamais de pareille mésalliance.»
Nous avons pu voir que, de son côté, Joseph Dupleix, peut-être avec plus de raison, n'était pas un partisan très[Pg 127] chaud de l'union de sa nièce avec le chevalier d'Assas. Les choses restèrent ainsi. Nicolas et Jeanneton s'aimaient et ne se le disaient point. À quoi bon? Ils avaient tous les deux le cœur grand et fidèle.
Il arriva que Dupleix, au fond de sa retraite, fut repris, un jour, d'espérances ambitieuses. Il partit du Cloître comme on s'enfuit, avec un vieux valet indien qu'il avait, et les trois femmes dévouées à son malheur attendirent en vain de ses nouvelles. Le chevalier, quoiqu'il n'eût plus pour prétexte son métier de secrétaire honoraire, n'avait point discontinué ses visites. Il était, à vrai dire, la seule consolation de Mme de Bussy. Au bout de deux semaines, un soir, Mlle de Vandes lui dit tout haut devant sa tante et sa cousine:
—Si nous avions un ami à qui il fût possible de faire le voyage de Paris, nous serions délivrées de nos inquiétudes.
Ce jour-là même Nicolas demanda un congé à M. de Soleyrac, et le lendemain, il partit.
Nous savons ce qui s'ensuivit, nous savons aussi qu'à trois semaines de distance, plusieurs lettres importantes ayant été reçues au Cloître, Jeanneton, seule valide entre les deux autres Jeannes malades, s'était mise en route à son tour, sous la garde d'une servante de confiance.
Nous avons vu son arrivée à l'hôtellerie des Trois Marchands, nous connaissons le contenu des dépêches qu'elle apportait; nous savons enfin qu'en présence de la catastrophe amenée par ces désastreuses nouvelles Nicolas, prenant son courage à poignée, s'était déterminé à risquer une visite à son illustre allié le ministre.
Il nous reste à dire qu'aussitôt après son entrée dans la grande antichambre où son ancien camarade des dragons d'Aubigné avait eu la condescendance de le faire admet[Pg 128]tre, à la profonde surprise de l'huissier Chenu et de toute la livrée, l'inspecteur Marais, au lieu d'achever l'histoire du démon Rohault, de Fécamp, qui était femme, et d'éclairer enfin la question de savoir ce que cette nièce de Cartouche dit à Sa Majesté dans la forêt de Fontainebleau, se rejeta vivement en arrière et rentra dans le corridor, entraînant l'huissier avec lui d'autorité.
—Nous en étions, commença celui-ci, à reconnaître qu'il y a superstition et superstition. Moi, je prétends qu'une fourchette croisée sur un couteau de table...
Mais il fut interrompu par Marais, qui dit d'un ton sec:
—Si vous ne me faites pas pénétrer à l'instant même auprès de Monseigneur, mon cher M. Chenu, je vous laisse la responsabilité entière de ce qui en peut résulter. Voyez si vous voulez perdre votre place!
M. le marquis de Choiseul de la Beaume, qui remplaçait je ne sais déjà plus quel autre petit Choiseul, était un joli garçon, bien tourné, magnifiquement couvert, heureux de vivre, d'être blanc, blond, rose et coiffé à miracle, heureux surtout d'être Choiseul, et trouvant certes, au milieu de la navrante détresse de la France, que tout était pour le mieux dans le meilleur des mondes. Il y a des heures pour être Choiseul; c'est tantôt une incomparable félicité, tantôt un désagrément suprême, et quand, à quelque temps de là, M. le duc, renvoyé un peu brutalement, il est vrai, s'en alla à Chanteloup, faire une opposition rancuneuse au roi, son bienfaiteur, il est probable que M. le marquis de la Beaume retourna à l'étrille d'Aubigné-cavalerie.
Mais on n'en était pas là, et le dauphin, depuis Louis XVI, n'avait pas encore dit en tournant le dos à l'ancien ministre, après les événements funestes dont l'histoire n'a point éclairé le mystère: «Quand je vois cet homme-là, j'ai froid dans tout mon sang.»[Pg 130]
Quand Louis XVI parlait ainsi, sa pensée allait vers des faits qui ne furent jamais et jamais ne seront suffisamment éclairés: faits horribles auxquels nul n'a le droit de croire, en l'absence de témoignages certains. Je ne crois pas à ces faits, et je n'ai pas besoin d'y croire pour détester la mémoire de ce faux puritain, de ce philosophe important et impuissant, de ce douteur, de cet endormeur, de ce solennel lâcheur qui ruina notre crédit en Europe et hors de l'Europe sans perdre le sourire de sa suffisance goguenarde, qui prépara la révolution sans la souhaiter, et à qui l'Angleterre devrait une statue.
En conscience, le petit marquis de la Beaume ne s'embarrassait guère de tout cela. Il était content et bon enfant; il voyait l'horizon clair, la France heureuse et l'univers bien sot de se plaindre, demi-couché qu'il était sur un joli sofa, dans un joli boudoir, devant un bon feu, pétillant et brillant comme ses yeux. Au moment où l'on annonçait le chevalier d'Assas, il se leva, ma foi! tant il avait de bonté dans l'âme, et vint jusqu'à la porte de son réduit, donnant sur la grande antichambre.
—Palsanminette! dit-il les bras ouverts, en secouant les parfums de ses dentelles, Nicolas, sois le bienvenu! J'ai pensé à toi au moins deux fois depuis que je suis au pinacle, et je me demandais pourquoi tu ne venais point nous voir. En avons-nous assez mangé ensemble autrefois, de cette vache enragée! Ne sois pas timide avec moi, cousin; tu vois bien que je n'ai pas de morgue. Je suis haut placé, c'est vrai, mais je monterai plus haut encore. Ceux à qui la fortune est due n'en prennent point de vanité: c'est bon pour les bourgeois parvenus qui s'étonnent d'être quelque chose. Embrassons-nous.
Et vraiment, il embrassa notre chevalier, qui pleurait presque de reconnaissance, et qui se sentit monter au[Pg 131] cœur une large bouffée d'espoir. Aussi voulut-il battre le fer chaud et placer tout de suite un mot relatif à l'objet de sa visite; mais M. le marquis le prévint.
—Tu sais, dit-il avec chaleur et en l'inondant des bonnes odeurs exquises qu'il répandait en abondance, comme si tout un parterre de fleurs se fût caché sous son jabot, tu peux me demander tout ce que tu voudras, ne te gêne point avec moi. M. le duc a deviné de quel bois je suis fait... Quel homme, Nicolas, pour aller d'un coup d'œil jusqu'au fin fond des âmes! Un matin, il m'a regardé dans les yeux, et j'ai vu qu'il se disait: «Voici mon affaire: tournure, esprit bravoure, adresse, élégance... Vertucatiche! je ne donnerais pas ce petit cousin de la Beaume pour tout un régiment de Romanets et de Praslins, avec un quarteron de Stainvilles par-dessus le marché»... Et il m'a présenté au roi, qui avait la migraine et que j'ai fait rire avec une histoire de dragons où j'avais mis assez de poivre, pour saler la soupe de dix escadrons. Quel brave homme, ce roi! et qui bâille si bien!... Et nous sommes allés ensuite chez Mme de Pompadour, qui regarde les gens comme s'ils étaient des miroirs. Vrai! ses yeux semblent vous crier: «Dites-moi que je n'ai pas de rides». Jarnibredouille! je le lui ai dit, de bon cœur, quoiqu'elle en ait des écheveaux et des filets de quoi prendre tous les papillons des gazons de Versailles! Ne ris pas! Elle a dû être bien jolie du temps de ma grand'tante, et Mme de Grammont, qui est la peste, dit qu'en la rentoilant on en ferait encore un bon portrait de famille... Comment vas-tu?
Ici M. le marquis reprit haleine, après avoir installé son hôte sur une chaise et s'être étendu lui-même de nouveau sur le sofa.
—Mais, dit Nicolas, qui n'avait pas pu encore glisser une parole, je ne vais pas trop mal, comme tu vois.[Pg 132]
—Toujours capitaine! s'écria M. de la Beaume, impétueusement, et même tu as l'air un peu râpé, soit dit sans t'offenser. Ce doit être ta faute... Par où nous pends-tu, chevalier?
—Tu dis?... interrogea d'Assas.
—Je dis: Par quel bout nous pends-tu?
—Mon père cousinait avec Mme Croizat du Châtel...
—Tiens, à propos, il est venu ces jours derniers, ton bonhomme de père. Ce qu'il voulait, je n'en sais rien. Et toi? Vas-tu postuler pour les ambassades ou rester dans le militaire?
—J'avoue, répondit d'Assas, que je ne me suis pas fait cette question-là.
—Et quelles questions te fais-tu donc, Nicolas!
—Je venais..., voulut dire le chevalier.
—Je vois bien, interrompit obligeamment M. le marquis, qu'il faut te donner un peu le diapason; tu reviens de Pontoise et même de plus loin. La guerre a fait son temps, mon bon, la superstition aussi. Il n'y eut qu'un seul grand homme sous Louis XIV, c'est M. de Fénelon, à cause de Télémaque. Nous voulons fonder Salente à Paris, avec des financiers honnêtes, des avocats sobres de paroles, des prêtres tolérants, un Dieu qui entende la raison ainsi que le mot pour rire, des dames habillées à la grecque, des parlements incorruptibles et des philosophes surtout, des philosophes et encore des philosophes, qui monteront une inquisition pour brûler vifs les fanatiques,—mais tendrement, éloquemment et en tenant compte des nouvelles théories sur la liberté humaine! M. Jean-Jacques Rousseau a tout un plan, qui n'est pas bon, mais qui intéresse beaucoup à lire... Une fois Salente fondée, qu'est-ce que cela fait que nous ayons abandonné[Pg 133] l'Inde, le Canada, les bords du Mississipi et autres gaudrioles, puisque Salente, c'est-à-dire la France, par sa force naturelle d'expansion, s'étendra comme une immense tache d'huile d'un pôle à l'autre? M. de Voltaire ne croit pas à cela; mais il a trop d'esprit et ne croit à rien, sinon à lui-même! On se débarrassera de lui en le faisant idole... Alors, tu veux tout uniment entrer dans nos bureaux?
—Je n'ai pas dit cela...
—Ventrebedaine! comment veux-tu qu'on te devine si tu ne parles point? M. le duc est occupé pour toute la soirée et n'aura garde de te recevoir; mais, quand le diable y serait, n'as-tu pas assez de moi? Je suis le bras droit de Monseigneur et son bras gauche aussi; je puis faire de toi tout ce que tu voudras être; demande, ne te gêne pas et dégoise franchement!
—J'apportais un mémoire... commença le chevalier.
—Mauvais, Nicolas, mauvais! c'est le vieux jeu! Plus de mémoires!... Mais aurais-tu donc un procès?
—Non, pas moi! le mémoire est d'un autre...
—Détestable, Nicolas, on ne s'embarrasse plus des autres... De qui est-il, ton mémoire?
—D'un homme grand, d'un homme malheureux.
—Tati, tata, paraphe et lanlaire! grand, malheureux, sans le sou, démoli... et vieux, je parie?
—Et vieux, c'est vrai.
—Et qui a dépensé son argent à travailler pour sa patrie?
—C'est encore vrai.
—Nicolas, mon fils, je te vois d'ici avec ta pierre au cou... Comment a-t-il nom, ton Bélisaire?
—Joseph Dupleix.
À ce nom, M. le marquis de la Beaume sauta sur ses[Pg 134] pieds et se prit les flancs à deux mains pour ne pas mourir de rire.
—C'est cela! s'écria-t-il, ah! comme c'est bien cela! Vertuminette! tu as mis dans le blanc du premier coup! Il n'y a qu'un Dupleix en tout l'univers, Dieu merci! Dupleix l'ennuyeux, Dupleix le fâcheux, Dupleix des éléphants et des tours, des plaidoyers, des mémoires et du Mogol, des plaintes, des récriminations et des cipayes, Dupleix enfin, Dupleix, et tu l'as pris sous ton bras!... Est-ce que tu n'avais pas voulu déjà autrefois t'embarquer pour le Canada, pour secourir ce Dupleix et demi qui s'appelle Montcalm?
—Si fait, répondit d'Assas, et je m'en honore.
—Grand bien te fasse! Écoute, moi, je ne t'en veux point pour cela. Il faut bien qu'il y ait des maladroits en ce monde: sans quoi, les routes ne seraient plus assez larges pour laisser passer les gens d'esprit; mais voici, pour ta gouverne, le vrai de la situation: nous ne voulons plus de colonies, parce que c'est une mine à contestations avec l'Angleterre. Nous lui laissons tout le tintouin de ces possessions lointaines qui obligent à entretenir des flottes, des marins, des soldats. Loin de porter aux extrémités de la terre ce que vous appelez la civilisation, nous désirons ramener l'Europe à l'état de nature en arrangeant un peu la sauvagerie: Salente enfin, mais Salente qui confiera à la marine anglaise le soin de faire circuler ses produits. Que dis-tu de cela? Plus de tracas, plus d'efforts; du vin doux, du miel et des roses, la France tranquillement aménagée à fonds perdu, et après nous, le déluge!
Le chevalier n'eut pas la peine de répliquer à ce discours, car la porte qui communiquait avec les appartements s'ouvrit, et un valet dit sur le seuil:[Pg 135]
—Monseigneur attend M. le chevalier d'Assas.
Le petit marquis, à cette annonce, tomba de son haut.
—Comment! fit-il. Monseigneur! Es-tu bien sûr de ce que tu dis là, Germain?
—Je suis sûr, répondit Germain, que M. le duc fait appeler M. le chevalier d'Assas, et si c'est lui à qui j'ai l'honneur de parler ici, je l'invite à me suivre.
Il fit en même temps un respectueux salut à l'adresse de Nicolas.
—C'est bien, Germain, c'est bien, dit précipitamment le marquis; mon très cher cousin d'Assas va se rendre aux ordres de M. le duc. Attends seulement deux secondes de l'autre côté de la porte.
Germain disparut aussitôt.
Le petit marquis se tourna alors vers d'Assas, et son joli minois avait pris une expression d'inquiétude au travers de laquelle perçait un sentiment de vénération jalouse.
—Ah çà! Nicolas, dit-il en baissant la voix, tu t'es donc moqué de moi? ce n'est pas bien.
—Pourquoi me serais-je moqué de toi?
—Tu t'es fait annoncer d'avance chez Monseigneur... et moi qui croyais que tu avais besoin de moi!
Le chevalier protesta de son innocence.
—Mais alors, dit le marquis avec défiance, comment M. le duc saurait-il que tu es ici?
—Je me le demande, répondit d'Assas.
—En tout cas, reprit M. de la Beaume, qui lui serra chaleureusement les deux mains, j'espère que tu n'as pas à te plaindre de mon accueil!
—Moi! par exemple! Tu t'es montré pour moi l'excellent camarade d'autrefois...
—Bien, bien, Nicolas, je souhaite que tu sois sincère.[Pg 136] Je te prie de ne point dire à M. le duc avec quelle liberté je me suis exprimé devant toi sur diverses matières. Ces sujets sont brûlants et un homme comme lui, passionné pour le bien de l'État, usant ses forces au service du roi... Enfin j'aurais pu exprimer autrement, c'est certain, toute l'admiration que m'inspirent son dévouement fidèle d'un côté, son patriotisme de l'autre. Depuis le cardinal de Richelieu (si tu es vraiment mon ami, tu n'oublieras pas que j'ai choisi ce terme de comparaison), depuis le cardinal, on n'avait pas vu pareil homme d'État. Et demande tout ce que tu voudras, tu sais, excepté ma place.
Il ouvrit la porte derrière laquelle était Germain et pressa d'Assas sur son cœur en ajoutant:
—Bonne chance, ami, cousin et camarade; on aura beau te combler, tu n'auras jamais tout ce que je te souhaite!
Germain se mit à marcher à grands pas, traversant une enfilade de pièces somptueusement ornées, et le chevalier le suivit.
Ils arrivèrent ainsi à une antichambre assez vaste, où quatre fonctionnaires qui vous avaient des poses de gentilshommes étaient debout.
—Monseigneur a sonné deux fois, dit l'un de ces messieurs. Ai-je l'honneur de parler au chevalier d'Assas?
Nicolas répondit affirmativement, et tout de suite une porte recouverte d'une épaisse draperie lui fut ouverte.
On ne l'annonça point, cette fois. Il entra, et la porte retomba sans bruit derrière lui.
Il se trouva dans une chambre très vaste, meublée avec une sorte d'austère coquetterie, où un homme de quarante ans à peu près, dodu, grassouillet, frais, rond, un peu vieillot, comme un amour de Boucher qu'on eût laissé prendre de l'âge, était assis devant un bureau de[Pg 137] bois d'ébène et travaillait. En face de lui pendait à la muraille le portrait du cardinal de Richelieu, peint par Philippe de Champaigne: celui-là même qui avait appartenu à Louis XIII.
Ce portrait, beaucoup trop grand pour le lieu, prenait toute la place et gênait deux autres cadres, dans l'un desquels le roi montrait sa jambe, tandis que dans l'autre, cette pauvre sainte reine Marie Leczinska, supérieurement habillée par Louis Tocqué, étalait son manteau de fleurs de lis sur une robe qui est estimée comme le chef-d'œuvre du broché-rococo, et regardait la couronne de France en tâchant de sourire.
Le cardinal, lui, du haut de son immense cadre, était bien obligé de regarder l'homme frais et bien en chair comme une poularde, dont Vanloo nous a laissé une si curieuse image; nez à la Roxelane, regard d'ingénue démissionnaire, bouche en cœur, menton de bourgeoise fondante que l'embonpoint commence à taquiner.
Peut-être que ce terrible génie, le maître de Mazarin, s'étonnait un peu de se trouver là, en face de ce successeur de poche qui faisait de vains efforts pour donner des airs d'aigle à sa tête d'ortolan très intelligent.
C'était le signe des temps: la grande politique française restait accrochée à un clou avec le souvenir de nos victoires, et, quoique morte, elle semblait énorme, pendant que la petite politique de commis et de grisette à qui l'Angleterre donnait des frissons vivait et trônait au ras de terre.
L'une de ces politiques était représentée par un géant qui se dressait maigre et pâle, car il en coûte cher pour porter le poids du patriotisme et du génie; l'autre, Dieu merci, n'avait sur ses rondes épaules aucun fardeau pareil; elle se portait très bien et engraissait d'une livre à chaque[Pg 138] soufflet de l'étranger que nous recevions sur les fossettes de ses joues.
Mais je parle après plus de cent ans, et Vanloo peignait d'après le vif: si vous voulez bien comprendre l'homme et l'époque, lisez le portrait de Vanloo!
Une fois que la porte du cabinet fut refermée, notre chevalier se trouva donc seul avec Étienne François de Choiseul-Stainville, duc de Choiseul, ministre des affaires étrangères et véritable roi de France, puisqu'il n'avait au-dessus de lui qu'Antoinette Poisson, marquise de Pompadour. Le potentat ne se retourna point. Il écrivait, et, au milieu du silence qui régnait, sa plume grattait le papier avec un petit bruit de souris qui grignote.
Nicolas, debout et muet auprès du seuil, se mit à regarder les trois portraits qui sortaient vaguement de leurs cadres à la lueur des bougies. C'était la reine qui lui faisait face. On parlait peu de la reine, qui passait à bon droit pour une sainte, et que dire d'une sainte au XVIIIe siècle!
Le jeu des lumières mettait une profonde tristesse derrière son sourire, tandis que ses yeux si bons allaient vers sa couronne doublée d'épines, et il y avait une tendresse d'enfant dans son regard, passant par dessus les fleurs de lis pour caresser le noble visage de ce roi, doux et beau, mais fatal, dont la jeunesse avait promis un héros et dont l'âge mûr, faisant faillite à toute glorieuse espérance, s'offrait au monde comme un exemple redoutable des profondeurs où l'homme vicieux peut salir son âme et ruiner son corps. Entre la chère et modeste femme, obstinée dans l'amour qu'elle portait à son mari, à son roi, et le malheureux prince que le poison de son éducation première putréfiait sur pied, comme s'il eût porté en lui toutes les infections de la Régence, le prêtre d'acier[Pg 139] se dressait, le prêtre qui coupait les têtes des factieux, même quand elles se plantaient sur des épaules de princes: Richelieu! le plus grand Français de la monarchie; grand parce qu'il était inflexible, Français parce qu'il ne voulait personne entre la France et le roi...
—Pourquoi, diable! demandait M. de Bernis, qui n'aimait pas beaucoup son successeur, pourquoi, diable! a-t-on mis ce grand vilain portrait chez Choiseul? S'il voulait à toute force un Richelieu, que ne prenait-il M. le Maréchal? Au moins, ils pourraient causer de leurs commerces!
Quand le chevalier fut las de contempler le colosse, ses yeux redescendirent vers le petit homme, coiffé en bourse et bourré dans son fameux frac à brandebourgs, qui écrivait, qui écrivait toujours et d'abondance; car la lettre était pour sa fructueuse patronne, Marie-Thérèse d'Autriche.
Tout a une fin, cependant; la plume de M. le duc grinça un dernier cri en fouettant vigoureusement son parafe, et il daigna se retourner vers son cousin par alliance, qui n'avait pas bronché depuis le temps.
M. le duc avait l'œil perçant et se vantait de parcourir le livre intérieur d'un homme d'un seul regard. Il parcourut donc notre Nicolas, à qui l'examen, selon l'apparence, ne fut pas défavorable.
—Chevalier, lui dit, en effet, M. de Choiseul, je suis content de vous voir. Les parents de Mme la duchesse sont les miens et je les affectionne aussi sincèrement que les membres de ma propre maison. J'ai ouï parler de vous plusieurs fois, et M. de Soleyrac, qui nous approche un peu par les Beaupré, vous fait l'honneur de vous distinguer très particulièrement. Je suis étonné qu'étant à Paris déjà depuis plusieurs semaines, vous n'ayez point[Pg 140] porté vos hommages à Mmes de Choiseul et de Grammont.
—Je n'ai d'autre excuse, répondit le chevalier, que ma timidité de soldat et la crainte d'être importun.
—Et aussi le manque de loisir, mon cousin d'Assas, dit le ministre, car je vous sais fort occupé.
Le chevalier rougit.
—Je vous prie de croire, continua M. de Choiseul, que mon intention n'a point été de vous reprocher vos visites quotidiennes et si longues à l'hôtellerie des Trois-Marchands. Je sais apprécier toutes les générosités du cœur et je me fais gloire des sentiments de bienveillance que m'inspira toujours un homme malheureux, rempli de bonnes intentions, qui a nui, c'est certain, dans une mesure assez considérable, aux intérêts de Sa Majesté; mais qui a cru bien faire et dont l'imprudente conduite a été peut-être trop sévèrement punie... non point par nous, chevalier, qui ne lui voulons que du bien, mais les événements dont nous ne sommes pas les maîtres. Vous avez compris que je fais allusion à votre protégé M. le marquis Dupleix.
Nicolas salua sans répondre. Ce qui le faisait muet, c'était l'étonnement. Jamais il n'aurait cru que le ministre connaissait si bien ses affaires, et encore n'était-il pas au bout de ses surprises.
—Quand vous désirez me voir, reprit, en effet, M. le duc, qui lui désigna enfin un siège d'un geste froid, mais bienveillant, vous n'avez pas du tout besoin de vous adresser à M. de la Beaume, ni de prendre tout autre circuit. Les parents de Madame la duchesse sont les miens et je les affectionne aussi sincèrement... Mais je crois vous l'avoir déjà dit. Vous pouvez, mon cher chevalier, me remettre le nouveau mémoire de M. Dupleix, qui est, je le suppose, écrit de votre main... Vous avez une fort[Pg 141] belle écriture... Mais Sa Majesté compte sur vous pour tenir une épée et non pas une plume.
—Monseigneur... balbutia Nicolas.
—Ne prenez point ceci pour une récrimination, chevalier; vous avez, il est vrai, outre passé un peu le terme de votre congé, mais la campagne n'est pas ouverte, et je me chargerai volontiers de vous excuser auprès de vos chefs... Est-ce que vous n'avez pas sur vous ce mémoire?
—Si fait, M. le duc, dit Nicolas qui s'était docilement assis, mais qui semblait être en vérité sur un paquet d'épines.
—Donnez!
Nicolas donna. M. le duc prit le mémoire, et sa «bouche en cœur», dont M. de Richelieu, son ennemi par les femmes, se moquait si plaisamment, eut un sourire imprégné de mansuétude, pendant qu'il demandait:
—N'a-t-il pas une nièce?... j'entends ce brave M. Dupleix.
—En effet, prononça tout bas le chevalier.
M. le duc avait ouvert le cahier et le feuilletait négligemment.
—Il aurait fait, ce bonhomme, dit-il en lisant çà et là une phrase, un remarquable avocat au parlement. Il a du feu et de l'éloquence; il sait donner à sa pensée des tours très vifs et pleins d'originalité... Ah! par exemple, voici qui est trop fort; il donnerait à entendre que le gouvernement du roi est d'accord avec la compagnie pour le persécuter...
—Il se trompe, n'est-ce pas? s'écria d'Assas.
—Absolument, répondit le ministre: il se trompe depuis le premier mot de son factum jusqu'au dernier. La compagnie nous gêne tout autant qu'il nous embarrassait lui-même... Comment vous conduiriez-vous, Monsieur[Pg 142] mon cousin d'Assas, avec des gens qui vous combleraient de cadeaux dont vous ne sauriez que faire et qui, par dessus le marché, vous réclameraient sous main un prix extravagant pour ces présents que vous ne souhaitiez point? Telle est notre position vis-à-vis de nos amis les conquérants d'eldorados et de terres merveilleuses. Ils vont, ils vont... Et quand nous leur crions halte là! il nous appellent traîtres et larrons, ils nous opposent la conduite de l'Angleterre... Chevalier, si le hasard m'avait fait ministre du roi d'Angleterre, je me conduirais en conséquence. Les peuples ont des génies différents et des tempéraments qui ne se ressemblent point. Il y a des nations marchandes, d'autres qui ne le sont pas. Vous comprenez bien que je ne vais point vous faire un cours de géographie économique et historique. J'ai mes convictions, auxquelles j'obéis dans la mesure de mon intelligence et selon ma conscience. Ce qui enrichit les Anglais nous ruine, parce qu'ils sont calculateurs et patients, tandis que nous sommes pressés, inquiets et avides à la manière des enfants qui ne comptent jamais. Quand les Anglais arrivent quelque part, ils ouvrent une boutique; nous autres, nous bâtissons un petit fort et nous nous promenons tout autour en disant: «Nous sommes les maîtres céans!» Nos conquêtes d'outre-mer sont magnifiques sur le papier, mais en réalité la France n'a jamais conquis dans l'Inde, ni même au Canada, que le droit de se saigner aux quatre membres pour entretenir loin d'elle des bouches inutiles qui la calomnient en la dévorant. Nous ne voulons plus de cela, mon cousin: nous supprimons d'un coup les mendiants et les satrapes!
Il referma le mémoire et le posa sur la table en ajoutant très froidement:
—Vous comprenez que cette mesure ne peut être[Pg 143] approuvée ni par les satrapes ni par les mendiants... À quoi pensez-vous, chevalier?
—À Bussy-Castelnau, répondit d'Assas, qui avait les yeux baissés.
—Une manière de roi Pélage, à ce qu'il paraît, qui change les pierres en soldats!
—Le plus grand homme de guerre de notre époque, à mon sens, M. le duc, et dont l'histoire célébrera les merveilleux faits d'armes.
—L'histoire! répéta le ministre entre haut et bas.
Et toute cette ronde figure de bourgeoise entre deux âges s'éclaira d'une lueur sarcastique pendant que de sa bouche en cœur, cette parole tombait:
—Athènes est morte, et Rome aussi: les nations ont leur agonie. Comment s'appellera le peuple nouveau qui lira dans cent ans les dernières pages de l'histoire de France?
M. le duc n'inventait rien. C'était là une idée qui courait dans les ruelles philosophes où le deuil de la patrie était porté d'avance avec une étrange résignation. Ils se demandaient seulement, ces prophètes, si Paris serait moscovite ou prussien, et, prenant leurs mesures, ils brisaient déjà de pleins encensoirs sur les nez prussiens ou moscovites.
Ah! M. le duc avait raison, c'était bien une agonie, et pour être revenue de si loin, il faut que la France soit forte providentiellement. Dieu a quelque chose encore, peut-être, à faire par nous: Gesta Dei per Francos...
—J'avoue, reprit M. de Choiseul, que je serais assez curieux de savoir ce qu'elle dira de nous, l'histoire... Mais que nous voici loin, chevalier, de certaine commission que m'a donnée pour vous mon honoré parent, ou du moins allié, M. le comte d'Assas, votre bon père![Pg 144]
—Mon père! s'écria Nicolas hors de garde.
—Il a eu la bonté de nous venir voir et m'a chargé de vous dire qu'on se portait bien au Vigan. Je l'ai détourné de l'idée qu'il avait de solliciter une lettre de cachet pour vous loger à la Bastille.
—À la Bastille! moi! balbutia Nicolas.
—J'aurais dû vous dire cela dès l'abord; mais vous êtes un jeune homme d'agréable entretien, et nous avons causé, causé... Cette nièce de M. Dupleix est, selon mes informations, une très belle personne, dont la société ne laissait pas que de vous être précieuse, là-bas, sous Klostercamp, dans ce pays perdu. J'ai fait comprendre a mon cousin d'Assas que la Bastille jouissait de son reste et que nous n'étions plus au temps où l'on mettait les amoureux au cachot. Il a été un peu étonné. C'est un homme de décision. Il m'a déclaré qu'il vous casserait plutôt les deux bras et les deux jambes que de prêter les mains à votre entrée dans une famille qu'il qualifie d'ailleurs beaucoup trop sévèrement. Je crois l'avoir calmé. Il a été convenu entre nous que vous partiriez sans retard pour rejoindre votre corps, dont les quartiers vont être changés tout exprès pour vous éloigner de l'île d'Armide. Vous vous étonnerez que les affaires de l'État me laissent le temps de songer à de pareils détails; mais le bien qu'on fait est un délassement, loin d'être une fatigue. D'ailleurs, je suis aise de vous le dire une fois pour toutes, les parents de Mme la duchesse sont les miens, et je les affectionne aussi sincèrement que mes cousins du sang de Choiseul... Avez-vous quelque autre communication à me faire?
—Je supplie Votre Excellence, s'écria Nicolas, je la supplie, à mains jointes, d'avoir égard au travail que je lui ai remis. La lecture attentive de ce mémoire...[Pg 145]
M. de Choiseul l'interrompit avec bonté et caressa de la main le cahier en disant:
—L'écriture en est remarquablement régulière.
—Veuillez ne pas vous irriter de ma hardiesse, Monseigneur, insista Nicolas, qui avait les mains jointes: vous avez là tous les éléments d'une réhabilitation éclatante, nécessaire; vous avez là les moyens de réparer une déplorable injustice...
M. de Choiseul se leva; jamais sa bouche n'avait été plus en cœur.
—J'aime, dit-il, ces vivacités d'expression chez les gens de votre âge. Un capitaine doit parler franc. Je suis enchanté de votre visite, et je vais écrire à l'excellent M. d'Assas, votre père, qu'il peut dormir tranquille.
Il tendit, ma foi! à Nicolas, qui s'était, bien entendu, levé en même temps que lui, sa main, qu'il avait courte, potelée et munie de très belles bagues.
—Au revoir donc, chevalier, dit-il, je vous promets de faire le nécessaire pour ce pauvre bon M. Dupleix. Mme la duchesse lui veut du bien, et chacun des désirs de Mme la duchesse est un ordre pour moi. Ne faites pas d'observations à la personne qui va vous prier de monter en chaise au sortir d'ici: c'est pour le service du roi.
Il sourit, tourna le dos et se remit à son bureau, pendant que Nicolas gagnait la porte, après s'être respectueusement incliné.
«La personne» chargée de mettre Nicolas en chaise était cet excellent M. Marais, qui en agit, du reste, comme toujours, le plus décemment du monde. On conduisit Nicolas à son hôtellerie, où il eut dix minutes pour plier bagage. Défense d'aller aux Trois Marchands. Seulement M. Marais se chargea avec beaucoup d'obligeance d'une lettre pour Mlle de Vandes, lettre qui, à la vérité, s'égara en chemin.
La vraie victime de ce petit coup d'État fut l'huissier Chenu, qui attendit en vain la fin de l'histoire du démon Robault de Fécamp, nièce de Cartouche, et ne sut point ce que cette créature extraordinaire avait pu dire à Sa Majesté dans la forêt de Fontainebleau.
Au fond, nous n'avons aucunement dessein de blâmer M. le duc de Choiseul faisant accroc à la philosophie, abusant un peu de la force publique en faveur de l'autorité paternelle du vieux d'Assas: les philosophes n'ont jamais été à cela près, et leurs actes ne cadraient guère avec les sympathiques générosités de leurs écrits. Le che[Pg 147]valier, d'ailleurs, était en faute pour avoir outrepassé les limites de sa permission; il avait encouru un châtiment plus sévère que ce départ subitement forcé, suivi d'un voyage en chaise avec escorte.
Nous voulons seulement faire remarquer que le «grand ministre» ne fut pas plus heureux dans cette mince entreprise qu'il ne l'était ordinairement quand il s'agissait de combinaisons plus importantes. Il était l'homme qui ne réussit jamais, et sa gloire est toute faite de déconvenues.
Le chevalier rejoignit son corps, qui avait quitté ses quartiers sous Klostercamp pour reculer jusqu'au camp de Ruremonde, au confluent de la Meuse et de la Roër, où M. le maréchal de Contades venait de s'établir pour l'hiver. Il trouva là M. de Soleyrac, muni d'une lettre écrite par un sous-Choiseul quelconque, au nom de M. le duc, et toute pleine de bienveillantes paroles. Il était dit dans cette lettre: 1º que M. le duc songeait, le soir et le matin, au moyen d'avancer les affaires de M. de Soleyrac, qui lui tenaient au cœur presque autant que les siennes propres; 2º que, sauf les droits antérieurs et supérieurs de deux Praslin, d'un Romanet, d'un Beaupré, de trois La Beaume et de quelques autres Stainville, la première place de maréchal de camp serait, sans conteste, pour ledit M. de Soleyrac; 3º que le chevalier d'Assas devait être éclairé de près, dans son propre intérêt, les parents de Mme la duchesse étant ceux de M. le duc et logés aussi ayant de son cœur... nous savons le reste; 4º que M. de Soleyrac devait veiller spécialement à ce que ledit chevalier d'Assas ne fît aucune excursion hors de service dans le pays de Gueldre, vers ses anciens quartiers de Klostercamp.
Assurément, de la part d'un personnage politique si haut placé et chargé de responsabilités si vastes, pareille[Pg 148] préoccupation peut sembler bizarre, et le lecteur trouvera que c'était pousser un peu loin la complaisance envers les projets matrimoniaux du vieux d'Assas, mais il y avait autre chose. Les gens comme M. le duc, si accablés de besogne qu'ils soient, ont toujours le temps de n'aimer point les pauvres grands vaincus comme Joseph Dupleix et de le leur témoigner.
Ce n'est pas méchanceté de leur part, c'est malaise de conscience.
Mais il se trouva que M. de Soleyrac attendait le grade de maréchal de camp depuis trop longtemps, qu'il avait reçu trop de promesses, qu'il n'y comptait plus et qu'il était porté naturellement de sympathie pour les Montcalm, les Bussy, les Dupleix: pour tous ceux enfin qui ne plaisaient point à M. le duc.
Ruremonde n'est pas bien loin de Klostercamp; M. de Soleyrac se fit une maligne joie de rendre visite à son ancien voisin du Cloître revenu de son expédition de Paris, aussi souvent que les circonstances le permettaient, et d'emmener toujours Nicolas, qui se trouvait ainsi ne point faire ses excursions en dehors du service.
Il arriva en même temps que Joseph Dupleix apprit, peut-être par les soins de Nicolas, que le ministre tout puissant daignait apporter des obstacles à l'idylle matrimoniale nouée entre le même Nicolas et la belle Jeanneton de Vandes.
Vous ne vous étonnerez pas si je vous dis que le bonhomme Joseph haïssait M. le duc du meilleur de son cœur. C'était la robuste rancune de l'homme fort contre l'obstacle qu'il juge vil et qui fit pourtant trébucher son élan. Aussitôt que Dupleix eut découvert la mauvaise volonté du ministre, il devint fanatique partisan de l'union qu'il avait d'abord repoussée.[Pg 149]
D'autre part, le vent qui soufflait du Vigan devint un peu plus favorable. Dans un héritage que fit le vieux M. d'Assas, se trouvèrent comprises deux douzaines d'actions de la compagnie qui ne valaient pas cher. Il s'informa. On lui dit que M. de Choiseul ruinait de parti pris les affaires de l'Inde et que les basses rancunes des directeurs de la compagnie ne l'aidaient que trop dans ce méfait; mais que si on laissait seulement agir ce diable à quatre de Dupleix, les deux douzaines de chiffons sans valeur deviendraient une superbe fortune.
Tron dé Tarascon! connaissez-vous les héritiers du Languedoc? Chacun d'eux vaut trois héritiers de Normandie. Le bon M. d'Assas, retourné de bout en bout, brûla ce qu'il avait adoré et adora ce qu'il avait brûlé. Dupleix prit des rayons dans ses rêves, et quand le chevalier lui écrivit une lettre respectueuse, mais ferme, pour réclamer son consentement au mariage, le brave gentilhomme répondit quatre pages sur grand papier, qui contenaient, entre autres choses raisonnables les sentences suivantes: «Tout ce qui reluit n'est pas or. Monseigneur mon cousin de Choiseul a eu la bonté de me faire beaucoup de promesses qu'il n'a point tenues, et après tout j'hésite à blâmer les pères Jésuites de n'avoir point voulu compromettre les sacrements avec cette Pompadour, notoirement impénitente, et qui pourrait bien être la femelle de Satan. On parle beaucoup de cela chez nous. Est-ce vrai que les pères, si on les chasse, emporteront avec eux dix-sept cents millions en lingots, reliques et perles fines, et qu'ils excommunieront le roi? Je serais bien aise aussi de savoir s'il est authentique que cette Pompadour ait mis en gage trois gros diamants de la couronne pour acheter de la fraîcheur. Mme ta mère penche vers la compagnie de Jésus: mais ton frère Philippe tient pour[Pg 150] la philosophie, ayant appris par notre chirurgien qu'en disséquant les corps morts à la salle d'anatomie, on ne trouve jamais d'âme dedans. Moi, je ne suis pas entièrement fixé: M. mon père allait à la messe, et je fais de même, quoique notre curé ait le caractère bourru; mais pour ce qui est de l'âme, il dit que si on n'en trouve point dans les cadavres, c'est qu'elle a déménagé à temps pour s'en aller au ciel, dans le purgatoire ou en enfer, selon que le défunt a jugé bon de se conduire. À cela, je vois quelque apparence, puisque si l'âme était dans le cadavre, le cadavre, vivant comme toi et moi, ne souffrirait point les privautés des gâte-chair qui les dissèquent. Mais, d'autre part, comment les Pères peuvent-ils déménager dix-sept cents millions d'épargnes privées, quand moi qui suis de noblesse, j'ai tant de peine à nouer les deux bouts! Philippe dit qu'ils usent de maléfices et qu'ils ont trouvé derrière l'équateur, plus loin que l'Amérique, un pays plein de perroquets où les sauvages ne mangent pas d'ail et rendent de l'or. Je ne vais pas contre; mais vivre sans ail ne me paraît point naturel. Philippe a de l'instruction plus qu'il ne faut pour un gentilhomme, et il en abuse... De tout quoi, en passant, je t'ai voulu entretenir pour arriver à ton mariage, qui va sur des roulettes par le motif que feu ta cousine Anillou a décédé le mois passé, en son âge de 22 ans et quatre mois, n'étant pas née viable pour plus longtemps, à cause de son infirmité, et a testé en ta faveur, selon la due forme, sous condition que tu ne l'oublieras point dans tes prières. Il n'y avait pas beaucoup à prendre d'ailleurs, ne t'inquiète point; Mme ta mère l'a dépensé vivement, avec l'espoir que tu as assez de ta paye, et qu'on te rembourserait sur les actions de la compagnie, quand M. le marquis Dupleix (à qui nos civilités, comme[Pg 151] de juste) les aura fait remonter suffisamment; ce pourquoi, dans ton contrat, tu peux glisser une clause stipulant que ledit M. Dupleix nous fera payer les premiers. C'est un homme extraordinaire, et Mme la marquise Dupleix (à qui tous nos hommages, bien entendu) a de certains traits dans sa vie qui font penser à Jeanne d'Arc. Nous aurons du plaisir à les voir tous les deux. Quel pays, que cette Inde, mon ami! Si ce n'était pas si loin, on y ferait bien un voyage, car nous en sommes copropriétaires pour vingt-quatre parts, et victimes de toutes les lâchetés, bévues, maladresses, trahisons amoncelées en tas par je sais bien qui. Je ne suis déjà pas si sûr que nous soyons parents de ces Choiseul, et encore ce ne serait que par ma femme. On dit que Bouche-en-cœur branle dans le manche, entre ses trois ministères: s'il tombe, il n'a pas besoin de venir me chercher pour le relever. Vaya-*dioux! sans ce prestolet, les actions vaudraient le triple!... Et Mme ta mère, aussi bien que moi, donne volontiers son consentement à ton mariage.»
Le jour où cette remarquable lettre arriva au camp de Ruremonde, il y avait une grande nouvelle qui courait. M. le maréchal de Contades allait prendre le commandement des deux armées et marquer un sérieux mouvement d'offensive. On était au printemps de l'année 1760. Le 11 mai, Nicolas obtint la permission de se rendre tout seul à Klostercamp pour célébrer ses fiançailles et faire en même temps ses adieux, car il allait être pris pour plusieurs mois, les travaux de cette campagne devant durer, selon l'apparence, autant que la belle saison.
Il y avait bien de la tristesse du Cloître quand le chevalier arriva, porteur de la bonne nouvelle. Depuis la blessure qu'il s'était faite chez la veuve Homayras, à l'auberge des Trois Marchands, Joseph Dupleix ne s'était[Pg 152] jamais entièrement relevé; mais on peut dire qu'il souffrait surtout d'une autre blessure: la perte de ses espérances, qui allaient s'égrainant une à une comme les perles d'un collier dont le fil est rompu. Les dernières dépêches de l'Inde étaient lamentables. Bussy, beau comme un lion aux abois, se mourait de ses victoires, dont le stérile miracle épuisait ses ressources et décimait son armée. Lally lui-même n'avait plus que le sombre courage du désespoir. Il se croyait au comble du malheur, il se trompait; M. de Choiseul, plus implacable que les Anglais, lui réservait l'échafaud.
Car ce fut lui, ce duc et pair, qui montra d'avance et le premier aux philosophes de 93 comment on coupe la tête aux martyrs!
La marquise Dupleix languissait; Mme de Bussy, reléguée tout au fond de son deuil, vivait de larmes. Pour soutenir, pour relever et réchauffer tous ces désespoirs, il n'y avait que Jeanneton, enfiévrée de courage et prodiguant à ceux qu'elle aimait son corps et son cœur. Littéralement, le vieillard et les deux pauvres femmes n'avaient, pour éclairer leur nuit, que son cher et pur sourire.
Ce fut une fête mélancolique que ces accordailles où le fiancé prenait en même temps congé pour aller au loin affronter les hasards de la guerre, et où la fiancée avait des pleurs sous le voile serein de sa résignation; mais ce fut une grande fête. On rompit l'anneau, selon la coutume des Flandres. Mme Dupleix mit au cou de Jeanneton une petite croix de diamants qui était une relique et dont la vue mouilla les yeux de son mari:
—Tes premières pierreries, Jeanne! murmura-t-il: je n'étais pas encore riche quand je te les donnai, et ce sont les seules que tu aies gardées![Pg 153]
Lui-même, il parut au dîner avec son grand cordon de l'ordre de Saint-Louis. Pour un moment, sa tête s'était redressée.
Mais quand les deux jeunes gens lui demandèrent sa bénédiction, tout ce courage factice tomba, et il dit en un gémissement profond:
—Mes enfants! oh! mes chers enfants, je n'ose pas vous souhaiter du bonheur. Il y a si longtemps que Dieu n'entend plus mes prières!
Tout de suite après le repas, on se sépara. C'était l'heure fixée pour le départ du chevalier, dont la monture attendait dans la cour. Il n'y eut que Jeanneton pour le reconduire jusque-là. Dupleix et la marquise restaient auprès de Mme de Bussy, chez qui cette séparation avait éveillé de poignants souvenirs et qui s'était trouvée faible tout à coup.
La soirée était belle. Nicolas, au lieu de se mettre en selle, passa la bride de son cheval à son bras et dit:
—Jeanne, ma chère Jeanne, donnez-moi encore une minute.
—Je vous conduirai, dit-elle, jusqu'au pont du moulin.
Et ils descendirent la rampe rocheuse en se tenant par la main. Nicolas était obligé de tirer son cheval, qui avait peur de la pente et dont les fers glissaient sur les cailloux. Ils ne parlaient point, mais leurs cœurs étaient pleins à déborder.
—Je ne vous ai jamais dit comme je vous aime, murmura le chevalier, dont la voix tremblait.
—Je le sais, répondit-elle.
Puis, regardant, au-dessus d'elle, la voûte semée d'étoiles:
—Là, là-haut, ajouta-t-elle sans savoir peut-être qu'elle parlait, comme tout est calme, comme tout est beau![Pg 154]
—Et voilà, Jeanne chérie, demanda Nicolas, qui ne songeait point au ciel, m'aimez-vous comme je vous aime?
—J'irai avec vous, murmura-t-elle, encore un peu plus loin, car j'ai de la peine à vous quitter... Avez-vous vu comme ils souffrent chez nous? Mon Dieu, vous êtes ici comme partout. Ayez pitié de ceux qui n'ont plus d'espérance sur la terre!
Elle se reprit à marcher d'elle-même. Quand le pas du cheval sonna sur les planches branlantes du pont, le meunier ouvrit son trou de guette et regarda:
—Pour sûr, vous vous en allez donc tout de même, Monsieur le capitaine, dit-il, promis comme vous êtes à quelqu'une qui est un ange?
—Je reviendrai, Bastian, répondit le chevalier.
—Le plus tôt, le mieux, Monsieur le capitaine, et bonne bataille je vous souhaite!
Toujours se tenant par la main, ils arrivèrent à l'allée des aunes, qui était noire, sauf les places où la lune, passant par les éclaircies rares, marquait des ronds éclatants de blancheur.
L'étang, immobile comme une surface d'acier poli, mirait les dentelures de ses bords où ça et là un rayon montrait les pointes aiguës des iris, semblables à une moisson de glaives, et parmi lesquels des bruits se glissaient, voix discrètes de la nuit.
Est-il un homme au monde ou une femme qui n'aient souvenir de cette heure silencieuse où s'entendent les battements des cœurs?
Ils étaient beaux et grands dans leurs âmes, ces deux enfants qu'on venait de bénir pour le bonheur au milieu de si amères tristesses; et à travers l'ombre, Dieu les[Pg 155] regardait aller, lui qui savait que leur destinée était souverainement choisie.
Et, comme si elle eût pris conscience de cela, Jeanne de Vandes sentait dans ces ténèbres si douces quelque chose qui lui souriait. Ses yeux ne pouvaient se détacher de ces purs diamants du ciel qui brillaient à la fois au-dessus de sa tête et à ses pieds dans le miroir du petit lac.
—On dit; murmura-t-elle, que chacun de nous ici-bas a la sienne.
Elle parlait des étoiles.
Vous connaissez bien ce refrain des fiancés que les vieillards appellent un radotage. Nicolas, le pauvre Nicolas, en dehors de ce radotage du cœur, n'aurait trouvé en lui-même ni une pensée, ni une parole, et il répétait:
—Jeanne, ô Jeanne! ne voulez-vous donc jamais me dire que vous m'aimez?
—Si cela est vrai, mon ami, poursuivit-elle au lieu de répondre, il doit y avoir, parmi ces vivantes étincelles qui sont aussi des âmes, il doit y avoir des étoiles, de chères étoiles où deux avenirs mariés se confondent...
—Dites-moi seulement ce mot: ce seul mot...
—À quoi bon?... Il n'y a qu'une étoile au ciel pour nous deux, mon fiancé. J'ai maintenant mon cœur dans votre cœur, et la bonté de Dieu a permis que vous soyez, après Lui, mon espoir et ma vie.
D'elle-même elle lui tendit son front.
C'était l'endroit où ils s'étaient parlé pour la première fois, ce jour que Jeanneton revendit de chez la veuve du bûcheron, Lisela, pour qui elle avait demandé l'aumône. Nicolas se pencha et ses lèvres effleurèrent ce front, pareil au lis des champs dont il est dit, dans le livre des livres, que toutes les richesses réunies de l'univers ne sauraient payer la splendide parure.[Pg 156]
Et ils allèrent encore, muets, cette fois, tous les deux. La route tourna et se mit à monter cette pente rapide où il y avait des bouleaux et des roches moussues dans la bruyère. En regardant derrière eux, ils pouvaient voir l'étang briller et les jambes noires du moulin qui plongeaient dans l'eau. De l'autre côté, au sommet de la colline, la maisonnette de Joseph Dupleix blanchissait entre les deux ruines sombres, et les grands arbres qui la dominaient s'inclinaient comme des saules pleurant sur un tombeau.
—C'est là! dit tout à coup Jeanneton.
Ils étaient en haut de la montée, dans une petite clairière, bordée d'un côté par les derniers bouleaux, de l'autre par une coupe de jeunes chênes formant un impénétrable fourré. À une cinquantaine de pas, adossée à la forêt, était une loge de bûcheron dont la toiture en chaume s'en allait par poignées et qui n'avait plus à son unique fenêtre qu'un débris de châssis. Entre la rampe et la loge, un chêne énorme étendait loin du tronc ses branches bossues, grosses et longues comme des arbres de soixante ans. Ces branches étaient sans verdure au milieu de la végétation exubérante qui renaissait de toutes parts.
—L'arbre est mort à l'automne, dit Jeanneton, et la pauvre Lisela était déjà bien près de s'en aller aussi, quand les feuilles séchèrent.
—C'est ici que demeurait votre protégée? demanda Nicolas. Vous redescendiez de chez elle quand je vous rencontrai au bord de l'eau...
Et figurez-vous qu'il voyait, dans ses égoïstes souvenirs, la gracieuse fille cheminant sous les aunes avec son panier de chèvrefeuille au bras, et l'églantier, et la piqûre dont il avait gardé le sang aux lèvres.
—Lisela redevint belle le jour où le bon Dieu exauça[Pg 157] enfin sa prière, continua Mlle de Vandes. Elle avait tant demandé à mourir! Ma petite Greete, à qui vous aviez donné une robe, mon petit Fritz, celui pour qui je vous avais quêté des souliers, étaient partis et les autres aussi, tous, tous, pour que rien ne l'attachât à la terre. Elle me dit en souriant: «Me voilà qui m'en vais revoir mon mari Fritz... Mon Fritz aimait le grand vieux chêne qui vient de sécher. Après moi, il ne restera rien de ce qu'il aimait.»
Jeanne s'assit au pied de l'arbre, lassée qu'elle était d'avoir monté. Nicolas se mit à genoux devant elle.
—C'est là reprit-elle, juste à l'endroit où je suis, que Lisela était assise quand elle me dit: «Vous et ce grand jeune homme qui est capitaine, vous serez fiancés bientôt...»
—Ce n'est pas cela que vous m'aviez rapporté Jeanne, interrompit le chevalier.
—Oh! je sais bien! pouvais-je vous répéter de semblables paroles? Et puis, c'est bien vrai qu'elle ajouta: «Tous les deux, vous mourrez tout jeunes.» Souvent, elle annonçait ainsi les choses qui devaient arriver... Et elle devinait ce qu'on pensait: car bien des fois, quand je m'attristais en songeant à Greete, à Fritzau et aux autres qui devaient rester abandonnés après elle, elle disait avec son sourire qui faisait mal et était pourtant si doux: «Ne vous inquiétez pas, demoiselle, j'aurai encore ce grand deuil-là avant de finir. C'est moi qui partirai la dernière.» Et ce fut vrai, Greete rendit sa pauvre petite âme dans mes bras, le matin même du jour où Lisela s'éteignit, la main dans ma main... Et savez-vous pourquoi je disais tout à l'heure: «C'est là?»
Elle était si pâle que le chevalier eut frayeur.
—Jeanne! s'écria-t-il, pourquoi me parler de ces[Pg 158] choses? Je n'en veux rien savoir! Je veux vivre pour vous qui êtes la meilleure et la plus belle!
Elle lui serra le bras si fortement qu'il eut la parole coupée, et, montrant de son doigt tendu la lisière de la forêt, elle répéta en frissonnant:
—C'est là!
Puis sa tête charmante s'inclina sur sa poitrine.
Le chevalier lui parla, elle ne répondit point.
Au bout de quelques minutes, elle rouvrit les yeux et demanda, comme une personne qui s'éveille:
—Qu'est-il donc arrivé?
Puis, avant même que son fiancé pût répondre:
—J'ai parlé, reprit-elle; quelque chose de plus fort que moi-même me poussait... Mon ami, je vous prie de me pardonner.
—Jeanne, ma belle Jeanne, répondit le chevalier, je vous pardonnerai si je vous vois sourire.
Elle sourit, en effet, et, comme Nicolas l'aidait à se relever, elle murmura:
—Je suis une folle... Au revoir, ami, et que ce soit bientôt!
—Jeanne, répondit le chevalier, qui à son tour parlait gravement, nous autres soldats, nous sommes visités souvent par la pensée de la mort. J'ai peur de la craindre aujourd'hui que j'ai l'âme si pleine de vous et de mon bonheur. Si elle vient, vous aurez après Dieu ma dernière pensée. Priez, ma chère Jeanne, priez que je la reçoive le front haut, l'épée à la main; priez surtout pour que mon sang versé profite à ma patrie!
Il y eut deux soupirs dans le silence, et le chevalier sauta en selle. Les cailloux de la route qui tournait derrière la loge abandonnée, retentirent sous le galop du cheval.[Pg 159]
—Au revoir! cria-t-elle.
—Au revoir! répondit dans la nuit une voix déjà lointaine.
Elle resta un instant immobile; puis, allant avec peine, elle se mit en marche, mais non point dans la direction du Cloître.
Ce fut vers la lisière du bois qu'elle alla.
Ses mains, qui tremblaient violemment, écartèrent les branches, et son regard plongea à l'intérieur du taillis, derrière le grand chêne. Un rayon égaré se jouait parmi les feuilles, éclairant un espace libre au centre duquel se trouvait une souche; ce vide mesurait exactement la place de l'arbre coupé, dont la souche restait au ras de l'herbe, et dont la cime absente faisait trou dans la voûte de feuillage.
Les genoux de Jeanne fléchirent, et, pour la troisième fois, elle répéta:
—C'est là!
Puis levant au ciel ses mains frissonnantes, elle balbutia cette prière qui montait du fond de son cœur:
—Mon Dieu... Il l'a dit, exaucez-nous: s'il tombe, que ce soit le front haut, l'épée à la main et que son cher, que son beau sang soit versé pour la France.
Pendant cela, le chevalier d'Assas galopait vers Ruremonde pour rejoindre Auvergne-infanterie, qui devait être en train de plier bagages. Ce n'était pas un rêveur que ce hardi soldat; un nuage resta sur sa pensée, pourtant, pendant qu'il franchissait, au clair de la lune, la première lieue de son étape.
Tout le long de la journée, dans cette maison du conquérant de l'Inde qui abritait une gloire déchue et tant d'espérances trompées, il avait respiré une atmosphère de découragement. Elle avait beau s'asseoir, cette demeure en apparence si riante, au devant d'un délicieux paysage, les tristesses du dedans transpiraient à travers ses blanches murailles et jetaient sur le dehors un brouillard de deuil.
Nicolas ne pouvait manquer de le reconnaître, Jeanneton elle-même, autrefois si gaie, avait subi cette morne influence, et il y avait une détresse dans son sourire.
En était-elle moins charmante? Oh! certes, non, et Nicolas ne l'avait jamais aimée si belle, mais l'extrême[Pg 161] mélancolie de cette fête de ses fiançailles lui laissait un poids lourd sur le cœur.
Dans ces pages nécessairement frivoles, écrites au courant de la fantaisie et qui disent la vérité dans le langage du roman, ce n'est point le lieu de séparer avec méthode l'ivraie du bon grain, ni de faire la part exacte des ambitions personnelles et des convoitises égoïstes qui avaient pu, comme un fâcheux alliage, ternir l'effort patriotique de Joseph Dupleix. Au fond du creuset où bout l'initiative humaine, n'y a-t-il pas toujours pour un peu cette scorie de la malédiction originelle?
Nous ne pouvons donner ici que les lignes hautement apparentes des physionomies, telles que nous les revoyons à la distance d'un siècle: aussi avons-nous dit de Dupleix: «Celui-là combattait pour la France», et de son bourreau, vainement défendu par l'école libérâtre: «Celui-ci n'était pas un Français».
Ce jugement peut manquer de profondeur, mais il est candide et net comme la justice des enfants. Demandez aux enfants ce que fit M. le duc de Choiseul, ils vous répondront:—Il fit la guerre hors de propos, il fit la paix au plus mauvais moment, il perdit l'Inde, il brisa l'héroïque épée du Canada...
—Mais n'éleva-t-il rien en revanche?
—Si fait, un monument énorme: l'opulence de l'Angleterre, et un gibet où son nom reste pendu: l'échafaud de Lally.
—Et que reste-t-il de lui?
—Le gland philosophique, planté, arrosé, soigné, qui germa, perça, poussa et devint avec le temps un chêne dont cet autre menuisier en échafauds, le bon M. de Robespierre, tira toutes les planches de son terrible mobilier industriel![Pg 162]
Le chevalier d'Assas jugeait comme les enfants, non point ceux qui sont capables de répondre comme nous venons de le faire, après avoir parcouru la rude histoire de nos glorieux malheurs et de nos hontes, qui, si Dieu le veut, seront fécondes, mais comme les enfants de 1760, qui avaient encore trente ans à attendre pour voir comment, avec beaucoup de fadaises emphatiques, battant comme un marteau l'enclume de la bêtise humaine, Jocrisse-tribun forge un outil capable d'assassiner les rois.
Le chevalier d'Assas admirait Dupleix tout naïvement; il méprisait M. le duc de Choiseul. Il n'en était donc aucunement à regretter son alliance avec Dupleix, et l'eût-il regrettée, il aurait sauté à pieds joints par-dessus toute prudence ou toute répugnance pour aller où son cœur l'entraînait. Ce n'était rien de tout cela qui le préoccupait sur la route solitaire; c'était le présage: «Vous mourrez tous les deux tout jeunes...»
Quant à lui, en vérité, il importait peu. Son métier était de vivre bras dessus, bras dessous avec la mort, mais Jeanne! Je ne vous ai pas dit tout ce qu'il y avait de bien aimé prestige dans le regard de ses longs yeux, dont l'azur sombre languissait sous la richesse de ses cils; je ne vous ai pas dit, car je n'aurais pas su le dire, l'harmonie exquise de ce visage de vierge, tout enrayonné d'or bruni, quand le vent des champs soulevait son opulente chevelure, lourde et brillante à l'œil, douce au toucher comme la soie des écheveaux, au pays des mûriers. Je ne sais plus parler de ces choses, merveilles de la terre.
Ah! je ne sais plus et je ne veux plus; mais le chevalier voulait et savait, lui dont la bonne âme était encore toute vibrante de jeunesse. Et vous devinez bien l'angoisse qui le poignait, ce pauvre chevalier, en voyant tout à coup, au lieu de ces rayons et de ces sourires, un pâle visage de morte...[Pg 163]
Car il le vit, et que de beauté encore dans ce navrant tableau!...
Mais, bagadioux, cela ne dura point, je vous l'ai dit. Ce qui nous gêne, là-bas, au Vigan, ce n'est pas la langoureuse penseroserie des rimeurs de ballades. Cette pauvre Lisela n'avait pas la tête bien solide. Elle avait pleuré tout son bon sens, et ces Allemandes ne sont bonnes qu'à porter le diable en terre. Écoutez leurs refrains qui larmoient. Ah! l'ennuyeux peuple dont la poésie couche au cimetière et où la chanson soulève la pierre des tombeaux! Fi des tudesques gaietés, toujours drapées dans quelque suaire, et où l'on entend, sous l'uniforme des hussards, les ossements craquer!
Dès la seconde heure du voyage, Nicolas avait laissé de côté ces lugubres choses pour revenir à des pensées plus riantes, et quand il passa sous les murs de Gueldre, il entonna une chanson de la langue des Félibres, dont tous les vers rimaient joyeusement en ou. Il ne songeait plus qu'à la campagne prochaine et à son mariage, qu'on célébrerait au retour.
À moitié du chemin, entre Meurs et Ruremonde, comme il entrait dans les oseraies qui côtoient la Meuse, il fut arrêté par un «Qui vive?» C'était son régiment en marche pour la Westphalie et formant l'avant-garde du corps de M. de Castries, qui allait passer le Rhin à Wesel pour mettre le siège devant Munster.
La chanson commencée dans la solitude, il l'acheva à la tête de sa compagnie, car une joie folle régnait parmi tous ces soldats, harassés de repos, et l'on ne parlait de rien moins que de marcher tout d'une traite jusqu'à Sans-Souci, pour voir le fameux moulin philosophique, tant célébré par nos confiseurs de vaudevilles.
Bien entendu, nous ne raconterons point cette cam[Pg 164]pagne brillante, mais inutile, qui réunit les deux armées françaises sous le commandement du maréchal de Broglie. Le grand Frédéric eut peur. Il jouait ici sa couronne à quitte ou double.
Beau joueur qui dépensait sans compter les prodiges do son génie militaire, et qui trouvait encore le temps, entre deux batailles, l'une gagnée, l'autre perdue, de griffonner les plus détestables vers que jamais poète amateur ait perpétrés!
Il reculait, malgré ses triomphes personnels. Un instant, acculé dans la Saxe, en face des Autrichiens vainqueurs, il put croire que tout était perdu en apprenant que Berlin avait ouvert ses portes à l'armée russe. Les Français, maîtres de tout la Westphalie, tenaient Minden et s'apprêtaient à franchir la ligne du Weser.
Jamais, même avant le va-tout de Rosbach, Frédéric ne s'était trouvé dans des circonstances plus désespérées.
Ce fut alors que le prince Ferdinand de Brunswick, pour venir en aide à son royal allié, tenta une diversion sur les derrières de l'armée française et mit le siège devant Wesel, en même temps que les Anglais annonçaient bruyamment une descente à Anvers.
Des ordres arrivèrent de Paris. Le jour même où le corps de M. de Castries devait pénétrer en Prusse (Hanovre), en traversant le Weser, sur les ponts de bateaux entièrement achevés, M. de Broglie dessina un mouvement de retraite.
Quatre régiments du corps de Castries, parmi lesquels se trouvait Auvergne, se mirent en marche sur Osnabruck, suivis par deux autres divisions échelonnées.
Ceci avait lieu le 28 septembre 1760. Cinq mois s'étaient donc écoulés depuis l'entrée en campagne.
Ai-je besoin de dire que les mélancoliques souvenirs[Pg 165] de la journée des fiançailles étaient loin? On s'était bien battu, on s'était diverti davantage, car, en ce temps, la guerre avait des allures de partie de plaisir: quelque chose comme une grande chasse où le gibier se défendait et où les chiens étaient des hommes.
Les fêtes, les escarmouches, les équipées et les batailles avaient effacé toutes ces impressions, qui n'avaient pas, du reste, beaucoup de profondeur, et Nicolas restait en face du sentiment unique dans sa vie: son grand amour heureux.
Pas un seul instant, en effet, le commerce de lettres ne s'était ralenti entre lui et les habitants du Cloître, et la chère correspondance de Mlle de Vandes semblait témoigner d'un changement favorable dans la position morale des exilés. Les affaires s'amélioraient, on avait reçu du Dekkan des nouvelles moins désastreuses, et le jugement rendu dans le grand procès des treize millions semblait pronostiquer une issue heureuse.
Les quatre régiments d'avant-garde restèrent huit jours à Osnabruck, par suite d'un contre-ordre, motivé sur le faux avis de la levée du siège de Wesel.
—C'est dommage, dit M. de Soleyrac au chevalier: si nous avions tourné du côté de Gueldre, vous auriez pu pousser jusqu'au Cloître et surprendre nos amis en passant.
Le huitième jour, la seconde division, commandée par M. de Castries en personne et qui contenait de la cavalerie, arriva à Osnabruck, d'où le régiment d'Auvergne partit le lendemain, tout seul, en se dirigeant sur Flotow.
Ce n'était plus le chemin du pays de Gueldre. Les officiers et les soldats ne savaient plus où on les conduisait. À Flotow, ils apprirent que la cavalerie de M. de Castries[Pg 166] fourrageait jusque vers Pyrmont, ce qui semblait indiquer une marche vers le sud.
Les paysans allemands se moquaient et disaient que l'armée française avait perdu sa route.
Ce fut à Flotow et à cette occasion qu'eut lieu le duel du baron de Glücker et de M. de Plélo, fils de ce diplomate breton qui était mort si glorieusement l'épée à la main, sous les murs de Dantzig, dans la guerre contre l'Autriche. Ce baron de Glücker était un Prussien facétieux, qui eut la bonne idée d'envoyer son valet au quartier français avec un caniche qui portait au cou cette mention: «Chien d'aveugle.»
M. de Plélo, lui, vrai gars de Basse-Bretagne, servait comme simple volontaire, quoiqu'il eût déjà la moustache grise. Ce fut lui qui reçut le caniche par hasard, et le voilà fâché tout rouge. Il monta à cheval et s'en vint, galopant avec le caniche dans ses bras, jusqu'à la brasserie où M. de Glücker se vantait de sa farce en humant des torrents de bière.
—Je rapporte Joseph, dit M. de Plélo.
—Ce n'est pas Joseph qu'il s'appelle, repartit le baron de Glücker, mais bien Briskau.
Plélo mit le caniche sur la table et, se penchant, il fit mine de s'entretenir avec lui à voix basse. Les Allemands riaient, pensant avoir affaire à un fou.
—Que vous dit-il? demanda Glücker.
—Meinherr, répliqua Plélo gravement, il n'en veut point démordre; il me dit: «Je suis Joseph, à telles enseignes que j'ai été livré par mon coquin de frère!»
On se battit à cheval, dans la cour du cabaret. M. de Plélo eut une pistolade à bout portant au travers du front, mais la balle s'aplatit contre la coque de son crâne, et il mit son épée dans le ventre du Prussien.[Pg 167]
L'histoire ne dit pas ce que devint le caniche.
Le dixième jour de ce mois d'octobre, une estafette arriva à Flotow sur un bidet blessé. L'homme ne voulut parler à personne, sinon à M. de Soleyrac; mais chacun put bien voir qu'il avait rencontré l'ennemi, car son bras gauche pendait, et il y avait du sang à sa jaquette déchirée.
Le même jour, le régiment d'Auvergne, qui déjà dormait après avoir fait sa couchée comme à l'ordinaire, fut éveillé à onze heures de nuit et délogea sans tambour ni trompette. On s'arrêta au matin dans un bois aux environs de Ticklembourg, où chacun eut licence de dormir depuis le lever jusqu'au coucher du soleil. À la brune, on se remit en marche.
Il en fut ainsi pendant trois jours consacrés au repos et pendant trois nuits où s'accomplissaient des étapes forcées. Le régiment avait un guide à cheval que nul ne connaissait. On suivait, la plupart du temps, des chemins de traverse.
Au matin du 14 octobre, on arriva au bord d'une rivière. Personne ne savait au juste où l'on était, car on se cachait des gens du pays et il était sévèrement défendu soit de marauder, soit de s'informer. Ceux qui connaissaient l'Allemagne conjecturaient que la rivière était la Lippe et qu'on se trouvait aux environs de la petite ville de Halteren, située à quelques lieues seulement du Rhin.
Ce matin-là, on ne s'arrêta point comme à l'ordinaire. Il faisait un brouillard des plus épais. La Lippe, qui était fort basse, fut traversée à gué, et chacun put s'apercevoir alors que le régiment était suivi par un convoi de prisonniers westphaliens, composé de tous les malheureux paysans qui avaient pu surprendre le secret de la marche.
Une fois la Lippe franchie, on continua d'empaqueter[Pg 168] a l'arrière-garde tous les pauvres diables que leur mauvais sort amenait sur le passage du régiment. Vers dix heures du matin, comme le brouillard se levait, on entra sous bois dans le grand parc appartenant au prince de Lippe-Oldenbourg, qui se trouve entre Halteren et Dorsten.
Ce parc, admirable solitude, n'abritait communément sous son ombrage que le gibier de Son Altesse Sérénissime, mais il avait aujourd'hui d'autres habitants. L'armée entière de M. le maréchal-marquis de Castries était là, infanterie, cavalerie et artillerie, plus un demi-millier de prisonniers allemands glanés le long de la route.
On peut dire que tous ceux qui avaient vu cette mystérieuse armée étaient pliés avec les bagages, et à chaque instant on en amenait d'autres, étonnés de voir tout ce monde.
La nuit tomba vite avec la brume glacée des derniers jours d'automne, qui revenait. Entre six et sept heures du soir, M. de Soleyrac, qui avait été mandé par le maréchal, rejoignit sa troupe et ordonna incontinent le départ. Où allait-on? À l'attaque des lignes de Wesel, dont le siège, loin d'être levé, comme on l'avait dit, était poussé avec une terrible activité par Ferdinand de Brunswick en personne?
Partout où il y a des hommes rassemblés, on trouve cette espèce particulière de bavards qui sait ou prétend savoir la fin des choses, et de nos jours, cette espèce, prodigieusement accrue, forme la majorité des populations. Au régiment d'Auvergne, on comptait deux ou trois hommes forts, qui connaissaient le plan de campagne bien mieux que le général en chef lui-même. Ceux-là disaient qu'Auvergne était envoyé en perdition, pour marquer un faux mouvement vers le sud, pendant que[Pg 169] le gros de l'armée allait prendre la ligne à revers, en suivant le cours de la Lippe.
Dans cette hypothèse, Auvergne devait bientôt rencontrer le Rhin, et l'événement sembla donner raison à cette opinion, car, vers onze heures de nuit, le peloton d'avant-garde se heurta à la rive du grand fleuve, qui roulait paisiblement ses basses eaux. On fit halte et le guide donna un son du cor, auquel il fut répondu sur la rive droite, qui était occupée par les Français depuis Dusseldorf jusqu'à Meurs.
Au bout de quelques instants, on entendit un bruit de rames dans le brouillard, et M. de Plélo dit:
—Voilà le bac!
C'était une toute petite barque, et il eût fallu bien des voyages pour passer le régiment dans ce bateau-là; mais le nouveau venu s'entendit avec le guide, et Auvergne se remit en marche, eu remontant rapidement le fleuve. Au bout d'une heure, on commença d'ouïr un tapage confus, et ceux qui avaient quelque expérience de la guerre devinèrent qu'il y avait là des pontonniers en train de faire leur office.
En effet, on aperçut bientôt dans le noir la tête d'un pont de bateaux qui était achevé, et sur lequel Auvergne passa fort à l'aise. Le bruit venait d'un autre pont beaucoup plus long, auquel on travaillait pour la cavalerie. Les stratégistes furent déroutés. C'était donc toute une armée qu'on attendait...
Auvergne arriva à Meurs au point du jour et y prit son repos. Le lendemain, 15 octobre, Auvergne partit en plein jour, à deux heures de l'après-midi, mais le régiment n'était plus seul. Environ trois mille hommes de recrues se mirent en marche avec lui et deux autres détachements de vieilles troupes, appartenant, celles-là, à M. de Castries,[Pg 170] emboîtèrent le pas entre Meurs et Kersel, car on avait l'air de s'en aller vers la Meuse hollandaise.
La nuit vint que la troupe, augmentée d'un escadron de dragons, était à deux ou trois lieues nord-ouest de Gueldre, dans un pays boisé où le colonel de Soleyrac fit mine de prendre des dispositions pour bivouaquer. On devait être bien près d'une ville ou d'un gros bourg, car le vent apporta le son d'une horloge qui battait sept heures. On alluma le feu sans se gêner: on était en pays ami, et M. de Soleyrac, qui n'était pourtant pas causeur, fut entendu disant:
—Demain, nous coucherons à Clèves.
Les stratégistes, à tour de bras, pensèrent aussitôt que la campagne était finie et se donnèrent la consolation de maudire un peu M. de Choiseul, qui prenait ainsi plus de peine à reculer que les autres pour aller en avant, si bien qu'à toutes les fois qu'on tournait les talons, ce mot courait dans les rangs:
—La poste est arrivée de Versailles!
Cette fois, pourtant, ce n'était point le cas, et M. de Choiseul n'était pour rien dans l'affaire.
Un peu avant huit heures, M. de Soleyrac manda Nicolas et lui dit:
—Chevalier, vous ne dormirez point cette nuit. Êtes-vous dispos et en humeur de faire une demi-douzaine de lieues à travers champs?
—J'en ferai plutôt deux douzaines si c'est pour retourner à l'ennemi, répliqua d'Assas.
—Retourner n'est pas le mot, chevalier, reprit M. de Soleyrac, qui souriait: nous ne sommes point en déroute. Choisissez vingt gaillards résolus, bon pied, bon œil, et tenez-vous prêt à partir.
—Pour où?[Pg 171]
—Vous aurez un guide. Votre mission est de battre l'estrade. Nous sommes à deux de jeu avec le prince Ferdinand; il a douze mille hommes de ce côté-ci du Rhin, par l'indiscrétion de nos diables de prisonniers westphaliens, qui ont réussi, bon nombre d'entre eux du moins, à nous glisser entre les doigts, les uns dans le parc de Dorsten, les autres le long de la route...
Il souriait plus fort; jamais Nicolas ne l'avait vu en plus belle humeur.
—Aussi, murmura ce dernier, je me disais que les maillets de ces pontonniers, là-bas, faisaient terriblement du vacarme... Tout ce que nous faisons depuis Flotow n'est qu'un dégagé.
—Il y a de ceci, il y a de cela. M. de Castries est un joli jeune homme! Et je connais le pays!
—Dois-je obéir au guide?
—Non pas!... Quand il vous quittera, car il vous quittera pour gagner l'autre moitié de son salaire, étant vendu deux fois et très cher, quand il vous quittera, vous ne tirerez point sur lui, vous ne lancerez personne à sa poursuite et vous vous arrêterez tout court comme il convient à un homme subitement égaré dans les bois qu'il sait être plein d'ennemis.
—Alors, l'ennemi sera là, devant?
—Ou derrière, je ne sais pas.
—Entendons-nous bien: quel est précisément mon devoir?
—Votre devoir, chevalier, répondit M. de Soleyrac, en reprenant, cette fois, son sérieux, est de rester où vous serez, sans avancer ni reculer; Auvergne tout entier sera derrière vous, jouant le même rôle que vous, s'allongeant, s'élargissant, se gonflant pour figurer l'armée dans cette nuit brumeuse qui sera noire comme l'encre sous bois,[Pg 172] tandis que M. le maréchal passera à droite ou à gauche de l'embuscade, peut-être à droite et à gauche en même temps, à la faveur des ténèbres.
—De sorte que les autres se battront pendant qu'on fera chez nous le pied de grue! dit Nicolas avec un mouvement de mauvaise humeur.
—M. de Castries m'a dit, répliqua Soleyrac: «Si je connaissais un plus brave régiment qu'Auvergne, je le choisirais pour cette besogne-là.» Nous serons plantés comme un lumignon pour marquer l'endroit où les Allemands ont creusé leur chausse-trape.
—Et rien à faire?
—Qu'à attendre la mort... Mais ventrebleu! chevalier, comprenons-nous bien tous les deux: il y aurait un cas de trahison, c'est celui où quelqu'un d'entre nous se laisserait surprendre et assassiner sans crier gare! Auvergne va être, cette nuit, la sentinelle de la France, et vous serez la sentinelle d'Auvergne. Faut-il vous dire, comme M. le maréchal: «Si je connaissais un plus brave que vous, je l'aurais choisi?...»
Nicolas saisit la main qui lui était tendue, et Soleyrac dit en lui donnant congé:
—Bonne chance donc, chevalier, et souvenez-vous de ma dernière parole: Sentinelle, prenez garde à vous!
Au moment où le chevalier d'Assas se mettait en marche avec son détachement, on mangeait la soupe au bivouac, où chacun se promettait bien de dormir la grasse nuit. Deux ou trois maraudeurs endurcis qui s'étaient glissés à la picorée, malgré la sévérité de la consigne, venaient de rentrer, disant que la Meuse était là, sur la gauche, à moins d'une demi-lieue, et que le long de la Meuse, la cavalerie filait: des escadrons et des escadrons. Ils avaient entendu rouler de l'artillerie. Tout cela s'en allait vers le nord-ouest, et M. de Plélo avait dit:
—C'est clair que nous rentrons chez nous, avec ce qu'il y a de poisson pris: maigre pêche! Messieurs, il faut vous résigner à planter vos choux!
Et il se mit à chanter le pont-neuf à la mode depuis que le mauvais vouloir de M. de Choiseul contre les Jésuites était chose connue:
Le guide donné au chevalier n'était point celui qui avait conduit le régiment à travers la Westphalie, de Flotow à Dorsten, et qui avait pris la clef des champs en même temps que les prisonniers. C'était un jeune Hessois, chevelu et barbu, à physionomie israélite, maigre, voûté, haut sur jambes, qui portait la houppelande à pélerine des riverains de la Roër. En quittant le camp, il prit un bon trot de courrier, et ne quitta plus cette allure pendant les trois mortelles heures que dura la marche.
Au jugé, le détachement dut bien parcourir une distance de cinq à six lieues pendant cet espace de temps.
Le chevalier avait tenu quartier à Ruremonde pendant plusieurs mois et aussi à Klostercamp; il n'était pas sans avoir fait nombre d'excursions dans ce pays de Gueldre; mais l'obscurité était si épaisse et le guide trouvait moyen de rester si constamment sous bois qu'on n'avait aucun moyen de reconnaître la route.
Le chevalier, selon sa consigne, se bornait à suivre pas pour pas, et ne perdait jamais de vue son Hessois, gardant toujours devant lui, à trois enjambées de distance, la longue silhouette du drôle qui se dégingandait dans les ténèbres.
Il n'avait pas l'air fatigué le moins du monde, tandis que Nicolas, si bien découplé qu'il fût, avait son uniforme baigné de sueur. Les soldats ne se gênaient pas pour gronder par derrière, et menaçaient de s'arrêter; c'était parmi eux un concert de malédictions.[Pg 175]
—Où nous mène-t-on de ce train? se demandaient-ils. Est-ce nous qui ouvrons la débandade?
Le chevalier venait de consulter sa montre, qui marquait le quart après dix heures, quand le grand diable de Hessois se mit à courir tout à fait. On venait de descendre une rampe assez raide par un chemin creux; les talons du guide sonnèrent sur les planches d'un pont rustique. Dans ce fond, le brouillard était si dense que Nicolas ne voyait même pas l'eau sur laquelle passait le pont.
Il avait l'œil fixé en avant sur son fantôme de guide qu'il voyait surtout avec ses oreilles; mais la sensation qu'on éprouve en traversant des lieux connus, lors même qu'on a un bandeau sur la vue, était née en lui et le tenait depuis le haut de la rampe, et son regard faisait des efforts inouïs pour percer la nuit, quand les ténèbres s'épaissirent encore autour de lui parce qu'on entrait dans une allée d'arbres dont le feuillage persistait malgré la saison.
Nicolas regardait à travers ce bandeau impénétrable comme s'il se fût attendu à reconnaître ce riant paysage: les aunes, l'étang, le moulin, et jusqu'à l'églantier en fleur où Jeanneton lui avait cueilli une rose.
Mais tout était noyé dans le noir, même l'églantier qui devait avoir ses graines rouges d'automne à la place des petites roses du printemps: Nicolas ne vit rien, sinon des choses longues et blanches qui passaient à droite de lui.
On allait si vite maintenant que la distance s'élargissait entre le chevalier et ses soldats, dont quelques-uns étaient encore de l'autre côté du pont.
Quand je dis que les ombres blanches passaient, c'était l'illusion de la course. Elles étaient en réalité immobiles, et Nicolas le vit bien quand, tournant subitement à droite pour suivre un brusque mouvement du guide, il se trouva[Pg 176] entouré par les troncs sveltes d'un plant de bouleaux.
Vous savez, c'était la montée dont la pente se relevait au bord de l'étang, juste en face du Cloître, qui devait être caché là-haut dans la brume et où sans doute Jeanneton de Vandes dormait.
Nicolas avait passé tout auprès d'elle, et c'est pour cela que son cœur, bien avant sa raison et ses yeux, s'était vaguement reconnu naguère.
Le guide galopait en gravissant cette bruyère où les roches moussues moutonnaient, troupeau grisâtre, parmi les tiges argentées des bouleaux.
Il n'avait plus sur ses talons que Nicolas; le détachement venait loin derrière.
Nicolas se trouva tout à coup à l'entrée de cette clairière au milieu de laquelle le grand vieux chêne que le Fritz de Lisela aimait tant, se dressait. La brume était moins épaisse ici qu'au bord de l'étang. Nicolas n'eut besoin que d'un coup d'œil pour reconnaître le géant mort au milieu de l'éclaircie.
Et pour la première fois, il se dit avec certitude: «C'est là!»
Les pensées ont leurs échos comme les voix; ce mot: «C'est là!», qui ne fut pas même prononcé, éveilla dans l'esprit du chevalier tout un monde de souvenirs.
C'était, vous ne l'avez peut-être pas oublié, la dernière parole de cette belle et chère Jeanne de Vandes à l'heure de l'adieu, le soir des fiançailles, quand la tristesse avait débordé de son vaillant cœur et qu'elle s'était mise, comme malgré elle, à répéter les prédictions de la veuve du coupeur de bois.
C'était là, en effet, qu'elle avait parlé, au pied même du chêne, désignant du doigt la coupe touffue qui bordait la clairière du côté nord, et disant, elle aussi: «C'est là!»[Pg 177]
Tout cela revenait au cœur de Nicolas. Peut-on dire qu'il oublia le présent pour le passé pendant une minute? Non, ce ne fut ni la moitié ni le quart d'une minute.
Le tronc du chêne lui cachait le guide qu'il avait jusqu'alors si fidèlement suivi. Le temps de tourner le chêne, ni plus ni moins. Nicolas chercha le guide et ne le trouva plus.
La clairière était déserte.
Pendant que Nicolas fouillait l'alentour d'un regard inquiet, mais non point étonné, le bruit de la chute d'eau monta dans la nuit silencieuse, et tout de suite après, le refrain monotone du moulin en travail se fit ouïr.
Entre ces deux faits, la disparition du guide et le travail du moulin, il n'existait assurément aucune connexion. Ils n'ont pas d'heures, les pauvres meuniers des petits courants, esclaves du filet d'eau qui les fait vivre. La roue de Bastian tournait quand l'eau venait, qu'il fît jour ou qu'il fît nuit, qu'on fût en paix ou en guerre.
L'eau était venue, le blutoir de Bastian chantait.
Et, souvenez-vous, il chantait aussi le soir où Mlle de Vandes avait dit: «C'est là!»
Le chevalier, averti qu'il avait été d'avance par M. de Soleyrac, s'attendait à la disparition du Hessois; il n'eut donc point la pensée de l'appeler, encore moins celle de le poursuivre. On lui avait dit: «Quand le guide disparaîtra, vous serez près d'une embuscade.» L'embuscade devait être derrière le mur de feuillage qui fermait la clairière en avant de lui.
Aucun bruit, à la vérité, aucun mouvement, si faible qu'il fût, ne dénonçait la présence des Allemands; mais ceux qui ont un peu couru le monde, le sac sur le dos, savent cela: il arrive parfois, dans les lits d'auberge, qu'une odeur subite et abhorrée dénonce tout à coup l'in[Pg 178]vasion de ces insectes dont le nom ne se peut écrire. Nicolas, qui aspirait l'air en dilatant ses narines, sentait le tedesco et flairait l'asino à plein nez.
On lui avait dit: «Faites halte avec vos hommes.» Il fit halte, mais non point avec ses hommes, attardés au bas de la montée.
On lui avait dit enfin que le régiment d'Auvergne tout entier le suivrait avec mission de s'étaler sous bois en long et en large, pour occuper l'affût des Silésiens de Brunswick, pendant que le gros de l'armée filerait sur Wesel; mais au train où le Hessois avait marché, Auvergne devait être loin, à moins qu'il ne fût venu en carrosse!
Nicolas n'avait point à s'inquiéter de cela. Ses instructions étaient précises; il s'agissait de les exécuter à la lettre.
Aussi, quand il commença d'entendre ses hommes fourrageant dans la bruyère, et se demandant les uns aux autres: «Par où diable ont-ils passé, le capitaine et son Hessois?», sa première idée fut de leur crier halte tout uniment, de l'endroit où il était, tant il lui semblait inutile de prendre des précautions vis-à-vis d'un ennemi déjà prévenu par le guide, qui sans doute, en ce moment, se vantait d'avoir amené les Français à la boucherie.
Mais il se ravisa, songeant que plus il était certain d'être observé, mieux il avait à jouer son rôle, qui était de feindre au moins la prudence.
Il se blottit donc contre le chêne, en homme qui a conscience de s'être trop avancé, et s'orientant d'après les voix des soldats, il risqua un pas vers eux, avec de grands airs de précaution.
Nous disons bien un pas, car il n'en put faire deux.
L'embuscade, en effet, ne l'attendait pas derrière le[Pg 179] feuillage, comme il le supposait. L'embuscade l'enveloppait: il y était en plein.
Comme par enchantement, tout autour de lui, la terre s'était hérissée de silhouettes sombres.
Quand il voulut crier, une grosse main, plus imprégnée de tabac que l'intérieur d'un fourneau de pipe, écrasa le son sur ses lèvres.
Le froid d'une lame toucha son cou, tandis qu'une pointe de baïonnette par derrière, le démangeait entre les deux épaules, à la hauteur du cœur.
Par devant, une autre pointe, celle d'une épée, s'appuyait sur ce même cœur, qui eut un grand battement, car l'instant où il faut mourir est amer aussi pour les braves.
Si cela n'était pas, que vaudrait l'héroïsme?
Tout à l'entour, un murmure rauque et guttural courait, fait de rires qui prudemment s'étouffaient.
Une haleine saturée de schiedam chauffa le visage du chevalier, et une voix qui coassait le français avec l'accent allemand, baragouina tout contre son oreille:
—Un seul mouvement, et tu es mort!
Le chevalier ne bougea pas. La révolte de sa chair n'avait été que d'une seconde. Il était maintenant immobile comme une pierre, et celui qui avait la main sur sa bouche put dire en allemand:
—Der Teufel! il n'a pas frissonné deux fois!
L'officier qui tenait l'épée commanda tout bas:
—Silence!
On entendait le détachement français monter en riant et en causant.
—Plat ventre! commanda encore l'officier allemand.
Il n'y eut pour rester debout que ceux qui tenaient le chevalier en respect, et, comme ils étaient dans l'ombre[Pg 180] portée par le tronc du chêne, la clairière sembla de nouveau déserte.
Outre l'homme qui servait de bâillon, deux autres faisaient l'office de cordes, tenant Nicolas étroitement garotté dans leurs bras, par la ceinture et par les jarrets.
—Les voilà! dit l'officier allemand, si bas que d'Assas eut peine à l'entendre à la longueur de l'épée: ils vont tomber tête première dans le traquenard!
C'est à peine s'il y avait désormais une cinquantaine de pas entre l'embuscade et les Français; mais en ce moment, celui qui marchait le premier derrière lui, s'arrêta et dit:
—Écoutez!
Et ceux qui montaient derrière lui, s'arrêtèrent à leur tour.
Dans le silence complet qui suivit, car les gens de Brunswick, craignant d'être découverts ou devinés, avaient cessé même de respirer, un murmure vaste et confus se fît entendre au loin, et là-bas, vers l'étang, le pont de bois résonna sous le pas régulier d'un corps en marche.
—C'est le régiment! s'écria le Français qui avait parlé: le colonel était sur nos talons!
Et en effet, la voix du colonel monta, disant:
—Voyons, enfants! du cœur aux jambes! Vous n'avez rien à craindre tant que d'Assas n'a pas donné signe de vie! Est-ce que vous allez vous laisser dépasser?
Plus loin que le pont, au sommet de la côte qui faisait face, il y eut ce fracas bien connu des cailloux broyés par les roues de l'artillerie.
—Les canons! s'écria le soldat français qui s'était arrêté le premier. En avant, vous autres, ça ne plaisante plus! Si le colonel nous trouvait séparés du capitaine et du guide, notre affaire serait dans le sac![Pg 181]
Et ils s'élancèrent, pendant que l'officier allemand, dont la voix tremblait de joie, murmurait:
—C'est l'armée! toute l'armée! Les hommes, les canons, les chevaux, rien ne nous échappera!...
Ce dernier mot fut cloué dans sa gorge par une pointe d'épée qui lui brisa les dents. À l'endroit où les trois Allemands, liens vivants, garrottaient naguère le chevalier, le chevalier était seul debout, le fer en main.
Pendant cette minute, longue comme un siècle, où, cédant à la force, il était resté silencieux et immobile, il avait vécu toute sa vie. Lui aussi entendait les bruits qui venaient de près et de loin: le pas des hommes et les pas des chevaux, le bruit des affûts roulants qui écrasaient la pierre; il écoutait de son âme entière, il pensait de toute son intelligence, il rassemblait, il massait, comme on bourre la poudre dans un trou de mine, toutes les puissances et toutes les vaillances de sa splendide jeunesse.
Ainsi devait être Samson, le juge d'Israël, au moment d'ébranler, non pas avec ses mains trop faibles, mais avec sa foi revenue, irrésistible comme le bras même de Dieu, le pilier, le géant de pierre qui soutenait la voûte du temple.
Au fond du cœur de Nicolas d'Assas, naïf et grand, il y avait une voix qui disait, répétant la parole de son chef: «Ce serait trahison que de mourir sans crier gare.»
Ainsi, pour bien mériter de la patrie, moins que cela, pour ne pas trahir la patrie, il ne suffisait pas ici de mourir. Il fallait, lui qui avait une main d'acier sur la bouche, lui qui se sentait étouffé par l'étreinte brutale de deux paires de bras, et qui avait les siens, ses bras, maintenus par des étaux vivants; lui qui avait, non pas la corde au cou, mais l'épée au cœur, la baïonnette dans les reins et aux flancs encore la baïonnette, il fallait qu'il parlât,[Pg 182] secouant ainsi et soulevant dans un effort suprême un poids d'hommes plus lourd que le poids de marbre ébranlé par Samson, le fort devant le Seigneur!
Nul ne saurait dire assurément ce qui fermenta de force, d'espoir, de craintes, de folies splendides et de magnanimes colères dans l'âme de ce soldat, car lui-même n'en put révéler le secret, puisque cette journée, commencée sur la terre, finit pour lui dans le ciel, aux pieds du Dieu qui sourit aux martyrs.
On n'ose toucher, en vérité, au mystère de ce profond et fécond recueillement qui précède les actes d'héroïsmes. Le respect vous saisit, et l'admiration vous arrête... et pourtant au milieu de ces énergiques élans qui haussent tout à coup le front d'un homme, pour un moment, dont la mémoire est immortelle, au-dessus du niveau de l'humanité, on sent, malgré soi, souffler le vent de nos faiblesses et de nos tendresses.
C'est le côté charmant du sublime.
Qui pourrait le nier? dans cette minute si pleine, toute débordante de patriotisme, une chère image du passé. Oh! certes, elle vint avec la douce mélancolie de son sourire, la jeune fille, la blanche vision, Jeanne de Vandes, que le chevalier d'Assas aimait sous l'œil de Dieu qui avait béni l'échange de leur foi; elle vint, radieux espoir d'hier, navrant regret d'aujourd'hui, et parmi tous ces bruits, il dut entendre la voix de sa fiancée murmurer la parole prophétique: «C'est là!...»
Mais il fallait parler avant de mourir, et Nicolas d'Assas parla. Sa force, sa vaillance, sa jeunesse, concentrées violemment par le miracle de sa volonté, firent explosion et dans un effort désespéré il parvint à saisir son épée. Son bâillon qui était un Allemand tomba foudroyé; ses liens qui étaient des Allemands furent terrassés; Samson[Pg 183] avait secoué son pilier, tout s'écroula, et d'Assas parla si haut que sa voix, vibrante comme l'appel d'un cor, descendit dans la vallée et gravit la montagne, portant ce cri que l'histoire répétera dans mille ans: À moi, Auvergne, ce sont les ennemis!
Et, ayant acquis ainsi le droit de mourir, il fit le signe de la croix et mourut, criblé par vingt baïonnettes allemandes.
Il y eut alors un grand silence, dans lequel fut entendu un autre cri, poussé par une autre agonie. La voix qui exprimait une déchirante douleur partait du fourré de jeunes chênes, de l'endroit vide qui était marqué par une souche, et où nous vîmes pour la dernière fois Jeanne de Vandes, le soir de l'adieu.
La voix appartenait à une femme, et ceux qui l'entendirent, crurent comprendre qu'elle disait avec désespoir:
—C'est là!...
Il était arrivé ceci:
Bastian, le meunier du moulin planté sur pilotis, ayant entendu l'eau venir, s'était relevé vers dix heures, ce soir-là, pour ôter l'arrêt de sa roue.
Il y avait longtemps qu'il attendait l'eau, ce Bastian, et il était tout joyeux à l'idée que ses meules allaient enfin travailler. Pendant qu'il martelait la cheville qui retenait la vanne, il entendit qu'on passait sur son pont et il courut à la fenêtre de guet. Il vit le dos du guide Hessois et le visage de celui qui suivait et qui portait un bel habit de capitaine.
Bastian était comme tout le monde: il aimait Jeanne de Vandes, la douce providence du pays.
Le voilà donc qui laisse sa vanne et qui grimpe au Cloître par le sentier rocheux, où il n'y avait plus personne, car nous savons que le détachement allait un train de poste, et tous les soldats qui composaient le détachement étaient déjà passés de l'autre côté du pont. Bastian[Pg 185] frappa à la maisonnette, où tout le monde était couché, sauf Jeanne de Vandes.
Elles s'endorment tard et s'éveillent matin, celles qui ont de l'inquiétude plein le cœur.
—Demoiselle, lui dit Bastian, vous allez être contente. Quelqu'un que vous aimez bien et qui était parti est revenu.
Jeanne ne demanda pas le nom de ce quelqu'un. Pour elle il n'y avait qu'un nom. Elle remercia Bastian, qui retourna à son ouvrage, et ce fut alors que le chevalier d'Assas entendit le moulin aller.
Jeanne, cependant, était restée sur le seuil du Cloître à écouter et à songer. Elle se demandait pourquoi son fiancé avait passé devant la maison amie sans lever le marteau de la porte. Depuis plusieurs jours déjà, des maraudeurs de Brunswick sillonnaient la contrée, et de la chambre de Jeanne on entendait, quand le vent donnait, le canon du siège de Wesel. Il y avait des Allemands logés par force dans les maisons de Klostercamp. Joseph Dupleix, qui cherchait à se retirer dans Gueldre avec sa famille, avait armé ses serviteurs, et Jeanne, si libre d'ordinaire, n'avait plus permission de s'égarer dans ses promenades favorites. Elle aurait dû rentrer bien vite et refermer la porte avec soin. Pourquoi restait-elle?
Certes rien ne l'y invitait. Le froid de cette nuit humide l'avait saisie sous ses vêtements légers. Pourquoi ne refermait-elle pas cette porte qu'on lui avait ordonné de ne point laisser ouverte?
Et que cherchait son regard à travers ce mur de brume qu'il lui était impossible de percer?
Peut-être qu'à ces questions Jeanne elle-même n'aurait point su répondre. Non seulement elle ne rentra point, mais nu-tête qu'elle était et à peine vêtue, elle traversa la[Pg 186] cour du Cloître, dont elle franchit la petite grille en grelottant.
On entendait encore le pas de Bastian dans le chemin qui descendait au pont de planches.
Jeanne de Vandes ne referma pas plus la grille qu'elle n'avait refermé la porte. Elle se mit à presser le pas tout à coup, comme si elle eût voulu rejoindre le meunier.
Puis, tout à coup encore, elle s'arrêta, et au lieu de prendre le sentier du moulin, elle tourna sur la gauche à travers champs.
À dater de ce moment, vous eussiez dit une somnambule qui va malgré elle, marchant droit devant soi sans se presser ni ralentir le pas. Par la route qu'elle avait prise et qui menait à la bonde de l'étang, elle pouvait gagner l'autre rive sans passer le pont du moulin. La distance n'était pas plus longue; seulement ce chemin prenait l'allée des aunes à revers, la chaussée destinée à retenir les eaux se trouvant juste au-dessous de la petite coulée qui remontait à la loge de Lisela.
Jeanne prit cette coulée au moment où les traînards du détachement d'Auvergne tournaient l'étang en sens contraire, et ce fut peut-être le bruit de leur marche qui l'empêcha de s'engager dans l'allée des aunes.
Je dis peut-être, car il n'est pas possible de chercher dans les données de la raison humaine la réponse à cette question que nous posions tout à l'heure: «Où allait-elle?»
Où allait-elle par cette nuit mouillée et glacée, elle qui n'osait plus sortir le jour pour cueillir les derniers rayons du bon soleil d'automne?
Quelqu'un qui l'eût aperçue, glissant dans le noir avec sa robe blanche flottante, l'aurait prise pour une gracieuse vision.[Pg 187]
Cherchait-elle son fiancé dans cette campagne solitaire où il avait dû passer, selon le témoignage de Bastian, mais où, certes, il ne pouvait l'attendre? Voulait-elle revoir le lieu où s'étaient échangées les dernières paroles?
À quoi bon scruter ce qui est insondable?
Il est des heures où nous marchons conduits par l'invisible main que bien des gens appellent encore la Destinée, et que d'autres adorent, le front dans la poussière, en lui donnant son vrai nom, terrible et doux, qu'il faut prononcer à genoux.
Elle allait où Dieu la menait, tout droit à la promesse faite au pied de l'autel, cette autre nuit qui avait vu le départ de son bien-aimé pour la guerre.
Elle allait, la fiancée du héros, à la gloire de ses noces immortelles...
Au haut de la coulée était l'ancienne loge du coupeur de bois, distante d'une cinquantaine de pas à peine de la clairière où se jouait, dans la nuit profonde, le drame muet dont nous avons vu le dénouement.
À cet instant même, le chevalier d'Assas arrivait au pied du chêne mort et s'arrêtait, après avoir constaté la disparition du guide.
Jeanne de Vandes, qui abordait la loge du côté opposé à la clairière, vit avec étonnement une lueur briller derrière les châssis désemparés de la masure. Il y avait là un hôte nouveau, qui remplaçait les anciens maîtres décédés.
Ce ne fut pas pour jeter un regard curieux à l'intérieur de la loge que Jeanne s'en approcha. C'était son chemin. Quand elle passa tout contre le châssis elle distingua un homme portant le riche costume d'officier général prussien, assis sur le billot de Fritz, auprès de l'établi de Fritz, où était une lampe allumée. L'or qui chamarrait[Pg 188] les habits de cet homme, contrastait d'une façon étrange avec la désolation de la misérable ruine.
Il semblait attendre.
Et en effet, au moment même où Jeanne regardait, un autre homme arriva par le derrière de la loge, c'est-à-dire du côté de la clairière: un paysan hessois, grand, long, voûté, dont l'étroit visage de juif disparaissait presque entre deux forêts de cheveux et de barbe.
—Est-ce fait? demanda l'officier général en allemand.
—C'est fait, répondit le Hessois; j'ai bien gagné mon salaire.
Jeanne ne savait point ce dont il s'agissait; elle passa, et comme elle tournait la masure, un bruit d'argent remué vint jusqu'à son oreille.
C'était le prix du sang.
Le reste fut rapide, vague, terrible comme la mystérieuse horreur des rêves.
Jeanne entra sous bois, et trouva au bout de quelques pas l'espace vide où était la souche. Elle s'y arrêta, comme si c'eût été vraiment là le terme de sa course, et s'assit sur le tronc coupé.
Mais elle se releva aussitôt, parce qu'une voix sifflante, partant elle ne savait d'où, vint à son oreille. Cette voix chuchotait avec l'accent allemand ces mots que nous avons déjà entendus: «Un seul mouvement, et tu es mort.»
Jeanne ne savait ni qui parlait ni à qui l'on parlait.
En même temps, le grand murmure du lointain arriva: fantassins en marche, cavaliers dont le galop crépitait sur les pierres, lourds canons qui labouraient les routes.
Et la voix des traînards français monta, disant: «C'est l'armée!»[Pg 189]
Et tout redevint muet dans la clairière, que Jeanne croyait entendre respirer.
Et après un temps, le temps de grand recueillement, pris par Nicolas d'Assas pour rassembler tout ce que Dieu lui devait encore de vie dans un effort unique et sublime, Jeanne entendit ce cri puissant et beau comme la voix même de la France, le cri de Samson, le cri du dernier chevalier qui allait précipiter la voûte du ciel sur les philistins allemands.
—C'est lui! fit-elle en retenant à deux mains son cœur qui s'élançait hors de sa poitrine, lui qui meurt! et C'EST LA! Mon Dieu, prenez nos âmes...
Il y eut le bruit sourd et lâche des baïonnettes entrant dans la chair. Jeanne tomba assassinée par ces blessures qui lui déchiraient le cœur à travers le corps du chevalier d'Assas.
Comme l'avait dit M. de Soleyrac, le Hessois avait gagné son argent des deux côtés. Mais la voix de d'Assas mourant fit éclater la foudre de toutes parts à la fois. Ce ne fut pas seulement Auvergne qui vint à son appel, ce fut la France.
La forêt s'embrasa au feu de la mousqueterie, le canon parla, sonnant le glas qu'il fallait pour ces illustres funérailles, et l'embuscade allemande laissa, deux lieues durant, depuis le Cloître jusqu'à Burick, la sanglante traînée de ses cadavres.
Cela s'appelle la bataille de Klostercamp. Le siège de Wesel fut levé, et Ferdinand de Brunswick fit retraite au delà du Rhin.
On dit que les restes mutilés du dernier chevalier, portés hors de la mêlée qui s'était engagée d'abord furieusement dans la clairière, au pied du chêne où il était[Pg 190] tombé, furent réfugiés sous bois, au delà des premiers arbres.
Nous savons qu'en ce lieu gisait d'avance un autre corps admirablement beau sous ses voiles blancs, et qu'aucune tache de sang ne souillait, celui-là, car Jeanne de Vandes avait été frappée en dedans de son corps et pour ainsi dire dans son âme.
Pour d'Assas, toutes les blessures qui saignent, pour Jeanne, cette autre blessure unique et plus profonde qui va chercher, pour la tarir, la source même de la vie.
On dit que des secours inutiles arrivèrent du Cloître et que des flambeaux s'allumèrent, éclairant un vieillard et deux femmes, qui s'agenouillèrent, trouvant encore des larmes dans leurs yeux épuisés de pleurer. C'était Joseph Dupleix, Jeanne Dupleix et leur fille, Jeanne de Bussy.
On dit qu'il y avait sur les lèvres de Mlle de Vandes un sourire, auquel le sourire du martyr répondait. Leurs têtes pâles, mariées sur le dur oreiller de la souche, s'environnaient d'une seule et même auréole.
Le deuil était pour la terre; au ciel on célébrait leurs noces éternelles et la fête de leurs souhaits exaucés.
Car le soldat avait demandé à Dieu de mourir pour sa
patrie, l'épée à la main, le front haut, et la fiancée obéissante
avait répété: «Seigneur, Seigneur, oui, le front
haut, l'épée à la main, et que son cher sang coule pour
la France!»
Impr. d'Éditions, 9, rue Édouard-Jacques, Paris.—6-26
I |
M. JOSEPH ET M. NICOLAS | 7 |
II |
ARRIVÉE DE L'INCONNUE | 17 |
III |
L'ŒIL DE POLICE | 24 |
IV |
JEANNE, JEANNETTE ET JEANNETON | 31 |
V |
LES MÉMOIRES DU BONHOMME JOSEPH | 50 |
VI |
JEANNETON | 64 |
VII |
POT AU LAIT | 77 |
VIII |
COUP DE SANG | 87 |
IX |
UN ENNEMI DE LA SUPERSTITION | 102 |
X |
D'ASSAS! | 114 |
XI |
BOUCHE EN CŒUR | 129 |
XII |
FIANÇAILLES | 146 |
XIII |
SENTINELLES PERDUES | 160 |
XIV |
À MOI, AUVERGNE!... | 173 |
XV |
POUR LA FRANCE! | 184 |